Le Congrès Européen contre le fascisme et la guerre

Le congrès antifasciste devant se tenir à Prague les 16 et 17 avril 1933, à l’appel des oppositions syndicales allemande, italienne, polonaise, finit par devoir se tenir à Copenhague les 4 et 5 juin, pour finalement se dérouler à Paris.

Dénommé Congrès Européen contre le fascisme et la guerre, il était clairement porté par l’Internationale Communiste, mais de telle manière en fait à laisser la dynamique se former par en bas, formant une nouvelle culture antifasciste.

C’est particulièrement vrai pour le Parti Communiste Français. Coincé dans une ligne ultra-gauchiste jusqu’à Maurice Thorez, il s’est redressé, mais en perdant toujours ses membres. Avec la question antifasciste, l’activisme typiquement français trouve une base assez solide pour développer du contenu sur une base qui ne soit pas syndicaliste étroite, ni une démarche ultra-révolutionnaire.

Il y a ainsi un réel mouvement à la base et d’ailleurs pas seulement chez les ouvriers communistes. On doit parler d’une véritable redéfinition. Cela est d’autant plus vrai que la violence anti-ouvrière s’exprime plus fortement, tant par les gardes mobiles contre les grévistes (et les communistes) qu’avec les commandos des Jeunesses Patriotes.

75 000 personnes manifestent ainsi le 28 mai 1933 au Père-Lachaise pour célébrer la Commune de Paris, et le Congrès Européen contre le fascisme et la guerre accueille 3 277 délégués venus de toute l’Europe à la Salle Pleyel à Paris.

Voici la Résolution contre le fascisme hitlérien :

« Les délégués au congrès antifasciste élèvent une protestation véhémente contre le procès intenté par le gouvernement hitlérien en vue d’aboutir à l’assassinat légal des camarades Torgler, Dimitrov, Popov et Tanef.

Ces chefs ouvriers, connus et aimés du prolétariat du monde entier, on veut les traduire devant le tribunal sanglant des nazis à Leipzig et les mêler à l’incendie du Reichstag aux côtés du provocateur Van der Lubbe.

Il n’est plus personne au monde qui ignore aujourd’hui que le feu a été mis au Reichstag par l’état-major fasciste des Goering et des Hitler.

Le chef de la fraction communiste parlementaire au Reichstag, Torgler, n’a pas plus de responsabilités dans cet acte que les dirigeants du mouvement prolétarien bulgare Dimitrov, Popov et Tanev.

La preuve en a été faite clairement, ouvertement, irréfutablement. La faiblesse du gouvernement fasciste éclate dans la faiblesse même de l’inculpation qui vise nos camarades. Il ne s’agit pas d’autre chose que d’un assassinat préparé de sang-froid.

Le congrès antifasciste européen en appelle à tous les travailleurs, à tous les antifascistes de tous les pays. Qu’ils organisent immédiatement l’action pour sauver la vie des victimes promises au tribunal des bourreaux fascistes.

Que le 18 juin, dans toutes les villes d’Europe, se déroulent d’ardentes démonstrations contre le honteux procès de Leipzig et pour la libération des chefs prolétariens emprisonnés.

Dans toutes les entreprises, dans tous les syndicats, dans toutes les organisations de masse, dans des milliers de meetings et d’assemblées, protestez contre l’assassinat légal, médité par les incendiaires nazis !

Accablez de télégrammes de protestation contre le gouvernement Hitler ! Multipliez les délégations dans les ambassades allemandes au cours de la période qui précédera la honteuse session du tribunal de Leipzig.

A bas la dictature sanglante de Hitler !

A bas le tribunal d’assassins des fascistes !

Luttez pour la libération de Torgler, Dimitrov, Popov et Tanev ! »

Aspect essentiel, 2 000 de ces délégués n’étaient pas communistes, mais sans-parti, social-démocrates, syndicalistes, républicains, chrétiens, anarchistes… L’Humanité peut alors constater à la conclusion du congrès que :

« Le Comité européen élu au congrès représente toutes les nuances de l’antifascisme agissant. »

C’était d’autant plus un succès que la direction socialiste française a totalement passé sous silence le Congrès, qui a toutefois obtenu une véritable attention à la base. De fait, le Parti Communiste Français a défini un nouveau terrain en France en mai : l’antifascisme.

Et c’est une révolution culturelle pour lui. C’est aussi toutefois une porte de sortie, puisque dans les faits, il n’a pas été capable de trouver une voie révolutionnaire pour la France, ni même de parvenir au niveau pour être en mesure d’avancer en ce sens.

C’est là un aspect essentiel, sans quoi on ne peut pas comprendre le basculement complet que va connaître le Parti Communiste Français sur le plan des fondements idéologiques, adoptant un drapeau bleu blanc rouge jusque-là honni.

La mobilisation contre la guerre lui a apporté une crédibilité, l’antifascisme lui permet désormais une socialisation. Mais encore faut-il tenir le choc de celle-ci sans dévaluer les principes. Or, le Parti Communiste Français n’a pas un socle idéologique suffisant pour cela.

Et cela se produit alors que le Parti socialiste connaît une terrible crise interne, avec les « néos-socialistes », l’obligeant à formuler une nouvelle proposition idéologique. De cette rencontre entre socialistes et communistes à ce moment-clef va surgir le Front populaire.

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Mars 1933 : Maurice Thorez devient réellement le dirigeant du Parti Communiste Français

Jusqu’au début de l’année 1933, Maurice Thorez avait été l’artisan de la rectification au sein du Parti Communiste Français, qui était passé sous la coupe d’une direction secrète de type ultra-gauchiste, le groupe Barbé-Celor.

Avec la question de l’unité antifasciste de mars 1933, il est désormais le porteur d’une ligne. C’est un moment absolument historique sans quoi on ne saurait comprendre l’histoire du Parti Communiste Français.

La raison en est la suivante. Jusqu’en janvier-février 1933, la ligne pour chaque Parti Communiste est fixée par l’Internationale Communiste lors de congrès et par le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste entre les congrès.

Or, l’appel antifasciste de l’Internationale Communiste a bien souligné que c’était désormais à chaque Parti Communiste d’entamer des discussions avec les socialistes, selon les conditions concrètes. Cela laisse une marge politique aux Partis Communistes de chaque pays.

Maurice Thorez, en tant que principale figure du Parti Communiste Français, n’est alors plus seulement le représentant en France de la ligne de l’Internationale Communiste pour la France : il devient également, voire surtout et en tout cas alors de plus en plus ; le « transcripteur » français de la ligne générale de l’Internationale Communiste.

Maurice Thorez

Or, qui est Maurice Thorez ? C’est un jeune ouvrier acquis à un Parti Communiste Français qui s’affirme de manière gauchiste et syndicaliste dans les années 1920, lui-même comprenant que cela ne va pas et œuvrant à rectifier le tir.

En février-mars 1933, Maurice Thorez fait donc avec ce qu’il a. Et ce qu’il a, dans la mesure où il s’est affirmé historiquement ainsi, c’est le maintien de l’unité du Parti Communiste Français, par le refus du sectarisme et de la bureaucratie. Il reprend donc ce positionnement, cette fois pour l’unité avec les socialistes, et cela va toujours plus monter en puissance, jusqu’à une ligne opportuniste de droite.

Dans son article pour L’Humanité du 11 mars 1933 – « Unité d’action L’ennemi est dans notre propre pays »– il souligne que les conditions sont différentes selon les pays. Et par conséquent :

« La question qui se pose aux prolétaires de toute tendance est donc bien simple.

Pouvons-nous et voulons-nous nous unir pour résister à la moindre attaque contre nos conditions matérielles d’existence ?

Pouvons-nous et voulons-nous nous unir pour riposter à la moindre tentative de propagande et d’action de caractère fasciste ?

Pouvons-nous et voulons-nous opposer à la concentration des forces de la bourgeoisie avec ses Tardieu et ses Daladier, avec ses Boncour et ses Weygand la concentration de toutes les forces du prolétariat, luttant à la tête des exploités de toutes conditions ?

Bref, pouvons-nous et voulons-nous nous tenir, pour combattre, résister et vaincre ?

OUI, disent de toutes leurs forces, de tout leur cœur les ouvriers communistes. OUI, pensent et disent avec eux de nombreux ouvriers socialistes.

NON, estime le Populaire dans ses articles, embrouillés, avant même la réponse de la C. A. P. à la lettre ouverte que nous avons adressée à la direction du parti socialiste, ainsi qu’à tous les ouvriers socialistes.

Cependant, nous répétons sans nous lasser le front unique est possible tout de suite. Il est possible et il est nécessaire. Il est indispensable. Et notre voix sera entendue.

La crainte de l’action féconde oblige les dirigeants socialistes à rechercher mille prétextes pour tenter de repousser nos propositions et contrecarrer la réalisation du FRONT UNIQUE. Les faits montrent, toutefois, que nous avons des amis, des frères parmi les ouvriers socialistes.

Ensemble, nous parviendrons à nous unir pour la défense de nos revendications et pour l’aide au peuple allemand.

Ensemble, nous parviendrons à combattre et à vaincre la bourgeoisie capitaliste et la réaction fasciste. »

Ce rôle prédominant de Maurice Thorez va d’autant plus être facilité que les événements en Allemagne se précipitent : mars 1933 est marqué par une gigantesque répression menée par les nazis, broyant les socialistes et les communistes allemands.

Profitant de l’impact du mouvement anti-guerre, le Parti Communiste Français utilise alors cet aspect pour pousser à l’unité, avec l’appel du 25 mars 1933 :

« Aux travailleurs socialistes !

A la C.A.P. du Parti socialiste

Pour faire face aux graves événements et aux menaces qui pèsent sur la classe ouvrière, le Parti communiste vous a adressé le 6 mars dernier des propositions pour la réalisation d’une action commune entre les travailleurs socialistes, communistes et inorganisés.

Nous vous avions proposé notamment l’organisation d’une journée de manifestations dans tout le pays. La C. A. P. ne nous a pas répondu.

Or, voici que le Comité National de lutte contre la guerre, organise à la date du 9 avril, une grande démonstration contre le fascisme et la guerre. Il est évident que nous, communistes, nous allons travailler de toutes nos forces au succès de cette démonstration.

Nous vous proposons dès lors d’organiser en commun, ouvriers socialistes et ouvriers communistes, notre participation à la manifestation du 9 avril, dont l’ampleur et la répercussion peuvent être considérables et aider utile ment nos frères d’Allemagne.

Aucun obstacle ne doit s’opposer au rassemblement pour la lutte de tous les travailleurs, ce qui est nous en sommes convaincus le sentiment des ouvriers socialistes comme il est celui des ouvriers communistes, et nous insistons vivement pour qu’une réponse précise soit faite à nos propositions.

Le Comité Central du P.C.F. »

Or, il s’agit là d’une approche pragmatique, car il ne s’agit pas de conquérir la base ouvrière socialiste en la convainquant, de réaliser une unité réelle provoquant un entraînement, mais de la conduire comme malgré elle dans le bon sens, en profitant de bons leviers. On doit qualifier cette ligne de pragmatique-machiavélique.

Tendanciellement, cependant, il y a également un mouvement dans le sens de l’unité. C’est ce qui explique que le mois de mars 1933 est marqué par plus d’une cinquantaine de réunions contre la guerre, avec parfois des manifestations, comme à Nice avec 7 000 manifestants et 1500 personnes au meeting, 2 000 personnes au meeting à Hautmont, 1 200 à Metz, 1 500 à La Rochelle, etc.

Maurice Thorez

De manière beaucoup plus intelligente, il y a un congrès antifasciste (devant initialement se tenir à Prague les 16 et 17 avril 1933) par les oppositions syndicales allemande, italienne, polonaise, trois pays ayant un régime fasciste. 60 000 personnes manifestent le 9 avril 1933 à Bagnolet, en banlieue parisienne, en soutien au congrès.

L’appel de la CGTU du 24 avril est également très concret, calibré pour avoir un écho efficace (ce qui témoigne d’ailleurs du maintien du syndicalisme révolutionnaire comme matrice) :

« Il y a trop de produits et des millions d’êtres humains souffrent de la faim et réclament du pain et du travail. Dans les administrations publiques comme dans l’industrie privée, les salaires sont diminués et les conditions de travail aggravées criminellement.

Le fascisme fait rage. Hitler s’est installé au pouvoir par le fer et par le ̃feu. En France, la bourgeoisie, [André] Tardieu en tête, multiplie ses provocations chauvines et réactionnaires.

La guerre impérialiste se prépare fébrilement dans tous les pays. Elle tue déjà en Chine, en Amérique du Sud, aux colonies. Contre la formidable réaction du prolétariat au pouvoir en URSS, le capitalisme croulant dresse ses batteries guerrières et destructrices.

Mais dans tous les pays, les masses laborieuses s’élèvent avec vigueur contre ta misère, la réaction, le fascisme et la guerre impérialiste. Le Premier Mai sera une journée de lutte ardente pour les revendications de tous les travailleurs, sans distinction de nationalité.

UNITE D’ACTION !

UN SEUL MEETING UNE SEULE DEMONSTRATION !

C’est le désir de tous les travailleurs. C’est l’appel de la C.G.T.U. auquel la C.G.T. vient de répondre par une fin de non-recevoir, mais auquel les OUVRIERS CONFEDERES répondront favorablement et avec enthousiasme.

Constituez vos comités d’action et du Premier Mai dans chaque entreprise, dans chaque localité. Élaborez et déposez en commun vos cahiers de revendications. Préparez de vastes protestations collectives, de puissantes démonstrations de rues, préparez la grève.

Contre toute diminution de salaires et pour leur relèvement. Pour des contrats collectifs garantissant les avantages arrachés par les travailleurs.

Pour la semaine de quarante heures sans diminution de salaire.

Contre toute atteinte aux avantages de la loi des assurances sociales, pour son amélioration, pour l’assurance-chômage et l’augmentation immédiate des indemnités. Allocation de l’indemnité aux chômeurs partiels pour chaque journée perdue.

Pour la défense du droit syndical et du droit de manifestation. Contre toutes les méthodes de coercition envers les Syndicats et syndiqués. Pour l’amnistie.

Contre la réaction et le fascisme, pour le soutien des travailleurs d’Allemagne.
Contre la guerre impérialiste, pour la défense de l’U.R.S.S.

Le Premier Mai, tous ensembles répondez à l’appel des syndicats unitaires ! Désertez les entreprises ! Manifestez en faveur de vos revendications !

Vive l’unité d’action de tous les travailleurs !

Vive l’unité syndicale dans une C.G.T. unique lutte de classe !

EN AVANT POUR UN PREMIER MAI PUISSANT D’ACTION
DIRECTE ! »

Le choix de l’expression « action directe » en dit long sur l’esprit syndicaliste-révolutionnaire prédominant en France ; on la retrouve même en grands caractères pour un appel de la CGTU dans L’Humanité du 30 avril 1933 ! De fait, pour les communistes français, le Parti Communiste est en quelque sorte le « Parti » du syndicalisme révolutionnaire.

C’est là un aspect essentiel, car le pendant du gauchisme politique est une ligne droitière économiste de type syndicaliste révolutionnaire, apparaissant très radical en apparence, mais « unitaire » réformiste (et substitutiste) dans les faits.

C’est ce que représente Maurice Thorez, qui débarrasse le Parti Communiste Français d’une bolchevisation mal comprise et d’une approche sectaire, pour faire basculer la ligne vers une ligne de masses syndicaliste révolutionnaire « partidaire ».

Le 2 mai 1933, L’Humanité titre ainsi : « A Vincennes, 70 000 prolétaires répondent à l’appel de la CGTU ! ».

Au moment clef où il faut faire de la politique, le Parti Communiste Français reste confondu avec la CGTU.

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Le refus socialiste de l’unité antifasciste appelée par le Parti Communiste Français

C’est Léon Blum qui répondit à l’appel du Parti Communiste Français (allant dans le sens de l’Internationale Communiste) au sujet de l’antifascisme, à la suite de la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne.

Il le fit par son article « L’unité ouvrière », en tête du Populaire, le 7 mars 1933. Il résume la position de l’Internationale Communiste, en disant que celle-ci a réagi à l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste. Cependant, il ne répond à rien concrètement malgré la longueur de l’article, à part pour faire le reproche que l’Internationale Communiste ne s’adresse pas directement à l’Internationale Ouvrière Socialiste.

Il explique à la fin qu’il va analyser la proposition du Parti Communiste Français. Ce qu’il fait lendemain, le 8 mars, dans un article au même titre, en reprochant au Parti Communiste de s’adresser aux socialistes et non à leur parti. D’où l’accusation comme quoi :

« La communauté de lutte serait obtenue par la désagrégation ou plus exactement par l’évacuation des organismes socialistes et syndicalistes, devenus des cadres vides. »

Le même jour est publié un message de l’Internationale Ouvrière Socialiste reprochant à l’Internationale Communiste de proposer des discussions de parti à parti dans chaque pays, et non pas au niveau international. Il est craint que ce soit prétexte à des « manœuvres » – il est clair ici que les tendances droitières de cette Internationale ont cherché à relativiser le premier appel.

Reste que la base socialiste a donc été touchée par l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste et la réponse de l’Internationale Communiste, mais que le Parti Communiste Français s’y est mal pris, permettant à la direction de la SFIO de tergiverser.

Léon Blum est alors, avec un tel arrière-plan, obligé de continuer son article sur L’unité ouvrière dans le Populaire du 9 mars 1933. Le ton change alors radicalement, puisque Léon Blum non seulement parle d’unité, mais même d’unification !

Léon Blum en 1932

Il est évident que le mouvement anti-guerre lancé par l’Internationale Communiste et l’appel à l’unité antifasciste lancé par l’Internationale Ouvrière Socialiste après la prise du pouvoir par les nazis a entièrement changé la situation pour la base socialiste, auparavant fermée aux communistes sous l’influence délétère des dirigeants socialistes et sous l’effet du sectarisme gauchiste du Parti Communiste Français.

« Le sujet qui m’occupe depuis deux jours est sans doute le plus grave et le plus pressant qui puisse se poser devant les militants socialistes. Je ne m’excuse donc pas de le traiter avec quelque insistance.

Nous savons tous qu’il est dans la nécessité des choses que le prolétariat retrouve un jour son unité, nationale et internationale, et il ne peut évidemment recouvrer l’une sans l’autre : comment concevoir, disait un jour notre ami Bracke, que le prolétariat réunifié d’une nation quelconque puisse se rattacher à deux Internationales différentes.

Nous savons qu’en attendant la « réunification » organique, l’intérêt immédiat, ou même le salut immédiat du prolétariat peuvent imposer devant des périls communs, à une communauté de lutte et de résistance. Mais nous savons aussi que cette coordination d’efforts ne saurait résulter que d’un accord loyal entre les partis, lié lui-même à un accord loyal entre les Internationales. »

Mais Léon Blum, bien évidemment, ne propose rien de concret et se revendique bien plus du second message de l’Internationale Ouvrière Socialiste que du premier, expliquant encore qu’il faut attendre, que les choses doivent se décider de manière internationale, etc.

En ce sens, il évacue tout sens de l’urgence antifasciste. Cela est capital parce qu’on comprend aisément qu’il suffira que celle-ci apparaisse concrètement en France même pour que tout bascule. L’unité antifasciste de février 1934 ne tombe pas du ciel, mais part de tout un processus commencé en 1930 avec le mouvement anti-guerre et prolongé par la (lente) prise de conscience antifasciste émergeant en février – mars 1933.

Pour preuve, le 11 mars 1933, Léon Blum prolonge son article sur L’unité ouvrière, disant que la balle est dans le camp de l’Internationale Communiste pour une discussion au niveau international, que c’est dans l’intérêt de l’URSS elle-même sur le plan des relations internationales.

On a déjà tous les ingrédients pour ainsi dire du Front populaire.

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La prise en considération de l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste

Le Parti Communiste Français et la CGTU avaient, tout comme le Parti socialiste et la CGT, lancé un appel de solidarité avec le prolétariat allemand, et en appelaient aux « ouvriers socialistes, confédérés, unitaires, communistes et sans parti » pour former des comités de soutien du prolétariat allemand.

Mais c’était là unilatéral et forcé. Le Parti Communiste Français organise d’ailleurs un grand meeting le 7 mars à Paris de son côté, sans chercher une unité.

Maurice Thorez annonce ensuite cependant le 5 mars 1933 dans L’Humanité que le Parti Communiste Français va de nouveau s’adresser à la SFIO, exposant ainsi un désaveu de sa propre ligne de fermer complètement la porte quelques jours auparavant.

Maurice Thorez en 1932

C’est que cela va de pair le même jour avec la parution d’un appel de l’Internationale Communiste, qui prenant acte de l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste, ouvre la porte de manière très claire. On a là une décision prise par l’Internationale Communiste, obligeant de fait le Parti Communiste Français à ne pas pratiquer une ligne sectaire ; l’Internationale Communiste expose que :

« Le bureau de l’Internationale ouvrière socialiste, dans son appel du 19 février de cette année, déclare que les partis socialistes adhérant à cette Internationale sont prêts à établir le front unique avec les communistes pour lutter, contre la réaction fasciste en Allemagne.

Cette déclaration verbale est en contradiction flagrante avec, tous les actes de l’Internationale socialiste, et de ses partis jusqu’à ce jour.

Toute la plateforme: politique de l’Internationale socialiste et tous ses actes donnent jusqu’à présent toute raison à l’Internationale Communiste et aux partis communistes de ne pas croire à la sincérité de la déclaration du bureau de l’Internationale socialiste ouvrière qui fait cette proposition au moment où, dans toute une série de pays et avant tout, en Allemagne, la masse ouvrière prend déjà l’initiative d’organiser le front unique de lutte.

Néanmoins, en face du fascisme qui mène son agression contre la classe ouvrière en Allemagne, qui développe toutes les forces de la réaction mondiale, le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste appelle tous les partis communistes à tenter encore une fois d’établir le front unique de lutte avec les masses des ouvriers socialistes par l’intermédiaire des partis socialistes. »

Par conséquent, l’Internationale Communiste explique qu’elle dira aux Partis Communistes de cesser de dénoncer les partis socialistes dans leur pays si un accord est passé pour l’organisation antifasciste commune (grèves, manifestations, autodéfenses…) et la défense commune de la condition ouvrière, c’est-à-dire, sans le dire, une unité syndicale ou para-syndicale.

Le message du 6 mars 1933 du Parti Communiste Français à la SFIO est ainsi obligé de se plier à cette juste analyse de la situation par l’Internationale Communiste. Il le fait avec une certaine mauvaise volonté comme on le voit bien, la progression de l’idée avancée étant laborieuse, l’absence d’engouement étant très net :

« Aux travailleurs socialistes et à la commission administrative du Parti socialiste

Au moment où l’accession de Hitler au pouvoir en Allemagne aggrave considérablement la situation internationale et où déferle de pays en pays la réaction fasciste, l’Internationale communiste vient d’adresser aux travailleurs de tous tes pays un vibrant appel à l’unité d’action des masses ouvrières contre l’offensive du capital ; contre fascisme et contre la guerre.

Le Parti communiste français en approuve tous les termes et tient à vous faire publiquement des propositions susceptibles de rassembler les masses travailleuses de France en vue d’une action immédiate et énergique contre la bourgeoisie.

Actuellement, la crise s’aggrave dans la plupart des industries et dans l’agriculture. Le déficit budgétaire, les difficultés économiques et financières provoquent une attaque acharnée de la bourgeoisie et de son Etat contre les conditions de travail, et d’existence de tous les travailleurs des villes et des champs.

Des centaines de milliers de chômeurs complets ou partiels sont privés de toute allocation les pensions et avantages des anciens combattants sont menacés alors
que des sommes énormes sont consacrées à la préparation de la guerre ou servent à renflouer les banques et les grandes entreprises capitalistes.

Contre l’offensive du capital, les travailleurs de toutes conditions ont engagé là lutte en de nombreuses grèves et manifestations.

La politique du Parti communiste a toujours été dominée par le souci de réaliser l’unité d’action de tous les travailleurs.

A plusieurs reprises déjà, aussi bien pour la lutte contre la guerre que pour la défense des salaires et traitements pour lutter contre la répression et arracher l’amnistie intégrale, notre Parti a fait des propositions précises de front unique aux travailleurs ainsi qu’aux organisations socialistes.

Mais le parti socialiste, jusqu’à présent, a mis tout en oeuvre pour empêcher la réalisation de l’unité d’action de la classe ouvrière.

Il est allé jusqu’à exclure des travailleurs socialistes qui, dans la lutte contre la guerre, ont pris place aux côtés de leurs frères communistes et sans-parti, alors qu’il apportait son appui et sa collaboration aux gouvernements bourgeois (vote des douzièmes provisoires comportant notamment la réduction des traitements des fonctionnaires et l’approbation des budgets de guerre et de police).

Néanmoins, au moment où toutes les couches de la population laborieuse du pays subissent une violente attaque, alors que grandit la violence réactionnaire, que se développe la terreur sanglante dans les colonies, alors que s’impose une action plus vigoureuse contre, la bourgeoisie, le Parti communiste vous adresse un nouvel et pressant appel pour réaliser pratiquement le front commun de lutte de tous les travailleurs.

Nous vous soumettons comme base de réalisation de ce front unique les propositions suivantes :

1) Contre l’offensive du capital et pour les principales revendications des travailleurs :

a) Contre toute diminution des salaires, traitements, indemnités et pensions ; pour le relèvement immédiat de l’allocation de chômage pour le maintien et l’amélioration des assurances sociales pour la semaine de 40 heures sans diminution de salaire ;

b) Contre toute augmentation et pour la réduction des charges fiscales frappant les travailleurs ;

c) Pour la réduction des fermages, la révision des baux, les deux tiers aux métayers, et pour les allocations de crise aux paysans pauvres.

2. Contre la réaction pour l’amnistie intégrale, pour la liberté d’organisation, de réunion, de manifestation et pour le droit de grève à tous les travailleurs en France et dans les colonies.

Pour faire aboutir toutes ces revendications et enrayer l’attaque capitaliste, nous proposons l’organisation de manifestations de rues et, éventuellement, de grèves dans tout le pays. Dans ce but, nous proposons que les ouvriers socialistes et communistes entreprennent de suite la constitution de comités d’action rassemblant les travailleurs de toutes tendances, organisés et inorganisés, dans les entreprises et dans les localités.

Le Parti communiste suggère l’organisation d’une journée nationale de manifestations de rues en faveur des revendications des travailleurs de France et pour l’aide aux travailleurs d’Allemagne.

Une telle manifestation nationale contre l’impérialisme français constituerait une aide efficace au prolétariat allemand dans son combat contre le fascisme et accentuerait la lutte commune des prolétaires, français et allemands contre le traité de Versailles et les menaces de guerre impérialiste.

Nos propositions exprimant, nous en sommes persuadés l’intérêt de la classe ouvrière, doivent avoir pour conséquence l’abandon de toute politique de collabo-
ration avec la bourgeoisie.

L’accord étant réalisé dans la pratique, nous sommes disposés au cours de l’action commune à cesser toute attaque contre les organisations luttant avec nous, mais dans l’intérêt même du succès de cette bataille commune nous serons impitoyables envers ceux qui entravent la réalisation du front unique, désertent et tentent de briser le mouvement.

Le Parti communiste, ayant ainsi exprimé clairement sa position, attend de la commission administrative permanente du parti socialiste une réponse aussi nette.

Le Parti communiste, conscient de l’aggravation, des coups qui s’abattent sur la classe ouvrière et de la nécessité d’une riposte urgente et vigoureuse, appelle dès maintenant les ouvriers socialistes et sans parti à se réunir de suite avec leurs frères communistes dans tes entreprises et les comités de chômeurs pour élaborer ensemble leurs revendications et organiser leur action commune.

A la coalition des forces de la bourgeoisie, opposons le front unique de lutte de la classe ouvrière.

Le Comité Central du P. C. F. »

Modifiant le tir, le Parti Communiste Français invite également les socialistes à prendre librement la parole au meeting du 7 mars à Paris, qui avait été initialement formaté de manière unilatérale, sectaire. Mais seul une jeune socialiste prendra la parole dans ce meeting de 8 000 personnes.

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La non prise en considération de l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste

L’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste contre le fascisme peu après la prise du pouvoir par les nazis ne pouvait pas passer inaperçu en France, malgré sa mise de côté à la fois par incompréhension et refus. Pour cette raison, le 23 février 1933, soit deux jours plus tard, Léon Blum publie un long commentaire à ce sujet en première page du Populaire.

Il ne se concentre que sur la première partie du document, expliquant qu’il faut « se porter au secours de la social-démocratie allemande », qu’il faut sauver la République allemande. C’est à peine s’il conclue en parlant des communistes, pour les dénoncer comme anti-socialistes, comme des fanatiques amenant à ce que l’Allemagne de Hitler attaque à terme l’URSS qui plus est.

C’est là une position n’ayant strictement rien à voir avec la position de l’Internationale Ouvrière Socialiste, qui ne parle pas de guerre possible mais inévitable dans le capitalisme, et appelle à une unification socialiste – communiste encore plus qu’une unité d’ailleurs.

Et pour bien enfoncer le clou vient immédiatement s’ajouter alors une déclaration commune de la SFIO et de la CGT, où l’on ne trouve bien entendu pas un seul mot quant à l’unité.

« Aux travailleurs de France !

La Commission administrative de la Confédération générale du travail et la Commission administrative permanente du Parti socialiste (S.F.I.O.) dénoncent la situation d’extrême danger pour les libertés ouvrières et démocratiques existant en Allemagne.

Suspension de toutes les libertés et armement des bandes hitlériennes en sont l’illustration la plus nette.

Les troupes d’assaut fascistes ont à leur disposition les armes les plus modernes. Il ne fait de doute pour personne que l’on prépare le « coup ».

Cette menace est un danger, non seulement pour les libertés allemandes, mais pour la Paix.

Contre cette situation atroce, nous avons la conviction que les forces unies de la classe ouvrière allemande se lèveront, certaines de trouver pour les encourager avec toute l’Internationale, la classe ouvrière et le socialisme français.

Dès maintenant, nous dénonçons la ruée de ces bandes armées qui seront aidées et protégées par la Schupo (police armée) et la Reichswehr (l’armée).

S’il est vrai que nous assistons à la préparation d’une Saint-Barthélémy de la démocratie allemande, une protestation doit monter du prolétariat international contre un tel crime.

Aujourd’hui, ce sont les libertés de parole et de presse qui sont cyniquement supprimées. Demain, ce seront les personnes qui seront assassinées : ce sera la République allemande détruite.

Travailleurs allemands, dans cette lutte, nous sommes avec vous ! Votre cause est la nôtre. La cause de la démocratie allemande et celle de la Paix sont liées.

La Commission administrative de la Confédération générale du travail,
La Commission administrative permanente du Parti socialiste (S.F.I.O.) »

On doit donc considérer le mois de février 1933 comme un tournant, car tant les communistes – par espoir de prendre le dessus dans la crise – que les socialistes dont les dirigeants sont anti-communistes – ferment la porte à l’unité antifasciste.

Les choses auraient été fondamentalement différentes si l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste avait été valorisé, tant par les communistes que les socialistes.

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L’appel antifasciste de l’Internationale Ouvrière Socialiste

La question allemande disparaît pratiquement complètement au bout de deux semaines après la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier. Symbole terrible de cette incompréhension française du drame allemand, Le Populaire, l’organe de la SFIO, publie seulement en troisième page, dans une colonne de côté, le 21 février 1933, l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste intitulé « Debout, pour la lutte contre le fascisme : Debout, pour la lutte contre la guerre! ».

Les pages 1 et 3 du Populaire du 21 février 1933, l’appel de l’Internationale Ouvrière Socialiste n’a même pas de titre marqué page 3

Il commence ainsi :

« C’est en un moment de danger suprême pour la classe ouvrière, pour la liberté et la paix, pour la civilisation, nous nous adressons à vous !

Allié à la réaction du grand capitalisme et de la féodalité, Hitler a pris le pouvoir en Allemagne. La lutte décisive est actuellement engagée entre le fascisme et la classe ouvrière en Allemagne. L’enjeu est énorme.

Si le fascisme réussissait se maintenir et à se fortifier en Allemagne, alors, avec la démocratie allemande, avec la République allemande, se perdraient les résultats d’un demi-siècle de lutte de classe prolétarienne.

Si l’assaut du fascisme devait anéantir les organisations ouvrières en Allemagne, le prolétariat de toute
l’Europe centrale se trouverait dans le grave danger, et la réaction du monde entier se sentirait encouragée à attaquer tout ce que la classe ouvrière a réalisé dans le domaine social.

Aussi avons-nous pleine confiance que les travailleurs d’Allemagne dont la lutte est si dure et pleine de sacrifices, et dont les socialistes de tous les pays sont solidaires, infligeront une défaite au fascisme et à la contre-révolution.

C’est pourquoi nous appelons les travailleurs de tous les pays à aider de toutes leurs forces le prolétariat d’Allemagne en pensant à l’importance historique mondiale de sa lutte. »

Et la suite du document, appelant à l’unité socialiste-communiste, explique en fait pourquoi le document a été relégué à la page 3. C’est qu’en Europe centrale, il y a une tradition social-démocrate historique, d’une part, et une compréhension concrète et non pas abstraite du fascisme, d’autre part.

Le document est donc formel dans son exigence d’unité et cela va totalement à rebours de ce qu’a toujours fait la SFIO depuis 1920. On peut voir ici qu’on a dans l’Internationale Ouvrière Socialiste une expression hégémonique temporaire de la très puissante social-démocratie autrichienne, qui formait son aile gauche et est pro-URSS (considérée comme socialiste) tout en rejetant le bolchevisme.

Ce qu’on lit ensuite est non seulement acceptable pour une discussion avec les communistes, mais cela converge même entièrement avec eux.

« L’Internationale ouvrière socialiste a toujours reconnu que la lutte fratricide du prolétariat est la principale raison de son affaiblissement et, partant, la meilleure alliée du fascisme.

Aussi, l’Internationale Ouvrière Socialiste a-t-elle toujours été convaincue que la fin de la scission et l’unité du prolétariat sont les conditions préalables du déploiement complet de la force prolétarienne.

En face du terrible danger qui menace la classe ouvrière d’Allemagne et du monde entier, les conséquences tragiques de la scission apparaissent plus évidentes que jamais auparavant.

Les maux engendrés par une quinzaine d’années de scission ne peuvent malheureusement pas être abolis d’un moment à l’autre. Mais l’expérience historique de l’heure présente ne doit pas seulement servir à stimuler dans l’avenir la volonté de réédifier une organisation de, combat unique de la classe ouvrière, mais, dès à présent, elle doit conduire à l’effort pour accroître autant que possible la puissance combative du prolétariat.

Les dangers sont trop grands pour que l’aspiration unanime des travailleurs à l’unité du prolétariat dans la bataille soit exploitée pour des manœuvres de partis. L’Internationale Ouvrière Socialiste vise à l’organisation d’une action commune sur la base d’une entente sincère et honnête.

En face des dangers tragiques qui les menacent, nous exhortons les prolétaires allemands, les prolétaires de tous les pays à mettre fin à toutes les attaques réciproques et à lutter ensemble contre le fascisme. L’Internationale Ouvrière Socialiste a toujours été prête à négocier, au sujet d’une telle communauté de lutte, avec l’Internationale Communiste, dès que celle-ci se déclarerait prête à le faire.

Travailleurs du monde entier !

Tandis que le capitalisme vous précipite en masse dans la misère et la détresse, tandis qu’il organise les hordes fascistes contre vous, il prépare l’immense catastrophe d’une nouvelle guerre.

Déjà, nous nous trouvons devant le fait sanglant de la guerre en Extrême-Orient, mais aussi devant le danger qu’en Europe également s’accomplisse une évolution de plus en plus rapide qui menace d’aboutir à une nouvelle guerre mondiale.

L’impérialisme japonais triomphe. Au mépris des traités qu’il a solennellement signés, le Japon a occupé à main année le territoire chinois, il a créé l’État-pantin de Mandchourie et il s’apprête à conquérir encore d’autres provinces chinoises.

L’apparence soigneusement gardée jusqu’ici, qu’il n’y a pas guerre entre la Chine et le Japon, s’évanouit.

Les plans monstrueux des impérialistes japonais deviennent de plus en plus clairs et la Société des Nations a été impuissante à les arrêter.

Tandis qu’en Extrême-Orient la guerre sévit et menace de s’étendre indéfiniment, en Europe même se préparent les événements qui, tôt ou tard, finiront par compromettre la paix en Europe.

Depuis plus d’un an, la Conférence du désarmement se prolonge sans aucun résultat. Transformés en gigantesques camps armés, groupés en alliances puissantes, les États européens armés de pied en cap, se trouvent en face les uns des autres.
Le danger s’aggrave que non seulement la Conférence n’aboutisse pas au désarmement, mais qu’elle donne prétexte à de nouveaux armements.

Le progrès du fascisme met à la tête des nations les forces nationalistes et militaristes. Hitler en Allemagne, Mussolini en Italie, Pilsudski en Pologne, Horthy en Hongrie, la dictature royale en Yougoslavie, des dictatures ouvertes ou dissimulées dans tous les autres pays des Balkans, tous sont prêts à diriger vers l’extérieur les forces sur lesquelles ils s’appuient à l’intérieur et à transformer de nouveau l’Europe en un champ de bataille.

Les fascistes en Italie, la Hongrie contre-révolutionnaire, la dynastie détrônée des Habsbourg, s’efforcent d’exploiter, pour leurs fins respectives, le mouvement des races yougoslaves dont la dictature militaire a aggravé les antagonismes ; ils suscitent ainsi dans l’Europe centrale une zone de graves dangers pour la paix.

Les projets de former un bloc des États fascistes et de l’opposer à la France et à ses alliés de l’Est menacent désormais de partager l’Europe en deux camps ennemis s’armant l’un contre l’autre. L’Europe sait, par sa sanglante expérience, où conduit la politique des alliances.

Si les antagonismes des grandes puissances paralysent la Société des Nations, si la direction de la bourgeoisie tombe de plus en plus dans les mains des groupes fascistes, il est évident que seule la force du prolétariat est capable d’empêcher la catastrophe mondiale, qui sinon s’abattra fatalement sur l’humanité et anéantira de nouveau des millions de jeunes vies humaines.

L’Internationale Ouvrière Socialiste n’a jamais manqué de mettre en garde contre la catastrophe menaçante et de mener la lutte la plus énergique contre la guerre et la préparation de la guerre. Aussi a-t-elle le droit, dans cette heure décisive, d’élever une fois encore la voix pour avertir des événements terribles qui se préparent.

L’Internationale Ouvrière Socialiste appelle tous les travailleurs à s’unir afin de repousser en une lutte solidaire le danger imminent d’une nouvelle guerre mondiale !

L’Internationale Ouvrière Socialiste invite tous les hommes qui veulent empêcher un nouveau massacre, préserver la paix et les progrès de la civilisation, à prendre place dans l’armée du prolétariat.

Travailleurs du monde entier !

La responsabilité des dangers terribles qui menacent la liberté et la paix incombe aux classes dominantes de tous les pays. D’une part, la bourgeoisie capitaliste des pays vainqueurs a, par sa politique impérialiste, entravé et paralysé dans les pays vaincus la jeune démocratie naissante et l’ascension de la classe ouvrière. De l’autre, la bourgeoisie des pays vaincus a utilisé les conséquences de la défaite pour attiser les passions nationalistes et pour reconquérir, sous la forme du fascisme meurtrier et belliqueux, le pouvoir qui lui échappait.

C’est pourquoi il importe de lier la lutte de défense contre le fascisme et contre le danger de guerre à la lutte contre le capitalisme, pour la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, pour le socialisme.

La victoire est à nous, si nous nous unissons pour la remporter !

Vive la liberté !

Vive la paix !

Vive le socialisme !

Zurich, le 19 février 1933.

Le Bureau de l’Internationale Ouvrière Socialiste »

La publication en page 3 d’un tel document historique représente une faillite sans pareille. Cela montre que la prise de conscience par les ouvriers socialistes (mais aussi communistes) de la victoire du nazisme en Allemagne ne fut que tardive.

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L’échec-catastrophe de l’unité ouvrière en France en février 1933

Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler est nommé chancelier. Le Parti Communiste Français ne peut que constater jour par jour le processus de démolition que subit à son encontre le Parti Communiste d’Allemagne. Mais c’est déjà une chose essentielle, permise par le poids de l’Internationale Communiste dont le Parti Communiste Français est membre.

Du côté des socialistes de la SFIO, en effet, on ne perçoit pas l’ampleur des événements, pour des raisons tant idéologiques puisque les socialistes ne considèrent pas qu’il y a une crise générale du capitalisme, que pratiques car les dirigeants socialistes entendent participer au gouvernement, ou du moins le soutenir, et une opposition interne est désormais vent debout contre une telle démarche.

Cela va provoque une grande bataille interne et le 6 février 1933, le Conseil national du Parti socialiste SFIO condamne ainsi avec bien plus des 2/3 des voix le groupe parlementaire pour s’être orienté dans une démarche gouvernementale avec « des partis de démocratie bourgeoise ».

Le chef de file de l’aile gauche du Parti socialiste SFIO, Jean Zyromski, en 1932

Rappelons qu’il existe également, depuis la campagne contre la guerre menée par le Comité d’Amsterdam, un important rapprochement anti-guerre et pro-URSS des ouvriers communistes et socialistes.

Le Parti Communiste Français fit alors une erreur tactique. Il se dit qu’il y allait avoir une poussée révolutionnaire des masses, en raison des mesures anti-sociales du gouvernement et de la prise de conscience de la victoire fasciste en Allemagne.

Il part ici notamment d’une base erronée parce qu’il pense que, par l’Internationale Communiste, il peut avoir un regard prenant les choses comme par en haut. C’est un formalisme, qui se lit bien dans l’appel suivant de début février 1933 :

« Appel au combat international contre le fascisme

déclaration commune des partis communistes de France, de Pologne et d’Allemagne.

L’établissement de la dictature ouverte en Allemagne, par la prise du pouvoir du gouvernement Hitler-Hugenberg-Papen, accentue, dans un rythme accéléré, les contradictions impérialistes entre l’Allemagne d’une part et la Pologne et la France de l’autre.

La bourgeoisie de ces pays déploie une campagne chauvine effrénée qu’elle exploite pour détourner l’attention des masses de la lutte de classe et accélérer fiévreusement les préparatifs de la guerre impérialiste.

En face de la politique agressive et rapace de l’impérialisme polonais, qui pousse vers l’annexion de Dantzig et de la Prusse orientale, et vis-à-vis de l’armement formidable de l’impérialisme français voulant maintenir son hégémonie en Europe et le système de Versailles, se dresse le réarmement militaire, la campagne chauvine et la politique de la bourgeoisie allemande, de la dictature fasciste en Allemagne.

Les peuples de l’Europe sont menacés plus fort que jamais d’un nouveau massacre impérialiste mondial.

Dans cette situation, en face des dangers graves de la guerre, les partis communistes de Pologne, de France et d’Allemagne déclarent leur volonté d’opposer avec plus d’audace la bannière de l’internationalisme prolétarien à la campagne chauvine de la bourgeoisie, de déployer la solidarité fraternelle dans la lutte de masse internationale commune des ouvriers d’Allemagne, de France et de Pologne et des autres travailleurs de ces pays et d’accentuer au plus degré la lutte contre l’ennemi dans leurs propres pays contre la classe dirigeante.

Le régime de terreur ouverte du fascisme, les attaques des dirigeants fascistes en Allemagne contre le prolétariat allemand et son avant-garde, le P.C.A., mettent en danger en même temps les intérêts vitaux des ouvriers et paysans de Pologne et de France.

Le règne de terreur fasciste et de sang de Pilsudski en Pologne menace non seulement les ouvriers et paysans polonais, mais également les travailleurs des autres pays. La politique de guerre de l’impérialisme français, pour le maintien du système de Versailles, ne signifie pas seulement l’oppression et la misère pour les ouvriers de France, mais aussi pour les masses travailleuses des autres pays.

A la campagne chauvine, à l’armement, au militarisme, au règne fasciste de la classe dirigeante, il faut opposer l’action internationale des masses prolétariennes et des travailleurs de la ville et de la campagne.

Nous déployons en Allemagne, en Pologne, en France, la bannière de combat de l’internationalisme prolétarien. Trois pays, mais un seul drapeau : le drapeau rouge du prolétariat combattant.

Les partis communistes de France, d’Allemagne et de Pologne disent aux masses :

Ne vous laissez pas détourner de la lutte de classe par vos ennemis, dans votre propre pays, par vos exploiteurs qui veulent vous imposer le service militaire obligatoire, le travail forcé, la discipline militaire et autres vertus militaires ! Ce n’est pas l’ouvrier ou le paysan polonais qui est l’ennemi des travailleurs d’Allemagne, ni vice-versa. Ce n’est pas l’ouvrier allemand qui est l’ennemi de l’ouvrier ou du paysan français.

Regardez l’Union soviétique où il n’existe pas d’oppression nationale, ni la terreur fasciste, ni une politique de guerre impérialiste, ni le chômage, ni la crise. C’est l’exemple pour les ouvriers et opprimés de tous les pays !

OUVRIERS SOCIALISTES DE FRANCE, DE POLOGNE ET D’ALLEMAGNE !

Abandonnez la politique de trahison de classe de vos chefs. Abandonnez les dirigeants de la IIe Internationale qui soutiennent la politique de guerre de la bourgeoisie, qui préparent le terrain au fascisme, qui retiennent les ouvriers de la lutte et du front uni antifasciste !

Forgez le front unique invincible du prolétariat combattant !

Pour vous tous, pour les masses travailleuses en France, en Pologne, comme en Allemagne, il n’y a qu’une seule issue de la crise. Il n’y a qu’un seul chemin vers l’affranchissement social et national, une seule voie qui anéantisse le système de Versailles, qui écarte le danger de la guerre impérialiste, qui détruise le système capitaliste :

LE POUVOIR OUVRIER ET SOCIALISTE !

Signé : Le P.C. de Pologne, le P.C. de France, le P.C. d’Allemagne. »

Le Parti Communiste Français rompit ainsi le 6 février toutes les discussions avec la SFIO, arguant qu’il s’agissait d’un « jeu de dupes », que la SFIO ne voulait en réalité pas de débats publics authentiques mais des positionnements en vases clos, que la SFIO n’était somme toute qu’un appendice des radicaux et le resterait.

Il se focalisa alors unilatéralement sur la dénonciation des mesures anti-sociales gouvernementales. Or, ces mesures touchaient principalement les fonctionnaires et les travailleurs des services publics. De par cette base sociale, il ne fallut que peu de temps aux socialistes pour se lancer eux-mêmes dans la bataille et se réaffirmer.

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Avicenne, la révélation – synthèse et la révolution du rapport entre essence et existence

Avicenne modifie la définition de Dieu que l’on trouve chez Aristote. Chez ce dernier en effet, Dieu n’est que le « moteur premier ». Il est simplement le moteur lui-même non mu, car il fallait bien un démarreur pour activer le système de causes et de conséquences caractérisant le monde.

Aristote ne pose pas la question d’un Dieu qui serait tourné vers nous en quelque manière que ce soit, c’est seulement un principe à côté du monde, pour l’expliquer.

Avicenne modifie la définition dans un sens religieux, parallèle à l’Islam. Il dit en effet que Dieu est la cause du monde, et pas seulement son moteur. Même si comme chez Aristote Dieu et le monde ont toujours coexisté, car il ne pouvait pas en être autrement (Dieu étant ce qu’il est et ne choisissant pas), Dieu est comme dans l’Islam la source du monde.

Détail d’une enluminure du Canon medicinae d’Avicenne

Pourquoi cela ? Pourquoi Avicenne, qui s’appuie sur le matérialisme d’Aristote, conjugue-t-il cela apparemment avec une sorte d’Islam néo-platonicien (correspondant à l’ismaélisme) ?

La raison est le saut qualitatif. Aristote est parfois retombé sur la dialectique, tout comme Avicenne. Mais étant donné qu’il raisonnait en termes de causes et de conséquences, il n’existait pas de principe d’opposition, de transformation interne, de saut qualitatif.

Avec Aristote, on accumule des connaissances au moyen de l’expérience, fournissant des données qu’on compile, les classifiant et les reliant au moyen du syllogisme (Socrate est un homme, les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel). Il n’y a pas de place pour la rupture, le saut, l’infini.

Comment alors expliquer que l’esprit humain peut conceptualiser quelque chose de nouveau, qu’il puisse apprendre de nouvelles vérités sur le monde ? Ou, plus précisément, comment expliquer que, parfois, un esprit synthétise et saisisse subitement un nouveau concept ?

Avicenne contribue ici à la philosophie d’Aristote, qui n’explique pas cela, en disant : il s’agit en fait d’une « révélation » divine. Dieu fournit des connaissances « auto-évidentes ».

Ce n’est évidemment pas le cas : pour nous, c’est un saut qualitatif du processus de réflexion. Il n’y a toutefois pas cela dans un système cause-conséquence – d’où l’utilisation des messages de l’au-delà pour expliquer ces conceptions nouvelles.

D’où d’ailleurs la poésie du prophète, qui ne comprend pas ce qu’il a compris, et qui comme Moïse, Jésus et Mahomet déraille dans sa présentation de ce qu’il a conceptualisé, en s’imaginant porteur d’un message divin. Incapables de comprendre leur propre démarche, ils l’attribuent à l’au-delà.

Avicenne représenté en 1271

Avicenne a ici en fait une analyse matérialiste inversée quant à ces prophètes, reconnaissant que leurs compréhensions viennent de l’au-delà, mais en expliquant que c’est tout de même une réflexion de l’ordre universel. Si l’on supprime l’au-delà, alors cette réflexion vient du processus matériel, et on a le matérialisme dialectique.

Cela a une conséquence gigantesque sur le plan intellectuel, qui va avoir un impact absolument massif en Europe lors de la diffusion, à partir de la fin du moyen-âge, des écrits d’Avicenne et d’Averroès, les principaux représentants des partisans d’Aristote dans le monde musulman.

En effet, si Dieu est capable d’amener des révélations, alors cela signifie que Dieu est présent dans le monde.

Dans les religions, c’est tout à fait différent : on a un Dieu qui est la cause de la création du monde, tout en restant séparé. Il transmet des messages par l’intermédiaire de figures individuelles qu’il a choisi, principalement selon les religions Moïse, Jésus, Mahomet.

Or, chez Avicenne, tout le monde est tout le temps capable de se tourner vers les concepts formant le monde – tout comme chez Aristote.

Cela signifie que la révélation est tout le temps présente – et que tout le monde peut y accéder.

Première page du Canon d’Avicenne, 1597

Ici, « Dieu » fournit un message universel et ne connaît pas les particuliers. Moïse, Jésus, Mahomet sont simplement des figures ayant mieux « réceptionné » le message que les autres, ils n’ont pas été choisis de manière décidée et arbitraire par Dieu.

Il s’ensuit une modification essentielle, sur le plan des idées, des notions d’essence (Al-Māhia الماهية) et d’existence (Al-Wujūd الوجود). Avicenne va ici littéralement bouleverser la conception religieuse traditionnelle et permettre à la philosophie d’Aristote d’incarner Dieu – dans le monde, en tant que monde.

Il préfigure ni plus ni moins que Spinoza, qui est en fait un avicennien absolu.

On peut faire le tableau suivant pour bien comprendre ce qui se passe au niveau conceptuel.


Dieu est…Le monde est…Rapport entre Dieu et le monde
Chez AristoteMoteur premier et silencieuxParallèle de manière éternelle au moteurSéparé
Pour la religionCréateur et envoyeur
de messages personnalisés
Mystère temporaire
jusqu’à la fin des temps
Séparé
Chez AvicenneMoteur premier et communicateur des concepts universelsProlongement lointain d’un moteur premier sur-émanant de la bontéUnifié

Aristote était un matérialiste. Mais comme il avait besoin d’une source pour le principe des causes et des conséquences, il a dit : il y a un moteur premier, loin et séparé. Cela pose tout de même un problème pour un matérialiste que ce « Dieu » séparé.

Avicenne résout le problème en utilisant Islam dans une version à la fois panthéiste et ismaélienne. Il dit : Dieu n’est pas du tout séparé. L’intellect agent qui « flotte » au-dessus du monde et dont parle Aristote, ce n’est pas une figure abstraite formant tous les concepts universels de la réalité.

C’est le prolongement du moteur-premier, sous la forme d’un archange qui est un décalque d’un décalque d’un décalque de Dieu, une sorte de chargé de mission à responsabilité limitée.

Donc ce moteur premier n’est pas séparé du monde. On comprend aisément pourquoi Spinoza prolongera le tir et assimilera Dieu et le monde, en disant que « Dieu » est simplement la Nature, c’est-à-dire l’essence de toutes les choses existantes.

Avicenne ne va pas aussi loin. Mais il dit tout de même déjà que l’essence et l’existence ne sont pas séparées, mais liées. Cela Aristote le disait déjà : chaque chose a une forme (chien, chat, table…) obéissant à des règles propres à sa nature, ce qui est son essence.

Cependant, il existe une essence parallèle, celle du moteur divin, à l’origine du fonctionnement du monde, comme « moteur premier ».

Avicenne modifie cela en disant : le moteur premier n’est pas une essence parallèle, c’est la première essence, qui combine sa nature avec l’existence. Dieu est la fusion de l’essence et de l’existence, tandis que pour tout le reste, c’est séparé.

Dans son Livre de sciences, Avicenne déclare ainsi que tout a une cause, une existence nécessaire dans un cheminement déterminé par la cause, et qu’en fait, on peut ainsi remonter jusqu’à Dieu :

« Vous savez que les choses ne se passent pas sans être nécessaires. Il y a une cause pour tout, mais toutes les causes ne nous sont pas connues… si nous avions connu toutes les causes, nous en aurions eu la certitude.

Tout existant a son origine dans l’Existant nécessaire, et sa procession à partir de l’Existant nécessaire est nécessaire. »

Dieu ne peut donc pas avoir choisi de créer le monde, il était obligé de le faire et il a l’a toujours fait : le monde est éternel comme Dieu.

La révélation – synthèse implique la révolution du rapport entre essence et existence : Dieu rejoint dans le monde matériel, quittant les limbes d’une existence théorique-abstraite en tant que « cause des causes » nécessaire au principe des causes et des conséquences formulées par Aristote.

Avicenne reste cependant totalement engagé dans le cadre du féodalisme, d’où la limite de sa proposition. Son universalisme reste sur le fond impérial, c’est-à-dire féodal et non bourgeois, de par la nature de l’islam, c’est même un féodalisme beaucoup plus abouti que dans sa version occidentale et latine ou même gréco-byzantine au sens où dans ces derniers cas, l’Empire sera défaillant.

Ce sera même la chance historique de la bourgeoisie européenne que de pouvoir se frayer un chemin à travers les mailles du féodalisme impérial défaillant de l’Occident latin.

Avicenne, lui, s’adresse essentiellement à l’aristocratie féodale, d’où sa faiblesse. Historiquement, seule la bourgeoisie, en portant l’individu comme particulier et la coopération comme conceptualisation du collectif, permet de posséder de manière plus complète Aristote et de parvenir à le dépasser.

En un sens, sa proposition avait une dimension démocratique, au sens bourgeois et dans une perspective encore élémentaire.

Mais adressée à l’aristocratie militaire dans le cadre du féodalisme, l’aristotélisme islamique ne pouvait qu’échouer, avant de renaître sous une autre forme, puis à nouveau échouer etc. Toute l’histoire de l’Islam après Avicenne est comme hantée par l’aristotélisme, c’est-à-dire par ses propres contradictions cherchant à dépasser le féodalisme.

La version aristotélicienne de l’Islam proposée par Avicenne tente ainsi d’aller à la science et à l’universel, mais cela suppose une base en mesure d’assumer une vision du monde matérialiste, au moins partiellement.

Une telle vision était cependant encore trop déconnectée de la vie des masses, prises en étau dans le mysticisme et le besoin de sécurité, et l’aristocratie militaire, même profondément engagée dans le chi’isme, ne pouvait l’assumer sans se liquider au bout du compte et liquider avec elle tout l’Empire et le féodalisme comme mode de production.

La mise en œuvre des forces productives passe alors encore par une religion féodale, exprimant le service chevaleresque et majestueux d’une aristocratique militaire supérieure, noble, mais qui s’affirme « esclave » au sens de serviteur, de l’Empire et de Dieu, pour le bien de l’Humanité. Il s’agit toujours de dominer la Nature et la société de manière complète, pour l’organiser et la pacifier, et la ramener vers son modèle idéal et divin.

Il n’y a alors pas de base sociale assez large et développée pour porter une vision du monde comme celle d’Avicenne qui replace l’Humanité dans la Nature, et lui redonne sa dignité, assumant le réel et la matière et l’harmonie du Cosmos. Une telle vision va même au-delà de ce que la bourgeoisie pourrait assumer, alors l’aristocratie féodale le peut encore moins.

S’il a été en mesure de formuler une étape pour faire avancer le matérialisme – et quel immense succès rien que cela ! – Avicenne était bloqué historiquement par la réalité historique.

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Avicenne et l’imagination comme moyen de synthèse intellectuelle

Avicenne a longuement exposé les moyens nécessaires pour que l’être humain parvienne à saisir les concepts universels.

On a chez Avicenne un être humain comme être pensant, c’est-à-dire capable d’appréhender son entourage matériel et de le comprendre en se conformant à l’ordre universel au moyen de la réflexion intellectuelle.

Cela amène une vision divine au sens où l’on voit littéralement le monde à travers les yeux de l’archange-intellect lui-même. Non seulement le prophète peut faire cela, mais également tout être humain se tendant dans la même direction.

C’est un matérialisme qui considère qu’il y a un Dieu et qu’on peut humainement fusionner avec le regard divin lui-même au moyen d’une intense capacité intellectuelle.

Il s’agit d’avoir à l’esprit l’ordre du monde lui-même, avec ses concepts, le monde entier reflété dans son esprit, et alors on devient le monde lui-même ou plus exactement on fusionne avec Dieu qui est le moteur de ce monde.

Avicenne formule cela de la manière suivante dans le Livre de la Guérison :

« La perfection de l’âme rationnelle est de devenir un monde intellectuel où l’on trouve un dessein de la forme du tout, de l’ordre intelligible qui est dans le tout et du bien qui flue dans le tout ; et cela en commençant par le principe du tout, en procédant vers les substances nobles, qui sont [les substances] spirituelles d’une façon absolue, pour continuer vers celles qui sont spirituelles mais reliées en quelque sorte aux corps, et encore vers les corps célestes, avec leurs dispositions et leurs puissances, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la disposition de tout l’être se trouve exaucée dans [l’âme] et qu’elle devienne à la fois un monde intelligible, parallèle au monde existant tout entier ; et [tout] cela en contemplant ce qui est la bonté absolue, le bien absolu, la beauté absolue et réelle, en s’unifiant à elle, en imprimant en soi-même son modèle et sa disposition, en parcourant son chemin et en devenant partie de sa substance. »

L’être humain peut de fait parvenir à une jonction avec le sens du monde consistant en le « catalogue » des concepts universels des choses formant le monde. Et il y a plusieurs degrés dans la jonction : ceux qui y parviennent au moins un peu se mettent à l’écart des choses particulières, pour passer à l’universel.

C’est tout à fait dialectique, c’est la systématisation de la réflexion, dans sa nature dialectique, qui est ici exposée, les degrés de « jonction » étant ceux de la capacité à synthèse.

Avicenne expose ici toute une psychologie matérialiste qui se fonde directement sur Aristote et exprimée par le prisme de la question de la prophétie, au sens du « décryptage » du sens du réel par une personne en particulier.

Ce que dit Avicenne, c’est que la question essentielle ici, c’est celle de l’imagination. Si cette dernière est bloquée par les sens, elle est limitée. Elle ne peut pas se joindre à l’intellect (qui est le catalogue des concepts universels), autrement dit on reste prisonnier du particulier par rapport à l’universel.

Après, même en faisant travailler son imagination, encore faut-il que celle-ci puisse saisir des « images » adéquates, d’une part, et qu’elle soit en mesure de ne pas être effacée par une activité sensorielle trop débordante, d’autre part.

De plus, les « images » qu’on obtient en réfléchissant (et qui sont une réflexion des concepts universels dans son propre esprit) doivent être clairs, ils ne doivent pas être découverts au moyen de choses ressemblantes, approximatives, permettant de les saisir mais comme imparfaitement, de manière insuffisamment nette.

Voilà pourquoi Avicenne parle de capacité prophétique comme le degré maximum : on reçoit les concepts universels à la base du monde comme une sorte de « révélation ». Et il souligne que dans le sommeil, on obtient parfois des « images », qui proviennent de « l’invisible » (et sont pour nous le saut qualitatif d’une réflexion au sein du cerveau, ce qu’on traduit communément par « la nuit porte conseil ») :

« L’expérience et le raisonnement s’accordent à prouver qu’il appartient à l’âme humaine d’obtenir de l’invisible quelque faveur dans l’état de sommeil.

Rien n’empêche donc quelque chose de semblable de se produire dans l’état de veille, à moins que, pour un motif quelconque, cette faveur soit supprimée ou qu’elle puisse être enlevée. »

En clair, Avicenne pose une méthode pour ouvrir son esprit à l’ordre du monde, en allant vers les concepts universels. Le paradoxe est bien entendu que lorsqu’on arrive à ces concepts universels, par une voie intellectuelle, on arrive à une extase qui est elle parareligieuse ou du moins mystique.

On a d’un côté la raison, de l’autre Dieu que l’on redécouvre au bout de la raison.

Mais comment définit-il alors ce Dieu ?

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Avicenne et la connaissance par Dieu des particuliers

Il est évident que puisque chez Avicenne l’esprit est une âme, alors il y a désaccord avec Aristote pour qui l’esprit disparaît quand le corps meurt. Avicenne est ici prisonnier de son époque, de la croyance religieuse en la vie après la mort, d’un au-delà avec un Dieu qu’on pourrait selon lui rejoindre « intellectuellement » et donc de manière mystique, car il a organisé le monde.

L’âme se voit accorder une valeur « substantielle » ; elle existe en soi, comme dit ici dans Le livre de la science :

« Lorsque l’âme vient à l’existence, et comme elle est une substance, elle subsiste parce que le principe de son existence subsiste.

Lorsque son organe est détruit et comme elle ne subsiste ni par cet organe ni dans cet organe, elle n’est pas détruite.

Certes, ses facultés organiques – telles que la sensation, l’imagination, le désir, la colère et autres facultés analogues – se séparent d’elle et sont détruites par suite de la destruction de l’organe. »

Seulement, cela pose alors un problème simple à comprendre si l’on suit la démarche d’Avicenne.

L’âme existe en effet en soi selon lui uniquement parce qu’elle a la dignité de relever d’une « intelligence » rassemblant toutes les âmes. Cela veut dire qu’une fois le corps mort, l’âme retourne à sa source.

Or, cela implique que l’âme n’a pas de caractère individuel et que donc il ne peut pas y avoir de résurrection, chose annoncée pourtant par l’Islam. Comment Avicenne peut-il alors dire cela ?

C’est qu’Avicenne est dans la tradition chiite, pas sunnite. Cela implique qu’il n’est pas pour une lecture littérale du Coran. Partant de là, il dit : ce sont des images, que le Coran emploie pour éduquer. Il ne faut pas prendre le paradis, l’enfer, la résurrection au pied de la lettre.

Il va très loin sur ce plan, car il relativise de ce fait ouvertement les lois islamiques, considérées comme faites pour un peuple à un moment donné dans une langue donnée, sans valeur directe et universelle. Il dit dans son Épître sur le Retour que :

« Tout cela montre donc que les Lois ont été énoncées pour s’adresser au peuple par ce qu’ils comprennent, rapprochant ce qu’ils ne comprennent pas de leur imagination à l’aide d’images et d’anthropomorphisme. Et s’il en était autrement, les Lois n’auraient servi absolument à rien. »

Il est cependant un point auquel Avicenne ne peut pas échapper. En effet, la résurrection des morts n’implique pas seulement la résurrection, elle implique les morts eux-mêmes, au sens où Dieu reprend chaque personne et la relie au corps disparu. Autrement dit, Dieu connaît les gens un par un, il les connaît en particulier.

Or, cela s’oppose formellement au matérialisme d’Aristote, pour qui la connaissance ne peut être que conceptuelle : on peut connaître l’humanité, telle espèce d’arbre, mais pas tous les êtres humains, ni tous les arbres de cette espèce en particulier. Une synthèse en tant que réflexion dans un cerveau est toujours conceptuelle, à caractéristique universelle.

Un Dieu « personnel » connaissant les individus « personnellement » est donc impossible. Aristote conçoit son « intellect » planant au-dessus du monde comme une base de données des concepts (tels telle espèce, la notion de fleuve ou de montagne, etc.), pas comme un catalogue des particuliers.

Avicenne devait, concrètement, obligatoirement tendre ici soit vers la religion, soit vers le matérialisme.

Soit on a un Dieu traditionnel de la religion, qui connaît « tout » non seulement en général mais également en particulier.

Soit on a un « Dieu » simple moteur de l’univers, qui connaît « tout » mais seulement en général car sa pensée n’est qu’une liste de concepts correspondant à la réalité elle-même.

Avicenne, c’est là sa grandeur historique, s’est ici tourné vers le matérialisme. Il assume que « Dieu » ne connaît que des universels, ce qui le ramène au « Dieu » d’Aristote, lointain, tourné vers lui-même, en fait purement fonctionnel comme déclencheur du principe de cause et de conséquence.

C’est là une rupture ouverte avec le concept de Dieu en Islam. C’est dire si à son époque, pour qu’il puisse s’exprimer, il y avait un espace pour pouvoir exprimer cela !

Tel fut le cadre persan-chiite (et plus précisément ismaélien).

De plus, un tel Dieu si à l’écart implique qu’il reste toujours à l’écart. Avicenne admet donc le principe d’Aristote comme quoi le monde est éternel, ayant toujours existé, de manière parallèle à un « Dieu » simple moteur.

C’est là également une remise en cause fondamentale du Dieu de l’Islam.

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Avicenne et l’archange-intelligence

L’ismaélisme ne dit en fait pas autre chose qu’Avicenne sur le « découpage » de l’ordre universel, et inversement. On a en effet toute une série d’archanges issus de Dieu et ce sont eux qui jouent un rôle essentiel dans le « maintien » du monde, dans son fonctionnement.

On est ici dans un pompage direct des conceptions néo-platoniciennes. Chez Platon, il y a un monde matériel qui n’est qu’un tas de matière formé de manière imparfaite sur des modèles parfaits issus d’un monde spirituel (comme expliqué dans l’allégorie de la caverne).

Chez les néo-platoniciens, il y a l’idée pour justifier l’existence du monde que ce dernier est une sorte d’image-fantôme de Dieu, par l’intermédiaire d’une procession d’autres images-fantômes intermédiaires. Plus on s’éloigne de la source, plus on est prisonnier de la matière et loin de la spiritualité pure qu’est Dieu.

Il faut donc méditer, pratiquer l’ascèse, et par des formules bientôt magiques, retrouver le chemin menant à Dieu, en quittant le plus la matière. Les premiers chrétiens dans le désert, les chrétiens dans les monastères et les ascètes hindous ont la même conception.

Et il y a tout un bricolage intellectuel pour placer des « archanges » entre Dieu et le monde, chacun étant en quelque sorte un sous-délégué, avec un moins de pouvoir à chaque descente de l’échelon. Et tout en bas, le dernier archange – d’habitude on en compte dix, mais parfois neuf ou onze – se confond avec les âmes des êtres humains.

Pour simplifier le trait, on peut dire que c’est comme dans le matérialisme d’Aristote, sauf que l’esprit est un reflet du monde et que comme le monde a été créé par Dieu, l’esprit se voit accorder une importance particulière, et devient une âme.

Chez Avicenne, cela donne ainsi :

« Le monde sublunaire [= notre monde] (…) est réel tantôt en sa matérialité physique et tantôt en son intelligibilité pour l’ange, tantôt en sa sensibilité et tantôt en son intelligibilité pour nous.

Selon ces divers modes, il constitue des réalités à ne pas confondre et qui se rattachent à des sujets précis : la matière, les anges, notre psychisme et notre pur esprit. »

Et donc, contrairement à Aristote pour qui la « pensée » du monde n’est que l’ensemble de ce qui peut être pensé correctement, de manière virtuelle, et sur lequel on retombe quand on réfléchit bien sur la réalité (et depuis la réalité, par la réalité) … la « pensée » du monde est une sorte de super-entité divine, le plus bas des archanges, qui contient toutes les âmes.

Lorsque les âmes reviennent à cet archange, elles acquièrent une nouvelle dignité, une sorte d’extase intellectuelle, comme dit ici par Avicenne dans Le livre de la science :

« Comme les intelligibles sont en puissance dans l’âme, puis viennent à l’acte, il faut qu’il y ait une entité intelligente qui les fasse passer de la puissance à l’acte.

Il n’est pas douteux que cette entité est une des intelligences dont nous avons parlé en métaphysique – particulièrement celle qui est la plus proche de ce bas-monde et qu’on nomme : intelligence active – celle qui agit sur nos intelligences pour les faire passer de la puissance à l’acte.

Mais tant que tout d’abord les sensations et les imaginations n’existent pas, notre intelligence ne vient pas à l’acte.

Et quand les sensations et les imaginations viennent à l’existence, les formes se mêlent à des accidents qui leurs sont étrangers, et elles sont alors voilées comme les choses qui se trouvent dans l’obscurité.

Mais ensuite les rayonnements de l’intelligence active tombent sur les imaginations, de même que celui du soleil tombe sur les formes qui se trouvent dans l’obscurité.

Puis, partant de ces imaginations, les formes abstraites se présentent à l’intelligence, de même qu’à cause de la lumière les formes visibles se présentent dans le miroir ou dans l’œil : comme ces formes sont abstraites, elles sont universelles ; en effet, si tu retranches de la perception d’humanité les parties superflues, il en reste le concept général, tandis que les particularités individuelles disparaissent.

Ainsi l’intelligence distingue l’un de l’autre l’essentiel et l’accidentel, et les sujets et prédicats apparaissent ; tout prédicat lié à un sujet sans l’aide d’un intermédiaire se présente à l’intelligence, et tout prédicat auquel il faut un intermédiaire [pour que son lien à un sujet soit conçu] se conçoit au moyen de la réflexion.

Lorsque l’âme humaine prend connaissance des intelligibles isolés de la matière, lorsque le besoin de percevoir par les sens disparaît et que la séparation de l’âme et du corps intervient, [alors] l’union de l’âme au rayonnement suprême s’accomplit. »

On doit littéralement parler d’une illumination intellectuelle. Par le savoir, par la connaissance du fonctionnement du monde, on fusionne avec la pensée « pure » que l’archange-intelligence rassemblant les âmes, et on rejoint le divin.

Il faut toutefois bien prendre garde à quelque chose. Avicenne reprend aux néo-platoniciens l’idée d’une « procession » depuis Dieu par l’intermédiaire d’archanges.

Cependant, les néo-platoniciens n’accordent aucune valeur au monde matériel, qui est selon eux une sorte d’illusion. Avicenne reconnaît par contre l’existence du monde, sa validité.

Les néo-platoniciens proposent une sortie du monde par la méditation, la prière, le mysticisme.

Avicenne rejette catégoriquement cela et ne propose comme chemin à Dieu uniquement la raison, la science, la connaissance.

Le vrai scientifique, admirant scientifiquement l’univers, est au bout du compte comme ivre de Dieu.

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Avicenne, la conscience et « l’homme volant »

L’ismaélisme (tout comme le chiisme en général) accorde une valeur certaine à la conscience, dans la mesure où tout n’est pas « scellé » par une prophétie passée, mais au contraire en permanence actualisée par un « imam caché » (sans lequel le monde ne pourrait pas exister), voire même modifiée par un imam nouveau sans cesse renouvelé (ce qui est la position ismaélienne, qui n’adopte pas le point de vue du dernier imam « occulté »).

Avicenne peut ainsi donner libre cours à son affirmation d’Aristote, parce que le matérialisme présuppose une conscience tournée vers la réalité, capable de la saisir. Mais Avicenne étant un musulman (de type chiite), il ne s’intéresse pas tant à la réalité que :

– à la manière dont elle existe,

– et par l’intermédiaire de la conscience.

Il a employé une allégorie devenue extrêmement célèbre pour exprimer son point de vue, celle de « l’homme volant ». Il dit la chose suivante : prenons un homme qui flotterait et à qui on enlèverait toute sensation. Il aurait tout de même l’impression d’exister. C’est donc que la conscience se perçoit elle-même. Elle a une valeur en soi.

Voici ce que dit Avicenne dans la section « Le traité de l’âme » dans le Sifa (La Guérison) :

« Il faut que l’un de nous s’imagine qu’il a été créé d’un seul coup, et qu’il a été créé parfait, mais que sa vue a été voilée et privée de contempler les choses extérieures.

Qu’il a été créé tombant dans l’air ou dans le vide, de telle sorte que la densité de l’air ne le heurte, dans cette chute, d’aucun choc qui lui fasse sentir ou distinguer ses différents membres lesquels, par conséquent, ne se rencontrent pas et ne se touchent pas.

Eh bien ! qu’il réfléchisse et se demande s’il affirmera qu’il existe bien, et s’il ne doutera pas de son affirmation, de ce que son ipséité [c’est-à-dire son identité particulière] existe, sans affirmer avec cela une extrémité à ses membres, ni une réalité intérieure de ses entrailles, ni cœur, ni cerveau, ni rien d’entre les choses extérieures.

Bien mieux, il affirmera l’existence de son ipséité [ce qui fait qu’un être est lui-même et non pas autre chose], mais sans affirmer d’elle aucune longueur, largeur ou profondeur.

Et s’il lui était possible, en cet état, d’imaginer une main ou un autre membre, il ne l’imaginerait ni comme une partie de son ipséité, ni comme une condition de son ipséité.

Or tu sais bien, toi, que ce qui est affirmé est autre que ce qui n’est pas affirmé. Et la proximité est autre que ce qui n’est pas proche.

Par conséquent, cette ipséité dont est affirmée l’existence a quelque chose qui lui revient en propre, en ceci qu’elle est lui-même, par soi-même, non pas son corps et ses organes qui, eux, ne sont nullement affirmés.

Ainsi a-t-on l’occasion d’attirer l’attention sur une voie qui conduit à mettre en lumière l’existence de l’âme comme quelque chose qui est autre que le corps, mieux qui est autre que tout corps. Et que lui, il le sait et le perçoit.

S’il l’avait oublié, il aurait besoin d’être frappé d’un coup de bâton. »

Ce n’est pas ce que dit Aristote, qui lui affirme l’empirisme, la primauté de l’expérience. Avicenne a ici un point de vue idéaliste. Cependant, il tend vers Aristote parce qu’il reconnaît une place au corps, d’une part, et qu’il reconnaît une dignité à la conscience, d’autre part.

Il n’est pas aligné sur le point de vue islamique (sunnite) de type dictature militaire + matraquage religieux. Il s’y oppose même formellement en formulant le fait que la conscience, même si elle est ici une « âme », peut se conjuguer à l’univers, se confondre avec l’ordre du monde.

Il y a ici une dimension religieuse, de type panthéiste, qui s’associe à la lecture matérialiste d’Aristote. Puisque le monde est organisé et qu’on a une conscience, alors cette conscience peut saisir l’organisation du monde et en ce sens accéder à une lecture rationnelle du Dieu créateur, et même attendre le bonheur complet en contemplant cette organisation (comme le dit Aristote), et même s’unir à Dieu par l’extase de la compréhension de la générosité divine (chez Avicenne seulement).

Chez Aristote, être heureux, c’est être conforme à sa nature ainsi que contempler l’intelligence d’un monde organisé et purement matériel. Avicenne ajoute un niveau à cela, en faisant de la conscience une âme qui peut voguer jusqu’au créateur ayant réalisé le monde matériel.

L’âme est « illuminée » par le caractère organisé de la création.

Dans Le livre de la science (écrit en persan), le Dānesh Nāma-i ʿAlāʿı écrit pour Ala ad-Dawla Muhammed, un chef militaire ayant fondé la dynastie des Kakouyides, Avicenne expose ainsi cette mise en adéquation de l’âme humaine avec « l’intelligence active » qui en quelque le souffle de Dieu ayant créé le monde :

« Étant donné que la cause du perfectionnement de l’âme est l’intelligence active (laquelle est éternelle et d’un rayon constant), que l’âme reçoit [les intelligibles] par elle-même et non par un organe, et que l’âme est éternelle, donc l’union de l’âme à l’intelligence active et son perfectionnement par elle sont perpétuels, et l’âme ne subit ni obstacle ni altération ni destruction.

Il est devenu évident que le plaisir de chaque faculté consiste en la perception de la chose pour laquelle cette faculté est réceptacle naturel.

Il est aussi devenu évident que rien n’est plus délectable que les concepts intelligibles. »

L’être humain doit ainsi parvenir à une jonction (ittisâl) de son âme avec l’univers créé par Dieu – c’est un parallèle avec Aristote où l’être humain doit parvenir à une jonction de son esprit uniquement lié au corps avec l’univers uniquement matériel et uniquement parallèle à Dieu impersonnel uniquement tourné vers lui-même et simple « moteur » de l’existence du monde.

Chez Aristote, l’être humain est matériel et sa dimension intellectuelle lui permet de contempler l’ordre cosmique. Chez Avicenne, l’aspect matériel de l’être humain n’est qu’un réceptacle pour une pensée-âme qui parviendrait à comprendre l’ordre cosmique et à « fusionner » avec lui dans une extase mystique.

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Avicenne et le chiisme ismaélien

Il va de soi qu’en disant qu’un être humain peut comprendre l’univers et le refléter, Avicenne redit la même chose qu’Aristote, mais même s’il intègre cela à l’Islam, il y a un décalage fort avec cette religion.

Pour l’Islam en effet, Dieu est à la base même extrêmement loin et inaccessible, incompréhensible et indéfinissable. C’est le principe du Tawhid, de l’unicité divine portée jusqu’à la négation de toute définition de la raison elle-même.

On parle cependant ici de l’Islam dans sa version sunnite. Or, Avicenne a comme contexte l’affirmation tant de la révolte persane que de l’affirmation du chiisme dans sa variante ismaélienne, qui prédominera d’ailleurs dans le chiisme à cette époque.

C’est là quelque chose d’à la fois de très facile et de très difficile à comprendre.

Fragment d’un bol du 11e siècle

Le principe est le suivant. Avicenne est un médecin : il pense qu’il peut soigner, car il y a des lois dans le développement de la matière. Le médecin découvre ces lois et organise son activité de guérison en fonction.

Or, en tant que médecin, il va justement soigner des gens concrets. Dans sa jeunesse, il parvient ainsi au diagnostic d’une intoxication par le plomb du prince Nouh ibn Mansour en raison des peintures décorant la vaisselle employée. En remerciement, il a accès à la très riche bibliothèque royale de la dynastie musulmane persane des Samanides.

Et cette médecine rentre toujours dans ce cadre musulman persan. Avicenne part en effet ensuite pendant plusieurs années pour le royaume persan des Korasmiens, avant de rejoindre Gorgan, la capitale du royaume persan des Ziyarides, puis Rayy, la capitale du royaume persan des Bouyides, et enfin Hamadan, capitale d’un royaume persan des Bouyides temporairement concurrent.

Il y devient vizir, puis, à la mort du prince Chams ad-Dawla, il est précipité en prison, dont il parvient de s’enfuir au bout de quatre mois pour parvenir à Ispahan, capitale du royaume persan ka-kouyide, encore une scission temporaire du royaume persan des Bouyides.

On sait justement que le chiisme est né comme expression politique des courants musulmans persans cherchant à donner un trait impérial à l’Islam, en lieu et place de l’Islam purement militaire des Arabes. Ces derniers ont dû de toutes façons céder en partie devant les traditions persanes afin d’être en mesure de former une administration.

Mais le chiisme va plus loin encore : il dit que le chef de l’État islamique doit être conforme à une tradition religieuse de « pureté » et non un simple chef de guerre. C’est une tentative de formuler un cadre impérial, avec une véritable équipe politico-religieuse autour du chef, en lieu et place d’une simple dictature militaire connectée à la religion.

Ali avec son épée Zulfikar

Le chiisme a cependant réussi à triompher au point qu’il y a plusieurs royaumes s’en revendiquant. Naturellement, cela pose un souci : comment peut-il y avoir plusieurs royaumes avec tous un chef « pur » ? Il faudrait qu’il n’y ait qu’un seul « chef » pur dans un seul royaume. De là une situation de concurrence acharnée, avec une modification idéologique du chiisme.

La variante ismaélienne dit en effet qu’il n’est pas tout à fait exact que le chef de l’État islamique doit être conforme à une tradition religieuse de « pureté » et non un simple chef de guerre. Cela voudrait dire en effet que la « prophétie » islamique est terminée.

L’ismaélisme dit alors que chaque chef « pur » porte lui-même la prophétie et que, par conséquent, il a le droit d’établir un nouveau style, une nouvelle mentalité, une nouvelle approche, voire de nouvelles règles.

Cela répond au besoin nécessaire d’ajuster l’orientation idéologique, dans une démarche impériale capable de fédérer et non plus simplement de diriger par en haut de manière absolutiste. L’Imam n’est pas que le représentant d’une tradition avec toute une équipe : il l’ajuste.

On notera ici d’ailleurs que l’un des sens profonds de la révolution islamique iranienne de 1979 et le renversement du shah d’Iran, un bureaucrate moderniste qui n’était tourné que vers la population persane, au profit d’une « république islamique » d’allure en fait impérialo-religieuse unissant les peuples d’Iran (soit environ 65 % de Perses , 8 % de Kurdes, 14 % d’Azéris, 6 % de Lors, 2 % d’Arabes, 2 % de Baloutches, ainsi que des Turkmènes, des Arméniens, des Assyriens, des Tats, des Mazandaris, des Chaldéens, etc.).

La forteresse ismaélienne d’Alamut, source wikipédia

Les tentatives ismaéliennes vont être extrêmement nombreuses, diversifiées et insurrectionnelles. L’une des plus connues a abouti à la mise en place du califat dit fatimide (882-1171), mis en place par « l’imam » Ubayd Allah al-Mahdi.

On a également les Qarmates, qui n’hésitent pas à s’inspirer du zoroastrisme persan. Leur insurrection va même les amener à piller La Mecque pendant 17 jours en 930 et à voler la fameuse « pierre noire », pièce essentielle du dispositif religieux musulman.

Une scission fatimide est à l’origine d’un épisode très célèbre et marquant : celui de la mise en place, par le « vieux de la montagne » Hassan ibn al-Sabbah (1050-1124), de la forteresse d’Alamut comme base ismaélienne « hashashyn » envoyant des assassins, les fedayins, mener des assassinats ciblés contre ses ennemis.

Son fils Hassan II proclama justement à Alamut, en 1162, la « Résurrection des Résurrections », impliquant une sorte de dépassement des préceptes islamiques. Cela correspond à l’esprit ismaélien de l’imam dirigeant la communauté et « actualisant » la religion.

Miniature persane du 15e siècle présentant la forteresse d’Alamut

D’où d’innombrables variantes-scissions de l’ismaélisme, ainsi que les syncrétismes. L’ismaélisme au Gujarat en Inde s’est divisé en Jafari Bohras, Dawoodi Bohras, Sulaymani Bohras, Aliyah Bohras, etc.., alors qu’il existe une variante indienne hindoue-ismaélienne, le Satpanth.

Ce qu’il faut bien saisir ici, au niveau idéologique, c’est que pour justifier « l’actualisation » des préceptes religieux, des valeurs, etc., l’ismaélisme se revendique d’une lecture non littérale du Coran. C’est la variante du chiisme qui pousse le plus loin la théorie d’un message « secret » dans le Coran, que justement Ali aurait connu, Mahomet étant si l’on veut la face visible.

Un hadith, c’est-à-dire un propos rapporté de Mahomet, dit la chose suivante dans la tradition chiite :

« Dieu Très-haut m’a dit : Ô Mohammad [= Mahomet]! J’ai envoyé Ali avec les autres prophètes invisiblement, je l’ai envoyé à toi visiblement.

[Et Mahomet de dire à Ali:] Tu es par rapport à moi comme Aaron par rapport à Moïse. »

Un autre hadith de tradition chiite dit par exemple :

« Le Coran est descendu selon sept lectures dont chacune a un sens apparent et un sens caché, et ‘Alî Ibn Abî Tâlib possède la science du sens apparent et du sens caché. »

Si le chiisme (aujourd’hui majoritaire) à 12 imams (dont le dernier est « occulté ») se veut le gardien de la tradition islamique et le porteur du « secret » dans le Coran, l’ismaélisme se veut simplement le porteur du « secret » dans le Coran.

Et il n’hésite pas à ouvertement se tourner vers tous les discours lui pouvant être utile à l’explication de ce secret, y compris la philosophie grecque, en particulier Platon. Cela est justifié intellectuellement par le fait que le « secret » de l’ordre cosmique peut être compris, et qu’il y a donc eu des tentatives de le faire par certains ailleurs ou auparavant.

L’ismaélisme est ainsi proche de l’hindouisme dans le syncrétisme, à ceci près que lui mélange, fusionne les mysticismes.

C’est très exactement dans cette émergence de l’ismaélisme qu’il y avait un espace pour Avicenne, dont le père et le frère appartenaient à ce courant religieux encore musulman.

Il n’existe pour le reste strictement aucune information quant au choix de la variante islamique effectué par Avicenne, ce qui est par ailleurs relativement conforme à l’esprit de prudence propre à l’ismaélisme, même si au fond Avicenne était avant tout un médecin et un philosophe partisan d’Aristote.

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Avicenne, l’univers organisé selon l’Islam et la dignité de l’être humain

Avicenne est un médecin (et même un immense médecin) ; il pense qu’il peut soigner, car il y a des lois dans le développement de la matière. Autrement dit, les choses sont ce qu’elles sont et les choses sont bien faites.

Il est des cas où cela ne fonctionne pas, mais c’est justement exceptionnel, c’est qu’un accident s’est produit. Cela a empêché le processus de suivre son cours naturel. C’est là qu’il faut intervenir.

Cependant, normalement, tout processus se déroule à un endroit donné, à un moment donné, avec en vue un objectif final, une fin. Un processus porte en lui une matrice aboutissant à quelque chose devant inévitablement se produire.

Ici, on suit Aristote à la lettre. Avicenne résume cela ainsi dans son Commentaire sur la Physique (d’Aristote) :

« Il est clair de tout cela que les mouvements naturels des éléments matériels sont par voie d’un objectif naturel d’eux à un endroit défini, et que cela se passe toujours ou la plupart du temps, et c’est ce que nous entendons par le terme « fin » (ghaya).

Ensuite, il est évident que les objectifs qui émanent de la nature quand la nature ne s’oppose pas [à cela], et ne place pas d’obstacles, sont bons et parfaits.

Si elles conduisent à une mauvaise fin qui n’est pas toujours [ainsi] ou [pas] la plupart du temps, plutôt d’une manière telle que notre âme cherche une cause accidentelle dans ces choses, et il est dit « qu’est-ce qui a fait que ces pousses de palmier se fanent ? », et « qu’est-ce qui a fait faire une fausse couche cette femme ? ».

Même si cela se produit, la nature se meut pour le bien du bien, et ce n’est pas seulement [observable] dans la croissance animale et végétale, mais aussi dans le mouvement des corps simples et dans les actions qui émanent d’eux par la nature (bi-l-tab’).

Car ils se déplacent toujours vers les fins, à condition que rien ne les en empêche, selon un ordre déterminé (nizam mahdud), sans déviation, à moins qu’il n’existe une cause s’opposant. »

On est ici dans le matérialisme. Avicenne considère que l’univers est organisé, qu’il y a des lois effectives dans les processus matériels. On peut donc comprendre ces derniers. C’est le sens de son activité de médecin, puisque soigner l’être humain, c’est le refaire correspondre à sa nature, c’est le remettre dans l’ordre, exactement comme les préceptes de l’Islam remettent les êtres humains dans l’ordre.

On lit ainsi dans le Coran, Sourate 95 :

« 4. Nous avons certes créé l’homme dans la forme la plus parfaite.

5. Ensuite, Nous l’avons ramené au niveau le plus bas,

6. sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes ouvres : ceux-là auront une récompense jamais interrompue. »

C’est cette dimension cosmique de l’Islam qui permet, intellectuellement parlant, au matérialisme d’Aristote d’avoir un espace, contrairement au christianisme qui s’aligne sur un platonisme séparant radicalement le matériel du spirituel, aux dépens du premier.

Il ne faut jamais oublier en effet que l’Islam, au contraire du christianisme qui cherche avant tout substantiellement la sortie du monde matériel, reconnaît une valeur certaine à la réalité matérielle et qu’elle considère même que l’ordre cosmique a une portée naturelle.

L’être humain est sur Terre pour être éprouvé. Dieu est ici à la fois miséricordieux et punisseur, avec une opposition dialectique très marquée pour insister sur la rigueur à atteindre (l’Islam se forgeant directement dans la contradiction villes/campagnes avec La Mecque comme « modèle »).

On lit dans le Coran de manière permanente que l’univers a une nature orchestrée de manière divine, comme ici dans la Sourate 39 :

« 5. Il a créé les cieux et la terre en toute vérité. Il enroule la nuit sur le jour et enroule le jour sur la nuit, et Il a assujetti le soleil et la lune à poursuivre chacun sa course pour un terme fixé. C’est bien Lui le Puissant, le Grand Pardonneur ! »

La Sourate 3 parle de « signes » que l’on peut décoder dans l’organisation du monde :

« 189. A Allah appartient le royaume des cieux et de la terre. Et Allah est Omnipotent.

190. En vérité, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence,

191. qui, debout, assis, couchés sur leurs côtés, invoquent Allah et méditent sur la création des cieux et de la terre (disant) : ‘‘Notre Seigneur ! Tu n’as pas créé cela en vain. Gloire à Toi ! Garde-nous du châtiment du Feu’’. »

La Sourate 36 mentionne pareillement les « preuves » qu’il y a dans la nature organisée du monde :

« 33. Une preuve pour eux est la terre morte, à laquelle Nous redonnons la vie, et d’où Nous faisons sortir des grains dont ils mangent.

34. Nous y avons mis des jardins de palmiers et de vignes et y avons fait jaillir des sources,

35. afin qu’ils mangent de Ses fruits et de ce que leurs mains n’ont pas produit. Ne seront-ils pas reconnaissants ?

36. Louange à Celui qui a créé tous les couples de ce que la terre fait pousser, d’eux-mêmes, et de ce qu’ils ne savent pas !

37. Et une preuve pour eux est la nuit. Nous en écorchons le jour et ils sont alors dans les ténèbres.

38. et le soleil court vers un gîte qui lui est assigné ; telle est la détermination du Tout-Puissant, de l’Omniscient.

39. Et la lune, Nous lui avons déterminé des phases jusqu’à ce qu’elle devienne comme la palme vieillie.

40. Le soleil ne peut rattraper la lune, ni la nuit devancer le jour ; et chacun vogue dans une orbite. »

On notera également, et c’est essentiel, que si l’être humain est présenté par le Coran et Mahomet comme propice à dérailler, il reste en mesure de percevoir ces « signes », ces « preuves ». On retrouve un propos très important à ce niveau dans la Sourate 33 :

« Nous avions proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes la responsabilité (de porter les charges de faire le bien et d’éviter le mal). Ils ont refusé de la porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; car il est très injuste [envers lui-même] et très ignorant. »

Le terme de « responsabilité » est souvent traduit par « dépôt », comme si Dieu avait déposé le sens de la création auprès de l’être humain, et que celui-ci peut, malgré sa nature, le porter et le préserver, même si imparfaitement de par sa nature.

Et c’est là qu’intervient Avicenne. Comme Aristote dit que l’être ne pense pas, qu’il ne peut que refléter l’ordre cosmique, Avicenne peut saisir Aristote. Bien entendu, il le modifie relativement, pour en faire un musulman capable de saisir le « dépôt » qui est le sens même de l’ordre cosmique.

C’est une dimension religieuse, mais en même temps cet aspect est relativisé par la dimension humaniste du propos, puisque par la philosophie l’être humain peut acquérir une véritable dignité, de portée littéralement divine.

Lorsque l’être humain dispose adéquatement son esprit pour avoir un intellect en phase avec l’ordre cosmique, il répond pour ainsi dire à Dieu qui a créé le monde, en s’y conformant. Le mouvement de descente de la création se voit littéralement répondre par une sorte de remontée au moyen de son esprit.

Avicenne formule ainsi, dans le Livre de la genèse et du retour, cette conception d’un être humain re-saisissant l’ordre du monde et le reflétant dans son esprit, donc reflétant l’ordre cosmique, donc revenant à Dieu le créateur :

« Du principe premier aux éléments, c’est l’arrangement qui s’instaure selon l’ordre des principes et, chez l’homme, le retour s’achève.

A lui le retour réel et l’assimilation aux principes intellectuels. »

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Avicenne et la saisie de la philosophie d’Aristote

Initialement, Avicenne est un enfant extrêmement intelligent, qui s’intéresse à la logique, la physique et aux mathématiques, puis à la médecine, assimilant immédiatement les contributions de Hippocrate et Galien, au point qu’à seize ans, il a déjà une telle réputation que des médecins plus âgés viennent étudier chez lui, et qu’à 17 ans il donne des cours à des médecins étrangers à l’hôpital de Boukhara.

Cette orientation scientifique se situe très clairement dans le prolongement de la philosophie d’Aristote, qui est en effet un matérialiste tourné vers le monde réel, un monde réel qu’il faut étudier au moyen de la logique.

Voici comment Avicenne raconte les tourments qu’il connaissait parfois lorsque son utilisation du principe du syllogisme mis en place par Aristote ne lui permettait pas de trouver la solution :

« Toutes les fois que j’étais embarrassé dans une question, raconte-t-il, et que je ne trouvais pas le terme moyen d’un syllogisme, je m’en allais à la mosquée, et je priais et suppliais l’auteur de toutes choses de m’en découvrir le sens difficile et fermé.

La nuit, je revenais à ma maison ; j’allumais le flambeau devant moi, et je me mettais à lire et à écrire.

Quand j’étais dominé par le sommeil ou que je me sentais faiblir, j’avais coutume de boire un verre de vin qui me rendait des forces, après quoi je recommençais à lire.

Quand enfin je succombais au sommeil, je rêvais de ces mêmes questions qui m’avaient tourmenté dans la veille, en sorte qu’il arriva que, pour plusieurs d’entre elles, j’en découvris la solution en dormant. »

Cependant, la philosophie d’Aristote a beau être pratique, elle n’a de sens que si on en saisit le cœur, c’est-à-dire son explication du fonctionnement du monde. La conception d’Aristote selon laquelle tout est cause ou conséquence, comme quoi tout phénomène est un aboutissement d’un processus prédéterminé de par sa nature même, repose sur la considération que la réalité physique obéit à des principes universels.

Ces principes universels sont expliqués dans l’ouvrage appelé « la métaphysique ». Ces principes sont valables partout ; toutes les sciences portent sur des domaines différents, mais elles ont toutes la même base en leur fond.

Les différents domaines scientifiques présentent les propriétés des choses, des phénomènes ; la métaphysique explique leur dynamisme, leur nature en tant que phénomène.

Et pour être un bon scientifique, il ne faut pas que constater quelque chose, il faut en saisir le mouvement, le parcours, la nature. C’est ce que fait la métaphysique qui dit que tout phénomène est un accomplissement de quelque chose existant en puissance et devenant en acte, se réalisant nécessairement selon sa nature.

La matière est « brute » ; c’est la forme qui change. Et comme tout est cause et conséquence, il faut une cause suprême sans cause, ce qu’Aristote appelle le « moteur premier », correspondant à un « Dieu impersonnel ».

Au-delà ce principe apparemment simple aujourd’hui, la métaphysique est un ouvrage très difficile à comprendre et, surtout, il faut saisir qu’Aristote dit qu’au-delà des sciences il existe une base scientifique commune à toutes.

C’est cela qui a tourmenté Avicenne, qui comprenait les apports d’Aristote en science, mais ne voyait pas quel était l’utilité d’un tel « arrière-plan » théorique.

Il raconte ainsi sa « découverte » du sens de la Métaphysique :

« Je lus ce livre, mais je ne le compris pas, et la donnée m’en resta obscure au point que, après l’avoir relu quarante fois, je le savais par cœur et ne le comprenais pas encore.

Je désespérai et je me dis : ce livre est incompréhensible.

Un jour, je me rendis à l’heure de l’asr [c’est-à-dire la prière musulmane de l’après-midi] chez un libraire, et j’y rencontrai un intermédiaire qui avait en mains un volume dont il faisait l’éloge et qu’il me montra.

Je le lui rendis d’un air ennuyé, convaincu qu’il n’y avait pas d’utilité dans cet ouvrage.

Mais cet homme me dit : Achète-le-moi ; c’est un livre à bon marché ; je te le vends trois dirhems ; son possesseur a besoin d’argent.

Je le lui achetai. C’était un ouvrage d’Abou Nasr el-Farabi sur les intentions d’Aristote dans le livre de la métaphysique.

Je rentrai chez moi et je m’empressai de le lire. Aussitôt tout ce qu’il y avait d’obscur dans ce livre se découvrit à moi, car déjà je le savais par cœur.

J’en conçus une grande joie, et le lendemain, je distribuai aux pauvres des aumônes abondantes pour rendre grâces à Dieu. »

On remarquera que, dans cette histoire, il y a comme la rencontre entre le livre et Avicenne. De plus, cette rencontre se fait à l’heure de l’asr, l’une des cinq prières de la journée en Islam, qui doit être faite au moment où le soleil est à mi-chemin entre le zénith et le coucher, c’est-à-dire à un moment « intermédiaire » dans un processus.

On peut librement y voir une allégorie, car le principe de la « conjonction » est essentiel chez Avicenne. Il faut être en conjonction avec l’univers, avec sa propre nature. Car l’univers est organisé et chaque chose a une nature déterminée.

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