Charles Baudelaire, le compte-rendu du Salon de 1846 et l’idéologie subjectiviste – impressionniste

Charles Baudelaire rééditera son approche du Salon de 1845 pour le Salon de 1846, son compte-rendu s’ouvrant par un appel servile « aux bourgeois ». Il s’agirait des les aider dans leur œuvre, dans leur direction de la société.

« Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence ; — donc vous êtes la force, — qui est la justice.

Les uns savants, les autres propriétaires ; — un jour radieux viendra où les savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera complète, et nul ne protestera contre elle.

En attendant cette harmonie suprême, il est juste que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à devenir savants ; car la science est une jouissance non moins grande que la propriété.

Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie.

Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas.

Les aristocrates de la pensée, les distributeurs de l’éloge et du blâme, les accapareurs des choses spirituelles, vous ont dit que vous n’aviez pas le droit de sentir et de jouir : — ce sont des pharisiens.

Car vous possédez le gouvernement d’une cité où est le public de l’univers, et il faut que vous soyez dignes de cette tâche.

Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.

Or vous avez besoin d’art.

L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal.

Vous en concevez l’utilité, ô bourgeois, — législateurs, ou commerçants, — quand la septième ou la huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers les braises du foyer et les oreillards du fauteuil.

Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous délasseraient alors de l’action quotidienne (…).

Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants.

Quand vous avez donné à la société votre science, votre industrie, votre travail, votre argent, vous réclamez votre payement en jouissances du corps, de la raison et de l’imagination. Si vous récupérez la quantité de jouissances nécessaire pour rétablir l’équilibre de toutes les parties de votre être, vous êtes heureux, repus et bienveillants, comme la société sera repue, heureuse et bienveillante quand elle aura trouvé son équilibre général et absolu.

C’est donc à vous, bourgeois, que ce livre est naturellement dédié ; car tout livre qui ne s’adresse pas à la majorité, — nombre et intelligence, — est un sot livre. »

Il est évidemment étonnant que Charles Baudelaire dise des bourgeois qu’ils représentent la majorité, alors qu’ils sont naturellement bien moins nombreux que les prolétaires, dans un pays par ailleurs encore majoritairement paysan. Cela ne tient tellement pas que cela montre qu’il parle en fait du caractère dominant de la bourgeoisie.

C’est à la fois moqueur et en fait entièrement servile.

Et, en zélateur de la bourgeoisie, il passe au service de son idéologie nouvelle,consistant en le subjectivisme.

D’où une tentative de redéfinir le romantisme, comme une simple tentative individuelle de multiplier les sensations.

« Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.

Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver.

Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau.

Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur [Stendhal] (…).

Il faut donc, avant tout, connaître les aspects de la nature et les situations de l’homme, que les artistes du passé ont dédaignés ou n’ont pas connus.

Qui dit romantisme dit art moderne, — c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. »

Suit alors une longue présentation des « coloristes » présentés comme des « poëtes épiques », car les peintres doivent basculer dans la couleur : Charles Baudelaire préfigure ici les principes de l’impressionnisme.

« L’harmonie est la base de la théorie de la couleur.

La mélodie est l’unité dans la couleur, ou la couleur générale.

La mélodie veut une conclusion ; c’est un ensemble où tous les effets concourent à un effet général.

Ainsi la mélodie laisse dans l’esprit un souvenir profond.

La plupart de nos jeunes coloristes manquent de mélodie.

La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet si les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs.

Le style et le sentiment dans la couleur viennent du choix, et le choix vient du tempérament.

Il y a des tons gais et folâtres, folâtres et tristes, riches et gais, riches et tristes, de communs et d’originaux.

Ainsi la couleur de Véronèse est calme et gaie. La couleur de Delacroix est souvent plaintive, et la couleur de M. Catlin souvent terrible. »

Sa présentation des artistes du Salon de 1846 a donc, cette fois, une base esthétique justifiant l’évaluation faite. Cette fois, les remarques ne sont plus faites en passant, mais tiennent à de véritables petites analyses.

Charles Baudelaire exige désormais que ce qui soit moderne possède la même charge que le romantisme, mais sans être porté par l’Histoire comme l’est le romantisme : ce qui compte, c’est de porter individuellement le plus de couleurs possibles. C’est très exactement ce qui va être l’esthétique des Fleurs du mal.

Dans son journal intime, notant des phrases reflétant son état d’esprit, il parle de « sensation multipliée ».

C’est là son esthétique, conforme aux attentes d’une bourgeoisie plus riche et en attente de « multiplier » les sensations comme les marchandises.

« Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).

Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s’exprimant par la musique. En référer à Liszt.

De la nécessité de battre les femmes. »

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Charles Baudelaire, le compte-rendu du Salon de 1845 et la critique soumise à la bourgeoisie

De par son style de vie, Charles Baudelaire était tourné vers les bourgeois bohème menant la même vie que lui, ainsi que les artistes. Pour cette raison, ses premiers écrits correspondent à ce train de vie à la fois riche matériellement et délabré psychologiquement.

Charles Baudelaire raconte ainsi, à 24 ans, le Salon de 1845, sous le pseudonyme de Baudelaire Dufaÿs, décrivant de manière sommaire les œuvres présentes, à savoir les tableaux d’histoire, les portraits, les tableaux de genre, les paysages, les dessins et gravures, les sculptures.

Il se veut impartial et exigeant, tout en soulignant dès le départ qu’il s’oppose de fond en comble au romantisme, dans la mesure où selon lui le mot « bourgeois » n’est pas une insulte, qu’il est erroné de la part des artistes de la Bohème de dénoncer le bourgeois vivant traditionnellement, car lui aussi peut apprécier l’art, etc.

Cela se veut ironique et en fait pas du tout, dans une ambiguïté foncièrement opportuniste.

« Et tout d’abord, à propos de cette impertinente appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne partageons nullement les préjugés de nos grands confrères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs années à jeter l’anathème sur cet être inoffensif qui ne demanderait pas mieux que d’aimer la bonne peinture, si ces messieurs savaient la lui faire comprendre, et si les artistes la lui montraient plus souvent.

Ce mot, qui sent l’argot d’atelier d’une lieue, devrait être supprimé du dictionnaire de la critique.

Il n’y a plus de bourgeois, depuis que le bourgeois — ce qui prouve sa bonne volonté à devenir artistique, à l’égard des feuilletonistes — se sert lui-même de cette injure.

En second lieu le bourgeois — puisque bourgeois il y a — est fort respectable ; car il faut plaire à ceux aux frais de qui l’on veut vivre.

Et enfin, il y a tant de bourgeois parmi les artistes, qu’il vaut mieux, en somme, supprimer un mot qui ne caractérise aucun vice particulier de caste, puisqu’il peut s’appliquer également aux uns, qui ne demandent pas mieux que de ne plus le mériter, et aux autres, qui ne se sont jamais doutés qu’ils en étaient dignes. »

Charles Baudelaire joue ici le rôle de passeur : il est celui qui articule le passage des artistes de la Bohème parisienne, d’esprit romantique, à l’élitisme idéaliste et aux exigences dandys.

William Haussoullier, La Fontaine de Jouvence (1844), oeuvre présente au Salon de 1845

Suivent ainsi des compte-rendus résolument serviles ou foncièrement destructeurs, Charles Baudelaire distribuant les bons et les mauvais points, avec comme critère non plus une quelconque affirmation romantique, de l’envergure, mais une sorte d’exigence précieuse. Voici quelques exemples de ses propos.

« M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. »

[Au sujet du tableau Dernières paroles de Marc-Aurèle de Delacroix] « Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris (…). Nous sommes ici en plein Delacroix, c’est-à-dire que nous avons devant les yeux l’un des spécimens les plus complets de ce que peut le génie dans la peinture.

Cette couleur est d’une science incomparable, il n’y a pas une seule faute, — et, néanmoins, ce ne sont que tours de force — tours de forces invisibles à l’œil inattentif, car l’harmonie est sourde et profonde ; la couleur, loin de perdre son originalité cruelle dans cette science nouvelle et plus complète, est toujours sanguinaire et terrible. »

« Que M. William Haussoullier ne soit point surpris, d’abord, de l’éloge violent que nous allons faire de son tableau »

[Au sujet de Rudolphe Lehmann] « Ses Italiennes de cette année nous font regretter celles de l’année passée. »

« M. Decamps a donc fait une magnifique illustration et de grandioses vignettes à ce poëme étrange de Samson — et cette série de dessins où l’on pourrait peut-être blâmer quelques murs et quelques objets trop bien faits, et le mélange minutieux et rusé de la peinture et du crayon — est, à cause même des intentions nouvelles qui y brillent, une des plus belles surprises que nous ait faites cet artiste prodigieux, qui, sans doute, nous en prépare d’autres. »

[Au sujet de Jésus chez Marthe et Marie de Laviron] « Tableau sérieux plein d’inexpériences pratiques. — Voilà ce que c’est que de trop s’y connaître, — de trop penser et de ne pas assez peindre. »

« M. Robert Fleury reste toujours semblable et égal à lui-même, c’est-à-dire un très-bon et très-curieux peintre. — Sans avoir précisément un mérite éclatant, et, pour ainsi dire, un genre de génie involontaire comme les premiers maîtres, il possède tout ce que donnent la volonté et le bon goût. »

[Au sujet de Granet] « Cela prouve tout simplement que c’est un artiste fort adroit et qui déploie une science très-apprise dans sa spécialité de vieilleries gothiques ou religieuses, un talent très-roué et très-décoratif. »

[Au sujet d’Achille Devéria] « Voilà un beau nom, voilà un noble et vrai artiste à notre sens. »

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Charles Baudelaire : un parcours classique des milieux artistiques de la France du milieu du XIXe siècle

Charles Baudelaire est considéré comme une figure emblématique de la littérature française du XIXe siècle, mais il est en réalité un symbole né dans les années 1910. C’est que Charles Baudelaire représente l’essence même d’une nouvelle figure sociale : l’intellectuel relevant d’une petite-bourgeoisie existant dans les interstices de la capitale française en pleine expansion capitaliste.

Loin de la figure du « poète maudit », ignoré et sans liens sociaux, le réel Charles Baudelaire était un hyperactif de la sociabilité, un petit-bourgeois oscillant entre idéalisme esthétique et décadence, entre passion et haine pour le peuple, entre religiosité mystique et matérialisme, entre romantisme et réalisme.

Charles Baudelaire par Étienne Carjat vers 1862

C’est qu’il était issu d’une famille aisée, son père décédant tôt et lui laissant un important héritage (qu’il ne touchera qu’en partie) ; il fait partie de l’infime minorité passant son baccalauréat, alors qu’il fut accepté au prestigieux lycée Louis-le-Grand dont il fut exclu pour avoir avalé un mot donné destiné à lui par un ami et que le proviseur demandait de lui remettre.

Il devient ensuite critique d’art et journaliste, en vivant comme un dandy flambant son héritage en une année et demi, au point que sa mère le place sous tutelle en 1842 ; il consomme des drogues (haschisch, laudanum, opium) lors de ses fréquentations des milieux artistiques.

Charles Baudelaire en 1844 par Émile Deroy.

Dès 1843, il commença des lectures et dès 1845, il fait publier des poèmes et des chroniques dans des journaux et des revues ; il est alors une figure particulièrement appréciée, dont on attend la composition d’une œuvre importante.

Théophile Gautier raconte de la manière suivante cette époque, dans une notice pour la troisième édition des Fleurs du mal, dite définitive, en 1868, un an après la mort de l’auteur.

« La première fois que nous rencontrâmes Baudelaire, ce fut vers le milieu de 1849, à l’hôtel [particulier] Pimodan [sur l’île Saint-Louis au cœur de Paris], où nous occupions, près de Fernand Boissard, un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché dans l’épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimées jadis de Lauzun [autre nom de l’hôtel Pimodan] (…).

Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant dans l’ombre pour la lumière, avec cette volonté tenace qui, chez lui, doublait l’inspiration ; mais son nom commençait déjà à se répandre parmi les poëtes et les artistes avec un certain frémissement d’attente, et la jeune génération, venant après la grande génération de 1830, semblait beaucoup compter sur lui.

Dans le cénacle mystérieux où s’ébauchent les réputations de l’avenir, il passait pour le plus fort.

Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous ne connaissions aucune de ses œuvres. Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coupés très-ras et du plus beau noir ; ces cheveux, faisant des pointes régulières sur le front d’une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d’une pénétration peut-être un peu trop insistante (…).

Son vêtement consistait en un paletot d’une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l’intention de se séparer du genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée.

Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman (…).

Contrairement aux mœurs un peu débraillées des artistes, Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances, et sa politesse était excessive jusqu’à paraître maniérée.

Il mesurait ses phrases, n’employait que les termes les plus choisis, et disait certains mots d’une façon particulière, comme s’il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse. Il avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales.

La charge, très en honneur à Pimodan, était dédaignée par lui comme artiste et grossière ; mais il ne s’interdisait pas le paradoxe et l’outrance.

D’un air très-simple, très-naturel et parfaitement détaché, comme s’il eût débité un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur de la température, il avançait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque théorie d’une extravagance mathématique, car il apportait une méthode rigoureuse dans le développement de ses folies (…).

Ses gestes étaient lents, rares et sobres, rapprochés du corps, car il avait en horreur la gesticulation méridionale. Il n’aimait pas non plus la volubilité de parole, et la froideur britannique lui semblait de bon goût.

On peut dire de lui que c’était un dandy égaré dans la bohème, mais y gardant son rang et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise l’homme imbu des principes de [l’Anglais George] Brummel [dit le « beau Brummel, la première figure dandy]. »

Charles Baudelaire était ainsi un artiste, mais un artiste intellectuel, à l’esprit vif, profitant facilement d’un argent qu’il dépensait pour vivre de manière aussi opulente qu’il le pouvait.

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Al-Kindi, le grand introducteur

Al-Kindi a été limité par la situation historique qui, paradoxalement, lui permettait en même temps d’introduire les connaissances non-arabes. Il était bloqué dans son matérialisme en raison du poids de la religion. D’où la mise de côté qu’il a connu ensuite du côté des philosophes arabo-persans.

Il faut ainsi saisir le développement inégal et voir que l’accent historique se porte sur sa capacité à introduire Aristote – mais non pas de manière quantitative simplement, en présentant les textes, en les défendant.

Cela va bien plus loin que cela.

Comme on l’a vu, la période de récupération des connaissances dans tous les domaines de la part du califat abbasside implique l’élévation de la langue arabe sur le plan technique et le plan du vocabulaire. En effet, cela impliquait l’intégration de mots nouveaux et d’une bataille pour parvenir à des définitions correctes.

Cet aspect est essentiel, car il va y avoir une capacité technique qui va se développer dans la philosophie arabo-persane quant à l’emploi des termes adéquats, les manières de les relier de manière logique.

Al-Kindi joue ici un rôle clef, car il souligne cette importance, il illustre le passage de l’introduction des concepts hellénistiques dans la langue arabe mené par l’œuvre des traducteurs à leur digestion intellectuel : il fournit la direction initiale à donner à cette transformation de grande envergure. Son souci est ouvertement matérialiste, dans le prolongement direct d’Aristote. Il écrit ainsi un ouvrage Sur les définitions et les descriptions des choses.

C’est d’autant plus important que, par la suite, l’Islam cherchera à maintenir cette démarche de standardisation intellectuelle, mais de manière purement religieuse-rigoriste. Al-Kindi cherche, lui, à ce que les concepts soient des points d’appuis pour la raison.

Dans son livre de définitions, Al-Kindi dit par exemple de l’intellect (aql) qu’il pourrait être défini comme la substance la plus excellente de l’âme rationnelle. Sa nature concrète consiste en la faculté indiquant à la connaissance la vraie nature des choses.

La sensation (hiss) est la faculté qui perçoit les choses par l’intermédiaire de l’air, sa nature est d’être la faculté recevant l’impression des choses sensibles.

La matière (hayula) est ce qui a le pouvoir de recevoir différentes formes, c’est le corps de toutes les choses individuelles, qui s’appuient sur une essence.

La nature (tabia) est le principe du mouvement et du repos, c’est concrètement le pouvoir organisationnel des corps.

Ce sont là des définitions parfaitement aristotéliciennes, qu’on retrouve par ailleurs grosso modo dans le Paradis de la sagesse (Firdaws al-hikma) d’Ali Ibn Sahl Rabban al-Tabari (vers 838-870), un important ouvrage de médecine de 360 chapitres.

Cela signifie qu’Al-Kindi n’a pas fait qu’introduire des idées ou des concepts, il a également façonné le style pour les aborder et fournit le vocabulaire adéquat pour cela.

Il y a une dimension intellectuelle relevant d’une époque toute entière. Les mots se voient attribuer la capacité de conceptualiser scientifiquement.

Il suffit de penser à la définition de la continuité comme l’unification des limites, de la discontinuité comme division du continu, de l’ami comme étant soi-même bien qu’étant quelqu’un d’autre. Les définitions sont à la fois intellectuelles-techniques et civilisationnelles. Elles contribuent à l’esprit d’un époque, à sa formation – mise en place et à sa propre compréhension.

C’est cela qui doit être considéré comme l’aspect principal de l’activité historique d’Al-Kindi et de par le développement inégal, c’est cela qui a nui à sa capacité de se précipiter dans le matérialisme d’Aristote.

Il ne pouvait se tourner vers Aristote que par le califat, mais le califat le retenait en même temps de se tourner entièrement. Tel est le drame historique d’Al-Kindi.

De là la quête « mathématique » d’Al-Kindi, qui cherche dans la tradition de Pythagore et de Platon des « codes » pour relier la philosophie matérialiste d’Aristote à l’idéalisme religieux.

Al-Kindi considère ainsi qu’il y a cinq polyèdres indivisibles constituant l’univers :

– la pyramide, polyèdre composé de quatre triangles, lié au feu ;

– le cube, polyèdre composé de six carrés, lié à la terre ;

– l’octaèdre, polyèdre composé de huit triangles, lié à l’air ;

– l’icosaèdre, polyèdre composé de vingt triangles, lié à l’eau ;

– le dodécaèdre, polyèdre composé de douze pentagones, lié à la cinquième essence, la quintessence.

Pour donner un exemple de cette fantasmagorie, l’icosaèdre a vingt faces, or :

20 = 2 × 2 × 5

Ce qui fait que dans 20 on a les chiffres 1, 2, 4, 5, 10. Si on les additionne, on a :

1 + 2 + 4 + 5 + 10 = 22

Or, 22 est plus grand que 20, et c’est ce qui expliquerait que l’eau est plus « lourde », qu’elle irait vers le bas…

Cependant, cette naïveté relève elle-même, au fond, d’une véritable inquiétude, celle de ne pas parvenir à une expression systématique de la philosophie d’Aristote.

En ce sens, c’est un vrai souci scientifique, à la fois d’une réelle candeur et d’une conformité avec l’exigence relevant de toute une époque consistant à lever le drapeau universel de la raison.

Al-Kindi est, à ce titre, un titan : il est le premier des Arabo-persans à avoir osé franchir le pas vers le matérialisme d’Aristote.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Al-Kindi et la question de l’éternité du monde

Philosophe musulman, Al-Kindi devait corriger Aristote. Ce dernier, en effet, en matérialiste, affirmait le caractère éternel du monde. Il avait besoin d’un Dieu originaire, mais c’était une fiction, puisqu’il se réduisait simplement à un « moteur premier » lui-même non mu.

Comme Aristote ne pouvait pas parvenir à la dialectique, il s’appuyait sur une opposition cause-conséquence et la première cause, Dieu, n’était que la cause des causes, le démarreur. Et comme ce démarreur n’était que lui-même, il avait toujours été là et par conséquent ce qu’il a démarré avait également été toujours là.

C’était là en opposition frontale avec la conception musulmane d’un monde issu de la création de Dieu. Al-Kindi considère pour cette raison qu’il fallait corriger Aristote.

Et, de toutes manières, le « moteur premier » d’Aristote est trop fictif : comment Aristote peut-il dire en même temps que tout a une cause et que quelque chose n’en a pas ?

Al-Kindi insiste donc sur la non-éternité du monde. Il dit la chose suivante. Étant donné que le temps et le mouvement sont des quantités, ils ne peuvent pas être infinis.

En effet, les quantités peuvent être dénombrés et si on enlève une partie à une autre, il est possible d’avoir une partie qui serait infinie et l’autre finie. Il résume cela ainsi dans Sur la quiddité [=l’essence] ce ce qui ne peut pas être infini et ce qui est dit être infini :

« Si jamais on enlève une chose d’une autre, le reste est plus petit que ce qui précédé la soustraction.

Si jamais une chose est enlevée à une autre, lorsqu’elle est remise à ce dont elle a été enlevée, la quantité résultante sera la même que la quantité d’origine.

Quand des choses finies sont combinées, le résultat est fini (…).

Assumons, alors, un corps infini, et imaginons que quelque chose lui est enlevé. Alors ce qui reste doit être ou fini ou infini.

Si ce qui reste est fini, alors quand on le remet où on l’a enlevé, qui est fini, son ensemble sera fini. Mais cet ensemble qui est fini a été d’abord considéré comme infini. Alors ce qui est infini est fini et c’est une contradiction impossible.

Si ce qui est enlevé du corps infini est fini, et que ce qui reste est infini, alors celui-ci sera plus petit qu’avant lui avoir enlevé quelque chose.

Parce que, quand on prend quelque chose d’une autre chose, ce qui reste est plus petit qu’auparavant.

Alors une chose infinie sera plus petite qu’une autre [et cela implique es limites à une chose infinie, puisqu’on peut les mesurer, or c’est impossible]. »

Par conséquent, il n’y a pas d’infini dans la réalité, et donc pas de temps infini, pas d’éternité du monde.

Cela sous-tend, bien sûr, que Dieu n’est pas dans le temps, mais qu’il a créé le temps, car lui est justement infini.

De la même manière, l’univers ne pet pas être infini non plus. En effet, le mouvement est lié au corps et le corps au mouvement, par conséquent le « corps » de l’univers ne peut pas être infini, car le mouvement ne connaît pas l’infini, pas plus que le temps.

Pour comprendre cela plus facilement, on peut appréhender ce problème classique de la philosophie de l’époque sur le temps. Imaginons un disque, avec deux points A et B à une certaine distance, peu importe où.

Disons que le disque est infini et en mouvement. Comme il est infini, la distance A et B est infinie. Cela fait que s’il est en mouvement, la distance entre A et B ne pourra jamais être parcouru…

L’exemple joue pour une sphère tournant sur elle-même, mais en fait on peut la généraliser. L’infini est compris à l’époque de manière quantitative, comme une quantité ininterrompue. Un tel infini est considéré comme empêchant quelque chose d’être, puisque cela ne se termine jamais s’il faut parcourir un tel infini.

Pour Al-Kindi :

« Il a été rendu clair que le temps ne peut pas être infini, étant donné qu’il ne peut pas y avoir de quantité ou quelque chose qui a une quantité qui soit infini en acte.

Ainsi, tout temps a une limite en acte, et le corps n’est pas antérieur au temps [car tout corps connaît le mouvement et le temps décrit le mouvement].

Il est donc impossible que le corps de l’univers soit infini, en raison de son être : l’être du corps de l’univers est nécessairement fini, et le corps de l’univers ne peut pas avoir toujours existé. »

Al-Kindi pense ici résoudre le problème à la fois au nom et au moyen de l’Islam. Dans le même esprit que le mutazilisme dominant à l’époque l’Islam du califat abbasside, il rejette toute caractéristique à Dieu, au nom de se pure unicité divine.

Toutes les choses sont des composés et n’existent sous une forme qui leur est propre que parce que Dieu leur permet d’être eux-même une seule chose.

Ce faisant, Al-Kindi penche clairement du néo-platonisme, par définition opposé à la philosophie d’Aristote. Et cela va être un lieu commun de l’époque que de mêler Platon à Aristote, avec plus ou moins de confusion, de sincérité et d’incohérences, afin de maintenir en place l’existence théorique de Dieu et une analyse poussée, de nature matérialiste, de la réalité.

Mais cela est en inadéquation totale avec l’approche d’Aristote et c’est la raison pour laquelle les partisans d’Aristote à la suite d’Al-Kindi mettront celui-ci de côté. Pour eux, il est impossible de ne pas, d’une manière ou d’une autre, assimiler l’univers à Dieu.

C’est que la philosophie d’Aristote est un panthéisme, où Dieu est un outil pratique pour expliquer un monde où tout fonctionne par cause et conséquence. Cette dimension panthéiste va ainsi ressortir puissamment chez Al-Farabi, Avicenne et Averroès.

Elle est neutralisée chez Al-Kindi.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

La tension religieuse et philosophique entre l’un et le multiple chez Al-Kindi

Le problème de l’approche historique d’ Al-Kindi, c’est qu’en agissant dans le cadre du califat, il était obligé de souligner l’unicité du « un » divin, en le séparant radicalement de la matière. Ce faisant, il coupait en quelque sorte la poire en deux, avec d’un côté la religion, de l’autre la philosophie au sens de science.

Seulement, il fallait bien qu’il explique comment Dieu, qui est tout, avait donné naissance au monde.

Autrement dit, en opposant l’un « divin » et le multiple « matériel », ce qu’Aristote ne fait pas (puisqu’il fixe tout en des catégories éternelles, Dieu étant seulement un « moteur »), Al-Kindi bute forcément sur le rapport entre le tout et les parties.

Le « un » devient pour ainsi dire sacré, sans division, qu’on ne peut pas partitionner. Et inversement, dans le monde matériel, tout est multiple, avec des choses qui sont séparées.

Al-Kindi cherche à s’échapper de cela en utilisant la lecture mathématique selon laquelle chaque chose est une unité et que le multiple est une association d’unités.

Or, ce faisant, il rejette de fait l’existence de la physique comme réalité totale. Il n’y a plus de place pour la notion d’ensemble, ni pour le principe de mouvement d’ensemble…

Supprimé cela, il n’y a plus de place pour le saut qualitatif, la qualité, l’infini.

C’est une lecture du monde comme association d’éléments « inébranlables » – ce qui ramène à Pythagore et à son disciple Platon, à une conception mathématique du monde.

Aristote avait lui une lecture physique du monde. Il avait pareillement un souci avec la notion d’infini, en raison de son incapacité historique à pouvoir réellement saisir la dialectique.

Il formula alors le point de suivant : tout est cause et conséquence et dans ce processus, il n’y a pas d’infini, les transformations ne connaissant pas de saut.

Tout se répète à l’infini en tant que tel, sans modification ; on a la poule et l’œuf, et il n’y a pas de première poule, ni de premier œuf.

Ainsi, le processus des causes et des conséquences est quant à lui infini dans le temps, puisque le moteur premier a toujours existé, donnant la première impulsion, et par conséquent le monde qu’il créé indirectement a toujours existé.

Il y a ainsi un infini dans le temps, parce que le processus de cause et de conséquence n’a pas de bornes dans le temps, mais il n’y a pas d’infini dans l’espace, car il n’y a pas de choses infinies qui seraient en mouvement infini, c’est-à-dire de saut qualitatif.

Aristote formule cela ainsi :

« L’infini n’est pas le même dans la grandeur, le mouvement et le temps, comme constituant une nature unique, mais les deux derniers sont dits infinis à raison de la première ; ainsi le mouvement est infini à cause de la grandeur parcourue (que ce soit un mouvement dans l’espace ou une altération ou un accroissement), et le temps est infini à cause du mouvement. »

On a ici un infini quantitatif. Or, Al-Kindi est musulman et le seul infini peut être divin. Pour lui, Dieu est la source de tout ; il dit dans Sur l’agent proche cause de la génération et de la corruption :

« Dans les choses évidentes aux sens – que Dieu vous révèle les choses cachées [l’œuvre est dédiée au calife] – il y a une indication claire de la providence d’un premier pourvoyeur.

J’entends un pourvoyeur pour chaque pourvoyeur, un agent pour chaque agent, un créateur pour chaque créateur, un premier pour tout premier, et une cause pour chaque cause (…).

Ce monde est organisé et ordonné : certaines parties de lui agissent sur d’autres, certaines sont liées à d’autres, et certaines sont soumises à d’autres.

C’est parfaitement arrangé de la meilleure manière possible en ce que tout ce qui vient à être vient à être ; tout ce qui trépasse trépasse, tout ce qui est stable reste stable, et tout ce qui cesse d’exister cesse d’exister.

C’est une grande indication pour une parfaite providence, une providence nécessitant un pourvoyeur. »

Et les choses s’arrêtent là. Al-Kindi n’explique pas le rapport entre l’un et le multiple : l’un reste totalement séparé. C’était le prix à payer pour en rester au cadre du califat. Et cela va produire le fait que les philosophes arabo-persans prolongeant l’élan d’Al-Kindi ne l’auront pas comme référence.

La tradition philosophique matérialiste d’Aristote implique en effet une analyse raisonnable de tout phénomène et la cassure entre l’un et le multiple imposée par Al-Kindi était tout simplement inacceptable.

Al-Kindi était en fait le premier philosophe musulman, et en même temps le dernier. Les philosophes suivants seront soit davantage philosophes, soit assimileront la philosophie à la religion et inversement.

Al-Kindi est un récupérateur d’un outil intellectuel ; c’est là sa grandeur, mais également sa limite historique.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Al-Kindi et le rapport entre le corps et l’esprit

Ce qui est marquant, c’est qu’Al-Kindi n’a aucun mal à se retrouver dans la mise en perspective matérialiste d’Aristote. C’est un fait notable. Non seulement Al-Kindi comprend ce que dit Aristote, ce qui demande déjà un certain niveau de réflexion, mais en plus il est tout à fait d’accord, ce qui signifie qu’il est lui-même porté par une vague matérialiste. Et, qui plus est, il est capable de synthétiser ce que dit Aristote et de l’expliquer de nouveau.

Dans son ouvrage sur la philosophie première, voici la présentation des sens.

« Ayant introduit dans ce qui précède ce qu’il convenait de mettre en tête de notre livre [à savoir le principe comme quoi étudier la base de la réalité est la clef de ce qui compose la réalité, ce qui est le sens de la « métaphysique » d’Aristote, faisons suivre ce début de sa suite naturelle.

Nous disons donc que l’existence, pour les hommes consiste en deux existences.

L’une est plus proche de nous et plus éloignée de la nature, c’est la perception au moyen des sens que nous possédons depuis le début de notre croissance et qui appartient au genre qui est commun à nous et à beaucoup des êtres autres que nous — j’entends par là le genre du vivant, qui est commun à l’ensemble des animaux.

Cette perception par les sens, où le sens se conjoint à ce qu’il sent, se fait instantanément et sans effort.

Elle est instable parce que ce à quoi nous nous conjoignons s’évanouit, s’écoule, change en chaque état selon l’une des espèces du mouvement : disparité de la quantité qui est en lui selon le plus et le moins, l’égalité et l’inégalité ; altération de la qualité qui est en lui selon le semblable et le dissemblable, le plus intense et le plus faible ; il est donc pour toujours dans une évanescence continuelle, un changement ininterrompu.

Mais c’est aussi ce dont les images persistent dans l’imaginative qui les conduit ensuite à la mémoire ; il est donc représenté et imaginé dans l’âme du vivant, et ainsi, même s’il n’a pas de stabilité dans la nature et donc s’en tient à distance et de ce fait reste caché, il est pourtant tout proche de ce qui sent, étant perçu par le sens dès que le sens se conjoint à lui.

Or tout ce qui est senti a toujours une matière, donc ce qui est senti est toujours un corps et <est senti> par un corps.

L’autre <perception> est plus proche de la nature et plus distante pour nous, c’est la perception de l’intellect.

Certes la perception consiste en deux perceptions: perception sensible, perception intellectuelle, étant donné que les choses sont soit universelles soit singulières.

J’entends par universels les genres par rapport aux espèces et les espèces par rapport aux individus ; j’entends par singuliers les individus par rapport aux espèces.

Or les individus singuliers et matériels sont l’objet des sens ; quant aux genres et aux espèces ils ne sont pas l’objet des sens ni ne sont perçus d’une perception sensible, mais ils sont l’objet de l’une des puissances de l’âme accomplie, je veux dire de l’âme humaine: la puissance qu’on appelle l’intellect humain. »

On a ainsi trois niveaux :

– les sens immédiats ;

– les sens immédiats qui se reflètent dans l’esprit ;

– ce qui relève non pas du particulier, mais du général, qui relève de l’esprit mais donc à un niveau plus élevé, qu’on doit appeler en fait l’esprit de synthèse.

Seulement voilà, pour qu’il y ait esprit de synthèse, il faut une synthèse. Cela implique qu’il y ait une expérience et une conceptualisation dans l’esprit à partir de cette expérience.

Cela signifie qu’il y a une liaison – dialectique – entre le particulier et le général.

Al-Kindi ne l’admet pas, son matérialisme ne va pas aussi loin, c’est sa limite historique et cela va de pair avec son intégration dans le califat et sa reconnaissance de l’unicité divine.

Il ne conçoit pas que l’esprit puisse, de lui-même, retrouver des principes universels, des catégories universelles. Cela ne peut relever que de Dieu, car un principe c’est une unité et tout ce qui est « un » appartient, au fond, à Dieu.

Il est pour cette raison obligée de repartir en arrière et de retomber dans l’idéalisme, en s’appuyant sur la conception de Platon (et plus exactement de Socrate) comme quoi on se « rappelle » des concepts, depuis la période où l’esprit n’était pas encore arrivé dans le corps, mais relevait de son origine, Dieu.

Cette conception franchement idéaliste a un parallèle avec la figure d’Abou Ma’shar al-Balkhî (787-886), qui a la même période a posé les bases d’une astrologie musulmane extrêmement développée.

Sa famille appartenait à l’élite intellectuelle du Khorassan, historiquement liée à la dynastie sassanide ; il a été largement influencé par l’astrologie indienne. Ses œuvres ont été une référence fondamentale par la suite dans la genèse de l’astrologie européenne.

Version du 15e siècle d’une oeuvre d’astrologie de Abou Ma’shar al-Balkhî datant de vers 850

Selon Abou Ma’shar al-Balkhî, l’astrologie était « le plus noble des arts en importance et le plus splendide en rang », car :

« Il est clair maintenant que Dieu le Créateur a donné aux étoiles des indications et des mouvements naturels, et que c’est comme résultat des forces de leurs mouvements naturels dans les quatre éléments [eau, air, terre, feu] que la composition des choses « naturées » prend place. »

Or, Al-Kindi avait une approche tout à fait similaire sur ce plan. Lui aussi croyait en l’astrologie., qui montrerait

« comment la Providence universelle [est réalisée] à travers la sagesse divine préalable ».

La raison était la suivante : pour Aristote, Dieu n’est qu’un moteur pour que le monde fonctionne selon le principe de cause et de conséquence. Les êtres humains sont des animaux, ils ne pensent donc pas, ce qu’ils peuvent faire c’est réfléchir et retrouver les fondements des choses par leur intellect.

Il existe un « intellect agent », une sorte de gigantesque base de données virtuelles, sur lequel se « connecte » tout intellect faisant l’expérience de quelque chose et parvenant à conceptualiser cette expérience.

Al-Kindi ne suit pas cette conception, pour lui on se « rappelle » de quand notre esprit, en tant qu’âme, était auprès de Dieu. Mais si on se rappelle, alors tout est déjà écrit.

Et comme il y a un mouvement des planètes qui est strict et « au-dessus » de nous, tel un intermédiaire entre nous et Dieu, alors on peut retrouver dans ce mouvement les mêmes mécanismes qui exigent que les choses se passent sur Terre.

Al-Kindi explique que c’est le sens du vers 6 de la sourate 66 du Coran, qui dit :

« Les étoiles et les arbres se prosternent. »

On a ainsi un très fort contraste entre d’un côté un réel matérialisme, au sens où les êtres humains se confrontent au réel, de manière particulière, ce qu’Al-Kindi reconnaît… et de l’autre un idéalisme considérant que tout ce qui est intellectualisé ne peut avoir comme source que Dieu.

Et comme c’est intellectualisé en Dieu, alors ce qui a été créé par Dieu « reflète » cette intellectualisation, surtout les étoiles qui sont « au-dessus » de nous.

C’est incohérent, mais cette incohérence est propre à la religion musulmane. Le catholicisme rejette le monde matériel : il faut en sortir, d’où les religieux vivant dans les monastères, se considérant comme purs esprits. Mais l’Islam accepte le monde, tout en reconnaissant en même temps un plan supérieur, divin.

Il y a une tension gigantesque entre ces deux aspects, entre un côté matériel pragmatique historiquement tribal et une unité inter-tribale au nom d’un Dieu fondamentalement au-dessus de tout.

Al-Kindi, dans l’esprit du califat abbasside, tente de gommer cette opposition, tout au moins de lui accorder une place telle qu’il n’y ait pas de conflit.

En ce sens, il est tout à fait en phase avec le califat abbasside affirmant que le Coran a été créé. Un Coran qui n’aurait pas été créé, mais coexistant à Dieu à la base, serait une source de tension entre le côté matériel pragmatique et l’unité inter-tribale au nom de Dieu au-dessus de tout.

Le Coran serait en effet à la fois dans le monde matériel et dans le monde spirituel. Il empêcherait le califat de n’être que lui-même, il le forcerait à pencher systématiquement en faveur des religieux, qui auraient leur mot à dire pour tout, sur tout.

En posant un Coran créé et non « incréé », le califat abbasside a clairement été l’expression d’une tentative d’établissement d’un califat avec une religion arabe et une administration persane, en mode impérial, la balance penchant vers l’État et non la religion.

Al-Kindi s’inscrit complètement dans cette perspective, ce qui le force à reculer par rapport à Aristote sur le plan du matérialisme.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Al-Kindi et les unités de la nature chez Aristote et de Dieu dans l’Islam

Il faut bien comprendre pourquoi Al-Kindi, de culture musulmane au-delà de toute considération religieuse, a pu se tourner vers Aristote.

C’est qu’Aristote affirme le caractère uni de l’univers, avec les mêmes loi, ces lois devant être appréhendés par la « métaphysique » pour avoir un regarde adéquat sur la physique.

Il y a donc un ordre naturel, avec des considérations qui en découlent sur le bonheur et le malheur, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. La philosophie d’Aristote est un matérialisme de type panthéiste.

Or, l’Islam ne pratique pas le rejet de la réalité comme le christianisme. Il est, si l’on veut, un judaïsme maintenu et acceptant la figure du Christ comme prophète, ce qui amène certaines thèses selon laquelle l’Islam est issu des courants judéo-chrétiens issus de la démarche d’un Jacques, frère de Jésus, opposé au post-judaïsme de Paul.

En tout cas, il y a également dans l’Islam un ordre naturel, avec des considérations qui en découlent sur le bonheur et le malheur, le juste et l’injuste, le vrai et le faux.

Ainsi, de la même manière qu’un chrétien n’avait aucun problème à pouvoir discuter, sur le plan des thèmes, avec des philosophes relevant du platonisme (et du néo-platonisme), un musulman n’avait, à l’origine de la religion, pas de mal à saisir la problématique d’Aristote de comprendre le monde comme naturel et « codé » par des principes.

C’est d’autant plus vrai si l’on voit qu’Aristote avait développé un matérialisme de très haut niveau, systématisé, et que le nouveau régime qu’était le califat abbasside avait besoin d’un regard réaliste sur les choses.

Et c’est d’autant plus vrai si l’on voit que le califat abbasside est né d’une relativisation du Coran (comme « créé » et non « incréé) au nom de l’unicité divine parallèle à l’unité du régime.

L’insistance d’Al-Kindi sur ce principe d’unité est au cœur de sa démarche. Dieu est l’unité permettant les choses de se « maintenir » ; voici ce qu’il dit dans son écrit sur la philosophie première :

« S’il n’y a que la multiplicité, sans l’unité, elle sera en mouvement.

Car s’il n’y a pas unité, il ne peut pas y avoir un état unique.

Et s’il n’y a pas d’état unique, alors il n’y a pas de repos, parce que le repos est ce qu’il y a dans un état unique, sans altération ou transition en cours.

S’il n’y a pas de repos, alors rien n’est au repos, et tout ce qui n’est pas au repos est en mouvement.

Qui plus est, s’il n’y a que la multiplicité, alors il n’y a pas de mouvement non plus, car le mouvement c’est le changement, de place, ou bien de quantité, de qualité ou de substance, et tout changement est un changement en quelque chose d’autre.

Mais ce qui est autre que la multiplicité, c’est l’unité.

Ainsi, s’il n’y a pas d’unité, alors le changement ne peut pas appartenir à la multiplicité.

Mais nous avons supposé que l’unité relève du non-être [c’est-à-dire fait l’hypothèse qu’elle n’existait pas], ainsi le changement de la multiplicité relève du non-être [puisqu’il se change en ce qui n’existe pas], et ainsi le mouvement relève du non-être.

Donc, s’il n’y a que la multiplicité, avec pas d’unité, alors comme nous l’avons dit il n’y a ni mouvement, ni repos. Et c’est une contradiction impossible. Il est ainsi impossible qu’il n’y ait pas d’unité. »

Al-Kindi reprend en fait la problématique de fond opposant Platon et Aristote. Platon dit que tout change dans le monde matériel et que, logiquement, il existe un monde avec des modèles des choses. Chaque chose sur Terre a son exemplaire « idéal » dont il n’est que le reflet imparfait.

Aristote réfute l’existence d’un monde idéal et se concentre sur le principe de la transformation des choses selon leur propre nature, ce qu’il appelle « l’entéléchie ».

Seulement voilà, Al-Kindi est croyant et doit sauver l’existence des « modèles ». Pour autant, il n’est pas platonicien et ne croit pas en un monde « idéal » avec ces « modèles ».

Il modifie donc la question en opposant l’un et le multiple. Il y a bien des choses multiples sur Terre, mais pour que chaque chose existe séparément, il faut bien qu’elles soient uniques. Et pour qu’elles soient uniques, il faut le principe de l’unité. Ce principe, c’est Dieu.

Al-Kindi est ainsi, en quelque sorte, matérialiste pour ce qui concerne ce qu’il y a sur Terre, mais il considère que l’existence de ce qui est naturel a besoin d’un support : l’unité divine permettant le principe d’unité. En ce sens il rejoint les discours néo-platoniciens pour maintenir le Dieu de l’Islam.

C’était lourd de conséquences pour sa propre perspective matérialiste, qui connaît un obstacle de fond : celui de la question de l’intellect, de la réflexion.

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La convergence historique entre le califat modernisé et Al-Kindi

Dans son ouvrage sur la philosophie première, Al-Kindi nous précise la nature de la philosophie de telle manière qu’on saisit aisément le rapport avec la mise en place d’un nouveau régime.

Le régime dit en effet la chose suivante : l’Islam est la conception du monde qu’il faut que tout le monde adopte, je suis le représentant de cette conception du monde en tant que gouvernement centralisé et organisé capable de structurer une société en expansion qui existe conformément à ces valeurs.

Le précédent califat était né de la conquête et existait par la conquête ; avec le califat abbasside, on a pour la première fois un empire islamique organisé, reprenant donc des éléments de l’empire perse pour l’organisation.

Or, Al-Kindi dit la chose suivante : il faut qu’il y ait une formation intellectuelle, rationnelle, des gens en général, du moins de ceux les plus avancés. Cette formation est nécessaire, en raison de l’importance des sciences, qui touchent tous les domaines.

Cependant, ces sciences sont naturelles et en ce sens elles sont unifiées. Leur nature unifiée peut être comprise au moyen d’Aristote, qui a cherché à établir les principes de cette base unifiée. C’est ce qui a été appelé la « métaphysique ».

Aristote était pourtant un matérialiste, comment cela peut-il se conjuguer avec une démarche propre à un califat ?

Première page du Manuscrit sur le déchiffrement des messages cryptographiques d’Al-Kindi

C’est qu’il existait cependant dans un cadre historique particulier, celui de l’affirmation d’un nouveau type de califat, dépassant la simple dimension tribale-militaire conquérante. Et ce califat nouveau, littéralement arabo-persan, comptait attirer à lui tout ce qu’il y avait d’utile et d’intelligent afin que sa mise en place soit la meilleure possible.

C’était le caractère positif, universaliste, de l’affirmation impériale du califat abbasside. D’où la coexistence productive entre le califat et les intellectuels, ces derniers étant nécessaires pour l’administration, la guerre, l’architecture, la médecine, la formation intellectuelle des cadres, l’émergence de l’adab comme système des bonnes manières, etc.

Al-Kindi a donc toute sa place et sa reprise de la philosophie matérialiste d’Aristote, où l’univers est un tout avec une seule base, converge aisément avec un régime expliquant que la société est un tout avec une seule base également.

Voici ce que dit Al-Kindi dans son ouvrage sur la philosophie première.

« Dans la science des choses en leurs vérités, il y a la science de la Souveraineté, la science de l’Unicité, la science de la vertu, la science entière de ce qui est utile, la voie qui y mène, l’éloignement et la vigilance à l’égard de ce qui est nuisible.

Or, l’acquisition de tout cela est ce qu’ont apporté les prophètes véridiques de la part de Dieu – que sa louange soit exaltée.

Car les prophètes véridiques – que Dieu les bénisse – nous apprennent à reconnaître la souveraineté de Dieu seul et à nous attacher aux vertus qu’il agrée, à nous écarter des vices, qui sont par essence contraire aux vertus, et à préférer celles-ci. »

On a ainsi l’unicité divine, avec le Coran qui est même défini comme créé, d’une part, et le caractère unique du calife de l’autre. Et là-dessus vient se superposer le caractère unique de l’unicité scientifique, qu’a posé Aristote avec la « métaphysique ».

C’est le principe d’un califat comme empire religieux avec une administration développée s’appuyant sur des cadres profitant des arts et des sciences. C’est un projet littéralement utopique, porté par une vague historique consistant en la synthèse de peuples dépassant leurs divisions.

Cette vague retombera vite : dès le 9e siècle, la califat se noie dans des divisions ethniques, religieuses, la féodalité de type militaire devenant l’aspect principal de manière marquée et sanglante.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Al-Kindi assume la philosophie première d’Aristote

Al-Kindi fut ainsi l’expression d’une affirmation impériale du califat abbasside, avec un inlassable travail, consistant en vraisemblablement 290 œuvres, réparties de la manière suivante en ce qui concerne les thèmes :

– 32 en géométrie (Sur les visées du livre d’Euclide, Sur les différentes perspectives, Sur la division et la construction d’un triangle et d’un rectangle, Sur l’utilisation de la géométrie pour façonner un astrolabe, Sur l’utilisation de la géométrie pour faire un cadran solaire, etc.) ;

– 22 en médecine (Sur la médecine d’Hippocrate, Sur la nourriture létale et la médecine, Sur les remèdes contre les poisons, Sur les causes et les traitements contre la lèpre, Sur la morsure d’un chien enragé, Sur la douleur de l’estomac et l’arthrite, etc.) ;

– 22 en philosophie (Sur la philosophie première, concernant ce qui est sous les choses naturelles, et l’unicité, Qu’on ne peut pas atteindre la philosophie sans connaissance des mathématiques, L’ordre des livres d’Aristote, Sur les explications concernant les généralités de la pensée, etc.) ;

– 16 en astronomie (Sur l’astronomie de Ptolémée, Sur les questions concernant les caractéristiques des étoiles, Sur le fait que chaque pays est lié à l’un des signes du zodiaques et à une des étoiles, Sur les causes des phénomènes météorologiques, Sur l’endroit frappé par les rayons du soleil, etc.) ;

– 12 en physique (Sur les types de pierre, Sur ce qui teinte et donne de la couleur, Sur la raison pourquoi l’atmosphère la plus haute est froide alors près de la terre c’est chaud, La raison pourquoi le brouillard apparaît et les causes qui l’amènent à des moments donnés, etc.) ;

– 11 en arithmétique (Introduction à l’arithmétique, Sur la composition des nombres, Sur l’unicité du point de vue du nombre, L’utilisation du calcul indien, Explication des nombres que Platon mentionne dans sa République, etc.) ;

– 9 en logique (Introduction exhaustive à la logique, Sur la physique [d’Aristote], Sur l’utilisation d’un outil pour la dérivation des syllogismes, etc.) ;

– 7 en musique (Grand épître de l’harmonie, Introduction à l’art de la musique, Sur le rythme, etc.) ;

– 5 en psychologie (Que l’esprit est une substance simple, immortelle qui exerce une influence sur les corps, Compte-rendu sur l’accord des philosophes concernant les symptômes de l’amour, Sur la cause du sommeil et du rêve et ce que l’esprit saisit symboliquement, etc.) ;

Il faut ajouter à ces thèmes la géologie, la zoologie (sur les pigeons par exemple), l’habileté à manier l’épée, la parfumerie, l’hygiène sexuelle, le verre, les miroirs, les sphères. On sait cela grâce à une liste fournie par un marchand de livres du Xe siècle, Ibn al-Nadīm.

Manuscrit grec de la Métaphysique d’Aristote, entre 1311 et 1321

Son œuvre la plus connue est sur la « philosophie première » et dédiée au calife Mu‘tasim. Elle sous-tend que la philosophie, en tant que réflexion sur l’expression correcte des idées, est compatible avec le pouvoir politique, mais également avec le pouvoir religieux revendiqué par le pouvoir politique, puisque on est dans le cadre du califat.

Ce que pose Al-Kindi, c’est que même si les philosophes grecs n’étaient pas musulmans, l’usage de la philosophie en tant que méthode correcte n’est pas pour autant sans valeur, bien au contraire, dans la mesure où elle permet de mieux saisir la religion, ce qui est par ailleurs une nécessité.

Dans son explication de la « philosophie première », c’est-à-dire de la métaphysique défini par Aristote, il dit ainsi :

« Celui des arts humains qui a la dignité la plus haute, le rang le plus noble, est l’art de la philosophie.

On la définit comme étant « la science des choses en leurs vérités dans la mesure où l’homme en est capable ».

Le but du philosophe est en effet d’atteindre dans sa science le vrai, et dans son action d’agir selon le vrai ; non pas l’activité sans fin car nous nous interrompons, et l’activité cesse, lorsque nous parvenons au vrai.

Or, ce que nous cherchons du vrai, nous ne le trouvons pas sans lui trouvé une cause, et la cause de l’être de toute chose et de sa stabilité est le vrai puisque tout ce qui a une existence a une vérité et qu’ainsi, nécessairement, le vrai est, pour des existences qui sont.

La philosophie la plus noble et du plus haut rang est la philosophie première : je veux dire la science du Vrai premier qui est la cause de tout vrai (…).

C’est donc à bon droit qu’on appelle philosophie première la science de la Cause première, étant donné que tout le contenu de la philosophie est inclus dans la science qu’on a de la Cause première et qu’ainsi elle est première par la noblesse, première par le genre, première par le rang du point de vue de ce qui est scientifiquement le plus certain, et première par le temps puisque la Cause première est la cause du temps (…).

Il est de notre devoir le plus nécessaire de ne pas blâmer quiconque nous a aidés à acquérir des profits légers et menus ; que dire alors de ceux qui nous ont aidés à acquérir des profits importants, réels, considérables (…).

Ils nous ont rendu plus abordables les recherches [des choses] vraies et cachées en nous fournissant les prémisses qui aplanissent pour nous les chemins du vrai.

Si en effet ils n’avaient pas existé jamais nous n’aurions rassemblé, même en les recherchant intensément tout au long de nos vies, ces principes vrais au moyen desquels nous parvenons au terme de nos recherches [des choses] cachées.

Tout cela n’a pu se rassembler que dans les siècles précédents qui se sont écoulés, siècle après siècle, jusqu’au temps qui est le nôtre, au prix d’une recherche intense, d’une étude sans relâche, d’une fatigue assumée dans ce but (…).

Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d’acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il vient de races éloignées de nous et de nations différentes ; pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n’est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui l’apporte, nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est ennobli. »

Comme on le voit, Al-Kindi assume de se placer dans la perspective d’Aristote, celle de la science de la cause fondamentale des choses (‘ilm ḥaq al-awwal), et il le revendique ouvertement.

L’origine non-arabe et non-musulmane d’Aristote ne lui pose pas problème, car il considère qu’il existe un chemin vers la sagesse, vers la compréhension de la nature du monde.

C’est un moment historique, permis par l’établissement du califat abbasside œuvrant à une unification-universalisation. Il est flagrant qu’Al-Kindi était ni plus ni moins qu’à la pointe de toute une vague d’appropriation des apports intellectuels et scientifiques des civilisations voisines.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Le califat abbasside comme synthèse arabe, perse, grecque dans le cadre du féodalisme impérial oriental

La première grande entité politique issue de l’émergence de l’Islam est le califat omeyyade, qui fut par ailleurs relativement bref, existant de 661 à 750, mais il parvient à élargir de manière marquée les conquêtes initiales du tout début de l’Islam.

La dynastie omeyyade fait la conquête de la Syrie et de l’Égypte, mais aussi de la Perse, et s’installe à Damas, ville arabe mais pénétrée de la culture grecque par l’hellénisme syriaque.

Le califat omeyyade en 750, avec en orange l’unification arabe avec Mahomet, en orange clair les conquêtes des trois premiers califes (632-656), puis celles de la dynastie omeyyade (661-750) – l’empire romain byzantin est en vert

Il se produit alors un phénomène particulièrement marquant. D’un côté, en Syrie, en Égypte, et dans le Caucase, l’islam reste minoritaire jusqu’au XIIe siècle. De l’autre, il se répand avec succès en Perse, notamment auprès de l’ancienne aristocratie persane.

Cette différenciation peut s’expliquer comme suit. L’Islam est une religion militaire et son organisation repose sur une dynamique tribale-conquérante. Les villes naissent ainsi sur le tas, comme accroissement numérique de garnisons établis en un endroit.

Dans les territoires où il y avait une grande division et un éparpillement, il y a une résistance passive à l’occupation ; dans les territoires où il existe des forces relativement fortes, il y a une résistance active.

C’est ce qui fait qu’en 750 la dynastie des Abbassides prend le pouvoir dans le monde islamique. Elle profite d’un appui persan, notamment depuis la région du Khorassan, et reprend d’ailleurs de manière marquée des traits de l’empire perse.

En effet, il y a la mise en place d’une administration extrêmement développée, allant jusqu’à la bureaucratie.

C’est une modernisation sans pareille par rapport à l’arriération tribale des Arabes. On peut considérer le califat abbasside comme une expression de la shu’ubiyya, une révolte générale des non-arabes au IXe siècle, principalement des Perses, au nom de l’importance de leur propre culture.

Le terme trouve sa source dans la Sourate 49 du Coran, Les appartements privés :

« Ô hommes Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons partagés en peuples [Shu`ûb] et en tribus [Qabâ’il] afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux. Dieu est omniscient et instruit de tout. »

Il faut noter ici le rôle d’Ibn Al-Muqaffa (vers 720-756), un auteur perse qui inaugure la littérature arabe non religieuse, avec une version en arabe de Kalîla wa Dimna, elle-même la version persane des fables du Pañchatantra, dont s’inspirera Jean de la Fontaine par la suite.

Cela montre d’ailleurs que les commentateurs bourgeois n’ont pas du tout compris les Fables de La Fontaine, qui ne sont pas du tout une critique du roi, mais au contraire, en tant qu’œuvre pour le dauphin un « miroir des princes », une œuvre éducative pour savoir comment se comporter.

Manuscrit arabe de Kalîla wa Dimna copié en Syrie en 1220 (avec les deux chacals: Dimna est à gauche et Kalîla à droite)

C’est le sens de la perspective indienne initiale et d’ailleurs Ibn al-Muqaffa est l’auteur d’un ouvrage majeur, Al-Adab al-kabîr, le grand adab définissant l’étiquette à la court, dans le prolongement des manières de l’empire persan. Le terme adab va ensuite de fait désigner dans le monde islamique la correction des gens éduqués, poursuivant dans le nouveau cadre les valeurs de la paideia hellénistique sur le fond.

Ibn al-Muqaffa mourra par contre à 36 ans, victime des violentes batailles pour le pouvoir au sein de la nouvelle élite. Il en ira de même pour la famille des Ibn al-Muqaffa, historiquement des dirigeants héréditaires bouddhistes devenant les grands conseillers des débuts du califat abbasside, contrôlant de fait même le califat avant de se voir écraser par le cinquième calife Hâroun ar-Rachîd.

On notera que ce dernier fit systématiser l’usage du papier au lieu du parchemin dans l’administration de l’empire, à la suite de la découverte de la technique de la production du papier à la suite de la victoire sur les forces chinoises en 751 à la bataille de Talas (à la frontière actuelle entre le Kazakhstan et le Kirghizistan).

Présentation sommaire de l’emplacement de la bataille de Talas

Car s’il y a progrès par la synthèse culturelle sur le territoire de l’empire, cela formait en même temps tout un appareil mi-califat mi-empire, avec non plus simplement un ville-garnison, mais une capitale-ville-garnison au service d’un calife gérant de manière féodale un immense territoire en expansion.

C’est de là que vient tout le principe du calife, avec son vizir, les batailles pour renverser le vizir, ou le calife, ou les deux, etc.

La capitale instituée, Bagdad, va ainsi se développer de manière formidable, devenant une plaque commerciale de grande envergure, étant la première ville au monde à passer la barre du million d’habitants, entre le VIIIe et le IXe siècle. Elle est d’ailleurs à une trentaine de kilomètres de l’ancienne capitale sassanide, Ctésiphon.

Bagdad entre 767 et 912

Elle aspire aussi de fait les forces culturelles accumulées à Gundishapur, faisant passer plus largement les connaissances du syriaque à l’arabe, et avec elles en particulier, les concepts et les valeurs de l’hellénisme.

On a alors tout un développement systématique des traductions autour des chrétiens syriaques de l’Église nestorienne, dont la christologie était parallèle aux prétentions impériales du califat des abbassides, et donc jusqu’à un certain point compatible avec lui. La principale figure est ici Hunayn Ibn Ishaq (vers 808-873), qui poursuit les traduction du grec vers le syriaque menées depuis le Ve siècle par Serge de Reshaina, et les étend vers l’arabe.

La maîtrise du grec et de l’arabe est alors une capacité de grande valeur, que le calife Al-Ma’mūn (786-833) faisait payer au poids pour stimuler la production. Les traducteurs syriaques jouent ici un rôle central de par leur double maîtrise de ces langues.

Représentation arabe du 12e siècle d’une bibliothèque du califat abbasside (les livres sont couchés à plat, le titre étant sur la tranche)

La transformation de la langue arabe est alors rapide et profonde, ainsi que le rapporte Al-Jahiz (vers 776-867), qui fut le plus grand partisan de l’hellénisation de la langue arabe, et l’auteur du fameux Kitāb al-hayawān (Livre des animaux). Ressentant le chemin qui restait à parcourir pour faire de l’arabe une langue conceptuelle en mesure de remplacer le grec, il présente ainsi les traductions de son époque et leur effet sur sa langue :

« Si celui qui écrit bien en grec est traduit par celui qui écrit bien l’arabe et si l’arabe est moins éloquent que le grec, le contenu et la traduction ne présenteront pas d’insuffisances et le grec se devra de pardonner à l’arabe le manque d’éloquence dans la traduction arabe. »

Ainsi, absorbant l’héllénisme par le syriaque d’une part et toute la culture persane d’autre part et même au-delà d’elle, une partie des cultures indiennes, la langue arabe devient dès lors véritablement une langue conceptuelle en mesure de porter un nouvel élan civilisationnel, appuyé par la formidable concentration urbaine que constitue Bagdad.

Le géographe al-Yaqûbi (mort vers 897) commence ainsi par Bagdad sa description du monde produite au IXe siècle, allant même à la surnommer le « nombril de la Terre », centre physique de l’Humanité, tout comme La Mecque consistuerait son centre métaphysique.

Et, dans cette démarche de sur-accumulation urbaine et bureaucratique, on trouve Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī, connu en Europe sous le nom d’Alkindus et surtout d’Al-Kindi.

Il est né à Koufa en 801, étudiant à Bassorah où son père avait été le gouverneur et décédé à Bagdad en 873 – les trois principales villes du monde islamique d’alors, toutes naturellement nées initialement comme garnison, comme « ville-camp ».

Et c’est lui qui est au cœur de ce qu’on va appeler la Falsafa, la philosophie arabo-persane, de base islamique mais grecque de substance, puisque la principale référence est Aristote, avec certaines influences de Platon.

Aristote dans une  miniature d’un manuscrit arabe du XIIIe siècle

Le monde islamique a récupéré, de manière systématisée, les textes de Platon et d’Aristote, développant leurs points de vue parallèlement à une intense activité scientifique (médecine, al-chimie, astronomie, mathématiques, musique, géographie, histoire, etc.).

Al Kindi va même, pour cette activité, obtenir l’appui de trois califes abbassides.

Le calife Al-Ma’mūn (786-833) est ainsi à l’origine des « maisons de la sagesse » (Dâr al-Hikma ou Beit Al-Hikma), qui servent de bibliothèques et de bases pour tout ce que le califat compte de gens tournés vers les sciences. Cela va permettre une confluence de tous les apports grecs et indiens, ainsi que persans.

Al-Ma’mūn envoyant une ambassade à l’empereur Théophile dans la chronique du 11e siècle de Jean Skylitzès

Al-Ma’mūn fit construire un observatoire à Bagdad, alors que pour un traité de paix avec Byzance il exigea une copie de l’Almageste, ouvrage du IIe siècle de Claude Ptolémée rassemblant toutes les connaissances en mathématiques et en astronomie de l’époque.

Il soutint le mathématicien Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī (vers 780-850), qui vécut ainsi à Bagdad : le mot algorithme vient de son nom latinisé, Algoritmi, alors que l’un de ses ouvrages a donné le mot algèbre (Kitāb al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa-l-muqābala, Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison).

Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī était par ailleurs astrologue, astronome et géographe, dans la tradition de la culture islamique exigeant une culture très avancée de type polymathe, c’est-à-dire dans de multiples domaines.

Première page de l’Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison, vers 863

Al-Ma’mūn fit même en sorte qu’en 827, l’interprétation officielle de l’Islam sunnite soit dans le califat ce qu’on appelé le mutazilisme, portés par le « Peuple de la justice et de l’unicité divine » (Ahl al-ʿadl wa al-tawḥīd), avec une grande insistance sur le libre-arbitre et le rationalisme dans le rapport à la religion.

L’émergence de ce courant repose sur une position intermédiaire par rapport à la « faute grave » (kabira), c’est-à-dire la considération qu’un musulman effectuant une telle faute grave ne sort pas de l’Islam, mais ne peut pas être accepté comme musulman en tant que tel.

C’était le reflet du besoin du Califat de trouver une position centriste face à toutes les innombrables factions musulmanes causant de très graves troubles politiques. Cela accordait également aux lettrés une position privilégiée, puisque apportant des connaissances rationnelles utilisables à la compréhension de la religion.

Enfin, c’était un moyen de cimenter les Arabes et les convertis, sur une base nouvelle, non plus simplement arabo-tribale.

La bannière du califat abbasside était entièrement noire, étant appelé l’étendard de l’aigle ou simplement de l’étendard et ayant déjà été employé par Mahomet

Et, pour bien asseoir ce positionnement pragmatique pro-interprétation, le mutazilisme rejeta le principe du Coran incréé, au nom de l’unicité divine : un Coran qui aurait toujours co-existé à Dieu serait incompatible avec l’unité divine, ce serait un « associationnisme ». Une telle analyse plaçait le Coran au second rang et empêchait toute focalisation littéraliste en sa direction.

Il fallait passer par le raisonnement et donc par l’appareil administratif-religieux central qu’était le califat.

Al-Ma’mūn et ses deux successeurs Mu‘tasim (833-842) et Wathiq (842-847) tentèrent même d’écraser par la force les courants réfutant le rationalisme théologique et la position « intermédiaire », mais ce fut un échec et le califat islamique sunnite ne se remit substantiellement jamais de l’échec de cette perspective réellement impériale.

L’influence d’Ahmad Ibn Hanbal (780-865), le principal ennemi du mutazilisme, ne cessa alors pas, avec comme point d’orgue l’insistance sur l’interprétation littéral du Coran placé au centre de toute réflexion.

Cela produisit toutefois un espace suffisamment large pour l’émergence des philosophes musulmans puisant chez les Grecs, levant le drapeau matérialiste d’Aristote, alors que cette « Falsafa » arabo-persane servira ensuite de passeur de philosophie pour l’Europe qui, grâce à cela, produira l’humanisme et s’arrachera au moyen-âge.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Les empires romain et persan à la veille de l’émergence de l’Islam

Au cours des IIIe – IVe siècles, le monde connaît des changements de grande envergure.

Les innombrables querelles autour de la figure du Christ marquant cette époque reflètent toute une instabilité au cœur de l’empire romain, dont la contradiction interne est irrésolue et non résoluble : d’un côté, les conquêtes forment une modalité impériale à prétention universelle, de l’autre l’esclavage avec sa déshumanisation particulière est la base du mode de production de ce même empire.

Plus largement, deux empires vont s’affirmer alors, prenant le relais de l’empire romain antique qui se pensait jusque-là comme une fédération de cités esclavagistes autour de Rome comme métropole suprême et de son empereur, dont le culte universel était censé garantir l’unité de l’ensemble.

On a ainsi déjà l’empire romain lui-même, totalement réformé sous l’égide de Constantin Ier (306-337).

Tête du colosse en bronze de Constantin
IVe siècle, musées du Capitole

L’État passe en effet tout entier dans les mains de l’aristocratie militaire impériale et impose partout une administration civile centralisée visant à unifier le droit et le fisc. De ce fait, l’ensemble des populations se voit considérer comme membre d’une même Cité, rassemblées dans une même Église, au sens littéral d’assemblée, de troupeau, devant parvenir à dépasser la question de l’esclavagisme sous sa forme antique.

Pour marquer cette refondation, Constantin fonde en 330 une nouvelle « Rome » comme capitale de l’Empire : Constantinople, établie sur le site de l’antique cité grecque de Byzance. Cette nouvelle ville représente la synthèse d’une idéologie à la fois religieuse et étatique, s’appuyant sur la religion chrétienne, qualifiée de « césaro-papisme », dont la marque sera déterminante pour l’époque du féodalisme.

Dès lors, Constantinople est la capitale impériale et les autres villes perdent de fait leur statut de « cités ». Elles passent progressivement sous la coupe de la figure de l’évêque, recruté dans les grandes familles aristocratiques dominantes.

L’empire romain à la mort de Constantin Ier

Toutes les résistances à ce processus sont écrasées, notamment dans les grandes agglomérations de Syrie : Antioche ou Édesse, ou en Égypte, avec Alexandrie. Les préceptes religieux sont uniformisés, par l’intermédiaire de grands conciles dits œcuméniques, aux dépens de variantes locales dissidentes, telles celles d’Antioche ou d’Édesse (Église nestorienne et jacobite en Syrie), de Cappadoce (Église grégorienne en Arménie) ou d’Alexandrie (Église copte et Église arienne, et d’autres encore).

Ce processus fut prolongé au cours des Ve et VIe siècles, avec une série d’empereurs (Théodose, Justinien, Maurice, Zénon et Héraclius), et un droit unifié établi à travers des codes, dont le plus connu est le code Justinien. Dans le même temps, le grec remplace peu à peu le latin, qui ne se maintient que dans les parties occidentales conquises par les « barbares » germaniques, qui s’ancrent dans le giron de la romanité chrétienne, mais en la transformant dans une autre direction.

Justinien sur une mosaïque de l’église San Vitale de Ravenne en Italie

Concernant les parties formellement « romaines » maintenues sous l’autorité directe de Constantinople, cela impliquait toutefois de faire également le tri dans tout ce qui relevait de l’héritage héllénistique antique, c’est-à-dire la période de culture grecque au sens le plus large allant d’Alexandre le grand jusqu’à la domination romaine, soit entre 323 avant notre ère et 30 avant notre ère, puis de cette date à celle de la christianisation « impériale » imposée par Constantin et ses sucesseurs.

En Syrie, en Égypte et en Anatolie, les « académies » de l’hellénisme traditionnel sont réprimées ; Justinien ferme les écoles de philosophie athéniennes, celles d’Alexandrie subissent le même sort, comme l’illustre le massacre par les chrétiens d’Hypatie, une philosophe, astronome et mathématicienne.

Ivoire Barberini avec l’empereur Justinien triomphant, probablement vers 540-550

Pareillement, les écoles d’Antioche et d’Édesse sont fermées et leurs maîtres, philosophes des pensées traditionnelles ou chrétiens hérétiques, sont chassés.

Un nouvel hellénisme, universaliste et officiel s’impose, sous la forme idéologique du christianisme catholique et orthodoxe et dans le cadre de la monarchie impériale, appuyé par un droit civil uniforme et une armée centralisée. Les figures intellectuelles de cette époque sont les « Pères de l’Église ».

Ce processus n’est évidemment ni uniforme ni complet, les capacités de l’État central restant relatives de par les conditions historiques, ce qui fait que des particularismes locaux, égyptiens, syriens et dans une moindre mesure arméniens, se maintiennent largement.

Cette affirmation impériale à la suite de Constantin connaît toutefois un pendant, avec la Perse. Celle-ci s’appuyait sur une grande tradition déjà, elle avait affronté la Grèce, Alexandre le grand, puis Rome.

La dynastie des Sassanides, qui contrôlait l’empire perse à partir de 224, maintint cette démarche d’isolement, systématisant son propre patrimoine, faisant du mazdéisme de Zoroastre la religion d’État.

La carte de l’Empire sassanide, avec tout à l’Ouest en son sein l’Arménie juste avant l’empire romain byzantin, et à l’Est l’empire indien gupta (320-550)

Sa référence officielle était d’ailleurs la dynastie des Achéménides (559-330 avant notre ère), dont elle se prétendait l’héritière directe ; le premier sassanide Ardachir Ier, qui se fit « Sāhān Sāh » (c’est-à-dire roi des rois) et fonda la capitale impériale de Gur, prétendait agir comme successeur immédiat du prêtre Sassan, censé être un descendant du dernier achéménide, Darius III.

L’Empire sassanide mena de larges conquêtes, cependant elle restait fondamentalement élitiste, s’appuyant sur une aristocratie fermée où même la religion possédait une dimension hermétique-initiatique.

La raison historique est la suivante. Sauf sur ses marges orientales du Khorassan et occidentales de Mésopotamie et du Caucase, et ponctuellement sur le plateau persan ou le long de la Caspienne, l’Empire perse restait marqué par le nomadisme et l’élevage pastoral et il était complètement ouvert aux assauts des nomades indo-européens, ou de plus en plus turco-mongols, des steppes d’Asie centrale.

Il était donc impossible de forcer l’unification par en haut, étant donné qu’il fallait maintenir une certaine stabilité dans les communautés agricoles (du Caucase et de l’actuel Azerbaïdjan) et dans les villes de Mésopotamie.

L’Empire perse fit pour cette raison le choix contraire de l’Empire romain de Constantin, acceptant le caractère multiple de l’empire, se contentant d’un féodalisme tributaire.

Tour de pierre zoroastrienne sur le site archéologique de Naqsh-e Rostam (2 400 ans), où le roi sassanide Shapur Ier fit graver les hauts faits de son règne sur trois côtés, à chaque fois dans une langue parlée dans l’empire: le grec, le parthe, le perse (à l’arrière-plan le mausolée de Darius II)

Il alla même jusqu’à encourager les courants chrétiens dissidents de l’empire romain afin de les satelliser à son avantage, en particulier les Églises syriaques, jacobites et nestoriennes, qui connaîtront en Perse et en Asie centrale un large succès.

Dans le Caucase, les Églises locales sont également poussées à se couper des Romains et à développer leur propre alphabet en s’appuyant sur l’alphabet syriaque : c’est ainsi que sont formés les alphabets arméniens et géorgiens.

La nouvelle ville d’Antioche de Shapur, ainsi dénommée car fondée par le second roi sassanide Shapur Ier après la prise d’Antioche, et connue également sous le nom de Gondishapur, devint dans ce cadre au fur et à mesure un centre majeur de la connaissance, où se développe la philosophie dans le prolongement d’Aristote, les mathématiques, la médecine, l’astronomie.

La ville dispose du premier hôpital d’enseignement de l’Histoire, ainsi que d’une bibliothèque et d’un observatoire.

Un évêque et astronome (traitant notamment de l’astrolabe ainsi que des constellations), Sévère Sebôkht, y traduit notamment en araméen syriaque (c’est-à-dire l’araméen d’Édesse) les Analytiques d’Aristote et présente pour la première fois le principe des chiffres utilisés en Inde en mathématiques, qui sera dans la foulée repris par les mathématiciens arabes.

Art sassanide avec des bouquetins se confrontant, 5-6e siècles

La langue araméenne, notamment dans sa version syriaque y devient la langue scientifique, absorbant les concepts grecs et les transmettant au persan, mais aussi au géorgien et à l’arménien de cette époque.

Ayant digéré le christianisme dans ses versions dissidentes ainsi que la pensée philosophique grecque, la langue syriaque infiltre aussi largement à cette époque la langue arabe et les communautés juives de la région.

Concernant les Sassanides, cet élan participe de l’idée d’une restauration achéménide, dans le sens où l’araméen était déjà jadis la langue administrative de l’Empire, mais ici, la démarche va beaucoup plus loin sur le plan de la civilisation.

Il faut bien saisir qu’il y a une profonde dimension hellénistique dans cette démarche. Déjà, parce que la nouvelle ville d’Antioche de Shapur a comme premiers habitants des exilés ou des déportés chrétiens. Ensuite, parce qu’on retrouve tout un dispositif grec, celui de la paideia, c’est-à-dire d’une éducation des jeunes de l’élite dans sens spirituel-civilisationnel, avec comme perspective une manière de vivre codifiée.

Si l’on regarde le zoroastrisme ou les valeurs générales mêmes de l’empire persan, on retrouve cette approche grecque intellectuel-élitiste de formation de manière aristocratique d’hommes de décision, par une initiation mêlant formation intellectuelle, activités physiques et artistiques.

Une tombe zoroastrienne

On avance, en tant qu’homme supérieur, à travers des étapes initiatiques, tel un chevalier. Cette manière d’appréhender les choses va jouer de manière fondamentale dans l’élaboration de l’ésotérisme de l’Islam chiite par la suite, rencontrant notamment les pensées néo-platonicienne, stoïcienne et l’aristotélisme développées à partir du corpus helléno-syriaque constitué à partir de cette époque.

Et, donc, l’Empire perse va avoir une influence massive sur l’Égypte, la Syrie-Palestine, la Mésopotamie et le Caucase, bataillant pendant toute son existence avec l’empire romain mis en place par Constantin.

Les deux forces s’affrontent jusqu’à l’épuisement, alors que les tribus arabes s’unifient avec Mahomet, profitant des échos de cette vague culturelle unificatrice diffusée de manière concurrence mais complémentaire par ces deux empires.

Celui-ci constate d’ailleurs l’affrontement des deux empires, dans la sourate Ar-Rum, avec des propos allusifs et poétiques-mystiques. Les Perses avaient en fait pris Damas en 613 et Jérusalem en 614, pour être finalement défaits lors de la bataille de Ninive en 627.

Le champ était libre pour la conquête islamique de l’Empire persan, puis l’offensive contre l’Empire romain.

C’était une entrée dans le féodalisme à travers de nouveaux chemins pour l’hellénisme.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

De la première à la seconde crise générale du capitalisme

À partir d’environ 1880, l’industrie américaine prend le dessus sur l’industrie britannique, prenant la première place dans le capitalisme mondial. Cela deviendra une véritable hégémonie en raison des effets de la première guerre mondiale.

En effet, cette dernière correspond à la première crise générale du capitalisme. La Russie a connu la révolution menée par les bolcheviks, l’Est de l’Europe est capitaliste mais exsangue, sans oublier souvent de terribles restes féodaux, l’Ouest de l’Europe est capitaliste de manière développée mais connaît un terrible marasme.

Et, si l’on regarde justement l’évolution de la production industrielle américaine, on peut s’apercevoir que malgré leur position dominante, les États-Unis ont eux-mêmes été frappés par la crise. Comme on le sait, c’est en 1929 que la crise générale du capitalisme est apparue au grand jour dans ce pas. Le graphique montre bien que la crise a porté un coup et même si l’on voit une certaine reprise avant 1940, il faut se rappeler que cela est dû à une intervention étatique massive, dans le cas de la marche à la guerre, puis par la guerre elle-même.

On a la même chose si on regarde l’Allemagne. On voit bien comment la première crise générale a cassé la croissance capitaliste et comment ce n’est qu’au milieu des années 1930 qu’il y a un redémarrage. Or, on sait que c’est par la marche à la guerre que l’Allemagne nazie a « relancé » la production industrielle.

En fait, et c’est une chose trop peu connue, voire inconnue, lors de la première crise générale du capitalisme, l’économie capitaliste a reculé. Il y a eu un recul de la production. C’est tellement vrai que cela a provoqué un chômage massif et donc une crise de surproduction de marchandises, avec des quantités énormes de marchandises qui ont tout simplement été détruites par les capitalistes eux-mêmes.

Le présent document dresse un panorama de cette première crise générale, avec de nombreuses données, pour présenter l’évolution depuis 1945, afin de bien de comprendre la nature de la seconde crise générale du capitalisme.

Le chemin vers la première crise générale

Rappelons les traits fondamentaux du capitalisme jusqu’à sa première crise, en Octobre 1917. Après une longue période d’émergence de la bourgeoisie, comme commerçants, artisans, marchands, banquiers, à travers l’émergence de la contradiction entre villes et campagnes, dont le protestantisme est une expression (avec Jan Hus, Martin Luther, Jean Calvin), la « révolution industrielle » a permis une grande croissance des forces productives.

Par « révolution industrielle », il faut entendre des apports scientifiques et techniques. Il suffit de penser à la formidable avancée que représente les montres. Impossible d’organiser le travail efficacement sans cela. La fascination fétichiste pour les montres au poignet reflète directement l’importance historique des montres pour la bourgeoisie, en termes d’organisation, de capacité de décision dans la production.

Avec ces apports, donc, les manufactures viennent remplacer l’artisanat des petits ateliers. Elles démolissent les traditions productives, pour instaurer une gigantesque division du travail, et par-là même socialiser le travail.

On a alors la véritable base d’une production hautement mécanisée, dans des conditions techniques et matérielles permettant une production en expansion. Les manufactures mécanisées occupent une place prépondérante dans l’industrie anglaise vers 1840, en Amérique vers 1860, en France vers 1870, en Allemagne vers 1880.

Dans le Manifeste du Parti Communiste, en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels constataient déjà :

« La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses ; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble.
La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? »

Ainsi, la bourgeoisie prend les commandes de l’ensemble de la société capitaliste au cours du XIXe siècle, liquidant la féodalité et ses restes, du moins dans les pays les plus avancés. Le processus est ainsi notamment déformé, retardé en Allemagne, en Italie, en Autriche-Hongrie, en Russie.

Il y a notamment le fait que les campagnes ne passent pas uniformément dans le capitalisme, mais sont dépendantes de superstructures féodales (Lénine oppose ainsi la voie américaine dans l’agriculture à la voie prussienne).

L’Angleterre est, dans cette « révolution industrielle », le pays du capitalisme le plus développé, ayant pris la place des Provinces-Unies (les Pays-Bas) qui avaient inauguré le processus en s’arrachant en 1579 au joug du féodalisme espagnol.

Néanmoins, la crise de 1873 est un premier coup de semonce et dans ce cadre, ce sont les États-Unis qui prennent la première place.

Le marasme va durer jusqu’en 1896, en étant marqué par une chute de production industrielle et agricole, le chômage, la faillite de moyennes entreprises, la baisse du commerce.

De manière contradictoire, la mise en place de nouvelles techniques grâce aux découvertes (l’électricité et ses appareils notamment) et le développement de certains secteurs dans l’industrie lourde – tels la métallurgie, la sidérurgie, les mines, la construction mécanique… – vont donner un nouvel élan au capitalisme.

C’est une période où le commerce international prend son envol, où les chemins de fer se systématisent, dans le cadre du processus de mondialisation. Avant 1914, la Belgique a déjà un réseau de voies ferrées tel que sa densité est d’à peu près 300 mètres de voie par km².

Durant les trente dernières années du 19e siècle, pour la France, la production industrielle a connu 94 % d’augmentation, celle de charbon et de fer a plus que doublé, celle d’acier a été multiplié par 16. La consommation de coton était de 937 000 quintaux en 1839, de 1 million 599 mille quintaux en 1900.

En 1913, la France produisait 45 000 automobiles et 13 500 tonnes d’aluminium, étant juste derrière les États-Unis pour ces deux domaines. Elle était également numéro 3 mondial dans la chimie ; la production de blé était passé de 74,2 millions de quintaux en 1870 à 86,9 millions de quintaux en 1913.

266 banques s’étaient développées, avec 70 % des fonds appartenant au Crédit Lyonnais, au Comptoir national d’Escompte et à la Société Générale : les investissements placés à l’étranger dépassaient ceux faits à l’intérieur du pays : on parle ici de 10 milliards de francs en 1869, 30 milliards en 1900, 60 milliards en 1914.

Et pourtant cette vaste croissance était moins forte que celle des États-Unis et de l’Allemagne ; la part de la France dans la production industrielle mondiale passa ainsi de 10 % en 1870 à 7 % en 1913.

La raison en est une concentration moins puissante, alors que 1,11 millions d’ouvriers sur 3,3 millions seulement travaillaient dans des entreprises de plus de cent personnes.

En fait, la moitié des ouvriers travaillaient dans l’industrie légère : dans les produits alimentaires, les cuirs, les meubles, les tissages, les services. Ainsi, si la production industrielle française avait augmenté de 190 % entre 1870 et 1913, durant la même période celle de l’Allemagne avait augmenté de 460 % et celle des États-Unis de 810 %.

L’Allemagne apparaissait comme un rouleau compresseur. Entre 1850 et 1870, sa production de charbon passa de 6,7 millions de tonnes à 34 millions, celle d’acier de 5 900 tonnes à 170 000, sa consommation de coton de 18 000 tonnes à 81 000.

Ses machines à vapeur passèrent d’une force totale de 260 000 chevaux à 2,48 millions, la longueur des voies ferrées de 6 000 à 18 876 kilomètres, avec une quantité de biens transportés augmenté de 28,1 fois.
En 1870, l’Allemagne avait dépassé la France et était le troisième pays industriel, avec 13,2 % de la production totale. Elle s’unifia en 1871 sous l’égide de la Prusse qui avait successivement défait le Danemark, l’Autriche et la France, donnant un nouvel élan.

De 1870 à 1913, la production de biens de consommation augmenta de 2,4 fois et celle des moyens de production de 6,5 fois ; dans l’agriculture la production de céréales fit plus que doubler, le nombre de chevaux et de bovins augmenta d’un tiers et le nombre de cochons tripla.

La production de houille passa de 34 à 277,3 millions de tonnes, celle de fer de 1,39 à 19,31 millions de tonnes, celle de l’acier de 170 000 à 18,4 millions de tonnes. Le tonnage global des bateaux à vapeur passa de 820 000 à 5,1 millions de tonnes.

Le processus de concentration était très avancé : 9 % des entreprises utilisaient 93 % de la force motrice, alors que le nombre d’alliances et d’interpénétration sous forme de cartels ne cessaient de croître : on en compte 6 en 1870, 14 en 1879, 210 en 1890, 385 en 1905, autour de 600 en 1911.

Le processus alla jusqu’à la formation de « konzerns », tel le Syndicat rhénano-westphalien contrôlant le charbon de la Rhénanie-Westphalie et 90 % de la production de la houille du pays, ou l’Union de l’acier et l’Union du fer, contrôlant la quasi-totalité de ces productions.

Pareillement, 83 % des avoirs bancaires relevaient de neuf banques. Elle était en 1913 la seconde puissance industrielle, avec 15,7 % de la production mondiale, ayant réussi à dépasser le Royaume-Uni.

C’était là un grand recul pour ce dernier. Pendant plusieurs décennies, le Royaume-Uni avait servi d’atelier du monde, en profitant notamment d’un immense empire colonial, sur lequel « le soleil ne se couchait jamais ».
Le filage, le charbon et la métallurgie étaient les points forts d’un pays devenant une véritable plate-forme commerciale mondiale.

Cependant, le développement des forces productives exigeait plus de technicité et le Royaume-Uni ne put pas suivre, se procurant même ses équipements électriques et ses produits chimiques auprès de l’Allemagne.
L’industrie anglaise augmenta ainsi de 3,2 % par an de 1850 à 1870, mais seulement de 1,9 % par an de 1870 à 1913.

L’agriculture s’effondra, le taux d’autosuffisance pour les céréales passant de 79 % à 35,6 % entre 1870 et 1910. Cet affaissement relatif du Royaume-Uni est une des clefs qui expliquent d’ailleurs la modification des alliances impérialistes dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale.

En 1913, 51,8 % de la production mondiale de machines se déroulait aux États-Unis, 21,3 % en Allemagne, 12,2 % en Angleterre, alors que la production d’acier était de 31,3 millions de tonnes aux États-Unis, 16,9 millions en Allemagne, 7,78 millions au Royaume-Uni.

Il n’y a que sur le plan commercial que la position de numéro 1 était maintenue, mais avec 15 % du marché contre 22 % en 1870.

Ce qui frappe, c’est bien entendu le développement américain. La conquête d’un si vaste territoire et son utilisation ont permis un établissement rapide du capitalisme, de manière systématisée, sans obstacles, en s’appuyant même sur l’esclavage.

De 1860 à 1914, le nombre de travailleurs agricoles passa de 6,2 à 13,58 millions, la surface agricole faisant plus que doubler, alors qu’en même temps la part de l’agriculture dans le salariat passa de 59 % à 31 % en raison du développement de l’industrie.

Un facteur clef fut bien entendu l’immigration de 27 millions de personnes.

Entre 1860 et 1913, l’industrie du coton multiplia sa production par sept, la production de fonte passa de 840 000 à 31,46 millions de tonnes, l’extraction de houille de 18,18 à 500 millions de tonnes, la production d’acier de 12 000 tonnes à 31,8 millions de tonnes.

4200 automobiles avaient été produites en 1900, 573 000 en 1914. La longueur des voies ferrées était de 53 000 km en 1865, de 563 000 km en 1913.

Extraits de La jungle, d’Upton Sinclair, 1906, où sont décrits d’un point de vue socialiste les abattoirs de Chicago, élément avancé du capitalisme.

« A l’abattage, les ouvriers étaient le plus souvent couverts de sang et celui-ci, sous l’effet du froid, se figeait sur eux. Pour peu que l’un d’eux s’adossât à un pilier, il y restait collé ; s’il touchait la lame de son couteau, il y laissait des lambeaux de peau.

Les hommes s’enveloppaient les pieds dans des journaux et de vieux sacs, qui s’imbibaient de sang et se solidifiaient en glace ; puis une nouvelle couche s’ajoutait à la précédente, si bien qu’à la fin de la journée ils marchaient sur des blocs de la taille d’une patte d’éléphant.

De temps en temps, à l’insu des contremaîtres, ils se plongeaient les pieds dans la carcasse encore fumante d’un bœuf ou se précipitaient à l’autre bout de la salle s’arroser le bas des jambes avec des jets d’eau chaude.

Le plus cruel était qu’il était interdit à la majorité d’entre eux, en tout cas à ceux qui maniaient le couteau, de porter des gants ; leurs bras étant blancs de givre et leurs mains engourdies, les accidents étaient inévitables.

En outre, en raison de la vapeur qui se formait au contact du sang fumant et de l’eau chaude, on ne voyait pas à plus de trois pas devant soi. Quand on considère de surcroît que, pour respecter les cadences imposées, les ouvriers des chaînes d’abattage couraient en tous sens avec, à la main, un couteau de boucher aiguisé comme un rasoir, on peut être étonné qu’il n’y eût pas davantage d’hommes éventrés que d’animaux. »

« [Les entreprises] déduisaient systématiquement une heure de salaire pour tout retard, fût-il d’une minute. Le système était d’autant plus rentable que les retardataires devaient malgré tout travailler les cinquante-neuf minutes restantes. Il était hors de question d’attendre en se tournant les pouces.
Par contre, ceux qui arrivaient en avance ne recevaient aucune compensation, alors que les contremaîtres attelaient fréquemment l’équipe à la tâche dix ou quinze minutes avant la sirène. C’était ainsi tout au long de la journée.

Aucune heure incomplète, « interrompue » comme on disait, n’était rétribuée. Par exemple, si un ouvrier travaillait cinquante minutes pleines et n’avait plus rien à faire le reste de l’heure, il ne touchait pas un sou.

C’était une lutte perpétuelle, qui tournait presque à une guerre ouverte entre les contremaîtres d’un côté, qui essayaient de hâter le travail, et les ouvriers de l’autre, qui s’efforçaient de le faire durer autant qu’ils le pouvaient. »

De puissants trusts s’étaient montés parallèlement, contrôlant différents secteurs.
Le pétrole était monopolisé à 95 %, le sucre et le tabac à 80 %, l’aluminium à 85 %, la métallurgie à 77 %, la chimie à 81 %, l’acier à 66 %.

Dans ce dernier cas, l’United States Steel Corporation, fondée en 1901, outre d’avoir une position dominante dans l’acier, possédait 1600 km de voies ferrées, plus de cent bateaux à vapeur, 60 % des mines de fer, 50 % de la production des pièces en acier, etc.

Les groupes Morgan et Rockfeller occupaient 341 sièges aux conseils d’administration de 112 grandes entreprises ; en 1914, 2 % de la population possédait 60 % des richesses nationales, 65 % n’en possédant que 5 %. Lénine constatait à ce sujet dans De l’État :

« Les États-Unis d’Amérique sont une des républiques les plus démocratiques du monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l’a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d’une poignée de milliardaires sur l’ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. »

Il y avait 82 trusts avant 1898, 318 en 1904… En 1904, les 1900 entreprises produisant pour davantage qu’un million de dollars, soit 0,9 % des entreprises, avaient à leur disposition 25,6 % des ouvriers et représentaient 38 % de la production du pays. En 1909, ces entreprises étaient 3600 et représentaient 43,8 % de la production, à travers 258 branches d’industrie.

Leur caractère anti-démocratique suintait de tous les pores dans leur démarche. La Lutte syndicale, organe officiel de la Fédération suisse des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie, constate le 30 mai 1914 dans son article sur le « trust américain de l’acier » :

« Le trust américain de l’acier a eu l’année dernière 3985 millions de francs de recettes et un bénéfice net, après amortissement, de 405 millions de francs.

Depuis l’année dernière, les transactions augmentèrent de 255 millions de francs et le bénéfice net de 135 millions, quoique la production ait été à peu près la même.

En revanche, les prix de vente ont été augmentés considérablement, tandis que les tentatives des ouvriers pour s’organiser et obtenir des conditions de travail plus humaines furent écrasées avec la dernière brutalité.

Les ouvriers syndiqués ne sont pas occupés par principe et, dernièrement, on défendit même aux esclaves du trust de l’acier de faire partie de sociétés de secours ou de clubs dont les statuts interdisent le débit de boissons alcooliques dans leurs locaux. »

Tel est le contexte dans lequel se produit la première guerre mondiale impérialiste.

Lénine en 1916 sur la place de l’impérialisme dans l’Histoire, dans L’impérialisme, stade suprême
du capitalisme

« Le monopole est né de la concentration de la production, parvenue à un très haut degré de développement.

Ce sont les groupements monopolistes de capitalistes, les cartels, les syndicats patronaux, les trusts. Nous avons vu le rôle immense qu’ils jouent dans la vie économique de nos jours.

Au début du XXe siècle, ils ont acquis une suprématie totale dans les pays avancés, et si les premiers pas dans la voie de la cartellisation ont d’abord été franchis par les pays ayant des tarifs protectionnistes très élevés (Allemagne, Amérique), ceux-ci n’ont devancé que de peu l’Angleterre qui, avec son système de liberté du commerce, a démontré le même fait fondamental, à savoir que les monopoles sont engendrés par la concentration de la production.

Deuxièmement, les monopoles ont entraîné une mainmise accrue sur les principales sources de matières premières, surtout dans l’industrie fondamentale, et la plus cartellisée, de la société capitaliste : celle de la houille et du fer.

Le monopole des principales sources de matières premières a énormément accru le pouvoir du grand capital et aggravé la contradiction entre l’industrie cartellisée et l’industrie non cartellisée.

Troisièmement, le monopole est issu des banques. Autrefois modestes intermédiaires, elles détiennent aujourd’hui le monopole du capital financier.

Trois à cinq grosses banques, dans n’importe lequel des pays capitalistes les plus avancés, ont réalisé l' »union personnelle » du capital industriel et du capital bancaire, et concentré entre leurs mains des milliards et des milliards représentant la plus grande partie des capitaux et des revenus en argent de tout le pays.

Une oligarchie financière qui enveloppe d’un réseau serré de rapports de dépendance toutes les institutions économiques et politiques sans exception de la société bourgeoise d’aujourd’hui : telle est la manifestation la plus éclatante de ce monopole.

Quatrièmement, le monopole est issu de la politique coloniale.

Aux nombreux « anciens » mobiles de la politique coloniale le capital financier a ajouté la lutte pour les sources de matières premières, pour l’exportation des capitaux, pour les « zones d’influence », – c’est-à-dire pour les zones de transactions avantageuses, de concessions, de profits de monopole, etc., – et, enfin, pour le territoire économique en général.

Quand, par exemple, les colonies des puissances européennes ne représentaient que la dixième partie de l’Afrique, comme c’était encore le cas en 1876, la politique coloniale pouvait se développer d’une façon non monopoliste, les territoires étant occupés suivant le principe, pourrait-on dire, de la « libre conquête ».

Mais quand les 9/10 de l’Afrique furent accaparés (vers 1900) et que le monde entier se trouva partagé, alors commença forcément l’ère de la possession monopoliste des colonies et, partant, d’une lutte particulièrement acharnée pour le partage et le repartage du globe.

Tout le monde sait combien le capitalisme monopoliste a aggravé toutes les contradictions du capitalisme. Il suffit de rappeler la vie chère et le despotisme des cartels.

Cette aggravation des contradictions est la plus puissante force motrice de la période historique de transition qui fut inaugurée par la victoire définitive du capital financier mondial.

Monopoles, oligarchie, tendances à la domination au lieu des tendances à la liberté, exploitation d’un nombre toujours croissant de nations petites ou faibles par une poignée de nations extrêmement riches ou puissantes : tout cela a donné naissance aux traits distinctifs de l’impérialisme qui le font caractériser comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant.

C’est avec un relief sans cesse accru que se manifeste l’une des tendances de l’impérialisme : la création d’un « État-rentier », d’un État-usurier, dont la bourgeoisie vit de plus en plus de l’exportation de ses capitaux et de la « tonte des coupons ».

Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles branches d’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l’une tantôt l’autre de ces tendances.

Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal, l’inégalité de développement se manifestant en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre). »

La première guerre impérialiste

Les pays impérialistes mirent toutes leurs forces pour tenter de prendre le dessus : c’était la bataille pour le repartage du monde. Lénine a caractérisé les grandes puissances impérialistes de différentes manières, selon leur forme historique.

Il parle ainsi des impérialismes féodalo-militaires pour la Russie et le Japon, à quoi il faut ajouter l’Autriche-Hongrie. Les États-Unis forment inversement l’exemple le plus avancé de capitalisme, Lénine disant que « les trusts américains sont l’expression suprême de l’économie de l’impérialisme ».

L’Angleterre est un impérialisme colonialiste, en raison de ses possessions coloniales extrêmement intégrées à son économie, alors que la France est un impérialisme usuraire, utilisant sa domination coloniale pour en abuser de la manière la plus rude par les investissements capitalistes.

La guerre impliqua ainsi un engagement total, avec des répercussions énormes. De 1914 à 1918, l’Allemagne a mis 40 % de son budget étatique dans la guerre. Cela permit une augmentation de la production de l’industrie de guerre de 10 %, alors que la production civile baissa de 59 %, et la production industrielle plus particulièrement de 43 %.

De 1913 à 1918, les dépenses de l’État britannique furent multipliées par 13. En 1918, 20 000 entreprises britanniques servaient directement l’armée pour satisfaire ses commandes.

La France, dont une partie économiquement vitale était occupée par l’Allemagne (avec 94 % du cuivre, 81 % de la fonte, 81 % des lainages, 76 % du sucre, 74 % du charbon, 63 % de l’acier), vit son commerce extérieur passer de 11 200 milliards à 27 milliards de francs de 1914 à 1918. Le salaire d’un ouvrier était en 1917 le tiers de celui en 1914, alors que les prix étaient largement partis à la hausse.

Tout cela pour satisfaire une machine de guerre mobilisant au total 73,8 millions de soldats, pour 9,5 millions de morts, 21,2 millions de blessés… mais la révolution d’Octobre 1917 dirigée par Lénine leva le drapeau du socialisme face à la barbarie. Cette situation donnait naissance à la première crise générale du capitalisme.

La première expression de la première crise générale

C’est là ce qu’il s’agit de saisir ici. La crise générale du capitalisme a de très nombreuses formes, d’où le terme de « général », néanmoins il va être particulièrement souligné ici la question économique, trop méconnue. C’est d’autant plus important pour deux raisons.

D’une part, les commentateurs bourgeois faussent les chiffres, que ce soit volontairement ou pas, étant incapables de dépasser l’horizon capitaliste. Il est donc malaisé d’avoir accès à ces données. D’autre part, la crise se produit en deux temps : elle frappe d’abord surtout l’Est de l’Europe, ensuite véritablement l’Ouest de l’Europe et les États-Unis.

Il faut donc cerner deux aspects, formant deux pôles contradictoires. Le premier, c’est l’impact direct sur l’Europe de l’Est de la première crise générale. L’impact est politique évidemment : révolution russe, révolution hongroise, révolution finlandaise, révolution allemande, alors que le régime austro-hongrois s’est effondré tout comme le tsarisme.

Cela conditionne tout le début de la crise, faisant que l’Europe de l’Ouest parvient à se relancer malgré qu’elle ait été touchée également. Cela va produire une période de stabilisation, de grands débats ayant lieu dans l’Internationale Communiste nouvellement mise en place pour évaluer justement la situation et diriger les luttes de manière coordonnée.
Voici comment, à son troisième congrès, en 1921 l’Internationale Communiste résume la situation :

« Les deux dizaines d’années qui avaient précédé la guerre furent une époque d’ascension capitaliste particulièrement puissante. Les périodes de prospérité se distinguent par leur durée et par leur intensité, les périodes de dépression ou de crise, au contraire, par leur brièveté. D’une façon générale, la source s’était brusquement élevée ; les nations capitalistes s’étaient enrichies.

Enserrant le marché mondial par leurs trusts, leurs cartels et leurs consortiums, les maîtres des destinées du monde se rendaient compte que le développement enragé de la production devait se heurter aux limites de la capacité d’achat du marché capitaliste mondial ; ils essayèrent de sortir de cette situation par les moyens de violence ; la crise sanglante de la guerre mondiale devait remplacer une longue période menaçante de dépression économique avec le même résultat d’ailleurs, c’est-à-dire la destruction d’énormes forces de production.

La guerre a cependant réuni l’extrême puissance destructrice de ses méthodes à la durée imprévisiblement longue de leur emploi. Le résultat fut qu’elle ne détruisit pas seulement, au sens économique, la production « superflue », mais qu’elle affaiblit, ébranla, mina le mécanisme fondamental de la production en Europe.

Elle contribua en même temps au grand développement capitaliste des États-Unis et à l’ascension fiévreuse du Japon. Le centre de gravité de l’économie mondiale passa d’Europe en Amérique. »

Le second aspect, c’est lorsque la crise générale parvient à toucher le cœur même du capitalisme, et donc les États-Unis. C’est ce que les commentateurs bourgeois appellent la « crise de 1929 », souvent résumé à un krach boursier.

En réalité, c’était le second moment de la crise générale du capitalisme et, d’ailleurs, l’Internationale Communiste avait correctement caractérisé la situation juste avant l’émergence de la crise, tout comme elle analysera correctement la tendance à la guerre en découlant.

En effet, lorsque la crise, après 1929, a atteint un palier tel que l’ensemble des pays capitalistes sont touchés, il y a la généralisation de la militarisation afin de disposer de la seule porte de sortie : la bataille pour le repartage du monde.

Initialement, ce sont donc les pays de la partie orientale de l’Europe qui sont frappés, et qui ne s’en remettront d’ailleurs pas pour la plupart. Pourquoi cela ? Parce que, hormis l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et relativement l’Autriche, les pays de l’Europe orientale étaient des pays agraires. Voici un tableau pour les années 1928-1929, soit plus de dix ans après l’irruption de la première crise générale.


Part de l’agriculture dans les exportationsPart de l’industrie dans les exportationsPart des masses laborieuses dans l’agriculture
Bulgarie93,1 %6,9 %81,9 %
Grèce97,95 %2,05 %61,1 %
Hongrie77,9 %22,1 %54,8 %
Pologne76,2 %23,8 %67,3 %
Roumanie96,2 %3,8 %80,7 %
Tchécoslovaquie26,3 %73,7 %37,5 %
Yougoslavie83,4 %16,6 %79,7 %

Les pays de ce tableau, ainsi que l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, sont au cœur de la première crise générale. Leur histoire durant les années 1920-1930 est radicalement différente de celle de l’Europe occidentale. Elle est particulièrement tourmentée, violente, voire même directement sanglante.

Les pays de l’Europe occidentale ont bien connu un moment important de flottement en 1918-1919, cependant il y a une stabilisation puissante se produisant et il n’y aura pas de réelle ampleur dans la société et l’économie avant 1929.

Il en va tout autrement dans la partie centrale et orientale de l’Europe. Il suffit de regarder l’inflation par exemple, qui se produit telle une avalanche.

En Autriche, de 1918 à 1920, la masse monétaire est passée de 12 à 30 milliards de couronnes, les prix ne cessant de se multiplier jusqu’en 1924.

Il en alla de même en Allemagne : un mark-or valait 1 mark de papier en 1914, 2 en 1918, 10 en 1920, 200 en 1922, 10 000 en janvier 1923, 100 000 000 000 début novembre 1923, 1000 000 000 000 fin novembre 1923.
En Italie, la monnaie en circulation passa de 9,22 milliards à 22,26 milliards entre fin 1918 et fin 1920.

Pour la Pologne, une livre anglaise valait 637,5 mark en avril 1920, 900 en octobre 1920, 3 275 en mars 1921, dans un processus d’effondrement continu, puisque un dollar vaut 9 marks en 1918, 6 375 000 à la fin de 1923.

Une nouvelle monnaie fut par conséquent introduite, tout comme en Hongrie, où l’inflation fut telle qu’en 1923 elle atteignait les 98 % par mois.

Cette hyperinflation ruinait en fait les masses populaires, faisant s’effondrer le niveau de vie, puisque les salaires ne suivant évidemment pas ou bien mal et avec retard, alors qu’il était impossible pour le capitalisme de se relancer dans un tel contexte d’instabilité générale de la monnaie.

Concrètement, il faut parler d’un abaissement du niveau de vie des masses de la partie orientale de l’Europe au début des années 1920.

Et c’est d’autant plus vrai que le chômage augmente : appauvrissant les masses sans travail, affaiblissant les luttes pour de meilleures salaires. Voici un tableau représentatif de la question, les chiffres étant en en milliers de personnes.


AllemagneItaliePologneTchécoslovaquieAutriche
1921300112749528
1922120606221113103
1923300391120441212
19242 200270200220

De manière plus spécifique, voici un tableau présentant l’évolution du chômage en Pologne, de 1919 à 1927, en milliers de personnes.

On voit que, même s’il y a une relance après que la crise ait frappé, la tendance de fond est au déclin du capitalisme.

La Pologne était de fait un maillon faible, avec 75 % des gens vivant dans les campagnes, 65 % de paysans fournissant 65 % du PIB, dans un pays sans capital propre dont un tiers de la population appartenait à des minorités (principalement allemande, juive, ukrainienne, biélorusse).

L’État polonais était en faillite, avec un déficit de 463,2 millions de dollars en 1920, 72,8 en 1921, 34,5 en 1922, 173,3 en 1923. Il était endetté massivement auprès des États-Unis, mais également de la France dont il devint un satellite, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Norvège, de la Suède.

Pareillement, l’Autriche connut une crise terrible, la transformant en satellite italien. Voici un tableau du chômage pour ce pays.


Taux de chômagePart des chômeurs
ayant une assurance-chômage
191918,4 %44 %
19204,2 %41 %
19211,4 %42 %
19224,8 %48 %
19239,1 %53 %
19248,4 %48 %
19259,9 %68 %
192611 %72 %
19279,8 %80 %
19288,3 %85 %
19298,8 %86 %
193011,2 %86 %
193115,4 %76 %
193221,7 %66 %
193326 %60 %
193425,5 %53 %
193524,1 %51 %
193624,1 %50 %
193721,7 %50 %

On peut deviner la situation de la Yougoslavie lorsqu’on sait que l’Autriche était son premier partenaire commercial, rattrapée en 1923 par l’Italie tout autant en crise, le reste du commerce se déroulant avec l’Allemagne et la Tchécoslovaquie.

Il faut se rappeler ici que l’internationalisation des échanges n’était pas aussi avancé que dans les années 1960, sans parler des années 1990. Dans les années 1920-1930, les pays voisins jouent souvent un rôle essentiel.

Cela n’empêche pas que la crise soit justement mondiale (à part pour l’URSS bien entendu), de par déjà une interpénétration significative des marchés. De fait, l’industrie lourde mondiale n’avait, en 1923, pas atteint le niveau d’avant-guerre.

Et c’était vrai pour le charbon, le fer, l’acier, et c’était même un terrible recul encore dans certains secteurs, telle la construction navale, avec 3 330 mille tonnes en 1913, 1643 seulement en 1923.

Même si l’aspect principal de la première crise générale concerne les pays d’Europe orientale, la dimension particulière de cet aspect a un aspect général, jouant sur tous les tableaux. Même les États-Unis ont été touchés par ce que les commentateurs bourgeois ont appelé la dépression de 1920-1921.

Le nombre de faillites tripla, les profits déclinèrent de 75 % en moyenne. Le chômage, de 1,4 % en 1919, passa à 5,2 % en 1920, 8,7 % en 1921 (puis 6,9 % en 1922 et 48 % en 1923).

Voici les cours du Dow Jones, l’indice boursier américain, pour cette période ; on voit bien comment la crise boursière est marquée, et comme elle le sera encore plus en 1929.

Et si la situation se débloque – temporairement – pour les États-Unis après 1921, c’est loin d’être vrai partout : le marasme prédomine. Le 15 octobre 1925, Le Journal et feuille d’avis du Valais, en Suisse, constate ainsi dans un article sur la crise économique :

« Les statistiques montrent, en effet, que la production mondiale, aussi bien en matières premières qu’en produits fabriqués, reste en général encore légèrement inférieure à celle d’avant-guerre et ceci malgré les besoins résultant de nombreuses destructions et de l’épuisement complet des stocks. »

Voici les chiffres du chômage pour toute une série de petits pays capitalistes, échappant relativement à la crise, et pourtant confronté à une sorte de mur.

Les chiffres sont en pourcentage des syndiqués comme c’est la pratique dans le Nord de l’Europe, sauf pour la Suisse ou le chiffre est en milliers.


BelgiquePays-BasDanemarkSuèdeNorvègeCanadaSuisse
192131,2 %11,9 %21,7 %24,2 %17,7 %16,3 %49 %
19228,9 %11,6 %24 %28,3 %23,4 %10,4 %81 %
19232,4 %10,4 %11,5 %14,9 %11,2 %4,5 %36 %
19243,6 %15,1 %21,3 %12,8 %
7,8 %27 %

Il va de soi que ces chiffres, comme tous en général, sont à regarder avec prudence. Ils indiquent une tendance, mais les statistiques ne sont pas nécessairement au point, sans parler des déformations idéologiques bourgeoises dans leur diffusion.

Cela a justement été un vaste travail de l’Internationale Communiste dès sa fondation que de parvenir à collecter suffisamment d’informations afin de parvenir à un aperçu général suffisamment convenable pour être capable de lire les tendances principales dans la marche de l’Histoire.

Ainsi, il avait pu être observé que l’agriculture reculait dans le monde ; si l’on prend la période 1919-1922 et qu’on la compare en effet à celle de 1909-1913, on s’aperçoit d’une production moindre pour le seigle, l’orge, l’avoine, les patates, le café, le coton, la jute.

On peut évidemment se tourner ici vers les chiffres de la production industrielle, qui révèlent de manière assez claire ce qui se joue, si on raisonne en termes de développement inégal, le mode d’expression de la crise générale n’est pas le même dans tous les pays.

Voici les chiffres de la production de charbon des principaux pays capitalistes, en milliers de tonnes. On y voit très clairement comment il y a une régression de la production, puis une relance, mais dans des proportions moins fortes qu’auparavant et parfois, comme pour le Royaume-Uni, on est même très loin des chiffres de 1913.


Royaume-UniFranceAllemagneJaponÉtats-Unis
191026 8703 84022 2401 58045 500
191329 2004 08027 7302 14051 710
192023 3202 53024 3202 94059 720
192926 2005 50033 7903 340124 160
193923 5105 02038 6805 130112 830

Regardons ce qu’il en est pour la production de fer, toujours en milliers de tonnes. Le mouvement est d’autant plus flagrant.


Royaume-UniFranceAllemagneÉtats-Unis
191010 1706 76014 79027 740
191310 4209 07019 31031 460
19208 1603 4306 39037 520
19297 71010 30013 24043 300
19398 1107 38017 75031 580

Regardons ce qu’il en est pour la production d’acier, en milliers de tonnes. Il en va de même.


Royaume-UniFranceAllemagneÉtats-Unis
19106 4703 41013 70026 510
19137 7804 69018 33031 800
19209 2202 7108 36042 810
19299 7909 72016 02057 340
193913 4007 95023 73047 900

Comme on le voit, la crise de 1929 a particulièrement joué dans les principaux pays impérialistes. C’est tellement vrai que pour l’opinion publique de l’Europe occidentale, la crise ne commencerait qu’en 1929.

C’est faux, mais, sans vouloir ici rentrer dans les détails, cela a une base historique : tout d’abord la crise a été marquante après 1918 mais elle a cédé le pas à une stabilisation, et surtout le capitalisme a réussi sa restructuration dans ces pays, entraînant ainsi l’opinion avec elle dans son élan capitaliste (voir ici l’article « la crise et les deux restructurations du capitalisme » du numéro 6 de Crise).

Elle n’a toutefois pas échappé à la crise générale du capitalisme, qui est ainsi intervenue en deux temps.
Ces deux temps forment-ils une opposition dialectique ? Doit-on considérer qu’il faut également chercher un tel mouvement en deux temps pour la seconde crise générale du capitalisme ?

Il n’est pas encore possible de le dire, mais il est évident que c’est une véritable question. En tout cas, l’Internationale Communiste n’avait à l’époque pas songé à cela. Elle avait bien vu que la crise générale se prolongeait, elle avait vu l’instabilité juste avant 1929 et tout à fait compris que la crise allait repartir… Mais elle n’a pas considéré qu’il s’agissait là de deux aspects.

En fait, l’Internationale Communiste avait pensé que les choses iraient très vite, puis ensuite elle a compris qu’il fallait analyser le rythme propre à la crise…

Mais elle concevait cela à court terme, en termes d’années. Il n’y avait donc pas d’espace pour raisonner sur un temps un peu plus long et donc y voir suffisamment d’écart pour considérer qu’une forme différente pourrait être prise.

La seconde expression de la première crise générale

Voici un tableau indiquant la chute du PIB en rapport avec la crise de 1929. Il est très important de noter que l’année de crise la plus forte se situe quelques années après elle, témoignant de l’impact dévastateur de cette seconde vague de la première crise générale.


Année
la plus haute
Année
la plus basse
Chute du PIB
Allemagne1929193225 %
Australie1925193120,6 %
Autriche1929193323,4 %
Belgique1928193410 %
Canada1928193334,8 %
Danemark193119323,6 %
États-Unis1929193330,8 %
Finlande192919326,3 %
France1929193513,3 %
Italie192919346,4 %
Japon192919319,3 %
Norvège193019324,4 %
Nouvelle-Zélande1929193217,8 %
Pays-Bas1928193416 %
Royaume-Uni192919316,6 %
Suède192919326,5 %
Suisse192919356,7 %

Encore une fois il faut être prudent avec les chiffres : il semble par exemple que la chute du PIB au Canada ait été bien plus prononcé (44%), alors que la production industrielle représentait en 1932 58 % de celle de 1929.

En fait, pour bien saisir ce qui se passe dans un pays, il faut avoir une vue d’ensemble.

La Roumanie, par exemple, connut un développement relativement différent des autres pays de l’Europe orientale, étant en mesure de relativement tenir le choc du début des années 1920. Le pays s’en sortait par sa capacité à fournir des ressources : il était essentiellement agraire, exportant du blé en Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ainsi que du pétrole.

Lorsque la seconde vague de la crise la toucha par contre massivement, cela signifie que sa nature était en réalité celle d’un satellite direct des pays d’Europe occidentale. De fait, en 1932, 2,5 millions de paysans étaient massivement endettés, et le PIB de 1933 représenta 62 % de celui de 1929. La tendance au fascisme dans ce pays correspond à une faiblesse historique.

Inversement, l’Allemagne connut le triste chemin que l’on connaît, de par ses forces historiques. Dans ce pays, de 1929 à 1932, la production d’électricité chuta de 23,4, celle de charbon de 32,7 %, celle d’automobiles de 64,2 %, celle d’acier de 64,9 %, celle du fer de 70,3 %, la construction navale de 83,6 %.

Au plus fort de la crise, l’industrie tournait au 2/3 seulement, avec entre 6 et 8 millions de chômeurs, alors qu’en 1931 l’État était obligé de prendre le contrôle de la grande majorité des banques privées pour les soutenir alors qu’elles s’effondraient. De 1929 à 1935, les exportations allemandes chutèrent de 69,1%, les importations de 70,8 %.

Mais comme on le sait, le niveau de formation de cartels et de monopoles étaient très avancé en Allemagne et cela produisit la victoire des nazis, qui procédèrent à la marche à la guerre. De 1933 à 1939, la production de biens de consommation augmenta de 43 %, celle des moyens de production de 310 %, celle de l’armement de 1 350 %.

L’Allemagne était en fait une sorte de nexus de toute la question de la première crise générale du capitalisme, car c’était le pays le plus avancé de tous ceux de l’Europe centrale et orientale touchés le plus violemment. D’où le contexte littéralement de guerre civile de 1918 à 1933.

Les chiffres montrent bien comment l’Allemagne a été mortellement touchée en 1920.


Indice de la production industrielleExportations en millions de marksImportations en millions de marksVolume de production automobile en milliersProduction de blé en milliers de tonnesMillions
de bovins
Millions d’ovins
191088,68 9347 47593 86020,165,79
191310010 77010 097164 66018,57
192055,13 9293 709
2 25016,816,15
192910213 44713 483115
18,033,51
193259,4





1939128,5
(en 1938)
5 2075 6533384 16019,915,21

Toute l’histoire allemande des années 1920-1930 est caractérisée par une grande instabilité, de profonds changements de situations, des relances économiques puissamment inégales, rendant extrêmement difficile une analyse concrète pour le jeune Parti Communiste d’Allemagne.

Ce n’est pas avant le début des années 1930 qu’un semblant d’unité à sa direction se pose, après des débats sans fin, des scissions, des querelles d’analyses.

Et cela a eu lieu malgré tout le soutien de l’Internationale Communiste, qui œuvrait à étudier en détail la situation allemande, la question allemande étant par ailleurs la plus importante de toute, celle considérée comme décisive.

On ne peut pas comprendre la victoire nazie sans saisir la question de ce rythme. Pour prendre un exemple concret, voici les salaires hebdomadaires en marks en Allemagne.


Septembre 1931Janvier 1932Octobre 1932
Métallurgie25.7020,0518,20
Industries chimiques29.4522,6522,45
Textile18.7016,1515,60
Bâtiment22.4513,8612,05
Imprimerie33,3527,2525,40

On voit l’incroyable dégradation. De manière spécifique, pour les différents secteurs, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1929
Production de charbon– 35,9 %
Production de fer– 70,3 %
Production d’acier– 64,9 %
Consommation de coton– 21,4 %
Production de sucre– 57,2 %
Exportations– 69,1 %
Importations– 70,8 %

La crise a terriblement frappé l’Allemagne en 1929 et en 1931-1932 les salaires fondent.

Or, aux élections législatives allemandes de juillet 1932, les nazis ont 37,27 % des voix, les socialistes 21,58 %, les communistes 14,3 %. Mais aux élections législatives allemandes de novembre 1932, les nazis ont 33,1 % des voix, les socialistes 20,4 %, les communistes 16,9 %.

Cela signifie que juste avant la prise du pouvoir par les nazis, ceux-ci commençaient à refluer, alors que les communistes allaient de l’avant. Mais ces derniers étaient en retard dans le tempo de la crise et furent débordés, le capitalisme proposant une sortie par la fuite en avant satisfaisant les masses emprisonnées dans les difficultés de la crise.

C’est un exemple terrible de l’importance de la question du rythme de la crise.

En fait, on ne peut saisir les modalités de la crise générale dans chaque pays qu’en étudiant sa base, ce qui implique, de manière dialectique, de regarder également avant l’expression de la crise, car celle-ci s’exprime en amont d’elle-même. Il n’y a pas de cause et de conséquence, mais un mouvement général aux multiples aspects.

Voici par exemple le très intéressant constat que fait par exemple La Suisse Libérale, dans son numéro du 7 juillet 1926, sur la crise agricole aux États-Unis.

Ce qu’on y lit est caractéristique, car exprimant bien que les États-Unis, la plus grande puissance économique, était en surchauffe dans une économie mondiale en crise.

« L’agriculture subit, sur toute l’étendue de l’immense territoire des États-Unis, une crise dont il est intéressant de connaître la genèse et le développement devenu tel qu’il menace gravement l’avenir d’un pays par ailleurs incroyablement prospère.

De 1900 à 1920, l’écoulement des récoltes était assuré à des prix rémunérateurs, la valeur des terre cultivables alla en augmentant régulièrement. Les années de guerre et l’après-guerre accélérèrent encore cette progression.

De 1914 à 1918 en effet, on achetait à n’importe quel prix tout ce qui servait au ravitaillement des armées ; au lendemain de la guerre il fallut reconstituer les stocks épuisés, garnir les entrepôts.

On ne doit donc pas s’étonner que dans l’ensemble des États-Unis le prix des terres ait connu de 1900 à 1920, une augmentation de 257 pour cent ; dans certains États, le Kentucky, l’Iowa, la Géorgie, elle fut de 4 à 500 et même 700 pour cent.
Ce phénomène économique est naturel : le prix de te terre augmente avec le prix des produits facilement écoulés. Puisque la terre rapporte, tout le monde, ou presque, en veut, quitte à la faire valoir par des fermiers.
Qui ne possède pas l’argent comptant emprunte à gros intérêts, hypothèque sa propriété. On s’en tirera toujours, pense-t-on, en haussant le prix du blé, du maïs, du coton, de tant de produits pour lesquels la demande est formidable.

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Pour n’avoir pas suffisamment médité ce proverbe, les propriétaires terriens connaissent depuis peu un vent qui pourrait bien, avant peu, souffler en tempête. Déjà la casse est considérable.

Il a suffi, pour cela, que les produite surabondants se vendent soudain à des prix inférieurs aux prix escomptés, que le rapport soit rompu entre ces prix et ceux que l’on déboursa pour l’achat des terres. Dès que la chose fut évidente, on voulut se débarrasser de ses propriétés, parfois même, plutôt que de travailler à perte, on les laissa en jachère.

Résultats : de 1920 à 1925, la valeur des exportations agricoles aux États-Unis a diminué de 17 milliards de dollars, soit du tiers ; le nombre des fermes s’est abaissé de 117 000, la superficie cultivée de 31 millions d’acres et le cheptel national de plus de 5 millions de têtes.

Telle est l’immédiate conséquence de la ruée à l’achat des terres à n’importe quel prix. Cette conséquence développera encore ses effets car nombre de propriétés écrasées sous le poids des emprunts seront abandonnées ou vendues à vil prix avant qu’il soit longtemps.

Autre résultat, en naturelle liaison avec ce qui précède : au 1er janvier 1925, 31 134 000 personnes vivaient dans les exploitations agricoles ; au 1er janvier 1926, 30 650 000 soit une diminution de près d’un demi-million.

Veut-on quelques précisions ?

En 1925, 2 millions de personnes ont abandonné l’agriculture pour se fixer dans les villes, alors qu’un million cent mille, seulement, s’établissaient dans les exploitations rurales. Perte 900 000.

Mais comme il y a eu d’ans les fermes 700 mille naissances et seulement 288 000 décès, le déficit tombe à un demi-million d’individus. Il reste considérable. De1920 à 1925, il comporte plus de deux millions de départs des campagnes à la ville.

Cette désertion de la terre est pour les États-Unis, surindustrialisés, grosse de conséquences économiques et sociales. »

On comprend que la guerre était vitale pour l’impérialisme américain. Véritable mastodonte, il n’avait pas les moyens de se développer de manière suffisamment autonome sur son propre territoire de par l’immense capacité productive déjà obtenue.

En 1938, sa part dans la production industrielle mondiale était de 32,2 %, contre 48,5 % en 1929 et même 36 % en 1913.

Et, justement, le phénomène de monopolisation ne s’était bien entendu pas arrêté. Hors finance, les 200 plus grandes entreprises virent leur part dans les richesses produites passer de 33,3 % en 1909 à 47,9 % en 1929.

Entre 1921 et 1929, le nombre de banques diminua de 17,9 %, alors que le nombre de filiales de celles restantes fut multiplié par six. La part de la traction mécanique dans l’agriculture était passé de 23,1 % en 1920 à 56,2 % en 1930.

En 1922, les États-Unis avaient dépassé le Royaume-Uni pour les investissements au Canada et se rapprochaient considérablement de celui-ci pour les investissements en Amérique latine. Le pays possédait d’ailleurs la moitié des réserves mondiales d’or.

On a ici tous les ingrédients pour comprendre comment les États-Unis, de par leur poids, devaient être amenés à vouloir façonner l’ensemble du monde capitaliste à son image. Voici un tableau général montrant bien comment les États-Unis étaient obligés d’aller de l’avant.


Revenu national en millions de dollarsIndice de la production industrielleVolume de production automobile en milliersImportations en millions de dollarsExportations en millions de dollars
191028 170
1811 5571 710
191331 450100 (en 1914)4621 7572 448
192068 4301411 9065 2788 080
192979 5002164 587

193972 8002142 8673 1023 311

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci pour les deux phases de la crise, 1920 et 1929.


19201929
Production de charbon– 27,5 %– 40,9 %
Production de fer– 54,8 %– 79,4 %
Production d’acier– 53,1 %– 75,8 %
Consommation de coton– 20 %– 31 %
Production automobile– 28,3 %– 74,4 %
Production pétrolière+ 6,4 %– 22,1 %
Construction de locomotives– 58,2 %– 94,6 %
Indice des prix des gros– 37,6 %– 53,9 %
Exportations
(sans les réexportations)
– 53,4 %– 75,7 %
Importations– 53,2 %– 77,6 %

Mais il faut également se tourner vers la contradiction villes-campagnes, si importante. En effet, la première crise générale du capitalisme repose avant tout sur la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel. Cela ne signifie pas pour autant que le second aspect ne joue pas.

Il a sa signification et il va en fait jouer de manière grandissante, jusqu’à être au premier plan, comme on le voit avec la seconde crise générale en 2021. Il y a donc d’autant plus d’importance à saisir comment cela s’est déroulé, comme cela a concrètement joué sur l’ensemble du mode de production capitaliste.

Pour prendre un exemple, l’un des aspects importants de la première crise générale aux États-Unis tient aux « dust bowls », des tempêtes de poussière liées à la sécheresse issue du sur-labourage des plaines du sud par des agriculteurs cherchant à compenser la perte de leurs revenus en développant la production.

On parle ici d’une surface de 400,000 km², la poussière engloutissant tout et jetant sur les routes 500 000 personnes sans abri, 3,5 millions de personnes quittant en tout la région.

L’épisode est le thème du roman « Les raisins de la colère », de John Steinbeck. Une photographie très connue de Dorothea Lange montre également une femme avec ses enfants fuyant un dust bowl.


Ce qui s’est passé est simple à comprendre. L’immense croissance américaine, qui échappe qui plus est à la première guerre mondiale, a un potentiel inemployé.

On comprend ici comment les formidables forces dans l’agriculture, sous-employées, forment le terreau pour l’agro-industrie de la seconde moitié du XXe siècle, avec une systématisation de la viande et plus généralement des produits de consommation d’origine animale.

L’incroyable capacité productive américaine, aux mains du capitalisme de plus en plus monopoliste, conduit directement à vouloir refaçonner le consommateur de telle manière à étendre les profits.

C’est une tendance irrépressible au sein du mode de production capitaliste.

Dans les chiffres suivants, on lit déjà la guerre pour le repartage du monde et McDonald’s afin de répondre à la « sous-consommation » mondiale.


Production de blé en millions de boisseauxProduction de maïs en millions de boisseauxProduction de coton en milliers de balesMillions de bovinsMillions de porcinsMillions d’ovins
1910625,482 852,7911 61058 99048 07046 940
1913751,102 272,5414 15056 59053 75040 540
1920843,283 070,6013 43070 40060 16037 330
1929824,182 515,9414 83058 88059 04043 480
1939741,212 580,9911 82066 03050 01045 460

On lit précisément à ce sujet, dans l’article L’Amérique a trop de biens du journal suisse Le Rhône, le 6 décembre 1940 :

« D’Amérique, une plainte s’élève. Et elle a pour l’Europe quelque chose de cynique : « Nous avons trop de produits, trop de tout. Nous succombons sous notre abondance. »

Et l’Europe, elle, n’a assez de rien. L’Europe menace de succomber sous la disette.

Écoutez plutôt ce bref communiqué du département de l’agriculture à Washington : « Notre récolte de blé de 1940 s’annonce comme supérieure de 10 % à celle de l’an passé. Elle atteindra en chiffres ronds 730 millions de boisseaux — ce qui, avec le report de 1939, donnera un disponible de 1 milliard de boisseaux. Notre consommation annuelle est seulement de 650 millions de boisseaux. »

D’où il suit que les États-Unis disposent d’un stock formidable de 350 millions de boisseaux de blé, dont ils ne savent que faire.

A qui les envoyer ? Pas à l’Argentine, qui annonce elle-même qu’elle a en mains 300 millions de boisseaux à offrir à qui voudra les acheter.

Pas au Canada, qui déclare que son surplus de blé égale celui des États-Unis. Pas à l’Australie, qui est à la tête d’un stock de 100 millions de boisseaux.

Que faire de ce monceau de blé, dont la dixième partie suffirait à nourrir l’Europe affamée ?

Le jettera-t-on à la mer ou le brûlera-t-on dans les cheminées des fermes comme le Brésil brûle son café dans les chaudières de ses locomotives ? Paradoxal problème.

Et ce qui est vrai du blé l’est aussi de la viande. Écoutez cet autre communiqué du même département de Washington : « La masse de notre cheptel est la plus forte que nous ayons connue depuis vingt ans. Le stock de lard dépasse actuellement 266 millions de livres — ce qui constitue de loin un record. »

Mais, à la même heure, le gouvernement canadien annonce, de son côté, qu’il est, lui aussi, submergé de viande de porc dont il ne trouve pas l’écoulement. Et le gouvernement argentin ne sait à qui vendre ses conserves de viande de bœuf, qu’il ne parvient pas à exporter.

Et la plaintive chanson est la même pour le coton : « Nous n’avons pas encore ramassé, disent les États-Unis, notre récolte de 1940, alors que nous avons toujours sur les bras notre récolte de 1939. »

Et elle est la même pour le café, dont le Brésil a dû détruire le cinquième de sa production, l’an dernier, et dont il menace de flamber le tiers cette année.

Feux de joie ou feux de tristesse qui viennent s’ajouter aux feux de destruction de la vieille Europe ? »

On sait comment l’impérialisme américain, après 1945, parviendra à modifier le style de vie des gens afin de trouver un terrain pour l’expansion de la consommation. Cela passait toutefois par la mise en place d’un réel secteur militaro-industriel alors que l’État devenait un vecteur majeur de l’impérialisme américain dans sa quête d’hégémonie.

Le New Deal – la « nouvelle donne » – de Franklin Delano Roosevelt, entre 1934 et 1938, fut le point de départ d’une remise à niveau général de l’État américain en ce sens. Le gouvernement américain ne fut bien entendu pas en mesure d’organiser le capitalisme, mais il fut un outil essentiel des monopoles pour parvenir à organiser la société selon ses besoins, notamment par la criminalisation complète des communistes.

C’est le sens de la loi d’exception sur les banques, de la loi sur les valeurs c’est-à-dire les dépôts d’argent, de la loi sur le redressement industriel national, de la loi sur la réorganisation de l’agriculture, de la loi de crédit pour les fermes.

Voici comment Roosevelt présente le New Deal lors d’un discours à Chicago en juillet 1932 :

« Alors que nous entrons dans cette nouvelle bataille, gardons toujours présent avec nous certains des idéaux du parti : le fait que le parti démocrate, par tradition et par la logique continue de l’histoire passée et présente, est le porteur du libéralisme, du progrès, et dans le même temps de la sûreté pour nos institutions.

Et si cet appel n’est pas entendu, souvenez-vous bien, mes amis, que le ressentiment envers l’échec de la direction républicaine – et notez bien que dans cette campagne je n’utiliserai pas les mots « parti républicains » mais, tout le temps, les mots « direction républicaine » – l’échec de la direction républicaine à résoudre nos troubles peut dégénérer en un radicalisme irrationnel (…).

Il est inévitable – et ce choix est celui de l’époque – il est inévitable que la principale question de cette campagne tourne clairement autour de notre condition économique, une dépression si profonde qu’elle est sans précédent dans l’histoire moderne (…).

Vint le crash. Vous connaissez l’histoire. Les surplus investis dans les usines inutiles s’y figèrent. Les gens perdirent leurs emplois ; le pouvoir d’achat s’assécha ; les banques s’effrayèrent et commencèrent à rappeler leurs prêts.

Ceux qui avaient de l’argent avaient peur de s’en séparer. Le crédit se contracta. L’industrie stoppa. Le commerce déclina, et le chômage monta (…).

Que veut plus que tout le peuple américain ? je pense qu’il veut deux choses : du travail, avec toutes les valeurs morales et spirituelles qui l’accompagne ; et avec celui-ci, un niveau raisonnable de sécurité – de sécurité pour eux-mêmes, pour leurs femmes et enfants.

Travail et sécurité sont bien plus que des mots, que des faits. Ce sont les valeurs spirituelles, le véritable but vers lequel nos efforts de reconstruction doivent nous diriger. »

Avec la seconde vague de crise, apparue en 1929, il y avait besoin de ré-impulser le régime américain, alors qu’une contestation de masses cherchait à s’exprimer, reprenant le fil rouge perdu historiquement au moment de la première guerre mondiale par la pression nationaliste et anti-communiste.

C’était une tendance par ailleurs très marquée dans tous les pays capitalistes, avec une irruption générale des masses sur le terrain de la politique, le capitalisme lançant le fascisme pour dévier le mouvement.
On en revient à la question du rythme de la crise, de la question de comment s’y adapter.

Georgi Dimitrov formule cela ainsi au septième congrès de l’Internationale Communiste en 1935 :

« Dans les conditions de la crise économique extrêmement profonde, de l’aggravation marquée de la crise générale du capitalisme, du développement de l’esprit révolutionnaire dans les masses travailleuses, le fascisme est passé à une vaste offensive.

La bourgeoisie dominante cherche de plus en plus le salut dans le fascisme, afin de prendre contre les travailleurs des mesures extraordinaires de spoliation, de préparer une guerre de brigandage impérialiste, une agression contre l’Union soviétique, l’asservissement et le partage de la Chine et sur la base de tout cela de conjurer la révolution.

Les milieux impérialistes tentent de faire retomber tout le poids de la crise sur les épaules des travailleurs.
C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de résoudre le problème des marchés par l’asservissement des peuples faibles, par l’aggravation du joug colonial et par un nouveau partage du monde au moyen de la guerre.
C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de devancer la montée des forces de révolution en écrasant le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et en lançant une agression militaire contre l’Union soviétique, rempart du prolétariat mondial. C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Dans une série de pays, notamment en Allemagne, ces milieux impérialistes ont réussi, avant le tournant décisif des masses vers la révolution, à infliger une défaite au prolétariat et à instaurer la dictature fasciste. »

Les États-Unis eux-mêmes furent touchés par une vague révolutionnaire, bousculant l’ordre établi, le New Deal de Roosevelt devant justement être un pare-feu. C’était une réponse de la contre-révolution à la menace que représentait la révolution. C’était une opération de restructuration.

Voici un tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes, aux États-Unis.


Nombre de chômeursNombre de grévistes
1918560
1919950
19201 670
19215 010
19223 220
19231 380
19242 440
19251 800
1926880
19271 890330
19282 080310
19291 550290
19304 340180
19318 020340
193212 060320
193312 8301 170
193411 3401 470
193510 6101 120
19369 030790
19377 7001 860
193810 390690
19399 4801 170

La difficulté est bien entendu de saisir cela en rapport avec le développement inégal du capitalisme en général. Le développement du capitalisme dans un pays est à la fois indépendant du développement du capitalisme dans les autres pays et dépendant de celui-ci. Il y a une interaction extrêmement complexe, toujours en mouvement.

Pour prendre un exemple concret, les États-Unis se développent en prenant la place de numéro 1 au Royaume-Uni.

Les contradictions ont été innombrables, la concurrence a été très rude, au point qu’objectivement, il était tout à fait possible de s’attendre à une guerre entre les deux pays dans le cadre de la bataille pour le repartage du monde.

Et pourtant, le Royaume-Uni s’est placé comme aide de camp des États-Unis historiquement.

L’exemple le plus connu est la prise de la Grèce par le Royaume-Uni en 1945 et, devant le succès du Parti Communiste de Grèce à mener une véritable guerre populaire, ce sont les États-Unis qui sont intervenus, écrasant le mouvement révolutionnaire trahi par la Yougoslavie de Tito et faisant de la Grèce son satellite.

Le Royaume-Uni n’a pas « choisi » une telle évolution ; celle-ci a été le produit du cours des choses. La première crise générale du capitalisme avait frappé le Royaume-Uni de telle manière que cet impérialisme s’est enlisé.

Ces chiffres sur la production industrielle du Royaume-Uni montrent bien comment l’élan a été relativement cassé.


Revenu national en millions de livresIndice de la production industrielleConstruction navale en milliers de tonnesConsommation automobile en milliers de véhicules
19102 063100,5700
19132 3681001 20034
19205 66495,11 28095 (en 1923)
19294 178112,3930239
19395 037137920 (en 1937)504 (en 1937)

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci, pour les deux moments forts de la crise.


19201929
Volume de production de charbon– 28,9– 19,7
Volume de production de fer– 67,4– 52,9
Volume de production d’acier– 59,2– 46
Tonnage de la construction navale– 68– 91
Consommation de coton– 42,9– 27,5
Trafic portuaire des longs courriers+ 0,3– 12,6
Indice général des prix de gros– 48,6– 57,8
Exportations
(sans les réexportations)
– 44,6– 66,4
Importations– 41,8– 62,2

Un tel cadre renforça le développement des monopoles. On doit ici mentionner le cartel de la British Iron and Steel Federation (avec 47 % de la fonte de fer et 67 % de l’affinage de l’acier), mis en place par le gouvernement du travailliste Ramsay MacDonald œuvrant pour les conservateurs.

On a également dans le pétole la Anglo-Persian Oil Company, la compagnie hollando-britannique Shell, la Burmese Oil Company ; dans le coton on a la Lancashire cotton Corporation fusionnant plus d’une centaine d’entreprises sous l’égide de la Banque d’Angleterre.

Dans la métallurgie, on a la English Steel Corporation unissant l’entreprise de construction navale Cammell Laird Company et le spécialiste de l’acier Vickers ; dans la chimie c’est l’unité sous la forme de la Imperial Chemical Industries (contrôlant notamment 95 % de la production chimique).

Et, ce qui est caractéristique du cas britannique, la contestation ne grandit pas vraiment. Voici un tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes.


Nombre de chômeursNombre de grévistes
19221 560550
19231 300410
19241 090610
19251 410440
192617502 730
19271 070110
19281 270120
19291 160530
19301 910310
19312 710490
19322 840380
19332 500140
19342 120130
19352 000270
19361 710320
19371 370600
19381 880270

C’est comme si les travailleurs restaient paralysés parce qu’ils maintenaient leur croyance en le développement britannique pour ainsi dire unique au monde. Alors qu’en réalité le Royaume-Uni avait raté sa transition, s’appuyant surtout sur son élan du développement du capitalisme d’avant 1880.

Il y a ici un véritable ratage historique et, de fait, le mouvement ouvrier en Angleterre n’a jamais dépassé le travaillisme et sa socialisation très avancée, mais incapable d’idéologie et de politique.

Pour caractériser l’économie britannique en tant que tel, on peut sans doute dire que le Royaume-Uni était en fait dépassé par les États-Unis et, en ce sens, en partie emporté dans son sillage. Il y a ici une grande réflexion à avoir sur ce type d’interaction, pour bien comprendre de quelle manière il y a un effet d’entraînement.

Cela joue tant pour une situation de compétition ouverte comme celle actuellement entre les États-Unis et leur challenger chinois, que par exemple pour l’histoire économique de l’Union Européenne.

En tout cas, donc, le Royaume-Uni est comme aspiré en raison de son décalage. La mécanisation de la production de charbon et des métaux n’était en 1931 que de 35 % (contre 80 à 90 % pour les États-Unis et l’Allemagne), en 1930 dans le textile on a 42 % des machines étant des modèles d’avant 1870-1880…

Ce retard avec une certaine stabilité est également ce qui marque la France, avec de grandes nuances toutefois.

La stabilité profite du fait que le pays est beaucoup plus agraire que les autres pays capitalistes : ce n’est qu’en 1926 que le nombre de travailleurs dans l’industrie dépasse ceux dans l’agriculture. Cela forme un marché relativement fermé.

Et la France a profité du paiement en nature, à des prix très avantageux, des réparations allemandes. Si on ajoute l’immense empire colonial, il y a les ingrédients pour une relative stabilité, marginalisant d’ailleurs de manière complète le Parti Communiste durant toutes les années 1920.

On ne sera guère étonné qu’un tel environnement ait été propice à l’industrialisation.

La part de la France dans la production industrielle mondiale passe d’ailleurs de 5 % en 1920 à 8 % en 1930 ; il faut notamment souligner le développement des constructeurs automobiles français (Panhard & Levassor, Automobiles Citroën, Peugeot, Renault) : la production automobile passa de 40 000 véhicules en 1920 à 254 000 en 1929.

Un tel développement, parallèle à la reprise américaine, ne pouvait qu’être terriblement frappé par la seconde vague de la crise. Voici les chiffres pour la France.


Indice de la
production industrielle
Indice de la production agricole (100 en 1938)
191089
191310091
19206280
192913998
193972 (en 1938)99

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1930
Production de charbon– 15,8
Production de fer– 46,6
Production d’acier– 41,9
Consommation de coton– 38,3
Indice des prix des gros– 45,1
Exportations– 69,1
Importations– 64

La part de la France dans la production industrielle mondiale retomba alors à 5,1 %.

C’était une crise de développement, tout comme aux États-Unis : même les pays échappant formellement à la première crise générale se sont heurtés à un mur, en raison de leur dimension trop restreinte.

Cela réactiva la lutte des classes, comme on le voit ici avec le tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes.


Nombre de grévistes
1918176
19191 151
19201 317
1921402
1922290
1923331
1924275
1925249
1926349
1927111
1928204
1929240
1930582
193148
193272
193387
1934101
1935109
19362 423
1937324
19381 333

Il faut bien se rappeler ici que les forces productives ne sont pas encore assez développées pour étendre les marchés à marche forcée, comme c’est le cas au début du 21e siècle. Un blocage se révèle complet et la bataille pour le repartage du monde s’impose beaucoup plus rapidement.

La France pouvait espérer bien entendu que son empire lui permettrait d’arracher des richesses, d’ailleurs le système bancaire s’était largement centralisé, avec le Crédit Lyonnais, le Comptoir National d’Escompte et la Société Générale (3 300 succursales en 1930 contre 1 700 en 1913).

Mais les forces productives étaient bien trop peu développées dans l’empire français, il aurait fallu des investissements véritablement massifs, et c’était hors de portée.

Les tendances autoritaires du régime se firent ainsi toujours plus fortes, poussées par les 200 familles les plus riches de France formant une haute bourgeoisie de plus en plus aux commandes. Les masses réagirent avec le Front populaire, mais sans réelle lecture des événements et cela ne produisit rien.

Enfin, il faut bien entendu mentionner, pour souligner le développement inégal, le développement du Japon. Ce pays se développe littéralement parallèlement à la première crise générale du capitalisme. Cela tient à son caractère économiquement arriéré, son régime féodal-militaire, son isolement géographique.

Les chiffres pour le Japon montrent que le pays, tout en étant inévitablement touché par la crise générale, avance tout de même à marche forcée.


Indice de la production industrielleValeur de la production agricole en millions de dollars
191073,91 204
1913107,71 975
1920413,74 210
1929539,53 480
19391 144,14 050

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci, pour les deux temps forts de la crise.


19201929
Production de fer– 16,1 %– 18,3 %
Production de charbon– 17,7 %– 15,3 %
Construction navale– 88,2 %– 67,1 %
Production de coton– 7 %– 9,7 %
Exportations– 40,3 %
Importations– 30,9 %– 62,3 %

Le Japon est, avec les États-Unis, le pays avec le plus de potentiel lors de la première crise générale du capitalisme. Cela va justement se voir avec la période de l’après-guerre.

Le chemin vers la seconde crise générale

Il n’est possible que de tracer à grands traits la période 1945-1989 et 1989-2021, tellement il y a d’aspects, mais en même temps ces faits sont faciles à comprendre, puisqu’on se rapproche de notre situation en 2021 et que cela parle de soi-même.

En 1945, les États-Unis sont en position de force : le nombre de morts pendant la guerre est extrêmement faible, le territoire national n’a pas été touché, l’industrie militaire fonctionne à plein rendement.

Qui plus est, trois territoires vont passer sous contrôle direct : le Japon, l’Allemagne de l’Ouest devenant la République Fédérale Allemande, à quoi il faut ajouter l’Autriche. Or, ces trois pays n’ont pratiquement pas eu de destructions provoquées par la seconde guerre mondiale en ce qui concerne l’industrie. Leurs régimes s’étant effondrés, les États-Unis ont pu qui plus est les façonner selon leurs besoins.

L’Autriche revient ainsi à son niveau d’avant-guerre dès 1950, le Japon en 1951, l’Allemagne de l’Ouest en 1952. Et c’est alors que jouent à fond les plans Marshall et Schuman.

Le plan Marshall n’est pas une « aide », mais un vaste prêt à l’Europe occidentale (16,5 milliards de dollars soit 173 milliards de dollars en 2020) assorti de la condition d’utiliser l’argent pour acheter des biens américains. C’était un moyen de canaliser la surproduction américaine, en modernisant l’appareil productif d’Europe occidentale pour l’intégrer dans son propre dispositif.

Pour ce faire, il y eut le plan Schuman de 1950, de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères français, épaulé par Jean Monnet.

Il s’agissait de mettre en place une production commune du charbon et de l’acier, ce qui va déboucher en 1951 sur la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, avec la Belgique, la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, les Pays-Bas et le Luxembourg. Cela débouchera en 1957 sur la Communauté Économique Européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique, concernant 150 millions de personnes.

Ce plan de Communauté Européenne fut porté les forces politiquement centristes alliés à l’aile droite de la social-démocratie, directement en convergence avec les intérêts des États-Unis.

Dans une déclaration de 1950, les Partis Communistes de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grande-Bretagne, de Hollande, de Belgique et du Luxembourg constatent que :

« Le plan Schuman, qui est une prolongation du plan Marshall, tend à faire de l’Ouest de l’Allemagne, placé sous contrôle américain, une base politique et économique et militaire essentielle en Europe, pour la troisième guerre mondiale.

Il vise à intégrer complètement dans le bloc atlantique les capitalistes allemands, considérés par les fauteurs de guerre américains comme la force d’agression la plus sûre en Europe.

Il facilite la reconstitution d’une armée en Allemagne occidentale sous la direction des anciens généraux hitlériens.

La réalisation du projet Schuman aboutirait à mettre les industries minières et sidérurgiques – et par voie de conséquence l’ensemble de l’économie – de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique, du Luxembourg, de l’Italie et de la Hollande sous le contrôle des magnats capitalistes de la Ruhr, eux-mêmes aux ordres des financiers de Wall Street.

L’industrie et l’agriculture de ces pays deviendraient ainsi le complément de l’industrie de guerre de l’Ouest allemand pour le compte des impérialistes américains.

Il s’agit de constituer un arsenal du bloc atlantique, c’est-à-dire l’ensemble guerrier le plus formidable que l’Europe ait jamais connu.

C’est l’alliance des marchands de canons rassemblant, sous la direction des potentats du dollar, les grands industriels nazis de la Ruhr, le Comité des Forges qui trahit depuis des décades les intérêts de la France, certains rois de l’industrie guerrière anglaise et les gros industriels de Belgique et du Luxembourg.

Le Plan Schuman consacrerait la mise au pas des pays marshallisés, il achèverait de détruire la souveraineté nationale de ces pays en livrant leur économie aux impérialistes américains. Il confirmerait l’état de colonisation de l’Ouest allemand. »

Cependant, cette critique du plan Schuman s’appuie sur un raisonnement à court terme : il s’agirait de faire bloc contre l’URSS, dans un préparatif rapide de guerre.

En réalité, c’était lié à l’expansion capitaliste américaine à travers le développement de l’Europe de l’Ouest, avec l’Allemagne de l’Ouest comme moteur, comme « modèle ».

Ulrike Meinhof, de la Fraction Armée Rouge, constate la chose suivante au sujet de l’Allemagne de l’Ouest, en 1976 :

« Dans les trois zones occidentales de l’après-guerre, c’est le capital américain, avec l’aide de la social-démocratie, vendue au capital américain, et des syndicats, financés et contrôlés par la CIA, qui organisa directement le prolétariat, depuis le début il s’agissait de dépolitiser les luttes de classes en Allemagne et de structurer, d’organiser dans la légalité, toute l’opposition politique, sur la base de l’anti-communisme.

C’est ainsi qu’il peut s’expliquer qu’aucun mouvement d’opposition ne se soit développé en R.F.A., jusqu’à l’époque du mouvement étudiant [dans les années 1960) – tout mouvement d’opposition ayant été usurpé et étouffé par la social-démocratie (…).

Ce qui caractérise la dépendance spécifique de l’impérialisme ouest-allemand c’est qu’outre que l’Etat est obligé de s’adapter aux conditions de reproduction du capital hégémonique dans sa politique et ses institutions, dès l’instant où, comme tous les États sous la dépendance du système mondial américain, il est soumis à la totale hégémonie du capital américain, c’est que, dans cet état, le pouvoir politique n’a jamais été remis à ces propres organes constitutionnels (…).

Autrement dit, après 1945, le capital américain a non seulement intégré la constitution de l’Allemagne fédérale dans ses éléments opératoires (une démocratie, dirigée par un chancelier; et un parlement, aux compétences restreintes par le fédéralisme; l’intégration des fonctionnaires fascistes par l’appareil judiciaire et l’administration allemande), il a de plus mis la main sur toutes les autres instances de contrôle caractérisant l’état impérialiste (les partis, les organisations du patronat, les syndicats, les mass-médias). »


Et Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof et Jan-Carl Raspe, de la Fraction Armée Rouge, de souligner en 1976 que :

« Dans aucun État, à part les États-Unis, la guerre froide n’a été menée à l’intérieur de manière aussi aiguë, tant en termes de propagande que matériellement (…).

Dans le développement du système impérialiste mondial sous l’hégémonie du capital américain et de son expression politico-militaire, la politique étrangère américaine, et son instrument principal, l’armée américaine, les États-Unis ont fondé trois États après 1945.

Ceux-ci servaient de base d’opération de la politique étrangère américaine en-dehors des États-Unis eux-mêmes : la République Fédérale Allemande, la Corée du Sud, le Vietnam du Sud.

La fonction de ces États pour l’impérialisme américain joue dès le départ sur deux directions : comme bases d’opération de l’armée américaine pour encercler et faire reculer l’Union Soviétique, plus précisément l’armée soviétique.

Et c’était des bases d’opération pour le capital américain pour l’organisation en fonction de ses intérêts de la région de l’Asie du Sud-Est et du Sud là-bas, pour l’Europe de l’Ouest ici (…).

Les conditions dans lesquelles la République Fédérale Allemande est relativement vite parvenu à une prospérité économique ne se distinguent pas de celles dans lesquelles le fascisme a consolidé le rapport capitaliste après 1933, à ceci près que la famine dans les zones occidentales en 1946-1947 n’a pas été le produit de la crise mais artificielle, afin de forcer le consensus à l’intégration occidentale des trois zones (…).

Cette intégration totale dans l’État américain est une conséquence de la stratégie contre-révolutionnaire mondiale de l’impérialisme et une condition nécessaire de la fonction de l’État République Fédérale Allemande pour cette stratégie (…).

Les salaires réels en Allemagne de l’Ouest étaient en juin 1949 13,5 % sous le niveau de 1930, qui lui-même était en-dessous du niveau de 1932 au plus fort de la crise (…).

Avec l’aide du plan Marshall, l’impérialisme US procurait aux monopoles ouest-allemands les fondements économiques pour leur développement expansionniste, désormais sous son hégémonie (…).

Plus de la moitié des ouvriers de R.F.A. (63 % en 1970) travaillent dans moins de cent konzerns, qui sont tellement entremêlés qu’on pourrait dire que la socialisation de la production sous l’hégémonie du capital américain est totale (…).

En 1970, 3,1 % des entreprises disposaient 64,4 % du chiffres d’affaires de la production industrielle. »

Ce n’était cependant qu’un aspect de la question. En effet, de par le développement des forces productives, il s’ensuivait une situation nouvelle, avec une consommation de masse, ouvrant elle-même de nouveaux espaces productifs et cela d’autant plus que l’impérialisme américain imposait son style de vie.

Il est notable que ni Ulrike Meinhof ni ses camarades ne soulignent à ce titre l’importance du Japon comme moteur capitaliste, tout comme l’Allemagne de l’Ouest.

C’est là un paradoxe assez inexplicable, car la Fraction Armée avait tout à fait compris cet impact sur la vie quotidienne, cette capacité du capitalisme relancé après 1945, en profitant des forces productives disponibles, pour s’élargir et ouvrir de nouveaux marchés en modifiant la vie des gens. Elle constate dès 1972 que :

« La définition du sujet révolutionnaire à partir de l’analyse du système, avec la reconnaissance que les peuples du tiers-monde sont l’avant-garde, et avec l’utilisation du concept de Lénine d’« aristocratie ouvrière » pour les masses dans les métropoles, n’est pas périmée et terminée.

Au contraire, elle ne fait même que commencer. La situation d’exploitation des masses dans les métropoles n’est plus couverte par seulement le concept de Marx de travailleur salarié, dont on tire la plus-value dans la production.

Le fait est que l’exploitation dans le domaine de la production a pris une forme jamais atteinte de charge physique, un degré jamais atteint de charge psychique, avec l’éparpillement plus avancé du travail s’est produite et développée une terrifiante augmentation de l’intensité du travail.

Le fait est qu’à partir de cela, la mise en place des huit heures de travail quotidiennes – le présupposé pour l’augmentation de l’intensité du travail – le système s’est rendu maître de l’ensemble du temps libre des gens.

À leur exploitation physique dans l’entreprise s’est ajoutée l’exploitation de leurs sentiments et de leurs pensées, de leurs souhaits et de leurs utopies – au despotisme des capitalistes dans l’entreprise s’est ajouté le despotisme des capitalistes dans tous les domaines de la vie, par la consommation de masse et les médias de masse.

Avec la mise en place de la journée de huit heures, les 24 heures journalières de la domination du système sur les travailleurs a commencé sa marche victorieuse – avec l’établissement d’une capacité d’achats de masse et la « pointe des revenus », le système a commencé sa marche victorieuse sur les plans, les besoins, les alternatives, la fantaisie, la spontanéité, bref : de tout l’être humain !

Le système a réussi à faire en sorte que dans les métropoles, les masses sont tellement plongées dans leur propre saleté, qu’elles semblent avoir dans une large mesure perdu le sentiment de leur situation comme exploitées et opprimées.

Cela, de telle manière qu’elles prennent en compte, acceptant cela tacitement, tout crime du système, pour la voiture, quelques fringues, une assurance-vie et un crédit immobilier, qu’elles ne peuvent pratiquement rien se représenter et souhaiter d’autre qu’une voiture, un voyage de vacances, une baignoire carrelée.

Il se conclut de cela cependant que le sujet révolutionnaire est quiconque se libère de ces encadrements et qui refuse de participer aux crimes du système.

Que quiconque trouve son identité dans la lutte de libération des peuples du tiers-monde, quiconque refuse de participer, quiconque ne participe plus, est un sujet révolutionnaire – un camarade.

De là il s’avère que nous devons analyser la journée de 24 heures du système impérialiste.

Qu’il nous fasse présenter pour chaque domaine de la vie et du travail comment la ponction de la plus-value se déroule, comment il y a un rapport avec l’exploitation dans l’entreprise, car c’est précisément la question.

Avec comme postulat : le sujet révolutionnaire de l’impérialisme dans les métropoles est l’être humain dont la journée de 24 heures est sous le diktat, sous le patronage du système.

Nous ne voulons pas élargir le cadre où doit être réalisée l’analyse de classe – nous ne prétendons pas que le postulat soit déjà l’analyse.

Le fait est que ni Marx ni Lénine ni Rosa Luxembourg ni Mao n’ont eu à faire au lecteur du [journal populiste à gros tirage] Bild, au téléspectateur, au conducteur de voiture, à l’écolier psychologiquement formaté, à la réforme universitaire, à la publicité, à la radio, à la vente par correspondance, aux plans d’épargne logement, à la « qualité de la vie », etc.

Le fait est que le système se reproduit dans les métropoles par son offensive continue sur la psyché des gens, et justement pas de manière ouvertement fasciste, mais par le marché.

Considérer pour cela que des couches entières de la population sont mortes pour la lutte anti-impérialiste, parce qu’on ne peut pas les caser dans l’analyse du capitalisme de Marx, est pour autant délirant, sectaire comme non-marxiste.

Ce n’est que si l’on arrive à amener la journée de 24 heures au concept impérialiste / anti-impérialiste que l’on peut parvenir à formuler et à présenter les problèmes concrets des gens, de telle manière qu’ils nous comprennent. »

C’est ce 24 heures sur 24 du capitalisme qui est la source de ce qu’on appelé en France les « trente glorieuses », et inversement : c’est en pratique une formidable expansion des forces productives, dans le cadre du capitalisme.

Le niveau de vie des masses a cru de manière ininterrompue, avec des améliorations tant qualitatives que quantitatives. Depuis l’assurance-chômage à l’assurance-santé, il y a eu un tel progrès dans la vie quotidienne qu’il s’en est suivi une dépolitisation complète, une acceptation de l’idéologie dominante.

Les masses se sont laissé entraîner, dans les pays impérialistes, dans la croissance capitaliste. Voici le développement du PIB de la Belgique et de la France pour la période 1950-2018.

Et de par la domination des pays impérialistes, les pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie eux-mêmes ont obéi aux exigences productives. Cela se lit bien dans l’urbanisation du monde, avec une part désormais dominante de gens vivant en villes et non plus dans les campagnes.

Dans les pays soumis aux puissances impérialistes, des bourgeoisies bureaucratiques et des bourgeoisies compradores ont servi de tête de ponts pour façonner les forces productives selon les besoins propres à un noyau dur de pays capitalistes désormais extrêmement développés, particulièrement avancés sur le plan scientifique, technique et culturel.

Pour les masses des pays impérialistes, il est ainsi inconcevable qu’il n’y ait pas une croissance ininterrompue de leur niveau de vie, et ce quel qu’en soit le prix au niveau mondial ou sur le long terme.

Voici l’évolution de la production mondiale de céréales.

Voici l’évolution de la consommation mondiale d’énergies.

Il y a ainsi une aliénation complète des masses des pays impérialistes par rapport à la réalité du mode de production capitaliste.

Voici l’évolution du nombre d’heures de travail en Belgique et en France.

Le capitalisme a su laisser du temps libre pour la consommation tout en obtenant une élévation insensée de la productivité, au prix de la déformation des personnalités, de l’utilisation maximisée de leur potentiel nerveux et psychique.

L’un des aspects essentiels de cette aliénation se lit particulièrement dans la passivité et l’incompréhension des masses de la nature de ce que propose le capitalisme : des produits moches, de mauvaise qualité, cela pour les aliments comme pour les meubles, avec une capacité à accepter et vouloir ce qui est jetable, changeable.

L’incohérence se lit particulièrement dans le rapport aux animaux, alors que l’utilisation de ceux-ci a pris des proportions dantesques. Voici l’évolution de la production de viande.

Voici justement une présentation de l’importance de l’intégration toujours plus massive des animaux, dans l’article de décembre 2008, Crise du capitalisme et intensification de la productivité : le rôle des animaux dans la chute tendancielle du taux de profit :


« Qu’est-ce qui fait que le capitalisme a pu disposer d’une large période de stabilité relative ? Tout d’abord, nous devons voir que même au sein de cette stabilité, ce n’est que pendant ce que les historiens bourgeois appellent les 30 glorieuses (les années 1945-1975) que cette stabilité a été réelle.

Cette période de trente années suivant 1945 a été marquée par la reconstruction des pays de l’ouest européen après l’affrontement impérialiste de 1939-1945, mais également par des avancées technologiques redynamisant le capitalisme, que les historiens bourgeois appellent sous le nom de « société de consommation ».

A ce niveau, le mouvement de mai 1968 apparaît également comme un mouvement culturel au sein des superstructures pour suivre la modernisation du capitalisme, en plus d’être aussi en partie un réel mouvement ouvrier (en pleine expansion) en confrontation avec le mode de production.

On remarque également que depuis une dizaine d’années l’informatique joue un grand rôle dans la modernisation du capitalisme ; là aussi cela s’accompagne d’une évolution culturelle, avec également au sein de celle-ci une radicalité petite-bourgeoise intellectuelle passant par l’informatique.

Mais il est également un autre facteur de réimpulsion du capitalisme, un facteur de modernisation très profond et se déroulant au sein même de l’appareil productif.

Quelle a été cette modernisation ? Comprenons d’abord que la modernisation consiste en des modifications technologiques, qui jouent sur le travail, en permettant une augmentation de la productivité.
Ce jeu sur la productivité ne peut pas empêcher à terme la crise du capitalisme, pour autant il joue un rôle dans le rythme du cycle d’accumulation.

Rappelons donc à ce titre que ce qui détermine la valeur du travail, c’est sa durée (l’aspect extensif), son degré d’intensité (la quantité de travail plus ou moins grande qui est fournie), son degré de productivité (c’est-à-dire la quantité plus ou moins grande de produits fournis pour une même quantité de travail).

Les capitalistes cherchent à valoriser le plus possible la valeur travail au sein de la production, tout en rémunérant ce travail le moins possible. C’est le principe de l’exploitation, exploitation masquée par l’idéologie dominante.

Et la crise du capitalisme réside justement en ce que la part de la valeur-travail au sein de la production diminue avec la modernisation : en fait, moins il y a d’ouvriers employés, moins les capitalistes volent du surtravail aux ouvriers.

C’est la chute tendancielle du taux de profit. Karl Marx explique à ce sujet :

« Le développement de la force productive et l’élévation correspondante de la composition organique du capital permettent de faire fonctionner une quantité de plus en plus grande de moyens de production à l’aide d’une quantité de travail de plus en plus petite, chaque partie aliquote du produit total, chaque marchandise prise à part ou encore chaque portion déterminée de la masse totale des marchandises produites absorbe moins de travail vivant et contient moins de travail matérialisé aussi bien dans l’usure du capital fixe utilisé que dans les matières premières et auxiliaires consommées.

Chaque marchandise singulière recèle donc une somme moindre et de travail matérialisé en moyens de production et de travail nouvellement ajouté dans la production. » (Le Capital, 2, XIII).

Le Capital de Karl Marx n’est pas une œuvre philosophique, mais elle reste une œuvre dialectique, et donc Karl Marx, après avoir présenté la chute tendancielle du taux de profit, se demande avec nous de manière dialectique :

« Comment expliquer que cette baisse n’ait pas été plus importante ou plus rapide ? Il a fallu que jouent des influences contraires, qui contrecarrent et suppriment l’effet de la loi générale et lui confèrent simplement le caractère d’une tendance.

C’est pourquoi nous avons qualifié la baisse du taux de profit général de baisse tendancielle. » (Le Capital, 3, XIV)

Et Karl Marx de nommer comme causes les plus générales :

– augmentation du degré d’exploitation du travail,

– réduction du salaire au-dessous de sa valeur,

– baisse de prix des éléments du capital constant,

– la surpopulation relative,

– le commerce extérieur,

– augmentation du capital par actions.

Intéressons-nous à l’augmentation du degré d’exploitation du travail. Karl Marx explique que :

« Tout ce qui favorise la production de la plus-value relative par simple perfectionnement des méthodes, comme dans l’agriculture, sans augmentation du capital utilisé, a le même effet.

Ici, il est vrai, le capital constant employé n’augmente pas par rapport au capital variable, si nous considérons ce dernier comme l’indice de la force de travail occupée, mais c’est la masse du produit qui augmente par rapport à la force de travail utilisée. »

Y a-t-il alors un produit dont la masse ait pu être augmentée sensiblement à très faible coût, permettant une intensification capitalistique de la production durant cette période de relative stabilité ?

La réponse est oui, et il y en a même plusieurs, qui font que même s’il y a moins d’ouvriers (et donc moins de surtravail volé), le capitalisme se « rattrape » grâce à l’intensification du travail, permettant un accroissement du taux de plus-value arraché sur le dos de la classe ouvrière.

Reprenons les trois éléments déterminant la valeur du travail :

– l’aspect extensif,

– le degré d’intensité,

– le degré de productivité.

Et fournissons des exemples concrets, ayant joué un rôle dans le ralentissement de la chute tendancielle du taux de profit.

a) l’aspect extensif

Quand on pense au caractère extensif, on pense traditionnellement à l’agrandissement d’un lopin de terre. Mais c’est erroné, ce n’est pas dialectique. Prenons ici l’exemple concret du sucre : l’aspect extensif n’a pas porté sur la source, mais sur son utilisation.

Si chaque personne en France consomme 35 kilos de sucre par année, c’est en raison de l’utilisation massive et nouvelle du sucre par les capitalistes (dans les soupes, les aliments transformés, les yaourts, les biscuits, des cosmétiques, etc.).

La France étant le premier producteur européen de sucre et le deuxième producteur mondial de sucre de betterave, on voit tout de suite l’intérêt d’une extension du domaine du sucre : en 2007, le chiffre d’affaires des monopoles du sucre était de 3,5 milliards d’euros.

En 1960-1961, étaient mises sur le marché 1 385 467 tonnes de sucre blanc. En 2004-2005, le chiffre était passé à 2 180 000.

Évidemment, l’exploitation des pays semi-coloniaux semi-féodaux joue aussi : en 2007 l’Union Européenne a importé 2,5 millions de tonnes de sucre ! Sont concernés 18 millions d’agriculteurs et 1,8 million d’ouvriers exploités dans 113 pays.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes, tout autant que la crise sanitaire causée par le sucre : en 1826, la consommation de sucre en France était de 2 kilos par habitant ; en 2007 elle est de 35 kilos !

On voit donc comment les capitalistes ont su étendre leur exploitation de la classe ouvrière grâce au sucre. Cette forme s’est appliquée à un très grand nombre de domaines de la production (les médicaments, les produits chimiques, les emballages, etc.…).

b) le degré d’intensité

Les capitalistes jouent bien entendu sur la quantité de travail qui est fourni. Ils tentent de faire en sorte qu’elle soit de plus en plus grande. Voilà ce qui explique pourquoi, malgré qu’il y ait moins d’ouvriers en France ces trente dernières années, la chute tendancielle du taux de profit n’ait pas été vertigineuse.

Les capitalistes ont réussi à avoir un accroissement du taux de la plus-value, en faisant en sorte que la valeur du travail des ouvriers grandisse.

Pour cela, ils ont profité de l’automation, de la robotisation, de l’informatique et de l’augmentation des cadences. C’est ce que les capitalistes appellent la « rationalisation » de la production (ou la « démarche qualité » en langage de gestionnaire) ; tout un ensemble de tâches ont été réorganisées de telle manière à ce que chaque ouvrier soit plus efficace.

Il faut bien voir que les capitalistes ont profité durant toutes les 30 glorieuses, et ce jusqu’à aujourd’hui, de la participation active des syndicats au processus productif. Cela a grandement aidé le capitalisme dans son intégration de la classe ouvrière à ses projets.

Les capitalistes ont également profité des expériences au niveau international ; ils ont subventionné tout un secteur intellectuel pour analyser et les faire profiter de leurs études (comme par exemple le principe japonais du « kaizen », c’est-à-dire de l’amélioration continue grâce à la participation des travailleurs).

Voilà pourquoi l’histoire des pays capitalistes est si similaire durant les 30 glorieuses, avec dans tous les cas une classe ouvrière majoritairement encadrée par les syndicats et ne se préoccupant pas de révolution mais seulement de gestion (cogestion, autogestion, etc.). La question du pouvoir a disparu derrière la question de l’organisation du travail.

Ainsi, la chute tendancielle du taux de profit a été temporairement ralenti par l’élévation de l’intensité du travail.

c) le degré de productivité

Ici, tout comme pour le sucre, les capitalistes ont mené une véritable révolution culturelle, combinant en fait l’aspect extensif avec le degré d’intensité. Comment ont-ils fait cela ?

En fait, le but des capitalistes est de faire en sorte qu’une plus grande quantité de produits soit fournie pour une même quantité de travail.

Habituellement, la question des matières premières est simple : quand on a un kilo de blé, on a un kilo de blé. On peut bien jouer sur le caractère extensif et faire en sorte que le blé soit davantage utilisé (nous l’avons vu dans le cas du sucre), mais on ne peut pas transformer un kilo de blé en plusieurs kilos de blé.

Cela existe en fait, comme activité commerciale, par exemple en remplaçant une matière par une autre qui est moins chère (le sucre notamment), afin de rogner les marges. Mais aussi courant que cela soit, cela ne peut pas jouer sur l’ensemble du processus, de par son caractère marginal et sectorisé.

En fait, les capitalistes ont cherché et ont tenté de combiner l’aspect extensif avec le degré d’intensité, c’est-à-dire qu’ils ont tenté de trouver une matière première qui, grâce aux techniques de la rationalisation de la production (fordisme, toyotisme, etc.) se multiplient comme par magie.

Les capitalistes ont alors trouvé la poule aux œufs d’or. Et quelle est-elle ? Eh bien une poule justement. Les capitalistes ont compris que les animaux étaient vivants et qu’il serait donc possible d’utiliser cette source de production « gratuite » pour un rendement maximum.

Les capitalistes ont découvert que si un kilo de blé et un autre kilo de blé n’amenait pas à ce qu’apparaisse un troisième kilo de blé, tel n’était pas les cas pour les animaux.

Ils ont alors généralisé l’utilisation des animaux dans l’industrie : c’est l’apparition d’un côté des gigantesques abattoirs industriels, où l’intensité du travail est énorme, et est combiné avec une productivité en hausse permanente.

Et de l’autre côté l’extension de l’utilisation des animaux au-delà de l’alimentation pour toute l’industrie (les farines animales, les graisses pour les machines, les pellicules photos, etc…).

Il y a en France 339 abattoirs (en 2000), dont un quart génère les 2/3 de la production ; le nombre d’abattoirs a décru de plus de 30% entre 1990 et 2000 en raison de la concentration monopolistique.

Les vingt plus grands abattoirs sont même à la base de 47% de la viande ! Pour le veau, ce sont dix abattoirs qui contrôlent 59% de la production ! L’abattoir Olympig dans le Morbihan s’occupe de deux millions de porcs par an !

C’est-à-dire qu’entre 1980 et 2000, il y a deux fois moins d’abattoirs… Mais 10% de production en plus. Voilà un excellent exemple de gestion de la productivité par les capitalistes. Et cette productivité tient précisément à la nature particulière des matières premières.

Si d’ailleurs culturellement apparaissent aujourd’hui des mouvements de protection animale, ce n’est qu’indirectement en liaison avec leurs ancêtres du 19ème siècle.

Il s’agit d’un phénomène nouveau, qui accompagne la généralisation d’un nouveau type de production qu’ont choisi les capitalistes. De fait, entre 1990 et 2007, la consommation mondiale de viande toute espèce confondue est passée de 143 à 271 millions de « tonnes équivalent carcasses ».

Au 19ème siècle la consommation annuelle de viande était en moyenne inférieure à 20 kg par personne en Europe. En 1920, elle passe à 30 kg puis en 1960 à 50 kg. En 2008, on passe à peu près à 100 kg de viande par personne et par an (107 kilos en France, 93 en Italie, 136 dans l’État espagnol, 107 en Belgique, 88 en Allemagne, etc.).

Il va de soi que cette production est déterminée par les capitalistes et n’est nullement un choix social effectué par les masses.

Ce qui est vrai pour la viande l’est tout autant pour le lait, et l’on voit d’ailleurs que les capitalistes font tout pour imposer le lait en Asie (si le lait est très controversé, en Asie son impact sur la santé est connu pour être particulièrement nocif sur les populations locales).

L’argument capitaliste concernant l’élévation du niveau de vie ne fonctionne pas : aux problèmes sanitaires (obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers divers…) causés par la viande s’ajoute celle de l’hygiène, en raison de la nature même de la production.

Selon une note de service de la Direction Générale de l’Alimentation (DGAL), datée du 21 novembre 2007 et diffusée dans la revue Le Point, 42 % des établissements où l’on abat veaux, vaches, cochons… et 46 % des abattoirs de volailles et de lapins sont hors la loi au regard des normes d’hygiène européennes, ce qui signifie que plus de 700 000 tonnes de viandes de bœuf, veau, mouton… et environ 500 000 tonnes de poulets qui, chaque année, sortent d’abattoirs sont non conformes.

Autres formes de l’augmentation du degré de productivité, l’utilisation des farines animales et la production de viande recomposé (viande mélangée avec une combinaison d’eau, de phosphates et de produits à la « formule secrète ») sont la cause de problèmes sanitaires incommensurables.

A cela s’ajoute le problème écologique : la production des aliments concentrés pour l’élevage et l’élevage lui-même monopolisent aujourd’hui 78% des terres agricoles mondiales.

A cela s’ajoute la production de déchets in-absorbables par la planète (les tonnes de déjections des cochons par exemple). Un des problèmes qui fait partie des contradictions inhérentes au capitalisme.

Ainsi donc, le passage de la production de viande de 75 millions de tonnes à 265 millions de 1961 à aujourd’hui est clairement lié à l’intensification gérée par les capitalistes, dans leur bataille pour le profit.

Une tendance qui ne s’arrête pas : à l’horizon 2050 les capitalistes pensent que leur production atteindra 465 millions de tonnes.

Mais ces solutions entreprises par les capitalistes et résumées ici ne font que ralentir la chute tendancielle du taux de profit, pour même l’accélérer après : la formidable croissance du Capital se heurte aux contradictions insolubles qui le travaillent. Le capital n’utilise la production que pour s’agrandir, sa mise en valeur étant le point de départ et le point final.

Sa mise en valeur passant par le « développement inconditionné de la productivité sociale », elle affronte la classe ouvrière, qui est la classe la plus exploitée dans le mode de production capitaliste (les animaux dans le cadre de l’industrie n’étant pas « exploités » mais utilisés, ils ne forment pas une classe sociale, mais une catégorie opprimée, à l’instar d’une nation par exemple).

Les capitalistes s’imaginent que, par les gains de productivité, ils peuvent réduire la dimension de la classe ouvrière dans le cadre du processus productif – une erreur fatale, la pierre qu’ils soulèvent étant trop lourde pour eux.

Ainsi, la crise, loin d’être évitée, n’a donc été que repoussée. L’accumulation du capital durant les 30 glorieuses n’a fait que renforcer la tendance aux monopoles et n’est que le prélude à la révolution socialiste. »

La seconde crise générale

Les bouleversements à l’échelle planétaire provoqués par la croissance de la production capitaliste ne pouvaient que provoquer un choc mondial.

C’est d’autant plus vrai que, si le capitalisme connaît un tassement dans les années 1980, l’effondrement du social-impérialisme soviétique d’une part et l’intégration de la Chine dans le marché capitaliste mondial ont amené une nouvelle relance.

Ainsi, si de la fin des années 1970 au milieu des années 1980 la tendance à la guerre était principale, de par l’agressivité du social-impérialisme soviétique cherchant à prendre la place de la superpuissance américaine, à partir de 1989 et jusqu’en 2021 il y a de nouveau une croissance, avec comme pour la période 1945-1975 une vague de dépolitisation, de croyance absolue en le capitalisme.

Cette croyance apparaissait d’autant plus forte qu’il était prétendu que le capitalisme ne consistait qu’en la croissance.

Les années 1920 et 1930 se voyaient réécrites, et mises de côté, alors que l’idéologie dominante mettait en avant une société stable, un capitalisme organisé, une continuité de la production.

Il suffit de donner ici quelques chiffres vertigineux.

La production mondiale d’amandes est passée de 756 588 tonnes en 1961 à 3 497 148 tonnes en 2019 (soit une multiplication par 4,62).

En 1961, la production mondiale de lait était de 344 millions de tonnes, en 2019, elle était de 883 millions de tonnes. La production totale d’œufs est passée de 16,3 millions de tonnes en 1964 à 76,7 millions de tonnes en 2018.

Et il est possible de multiplier ces exemples. Les masses ont été écrasées par l’impressionnante montée des forces productives, alors que la Chine devenait l’usine du monde.

Au XVIIIe siècle, on utilisait l’eau, le bois et le vent comme sources d’énergie, les masses ne pouvaient que se procurer du textile ou de la poterie. Au XIXe siècle on passait au charbon et à l’acier, avec une consommation s’ouvrant internationalement comme avec le thé, le café, les épices.

Au XXe siècle, le charbon a vu s’associer à lui le pétrole, le gaz puis l’énergie atomique, avec une consommation de masse montant en puissance, à travers l’aluminium, les produits pétrochimiques, les plastiques…

La seconde moitié du XXe siècle, c’est le capitalisme proposant aisément des biens de consommation courante, des loisirs, des services, une alimentation très diversifiée, du matériel électronique, des activités culturelles, etc.

Le pendant, c’est bien entendu le dérèglement climatique, mais dans les pays capitalistes les masses sont paralysées et ne vivent qu’à travers les cycles de consommation, sans avoir de considération collective ou sur le long terme.

Même le rejet de CO2, pourtant largement connu et reconnu, n’aboutit pas à des changements de mentalités.

En fait, pour les gens vivant dans les pays capitalistes, il n’y a pas d’autre horizon que les cycles de la production et de la consommation capitalistes, qui sont par ailleurs très nombreux, puisque le capitalisme a multiplié les modes, les marchés, les possibilités de se « différencier », d’occuper son temps.

Et c’est pour cela, notamment, que la cassure imposée par la pandémie marque la seconde crise générale du capitalisme. Le rythme du capitalisme a été cassé, son cours normal a été stoppé et modifié.

Or, le capitalisme repose sur la propriété privée, sur la concurrence, sur la compétition. Cela implique qu’il ne peut pas se sortir de manière collective de la crise, qu’il est obligé de le faire de manière divisée, incohérente, avec des parties de lui-même en opposition aux autres.

Voici ce que constate la Banque Mondiale le 14 juillet 2021 dans son article La reprise mondiale ne s’étend pas aux pays les plus pauvres :

« L’économie mondiale est en plein essor — du moins en apparence. La croissance mondiale s’envole à nouveau, un an seulement après que la pandémie de COVID-19 ait déclenché la récession la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale.

Cette année sera probablement marquée par la plus forte reprise à l’issue d’une récession observée depuis 80 ans puisque le PIB mondial devrait croître de 5,6 %.

Le taux de croissance des pays avancés atteindra probablement 5,4 % — soit un niveau sans précédent depuis près de 50 ans — grâce à la rapidité des mesures de vaccination et au soutien exceptionnel apporté par les politiques budgétaires et monétaires depuis le début de la pandémie.

Le revenu par habitant retrouvera en 2022 le niveau qu’il avait avant cette dernière dans presque tous les pays avancés. Les dommages provoqués par la pandémie sont, à l’évidence, rapidement réparés dans certaines parties du monde.

Ce n’est toutefois pas le cas dans les 74 pays admissibles à emprunter à l’Association internationale de développement (IDA) de la Banque mondiale. Ces derniers sont les plus pauvres du monde, et comptent environ la moitié des habitants de la planète ayant moins de 1,90 dollar par jour pour vivre.

Pour eux, il n’existe aucun signe de « reprise » mondiale. En 2021, leur taux de croissance sera le plus faible depuis 20 ans (abstraction faite de l’année 2020), ce qui aura pour effet d’éliminer des progrès accomplis dans le cadre de la lutte de la pauvreté des années durant. Pour eux, les dommages ne seront pas rapidement réparés. En 2030, un quart de leurs habitants se trouveront toujours en dessous du seuil de pauvreté international. »

Naturellement, la Banque Mondiale souligne que la croissance repart pour les autres pays. Cependant, elle ne dit rien des conséquences du « soutien exceptionnel apporté par les politiques budgétaires et monétaires ».

Et, pour conclure, comment définir ce soutien ? Relève-t-il du capitalisme organisé ? Absolument pas. Il relève du capitalisme développé, mature. Un capitalisme qui a réussi à s’étendre, à multiplier les marchés, implique en effet un haut niveau d’organisation de sophistication.

En ce sens, les communistes qui dans les années 1960 ont compris l’institutionnalisation de structures comme les syndicats ont parfaitement compris que le capitalisme s’emparait de toute formation sociale afin de l’intégrer dans son propre dispositif.

Il y a désormais assez de décennies pour voir comment le capitalisme a récupéré tout ce qu’il pouvait, depuis le syndicat de masse jusqu’au groupe de punk revendicatif.

En fait, à moins d’avoir un réel niveau idéologique et culturel et d’assumer subjectivement la rupture, il est impossible d’échapper à la pression du capitalisme.

Qui assume cette rupture était capable de saisir qu’un moment clef allait se produire. Voici ce que dit le PCF(mlm) en janvier 2020, dans le document Les années 2010, dernière étape de la période-parenthèse ouverte en 1989 :

« Nous sommes issus d’une culture politique qui considère que, au milieu des années 1980, l’impérialisme n’est plus que réaction. Il représente à la fois la tendance inéluctable à la guerre et l’aliénation des plus larges masses dans la cadre d’une consommation capitaliste particulièrement développée (…).

Il existe quatre facteurs ayant rejeté cette situation dans le futur – précisément dans la période où nous sommes entraînés. Il s’agit de

– l’effondrement du social-impérialisme soviétique ;

– le démantèlement de sa domination sur l’Europe de l’Est (et, relativement, en Asie), permettant une nouvelle vague d’accumulation capitaliste de la part des vainqueurs occidentaux ;

– l’intégration complète de la Chine social-fasciste dans le dispositif capitaliste mondial ;

– l’émergence de nouvelles capacités technologiques, avec l’informatisation et la robotisation.

Cela a permis une nouvelle immense vague d’accumulation capitaliste. Toutes les échéances étaient alors repoussées.

Cela a donné, dans les années 1990, l’illusion que le capitalisme était inébranlable et l’altermondialisme est alors apparu sur le devant de la scène comme seule alternative censée être possible, alors que l’Est européen se transformait en semi-colonies occidentales.

Puis, les années 2000 ont été marquées par d’immenses modifications technologiques généralisées – depuis les téléphones portables jusqu’à l’informatisation et internet – permettant au capitalisme d’affiner ses initiatives, de procéder à des modernisations, de relancer de nouvelles consommations, certains secteurs l’emportant sur d’autres.

Les années 2010 ont été le prolongement des années 2000, avec à la fois une consommation de masse encore plus élargie et, en même temps, un gouffre séparant une haute bourgeoisie aux mœurs toujours plus oligarchiques, décadentes, et les larges masses.

Pour nous, la période 1989-2019 n’a été qu’une parenthèse et c’est justement parce que telle a été sa nature qu’il y a eu un développement significatif des idéologies post-modernes, à l’initiative d’intellectuels identitaires produits par l’impérialisme (fondamentalisme islamiste, théorie du genre et LGBT, idéologie de la décroissance, etc.).

Les années 2010 ont comme aspect principal précisément d’aboutir à un retour aux années 1980, ou aux années 1930, ou aux années 1910, c’est-à-dire à une période où la bataille pour le repartage du monde est engagée, où le capitalisme s’enlise et n’est plus capable de satisfaire à ses propres exigences d’élargissement du profit. »

C’était là saisir adéquatement une période débouchant sur la seconde crise générale, en 2021.

Le matérialisme dialectique et la question du pair et de l’impair

Nous saluons le Parti de Lénine-Staline, inspirateur et organisateur de notre victoire!

L’observation du pair et de l’impair est historiquement un élément essentiel de la formation des mathématiques comme domaine théorique ; l’ouvrage majeur concernant ce thème a été écrit par Euclide, vers 300 avant notre ère : Éléments.

Les mathématiciens n’ont fait cependant que constater l’opposition du pair et de l’impair, sans en voir la signification, qui repose sur la nature dialectique de la matière elle-même. Pour saisir cela, il faut comprendre la substance du pair et de l’impair et leur rapport dialectique.

En mathématiques, on entend par pair un nombre qui est le multiple de deux, sinon le nombre est impair. Autrement dit, si on peut séparer un nombre en deux parts égales, il est pair.

Mais c’est une description insuffisante. Il en va en effet du pair et de l’impair comme du chaud et du froid : on ne peut pas définir l’un sans s’appuyer sur l’autre. Il y a une interrelation dialectique entre les deux, ce qui est une contradiction au sein de la notion même de quantité.

En quoi consiste cette interrelation ? Le principe est le suivant. Si l’on boit un jus de pomme un vendredi, on dira le lendemain qu’on a bu un jus de pomme. Si on boit un jus de pomme le vendredi suivant, le lendemain on dira encore qu’on a bu un jus de pomme : on ne dira pas qu’on a bu un second jus de pomme.

Cela repose sur le fait que compter de manière abstraite repose toujours sur un dénombrement effectué de manière concrète. Un tel dénombrement ne s’impose cependant pas nécessairement dès qu’il y a plusieurs choses.

Si l’on boit un jus de pomme dans un café et qu’on désire en boire un second, on dire qu’on veut un autre jus de pomme. On part du principe que le second jus de pomme est strictement équivalent au premier, en fait on part du principe qu’il s’agit du même jus de pomme, renouvelé.

Le café a lui besoin de savoir ce qu’il a vendu et il ne va pas considérer que le même jus de pomme a été vendu, mais que plusieurs jus de pomme ont été apportés : le dénombrement s’impose.

Or, le jus de pomme est pourtant bien le même : il y a identité entre les deux jus de pomme, même s’ils sont différents.

C’est vrai également si c’est un jus d’orange qu’on amène deux fois : on dira qu’il y a une chose et une autre chose, c’est-à-dire deux choses. Si on les compte en tant que choses, on part du principe que c’est équivalent ; on a deux choses : une chose plus une chose, et peu importe que telle chose soit en première place ou en seconde dans l’addition.

De la même manière, on dira qu’une personne a deux yeux, car un œil et un œil font deux yeux, et peu importe si l’on dit un œil droit + un œil gauche ou bien un œil gauche + un œil droit.

Dans la réalité, pourtant, cela joue de manière fondamentale, car on a en effet le principe de la différence qui s’expose ici. Un jus de pomme et un autre jus de pomme peuvent être identiques, ils n’en sont pas moins différents et s’ils sont différents tout en étant en rapport, alors il y a contradiction.

L’existence de cette contradiction s’exprime précisément par le pair et l’impair. C’est une preuve fondamentale de la réalité contradictoire de la matière, de tout phénomène, et donc également du dénombrement.

Si la réalité n’était pas dialectique, le dénombrement ne connaîtrait pas de rupture, il consisterait en des nombres uniquement entiers, tous remplaçables ou en tout cas strictement équivalents ; en fait, tous les nombres seraient de simples multiples de 1, avec ce 1 étant irrémédiablement le même, sans évolution, inébranlable, littéralement éternel et « pur ».

Autrement dit, l’existence du pair et de l’impair a comme origine le développement inégal de la matière dans son mouvement dialectique, avec un saut qualitatif provoquant, dans la réalité même des nombres, une contradiction.

Comment saisir cette réalité contradictoire ? On peut l’appréhender en portant son attention justement sur la différence entre les nombres pairs et les nombres impairs. Schématiquement, cela donne la chose suivante.

4 est, par exemple, un nombre pair ; on peut le présenter (ou le représenter) de la manière suivante.


● ●

De la même manière, on peut représenter les nombres pairs en les décomposant de telle manière à avoir deux blocs équivalents de part et d’autre. C’est le principe du nombre pair qui a comme caractéristique de pouvoir être divisé par deux ou, si l’on préfère, en deux.

On a ainsi, pour seize, deux blocs de huit éléments qui le composent, pour vingt on a deux blocs de dix éléments, etc.

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On a une symétrie entre les deux blocs. Or, un tel découpage n’est toutefois pas possible pour 5, qui est un nombre impair. Et si on le cherche à schématiser tout de même, on s’aperçoit que la représentation souligne une question essentielle : celle de l’élément intermédiaire, du nexus, de la clef du saut qualitatif.


● (●) ●

On voit bien ici qu’il existe un élément intermédiaire empêchant une séparation formelle entre deux blocs équivalents. Cet élément apparaît comme au cœur de la forme. On peut chercher à multiplier les formes comme on l’entend, on aura toujours cet élément irréductible, sorte de passage obligé.

Cela indique la différence entre le pair et l’impair. Ce qui prime dans la représentation du nombre pair, c’est la quantité, avec deux aspects quantitatifs équivalents se faisant face.

Dans la représentation du nombre impair, c’est la qualité qui est l’aspect principal, par l’intermédiaire de la différence, avec un élément intermédiaire support de celle-ci.

L’existence même de cette différence implique qu’une accumulation de choses saisie de manière abstraite s’appuie déjà le principe de la contradiction. Tout dénombrement est, par nature même, contradictoire et cela dans les nombres eux-mêmes. La réalité est absolument, à tous les niveaux, dialectique.

Comment parvenir ici à avancer dans la compréhension de cette nature dialectique ? On peut avancer en cherchant à éprouver la nature de cet élément intermédiaire. Quelle est sa substance, en quoi cela joue-t-il ?

Cela est malaisé, mais on peut procéder en inversant la proposition indiquant que le pair est marqué par la quantité et l’impair par la qualité. En effet, la quantité porte la qualité et inversement, au moins dans certaines modalités.

On se tourne donc vers les nombres pairs et on regarde où il y a une qualité.

Si on prend 4, on sait que cela correspond à 2 + 2. Cependant, 2 + 2 repose sur une identité, puisque 2 = 2. Si on refuse cette identité, parce qu’on cherche un déséquilibre, allant dans le sens de la qualité, et qu’on veut tout de même parvenir à 4, on a alors 1 + 3.

On a ainsi :

1 + 3 = 4 = 2² = 2 x 2

Peut-on trouver alors un élément intermédiaire, témoin de la qualité ?

On le peut, en constatant que 2, qu’on a présent dans la forme 2² donnant 4, est également présent dans 1 + 3. En fait, il est absent. Mais on sait qu’entre 1 et 3, on a 2 ; 2 succède en effet à 1 et précède 3 dans les nombres.

Ainsi, l’élément intermédiaire, 2, est bien là sans être là ; il est « masqué » entre le 1 et le 3 dans leur addition.

Prenons un autre exemple, avec 16 :

1 + 3 + 5 + 7 = 16 = 4² = 4 x 4

On a pareillement ici 4, également présent dans 4², qui est masqué, au centre de l’addition, entre 3 et 5.

On a bien un élément intermédiaire, visible ou invisible, présent ou absent, mais qu’on peut « lire ». Il faut très vraisemblablement considérer que celui qui est absent est un reflet de l’existence de l’élément intermédiaire visible dans l’autre forme… ou bien, inversement, que celui qui est visible est un écho de celui qui est visible sans être visible.

Seulement voilà, il y a des exigences pour que cela fonctionne. Cela montre qu’on a ici affaire à une réalité en mouvement, nullement à une abstraction intellectuelle portant sur quelque chose de statique. En fait, les mathématiques réelles n’existent que comme pratique.

Quelles sont ces exigences ?

Tout d’abord, l’addition doit ici s’appuyer sur les nombres impairs. Le pendant de cela est qu’il faut que le nombre pair qu’on vise puisse être mis au carré avec un nombre entier.

Si on prend par exemple 6, on ne peut pas obtenir le nombre en additionnant des nombres impairs, tout comme il n’y a pas de nombre entier au carré donnant 6. Il en va de même pour 8, 10, 12, 14, etc.

Il y a donc un cadre bien précis où l’on a cet élément intermédiaire, un cadre exigeant un rapport particulier entre le pair et l’impair. Le carré du nombre pair implique la quantité, l’addition des nombres impairs implique la qualité (et inversement). Ce sont deux pôles d’une contradiction.

Redonnons des exemples :

1 + 3 + 5 + 7 + 9 + 11 = 36 = 6² = 6 x 6

1 + 3 + 5 + 7 + 9 + 11 + 13 + 15 = 64 = 8² = 8 x 8

Dans les deux cas, on retrouve l’élément intermédiaire : 6, entre 5 et pareillement 7 au centre de l’addition, 8, entre 7 et 9.

Regardons maintenant la nature du carré, afin d’en voir la liaison avec le pair et l’impair. On peut pour cela prendre les nombres les plus simples, en les mettant au carré.

On s’aperçoit alors que :

– le carré d’un nombre pair est toujours pair,

– et que le carré d’un nombre impair est toujours impair.

Cela signifie qu’il y a un maintien de l’identité.

2² = 4

3² = 9

4² = 16

5² = 25

etc.

Or, si on décompose le nombre, on note une forme symétrique autour d’un axe : l’élément intermédiaire, tel un nexus.

2² = 4 = 1 + 2 + 1

3² = 9 = 1 + 2 + 3 + 2 + 1

4² = 16 = 1 + 2 + 3 + 4 + 3 + 2 + 1

5² = 25 = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 4 + 3 + 2 + 1

etc.

Il n’y a pas ici pas de différence entre le pair et l’impair dans la décomposition. On peut sans doute considérer que cela signifie que cette forme décomposée est antérieure à l’existence du pair et de l’impair. Le pair et l’impair seraient alors une expression dialectique, comme saut qualitatif, un prolongement de cet élément intermédiaire, de ce nexus.

Et ce saut qualitatif ne peut venir que de chaque nombre lui-même, en lui-même, par lui-même, comme le montre le carré avec l’élément intermédiaire présent. Le saut qualitatif s’appuie sur l’identité du nombre.

En fait, un carré, ce n’est alors pas deux fois le même nombre, mais le nombre mis en contradiction avec lui-même, ou plus exactement un nombre et son reflet.

Et l’affrontement du nombre avec son reflet provoque un choc passant par le développement inégal, l’élément intermédiaire étant cette expression inégale, puisqu’il est différent, séparant des deux blocs lui étant symétriques.

Il faut ici également noter la présence d’une contradiction : lorsqu’on a décomposé les carrés, on a pour un nombre pair, un nombre impair de nombre de part et d’autre de l’élément intermédiaire, et inversement, pour un nombre impair, on a un nombre pair de part et d’autre de l’élément intermédiaire. Rappelons ici deux exemples :

2² = 4 = 1 + 2 + 1

3² = 9 = 1 + 2 + 3 + 2 + 1

Lorsque le nombre est pair, l’élément intermédiaire a un nombre impair de nombres l’enserrant. Ici, 2 a un nombre de part et d’autre de lui. Lorsque le nombre est impair, il y a un nombre pair de nombres enserrant l’élément intermédiaire. Ici 3 est entouré de deux nombres de part et d’autre.

Et, si l’on veut encore plus creuser, on peut noter un saut qualitatif également, dans l’exemple suivant :

3² = 9 = 1 + 2 + 3 + 2 + 1

En effet, on a 1 + 2 = 3, c’est-à-dire le nombre au carré donnant 9, avec 1 + 2 des deux côtés de l’élément intermédiaire

4² = 16 = 1 + 2 + 3 + 4 + 3 + 2 + 1

Ici, la situation est différente. On a 1 + 3 = 4 , soit les pôles des deux côtés de part et d’autre.

Et il reste un 2, au milieu de ces deux pôles. Or, on obtient 4 au moyen de 2, en ajoutant un autre 2, ce qui revient soit à ajouter un autre lui-même à ce 2, soit plus vraisemblablement à lui conférer une identité contradictoire.

5² = 25 = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 4 + 3 + 2 + 1

On revient ici au schéma du premier exemple. On a 1 + 4 = 5 soit les pôles des deux côtés de part et d’autre.

Il reste alors 2 + 3 pour les éléments restant, qui donne 5 également. On a alors un retour au quantitatif de part et d’autre.

6² = 36 = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6 + 5 + 4 + 3 + 2 + 1

On en revient ici au second exemple. On 1 + 5 = 6, si l’on prend les pôles extrêmes des éléments de part et d’autre.

Il reste 2 + 3 + 4. Si on reprend les pôles extrêmes de cet élément, on a 2 + 4 = 6.

Il reste alors un 3 et on revient à l’identité contradictoire afin d’arriver au 6, avec 3 face à lui-même : 3 + 3 = 6.

Cela ne peut être ici bien entendu qu’une introduction à une problématique plus vaste, qui est le support matériel contradictoire portant les nombres.

On a toutefois d’autres éléments contribuant à approfondir la connaissance du processus menant au pair et l’impair.

On peut en effet constater dans leur rapport les choses suivantes :

Addition : nombre pair + nombre pair = nombre pair

Soustraction : nombre pair – nombre pair = nombre pair

Addition : nombre pair + nombre impair = nombre impair

Soustraction : nombre pair – nombre impair = nombre impair

Soustraction : nombre impair – nombre pair = nombre impair

On voit ici que placés face à eux-mêmes, le pair et l’impair conservent leur identité, mais confrontés l’un à l’autre, il y a inégalité dans le développement et l’impair domine.

C’est là naturellement quelque chose d’essentiel, de profondément dialectique, strictement équivalent à la dissymétrie moléculaire caractérisant la matière organique, vivante, par opposition à celle qui ne l’est pas.

Il est alors intéressant de se tourner vers la multiplication et la division. On a ici :

Multiplication : nombre pair x nombre pair = nombre pair

Division : nombre pair / nombre pair = nombre pair ou nombre impair

Multiplication : nombre pair x nombre impair = nombre pair

Multiplication : nombre impair x nombre impair = nombre impair

Division : nombre pair / nombre impair = nombre pair

Division : nombre impair / nombre impair = nombre impair

Et, surtout, de manière significative, si on divise un nombre impair par un nombre pair, on n’a alors plus un nombre entier. On a par exemple 7 / 2 = 3,5. On sort du cadre du rapport pair et impair.

Le problème est cependant qu’il faut toujours envisager cette question de manière concrète, c’est-à-dire relier la question du pair et de l’impair au processus dont ils sont les éléments. Il n’est jamais possible de traiter du pair et de l’impair de manière abstraite ou conceptuelle, car étant donné qu’il s’agit d’une contradiction, il faut savoir dans quelle mesure celle-ci est une composante d’un phénomène et quels sont ses rapports avec les autres contradictions.

Ce que l’on peut dire, c’est que l’existence même du pair et de l’impair témoigne de la nature dialectique du dénombrement et qu’il n’est pas possible de saisir celui-ci de manière formelle, en suivant une lecture unilatérale.

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