Le matérialisme dialectique et la différence du rythme de la synthèse entre le corps et la réflexion

Nous saluons le PCUS(b) léniniste, organisateur victorieux de la construction du socialisme

Le matérialisme dialectique considère qu’il n’y a aucune différence entre le corps et l’esprit, au sens où il n’y a pas d’esprit : les activités cérébrales forment une synthèse de la réalité matérielle d’une personne, sous la forme d’une réflexion par la matière grise.

Cette réflexion est plus ou moins imparfaite, selon la capacité de synthèse de la personne, en raison de la contradiction entre l’espace et le temps. La démarche réflexive ou, si l’on veut, intellectuelle, est en retard sur le processus matériel ; la place de la personne dans le processus découvert est en contradiction avec le rythme propre à ce processus.

C’est ce qu’on appelle l’expérience : il y a d’abord l’expérience, ensuite le reflet de l’expérience sous forme de réflexion, dans l’intellect. Toute connaissance réelle n’est pas « neutre », « extérieure », mais au contraire partie prenante de la réalité.

Mao Zedong résume cela en nous disant que :

« Si l’on veut acquérir des connaissances, il faut prendre part à la pratique qui transforme la réalité.

Si l’on veut connaître le goût d’une poire, il faut la transformer : en la goûtant.

Si l’on veut connaître la structure et les propriétés de l’atome, il faut procéder à des expériences physiques et chimiques, changer l’état de l’atome.

Si l’on veut connaître la théorie et les méthodes de la révolution, il faut prendre part à la révolution. Toutes les connaissances authentiques sont issues de l’expérience immédiate. »

Il n’y a toutefois pas que le décalage entre l’expérience et la réflexion. L’expérience est la constatation d’un phénomène qui est lui-même, au sens où il est seulement ce qu’il est, même si sur le long terme il se transforme (tel le soleil se levant tous les jours, ce qu’on peut constater pareillement, même si le soleil s’éteindra un jour).

Cependant, la réflexion est ce qu’elle est tout en n’étant pas ce qu’elle est. Toute réflexion est en effet contradictoire, de par la tension entre le particulier (du phénomène) et le général (de la connaissance), entre le particulier (de celui qui réfléchit) et le général (qui est la Nature où se produit le phénomène), entre le particulier (d’une connaissance précise) et le général (d’une activité réfléchie), etc.

Une réflexion est un processus, qui aboutit à une synthèse, sous la forme d’un concept. Mao Zedong nous présente cela de la manière suivante.

« La continuité de la pratique sociale amène la répétition multiple de phénomènes qui suscitent chez les hommes des sensations et des représentations.

C’est alors qu’il se produit dans leur cerveau un changement soudain (un bond) dans le processus de la connaissance, et le concept surgit.

Le concept ne reflète plus seulement l’apparence des choses, des phénomènes, leurs aspects isolés, leur liaison externe, il saisit les choses et les phénomènes dans leur essence, dans leur ensemble, dans leur liaison interne.

Entre le concept et la sensation, la différence n’est pas seulement quantitative mais qualitative. »

Toutefois, et c’est là un aspect essentiel, le rythme de la synthèse dans la réflexion n’est pas le rythme de la synthèse du phénomène observé. La compréhension de l’envol d’un oiseau par le cerveau est une synthèse dont le rythme est différent de l’envol de l’oiseau, lui-même une synthèse matérielle d’un phénomène particulier.

Cela est conforme à la loi du développement inégal. Si toutes les synthèses de produisaient de manière uniforme, cela serait unilatéral et il n’y aurait pas de contraste, pas de contradiction.

C’est en raison de ce développement inégal que l’humanité, pendant des millénaires, a cru qu’il existait une différence majeure entre le « corps » et « l’esprit ». Constatant le décalage entre les rythmes synthétiques de part et d’autre, l’humanité a considéré que puisque le rythme était qualitativement différent, alors la différence entre les deux était qualitative.

Il y aurait le corps d’un côté, l’esprit de l’autre, ayant chacun leur propre nature.

C’est unilatéral, car l’activité cérébrale est bien en décalage avec le reste du corps, mais également avec l’ensemble des phénomènes. Aristote avait bien vu cela et c’est pourquoi il faisait du philosophe authentique un grand contemplateur de la Nature, tout en considérant que la pensée n’était pas individuelle, mais une Pensée universelle et anonyme flottant en-dehors de la matière.

Il maintenait la différence qualitative entre le « corps » et « l’esprit », mais en refusant d’abandonner le matérialisme et de considérer qu’il y aurait une multitude d’esprits individuels en rupture complète avec la Nature (comme le fait inversement Platon avec « l’âme » éternelle dont disposerait chacun).

On remarquera ici que la hantise de robots prenant leur indépendance et supprimant l’humanité relève également précisément d’un fétichisme opposant de manière idéaliste le « corps » et « l’esprit ». Cette hantise est une simple inversion du rapport idéalisé entre le « corps » et « l’esprit », au sens où le corps serait le support de « l’esprit » pour les humains et un « esprit » nouveau, menaçant, serait le support du corps pour les robots.

Le matérialisme dialectique permet de saisir les choses de manière adéquate, en saisissant que les modalités de la synthèse sont différentes entre un phénomène et une réflexion intellectuelle. Que non seulement toute réflexion est un reflet, qui est forcément en retard sur le phénomène puisque reflet, mais que même toute réflexion relève d’un développement synthétique sur le long terme, possédant son propre rythme.

Cela pose la question du rapport entre l’espace et le temps lors de l’activité cérébrale et lors de l’activité corporelle. Il est évident que les réflexions ne sont pas de même nature, justement, si elles portent sur des micro-secondes d’un phénomène, sur des secondes, sur des minutes, sur des heures, des années, des millénaires, etc.

Sans doute peut-on ici aller dans le sens d’une typologie des esprits, en considérant que l’affinité avec tel ou tel domaine de la connaissance humaine, de la synthèse – les arts, les sciences, les jeux, etc. – repose précisément sur la focalisation de la réflexion sur telle ou telle contradiction de l’espace et du temps dans un phénomène et dans sa propre réflexion.

Il y a ici une différence de mode opératoire, qui n’est visible que si l’on distingue les modalités spatio-temporelles du phénomène et de la réflexion intellectuelle de ce phénomène.

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L’initiative des minoritaires avec la CGT Unitaire

L’échec du « congrès unitaire » à bloquer la démarche de la majorité de la CGT livrait les minoritaires à eux-mêmes. Pendant six mois, il n’y eut pas la capacité à s’organiser. Il faudra attendre six mois pour que se mette en place une Confédération générale du travail unitaire, lors d’un congrès à la Bourse du travail de Saint-Étienne, du 24 juin au 2 juillet 1922.

C’était très clairement un choix par défaut. Les exclus ne mirent rien en place, se contentant d’appeler vainement à l’unité syndicale et résumant leur activité administrative, avec les cartes d’adhérents et les timbres à y coller.

C’est d’autant plus paradoxal qu’il y avait un vrai appel d’air. Si les exclus sont initialement 18 000, à la mi-février ils sont déjà rejoints par d’autres au point d’être 300 000.

Les exclus mettent d’ailleurs en place au même moment 18 « grandes tournées » avec 136 réunions. Les six premiers mois de 1922 sont marqués par 495 réunions, 27 congrès d’Unions Départementales, 7 congrès corporatifs.

Il faut toutefois attendre les 5 et 6 mars 1922 pour qu’ait lieu un premier Comité confédéral national. Et encore est-il produit un appel demandant à rejoindre les exclus… avant le premier juin.

Cela revient qui plus est à s’écarter de toute participation politique et idéologique à la question révolutionnaire sur le plan international, en pleine crise générale du capitalisme !

Lorsque les socialistes révolutionnaires russes demandèrent à la mi-mars 1922 un soutien à ses prisonniers en Russie soviétique, la Commission Administrative de la jeune CGT Unitaire affirma ne pas pouvoir s’exprimer, tout en expliquant :

« Anti-étatique par essence et par définition, rigoureusement adversaire de toute forme de gouvernement, quelle qu’elle soit, le Syndicalisme Révolutionnaire français tient essentiellement à rester en dehors des luttes engagées par les partis partisans du Pouvoir d’État exercé tour à tour par les uns et les autres, Pouvoir qui ne peut que reposer sur la violence et l’arbitraire. »

Cette affirmation fut naturellement peu appréciée par les partisans du jeune Parti Communiste. Ce qui n’empêchait pas la CGT Unitaire dans son ensemble de proposer parallèlement une participation à l’Internationale Syndicale Rouge… si son autonomie complète était reconnue.

Le congrès constitutif à Saint-Étienne voit d’ailleurs immédiatement son président, Henri Lorduron, pourtant communiste, expliquer que la minorité et la majorité de la CGT Unitaire doivent suivre le « Programme d’action du syndicalisme révolutionnaire ».

La première résolution, intitulée « Pour l’unité » et par ailleurs très courte, souligne d’ailleurs le droit de « tendance », le « respect des droits absolus des minorités » :

« Le Congrès, considérant que la division de la classe ouvrière dans le cadre économique met en danger la puissance revendicative de toute son organisation et rappelant les affirmations unitaires du Congrès de décembre, décide de placer ses travaux sous la garantie d’une volonté formelle d’Unité.

En conséquence, les diverses tendances qui auront eu amplement l’occasion de se manifester acceptent par avance de se soumettre intégralement aux décisions adoptées à la majorité, sous la réserve du respect des droits absolus des minorités. »

La CGT Unitaire n’était qu’une réédition de la CGT d’avant 1914, avec une minorité communiste composée par ailleurs de gens ayant une lecture le plus souvent erronée de la révolution russe et du bolchevisme.

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La paralysie des minoritaires de la CGT en 1921

La majorité de la CGT avait triomphé. Elle avait empêché la minorité grandissante de s’emparer de la CGT. Elle la fit passer pour « scissionniste » en raison de la conférence de décembre 1921. Elle continua sur sa lancée en disant que les « politiques » et les « insurrectionnalistes » sont depuis des années la source des troubles au sein de la CGT, en raison de leur « obstruction systématique ».

Toutes les défaites leur furent bien entendu attribuées.

Les minoritaires de la CGT ne comprirent rien à cela, ils tentèrent de maintenir leur position, par incompréhension qu’il y avait deux lignes.

La première chose qu’il firent, à leur congrès à Paris du 22 au 24 décembre 1921, ce fut une résolution en appelant à la direction de la CGT. Il y était affirmé que les syndicats membres des « Comités syndicalistes révolutionnaires » en étaient sortis et il était demandé la réintégration des exclus, notamment de la Fédération des cheminots exclue en tant que telle.

Une délégation se précipite alors chez Jules Lapierre, de la majorité, qui explique que la direction de la CGT ne peut pas se réunir : certains travaillent, d’autres comme Léon Jouhaux sont (comme par hasard) à l’étranger, lui-même ne peut rien faire.

La délégation demande alors des efforts et qu’une réponse soit faite à l’initiative du congrès « unitaire », mais bien entendu rien ne viendra.

La résolution adoptée par le 24 décembre 1921 lors du congrès unitaire ne consiste alors qu’en une complainte absolument vaine.

« Le Congrès unitaire extraordinaire, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, dont l’abandon de l’adhésion aux C.S.R. par les syndicats constitue la preuve la plus irréfutable de ses désirs d’unité syndicale, enregistrant la réponse du Bureau confédéral, le reniement de ses engagements pris devant la délégation qui s’était présenté devant lui, constate son intransigeance qui vient de fermer la porte aux pourparlers engagés.

Le Congrès unitaire, après un examen détaillé de la gestion confédérale depuis le Congrès de Lille jusqu’à ce jour, enregistrant :

1.Que la résolution confédérale votée par le Congrès de Lille par 1572 mandats contre 1325 ne prévoyait aucune exclusion, aucune sanction contre les syndicats coupables de délit de tendance, le Comité confédéral de septembre a commis une violation flagrante de son texte et de son esprit en l’interprétant comme une résolution d’exclusion et en approuvant toutes les exclusions prononcées en son nom ;

2.Que l’autonomie des syndicats reconnue par les statuts confédéraux a ainsi été violée ;

3.Que la Commission administrative, au sein de laquelle est constituée la commission des conflits, en prenant publiquement position dès le premier jour dans le différend des cheminots en faveur du bureau Montagne, a méconnu la majorité exprimée au congrès extraordinaire des cheminots, qu’elle est ainsi juge et partie, et qu’elle était disqualifiée pour trancher équitablement le conflit ;

4.Que la Commission de contrôle décidée par une résolution du Congrès de Lille pour examiner la gestion du journal Le Peuple n’a pas encore été réunie ;

5.Qu’un secrétariat féminin devait être constitué en vertu de la décision du Congrès de Lille et que rien n’a été fait en ce sens ;

Considérant que cet ensemble de faits à la charge de la C.A. et du Bureau confédéral constitue une violation flagrante et répétée des statuts confédéraux qu’ils ont mission d’appliquer et auxquels ils doivent se conformer ;

Considérant enfin, que l’exclusion des Syndicats de diverses Fédérations et Unions départementales et que la formation des minorités dissidentes en syndicats constituent des actes de scission nettement caractérisés ;

Le Congrès unitaire, malgré les buts de scission nettement poursuivis par les dirigeants confédéraux, n’en espère pas moins que l’unité syndicale peut encore se réaliser au sein de la C.G.T., mais il proclame que la seule chance d’unité qui reste aux travailleurs est celle qu’ils réaliseront eux-mêmes en un Congrès extraordinaire confédéral qui devra se tenir au cours du premier semestre 1922.

A ce Congrès participeront seules les organisations régulièrement confédérées au moment du Congrès de Lille.

Si le 31 janvier prochain le Comité confédéral national n’avait point décidé la tenue de ce Congrès, la Commission administrative provisoire désignée par le Congrès unitaire et à laquelle il fait confiance aurait le mandat formel de convoquer le Congrès de la C.G.T. pour prononcer la déchéance du Bureau confédéral et de sa S.A. et procéder à leur remplacement.

Mais enregistrant les exclusions prononcées depuis le Congrès de Lille, enregistrant la résolution récente de la C.A. et confirmée par le communiqué qu’elle a donné à la presse de ce jour même, et aux termes duquel les organismes et les syndicats participants au Congrès unitaire se trouvent exclus de la C.G.T., le Congrès unitaire décide de suspendre provisoirement et à la date du 1° janvier la prise des cartes et des timbres confédéraux au siège des Fédérations, Unions départementales, Confédération générale du Travail qui approuvent jusqu’ici la politique d’exclusion et de scission engagée par la Commission administrative et le Bureau confédéral.

Il décide, en conséquence, de maintenir un lien provisoire entre les syndicats représentés au Congrès, ce lien sera constitué par la Commission provisoire du Congrès qui sera chargée de faire éditer pour la date du 1° janvier 1922 des cartes et timbres pour la mise à jour des syndiqués et pour en assurer la répartition jusqu’à ce qu’une situation définitive soit intervenue.

Le Congrès termine ainsi ses travaux par l’affirmation unanime de tous les syndicats de leur attachement à l’unité syndicale, malgré les scissionnistes confédéraux, comme ils affirment leur indéfectible attachement à la Charte d’Amiens, base fondamentale du syndicalisme français.

Portant à la connaissance du prolétariat les décisions qu’il vient de prendre, le Congrès laisse aux dirigeants confédéraux toute la responsabilité de leur conduite.

Tous les syndicats, tous les militants, tous les syndiqués présents au Congrès, à quelque tendance qu’ils appartiennent, s’engagent à faire toute la propagande nécessaire en faveur de l’unité syndicale. »

Il va de soi que la majorité de la CGT n’en eut rien à faire.

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L’écrasement des minoritaires de la CGT en 1921

La majorité avait très bien joué, profitant de la naïveté d’une opposition d’esprit syndicaliste révolutionnaire surtout. D’ailleurs, les syndicalistes révolutionnaires tentèrent de faire face à l’exclusion en tentant la carte de l’unité et non pas de la lutte de deux lignes, tout en assumant la scission et en la réfutant !

Le communiqué des « Comités syndicalistes révolutionnaires » en réponse à la décision du Comité Confédéral National est d’une incohérence complète :

« En dernière analyse, un congrès de la minorité déterminera définitivement la position à prendre en face d’une scission en voie d’accomplissement certain.

Dans cette période difficile, la Comité Central [des C.S.R.] compte sur la discipline librement consentie de tous les adhérents aux C.S.R. (individus et organisations) pour maintenir intacte l’unité de vue et d’action de la minorité syndicaliste révolutionnaire et surmonter la pénible situation que crée une scission qu’il a toujours combattue et qu’il repousse encore de toutes ses forces. »

Les minoritaires proposèrent que les syndicats de la Seine récusent leur rapport avec les « Comités syndicalistes révolutionnaires », mais bien sûr la majorité n’en eut rien à faire.

Quatorze Unions départementales et dix Fédérations appelèrent alors, au nom de la minorité et après une réunion à Paris les 31 octobre et 1er novembre, à ce que les syndicats de la CGT se réunissent à Paris du 22 au 24 décembre 1921, afin de montrer qu’ils étaient pour l’unité et qu’ils n’avaient pas le choix des exclusions comme il était prétendu par rapport à la motion majoritaire du congrès de Lille.

C’était abstraitement certainement juste : la majorité des votants n’avait pas saisi réellement le poids des lignes finales de la motion majoritaire, alors que de toutes façon c’était surtout les minoritaires qui menaçaient de scissionner.

Mais la direction de la CGT mit tout son poids pour empêcher tout ralliement aux opposants, en accusant une opération conjointe du gouvernement, du Parti Communiste et des « Comités syndicalistes révolutionnaires » pour briser la CGT.

Comme, de plus, les minoritaires appelaient à un « congrès » – et non à une conférence – cela pouvait être aisément être présenté comme une tentative de putsch. L’erreur politique est ici absolument complète.

On lit dans le « Suprême appel aux Fédérations nationales, aux Unions départementales, aux Syndicats et aux Syndicats confédérés » effectué par la majorité :

« Camarades,

Les heures que nous vivons sont graves ; le péril est immense ; l’abîme au bord duquel nous sommes placés est large et profond. Un acte malheureux, une intention misérable, une décision criminelle risquent de nous y engloutir et avec nous, une part considérable de civilisation, de progrès social et humain.

La guerre criminelle, des expériences politiques lointaines, et périlleuses ont créé un état de décomposition morale, de famine et de misère à travers le monde.

Les illusions et les chimères aperçues à travers les discours des politiciens ambitieux ont désabusé les classes ouvrières des pays où le capitalisme devait être vaincu par la puissance d’organisation du syndicalisme (…).

En France, c’est la C. G. T. qui est visée.

C’est elle qui sert de cible à toutes les attaques parce que c’est la C. G. T. qui a symbolisé et ennobli toutes ces revendications; parce que c’est elle qui veut reconstruire le secteur de Chaulnes [dans la Somme qui avait été particulièrement détruite par l’armée allemande] en étranglant les appétits particuliers des profiteurs des régions dévastées ; parce que c’est elle qui a lancé l’idée de nationalisation des services publics; parce que c’est la C. G. T. qui représente la force essentielle qui peut mettre le régime capitaliste en péril et assurer son remplacement par l’organisation de la production (…).

L’extrémisme de droite ne craint pas l’extrémisme de gauche. Les extrêmes se justifient l’un par l’autre et se rencontrent souvent dans les mêmes critiques et dans la même haine.

C’est pourquoi une véritable coalition s’est formée contre la Confédération Générale du Travail.

Il est venu d’en haut lors des événements de mai 1920. Il a abouti au tribunal correctionnel où la C. G. T. a été condamnée à la dissolution, condamnation qui pèse encore sur elle aujourd’hui.

Il est venu d’en bas par une campagne immonde et basse alimentée par une presse stipendiée, s’acharnant sur les militants du Bureau Confédéral et de la majorité du mouvement syndical.

Il est venu de Moscou, d’où l’Exécutif de la IIIe Internationale a ordonné de détruire l’Internationale d’Amsterdam par tous les moyens, y compris le mensonge.

Il est venu du Parti communiste français, exécuteur servile et véhicule domestique des ordres de destruction lancés par l’Exécutif de la IIIe Internationale.

Comment la C. G. T. pouvait-elle résister à l’ensemble d’une attaque ainsi caractérisée et aussi puissamment armée ? Comment la C. G. T., issue de l’unité ouvrière, seul groupement ayant réalisé l’unité du prolétariat, pouvait-elle faire pour échapper à la destruction et sauver cette unité ?

PAR LA DISCIPLINE, PAR LE RESPECT DES DÉCISIONS DES CONGRES.

Aux pratiques des C. S. R., aux manœuvres des politiciens, aux menaces des dictateurs et des réactionnaires, il fallait opposer la discipline la plus solide dans l’union la plus complète.

Ceux que l’on a accablés d’injures revendiquent l’honneur d’avoir accompli une partie de cette tâche.

Les résolutions des Congrès d’Orléans et de Lille; les résolutions des Comités nationaux de novembre 1920, février et septembre 1921 n’ont jamais eu d’autre but que de sauvegarder l’unité ouvrière en l’appuyant sur la discipline.

Les destructeurs qui attribuent un objet de scission à ces résolutions sont des menteurs et des hypocrites. Exclure des syndicats indisciplinés n’est pas faire acte de scission, c’est faire courageusement acte d’autorité pour sauvegarder l’unité menacée par le désordre; c’est vouloir débarrasser le mouvement syndical des éléments qui paralysent son action et menacent sa vie (…).

TRAVAILLEURS CONFÉDÉRÉS !

Vous vous trouvez aujourd’hui devant un acte beaucoup plus grave. Au moment où le syndicalisme pouvait espérer entreprendre une action progressive et vaincre le péril réactionnaire, voici que le désordre et l’indiscipline lui plantent un poignard dans le dos.

Après une campagne de diffamation hospitalisée par le quotidien du Parti communiste, voici que ]es dirigeants de quelques Unions départementales et Fédérations nationales prennent la responsabilité de convoquer un Congrès confédéral extraordinaire.

C’est un acte criminel et insensé; un acte de scission caractérisé que, le mouvement ouvrier est appelé à juger.

Jamais la C. G. T. n’a, toléré un tel abus de confiance. Violer les statuts, méconnaître le Comité National, la Commission Administrative et le Bureau Confédéral, jamais des groupements de tendance n’avaient atteint un tel degré d’aberration dans la destruction.

L’acte de convocation, nous le frappons d’interdit. Le Congrès lui-même, nous le déclarons nul : nul dans sa représentation irrégulière, nul dans ses résolutions et motions qui pourront en sortir (…).

SYNDICALISTES !

Nous vous adressons ce suprême appel. Nous vous avertissons que ce Congrès irrégulier, organisé par des dissidents, s’abrite jésuitiquement derrière des prétextes faux.

La vérité, c’est qu’il, est le couronnement d’une campagne de destruction entreprise depuis deux ans et dirigée contre la classe ouvrière.

La vérité, c’est qu’il fait partie du programme offensif imposé par les conditions de Moscou et repris par les thèses du Parti communiste français.

Avertis de vos responsabilités, vous prendrez une décision. Nous prenons, nous, nos responsabilités en vous disant de ne pas participer à ce Congrès.

Nous faisons notre devoir ; à vous de connaître le vôtre.

Songez à l’importance d’un acte semblable d’indiscipline dont les conséquences peuvent être mortelles pour la C. G. T. et nous vous adjurons, cama-rades, d’entendre notre suprême appel.

Vous condamnerez avec nous le Congrès de manœuvre, d’indiscipline et de bluff.

LA COMMISSION ADMINISTRATIVE DE LA C. G. T. »

Le communiqué du 7 décembre 1921 souligne l’exclusion :

« La Commission Administrative de la C. G. T. considère que les organisations qui ont convoqué un semblable Congrès sont en état de rébellion à l’égard des organismes réguliers de la Confédération Générale du Travail.

Elle déclare que si le Congrès projeté a lieu, les organisations qui en ont pris l’initiative se sont d’elles-mêmes placées en dehors de la Confédération Générale du Travail. »

Cela impliquait l’exclusion des 1519 syndicats qui furent présents à leur congrès « unitaire ».

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Un conflit ouvert dans la CGT en 1921

Le 16e congrès de la CGT se tint à Lille du 25 au 30 juillet 1921 dans une ambiance extrêmement tendue. Il avait même été avancé pour prendre de cours l’opposition. La direction avait également lancé d’elle-même un quotidien en janvier 1921, Le Peuple, pour renforcer son hégémonie sur la base.

Cela ne veut pas dire que le mouvement de masse est prolongé. Le nombre de grévistes en 1921 est autour de 400 000, soit trois fois moins qu’en 1920. Le nombre d’adhérents à la CGT est de 600 000, soit moitié moins qu’en 1920.

C’est que la crise interne s’était désormais ouvertement cristallisée sous la forme de deux blocs, l’Internationale Communiste accordant une légitimité toujours plus grande à une opposition par ailleurs sur une base syndicaliste révolutionnaire.

L’affirmation de la CGT de 1918 à intégrer un nouvel ordre international « organisé » se révélait totalement vain alors que la crise générale du capitalisme frappe sévèrement l’Europe et que les tensions internationales sont revenues au premier plan. L’espace était ouvert pour essayer de renverser la direction.

C’est en fait une crise du syndicalisme français lui-même, qui a trois options : prolonger la ligne de collaboration à prétention constructive instaurée pendant la guerre mondiale, retourner à la ligne syndicaliste révolutionnaire de l’action directe d’avant 1914, s’effacer devant le Parti Communiste.

Le 16e congrès a ainsi une véritable dimension historique et, dès le départ des discussions, le mot scission est sur la table, alors qu’au bout de dix minutes, il y a déjà des altercations, une bataille rangée, conduisant jusqu’à l’utilisation d’un pistolet. Dans le chaos, deux portefeuilles sont volés, la police débarque sur le coup on ne sait comment afin d’enquêter mais se fait refouler, etc.

Mais la direction est très professionnelle dans son opération d’étouffement. La première chose qu’elle fit au congrès fut de demander un vote pour une motion de soutien au peuple russe connaissant une situation économique dramatique.

Elle refuse d’enquêter sur les incidents de la seconde séance (qui ouvrait les discussions), afin de ne pas permettre à la police de repérer les délégués concernés, mais donne une version dénonçant les minoritaires dans le quotidien Le Peuple.

Au cours du congrès, il est reproché aux minoritaires leur confusionnisme, comme le fait ici le marin François Giudicelli :

« Vous vous déclarez défenseurs de la Charte d’Amiens, de l’autonomie du syndicalisme et vous dites qu’en créant les C.S.R. [Comités syndicalistes révolutionnaires], votre but est de redresser le syndicalisme français, en l’obligeant à adhérer à l’Internationale de Moscou.

Vous êtes des gens qui n’ont aucun amour-propre ou vous êtes des fous. Je vous dis cela, camarades, et je n’ajouterai pas d’injures sans les commenter.

Vous, les syndicats minoritaires, qui êtes actuellement à ce Congrès, dans vos assemblées générales corporatives, vous avez toujours ajouté au débat : « Nous demandons notre retrait [de l’Internationale syndicale] d’Amsterdam et notre adhésion à [celle de] Moscou. »

Quelques jours à peine vous séparent du congrès, vous dites : « Nous n’adhérons plus à Moscou, parce que nous n’avons pas notre complète autonomie ; nous n’irons à Moscou que si nous avons cette autonomie complète ».

Si ceci, si cela, etc. Je vous dis, vulgairement parlant : si ma tante en avait, je l’appellerais mon oncle ! (Applaudissements) ».

Il suffisait également de rappeler au congrès que le Parti Communiste fondé en décembre 1920 exigeait de ses membres la participation au syndicat, en tant que communiste, pour dévaluer la stratégie du bloc des opposants.

Quant aux syndicalistes révolutionnaires, ils ne font que répéter les thèmes généraux du fédéralisme et de l’action directe, passant ainsi à côté de la substance de la question historique, mais obtenant une certaine légitimité : sur les 782 syndicats de la CGT existant en 1918, 457 sont dans le camp minoritaire en 1921, contre 335 pour le camp majoritaire.

Pour cette raison, la majorité se maintient, grâce à 1486 mandats contre 1205.

L’affaire était dans le sac. Il ne manquait plus que le coup de grâce, qui se déroula lors d’un Comité Confédéral National, quelques temps après et qui prit comme prétexte une initiative suicidaire des syndicalistes révolutionnaires.

En effet, l’Union des syndicats de la Seine (c’est-à-dire de la région parisienne) décida que désormais elle agirait selon la position des minoritaires seulement et que serait mis en place une « tournée de propagande syndicaliste révolutionnaire ».

C’était reconnaître ouvertement que les « Comités syndicalistes révolutionnaires » contrôlaient les syndicats de la Seine. Pour la majorité de la CGT, c’était à la fois inacceptable et un véritable cadeau.

Les 19, 20 et 21 septembre 1921, une motion de discipline fut votée par la majorité du Comité Confédéral National, l’organe prenant les décisions entre les congrès. Elle s’appuie sur quelques lignes qu’on trouve tout à la fin du texte de la motion de la majorité au congrès de Lille.

Voici ces lignes, ici soulignées.

« Le Congrès déclare que l’Unité ouvrière ne pourra être effectivement maintenue dans l’action quotidienne que par une discipline volontaire des syndiqués et des organisations.

Les opinions diverses, qui doivent librement s’exprimer, ne sauraient justifier l’injure entre militants. Cette pratique est une indignité syndicale que le Congrès flétrit et condamne. Le respect mutuel entre syndiqués ne porte aucune atteinte à la liberté d’opinion.

Les droits des minorités restent ce qu’ils doivent être ; personne ne peut limiter la faculté de critique ; mais les minorités ont pour obligation stricte de s’incliner devant les décisions prises : sous aucun prétexte, les groupements d’affinités ou de tendances ne peuvent se substituer à l’organisation corporative départementale ou nationale, cette substitution ayant jeté la confusion et rendu toute propagande, tout effort solidaire impossibles.

L’action des minorités peut s’exercer au sein de l’organisation des assemblées régulières des Congrès ; elle ne peut être tolérée lorsqu’elle prend un caractère d’opposition publique aux décisions régulièrement prises par les majorités.

De même qu’un syndiqué ne peut adhérer à deux syndicats, un syndicat à deux Fédérations, les groupements confédérés s’interdisent d’appartenir à deux Internationales syndicales. »

Prenant prétexte de ce texte, une motion votée par 63 voix contre 56 (et 15 abstentions et absence) exigea que soit mis un terme aux « Comités syndicalistes révolutionnaires » :

« Le Comité confédéral national rappelle que la décision du Congrès confédéral de Lille avait pour but d’assurer le maintien de l’Unité syndicale par le respect d’une discipline aussi indispensable à l’action qu’à la préparation de celle-ci.

Soucieux d’assurer avant tout la liberté d’opinion dans toute son intégralité, le Comité confédéral national déclare que cette liberté ne peut trouver sa force et ses garanties que dans le strict respect des décisions et des principes définis par les congrès ;

Que la réunion, au lendemain des assises confédérales, d’un congrès de la minorité ayant pour but de renforcer l’organisation des C.S.R. sur des bases corporatives départementales et nationales, constituant ainsi avec des éléments confédérés une CGT contre la CGT, est une démonstration formelle d’opposition irréductible à l’application des décisions prises ;

Que le fait de substituer à l’action et à la propagande des syndicats celles des Comités syndicalistes révolutionnaires, d’opposer à l’action et à la propagande des Fédérations celles des Sous-Comités fédéraux, a abouti à une désorganisation profonde des forces ouvrières qu’il serait puéril de dissimuler ;

Que cette besogne de déchirement et de dissociation est l’œuvre des C.S.R. qui, pour se justifier, invoquent abusivement la liberté d’opinion.

Le Comité confédéral national, résolu à rechercher tous les moyens susceptibles d’assurer une collaboration utile de tous les éléments et de toutes les tendances à l’œuvre commune, affirme que cette collaboration dans l’unité n’est possible qu’avec la condamnation de l’organisation des C.S.R. responsables de l’impuissance actuelle.

Donne mandat au Bureau confédéral et à la C.A. [Commission Administrative] d’exiger le respect rigoureux de la motion de Lille par toutes les organisations affiliées qui ont le pouvoir d’exercer des sanctions légitimes en cas d’indiscipline constatée.

En conséquence, il précise :

Les organisations qui refusent de s’incliner devant les décisions prises et de coopérer à leur application se mettent délibérément en dehors de l’unité ouvrière. Ces organisations mettent la C.G.T. dans l’obligation d’admettre dans son sein leurs minorités qui acceptent les décisions des Congrès confédéraux.

Le Comité Confédéral National rappelle que la motion votée à Lille comporte les précisions suivantes :

1° La liberté d’opinion au sein de la C. G. T. a toujours été et reste pleine et entière, sans aucune limitation ni restriction. Les manifestations de cette liberté ne peuvent donner lieu à aucune sanction syndicale ;

2° Mais la C. G. T., étant avant tout l’organisation de combat de la classe ouvrière, ne peut remplir son rôle essentiel qu’à condition que le minimum de discipline soit observé dans l’action ;

Cette discipline consiste dans le respect des décisions prises, dans les conditions statutaires, par les divers organismes syndicaux tant nationaux qu’internationaux.

Tout manquement à la discipline dans l’action peut donner lieu à des sanctions allant jusqu’à l’exclusion ;

3° Les organismes syndicaux ne peuvent adhérer, sans manquement à la discipline, à un groupement extérieur au syndicalisme, soit philosophique, soit politique. En particulier, ils ne peuvent adhérer aux C. S. R.

4° L’unité syndicale, plus indispensable aujourd’hui que jamais, ne peut subsister que dans la courtoisie des discussions et des critiques et dans le respect mutuel des militants. »

C’était là provoquer des exclusions et même provoquer la scission, en sachant qu’avec une courte majorité au congrès et un esprit légitimiste de la base, la majorité triompherait d’une minorité prise de court.

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La constitution d’une opposition organisée au sein de la CGT en 1921

Il y a en France 20 850 000 actifs en 1921. 43 % de ces actifs relèvent de l’industrie et des transports, 43 % relèvent de l’agriculture, des forêts et de la pêche, 10 % du commerce, un peu moins de 3 % des professions libérales et un peu plus de 5 % des services publics.

La part des femmes dans la population active est passée de 32,8 % à la veille de la guerre mondiale à 40,5 % en 1918. Et on peut dire qu’un peu plus de la moitié de ces actifs consiste en des ouvriers et des employés.

Il n’est ainsi pas possible de parler d’une France réellement industrialisée, mais cela la CGT ne le voit pas du tout. Elle ne le peut de toutes façons pas, car elle raisonne en termes d’atelier, en termes de travail pratiquement artisanal, très petit-bourgeois.

La CGT d’avant 1914 a ainsi toujours assumé un positionnement de minorité agissante et même au pic de 1920, avec 2,4 millions d’adhérents, on reste dans une part très minoritaire des travailleurs.

De toutes manières, ce chiffre est gonflé et il est en réalité autour de 1,5 million d’adhérents, regroupés en 32 Fédérations.

Et ce qui est marquant, c’est que les bases de la minorité sont très localisées. Le cœur, c’est la région Rhône-Alpes, la Provence, à quoi s’ajoute le Centre-Ouest. Ou, si l’on préfère le département du Rhône, celui de la Loire, l’Isère, la Drôle, la Savoie, la Haute-Savoie, la Saône-et-Loire, les Bouches-du-Rhône, le Gard, les Basses-Alpes, le Var, les Alpes-Maritimes.

En ce qui concerne les majoritaires, ils dominent tout le Nord et le Nord-Est du pays, l’Ouest, le Sud-Ouest, la Corse. Surtout, l’afflux de nouveaux syndicats va initialement en leur direction et cela leur permet d’asseoir leur hégémonie puisqu’ils sont à l’initiative de ceux-ci, ce qui ancre leur propre démarche.

En 1918-1919, les minoritaires ne profitent pratiquement pas de cet afflux : ils ont comme base des syndicats déjà existant et solides.

Les minoritaires profitent en fait massivement de l’année 1920. Exactement comme pour le Parti Socialiste SFIO, l’année 1920 marque une modification en profondeur du rapport de force.

Congrès de la CGTSyndicatsVotes pour le rapport de la directionVotes contre le rapport de la directionVotes pour la motion de la majoritéVotes pour la motion de la minorité
14e196613255551530297
15e216314326401446561
16e27791477123114861205

Ainsi, les minoritaires, en 1920, élargissent considérablement leur domination, aux dépens des majoritaires, et ce dans tout le pays, de manière uniforme.

Il y a cependant un arrière-plan à saisir. Le noyau dur des minoritaires, en 1918-1919, ce sont les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes syndicalistes, s’appuyant sur leurs bastions.

Par exemple, la Fédération des Cuirs et des peaux a en 1918 une forte présence anarchiste ; la Fédération des postes tout comme celle de la coiffure a une forte tradition syndicaliste révolutionnaire.

Les dirigeants syndicalistes révolutionnaires de la CGT en 1919, avec au centre Pierre Monatte

Afin d’améliorer une mise en réseau de ces milieux sont formés au sein de la CGT, en octobre 1920, des « Comités syndicalistes révolutionnaires », alors que paraît depuis 1918 l’hebdomadaire La Vie ouvrière.

Toutefois, les minoritaires qui sont issus de la vague de 1920, où la CGT double ses adhérents par rapport à 1919, s’orientent quant à eux vers les partisans de l’Internationale Communiste, tournés vers la Russie Soviétique.

Ainsi, on a des minoritaires dont les cadres historiques sont syndicalistes révolutionnaires, mais dont la base est tournée vers l’Internationale Communiste. Il va de soi que cela formait une contradiction devant être explosive à un moment.

Le panorama se complique encore si l’on regarde par secteurs. Dans la Fédération de l’Agriculture, la majorité avait par exemple les 2/3, dans celle du Bois de moitié, dans celle des Allumettes seulement 1/3.

On peut dire que les majoritaires ont comme bastions les Fédérations de l’agriculture, des allumettes et des tabacs, de la chapellerie, de l’éclairage, du livre et du papier, des inscrits maritimes, de la manutention, des postes, de la santé, du spectacle, du transport, des services publics.

Les minoritaires ont comme bastion l’alimentation, le bois, le bâtiment, le bijou, la blanchisserie, la brosserie et le sciage, la chimie et la céramique, le chemin de fer, la coiffure, l’enseignement, la Fédération métaux-voiture-aviation.

Oscillent entre les deux les Fédérations des cuirs et des peaux, des employés de l’État, de l’habillement, des préparations en pharmacie, du sous-sol, du textile, du tonneau, de la verrerie.

Il y a là une forte division, mais on peut voir une règle apparaître : plus une Fédération se densifie, plus elle est forte, plus elle s’oriente vers les minoritaires. Cela ne veut pas dire que la Fédération soit forte dans son secteur, mais qu’elle s’approfondit en tant que sa structure.

En fait, l’opposition accompagne la recomposition de classe.

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CGT : l’affrontement interne de 1920

Lorsque se tient le quinzième congrès de la CGT, à Orléans du 27 septembre au 2 octobre 1920, les choses ont totalement changé. La majorité de la CGT, qui profite d’une hégémonie significative, a dû faire face à une vaste grève lancée sans elle et même contre elle.

Ce n’est pas tout, puisque, à l’arrière-plan, elle est désormais confrontée à une tendance historique. La révolution mondiale ébranle la France et le Parti socialiste SFIO se prépare à passer, au mois de décembre, dans le camp de l’Internationale Communiste. Cela ne va pas sans malentendus et incompréhension du bolchevisme, mais cela ne change en rien le processus de basculement.

La minorité de la CGT envoya d’ailleurs elle-même deux délégués, les anarchistes Jules Lepetit et Marcel Vergeat, aux côtés du socialiste Raymond Lefebvre, au second congrès de l’Internationale Communiste, en juillet-août 1920 (tous périrent alors qu’ils cherchaient à rentrer en France par leurs propres moyens en mer du Nord).

Raymond Lefebvre

Si au quatorzième congrès en 1919 la question de la lutte contre l’intervention militaire française en Russie pouvait rester en un certain sens une vague et lointaine abstraction, désormais la Russie soviétique se présente clairement au monde et l’Internationale Communiste annonce une nouvelle époque.

Le quinzième congrès, à la fin 1920, ne pouvait qu’être conflictuel, avec d’un côté ceux ayant intégré le réformisme, de l’autre les opposants.

Cependant, il faut bien voir la nature de ces derniers. On y trouvait en effet deux sensibilités : celle des syndicalistes révolutionnaires et celle de ceux tournés vers la révolution russe, se rapprochant du marxisme dans son interprétation bolchevique sans y comprendre grand-chose.

Cette distinction est importante. Ainsi, lorsque Ludovic-Oscar Frossard veut prendre la parole, il y a une vaste opposition en raison du fait qu’il soit le secrétaire général du Parti socialiste SFIO, et elle vient également des rangs des opposants eux-mêmes.

Pourtant, les socialistes français ont toujours été eux-mêmes pour l’autonomie complète de la CGT, ce que Ludovic-Oscar Frossard défend encore. S’adressant aux congressistes, il précise bien que :

« Je suis de ceux qui considèrent, même après ce que l’on a appelé ma conversion, l’autonomie du mouvement syndical comme une nécessité française ; je suis de ceux qui considèrent que la Confédération Générale du Travail ne peut pas se déterminer sous l’influence d’un parti politique, ce parti fut-il le mien ; je suis de ceux qui pensent que si l’on accorde au mouvement syndical français une valeur révolutionnaire, on lui reconnaît en même temps le droit de se déterminer librement, en dehors de toute influence politique.

Vous sentez bien qu’au fond, tout de même, c’est la position qu’a observée vis-à-vis de la Confédération Générale du Travail, depuis quinze ans, le Parti socialiste. »

Seulement, si les socialistes français pensent que les choses peuvent continuer ainsi, les syndicalistes révolutionnaires ne sont pas dupes et connaissent les thèses bolcheviques comme quoi le syndicat a une place inféodée au Parti.

Cela heurte de front le syndicalisme français, qui a théorisé le rejet de la politique dans sa charte d’Amiens en 1906. L’hégémonie anti-politique est telle que, forcément, la direction peut revendiquer en permanence sa légitimité en tant que noyau utilitaire, externe à toute pression.

Cela passe bien entendu par un populisme prétendument ouvrier. Le dirigeant de la CGT, Léon Jouhaux, aux manettes depuis 1909, tient des propos tout à fait représentatifs de son attitude et de celle de ses partisans. Les critiques seraient improductives, ne servant qu’à diviser, elles perdraient de vue l’approche réellement syndicale, etc.

« Camarades, permettez-moi de conclure. Fatigué, je le suis, et je vous demande encore quelques minutes d’indulgence.

Qu’importe que l’on fasse porteur sur moi les appréciations que l’on voudra !

Ministre? Si je l’avais voulu, je l’aurais été, je le serais demain. Ce n’est pas le but que je poursuis. Il m’importe peu, celui-là !

Ce qui m’importe, ce sont les destinées de la classe ouvrière, c’est de réaliser l’idéal que je me suis fixé : remettre entre les mains de la classe ouvrière l’arme de son émancipation, le contrôle et la part de direction dans la production générale ; ce qui m’importe, c’est que la vieille formule à laquelle j’ai voué mes efforts: « l’Atelier remplacera le Gouvernement », devienne demain une réalité vivante !

Il m’importe peu qu’on aille répéter ceci ou cela.

N’a-t-on pas dit que je voulais une place au Bureau International du Travail ?

Fonctionnaire, moi ! Ah non, jamais ! Libre, militant, critiquant, obligé de se courber devant une discipline bureaucratique ! Ah ! Non, je vous laisse cela ! »

L’ironie veut que Léon Jouhaux va justement devenir vice-président du Bureau international du travail en 1946, puis président du « Conseil économique » français l’année suivante, après avoir mis en place la CGT-Force Ouvrière avec l’appui de la CIA. Il recevra même le prix Nobel de la paix en 1951 pour son activité anticommuniste.

Dans une telle matrice, les forces pro-révolution russe ne pouvaient que s’effacer derrière les syndicalistes révolutionnaires, et les syndicalistes révolutionnaires devant les syndicalistes révolutionnaires devenus réformistes.

La motion des syndicats de la minorité de la CGT commence d’ailleurs en ces termes :

« Le Congrès d’Orléans déclare qu’il serait extrêmement fâcheux que ses assises apportent les mêmes désillusions que les deux Congrès précédents, Paris (1918) et Lyon (1919).

A ces deux Congrès, les promesses les plus formelles et les plus solennelles furent entassées par les dirigeants confédéraux tendant à faire croire que la politique d’union sacrée inaugurée pendant la guerre, c’est-à-dire de soumission au pouvoir patronal et bourgeois, était définitivement répudiée et enterrée; un coup de barre à gauche devait être donné : la charte d’Amiens, enfin, devait à nouveau servir de phare au mouvement syndical français.

Tout au contraire, au lendemain de ces deux Congrès, nous avons dû constater que la résolution d’Amiens, cette frappante affirmation de l’esprit révolutionnaire de notre syndicalisme d’avant-guerre, avec sa reconnaissance de l’action directe, avec sa justification de la révolte des travailleurs contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, avec sa proclamation du Syndicat comme groupe essentiel, aujourd’hui groupement de résistance, demain l’émancipation intégrale une fois conquise par la grève générale révolutionnaire groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale, était délibérément piétinée et quotidiennement violée. »

Le rapport moral de la direction connut bien une certaine opposition, avec 1 485 voix pour, 658 contre (54 abstentions et 43 non votants).

Mais la motion de la direction obtint 1 515 mandats, la minorité seulement 552, alors qu’une motion syndicaliste révolutionnaire « ultra » promue par Guillaume Verdier obtint 44 mandats (pour 83 abstentions, 52 non-votants).

C’est très significatif, car on est ici au tout début d’octobre 1920. Deux mois plus tard, la majorité des délégués du Parti socialiste SFIO fit le choix de rejoindre la IIIe Internationale lors du congrès de Tours de 1920. Mais il était clair au vu des résultats dans la CGT que la majorité des ouvriers n’était pas sur cette ligne du tout.

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L’échec de la grève de 1920

Dans la foulée du mouvement de grève du printemps 1919 et de l’échec du 21 juillet, l’opposition interne à la CGT s’affirma de manière très nette tout au long du 14e congrès de la CGT, en septembre 1919 à Lyon.

Il était alors dit ouvertement qu’il y avait deux fractions, dont le rapport de force s’exprime lors du vote pour ou contre le rapport de la direction. 1393 mandats soutinrent cette dernière, 588 s’opposèrent au rapport, 42 mandats allèrent à l’abstention.

C’est toutefois à relativiser car la résolution du secrétaire de la CGT depuis 1909, Léon Jouhaux, qui concerne l’orientation future, est soutenue par 1633 mandats contre 324 (pour 43 allant à l’abstention).

Et c’est encore plus à relativiser car les mandats ne relèvent pas d’une représentation proportionnelle. Il existe des structures de la CGT qui sont entièrement oppositionnelles pratiquement et inversement une vaste partie de la France où la minorité n’existe même pas.

La région parisienne et celle de la Loire sont deux bastions de la minorité. La majorité n’est pas en mesure de s’y exprimer, littéralement.

Et surtout, l’opposition est d’esprit syndicaliste révolutionnaire, condamnant à placer le curseur sur le terrain revendicatif et non sur celui de la politique. Cela produisit défaite sur défaite.

Enfin, la CGT passe de 1919 à 1920 de 1,2 million d’adhérents 2,4 millions, après être tombé à 50 000 en 1915. Les nouveaux membres sont en-dehors de toute tradition du mouvement ouvrier, ils manquent d’expérience.

En février 1920, un cheminot n’obtint pas un congé pour assister à une réunion administrative de l’Union syndicale Paris-Lyon-Méditerranée ; passant outre, il fut sanctionné ce qui provoqua une courte grève de 1500 cheminots.

Des petites grèves se produisirent alors, sur la base de revendications de portée générale puisqu’il était demandé un statut du personnel, avec des droits sociaux et syndicaux.

Cela forma un état d’esprit très combatif, malgré une direction hostile à cela, aussi la minorité de la CGT menaça-t-elle de former une direction parallèle dans la fédération des cheminots.

C’est que le tiers des membres de la CGT sont des cheminots, alors qu’en plus l’écrasante majorité des cheminots sont à la CGT : si la minorité parvenait à l’emporter ici, elle l’emportait dans toute la CGT.

La direction de la CGT lâcha du lest, mais ne parvint pas à empêcher que les cheminots se lancent dans un vaste combat à l’occasion du premier mai, exigeant la nationalisation de leur secteur.

Initialement, c’est une réussite, puisque le mouvement se voit rejoint par conséquent, dans un grand élan général de la CGT, par les les fédérations des Ports et Docks, des Marins et des Mineurs le 3 mai, les métallos et les travailleurs du bâtiment le 7, les travailleurs du gaz et de l’électricité le 11.

Mais le mot d’ordre de nationalisation ne fut pas adopté, les cheminots se retrouvant seuls avec cette exigence, dans une situation par ailleurs compliquée : certains ne suivirent pas, tels les cheminots des régions de Besançon et de Dôle qui avaient appelé à la grève, mais ne la firent pas, puis encore ceux du Nord ; il y a également la direction de la CGT qui ne fit strictement rien pour soutenir le mouvement, etc.

Le gouvernement surtout menaça la CGT de dissolution et systématisa son action.

Au moyen d’un vaste front de la bourgeoisie, il brisa le mouvement, avec des arrestations de dirigeants de la CGT, des perquisitions à son siège et chez les membres de son Bureau confédéral, une grande activité des syndicats jaunes liés au patronat, l’appel à l’armée et aux « citoyens de bonne volonté » pour conduire les trains, les élèves des grandes écoles assurant le service des transports parisiens, alors que furent révoqués 22 000 cheminots et que 400 syndicalistes se virent inculpés de complot contre la sécurité de l’État

Cela n’empêcha pas, en même temps, la mise en place d’un statut du personnel (modalités de recrutement, assurance-maladie, congés, avancement, échelle des salaires, etc.).

C’était un coup habile du gouvernement, permettant à la majorité de sauver la face et de promouvoir le réformisme.

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Le tournant des grèves de 1919

Habituée à côtoyer le gouvernement de 1914 à 1918, la CGT a désormais un haut niveau technique : ses revendications sont précises, touchent à tous les domaines ; elle propose des mesures dans tous les aspects de la vie des travailleurs, comme les maladies professionnelles, les assurances sociales contre le chômage, les horaires de travail, les inspections du travail, l’apprentissage, etc.

Il y a une véritable différence avec la CGT d’avant 1914, habituée aux coups de forces revendicatifs imaginés comme une « gymnastique » pour la grève générale. On a désormais une CGT se proposant comme partenaire et ambitieuse, sur le papier du moins, de prendre les commandes de l’économie en monopolisant cette activité de gestion dans l’économie.

Ses statuts la présentent ainsi en décembre 1918 :

« Article Premier

La Confédération Générale du Travail, régie par les présents Statuts, a pour but :

1° Le groupement des salariés pour la défense de leurs intérêts moraux et matériels, économiques et professionnels ;

2° Elle groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du Salariat et du Patronat.

Nul ne peut se servir de son titre de Confédéré ou d’une fonction de la Confédération dans un acte électoral politique quelconque. »

Le point numéro 2 est une fiction visant à justifier une pratique de cogestion entièrement exprimée dans le point numéro 1. Mais le passage en force des ouvriers parisiens le premier mai 1919 avait montré que cette ligne de la CGT était en décalage total avec des masses en ébullition alors que la révolution d’octobre 1917 enclenchait la première vague de la révolution mondiale.

L’Humanité du deux mai 1919

La CGT était d’ailleurs passé de 600 000 adhérents en 1918 à 1,2 million en 1919.

En juin 1919, la métallurgie parisienne se met en grève et sa dynamique est ouvertement politique ; lorsque Alphonse Merrheim signe avec le patronat, au nom de la CGT, une convention collective pour la branche, la base le désavoue immédiatement.

L’ampleur fut massive : il y a 150 000 métallos en mouvement, qui sont rejoints par 20 000 travailleurs des transports parisiens. La grève est cependant défaite par le refus de la grève générale nationale par le cartel interfédéral (Métaux, Mines, Cheminots, Inscrits maritimes) de la CGT.

La grève générale des mineurs, du 16 juin au 11 juillet 1919, fut par contre un succès, tout comme le même mois pour les électriciens de la Compagnie de production et de distribution de l’électricité de Paris, qui gagnèrent dix jours de congés annuels, à l’instar des ouvriers du gaz de Paris en février 1919 (qui eux avaient obtenu en fait 12 jours).

Le mouvement s’étend en banlieue parisienne puis chez les électriciens de Bordeaux, avec à chaque fois la victoire. Les grèves se généralisent ; au printemps 1919, il y a en a 2 000, avec 1,4 million de grévistes.

Le Populaire du 3 juin 1919

Mais dans la foulée, la CGT retira sa participation à une journée internationale de grève le 21 juillet 1919 contre l’intervention de troupes en Russie, grève devant rassembler les mouvements ouvriers belge, britannique, français et italien.

Pire encore, l’appui à l’initiative internationale avait été très clairement faite dès le départ avec l’arrière-pensée de s’en retirer. Il fut d’ailleurs pris comme prétexte la démission, le 18 juillet 1919, de Victor Boret, ministre de l’agriculture et du ravitaillement du gouvernement Clémenceau.

Cela provoqua la défection de toutes les forces pro-collaboration de classe dans les syndicats des autres pays devant participer à la grève.

Cette crise du 21 juillet joua ainsi un rôle énorme. Dans le faits, le mouvement ouvrier français s’écartait du chemin de la révolution russe. En même temps, il n’y avait encore aucune opposition réellement structurée en faveur de celle-ci. C’était une situation historiquement intenable : à partir du 21 juillet, la rébellion dans la CGT se cristallise et la scission va se révéler inévitable.

C’est d’autant plus vrai que la direction de la CGT n’avait pas de mandat pour stopper l’initiative. L’existence de deux lignes se pose de fait.

Employés de banque en grève devant la Maison des syndicats de rue de la Grange-aux-Belles à Paris, juin 1919

Cela ne veut cependant pas dire que la majorité de la CGT soutienne la rébellion, très loin de là. En fait, pour la minorité, la situation est inacceptable : la direction n’a pas de combativité, se trimballe les casseroles de la collaboration pendant la guerre mondiale, bloque la lutte contre l’intervention armée française en Russie.

Mais la majorité vit sa vie et le mouvement du 21 juillet n’a pas eu lieu également en raison d’une inertie fondamentale de la base de la CGT. C’est que la base, numériquement très importante désormais, est composée de gens nouveaux au syndicalisme et ayant rejoint la CGT sur la base de la lutte contre la cherté de la vie, dans une France en crise en 1918. La majorité s’en accommode très bien.

Et là est le piège, car c’est la CGT d’avant-guerre qui va apparaître comme un paradis perdu pour les minoritaires. Cela va ouvrir un espace immense aux syndicalistes révolutionnaires. Carbonisés politiquement pour avoir accepté l’Union sacrée en 1914, ils retrouvent en élan dans les luttes en proposant comme modèle la CGT d’avant 1914.

En 1919, on a comme figures majeures de la minorité de la CGT en révolte :

– Pierre Monatte, un anarchiste devenu un acteur clef du syndicalisme révolutionnaire ;

– Fernand Loriot, un socialiste ;

– Raymond Péricat, qui sur une ligne d’ultra-gauche fondit en février 1919 un « Parti communiste » ;

– Henri Sirolle, un anarchiste qui devint partisan de l’aide à la « rationalisation » à la fin des années 1920, basculant dans le soutien anti-communiste au gouvernement puis même le soutien au régime de Vichy ;

– Jules Lepetit, un anarchiste.

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La CGT assume la politique à la fin de la première guerre mondiale

La CGT n’est, en 1918, plus du tout opposée ni à l’État, ni aux socialistes. La raison en est bien entendu l’Union sacrée. Étant donné que le Parti socialiste SFIO a soutenu la guerre, la CGT sait que si elle dénonce les socialistes, cela risque de lui retomber dessus puisqu’il y a une convergence générale dans la même direction.

Elle est d’ailleurs obligée d’assumer la politique, elle qui la récusait toujours. Elle se positionne pour une paix juste, sans conquêtes territoriales, exigeant une fédération balkanique, une démocratisation de tous les pays, un soutien au sionisme se développant alors, etc.

Pour cette raison, il y eut même en novembre 1918 une délégation du Parti socialiste SFIO et de la CGT pour demander au gouvernement la « participation de délégués de la classe ouvrière française à la conférence générale de la paix ».

Cela se produisit alors que devait venir à Paris le président Wilson. La CGT mobilisa d’ailleurs dans le sens d’une mobilisation générale en faveur du président américain Wilson, présenté comme un grand partisan de la paix, alors qu’en réalité il représentait l’interventionnisme impérialiste américain dans une Europe connaissant la crise générale.

Le président américain Wilson à Paris

L’appel commun du Parti socialiste SFIO et de la CGT se termine de manière délirante par :

« Votre présence aidera ainsi à terminer heureusement le cauchemar des peuples et à préparer la paix durable d’où pourra surgir l’organisation du travail dans le monde par la libre et loyale coopération de tous les peuples démocratisés de la terre.

C’est là ce que signifient les acclamations montées vers vous aujourd’hui.

C’est là, Monsieur le Président, sans déguisement ni subordination, parlant au grand jour comme vous parlez, comme vous aimez qu’il soit parlé, ce que viennent vous dire les grands groupements ouvriers et socialistes de notre pays. »

Un tel suivisme à l’égard de l’impérialisme américain en dit long sur la soumission au capitalisme des socialistes et des syndicalistes de la CGT. Le pire est que le président Wilson répondit par un message où il attribuait l’origine de la guerre mondiale à l’absolutisme et au militarisme, mais tout serait déterminé dans le bon sens grâce aux « esprits libéraux et réfléchis », etc.

Le gouvernement balaya cependant d’un revers de la main les désirs de la CGT de lancer des initiatives sur ce plan. Ce qui n’empêchait pas la CGT de demander en même temps au gouvernement d’être partie prenante dans la réorganisation de l’économie dans le cadre de la démobilisation, par l’intermédiaire d’un « Conseil économique du travail ». Le gouvernement mettra effectivement en place, en 1925, un tel « Conseil national économique ».

Elle justifiait tout cela en disant qu’il s’agit d’accompagner la mise en place d’une nouvelle situation où toute « querelle intestine » serait nuisible. La présentation du programme minimum présenté au vote lors du 14e congrès de la CGT, qui se tint en septembre 1919 à Lyon, le souligne en les termes suivants :

« Rien n’est plus dangereux, dans les moments que nous vivons, que la division des efforts, que la bataille en ordre dispersé. »

Le programme minimum contenait évidemment l’appel à la constitution d’une « Société des nations », ainsi que par ailleurs d’un « Office international de transport et de la répartition des matières premières », une « internationalisation du domaine colonial en vue de la meilleure utilisation des ressources du sol et du sous-sol pour le bénéfice général de l’humanité et pour le relèvement moral et matériel des indigènes ».

La CGT se positionne en 1918, pour la première fois, politiquement en considérant qu’il y aurait une sorte de « démocratisation » internationale ; elle aurait un rôle à y jouer. Elle soutint d’ailleurs la Conférence syndicale internationale de Berne de février 1919, avec des représentants de toute l’Europe, appelant la Société des nations à considérer

« comme une de ses tâches primordiales de créer une législation internationale de protection du travail et d’en assurer l’application. »

C’est l’exigence d’une « charte du travail » qui soit maquée par une progression des droits sociaux de l’autre, en l’échange d’une acceptation complète du régime et de l’insertion de la CGT dans ses rouages.

La CGT participe également aux côtés du gouvernement à la Conférence internationale du travail à Washington, sous l’égide de la « Société des Nations », où est nommé à la tête du Bureau International du Travail pas moins qu’Albert Thomas, la plus grande figure socialiste de la collaboration de classe pendant la guerre mondiale.

L’appel pour les rassemblements du premier mai 1919 – passant forcément par la grève à l’époque, le jour n’étant pas chômé ni payé – est explicite quant à cette insertion exigeant un sens des responsabilités :

« Le Premier Mai doit être uniquement ouvriers ; strictement limité à une démonstration ouvrière.

La démonstration se fera avec le calme et la dignité que confère la puissance.

Pour bien montrer ce que peut la force ouvrière quand elle est disciplinée, le travail reprendra le 2 mai pour juger de la valeur de l’effort et se préparer aux nouveaux combats qui devront se poursuivre.

Hommes et femmes, ouvriers, employés, fonctionnaires, paysans et artisans, vous ferez entendre la même clameur pour marquer votre désir de mieux-être et de liberté. »

C’est là un choix politique d’acceptation du régime, de participation, sur un mode apolitique.

Et le régime, effectivement, accepta l’ouverture, avec en mars 1919 la loi sur les conventions collectives et en avril 1919, instaura la journée de huit heures de travail.

Affiche de la CGT après le vote de la journée de huit heures

Sauf que, en même temps, il autorisa les manifestations du premier mai partout sauf à Paris. Les ouvriers passèrent outre et l’après-midi du premier mai fut marqué par d’intenses affrontements dans une capitale quadrillée par les troupes et avec de très nombreux policiers en civils faisant office d’agents provocateurs.

Il y eut deux morts : l’ouvrier électricien Charles Lorne et le garçon de recettes Alexandre Auger, tués sous les balles de la police, alors qu’il y avait environ 700 personnes blessées.

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La CGT en 1918 : apaisement et loyauté

On ne peut pas comprendre les errements du jeune Parti Communiste issu du congrès de Tours de 1920 sans comprendre l’aspect essentiel qu’est la question syndicale. Les socialistes avaient toujours considéré qu’il existait une division du travail : eux s’occupaient de la politique, les syndicalistes des luttes revendicatives.

Il était considéré que le mouvement ouvrier marchait sur deux jambes… indépendantes. Les socialistes respectaient entièrement l’indépendance de la CGT. Cette dernière, par contre, aux mains des syndicalistes révolutionnaires, rejetaient la politique, comme en témoigne la charte d’Amiens adopté en 1906 à son 6e congrès.

Tant les socialistes que les syndicalistes révolutionnaires participèrent à l’Union sacrée et leur crédibilité était donc anéantie en 1918. Si l’Internationale Communiste poussa à l’établissement d’une gauche dans les rangs socialistes, le processus fut très différent dans la CGT.

En fait, dès mai 1916 la CGT est dans une situation intenable. Elle est ouvertement intégrée au processus militaire français, tout en maintenant une fiction de revendications. Il lui faut alors soit retourner en arrière, soit assumer la situation. C’est le second choix qui est fait.

Pour ce faire, la direction de la CGT entend mettre un terme à la structure duale caractérisant la CGT. Il y a en effet d’un côté les syndicats organisés en fédérations, de l’autre des bourses du travail. Officiellement, le 13e congrès de la CGT est d’ailleurs en même temps le 19e congrès national corporatif.

Les bourses du travail, bâtiments fournis par les mairies servant initialement de placement de travailleurs puis de lieux de réunion syndicale, étaient le terrain des syndicalistes révolutionnaires, qui en avaient fait des sortes d’îlots « ultras ». C’est de là que partaient les offensives revendicatives censées entraîner les masses pour le fameux grand jour de la grève générale.

Au milieu de l’année 1916, la prétention révolutionnaires des bourses apparaît entièrement comme une fiction, alors que la CGT épaulait le gouvernement et qu’elle avait besoin de toutes ses dernières forces disponibles. Les bourses du travail durent donc intégrer les Fédérations, une situation officialisée avec le 13e congrès de la CGT, en juillet 1918 à Versailles.

Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT depuis 1909

Cependant, ce choix du repli sur soi-même afin de se maintenir, en attendant que la situation « normale » ne revienne, n’était pas du tout en phase avec le cours de l’histoire. Ainsi, lorsque peu avant le congrès il y a des grèves dans les usines de munition, à Bourges, avec 20 000 grévistes, elles se déroulent en-dehors du cadre syndical.

L’État ne prit pas de risques et en profita alors pour écraser la toute petite minorité pacifiste, organisé en Comité d’action internationale en 1915, puis en Comité de défense syndicaliste l’année suivante. Celle-ci avait tenu une conférence en mai 1918 à Saint-Étienne, avec 246 délégués, pour essayer de peser, mais cela n’avait fait qu’ajouter à son isolement.

D’ailleurs, Alphonse Merrheim, secrétaire de la fédération des Métaux et figure la plus connue de la minorité pacifiste, abandonna le mouvement pour soutenir la direction. Il en alla de même d’autres responsables comme Georges Dumoulin (qui soutint ensuite les nazis durant l’Occupation) et Albert Bourderon.

Au 13e congrès, il y a d’ailleurs une motion commune de la direction et de la minorité anciennement pro-pacifiste, ce qui n’empêcha pas que les 908 voix pour se confrontèrent à 253 voix contre (et 40 abstentions).

C’est que, dans les faits, les adhérents de la CGT sont extrêmement tendus, avec une atmosphère particulièrement lourde, alors que la direction maintient la tradition acquise pendant la guerre.

Dans un document intitulé « La C. G. T. devant la situation ouvrière, La leçon des faits. », la CGT reproche à l’État d’avoir été incapable, au milieu de l’année 1918 de fournir assez de miettes pour calmer les masses, et au patronat de ne pas avoir assez négocié :

« Depuis quatre années de guerre, les arbitraires, les exactions n’ont cessé de frapper les ouvriers des usines de guerre et ont ajouté aux difficultés, sans cesse croissantes de la vie, au manque de compréhension patronale, toujours figée dans son principe d’autorité et aux relèves faites trop souvent dans la confusion et en dehors des règles du droit.

Maintenant que l’effervescence est apaisée, il nous sera permis de dire que la responsabilité de ces mouvements est aussi dans les fautes lourdes, diplomatiques, politiques et militaires qui se succèdent-depuis le début des hostilités.

La C. G. T. s est fait un devoir de rappeler, à tous moments de la guerre,la nécessité pour les gouvernements de rester en contact avec les masses populaires et d’éclairer le jugement de celles-ci, par une diplomatie au grand jour, rejetant loin d’elle toutes tractations obscures d’ambition et de convoitise.

Elle a indiqué que la vie publique ne devait pas être ralentie mais, au contraire accentuée par la connaissance exacte et précise de la vérité sur la marche des événements.

Elle a réclamé une politique de ravitaillement, basée, non sur les restrictions, mais sur l’utilisation rationnelle de toutes les ressources, des transports et sur l’augmentation de la production agricole.

Elle a protesté contre les profits scandaleux que les fournisseurs tiraient des nécessités- de la Défense nationale.

Elle a enfin réclamé que toutes les forces morales soient mises en œuvre pour concourir avec les forces militaires à l’avènement rapide de la Paix des Peuples, telle que l’a défini le président [américain] Wilson.

Pour cela, elle a demandé que le gouvernement fasse publiquement connaître ses buts de guerre et qu’il permette aux représentants des classes ouvrières d’aller au sein des Conférences internationales pour y réaliser l’accord nécessaire à la Paix juste et durable, sur les bases déjà définies par les Conférences. Ouvrières nationales et interalliées.

A ces questions, à ces demandes réitérées, la défiance envers la classe ouvrière incita soit au refus, soit au silence.

Cette incompréhension de la volonté et des sentiments de la classe ouvrière, qui sont ceux du pays, fut causé du malaise et des soupçons qui s’établirent et qui ne firent que grandir à la faveur de l’ignorance des masses populaires sur les événements auxquels leur destinée était liée et dont, par surcroît, le jugement fut faussé par la Presse.

Les incidents qui éclatèrent ces jours derniers furent une première conséquence de ce malaise général, et profond.

Ces causes subsistent et nous déclarons que ce n’est pas une politique de répression, plus ou moins ouverte, qui pourra-être l’obstacle à de nouvelles perturbations que nous pressentons et dont la gravité serait peut-être plus irréparable.

Seule, une politique d’apaisement, de confiance et de loyauté, peut prévenir ces éventualités et prédisposer les esprits aux besognes de réorganisation et de progrès social.

Le gouvernement ferait œuvre imprévoyante et impolitique si, dans- un esprit de rancune, par des manœuvres répressives, il créait ainsi la fausse impression que la Défense nationale est, pour la classe ouvrière, incompatible avec ses droits, ses sentiments de dignité et son devoir de solidarité.

Ces principes de droit et de liberté, la C. G. T., loin de les abdiquer, les a proclamés plus indispensables. que jamais. Sur eux,, elle a basé sa règle de conduite, par eux, doit être déterminée la discipline syndicale, en dehors de laquelle il n’est ni puissance d’expression, ni puissance de réalisation.

Tenir compte de la dignité des travailleurs accorder à la classe ouvrière les libertés de pensée, et d’action indispensables à sa mission bannir toutes pratiques occultes agir sincèrement et laisser agir les forces ouvrières organisées pour l’avènement de la Paix des Peuples, apparaît dans les circonstances présentes la ligne de conduite que doit observer tout gouvernement soucieux des intérêts généraux du pays.

Le Comité CONFÉDÉRAL. »

La CGT assumait de s’intégrer dans le paysage capitaliste, d’œuvrer à l’apaisement et à la loyauté, mais il était demandé que cela soit vrai dans les deux sens. Plus il serait fait un espace à la CGT, plus les travailleurs auraient à y gagner et le régime à disposer d’une réelle stabilité : telle était sa démarche.

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La dialectique agriculture – élevage

Il y a toutefois une grande différence entre l’humanité s’étant orientée plutôt vers l’agriculture, avec une sédentarisation très marquée, et celle s’étant tournée plutôt vers l’élevage qui produit une nomadisation autour de grands regroupements d’animaux domestiqués et de gigantesques aires de pâturage.

La Genèse biblique décrit de manière allégorique ce processus de contradiction entre l’agriculture et l’élevage, avec la bataille pour le contrôle de territoires :

« Elle [=Eve] enfanta [d’Adam] encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur.

Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Éternel une offrande des fruits de la terre; et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu (…)

Comme ils étaient dans les champs, Caïn se jeta sur son frère Abel, et le tua. L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit: Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère? (…).

[et l’Éternel de condamner Caïn:] Tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre. »

C’est que l’agriculture a initialement favorisé une dispersion des êtres humains, alors que l’élevage a donné naissance à des regroupements nomades plus ou moins fédérés, mais d’autant plus hostiles que leur utilisation des animaux les plaçait dans une mentalité d’asservissement et d’élargissement de leurs possessions.

La domestication de certaines espèces d’herbivores a donné un avantage décisif aux éleveurs sur le plan des circulations, avec les bovidés (entre -10000 et -7000) pour le transport par charge directement sur l’animal, puis sur char une fois la roue mise au point, les chevaux pour les combats en particulier (vers -4500), puis les camélidés (vers -1500) pour la traversée des espaces arides. Sur ce plan, l’immense steppe eurasiatique a constitué un vaste espace de circulation entre les éleveurs nomades et les populations en voie de sédentarisation dans les premiers foyers agricoles.

Groupe de bovins, en Égypte antique, vers 1400 avant notre ère

Les ressources, les productions et les outils, les langues et les conceptions se sont mises à circuler plus intensément, à mesure que les foyers de sédentarisation accumulaient les moyens de polariser les biens et les humains dans des villages, puis des palais, accumulations qui en retour dynamisaient le besoin d’échanges et de circulation.

Mais l’élevage a tout de suite eut un coût terrible pour le développement de l’Humanité. La fréquentation plus intime avec certains animaux, les conditions de leur exploitation et de leur mise à mort ont favorisés la diffusion de virus ou d’autres éléments potentiellement pathogènes pour l’espèce humaine. La terrible variole semble ainsi avoir été transmise à l’humain vers -3500 depuis les bovidés.

Avec les troupeaux et les populations nomades, d’éleveurs, de marchands ou de pillards, ces nouveaux virus circulent et génèrent régulièrement d’immenses épidémies qui ravagent parfois des régions entières.

Scènes agricoles provenant du tombeau de Nakht, Thèbes, Égypte, dix-huitième dynastie, 15e-12e siècle avant notre ère

L’humanité tournée vers l’agriculture s’était inversement tournée vers la division et l’intensification. En fait, par le développement de l’outillage, le travail agricole familial devenait plus efficace qu’une agriculture primitive pratiquée collectivement.

Cela est si vrai que cette agriculture familiale a donné davantage de temps personnel et ainsi une première différenciation individuelle authentique. La base familiale a été prétexte à posséder ses propres outils, sa propre terre, puisqu’il n’était plus besoin d’un travail collectif.

Et cela produisit une petite propriété privée capable d’un certain degré d’autosuffisance, puisque certaines unités familiales se tournèrent vers des métiers spécifiques (tissage, poterie, mise en place d’outils en métaux), ce qui implique un certain degré d’échanges locaux

Poterie chinoise du Néolithique, de la culture de Majiayao (vers 3300 à 2000 avant notre ère)

À ce stade, la famille était une composition larges d’adultes hommes et femmes, de personnes âgées et d’enfants apparentés, dont il a fallu déterminer les rôles et progressivement le degré de parenté excluant la reproduction biologique et, au-delà d’elle, l’alliance inter-familiale.

À ces unités, s’agrégeaient aussi à des degrés différents, des dépendants plus ou moins asservis, mais souvent bien mieux intégrés à la logique familiale que le troupeau d’esclaves asservis dans les tribus nomades.

La dispersion de petits agriculteurs semblait moins efficace de prime abord par rapport aux regroupements nomades, mais en réalité il s’agissait d’un développement beaucoup plus productif.

Un tel développement se produisit cependant trop tard dans ce qu’on appellera ensuite les Indes. Les populations nomades indo-européennes, profitant de l’invention du chariot, procédèrent à une vaste invasion, asservissant les agriculteurs locaux et instaurant l’idéologie des castes pour justifier leur domination. C’était là l’instauration d’un mode de production esclavagiste précoce et particulièrement complet.

Mais, en fait, partout l’élevage permettait de conceptualiser la domination dans le nouveau mode de production en cours d’élaboration. Dans les mythes bibliques avec Abraham en particulier, comme dans l’Iliade, les patriarches dirigeants leur communauté familiale, leur foyer, leur oikos ou leur tribu, sont avant tout des possesseurs de bétails, des pasteurs.

Le monolithe de la porte du Soleil, civilisation de Tiwanaku, vers 500-950 avant notre ère

En revanche, en Chine, en Égypte, en Amérique centrale et dans les Andes, de vastes communautés agricoles parvenaient à se constituer, hors de la pression trop régulière des nomades éleveurs, sauf dans le Nord du Mexique actuel.

De toute façon, agriculteurs et éleveurs disposaient d’une base de développement commune, consistant en l’asservissement de la Nature, et en réalité, les éleveurs gravitaient autour des noyaux sédentaires ou entre eux, et toute leur existence dépendaient d’une façon ou d’une autre de ceux-ci.

Tout comme les noyaux sédentaires, par ailleurs appuyaient à leur tour leur développement sur les circulations et les ressources des populations nomades. Tous ensemble, ils participaient à élaborer le nouveau mode de production, de type patriarcal et esclavagiste.

Localement, l’agriculture supposait d’ailleurs aussi un élevage minimal et pour certaines espèces, les ovins et les porcins en particulier, cet élevage était d’une envergure territoriale trop modeste et impossible sans l’appui d’une communauté villageoise sédentarisée.

Bouteille en céramique en forme de serpent de la civilisation de Lima (entre 100 et 650 de notre ère), Pérou

L’élevage semble avoir pris toutefois moins de place dans les communautés agricoles d’Amérique, qui se sont tournées vers la maîtrise de la culture d’une gamme très large de végétaux, fruits, légumes, fleurs, dont notre alimentation actuelle porte l’empreinte, puisque ce sont à ces communautés que l’on doit initialement la culture de la tomate, de la pomme de terre ou du cacao par exemple.

Cela témoigne du rapport dialectique entre l’élevage et l’agriculture, à travers leur mouvement inégal.

Et d’ailleurs, lorsque l’agriculture put se développer suffisamment, cela permit l’éclosion d’un artisanat suffisant et de plus en plus spécialisé, source des Cités-États. C’est notamment en Mésopotamie, là où les conditions étaient les plus idéales pour une agriculture somme toute assez primitive tout de même, que naquirent ainsi les premières villes au sens strict.

À la différenciation travail manuel / travail intellectuel, s’ajoutait désormais la différenciation villes / campagnes, les deux naissant l’une et l’autre du même mouvement. La rupture avec la nature était maintenant complète en apparence ; les sociétés humaines avec toutes leurs contradictions s’élançaient. L’Histoire commençait.

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L’agriculture et la domestication renversent le matriarcat

Le mode de production matriarcal, avec la femme placée au-dessus de l’homme par son rapport immédiat à la vie, à la continuité de la vie, a été bouleversé, progressivement mais de fond en comble par le développement des activités humaines. Par celles-ci, avec la domestication et l’agriculture, les êtres humains ont établi un rapport à la nature qui s’est inversée : ils ont asservi leur environnement.

Cet asservissement a conduit au développement d’un mode de production généralisant en même temps cet asservissement aux humains eux-mêmes.

Une partie des humains constituant les communautés primitives s’est vu ainsi attribuée des fonctions et des rôles dans une forme inférieure et humiliante, de manière coercitive au besoin. Ainsi, leur place dans le partage des ressources produites, à mesure que la différenciation dans l’organisation du travail progressait, s’en est retrouvée réduite, même là où une certaine accumulation était possible. La violence, déjà existante mais limitée et encadrée par tout un ensemble de gestes et de rites magiques, est devenue une règle, un appui nécessaire à l’établissement de la contrainte et de l’asservissement.

Il va alors de soi que la culture a suivi progressivement la même direction, reflétant la domination et cherchant à la naturaliser dans le prolongement des acquis conceptuels gagnés dans le matriarcat.

La déesse Kali vénérée par les dieux, Inde, vers 1660-1670

Il y avait alors une rupture à assumer, la plus grande que l’Humanité n’ait jamais opérée, du moins avant celle à venir en faveur du Communisme. Il a fallu rompre avec la nature. La contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel, émergeant avec la progression de la conceptualisation et le sens de l’organisation, a appuyé et même dialectiquement rendu nécessaire une telle rupture.

Cette rupture a pris des formes différentes selon les situations, donnant une apparente diversité à l’expression culturelle des premières civilisations humaines, mais au vue des conditions matérielles d’existence et des moyens somme toute très limités de production, ces différences sont restées longtemps anecdotiques et fluides sur ce plan.

L’effort principal a d’abord porté sur la maîtrise des moyens de production accumulés dans un espace naturel donné et sur les connaissances nécessaires afin de mieux organiser la production : affiner et transmettre les techniques et les outils, produire les biens nécessaires à la vie quotidienne en essayant si possible de l’enjoliver, de l’agrémenter, diriger et organiser la force de travail et l’embryon de société en voie d’agrégation toujours plus complexe, saisir et mesurer les cycles saisonniers ou astronomiques et d’une manière générale, observer, tenter de décrire et d’interpréter le monde à la portée des sens humains selon les capacités disponibles.

C’est de ce rapport concret au monde, de la nécessité d’organiser les connaissances ainsi accumulées que va progressivement émerger le phénomène religieux en tant que tel.

Idoles des Pahouins, des Gallois et de Ivéia, rapportées par MM. Marche et de Compiègne. L’Afrique équatoriale. Okanda, Bangouens, Osyéba. Par le marquis de Compiègne. Ouvrage enrichi d’une carte spéciale et de gravures sur bois dessinées par L. Breton d’après des photographies et des croquis de l’auteur (1885)

L’éclosion culturelle de cette première période de l’Antiquité marque ainsi l’entrée dans l’Histoire, dans la civilisation à proprement parler. Elle a été spectaculaire à tous points de vue en regard des périodes précédentes, la culture reflétant ici son nouveau caractère : accompagner le développement en rationalisant toujours mieux l’organisation sociale… mais également en justifiant la domination à tous les niveaux.

Il y avait alors de moins en moins de place pour le culte de la déesse-mère, qui se fit remplacer par le culte d’un Dieu masculin de plus en plus hégémonique, symbole d’un regroupement élargi grâce au mode d’existence rendu plus aisé par la domestication et l’agriculture.

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Les communautés primitives, l’agriculture, la domestication

Ainsi installés dans une nature qu’ils tentent de conceptualiser de manière magique, qu’inévitablement ils extériorisent culturellement avec des rites et des œuvres artistiques, les Humains s’organisent progressivement en vue de mieux maîtriser leurs conditions de vie et de prévoir, d’élaborer des façons de mieux reproduire leur existence.

 Kalimantan, Indonésie, environ 40 000 ans avant notre ère

Ce processus est en soi complètement naturel, non qu’il exprime alors tout à fait une culture humaine harmonieuse avec la nature, même si c’est en partie vrai. C’est même fondamentalement la raison pour laquelle ou peut parler de communisme primitif.

Mais on parle bien ici d’une étape primitive, au sens où il s’agit en fait de l’élaboration d’une pensée complexe, qui commence seulement à être en mesure d’organiser ce que reflète la nature, qui est au début d’un processus de l’apprentissage lui permettant de procéder à des abstractions intellectuelles.

Il était donc inévitable que soit dépassée cette étape à mesure que l’élan culturel qui était ainsi initié allait en se développant.

Ainsi, par ce processus même, l’Humanité élabore une pensée qui s’extériorise de la nature. Mais cette extériorisation conceptuelle, matrice de la culture, est en soi un artifice, puisque tout en conceptualisant la nature et donc en l’extériorisant peu à peu, l’Humanité ne s’en extrait pour autant pas, car cela est tout simplement impossible.

Ici s’ouvre une longue contradiction entre l’Humanité et la Nature.

Cependant, à ce stade primitif, il s’agit encore d’un face à face largement indifférencié. C’est lentement que le développement de l’activité de ces communautés humaines va pousser à toujours plus complexifier la conceptualisation de la nature et sa compréhension, détachant l’Humanité d’une part, et la Nature de l’autre.

À mesure que les activités se complexifient, des rôles se dessinent également au sein du groupe et avec eux, les bases de la société se posent. Dans ses manuscrits de 1857-1858, les Grundrisse, Karl Marx nous dresse le panorama de ces communautés primitives :

« On peut admettre que l’état pastoral, c’est-à-dire en fait le nomadisme en général, est la première forme du mode d’existence; non pas que la tribu se fixe pas sur un territoire déterminé, mais qu’il prend tout de la terre autant qu’il puisse- les hommes n’étant pas sédentaires par nature (sauf dans un environnement naturel particulièrement fécond, pour les faire vivre du fruit des arbres, tels les singes ; sinon ils errent, comme les animaux sauvages).

C’est ainsi qu’apparaît la communauté tribale, commune naturelle, non pas résultat mais condition préalable de l’appropriation (temporaire) et de l’utilisation collectives du sol.

Lorsqu’elle se fixe enfin, comment cette communauté originaire est plus ou moins modifiée dépend de différentes conditions extérieures, climatiques, géographiques, physiques, etc. ; tout comme de leur disposition naturelle – son caractère tribal.

La communauté tribale, issue directement de la nature, ou si l’on veut la horde, est la première condition – communauté dans le sang, la langue, les mœurs, etc. – de l’appropriation des conditions objectives d’existence et de l’activité reproductive et objective (cette activité pouvant être celle de pasteurs, chasseurs, cultivateurs, etc.). »

Les premières communautés humaines accumulent ainsi des expériences dans leur entourage immédiat. Leur particularité biologique, long fruit de l’évolution, leur donne désormais la possibilité d’être en mesure de modifier plus intensément leur environnement direct.

Cela a amené la production de nouveaux outils toujours plus perfectionnés, en mesure d’améliorer des secteurs précis mais toujours plus diversifié de l’existence : la collecte de nourriture, la couture de pièces de peau, la taille fine de matières variés, et bientôt la mise au feu encore expérimentale et tâtonnante de certains matériaux : la terre, puis certains minerais. A ce stade, on assiste à l’établissement de foyers en tant que tels.

Outils préhistoriques en coquilles de moules

Mais la sédentarisation relative des regroupements humains renforce aussi la contradiction entre ceux-ci et leur environnement direct. Certains animaux ont commencé à coopérer avec les êtres humains, amenant un processus d’accompagnement (comme pour les loups devenus chiens) et de domestication. Certains végétaux ont été repéré et leur utilisation systématisée, pour l’alimentation et pour la médecine, jusqu’à la mise en place de l’agriculture en tant que telle.

Ce processus a bien entendu encore été extrêmement long. Le développement de l’agriculture, de l’élevage, la maîtrise de la poterie, tout cela ne commence qu’à être localement acquis vers -8000, notamment au Proche-Orient.

Puis, de nouveaux foyers de communautés humaines ayant atteint ce stade à leur tour se manifestent, toujours localement, dispersés néanmoins partout sur la planète. Dans Le capital, Karl Marx nous rappelle que :

« La production capitaliste prend racine sur un terrain préparé par une longue série d’évolutions et de révolutions économiques.

La productivité du travail, qui lui sert de point de départ, est l’œuvre d’un développement historique dont les périodes se comptent non par siècles, par milliers de siècles. »

L’humanité a ainsi, au fur et à mesure, cessé de se contenter de pratiquer la chasse et la cueillette, pour se tourner vers l’agriculture, la domestication des animaux. Ce processus de sédentarisation s’étale sur 7000 ans, à partir de 10 000 avant notre ère.

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Le mode de production matriarcal, ou communisme primitif, la différenciation de l’Humanité d’avec la nature

L’humanité des débuts est encore longtemps incapable de voir les choses à moyen ou long terme. Ses capacités de transformation productive sont extrêmement faibles, en raison de l’absence d’outils ou de leur forme élémentaire, et plus encore, de capacité à les conceptualiser.

L’une étant liée à l’autre, l’évolution nécessaire s’est encore ici étalée sur des dizaines de milliers d’années. C’est seulement il y a 100 000 ans que l’on voit émerger des séries d’outils peu à peu élaborés de manière significative. Il fallait donc d’abord que les bienfaits fournis par la nature soient immédiatement là, avec une accessibilité aisée.

Karl Marx note à ce sujet dans Le capital que :

« Les conditions naturelles externes se décomposent au point de vue économique en deux grandes classes : richesse naturelle en moyens de subsistance, c’est-à-dire fertilité du soi, eaux poissonneuses, etc., et richesse naturelle en moyens de travail, tels que chutes d’eau vive, rivières navigables, bois, métaux, charbon, et ainsi de suite.

Aux origines de la civilisation c’est la première classe de richesses naturelles qui l’emporte ; plus tard, dans une société plus avancée, c’est la seconde. »

Les premiers êtres humains en tant que tels vivaient ainsi en groupes relativement isolés, formant des regroupements où les uns et les autres se protégeaient, étant donné qu’il était impossible de faire autrement pour survivre. Ces regroupements se fondaient sur les liens du sang et c’était même le trait fondamental de la personnalité des êtres humains incapables de se concevoir au-delà du groupe.

La pratique du cannibalisme était d’ailleurs généralisée, car il était alors dans l’ordre des choses de considérer les autres humains comme des proies éventuelles. Mais pour autant apparaît aussi la possibilité de conceptualiser d’autres êtres humains comme relevant d’un groupe commun. Les rites funéraires au sein d’un même groupe apparaissent dans ce cadre et le cannibalisme a certainement progressivement pris une vocation magique.

Le groupe ne tenait que par une suffisante cohésion pour pratiquer la chasse et la cueillette, pour se protéger dans un environnement difficile. Dans un tel cadre, la femme, peu différenciée physiquement de l’homme mais donnant la vie, apparaît comme essentielle puisqu’elle assure la pérennité du groupe. De là vient l’émergence du culte de la déesse-mère, avec une association à la Nature pourvoyeuse des moyens d’existence. Les statuettes de pierre ou d’ivoire datées d’environ 30 000 ans avant notre ère, que l’on nomme « Vénus », témoignent de cela.

Vénus, Autriche, vers 20 000 ans avant notre ère

C’est pour cela aussi qu’il est pratiquement certain que les fresques sur les murs de certaines grottes, comme celle de Lascaux par exemple, aient étaient au moins en partie réalisées par des femmes, ou avec leur participation déterminante.

En tout cas, partout l’Humanité alors fragile mais en expansion atteint un stade où elle parvient à conceptualiser son existence dans la nature, partout elle saisit celle-ci comme harmonieuse et relié à un gigantesque ensemble cosmique dont elle essaye de saisir la mesure.

D’un bout à l’autre de la planète, cette Humanité primitive exprime un culte général à la nature, tout en œuvrant à s’installer une présence jusque les sommets des montagnes, les déserts, le fond des grottes. Elle établit des relations avec les éléments naturels, certains animaux, certains phénomènes cosmiques à portée de son observation, telle la foudre en rapport avec le feu. Et tout naturellement, elle porte son attention aux cycles biologiques humains, de la naissance à la mort, cycles pour lesquels la femme tient forcément ici le premier rôle.

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