Charles Baudelaire rééditera son approche du Salon de 1845 pour le Salon de 1846, son compte-rendu s’ouvrant par un appel servile « aux bourgeois ». Il s’agirait des les aider dans leur œuvre, dans leur direction de la société.
« Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence ; — donc vous êtes la force, — qui est la justice.
Les uns savants, les autres propriétaires ; — un jour radieux viendra où les savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera complète, et nul ne protestera contre elle.
En attendant cette harmonie suprême, il est juste que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à devenir savants ; car la science est une jouissance non moins grande que la propriété.
Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie.
Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas.
Les aristocrates de la pensée, les distributeurs de l’éloge et du blâme, les accapareurs des choses spirituelles, vous ont dit que vous n’aviez pas le droit de sentir et de jouir : — ce sont des pharisiens.
Car vous possédez le gouvernement d’une cité où est le public de l’univers, et il faut que vous soyez dignes de cette tâche.
Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.
Or vous avez besoin d’art.
L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal.
Vous en concevez l’utilité, ô bourgeois, — législateurs, ou commerçants, — quand la septième ou la huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers les braises du foyer et les oreillards du fauteuil.
Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous délasseraient alors de l’action quotidienne (…).
Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants.
Quand vous avez donné à la société votre science, votre industrie, votre travail, votre argent, vous réclamez votre payement en jouissances du corps, de la raison et de l’imagination. Si vous récupérez la quantité de jouissances nécessaire pour rétablir l’équilibre de toutes les parties de votre être, vous êtes heureux, repus et bienveillants, comme la société sera repue, heureuse et bienveillante quand elle aura trouvé son équilibre général et absolu.
C’est donc à vous, bourgeois, que ce livre est naturellement dédié ; car tout livre qui ne s’adresse pas à la majorité, — nombre et intelligence, — est un sot livre. »
Il est évidemment étonnant que Charles Baudelaire dise des bourgeois qu’ils représentent la majorité, alors qu’ils sont naturellement bien moins nombreux que les prolétaires, dans un pays par ailleurs encore majoritairement paysan. Cela ne tient tellement pas que cela montre qu’il parle en fait du caractère dominant de la bourgeoisie.
C’est à la fois moqueur et en fait entièrement servile.
Et, en zélateur de la bourgeoisie, il passe au service de son idéologie nouvelle,consistant en le subjectivisme.
D’où une tentative de redéfinir le romantisme, comme une simple tentative individuelle de multiplier les sensations.
« Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.
Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver.
Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau.
Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur [Stendhal] (…).
Il faut donc, avant tout, connaître les aspects de la nature et les situations de l’homme, que les artistes du passé ont dédaignés ou n’ont pas connus.
Qui dit romantisme dit art moderne, — c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. »
Suit alors une longue présentation des « coloristes » présentés comme des « poëtes épiques », car les peintres doivent basculer dans la couleur : Charles Baudelaire préfigure ici les principes de l’impressionnisme.
« L’harmonie est la base de la théorie de la couleur.
La mélodie est l’unité dans la couleur, ou la couleur générale.
La mélodie veut une conclusion ; c’est un ensemble où tous les effets concourent à un effet général.
Ainsi la mélodie laisse dans l’esprit un souvenir profond.
La plupart de nos jeunes coloristes manquent de mélodie.
La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet si les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs.
Le style et le sentiment dans la couleur viennent du choix, et le choix vient du tempérament.
Il y a des tons gais et folâtres, folâtres et tristes, riches et gais, riches et tristes, de communs et d’originaux.
Ainsi la couleur de Véronèse est calme et gaie. La couleur de Delacroix est souvent plaintive, et la couleur de M. Catlin souvent terrible. »
Sa présentation des artistes du Salon de 1846 a donc, cette fois, une base esthétique justifiant l’évaluation faite. Cette fois, les remarques ne sont plus faites en passant, mais tiennent à de véritables petites analyses.
Charles Baudelaire exige désormais que ce qui soit moderne possède la même charge que le romantisme, mais sans être porté par l’Histoire comme l’est le romantisme : ce qui compte, c’est de porter individuellement le plus de couleurs possibles. C’est très exactement ce qui va être l’esthétique des Fleurs du mal.
Dans son journal intime, notant des phrases reflétant son état d’esprit, il parle de « sensation multipliée ».
C’est là son esthétique, conforme aux attentes d’une bourgeoisie plus riche et en attente de « multiplier » les sensations comme les marchandises.
« Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).
Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s’exprimant par la musique. En référer à Liszt.
De la nécessité de battre les femmes. »
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