Résolution sur le Rapport du CEIC au cinquième congrès de l’Internationale Communiste

Le 5e Congrès de l’IC approuve sans réserve le fonctionnement du CEIC depuis le 4e Congrès et constate que sous sa direction juste et ferme, l’IC est presque partout sortie plus forte de cette étape d’attaques acharnées du capital combattant pour sa dictature.

Dans ces dix-huit mois, l’offensive du capital, déjà commencée auparavant, s’est développée, dans la plupart des pays capitalistes, en agressions violentes contre le prolétariat révolutionnaire ; ainsi, en Bulgarie, en Italie, en Allemagne, en Pologne, en Finlande, en Roumanie, en Yougoslavie, en Espagne, au Japon et aux Indes. Même en France, les représailles contre les grévistes et les arrestations en masse de communistes sont à l’ordre du jour ; en Tchécoslovaquie, ce sont les lois d’exception ; en Autriche, les crimes fascistes ; en Norvège, depuis de longs mois, les incursions presque journalières de la police, la justice de classe et la formation d’une garde-blanche Le mouvement communiste n’a pas subi ces attaques sans de lourdes pertes. Il n’a pas toujours évité les erreurs et les déviations.

Cependant, dans aucun pays, la puissance capitaliste n’a été en état de briser l’organisation de l’avant-garde communiste, ni de l’isoler du gros du prolétariat.

En Italie même, l’extermination systématique du communisme ne put causer le moindre dommage à son influence sur les masses, pas même aux élections parlementaires.

En Bulgarie, après leur défaite sanglante, les ouvriers et les paysans qui avaient combattu sous la direction des communistes se rallièrent immédiatement et unanimement, lors des élections, autour du drapeau communiste

En Allemagne, après la grande défaite du mouvement, après une dangereuse crise intérieure et les persécutions les plus brutales, le PC a rapidement reformé ses rangs, s’est donné une ferme direction et a démontré, par une brillante victoire électorale où il a recueilli 3 millions de voix, que sa force révolutionnaire est plus grande et plus ferme que jamais. En France et en Tchécoslovaquie, les victoires électorales des communistes ont manifesté un progrès évident de l’influence du communisme sur les masses.

En face de ces grandes luttes de classes, le CEIC a pris diverses mesures d’un caractère décisif pour la juste orientation des Sections.

Le Congrès tient notamment à constater les cas suivants :

§1. Aux Conférences internationales d’Essen et de Francfort au printemps de 1923, le CEIC indique justement l’objectif concret de préparation révolutionnaire intense imposé par l’occupation de la Ruhr au prolétariat occidental, surtout aux PC d’Allemagne et de France.

§2. Lorsqu’en août, la montée du mouvement révolutionnaire annonça en Allemagne l’approche d’une situation favorable à la lutte décisive pour le pouvoir, le CEIC a justement demandé l’orientation immédiate du Parti vers cet objectif immédiat ; il lui a accordé à cet effet tout le concours possible et a mobilisé plusieurs Sections pour soutenir le plus vigoureusement possible la révolution allemande.

§3. Après la capitulation d’octobre, effectuée presque sans combat et rendue possible par la trahison des chefs social-démocrates et l’insuffisance de la direction communiste, il était absolument juste et nécessaire que le C.E., averti par la gauche du PC allemand, et avec le soutien de cette gauche, soumit à une sévère critique l’attitude opportuniste du CC, condamnât sa déformation de la tactique du front unique lors de l’expérience saxonne et, par une lutte encore plus impitoyable contre l’opportunisme, en tirant les conséquences politiques.

§4. Le CEIC avait déjà critiqué, d’après la conception de la gauche, les déraillements opportunistes du Congrès de Leipzig ; il avait, par deux fois avant octobre, complété la Centrale désignée à Leipzig en y faisant entrer des représentants de l’opposition de gauche.

Maintenant, avec son concours, l’union de la gauche et du centre en un bloc de combat contre la droite fut réalisée et la direction confiée à ce bloc, dans la certitude que le Parti approuverait et confirmerait cet éloignement de la droite banqueroutière. C’est ce qui arriva.

Cette solution énergique vint en aide au Parti allemand, écarta le danger de scission provoqué par les antagonismes intérieurs insurmontables et empêcha la crise du Parti allemand de dégénérer en une crise de toute l’Internationale à la suite de la panique déjà sensible çà et là chez les éléments incertains. Le mérite en revient à la classe ouvrière allemande comme au Parti allemand, qui ont exigé avec la dernière énergie l’extirpation des déviations de droite et qui, avec le soutien de l’IC ont trouvé en eux la force de sortir sans découragement et sans affaiblissement d’une crise aussi grave.

§5. En face des dangers de déviation de droite que l’application de la tactique du front unique avait fait apparaître plus menaçants qu’on ne s’y attendait, le CEIC a repoussé énergiquement, comme une interprétation opportuniste, toute tentative de faire de cette tactique plus qu’une méthode révolutionnaire d’agitation et de mobilisation des masses, toute tentative de faire servir le mot d’ordre du gouvernement ouvrier et paysan non pas à une agitation pour la dictature prolétarienne, mais à une coalition pour la démocratie bourgeoise. Aux représentations opportunistes de la social-démocratie le CEIC a opposé son véritable caractère d’aile gauche de la bourgeoisie

§6. Mettant à profit la leçon des événements d’Allemagne pour perfectionner l’organisation communiste, le CEIC a pris d’énergiques mesures, en Allemagne et ailleurs, pour la construction des Cellules d’entreprises, comme base des Partis. Ces mesures ont conduit, dans plusieurs pays, à des résultats sensibles.

§7. En face de la passivité à courte vue et opportuniste qui s’était révélée dans l’attitude du CC bulgare lors du coup d’État de juin 1923, Le CEIC s’est immédiatement efforcé par une critique franche et très instante, de pousser le Parti bulgare dans la voie d’une sérieuse préparation de la lutte armée en vue d’une attaque à prévoir de la contre-révolution.

Mais il n’a pas réussi alors à faire admettre suffisamment son point de vue par la direction du Parti. Ce n’est qu’après sa défaite que ce point de vue fut adopté, et, sur cette plate- forme, que le PCB resserra ses rangs et se débarrassa de son aile droite pourrie.

§8. De même en France avec la collaboration du CEIC et avec le soutien de la majorité du CD, le PC fut épuré de la plus grande part du ballast opportuniste et consolidé. La même opération s’est accomplie en Norvège avec les plus grandes difficultés : les communistes, minorité mal organisée, ont mené dans le Parti ouvrier opportuniste une rude lutte de fraction, sans cesse exposés au danger d’être jetés à la porte par une direction hostile au communisme.

L’ambition sans borne des chefs opportunistes se changeant de plus en plus en sabotage déclaré et systématique des décisions de l’Internationale et même en désertion effrontée après la défaite d’octobre, il est impossible de tolérer la continuation de ces menées au nom du communisme.

Quoi qu’il fut à prévoir qu’en cas de rupture de la direction avec l’IC, de bons prolétaires suivraient leurs chefs anti-communistes, le CEIC a dû demander au Congrès National du Parti norvégien une décision nette pour ou contre la loyale collaboration avec l’Internationale. D’où la scission et la fondation du PC de Norvège. Pendant ces 6 mois, le PCN acquit l’autorité d’un grand Parti révolutionnaire, par son activité et surtout par sa participation active aux grands conflits du travail.

La lutte des adversaires norvégiens de l’Internationale a eu en Suède, avec les attaques des éléments de droite, un écho qui causa quelques panique, mais fut éteint par le C.E.

§9. Le Parti Polonais a pris à son 2e Congrès, avec la participation active du CEIC, des résolutions qui fournissent un terrain bolchevik solide de sa croissance et sa consolidation. Mais son CC n’a pas déployé dans sa conduite pratique, en particulier lors des grands combats d’octobre, l’activité révolutionnaire voulue. Dans les questions russe et allemande, il a soutenu la droite et cherché à étouffer dans ses rangs, toute critique de gauche.

§10. Le P. C. Tchécoslovaque n’a pas été exempt de fautes et de déviations opportunistes, ce qui est apparu entre autres dans son interprétation des décisions du 4e Congrès sur le front unique et le gouvernement ouvrier. Des hésitations et des confusions opportunistes se sont aussi fait jour chez lui dans les questions russe et allemande.

Le Parti y a déployé dans certains domaines une activité plus grande, mais il n’a pas su rattacher les Interventions parlementaires aux actions des masses prolétariennes ni préparer convenablement ces dernières aux futurs combats révolutionnaires.

§11. Des mouvements de masse de la classe ouvrière en Hongrie montrent que la situation est mûre pour l’organisation et la construction d’un PC Aux communistes hongrois incombe to tâche de l’organisation du Parti et, pour avancer ce travail, de hâter la liquidation déjà commencée des conflits de fractions.

§12. Des déviations de droite se révélèrent aussi dans les Partis britannique et américain sur la question du front unique et des rapports du PC avec les chefs du Labour Party «tiers parti» de la bourgeoisie, le CEIC a réussi à convaincre les camarades anglais et américains de la nécessité de réviser leurs opinions. Les problèmes originaux et nouveaux posés par le mouvement révolutionnaire anglo-saxon ont été traités en détail à plusieurs reprises par le CEIC et réclameront encore d’avantage à l’avenir l’attention de la direction internationale.

§13. Le CEIC a également, le cas échéant combattu les déviations d’extrême-gauche. Dans une fraction du PC italien subsiste toujours un dogmatisme non marxiste qui refuse par principe de régler la tactique sur des situations concrètes et par là entrave la capacité de manœuvre du Parti.

Le PCI, s’il veut devenir un Parti de masses, doit se placer aujourd’hui sans réserve sur le terrain tactique de l’IC. La fusion des [illisible] avec le PC résoudra une question qui a causé des désaccords entre le PCI et l’IC Mais même après cette fusion, le PCI devra se préoccuper de conquérir les masses qui appartiennent aujourd’hui au P.S.

§14. Dans les Syndicats, des progrès sont à constater dans bien de pays vers l’unité et l’intensité du travail (surtout en France). Des succès considérables (entre autres en Angleterre) ont été obtenus. En Allemagne, un état d’esprit d’extrême-gauche provoqué l’hiver dernier par la bureaucratie réformiste a amené une masse de communistes et de sympathisants à sortir des Syndicats.

Le PC ne s’étant pas pendant un certain temps opposé catégoriquement à cette dangereuse déviation, le CEIC est intervenu de la façon la plus instante jusqu’à ce que la décision du Congrès de Francfort ait mis un terme à ce phénomène catastrophique et a mené un renversement total d’opinion en faveur du travail révolutionnaire au sein des Syndicats.

§15. La propagande parmi les classes moyennes semi-prolétariennes et petites-bourgeoises a été souvent recommandée aux Sections pour enlever sa base au fascisme. On a en effet obtenu d’importants succès par cette tactique en Allemagne, en Italie presque aucun.

§16. Le CEIC n’a cessé de recommander à toutes les Sections une agitation permanente et active en vue de gagner les paysans pauvres à la cause de la révolution prolétarienne. À cet effet le mot d’ordre de «gouvernement ouvrier» a été élargi en la formule «gouvernement ouvrier et paysan». La fondation de l’Internationale Paysanne, initiative de la plus haute importance, s’est opérée avec le concours énergique du CEIC.

L’élaboration d’une politique agraire communiste indépendante s’imposera prochainement à presque toutes nos Sections.

§17. En ce qui concerne la question des nationalités, le CEIC a maintes fois rappelé à l’ordre, pour exécution défectueuse des résolutions du 2 e Congrès, les Sections pour lesquelles ce problème est d’une importance vitale. Le principe essentiel du léninisme, exigeant une action énergique et incessante des communistes pour le droit des peuples à disposer de leur sort (jusqu’à se séparer et former un État indépendant) n’a pas encore été appliqué par toutes les Sections comme il convient.

§18. À côté de la nécessité de gagner les sympathies des masses paysannes et des minorités nationales opprimées, le C.E a maintes fois souligné dans ses directives l’importance qu’il y a à obtenir de l’alliance des mouvements d’émancipation nationale des peuples coloniaux et de tous les peuples orientaux au prolétariat révolutionnaire des pays capitalistes. Cela suppose non seulement une extension de la liaison immédiate du CEIC avec les mouvements d’émancipation nationale d’Orient, mais encore un contact étroit entre les Sections des pays impérialistes et les colonies de ces pays et avant tout, dans chaque pays, une lutte permanente et acharnée contre la politique coloniale de la bourgeoisie. À ce point de vue l’action communiste est partout très faible.

Pour le travail dans l’armée, le CEIC, de concert avec l’ICJ, a obtenu de remarquables résultats préparatoires (dans la Ruhr). Des Sections qui avaient à combattre les plus fortes puissances impérialistes ont trop souvent négligé les leçons de Lénine sur la guerre à la guerre et ont dû être rappelées à l’ordre par le CEIC.

Cette ligne de conduite du CEIC qui est celle de la stratégie de la tactique et de l’organisation léniniste, elle et pas une autre, doit continuer à servir de fil conducteur à toutes les Sections de l’Internationale

La bolchévisation des PC doit être réalisée conformément au testament de Lénine, en prenant en considération l’état de chaque pays.

Ce travail commence à se développer dans ce sens. Cependant dans beaucoup de Sections, les Comités centraux, les groupements et les membres commencent, quoique lentement, à manifester plus d’activité. Parfois se font remarquer dans les meilleurs partis, l’initiative authentique, l’énergie du choc, la capacité intelligente de manœuvre de la discipline consciente d’organisation de combat, véritablement révolutionnaires.

Il faut mener à bonne fin cette bolchévisation inlassablement, systématiquement et sans relâche. La conscience du rôle de chef révolutionnaire du PC et de l’IC doit entrer dans le sang de chaque organe et de chaque membre du Parti, de façon à susciter de leur part cette fidélité inébranlable qui fait du Parti une organisation bolchévique et de l’Internationale un Parti mondial triomphant.

Présentement, il manque encore beaucoup à l’IC pour être un vrai Parti mondial. Le Congrès rappelle aux Sections leur devoir, plus effectif que jamais, de prendre part à la solution des problèmes internationaux, par l’envoi régulier d’informations et de correspondances, et à la direction collective de l’IC, par la délégation de leurs meilleurs membres au CEIC.

L’expérience a montré qu’il est souvent impossible de convoquer les congrès nationaux après le congrès mondial. Le congrès supprime cette obligation. Les congrès nationaux (ordinaires et extraordinaires) ne peuvent cependant être convoqués que d’accord avec le CEIC.

Le Congrès charge le CEIC de veiller plus strictement encore que jusqu’ici à la discipline de fer de toutes les Sections et de tous les dirigeants. Il constate que dans certains cas le CEIC, pour ne pas nuire au prestige de camarades de grand mérite, n’est pas intervenu avec l’énergie suffisante contre les infractions à la discipline.

Il charge le CEIC, le cas échéant, d’agir avec plus de décision et de ne pas reculer devant les mesures exceptionnelles. Dans chaque pays et dans les organisations communistes, il faut travailler à fondre les Sections de l’IC en un seul et même Parti mondial.

Avec cette ferme décision, l’Internationale affrontera les prochains combats, plus riche d’expériences, plus forte que jamais, plus pleine encore de volonté de lutte et de confiance en la victoire.

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La bolchevisation comme réponse lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste

La direction de l’Internationale Communiste pensait faire face à une ultra-gauche et une tendance droitière, elle ne devinait pas encore que les deux s’allieraient pour former le trotskysme. Si le cinquième congrès fut ainsi largement consacré à dénonciation de la tendance droitière, a posteriori la question de l’ultra-gauche apparut comme d’autant plus importante.

Clara Zetkine, lors d’une réunion élargie du Comité exécutif de l’Internationale Communiste le 30 mars 1925, expliqua que le cinquième congrès avait été marqué par le fait de repousser tant l’opportunisme de droite que « le putschisme fantastique, le romantisme révolutionnaire » de gauche.

Alfred Kurella résume cela, dans Les dangers d’extrême-gauche dans l’Internationale Communiste, publié dans les Cahiers du Bolchévisme d’août 1926, en disant :

« Les petit-bourgeois à allure révolutionnaire combattirent par tous les moyens la tactique du front unique et des revendications partielles, faite pour empêcher les Partis communistes de s’isoler des masses. Ils se déclarèrent contre la politique communiste du travail dans les syndicats.

Ils préconisèrent la sortie des syndicats et la création de nouvelles organisations syndicales beaucoup plus étroites. Enfin ils introduisirent dans les partis communistes un régime intérieur qu’on a justement baptisé centralisme bureaucratique.

Ils « purifièrent » les partis communistes de tous les éléments qui résistaient à leur politique sectaire et firent des Partis communistes des organisations fermées, dans lesquelles les masses des ouvriers n’eurent plus aucune confiance. »

Pour cette raison, le cinquième congrès passe tout le temps inaperçu pour les commentateurs bourgeois. Pour eux, les premiers congrès sont marqués par les débuts, la mise en place, les sixième et septième par la « stalinisation ». Il leur est nécessaire d’effacer le cinquième, car les tenants du trotskysme s’affrontaient alors comme tendance droitière et comme ultra-gauche.

Inversement, le cinquième congrès apparaît comme la première opposition, encore indirecte, entre la tradition bolchevique et le trotskysme.

Le cinquième congrès exigeait que soit cessé la convergence avec la social-démocratie de la part de la tendance droitière, ce qui consistait en un appel à la bolchevisation. Il fallait rompre avec les traditions erronées de la social-démocratie et assumer son prolongement révolutionnaire, le bolchevisme.

L’ultra-gauche était considérée comme un sous-produit du combat contre la tendance droitière, mais très rapidement il se révéla qu’en réalité, il y avait une révolte post-social-démocrate, sous la forme du trotskysme, combinant tendance droitière et ultra-gauche, qui n’étaient que deux faces de la même bataille.

C’est ce que disent les Thèses sur la bolchevisation des Partis de l’Internationale Communiste de mars-avril 1925, formulées par le Comité Exécutif et consistant en la clef d’une immense bataille idéologique marquant l’affirmation du marxisme-léninisme comme théorie et non pas du léninisme comme « méthode ».

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L’émergence future du trotskysme et le cinquième congrès de l’Internationale Communiste

Ce qui se déroule en fait lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste, c’est une crise d’autant plus profonde qu’elle est alors non apparente. En effet, il y a une tendance droitière et une ultra-gauche s’opposant à la direction historique de l’Internationale Communiste.

Cependant, la tendance droitière et l’ultra-gauche considèrent que leur propre affrontement est le cœur de l’actualité dans l’Internationale Communiste. C’est ainsi que les esprits conçoivent les choses lors du congrès : la tendance droitière fait de l’ultra-gauche sa cible, l’ultra-gauche fait de la tendance droitière son ennemi juré.

Or, à la suite du congrès, la tendance droitière et l’ultra-gauche s’unifieront pour former ce qu’on appellera alors le trotskysme.

Léon Trotsky au début des années 1920

Léon Trotsky ne fut pas présent lors du cinquième congrès. Dès 1923 il avait entrepris de dénoncer une « bureaucratisation » du Parti et avait commencé à se mettre l’ensemble de celui-ci à dos. Il avait formulé sa pensée dans la brochure « Cours nouveau », où il dénonce une « pétrification » idéologique, appelant à garder une prétendue souplesse complète dans les orientations :

« Si l’on prend maintenant notre parti bolchevik dans son passé révolutionnaire et dans la période consécutive à Octobre, on reconnaîtra que sa qualité tactique fondamentale la plus précieuse est son aptitude sans égale à s’orienter rapidement, à changer vite de tactique, à renouveler son armement et à appliquer de nouvelles méthodes, en un mot à opérer de brusques virages.

Les conditions historiques orageuses ont rendu cette tactique nécessaire. Le génie de Lénine lui a donné une forme supérieure.

Ce n’est pas à dire, certes, que notre Parti soit complètement affranchi d’un certain traditionalisme conservateur : un parti de masses ne peut avoir une telle liberté idéale.

Mais sa force s’est manifestée en ce que le traditionalisme, la routine étaient réduits au minimum par une initiative tactique clairvoyante, profondément révolutionnaire, à la fois hardie et réaliste. C’est en cela que consiste et que doit consister la tradition véritable du Parti.

La bureaucratisation plus ou moins grande de l’appareil du Parti s’accompagne inévitablement du développement du traditionalisme conservateur avec tous ses effets. Il vaut mieux s’exagérer ce danger que le sous-estimer.

Le fait indubitable que les éléments les plus conservateurs de l’appareil sont enclins à identifier leurs opinions, leurs décisions, leurs procédés et leurs fautes avec « l’ancien bolchévisme » et tentent d’assimiler la critique du bureaucratisme à la destruction de la tradition, ce fait, dis-je, est déjà par lui-même l’expression incontestable d’une certaine pétrification idéologique.

Le marxisme est une méthode d’analyse historique, d’orientation politique, et non un ensemble de décisions préparées à l’avance. Le léninisme est l’application de cette méthode dans les conditions d’une époque historique exceptionnelle.

C’est précisément par cette alliance des particularités de l’époque et de la méthode qu’est déterminée cette politique courageuse, sûre d’elle-même, de tournants brusques, dont Lénine nous a donné les plus hauts modèles et qu’il a, à maintes reprises, éclairés théoriquement et généralisés. »

Pour Léon Trotsky, le marxisme est une méthode et Lénine un véritable maître du pragmatisme. Il vise explicitement ceux pour qui au contraire il y a une idéologie à l’arrière-plan et qui chercheraient à en maintenir la « tradition ».

Une telle lecture des choses de la part de Léon Trotsky, qui n’avait rejoint le Parti qu’en 1917, fut considéré comme inacceptable et il commença à être relégué. Lui qui était systématiquement intervenu aux autres congrès n’était même plus présent.

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Les multiples problèmes internes lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste

L’approche relativement mécanique sur le fascisme s’explique par le manque de cohérence interne des sections nationales. Au cinquième congrès, l’Internationale Communiste constate que la mise en place des Partis Communistes n’est pas encore réussie au sens où ceux-ci seraient opérationnels.

Le fascisme apparaît pour cette raison comme un mouvement anti-opérationnel et il n’y a pas d’espace pour une approche idéologique, posée, calibrée.

Surtout qu’il faut se confronter à des problèmes toujours plus complexes, en s’apercevant qu’une réponse uniforme s’avère par principe non satisfaisante.

Le cas français est assez exemplaire. Le bastion de la Section Française de l’Internationale Communiste est le département de la Seine, c’est-à-dire la région parisienne. Mais si le Parti y reçoit 300 000 voix pour les élections, seulement 50 000 travailleurs sont abonnés à l’Humanité et il n’y a que 8 000 membres.

L’organe de la SFIC en juin 1924

Le cas américain est tout aussi exemplaire. Il est divisé en 17 blocs fondés sur la langue et une culture communautaire, seulement 10 % des membres étant anglophones. En Australie, les distances sont énormes, les liaisons difficiles, il est malaisé de disposer d’un centre de direction efficace.

En Italie, c’est le fascisme qui est aux commandes du régime, ce qui implique une situation particulièrement ardue. En Angleterre, le parti du Labour est une structure très ouverte du mouvement ouvrier, rendant une participation en son sein incontournable pour des communistes encore faibles.

D’autres pays sont marqués par d’énormes questions nationales intérieures. Les Grecs forment pareillement 68,4 % de la population grecque, les Roumains 70 % de la population roumaine, tout comme les Lituaniens 70 % de la population lituanienne.

En Tchécoslovaquie, qui a 13,5 millions d’habitants, 44,4 % sont des Tchèques, 27,4 % des Allemands vivant dans des bastions industriels (textiles, mines, verreries), 14,8 % de Slovaques, 5,9 % de Hongrois, 2,7 % de Juifs qui sont germanophones. En Pologne, qui a 30 millions d’habitants, 52,7 % sont des Polonais, 21 % des Ukrainiens, 11 % des Juifs, 7,3 % des Biélorusses, 7 % des Allemands.

L’organe du Parti Communiste de Tchécoslovaquie en juin 1924

En Yougoslavie, on a 39 % de Serbes, 23,9 % de Croates, 8,5 % de Slovènes, 6,3 % de Musulmans, 5,3 % de Macédoniens, 4,3 % d’Allemands, 3,9 % de Hongrois, 4 % d’Albanais, ainsi que des Roumains, des Turcs, etc.

Cette question nationale a une importance évidemment d’autant plus explosive dans les pays coloniaux. Sur les 1,7 milliard d’êtres humains, 1,25 milliard sont dans des pays colonisés.

La question coloniale a, de fait, au cinquième congrès une place bien plus importante que lors des précédents congrès. Cependant, la clef n’était pas encore trouvée. Si en Amérique latine, très tournée vers l’Europe, la perspective communiste s’est vite affirmée, c’est bien moins le cas en Asie et encore moins le cas en Afrique.

Et qui dit question coloniale dit question agraire. Ce qui se pose ici, c’est à la fois rapport à la bourgeoisie nationale et à la paysannerie. C’est une problématique qui parle aux communistes d’URSS, mais aucunement à ceux d’Europe occidentale, voire même pas à ceux des pays de l’Est.

L »ouvrier montre la voie au paysan sur une pièce de monnaie soviétique de 1924

Les communistes roumains sont totalement dépassés par la question agraire, tout comme les communistes français, voire les communistes en général. Ils sont tous liés à des bastions ouvriers. Lors des 62 interventions suivant la présentation de la situation mondiale par Zinoviev, l’ensemble formant la moitié du congrès, aucun n’a abordé la question agraire.

Or, l’agriculture c’est 9 % des travailleurs, en Belgique 23 %, en Allemagne 29 %, aux États-Unis 33,2 %, en France 41,2 %, en Suède 50 %, en Espagne 56,8 %, en Italie 59,4 %, en Chine 60 %, au Japon 64 %, en Yougoslavie 80 %, en Bulgarie 83 %.

Cette situation ajoutait au caractère centrifuge amené par la tendance droitière et l’ultra-gauche.

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Le cinquième congrès de l’Internationale Communiste et le fascisme comme prix à payer des échecs

La question du fascisme occupe une place importante du cinquième congrès de l’Internationale Communiste, mais surtout symboliquement en fait. Le fascisme est considéré comme un phénomène italien d’un côté, une méthode employée en Allemagne de l’autre.

Ce fut l’Italien Amadeo Bordiga qui intervint en premier à ce sujet. Il était une figure très appréciée pour son engagement, mais en même temps son refus ultra-gauchiste des élections et son approche ultra-centralisée non idéologique était perçue comme fondamentalement déroutante. Personne n’avait envie de l’exclure, mais il était clair pour tout le monde que c’était inévitable.

Son point de vue concernant le fascisme relevait de son approche à la fois sectaire et schématique. Selon lui, le fascisme n’était qu’une initiative contre-révolutionnaire sans réelle portée et ne s’opposant pas en substance même à la démocratie bourgeoisie. Il expliqua au congrès que :

« Le fascisme n’est pas un mouvement révolutionnaire ; il s’agit d’un mouvement purement conservateur en défense de l’ordre bourgeois existant, il n’apporte aucunement un nouveau programme (…).

Le fascisme vient ainsi avec le vieux programme de la politique bourgeoise, mais ce programme apparaît dans une forme qui dans une certaine mesure résonne avec le programme de la social-démocratie, et qui contient quelque chose de certainement nouveau, à savoir une organisation politique et militaire violente, au service des puissances conservatrices (…).

Il cherche à réaliser l’unité au sein de la bourgeoisie. »

Amadeo Bordiga en est resté au fascisme comme mouvement politique porté au pouvoir par les actions violentes des « squadristes ». Il dit cela le 2 juillet 1924 ; le 10 juin 1924 le socialiste Giacomo Matteotti a été assassiné et cela a initié le début de la transformation de l’Italie sur la base d’un nouveau régime. Les « lois fascistissimes » vont être mises en place et Benito Mussolini va être le « Duce » en décembre 1925, alors que le Parti National Fasciste va être l’organe dirigeant du pays.

Cette erreur d’Amadeo Bordiga est cependant assez représentative de l’interprétation du fascisme par les cadres de l’Internationale Communiste. C’est la thèse du prix à payer par le prolétariat pour ne pas avoir été capable de mener la révolution.

Le délégué allemand Freimuth (en fait Hermann Remmele), qui prit la parole juste après la longue présentation de la situation italienne pour lui-même présenter longuement la situation allemande, dit que :

« Pour finir je veux encore résumer : le fascisme est une des formes classiques de contre-révolution dans l’époque de l’effondrement de l’ordre social capitaliste et l’époque de la révolution prolétarienne.

Il devient partout un mouvement de masse là où le prolétariat a entamé la bataille pour le pouvoir mais, par manque d’expérience révolutionnaire, par l’absence d’un parti dirigeant révolutionnaire de classe, n’a pas compris comment organiser la révolution prolétarienne et faire passer le soulèvement des masses jusqu’à la dictature prolétarienne.Le fascisme est un moyen de lutte de la grande bourgeoisie contre le prolétariat. C’est le moyen de lutte extra-légal là où les moyens étatiques ne suffisent pas à protéger la bourgeoisie du prolétariat révolutionnaire.

De par sa structure, le fascisme est un mouvement petit-bourgeois, dont se sert la grande bourgeoisie dans la lutte contre le prolétariat. »

On a ici une lecture dominante alors dans l’Internationale Communiste, puisqu’il n’y aura aucune discussion ni d’ailleurs d’autres rapports à part ceux d’Amadeo Bordiga et de Freimuth.

Pourtant, cette approche va être totalement réfutée dans les congrès suivants. La logique dominante en 1924 est de combattre les fascistes, car ceux-ci sont des agitateurs cherchant à former une contre-réponse à la vague révolutionnaire, surfant sur la petite-bourgeoisie pour aider la bourgeoisie en général.

Par la suite, l’Internationale Communiste réfutera totalement ce point de vue et le fascisme va être considéré comme un accompagnement de la tendance à la guerre porté directement par la fraction la plus agressive des capitalistes.

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La naissance de l’ultra-gauche lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste

Le grand souci de la critique de la convergence avec la social-démocratie lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste était qu’elle permettait une affirmation extrêmement brutale d’une ultra-gauche déconnectée et agressive.

Deux expressions connues, car relevant du marxisme littéraro-intellectuel célébré par la bourgeoisie, furent deux ouvrages publiés en 1923 : Histoire et conscience de classe du Hongrois György Lukács et Marxisme et philosophie de l’Allemand Karl Korsch.

Ces élucubrations à prétention philosophique n’eurent strictement aucun impact dans le mouvement communiste, tout en ayant un écho dans des milieux intellectuels marginaux. Karl Korsch devint cependant momentanément le responsable de Die Internationale, l’organe théorique du Parti Communiste d’Allemagne.

Il ne faut toutefois pas chercher de vision du monde réellement développée. L’ultra-gauche s’appuie sur des impressions, des sentiments, des conceptions. L’ultra-gauche se développait comme démarche concrète, non théorique, au sein de l’Internationale Communiste, en particulier en Allemagne en raison de la situation de ce pays qui occupa une partie très importante du congrès, étant véritablement l’axe de toute problématique.

Des délégués du 5e congrès, avec au milieu en bas Ho Chi minh

On peut résumer la conception de cette ultra-gauche par le concept de « révolution permanente » élaboré plus tard par Léon Trotsky, qui finira par rassembler d’ailleurs tout ce courant autour de lui.

Les principale figures étaient toutefois alors, au moment du cinquième congrès, le Russe Arkadi Maslow et surtout l’Allemande Ruth Fischer. Allemande ayant vécu depuis son enfance en Autriche, elle avait été au premier rang dans la fondation du Parti Communiste de l’Autriche allemande, qui aura justement toujours une identité ultra-gauchiste l’amenant à une totale marginalité.

Active ensuite en Allemagne, elle devient une figure majeure du Parti Communiste de ce pays, apparaissant comme la représentante de la « combativité » à la suite de l’échec du soulèvement de 1923 en raison de la tendance droitière interne. Juste avant le cinquième congrès, elle participa notamment le 27 mai 1924 à l’ouverture de la session parlementaire allemande en interrompant les discours au moyen d’une trompette pour enfants.

Le délégué allemand Ulmer (en fait Philipp Dengel) résume bien cette approche au cinquième congrès lorsqu’il affirma :

« Je crois que le cinquième congrès doit dans tous les cas s’ajuster de manière renouvelée et plus approfondie sur la vieille perspective de Lénine comme quoi avec la guerre mondiale nous sommes entrés dans l’époque de la révolution mondiale.

Il est nécessaire que nous y retournions car les thèses du troisième congrès étaient déjà un affaiblissement de cette perspective (…).

La délégation allemande est d’avis que nous devons retourner à la perspective du camarade Lénine. Lénine a dit que nous avons à transformer la guerre mondiale en guerre civile. Nous sommes d’avis que la guerre mondiale n’est pas liquidée. »

Ulmer alla très loin en abattant ainsi ouvertement les cartes du jeu d’ultra-gauche et le lendemain de sa déclaration il prétendit que c’était son point de vue personnel. C’était là révélateur du problème de fond : tant l’ultra-gauche que le courant droitier prétendait rester dans la ligne.

Il y avait ainsi trois courants principaux lors du cinquième congrès, qui tous se posent dans la continuité de Lénine. D’un côté, il y avait une droite qui cherchait à temporiser, n’y croyant plus vraiment mais se prétendant à la fois continuatrice et réaliste. De l’autre, il y avait une gauche réfutant tout esprit constructif pour chercher à forcer les choses, tout en prétendant que l’actualité exigeait l’insurrection.

Il y avait enfin un centre refusant une lecture opportuniste du front unique tout en considérant qu’on était dans un creux avant une reprise et réfutant ainsi l’ultra-gauche. En URSS, la principale figure de ce positionnement fut Staline ; en Italie, ce fut Palmiro Togliatti, présent au cinquième congrès, qui eut cette fonction.

En Allemagne, ce fut Ernst Thälmann, qui avait été une figure majeure de l’insurrection d’octobre 1923 à Hambourg, qui se retrouva seule en raison de la trahison des courants droitiers dans le processus général de soulèvement.

L’extrême-droite chercha également alors d’ailleurs à mener un contre-soulèvement, c’est le fameux putsch de la brasserie d’Adolf Hitler. Le fascisme était une menace absolue se présentant de manière systématique désormais.

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de l’Internationale Communiste

Le question de la convergence avec la social-démocratie lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste

À sa fondation, l’Internationale Communiste pensait que la révolution russe permettrait de faire en sorte qu’elle prolonge directement la seconde Internationale, en purgeant celle-ci de ses éléments révisionnistes et opportunistes.

Or, au cinquième congrès, Zinoviev constate la chose suivante :

« Camarades, comme dit, pendant cette année, nous avons dû mener notre lutte à 90 % contre les déviations de « droite ».

J’ai avoué dès le départ que plus on étudie les documents de nos partis frères, plus on voit que les dangers de droite ne sont pas à sous-estimer, qu’ils sont plus grands à ce que quiconque pouvait s’imaginer, et cela pas parce que nos gens sont de mauvaises personnes – les gens sont en règle générale très bien – mais parce qu’il en est ainsi présentement dans cette partie du temps de l’histoire mondiale.

Nous traversons maintenant une période entre deux vagues de la révolution et il n’en est que naturel qu’émergent dans cette période des dangers de droite.

Les résidus de la social-démocratie sont dans notre camp plus grands qu’on ne se l’imaginait alors. »

Il y a ainsi un double problème pour l’Internationale Communiste. Déjà, il y a des traditions erronées qui se sont maintenues. Ensuite, la social-démocratie existe encore. En Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, elle possède une base électorale puissante. Et dans tous les cas, elle se place comme favorable à une participation gouvernementale, comme un soutien ouvert au régime en place et en opposition complète aux communistes.

Zinoviev en conclut que :

« La social-démocratie est devenue dans toute une série de pays le troisième parti de la bourgeoisie.

C’est un nouveau fait dans la situation internationale, la clef tactique dans les mains des communistes.

La théorie selon laquelle le fascisme aurait « vaincu » la social-démocratie était une fausse clef, qui devait conduire à des conséquences opportunistes.

Si les sociaux-démocrates avaient vraiment combattu les fascistes et avaient été vaincus par eux, il se serait produit de cela un rapprochement entre les sociaux-démocrates et les communistes et non pas l’aggravation de la lutte entre eux.

Mais comme la social-démocratie n’a en réalité pas lutté contre le fascisme et n’a pas été « vaincue » par lui, alors les communistes doivent suivre une toute autre tactique que ce que voulait Radek.

Le plus important dans tout cela, c’est que la social-démocratie est devenue une aile du fascisme.

Le parti socialiste français [en fait la SFIO] n’est-il pas autre chose que l’aile gauche de la bourgeoisie ?

Aux élections, cela même été pour ainsi dire écrit chez le notaire. Il y a une liste commune des partis bourgeois et du parti socialiste [le Cartel des gauches avec les Radicaux indépendants, les radicaux-socialistes, les républicains-socialistes et la SFIO].

Toute la différence réside dans le fait que les noms de ceux des partis bourgeois étaient à droite et ceux pour le parti socialiste étaient à gauche. De quel preuve a-t-on encore besoin ? Le parti socialiste français est l’aile gauche de la bourgeoisie française.

Il joue encore à cache-cache, il ne siège pas encore au gouvernement, mais elle est un facteur co-gouvernemental ; plus le développement continuera, plus cela sera toujours plus net.

La seconde Internationale est devenue l’aile gauche de la bourgeoisie, le parti co-gouvernemental. Cela exprime non seulement l’esprit social-traître de la social-démocratie, mais également le manque d’assurance de la situation de la bourgeoisie, qui est de là amené à saisir ce moyen. »

Zinoviev critique ici le positionnement de deux figures importantes alors : le Polonais Karl Radek en Russie depuis 1917 et l’Allemand Heinrich Brandler.

Et c’est également le moment où Eugen Varga commence à capituler et à imaginer une stabilisation prolongée du mode de production capitaliste, annonçant sa future conception du « capitalisme monopoliste d’Etat ». Sa remise en cause en découle.

En fait, l’Internationale Communiste s’aperçoit qu’en bataillant lors des précédents congrès contre les gauchistes, pour avoir une perspective constructive (front unique, gouvernement ouvrier), cela a laissé des espaces béants à l’opportunisme dans les rangs communistes ainsi qu’aux prétentions social-démocrates à être au centre du jeu.

Ce qui n’était qu’une tactique communiste, un esprit de quête d’unité pour mobiliser pour la lutte des classes, a été utilisée conceptuellement pour des convergences avec la social-démocratie. Cette tendance avait littéralement brisé de l’intérieur la tentative de soulèvement général en Allemagne en 1923, aboutissant à un échec complet.

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de l’Internationale Communiste

Le cinquième congrès de l’Internationale Communiste: le premier congrès après Lénine

Une série très longue de délégués d’entreprises soviétiques vint saluer dès le départ les congressistes du cinquième congrès, qui se tint à Moscou du 17 juin au 8 juillet 1924. C’était une affirmation importante, celle de la continuité. Lénine était mort en janvier et il s’agissait de souligner que l’élan ne cessait pas.

Le grand communiste bulgare Dimitar Blagoev était également décédé et fut mentionné avec Lénine à l’ouverture du congrès, pour la traditionnelle salutation aux martyrs.

Un rapport sur le léninisme et sur l’Internationale Communiste fut d’ailleurs lu, juste après la session d’ouverture, sur la place rouge, au niveau du mausolée provisoire pour Lénine, la version définitive étant réalisée en 1930.

C’est Mikhaïl Kalinine qui s’en chargea, alors qu’après eurent lieu deux courtes interventions, de la part de représentants de l’Allemagne et de l’Inde. On a là un choix symbolique : la révolution mondiale est suspendue à la question allemande et à la question coloniale.

Des délégués du 5e congrès

La mise en perspective apparaissait en effet de manière bien différente désormais. Le puissant mouvement ouvrier italien a été écrasé par le fascisme. Le Parti français est important mais rempli de problèmes internes. La répression est brutale dans de nombreux pays, comme en Pologne où la jeunesse communiste de Pologne venait de voir ses membres condamnés à 477 années de travail forcé.

Qui plus est, les opposants aux communistes dans le mouvement ouvrier, les sociaux-démocrates et les socialistes, maintenaient leurs positions. Tout devait aller très vite ; il était désormais clair que cela ne serait pas le cas. Zinoviev fut obligé de constater que :

« Camarades ! Pour les premières cinq années de l’Internationale Communiste, nous devons remarquer que le mouvement ne s’est pas développé aussi rapidement que nous l’avons attendu. Rappelons nous de l’époque où Vladimir Illitch, un des esprits les plus brillants, était du point de vue que la victoire de la révolution prolétarienne dans tous les pays était une question de mois.

Nous nous sommes trompés dans l’évaluation du rythme et là où il fallait compter en années, on a compté en mois. »

Inversement, les Partis Communistes étaient passés par le baptême du feu et s’étaient maintenus, ils avaient même progressé. Ils étaient présents dans toute une série de pays. Voici la liste des pays ayant une délégation au cinquième congrès, avec le nombre de voix délibératives et de voix consultatives.

URSS1172
Allemagne4116
France2313
Tchécoslovaquie203
Italie1712
Pologne124
États-Unis101
Angleterre10/
Norvège9/
Suède7/
Finlande62
Yougoslavie51
Roumanie42
Autriche33
Bulgarie31
Espagne31
Chine31
Suisse3/
Lituanie22
Hollande21
Estonie21
Grèce21
Turquie21
Lettonie2/
Canada2/
Danemark2/
Inde2/
Java2/
Perse2/
Égypte1/
Belgique1/
Portugal1/
Argentine1/
Brésil1/
Mexique1/
Hongrie/2
Mongolie/2
Australie/1
Irlande/1
Islande/1
Différents mandats individuels/7

Cette liste importante de pays implique toutefois un véritable défi. Au cinquième congrès, les travaux d’Eugen Varga sur le déclin du mode de production capitaliste ont toujours cours.

Cependant, étant donné que la situation se prolonge, elle s’approfondit en même temps et l’Internationale Communiste s’aperçoit qu’il va falloir étudier de manière toujours plus spécifique les situations de chaque section nationale.

Or, il est un obstacle essentiel : la social-démocratie. Contre toute attente, celle-ci s’est maintenue.

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de l’Internationale Communiste

Les portraits du graveur Abraham Bosse: une vision d’ensemble

La grande difficulté quand on réalise des portraits, c’est de faire en sorte que le tout forme une synthèse d’un moment bien précis, lié à une situation donnée et à une activité donnée. Ici, c’est le sentiment amoureux qui est exposé, dans toute son inquiétude, avec sa profondeur à la fois pour le sens – la femme regarde au loin, elle attend de la nature une réalité concrète – et pour l’intellect, le livre étant là comme prétexte à réaliser tout son être. On a ici une affirmation hautement civilisée des sentiments, et ici il est expliqué que la défiance et la crainte nuisent à la reconnaissance des sentiments…

Ici, on a une dame avec un perroquet, mais sans le texte on ne comprend pas l’idée de miroir qui se propose ici. On peut en effet lire une complainte amoureuse :

Jamais oiseau dans un boccage
En chantant ne fit tant de bruit
Qu’en fait celui-cy dans sa cage
De la façon qu’il est instruit

Il me cajole il me caresse
Imitant le langage humain
Même il m’appelle sa maîtresse
Et s’en vient manger sur ma main

Mais ô que je serois heureuse
SI je pouvois par mon caquet,
Flatter mon humeur amoureuse,
Aussi bien que ce Perroquet.

Cette expression amoureuse ne pourrait exister sans un haut niveau culturel. Abraham Bosse a notamment réalisé un document, dont on voit ici la couverture, présentant des nobles avec leurs vêtements, dans ce qui est finalement un manuel de bonnes manières concernant l’habillement.

On a là des portraits somme toute classique dans leur forme, à part bien sûr encore et toujours cette dimension de mouvement, une dimension d’instatané, sorte de photographie typique avant l’heure. A chaque fois, on a un gros plan sur un individu, son costume.

Abraham représente ici un piquier, membre des gardes françaises de l’époque.

On a ici une allégorie intitulé La fortune de la France.

Ici, on a pas moins que Le Français et son laquais.

On a ici deux scènes très intéressantes, qu’il est certainement juste de comparer. On a en effet tout d’abord un bal, et ensuite des femmes à table sans leurs maris. Ce qui est frappant, c’est qu’on a la même tentative de montrer la réalité par un effet de profondeur, permettant de rendre particulièrement vivante la scène. Rien dans le portrait ne prend réellement le dessus, on a véritablement le typique qui est souligné ici.

Les portraits suivants sont très importants. Ils forment ce qu’on appelle des oeuvres de miséricorde: donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts.

On retrouve la liste dans l’Évangile selon Matthieu:

« Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite: Venez, vous qui êtes bénis de mon Père; prenez possession du royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde.

Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli; j’étais nu, et vous m’avez vêtu; j’étais malade, et vous m’avez visité; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi.

Les justes lui répondront: Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, et t’avons-nous donné à manger; ou avoir soif, et t’avons-nous donné à boire? Quand t’avons-nous vu étranger, et t’avons-nous recueilli; ou nu, et t’avons-nous vêtu?

Quand t’avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes-nous allés vers toi? Et le roi leur répondra: Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites. »

Abraham Bosse était protestant, mais a réalisé des oeuvres également pour des ouvrages catholiques, mais il est évident que de toutes manières, il avait déjà une approche en soi tendant au réalisme, et que par conséquent la problématique religieuse s’effaçait déjà devant la portraitisation. Ce qu’on a déjà là, c’est une tentative de retranscrire la réalité de manière typique.

Voici, pour conclure, l’infirmerie de l’hôpital de la charité de Paris. On retrouve de nouveau la profondeur comme axe servant à la représentation réaliste. Ce qu’on a, encore une fois c’est une vision d’ensemble.

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Les portraits du graveur Abraham Bosse: la vie, avec tous ses sens

Capter la réalité à l’époque d’Abraham Bosse, c’est forcément réussir à saisir la complexité des costumes, les saveurs de l’habillement, qui plus est en mouvement. Voici une œuvre à la fois simpliste et charmante, comme une esquisse d’une réalité typique.

L’œuvre suivante est plus complexe. Citons ici le critique d’art Antony Valabrègue (1844-1900), qui a réalisé un ouvrage sur les gravures d’Abraham Bosse, publié en 1892. Il n’y a fait qu’entrevoir la dimension formidable de Bosse, mais ses remarques sont parfois très pertinentes. Ici il présente la nature particulière de cette œuvre, et l’emploi du teme antithèse est admirablement bien trouvé pour caractériser la dynamique de l’œuvre:

« Le 18 novembre 1633, Louis XIII rendit un décret par lequel il fut défendu aux sujets de Sa Majesté de porter « sur leur chemise, coulets, manchettes, coeffes et sur autre linge aucune découpure et broderie de fils d’or et d’argent, passements, dentelle, points coupés, des manufactures tant du dedans que de dehors le royaume ».

Le Parlement, pour ajouter à l’effet du décret, désigna formellement certains objets, tels que « rabats et bas, mouchoirs et cravates ». Dès que la loi eut été publiée, l’abus du luxe dut disparaître. Ce fut, comme par enchantement, une transformation subite du monde de la cour ; une sorte de changement à vue se produisait de toutes parts.

Abraham Bosse s’est inspiré de cet édit, pour en tirer une merveilleuse antithèse. Il nous fait voir le courtisan et la dame se conformant aux prescriptions royales et se dépouillant de leurs habits. Le courtisan fait emporter par son laquais les riches vêtements qu’il a quittés, et il apparaît vêtu d’un pourpoint court aux manches fendues, qui n’est rehaussé d’aucune broderie, et que ferme une garniture de boutons. Son haut-de-chausses, simplement taillé, ne porte plus le moindre nœud de rubans. »

Il est intéressant de comparer cette dernière œuvre à la suivante, montrant un simple valet de chambre. Le commentaire en-dessous, représentant le point de vue du valet de chambre, témoigne de son regard critique sur son maître: il explique que son maître est très content de l’édit, car il est avare. Et justement il va mettre les habits dans un coffre, au dépit du valet qui eut aimé les récupérer…

Voici une œuvre, d’intérêt plus secondaire, mais témoignant de l’intérêt d’Abraham Bosse à saisir la réalité dans son ensemble, d’une manière typique.

Si René Descartes se fait l’héraut du compromis entre bourgeoisie et féodalisme, avec son rejet complet des cinq sens accompagné d’un éloge de l’activité pratique, chez Abraham Bosse on trouve, heureusement, la reconnaissance matérialiste de la réalité complexe des sens. A chaque fois, ceux-ci sont présentés dans une situation typique.

Voici tout d’abord l’ouïe. L’arrière-plan des combats semble participer au tumulte musical; on notera également l’importance accordée au chant, tout à fait significatif de la reconnaissance de l’engagement individuel dans une activité complète assumée en tant que tel (dans l’esprit protestant).

Voici ici la vue, avec une admirable opposition dialectique entre le reflet égocentrique et l’étude de la vie réelle, avec la personne utilisant une longue-vue en arrière-plan.

Voici ici l’odorat, avec naturellement l’éloge des jardins. Il est intéressant ici encore une fois de voir la dimension dialectique : il y a une opposition entre le caractère absolument formel, géométrique des jardins à la française, et la personne qui sent une fleur au premier plan, faisant passer les sens au premier plan, à l’opposé du plaisir formel censé être principal dans le jardin à la française.

Voici le goût ; l’arrière-plan témoigne d’un goût pour le raffiné, avec des figures orientales présentes sur la tapisserie. On admirera d’autant plus que le repas est d’une sobriété dans la forme, dans l’esprit du raffinement, à l’opposé du gueuleton valorisé de manière irrationnelle et formelle.

Enfin, le chien n’est heureusement pas oublié, il est même au premier plan, dans une pleine reconnaissance de la dignité du réel. Lui aussi éprouve le goût, tout comme nous.

Enfin, on a le toucher, présentée ici sans vulgarité. Dans l’esprit protestant, on a à la fois d’un côté le lit qui attend le couple, et de l’autre l’église en arrière-plan, qui annonce le mariage. La sensualité se voit reconnue, et conférée une dimension spirituelle. Il y a ici quelque chose de très fort.

Dans un esprit naturel très proche, voici le cycle des saisons. Le printemps est présenté dans toute sa douceur, avec une promesse d’amour.

L’été est présenté dans un cadre agréable, à la fois aristocrate mais également voire surtout dans un esprit plaisant : on est à l’aise.

Inversement, de manière dialectique, l’automne apporte la discorde.

Quant à l’hiver, il oblige à un esprit collectif, en attendant le retour de la vie.

Voici une œuvre présentant les quatre saisons de manière générale.

Pour conclure, voici des présentations des quatre éléments fondamentaux selon de nombreux philosophes grecs de l’antiquité. L’intérêt est moindre, mais on y reconnaît systématiquement la dimension vivante du portrait. Rien n’est figé, on évite toujours le formalisme. La vie est reconnue, avec tous ses sens.

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Les portraits du graveur Abraham Bosse: les artistes

Le XVIIe siècle est l’avènement d’une nouvelle couche sociale qui a commencé à apparaître véritablement au XVIe siècle avec l’humanisme d’un côté, la Renaissance de l’autre: celle des artistes. A la base ce sont des artisans, qui se sont spécialisés et ont atteint un niveau élevé de connaissances et de savoir-faire, et qui ont été intégrés dans l’idéologie dominante. Les arts et les lettres ont ainsi un double aspect, cependant ce qui triomphe à cette époque c’est aussi parfois le réalisme, parce que la bourgeoisie apparaît déjà comme classe rationnelle, exigeant un regard objectif sur le monde.

La négation de ce regard objectif, même si relatif car propre à une époque donnée (par opposition à la classe ouvrière dont c’est le caractère même), est une erreur à éviter absolument. Il est intéressant de voir ici comment Abrahm Bosse présente cette couche sociale que sont les artistes, quels aspects il en souligne, alors que lui-même en fait partie.

Voici le sculpteur dans son atelier. Ce qui frappe, c’est qu’on voit de nombreux travaux en arrière-plan, par opposition au modèle présenté au premier plan. Ce qui est ici souligné, c’est l’activité en continu de l’artiste: Abraham Bosse ne défend pas un beau idéal, mais le travail pour progresser.

On a ici le même cas de figure avec le peintre.

Ici, on a des acteurs à l’hôtel de Bourgogne. Ce sont des farceurs formant un trio très fameux; on a notamment Gaultier-Garguille (troisième en partant de la gauche), surnom de Hugues Guéru (1573-1633), Gros-Guillaume (3e en partant de la droite), surnom de Robert Guérin (1554-1634), et enfin Turlupin, le second en partant de la gauche, surnom de Henri Legrand (1587-1637). On est là dans des farces très célèbres alors, qui sont réalisées comme prolongement de la commedia dell’arte italienne.

On a ici un musicien, dont l’expression est saisi sur le vif, dans une tentative d’en retranscrire le typique, avec le luth qui se lamente en raison du mal (d’amour) ressenti par le musicien.

On a ici la même chose avec un peintre, ici encore avec une affirmation sentimentale:

C’est à bon droit que ma peinture
Ne représente que l’amour
Puisque dans le coeur nuit et jour
Je ressens sa douce pointure

L’ œuvre, enfin, qu’on a ici est bien plus élaboré, ce qui est logique puisqu’on voit des graveurs, Abraham Bosse lui-même en étant un et ayant joué un rôle historique dans cette activité. Ce qui compte ici, c’est bien sûr la méticulosité.

On retrouve une atmosphère studieuse, on reconnaît l’intensité de la concentration des graveurs, tandis qu’en arrière-plan on a des connaisseurs appréciant les œuvres faites.

On a ici une reconnaissance du travail, exposé dans toute sa dignité. Abraham Bosse est bien un maître du portrait ; c’est une figure nationale française.

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Les portraits du graveur Abraham Bosse: sur le vif

Voici une oeuvre d’une extrême importance, montrant la galerie du palais de justice.

Cette galerie commerciale avait à l’époque une importance immense, tant pour se procurer l’habillement propre aux classes dominantes, que pour s’y fournir en ouvrages dans les multiples librairies.

Voici comment le critique d’art Antony Valabrègue décrit cette scène dans la gravure d’Abraham Bosse :

Une de ces comédies, la Galerie du Palais, jouée en 1634, sans être un des chefs-d’œuvre de l’illustre auteur du Cid, nous offre, dans plusieurs passages, des documents extrêmement précieux sur les mœurs du commencement du XVIIe siècle. Or, par une coïncidence qui peut s’expliquer par le succès même de cette œuvre, Abraham Bosse nous a donné une gravure qui semble compléter la pièce de Corneille. Un parallèle piquant va ainsi nous être offert entre le poète et le graveur.

Située au milieu de la Cité, à côté du Palais de Justice, la Galerie du Palais, qu’on appelait aussi la Galerie du Palais-Marchand, était en plein dans le grand mouvement de circulation qui avait lieu à cette époque, entre les deux rives de la Seine. Elle était devenue, à partir du règne de Henri IV, comme un centre vivant et animé.

Tout change vite dans une capitale : Richelieu fit construire le Palais-Cardinal, et la nouvelle galerie, qui fut construite aux abords, et qui devait plus tard, en s’étendant, prendre le nom de Palais-Royal, remplaça, dans la faveur du public, celle du Palais. Quoi qu’il en soit, pour revenir à la Galerie qui nous occupe, elle n’avait, sous Louis XIII, qu’une concurrence à craindre, celle de la place Royale.

L’historien de Paris, Sauvai, est tellement émerveillé de cette place qu’il déclare que rien de pareil n’existait dans l’ancienne Rome. Il aurait pu en dire autant de la Galerie du Palais, dont l’aspect était fort original. Elle était garnie de boutiques de bois, contiguës les unes aux autres, et dans lesquelles étaient disposés les objets de luxe, les nouvelles modes, les chefs-d’œuvre de l’industrie, dentelles et bijoux. Elle était, en outre, occupée par les libraires, qui y tenaient, eux aussi, leurs nouveautés.

Messieurs, je fais des livres;
On les vend au Palais

avait dit Régnier, dans sa deuxième satire. Ce quartier avait été spécialement dévolu aux libraires, par ordonnance royale. Plusieurs même avaient leur étalage jusque sur les degrés de la Sainte-Chapelle.

Dans sa gravure, Abraham Bosse représente trois boutiques, lingerie, mercerie et librairie. Un gentilhomme s’est arrêté pour considérer les livres nouveaux; la femme du libraire lui présente la Marianne, la comédie de Desmarets, pendant que le Barbin au petit pied lui murmure avec complaisance l’éloge de l’ouvrage. D’autres livres sont étalés, çà et là, sur le tapis fleurdelisé qui couvre le comptoir du marchand.

Auprès de la boutique du mercier, un cavalier et une dame examinent des éventails; le marchand saisit une boîte où on lit ces mots : Eventails de Bosse. Un gentilhomme et sa femme passent rapidement devant la troisième boutique, qui paraît abandonnée. La lingère en mauvaise humeur déploie, en effet, inutilement une pièce de linge brodé, et pendant que son mari refait mélancoliquement ses paquets, elle se plaint des chicaneurs qui encombrent la galerie et éloignent les chalands.

La Galerie du Palais était, comme tout endroit très fréquenté, un lieu de rendez-vous et de rencontres. Nous nous en doutons bien un peu, pendant que nous lisons les vers explicatifs, jetés au bas de la gravure d’Abraham Bosse :

Tout ce que l’art humain a jamais inventé
Pour mieux charmer les sens par la galanterie,
Et tout ce qu’ont d’appas la grâce et la beauté
Se découvre à nos yeux dans cette galerie.

Ici, les cavaliers les plus adventureux
En lisant les romans s’animent à combattre,
Et de leurs passions les amants langoureux
Flattent les mouvements par des vers de théâtre.

Ici, faisant semblant d’admirer devant tous
Des gants, des éventails, des rubans, des dentelles,
Les adroits courtisans se donnent rendez-vous,
Et, pour se faire aimer, galaniisent les belles

Les personnages que Corneille a mis en scène présentent, chose curieuse, de notables ressemblances avec ceux qui sont reproduits par Abraham Bosse. Laissons de côté l’intrigue de cette pièce, qui n’offre pour nous qu’un intérêt restreint. Après avoir vu passer les galants seigneurs, les dames de qualité qui fréquentent la galerie, nous entendons le dialogue des marchands dans leurs boutiques :

LA LINGÈRE

Vous avez fort la presse à ce livre nouveau,
C’est pour vous faire riche.

Nous avons, dans l’œuvre d’Abraham Bosse, la gravure, très caractéristique et très remarquable au reste, d’un éventail où l’artiste a rappelé les principaux motifs de sa suite allégorique, les Quatre Ages. Le fécond graveur aurait été bien capable, à l’occasion, de dessiner des modèles pour une industrie de luxe. Il n’oubliait pas de se faire, dans cette composition, une sorte de réclame, comme nous dirions aujourd’hui.  

Voici ici une scène de la vie à l’intérieur d’une maison, et c’est très important : Abraham Bosse ne représente pas le mariage à l’Eglise ni la vie abstraite ; il souligne toujours les traits de la vie la plus concrète.

En ce sens, il est, tout à fait dans l’esprit protestant, un portraitiste de la vie intérieure, à la fois à l’intérieur des maisons mais également de la vie intérieure de la psychologie des gens agissant, d’où les portraits d’activités. C’est éminemment du réalisme dans sa substance même.

Cette scène où un mari bat sa femme reflète bien le côté barbare de la chose, l’absence de raison, la brutalité à la fois futile et source de douleurs.

Ces deux scènes de l’enfance sont d’une grande finesse de par leur manière d’induire le mouvement dans la mise en perspective d’une scène commune.

Pour conclure, voici des fumeurs représentés par Araham Bosse, dans une scène qui si elle est traditionnelle, n’en est pas moins une représentation intéressante, surtout en ce qui concerne l’attitude des fumeurs eux-mêmes. Arbaham Bosse sait saisir sur le vif, en conservant la substance, la dignité de la situation concrète.

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Les portraits du graveur Abraham Bosse: les métiers

L’immense qualité d’Abraham Bosse tient, bien entendu, dans sa capacité à refléter de manière typique le peuple travailleur. Le sens du détail, la fidélité à l’esprit de l’action, la complexité synthétique de la représentation, tout cela fait qu’Abraham Bosse est une immense figure de notre peuple.

Il n’est guère surprenant que le triomphe de la monarchie absolue l’ait fait disparaître, et que la course au capitalisme tendanciellement présente dans les Lumières ait fait qu’on ait pas pu le retrouver, mais comme avec les frères Le Nain, il y a ici un monument de la culture nationale réelle.

Rien, par exemple, que la manière de se tenir du barbier montre le titanesque savoir-faire d’Abraham Bosse, sa capacité à cerner les multiples aspects de la réalité.

Ici, nous avons affaire au cordonnier, et les difficultés de ce travail, eu égard à une clientèle exigeante et autoritaire, saute aux yeux.

Voici deux représentations que l’on doit appeler fameuses : nous avons un maître d’école et une maîtresse d’école, dans le cadre de leurs activités. Toute une époque est ici montrée, et comment ne pas voir une représentation dialectique de par l’opposition du rythme de chaque scène, issue de la non-mixité des cours et de leur différence de contenus?

Voici d’autres représentations absolument typiques, d’un réalisme éclatant, montrant à la fois le mouvement et la réalité sociale des activités.

A l’opposé des oeuvres précédentes, Abraham Bosse nous montre ici encore des métiers, mais avec le protagoniste comme pris en photographie alors qu’il est en déplacement. La dimension errante des emplois qui sont présentés ici est parfaitement soulignée.

Abraham Bosse a apporté un témoignage réaliste d’une qualité extrême: il fait partie des meilleures figures de notre peuple.  

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Les portraits du graveur Abraham Bosse: le mariage typique

Qui dit portrait dit, naturellement, représentation de scènes de la vie courante, dans ce qu’elle a de plus typique. La différence entre le portrait formel et le portrait authentique, c’est que ce dernier capte toute la complexité du réel.

Le portrait authentique synthétise en tenant bien compte de tous les aspects. En ce sens, la représentation de l’accouchement est ici d’une très grande valeur; elle est une véritable photographie d’un moment, non plus personnel, mais de dimension historique.

On est précipité dans un moment concret, avec toutes les caractéristiques d’une époque, en pleine reconnaissance de la réalité propre à chaque personne participant ici à l’accouchement ; les objets de l’environnement participent totalement à la représentation.

L’œuvre suivante présente la visite à l’accouchée, consistant en un moment à la fois convivial et sans prétention, et forcément pour autant chargé d’émotions. Ici, encore une fois, l’aspect dynamique, dialectique de la situation, est parfaitement représenté.

Qui dit accouchement dit, dans l’ordre naturel des choses, qu’il y a un couple. Voyons les admirables détails de la vie quotidienne tels qu’Abraham Bosse a su nous les représenter.

La scène suivante représente, de manière typique et également critique, la signature du contrat de mariage. On a ici d’un côté la dimension lourdement juridique, avec l’officier public appelée le tabellion qui rédige le contrat sous la supervision des parents. Est ici souligné la réalité pratique des mariages, où les parents organisent et décident en théorie de tout dans l’esprit du Moyen Âge, mais déjà avec une dimension moderne qui se révèle.

On a ici les deux personnes devant se marier qui sont présentes sur le côté, indifférentes en pratique à la signature, et formant un couple clairement amoureux. On peut ainsi lire dans le texte sous la gravure :

– Est-il bien possible, Sylvie,
Qu’aujourd’huy me donnant ta foi,
Tu brûles de la même envie
Que j’ai de n’aimer bien que toi ?
– Cher Damon, pour qui je soupire,
Je te jure qu’à l’avenir
Je veux vivre sous ton empire,
Et mourir dans ton souvenir.

Dans l’œuvre suivante, les nouveaux mariés sont accompagnés chez eux, et c’est l’heure où ils vont se retrouver seuls. L’importance accordée au mariage, avec la présence des amis, est ici parfaitement représentée, notamment dans l’aspect contradictoire intimité du couple / participation à la vie sociale.

La scène suivante nous place ici exactement au lendemain du mariage. L’œuvre représente une coutume, datant du Moyen Âge, consistant à apporter aux nouveaux mariés une soupe de vin sucré. On retrouve ici un caractère festif et populaire, tout en conservant une dimension intimiste, dans le paradoxe d’une venue amicale où deux amis sont de tout de même déguisés et faisant du boucan pour annoncer l’arrivée du petit cortège. 

Ici, on a les cadeaux de mariage, consistant naturellement en des objets ayant une utilité pratique dans la vie quotidienne. On a un pot à lait, un vase de cuivre, une grande toile ; sous l’œuvre on peut lire une succession de paroles accompagnant les dons.

Cette toille, large d’une aulne,
Possible vous agre’era,
Et si vous la trouvez trop jaune,
La laissive la blanchira.

On a également:

Ma bonne sœur, soyez contente
De cet excellent pot à laict,
Et gardez-le bien, s’il vous plaist.
Puisqu’il vient de feu nostre tante.

On a enfin:

Recevez, ma chère voisine,
Ce beau pot de cuivre tout neuf.
On y ferait bien cuire un bœuf,
Tant il est bon pour la cuisine.

Concluons enfin sur une fête, où est présent un couple. L’ordre dans le désordre, la vie intime dans la vie sociale vivante, voilà encore un aspect dialectique où l’on voit qu’Abraham Bosse a parfaitement saisi la nature du moment, dans toute sa complexité.

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Les portraits du graveur Abraham Bosse comme réalisme en action

Les 1600 gravures d’Abraham Bosse n’ont cessé, depuis leur réalisation au XVIIe siècle, d’être appréciés dans notre pays. La raison en est qu’Abraham Bosse est un portraitiste de très haut niveau, profitant de la vague de réalisme apporté par la bourgeoisie alors.

Son père est en effet un tailleur protestant venant d’Allemagne, tandis que son apprentissage se fait chez Melchior II Tavernier, originaire d’Anvers. Lui-même était calviniste, et cet esprit pratique se retrouve dans son œuvre Traité des manieres de graver en taille douce sur l’airain par le moyen des eaux fortes et des vernix durs et mols, qui est pas moins que le premier manuel technique de gravure.

La Bibliothèque Nationale de France, qui lui a consacré une exposition, est de fait obligé de constater que « Ce sont les sujets représentant des scènes des métiers et de la vie quotidienne qui rendent le mieux compte de l’originalité de son talent. »

Abraham Bosse est un portraitiste, une figure qu’il faut placer dans la lignée de Jean Racine et Honoré de Balzac, des frères Le Nain. Il a d’ailleurs combattu la position du peintre et décorateur Charles Le Brun et du dessinateur et graveur Grégoire Huret, qui revendiquaient la quête d’un « beau idéal » par ailleurs totalement inféodé à la religion catholique et son esthétique baroque.

La bataille d’Abraham Bosse contre Charles Le Brun et Grégoire Huret fut celle du réalisme contre le formalisme, et il en paiera le prix, le régime privilégiant naturellement Charles Le Brun, Abraham Bosse étant exclu en 1661 de l’Académie royale de peinture et de sculpture fondée en 1651 par Mazarin, qu’il avait rejoint à l’initial.

Les polémiques furent nombreuses dans ce cas (accusations de plagiat, etc.), et en 1665 Abraham Bosse publia le Traité des pratiques géométrales et perspectives enseignées dans l’Académie royale de la peinture et sculpture ; cependant, il est évident qu’il y a ici un formidable arrière-plan consistant en une bataille idéologique de gigantesque importance, que les commentateurs bourgeois n’ont jamais pu être en mesure de voir.

Par souci de réalisme, Abraham Bosse ne cessa de perfectionner ses techniques, profitant notamment des travaux et de l’architecte et géomètre Girard Desargues (1591-1661) ; il publia d’ailleurs des ouvrages concernant la technique qui eurent un important retentissement, bien plus que ses oeuvres mises de côté par l’idéologie dominante :

– La manière universelle de M. des Argues Lyonnois pour poser l’essieu & placer les heures & autres choses aux cadrans au Soleil (1643),

– La pratique du trait à preuve de M. des Argues Lyonnois pour la coupe des pierres en Architecture (1643),

– De la manière de graver à l’eaux-forte et au burin (1645),

– Traité des manières de graver en taille douce sur l’airin par le moyen des eaux-fortes (1645),

– Manière universelle de M. des Argues pour pratiquer la perspective par petit-pied comme le géométral (1648).

Le mendiant

Abraham Bosse est un immense artiste dont la valeur, encore une fois, ne peut être comprise en tant que tel qu’à la lumière du matérialisme dialectique. Son réalisme sera, du point de vue des commentateurs bourgeois, considéré comme efficace mais finalement anecdotique, et ses thèmes seront résumés à du pittoresque.

En réalité, avec Abraham Bosse, on a une figure titanesque du réalisme, dans ses représentations de la vie quotidienne, du peuple travailleur, de l’esprit propre à une époque.

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