Le programme de Hainfeld de la social-démocratie autrichienne

1888

Déclaration de principes du Parti Ouvrier Social-démocrate d’Autriche

Le Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche lutte afin de parvenir, pour le peuple tout entier sans distinction de nation, de race ou de sexe, à la libération des chaînes de la dépendance économique, à l’élimination de l’absence de droit politique et à l’élévation hors de la dégradation mentale.

La cause de cet état indigne n’est pas à rechercher dans certains aménagements politiques en particulier, mais dans l’essence de la réalité conditionnant et dominant tout l’état de la société selon laquelle les moyens du travail sont monopolisés entre les mains de quelques propriétaires.

Le propriétaire de la force de travail, la classe ouvrière, est par là placé comme esclave du propriétaire des moyens du travail, de la classe des capitalistes, dont la domination politique et économique trouve son expression dans l’État actuel.

La propriété individuelle des moyens de production, tout comme il signifie ainsi politiquement l’État de classe, signifie économiquement la grandissante pauvreté de masse et l’appauvrissement croissant de toujours davantage de couches populaires.

De par le développement technique, de par la colossale croissance des forces productives, cette forme de propriété se montre non pas seulement superflue, mais dans les faits cette forme sera également éliminée pour la grande majorité du peuple, alors qu’en même temps seront établies les préconditions mentales matérielles nécessaires pour la forme de la propriété commune.

La transition du moyen du travail à la propriété commune de l’ensemble du peuple travailleur signifie donc non pas seulement la libération de la classe ouvrière, mais aussi la réalisation d’un développement nécessaire historiquement.

Le porteur de ce développement ne peut être que le prolétariat conscient sur le plan de la classe et organisé comme parti politique.

Organiser le prolétariat politiquement, l’emplir de la conscience de sa situation et de ses tâches, le rendre mentalement et politiquement capable de la lutte et le préserver ainsi, est partant de là le programme de fait du Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche, et pour sa mise en œuvre il se servira de tous les moyens pertinents et correspondant à la conscience naturelle de la justice du peuple.

Par ailleurs, le parti aura à se placer et devra se placer dans sa tactique également selon les circonstances, en particulier suivant le comportement de l’adversaire. Cependant, les principes généraux suivants ont été établis :

1. Le Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche est un parti international, il condamne les privilèges nationaux, comme ceux de la naissance, de la propriété et de l’origine, et affirme que la lutte contre l’exploitation doit être internationale comme l’exploitation elle-même.

2. Pour la diffusion de l’idée socialiste, il utilisera pleinement tous les moyens de la presse publique, les associations, les rassemblements, et se prononcera pour l’élimination de toutes les chaînes opprimant la libre expression des opinions (lois d’exception, lois sur la presse, les associations et les rassemblements).

3. Sans se faire en aucune manière des illusions sur la valeur du parlementarisme, une forme de la domination moderne de classe, le parti recherchera le droit de vote général, égal et direct pour tous les organes représentatifs avec salaires pour les élus, en tant qu’un des importants moyens de l’agitation et de l’organisation.

4. Si, au sein du cadre de l’ordre économique existant, il faut dans une certaine mesure bloquer l’effondrement des conditions de vie de la classe ouvrière, son appauvrissement grandissant, alors il faut rechercher une législation de protection des ouvriers qui soit sans faille et sincère (limitation allant le plus loin possible du temps de travail, abolition du travail des enfants, etc.), avec une mise en œuvre sous le contrôle conjoint des travailleurs, tout comme l’organisation sans aucune entraves des ouvriers en associations professionnelles, ainsi que la liberté complète de coalition.

5. Dans l’intérêt du futur de la classe ouvrière, est absolument nécessaire l’enseignement obligatoire, gratuit et non-confessionnel dans les écoles élémentaires et de formation continue, tout comme l’accès gratuit à l’ensemble des établissements d’enseignements ; la condition préalable nécessaire à cela est la séparation de l’Église et de l’État et la reconnaissance de la religion comme affaire privée.

6. L’origine de la menace existante de guerre est l’armée de métier, dont la charge croissante aliène le peuple de ses tâches culturelles. Il est par conséquent nécessaire de se prononcer pour le remplacement de l’armée de métier par l’armement général du peuple.

7. Le Parti Ouvrier Social-démocrate prendra à tous moments position, dans toutes les questions politiques et économiques d’importance, pour l’intérêt de classe du prolétariat, s’opposant énergiquement à tous les obscurcissements et toutes les dissimulations des contradictions de classe, tout comme la manipulation des ouvriers en faveur des partis dominants.

8. [Point ajouté en 1892] Étant donné que les impôts indirects, visant les besoins nécessaires à la vie, présentent un fardeau frappant d’autant plus la population qu’elle est pauvre, étant donné qu’elles sont un moyen d’exploitation et de tromperie vis-à-vis du peuple travailleur, nous exigeons la suppressions de tous les impôts indirects et l’établissement d’un impôt sur le revenu qui soit unique, direct, progressif.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Les questions nationales austro-hongroises dans la social-démocratie

Les questions nationales en Autriche et Hongrie, empire à deux têtes sous hégémonie autrichienne, formèrent un problème titanesque à la social-démocratie. Non seulement il y avait plusieurs peuples, mais en plus les répartitions n’étaient bien souvent pas uniformes territorialement parlant.

Or, cette division rentrait en opposition frontale avec une sociale-démocratie obtenant de très bons résultats. Il y avait ainsi la grève de 85 000 mineurs en Bohême-Moravie en 1900, une grève générale à Trieste en 1902 suivi d’une grève de 80 000 ouvriers métallurgistes dans les territoires autrichiens au sens strict et tchèque, alors que 250 000 travailleurs participèrent à l’agitation et aux grèves du prolétariat rural en Galicie.

La zone dépendant de la Hongrie connut de nombreuses luttes en 1903-1904, dont une grève de 40 000 cheminots en avril 1904, paralysant le pays et stoppée finalement par l’intervention de l’armée.

La situation du pays était marquée par le compromis de 1867. L’Autriche avait l’hégémonie, mais le territoire impérial était divisé en deux zones, gérées par l’Autriche d’un côté, la Hongrie de l’autre. Cette alliance se scellait principalement sur les dos des peuples slaves présents sur le territoire, et ce depuis suffisamment de temps pour que leurs dimensions nationales soient devenues pratiquement inexistante.

Du côté hongrois, le développement fut lent et laborieux, malgré un bon départ. Léo Frankel, une figure de la première Internationale ayant participé à la Commune de Paris en 1871 avant de rejoindre Karl Marx à Londres, diffusa le marxisme en Hongrie et réussit à fonder le Parti. Le terme « social-démocrate » étant interdit, il prit la dénomination de Parti Ouvrier Général de Hongrie, avec 113 délégués de 29 villes.

Léo Frankel, avant 1896

Léo Frankel fut cependant contraint à l’exil et les opportunistes prirent alors le dessus, jusqu’à finalement la fondation d’un Parti social-démocrate en tant que tel, en 1890. La répression de 1895 donna naissance à une vague d’opportunisme complet cherchant à submerger le Parti, mais la tentative fut brisée. Le réformisme l’emporta cependant insidieusement, dans un contexte pourtant d’explosions sociales notamment de mineurs (hongrois et roumains), ainsi que de paysans.

Un Parti socialiste indépendant se forma ainsi comme expression démocratique paysanne, témoignant de la mise en échec programmatique de la social-démocratie hongroise malgré ses développements et ses luttes. Preuve également de l’incapacité à saisir la question nationale en Hongrie même – plus de la moitié de la population n’étant pas hongroise (mais roumaine, slovaque, croate, serbe, italienne, allemande, ruthène…), la social-démocratie slovaque forma ses propres organisations en 1904.

Les principales langues en Autriche-Hongrie : l’allemand, le hongrois, du côté slave le tchèque, le slovaque, le polonais, l’ukrainien, le slovène, le serbo-croate, enfin dans la famille latine le roumain et l’italien.

Du côté autrichien, la situation était totalement différente, à part pour la question nationale. En effet, dans l’empire austro-hongrois, n’avaient connu réellement l’industrialisation justement que la partie autrichienne, avec la Bohême, la Moravie et la Basse-Autriche, relativement le Vorarlberg et la Silésie, en partie en Styrie. L’arriération était par contre très grande, voire catastrophique, en Bucovine, en Galicie, au Tyrol, à Salzbourg, en Haute-Autriche.

Les progrès du mouvement ouvrier autrichien doivent beaucoup à Andreas Scheu (1844-1927), qui fut membre de la première Internationale et diffusa le marxisme en se confrontant aux « modérés ». Prenant la tête des radicaux, il réussit à les faire s’unifier à la social-démocratie tchèque, pour le congrès de Neudörfl en avril 1874. 74 délégués y représentaient 25 000 ouvriers.

Andreas Scheu

Il faut également souligner le rôle essentiel de Victor Adler (1852-1918), qui s’appuyait sur son ami Friedrich Engels. Lénine, dans son article suite au décès de Friedrich Engels, le mentionne de la manière suivante :

« Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.

Ces deux livres du Capital sont en effet l’œuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié.

Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.»

Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante. »

Le congrès d’Atzgersdorf en 1877 mit ensuite en place une organisation spécifique pour les Tchèques, dans le cadre de la social-démocratie autrichienne. Cela donna la naissance en 1878 du Parti social-démocrate tchécoslovaque, la ligne prédominante chez les Tchèques étant l’union nécessaire avec les Slovaques, qui eux étaient opprimés par la Hongrie.

La confrontation avec les modérés continua toutefois de manière virulente, des scissions se produisirent, alors qu’apparurent des courants anarchistes dans un contexte de sévère répression. La social-démocratie allemande intervient alors au début de l’année 1884 afin d’épauler la social-démocratie autrichienne et l’aider à se structurer.

Les sociaux-démocrates tchèques finirent par se réunifier à Brno les 25 et 26 décembre 1887, la social-démocratie autrichienne en général à Hainfeld le 30 décembre 1888, en le Parti Ouvrier Social-Démocrate, avec 15 500 membres. Le programme dit de Hainfeld fut d’un haut niveau, ancré dans le marxisme, reflétant une approche social-démocrate solide, même si connaissant des faiblesses.

Il se mit à distance du parlementarisme et souligne le rôle central de la conscience socialiste, attribuant au Parti politique la fonction principale.

Victor Adler vers 1900

Dans Que faire ?, Lénine aborde la question du rôle de la conscience pour la social-démocratie et s’appuie sur un long passage de Kautsky au sujet du programme de Hainfeld, auquel il a contribué. Staline fait également référence à ce programme, dans l’article de 1905 Coup d’œil rapide sur les divergences dans le parti, œuvre en défense de l’approche social-démocrate.

La question nationale vint alors perturber la progression. Au second congrès, en 1891 à Vienne, la social-démocratie disposait de 219 associations avec 47 100 membres. Chaque province avait son organe central et les Autrichiens désiraient que les organisations de chaque province en dépendent.

Les Tchèques refusèrent et en Moravie il y eut un organe pour la population « allemande », un pour les Tchèques. Ce processus amena également le départ des dirigeants d’un courant socialiste national tchèque, et l’exclusion de leurs membres.

La crise fut accentuée lorsqu’à la fin de l’année il y eut un congrès de la social-démocratie tchèque, y compris pour les Tchèques des zones directement autrichiennes, comme Vienne ou la Basse-Autriche. La scission syndicale des Tchèques en janvier 1897 renforça encore davantage la différenciation avec les « Allemands », alors qu’à l’arrière-plan, la partie tchèque était plus industrielle, les Tchèques d’une plus grande tradition démocratique, le réveil national portée notamment par la bourgeoisie était réel.

Aux élections de mars 1897 – élections non universelles, où 5500 grands propriétaires terriens avaient 85 députés, 5,5 millions de votants ayant quant à eux seulement 72 députés – ce sont les zones tchèques seulement qui témoignèrent d’un engouement pour la social-démocratie. Et au congrès de juin 1897, la social-démocratie autrichienne posa le principe d’être une fédération de six partis sociaux-démocrates nationaux.

Le congrès de 1899 à Brno posa l’alternative d’une autonomie territoriale pour les nations vivant en Autriche, ou bien d’une autonomie nationale-culturelle, sans lien avec le territoire. La première option fut portée par la direction autrichienne, la seconde par les Yougoslaves, alors que les Polonais et les Ukrainiens se posaient l’auto-détermination comme perspective.

Le congrès de 1899 à Brno

Le principe de l’autonomie territoriale prévalut, mais l’idée d’autonomie nationale-culturelle devint particulièrement prégnante. L’austro-marxiste Otto Bauer, qui devint le grand chef de file de l’austro-marxisme et ce jusqu’en 1934, écrivit par la suite La question des nationalités et la social-démocratie, en 1907, où il était expliqué justement que :

« Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes.

Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire.

Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.

Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation – tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.

Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités. Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque ; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir.

À partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité. »

Autonomie territoriale ou autonomie nationale-culturelle, de la manière dont c’était posé par la social-démocratie autrichienne, c’était à la fois une capitulation devant les divisions nationales ancrées dans le féodalisme et un abandon du principe d’autodétermination, sans parler d’une certaine soumission tant à la lecture impériale du régime qu’au pangermanisme séparateur et dominateur.

Le triomphe des forces centrifuges aboutira à l’implosion de la social-démocratie d’Autriche-Hongrie, confirmant la critique faite par Lénine de la théorie de « l’autonomie culturelle » et du manque de mise en perspective de l’internationalisme prolétarien amenant l’assimilation naturelle des nations les unes par les autres.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Rosa Luxembourg sur la grève politique de masse en Belgique en 1913

En mai 1913, Rosa Luxembourg écrivit trois articles dans le Leipziger Volkszeitung, au sujet de la « Nouvelle expérience belge », où elle dit notamment :

« La grève générale belge ne mérite pas seulement, en tant que manifestation remarquable des efforts et des résultats de la masse prolétarienne en lutte, la sympathie et l’admiration de la social-démocratie internationale, elle est aussi éminemment propre à devenir pour cette dernière un objet de sérieux examen critique et, par suite, une source d’enseignements.

La grève d’avril, qui a duré dix jours, n’est pas seulement un épisode, un nouveau chapitre dans la longue série des luttes du prolétariat belge pour la conquête de l’égalité et de l’universalité du droit de vote, luttes qui durent depuis le commencement de la dernière décennie du XIX° siècle et qui, selon toute apparence, sont encore très éloignées de leur fin.

Si donc nous ne voulons pas, à la manière officielle, applaudir toujours et à toute occasion tout ce que fait et ne fait pas le Parti social-démocrate, il nous faut, en face de ce nouvel assaut remarquable du Parti Ouvrier Belge, dans ses luttes pour le droit électoral, nous poser la question suivante : Cette grève générale signifie-t-elle un pas en avant sur la ligne générale de combat ?

Signifie-t-elle en particulier une nouvelle forme de lutte, un nouveau changement tactique qui serait appelé à enrichir, à partir de maintenant, les méthodes de combat du prolétariat belge, et peut-être aussi du prolétariat international ? »

Rosa Luxembourg constate alors que les dirigeants du POB soulignent la dimension organisée de la grève, ce qui lui confère une nature entièrement nouvelle.

Le dirigeant du POB, Emile Vandervelde, parle d’une « grève longue, préparée patiemment et méthodiquement ». Rosa Luxembourg se demande alors si on peut parler de réussite en tant que telle :

« En 1891, la première courte grève de masse, avec ses 125.000 ouvriers, a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de 250.000 ouvriers pour que la Chambre se prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission.

Cette fois, la grève de 400.000 ouvriers, après neuf moins de préparation, après des sacrifices et des efforts matériels exceptionnels de la part de la classe ouvrière, a été brisée au bout de huit jours, sans avoir obtenu autre chose que la promesse, sans engagement, qu’une commission sans mandat et sans droit à légiférer recherchera une « formule d’unité » concernant le droit électoral.

Nos camarades belges ne se font aucune illusion sur le caractère vague et confus du résultat ; ils comprennent que ce n’est pas là une brillante victoire et qu’en tout cas, elle ne répond pas du tout aux efforts, aux sacrifices et aux préparatifs formidables qui ont été faits. Aucun des chefs du Parti n’a essayé, au Congrès du 24 avril, de présenter la résolution du Parlement sur ladite commission comme une victoire politique notable.

Au contraire, ils se sont tous efforcés de porter le centre de gravité du bilan de la lutte de ces dix jours non sur le résultat parlementaire, mais sur le cours de la grève générale elle-même et sur son importance morale. « Trois points de vue, a dit Vandervelde (d’après le compte rendu du Vorwärts), se sont fait jour dans l’appréciation de la grève générale. Le premier, le point de vue parlementaire, est le moins important. »

Mais les deux autres sont : le résultat politique, qui consiste dans la conquête de l’opinion publique, et le point de vue social, qui réside dans le déploiement de forces du prolétariat et dans le caractère pacifique de la grève générale : « Maintenant – s’est écrié Vandervelde – nous connaissons le moyen que le prolétariat peut employer lorsque le pouvoir veut le priver de son droit. » Jules Destrée est allé jusqu’à traiter toute la question du résultat direct de la grève de « futilités parlementaires » :

« Pourquoi ne pas se hausser, au dessus des futilités parlementaires et des nuances des déclarations ministérielles, jusqu’au principal ? Considérons donc le principal, que tout le monde peut voir : l’enthousiasme magnifique, le courage, la discipline de notre mouvement. »

Or, l’attitude excellente de la masse ouvrière belge dans la dernière grève générale, fut loin d’être une surprise.

L’enthousiasme, la cohésion, la ténacité de ce prolétariat, se sont affirmés si fréquemment dans les vingt dernières années, en particulier dans l’emploi de l’arme de la grève générale, que le déclenchement et le cours de la grève d’avril, loin d’être une nouvelle conquête, ne sont qu’une preuve de plus de cette ancienne combativité.

Évidemment, l’importance de chaque grève de masse réside, en grande partie, dans son déclenchement même, dans l’action politique qui s’y exprime, dans la mesure où il s’agit de manifestations spontanées ou qui éclatent sur l’ordre du Parti, qui durent peu de temps et manifestent un esprit combatif.

Lorsqu’au contraire, la grève a été préparée de longue main, de façon tout à fait méthodique et systématique, dans le but politique déterminé de mettre en mouvement la question du droit de vote immobilisé depuis vingt ans, il apparaît assez étrange de célébrer la grève, en quelque sorte, comme un but en soi et de traiter son objectif propre, le résultat parlementaire, comme une bagatelle. »

Rosa Luxembourg explique ainsi que les dirigeants du POB sont gênés et déplace le thème du bilan. Et ils font une erreur : ils ratent la question du mouvement des masses. Elle constate ainsi :

« Les grévistes qui combattaient pour le droit électoral en 1891 et 1893 se comportèrent de façon aussi raisonnable et aussi « légale » qu’en avril dernier.

Si, dans les deux premiers cas cependant, on en vint, dans quelques localités, à des bagarres de rue et s’il y eut des effusions de sang, la faute en incombe uniquement à l’attitude brutale et aux provocations des troupes et autres forces gouvernementales qui marchèrent contre les grévistes et les manifestants, en tremblant de tout leur corps et le cœur rempli d’une haine féroce.

Le caractère « mouvementé » de ces deux grèves courtes et victorieuses ne résidait pas non plus dans des « illégalités » stupides qu’auraient commises des ouvriers, mais dans le fait que ces grèves de masse étaient l’expression de l’état d’esprit du Parti, plein de fraîcheur, de résolution et de joyeuse combativité.

On ne connaissait ni hésitation, ni crainte, ni précaution, ni prudence, on marchait au combat sans compter sur autre chose que sur la propre force du prolétariat et sur sa pression, et on était prêt, ma foi, à augmenter cette pression jusqu’aux dernières conséquences et à donner libre cours à l’énergie révolutionnaire des masses, le cas échéant, pour en tirer le maximum de poids et d’effet.

C’était des grèves de masses dans lesquelles le parti marchait en rangs serrés, depuis le chef suprême jusqu’au simple soldat, pénétré du même enthousiasme libre et hardi pour la lutte, absolument unanime dans sa ferme croyance en la nécessité et l’efficacité de sa propre entreprise.

Mais toute la tactique du parti belge prit une nouvelle orientation dans la décennie suivante. »

Rosa Luxembourg formule alors immédiatement sa critique politique du POB :

« Après que le droit électoral plural de la classe ouvrière est ouvert les portes du Parlement et y eut introduit un nombre croissant de députés, le centre de gravité de l’action politique et de la lutte pour l’égalité du droit électoral fut transporté au Parlement.

En même temps – et ce n’est d’ailleurs que l’autre côté de ce phénomène – un facteur tout nouveau entre en jeu : l’alliance avec la bourgeoisie libérale, alliance qui devint un facteur important de la tactique socialiste.

Ainsi furent accouplés, dans la politique du parti, deux éléments contradictoires : l’action extra-parlementaire de la masse et l’alliance parlementaire avec le libéralisme.

La grève de masse restait bien un moyen de lutte éprouvé, populaire, très apprécié du prolétariat, qui y était attaché avec une énergie tenace, mais, à partir de ce moment, il fallut tenir compte des alliés parlementaires, des libéraux, d’abord à cause de l’hostilité de classe profonde des possédants contre les actions prolétariennes de masse, et ensuite parce que, forcément, la grève de masse touchait en premier lieu et de façon sensible les intérêts économiques de la bourgeoisie, c’est-à-dire ceux des alliés libéraux.

La politique du Parti socialiste revêtit par suite une certaine incertitude, un caractère double et équivoque. C’est ce qui se manifesta nettement dans la campagne malheureuse de 1902, où l’accouplement de l’action gréviste de la masse avec l’alliance libérale au Parlement avait tout d’abord déterminé les chefs de parti à ne permettre l’action de la masse que comme un avertissement sans frais, et à renvoyer ensuite cette dernière à la maison aussi vite que possible, ce qui évidemment, ne pouvait que faire échouer également l’action parlementaire (…).

[En 1913] Il ne s’agissait donc pas ici d’une nouvelle tactique élaborée en toute liberté et comportant une nouvelle méthode de grève plus efficace que les autres. La préparation de longue main de la grève de masse apparaissait cette fois comme un moyen de calmer les masses ouvrières, d’éteindre leur enthousiasme combatif et de leur faire abandonner provisoirement l’arène.

Puis, lorsque toute l’énergie de la classe ouvrière, pendant sept mois, fut tourner exclusivement vers la préparation de la grève générale, ce fut la direction du parti qui, jusqu’à la fin, s’employa de toutes ses forces à entraver le déclenchement de la grève et à reculer cette dernière le plus possible.

Après que le refus catégorique de la réforme électoral au Parlement, en février, eut arraché la fixation de la grève générale au 14 avril, les chefs de parti, s’appuyant sur l’intervention médiatrice de bourgmestres libéraux, cherchèrent encore, au dernier moment, alors que l’espoir dans une intervention libérale se fut évanoui comme une bulle de savon, la grève ne fut décidée que sous la pression irrésistible de la masse impatiente et contre les manœuvres d’une partie des chefs.

C’est ainsi que se réalisa finalement la grève d’avril, après neuf mois de préparation et des tentatives répétées pour l’empêcher et l’ajourner. Du point de vue matériel, elle fut certes préparée comme ne l’avait encore jamais été aucune grève de masse au monde.

Si des caisses de secours bien garnies et la répartition bien organisée des vivres décidaient de l’issue d’un mouvement de masses, la grève générale belge d’avril aurait dû faire des miracles. Mais le mouvement révolutionnaire de masse n’est malheureusement pas un simple calcul que l’on peut résoudre avec les livres de caisse ou les dépôts de vivres des coopératives.

Le facteur décisif dans tout mouvement de masse, c’est l’énergie révolutionnaire des masses, l’esprit de résolution des chefs et leur vue nette du but à atteindre.

Ces deux facteurs réunis peuvent, le cas échéant, rendre la classe ouvrière insensible aux privations matérielles les plus dures et lui faire accomplir, en dépit de ces privations, les plus grands exploits.

Ils ne sauraient par contre être remplacés par des caisses de secours bien garnies.

La pensée principale des camarades belges dans la préparation de la grève d’avril fut de lui enlever tout caractère impétueux, de la séparer complètement de la situation révolutionnaire, de lui donner le caractère méthodique, strictement limité, d’une grève syndicale ordinaire (…).

À la base de la grève d’avril en Belgique, au contraire, il y a l’idée d’éviter toute situation révolutionnaire, tout défaut de calcul, tout tournant imprévu de la lutte, en un mot, d’écarter préalablement tout risque et tout danger et de fixer, presque une année à l’avance, toute la campagne.

Mais de ce fait, les camarades belges ont enlevé à leur grève générale toute sa valeur de choc. L’énergie révolutionnaire des masses ne se laisse pas mettre en bouteille et une grande lutte populaire ne se laisse pas conduire comme une parade militaire.

De deux choses l’une : ou bien on provoque un assaut politique des masses, ou plus exactement, comme un tel assaut ne se provoque pas artificiellement, on laisse les masses excitées partir à l’assaut, et il leur faut alors tout faire pour rendre cet assaut encore plus impétueux, plus formidable, plus concentré, mais alors on n’a pas le droit, juste au moment où l’assaut se déclenche, de le retarder pendant neuf mois afin de lui préparer, dans l’intervalle, son ordre de marche.

Ou bien, on ne veut pas d’assaut général, mais alors une grève de masse est une partie perdue d’avance (…).

Mais, quelles que soient les critiques et les jugements qu’on porte sur l’action des camarades belges, cette action reste pour nous, en Allemagne, un exemple et une leçon qui nous font rougir de honte. Le parti belge expérimente la grève de masse, mais il essaie aussi, en ramassant toutes ses forces, tous les moyens d’action des masses. »

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

L’opportunisme du Parti Ouvrier Belge et la grève politique de masse

L’une des principales formations à soutenir le centrisme de Karl Kautsky fut le Parti Ouvrier Belge (POB). En même temps, le POB qui, comme son nom l’indique, ne relève pas de la tradition social-démocrate au sens strict, a développé des initiatives marquant le mouvement ouvrier et posant le problème de la grève de masse avec une revendication politique.

Il se posa la question de savoir dans quelle mesure la grève politique de masse était le pendant social-démocrate de la « grève générale » proposée par les syndicalistes révolutionnaires, les anarchistes.

Le POB est né en 1885, à partir de multiples structures ouvrières (les ligues politiques, les syndicats, les importantes coopératives, les mutualités, ainsi que le Parti Ouvrier Socialiste de Belgique).

Il n’y a alors pas de suffrage universel, seulement 2 % de gens ont le droit de voter en raison de leurs hauts revenus, et le POB va être en première ligne pour sa conquête. Les grèves vont être massives en 1886, 1887 et 1888, 1893, 1902 et 1913.

Les grèves de 1886, conséquence directe d’une chute des salaires de 25 % en raison de la crise économique, partirent de la région de Liège pour s’étendre à la région du Hainaut, puis relativement ailleurs dans le pays également.

Elles acquirent une dimension de révolte particulièrement intense, aboutissant à l’intervention meurtrière de l’armée. Elle n’avait toutefois pas de dimension politique assumée, contrairement à la séquence de 1887 et 1888, par contre spécifique au Hainaut.

Leur interprétation est rendue difficile, en raison du rôle important du Parti Socialiste Républicain d’Alfred Defuisseaux, tout juste sorti du Parti Ouvrier Belge et se dissolvant dès 1889 en raison de l’affaire du « grand complot ». Il avait en effet été massivement infiltré par des agents provocateurs.

La grève de 1893 fut très différente, étant directement structuré par le POB en vue du suffrage universel. Elle répondait directement au refus de ce dernier par le parlement, par 115 voix contre 26, en avril 1893, après des débats commencés en février.

Eugène Laermans, Un Soir de Grève, 1893

Lancée depuis Bruxelles, elle s’étendit à toute la Wallonie, et même en partie en Flandre, partie du pays bien moins développé sur le plan industriel. La répression armée fut sévère là encore, mais le régime céda un suffrage modifié, avec une voix par personne, les plus riches en disposant de plusieurs.

Une grève réprimée à Mons montrée dans Le petit journal parisien en 1893

Le suffrage universel fut finalement annoncé et c’est pour protester contre son report que se lança la grève de 1902, dans le Hainaut. La répression violente et sanglante amena le POB à mettre en place la grève générale, pour finalement capituler devant la vigueur de la répression, provoquant une réelle cassure dans le mouvement ouvrier.

Le POB organisa enfin, par en haut, de manière préparée pendant plusieurs mois, une grève pour le suffrage universel, de manière parfaitement encadrée et pacifique, en 1913. L’atmosphère était très différente des autres grèves qui avaient été marquées, par endroit, d’initiatives armées (destruction d’un château possédé par un patron, d’une brasserie appartenant à un maire, de maisons de directeurs, de la maison d’un député catholique, etc.). Durant huit jours,ses effets furent très relatifs.

Cela montrait cependant tout une perspective de lutte, pour une séquence qui fut très attentivement scrutée par la social-démocratie, soucieuse de comprendre la question de la possibilité d’une nature politique d’une grève de masse.

La contradiction est ici puissante entre la tentative social-démocrate, notamment avec Rosa Luxembourg, de conceptualiser la grève politique de masse, et le pragmatisme complet du Parti Ouvrier Belge. C’est que sa base était idéaliste-moraliste.

Le mouvement ouvrier belge puise loin ses racines, car dès la première Internationale, il était déjà constitué, avec notamment César De Paepe (1841-1890). Toutefois, sa dynamique est « ouvrière » et pas social-démocrate ; le Parti Ouvrier Belge est non pas tant un parti qu’une sorte de rassemblement fédérant les structures, et on lit dans les statuts :

« Peuvent adhérer au Parti ouvrier : les syndicats professionnels, sociétés de secours mutuels, sociétés coopératives, cercles d’études et de propagande et généralement tous les groupes ouvriers, ainsi que les personnes des deux sexes qui habitent une localité où il n’existe pas d’association ouvrière ou socialiste affiliée. »

C’est une sorte de Parti syndicaliste, entièrement fédéraliste, avec une auto-intoxication typique.

Louis Bertrand (1856-1943), qui dirigea Le peuple de 1900 à 1907 le quotidien du POB, expliquait en 1886 dans Le Parti Ouvrier Belge et son programme, que les Belges auraient eu la « prédominance théorique » dans la première Internationale… Il prétend que, un an après la fondation du POB, on pourrait constater que :

« Jamais, à aucune époque et dans aucun coin du monde, nous pouvons le dire avec fierté, le mouvement ouvrier socialiste n’a été aussi grand que celui qui existe actuellement en Belgique.

Et les conservateurs, bêtes et criminels, ne se doutent de rien ! »

C’est là une terrible surestimation, s’appuyant sur le fait qu’en réalité le Parti Ouvrier Belge se faisait satelliser par les forces libérales ayant toute une dynamique historique, dans un pays dominé par le parti catholique, où il n’y avait ni suffrage universel, ni reconnaissances des syndicats.

Il n’y a pas de matérialisme historique dans l’approche du POB ; dans ses programmes et statuts, adoptés aux congrès de Bruxelles de 1893 et de Quaregnon de 1894, on lit comme premier point de la « déclaration de principes » :

« Les richesses, en général, et spécialement les moyens de production, sont ou des agents naturels ou le fruit du travail – manuel et cérébral – des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine commun de l’humanité. »

Le niveau revendicatif bascule ainsi parfois dans une sorte de démocratisme sans contenu démocratique, comme ici :

« Réforme de la loi sur la chasse.

a) suppression du port d’armes [c’est-à-dire du permis de port d’armes] ;

b) suppression des chasses gardées ;

c) droit pour les cultivateurs de détruire en toute saison les animaux nuisibles aux récoltes.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le « de léonisme » de la social-démocratie américaine

C’est aux États-Unis que, de manière très déformée, les tendances erronées du mouvement ouvrier européen s’exprimèrent le plus. Après une période de succès, cela devait provoquer l’effondrement particulièrement durable du mouvement ouvrier américain.

Deux événements majeurs viennent encadrer la période où le mouvement ouvrier américain s’est élancé, avant de s’effondrer.

Le premier fut, en juin 1892, la grève à l’aciérie Homestead Steel Works de Homestead en Pennsylvanie. Une première grève pour des conventions collectives avait été une victoire pour le syndicat, l’Amalgamated Association of Iron and Steel Workers, en 1889.

Il y eut notamment une bataille rangée pour chasser les briseurs de grève. La bataille pour une nouvelle convention fut initialement gagnée, avec 5000 personnes protégeant l’usine d’une attaque armée d’une milice privée, les Pinkerton. Cependant, l’intervention de l’armée et de travailleurs jaunes brisa la grève.

L’intervention du 18e régiment à Homestead

Le second fut ce qui fut appelé la bataille de Blair Mountain, en 1921, dans le comté de Logan en Virginie-Occidentale. 10 000 mineurs affrontèrent de manière armée les briseurs de grève, un million de balles furent tirées. L’armée vint rétablir l’ordre.

Des mineurs montrent un exemplaire d’une bombe lâchée par l’aviation militaire contre les grévistes lors de la bataille de Blair Mountain

Entre ces deux dates, le mouvement ouvrier américain essaya de construire ses organisations. Il y eut des marches de la faim en 1893-1894. En 1894 la grève de 3000 travailleurs de la Pullman Company fabriquant des wagons dans la région de Chicago aboutit au boycott des wagons de l’entreprise par 260 000 cheminots, 100 000 cheminots rejoignant la lutte, celle-ci étant finalement écrasée militairement par des milices privées et la garde nationale.

La garde nationale tire sur les grévistes de la Pullman Company en 1894

À cette occasion, le dirigeant de l’American Railway Union, le syndicat du rail américain, Eugene Victor Debs, est condamné de la prison et y découvre le marxisme. Il rejoint alors le Social Democratic Party of America, qui devient en 1901 le Socialist Party of America et dont il sera le candidat à la présidentielle en 1904, 1908, 1912 et 1920 (étant en prison cette année-là).

La marginalité du Parti socialiste d’Amérique ne fut nullement une fatalité. D’un côté, il n’avait que 5-6000 membres durant les années 1890, présents dans seulement 26 Etats. De l’autre, il y avait une vraie lutte de la part des ouvriers, avec une grande combativité, un apport de travailleurs conscients d’Europe, notamment par exemple de Finlande, ou encore d’Allemagne.

Eugene Victor Debs en 1912

Le problème fut clairement idéologique. Le mouvement ouvrier américain développa en effet une approche qui lui est propre, au croisement de l’esprit social-démocrate, de l’esprit socialiste et de l’esprit syndicaliste. Concrètement, il y eut un mélange des principaux courants européens du mouvement ouvrier.

C’est Daniel de Leon (1852-1914) qui synthétisa cette perspective. Il fut le rédacteur du journal du Parti socialise d’Amérique, The People ; concrètement, c’est lui qui imprégna idéologiquement tout le mouvement ouvrier américain. Il est parlé de marxisme – de léonisme, de de léonisme.

Le de léonisme consiste en les ingrédients suivants :

– de l’esprit social-démocrate, il retient la notion de Parti ;

– de l’esprit socialiste, il retient le principe que le Parti amène la révolution mais se dissout dès la révolution menée, au profit des syndicats organisant la société ;

– de l’esprit syndicaliste, il retient le principe du renversement immédiat par la grève générale.

Daniel de Leon

Il y a une profonde absence de cohérence dans ce qu’on doit appeler la théorie d’un parti syndicaliste. D’un côté, Daniel de Leon exigea l’abandon de toute revendication immédiate au congrès de 1900 du Parti socialiste d’Amérique. De l’autre, il fut à l’origine en 1895 de la Socialist Trade and Labor Alliance, syndicat rassemblant 20 000 personnes, dont le sectarisme le fit passer à 1500 membres en 1905.

Daniel de Leon fit alors adhérer le syndicat à l’Industrial Workers of the World (IWW) à sa fondation en 1905. Les IWW étaient une structure syndicaliste révolutionnaire prônant la lutte revendicative par l’action directe, qui va d’ailleurs expulser Daniel de Leon rapidement au nom du refus de la politique, tout en ne se fondant que sur quelques milliers de membres, notamment des travailleurs itinérants réduits au vagabondage.

Affiche de l’Industrial Workers of the World (IWW)

Tout cela ne faisait pas le poids, ni qualitativement, ni quantitativement face à un syndicat largement appuyé par les institutions, l’AFL – Fédération américaine du travail, qui avait déjà 250 000 membres en 1892, 500 000 en 1900, année où les « Chevaliers du travail » pro-coopératives étaient eux-mêmes 100 000.

Daniel de Leon avait bien désigné les dirigeants syndicaux du type de l’AFL de « lieutenants des capitalistes dans les rangs du mouvement ouvrier », ce qui lui conféra une certaine aura dans la gauche de la social-démocratie européenne. Cependant, en se prétendant marxiste, il apporta un confusionnisme terrible au mouvement ouvrier américain, qui ne s’en remettra jamais.

Toute l’activité théorique communiste des années 1920-1940 se pose comme élaboration d’un dépassement de cet épisode du de léonisme, pour permettre un redémarrage du mouvement ouvrier américain.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le cinquième congrès de la seconde Internationale et le socialisme communal

Au cinquième congrès, l’esprit d’unité sous le mode de la conciliation se décline à tous les niveaux. Pour cette raison, il y a également une ouverture au syndicalisme qui est très marquée. Il y avait déjà l’invitation au congrès, qui avait la forme suivante :

« 1. Toutes les associations qui adhèrent aux principes essentiels du socialisme : socialisation des moyens de production et d’échange ; union et action internationales des travailleurs ; conquête socialiste des pouvoirs publics par le prolétariat organisé en parti de classe ;

2. Toutes les organisations corporatives qui, se plaçant sur le terrain de la lutte de classes et déclarant reconnaître la nécessité de l’action politique, donc législative et parlementaire, ne participent cependant pas d’une manière directe au mouvement politique. »

En conséquence, la conjugaison, sans hiérarchisation, du Parti et des syndicats, se voit ouvertement assumée dans la résolution suivante :

« Des conditions nécessaires de l’affranchissement du travail :

1° Constitution et action du prolétariat organisé en parti de classe ;

2° Expropriation politique et économique de la bourgeoisie ;

3° Socialisation des moyens de production.

1. Le prolétariat moderne est le produit nécessaire du régime capitaliste de production qui exige l’exploitation politique et économique du travail par le capital.

Son relèvement et son émancipation ne pouvant se réaliser qu’en entrant en antagonisme avec les défenseurs intéressés du capitalisme, lequel par sa constitution même doit aboutir inévitablement à la socialisation des moyens de Production. Devant la classe capitaliste, le prolétariat doit par conséquent se dresser en classe de combat.

Le socialisme qui s’est donné la tache de constituer le prolétariat en armée de cette lutte de classe a pour devoir, avant tout, de l’initier par un travail méthodique réfléchi et incessant à la conscience de ses intérêts et de sa force et d’user à cet effet de toutes les armes que la situation politique et sociale actuelle met entre ses mains et que sa conception supérieure de la justice lui suggère.

Au nombre de ces moyens le congrès indique l’action politique, le suffrage universel et l’organisation de la classe ouvrière en groupes politiques, en syndicats, coopératives, caisses de secours, cercles d’art et d’éducation, etc.

Il engage les militants socialistes à propager le plus possible ces moyens de culture et d’éducation qui augmentent la force de la classe ouvrière et la rendent capable d’exproprier politiquement et économiquement la bourgeoisie et de socialiser les moyens de production. »

Il s’agit là d’un élargissement aux formes secondaires en général et l’ouverture à l’idéologie municipaliste en fait partie. Le congrès socialiste de 1900 vote ainsi une résolution ouvertement réformiste en ce sens :

« Attendu que par « Socialisme municipal », on ne peut entendre un socialisme spécial, mais seulement l’application des principes généraux du socialisme à un domaine spécial de l’activité politique ;

Attendu que les réformes qui s’y rattachent ne sont pas et ne sauraient être présentées comme devant réaliser la société collectiviste, mais qu’elles sont présentées comme s’exerçant dans un domaine que les socialistes peuvent et doivent utiliser pour préparer et faciliter l’avènement de cette société ;

Considérant que la commune peut devenir un excellent laboratoire de vie économique décentralisée et en même temps une formidable forteresse politique à l’usage des majorités socialistes locales contre la majorité bourgeoise du pouvoir central, une fois qu’une autonomie sérieuse sera réalisée ;

Le Congrès international de 1900 déclare :

Que tous les socialistes ont pour devoir, sans méconnaître l’importance de la politique générale, de faire comprendre et apprécier l’activité municipale, d’accorder aux réformes communales l’importance que leur donne leur rôle « d’embryons de la société collectiviste » et de s’appliquer à faire des services communaux : transports urbains, éclairage, eaux, distribution de la force motrice, bains, lavoirs, magasins communaux, boulangeries municipales, service alimentaire, enseignement, service médical, hôpitaux, chauffage, logements ouvriers, vilement, police, travaux communaux, etc., etc. ;

de faire de ces services des institutions modèles tant au point de vue des intérêts du public que de la situation des citoyens qui les desservent ;

Que les communes trop faibles pour procéder à elles seules à la réalisation de ces applications doivent s’attacher à former des fédérations communales,

Que dans les pays où l’organisation politique ne permet pas aux communes d’entrer dans cette voie, tous les élus socialistes ont pour devoir d’user de tous leurs pouvoirs, en vue de fournir aux organismes communaux la liberté et l’indépendance suffisantes pour réaliser ces desiderata ;

Le Congrès socialiste international de Paris décide qu’il y a lieu de convoquer un Congrès international des conseillers municipaux socialistes;

Ce Congrès aurait un double but :

a. Faire connaître toutes les réformes réalisées sur le terrain municipal et les avantages moraux et financiers obtenus;

b. Constituer un bureau national dans chaque pays et un bureau international chargés de centraliser tous les renseignements et documents relatifs à la vie municipale, de façon à faciliter l’étude des questions d’intérêt communal, par la communication des documents et renseignements; Le soin de la convocation de ce Congrès est laissé au bureau permanent international. »

Cette idée d’un socialisme « communal », sorte de concrétisation du travail politique du Parti et du travail économique des syndicats, devenait alors une pièce maîtresse du style social-démocrate, de sa démarche dans les faits.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le cinquième congrès de la seconde Internationale et le gradualisme

La résolution caoutchouc du cinquième congrès correspond à un esprit unitaire non idéologique, typique du centrisme de Karl Kautsky. Le but est simplement une unité allant dans un sens commun.

Le congrès reprend donc l’exigence exprimé au congrès précédent : il réaffirme déjà le besoin d’une commission interparlementaire internationale. Il appelle à la constitution d’archives internationales du socialisme, en centralisant la récupération de toutes les productions de tous les pays.

Tout cela doit être mis en place à Bruxelles, où une commission permanente doit désormais être structuré, telle que l’explique la résolution suivante :

« Le Congrès international socialiste de Paris, considérant :

Qu’il importe aux Congrès internationaux, destinés à devenir le parlement du prolétariat, de prendre les résolutions qui guideront le prolétariat dans sa lutte de délivrance; Que ces décisions, résultat de l’entente internationale, doivent être traduites en actes; Décide de prendre les mesures suivantes :

1. Un comité d’organisation sera nommé aussi vite que possible par les organisations socialistes du pays où se tiendra le prochain congrès ;

2. Un comité permanent international ayant un délégué pour chaque pays, sera formé et disposera des fonds nécessaires. Il arrêtera l’ordre du jour du congrès suivant et demandera des rapports à chaque nationalité adhérente au congrès ;

3. Ce comité choisira un secrétaire général salarié chargé :

a) De procurer les informations nécessaires ;

b) De rédiger un code explicatif des résolutions prises aux congrès antérieurs ;

c) De distribuer les rapports sur le mouvement socialiste de chaque pays deux mois avant ]e nouveau congrès ;

d) D’établir un aperçu général des rapports présentés sur les questions discutées au congrès ;

e) De publier de temps à autre des brochures et des manifestes sur les questions d’actualité et d’intérêt général, ainsi que sur les réformes importantes, et des études sur les graves questions politiques et économiques ;

f) De prendre les mesures nécessaires pour favoriser l’action et l’organisation internationale du prolétariat de tous les pays. »

Dans la même idée d’ouverture au gradualisme, au réformisme, une résolution sur la lutte pour le suffrage universel et la législation directe par le peuple explique que :

« Le congrès déclare que le combat pour la perfection du suffrage universel est l’un des meilleurs moyens pour préparer intellectuellement et moralement les masses à la conquête de la souveraineté politique et économique, de les pénétrer du sentiment de la lutte de classe et de les habituer au gouvernement de l’État socialiste à venir. »

Il n’y a ici aucune perspective critique sur le suffrage universel dans un régime bourgeois. La résolution sur la conquête des pouvoirs publics va même encore plus loin dans le gradualisme légaliste, pacifique :

« Dans un Etat démocratique moderne, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ne peut être le résultat d’un coup de main, mais bien d’un long et pénible travail d’organisation prolétarienne sur le terrain économique et politique, de la régénération physique et morale de la classe ouvrière et de la conquête graduelle des municipalités et des assemblées législatives.

Mais dans les pays où le pouvoir gouvernemental est centralisé, il ne peut être conquis fragmentairement. »

Cette dernière phrase indique la sorte de compromis. L’idée est la suivante : dans un pays démocratique « normal », la Suisse étant souvent présentée comme exemple (alors qu’en réalité ce pays est totalement fragmenté), cela passe par le vote et les syndicats. Par contre, dans le cas de monarchies absolues, avec un « pouvoir gouvernemental centralisé », il faut le renversement.

Cela amenait ainsi à la fois une tendance réformiste dans les pays de l’ouest européen, mais inversement un appui notamment au renversement du régime tsariste en Russie.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le cinquième congrès de la seconde Internationale et la résolution caoutchouc

Le congrès socialiste international de Paris se tint du 23 au 27 septembre 1900, dans le contexte de crise, avec d’un côté le révisionnisme s’étant développé en Allemagne, de l’autre côté le ministérialisme en France.

L’ordre du jour était le suivant :

– l’exécution des décisions du congrès ;

– la législation internationale du travail par la limitation de la journée de travail et la possibilité d’un minimum de salaire dans les divers pays ;

– le premier mai ;

– des conditions nécessaires de l’affranchissement du travail (constitution et action du prolétariat organisé en parti de classe, expropriation politique et économique de la bourgeoisie, socialisation des moyens de production) ;

– la conquête des pouvoirs publics et les alliances avec les partis bourgeois ;

– la politique coloniale ;

– la paix internationale, le militarisme, la suppression des armées permanentes ;

– l’organisation des travailleurs maritimes ;

– la lutte pour le suffrage universel et la législation directe par le peuple ;

– le socialisme communal ;

– les trusts ;

– la grève générale.

Jules Guesde prenant la parole au congrès de Paris

791 délégués étaient présents, à la salle Wagram, dont 437 Français, 95 Britanniques, 57 Allemands, 37 Belges, 23 Russes, 19 Danois, 14 Italiens, 12 Autrichiens (dont 2 pour les Tchèques), 1 Hongrois. Le scandale à la française eut lieu dès le premier jour, Jules Guesde, Edouard Vaillant et Paul Lafargue quittant la salle en raison de l’appartenance de Jean Jaurès au bureau de présidence du congrès.

La question du ministérialisme fut évidemment brûlante et, dans l’esprit de refus des scissions apparu en Allemagne dans la question du révisionnisme, c’est la résolution « caoutchouc », comme on qualifia pour s’en moquer de celle rédigée par Karl Kautsky, qui l’emporta.

On y lit :

« Le congrès rappelle que la lutte des classes interdit toute espèce d’alliance avec une fraction quelconque de la classe capitaliste (…).

L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel. »

Karl Kautsky, l’auteur de la résolution, posa comme gage que cette entrée tactique devait être approuvé par le Parti, que le ministre devait rester sous la supervision du Parti. Mais ce garde-fou n’avait aucun sens alors que des socialistes « indépendants » naviguaient justement entre deux eaux.

Karl Kautsky, parlant de Jean Jaurès en 1934, décrit ainsi cet épisode:

« À l’époque du congrès international de Paris de 1900, nous étions très proches, lui et moi. Le parti venait de s’unifier (depuis 1899, mais une nouvelle scission menaçait.

Alors que le combat pour et contre le révisionnisme de Bernstein échauffait les esprits, une nouvelle controverse fit son apparition : l’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. L’unité était menacée ; on allait à nouveau aboutir à la rupture.

On se contentait d’attendre le congrès international qui devait trancher cette controverse.

La commission du congrès me donna pour mission de rédiger une résolution à ce sujet J’avais refusé l’entrée de Millerand dans le ministère, mais je ne pouvais pas pour autant me résoudre à exprimer une interdiction absolue et pour toujours d’une participation à un gouvernement de coalition. Cela aurait pu nous mener dans une fâcheuse situation.

Ma résolution ne condamna pas une telle participation sans réserve mais seulement sous certaines conditions. J’espérai que ce point de vue était non seulement juste mais permettrait aussi de maintenir en l’état l’unité des camarades français.

En cela je me trompai. Jaurès accepta ma résolution, qui le délivra beaucoup, à l’inverse de mes proches amis français comme Jules Guesde, Lafargue, Vaillant qui la refusèrent.

Au congrès du parti qui suivit le congrès international, on aboutit à la scission. »

En effet, le congrès d’unité socialiste qui se tint du 3 au 8 décembre 1899 du côté français fut un coup d’épée dans l’eau. L’opposition était trop forte entre ceux pour qui les socialistes trouvent en les radicaux des alliés républicains pour ainsi dire naturels, et ceux qui raisonnent en termes de lutte de classe.

Jean Jaurès devient alors la figure principale du premier courant, étant aux côté d’Alexandre Millerand dans la fondation du Parti socialiste français, en 1902. Jules Guesde devient la figure principale du second courant, qui fonde le Parti socialiste de France, fondé en 1901.

Alexandre Millerand profita en fait de l’affaire Dreyfus : refusant de participer à la bataille à l’initiale, alors que Jules Guesde était pour, les rôles s’inversèrent finalement. Alexandre Millerand en profita tout simplement pour relier les socialistes « indépendants » aux radicaux, qui avaient besoin d’un appui face à l’agitation réactionnaire : en juin 1899 avait été élu Emile Loubet, un dreyfusard, comme président de la république.

Lénine critiquera de la manière la plus virulente possible la résolution caoutchouc, qui reflète pour lui le tournant de Karl Kautsky vers le centrisme, l’esprit conciliateur, la capitulation.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

La seconde Internationale et le ministérialisme français

La crise au sein de la social-démocratie allemande fut de nature idéologique et irradia le mouvement social-démocrate dans son ensemble. La crise provoquée par les socialistes français fut d’ordre politique.

Suite à un succès socialiste aux élections municipales de mai 1896, avec 150 majorités municipales (Lille, Roubaix, Toulon, Limoges) et de nombreux élus (Marseille, Lyon, Toulouse, Montpellier, Grenoble), Alexandre Millerand se fit le chef de file d’un courant prônant un soutien aux radicaux.

Il présenta sa stratégie le soir des résultats, lors d’un banquet à Saint-Mandé, aujourd’hui en banlieue parisienne mais alors dépendant de Paris.

Dans un fameux et long discours, il dit notamment :

« En présence de tant d’élus du suffrage universel, auxquels je suis heureux de souhaiter une fraternelle bienvenue, devant le concours de ces mandataires des grandes villes et des communes rurales accourus de tous les points de la France pour porter témoignage de l’irrésistible mouvement qui entraîne la démocratie française, ma pensée se reporte naturellement aux jours de tristesse et d’épreuve, aux batailles et aux défaites qui ont précédé et préparé cette victoire.

Qu’il soit permis à un socialiste, qui, ni par son ancienneté, ni par ses services, n’est un vétéran du parti, de se retourner vers les militants de la première heure, vers les apôtres qui nous ont frayé la voie, et d’incliner l’hommage des nouveaux venus et des jeunes devant les Jules Guesde, les Vaillant, les Paul Brousse, devant la mémoire de Benoît Malon, devant tous ceux qui depuis vingt ans ont incarné et incarnent encore dans leur nom les luttes et les espérances du prolétariat organisé (…).

Citoyens, de tous les champs de bataille où la France socialiste a rencontré la réaction capitaliste, le même cri a jailli, qui nous dicte notre devoir : Union ! Trêve aux querelles d’école, oubli des dissensions intestines ! Contre l’ennemi commun, un seul cœur, un esprit, une seule action ! (…)

Recourir à la force, et pour qui, et contre qui ? Républicains avant tout, nous ne nourrissons point l’idée folle de faire appel au prestige illusoire d’un prétendant ou au sabre d’un dictateur pour faire triompher nos doctrines.

Nous ne nous adressons qu’au suffrage universel ; c’est lui que nous avons l’ambition d’affranchir économiquement et politiquement. Nous ne réclamons que le droit de persuader.

Et personne, j’imagine, ne nous prêtera l’intention bouffonne de recourir à des moyens révolutionnaires contre un Sénat que des ministres radicaux animés d’une volonté moins vacillante eussent suffi à réduire à la raison.

Non, pour réaliser les réformes immédiates susceptibles de soulager le sort de la classe ouvrière et de la rendre aussi plus apte à conquérir elle-même son émancipation, pour commencer dans les conditions déterminées par la nature des choses la socialisation des moyens de production, il est nécessaire et suffisant du parti socialiste de poursuivre par le suffrage universel la conquête des pouvoirs publics. »

Le prolongement direct de cet appel à un mouvement en quelque sorte raisonnable fut son intégration comme ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en juin 1899.

Alexandre Millerand vers 1900

Cette première entrée d’un socialiste dans un gouvernement de la IIIe République, née de l’écrasement de la Commune de Paris, provoqua une onde de choc, surtout que le ministre de la Guerre était pas moins que Gaston de Galliffet, le dirigeant de la répression contre la Commune de Paris.

Ce fut alors le cinquième congrès international de la social-démocratie qui devint l’arène politique quant à cette question.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Eduard Bernstein et le révisionnisme dans la social-démocratie allemande

Lorsque la social-démocratie internationale a réussi à se développer et s’organiser, elle a passé bien des étapes. Même s’il existe une différence de sensibilité entre ce qu’on peut appeler les marxistes, c’est-à-dire les sociaux-démocrates, et les collectivistes avec différentes variantes, c’est-à-dire les socialistes, l’anarchisme a été vaincu et il y a un vrai élan.

La bataille au sein de la social-démocratie allemande va alors provoquer une onde de choc, car avec son ampleur et les écrits de Karl Marx, c’est elle qui donne le ton sur le plan international. Elle n’avait cessé de progresser : aux élections parlementaires de juin 1898, elle obtint le tiers des voix. Elle publiait 70 journaux et revues, alors que de 1896 à 1899, il y eut 3000 grèves, soit quatre fois plus que dans les six années précédentes, et avec quasiment cinq fois plus de travailleurs (350 000).

August Bebel, figure de la social-démocratie, en 1901

Cependant, une couche privilégiée d’ouvriers se forma avec le développement du capitalisme, une aristocratie ouvrière de 150 000 personnes, sur les 10,3 millions de travailleurs. Et les résultats n’étaient pas la hauteur : les salaires étaient plus faibles qu’en Grande-Bretagne et qu’aux États-Unis, et même qu’en Belgique et en France.

Eduard Bernstein, très proche de Friedrich Engels, à l’origine, proposa alors une voie nouvelle. Dans l’organe du Parti Social-démocrate d’Allemagne, Die neue Zeit, il publia une série d’articles relevant d’une série intitulée « Problèmes du socialisme ». Sa conception, consistant en une révision des positions du marxisme, fut résumée par lui-même sous le principe le mouvement tout, le but n’est rien.

Lénine définit cette ligne comme le libéralisme cherchant à se raviver dans la social-démocrate sous la forme d’un opportunisme socialiste. Et effectivement, le parlementarisme, la conquête de multiples positions sociales par le Parti, le fait que les activités soient désormais légales… Tout cela provoqua un appel d’air et les thèses d’Eduard Bernstein provoquèrent une crise.

Eduard Bernstein

Celle-ci fut d’autant plus forte qu’initialement, les articles parurent sans qu’il n’y ait de réaction. Commencée au début de l’année 1896, l’activité d’Eduard Bernstein ne produisit une opposition qu’un an et demi après.

Ce furent des journaux provinciaux qui réagirent d’abord, comme la Leipziger Volkszeitung (« Journal du peuple de Leipzig ») de Franz Mehring et le Gleichheit (« L’égalité ») de Clara Zetkine. Le russe Georgi Plekhanov écrivit également plusieurs articles dans la Neue Zeit. Enfin, ce fut Rosa Luxembourg qui formula la réponse la plus systématique, dans la série d’articles « Réforme sociale ou révolution » publiée à partir septembre 1898 dans la Leipziger Volkszeitung.

L’ensemble fut assemblé en ouvrage en avril 1899. Rosa Luxembourg y dit notamment :

« Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine – mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ?

Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate.

La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment.

Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique.

Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social.

Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat – qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste – à réaliser cette transformation.

D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société.

Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées. Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique.

La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.

La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste.

Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein. »

Rosa Luxembourg présentait adéquatement la question comme une lutte de deux lignes au sein de la social-démocratie allemande. Et au sens strict, la proposition révisionniste d’Eduars Bernstein fut écrasée au sein de la social-démocratie allemande. Si à son congrès de 1898, il y eut une agitation menée par ses partisans, ses thèses sont réfutées par une écrasante majorité aux congrès de 1899, 1901 et 1903.

Cependant, les révisionnistes ne furent pas expulsés et de manière régulière ils revenaient à la charge. Ils synthétisaient leur ligne, comme avec l’ouvrage d’Eduard Bernstein, Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie, en février 1899.

Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie,
édition de 1906

On a ici un aspect prégnant dans la social-démocratie, le souci de l’unité à tout prix, au-delà de la question programmatique et des besoins organisationnels. Le principal responsable de ce positionnement centriste est Karl Kautsky, au grand dam de la gauche du Parti – Wilhelm Liebknecht, Clara Zetkine, Rosa Luxembourg, Franz Mehring.

Karl Kautsky avait une conception philosophique évolutionniste, largement influencé par le darwinisme. Le matérialisme historique était pour lui tout à fait juste, mais il l’appréhendait formellement, par incompréhension du matérialisme dialectique. Avec l’irruption du révisionnisme, son positionnement commença à devenir intenable et le basculement vers la droite commença.

Ainsi, au congrès de 1899 à Hanovre, August Bebel fit une motion de dénonciation du révisionnisme, voté par 216 voix contre 21. Mais il n’eut aucune conséquence, aucune rupture n’en étant la conséquence.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Staline: Discours au 19e congrès

14 octobre 1952, clôturant le XIXe congrès du Parti

[Il s’agit du dernier discours de Staline.]

Camarades!

Permettez-moi de remercier, au nom de notre congrès, tous les partis et groupes frères dont les représentants ont honoré notre congrès de leur présence ou qui lui ont adressé des messages de salutation, de les remercier pour leurs saluts amicaux, pour leurs vœux de succès, pour leur confiance. (Vifs applaudissements prolongés se transformant en ovation.)

Nous attachons un prix particulier à cette confiance car elle exprime la détermination à soutenir notre parti dans sa lutte pour l’avenir radieux des peuples, dans sa lutte contre la guerre, dans sa lutte pour le maintien de la paix. (Vifs applaudissements prolongés.)

Ce serait une erreur de croire que notre parti, devenu une force puissante, n’a plus besoin de soutien. C’est inexact. Notre parti et notre pays ont toujours eu et auront toujours besoin de la confiance, de la sympathie et du soutien des peuples frères de l’étranger.

Ce soutien présente la particularité suivante : tout soutien apporté aux aspirations pacifiques de notre parti par n’importe quel parti frère signifie en même temps que celui-ci apporte son soutien à son propre peuple dans sa lutte pour le maintien de la paix.

Lorsqu’en 1918-1919, lors de l’agression armée de la bourgeoisie anglaise contre l’Union soviétique, les ouvriers anglais organisèrent la lutte contre la guerre sous le mot d’ordre « Bas les pattes devant la Russie ! », c’était un soutien, avant tout un soutien apporté à la lutte de leur peuple pour la paix, et aussi ensuite un soutien à l’Union soviétique.

Lorsque le camarade Thorez ou le camarade Togliatti déclarent que leurs peuples ne feront pas la guerre aux peuples de l’Union soviétique (vifs applaudissements), c’est un soutien, en premier lieu un soutien aux ouvriers et aux paysans de France et d’Italie en lutte pour la paix, et puis aussi un soutien aux aspirations pacifiques de l’Union soviétique.

Cette particularité du soutien réciproque s’explique par le fait que les intérêts de notre parti, loin d’être contraires aux intérêts des peuples épris de paix, se confondent avec eux. (Vifs applaudissements.)

Quant à l’Union soviétique, ses intérêts sont absolument inséparables de la cause de la paix dans le monde entier.

On conçoit que notre parti ne puisse pas demeurer en reste vis-à-vis des partis frères et qu’il doive lui-même soutenir à son tour ces partis ainsi que leurs peuples dans leur lutte pour la libération, dans leur lutte pour le maintien de la paix. Comme on le sait, c’est précisément ainsi qu’il agit. (Vifs applaudissements.)

Après la prise du pouvoir par notre parti en 1917, et lorsqu’il eut appliqué des mesures effectives pour liquider le joug des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, les représentants des partis frères, admirant la vaillance et les succès de notre parti, lui ont donné le titre de « Brigade de choc » du mouvement révolutionnaire et ouvrier mondial.

Ils exprimaient ainsi l’espoir que les succès de la « Brigade de choc » allégeraient la situation des peuples gémissant sous le joug du capitalisme.

Je pense que notre parti a justifié ces espoirs, surtout dans la période de la deuxième guerre mondiale, lorsque l’Union soviétique, en écrasant la tyrannie fasciste allemande et japonaise, a délivré les peuples d’Europe et d’Asie de la menace de l’esclavage fasciste. (Vifs applaudissements.)

Bien sûr, il fut très difficile de remplir ce rôle d’honneur tant que cette « Brigade de choc » était la seule et tant qu’elle dut jouer ce rôle d’avant-garde presque toute seule. Mais cela relève du passé.

Maintenant il en va tout autrement. Maintenant, alors que de la Chine et de la Corée à la Tchécoslovaquie et à la Hongrie sont apparues de nouvelles « Brigades de choc » sous la forme des pays de démocratie populaire, maintenant, il est devenu plus facile pour notre parti de lutter et le travail lui-même se fait plus gaiement. (Vifs applaudissements prolongés).

Les partis communistes, démocratiques ou ouvriers et paysans qui n’ont pas encore accédé au pouvoir et qui continuent à travailler sous le talon des lois draconiennes de la bourgeoisie méritent une attention particulière. Il leur est, bien entendu, plus difficile de travailler.

Cependant, il ne leur est pas aussi difficile de travailler qu’il nous le fut à nous, les communistes russes, dans la période du tsarisme, alors que le moindre mouvement en avant était qualifié de crime des plus graves.

Cependant, les communistes russes ont tenu, ils ne se sont pas laissé effrayer par les difficultés et ils ont remporté la victoire. Il en sera de même pour ces partis.

Pourquoi, après tout, n’est-il pas aussi difficile à ces partis de travailler qu’aux communistes russes de la période tsariste?

Premièrement, parce qu’ils ont devant les yeux les exemples de lutte et de succès de l’Union soviétique et des pays de démocratie populaire. Par conséquent, ils peuvent tirer profit des erreurs et des succès de ces pays et faciliter ainsi leur travail.

Deuxièmement, parce que la bourgeoisie elle-même, ennemi principal du mouvement de libération, est devenue autre, qu’elle a sérieusement changé, qu’elle est devenue plus réactionnaire, qu’elle a perdu ses liens avec le peuple, et que par là même elle s’est affaiblie.

On conçoit que cette circonstance doive également faciliter le travail des partis révolutionnaires et démocratiques. (Vifs applaudissements.)

Autrefois, la bourgeoisie se permettait de jouer au libéralisme, elle défendait les libertés démocratiques bourgeoises et se créait ainsi une popularité.

Maintenant, il ne reste plus trace du libéralisme. Les prétendues « libertés individuelles » n’existent plus, les droits de l’individu ne sont reconnus maintenant qu’à ceux qui possèdent un capital, et tous les autres citoyens sont considérés comme un matériel humain brut, bon seulement à être exploité.

Le principe de l’égalité en droits des hommes et des nations est foulé aux pieds, il est remplacé par le principe qui donne tous les droits à la minorité exploiteuse et prive de droits la majorité exploitée des citoyens.

Le drapeau des libertés démocratiques bourgeoises est jeté par-dessus bord. Je pense que ce drapeau, c’est à vous, représentants des partis communistes et démocratiques, de le relever et de le porter en avant si vous voulez rassembler autour de vous la majorité du peuple. Nul autre que vous ne peut le relever. (Vifs applaudissements.)

Autrefois, la bourgeoisie était considérée comme la tête de la nation, elle défendait les droits et l’indépendance de la nation, les plaçant « au-dessus de tout ». Maintenant, il ne reste plus trace du « principe national ». Maintenant, la bourgeoisie troque les droits et l’indépendance de la nation contre des dollars. Le drapeau de l’indépendance nationale et de la souveraineté nationale est jeté par-dessus bord.

Sans aucun cloute c’est à vous, représentants des partis communistes et démocratiques, de relever ce drapeau et de le porter en avant, si vous voulez être des patriotes, si vous voulez devenir la force dirigeante de la nation. Nul autre que vous ne peut le relever. (Vifs applaudissements.)

Telle est actuellement la situation. On conçoit que toutes ces circonstances doivent faciliter le travail des partis communistes et démocratiques qui n’ont pas encore accédé au pouvoir. Par conséquent, il y a tout lieu de compter sur les succès et sur la victoire des partis frères dans les pays où domine le capital. (Vifs applaudissements.) Vivent nos partis frères ! (Applaudissements prolongés.)

Bonne santé et longue vie aux dirigeants des partis frères ! (Applaudissements prolongés.) Vive la paix entre les peuples ! (Applaudissements prolongés.)

A bas les fauteurs de guerre ! (Tout le monde se lève. Applaudissements enthousiastes et prolongés se transformant en ovation. On entend les acclamations : « Vive le camarade Staline ! », « Pour le camarade Staline, hourra ! », « Vive le grand guide des travailleurs du monde, le camarade Staline ! », « Pour le grand Staline, hourra ! », « Vive la paix entre les peuples! ». « Hourra ! ».)

=>Oeuvres de Staline

=>Retour au dossier sur le XIXe congrès du PCUS(b)

La sixième séquence de la grande guerre patriotique: la prise de Berlin

À partir des dix coups de Staline, l’armée rouge est un rouleau compresseur que plus rien n’arrête. Pour la ville de Königsberg, 580 000 soldats des armées nazies font face à 2,6 millions de soldats soviétiques, c’est l’écrasement, certaines poches étant sciemment encerclées sans être attaquées, afin d’épuiser l’ennemi.

Au début de l’année rouge 1945, l’armée est à Varsovie.

L’offensive soviétique de janvier à mars 1945

En une dernière poussée, l’armée rouge arrive à Berlin en avril. Ses effectifs sont de 2,5 millions de soldats, avec 6 250 chars et 7 500 avions (les armées nazies disposaient lors de l’opération Barbarossa de 3 millions de soldats, 3 600 chars et 2 258 avions). La ville capitule le 2 mai.

Le 8 mai, l’Allemagne nazie capitulait, c’est-à-dire le 9 mai pour l’URSS en raison du décalage horaire.

35,5 millions de soldats soviétiques auront participé à la guerre, dont 490 000 femmes. Autour de 12 millions d’entre eux ont perdu la vie, dont plus de trois millions dans les camps nazis.

Le titre de Héros de l’Union soviétique a été décerné à 11 681 soldats, 2 532 personnes recevant l’Ordre de la Gloire, pour courage exceptionnel.

14,6 millions de civils ont perdu la vie, 2,2 millions de personnes étant mortes dans le cadre du travail forcé en Allemagne, 7,4 millions étant exterminées, dont 1,3 millions car Juives.

1710 villes ont été pillées par les armées nazies, ainsi que plus de 70 000 villages. 32 000 usines ont été détruites, 98 000 fermes collectives et 2 890 stations de machines et de tracteurs pillées.

En 1944, 60 000 soldats de l’armée nazie défilaient à Moscou, mais comme prisonniers de guerre. La victoire, en 1945, revenait à l’URSS de Staline.

La cinquième séquence de la grande guerre patriotique: les dix coups de Staline

L’effondrement au Sud-Ouest des armées nazies assit celui au Nord. La ville de Leningrad, qu’Adolf Hitler entendait entièrement raser avec l’appui finlandais, sortit le 27 janvier 1944 d’un siège de 872 jours, avec un blocus terrible. Un million d’habitants est mort de faim.

La ville était cernée par la Finlande au Nord, par les armées nazies au sud, alors qu’une poche se maintenait isolée à l’Ouest et qu’une autre poche existait à l’Est, elle seule reliée au reste de l’URSS.

Tanya Savicheva, né le 23 janvier 1930, écrivit un petit journal de bord ; elle décédera de tuberculose après l’évacuation, le 1er juillet 1944. Sur l’un des feuillets on lit : Jenya est morte le 28 décembre à midi, 1941

Grand-mère est morte le 25 janvier à trois heures, 1942

Leka est morte le 17 mars 1942, à cinq heures le matin, 1942

Oncle Vasya est mort le 13 avril à deux heures le matin, 1942

Oncle Lesha le 10 mai, à quatre heures de l’après-midi, 1942

Maman le 13 mai à 7h30 le matin, 1942

Les Savichev sont morts

Tout le monde est mort

Il ne reste que Tanya

Un exemple d’héroïsme se déroula à l’Institut de production végétale, qui disposait d’un très grand fond de graines spécialisées mais que les employés refusèrent catégoriquement d’utiliser pour se nourrir, afin de servir la science. 28 d’entre eux moururent de faim.

La libération de Leningrad rentre dans le cadre d’une vaste offensive menée sur tout le front, divisée en dix opérations qui furent surnommées les dix attaques de Staline, celui-ci ayant employé l’expression des « dix oups » lors du 27e congrès des députés du Soviet de Moscou, en novembre 1944.

L’URSS dispose en janvier 1944 de 6,5 millions de soldats, de 5 600 tanks, de 8 800 avions, contre 4,3 millions de soldats aux forces de l’Axe, 2 300 tanks, 3 000 avions. L’Allemagne nazie a perdu, alors que de toutes façons les États-Unis et les Britanniques, avec les Français, ont également débarqué en Sicile en juillet 1943, prolongeant par le débarquement en Normandie en juin 1944.

Les dix coups emportèrent littéralement les armées nazies. L’opération Bagration marqua un parcours de 600 km sur une ligne de front de 1000 km, en deux mois, provoquant le plus grand désastre qu’ait connu l’armée allemande, avec pratiquement 300 000 tués et toute l’armée nazie du centre structurellement anéantie.

Les opérations soviétiques d’août à décembre 1944

En août 1944, la route menant à Berlin était ainsi ouverte ; le nom de l’opération faisait référence au prince géorgien Pyotr Bagration (1765-1812), qui fut un général russe lors des guerres napoléoniennes.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La quatrième séquence de la grande guerre patriotique: réussite de la contre-offensive

Les armées nazies avaient été repoussées dans leur offensive du Caucase, mais pas anéanties : l’encerclement avait échoué. La réponse nazie fut l’opération citadelle, avec 900 000 soldats, 2000 avions, 2700 chars, 10 000 canons, soit sa plus grande mobilisation historique. Il s’agissait, dans le prolongement des initiatives passées, de chercher une bataille décisive.

Cependant, l’URSS n’était plus simplement dans une position de contre-offensive cette fois. Elle avait énormément étudié tous les événements depuis 1941 et entièrement modernisé sa lecture des opérations d’envergure. Le rapport de force avait également changé. L’URSS mobilisa en effet contre l’opération citadelle 1 900 000 soldats, 2700 avions, 3300 chars, 19 300 canons.

L’URSS se prépara donc à une défense extrêmement bien élaborée pour faire face à l’offensive nazie. Cela donna la plus grande bataille de chars de l’Histoire, ainsi que la plus grande bataille aérienne, à égalité avec la bataille d’Angleterre.

Si les armées nazies réussirent leur pénétration visant à former un étau, les armées soviétiques au prix d’importantes pertes firent craquer le front, au nord avec l’opération Koutouzov et au sud avec l’opération Roumiantsev. Les deux opérations ont leur nom faisant référence à des hauts responsables militaires russes et reflètent la stratégie soviétique.

Le général en chef des armées de Russie Mikhaïl Koutouzov (1745-1813) fut celui qui organisa la contre-offensive à l’invasion napoléonienne et le maréchal Piotr Alexandrovitch Roumiantsev (1725-1796) fut notamment actif militairement en Ukraine.

Il faut bien saisir ici que, tactiquement, ce qu’on appelle en général la « bataille de Koursk » fut une victoire tactique pour les armées nazies, qui essuyèrent cinq fois moins de perte. Mais les allusions à Koutouzov et Roumiantsev montrent que l’URSS raisonnant en termes d’opération et à ce titre, ce fut un triomphe soviétique.

Forcées à la défensive, les armées nazies cherchèrent à faire de la Dniepr un barrage naturel.

Cependant, la contre-offensive soviétique se prolongea avec l’opération Chernihiv-Pripyat comme front central, l’opération Sumy-Pryluk comme front Voronej, l’opération Poltava-Kremenchug comme front des steppes.

Ces trois fronts s’étalaient sur 700 km de long et l’armée rouge l’enfonça sur 250-300 km vers l’Ouest en un mois. Les armées nazis pratiquèrent systématiquement la politique de la terre brûlée lors de leur retraite, menant d’innombrables crimes, ce qui força l’armée rouge à intervenir d’autant plus vite, quitte à perdre de nombreuses forces.

Alors que la ligne de front faisait 1400 km, 2 650 000 soldats, 2400 tanks et 2850 avions se précipitèrent sur une ligne de 300 km pour franchir la Dniper en force. Les armées nazies avaient fait de l’autre rive du fleuve la ligne Panther-Wotan, avec des centaines bunkers, des fossés antichars, des barbelés, des fortifications, etc.

Les armées nazies ne purent tenir le choc et l’élan de l’armée rouge alla jusqu’à Kiev, définitivement libérée à la fin de 1943.

L’offensive soviétique de juillet à décembre 1943

Dans les premiers mois de 1944, de multiples offensives se concrétisèrent pour aller encore plus à l’Ouest, écrasant les forces allemandes, roumaines et hongroises, infligeant les coups humains et matériels les plus forts depuis Stalingrad.

L’offensive soviétique de décembre 1943 à avril 1944

Les armées nazies cherchèrent à tout prix à maintenir le front, faisant venir de l’Ouest pas moins de 550 000 soldats et 853 tanks. Mais il était trop tard : la contre-offensive s’était transformée en rouleau compresseur, tout le sud-ouest de l’Union Soviétique était reconquis et déjà la Roumanie se préparait à abandonner l’Allemagne nazie.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique

La troisième séquence de la grande guerre patriotique: échec de la contre-offensive et Stalingrad

L’échec du blitzkrieg et l’impossibilité de conquérir Moscou ramenèrent les armées nazies à privilégier deux cibles : Leningrad et Stalingrad. Il s’agissait de contourner la contre-offensive soviétique au centre en visant le nord et le sud. Deux victoires auraient permis de s’appuyer sur la Finlande et la Turquie, ainsi que de pousser le Japon à une intervention anti-soviétique directe.

Le plan stratégique nazi devint alors Fall blau (cas bleu, opération Braunschweig).

Il était pourtant déjà absolument clair que l’Allemagne nazie avait perdu la partie. Elle avait perdu alors 750 000 soldats, bien moins que l’URSS avec 5 millions de soldats. Elle occupait de vastes territoires agricoles, les villes industrielles de Minsk, Kiev, Odessa, Dniepropetrovsk, Kharkov, Smolensk, le Donbass.

Au 1er décembre 1941, l’Allemagne nazie occupe en territoire soviétique pas moins que la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, une partie importante de la Russie.

Cependant, l’URSS avait un État parfaitement organisé, unifié et porté par les masses, tandis que l’échec de l’opération Barbarossa avait puissamment ébranlé les généraux nazis. L’URSS avait également évacué à l’Est du pays de nombreuses ressources : 2600 entreprises rien qu’en 1941, 10 millions d’ouvriers, 2,3 millions d’animaux d’élevage.

Ainsi, les batailles de Leningrad et de Stalingrad ne représentent nullement un tournant au sens strict, ce sont des expressions d’une troisième séquence, aboutissant au moment où les armées nazies ne peuvent tout simplement plus tenter quelque chose, alors que leur offensive a déjà été brisée lors de la seconde séquence.

Ce qui a permis à l’Allemagne nazie l’opération Fall blau, c’est le manque d’expérience soviétique.

Il était espéré que 1942 soit un tournant complet et que les armées nazies soient écrasées rapidement. Il n’en fut pas ainsi : la contre-offensive de l’URSS s’est ainsi brisée sur les forces allemandes à Kharkov de mai à juillet 1942, terminant en encerclement et en écrasement.

Les armées nazies écrasèrent également la contre-offensive à Voronej – sans parvenir à maîtriser l’autre rive de la rivière du même nom. Elles purent alors de nouveau tenter d’aller vers le Caucase, prenant Rostov-sur-le-Don, arrivant à Stalingrad. D’ici février 1943, elles perdirent cependant toutes leurs avancées.

Arrivées alors à Stalingrad, les armées nazies s’enlisèrent littéralement malgré leur démarche de destruction de la ville.

La bataille de juillet à novembre 1942 se termina en encerclement, permettant ensuite l’écrasement en janvier 1943. C’était la victoire de de l’opération Saturne, prolongement de l’opération Uranus avec plus d’un million de soldats soviétiques face à plus de 250 000 soldats allemands, quasiment 150 000 soldats roumains, 220 000 soldats italiens, 200 000 soldats hongrois.

Stalingrad

L’opération Mars avait également joué un grand rôle en bloquant de nombreuses troupes allemandes. Et l’écrasement signifiait également l’échec de la poussée allemande dans le Caucase, avec une contre-offensive soviétique. En février 1943, au sommet du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe culminant à 5 642 mètres, le drapeau nazi est remplacé par le drapeau soviétique.

L’offensive soviétique en hiver, décembre 1942-février 1943

L’URSS avait échoué dans sa première contre-offensive, par manque de connaissances pratiques, mais elle apprenait donc rapidement et disposait de ce qu’il fallait. Son industrie de guerre était d’une redoutable efficacité, avec une mobilisation qui a été générale. 10 millions d’ouvriers étaient partis pour l’Oural, 2600 usines étant démontées et transportés. Dès la fin de 1942, l’URSS produisait plus d’armement que l’Allemagne nazie, alors que 50 % de sa partie européenne était occupée.

=>Retour au dossier sur la grande guerre patriotique