L’engagement et le poids croissant de la subjectivité dans les métropoles impérialistes

Nous voulons ici rendre plus clair le rapport entre la notion de Parti et la question de l’engagement subjectif dans une métropole impérialiste. Nous ne raisonnons en effet pas du tout selon le principe de « l’adhésion », de la carte de membre, de la cotisation, etc.

Cela ne veut pas dire que nous n’assimilons pas les gens qui viennent chez nous, qu’ils ne s’intègrent pas selon des principes, des règles, avec des droits et des devoirs, dans le cadre d’une démocratie centralisée.

Ce que nous voulons dire ici, c’est qu’il y a un processus de reconnaissance naturelle entre notre organisation et les gens se reconnaissant en notre démarche. Nous fonctionnons en termes de longueur d’ondes, pour ainsi dire : il y a un principe d’unité qui tombe sous le sens entre les gens décidant de choisir de rompre avec les valeurs dominantes et d’aller dans le sens du communisme.

Nous ne demandons pas de comprendre parfaitement tel ou tel point idéologique ; ce qui compte c’est d’être en mesure de le comprendre et pour cela il faut être porté par une certaine rébellion dans les métropoles impérialistes.

Nous ne sommes pas une association, ni un syndicat ; nous ne sommes pas un regroupement programmatique de gens « raisonnables » s’étant tourné vers certains « principes ». Ce qui compte, c’est la dignité du réel, d’être porté par un mouvement historique résolument tourné vers le futur, en portant le principe de la transformation, de la collectivité.

Le caractère erroné du regroupement fermé sur lui-même et ne visant qu’à recruter

Il est une erreur connue qui a été faite dans les années 1960-1970 en France.

Face au Parti « Communiste » Français passé dans le camp du capitalisme suite au triomphe des positions révisionnistes, il y a eu des tentatives de reconstruire le Parti. Cependant, ces tentatives ont été formelles. Des gens ont établi un programme, le plus souvent en reprenant ce qui avait été fait dans le passé, puis ont mis en place quelques points théoriques, afin de se distinguer de ce qui n’allait pas à leurs yeux.

C’est une approche erronée, car elle n’est pas portée par la dignité du réel, mais par un esprit de « correction ». Le résultat bien connu est que ces gens ont cherché à recruter d’autres personnes autour de la base formée.

Ensuite, les gens recrutés devaient faire ceci ou faire cela, selon les exigences de l’organisation qu’ils avaient rejointe, chaque organisation se distinguant par un certain style, un certain état d’esprit, une certaine culture. Dans les années 1970, un homme à Lutte Ouvrière ne pouvait pas porter de boucle d’oreille pour ne pas « choquer », alors qu’une femme à la Ligue Communiste Révolutionnaire devait avoir des mœurs « libres ».

Dans tous les cas, les gens adhéraient à une organisation, car ils en appréciaient tel ou tel point, mais on ne prenait pas en compte leur personnalité, leur propre parcours. Ils étaient pris pour être façonnés dans un certain moule et obéir aux directives.

Soit le moule leur plaisait suffisamment et ils restaient un certain temps, soit somme toute cela n’allait rapidement pas et ils partaient d’autant plus vite. Les organisations construites de telle manière connaissaient un intense va-et-vient.

Pourquoi les gens ne restaient pas, de toutes façons ? Car on ne prenait pas en considération leur richesse intérieure, ce qu’ils avaient à dire, à apporter. Un exemple vraiment flagrant est la Gauche Prolétarienne. Il est bien connu qu’après sa dissolution au début des années 1970, de nombreux membres ont eu une carrière significative en tant qu’expert musical, journaliste, intellectuel, philosophe, dans la radio, etc.

C’est là l’expression d’un opportunisme individuel, mais également d’une incapacité de la Gauche Prolétarienne à s’appuyer sur la richesse de ses membres. Forcés à être comme ci ou comme ça, les gens ressentent une certaine frustration et, à un moment, partent.

Cela ne signifie nullement qu’il faille accepter tous les subjectivismes – mais cela veut dire que si on ne comprend pas la subjectivité des gens, on ne peut pas les intégrer correctement et avoir une véritable organisation révolutionnaire.

Le recrutement comme fin en soi

Il est bien connu que les Témoins de Jéhovah ou bien l’Église de la scientologie forment des « contre-mondes » séparés de la société et que le recrutement missionnaire est considéré comme vital pour alimenter un tel « contre-monde ».

Cette approche a été similaire à beaucoup d’organisations des années 1960, provoquant en retour une vague d’anarchisme et de pseudo-spontanéisme, dont l’expression la plus célèbre est De la misère en milieu étudiant.

Les anarchistes, spontanéistes proposaient une réponse totalement erronée à un vrai problème. En effet, des regroupements entièrement tournés vers eux-mêmes sont déconnectés de toute vie sociale et culturelle. Les mentalités deviennent bornées, la vie de l’esprit se tarit, la déconnexion avec la réalité devient toujours plus marquée.

Les gens recrutés avaient comme mission d’en recruter d’autres, qui eux-mêmes devaient en recruter d’autres. La société n’était plus analysée, ni le pays ; l’organisation fonctionnait en cercle fermé, avec comme but de recruter pour elle-même, sans faire attention à rien d’autre.

Le pragmatisme était général ; tous les moyens étaient considérés comme bons. Une technique classique était d’envoyer des gens dans une autre organisation et, au bout de quelques mois, de les faire annoncer qu’en réalité ils s’étaient trompés, que l’autre organisation était en fait la bonne.

Les anarchistes, spontanéistes… ont affirmé que c’était inévitable au principe d’organisation et que, par conséquent, il fallait le supprimer. C’est là une réponse petite-bourgeoise à un travers petit-bourgeois.

Ce n’est en effet pas la question de l’organisation qui est en jeu, mais celui de la rupture. Qui a rompu avec les valeurs dominantes cherche, forcément, à retrouver des gens comme lui. Le recrutement comme fin en soi est une caricature de ce processus.

Aussi ne fallait-il pas dire que l’organisation est un principe mauvais en soi, mais : qui recrute-t-on ? Pourquoi ? Sur quelle base ?

La seule base : la rupture subjective

La question de l’engagement subjectif a été compris de manière progressive dans le mouvement communiste. Ce n’est pas apparent chez Lénine, aussi y a-t-il eu beaucoup d’erreurs dans l’interprétation de son activité.

Il est bien connu qu’il y a chez beaucoup de gens une lecture machiavélique de Lénine. Ce dernier aurait formé un cercle qu’il aurait « militarisé » pour être plus opérationnel en terme militant, formant une sorte de mini-armée prête au coup de force.

Cette lecture de la perspective de Lénine est totalement anti-léniniste. Elle fait de Lénine une sorte de calculateur pragmatique, prêt à tout du moment que cela marche et ce sur la base d’une organisation de petits soldats agissant au doigt et à l’œil selon les besoins pratiques.

Beaucoup de gens dans les années 1920 ont vraiment cru, en Europe de l’Ouest, que c’était cela le « bolchevisme ». Ne connaissant pas le matérialisme dialectique, ils n’ont rien compris de la démarche idéologique de Lénine ; partant de là ils pouvaient encore moins comprendre Staline, qui a souligné avec le marxisme-léninisme la nécessité d’une démarche idéologique, la nécessité d’un engagement dans l’affrontement de classe.

C’est tout le sens de la liquidation violente des contre-révolutionnaires dans les années 1930. L’agent du NKVD, le commissaire politique, le travailleur de choc, le stakhanoviste était la pointe de l’engagement subjectif pour la cause communiste.

C’est également le sens de la diffusion de la pensée Mao Zedong en Chine populaire, où les communistes ont compris qu’il y avait un état d’esprit communiste propre à la situation d’un pays, que c’est cet état d’esprit, cette manière de voir et de sentir les choses qu’il fallait adopter et promouvoir. Le communisme, en Chine, était porté par Mao Zedong et la pensée Mao Zedong, c’est le marxisme-léninisme concrétisé en Chine.

C’est pour cette raison qu’au Pérou, l’idéologie du Parti Communiste n’a pas été défini abstraitement, mais correctement délimitée comme « marxisme-léninisme-maoïsme pensée Gonzalo, principalement pensée Gonzalo ».

Pourquoi cela ? Car il fallait quelqu’un pour concrétiser le matérialisme dialectique, pour porter la transformation.

Gonzalo a saisi la réalité du Pérou de manière matérialiste dialectique, parce qu’il était un révolutionnaire authentique, qui a assumé l’antagonisme, qui a compris ce qui devait se transformer.

De ce fait, tout révolutionnaire du Pérou considère nécessairement les choses comme lui, il retombe sur les mêmes vérités constatées par Gonzalo. Gonzalo a été le premier et il sert de repère.

Comme qui plus est Gonzalo a été à la pointe du regard matérialiste dialectique au Pérou, qu’il a ouvert des espaces, de nouvelles compréhensions, qu’il s’est forgé comme un dirigeant, cela implique que sa pensée sert de guide, car elle balise le chemin à suivre pour les révolutionnaires au Pérou.

Et lorsqu’il n’y a plus Gonzalo, ceux qui ont assumé sa direction prolonge son mouvement et approfondisse sa démarche, jusqu’à faire passer à une autre étape, exactement comme Staline a prolongé le mouvement de Lénine en URSS et comment Mao Zedong a approfondi la démarche de Lénine au point de vue universel, dans le contexte chinois.

La pensée guide n’est ainsi pas un « ajout » au matérialisme dialectique, ni une « interprétation » : c’est au contraire le matérialisme dialectique lui-même, dans une situation concrète, de manière pratique, car c’est la seule manière dont le matérialisme dialectique peut exister, de manière transformatrice.

D’où le mot d’ordre péruvien de « arborer, défendre et appliquer, principalement appliquer ». L’aspect principal est la l’application, la transformation, exactement comme la RAF se fondait sur le primat de la pratique.

Et cela passe par des grands dirigeants, qui affirment la transformation, qui la portent dans leur existence même.

Staline est ici un excellent exemple même d’une abnégation complète de son existence sachant assumer les différentes situations, depuis les braquages de banque jusqu’à la conduite de la construction du socialisme en URSS, puis la direction de la Grande guerre patriotique anti-nazie.

Voilà pourquoi il est tellement la cible de la propagande contre-révolutionnaire ; voilà pourquoi les dirigeants révolutionnaires en général sont la cible de la contre-révolution cherchant à les nier, en dire du mal, les agresser, les exterminer, etc., afin d’écraser ce qu’ils véhiculent.

Parti de cadres ou de militants ?

À l’arrière-plan de la question subjective concernant la définition de qui est communiste, on trouve la question des cadres et des militants. Le cœur de l’erreur des regroupements visant au recrutement comme fin en soi est qu’ils veulent des militants obéissant à des cadres.

Ce n’est pas là la vision correcte du rapport entre communistes. Il n’y a, au sens strict, pas de distinction entre cadres et militants dans une organisation communiste.

Bien entendu, il y a des éléments plus avancés, plus éprouvés, ayant des fonctions techniques, opératives, dirigeantes. Cependant, dans leur nature, ils ne sont pas différents des autres.

En effet, en pratique, tout le monde doit aller dans le sens d’être cadre. C’est un processus long, connaissant un développement inégal. Ce n’est pas un processus linéaire et une véritable organisation est capable de prendre les gens tels qu’ils sont et de les accompagner dans leur montée en puissance sur le long terme.

Staline note, avec une justesse caractéristique de sa part, cette question du facteur individuel (on devrait en fait dire : personnel),en 1937 dans son discours « Pour une formation bolchévik ».

« Enfin, encore une question. Je veux parler de l’attitude formaliste et sèchement bureaucratique de certains de nos communistes pour le sort de tels ou tels membres du Parti, pour les exclusions du Parti ou la réintégration des exclus dans leurs droits de membres du Parti.

La vérité est que certains de nos dirigeants du Parti pèchent par un manque d’attention pour les hommes, pour les membres du Parti, pour les militants. Bien plus, ils ne cherchent pas à connaître les membres du Parti, ils ne savent pas ce qui fait leur vie, ni comment ils progressent ; d’une façon générale, ils ne connaissent pas les militants.

C’est pourquoi, dans leur façon d’aborder les membres du Parti, les militants du Parti, ils ne tiennent pas compte du facteur individuel.

Et, justement parce qu’ils ne tiennent pas compte du facteur individuel en jugeant les membres du Parti et les militants du Parti, ils agissent habituellement au hasard : ou bien ils les vantent en bloc et sans mesure (…).

La plupart du temps, on exclut du Parti pour ce qu’on appelle la passivité. Qu’est-ce que la passivité ?

On considère, paraît-il, que si un membre du Parti ne s’est pas assimilé le programme du Parti, il est passif et doit être exclu.

Mais c’est faux, camarades. On ne peut pourtant pas interpréter de façon aussi pédantesque le statut de notre Parti. Pour s’assimiler le programme du Parti, il faut être un vrai marxiste, un marxiste éprouvé et possédant une formation théorique.

Je ne sais s’il se trouvera beaucoup de membres dans notre Parti, qui se soient déjà assimilé notre programme, qui soient devenus de vrais marxistes éprouvés et possédant une formation théorique. Si l’on continuait à marcher dans cette voie, il ne nous faudrait laisser dans le Parti que les intellectuels, et, en général, les hommes savants. Qui a besoin d’un tel Parti ?

Nous avons pour l’appartenance au Parti une formule léniniste vérifiée et qui a résisté à toutes les épreuves. Selon cette formule, est considéré comme membre du Parti celui qui reconnaît le programme du Parti, paie les cotisations et travaille dans une de ses organisations. Remarquez bien : la formule léniniste ne parle pas d’assimilation du programme, mais de reconnaissance du programme.

Ce sont deux choses absolument différentes. Inutile de démontrer qu’ici c’est Lénine qui a raison, et non pas nos camarades du Parti, qui bavardent inutilement d’assimilation du programme.

Et cela se conçoit.

Si le Parti partait du point de vue que, seuls, les camarades qui se sont assimilés le programme et sont devenus des marxistes théoriquement formés peuvent être membres du Parti, il ne créerait pas dans son sein des milliers de cercles communistes, des centaines d’écoles du Parti, où l’on enseigne le marxisme aux membres du Parti et où on les aide à s’assimiler notre programme.

Il est parfaitement clair que si le Parti organise ces écoles et ces cercles pour ses membres, c’est parce qu’il sait que les membres du Parti n’ont pas encore eu le temps de s’assimiler le programme du Parti, qu’ils n’ont pas encore eu le temps de devenir des marxistes ayant une formation théorique.

Ainsi donc, pour redresser notre politique dans la question de l’appartenance au Parti et des exclusions, il faut en finir avec cette façon stupide d’interpréter la question de la passivité. Mais nous péchons encore sur un autre point, dans ce domaine.

La vérité est que nos camarades ne reconnaissent pas de milieu entre les deux extrêmes. Il suffit qu’un ouvrier, membre du Parti, commette une faute légère, qu’il arrive en retard une ou deux fois à une réunion du Parti, qu’il ne paye pas pour une raison ou pour une autre sa cotisation, pour qu’aussitôt il soit chassé du Parti.

On ne cherche pas à établir le degré de sa culpabilité, le motif pour lequel il n’est pas venu à la réunion, la raison pour laquelle il n’a pas payé sa cotisation. Le bureaucratisme, dans ces questions, est tout simplement inouï. »

Ainsi, à la fameuse alternative Parti de cadres / Parti de masse sur laquelle a buté l’Internationale Communiste pendant les années 1920-1930, nous répondons qu’il faut avoir une forte exigence, donc aller dans le sens d’un Parti de cadres, tout en sachant que dans les faits les masses elles-mêmes peuvent être cadres si elles se lancent réellement.

Il y a ici une dialectique à l’œuvre qui ne peut être saisi que dans la pratique, et il est évident que, dans une métropole impérialiste source de corruption, cette pratique vit dans l’antagonisme : c’est ce terrain qui définit les modalités d’organisation du Parti.

Qu’est-ce que l’activisme communiste dans une métropole impérialiste ?

Un reproche qui nous est fait consiste à dire, pour résumer, est qu’en respectant les parcours personnels et en nous reposant sur la question de la subjectivité, on enlève tout espace pour le « militantisme ».

Une telle lecture est fondamentalement fausse, car elle se fonde sur l’analyse totalement erronée qu’il existerait, dans une métropole impérialiste comme la France, un terrain naturel, spontané, pour l’activité communiste et qu’il suffirait simplement de recruter pour apporter des militants dans un tel cadre.

Il faut vraiment être sur une base syndicaliste pour croire qu’il suffirait de monter un regroupement « militant » et d’intervenir dans un pays pacifié, d’esprit petit-bourgeois jusque dans la classe ouvrière, pour croire qu’on va changer les choses.

En 1988, la RAF et les BR-PCC constataient déjà que :

« Le niveau historiquement atteint par la contre-révolution impérialiste a fondamentalement modifié le conflit entre l’impérialisme et les forces révolutionnaires.

Cela signifie devenir conscient du poids croissant de la subjectivité dans la confrontation des classes et du fait que le terrain révolutionnaire ne peut pas être un simple réflexe aux conditions objectives. »

C’était là la conclusion de toute une réflexion commençant dans les années 1960 et constatant l’impact du 24 heures sur 24 du capitalisme. Aussi, il n’est certainement pas possible d’avoir une conception réduite, bornée de l’activité communiste et de s’imaginer que « militer », c’est diffuser des tracts dans une manifestation ou adhérer au syndicat de son entreprise.

Dans une métropole impérialiste, la question se pose de manière extrêmement complexe, car il n’est tout simplement pas possible d’aborder les gens pour proposer la révolution – même s’ils l’accepteraient, ils resteraient sur une base subjective et une démarche culturelle prisonnières du capitalisme.

On le voit bien avec les mouvements de contestation « anticapitaliste » comme le Parti du Travail en Belgique, La France Insoumise en France, Podemos en Espagne, etc. Il n’y a dans le fond strictement aucune rupture avec le capitalisme.

Il n’y a pas d’espace « naturel » où militer – ce sont aux communistes de les former, de les développer et c’est un processus qui demande des qualités humaines qui n’apparaissent pas du jour au lendemain.

Ce sont ces qualités qui permettent d’asseoir la subjectivité, qu’elle soit à la hauteur face à la corruption et à l’envahissement des valeurs bourgeoises dans le 24 heures sur 24 du capitalisme.

Les porteurs de rupture, chose la plus précieuse

Dans son discours de 1935 prononcé au palais du Kremlin à l’occasion de la promotion des élèves de l’Académie de l’Armée rouge, connu sous le nom de « L’Homme, capital le plus précieux », Staline dit la chose suivante. Auparavant, nous étions dans une situation économique très arriérée et il fallait dire « la technique décide de tout ». Maintenant, il faut dire « les cadres décident de tout », sinon on ne peut pas avancer dans le socialisme.

Il en va de même pour le Parti et la question du poids croissant de la subjectivité dans les métropoles impérialistes, lieu de perdition pour les esprits, de démolition pour la sensibilité. Ce qui porte le Parti, ce sont des êtres humains incarnant une démarche de rupture. Sans de tels êtres humains, il n’y a rien.

On ne peut pas les évaluer de manière formelle, en portant sur eux le même regard que sur des militants associatifs ou des représentants syndicaux. Ce qu’il porte les amène à avoir un profil différent. Il ne faut bien entendu pas faire du fétichisme de ce profil, sinon c’est du subjectivisme. Ce n’est pas évident et c’est un danger « de gauche ».

Mais il est moins dangereux que le danger « de droite » visant à aplatir les gens, à les réduire pour ainsi dire à néant.

Les porteurs de rupture sont la chose la plus précieuse, car ils forment le matériau humain servant de vecteur à l’expression de la révolution. Ils portent en effet la conflictualité, le refus complet d’accepter l’ordre dominant.

Au sens strict, ils expriment le besoin de communisme et véhiculent l’antagonisme. Voilà pourquoi ces porteurs doivent être préservés, doivent voir leur niveau s’élever, doivent se façonner selon les besoins de l’époque.

Staline a résumé cette nature particulière en disant que les communistes sont taillés dans une roche à part ; Gonzalo insiste pareillement sur l’esprit communiste particulier, constitué d’une passion inextinguible, d’une volonté ferme et résolue, avec un esprit clair et audacieux, expression de la révolution.

Gonzalo, auteur du document de mars 1980 du Parti Communiste du Pérou intitulé Commençons à démolir les murs et à déployer l’aurore, dit ici encore :

« Nous sommes communistes, grandis dans un temple à part, faits d’une roche à part ; nous sommes des communistes prêts à tout et nous savons ce que nous avons à affronter.

Nous l’avons déjà affronté, nous l’affronterons encore demain. Le futur, fils du présent, sera plus dur, mais le passé nous a déjà trempé et au présent nous nous forgeons.

Trempons nos âmes dans la révolution, ce sont les seules flammes capables de nous forger. Nous avons besoin d’un optimisme élevé, qui a une raison d’être : nous sommes ceux qui conduisent ceux qui façonnent l’avenir, nous sommes des guides, l’état major du triomphe invincible de la classe, pour cette raison nous sommes optimistes.

Nous possédons l’enthousiasme, parce que nous nourrit l’idéologie de la classe : la marxisme-léninisme-pensée Mao Zedong. Nous vivons la vie de la classe, nous participons de sa geste héroïque, le sang de notre peuple nous remplit d’ardeur et bout dans nos cœurs.

Nous sommes ce sang puissant et palpitant, prenons ce fer et cet acier inflexible qu’est la classe et fusionnons-le avec la lumière immarcescible [= qui ne peut se flétrir] du marxisme-léninisme-pensée Mao Zedong.

L’enthousiasme, c’est participer de la force des dieux, c’est pour cela que nous débordons d’enthousiasme, parce que nous participons des divinités du monde actuel : la masse, la classe, le marxisme, la révolution.

Pour cette raison, notre enthousiasme est inépuisable, pour cette raison, nous sommes forts, optimistes, notre âme est vigoureuse et nous débordons d’enthousiasme.

Et qu’avons-nous vu ici? Des dirigeants, des militants orphelins d’optimisme, ayant perdu l’ébullition enthousiaste, des âmes éteintes, des volontés déchues, des passions en fuite. Inacceptable.

Nous en connaissons l’origine : ce qui les soutient, ce n’est pas le marxisme, la classe ni la masse, c’est l’individualisme corrosif; c’est la pourriture réactionnaire qui les fait s’effrayer, c’est d’avoir été moulé dans les cloaques du vieil ordre, c’est l’expression d’un monde qui se meurt, ce sont les gaz mortels qui s’échappent des barrages de la réaction ; à cause de cela, leurs énergies s’affaiblissent, leur cœur tremble, la pensée les abandonne, leurs nerfs se détruisent, leur action se trouble. »

Pense-t-on une seule seconde que les communistes tels qu’ils sont définis ici se « recrutent » ? Absolument pas, ils sont le produit de l’histoire, ils se forgent collectivement dans le Parti, ils correspondent à un certain état d’esprit qu’un dirigeant synthétise dans chaque pays.

C’est d’ailleurs pour cela que l’État ouest-allemand avait fait en sorte de liquider en prison Ulrike Meinhof en 1976, Andreas Baader, Jan-Carl Raspe et Gudrun Ensslin en 1977. C’était le matériau humain que l’impérialisme voulait supprimer.

Car le capitalisme sent que même s’il supprime tout espace d’antagonisme, il est des porteurs de rébellion, qui trouvent les failles de par leur rupture subjective, qui choisissent de s’engager pour lever le drapeau de la révolution.

Le Parti consiste en ces porteurs ; il est leur maison, ce sont eux qui le forme et c’est lui qui les forge. Avoir une lecture formelle en cette question, c’est littéralement massacrer ce qu’est le Parti dans sa substance même, et cela d’autant plus de par le poids croissant de la subjectivité dans les métropoles impérialistes.

Le Coran comme romantisme de la Mecque

De par le fait que l’Islam se pose comme un phénomène historiquement urbain, on se doute que le Coran véhicule des éléments en ce sens.

L’Islam présente le Coran comme la parole de Dieu, une parole aussi éternelle que lui. Le Coran serait incréé et d’ailleurs son texte insiste sur cette dimension.

L’œuvre consiste grosso modo en un auto-justificatif de son existence, en une justification de Mahomet comme prophète, en un appel à suivre les préceptes du Coran et de Mahomet sans quoi on subira une vie après la mort dans les flammes de l’enfer.

La dimension monothéiste ressort particulièrement dans un tel cadre, puisque cette affirmation juridico-religieuse a comme objectif de dépasser les dieux locaux des clans et tribus. Le verset suivant reflète assez l’état d’esprit du Coran :

« Qui a fait la terre un lit pour vous, et le ciel un toit, Qui a fait que l’eau descende des nuages, et par cela a produit des fruits pour votre subsistance. Ne donnez pas d’égaux à Allâh sciemment. »

L’Alcoran de Mahomet traduit d’arabe en français par le Sieur du Ryer, 17e siècle

Or, si historiquement l’Islam oppose les commerçants et marchands aux clans et aux tribus, cela signifie qu’on a affaire à une contradiction entre la ville – avec ses règles, ses mœurs policés – et les campagnes – avec leur dispersion, leur séparation, ses bédouins et ses nomades aux pratiques troubles.

Mahomet ne pouvait évidemment pas lire les choses ainsi. Pour lui, matériellement, il y avait la Mecque et ceux qui de manière dispersée formaient des éléments centrifuges, cependant il lisait cela de manière déformée, à travers un discours religieux qu’il est lui-même censé avoir obtenu de Dieu.

La situation se posait pour lui comme l’opposition du un et du multiple – et c’est très exactement ce qu’on a dans le Coran, avec un dieu unique et des êtres humains dispersés devant revenir à lui.

Le Coran ne cesse d’insister sur le caractère unique de Dieu – cette unicité divine est le grand leitmotiv musulman, c’est le tawhid, l’unicité complète, avec impossibilité d’associer quoi que ce soit à Dieu.

Et, en même temps, le Coran ne cesse en parallèle de dénoncer des êtres humains comme multiples, dispersés, troubles, inconséquents, etc.

C’est là le reflet direct du rapport entre la Mecque « civilisée » et les bédouins « barbares ».

Le verset suivant du Coran témoigne de cette vision particulièrement négative des êtres humains, qu’on retrouve dans tout le Coran, avec toutefois donc un « centre » indiquant comment se comporter :

« En vérité, Nous avons proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes Al Amânah (le Dépôt). Ils ont refusé de le porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; il est vraiment foncièrement injuste et ignorant.» 

Il est ici alors une chose très marquante, précisément. Le Coran ne demande jamais d’adhérer à un message nouveau, mais toujours de s’amender pour obéir à un message passé.

Comment est-ce possible ? Pourquoi appeler à revenir à la vraie religion, si l’Islam était quelque chose de pourtant nouveau ?

La raison est la suivante : Mahomet est un réformateur qui prolonge les efforts de reconnaissance de la Mecque comme lieu sacré et central, ce qui va de pair avec l’exigence d’un droit reconnaissant cette primauté.

Ce faisant, il pose la Mecque comme le lieu historique des Arabes et les Arabes doivent assumer leur passé pour se donner un avenir. Cela implique qu’il ne faut pas établir quelque chose de nouveau, mais systématiser le rôle de la Mecque.

Le Coran se pose en concurrence au judaïsme et au christianisme, prétendant ne pas affirmer un message nouveau mais le rétablir, exactement comme Mahomet dit aux Arabes qu’ils doivent se fonder sur ce que le passé leur a apporté : la Mecque comme centralité.

On a chez Mahomet une unité systématisée : une seule ville, la Mecque, un seul Dieu, Allah, et forcément un seul prophète, lui-même.

Et tout comme Mahomet cherche à rappeler à l’ordre les Arabes par rapport à l’importance de la Mecque dans la péninsule arabique, le Coran rappelle sans cesse à l’ordre les musulmans… comme s’ils existaient déjà, alors que c’est justement le Coran et Mahomet qui inaugurent cette religion !

Une page du Coran, 11e siècle

D’où, naturellement cette absurdité, clairement païenne qui est l’intégration dans l’Islam de la pierre noire de la Kaaba et même des rituels passés où l’on en fait le tour.

Rien que cette intégration dans le dispositif religieux islamique montre la continuité de la Mecque comme point de départ et d’arrivée de la vie sociale et religieuse dans la péninsule arabique, l’Islam étant la vision déformée, fantasmagorique, religieuse, de cette centralité urbaine.

=>Retour au dossier L’Islam comme expression juridico-urbaine de la contradiction villes-campagnes

Ibn Tufail et le refus philosophe de la ville arabo-musulmane

Le roman Hayy Ibn Yaqdhân (Vivant fils de l’éveillé), écrit à la fin du 12e siècle par le médecin andalou Ibn Tufail (1110-1185), expose de manière très approfondie la nature de la ville arabo-musulmane, avec une critique radicale du processus de démolition intellectuelle qu’elle implique.

Cet ouvrage eut un très grand retentissement en Europe par la suite, pavant la voie à l’Utopie de Thomas More, Robinson Crusoé de Daniel Defoe, etc. C’est en effet un conte philosophique, cherchant à montrer une voie pour être authentique, justement contre la ville.

Dans le roman, le personnage principal naît sur une île déserte, sans parents :

« Nos vertueux prédécesseurs rapportent (Dieu soit satisfait d’eux !), qu’il y a une île de l’Inde, située sous l’équateur, dans laquelle l’homme naît sans mère ni père. C’est qu’elle jouit de la température la plus égale et la plus parfaite qui soit à la surface de la terre. »

C’est une gazelle qui prend soin du nouveau né et assure sa survie. On a ici une vision de la Nature bienveillante, tendant à préserver la vie ; bref à une démarche matérialiste, l’auteur combinant par ailleurs son histoire avec des tentatives d’explication des phénomènes naturels.

« Il atteignit l’âge de deux ans, apprit à marcher et fit ses dents.

Il suivait la gazelle, et celle-ci se montrait pour lui pleine de soins et de tendresse- elle le conduisait dans des endroits où se trouvaient des arbres chargés de fruits, lui donnant les fruits tombés de l’arbre, lorsqu’ils étaient doux et murs ; s’ils avaient une enveloppe dure, elle les lui cassait avec ses molaires; dès qu’il revenait au pis, elle lui donnait son lait; dès qu’il avait soif et voulait de l’eau, elle le menait boire ; dès que le soleil l’incommodait, elle le conduisait à l’ombre; dès qu’il avait froid, elle le réchauffait ; dès que la nuit tombait, elle le ramenait à son premier abri (…).

Ils se connaissaient, les animaux et lui, et ils ne se traitaient pas en étrangers. »

La mort de la gazelle est exemplaire de comment Ibn Tufail intègre le matérialisme d’Aristote dans l’expérience de la réalité matérielle :

« Enfin, elle devint vieille et s’affaiblit. Il la conduisit à de gras pâturages, il lui cueillit et lui fit manger de bons fruits.

Mais sa faiblesse et sa maigreur augmentèrent et la mort survint enfin ; tout mouvement et toute action cessèrent totalement. Lorsqu’il la vit en cet état, le jeune garçon fut saisi d’une émotion violente, et peu s’en fallut qu’il ne mourût de douleur (…).

Il avait remarqué que, s’il fermait ses deux yeux, ou leur interceptait la vue au moyen d’un objet [quelconque], il ne voyait plus rien jusqu’au moment où cet obstacle disparaissait ; que si, de même, il se bouchait les oreilles en introduisant un doigt dans chacune d’elles et en l’y maintenant fortement, il n’entendait plus rien jusqu’à ce qu’il eût supprimé cet empêchement ; que s’il se bouchait le nez avec la main, il ne sentait plus aucune odeur tant qu’il ne débouchait pas ses narines. Il en concluait que toutes ces facultés perceptives et actives pouvaient être entravées par certains empêchements, et que si ces empêchements disparaissaient, elles s’exerçaient de nouveau.

Mais après qu’il eût examiné tous les organes externes de la gazelle sans y rencontrer aucun empêchement apparent, se trouvant d’autre part en présence d’un arrêt total, qui, n’affectait point exclusivement tel ou tel organe, l’idée lui vint que la cause en devait être dans un organe invisible, caché dans l’intérieur du corps; que cet organe est indispensable à chacun des organes extérieurs pour l’exercice de sa fonction ; et que si son action est entravée, il en résulte un désordre général et un arrêt total.

Il avait le ferme espoir que s’il découvrait cet organe et le débarrassait de [l’empêchement] qui lui était survenu, il reviendrait à son état [normal], que l’amélioration éprouvée par lui rejaillirait sur tout l’organisme et que les fonctions reprendraient leur cours. »

L’enfant va plus loin et voyant que la gazelle ne réagissait plus du tout, il tente de l’opérer et l’ouvre pour chercher ce qui ne va pas, ce qui est prétexte à un descriptif des éléments internes du corps.

Il finit par comprendre de lui-même qu’il doit enterrer celle qui a servi de mère ; par la suite, il découvre le feu, étudie le corps des animaux y compris au moyen de la vivisection, reflet d’une lecture matérialiste empiriste, élémentaire.

Il se construit une demeure, un entrepôt, il se façonne des habits ; il découvre le principe de la génération et de la corruption des êtres vivants, le principe d’en acte et d’en puissance, les cinq sens ; il s’interroge sur l’astronomie.

Il interprète en fait, évidemment, la réalité à la manière d’Aristote ; il considère que la matière a une forme qui a été établie par une Cause, que chaque chose formée dispose d’une essence l’amenant à être ce qu’elle est, ce qui aboutit au principe du « moteur premier » :

« Il se disait encore : « Si le monde est produit, il a en nécessairement un producteur. Mais ce producteur qui l’a produit, pourquoi l’a-t’ il produit à tel moment et non auparavant? Serait-ce parce qu’il lui est survenu du dehors quelque chose de nouveau ? Mais il n’existait rien d’autre que lui.

Ou parce qu’un changement s’est produit en lui-même? Mais alors qu’est-ce qui aurait produit ce changement? »

Il ne cessa de réfléchir à cette question pendant plusieurs années, et [bien] des arguments se présentèrent à son esprit sans que, dans sa pensée, l’une des deux thèses l’emportât sur l’autre (…).

Le monde exige donc un Auteur qui ne soit pas un corps. S’il n’est pas un corps, il ne saurait être atteint par aucun sens, puisque les cinq sens n’atteignent que les corps et ce qui est inséparable des corps.

S’il ne peut être senti, il ne peut pas non plus être imaginé, puisque l’imagination n’est que la représentation des choses senties, en l’absence de ces choses elles-mêmes (…).

Par conséquent, le monde entier tient seulement sa réalité de sa disposition à [recevoir] l’impulsion de ce moteur exempt de matière, de qualités corporelles, de tout ce qui est accessible au sens ou à l’imagination (…).

La matière, dans tout corps, ayant besoin d’une forme, puisqu’elle ne subsiste que par la forme et ne posséderait sans elle aucune réalité, et la forme ne tenant son existence que de cet Auteur, il comprit que toutes les choses qui existent ont besoin, pour exister, de cet auteur, et qu’aucune d’entre elles ne peut subsister que par lui: il est leur cause, et elles sont ses effets. »

Le personnage quitte alors la philosophie d’Aristote au sens strict pour passer dans la philosophie d’Aristote influencée par le néo-platonisme et il tente de fusionner avec cet Auteur de l’univers :

« Il persévéra dans ses efforts pour arriver à l’anéantissement de sa personnalité, à la [complète] absorption dans la vision de [l’Être] Véritable (…).

Parvenu à l’entière absorption, au complet anéantissement de l’individualité, à l’union véritable, il vit que la sphère suprême, au-delà de laquelle il n’y a point de corps, possède une essence exempte de matière, qui n’est pas l’essence de l’Un, du Véritable, qui n’est pas non plus la sphère elle-même, ni quelque chose de différent de l’une et de l’autre, mais qui est comme l’image du soleil reflétée dans un miroir poli: cette image n’est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose de différent de l’un et de l’autre.

Il vit que l’essence de cette sphère, essence séparée, avait une perfection, une splendeur, une beauté trop grandes pour que la langue puisse les exprimer, trop subtiles pour revêtir la forme de lettres ou de sens.

Il vit qu’elle atteignait au plus haut degré de la volupté, du contentement, de la félicité et de l’allégresse, par la contemplation de l’Essence du Véritable, du Glorieux. »

Alors arrive sur l’île – le personnage principal a quant à lui désormais cinquante ans – un homme cherchant la méditation, ayant compris que la religion (islamique) exigeait, dans cette considération mystico-religieuse, de puiser dans une grande réflexion pour en saisir le sens.

« Dans cette île [voisine de celle où se trouve le personnage] vivaient alors deux hommes de mérite et de bonne volonté : l’un se nommait Açâl et l’autre Salamân.

Ils eurent connaissance de cette secte [= la religion correctement interprétée par un courant particulier] et l’embrassèrent avec ardeur, s’attachant à observer tous ses préceptes et s’astreignant à toutes ses pratiques: c’est dans ce but qu’ils s’étaient liés d’amitié.

Ils cherchaient parfois à comprendre les expressions traditionnelles de cette Loi religieuse relatives à la description du Dieu Grand et Puissant, à ses anges, à la description de la résurrection, des récompenses et des châtiments.

L’un d’eux, Açâl, cherchait davantage à pénétrer au fond des choses, à deviner le sens mystique, il était plus porté à l’interprétation. Salâmân s’attachait davantage au [sens] extérieur, il était plus porté à s’abstenir de l’interprétation, du libre examen et de la spéculation.

Mais l’un et l’autre s’adonnaient avec zèle aux pratiques extérieures, à l’examen de conscience, à la lutte contre les passions.

Or il y avait dans cette Loi religieuse des maximes qui engageaient à la retraite, à la solitude, déclarant qu’en elles étaient la délivrance et le salut ; il y avait aussi d’autres maximes qui recommandaient la fréquentation et la société des hommes. »

Açâl finit par rencontrer le personnage principal sur l’île ; ils sympathisent. Ayant appris le langage humain, le personnage principal décrit sa vie et à quelle connaissance il a abouti ; Açâl comprend que c’est exactement ce que dit sa propre religion. Il y a deux chemins pour y arriver, car la nature, le monde lui-même, porte la vérité de la religion.

« Il arriva de la sorte à lui enseigner tous les noms, et petit à petit il parvint, en un temps très court, à le mettre en état de parler. Açâl se mit alors à lui demander des renseignements sur lui, sur l’endroit d’où il était venu dans cette île.

Hayy ben Yaqdhân lui apprit qu’il ignorait qu’elle pouvait être son origine, qu’il ne se connaissait ni père ni mère, sauf la gazelle qui l’avait élevé.

Il le renseigna sur tout ce qui le concernait, et sur les Connaissances qu’il avait progressivement acquises jusqu’au moment où il était parvenu au degré de l’union [avec Dieu].

Lorsqu’il l’eut entendu exposer ces vérités, décrire les essences séparées du monde sensible, instruites de l’essence du Véritable, Puissant et Grand, dépeindre l’essence du Véritable, Très-Haut et Glorieux, avec ses attributs sublimes, lorsqu’il lui eut [entendu] expliquer, autant que faire se pouvait, ce qu’il avait vu, dans cet [état d’] union, des joies de ceux qui sont parvenus à l’union [avec Dieu] et des souffrances de ceux qui en sont séparés [comme] par un voile, Açâl ne douta point que toutes les traditions de sa Loi religieuse relatives à Dieu, Puissant et Grand, à ses anges, à ses livres, à ses envoyés, au jour dernier, à son paradis et au feu de son [enfer], ne fussent des symboles de ce qu’avait vu Hayy ben Yaqdhân.

Les yeux de son cœur s’ouvrirent, le feu de sa pensée s’alluma : il voyait s’établir l’accord de la raison et de la tradition : les voies de l’interprétation s’ouvraient devant lui ; il n’y avait plus dans la Loi divine rien de difficile qu’il ne comprit, rien de fermé qui ne s’ouvrit, rien d’obscur qui ne s’éclaircit. »

Le personnage principal s’étonne pourtant : pourquoi la religion parle-t-elle par paraboles, pourquoi y a-t-il des prescriptions religieuses ? C’est qu’évidemment les gens ne sont pas à la hauteur de la vérité, Ibn Tufail exprimant avec pessimisme le malheur des représentants de la falsafa dans une société arriérée.

« Ce qui le faisait tomber dans cette [illusion], c’est qu’il pensait que tous les hommes étaient doués d’un naturel excellent, d’une intelligence pénétrante, d’une âme ferme.

Il ne connaissait pas l’inertie et l’infirmité de leur esprit, la fausseté de leur jugement, leur inconstance; il ignorait qu’ils sont « comme un [vil] bétail, et même plus éloignés de la bonne voie! » [Coran, Sourate 25, verset 44] »

D’ailleurs, le personnage principal et Açâl parviennent à trouver un bateau pour aller sur l’île d’où vient le second. Salâmân, qui lisait la religion de manière littérale, est même devenu le chef.

C’est une allégorie bien entendu de l’Islam vidé de tout contenu culturel, littéralement primitif, qui prime dans les grands centres urbains où il n’y a aucun espace intellectuel ni culturel.

Forcément, dans un tel cadre, les explications non littérales de la religion, pleines de sagesse, horrifient les gens, qui ne sont tournés que vers l’immédiat, restant hostiles à toute profondeur… et la situation devient dangereuse.

Les deux sages décident alors d’affirmer qu’ils se sont trompés, qu’ils sont en fait pour le respect complet des lois traditionnelles comme il faut, que de toute façon il y a une « catégorie d’homme moutonnière et impuissante »… Et ils s’empressent de retourner dans l’île isolée et de pratiquer la méditation pour atteindre Dieu.

L’allégorie du double cheminement religieux / philosophique culmine sur la défaite de la sagesse face à une société arriérée, des êtres humains incapables de s’élever. C’est une véritable expression du dégoût intellectuel des philosophes de la civilisation islamique, qui se tournent vers la science, vers le matérialisme d’Aristote, pour des masses fanatisées autour d’un Islam purement littéral, répétitif, sans aucune profondeur, un code vidé de tout sens.

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La ville arabe forteresse de la civilisation islamique

Les forces armées musulmanes ont d’elles-mêmes généré des villes, à partir de la garnison militaire, ou bien ont remodelé les villes conquises.

Comme elles sont historiquement le vecteur du droit né pour servir les commerçants et les marchands (de la Mecque), leur perspective s’arrête là et ces villes ne sont pas des havres de paix et de culture, mais des territoires enfermés sur eux-mêmes, eux-mêmes imbriqués dans d’autres territoires fermés sur eux-mêmes.

La ville musulmane c’est une communauté en masse, des commerçants et des marchands, un pouvoir central inatteignable, bureaucratique et militaire.

De l’Atlantique aux Indes, on trouve donc le même modèle :

– les rues sont très étroites, puisque une tradition relevant de Mahomet implique qu’elles fassent sept pieds de large seulement ;

– dans certaines de ces rues, on trouve des commerces en série ;

– les maisons, les palais et les bâtiments publics sont construits autour d’une cour (qui devient intérieur), avec leur façade principale donne sur cette cour ;

– tout est labyrinthique à part au niveau des bâtiments du pouvoir central et des mosquées ;

– il y a des murs défensifs autour de la ville, voire des quartiers eux-mêmes, alors qu’une vaste porte (al-Bāb) marque l’entrée de la ville.

La vieille ville de Moulay Driss Zerhoun au Maroc

Ce principe de la cour intérieure est ici la première chose à noter, car cela correspond à la vision du monde de l’Islam originaire. Les clans et les tribus relèvent d’une culture patriarcale, où l’horizon est borné au chef de famille. La cour est ainsi une sorte d’allégorie du monde pour le noyau familial et par le noyau familial.

D’ailleurs, les maisons n’ont qu’un étage – c’est là encore une tradition islamique – et on ne peut pas reconnaître de l’extérieur ni leur forme ni leur disposition. C’est un monde fermé, qui forme par ailleurs de manière très ingénieuse un système de climatisation naturelle par la disposition des pièces et la construction en général.

La ville elle-même est fermée, elle est cerclée de murs de défense. Et les quartiers eux-mêmes sont cerclés de murs, formant chacun une entité séparée, avec souvent une division ethnique voire religieuse. Naturellement, le pouvoir central s’appropriait un quartier bien spécifique particulièrement défendu, dans des villes formant aisément une poudrière.

On notera également, dans cette vision militaire typiquement islamique, le makhzen, l’entrepôt fortifié pour le stockage des aliments pour le cas où ; le mot est à l’origine de celui de magasin en français.

La vieille ville de Chefchaouen au Maroc

Ce repli général sur une position défensive – de la ville, du quartier, de l’habitation – est le produit du fait que la ville procède de la garnison militaire, et s’appuie sur la base arabe à la Mecque, avec son noyau familial, limité à un horizon patriarcal.

Cela veut dire que le développement culturel collectif est réfuté ; le Coran a tout dit et il n’y a besoin d’aucun ajout, ni de vivifier quelque chose. Ce qui était nécessaire pour Mahomet pour discipliner les Arabes batailleurs devient la systématisation d’un horizon totalement borné.

Il n’y a, de ce fait, dans les villes islamiques ni théâtre, ni stades, ni gymnase, ni forums. Sortir de chez soi, pour un homme, pour une raison purement privée, c’est soit aller dans des bains, correspondant aux thermes romains et étant une institution systématique dans la civilisation islamique… ou bien aller à la mosquée, composée de différentes cours intérieures, pour des prières individuelles, en groupes, ou bien collectives avec beaucoup de monde.

Ghardaïa en Algérie

On ne saurait insister assez sur comment cette opposition entre la cour intérieure et les rues étroites reflète toute entière la vision du monde de l’Islam et se retrouve dans chaque aspect urbain.

C’est là l’expression du centralisme musulman due à la formation de la religion par en haut, tant par les commerçants et marchands que par la caste militaire. La vie personnelle est dispersée : on ne fait que passer, c’est passager et d’ailleurs les rues sont désordonnées, établies sans aucun plan. La ville islamique est un véritable labyrinthe.

C’est d’ailleurs de là que vient le sens du mot bazar, pour désigner le désordre. Le bazar, c’est le marché de la ville islamique, et ce marché consiste en des échoppes alignées dans une ou plusieurs rues souvent couvertes. Il y a également des caravansérails, c’est-à-dire des relais pour les caravanes apportant les marchandises.

Un marché au Caire, vers 1880

Par contre, dans la ville portée par l’Islam arabe, lorsqu’on est dans lieu public, alors celui-ci est forcément communautaire. Et, on l’aura compris, la vie privée est une vie publique, car il faut se comporter même chez soi selon les codes juridiques de l’Islam et on vit d’ailleurs en collectivité, avec un noyau familial élargi.

On a ainsi avec la ville arabo-musulmane une allégorie de la Mecque avec son droit islamique qui exclut les Bédouins et leurs mœurs querelleuses, avec des centres patriarcaux isolés de rues étroites et en pagaille.

Un tel horizon borné ne pouvait cependant tenir sur le long terme sans être rattrapé par des contradictions internes, produisant des tendances, des contre-tendances, etc.

Le dernier Calife abbasside de Bagdad, al-Nāşir li-dīn Allāh (1180-1225) juste avant la prise de la ville par les Mongols en 1258, a par exemple systématisé une tentative d’organisation de la ville par les confréries typiquement urbaines, les futuwwa, désignées aussi parfois sous cette forme par le terme plus ancien asabiyya.

Il s’agit de communautés organisées autour d’un maître, regroupant la jeunesse, dans un démarche initiatique où le membre, le fityan, doit s’engager sous serment à suivre sa vie durant les enseignements et les directives de ses maîtres. A la base, dans les premiers degrés, un grand niveau de licence est parfois autorisé. Certaines futuwwa permettaient même la mixité, l’ivresse, encourageaient les rixes et l’esprit de défi. Il n’était pas rare même que des non musulmans se joignent à la communauté lui donnant un tour hétérodoxe.

Mais d’un autre côté, il fallait s’engager dans des opérations miliciennes d’escortes des marchands, de sécurité lors des foires ou des fêtes et plus généralement de pacification de leur territoire.

Le siège de Bagdad par les Mongols en 1258 représenté en 1303 ; la ville fut par la suite prise par les Ottomans et bascula dans l’insignifiance après avoir été la plus grande ville du monde

A mesure que l’on s’élève dans la futuwwa, l’engagement mystique dans la religion devient plus exigeant. Bien sûr, on a là une des expressions de ce que l’on appelle le « soufisme », mais dans un cadre urbain, qui finit par s’imposer dans la démarche à l’ensemble de la société. La futuwwa dispose de lieux de rassemblement, parfois d’écoles, de mosquées, et une ville est souvent divisée en de multiples futuwwa rivales, mais tenues par une certaine discipline.

Et on notera que plus les conquêtes seront prolongées, avec des scissions dans la centralisation et la formation de directions régionales, plus le style urbain deviendra complexe, approfondi, tourné vers la vie quotidienne, s’éloignant toujours davantage du modèle arabo-musulman initial. C’est le cas dans l’Espagne occupée (al-Andalus), en Perse (notamment avec la merveille qu’est la ville d’Ispahan, « la moitié du monde »), en Inde.

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L’élargissement de l’État islamique au-delà des Arabes et ses implications

L’Islam avait réussi à s’imposer dans toute la péninsule arabique, mais son drame historique est que Mahomet décède en 632 au moment où les conquêtes extérieures commencent et se concrétisent par d’importants succès.

Les dirigeants musulmans avaient nommé comme « calife », pour diriger le pouvoir arabo-islamique, Abou Bakr As-Siddiq, un important commerçant mecquois de la tribu Quraych, à laquelle appartenait Mahomet.

En apparence, cela ne posa pas de souci initialement, car Mahomet avait dans le Coran su combiner les exigences juridiques (propres aux commerçants et marchands) avec des principes encadrant la caste militaire s’étant formée.

Mahomet, en tant que chef, avait compris la nécessité de superviser par en haut l’expansion de l’Islam, seul moyen de systématiser le droit auprès de clans et de tribus divisés.

On a ainsi un impôt universel, le khoms, présenté comme suit dans le Coran, dans la sourate Le butin :

« Sachez (Ô vous les croyants !) que de tout ce que vous gagnez, le cinquième (Khoms) appartient à Allah, au Prophète et à ses proches, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs (à court d’argent), si vous croyez en Allah et à ce qu’IL a révélé à Notre Serviteur (Mohammad) le Jour du Discernement, le jour où les deux parties se sont rencontrées; et Allah est Puissant sur toute chose. »

A ce cinquième des gains s’ajoute une aumône destinée à la communauté, la zakat, présentée dans 80 versets du Coran. Elle s’élève à 2.5 % du chiffre annuel épargné sur les avoirs et les biens, les récoltes, les fonds de commerce, les animaux définis comme bétail. La zakat ne touche cependant pas les terrains et les bâtiments, le mobilier, les vêtements, les hypothèques, les bijoux personnels.

On a ici une franche séparation entre la vie personnelle (dans un logement, avec des vêtements, du mobiliser, des bijoux) et une activité relevant des échanges, les avoirs étant intégrés comme accumulation de richesse provenant des échanges.

Manuscrit du Coran, 7e siècle

La richesse sociale est clairement sous-entendue comme commerciale et marchande et c’est d’autant plus vrai que l’agriculture était peu développée et nécessitait qui plus est des grandes opérations à partir d’une force centrale. Il y a bien dans l’Islam un sens de la propriété, mais c’est un sens de la propriété commerciale.

Cette propriété commerciale exige un droit et l’Islam est l’étape de la systématisation de ce droit. Voilà pourquoi la tradition islamique insiste sur la capacité de Mahomet à faire sortir les Arabes de la Jahiliyyah, de l’ignorance. Un moment connu est celui où la Kaaba dut être reconstruite en raison de crues. Naturellement chaque chef de tribu veut remettre la pierre noire à sa place, une dispute s’ensuit mais l’un d’entre eux propose d’écouter la première personne entrant dans la pièce.

C’est bien entendu Mahomet, qui amène un grand tissu, pose la pierre noire dessus, chaque chef tirant un bout du tissu jusqu’au lieu où Mahomet lui-même remet la pierre à sa place.

L’expansion islamique en 750, avec en vert l’empire byzantin formant un verrou

Seulement voilà, avec les conquêtes hors de la péninsule arabique, on n’a plus simplement des chefs de tribus, mais des peuples entiers, avec des religions polythéistes, chrétiennes, ou encore juifs, zoroastriens, des langues différentes, des mœurs différentes, des traditions particulières, etc.

Le Coran, parfaitement adapté à un environnement arabe pour faire se généraliser la Mecque comme capitale juridico-commerciale, doit désormais répondre à l’élaboration d’un système dans un cadre bien plus large.

Cela amena que des concepts relatifs devinrent absolus. Ce que Mahomet avait mis en place pour des rapports épisodiques et relatifs, ce qui comptant étant la communauté comme système fermé, dut se généraliser pour des sociétés humaines dont les musulmans ne formaient qu’une partie, tout en dominant.

L’expansion islamique, en trois grandes étapes

Ainsi, les conquêtes étaient la source de nouvelles richesses, que ce soit par le butin, par l’impôt annuel appelé jizîa visant les hommes non musulmans en âge de faire le service militaire, par l’impôt appelé kharâj sur les provinces non-musulmanes non-conquises. Ce dernier impôt est très important, car dans la logique de départ, les terrains conquis, tout comme l’eau (en surface et souterraine) relève de la propriété publique.

Mais, de par la systématisation de tels rapports, il y a avec les conquêtes une contradiction acceptée entre un État islamique au service de la communauté musulmane et des rapports intermédiaires sur le long terme avec les populations non musulmanes.

C’est là en opposition avec la démarche même de l’Islam, qui se veut un système fermé destiné aux Arabes, puisque le moteur part des exigences des commerçants et des marchands depuis la Mecque, capitale commerciale-religieuse systématisant un cadre juridique.

Un Coran du 9e siècle

L’Islam se voit dès le départ travaillé par cette contradiction entre un capital commercial unifié dans la péninsule arabique et une caste militaire s’étant formée de par les premières victoires permises par l’unification arabe et en expansion grâce aux victoires.

Le califat, en tant qu’État islamique devant être un système communautaire arabe, un cadre juridique avec une idéologie religieuse justifiant les notions de bien et le mal, est devenu un espace militaire voyant son élargissement comme fin en soi.

Ce qui apparaît à l’origine comme une structure duale, avec d’un côté les commerçants aux commandes dans la péninsule arabique et de l’autre une caste militaire, est devenue un régime s’évertuant à des conquêtes amenuisant dès le départ la dimension arabe du mouvement et rendant secondaire l’aspect commercial interne par rapport aux conquêtes.

Miniature de l’artiste persan Behzad, 16e siècle, Le conseil de l’ascète, un exemple de remise en cause de l’interdiction arabo-coranique de représenter des êtres vivants

L’intégration des tribus turques fut ici décisive pour ce tournant.

L’Islam souffre historiquement du fait que si les conquêtes renforcent en apparence le droit islamique, qui s’étend et qui voit son appareil se renforcer, il le vide de son sens en le désarabisant et en le coupant de la base centrale qu’est la Mecque comme plaque tournante des échanges.

La caste militaire profite d’ailleurs d’une base arrière économique et juridique, ainsi qu’idéologique, pour appuyer et justifier ses entreprises et avoir son propre agenda, et elle réduit toujours plus la Mecque et la péninsule arabique à cette fonction d’outil justificatif.

C’est cela qui explique comment par la suite l’empire ottoman pourra aussi simplement prendre les commandes de l’Islam.

La carte de l’empire ottoman à son apogée à la fin du 16e siècle

Il n’y avait concrètement que deux options historiques : soit le capital commercial s’élargissait en englobant les nouveaux territoires et parvenait à établir un marché unique de très grande ampleur… ce qu’évidemment les commerçants et les marchands arabes n’avaient nullement la possibilité de faire…

Soit la caste militaire s’appropriait en fin de compte les territoires conquis par des moyens bureaucratiques et autoritaires. C’est ce qui s’est historiquement passé et une démarche par en haut ne pouvait que produire des contradictions en série.

Le troisième calife meurt assassiné en 656 et l’Islam explose en différents courants religieux, un quart de siècle après la mort de Mahomet.

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Les conquêtes arabes aux dépens des empires perse et byzantin

Il est évident que l’affirmation unitaire des Arabes – concernant autour de 300 000 personnes – impliquait des capacités militaires démultipliées par la centralisation. De par les mœurs prévalant jusque-là, cela ne pouvait aboutir qu’au lancement immédiat de guerres de conquête de la part de tribus habituées aux razzias.

Tel n’était pas le but initial de Mahomet, pour qui la guerre ne devait permettre qu’à la systématisation juridique de la Mecque. Mais ayant besoin d’une dimension militaire pour imposer l’Islam comme idéologie de tous les Arabes, Mahomet dut déployer dans l’Islam une dimension militaire.

Expression d’un compromis des commerçants et marchands avec la caste militaire se formant, on trouve l’Islam deux concepts fondamentaux, d’une importance capitale :

– dār al-Islām, la terre de l’Islam, désigne une zone pacifiée où l’Islam prévaut, c’est-à-dire où le droit prévaut, c’est-à-dire de fait où les commerçants et marchands prévalent ;

– dār al-harb, la terre de la guerre, désigne une zone où l’Islam ne prévaut pas et qui doit par conséquent être la visée de l’expansion de type militaire.

Une telle division reflète parfaitement la nature des deux forces en présence dans l’Islam dès le départ.

Les initiatives arabes d’unification de la péninsule arabique puis d’offensive contre l’empire perse à l’est et l’empire byzantin à l’ouest

Toutefois, dès la mort de Mahomet, il va se dérouler un phénomène qui va bouleverser l’Islam arabe. L’unification arabe a en effet donné un élan tel que ses forces militaires prennent le dessus sur des empires décadents. On passa en fait d’une unification arabe pour résister aux empires à la possibilité de se confronter à ces empires, qui plus est de manière victorieuse.

Ce n’était nullement prévu par Mahomet et ce n’est pas la perspective du Coran, dont l’axe est purement juridique ; on se doute que cela devait révolutionner l’Islam.

Le jeune Mahomet et le moine Bahira, Perse, 1307 ; le moine chrétien Bahira aurait fait découvrir le christianisme au jeune Mahomet et aurait reconnu sa dimension prophétique

De fait, si à la mort de Mahomet en 632 toute la péninsule arabique est conquise par les Arabes musulmans, les conquêtes se poursuivent immédiatement.

De 636 à 642, les Arabes envahirent la moitié de l’empires byzantin et la totalité de l’empire perse, empires qui s’étaient épuisés l’un contre l’autre, alors que quelques années auparavant l’historien byzantin Théophylacte Simocatta pouvait encore les définir comme « les yeux du monde ».

En fait, Khosro II avait réussi à prendre le pouvoir en Perse grâce à un soutien militaire de l’empire byzantin, mais il se retourna contre celui-ci, conquérant la Syrie en 610, Jérusalem en 614, l’Égypte en 616, l’Anatolie jusqu’à Byzance elle-même en 626, pour devoir faire face à une contre-offensive byzantine victorieuse, la guerre durant de 602 à 628 et épuisant les protagonistes.

L’autre facteur est que s’étaient mis en branle des tribus turques venues des monts Altaï, qui furent les alliées des Byzantins contre les Perses et qui passeront dans la foulée dans le camp de l’Islam, rajoutant ainsi aux forces arabes, naturellement entièrement sur le mode garnison militaire – établissement de structures relevant de l’État islamique.

Le territoire d’origine des « Turcs bleus »

En deux siècles et demi, cette confédération des tribus des « Turcs bleus » (le bleu étant la couleur céleste) partirent du nord de la Chine pour s’installer en Anatolie.

On a là une double convergence, puisque les Arabes se démarquent des Byzantins chrétiens et des Perses zoroastriens au moyen d’une religion qui leur est propre et leur permet de faire leur propre « proposition » idéologique, et que ces tribus des « Turcs bleus » émergent eux-mêmes alors que la Chine est alors momentanément en crise.

Si on ajoute aux Turcs des restes de l’empire perse, des chrétiens plus ou moins hérétiques, les Arabes et leur Islam parvinrent à entraîner de véritables masses de gens dans la direction d’une conquête militaire s’associant à une logique de structuration administrative centralisée et stable.

Dans un tel développement, la dimension conquérante l’emportait qualitativement sur la structuration interne ayant comme dynamique la nécessité des commerçants et des marchands de « civiliser » les territoires.

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Les Arabes en unification face aux empires perse et byzantin

Il n’était naturellement nullement évident de rassembler les Arabes divisés en clans et en tribus au moyen de la Mecque comme ville pacifiée et policée par le droit. Pour que l’Islam triomphe, il fallait qu’une autre contradiction se pose, celle entre ces clans et tribus en général et d’autres forces.

L’Islam naît de deux contradictions, au sens strict :

– la contradiction entre les commerçants et marchands et le cadre arriéré de la société sur le plan du droit, ce qui formait un obstacle au commerce ;

– la contradiction entre les Arabes divisés et les empires byzantin et perse qui, de par leur centralisation, défaisaient les Arabes comme ils l’entendaient.

Dans la genèse de l’Islam, jusqu’à la mort de Mahomet en 632, la première contradiction est l’aspect principal. Après cela, avec les conquêtes arabes, c’est le second aspect qui l’emporte, faisant triompher une caste militaire qui balaya l’hégémonie des commerçants et des marchands.

Mahomet recevant le Coran de l’ange Gabriel, Perse, début du 14e siècle

Historiquement, avant l’affirmation de l’Islam, la situation était la suivante. Depuis l’époque d’Alexandre le Grand, autour du 3ème siècle. avant notre ère, les tribus arabes, équipées du chameau et surtout du dromadaire, développent sur cette base des activités commerciales en réseau permettant de connecter l’Océan Indien, l’Ethiopie et la Corne de l’Afrique, à la Méditerranée.

Le désert d’Arabie n’est alors plus l’obstacle qu’il fut durant des millénaires et des sociétés se développent dans des oasis, partout où cela est possible.

Une représentation du 14e siècle, le premier a volé le chameau au second, qui a lui-même volé un cheval

Fort de leur maîtrise du désert, les tribus arabes remontent vers la Syrie et la Mésopotamie et leur installation, de la Jordanie actuelle jusqu’au nord de l’Irak, autour de ce qui est aujourd’hui la région de Diyarbékir et Mossoul, permet de connecter plus rapidement la Perse, elle-même traversée de nomades utilisant le chameau, au Levant et à l’Asie Mineure.

Dans ces régions, les Grecs les désignent comme « Arabes scènites » soit les « Arabes de la tente » de manière très significative pour décrire leur mode d’organisation en camp mi-foire commerciale, mi-camp militaire.

La fameuse ville de Palmyre, notamment, qui fera émerger un Etat arabo-romain dissident autour de la reine Zénobie (267-273), annonçait déjà les synthèses à venir, dont l’islam sera l’aboutissement. En particulier, le rôle des Araméens sera décisif comme empreinte culturelle sur les tribus arabes.

L’empire de Palmyre, qui sera repris par Rome, tout comme l’empire des Gaules

La proximité linguistique des langues araméennes et de l’arabe permettant d’infuser en direction des tribus arabes la gigantesque accumulation culturelle des araméens du Levant et d’Orient, dont le Coran est un reflet.

A la veille de l’essor de l’islam, il existe alors trois forces gouvernementales, exerçant un pouvoir naturellement assez tronqué, difforme, faible, etc. Toutes sont justement localisées dans les zones de contacts avec la culture araméenne, hégémonique notamment en Perse.

On a déjà la tribu des Lakhmides, dont le campement militaire a abouti à la formation de la ville d’Al-Hira, carrefour commercial à l’origine des revenus gouvernementaux en plus des tributs et des quelques expéditions menées. Le gouvernement est sous domination perse et les dirigeants sont d’ailleurs zoroastriens.

Les Lakhmides forment un satellite arabe de l’empire perse, qui est dominé par la dynastie des Sassanides. L’empire, immense, occupe les actuels Iran, Irak, Arménie, Caucase du sud, Asie centrale du sud-ouest, Afghanistan occidental, région du golfe persique, ainsi que des morceaux des actuels Turquie, Syrie, Pakistan.

Celui-ci entend restaurer l’Empire antique des Achéménides, en débordant l’hellénisme par une affirmation culturelle iranienne fondée sur une réforme religieuse du zoroastrisme et sur la base d’une appropriation persane de la culture araméenne.

C’est d’ailleurs à ce moment que sont formés les alphabets des satellites chrétiens de cet Empire, l’alphabet arménien et géorgien, en s’appuyant sur l’alphabet araméen et en tentant d’orienter le christianisme de ces satellites vers celui des populations araméennes considérées comme persanes, à défaut de pouvoir imposer de force le zoroastrisme. Cet élan culturel iranien est une chose déterminante, qui imprimera aussi fortement l’islam, une fois écrasé l’Empire sassanide.

Inscription bilingue en grec et araméen à Kandahar, en Afghanistan, sous le règne de l’empereur maurya Ashoka, 3e siècle avant notre ère

On a ensuite la tribu des Ghassanides, qui avait comme capitale Jabiyah et était tournée vers le christianisme avec d’ailleurs une soumission à l’empire byzantin, concurrent de la Perse. On a pareillement le commerce au cœur des activités.

Les Ghassanides forment un satellite arabe de l’empire Byzantin, qui occupe grosso modo les actuels Turquie, Grèce, Balkans, avec une partie de l’Italie, etc. Ce sont les restes de Rome pour l’Orient, avec bien entendu la fameuse Constantinople comme capitale.

Al-Harith roi ghassanide des Arabes, représentation de 1334

On a enfin le royaume de Kindah, qui a Dumat Al-Djandal comme capitale et qui a longtemps dépendu de l’empire himyarite plus au sud. Ce petit empire est important, car il s’effondre juste avant l’émergence de l’Islam et présentait un contre-exemple pour celui-ci.

L’empire himyarite consista effectivement, dans le sud de la péninsule arabique en une tentative de fusionner des petits royaumes arabes, avec une tentative de dépasser le polythéisme en assumant le judaïsme comme religion générale. Le christianisme se développa néanmoins et les concurrences entre clans, tribus, royaumes locaux amena un effondrement complet.

Le royaume de Kindah regroupe sur cette carte toute la partie est de la région centrale, les noms sont ceux des principales tribus

On peut ainsi dire qu’au moment de l’émergence de l’Islam, la péninsule arabique consiste en des clans unifiés en tribus pour former des blocs capables de se maintenir dans une situation précaire, alors que les territoires consistent principalement en un lieu de passage pour les échanges entre les Indes d’un côté, l’empire perse et l’empire byzantin de l’autre.

La situation ne pouvait se maintenir indéfiniment de par l’expansionnisme perse byzantin. L’Islam est ainsi né en unifiant les Arabes divisés dans le cadre d’une péninsule fonctionnant par le commerce et exigeant des normes juridiques strictes et stables… en se distinguant tant du christianisme byzantin que du zoroastrisme perse. Il fallait une affirmation idéologique unificatrice et permettant de s’opposer en « bloc » à deux autres blocs.

L’empire byzantin à l’ouest, touchant l’empire perse des Sassanides (plus à l’est encore on a l’empire Gupta en Inde), alors que la péninsule arabique va voir les Arabes s’unifier

Le Coran, malgré l’affirmation de sa nature universelle et surtout « incréé », aussi éternel que Dieu, ne s’adresse dans le fait qu’aux Arabes et ne traite que de la réalité de la péninsule arabique, avec ses animaux, son environnement naturel, sa géographie, etc. Pour reprendre ce qu’on lit dans la sourate La consultation :

« Et c’est ainsi que Nous t’avons révélé un Coran arabe, afin que tu avertisses la Mère des cités (la Mecque) et ses alentours et que tu avertisses du Jour du rassemblement, – sur lequel il n’y a pas de doute – Un groupe au Paradis et un groupe dans la fournaise ardente. »

Le Coran est arabe pour les Arabes. Cependant, l’unification arabe va démolir ce simple cadre.

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Mahomet, continuateur des réformes à la Mecque

L’omniprésence urbaine dans l’Islam est très lourde de sens et se retrouve bien entendu dans tout le parcours de Mahomet, qui se confond avec les réformes dans un sens urbain de la Mecque, sur plusieurs générations.

Mahomet était lui-même un caravanier du clan des Hachémites relevant de la tribu des Qorays, tribu qui contrôlait la Mecque, alors un grand carrefour commercial. Et on peut voir, ce qui est clairement déterminant, qu’avant même que Mahomet ne mette en place l’Islam et son pèlerinage à la Mecque, cette ville était déjà le lieu d’un rassemblement annuel pour aller vénérer la Kaaba, le petit bâtiment hébergeant une pierre noire, avec déjà les cercles à parcourir autour.

Gravure européenne de 1778 représentant la Mecque

Mahomet n’a fait que, historiquement, accompagner le saut qu’a connu la Mecque, qui était déjà le centre servant de repère aux habitants de la Jazirat-ul Arab, la péninsule arabique. La venue annuelle, s’étalant sur quatre mois, était prétexte au commerce puisque la dimension mystico-religieuse conférait à la ville un aspect politique totalement stable.

Mahomet a systématisé cela avec l’Islam.

Et également, encore une fois avant même que Mahomet n’affirme l’Islam, il joue un rôle essentiel dans le traité appelé Hilful-Fodzul (le « pacte des vertueux »). Issu d’un conflit entre marchands, il établit des principes de respect des actes commerciaux, le serment des marchands se faisant… devant la Kaaba.

Une fois l’Islam affirmé, Mahomet confirmera ce pacte et maintiendra comme on le sait l’importance de la Kaaba. Mahomet est un accompagnateur œuvrant à systématiser et à encadrer les rapports en ville – d’où l’insistance sur le caractère avant tout juridique de l’Islam.

Photo de la Kaaba en 1910

L’Islam émerge en fait avec Mahomet à la suite de perpétuelles tentatives de pacifier les très violents rapports entre les clans, les tribus, les commerçants.

La vendetta primait, y compris sur des générations ; le culte patriarcal de l’honneur systématisant les bains de sang.

Il existait toute une série de pratiques commerciales plus que douteuses où le hasard prenait une grande place lors des achats, avec une pièce devant toucher la marchandise ou bien une marchandise vendue sans que l’acheteur ne sache ce qu’elle vaut, la vente d’un chameau non encore né ou d’une production de fruits n’ayant lieu que trois ans après, à quoi s’ajoutent divers escroqueries comme masquer les prix, etc.

Il y avait une contradiction explosive entre le développement du commerce dans la péninsule arabique et les rapports arriérés. L’Islam est l’expression du dépassement productif de cette contradiction ; la solution ne pouvait que provenir de la Mecque, lieu par excellence du commerce et des rapports interpersonnels, inter-tribaux.

Représentation européenne de la Mecque, 1907

Un ancêtre direct de Mahomet, Qusay ibn Kilab (400-48), son arrière-arrière-arrière-arrière-arrière grand-père, avait déjà mis en place à la Mecque un Dar al-Nadwa (lieu de rassemblement) pour essayer d’avoir des discussions dès l’engagement des disputes.

Le grand-père de Mahomet, Abd al-Muttalib, qui procéda d’ailleurs à son éducation en raison de la mort de ses parents, essaya d’établir une série de règles : le respect des promesses, pas d’entrée dans les lieux privés en grimpant un mur ou en passant par une porte de derrière, ne pas se marier à la famille proche, ne pas pratiquer l’adultère, exiler les prostituées, cesser d’enterrer vivant les jeunes filles pour ne pas qu’elles soient capturées, ne pas boire d’alcool, couper la main des voleurs, payer au moyen de cent chameaux une amende en cas de meurtre involontaire, approvisionner le pèlerinage à la Kaaba en eau, faire sept fois le tour de la Kaaba lors du pèlerinage, être habillé en faisant le tour (auparavant il fallait payer des habits particuliers à la tribu des Qorays et ce n’était pas fait), respecter les mois saints, pratiquer le tirage au sort (pour essayer de résoudre pacifiquement les conflits).

Il est évident que Mahomet n’a fait que reprendre les principes de ses ancêtres, en leur faisant passer un cap. Voilà pourquoi le Coran est parsemé de menaces de l’enfer, d’appel à se comporter de manière correcte, etc. C’était conforme avec l’exigence du développement du commerce allant avec l’établissement de rapports apaisés entre les participants.

Mahomet avançant vers la Mecque avec les anges GabrielMichaelIsrafil et Azrail, 16e siècle

Et c’est la raison pour laquelle la Mecque est au cœur de l’Islam en tant que systématisation du droit dans la péninsule arabique, c’est la « Mère des cités » comme il est dit dans la sourate La consultation :

« Et c’est ainsi que Nous t’avons révélé un Coran arabe, afin que tu avertisses la Mère des cités (la Mecque) et ses alentours et que tu avertisses du Jour du rassemblement, – sur lequel il n’y a pas de doute – Un groupe au Paradis et un groupe dans la fournaise ardente.

Et si Allah avait voulu, Il en aurait fait une seule communauté. Mais Il fait entrer qui Il veut dans Sa miséricorde. Et les injustes n’auront ni maître ni secoureur.

Ont-ils pris des maîtres en dehors de Lui ? C’est Allah qui est le seul Maître et c’est Lui qui redonne la vie aux morts; et c’est Lui qui est Omnipotent. »

Et à la Mecque, quand on prie, on se tourne vers la Kaaba, symbole du pacte historiquement uniquement commercial, le Hilful-Fodzul réalisé juste avant l’Islam, mais généralisé au droit dans son ensemble, comme accord juridique systématisé en civilisation.

Le verset 97 de la sourate La table sacralise ce symbole :

« Allah a institué la Ka’aba, la Maison sacrée, comme un lieu de rassemblement pour les gens. (Il a institué) le mois sacré, l’offrande (d’animaux,) et les guirlandes, afin que vous sachiez que vraiment Allah sait tout ce qui est dans les cieux et sur la terre; et que vraiment Allah est Omniscient. »

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La ville, cœur véritable de la dynamique de l’Islam

Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī (801 – 873) est un Arabe philosophe, mathématicien, médecin, musicien ; il est l’auteur de pratiquement 300 ouvrages pour ceux parvenus jusqu’à nous, dont 32 au sujet de la géométrie, 22 de la philosophie, 22 de la médecine, 16 de l’astronomie, 12 de la physique, 11 de l’arithmétique, 9 de la logique, 7 de la musique, 5 de la psychologie.

Il est né à Koufa, dont son père est gouverneur : la ville n’était pas moins que la capitale du califat abbasside dominant l’Islam de 750 à 1258. Cette ville était elle-même fondée initialement comme lieu de garnison militaire, notamment par son ancêtre direct Al-Ash’ath ibn Qays, qui combattit aux côtés de Mahomet et décéda en 661.

Aristote enseignant à un élève, vers 1220

La question se pose ainsi de la manière suivante : comment en deux cent ans, est-on arrivé, en partant d’une poignée de clans batailleurs et guerriers rassemblés en tribus batailleuses, à un intellectuel multi-domaines capable de lire et d’interpréter Aristote, au point d’en faire la clef de sa vision du monde ?

La réponse est la ville. Au sens strict, l’Islam a la ville en perspective, c’est son point de repère, sa fixation idéologique et également sa dynamique. L’Islam est le produit direct de la contradiction entre les villes et les campagnes et son expansion généralise les villes.

Telle est la clef de l’Islam comme phénomène historique. Ce n’est pas du tout un produit de bédouins ou de nomades ; au contraire, c’est le fruit d’une fixation sociale bien déterminée en un lieu défini en tant que tel comme ville. L’histoire de l’émergence de l’Islam passe d’ailleurs par deux villes : la Mecque et Médine, en particulier la Mecque bien entendu, centre névralgique de la péninsule arabique comme seul lieu apaisé où le commerce pouvait s’assumer librement.

Et l’Islam se développe par les villes, les villes se développent par l’Islam. Cet aspect est indubitable et absolument caractéristique de l’Islam. En plus de Koufa, Bassorah et Bagdad, on a Alexandrie, le Caire, Damas, Cordoue, Palerme, Mossoul, Hamadan, Ray, Téhéran, Ispahan, Shiraz, Nishapur, Samarcande, Boukhara…

Ces villes nouvelles ou entièrement réaménagées hébergent autour de cent mille personnes, avec parfois des centres immenses : 300 000 personnes vivent à Cordoue, 400 000 au Caire, un million à Bagdad – certainement la ville la plus grande du monde à l’époque.

Bagdad entre 767 et 912

Il est par ailleurs bien connu que l’Islam a accordé une vaste place à l’architecture, depuis Basra al-Hamra au Maroc actuel jusqu’au Taj Mahal dans l’Inde actuelle.

Ce n’est pas simplement un repli artistique en cette direction en raison de l’interdiction dans l’Islam de représenter un être vivant. C’est l’expression d’une focalisation sur la ville, sur le caractère urbain ; l’Islam souligne de manière incessante qu’on ne saurait être musulman tout seul, il faut être en communauté, en communauté rassemblée, donc en communauté urbaine.

Tapis turc de la fin du 18e siècle représentant la grande mosquée de la Mecque

Pourquoi cette importance accordée à la ville ? Il existe deux raisons historiques à cela. La première, c’est que Mahomet systématise des réformes déjà lancées à la Mecque, le grand centre du commerce de la péninsule arabique. L’Islam s’affirme donc comme rassemblement communautaire pacifié par opposition à la logique tribale et clanique dominant jusque-là chez les Arabes et s’opposant au commerce.

L’Islam n’est pas la religion des bédouins et de nomades, elle est au contraire leur intégration forcée dans un cadre arabe centralisé dans les villes.

La ville est, à ce titre, une expression artificielle ; pour l’Islam, la ville est un centre forgé par la force pour faire triompher le droit – un droit constitué comme expression des besoins des commerçants et des marchands en ayant assez des incertitudes dues aux querelles incessantes et sanglantes des clans et des tribus.

Cela produit une contradiction, avec d’un côté une systématisation par la culture islamique des bonnes manières, des mœurs policés, des attitudes correctes, et de l’autre une démarche militariste considérée comme le seul moyen d’imposer par en haut le droit.

L’Alhambra de Grenade en Andalousie, comme base fortifiée

Pour cette raison, la base organisationnelle de l’Islam, c’est la garnison militaire organisée, c’est-à-dire la ville en formation par en haut, ce qu’on appelle initialement « misr », ville-camp (au pluriel « amsar »). La langue des musulmans des Indes est ainsi l’ourdou – apparue comme Lashkari Zaban – langue des armées, langue du campement militaire, le mot ourdou venant du turc ordu signifiant armée.

La ville de Koufa est née de cette manière, comme prolongement du campement militaire, et c’est vrai pour Bassorah ; Bagdad est pareillement née comme Madīnat as-Salām (la ville de la paix), sur le tas, à partir d’un plan préétabli d’une ville ronde avec une mosquée au centre.

L’expansion militaire islamique, de 622 à 632 en rouge foncé, de 632 à 661 en rouge clair, de 661 à 750 en beige

Cela va avoir deux principales conséquences historiques. La première, c’est que pour l’Islam, toute division géographique est administrative-militaire, sans reconnaissance culturelle ni nationale. Cela va totalement paralyser les masses face à la colonisation et leur donner un comportement erratique dans la décolonisation, dont l’exemple le plus parlant est le FLN algérien oscillant entre un mysticisme islamique et une affirmation nationale romantique.

Cela jouera également un grand rôle dans les conflits dans le cadre de la fin des empires au 20e siècle, car pour les musulmans un territoire ne dépend pas en dernier ressort de sa population, mais de son statut administratif, et uniquement de son statut administratif.

Ainsi, le Nagorny Karabagh peut bien avoir une population à l’écrasante majorité arménienne, étant administrativement un territoire supervisé dans un cadre islamique depuis des siècles, il n’est plus arménien au sens strict. Les situations furent nombreuses à être du même type, comme l’État princier d’Hyderabad en Inde.

La seconde conséquence historique va avoir une immense portée. Comme la garnison militaire a été le mode opératoire de l’expansion islamique, il y avait de fait une centralisation systématisée, avec une logique de ponction pour les frais du pouvoir.

C’est cela l’élément manquant à l’explication de pourquoi la propriété n’a pas pu apparaître dans les territoires relevant de la civilisation islamique. Friedrich Engels, dans une lettre à Karl Marx (du 6 juin 1853), constatait fort justement :

« L’absence de propriété foncière est en effet la clé de toute l’Orient. C’est la base de l’histoire politique et religieuse.

Mais quelle est l’origine du fait que les Orientaux ne parviennent pas à la propriété foncière, même pas de type féodal ?

Je crois que cela dépend essentiellement du climat, lié aux conditions de sol, en particulier aux grandes zones désertiques qui s’étendent du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse et la Tatarie jusqu’aux plus hauts plateaux de l’Asie.

L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture : or, elle est l’affaire soit des communes, des provinces, ou du gouvernement central. Le gouvernement, en Orient, n’a jamais eu que trois départements : finances (mise au pillage du pays), guerre (pillage du pays et des pays voisins) et travaux publics. »

Pour prendre un exemple fameux, le barrage de Marib fut construit vers 700 avant notre ère au Yémen afin de permettre l’irrigation de terres agricoles. Il connut de multiples réparations, mais une crue, mentionnée dans le Coran par ailleurs (sourate Saba versets 15 et 16), le détruisit vers 570, amenant l’effondrement du royaume et la fuite de 50 000 personnes.

C’est une question essentielle renforçant le besoin d’opérations d’envergure par un gouvernement central – toutefois il faut ajouter que cette centralisation était elle-même induite par l’expression initiale du pouvoir comme garnison militaire organisée, exprimant une communauté hiérarchisée, se posant comme ville.

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Le théâtre contemporain comme piège et surenchère

Le théâtre contemporain, tout comme ses équivalents en poésie, en musique, pour les romans, la peinture, etc. est un piège, qui feint d’approfondir le sens de l’humanité, de développer sa sensibilité, pour en réalité faire se replier tout un chacun sur son moi. Sans cette déviation, une œuvre du théâtre contemporain ne serait qu’un idéalisme complet, incapable d’avoir un certain ressort.

Dans Antigone de Jean Anouilh, on trouve ainsi ce passage typique d’une prétention à la sensibilité qui se retourne en repli sur le moi, sur la posture.

Il y a un silence, Ismène demande soudain :

ISMENE
Tu n’as donc pas envie de vivre, toi?

ANTIGONE, murmure.
Pas envie de vivre… (Et plus doucement encore, si c’est possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l’air froid sur sa peau nue? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n’en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu’il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d’herbe dans le près et qu’on ne pouvait pas tous les prendre?

ISMENE, a un élan soudain vers elle.
Ma petite soeur …

ANTIGONE, se redresse et crie.
Ah, non! Laisse-moi! Ne me caresse pas! Ne nous mettons pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi, tu dis? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c’est assez?

ISMENE, baisse la tête.
Oui

ANTIGONE
Sers-toi de ces prétextes.

ISMENE, se jette contre elle.
Antigone! Je t’en supplie! C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi, tu es une fille.

ANTIGONE, les dents serrées.
Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d’être une fille!

Le théâtre contemporain est ainsi un piège, car il part d’une sensibilité réelle – du spectateur, de l’auteur, du metteur en scène, de l’acteur – pour la faire aller dans une expression poétique-magique individualisée, au lieu d’en voir la portée universelle, fondée sur la matière prise comme tout.

Le théâtre contemporain divise toute initiative le plus possible, afin d’obtenir toujours plus d’éléments isolés par la fragmentation.

C’est la raison pour la fuite en avant dans les mises en scène utilisant la nudité, le grotesque, les couleurs, les lumières, les danses, etc. : en apparence, on a une complexification et donc une avancée dans le développement humain, en réalité on a une régression visant simplement à frapper l’imagination le plus possible et à former des fétiches de tel ou tel moment.

Grâce à cela, n’importe qui trouvera toujours son compte, d’une manière ou d’une autre ; il s’agit de piocher comme bon semble à la conscience individualisée, surtout pas d’arriver à une synthèse. Le théâtre contemporain est anti-synthétique et à ce titre il préfigure déjà, dès les années 1960, le triomphe des séries du début du XXIe siècle.

Tout est en roue libre, d’où le besoin de surcharge pour parvenir à l’émotion : surcharge d’accessoires, surcharge de décors, surcharge dans le jeu des acteurs, surcharge dans les sons, surcharge dans les éclairages, surcharge dans les paroles, bref : surenchère.

Cette surenchère permet de compenser les doutes, en ajoutant toujours plus pour essayer de satisfaire et d’occuper les esprits. Cette alliance du piège et de la surenchère est la dynamique elle-même du théâtre contemporain comme expression du subjectivisme où pour la conscience individualisée tout est « choix », le monde étant comme une scène où réaliser ceux-ci.

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L’émergence cosmopolite et anti-sociale du théâtre de l’absurde

Le théâtre du vingtième siècle apparaît en France avec deux auteurs étrangers, ce qui est un fait notable. Présents en France, ils ont considéré faire partie d’une élite intellectuelle et spirituelle ; vivant de manière coupée de l’histoire française, ils n’ont pas hésité à lever le drapeau de la « condition humain » dans le rejet de la politique et de la démocratie en général.

C’est cela qui a permis leur affirmation de type cosmopolite par une bourgeoisie se reconnaissant à l’international un relativisme commun. Les auteurs français étaient obligés de s’impliquer dans la réalité française, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce qu’en tant qu’intellectuel. Ce n’est nullement le cas d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett, formant littéralement des mythes, sur une base totalement cosmopolite valable de la même manière dans tous les pays où la bourgeoisie domine.

Ce qu’on appelle « l’américanisation » de la culture est en réalité un stade général de relativisme et de nihilisme propre au capitalisme développé ; les artistes, réels ou fictifs, sont ici totalement individualisés, séparés de la société, de l’Histoire.

Timbre roumain des années 1990 célébrant Eugène Ionesco

Eugène Ionesco (1909-1994), d’origine roumaine, avait passé son enfance en France et le Français était en fait sa langue maternelle. Plus tard, il est resté en France après la défaite de la Roumanie fasciste alliée à l’Allemagne nazie ; il était, à partir de 1942, attaché de presse à l’ambassade de Roumanie auprès du régime de Vichy.

Samuel Beckett (1906-1989), d’origine irlandaise, est issu de la bourgeoisie ; étudiant, il est proche de l’écrivain « moderniste » James Joyce. Il devient un intellectuel, écrit sur Marcel Proust, s’installe en France (où il soutient à petit niveau et de manière individuelle un réseau de Résistance pendant l’Occupation).

Samuel Beckett

Tant le Roumain Eugène Ionesco que l’Irlandais Samuel Beckett vivront en marge de la société française, tout en étant comblés des honneurs par la bourgeoisie ; ils passeront à côté, sur le plan de l’engagement et de l’assimilation personnelle, de tous les événements politiques, sociaux et culturels en France. Leur activité est entièrement individualiste, coupée de toute la réalité de la société française ; tout glisse sur eux, leurs approches sont strictement parallèles et assimilables.

Dans les faits, leurs pièces relèvent de la même mise en place. Dans un endroit inconnu, dans une période inconnue, on a des personnages ne parvenant pas à communiquer réellement entre eux, errant sans but et agissant de manière incohérente, tenant des propos relevant de l’inquiétude religieuse quant à la condition humaine.

Eugène Ionesco présente ainsi reçoit ainsi La Cantatrice Chauve :

« La Cantatrice chauve : Théâtre abstrait. Drame pur. Anti-thématique, anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, anti-psychologique de boulevard, anti-bourgeois, redécouverte d’un nouveau théâtre libre. C’est-à-dire libéré.

Personnages sans caractères. Fantoches. Êtres sans visage. Intrigues et actions dénuées d’intérêt. Mots sans suite et dénués de sens. Burlesque poussé à son extrême limite. Là, un léger coup de pouce, un glissement imperceptible et l’on se retrouve dans le tragique. C’est un tour de prestidigitation. » 

La méthode, c’est le relativisme le plus général ; le contenu, c’est l’obsession pour les questions psychologiques ultra-individualistes. Eugène Ionesco le résume très bien lorsqu’il exprime sa conception :

« Ce qui personnellement, m’obsède, ce qui m’intéresse profondément, ce qui m’engage c’est le problème de la condition humaine, dans son ensemble, social ou extra-social. L’extra-social : c’est là où l’homme est profondément seul. Devant la mort, par exemple. Là, il n’y a plus de société. »

Eugène Ionesco et Samuel Beckett reflètent ici une démarche intellectualiste, fondée sur une conception ultra-individualiste aboutissant aux tourments mystiques sur le sens de l’existence.

Leur discours, à la marge de la société française, a été utilisé par la bourgeoisie directement au niveau international afin d’affirmer son idéologie relativiste et nihiliste, pour lever le drapeau de sa domination complète sur tous les états d’esprit – c’est littéralement sa réponse à la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire.

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Le succès international du théâtre contemporain comme « spectacle vivant »

En quelques années, le théâtre contemporain, a été valorisé par toute la bourgeoisie, y compris celle du social-impérialisme soviétique et de ses alliés. Il est connu que c’est le « théâtre de l’absurde » qui a servi de détonateur, avec le thème de la « condition humaine » qui est alors devenu le mot d’ordre d’une bourgeoisie faisant de « l’angoisse » individuelle l’alpha et l’oméga de l’existence.

L’expression « théâtre de l’absurde » a été développée par le Juif hongrois Martin Esslin, qui a fui aux États-Unis en 1938. Dans son article de 1960 sur Le théâtre de l’absurde, il constate dans les premières lignes que :

« Les pièces de Samuel Beckett, Arthur Adamov, et Eugène Ionesco ont été jouées avec des succès surprenants en France, en Allemagne, en Scandinavie et dans les pays anglophones.

Cette réception est d’autant plus déroutante si l’on considère que les publics concernés ont été amusés par ces pièces qu’ils ont applaudies, tout en étant pleinement conscients qu’ils ne pouvaient pas comprendre ce qu’elles signifiaient ou ce que leurs auteurs visaient. »

Cette incapacité du spectateur à la synthèse est également celle du metteur en scène bien entendu, mais également de l’auteur lui-même. Ni Ionesco, ni Beckett, ni Adamov, pas plus que Camus, n’ont ainsi considéré que leur théâtre relevait de l’absurde. Leur démarche est entièrement individualisée.

Samuel Beckett assume entièrement cela dans une lettre (à Michel Polac), en janvier 1952, au sujet d’En attendant Godot, une pièce où deux personnages attendent Godot, dont on ne sait pas ce qu’il est, ni s’il viendra voire même s’il existe.

Il reconnaît qu’il n’a pas d’avis sur le théâtre, qu’il n’y va pas et qu’il n’a pas d’avis sur sa propre pièce :

« Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot, dont vous me faites l’honneur de donner des extraits au Club d’essai, et en même temps mes idées sur le théâtre.

Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible.

Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus.

C’est malheureusement mon cas.

Il n’est pas donné à tous de pouvoir passer du monde qui s’ouvre sous la page à celui des profits et pertes, et retour, imperturbable, comme entre le turbin et le Café du Commerce.

Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple.

Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins.

Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible.

Je n’y suis plus et je n’y serai plus jamais. Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n’ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-être. Qu’ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes. »

Et, pourtant, malgré ce refus assumé d’être autre chose qu’un individu balançant son subjectivisme, avec En attendant Godot datant de 1952, Samuel Beckett reçoit le Prix Nobel dès 1969. La pièce reste emblématique du théâtre de « l’absurde » et l’une des plus jouées au monde.

Il en va de même avec Eugène Ionesco, qui commence en mai 1950 sa carrière avec La Cantatrice Chauve. Au début des années 1960 il est déjà connu de manière internationale chez les intellectuels bourgeois ; il intègre l’Académie française dès 1970, où son discours de réception est une valorisation du subjectivisme :

« Les théories de la littérature sont insuffisamment ou pas du tout scientifiques, malgré les efforts de quelques critiques d’aujourd’hui qui répètent, dans un autre langage, les erreurs de Taine ou de Brunetière. Tout n’est, en fait, que subjectivité. »

La valorisation sera similaire progressivement dans le bloc sous le contrôle du social-impérialisme soviétique. Le théâtre de l’absurde est valorisé dans les années 1960 comme l’expression d’une situation nouvelle, celle d’une humanité en « paix » sous l’égide des deux blocs, mais livrée à elle-même et à ce titre sans orientation pour l’avenir. Son existence est comme congelée.

C’est le théâtre d’un monde sous la coupe des superpuissances américaine et soviétique, où toute politique, toute idée, toute conception doit s’effacer devant leur bataille pour l’hégémonie, se réduire à une lecture individualisée, si possible dans le cadre d’une consommation élargie.

Le théâtre de l’absurde est à ce titre auréolé de toute une gloire intellectuelle et il va servir de marche-pied à un théâtre contemporain se généralisant d’autant plus que le mode de production capitaliste élargit ses champs d’activité, que les théâtres se multiplient, que la consommation de « culture » devient plus large. Les théâtres et plus globalement le « spectacle vivant » forme un espace toujours plus grand de subjectivisme directement lié à la consommation capitaliste.

Au sens strict, on peut dire que le théâtre, avec le théâtre contemporain, s’est dissous dans ce principe du « spectacle vivant ».

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Le théâtre contemporain : isolement et posture identitaire-communautaire

Le théâtre contemporain exprime le subjectivisme de la conscience « individuelle », cependant la société existe encore. Le consommateur capitaliste est coincé entre son isolement social défini par une pseudo-conscience « libre » et sa participation « voulue » à certains aspects de la société.

On est dans tous les cas dans quelque chose d’individuel-partiel, de subjectif-limitatif. Le théâtre contemporain oscille par conséquent toujours entre souligner l’atomisation sociale et représenter une communauté de destin aux contours identitaires. On est qui on veut, là où on l’a voulu, comme on l’a voulu.

Eugène Ionesco, dans Rhinocéros, décrit une épidémie de « rhinocérite », c’est-à-dire de collectivisme : tout le monde commence à se ressembler et vouloir la même chose. C’est une vision du monde totalement anti-communiste, qui culmine à la fin bien entendu par un éloge du « moi » individualiste, radicalement différent des autres, qui est parvenu malgré tout à résister, à ne pas faire « comme tout le monde » :

Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant:) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !

RIDEAU

Ce que Rhinocéros expose de manière nette, on le trouve dans tout le théâtre contemporain, avec l’individu cherchant à se définir tout en rejetant toute définition, ce qui est impossible et est la base même de la dynamique des pièces contemporaines.

Jean-Paul Sartre, prix Nobel de littérature en 1964 (qu’il a refusé), avait tenté d’aller dans cette direction, sans la « folie » du théâtre contemporain, avec sa pièce Huis-Clos, de 1944.

Trois personnes sont en enfer, mais il n’y a nul tourment à part leur présence permanente, faisant qu’ils s’entre-déchirent : « l’enfer, c’est les autres ».

GARCIN
Il ne fera donc jamais nuit ?

INÈS
Jamais.

GARCIN
Tu me verras toujours ?

INÈS
Toujours

GARCIN abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.

GARCIN
Le bronze .. . (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi . Tous ces regards qui me mangent .. . (Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru … Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.

On a ici toute l’incohérence du « moi » bourgeois qui est entièrement replié sur lui-même, mais vit en société ce qui perturbe toutes ses propres définitions subjectivistes. On a ainsi dans le théâtre contemporain systématiquement une dynamique individualiste-identitaire et une communauté sociale partielle, floue, d’autant plus abstraite que par définition le subjectivisme ne peut pas reconnaître la société.

Pour répondre à ce conflit, le théâtre contemporain trouve une voie en portant sur le malsain, le difforme, le monstrueux, l’angoisse ; il y a une valorisation extrême des marges et des marginaux, non pas pour leur rupture avec les normes, mais pour la dimension métaphysique qu’atteindraient leur existence en vivant réellement « au-delà » du bien et du mal, là où les gens normaux seraient faux et inauthentiques.

C’est le seul moyen de résoudre le conflit entre un moi individualisé et une société encore existante. Le marginal abolissant la société et se réalisant dans cette abolition devient la figure idéale pour le théâtre contemporain.

Chez Albert Camus, dans Le malentendu, un jeune homme devenu riche est tué par sa famille pauvre qu’il avait quittée et avec qui il voulait renouer sans avoir eu le temps de se faire reconnaître ; dans Caligula, un empereur fou cherche le sens de la vie pour s’y placer mais meurt de sa folie.

Chez Jean Genet, Le balcon se déroule dans un bordel où des individus travestis (en évêque, en juge, en général) attendent le résultat d’une révolution à l’extérieur ; dans Les nègres on a pareillement du théâtre dans le théâtre avec des noirs déguisés en blanc jugeant le meurtre d’une blanche par un noir, la consigne est que pour la cour « chaque acteur sera un Noir masqué dont le masque est un visage de Blanc posé de telle façon qu’on voit une large bande autour, et même les cheveux crépus ».

Dans Les paravents, on a des colonisés arabes se révoltant mais sans parvenir à construire une identité autre, alors que les morts de la pièce restent sur scène à l’écart tout en causant avec ceux encore vivants.

Dans Combat de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès, on a un noir venant en Afrique réclamer le corps de son frère mort à un blanc dirigeant un chantier, avec une histoire d’amour où une femme blanche se scarifie pour ressembler à l’homme noir qu’elle aime ; dans Roberto Zucco du même auteur, un tueur en série est en quête d’identité.

Dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, un homme vient annoncer à sa famille perdue de vue qu’il va bientôt mourir, mais il n’y parvient pas ; dans Incendies de Wajdi Mouawad, un frère et une sœur découvrent qu’ils sont les enfants de leur frère ayant violé leur mère, etc.

On a à chaque fois des flux incessants de mots associés à un mélange incompréhensible des genres, des propos, des événements, etc., avec des tourments identitaires d’êtres isolés, séparés les uns des autres, sans jamais ne parvenir à aucune solution, alors que le monde apparaît comme fluide, insaisissable, sans contenu.

Il y a systématiquement des renversements d’identité, des répétitions et des élans à prétention poétiques, avec en toile de fond le fait que la vie ne serait qu’un vaste théâtre où la conscience individuelle, entièrement différente, ne fait qu’endosser un rôle. Le monde serait un théâtre et le théâtre n’est qu’une partie du monde, où toutes les consciences joueraient à qui elles veulent être.

Dans une telle démarche, c’est l’ordure qui est vraie, car elle-seule s’arrache à ce qui est stable, par un choix témoignant du libre-arbitre, car il est criminel ou marginal, ou auto-destructeur, preuve de liberté, transcendance des valeurs.

Dans la présentation de sa vision du monde, Wajdi Mouawad fournit le texte suivant pour qu’on saisisse son approche, tout à fait représentative de l’artiste à la marge vivant de la marge :

« Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui.

Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère.

De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.

Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables.

L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté. »

Cette fascination pour l’ordure est le véritable drapeau du théâtre contemporain, sa seule esthétique, seule forme en phase avec un moi tout puissant combiné à une société partielle et toujours trop partiale pour qui veut être « libre ».

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Le théâtre contemporain comme expérience transcendantale

Les productions théâtrales « modernes », tout à fait en phase avec la conception du théâtre d’Antonin Artaud mais de fait de toutes les « avant-gardes », qui convergent vers le nihilisme, considèrent les choses d’un point de vue individualiste. Il y a le spectateur pris isolément, qui fait face à un langage utilisé par un acteur.

Qu’il y ait plusieurs spectateurs, plusieurs acteurs… ne changent ici rien à l’affaire. Tout est perçu de manière uniquement individuelle et, à ce titre, forcément, chacun fait sa propre expérience. C’est pour cela qu’on trouve autant d’interprétations diverses et variées au sujet du théâtre contemporain, sans que jamais leurs auteurs ne donnent leur avis.

En attendant Godot

En attendant Godot est ici emblématique : deux personnes habillées en clochard attendent Godot et il y a eu une multitude d’interprétations sur ce que cela signifie et si Godot est Dieu, ce qui n’a cependant aucun sens, car le théâtre contemporain se veut :

– un regard momentané de l’auteur, le sens pouvant lui échapper entre-temps ;

– un regard ayant comme dimension la condition humaine, touchant ainsi tout le monde, mais de manière individuelle, donc à chaque fois différente.

On a donc un théâtre de nulle part, sans communication, sans aucun sens ; forcément, on tourne en rond, tout se répète, ce qui se répète se répète, et ainsi de suite.

Estragon : Qu’est-ce que tu as ?

Vladimir : Je n’ai rien.

Estragon : Moi je m’en vais.

Vladimir : Moi aussi.

Silence.

Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?

Vladimir : Je ne sais pas.

Silence.

Estragon : Où irons-nous ?

Vladimir : Pas loin.

Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !

Vladimir : On ne peut pas.

Estragon : Pourquoi ?

Vladimir : Il faut revenir demain.

Estragon : Pour quoi faire ?

Vladimir : Attendre Godot.

Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?

Vladimir : Non.

Estragon : Et maintenant il est trop tard.

Vladimir : Oui, c’est la nuit. »

Face à une telle pièce, le spectateur est censé constater un subjectivisme face à l’absurde, et lui aussi est censé être un subjectivisme face à l’absurde ; le théâtre serait un miroir de la condition humaine.

Le rapport est censé être immédiat, dans une sorte de reconnaissance.

C’est cela qui fournirait une dimension transcendantale : on apprécierait de voir quelqu’un comme soi mais qui n’est pas soi, c’est une expérience.

Le bourgeois admirant dans le film « Intouchables » un tableau blanc avec des tâches rouges et expliquant à un prolétaire que ce type d’art est « la seule preuve d’un passage sur terre » ne dit pas autre chose.

Eugène Ionesco a systématiquement insisté sur cette dimension anti-intellectuelle anti-historique d’un théâtre « moderne » qui vise à être une expérience en soi, équivalente aux drogues d’ailleurs si l’on suit son propos, tel un « trip » :

« Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne.

Dislocation aussi, désarticulation du langage. (…) Pour s’arracher au quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui nous cache l’étrangeté du monde, il faut recevoir comme un véritable coup de matraque.

Sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle conscience, purifiée, de la réalité existentielle, il n’y a pas de théâtre, il n’y a pas d’art non plus ; il faut réaliser une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration. »

Le monde est étrange pour une conscience individualisée et le théâtre « jouant » avec le monde la rassure, tout comme l’étalement du subjectivisme dans l’art contemporain l’amène à se dire que tout est séparé, isolé, purement subjectif.

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Le théâtre contemporain comme idéologie du jeu scénique

Pourquoi des pièces marginales, se prétendant « avant-gardistes », tel Ubu Roi, La Machine infernale, Antigone… sont-elles devenues exemplaires de ce qui allait devenir le théâtre du XXe siècle ?

Pourquoi les spectateurs ont-ils accepté la valorisation d’œuvres qu’ils ne comprenaient clairement pas ou qui les rebutaient même franchement ?

Les spectateurs ont en fait suivi le mouvement par libéralisme et relativisme, la bourgeoisie parvenant à pousser leur subjectivisme en ce sens. Il fallait toutefois un levier efficace et ce fut la mise en valeur du metteur en scène.

Le théâtre contemporain doit ainsi avant tout être défini idéologie du jeu scénique qui a été reconnue par la bourgeoisie comme l’expression du subjectivisme au théâtre, et qui est accepté par le spectateur précisément car sa propre vie est à l’image de ce subjectivisme.

Avec le théâtre « moderne », le metteur en scène devient aussi important que l’auteur, et le spectateur autant que le metteur en scène, car c’est un consommateur. La pièce de théâtre se transforme en spectacle, qui est réalisé subjectivement par des acteurs, qui est régi subjectivement par un metteur en scène, avec une appréciation subjective du spectateur. Le cadre social-historique a été dynamité.

Ce triomphe du subjectivisme implique une valorisation de type individuel-empirique. Assister à une pièce de théâtre deviendrait une expérience immédiate entièrement individuelle.

Une représentation d’Amphitryon 38 (1929) de Jean Giraudoux

C’est dans des cercles ultra-subjectivistes marginaux que cette conception s’est initialement développée dans les années 1920-1930, avant de devenir l’idéologie même du théâtre contemporain par la suite.

Le représentant le plus représentatif de cette approche, et à ce titre valorisé par la bourgeoisie par la suite, est Antonin Artaud (1896-1948). Cet artiste bohème touche à tout et à moitié fou a théorisé sa conception dans Le théâtre et son double, publié en 1938.

Antonin Artaud dans le rôle de Gringalet, du film Le Juif errant de Luitz-Morat, 1926

Dans la préface de cet écrit théorique à dimension poétique, il pose que le théâtre est une sorte d’opération magique – mystique qui « renouvellerait » la vie elle-même, en utilisant plus que les mots. La créativité suinterait du jeu d’acteurs et d’un dépassement du langage, comme lors d’une cérémonie à prétention religieuse.

Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture sans ombres, et où de quelque côté qu’il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l’espace est plein.

Mais le vrai théâtre parce qu’il bouge et parce qu’il se sert d’instruments vivants, continue à agiter des ombres où n’a cessé de trébucher la vie. L’acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes et, par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.

Le théâtre qui n’est dans rien mais se sert de tous les langages : gestes, sons, paroles, jeu, cris, se retrouvent exactement au point où l’esprit a besoin d’un langage pour produire ses manifestations.

Et la fixation du théâtre dans un langage : paroles écrites, musique, lumières, bruits indique à bref délai sa perte, le choix d’un langage prouvant le goût que l’on a pour les facilités de ce langage : et le dessèchement du langage accompagne sa limitation.

Pour le théâtre comme pour la culture, la question reste de nommer et de diriger des ombres : et le théâtre, qui ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d’ombres autour desquelles s’agrège le vrai spectacle de la vie.

Briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre ; et l’important est de ne pas croire que cet acte doive demeurer sacré, c’est-à-dire réservé. Mais l’important est de croire que n’importe qui ne peut pas le faire, et qu’il y faut une préparation.

Ceci amène à rejeter les limitations habituelles de l’homme et des pouvoirs de l’homme, et à rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité.

Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement.

Antonin Artaud dit alors dans l’écrit lui-même que le théâtre dépasse le dialogue, que la scène est un espace avec des propriétés particulières, portant concrètement la même puissance qu’un autel religieux : c’est le lieu d’une expérience qui « dépasse » celui qui y assiste ou plus exactement celui qui la vit, car il y a une idée de communion.

Comment se fait-il qu’au théâtre, au théâtre du moins tel que nous le connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est spécifiquement théâtral, c’est-à-dire tout ce qui n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots, ou si l’on veut tout ce qui n’est pas contenu dans le dialogue (et le dialogue lui-même considéré en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène, et des exigences de cette sonorisation) soit laissé à l’arrière-plan ?

Comment se fait-il d’ailleurs que le théâtre Occidental (je dis Occidental car il y en a heureusement d’autres, comme le théâtre Oriental, qui ont su conserver intacte l’idée de théâtre, tandis qu’en Occident cette idée s’est, — comme tout le reste, — prostituée), comment se fait-il que le théâtre Occidental ne voie pas le théâtre sous un autre aspect que celui du théâtre dialogué ?

Le dialogue — chose écrite et parlée — n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au livre ; et la preuve, c’est que l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire une place au théâtre considéré comme une branche accessoire de l’histoire du langage articulé.

Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret.

Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les sens comme il y en a une pour le langage, et que ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé.

On me demandera quelles sont ces pensées que la parole ne peut exprimer et qui pourraient beaucoup mieux que par la parole trouver leur expression idéale dans le langage concret et physique du plateau ?

Cette vision du théâtre « vivant » d’Antonin Artaud aboutit à l’appel à un « théâtre de la cruauté », dont le premier « manifeste » dit qu’il faut avoir comme objectif de bousculer physiquement, dans un sens « créatif », afin d’amener à la métaphysique.

C’est la même conception que la corrida, le sado-masochisme, etc. où par le corps on arrive à l’esprit, donnant ainsi un sens à l’existence par le dépassement, l’affrontement avec les forces de la vie et de la mort, etc.

Il s’agit donc, pour le théâtre, de créer une métaphysique de la parole, du geste, de l’expression, en vue de l’arracher à son piétinement psychologique et humain. Mais tout ceci ne peut servir s’il n’y a derrière un tel effort une sorte de tentation métaphysique réelle, un appel à certaines idées inhabituelles, dont le destin est justement de ne pouvoir être limitées ni même formellement dessinées.

Ces idées qui touchent à la Création, au Devenir, au Chaos, et sont toutes d’ordre cosmique fournissent une première notion d’un domaine dont le théâtre s’est totalement déshabitué. Elles peuvent créer une sorte d’équation passionnante entre l’Homme, la Société, la Nature et les Objets.

La question d’ailleurs ne se pose pas de faire venir sur la scène et directement des idées métaphysiques, mais de créer des sortes de tentations, d’appels d’air autour de ces idées (…).

Ce langage objectif et concret du théâtre sert à coincer, à enserrer des organes. Il court dans la sensibilité. Abandonnant les utilisations occidentales de la parole, il fait des mots des incantations. Il pousse la voix. Il utilise des vibrations et des qualités de voix. Il fait piétiner éperdument des rythmes.

Il pilonne des sons. Il vise à exalter, à engourdir, à charmer, à arrêter la sensibilité. Il dégage le sens d’un lyrisme nouveau du geste, qui, par sa précipitation ou son amplitude dans l’air, finit par dépasser le lyrisme des mots. Il rompt enfin l’assujettissement intellectuel du langage, en donnant le sens d’une intellectualité nouvelle et plus profonde qui se cache sous les gestes et sous les signes élevés à la dignité d’exorcismes particuliers.

Car tout ce magnétisme, et toute cette poésie, et ces moyens de charme directs ne seraient rien, s’ils ne devaient mettre physiquement l’esprit sur la voie de quelque chose, si le vrai théâtre ne pouvait nous donner le sens d’une création dont nous ne possédons qu’une face, mais dont l’achèvement est sur d’autres plans (…).

La Cruauté : Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible. Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits.

Au sens strict, le théâtre contemporain est incompréhensible sans une compréhension de cette conception de « l’expérience » qui unifie dans un même élan le spectateur, l’acteur, le metteur en scène, avec la prétention d’autant de multiplicité d’expérience que d’individualités.

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