Le traité De l’âme d’Aristote

Comme cela est courant pour les œuvres d’Aristote, on ne sait pas dans quelle mesure il est réellement l’auteur de la totalité du traité De l’âme, datant d’autour 350 avant notre ère. A cela s’ajoute de multiples versions, retouchées ou altérées à travers le temps en raison des copies manuscrites, des difficultés de conservation, etc.

Cependant, cette œuvre se situe dans la droite ligne de la conception attribuée à Aristote et les thèses qu’on y trouve sont conformes à son approche matérialiste.

Par âme, il ne faut en effet pas entendre ici ce qu’on entend du point de vue religieux, bien au contraire. L’œuvre fut même la base de l’affirmation, à la suite des apports d’Avicenne et d’Averroès, selon laquelle « l’Homme ne pense pas », posée par l’averroïsme latin et qui fut la hantise de l’Église catholique à la fin du moyen-âge.

Ce qu’on a traduit par le mot âme en français, c’est le terme ψῡχή (psūkhḗ), la psyché, ce qui se traduit par l’esprit de l’être vivant, l’esprit, le souffle de vie d’un animal ou d’un être humain. C’est, si l’on veut, la conscience d’être une existence animée.

Dès le début du traité, Aristote explique justement que:

« La connaissance de l’âme semble servir grandement celle de la vérité en général et la science de la nature en premier chef : l’âme est en effet comme le principe propre des animaux. »

Aristote souligne une difficulté importante. L’âme a une activité, mais celle-ci n’a pas forcément d’impact sur le réel ; elle peut cependant en avoir une. Faut-il alors s’intéresser à la colère dans l’esprit ou bien à l’expression corporelle de la colère ? Dans quelle mesure y a-t-il dépendance ou interdépendance du corps et de l’esprit ?

La question, qui va traverser les siècles et être au cœur de l’affrontement entre idéalisme et matérialisme, est souvent présentée sous la forme de l’allégorie du pilote et du bateau. Aristote lui-même emploie l’allégorie dans son traité De l’âme.

Dans quelle mesure le pilote – l’esprit, l’âme – est-il lié au bateau ? Périt-il avec lui ou a-t-il une existence entièrement indépendante ? Dans quelle mesure est-il affecté par ce qui arrive au bateau ?

Le traité De l’âme, dans une version peut-être de 1362

Même s’il existe des nuances, tendanciellement on voit bien qu’il y a les partisans d’une séparation du corps et de l’esprit, et de l’autre ceux pour qui l’esprit n’est qu’une partie du corps. Platon relève de la première tendance, Aristote de la seconde.

Aristote insiste particulièrement sur cette opposition : comme c’est l’usage et comme on retrouvera cela dans la tradition du débat en Islam (et même chez le communiste de Turquie Ibrahim Kaypakkaya), il présente tout d’abord les points de vue différents du sien.

Il présente ainsi la conception de Démocrite pour qui « l’âme est une sorte de feu et de chaleur », de certains Pythagoriciens qui « identifiaient l’âme aux poussières en suspension dans l’air », d’Anaxagore « pour qui l’âme est le moteur ». Chez Héraclite, « le principe, c’est l’âme, puisqu’elle est l’exhalaison chaude dont il constitue les autres êtres. C’est une réalité incorporelle et en perpétuel écoulement. », etc.

A ceux-là, pour qui l’âme est ce qui met en mouvement le corps, Aristote oppose ceux pour qui l’âme s’explique par ses parties, avec d’un côté des connaissances sensibles, de l’autre des connaissances provenant de principes divins (comme les nombres utilisés par Dieu pour former le monde). Ce sont les partisans d’un mélange entre une âme tournée vers le spirituel et une autre liée au matériel, avec un grand débat pour savoir le degré de ce mélange.

En fait, par ce moyen, Aristote veut affirmer son opposition à ceux pour qui l’âme fonctionne tout seul, ou bien aurait en plus de cette indépendance un aspect « en sous main » qui serait un « intellect » tourné vers la matière.

Ceux qu’ils critiquent ont une démarche commune :

« Tous les penseurs définissent l’âme, peut-on dire, par trois caractères : le mouvement, la sensation, l’incorporéité. »

Le traité De l’âme est une remise en cause de cet idéalisme et une affirmation de la conception matérialiste.

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La physique de type dynamique chez Aristote

Aristote pose une physique de type dynamique. Il reconnaît la matière, mais celle-ci est pour lui quelque chose de brut, une sorte de matière première. Ce qui compte, c’est la « forme » qui la façonne.

Ainsi, lorsqu’un phénomène se déroule, cela repose sur la matière, mais ce qui compte aussi voire surtout c’est la fin du processus, qui elle obéit à la « forme ». Aristote considère d’ailleurs que connaître les aboutissants d’un processus permet d’en saisir les tenants.

De ce fait, ce qui se déroule est cohérent, car les objectifs d’un processus ont une rationalité, qu’il appelle entéléchie. Tout ce qui existe est mu par quelque chose pour aboutir à quelque chose. Le fait d’être mu a une raison cohérente, donc naturelle.

Connaître la physique, c’est connaître la nature des choses, donc la nature en tant que mouvement dynamique.

La Physique d’Aristote dans un ouvrage de 1499

Dans l’ouvrage appelé La métaphysique, Aristote parle des modalités ainsi de ce qui existe, c’est-à-dire qu’il pose une logique matricielle : ce qui existe a une cause qui a abouti à cette chose, car elle portait en soi, dans sa matrice, les conditions pour l’existence de cette chose.

La métaphysique d’Aristote est ainsi, si l’on veut, une sorte de manuel pour le raisonnement selon le mode cause – conséquence, avec une panoplie d’outils pour bien appréhender comment une chose aboutit à une autre.

La physique traite quant à elle d’une chose tout à fait différente. Elle ne parle pas de la manière avec laquelle les choses existent, mais du caractère matériel de ces choses.

Le raisonnement d’Aristote est assez simple. Il dit : il y a des choses en général. On le constate bien autour de nous. Donc, il faut avancer dans le détail, regarder la nature de ces choses. On voit également que les choses sont en mouvement, donc il faut reconnaître celui-ci.

Il pose ainsi le principe de la physique comme étude des phénomènes. Il reconnaît le monde matériel dans son mouvement dynamique. De ce fait, il lève le drapeau du matérialisme contre l’idéalisme.

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Le sens de la science chez Aristote

Une fois qu’il a établi les principes généraux de son approche dans La physique, Aristote cherche à montrer que cela permet un regard scientifique sur la réalité. Il pose pour cette raison une série de questions sur les notions d’infini et de lieu, afin de présenter le cadre de l’activité scientifique.

De quoi parle la science ? Selon Aristote, la définition est la suivante :

« La science de la nature porte sur les grandeurs, le mouvement et le temps. »

C’est la raison pour laquelle Aristote est obligé de nier l’infini au sens strict et de reconnaître l’existence du lieu. Le matérialisme dialectique reconnaît la nature infinie de la réalité et rejette le principe de lieu, car il n’y a que la matière, et donc pas de « lieu » où se trouverait la matière.

Aristote a une grande peur de se perdre dans l’infini et réaffirme les mêmes thèses que dans l’œuvre qui fut appelée La métaphysique après sa mort. Il est vrai qu’il anticipe ici l’erreur de Hegel, qui lui reconnaît l’existence d’un « infini » comme sorte d’entité absolue.

C’est pour cela qu’Aristote dit en quelque sorte qu’il existe une infinité au sens d’une infinité d’actions, d’une infinité dans la transformation des formes, mais qu’il n’y a pas d’infini présent dans la nature des choses elles-mêmes.

Il y a ainsi une infinité de mouvements et c’est cela qui l’amène en définitive à faire de la réalité une infinité de mouvements impulsée à l’origine par un premier mouvement fourni évidemment par quelque chose de non mu, sinon il n’y aurait pas de « source » et on se perdrait pour Aristote dans l’infini.

Spinoza, avec le développement historique, comprendra qu’il y a là une souci quant à la nature de la matière elle-même et va déplacer l’analyse. Le moteur va devenir l’ensemble infini des mouvements lui-même, des mouvements d’une matière infinie. Ces mouvements relèvent tous de l’ensemble, qui est unifié (« Dieu ou la Nature »). L’infinité de la matière consiste ainsi en une infinité de modes d’un système unifié, celui de la réalité formant une seule unité.

Aristote ne pouvait pas historiquement aller jusque-là. Voilà pourquoi il place la science dans un cadre sans infini, avec les grandeurs, le mouvement et le temps. Spinoza la place lui dans un cadre infini, avec les grandeurs, le mouvement et l’espace. Le matérialisme dialectique place lui la science dans l’infini qui est la matière elle-même, qui est espace et dont la transformation par le mouvement est la base du temps.

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Le moteur, le mobile et l’espace-temps chez Aristote

Aristote considérant que les choses naturelles sont des sujets dont la forme change, que c’est la nature qui est principe de mouvement et que ce sont les physiciens qui l’étudient, il lui faut fournir une définition adéquate du dit mouvement.

Voici ce qu’il dit dans La physique, de manière en apparence extrêmement obscure :

« Étant donnée la distinction, en chaque genre, de ce qui est en entéléchie, et de ce qui est en puissance, l’entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel, voilà le mouvement ; par exemple de l’altéré, en tant qu’altérable, l’entéléchie est altération ; de ce qui est susceptible d’accroissement et de son contraire ce qui est susceptible de décroissement (il n’y a pas de nom commun pour tous les deux), accroissement et diminution; du générable et du corruptible, génération et corruption ; de ce qui est mobile quant au lieu, mouvement local. »

Traduit de manière simple, cela donne la chose suivante. Il existe une chose naturelle. Cette chose naturelle peut être amenée à changée. Elle est donc changeable. Le processus qui amène une chose changeable (en puissance) à être changée (en acte) s’appelle entéléchie. L’entéléchie est le processus faisant qu’une chose se modifie.

Bien évidemment, il y a de nombreuses modifications possibles. Mais le principe est le même : le mouvement est une actualisation d’un potentiel. C’est pourquoi Aristote formule la définition du mouvement de manière bien plus synthétique en disant :

« Le mouvement est l’entéléchie du mobile comme mobile. Mais cela arrive par le contact du moteur, de sorte qu’en même temps il pâtit.

Quoi qu’il en soit, le moteur toujours apportera une forme, soit substance particulière, soit qualité, soit quantité, laquelle sera principe et cause du mouvement, quand le moteur produira le mouvement ; par exemple l’homme en entéléchie fait de l’homme en puissance un homme. »

Cela aboutit à une théorie particulière de l’espace. Puisque les choses changent parce qu’elles sont mues, puisque la mobilité est la caractéristique des choses mues (qu’elles le soient en acte ou qu’elles le soient potentiellement, « en puissance »), alors l’espace est constitué de ces choses potentiellement mobiles dans leur rapport au mouvement.

Aristote ne fait pas de l’espace quelque chose à part, une entité indépendante. Il dit qu’il est constitué des frontières des choses mobiles, qu’il est façonné par la séparation des choses mobiles :

« La limite immobile immédiate de l’enveloppe, tel est le lieu (…) Le lieu paraît être une surface et comme un vase ; une enveloppe. En outre le lieu est avec la chose, car avec le limité, la limite. »

L’espace est constitué des formes, celles-ci évoluent en fonction de leur mobilité qui a comme origine un moteur et leurs frontières qui marquent leur séparation, leur différence, est la nature de l’espace :

« Le tout n’est pas quelque part.

En effet la chose qui est quelque part est d’abord par elle-même une chose, ensuite en suppose une autre à côté, en laquelle consiste l’enveloppe ; or à côté du tout de l’Univers il n’y a rien eu dehors du tout et par suite tout est dans le ciel, car le ciel est le tout, c’est bien entendu (…). Tout n’est pas dans le lieu, mais seulement le corps mobile. »

Le temps n’est par conséquent que la mesure des mouvement des choses, tout comme l’espace est l’endroit où se situent les formes de ces choses. Aristote formule cela ainsi :

« Puisque le temps est mesure du mouvement et du mouvement en train de se faire, et qu’il mesure le mouvement par la détermination d’un certain mouvement qui sera l’unité de mesure pour le total, de même que la coudée mesure la grandeur en déterminant une certaine grandeur qui est l’unité de mesure pour le tout, ainsi pour le mouvement, être dans le temps c’est être mesuré par le temps, en soi-même et dans son existence, car simultanément le temps mesure le mouvement et son essence, et, pour le mouvement, le fait d’être dans le temps est le fait d’être mesuré dans son existence. »

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La séparation de la physique et des mathématiques chez Aristote

Pour Aristote, les mathématiciens – et les partisans des idées platoniciennes font de même – raisonnent sur des abstractions, car ils séparent arbitrairement leurs entités (lignes, points, etc.) de la réalité sensible.

Cela a comme conséquence que les mathématiques peuvent concevoir leurs concepts en-dehors de l’existence du mouvement. On a le pair et l’impair, la ligne droite et la courbe, le nombre, la ligne, la figure… et on peut les saisir mathématiquement sans rapport avec le mouvement.

Or, Aristote est très clair, rien n’existe dans la réalité sensible sans être en mouvement. La définition de tout ce qui est physique implique qu’il y ait le mouvement en son sein. Dans les mathématiques, le raisonnement échappe donc à saisir l’acte concret. Elles constatent, elles ne lisent pas l’objectif du mouvement, ni le mouvement lui-même.

La Physique d’Aristote, imprimé en 1483 à Venise

Voici un exemple de comment il sépare radicalement la physique et les mathématiques, en présentant leur approche différente d’une seule et même réalité :

« La géométrie étudie la ligne physique en tant qu’elle n’est pas physique; au contraire, l’optique étudie la ligne mathématique, non en tant que mathématique, mais en tant que physique. »

Voici comment Aristote conçoit de manière scientifique la séparation entre la physique et les mathématiques. Il explique qu’il y a pour lui quatre causes au pourquoi des choses. Il rattache la première aux mathématiques, tandis que la seconde et la quatrième (le moteur et la matière) sont rattachés à la physique.

« Le pourquoi se ramène, en fin de compte, soit à l’essence (à propos des choses immobiles, comme en mathématiques ; en effet, il se ramène en fin de compte à la définition du droit, du commensurable, etc.), soit au moteur prochain (par exemple, pourquoi ont-ils fait la guerre? parce qu’on les a pillés) ; soit à la cause finale (par exemple, pour dominer), soit, pour les choses qui sont engendrées, à la matière. »

Comment faut-il comprendre cette notion de « choses immobiles » qui forment le sujet des mathématiques ? L’idée est en fait très simple. Si on prend un objet géométrique avec telle ou telle caractéristique (un triangle, un carré, un rectangle…) il y a des conséquences qui en découlent (un carré a ses côtés égaux). Mais on tourne ici en rond, car on ne fait que constater et que cela n’apporte rien quant à la véracité ou non de telle ou telle hypothèse qu’on peut formuler.

Avec la physique, on peut par contre monter plus haut en termes de connaissance, car la chose a une histoire et par la physique on remonte son cours. Avec les mathématiques, on a l’immobilité, or les choses sont en mouvement, elles changent.

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Les choses par nature selon Aristote

Pour Aristote les choses naturelles existent en tant que telles. Mais elles connaissent des changements. Ces changements ne concernent pas leur essence même, seulement leur forme.

Selon Aristote, il y a donc trois principes. Il y a le sujet, qui a une forme. Le sujet reste lui-même. La forme peut ne pas exister, ou bien connaître un jeu d’opposition. Les principes de la réalité sont donc au nombre de deux (le sujet, un opposé donnant forme) ou trois (le sujet, une forme donnée face à son opposé).

Aristote formule cela de la manière suivante :

« On a donc dit le nombre des principes pour les choses naturelles soumises à la génération et les raisons de ce nombre on voit qu’il faut un sujet aux contraires et que les contraires doivent être deux.

D’une autre façon, ce n’est pas nécessaire; car l’un des contraires suffira, par sa présence ou son absence, pour effectuer le changement. »

Aristote se pose alors la question du rapport des choses naturelles avec leur origine. Il sait que les « anciens » se sont enlisés quant à cette question, alors que c’est important car on ne connaît pas sinon le mode, la manière avec laquelle les choses naturelles existent.

Selon les « anciens » qui acceptent l’existence du monde physique, puisque ce qui existe existe, alors l’existence est un fait.

Cependant, pour eux, si on dit que l’existence vient de l’existence, on ne fait que répéter le mot existence, on ne fait que déplacer l’existence dans le passé et cela ne résout rien. Quant à provenir du « non-être », cela semble impossible pour l’existence, car il faudrait un sujet amenant à ce que le non-être devienne être.

Aristote fait alors la critique comme les « anciens » ont commis l’erreur de ne pas « regarder la nature », car sinon ils auraient alors trouvé la solution.

Lui le fait, et que voit-il ?

Il s’aperçoit que les choses naturelles sont définies par leur nature. C’est cette dernière qui implique le type de mouvement spatial, le mouvement interne de développement et de destruction, l’altération ou la modification des qualités possédées. Les choses naturelles ont un essence.

Par contre, les choses non naturelles n’ont pas d’essence. Elles existent accidentellement, au sens où elles auraient pu ne pas exister. Leur définition ne vient pas de leur propre réalité, elle a été attribué. Aristote dit ainsi à ce sujet :

« Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. »

Aristote a donc trouvé le moyen de reconnaître la dimension naturelle des choses, en leur reconnaissant une définition scientifique de leur propre mode d’existence. Chaque être vivant a une définition, fournie par la nature.

Cependant, Aristote est obligé pour établir cela de séparer la nature en deux. Puisque la nature fournit les définitions aux choses vivantes, alors il y a d’un côté la nature qui définit, de l’autre la nature qui est définie.

Les choses naturelles ont une essence, la nature les façonne. Il y a ainsi la nature naturante et la nature naturée, il y a la nature comme façonnant la matière et il y a la nature comme matière façonnée. C’est donc en tant que forme naturelle que les choses naturelles sont ce qu’elles sont.

On reconnaît ici une formidable étape du matérialisme, qui cependant ne parvient pas à l’étape de la relation dialectique entre l’ensemble de la réalité matérielle et ce qui apparaît comme ses « éléments ». Il faudra attendre Spinoza pour cela. On est déjà en route pour sa conception du monde toutefois, même si pour Aristote, les choses naturelles ne sont pas la nature, mais par nature.

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La dialectique des contraires selon Aristote

Parlant des « anciens » qui acceptent de parler de la réalité, de la physique, Aristote dit qu’ils forcent les choses au moyen d’une opposition de contraires. Il remarque qu’ils ont tous au fond la même démarche :

« Jusqu’à ce point, du moins, l’accord est à peu près unanime, comme nous le disions plus haut : tous, en effet, prennent pour éléments et, comme ils disent, pour principes les contraires, encore qu’ils les adoptent sans motif rationnel, comme si la vérité elle-même les y forçait.

Ils se distinguent les uns des autres, selon qu’ils prennent les premiers ou les derniers, les plus connaissables selon la raison ou selon la sensation; qui le chaud et le froid, qui l’humide et le sec, d’autres l’impair et le pair, alors que certains posent l’amitié et la haine comme causes de la génération; entre tout cela il y a bien les distinctions que l’on vient d’indiquer.

Ainsi, entre eux, il y a accord en quelque manière et désaccord: désaccord selon l’apparence, mais accord dans l’analogie; car ils puisent dans la même série de contraires (en effet, parmi les contraires, les uns sont positifs, les autres négatifs). »

Aristote se demande alors quels sont les principes qui sont justes, en admettant que ce sont des contraires. Il dit déjà :

« Ici doit venir la question de savoir si les principes, qui sont des contraires, sont deux ou trois ou en plus grand nombre. En effet qu’ils soient un, c’est impossible, car le contraire n’est pas un. Pas davantage infinis : en effet l’être ne serait pas intelligible. »

Aristote assume la dialectique : il rejette le fait qu’il n’y ait pas un seul principe. Mais il n’applique pas la dialectique au principe lui-même, il rejette ainsi l’infini, alors qu’en réalité il y a de l’infini dans le fini et inversement.

Il ne peut donc pas voir le saut dialectique, il ne parvient donc pas au matérialisme dialectique.

Aristote porte toutefois l’exigence matérialiste, car il reconnaît la dignité du réel. Il veut donc trouver la dialectique à l’œuvre dans le monde matériel. Et les contraires que proposent les autres philosophes ne le convainquent pas du tout, car il ne voit pas comme deux choses différentes pourraient former une unité interne.

« Mais, puisqu’ils [=les principes] sont en nombre fini on peut, avec raison, refuser de les considérer comme deux ; en effet, on serait bien embarrassé de dire par quelle disposition naturelle la densité exercerait quelque action sur la rareté ou celle-ci sur la densité.

De même pour toute autre contrariété, car l’amitié n’unit pas la haine ni ne tire rien de la haine, ni la haine de l’amitié; mais l’action de toutes les deux se produit dans un troisième terme. »

Aristote veut admettre la transformation, mais celle-ci lui apparaît comme fruit d’une opposition, pas comme l’opposition elle-même. Pour prendre un exemple que lui-même mentionne, il y a l’opposition entre un homme non lettré et un homme lettré.

L’homme est resté homme, mais la dimension « non lettrée » a pour lui disparu. Or, en réalité, pour le matérialisme dialectique, l’homme lettré est le dépassement de l’homme non lettré, pas sa négation abstraite, tout comme l’homme est encore l’enfant qu’il a été, même s’il ne l’est plus.

Aristote ne garde pas « l’opposé », il ne conserve que le « sujet ». L’homme reste, pas le côté illettré. Il en déduit par conséquent que les sujets ont des « formes » et que ces formes connaissent des négations. Un homme n’a pas la forme lettrée, il l’acquière. Un bloc de pierre a une absence de forme, la statue en a une.

La transformation est pour Aristote une opposition du sujet à une forme passée ou une absence de forme. Mais le sujet ne se transforme pas, il reste toujours uni dans sa nature. Ce sont les formes qui sont des lieux d’opposition.

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La méthode scientifique d’Aristote

Aristote a une approche tout à fait particulière, le distinguant radicalement des autres philosophes de l’antiquité. Il est d’accord avec Platon pour dire qu’il faut aller plus loin que les apparences. Cependant, il se refuse à chercher le noyau dur de la réalité dans l’au-delà.

Il n’est pas non plus d’accord pour se cantonner à l’affirmation de grands principes élémentaires typiques de la philosophie antique (comme quoi l’air ou le feu seraient à la base de tout, comme quoi des atomes s’entrechoqueraient par hasard, etc.).

Aristote ne s’intéresse pas à une source. Il cherche un principe.

Il expose sa méthode dès le début de sa Physique : il faut chercher à voir clair dans ce qu’on regarde. Il ne suffit pas de voir clair au sens de constater, car on en reste là à une expérience primitive. Il faut creuser. Il faut décomposer les éléments, voir comment ils s’assemblent, étudier leur rapport.

Voici comment il expose cela :

« Il faut procéder ainsi: partir des choses moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus connaissables. Or, ce qui, pour nous, est d’abord manifeste et clair, ce sont les ensembles les plus mêlés c’est seulement ensuite que, de cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître par voie d’analyse.

C’est pourquoi il faut aller des choses générales aux particulières ; car le tout est plus connaissable selon la sensation, et le général est une sorte de tout : il enferme une pluralité qui constitue comme ses parties.

Il en va ainsi, en quelque manière, pour les noms relativement à la définition : en effet, ils indiquent une sorte de tout et sans distinction, comme le nom de cercle ; tandis que la définition du cercle distingue par analyse les parties propres.

Et les enfants appellent d’abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes; c’est seulement ensuite qu’ils les distinguent les uns des autres. »

Aristote a ici saisi de manière formidable la nature humaine dans son existence sensible. Il affirme que l’être humain constate, rapproche les faits, vivant ainsi de manière immédiate en mettant en rapport les choses entre elles, mais en les prenant telles quelles.

Il dit ensuite qu’être scientifique, c’est ne pas se cantonner dans les choses toutes faites, mais étudier leurs parties, pour saisir le fonctionnement de l’ensemble. Aristote est ainsi le premier à formuler la thèse de la nécessité de la science et à exposer sa méthode.

On comprend qu’au début de l’œuvre, Aristote critique de manière acerbe les anciennes conceptions cherchant un matériau qui serait à la source de tout, c’est-à-dire cherchant quelque chose de particulier pour expliquer les choses en général.

Les uns refusent de parler de la réalité en considérant que tout revient à un grand principe, se cassant le nez devant l’opposition de l’un et du multiple. Les deux existent et ils ne parviennent jamais à les combiner assez pour les « fusionner » en un grand principe.

Les autres acceptent de parler de la réalité, mais ils se perdent dans des jeux d’opposition censés tout expliquer, tels excès et défaut, unité et division, composition et séparation, chaud et froid, humide et sec, plus et moins, etc. Or, Aristote ne peut pas accepter cela, car on se perdrait dans l’infini, puisqu’on ne sait jamais à quel niveau arrêter la division, l’opposition. On en revient en pratique à l’impossibilité d’agencer un rapport entre l’un et le multiple.

Cependant, Aristote dit qu’il est d’accord sur un point avec ceux qui acceptent de parler de la réalité : c’est bien en termes de contraire qu’il faut saisir les choses.

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Le sens de la rupture d’Aristote avec Platon

Pourquoi Aristote a-t-il rompu avec Platon, son maître ? Et pourquoi surtout en est-il arrivé au point de dire le contraire de ce que celui-ci formulait ? Pourquoi l’idéalisme de Platon a-t-il connu, immédiatement historiquement, une réponse dialectique par le matérialisme d’Aristote ?

La raison en est la suivante. Platon avait formulé un système idéaliste où un monde parfait, toujours pareil, avec des choses « pures », surplombait un monde matériel où tout était imparfait, jamais pareil, toujours impur. En haut, c’était le monde des idées, en bas le monde matériel.

C’est le sens de l’allégorie de la caverne, qui n’est pas tant une opposition entre vérité et mensonge (comme on en fait un raccourci éducatif de nature « philosophique »), qu’entre un monde matériel illusoire qu’il faut abandonner et une lumière divine du monde d’en haut, seule véritable réalité. Le niveau intermédiaire, symbolisé par le jeu de marionnettes devant un feu, avec les ombres sur le mur que voient les esclaves enchaînés, représente les nombres qui viennent du « 1 » divin et qui ont amené la matière informe (la « multiplicité ») à avoir telle ou telle disposition.

Or, quoi qu’on pense de ce système, il a une faille, et de taille. En effet, les choses d’en bas ne sont pas que « imparfaites », jamais pareil, « impures ». Elles connaissent une évolution. Elles deviennent plus grandes, plus petites. Elles se déplacent. Elles interagissent. Il s’en passe donc bien des choses dans le monde d’en bas, pour quelque chose censé être sans intérêt, sans valeur.

Et, pour observer ces choses, il faut utiliser les catégories d’espace et de temps, de fini et d’infini, de mouvement et de repos, d’antérieur et de postérieur, d’ajout et de privation, de grand et de petit, de ligne composée unitairement et de points séparés. Comme on le voit ici, on a des oppositions dialectiques. Cela suffisait pour qu’émerge intellectuellement la démarche d’Aristote.

Il fallait par contre un détonateur matérialiste : la reconnaissance de la réalité, de la dignité du réel. On l’a ici, Aristote s’élançant dans une grande interprétation de la réalité matérielle du monde. C’est le document appelé « La physique ».

Il y a, cependant, évidemment un prix à payer. Étant donné que la physique matérialiste d’Aristote est une réponse historique à l’idéalisme de Platon, alors la focalisation va se situer sur la réalité matérielle, pas sur la matière elle-même.

Dans l’ouvrage appelé La physique, Aristote n’étudie en effet pas la matière elle-même, mais les modalités générales de son existence. Il s’intéressera concrètement aux principes de telle ou telle caractéristique matérielle dans d’autres ouvrages, telle L’histoire des animaux, La météorologie, Le traité du ciel, Le traité de la génération et de la corruption.

Il ressentira également le besoin de comprendre ce qui permet les modalités de l’existence matérielle. Les écrits à ce sujet forment l’ouvrage appelé La métaphysique. Dans La physique, Aristote parle de comment les choses existent ; dans La métaphysique, de comment elles sont amenés à exister.

Manuscrit médiéval, en latin,
de la Physique d’Aristote

Le point commun de la « physique » et de la « métaphysique » est que tout s’appuie sur le principe de la dynamique. Il y a une dynamique portant la matière, l’amenant à être en mouvement. Elle serait sinon statique.

Cette conception sera renversée par la suite, avec notamment trois auteurs ici fondamentaux : Galilée, Newton, Kant. Ces auteurs vont en effet affirmer l’espace et le temps. Cela correspond à l’affirmation de la bourgeoisie qui, transformant la réalité, en circonscrit les domaines concrets, tels l’optique, la gravité, la chimie, le magnétisme, l’électricité, etc.

Il n’y a alors plus de place pour une simple opposition statique/en mouvement. Tout est en mouvement tout le temps, ce qui est statique ne l’est que par une opposition de forces. Chez Aristote par contre, ce qui est en mouvement a été mu.

Avec le développement des forces productives de son époque, Aristote ne pouvait pas arriver à une telle perspective concrète. Il ne pouvait trouver le mouvement que comme impulsion extérieure, tout comme le maître ordonne à l’esclave d’avoir telle activité. Sa vision de la dynamique de la matière est ici le reflet de son époque, avec ses limites.

C’est cependant un moment clef de l’histoire du matérialisme.

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