Le double caractère de Charles Baudelaire

Si l’on cherche à échapper à la lecture subjectiviste de la poésie de Charles Baudelaire, il faut porter son attention sur sa nature réelle.

Au sens strict, c’est un intellectuel fréquentant les poètes et se targuant de proposer quelque chose de fort, au moyen d’un style dandy. Leconte de Lisle a tout à fait raison de le présenter comme suit :

« C’était un bon garçon, qui affectait un rictus atroce, et un écrivain classique qui se barattait la cervelle pour trouver de l’étrange. »

Cela n’aboutit pas, les Fleurs du mal étant une œuvre forcée et Jules Lemaître, dans Les contemporains, en 1886, constate avec raison que :

« J’ai senti l’impuissance et la stérilité de cet homme, et il m’a presque irrité par ses prétentions. Et son catholicisme ! Et son dandysme ! Et son mépris de la femme ! Et son culte de l’artificiel ! Que tout cela nous paraît, aujourd’hui, indigent et banal ! »

Une édition de 1917

Si l’on se résume à cela, on peut alors conserver la définition donnée par Émile Zola, dans sa présentation des poètes contemporains, en 1879 :

« Baudelaire est, lui aussi, un maître très dangereux. Il a, aujourd’hui encore, une foule d’imitateurs. Sa grande force a été qu’il apportait également une attitude personnelle très accentuée.

Il faut voir en lui le romantisme diabolique. M. Leconte de Lisle s’était raidi dans une pose hiératique, il restait à Baudelaire le rôle d’un démoniaque; et il a cherché le beau dans le mal, il a, selon une expression de Victor Hugo, « créé un frisson nouveau ».

C’était, au fond, un esprit classique, de travail très laborieux, apportant une monomanie de purisme.

Aussi n’a-t-il laissé qu’un recueil de poésies: les Fleurs du mal. Je ne parlerai pas des étrangetés voulues de sa vie; il avait fini par être la propre victime de ses allures infernales; il est mort jeune, d’une maladie nerveuse qui lui avait enlevé la mémoire des mots.

Au demeurant, il s’est fait dans notre littérature une place à part qu’il gardera. Certaines de ses pièces sont absolument superbes de forme, et j’en connais peu qui soient d’une imagination plus sombre et plus saisissante.

On comprend quelle admiration il souleva parmi les jeunes gens, qui aiment les audaces. Après lui, tout un groupe a raffiné sur l’horreur. C’est toujours du romantisme, mais du romantisme aiguisé d’une pointe satanique (…).

M. Verlaine, aujourd’hui disparu, avait débuté avec éclat par les Poèmes saturniens. Celui-là a été une victime de Baudelaire, et l’on dit même qu il a poussé l’imitation pratique du maître jusqu’à gâter sa vie. »

Cependant, Émile Zola n’a pas compris justement pourquoi Paul Verlaine s’était tourné vers Baudelaire. Il le dit pourtant dans un texte publié dans la revue L’Art, où on lit :

« La profonde originalité de Charles Baudelaire, c’est, à mon sens, de représenter puissamment et essentiellement l’homme moderne ; et par ce mot, l’homme moderne, je ne veux pas, pour une cause qui s’expliquera tout à l’heure, désigner l’homme moral, politique et social.

Je n’entends ici que l’homme physique moderne, tel que l’ont fait les raffinements d’une civilisation excessive, l’homme moderne, avec ses sens aiguisés et vibrants, son esprit douloureusement subtil, son cerveau saturé de tabac, son sang brûlé d’alcool, en un mot, le biblio-nerveux par excellence, comme dirait H. Taine.

Cette individualité de sensitive, pour ainsi parler, Charles Baudelaire, je le répète, la représente à l’état de type, de héros, si vous voulez bien.

Nulle part, pas même chez H. Heine, vous ne la retrouverez si fortement accentuée que dans certains passages des Fleurs du mal.

Aussi, selon moi, l’historien futur de notre époque devra, pour ne pas être incomplet, feuilleter attentivement et religieusement ce livre qui est la quintessence et comme la concentration extrême de tout un élément de ce siècle (…).

L’amour, dans les vers de Ch. Baudelaire, c’est bien l’amour d’un Parisien du XIXe siècle, quelque chose de fiévreux et d’analysé à la fois ; la passion pure s’y mélange de réflexion. »

Paul Verlaine parle des « sens aiguisés et vibrants » et de l’« esprit douloureusement subtil » de l’Homme moderne, c’est-à-dire en fait de l’impact de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, avec à l’arrière-plan la contradiction entre les villes et les campagnes.

L’approche consiste en une dénonciation romantique – mais incapable d’aboutir au matérialisme dialectique, au mouvement ouvrier, de par l’emprisonnement mental et social dans la petite-bourgeoisie intellectuelle.

D’où le vitalisme, l’élitisme, le nihilisme, et une tendance à la thématisation lyrique idéaliste qui convergera parfaitement avec le Fascisme, cette idéologie « transcendantale » du refus de la vie commode comme « révolte contre le monde moderne ».

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Le développement du capitalisme et la reconnaissance de Charles Baudelaire

Les tentatives de freiner la montée en puissance de la valorisation de Charles Baudelaire échouèrent toutes.

Lorsque le directeur de La Plume Léon Deschamps appelle en août 1892 à ce qu’un monument dédié à Charles Baudelaire soit érigé par le sculpteur Auguste Rodin, il obtient la participation à un comité en ce sens d’Emile Zola, de François Coppée, d’Anatole France, de Sully Prudhomme, de Stéphane Mallarmé, de Paul Verlaine, d’Octave Mirbeau, etc.

Le monument ne se fit pas mais il en ressortit un ouvrage avec des poèmes, Le tombeau de Baudelaire. C’était toutefois le début d’une lame de fond. Emile Zola, chef de file du naturalisme, s’unissait aux poètes du Parnasse, du symbolisme et du décadentisme.

Absolument tous les courants littéraires de la France de la seconde moitié du XIXe siècle faisaient un seul front pour faire de Charles Baudelaire le symbole d’une « modernité » commencée.

C’était le reflet de la liquidation du réalisme, du triomphe depuis 1848 de la bourgeoisie systématisant le capitalisme et ayant déjà fait en sorte que le subjectivisme soit généralisé dans la conception du monde.

Au début du XXe siècle, Charles Baudelaire est donc une référence incontournable pour tous les poètes…

Mais la figure littéraire de Charles Baudelaire se voyait d’ailleurs modifiée. Celui-ci avait visé la sensation multipliée, avec rigueur, à travers des œuvres subjectivistes. C’est seulement ce second aspect qui est retenu, le premier étant déformé comme subjectivisme.

Le poète symboliste Jules Lafforgue formule cela de la manière suivante :

« Le premier, Baudelaire, s’est dit : La poésie est chose d’initiés. Le public n’entre pas ici… »

Charles Baudelaire n’est plus ici un petit-bourgeois intellectuel oscillant, cherchant la vie en beau pour tous, mais au moyen du vitalisme. Il est un « poète », c’est-à-dire une composante de l’idéologie de « l’artiste » propre à la fin du XIXe siècle et surtout du XXe siècle.

Il est à part, unique, irréductible, sa subjectivité lui accorderait une valeur en soi, son subjectivisme vaudrait le réel.

D’où la montée en puissances sans réserves dans la toute première partie du XXe siècle, parallèlement aux « avant-gardes » artistiques subjectivistes.

Une édition de 1910

En nombre 1910, André Gide publie dans La Nouvelle Revue Française une défense de Charles Baudelaire contre ses détracteurs de la seconde moitié du XIXe siècle. Son propos est une véritable théorisation du subjectivisme :

« Baudelaire, le premier, d’une manière consciente et réfléchie, a fait de cette perfection secrète (de la forme) le but et la raison de ses poèmes.

Et c’est pourquoi la Poésie, et non seulement la française, mais l’allemande et l’anglaise, tout aussi bien,– la poésie européenne, après les Fleurs du Mal, n’a plus pu se retrouver la même.

Il y avait, dans ce petit livre, bien autre chose et bien plus que l’apport d’une idée nouvelle, ou même de beaucoup d’idées. La poésie, désormais, ne s’adressait plus aux mêmes portes de l’intelligence et se proposait un autre objet. »

La même année, la ville de Paris nomme rue au nom de Charles Baudelaire, dans le 12e arrondissement. La légende s’installe de plus en plus ; André Suarès, en 1912, dans Sur la Vie, explique que :

« Puisque le Poète, entre tous les hommes, est celui qui crée son objet, nul ne fut plus poète que Baudelaire (…).  Il est une façon de sentir avant Baudelaire et une façon de sentir après lui. »

La revue suisse Wissen und Leben publie en 1917 un article à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, constatant sous la plume de Maurice Devire qu’il est devenu une référence :

« Baudelaire – chose étrange mais non moins vraie – est en voie de conquérir les grâces du grand public. Par un singulier retour en faveur, où le poète aurait lui-même aurait du reste prétendu distinguer un nouveau symptôme de la bêtise du public, le voici tout prêt de posséder la gloire.

Gloire qui n’a que faire des harangues officielles et qui n’est peut-être, comme toutes les gloires d’aujourd’hui, qu’une notoriété ; qui cependant suffit à corser et à maintenir l’admiration enthousiaste d’une élite de disciples.

Ce cinquantenaire de la mort de Baudelaire a provoqué la publication d’une demi-douzaine, au moins, d’éditions complètes ou partielles, parues et à paraître de ses œuvres.

Qui eût osé prédire à ce malheureux toujours criblé de dettes, qui pour 2000 francs aliéna tous ses droits sur cinq volumes de traduction de Poë à l’éditeur Michel Levy, et qui, en vingt-six années de labeur acharné a gagné moins de seize mille francs), qu’un jour la vente de ses œuvres deviendrait une fructueuse opération commerciale ? (…)

L’influence de Baudelaire sur la littérature française a été incontestablement très grande.

Superficielle d’abord (c’est ce qui fit que le jugeant au travers de ses premiers disciples, on le jugea fort mal), elle n’a pas tardé à s’étendre en profondeur.

Sur l’école symboliste déjà elle s’est exercée, très réelle et considérable.

Sur les quelques grands poètes contemporains et la littérature d’avant-garde elle agit sans pareille : jusqu’aux littérateurs nationalistes de la Revue critique, jusqu’aux théoriciens de l’empirisme organisateur qui ne surent mesurer leur admiration à Baudelaire.

Baudelaire, pour les contemporains, est le précurseur de la littérature suggestive.

Il a inauguré l’art moderne qui n’analyse que peu, qui surtout évoque et recrée des émotions en les prolongeant d’une résonance amplifiante. Il est l’inventeur du mode de connaissance poétique. »

Pendant la première guerre mondiale le poète moderniste Guillaume Apollinaire rédige d’ailleurs une introduction et des notes pour L’œuvre poétique de Charles Baudelaire, publiée en 1924. On y trouve la thèse devenue « classique » des commentateurs bourgeois (et dont l’origine chez Apollinaire a même été totalement oublié) :

« En Baudelaire s’est incarné pour la première fois l’esprit moderne. »

Et cette modernité, c’est le subjectivisme et Apollinaire utilise ici la fiction du poète-maudit, que la société rejette pour l’utilisation de libertés qu’elle lui a pourtant donné, etc.

« S’il ne participe plus guère à cet esprit moderne qui procède de lui, Baudelaire nous sert d’exemple pour revendiquer une liberté qu’on accorde de plus en plus aux philosophes, aux savants, aux artistes de tous les arts, pour la restreindre de plus en plus, en ce qui concerne les lettres et la vie sociale.

L’usage social de la liberté littéraire deviendra de plus en plus rare et précieux.

Les grandes démocraties de l’avenir seront peu libérales pour les lyriques. Il est bon de planter très haut des poètes-drapeaux comme Baudelaire.

On pourra les agiter de temps en temps, afin d’ameuter le petit nombre des esclaves encore frémissants. »

Charles Baudelaire dans une illustration de Georges-Antoine Rochegrosse pour une gravure d’Eugène Decisy pour la couverture d’une édition de 1917 des Fleurs du mal

En février 1924,  Paul Valéry prononce à Monte-Carlo une conférence intitulée « Situation de Baudelaire », il y commence tout de suite par présenter Charles Baudelaire comme au sommet de sa gloire et, surtout, comme auteur de la vie moderne à l’échelle de l’Europe.

« Baudelaire est au comble de la gloire.

Ce petit volume des Fleurs du Mal, qui ne compte pas trois cents pages, balance dans l’estime des lettrés les œuvres les plus illustres et les plus vastes.

Il a été traduit dans la plupart des langues européennes : c’est un fait sur lequel je m’arrêterai un instant, car il est, je crois, sans exemple dans l’histoire des Lettres françaises (…).

Avec Baudelaire, la poésie française sort enfin des frontières de la nation. Elle se fait lire dans le monde ; elle s’impose comme la poésie même de la modernité ; elle engendre l’imitation, elle féconde de nombreux esprits.

Des hommes tels que [Algernon] Swinburne, Gabriele D’Annunzio, Stefan George, témoignent magnifiquement de l’influence baudelairienne à l’extérieur.

[Algernon Swinburne est un auteur décadent anglais de la fin du XIXe siècle, Gabriele D’Annunzio et Stefan George sont deux auteurs respectivement italien et allemand du début du XXe siècle, d’orientation idéaliste – aristocratique – nationaliste].

Je puis donc dire que s’il est, parmi nos poètes, des poètes plus grands et plus puissamment doués que Baudelaire, il n’en est point de plus important. »

Les éditions de la Pléiade intègrent la poésie de Baudelaire en 1931, le reste de ses écrits en 1932 : le début du vingtième siècle en a fait un classique.

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Charles Baudelaire comme drapeau décadentiste

Plus le capitalisme va se développer, plus Charles Baudelaire va être reconnu comme un grand auteur et la première guerre mondiale va être le point culminant de cette tendance. C’est là le reflet de l’affirmation du subjectivisme.

L’ensemble des poètes de la seconde moitié du XIXe siècle, façonnés par ce que permet comme affirmation idéaliste le capitalisme s’installant dans tous les domaines de la vie, en font une référence incontournable, le premier d’entre eux.

Arthur Rimbaud, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, présente Charles Baudelaire comme « un vrai Dieu » :

« Les seconds romantiques sont très voyants; Th. Gautier, Lec. de Lisle, Th. de Banville.

Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poetes, un vrai Dieu.

Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste; et la forme si vantée en lui est mesquine: les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »

Lorsque Jean Moréas explique ce qu’est le symbolisme dans le supplément littéraire du Figaro du 18 septembre 1886, il formule cela de la manière suivante :

« Il a été dit au commencement de cet article que les évolutions d’art offrent un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences : ainsi, pour suivre l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudrait remonter jusqu’à certains poèmes d’Alfred de Vigny, jusques à Shakespeare, jusqu’aux mystiques, plus loin encore.

Ces questions demanderaient un volume de commentaires ; disons donc que Charles Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du mouvement actuel. »

Il y a ici un mouvement irrépressible, passant également par les pays étrangers, comme le note Ferdinand Brunetière constate la chose suivante dans la Revue littéraire en 1887, dans une tentative de se confronter à cette idéologie symboliste – décadentiste.

« Baudelaire, sa légende, ses ridicules affectations de dandysme, ses paradoxes, ses Fleurs du mal ont exercé, depuis une vingtaine d’années, exercent encore sur la jeune littérature, comme elle s’appelle, une grande et fâcheuse influence.

Dans ces petites Revues qui naissent avec l’aurore et qui tombent avec le soir, et où de jeunes Grecs, de jeunes Belges, des Américains et des Polonais ne dédaignent pas de nous initier, pauvres ignorans que nous sommes, aux mystères du « Verbe » français, on ne jure que par Baudelaire.

Pour entretenir leurs communications avec cette jeunesse étrangère et avancée, pour être eux-mêmes sacrés grands hommes par M. Jean Moréas et M. Teodor de Wyzewa, et surtout pour n’être pas prématurément accusés de sénilité, quelques habiles, qui admirent beaucoup Baudelaire, font profession de l’admirer encore davantage, entretiennent son souvenir, et soignent ainsi sa gloire avec leurs intérêts.

D’autres l’imitent, mais en le perfectionnant, c’est-à-dire en se rendant plus incompréhensibles encore ou plus prétentieux que lui : M. Stéphane Mallarmé, par exemple, et M. Paul Verlaine, en vers ; — ou M. Karl Huysmans, en prose, et M. Francis Poictevin.

Un autre encore, qui fut un temps l’honneur de cette école, pour ne pas dire le phénomène, M. Rimbaud, je crois, a disparu un jour brusquement : peut-être, après avoir étonné les Baudelairiens eux-mêmes par la splendeur de sa corruption et la profondeur de son incompréhensibilité, vend-il quelque part aujourd’hui, en province ou par-delà les mers, de la flanelle et du molleton.

N’est-ce pas ainsi, ou à peu près, que Schaunard a fini ce mois-ci ? Mais, ailleurs encore, et jusque dans les œuvres de certains académiciens, ou qui mériteraient de l’être, si je voulais montrer les traces de l’influence de Baudelaire, il n’y aurait rien de plus facile.

Avec Stendhal, et pour d’autres raisons, mais entre lesquelles on trouverait plus d’une analogie, Baudelaire est l’une des idoles de ce temps, — une espèce d’idole orientale, monstrueuse et difforme, dont la difformité naturelle est rehaussée de couleurs étranges ; — et sa chapelle une des plus fréquentées.

Indépendans et décadens, symbolistes et déliquescens, dandys de lettres et wagnérolâtres, naturalistes mêmes, c’est là qu’ils vont sacrifier, c’est dans ce sanctuaire qu’ils font entre eux leur commerce d’éloges, c’est là qu’ils s’enivrent enfin des odeurs de corruption savante et de perversité transcendantale qui se dégageraient, à ce qu’ils disent, de leurs Fleurs du mal (…).

Au lieu de mettre l’objet de l’art dans l’imitation de la nature et dans l’expression de la vérité, le faire uniquement consister dans l’artifice, et ne se servir de l’artifice lui-même que pour l’expression du paradoxe, telle pourrait être en quatre mots la formule du Baudelairisme (…).

En réalité Baudelaire n’a rien voulu, rien essayé, que de se faire un nom, comme l’on dit ; s’il y eût pu réussir avec des berquinades, je ne sais s’il n’eût pas écrit, tout comme l’autre, le Petit Grandisson [d’Arnaud Berquin, un auteur pour la jeunesse] ; et, parmi les moyens enfin qu’il y a de conquérir le bourgeois, après avoir essayé des autres, il a choisi tout simplement le plus sûr et le plus rapide, qui sera toujours de commencer par le mystifier et le scandaliser.

Pessimisme, sadisme et satanisme, tout cela, chez lui, pour user une fois du seul mot qui convienne, n’est que des poses ; il n’y a de sincère en lui que le désir et le besoin d’étonner.

Ses amis sont eux-mêmes obligés d’en convenir : jamais personne au monde n’a menti comme Charles Baudelaire ; il était né menteur, et de ces menteurs vaniteux, dont le mensonge a toujours soin d’avoir quelque air de vraisemblance ou de probabilité.

C’était plus qu’un plaisir, c’était une volupté pour lui que de se calomnier ; mais, en se calomniant, il composait son personnage ; et ce personnage avait fini par devenir conforme, non pas du tout à son vrai caractère, mais à celui qu’il voulait qu’on lui crût (…).

C’est qu’aussi bien le pauvre diable n’avait rien ou presque rien du poète, que la rage de le devenir. Non-seulement le style, mais l’harmonie, le mouvement, l’Imagination, lui manquent. Pas de vers plus pénibles, plus essoufflés que les siens, pas de construction plus laborieuse, ou de période moins aisée, moins aérée, si je puis ainsi dire. Et quand il tient une image, comme il la serre, de peur qu’elle ne lui échappe !

Comme il suit ses métaphores, quand il en rencontre une, parce qu’il sait bien que des mois succéderont aux mois avant qu’il en rencontre une autre ! (…).

Si Baudelaire ne fut pas ce que l’on appelle un fou, du moins fut-ce un malade, et il faut avoir pitié d’un malade, mais il ne faut pas l’imiter.

Les imitateurs de Baudelaire n’ont pas assez bien vu que la perversité de leur maître ne consistait au fond que dans la perversion de ses sens et de son goût, dans une aliénation périodique de lui-même, dont il est vrai d’ailleurs qu’il avait le tort de se glorifier.

Quand Baudelaire n’était pas malade, ou plus exactement quand sa maladie lui donnait du relâche, assez semblable alors à tout le monde, il écrivait ses Salons, qui ne valaient en leur genre ni plus ni moins que tant d’autres, et il traduisait Edgar Poë.

Mais, quand il était en proie à ses attaques, et, comme les spécialistes le disent, d’un mot qui ne sera jamais mieux appliqué, quand il entrait dans la « période clownique, » alors il écrivait ses Petits poèmes en prose et ses Fleurs du mal.

Obsession, possession, comme on disait jadis, voilà tout ce qu’il y a de sincère dans le cas de Baudelaire, et je ne nie pas qu’il puisse être curieux pour l’observateur ; mais le prendre pour modèle, c’est échanger contre les songes d’un malade le véritable objet de l’art ; à moins que ce ne soit, — comme parfois j’en ai peur, — simuler l’épilepsie pour attirer l’attention des passants. »

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Charles Baudelaire et le culte de l’expérience du petit-bourgeois intellectuel

S’il porte un regard naturaliste de fait misérabiliste dans Les petits poèmes en prose, Charles Baudelaire n’en reste pas moins strictement fondé sur la logique expérimentale propre à quelqu’un cherchant à disposer d’une sensation multipliée.

D’où cet éloge d’une fenêtre fermée qui lui permet de littéralement rêver sa vie.

LES FENÊTRES

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée.

Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle.

Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais.

Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.

Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.

Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.

Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

On a pareillement un éloge du port, le lieu étant une sorte d’allégorie d’une vie interprétée au moyen d’une philosophie vitaliste-sensualiste.

LE PORT

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie.

L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser.

Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté.

Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

C’est là quelque chose d’essentiel, car Charles Baudelaire pose en fait les bases idéologiques de la figure historique du petit-bourgeois intellectuel.

Celui-ci doit accumuler des sensations, mais il doit rester imperméable à la société s’il veut se maintenir, d’où de nombreux petits poèmes en prose soulignant le caractère isolé, ostracisé de l’artiste expérimentateur-diffuseur de sensations (À une heure du matin, Le Confiteor de l’artiste, Le Chien et le Flacon…).

Cependant cette plainte est nécessaire afin de maintenir une position sociale où l’on est au-dessus du peuple et où on peut faire passer au bourgeois des choses nouvelles. Charles Baudelaire est, au sens strict, le premier hipster.

Voici comment il explique ce jeu de va et vient dans Les foules :

« Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poëte actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. »

On comprend pourquoi Charles Baudelaire se tourna de manière ininterrompue vers les figures autour de lui. Il avait comme but de prouver qu’il existait une sorte d’aristocratie du goût et de l’esthétique – il avait le délire utopique de lever le drapeau de la petite-bourgeoisie intellectuelle.

De là les nombreux écrits tels une présentation en trois parties du peintre et dessinateur Constantin Guys, intitulée Le Peintre de la vie moderne et paru en 1863 dans Le Figaro et en 1869 dans L’Art romantique, un long portrait de la vie et de l’œuvre du peintre Eugène Delacroix en 1863, une œuvre comme Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains (Victor Hugo, Théodore de Banville, Pétrus Borel, Leconte de Lisle, etc.).

Charles Baudelaire ne pouvait évidemment pas réussir quoi que ce soit, la petite-bourgeoisie intellectuelle n’étant pas une classe. Il paiera très cher son aristocratisme intellectuel, comme en témoigne cette lettre de Bruxelles où il s’était installé en 1864-1865, après avoir tout au long de sa vie vécu dans une cinquantaine de logements à Paris.

« Un certain état soporeux [un sommeil lourd, comateux] qui me fait douter de mes facultés. Au bout de trois ou quatre heures de travail, je ne suis plus bon à rien…

Tout à l’heure, j’ai été obligé d’interrompre cette lettre pour me jeter sur mon lit, et cela est un grand travail, car je crains toujours d’entraîner avec moi les meubles auxquels je m’accroche…

J’ai été saisi d’une névralgie à la tête, qui dure depuis plus de quinze jours. Vous savez que cela rend bête et fou…

Pour pouvoir écrire aujourd’hui, j’ai été obligé de m’emmailloter la tête dans un bourrelet que j’imbibe, d’heure en heure, d’eau sédative. J’ai eu du vague dans la tête, du brouillard et de la distraction.…

Cela tient à une longue série de crises, et aussi à l’usage de l’opium, de la digitale, de la belladone…

Un médecin que j’avais fait venir ignorait que j’avais fait autrefois un long usage de l’opium. C’est pourquoi j’ai été obligé de doubler et de quadrupler les doses…

Reprise de crises nerveuses, de vertiges, de nausées et de culbutes. Il a fallu que je me tienne le dos pendant trois jours ; car, même accroupi par terre, je tomberais, la tête emportant le corps… »

Charles Baudelaire meurt ainsi le corps et l’esprit littéralement brisés par son style décadent. Son enterrement au cimetière du Montparnasse à Paris rassemble une petite centaine de personnes, Théodore de Banville prenant la parole.

Voici les obsèques de Charles Baudelaire présentées par Paul Verlaine.

Lundi, 2 septembre 1867.

Nous sortons à l’instant du cimetière Montparnasse, où quelques amis et quelques admirateurs étaient allés conduire à sa dernière demeure Charles Baudelaire qui a succombé avant-hier à l’horrible paralysie dont il était frappé depuis bientôt deux ans.

Cette mort, qui n’a surpris personne, a douloureusement impressionné tous ceux qui ont encore au cœur l’amour de la haute littérature et de la grande poésie.

Car c’était un écrivain éminent et un grand poète, on ne saurait trop l’affirmer, que le traducteur des Histoires extraordinaires et l’auteur des Fleurs du mal.

La merveilleuse pureté de son style, son vers brillant, solide et souple, sa puissante et subtile imagination, et par dessus tout peut-être la sensibilité toujours exquise, profonde souvent, et parfois cruelle dont témoignent ses moindres œuvres, assurent à Charles Baudelaire une place parmi les plus pures gloires littéraires de ce temps — Balzac et Hugo mis à part, bien entendu.

Ces idées, qui seront bientôt celles de tout le monde à force d’être vraies, ont été admirablement exprimées dans un discours attendri de Théodore de Banville, le maître exquis, si digne de louer Baudelaire.

M. Charles Asselineau, ami de l’illustre mort, en quelques paroles éloquentes entrecoupées de sanglots, a rappelé les qualités de l’homme, les courages, les dévouements, les délicatesses de ce « grand cœur qui fut aussi un bon cœur ; » puis, retraçant brièvement ses derniers moments, a défendu sa chère mémoire des calomnies dont ne manqueront pas de l’assaillir la Sottise et la Vulgarité, tenues en respect et fustigées par les dédains ironiques et le sang-froid déconcertant du poète.

Un groupe assez restreint, avons-nous dit, se pressait autour du cercueil, et c’est sans amertume que nous le constatons, car chacun des assistants — sans compter les jeunes, Ernest d’Hervilly, Armand Gouzien, Eugène Vermersch, entre autres — était une illustration littéraire ou artistique, et quelle foule vaudrait cette élite : Théodore de Banville, Charles Asselineau, Champfleury, Arsène Houssaye, Bracquemond, le docteur Piogey, d’autres encore ! — surtout aux obsèques d’un homme qui, toute sa vie, eut horreur des manifestations tumultueuses et de la gloire populacière ?

Il est regrettable que l’absence d’un personnage célèbre [Théophile Gautier à qui avait été dédié les Fleurs du mal] ait été remarquée et qualifiée d’inconvenante. Il est plus regrettable encore que cette appréciation soit juste.

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Charles Baudelaire, les petits poèmes en prose: un misérabilisme naturaliste vu à travers les yeux des pauvres

Il est tout à fait marquant que les Petits poèmes en prose sont marqués par un misérabilisme et un esprit de commisération qui tranchent ouvertement avec le cynisme et l’oisiveté des Fleurs du mal.

Charles Baudelaire fait dans le naturalisme, cherchant abstraitement à saisir le monde à travers les yeux de parias, de pauvres, afin d’élargir sa sensibilité, de multiplier ses capacités émotives.

On a le désespoir d’une vieille femme repoussée par un enfant qu’elle entend cajoler, un « pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme » qui se tient à l’écart des autres, des veuves pauvres sur des « bancs solitaires »…

Et il y a le poème « Les yeux des pauvres », constatant de manière très violente, très empathique la pauvreté et la situation imposée par le capitalisme alors en développement en France.


LES YEUX DES PAUVRES

Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer ; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.

Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; — un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun.

Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées.

Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées ; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie.

Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir.

Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge.

Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! que c’est beau ! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » — Les yeux du petit garçon : « Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » — Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde.

Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi.

Non-seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif.

Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites : « Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? »

Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !

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Charles Baudelaire et la vie intérieure: les mouvements lyriques de l’âme, les ondulations de la rêverie, les soubresauts de la conscience

Les petits poèmes en prose ne contiennent pas seulement un véritable manifeste vitaliste avec Le mauvais vitrier. On y trouve également une tentative de formuler une vision du monde « baudelairienne » en ce sens.

L’œuvre décontenance ici d’autant plus qu’elle prend un parti résolument naturaliste. On a des petits portraits, de facture plutôt réaliste mais centré sur les impressions reçues, le tout écrit sous la forme de la prose. En apparence, tout s’oppose aux Fleurs du mal.

En réalité, il y a dans la seconde moitié du 19e siècle toute une tendance historique de peintres et d’auteurs passant du naturalisme au symbolisme et Charles Baudelaire se situe ici véritablement au sein de toute une problématique, qu’il a saisi comme étant la question de la « sensibilité multipliée ».

Cette incohérence est le propre de toute une petite-bourgeoisie intellectuelle à la fois tournée vers le prolétariat et la bourgeoisie, soucieuse du réel donc du prolétariat mais hiérarchisante-élitiste comme la bourgeoisie.

Cela se voit de manière soutenue chez Charles Baudelaire dans sa conception. Avec Les petits poèmes en prose, il parvient en effet enfin à théoriser de manière complète sa propre perspective littéraire.

Dans la présentation de l’œuvre, formulée comme une dédicace à Arsène Houssaye, un richissime homme d’affaires par ailleurs figure de la presse et écrivain, il donne une définition étayée de son objectif, véritable utopie petite-bourgeoise intellectuelle.

« Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.

Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »

On y voit l’allusion au « Mauvais vitrier », le poème en prose le plus important de l’œuvre, absolument emblématique de la conception vitaliste de Charles Baudelaire, révolte petite-bourgeoise, à mi-chemin entre l’affirmation d’une utopie sociale à prétention esthétique et de l’élitisme fasciste comme refus de la vie commode.

Et, contrairement au schéma des Fleurs du mal avec un spleen et un idéal se faisant face et s’annulant finalement, on a une présentation en détail, conceptualisée, de la vie intérieure :

– « mouvements lyriques de l’âme »,

– « ondulations de la rêverie »,

– « soubresauts de la conscience »

Ce qui est ici particulièrement marquant, c’est que cette attention exigée par Charles Baudelaire n’a strictement rien de nouveau, puisque c’est précisément en quoi consiste le romantisme. C’est à cela qu’on voit que le « romantisme » français n’a, dans sa substance, rien à voir avec le romantisme anglais et le romantisme allemand.

Ce qui a manqué, bien entendu, c’est la base protestante, pour ne pas dire luthérienne (ou une variante anglicane), permettant de reconnaître la vie intérieure. Charles Baudelaire exige qu’on la reconnaisse enfin et il pense que la prose poétique est ici le chemin à suivre.

En cela, il dit d’ailleurs, sans même le remarquer, la même chose que Racine au 17e siècle, puisque les tragédies raciniennes sont poétiques mais tiennent également d’une certaine manière de la prose en raison de leur intégration dans une série de propos.

C’est cela qui explique la tentative de Charles Baudelaire de se tourner vers le monde qui l’environne pour parvenir à présenter la « sensibilité multipliée », en lieu et place d’une esthétique de dandy comme dans les Fleurs du mal.

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Baudelaire, le mauvais vitrier, les vitres magiques et la vie en beau

Les petits poèmes en prose ont été rassemblées de manière posthume, dans les œuvres complètes publiées juste après la mort de l’auteur, cependant une quarantaine des cinquante poèmes avaient auparavant été publiés, du vivant de l’auteur, dans divers journaux (L’Artiste, La Presse, Le Figaro).

Ils n’ont alors pas marqué les esprits, pas plus que le recueil ensuite. Un poème en particulier doit pourtant attirer notre attention, car il anticipe tout le vitalisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Dans « Le mauvais vitrier » en effet, Charles Baudelaire fait l’éloge de l’intensité comme tension vers une esthétisation de la vie. Il préfigure en cela l’ensemble de la petite-bourgeoisie intellectuelle des décennies suivantes, depuis l’impressionnisme jusqu’au cubo-futurisme.

Et exactement comme cette petite-bourgeoisie intellectuelle, il oscille entre l’engagement vers les masses qui malheureusement n’ont pas les mêmes exigences ni la même révolte, alors qu’elles le devraient, et un aristocratisme méprisant de type vitaliste-nihiliste.

Charles Baudelaire est ici emblématique de la petite-bourgeoisie intellectuelle produite par le capitalisme s’élançant.


LE MAUVAIS VITRIER

Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc.

Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.

Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

— Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

(Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne.

Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter.

Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?

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La signification du spleen: Baudelaire, le Nietzsche et le Freud français

Les commentateurs bourgeois ne rattachent jamais Charles Baudelaire au Parnasse, ayant même oublié ce qu’était ce mouvement portant prédominant en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Tout au plus parlent-ils de fréquentations parnassiennes d’un Charles Baudelaire qui serait entre romantisme et symbolisme, et à ce titre à l’origine de la modernité poétique.

Cette relecture a le sens suivant : Charles Baudelaire se détacherait du romantisme dans sa dimension sociale, populaire, politique… pour passer dans un individualisme tourmenté annonçant l’esprit fin de siècle.

Toute une série de critiques allemands de la seconde moitié du XXe siècle, reprenant la thèse de l’Allemand Walter Benjamin datant de quelques décennies auparavant, affirme même que Charles Baudelaire serait un révolutionnaire déçu par la défaite complète de la révolution de 1848. Son « spleen » serait un basculement dû à des raisons historiques.

Les commentateurs bourgeois n’ont pas compris que Charles Baudelaire est un intellectuel, à ce titre un élément de la petite-bourgeoisie, forcément oscillant.

De par sa base sociale initiale privilégiée, c’est un oisif adepte des expériences et c’est le sens de son but : parvenir à une « sensation multipliée ».

Charles Baudelaire en 1855

En ce sens, et c’est cela qui explique la fascination allemande pour Charles Baudelaire, ce dernier s’est retrouvé dans la même position que Friedrich Nietzsche.

Pour les Français, Friedrich Nietzsche est un philosophe, mais pour les Allemands c’est un littéraire, un intellectuel utilisant des formes pratiquement symbolistes pour s’exprimer, dans une sorte de poésie intellectualisée.

Or, Friedrich Nietzsche a la même obsession que Charles Baudelaire : l’expression toujours plus poussée de la sensation, l’élargissement de la puissance émotionnelle.

On lit de la part de Friedrich Nietzsche, dans ses Fragments posthumes :

« Ce que les âmes européennes ont en commun dans leur évolution doit par ex. être discerné grâce à une comparaison entre Delacroix et Richard Wagner, l’un peintre-poète, l’autre poète-musicien, selon la différence du talent français et allemand.

Mais à part cela, identiques. Delacroix par ailleurs aussi très musicien — une ouverture de Coriolan.

Son premier interprète, Baudelaire, une espèce de Richard Wagner sans musique.

Chacun des deux mettant l’expression en premier, lui sacrifiant tout le reste. Tous les deux dépendants de la littérature, des hommes suprêmement cultivés et écrivains eux-mêmes, nerveux-maladifs- torturés, sans soleil. »

Si Friedrich Nietzsche s’est reconnu dans Charles Baudelaire, c’est parce qu’il a compris, à rebours des commentateurs bourgeois français, que le spleen était l’expression de ce que lui-même appelait la « volonté de puissance ».

En fait, lorsque Charles Baudelaire souligne son mal-être, son spleen, il le fait pour montrer qu’il a de la profondeur en lui, qu’il y a une gamme de sensations en attente, qu’il y a comme un potentiel.

C’est très exactement la philosophie de Friedrich Nietzsche et ce sera très exactement la conception « médicale » de Sigmund Freud.

Si on regarde comment Charles Baudelaire parle du spleen, on voit que cela s’accompagne toujours d’une expression de mouvement, de turbulence. Le 78e poème des Fleurs du mal est emblématique de cette fascination pour le mouvement.

Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

De là vient la confusion des commentateurs bourgeois.

Les Français ont pensé que Charles Baudelaire était avant tout un auteur négatif, exprimant unilatéralement un mal-être.

Les Allemands ont bien vu que c’était plus complexe que cela, qu’il y avait une grande tension et ils l’ont attribué à la fascination pour la grande ville parisienne, donc à un esprit parisien de contestation propre à l’époque.

En réalité, cette tension tient à ce que Charles Baudelaire vise la « sensation multipliée », que comme Friedrich Nietzsche, il entend réaliser un potentiel.

Le poème À une passante reflète tout à fait cette conception, en apparence romantique, mais en réalité déjà à moitié passé dans le camp du volontarisme, du subjectivisme, et même au sens strict du fascisme comme conception du monde, comme cela se lira par la suite avec Les petits poèmes en prose.

À une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.


Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

C’est dans Le mauvais vitrier, qu’on trouve dans les petits poèmes en prose, que Charles Baudelaire va exprimer de manière la plus avancée sa vision de la sensation multipliée.

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Le meilleur de Baudelaire : le Parnasse

Lorsque le premier numéro du Parnasse contemporain en 1866, on y trouve 200 poèmes de 37 auteurs différents. Charles Baudelaire est présent avec 15 poèmes, c’est lui qui apporte la plus grande contribution. C’est que sa poésie s’inscrit totalement dans cette perspective raffinée, sensible mais maîtrisée et, bien souvent, creuse.

C’est le fondement même de l’approche de Charles Baudelaire, dont voici un exemple représentatif, même s’il y a un ajout mystique avec l’idée de la réincarnation qui reste étranger au Parnasse préférant un ornementalisme souvent vain.

Au sens strict, on peut considérer ce poème comme tout à fait représentatif du projet initial des Fleurs du mal, sans la dimension de la « transgression désintéressée ».

La vie antérieure

J’ai longtemps habité / sous de vastes portiques
Que les soleils marins / teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, / droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, / aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant / les images des cieux,
Mêlaient d’une façon / solennelle et mystique
Les tout-puissants accords / de leur riche musique
Aux couleurs du couchant / reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu / dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, / des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, / tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient / le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin / était d’approfondir
Le secret douloureux / qui me faisait languir.

Voici un autre poème tout à fait encore en phase avec le Parnasse, très connu pour être une allégorie de sa relation avec Jeanne Duval, qui est métisse et ici prétexte à des correspondances entre elle et un exotisme oscillant entre sincérité et kitsch.

Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, / en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur / de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler / des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux / d’un soleil monotone ;

Une île paresseuse / où la nature donne
Des arbres singuliers / et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps / est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil / par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur / vers de charmants climats,
Je vois un port rempli / de voiles et de mâts
Encor tout fatigués / par la vague marine,

Pendant que le parfum / des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air / et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme / au chant des mariniers.

On remarquera le profond sens de la mélodie, qui annonce déjà Verlaine.

On trouve dans les quelques poèmes réussis de Charles Baudelaire une sonorité qui interpelle, une mélancolie qui n’est pas tournée vers elle-même mais qui a toute l’esprit d’une chanson.

Harmonie du soir

Voici venir les temps / où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums / tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique / et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique / et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir.

Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir,
Du passé lumineux / recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige……
Ton souvenir en moi / luit comme un ostensoir !

Charles Baudelaire annonce d’ailleurs la réduction du vers français, le tassement de l’alexandrin, afin de renforcer la mélodie ; il préfigure ici Paul Verlaine.

L’invitation au voyage

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés

Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.

— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

La série de poèmes sur les chats est à ce titre très réussi, mêlant l’approche du Parnasse et le sens de la mélodie, avec une solide reconnaissance de la dignité du réel.

Le chat

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.

Les chats

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.


Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

Le chat

I

Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu’en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant.
Quand il miaule, on l’entend à peine,

Tant son timbre est tendre et discret ;
Mais que sa voix s’apaise ou gronde,
Elle est toujours riche et profonde.
C’est là son charme et son secret.


Cette voix, qui perle et qui filtre
Dans mon fonds le plus ténébreux,
Me remplit comme un vers nombreux
Et me réjouit comme un philtre.

Elle endort les plus cruels maux
Et contient toutes les extases ;
Pour dire les plus longues phrases,
Elle n’a pas besoin de mots.

Non, il n’est pas d’archet qui morde
Sur mon cœur, parfait instrument,
Et fasse plus royalement
Chanter sa plus vibrante corde,

Que ta voix, chat mystérieux,
Chat séraphique, chat étrange,
En qui tout est, comme en un ange,
Aussi subtil qu’harmonieux !

II

De sa fourrure blonde et brune
Sort un parfum si doux, qu’un soir
J’en fus embaumé, pour l’avoir
Caressée une fois, rien qu’une.

C’est l’esprit familier du lieu ;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, est-il dieu ?

Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime
Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement
Et que je regarde en moi-même,

Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement.

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L’autosatisfaction permanente de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal

Les commentateurs n’ont pas compris le principe de la « transgression désintéressée » employée par Charles Baudelaire ; cela le marquera suffisamment pour qu’il réalise par la suite des Petits poèmes en prose entièrement fondée sur cette approche, et qui passeront d’autant plus inaperçus, malgré leur intérêt naturaliste, voire réaliste.

Ils ont par contre tout à fait noté l’opposition systématique entre le « spleen » et l’« idéal », sans pour autant forcément voir la dimension néo-platonicienne de la question, puisqu’il s’agit de quitter la matière qui n’est qu’apparence pour se tourner vers la seule vérité, forcément spirituelle-divine.

Le fameux poème L’albatros n’est ainsi pas qu’une allégorie du poète, c’est aussi l’image de l’âme qui est désespérée de se retrouver sur Terre, prisonnière de la matière.

Cependant, ce qui fait qu’il est appréciable, c’est tout simplement que sa forme relève avant tout du Parnasse : c’est une description stylisée de quelque chose de réel, en l’occurrence la mésaventure d’un albatros.

L’albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Dès qu’elle sort du Parnasse, la poésie de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal devient de ce fait cryptique, étrange, allusive, incompréhensible, et surtout outrageusement facile, d’une auto-satisfaction maladive.

C’est souvent directement médiocre, voire franchement mauvais, tel ce poème prétentieux, sans profondeur, d’une provocation vaniteuse.

Le possédé

Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,
Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;
Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,
Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;

Je t’aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd’hui,
Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
C’est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !

Allume ta prunelle à la flamme des lustres !
Allume le désir dans les regards des rustres !
Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant ;

Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;
Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t’adore !

Le caractère gratuit des vers, l’auto-satisfaction perpétuelle du poète, l’absence de recherche de complexité… sont une norme dans une œuvre composée surtout d’une accumulation de sentiments relevant du cliché et de postures poétiques à prétention dandy, en réalité souffreteuse.

Causerie

Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose !
Mais la tristesse en moi monte comme la mer,
Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose
Le souvenir cuisant de son limon amer.

— Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ;
Ce qu’elle cherche, amie, est un lieu saccagé
Par la griffe et la dent féroce de la femme.
Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé.

Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;
On s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux !
— Un parfum nage autour de votre gorge nue !…

Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !
Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes,
Calcine ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes !

Le caractère trivial des poèmes est en écho avec la facilité, car Charles Baudelaire accepte tout à fait la société où il vit, avec ses valeurs en phase avec le colonialisme s’élançant alors.

À une dame créole

Au pays parfumé que le soleil caresse,
J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés
Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,
Une dame créole aux charmes ignorés.

Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse
A dans le cou des airs noblement maniérés ;
Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,
Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
Belle digne d’orner les antiques manoirs,

Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,
Germer mille sonnets dans le cœur des poëtes,
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

Ce qui sauve Charles Baudelaire, ce sont ses fulgurances, ses propos lyriques élancés, ramassés sur eux-mêmes, de véritables marqueurs, tels :

« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »

« Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ? »

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. »

Et lorsque ses fulgurances sont rassemblées, cela donne des poèmes élaborés, à rebours du morbide, de l’idéal relevant de l’abstraction, censée s’opposer à une obsession « satanique » pour le mal. Ce sont en fait des poèmes du Parnasse.

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La boue et l’or : la kabbale des Fleurs du mal avec la «transgression désintéressée»

Dans son avertissement au lecteur, Charles Baudelaire explique son approche de la manière suivante :

Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

« Satan Trismégiste » n’existe pas, en fait c’est un mélange de Satan, symbole du mal, et Hermès Trismégiste, un personnage fictif de l’antiquité censé avoir amené l’écriture aux Égyptiens sous la forme du dieu Thot et avoir résumé la magie dans des textes cryptiques, « hermétiques », ouvrant la voie à l’alchimie.

Papyrus de Hounefer, 1300 ans avant notre ère: Anubis pèse le poids du cœur du mort par rapport à la plume de l vérité, le résultat étant noté par Thot, sous la supervision d’Ammit, une chimère de crocodile, lion et hippopotame, mangeant le défunt en cas d’échec

Pourquoi Charles Baudelaire combine-t-il deux personnages totalement opposés sur le plan de la symbolique ? Simplement parce que, s’étant intéressé à tout ce fatras mystique, il a rencontré une conception justifiant son mode de vie décadent : la kabbale louranique.

La kabbale est apparue au Moyen-Âge comme une tentative mystique juive d’interpréter la réalité de manière religieuse tout en s’appuyant sur Platon et le néo-platonisme. Il faudrait prier pour envoyer de l’énergie à Dieu qui s’est rétracté pour permettre au monde d’exister.

Isaac Louria (1534-1572) y ajoute une conception nouvelle. Puisque la création du monde sous-tend l’existence du mal, alors il faut se tourner vers le mal pour permettre au bien de s’en libérer, afin d’enlever son énergie au mal et de permettre la restauration de l’idéal.

On se tourne vers le mal, acceptant de se retrouver en fâcheuse posture… pour en fait à un moment le réfuter, et donc parvenir à une réparation, un rétablissement. Dans la conception kabbaliste d’Isaac Louria, on ramène le monde à sa source divine, on rattrape ce qui est tombé dans le mal.

D’où une valorisation de la « transgression désintéressée », prétexte naturellement à des comportements erratiques-mystiques jusqu’au délire, ce qui sera une contribution au principe de la « magie noire ».

Charles Baudelaire a largement utilisé cette conception dans les Fleurs du mal, seulement il ne l’a pas mise en avant, restant cryptique avec ses propos sur la transformation de la boue en or dans l’Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal :

Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Le poème « Une charogne » est le plus emblématique de cette approche. C’est le plus incompris, on peut même dire que personne n’y comprend rien, à moins de saisir le néo-platonisme.

Charles Baudelaire demande à sa compagne de se rappeler quand ils avaient rencontré un cadavre d’animal, qui est longuement décrit de manière ignoble. C’est un naturalisme particulièrement agressif, dont voici un exemple :

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en petillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Or, à la fin du poème, Charles Baudelaire explique à sa compagne qu’elle sera pareille un jour, mais que cela ne compte pas car en raison de son âme éternelle, sa « forme » se maintiendra dans l’univers, même si son corps – qui n’est qu’une copie matérielle, imparfaite, de la forme – se décompose.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

C’est là du néo-platonisme, avec l’opposition entre la matière et un monde magico-divin, et il s’attendait à ce que cela fonctionne vis-à-vis des critiques, car le projet est para-religieux, du moins ouvertement croyant, et très raffiné intellectuellement.

Seulement comme Charles Baudelaire était un décadent, il a oublié de prendre en compte l’effet de la « transgression désintéressée ». Cela fut fatal, vu qu’une large partie de l’œuvre se focalise sur le « réalisme grossier », en fait le naturalisme, pour marquer les esprits, pour les choquer avec un esprit « satanique ».

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Le réalisme grossier des Fleurs du mal à travers le mysticisme de Swedenborg

Le recueil des Fleurs du mal n’attira l’attention qu’en raison de son procès. L’œuvre fut considérée comme une sorte de provocation d’une figure s’imaginant au-dessus de tout et de tout le monde, ce que Charles Baudelaire ne comprit pas puisqu’il voyait son esthétique comme une contribution à la « sensation multipliée ».

L’article du Figaro du 12 juillet 1857, rédigé par Jules Habans pour la Semaine Littéraire, résume cette critique totale de l’œuvre, rejetant la prétention à vouloir ajouter de la sensation au moyen de procédés morbides.

« Avec M. Charles Baudelaire, c’est de cauchemar qu’il faut parler. Les Fleurs du mal, qu’il vient de publier, sont destinées, suivant lui, à chasser l’ennui «qui rêve d’échafauds en fumant son houka». Mais l’auteur n’a pas pris garde qu’il remplaçait le bâillement par la nausée.

Lorsqu’on ferme le livre après l’avoir lu tout entier comme je viens de le faire, il reste dans l’esprit une grande tristesse et une horrible fatigue. Tout ce qui n’est pas hideux y est incompréhensible, tout ce que l’on comprend est putride, suivant la parole de l’auteur.

J’en excepterai pourtant les cinq dernières strophes de la pièce intitulée Bénédiction, Elévation et Don Juan aux Enfers. De tout le reste, en vérité, je n’en donnerais pas un piment et je n’aime pas le poivre!

Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d’immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit.

Maison croyait au génie de M. Baudelaire, il fallait exposer l’idole longtemps cachée à la vénération des fidèles. Et voilà, qu’au grand jour l’aigle s’est transformé en mouche, l’idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez.

Il en coûte assez cher de jouer au grand homme à huis clos, et de ne savoir pas à propos brûler ces élucubrations martelées à froid dans la rage de l’impuissance. On en arrive à se faire prendre au mot lorsqu’on dit:

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie,
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt! SANS BOUGER, DANS D’IMMENSES EFFORTS!

Comme c’est vrai, tout cela! et comme je donne raison à M. Baudelaire, lorsqu’il se juge ainsi!

Allons! un Requiem par là-dessus, et qu’on n’en parle plus. »

Cela était tout à fait juste. Charles Baudelaire était bien cette figure littéraire formidablement talentueuse, capable de fulgurances.

On en trouve tout au long des Fleurs du mal. Cependant, par dandysme, Charles Baudelaire a échafaudé tout un système esthétique censé porter son œuvre, mais finalement inadapté à la consommation bourgeoise qu’il visait pourtant.

Charles Baudelaire en 1862

Charles Baudelaire avait pourtant fait une immense effort intellectuel pour construire son œuvre.

Il avait en effet directement repris le système mystico-philosophique du Suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), qui à la fin de sa vie a prétendu par ses rêves visiter le paradis, discuter avec des esprits et des anges, s’entretenir avec Dieu le Père et Dieu le Fils, etc.

Selon Emmanuel Swedenborg, on pouvait trouver dans le monde d’en bas des échos du monde d’en haut, et il fallait s’accrocher à ces « correspondances » comme à des signes, des poteaux indicateurs, pour monter au ciel, en s’arrachant à la matière.

Emmanuel Swedenborg peint de manière posthume par Carl Frederik von Breda

Il diffusait en fait sa propre version de la lecture romantique mystique d’une unité du macrocosme et du microcosme au sein de l’univers, avec toutefois une interprétation religieuse, néo-platonicienne, en opposant le monde matériel au monde spirituel.

Voici un poème des Fleurs du mal présentant de manière emblématique l’opposition entre le monde d’en bas et le monde d’en haut.

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Voici un poème des Fleurs du mal emblématique de la conception d’Emmanuel Swedenborg de signes existant, de correspondances entre le monde matériel et le monde spirituel, qu’on peut deviner en raison de nos âmes qui sont elles-mêmes prisonnières de la matière et en attente de libération, d’un grand « retour » au monde d’en-haut.

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

L’opposition entre un monde matériel non-satisfaisant et une transcendance immatérielle avait tout pour plaire aux décadents consommant des drogues au début du XIXe siècle et s’imaginant ainsi parvenir à la transcendance.

Thomas de Quincey, le poète anglais fumeur d’opium racontant son « expérience » et étant une référence pour Charles Baudelaire, se tourna naturellement avec attention vers Emmanuel Swedenborg.

Thomas de Quincey

Et cette fascination pour l’occultisme submergera les poètes et le tout Paris à la fin du XIXe siècle, avec le mouvement mystique Rose-Croix et Joséphin Peladan.

Ce dernier considérera d’ailleurs Charles Baudelaire comme un décadent mais parvenu à une sorte de transcendance. Il écrivit un article intitulé Baudelaire et la décadence latine :

« Par la perversité, cette aristie [=série d’exploits individuels accomplis par un héros en transe] de la corruption, par l’usage des excitants, par une sensibilité anormale et presque diabolique, Baudelaire est un décadent.

Ce titre de Fleurs du mal, à lui seul, indique la fin d’une civilisation.

Sans discuter les anecdotes, fausses pour la plupart, comme celles sur d’Aurevilly dont j’ai pu contrôler l’erroné, sans expliquer les parades peccamineuses destinées à horrifier le bourgeois, quiconque feuillette les journaux intimes du poète aperçoit un penseur exceptionnellement traditionaliste, voire un théologien. »

Charles Baudelaire s’était imaginé qu’avec sa fulgurance et un système mystico-philosophique pour porter son esthétique de la sensation multipliée, il passerait en force.

Ce fut un échec retentissant : on ne retint qu’un réalisme grossier, Charles Baudelaire ayant oublié qu’il avait également utilisé dans sa construction le principe de la « transgression désintéressée ».

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Le sens de la censure des Fleurs du mal

L’attaque du Figaro contre les Fleurs du mal mentionnait en particulier quatre poèmes ; ce sont ceux-là qui se feront ensuite viser par le procureur impérial Ernest Pinard, deux autres s’ajoutant pour la forme (il s’agit ainsi de Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du Vampire).

Des amendes furent infligées le 20 août 1857 à l’éditeur ainsi qu’à Baudelaire et les poèmes concernés doivent être retirés. Or, le paradoxe était que Lesbos avait déjà été publié dans la petite Encyclopédie poétique en 1850 et le Reniement de saint Pierre dans la Revue de Paris en 1852.

C’est que Baudelaire avait en fait très mal joué, son œuvre devenant l’objet d’une concurrence au sein de l’appareil d’État. Le recueil des Fleurs du mal avait en effet été publié à 1 100 exemplaires en juin 1857, soit quelques mois seulement après le procès concernant le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, publié en janvier 1857.

Le même procureur impérial que pour les Fleurs du mal, Ernest Pinard, avait alors immédiatement attaqué le roman, échouant dans son entreprise puisque le 7 février 1857, l’auteur était acquitté de la charge d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.

La publication des Fleurs du mal était une occasion de rattraper cela.

Ernest Pinard en 1860, qui fut à la tête des réquisitoires contre Madame Bovary de Gustave Flaubert et des Fleurs du mal de Charles Baudelaire

Lorsque le journaliste Édouard Thierry du Moniteur du soir demanda la permission de parler des Fleurs du mal au ministre d’État Achille Fould, il la reçut.

Mais le ministre de la Justice Jacques-Pierre Abbatucci se précipita, voyant un moyen de soutenir une attaque contre le Moniteur du soir ayant été en première ligne en faveur du roman de Gustave Flaubert.

Le ministre de l’Intérieur Adolphe Billault le soutint, le Figaro fut le moyen de mener l’attaque et la peine reçue par Charles Baudelaire visa à équilibrer la non-peine de Gustave Flaubert.

Cette contre-offensive fut par ailleurs mesurée, raisonnant en termes de limite à donner. Les peines furent modérées et l’accusation d’offense à la morale religieuse tomba, ne restant que celle d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs.

Le procureur présenta lui-même les choses ainsi durant le procès :

« Mon Dieu ! Je ne demande pas la tête de Monsieur Baudelaire : je demande un avertissement seulement. »

Les Fleurs du mal avaient été le jouet d’un affrontement au sein de la France de Napoléon III, entre le régime conservateur et les factions libérales, alors que le peuple avait été écrasé en 1848 lors du succès de la révolution bourgeoise.

Baudelaire avait soutenu la révolution de 1848, mais s’était immédiatement dépolitisé, conformément à sa nature petite-bourgeoise. Il n’avait donc rien compris à ce qui était en jeu après 1848, avec la bataille entre les différentes tendances de la bourgeoisie (libérale, industrielle, bancaire, post-aristocratique, etc.) et ses Fleurs du mal tombèrent ainsi au plus mauvais moment.

Il saisit en tout cas relativement le problème puisqu’il ne fit pas appel, alors que le soir même du verdict, il était la tête rasée avec une chemise sans col, tel quelqu’un devant se faire guillotiner dans la foulée (la « toilette du guillotiné »). Il rédigea ensuite 35 nouveaux poèmes qu’il ajouta aux Fleurs du mal, désormais retranchés des poèmes incriminés.

Il essaya tout de même de faire tomber l’amende, au moyen d’une lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie.

La Lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie

La lettre est obséquieuse, élogieuse pour la justice, jouant sur la corde du pauvre poète, etc.

6 Novembre 1857

Madame,

Il faut toute la prodigieuse présomption d’un poëte pour oser occuper l’attention de Votre Majesté d’un cas aussi petit que le mien. J’ai eu le malheur d’être condamné pour un recueil de poésies intitulé : Les Fleurs du Mal, l’horrible franchise de mon titre ne m’ayant pas suffisamment protégé.

J’avais cru faire une belle et grande œuvre, surtout une œuvre claire ; elle a été jugée assez obscure pour que je sois condamné à refaire le livre et à retrancher quelques morceaux (six sur cent).

Je dois dire que j’ai été traité par la Justice avec une courtoisie admirable, et que les termes mêmes du jugement impliquent la reconnaissance de mes hautes et pures intentions.

Mais l’amende, grossie des frais inintelligibles pour moi, dépasse les facultés de la pauvreté proverbiale des poëtes, et, encouragé par tant de preuves d’estime que j’ai reçues d’amis si haut placés, et en même temps persuadé que le cœur de l’Impératrice est ouvert à la pitié pour toutes les tribulations, les spirituelles comme les matérielles, j’ai conçu le projet, après une indécision et une timidité de dix jours, de solliciter la toute gracieuse bonté de Votre majesté et de la prier d’intervenir pour moi auprès de M. le Ministre de la Justice.

Daignez, Madame, agréer l’hommage des sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être
De Votre Majesté,le très dévoué et très obéissant serviteur et sujet,
Charles Baudelaire,
19, quai Voltaire.

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Les Fleurs du mal, échec de la promesse de la sensation multipliée

Les Fleurs du mal, à leur publication désarçonnèrent ceux qui attendaient tellement de Charles Baudelaire, cette pittoresque figure des milieux littéraires parisiens. Les bourgeois cultivés tablaient sur une œuvre qui soit un complément raffiné, un ajout accessible et ornemental, comme toutes les autres.

Or, avec les Fleurs du Mal en 1857, Charles Baudelaire n’est qu’un esthète raffiné, toisant et méprisant, idéaliste et aristocratique, ouvertement complaisant avec sa propre décadence.

Cela prit totalement par surprise ceux qui attendaient de lui quelque chose conforme à leurs longues attentes consommatrices, ce qu’avait initialement promis Charles Baudelaire.

Charles Baudelaire en 1855

Le Figaro du 5 juillet 1857, sous la plume de Gustave Bourdin, exprime cette terrible déception.

CECI ET CELA

C’est aujourd’hui le tour des Fleurs du mal, de M. Charles Baudelaire, et des Lettres.

M. Charles Baudelaire est, depuis une quinzaine d’années, un poète immense pour un petit cercle d’individus dont la vanité, en le saluant Dieu ou à peu près, faisait une assez bonne spéculation; ils se reconnaissaient inférieurs à lui, c’est vrai mais en même temps, ils se proclamaient supérieurs à tous les gens qui niaient ce messie.

Il fallait entendre ces messieurs apprécier les génies à qui nous avons voué notre culte et notre admiration: Hugo était un cancre, Béranger un cuistre, Alfred de Musset un idiot, et madame Sand une folle. Lassailly avait bien dit: Christ va-nu-pieds, Mahomet vagabond et Napoléon crétin.

-Mais on ne choisit ni ses amis ni ses admirateurs, et il serait par trop injuste d’imputer à M. Baudelaire des extravagances qui ont dû plus d’une fois lui faire lever les épaules. Il n’a eu qu’un tort à nos yeux, celui de rester trop longtemps inédit. Il n’avait encore publié qu’un compte rendu de Salon très vanté par les docteurs en esthétique, et une traduction d’Edgar Poe.

Depuis trois fois cinq ans, on attendait donc ce volume de poésies; on l’a attendu si longtemps, qu’il pourrait arriver quelque chose de semblable à ce qui se produit quand un dîner tarde trop à être servi; ceux qui étaient les plus affamés sont les plus vite repus: l’heure de leur estomac est passée.

Il n’en est pas de même de votre serviteur. Pendant que les convives attendaient avec une si vive impatience, il dînait ailleurs tranquillement et sainement, et il arrivait l’estomac bien garni pour juger seulement du coup d’œil. Ce serait à recommencer que j’en ferais autant.

J’ai lu le volume, je n’ai pas de jugement à prononcer, pas d’arrêt à rendre mais voici mon opinion que je n’ai la prétention d’imposer à personne.

On ne vit jamais gâter si follement d’aussi brillantes qualités. Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire; il y en a où l’on n’en doute plus: c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées.

-L’odieux y coudoie l’ignoble;- le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de foetus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine.

Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables. Un vers de M. Baudelaire résume admirablement sa manière; pourquoi n’en a-t-il pas fait l’épigraphe des Fleurs du mal?

Je suis un cimetière abhorré de la lune.

Et au milieu de tout cela, quatre pièces, Le Reniement de Saint Pierre, puis Lesbos, et deux qui ont pour titre les Femmes damnées, quatre chefs-d’œuvre de la passion, d’art et de la poésie; mais on peut le dire, mais on peut le dire, il le faut, on le doit: si l’on comprend qu’à vingt ans l’imagination d’un poète puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de plus de trente d’avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités.

Il est ainsi tout à fait clair qu’à la sortie des Fleurs du mal, Charles Baudelaire n’est nullement un paria, un inconnu, c’est au contraire une figure connue dont il est attendu la première œuvre… et qui déçoit.

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Vers Les Fleurs du mal

Ayant développé son esthétique, Charles Baudelaire persiste dans le commentaire des artistes, avec de nombreux articles prétextes à d’incessantes digressions, qui seront par la suite rassemblés dans une œuvre appelée L’Art romantique, en 1852.

Il ne va cependant pas parvenir à réaliser immédiatement une application concrète que sera le recueil des Fleurs du mal. Il tente d’abord sa chance, en 1847, avec une nouvelle, La Fanfarlo.

On y trouve un dandy tentant de charmer une actrice et danseuse afin de rendre service à une femme mariée dont le mari la trompe. L’œuvre est d’une médiocrité ahurissante, formant un mélange de la propre vie de l’auteur (avec l’actrice et danseuse Jeanne Duval) et d’une série de plagiats à de nombreuses œuvres d’auteurs romantiques.

Jeanne Duval par Charles Baudelaire

Ce désastre littéraire à portée autobiographique fut rejeté par La Revue de Paris ; il paraîtra dans le Bulletin de la Société des Gens de Lettres de Charles Asselineau, qui publiera ensuite avec Théodore de Banville les œuvres complètes de Charles Baudelaire.

Charles Baudelaire écrit alors Du vin et du haschisch en 1851, en partie le reflet de son activité au sein du club des haschischins, composé d’expérimentateurs des milieux littéraires parisiens.

C’est une mise en pratique de son esthétique de la « sensation multipliée » et c’est de manière lyrique qu’il présente de manière naturaliste les effets vécus. Il parle ainsi du haschisch, qu’il considère d’ailleurs comme inférieur au vin car trop propice à l’inaction.

« À peine la petite drogue absorbée, opération qui, du reste, demande une certaine résolution, car, ainsi que je l’ai dit, la mixture est tellement odorante qu’elle cause à quelques personnes des velléités de nausées, vous vous trouvez immédiatement placé dans un état anxieux.

Vous avez entendu vaguement parler des effets merveilleux du haschisch, votre imagination s’est fait une idée particulière, un idéal d’ivresse, et il vous tarde de savoir si la réalité, si le résultat, sera adéquat à votre préconception. Le temps qui s’écoule entre l’absorption du breuvage et les premiers symptômes varie suivant les tempéraments et aussi suivant l’habitude.

Les personnes qui ont la connaissance et la pratique du haschisch sentent quelquefois, au bout d’une demi-heure, les premiers symptômes de l’invasion.

J’ai oublié de dire que le haschisch causant dans l’homme une exaspération de sa personnalité et en même temps un sentiment très-vif des circonstances et des milieux, il était convenable de ne se soumettre à son action que dans des milieux et des circonstances favorables.

Toute joie, tout bien-être étant surabondant, toute douleur, toute angoisse est immensément profonde. Ne faites pas vous-même une pareille expérience, si vous avez à accomplir quelque affaire désagréable, si votre esprit se trouve porté au spleen, si vous avez un billet à payer. Je l’ai dit, le haschisch est impropre à l’action.

Il ne console pas comme le vin ; il ne fait que développer outre mesure la personnalité humaine dans les circonstances actuelles où elle est placée. Autant qu’il se peut, il faut un bel appartement ou un beau paysage, un esprit libre et dégagé, et quelques complices dont le talent intellectuel se rapproche du vôtre ; un peu de musique aussi s’il est possible. »

La démarche est naturaliste, le ton est psychologisant. Charles Baudelaire reprend en fait un écrit britannique, les Confessions d’un mangeur d’opium anglais du dandy Thomas de Quincey, publié en 1822 puis rééditées en 1856.

Charles Baudelaire en parlera d’ailleurs directement et longuement dans les Paradis artificiels, un écrit publié en 1860 contenant également un poème du haschisch.

Cette fascination pour la « sensation multipliée » permise par les drogues s’associe à une grande fascination pour le morbide, Charles Baudelaire traduisant pour cette raison des œuvres de l’Américain Edgar Allan Poe rassemblées dans des Histoires extraordinaires publiées en 1856.

On est là au cœur du style dandy : élitiste, fasciné par l’étrange et le morbide en raison d’une oisiveté maladive d’ailleurs largement marquée par la consommation de drogues écrasantes comme le haschisch et l’opium.

C’est alors qu’il va écrire les Fleurs du mal.

L’œuvre est la rencontre de l’esthétique de la « sensation multipliée » qu’il a forgé en considérant qu’il fallait élargir le champ du vécu des « bourgeois »… et du propre dandysme de l’auteur.

Voici comment Louis Desprez raconte en 1884 dans Baudelaire et les Baudelairiens, de manière romancée et idéalisée, l’atmosphère à ce moment-là.

« Dans ce cercle de bohèmes pleins de talent, le mépris et la haine du bourgeois étaient de rigueur.

Gautier mettait un costume arabe pour continuer le carnaval de 1830, Gérard de Nerval avait besoin d’une tente pour y dormir à l’aise, Baudelaire affectait une mise grossière, portait des chemises de toile écrue et des paletots sacs, aimait à se faire passer pour un ivrogne aux yeux des profanes, ou, en plein salon officiel, qualifiait les femmes d’animaux qu’il faut enfermer, battre et bien nourrir.

C’était là le genre du groupe. Les initiés se réunissaient à l’hôtel Pimodan pour manger du haschich et trouver dans les rêveries bizarres de l’opium des inspirations que le spectacle de la vie grondante autour d’eux ne parvenait pas à leur donner.

Baudelaire prit dans ce cénacle son allure d’halluciné, garnit sa palette des tons violâtres et verdâtres de cadavres en décomposition ; il se passionna pour des écrivains rares tels qu’Aloysius Bertrand, l’auteur de Gaspard de la nuit, ou que le grand américain Edgard Poë.

Plus tard il a traduit magistralement les Histoires extraordinaires et s’est identifié avec son modèle.

Esprit laborieux, du reste, incapable d’écrire des poèmes de longue haleine, devant plus à l’art qu’à l’inspiration, il avait trente-cinq ans déjà lorsque, en 1856, il publia son unique volume de vers, les Fleurs du mal. »

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