L’économiste Eugen Varga et la crise générale du capitalisme

Eugen Varga écrivit en 1921 des études particulières comme La situation économique de l’Europe continentale et La situation politique et sociale de l’empire britannique, mais surtout il réalisa en quatre semaines, en mai, une petite brochure d’une soixantaine de pages intitulée La crise de l’économie mondiale capitaliste.

Il s’agissait d’une demande faite par la direction de l’Internationale Communiste ; le document devait être fourni à tous les participants du troisième congrès de celle-ci devant avoir lieu en juin.

L’œuvre est découpée en huit parties. Les deux premières concernent la guerre, avec la modification de l’économie capitaliste en raison de celle-ci, ainsi que la situation après sa fin. Les parties trois et quatre concernent le contexte du moment, avec la situation de l’économie et celle de la classe ouvrière.

Les parties cinq et six sont les plus décisives de l’œuvre, puisqu’elles présentent d’abord la productivité et ensuite l’évaluation d’un éventuel développement capitaliste. Ce sont ces deux parties qui justifient le titre de la brochure.

Les parties sept et huit dressent enfin la conséquence des deux parties précédentes ; elles sont intitulées « Il n’y a pas d’issue possible » et « Face à la guerre mondiale qui vient ».

Eugen Varga retranscrit ici la perspective de l’Internationale Communiste, alors que deux congrès s’étaient déjà tenus. La révolution d’Octobre a alors puissamment ébranlé le capitalisme, à un moment où celui-ci était déjà totalement épuisé par la guerre, déjà pour les pays européens concernés, mais également pour les autres qui voyaient le marché mondial s’effondrer.

Avec La crise de l’économie mondiale capitaliste, l’objectif d’Eugen Varga était de présenter le panorama mondial en 1921 ; pour cela il se fonda entièrement sur les chiffres et statistiques fournies par la presse capitaliste, qu’il interprétait ensuite pour en exprimer les tendances fondamentales. C’est là la base même du style Varga, qui consistait à décortiquer toute la presse en quête de données économiques.

Eugen Varga produisit une nouvelle brochure à l’occasion du quatrième congrès, commençant en novembre 1922 ; publiée à la toute fin septembre, elle s’intitule La période du déclin du capitalisme. Le principe est le même, la cinquantaine de pages devant servir de contribution aux cadres présents lors du congrès, pour disposer en amont d’une certaine visibilité générale de la situation.

Eugen Varga tenta cette fois d’aller dans le sens d’un exposé théorique de la nature de la crise capitaliste en cours ; son travail se voulait une contribution au processus de formulation théorique générale qui devait alors être fait par l’Internationale Communiste.

Les six chapitres allaient dans le sens d’une synthèse : à La montée et le déclin du capitalisme succède L’essence du déclin du capitalisme, puis Le rôle de la guerre dans le capitalismeLes types d’économie dans la période de déclin du capitalisme. L’œuvre se termine par Le développement économique de cette dernière année d’abord, Les tendances de développement et les perspectives pour l’avenir ensuite.

L’idée de base restait toutefois la même que pour la brochure de l’année précédente ; il est toujours considéré que la crise n’est pas celle d’un capitalisme normal, mais d’un capitalisme ayant connu de profondes distorsions.

En amont du cinquième congrès de l’Internationale Communiste, s’ouvrant à la fin juin 1924, Eugen Varga publia début mai Essor ou déclin du capitalisme, toujours sur le principe d’une petite brochure.

Eugen Varga, Essor ou déclin du capitalisme, 1924.

Juste avant le sixième congrès, qui se tint juillet-août 1928, il écrivit L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation.

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Eugen Varga et l’Institut de l’économie mondiale et de la politique mondiale

L’Institut qu’Eugen Varga rejoignit existait depuis peu de temps ; il était le fruit d’une intense activité intellectuelle, notamment autour de Theodore Rothstein.

Celui-ci, un bolchevik qui avait dû émigrer à Londres, avait notamment écrit en 1910 un ouvrage décrivant l’exploitation systématique de l’Égypte par l’Angleterre.

Figure très active de la social-démocratie européenne avant la révolution de 1917, il se mit au service de celle-ci devenant notamment ambassadeur de la Russie soviétique en Iran, avant de se voir confier une activité au sein d’une nouvelle structure, le groupe de travail sur la guerre et la politique internationale.

Theodore Rothstein

Le dirigeant du groupe était Mikhail Pavlovich, un cadre ayant comme fonction d’analyser l’histoire de l’orient, la Russie soviétique accordant une grande importance à cette partie du monde.

Il publiait une revue, la Chronique internationale, de logique documentaire, existant parallèlement à la revue La vie internationale, publiée par le Commissariat au peuple aux affaires étrangères, Theodore Rothstein s’occupant des deux publications par ailleurs. Une Association pour les études orientales avait quant à elle été fondée sous la supervision du Commissariat au peuple aux nationalités, tout comme un cycle d’études orientales.

Après une polémique notamment avec David Riazanov qui aurait voulu une académie « neutre », fut finalement fondé en décembre 1924 l’Institut de l’économie mondiale et de la politique mondiale – IMChMP, Institut mirovogo chozjastja i mirovoj politik, dont Theodore Rothstein prit la direction.

L’IMChMP avait deux thèmes principaux : la question agraire dans l’Orient mahométan, ainsi que les tendances de la politique extérieure de l’impérialisme américain.  A partir de janvier 1926, il dispose de sa revue éponyme, mais c’est également le moment où Nikolaï Ossinski en prend la direction et donne le champ libre au courant des partisans de Trotsky. Ce dernier voit d’ailleurs des discours de lui sur les rapports entre l’Europe et l’Amérique être publiés sous forme d’un article dans les deux premiers numéros.

En voici des extraits, tout à fait significatifs de l’approche trotskyste de la « révolution permanente » :

« L’énorme supériorité matérielle des États-Unis exclut automatiquement toute possibilité de relèvement économique pour l’Europe capitaliste. Si le capitalisme européen révolutionnait dans le passé les autres parties du monde, actuellement, c’est le capitalisme américain qui révolutionne l’Europe en déclin.

Cette dernière n’a plus d’autre issue à l’impasse économique que la révolution prolétarienne, l’abolition des barrières douanières et des frontières d’État, la création des États-Unis soviétistes d’Europe et d’une Union fédérative avec l’URSS et les peuples libres d’Asie. Le développement de cette lutte gigantesque ouvrira infailliblement une époque révolutionnaire pour le potentat actuel, les États-Unis d’Amérique (…).

Que veut le capital américain ? A quoi tend-il ? Il cherche, dit-on, la stabilité. Il veut rétablir le marché européen dans son intérêt, il veut rendre à l’Europe sa capacité d’achat. De quelle façon ? Dans quelles limites ? En effet, le capital américain ne peut vouloir se faire de l’Europe un concurrent.

Il ne peut admettre que l’Angleterre et, à plus forte raison, l’Allemagne et la France, recouvrent leurs marchés mondiaux, parce que lui-même est à l’étroit, parce qu’il exporte des produits et s’exporte lui-même. Il vise à la maîtrise du monde, il veut instaurer la suprématie de l’Amérique sur notre planète. Que doit-il faire à l’égard de l’Europe ?

Il doit, dit-on, la pacifier. Comment ? Sous son hégémonie.

Qu’est-ce que cela signifie Qu’il doit permettre à l’Europe de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui accorder des secteurs déterminés, restreints, du marché mondial. Le capital américain commande maintenant aux diplomates. Il se prépare à commander également aux banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne. C’est ce à quoi il tend.

Il assignera aux financiers et aux industriels européens des secteurs déterminés du marché. Il réglera leur activité. En un mot, il veut réduire l’Europe capitaliste à la portion congrue, autrement dit, lui indiquer combien de tonnes, de litres ou de kilogrammes de telle ou telle matière elle a le droit d’acheter et de vendre. Déjà, dans les thèses pour le 3e Congrès de l’I.C., nous écrivions que l’Europe est balkanisée. Cette balkanisation se poursuit maintenant (…).

Puisque je parle à une assemblée convoquée par la Société des Amis de la Faculté des Sciences physiques et mathématiques, permettez-moi de. vous dire que ma critique marxiste révolutionnaire de l’américanisme ne signifie pas que nous condamnions ce dernier en bloc, que nous renoncions à apprendre auprès des Américains ce que nous pouvons et devons nous assimiler de leurs bons côtés. Il nous manque leur technique et leurs procédés de travail. Le postulat de la technique, c’est la science sciences naturelles, physique, mathématique, etc.

Or, il nous faut à tout prix nous rapprocher le plus possible des Américains sur ce point. Il nous faut cuirasser le bolchevisme à l’américaine. Nous avons pu jusqu’à présent résister. Cependant, la lutte peut revêtir des proportions plus menaçantes. Il est plus facile pour nous de nous cuirasser à l’américaine que pour le capital américain de mettre l’Europe et le monde entier à la portion congrue.

Si nous nous cuirassons avec la physique, les mathématiques, la technique, si nous américanisons notre industrie socialiste encore faible, nous pourrons, avec une certitude décuplée, dire que l’avenir est entièrement et définitivement à nous. Le bolchevisme américanisé vaincra, écrasera l’américanisme impérialiste (…).

Etant donné la puissance des États-Unis et l’affaiblissement de l’Europe, une nouvelle répartition des forces, des sphères d’influence et des marchés mondiaux est inévitable. L’Amérique doit s’étendre et l’Europe se comprimer. Telle est la résultante des processus fondamentaux qui s’effectuent dans le monde capitaliste. Les Etats-Unis s’engagent dans toutes les voies, et partout ils prennent l’offensive (…).

Pour terminer, je poserai une question qui, me semble-t-il, découle du fond même de mon rapport. Le capitalisme, oui ou non, a-t-il fait son temps ? Est-il en mesure de développer dans le monde les forces productives et de faire progresser l’humanité ? Cette question est fondamentale. Elle a une importance décisive pour le prolétariat européen, pour les peuples opprimés d’Orient, pour le monde entier et, avant tout, pour les destinées de l’Union soviétique.

S’il s’avérait que le capitalisme est encore capable de remplir une mission de progrès, de rendre les peuples plus riches, leur travail plus productif, cela signifierait que nous, parti communiste de l’U. R. S. S., nous nous sommes hâtés de chanter son de profundis ; en d’autres termes, que nous avons pris trop tôt le pouvoir pour essayer de réaliser le socialisme. Car, comme l’expliquait Marx, aucun régime social ne disparaît avant d’avoir épuisé toutes ses possibilités latentes.

Et, dans la nouvelle situation économique actuelle, maintenant que l’Amérique s’est élevée au-dessus de toute l’humanité capitaliste en modifiant foncièrement le rapport des forces économiques, nous devons nous poser cette question : Le capitalisme a-t-il fait son temps ou peut-il espérer encore faire œuvre de progrès ?

Pour l’Europe, comme j’ai essayé de le démontrer, la question se résout nettement par la négative. L’Europe, après la guerre, est tombée dans une situation plus pénible qu’avant 1914. Mais la guerre n’a pas été un phénomène fortuit. Ç’a été le soulèvement aveugle des forces de production contre les formes capitalistes, y compris celles de l’Etat national. Les forces de production créées par le capitalisme ne pouvaient plus tenir dans le cadre des formes sociales du capitalisme, y compris le cadre des Etats nationaux. De là, la guerre (…).

Il en résulte que la révolution ne viendra en Amérique qu’en second lieu. Elle commencera par l’Europe et l’Orient. L’Europe viendra au socialisme contre l’Amérique capitaliste, dont elle aura à vaincre l’opposition (…).

Une Europe morcelée ne pourrait, même sous la dictature du prolétariat, tenir bon économiquement en conservant son morcellement. La révolution prolétarienne implique l’unification de l’Europe. Maintenant, les économistes, les pacifistes, les hommes d’affaires, et même simplement les braillards bourgeois parlent volontiers des Etats-Unis d’Europe. Mais cette tâche est au-dessus des forces de la bourgeoisie européenne, rongée par ses antagonismes. Seul, le prolétariat victorieux pourra réaliser l’union de l’Europe. Où qu’éclate la révolution et à quelque rythme qu’elle se développe, l’union économique de l’Europe est la condition première de sa refonte socialiste. C’est ce qu’a déjà proclamé l’I. C. en 1923 : il faut chasser ceux qui ont morcelé l’Europe, prendre le pouvoir pour unifier cette dernière et créer les États-Unis socialistes d’Europe. »

Le 15e congrès du Parti écrase alors le courant trotskyste, dont les partisans sont éjectés de l’IMChMP. C’est alors Eugen Varga qui vient en prendre la tête, son activité berlinoise se terminant à la fin de l’année 1927. 

À partir de 1931, cet institut fut considéré comme un centre de recherche et de développement dans l’évaluation de la situation économique mondiale et des problèmes politiques afférents, suivant une décision du Comité Central du PCUS (bolchévik). L’Institut fournissait des données en particulier à Staline, Molotov, le Comité Central du PCUS (b), le conseil des commissaires du peuple, le commissariat au peuple pour les affaires étrangères, le commissariat au peuple du commerce extérieur.

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Eugen Varga, analyste du capitalisme au service de Lénine

Eugen Varga écrivit également au sujet de la révolution hongroise L’organisation économique de la république hongroise des conseils, ainsi que La question agraire dans la révolution prolétarienne hongroise. Il le fit cependant en Russie, où il dût émigrer.

Le gouvernement hongrois menant le procès des commissaires du peuple de juillet à décembre 1920, en leur absence et exigeant donc leur présence pour leur condamnation (à mort), les communistes hongrois réfugiés durent en effet quitter l’Autriche et allèrent alors en Russie soviétique. Eugen Varga y fut immédiatement considéré comme étant un cadre de valeur.

Il assuma d’ailleurs un rôle dès son arrivée, en tant que délégué du Parti Communiste de Hongrie lors du second congrès de l’Internationale Communiste en juillet-août 1920, bien qu’il n’arriva qu’à la fin de celui-ci.

Au début des années 1920, le régime soviétique ne faisait encore que se mettre en place dans le cadre d’une guerre civile non terminée ; il y avait le besoin d’un aperçu général de l’évolution du monde, alors que la vague de la révolution avait ébranlé le monde et notamment l’Europe.

Il était très pratique d’avoir un économiste capable d’étudier par exemple en profondeur l’économie américaine, voyant que l’utilisation des machines y était systématique et bien plus avancée qu’en Europe, que l’immigration amenait une population ouverte rétive à tout conservatisme, que l’agriculture s’étendait toujours davantage, etc.

Eugen Varga, qui avait alors quarante ans, prit donc la citoyenneté soviétique et rejoignit dans la foulée le Parti Communiste de Russie, changeant son nom de Jenö Varga en Evgeni Varga. C’est pourtant sous le nom d’Eugen Varga qu’il sera surtout connu, étant donné qu’il parlait mal le russe et qu’il écrivit ses plus importants documents des années 1920 en allemand, une langue essentielle de par le poids central de la question allemande pour l’Internationale Communiste.

Lénine et Staline, en 1922.

Eugen Varga rejoignit d’ailleurs bientôt l’Allemagne, Lénine lui ayant donné une tâche très particulière, considérée comme d’une très grande importance. Son rôle était d’accumuler des données et d’en tirer les tendances générales, afin de les fournir à l’Internationale Communiste. Un institut fut fondé en ce sens à Berlin, de manière relativement discrète, afin de faciliter l’obtention de documents et de former une équipe d’analystes.

Lénine avait formulé ce principe d’un bureau d’études de « l’impérialisme international » ainsi que du « mouvement ouvrier international » en août 1921, dans une lettre à Zinoviev, en copie à Staline, Radek, Kamenev et Trotsky ; le même mois, l’Internationale Communiste valida le projet.

Dans la lettre, Lénine y soulignait qu’il n’était pas possible de le former en Russie, de par le manque de personnel, de bibliothèques, etc. Il voyait comme langues à connaître au départ l’allemand, l’anglais, le français, l’italien et le tchèque ; le travail devait se faire en allemand (« pour le continent européen sans aucun doute maintenant la langue la plus internationale »), avec des traductions à réaliser en français et en anglais, ainsi qu’en russe.

L’idée était de former une structure relativement neutre d’accumulations d’informations et de données. Il s’agissait de cumuler les informations à ce sujet et de les diffuser, pour l’Internationale Communiste d’un côté, de manière payante à qui le voudrait de l’autre.

Eugen Varga fut donc le dirigeant de l’Institut d’information statistiques du Comité exécutif de l’Internationale Communiste formé en 1921, qui exista sous une forme masquée à Berlin. Il fut également responsable de la mission commerciale de l’ambassade soviétique, alors que le traité de Rapallo de novembre 1922 permettait la mise en place de rapports économiques entre l’Allemagne et la Russie soviétique.

Cette position d’Eugen Varga dura jusqu’en 1927, le temps que la Russie soviétique soit en mesure de s’organiser. Il rejoignit alors l’Institut de l’économie mondiale et de la politique mondiale basé à Moscou.

À partir de 1931, cet institut fut considéré comme un centre de recherche et de développement dans l’évaluation de la situation économique mondiale et des problèmes politiques afférents, suivant une décision du Comité Central du PCUS (bolchévik). Cet Institut fournissait des données en particulier à Staline, Molotov, le Comité Central du PCUS (b), le conseil des commissaires du peuple, le commissariat au peuple pour les affaires étrangères, le commissariat au peuple du commerce extérieur.

Molotov, Staline et Lénine dans le bureau de la rédaction de la Pravda.

Parallèlement à cette activité au sein de l’Institut dans les années 1920, Eugen Varga s’était lancé dans une double activité. La première était la constitution des rapports extrêmement denses et longs sur l’économie capitaliste et sa situation. Écrits de manière trimestrielle, ils étaient publiés dans la revue Internationale Presse-Korrespondenz (Inprekorr), la correspondance internationale de presse, organe de l’Internationale Communiste publié en russe, en allemand, en anglais, en français et en espagnol.

La seconde était la constitution de rapports sur la situation économique pour les congrès de l’Internationale Communiste. C’est cela qui allait le placer au cœur des grands débats sur la situation politique et économique internationale et faire de lui une figure alors extrêmement connue.

Eugen Varga fournissait les données et présentait le cadre général, et ensuite il y avait les grands débats, avec les grands conflits idéologiques émergeant alors, qui s’ensuivaient.

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Eugen Varga et son bilan idéaliste-volontariste de la révolution hongroise

Lors de la révolution, les communistes de Hongrie furent immédiatement pris à la gorge. La production industrielle était tombée à 5 % de celle d’avant-guerre, les troupes tchèques et roumaines occupaient les charbonnages. En refusant le traité de Versailles, le nouveau régime était de facto en guerre, avec une opposition armée supervisée et épaulée par l’impérialisme français.

Rouge : la république des conseils.
Ocre : territoire perdu en avril 1919 face à l’armée franco-roumaine Berthelot.
Rose : territoire repris en mai 1919 aux Tchécoslovaques.
Bleu-vert : territoires sous contrôle de l’armée franco-serbe Franchet d’Espèrey.

Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’expérience hongroise se déroule en écho de la révolution russe, mais dans des conditions de niveau idéologique des révolutionnaires bien différentes d’en Russie.

Ce qui est ainsi surtout marquant dans Les problèmes d’économie politique de la dictature du prolétariat, le bilan de la révolution hongroise écrit par Eugen Varga, c’est que celui-ci expose une conception bien plus proche de celle de Karl Kautsky que de celle de Lénine. Bien entendu, il récuse la conception évolutionniste du premier, toutefois il est flagrant qu’il ne s’est pas encore approprié la conception du second quant à l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme.

Les problèmes d’économie politique de la dictature du prolétariat, par Eugen Varga

La crise du capitalisme est ainsi exposé comme une simple conséquence de la guerre, et si jamais il parle d’impérialisme, c’est pour le concevoir non pas tant comme une nouvelle forme, que comme une réorganisation. Il dit ainsi :

« La tendance au dépassement de l’anarchie propre à la phase impérialiste du capitalisme : l’organisation de l’économie capitaliste, afin de rendre possible une meilleure domination du marché par le capital, a connu dans la guerre un renforcement brutal par les organisations étatiques d’économie encadrée.

On parla alors de socialisme de guerre ; il serait plus juste de parler de capitalisme organisé de manière étatique. »

Cette thèse relève non pas de la gauche de la social-démocratie, Lénine en tête, mais des opportunistes de la social-démocratie comme Karl Kautsky et Rudolf Hilferding, qui affirment la possibilité d’un capitalisme « organisé ». Eugen Varga dit en même temps, et c’est paradoxal s’il est organisé, que le capitalisme a été puissamment déformé par la guerre.

Une preuve de cette lecture « organisationnelle » est que, de manière pragmatique, afin de faciliter l’approvisionnement de l’armée rouge, Eugen Varga avait organisé la socialisation des grandes propriétés agricoles, mais en laissant la direction aux anciens propriétaires terriens.

C’était là rater totalement la dimension démocratique de la question paysanne, dans un pays où 4 000 familles possédaient le 1/3 des terres, l’Église catholique 20 %, 1,7 million de petits paysans même pas 15 %, des millions restant sans terre. 

Pareillement par ailleurs, l’État soviétique hongrois avait simplement repris tous les fonctionnaires du vieil État s’effondrant, sans faire aucun tri ni supervision.

Il s’ensuivit bien entendu une série de sabotages et un grand manque de coordination. Surtout, cette lecture mécanique-organisationnelle d’alors se conclut inévitablement par une recherche d’excuse de type subjectiviste à la défaite finale. Un élément marquant de l’approche d’Eugen Varga est que la dimension « psychologique » est survalorisée.

À l’arrière-plan, on retrouve ici la profonde influence syndicaliste révolutionnaire d’Ervin Szabó, avec tout l’intérêt pour une dimension « éthique » qui serait à ajouter au marxisme. C’est un élément typique de l’Europe centrale, qu’on retrouve notamment au cœur du très important mouvement ouvrier social-démocrate en Autriche, autour d’Otto Bauer, qui puise dans la morale d’Emmanuel Kant et qu’on appellera l’austro-marxisme.

Le doctorat philosophique d’Eugen Varga portait d’ailleurs sur « Leibniz, Kant et la critique phénoménologique de la méthode transcendantale ».

Eugen Varga dresse un bilan surtout psychologique de la situation chaotique de 1918. Il souligne que la perte du niveau de vie a été terriblement marquante sur le plan psychologique pour la petite-bourgeoisie et qu’elle a rejoint le camp du prolétariat.

La productivité du travail du prolétariat enchaîné est par contre nécessairement loin de son maximum en raison de la dimension psychologique des pénuries, de la crise. La rationalité et l’intensité du travail du capitalisme resteraient toujours très faibles, d’ailleurs des millions de travailleurs ont un niveau de lecture et d’écriture très faible, ce qui est vrai mais est surtout frappant pour l’Europe de l’Est.

C’est là une lecture très social-démocrate dans l’esprit de l’époque : le capitalisme est mal organisé, les travailleurs sont placés à l’écart du développement culturel et ils sont rétifs à un régime qui les opprime, psychologiquement tout est devenu précaire, instable.

Par conséquent, le prolétariat doit prendre les choses en main et tout se décide selon cette volonté de prendre les choses en main. Le prolétariat doit prendre sur lui qu’au début de sa dictature, le niveau de vie chute de par les troubles, parce qu’il s’y gagne lui-même. S’il ne le fait pas, il n’est pas la hauteur. Eugen Varga formule cela notamment ainsi :

« La dictature du prolétariat ne peut tout d’abord proposer au prolétariat industriel, justement le porteur de la bannière du nouvel ordre de la société, qu’une élévation du niveau culturel (théâtre, musique, bibliothèques, piscines, etc.).En ce qui concerne les biens matériels par contre, une chute de plus du niveau de vie est inévitable (…).

Le niveau de vie du prolétariat ne pourra être en tant que tel élevé lorsque la nouvelle production prolétarienne a atteint sa pleine maturité.

Il en découle : pour la réalisation du socialisme, chaque prolétaire conscient doit non seulement lutter, mais aussi être capable de se priver !

Les ouvriers hongrois, par manque de formation révolutionnaire et d’un Parti Communiste organisé, ne voulaient pas se priver pour leur pouvoir, pour l’avenir socialiste.

Ils exigeaient l’élévation immédiate de leur niveau de vie, et comme c’était impossible, ils se sont détournés de l’idéal de la domination prolétarienne. Cet esprit des prolétaires a été utilisé par les contre-révolutionnaires de toutes sortes, et a été l’une des causes principales pour l’offensive roumaine [contre le pouvoir soviétique hongrois] a été victorieux. »

On a ici une vraie démarche idéaliste-volontariste ; Eugen Varga a une conception intellectuelle-abstraite du prolétariat qu’il voit comme une entité ayant une fonction par rapport à une situation.

Il est ici fondamentalement proche d’une autre figure de la révolution hongroise, György Lukacs, qui synthétisera le mieux cette approche « messianique » dans un ouvrage retentissant alors comme expression du gauchisme d’Europe centrale, Histoire et conscience de classe.

La revue d’Europe centrale Kommunismus, à laquelle participa brièvement Eugen Varga et précisément sur cette ligne, sera l’une des cibles de Lénine dans sa dénonciation du gauchisme.

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Eugen Varga : le contexte hongrois

Eugen Varga est historiquement lié à une philosophie de type moderniste, tout à fait représentative du milieu des jeunes intellectuels artistes hongrois et tchèques du début du siècle. L’opposition à l’Autriche combinait une orientation favorable au socialisme, mais aussi une dynamique portée, en connaissance de cause ou non, par la bourgeoisie nationale. 

Il faut cerner ici l’étrange situation de la Hongrie. Dans le cadre de l’Autriche-Hongrie, elle était soumise à l’Autriche, mais en même temps temps elle possédait une base féodale puissante et opprimait elle-même des populations non hongroises, notamment les Slovaques. L’Autriche avait dû d’ailleurs en 1867 reconnaître la Hongrie comme une entité quasi équivalente, divisant de fait l’empire en deux structures bien délimitées.

L’éveil national hongrois produisit une grande vague d’intellectuels, sympathisant avec la social-démocratie mais refusant son mode d’organisation, ses principes stricts, etc., privilégiant un style libéral-bourgeois dans l’approche générale. Le noyau dur de cette affirmation historique était la Société de sciences sociales, avec sa revue Huszadik Szazad (Le vingtième siècle) ; Eugen Varga en fit partie et y tint des conférences.

Il fréquenta également initialement le milieu ayant comme référence Bernat Alexander, un professeur de philosophie moderniste ayant la France et l’Allemagne comme modèles ; ce fut l’écho de la révolution russe de 1905 qui l’amena à la social-démocratie, sans avoir cependant ébranlé une certaine approche bourgeoise nationale-démocratique. L’année 1905 fut d’ailleurs elle-même très importante en Hongrie.

En effet, en janvier 1905, ce fut une coalition des couches supérieures de la paysannerie, de la noblesse moyenne et d’une partie de la haute aristocratie qui remporta les élections. L’Autriche refusa toutefois d’accepter la formation d’un gouvernement exigeant une autonomie douanière, bancaire et le hongrois comme langue officielle dans l’armée. Aussi mit-elle en place gouvernement autour du baron Fejévary.

Le baron Géza Fejérváry de Komlós-Keresztes (1833-1914)

Son ministre de l’intérieur Kristoffy avait comme plan d’établir le suffrage universel, ceci afin de satisfaire une revendication populaire pressante, mais en même temps d’en profiter pour torpiller la coalition ayant remporté les élections en s’appuyant sur un suffrage réservé à une partie du pays seulement. Un élargissement de la base électorale aurait en effet abouti au renforcement électoral de la social-démocratie.

Le risque apparut trop grand à toutes les parties ; finalement l’Autriche et la coalition « hongroise » firent un compromis qui dura jusqu’en 1909.

La social-démocratie tenta ensuite en 1911 une alliance en faveur du suffrage universel avec le parti libéral, petit-bourgeois, de Gyula Justh, mais celui-ci se défila en 1912 et la vague social-démocrate de grèves de manifestations de mai 1912 ne fut pas prolongée après des affrontements avec la police et l’armée.

Eugen Varga regretta ce recul de la direction social-démocrate, surtout que le Parti avait dépensé beaucoup d’énergies, et alors qu’en mars 1913 eut lieu une petite réforme du droit de vote. C’est là un tournant historique, où lui-même devenait ue figure de la gauche du Parti hongrois, aux côtés de Jenö Landler, Jenö Hamburger, György Nyisztor, ainsi que Gyula Alpári.

Eugen Varga rédigea dans ce contexte une brochure sur l’inflation à l’occasion de la campagne pour le suffrage universel, soulignant l’importance de la lutte contre la hausse des prix au moyen de nombreuses réformes que la social-démocratie pourrait promouvoir si elle parvenait au parlement.

Cependant, si auparavant il soutenait le principe d’une industrialisation de la Hongrie avec une acceptation relative du cadre institutionnel, dans l’esprit attentiste du kautskysme dans les pays non développés, désormais il prônait la rupture.

Eugen Varga

Cela n’allait pas sans ambiguïtés socialistes-idéalistes, bourgeoises-modernistes.

Eugen Varga ne fut ainsi pas que libre-penseur, dans le cadre du mouvement de la Galileo Kör (Société de Galilée), avec sa revue Szabadgondolat (Libre pensée), puis de la Bembe Kör (Société de Bembe). Il fut également très proche des milieux franc-maçons, au point de les rejoindre avec toute l’équipe de Nepszava (ainsi que Zsigmond Kunfi, rédacteur en chef de la revue théorique du Parti Szocializmus), lorsque Oszkár Jászi, fondateur de la Galileo Kör, entra dans la loge Demokrácia.

Lorsque celui-ci dut la quitter sous la pression conservateurs pour aller à la loge Martinovics, il suivit le mouvement accompagné d’autres socialistes.

C’est la nature de cette démarche qui fait qu’Eugen Varga fut favorable à la psychanalyse. En Autriche, il demanda en février 1920 une audience à Sigmund Freud qui l’accueillit avec une ironie anticommuniste particulière, en lui disant : « Vous n’avez pas vraiment l’air assoiffé de sang ».

Eugen Varga demanda l’autorisation d’assister aux réunions de l’association psychanalytique de Vienne, ce que Freud accepta, l’accueillant même chaque semaine lors d’un séminaire privé. Et par la suite, en 1923, Eugen Varga revint vers Freud pour lui demander de l’aider pour la mise en place de relations entre les psychanalystes russes et germanophones.

La psychanalyse profitait encore alors d’un prestige certain dans des cercles liés au communisme ; le premier responsable soviétique à Berlin, Viktor Kopp, également haut responsable du commerce extérieur, était ainsi lui-même un partisan de la psychanalyse. Un figure importante fut Vera Schmidt, qui publia une présentation des activités psychanalytiques à Moscou, notamment avec son jardin d’enfants. Son mari Otto Schmidt, un important scientifique (études polaires, mathématiques, astronomie, géophysique, rédacteur en chef de la Grande Encyclopédie Soviétique, etc.) fut également à l’origine de très nombreuses traditions d’œuvres de Freud en russe.

Enfin, un aspect important était l’appartenance d’Eugen Varga à l’importante communauté juive de Hongrie. Une couche importante d’intellectuels de celle-ci n’avait pas les préjugés liés à la féodalité hongroise, mais en même temps relevait d’une démarche formaliste, déconnectée de la réalité de l’ensemble du pays.

La révolution hongroise fut véritablement portée par cette affirmation intellectuelle. La principale figure en fut ainsi Béla Kun, le commissaire du peuple aux affaires étrangères, et non Sándor Garbai, le responsable du gouvernement qui avait proclamé la république hongroise des conseils.

Le gouvernement de la république soviétique hongroise.

Béla Kun avait un père juif et on retrouve beaucoup de révolutionnaires juifs au gouvernement : Jenö Landler était commissaire du peuple à l’intérieur et au commerce avec Mátyás Rákosi comme représentant, Jenö Hamburger et György Nyisztor à l’agriculture, Zsigmond Kunfi à l’éducation populaire avec György Lukács comme représentant, József Pogány à la défenseavec Tibor Szamuely comme représentant. A cela s’ajoute Eugen Varga.

>Sommaire du dossier

Eugen Varga, un révolutionnaire hongrois

Eugen Varga est né le 6 novembre 1879 à Nagytétény, une petite ville à une trentaine de kilomètres de Budapest, la capitale de la Hongrie, dans ce qui était alors l’Autriche-Hongrie. Son père était instituteur, il perdit sa mère très jeune en raison de la tuberculose.

Lui-même fut d’abord apprenti boulanger, pour ensuite faire un apprentissage de commercial. Il servit alors de secrétaire pendant trois années à un propriétaire terrien à partir 1899, dans le Komitat Somogy dans l’ouest de la Hongrie. Il parvint à poursuivre ses études, afin de pouvoir s’inscrire à l’université, ce qu’il fit en 1902 à la faculté de philosophie de Budapest, dans les domaines de l’histoire et de l’économie.

Le Komitat Somogy. Un peu plus au nord et à l’est, Budapest.

En 1903, il quitta la religion juive et abandonna son nom de Weisz pour celui de Varga. Il étudia ensuite également à Berlin et Paris, pour obtenir un diplôme de professeur de commerce en 1907 et de docteur en philosophie en 1909, à 28 ans. Il fut alors professeur dans une école commerciale jusqu’en 1918.

Entre-temps, il avait rejoint la social-démocratie hongroise en 1906, pour qui à partir d’avril 1907 il écrivit des articles en tant que collaborateur constant et rédacteur de la section économique de l’organe central du Parti, Nepszava, La voix du peuple, qui était devenu un quotidien en 1905, après avoir paru auparavant trois fois par semaine. Un hebdomadaire plus théorique, Szocializmus, fut fondé en 1906.

Eugen Varga travailla également pour l’organe social-démocrate allemand la Neue Zeit, notamment au sujet de la situation de la classe ouvrière hongroise, du développement économique, de la question monétaire, de l’inflation.

Avec l’effondrement de l’Autriche-Hongrie, il fut nommé en novembre 1918 professeur d’économie à l’université de Budapest, mais il ne fut pas en mesure de prendre ce poste en raison de l’intense activité politique du côté social-démocrate.

Le contexte était le suivant : le 23 octobre 1918, sur les ruines de l’Autriche-Hongrie, se produisit la révolution des asters, du nom de la fleur servant de reconnaissance aux partisans de la république hongroise.

Le comte Mihály Károlyi fut alors à la tête d’un gouvernement de coalition, avec également la social-démocratie, donc aux côtés du parti indépendant et du parti bourgeois.

Le comte Mihály Károlyi et ses partisans

Les représentants sociaux-démocrates dans le gouvernement appartenaient uniquement à l’aile droite du Parti, tandis que l’aile gauche poussait à l’agitation, Eugen Varga écrivant notamment la brochure « Comment peut-on vivre sans travail ? ».

« Comment peut-on vivre sans travail ? »

Il rédigea également un plan de réformes de la propriété agraire, à la demande du Parti qui n’avait pas encore établi de point à ce sujet dans son programme, n’ayant formé une commission en ce sens qu’en 1912, à son XIXe congrès.

Des soldats hongrois sous la bannière de l’étoile rouge, en 1919.

Cependant, parallèlement s’était formé, autour de Béla Kun, un Parti des communistes de Hongrie, lié directement aux bolcheviks. La convergence des deux forces se produisit à l’occasion de l’ultimatum du traité de Versailles, qui privait la Hongrie d’une partie significative de son territoire.

Mihály Károlyi démissionna immédiatement, le 19 mars 1919, et les communistes créèrent dès le lendemain une agitation dans le sens du soulèvement, aboutissant à leur répression, mais provoquant en même temps une solidarité du côté de l’aile gauche de la social-démocratie, qui demanda que le gouvernement, désormais social-démocrate uniquement, les intègre dorénavant.

Au bout de deux jours de négociation, il fut procédé à l’unification, donnant naissance au Parti Socialiste de Hongrie, le 21 mars 1919, et proclamant en même temps la formation d’une république soviétique de Hongrie.

Eugen Varga participa à cela en étant au premier plan, prenant les fonctions de commissaire au peuple des finances du gouvernement révolutionnaire, puis immédiatement de commissaire à la production, et pas moins que celui de président du Conseil économique suprême de la République soviétique hongroise.

Sa ligne avait déjà été exposée dans un article de Nepszava, le 2 mars. Le capitalisme était en train de mourir et il fallait réorganiser la production à un rythme rapide pour former des grands regroupements productifs, centraliser pour échapper à la crise productive.

S’il venait de la social-démocratie, cette ligne centraliste-volontariste correspondait à celle de ceux qui l’avaient quittée peu de temps avant dans le but de former un parti communiste autour de Béla Kun, et avec qui il était en désaccord pourtant encore une semaine auparavant, se méfiant du bolchevisme, dans un esprit proche de celui de Karl Kautsky.

La trajectoire d’Eugen Varga est ici exactement parallèle à celle d’un autre intellectuel bourgeois, Georges Lukacs, frappé par la vigueur du bolchevisme et qui prit pareillement des responsabilités importantes dans le gouvernement, dans le domaine de la culture. Eugen Varga fut d’ailleurs auparavant un visiteur irrégulier du « cercle du dimanche » lancé sur une base idéaliste par Georges Lukacs.

Tous deux, après avoir participé à la révolution hongroise qui échoua finalement en août 1919, rejoignirent par la suite l’Union Soviétique où ils servirent intellectuellement le régime, avant de se faire critiquer au point d’une mise à pied plus ou moins importante selon les moments.

Entre-temps cependant, les commissaires du peuple hongrois s’étaient réfugiés en Autriche, où le gouvernement leur avait accordé un laissez-passer. Cela signifiait toutefois une mise à l’écart, dans la prison du château de Karlstein.

Eugen Varga y passa six mois et en profita pour rédiger son appréciation critique des événements dans l’ouvrage intitulé Les problèmes d’économie politique de la dictature du prolétariat. Le titre du premier chapitre de l’ouvrage résume toute l’approche d’Eugen Varga pour les quarante prochaines années : La crise du capitalisme.

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Eugen Varga, un personnage historique

Eugen Varga est une figure importante du Mouvement Communiste International, en tant qu’économiste extrêmement actif et prolifique. Il a été l’auteur de pas moins de 65 rapports trimestriels sur la situation du capitalisme (soit environ 2 000 pages d’articles), 500 articles scientifiques et 75 ouvrages.

Il fut l’économiste de la révolution hongroise en 1918, avant de se mettre au service de l’Union Soviétique, devenant alors un économiste important en termes d’analyse du capitalisme. Après avoir été actif au début des années 1920 dans un Institut fondé à Berlin à la demande de Lénine, il mit en place et dirigea l’Institut de l’économie mondiale et de la politique mondiale, qui devint une composante de l’Académie des sciences de l’URSS.

À ce titre, il joua un rôle important également comme auteur de rapports économiques de plusieurs congrès de l’Internationale Communiste, participant également à plusieurs sessions plénières de son Comité exécutif. C’est lui qui assuma la fonction de cumuler les données pour dégager les grandes lignes de ce qui fut appelé par l’Internationale Communiste la « crise générale du capitalisme ».

Eugen Varga

Il connut une phase de critiques pour certaines de ses interprétations à partir de 1927-1928, moment où il fut considéré comme convergeant avec la droite au sein du Mouvement Communiste International. Il fit toutefois amende honorable, sa place devenant néanmoins tout à fait secondaire ; il était considéré comme un statisticien et un analyste de grande valeur, mais tendant à l’objectivisme bourgeois. Il ne joua pour cette raison pas de rôle réel dans la mise en place du principe du Front populaire, puis des démocraties populaires.

Eugen Varga appartient ainsi historiquement, au sens strict, à la vague révolutionnaire des années 1920, avec sa valeur et ses grands soucis internes. C’est d’ailleurs comme cela que, le plus souvent, cette figure historique est présentée.

Ce n’est pourtant pas tout. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, Eugen Varga commença à entrer en conflit ouvert avec les thèses dominantes en URSS ; il affirma que les guerres inter-impérialistes n’étaient plus inévitables, que désormais l’État était désormais relativement indépendant du capitalisme et en mesure d’organiser celui-ci.

Il mit tout l’institut qu’il dirigeait au service de cette vision des choses, ce qui ébranla très profondément le Parti en URSS, provoquant des troubles idéologiques pour plusieurs années.

Cet épisode, inconnu dans le Mouvement Communiste International à part très rarement pour quelques détails, est pourtant d’une importance capitale, car Eugen Varga est ni plus ni moins qu’à l’origine de la dynamique révisionniste en URSS.

Les thèses de Nikita Khrouchtchev, notamment lors du 20e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, relèvent directement de la conception d’Eugen Varga, qui fut par conséquent particulièrement valorisé pour cela.

Nikita Khrouchtchev

Ce dossier sur l’activité d’Eugen Varga pour l’Internationale Communiste et celui sur son aide à Khrouchtchev sont par conséquent d’une haute importance. La polémique lancée par Eugen Varga en 1947 est à l’origine de la mise en place du révisionnisme sous une forme organisée en URSS. C’est le véritable détonateur d’un ébranlement fondamental dans les institutions soviétiques, avec la remise en cause de l’idéologie matérialiste dialectique et de la conception léniniste telle que définies par Staline.

L’intérêt pour Eugen Varga ne s’arrête pas là. Il est en effet également à l’origine d’une conception nouvelle du capitalisme, le « capitalisme monopoliste d’État ».

Cette thèse remplaçait directement la thèse de Lénine sur l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme ; l’impérialisme se serait transformé en capitalisme monopoliste d’État ; les monopoles partiraient à l’assaut d’un État neutre par rapport aux classes et il s’agirait de faire un front anti-monopoliste pour le protéger et soi-même le conquérir.

Cette conception du capitalisme sera pas moins que celle désormais de l’URSS après Staline, alors qu’elle s’affirme désormais comme puissance social-impérialiste en quête de satellites semi-coloniaux. Elle sera partagée et développée par de nombreux pays et partis, notamment le Parti Communiste français qui en fera la clef de toute sa stratégie par l’intermédiaire de l’économiste Paul Boccara, qu’il faut définir comme le Varga français.

Le programme commun socialiste-communiste, dont l’aboutissement est l’élection de François Mitterrand comme président français en 1981, s’appuie en tant que tel du côté du Parti Communiste Français sur la thèse du capitalisme monopoliste d’État, théorisé par ailleurs dans un ouvrage en 1971.

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Le premier appel du Front de Libération Nationale, en octobre 1954

Voici le document du Comité révolutionnaire d’unité et d’action du 31 octobre 1954, annonçant la naissance du Front de Libération Nationale.

PEUPLE ALGÉRIEN, MILITANTS DE LA CAUSE NATIONALE,

  A vous qui êtes appelés à nous juger (le premier d’une façon générale, les seconds tout particulièrement), notre souci en diffusant la présente proclamation est de vous éclairer sur les raisons profondes qui nous ont poussés à agir en vous exposant notre programme, le sens de notre action, le bien-fondé de nos vues dont le but demeure l’indépendance nationale dans le cadre nord-africain.

  Notre désir aussi est de vous éviter la confusion que pourraient entretenir l’impérialisme et ses agents administratifs et autres politicailleurs véreux.

  Nous considérons avant tout qu’après des décades de lutte, le mouvement national a atteint sa phase de réalisation. En effet, le but d’un mouvement révolutionnaire étant de créer toutes les conditions d’une action libératrice, nous estimons que, sous ses aspects internes, le peuple est uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action et, sous les aspects extérieurs, le climat de détente est favorable pour le règlement  des problèmes mineurs, dont le nôtre, avec surtout l’appui diplomatique de nos frères arabo-musulmans.

  Les événements du Maroc et de Tunisie sont à ce sujet significatifs et marquent profondément le processus de la lutte de libération de l’Afrique du Nord. À noter dans ce domaine que nous avons depuis fort longtemps été les précurseurs de l’unité dans l’action, malheureusement jamais réalisée entre les trois pays.

  Aujourd’hui, les uns et les autres sont engagés résolument dans cette voie, et nous, relégués à l’arrière, nous subissons le sort de ceux qui sont dépassés. C’est ainsi que notre mouvement national, terrassé par des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l’opinion populaire, dépassé par les événements, se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme qui croit avoir remporté la plus grande victoire de sa lutte contre l’avant-garde algérienne.

L’HEURE EST GRAVE ! 

  Devant cette situation qui risque de devenir irréparable, une équipe de jeunes responsables et militants conscients, ralliant autour d’elle la majorités des éléments encore sains et décidés, a jugé le moment venu de sortir le mouvement national de l’impasse où l’ont acculé les luttes de personnes et d’influence, pour le lancer aux côtés des frères marocains et tunisiens dans la véritable lutte révolutionnaire.

  Nous tenons à cet effet à préciser que nous sommes indépendants des deux clans qui se disputent le pouvoir. Plaçant l’intérêt national au-dessus de toutes les considérations mesquines et erronées de personnes et prestige, conformément aux principes révolutionnaires, notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemi et aveugle, qui s’est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de lutte pacifique.

  Ce sont là, nous pensons, des raisons suffisantes qui font que notre mouvement de rénovation se présente sous l’étiquette de FRONT DE LIBÉRATION NATIONALE, se dégageant ainsi de toutes les compromissions possibles et offrant la possibilité à tous les patriotes algériens de toutes les couches sociales, de tous les partis et mouvements purement algériens, de s’intégrer dans la lutte de libération sans aucune autre considération.

  Pour préciser, nous retraçons ci-après, les grandes lignes de notre programme politique :

BUT : L’Indépendance nationale par :

La restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques.

Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions.

OBJECTIFS INTÉRIEURS:

1) Assainissement politique par la remise du mouvement national révolutionnaire dans sa véritable voie et par l’anéantissement de tous les vestiges de corruption et de réformisme, cause de notre régression actuelle.

2) Rassemblement et organisation de toutes les énergies saines du peuple algérien pour la liquidation du système colonial. 

  OBJECTIFS EXTÉRIEURS:

– Internationalisation du problème algérien.

– Réalisation de l’Unité nord-africaine dans le cadre naturel arabo-musulman.

– Dans le cadre de la charte des Nations Unies, affirmation de notre sympathie à l’égard de toutes nations qui appuieraient notre action libératrice.

  MOYENS DE LUTTE :

  Conformément aux principes révolutionnaires et comptes tenu des situations intérieure et extérieure, la continuation de la lutte par tous les moyens jusqu’à la réalisation de notre but.

  Pour parvenir à ces fins, le Front de libération  nationale aura deux tâches essentielles à mener de front et simultanément : une action intérieure tant sur le plan politique que sur le plan de l’action propre, et une action extérieure en vue de faire du problème algérien une réalité pour le monde entier avec l’appui de tous nos alliés naturels.

  C’est là une tâche écrasante qui nécessite la mobilisation de toutes les énergies et toutes les ressources nationales. Il est vrai, la lutte sera longue mais l’issue est certaine.

  En dernier lieu, afin d’éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour prouver notre désir de paix, limiter les pertes en vies humains et les effusions de sang, nous avançons une plate-forme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent une fois pour toutes aux peuples qu’elles subjuguent le droit de disposer d’eux-mêmes.

  La reconnaissance de la nationalité algérienne par une déclaration officielle abrogeant les édits, décrets et lois faisant de l’Algérie une terre française en déni de l’histoire, de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs du peuple algérien.

  L’ouverture des négociations avec les porte-parole autorisés du peuple algérien sur les bases de la reconnaissance de la souveraineté algérienne, une et indivisible.

  La création d’un climat de confiance par la libération de tous les détenus politiques, la levée de toutes les mesures d’exception et l’arrêt de toute poursuite contre les forces combattantes.

  EN CONTREPARTIE :

  Les intérêts français, culturels et économiques, honnêtement acquis, seront respectés ainsi que les personnes et les familles.

  Tous les français désirant rester en Algérie auront le choix entre leur nationalité et seront de ce fait considérés comme étrangers vis-à-vis des lois en vigueur ou opteront pour la nationalité algérienne et, dans ce cas, seront considérés comme tels en droits et en devoirs.

  Les liens entre la France et l’Algérie seront définis et feront l’objet d’un accord entre les deux puissances sur la base de l’égalité et du respect de chacun.

  Algérien ! nous t’invitons à méditer notre charte ci-dessus. Ton devoir est de t’y associer pour sauver notre pays et lui rendre sa liberté ; le Front de libération nationale est ton front, sa victoire est la tienne.

  Quant à nous, résolus à poursuivre la lutte, sûrs de tes sentiments anti-impérialistes, nous donnons le meilleur de nous-mêmes à la patrie.

1er Novembre 1954

Le Secrétariat général du Front de Libération Nationale

L’Algérie post-française : la contradiction entre féodalisme et capitalisme bureaucratique

Il est significatif que la « loi fondamentale » de 1963 avait été mis en place par Ahmed Ben Bella depuis la salle de cinéma le Majestic (Atlas) dans le quartier algérien de Bab El Oued, prenant bien soin de mettre à l’écart les parlementaires.

De fait, la position tiers-mondiste d’Ahmed Ben Bella ne tenait que pour les besoins de l’affirmation du capitalisme bureaucratique algérien ; dès sa mise en place, Houari Boumédiène mena un coup d’État, le 19 juin 1965.

Il instaura une dictature ouverte, avec une constitution approuvée par exemple en 1976 à 98,5%, n’hésitant pas à faire assassiner des figures historiques du FLN, comme Mohamed Khider en 1967 en Espagne, ou encore Krim Belkacem en Allemagne en 1970, qui avait signé les accords d’Evian avec la France.

Fidel Castro et Houari Boumédiène, en 1972.

Ahmed Ben Bella restera lui-même mis à résidence jusqu’en 1980, Ferhat Abbas l’ayant été jusqu’en 1978.

L’Algérie était devenue un pays semi-colonial semi-féodal ayant totalement basculé dans le giron du social-impérialisme soviétique, avec toutefois une large influence française, justement en rapport avec l’URSS.

L’exportation des hydrocarbures était ce qui maintenait économiquement le pays, parfaitement inséré dans les rapports impérialistes internationaux ; si l’auto-suffisance alimentaire était de 70 % en 1969, elle était seulement de 30 % en 1980.

En 1975, chaque femme a en moyenne 8,1 enfants ; en 1976, le vendredi devient le jour férié, afin de se conformer à l’Islam.

On a ici une continuité de dirigeants liés à l’armée. Après Houari Boumédiène de 1965 à 1978, Rabah Bitat dirigea l’État jusqu’en 1979, Chadli Bendjedid prenant les commandes jusqu’en 1992, en tant qu’« officier le plus ancien dans le grade le plus élevé ».

L’effondrement du social-impérialisme soviétique provoqua, nécessairement, un très grave déchirement dans le capitalisme bureaucratique, alors qu’en plus, la dette extérieure était passé de 40,2 % du PIB en 1982 à 68 % en 1992.

Cela profita aux forces féodales. Celles-ci avaient commencé à développer une position antagonique dans les années 1980, renforcées par l’islamisme à l’offensive en Afghanistan, mais également en réaction à la tentative toujours plus forte du capitalisme bureaucratique de s’approprier la religion.

Ainsi, de manière dialectique, le « code du statut personnel et de la famille » du 29 mai 1984, autorisant la polygamie et accordant à la femme un rôle totalement subalterne, renforça la féodalité, donc le régime ce qui était l’objectif du capitalisme bureaucratique, mais donc en particulier le féodalisme.

Le féodalisme profite également, autre paradoxe dialectique, du fait qu’à partir de 1988 l’Algérie dépassa les 50 % de population urbanisée. Les préjugés féodaux se renforcèrent ainsi dans les villes, appuyant ainsi la féodalité.

Lorsque en octobre 1988, les manifestations de la misère de la jeunesse furent réprimées dans le sang à Alger, avec officiellement 500 morts, le capitalisme bureaucratique fut obligé d’accepter l’existence de partis politiques.

C’est alors le Front Islamique du Salut, le représentant de la féodalité, qui rafla pratiquement tous les conseils municipaux des grandes villes en 1990, puis organisa des vastes protestations contre le type de scrutin pour les législatives de 1991.

Le Front Islamique du Salut, à Alger.

Celui-ci, qui se tint en deux tours au scrutin majoritaire, vit le FIS obtenir 48 % au premier tour, le FLN 23,4 %. Le président Chadli Bendjedid, prêt au compromis, fut alors débarqué par l’armée, qui empêcha la tenue du second tour devant se tenir en janvier.

Les « Janviéristes » de l’armée prirent alors le pouvoir : le nouveau président devint Mohamed Boudiaf, qui avait quitté l’Algérie en 1964, étant  alorscondamné à mort ; symbole de la tentative d’unité des factions du capitalisme bureaucratique, il fut toutefois tué quelques mois après, dans un attentat.

Il fut remplacé par Ali Kafi jusqu’en 1994, débarqué lui-même par le Haut Comité d’État, c’est-à-dire l’armée, qui nomma à sa place le général Liamine Zéroual, figure intermédiaire entre les « réconciliateurs » et les « éradicateurs », alors que l’armée islamique du salut et le Groupe islamique armé (GIA) menaient des massacres de grande ampleur, la guerre civile quittant la vie à entre 60 et 150 000 personnes.

L’Algérie des colonels se maintint, parvenant à se tenir aux moyens des exportations de gaz et de pétrole, mais le régime était prêt à vaciller à chaque instant.

On est alors dans la fiction la plus complète : Abdelaziz Bouteflika, dernière grande figure du clan d’Oujda, fut élu président avec 73,8% des voix en 1999, avec 85% des voix en 2009, avec 81,5% des voix en 2014, date où il était tellement malade qu’il ne fut pas en mesure de prêter le serment présidentiel. Il n’était que l’homme de paille d’un régime né d’un hold-up bureaucratique et fondamentaliste se noyant dans ses propres contradictions.

L’Algérie est ainsi à la veille de soubresauts gigantesques, portant une révolution démocratique qui a été dévoyée en 1956-1962, mais dont l’exigence historique ne peut que se réaffirmer de la manière la plus nette, la plus franche. 

>Sommaire du dossier

L’Algérie post-française : un «socialisme islamique» à prétention anti-coloniale

Contrairement aux prétentions du FLN, l’indépendance ne modifia en rien la domination française, comme en témoigne l’émigration massive, vers la France, ancienne puissance coloniale.

Il y a en France 35 000 Algériens en 1921, 85 000 en 1936, 72 000 en 1940, 211 000 en 1954, 350 000 en 1962, 473 000 en 1968, 710 000 en 1975, 805 000 en 1982.

C’est une véritable hémorragie et cela tient à la nature semi-coloniale, semi-féodale de l’Algérie.

Ahmed Ben Bella, initialement, tenta de maintenir une ligne « tiers-mondiste » en s’appuyant à la fois sur l’Union Soviétique, l’Egypte, Cuba, la Yougoslavie.

Ernesto « Che » Guevara fit ainsi son dernier grand discours à Alger, le le 24 février 1964 ; Amilcar Cabral, dirigeant du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, répondit de la manière suivante à un journaliste américain lors d’une interview à Alger : 

« Prenez un stylo et prenez note : les musulmans vont en pèlerinage à la Mecque, les chrétiens au Vatican et les mouvements de libération nationale à Alger ! »

Ahmed Ben Bella, Ernesto « Che » Guevara, Fidel Castro

Ahmed Ben Bella se présenta comme le Fidel Castro de l’Afrique ; il profitait, pour cela, du soutien du grand théoricien de la « IVe Internationale » trotskyste, Michel « Pablo » Raptis, ainsi que de tout le milieu trotskyste et « anti-colonialiste » qui lui était lié, comme par exemple Yves Mathieu, un avocat français du FLN, qui deviendra le théoricien de « l’autogestion ».

Le FLN se voyait présenté comme le représentant le plus pur et le plus sincère des masses algériennes opprimées, dans le cadre d’un tiers-mondisme ayant en ligne de mire le communisme, cherchant à l’affaiblir au nom d’une urgence anti-coloniale idéalisée.

Les éditions gauchistes François Maspéro avaient ainsi publié en 1961 La révolution algérienne par les textes, consistant en des extraits compilés par André Mandouze, ce dernier étant un grand activiste catholique et par ailleurs le premier rédacteur en chef de la revue Témoignage chrétien qu’il a cofondé en 1942.

Cette convergence gauchisme – catholicisme social dans une perspective tiers-mondiste explique que les extraits parlent de « révolution démocratique », de lutte contre les « structures féodales », de « culture algérienne nouvelle », ce qui ne correspondait strictement en rien à la réalité du FLN.

C’est un exemple pertinent de comment le FLN a manié un double discours, avec tout un vocabulaire gauchiste et tiers-mondiste en direction d’une extrême-gauche anarchiste et trotskyste trop heureuse de trouver un moyen de dénoncer la « passivité » du Parti « Communiste » français révisionniste depuis 1953.

Le FLN a utilisé les forces « catholiques de gauche » et les réseaux anarchistes et trotskystes, et en échange ceux-ci profitaient d’une aura « radicale » anti-coloniale. Il y a ici un épisode historique essentiel à comprendre pour saisir le renouveau d’une scène anarchiste et trotskyste historiquement disqualifiée.

André Mandouze, dans une nouvelle préface de 1962 à sa compilation de textes de la « révolution algérienne », était ainsi élogieux pour le FLN :

« C’est le signataire de ces lignes qui paraîtra sans doute singulièrement dépassé quand on constatera qu’au seuil de ce recueil de textes (désormais) universellement connus, il se croit (encore) obligé de souligner le caractère représentatif, populaire, collégial, laïque et démocratique du F.L.N.  »Comme si cela, dira-t-on, avait jamais pu être sérieusement contesté par qui que ce soit ! » »

Et cette dimension « populaire » fictive justifiera, pour les anarchistes et les trotskystes, le soutien pratique, au FLN, avec les « porteurs de valise ».

Ces derniers récoltaient des fonds, notamment du FLN en métropole, fabriquaient des faux papiers, servaient d’intermédiaires, transportaient des armes, escortaient des personnes, etc. ; le réseau le plus connus fut organisé par Francis Jeanson, proche historiquement du théoricien d’extrême-droite spiritualiste Emmanuel Mounier, avec ensuite le soutien de Henri Curiel, un juif égyptien « anti-colonialiste ».

A ce réseau, très connu en France suite à un procès retentissant durant la guerre d’Algérie, il faut donc également ajouter les trotskystes de la quatrième Internationale, extrêmement actifs et faisant de la guerre d’Algérie un levier important pour infiltrer les étudiants liés au Parti «Communiste» français.

Toute la gauche anti-communiste fait du FLN une cause sacrée à défendre ; voici par exemple comment Daniel Guérin, partisan d’un syncrétisme anarcho-trotskyste, présentait la situation en mars 1964 :

« La révolution algérienne, depuis quelques mois, avait tendance à piétiner. Elle vient de prendre un nouveau départ. La relance cette fois n’est pas venue tant du président Ben Bella que des travailleurs eux-mêmes. Le congrès de l’autogestion industrielle, qui s’est tenu les 28, 29 et 30 mars, a remis l’autogestion sur les rails, en même temps qu’il provoquait l’éclosion d’une conscience ouvrière socialiste (…).

Le bureau politique du F.L.N. et le gouvernement avaient eu la sagesse — certains diront à tort peut-être l’habileté — de laisser les congressistes s’exprimer sans aucune restriction, tout au long des trois journées, en un mot de se « défouler » pleinement. Le résultat a été une mise en accusation extrêmement vive par les congressistes des divers aspects non socialistes ou insuffisamment socialistes, du régime, de la haute administration truffée de réactionnaires, et même du Parti, de l’U.G.T.A. et autres institutions.

Le ministre de l’Economie Boumaza et Ben Bella lui-même n’ont fait, à dessein, leur apparition que dans les dernières heures des assises, afin de n’avoir pas l’air de peser sur les débats, et ils n’ont essayé qu’assez mollement de défendre les diverses têtes de turc sur lesquelles s’était acharné le congrès (…).

L’acquis positif de ce congrès, c’est l’entrée du prolétariat dans la politique algérienne. Les travailleurs ont clairement exprimé leur volonté de participer au prochain congrès du Parti. Le délégué de la coopérative Franz-Fanon d’Alger s’est écrié : « Il faut que le congrès du Parti rassemble en son sein les meilleurs travailleurs afin de tirer les conclusions politiques nécessaires à l’industrie socialiste. » De même, après avoir constaté l’absence des ouvriers et des paysans dans l’Assemblée nationale, il a réclamé la représentation parlementaire du secteur industriel autogéré.

Chacun s’interrogeait sur l’attitude, dans le cas d’un éventuel « coup dur » du sphinx impénétrable qu’est l’armée nationale populaire, les uns croyant, les autres ne croyant pas, à sa fidélité au régime ben-belliste. Le défoulement public des travailleurs industriels, la maturité et l’audace de leur langage ont provoqué un choc psychologique qui, dans ce pays ou l’atmosphère politique change d’une heure à l’autre, a dissipé bien des nuages, assaini l’atmosphère.

On sait désormais que les travailleurs, pour défendre et élargir leurs conquêtes, sont prêts à se battre — « comme en 1954 » — ainsi que l’a dit au congrès de l’autogestion un ouvrier carrier. Le jeune et dynamique délégué des Constructions métallurgiques de Tlemcen a déclaré sans ambages : « Une autre révolution est à entamer qui concerne l’économie et la politique. La révolution socialiste commence aujourd’hui seulement! ». »

En avril 1964, Daniel Guérin maintenait encore cette fiction, contre vents et marées, alors que les faits qu’il décrit sont pourtant clairs :

« Si rien de ce qui se passe en Algérie n’est clair, le Congrès du F.L.N. a battu les records de l’équivoque. Les assises se sont déroulées à huis-clos. Dans un secret fort peu démocratique. Les masses populaires n’y étaient pas représentées, et l’on n’a point porté devant elles les débats. Les comptes rendus publiés par le quotidien officiel du F.L.N. ont été d’un mutisme déconcertant (…).

Le brillant programme d’« ouverture vers le socialisme » n’a joué, semble-t-il, dans le Congrès qu’un rôle accessoire. Son principal rédacteur, Mohamed Harbi, ne figure même pas dans le nouveau Bureau politique, composé de ministres, de militaires, de chefs de clan. Il était impossible de choisir une direction plus incapable de traduire en actes l’« option socialiste» (…).

Décevant, ce Congrès ? Oui, certes. Mais il ne ferme aucune porte. Des politiciens réticents et peu convaincus ont entériné le programme pour la seule raison qu’il avait la caution de Ben Bella. N’empêche que, désormais, ce programme engage le F.L.N.

Il est une charte dont s’empareront, pour la traduire en acte, les militants sincèrement révolutionnaires.

Autour de Mohamed Harbi et des groupes d’amis de Révolution africaine que le jeune leader de la gauche du F.L.N. se propose de créer à travers le pays, une avant-garde, composée d’intellectuels, d’étudiants, d’ouvriers de l’autogestion industrielle, est à la veille de se former.

De son côté, l’élite de l’émigration en France, actuellement en cours d’alphabétisation et de formation professionnelle, dans un environnement d’industrie moderne et d’organisation ouvrière, pourrait bien fournir, après retour au pays, les cadres nécessaires à la métamorphose du F.L.N. en un parti authentiquement socialiste. »

Daniel Guérin considérera, en janvier 1965, que :

« La jeune république démocratique et populaire continue d’être tirée à hue et à dia, d’un côté par une avant-garde ouvrière-paysanne qui prend au sérieux l’option socialiste, de l’autre par un conservatisme petit-bourgeois qui se dissimule sous le couvert de la religion. »

En réalité, là où Daniel Guérin voit deux aspects, il n’y en a qu’un : il s’agit de la formation d’un capitalisme bureaucratique. L’autogestion signifie ici seulement la formation de ce capitalisme bureaucratique, l’autogestion n’étant qu’un appât pour mobiliser les masses.

D’ailleurs, Ahmed Ben Bella expliquait ouvertement à la télévision française, en 1963, que :

« L’islam est profondément socialiste, il condamne l’usure. L’islam nous aide à pratiquer le socialisme, il n’y a aucune contradiction. »

Ahmed Bella avait tout à fait raison en ayant tort : il y aura tout d’abord un « socialisme » maquillant une dictature pro-soviétique, puis une vague islamiste prenant au pied de la lettre le discours fondamentaliste du FLN.

>Sommaire du dossier

Ahmed Ben Bella, le Fidel Castro algérien

Dès « l’indépendance » acquise, l’Algérie devint celle des « colonels ». C’était inévitable vue la base du FLN – le féodalisme, l’idéologie religieuse, la petite-bourgeoisie urbaine visant à devenir une force bourgeoise à part entière.

Le processus fut immédiat, avec le triomphe dès 1962 du « clan d’Oujda » sur le Gouvernement provisoire de la République algérienne issu pourtant des maquis en Algérie même.

Oujda, ville marocaine, servait de base au groupe Ahmed Ben Bella-Houari Boumédiène.

Ce dernier est un personnage-clef, qui organisa toute une section militaire chargée de prendre les commandes de l’État à partir de l’armée présente aux frontières, extrêmement bien organisée et appuyée par les déserteurs de l’armée française.

Ahmed Ben Bella et Houari Boumédiène

Les 35 000 hommes hautement organisés et bien équipés se donnaient comme objectif de prendre en main l’État, par en haut ; nul hasard que ce regroupement prit comme mode de fumer des cigares cubains, en allusion à Fidel Castro.

Ce fut ainsi Ahmed Ben Bella qui devint le premier président algérien, adopte ainsi le style « cubain » tout en se rapprochant de l’Egypte de Nasser, qui fournit par exemple des instituteurs dans son opération d’arabisation forcée, passant également par l’écrasement des forces kabyles.

Gamal Abdel Nasser et Ahmed Ben Bella

C’était là l’aboutissement inévitable de la nature du combat inité par le FLN. Il est important de voir que la guerre d’Algérie a duré plus de temps sous de Gaulle (46 mois, de juin 1958 à mars 1962) qu’auparavant (43 mois, de novembre 1954 à mai 1958). De Gaulle ne s’est pas débarrassé de l’Algérie française, il a accompagné un processus important, celui d’une pseudo indépendance algérienne.

Si le FLN a gagné, c’est que les masses arabes et kabyles étaient le véritable problème de fond de l’État français : elles exigeaient leurs droits et basculaient immanquablement du côté du FLN étant donné que personne d’autres ne leur en proposait.

Qui plus est, la répression française contre la population avait coûté la vie à pratiquement 200 000 personnes (par la suite l’État algérien gonflera les chiffres juqu’à 1,5 million de personnes tuées).

Ce caractère intenable expliquait le basculement de la population, son soutien au FLN. C’est là un aspect essentiel.

Toutefois, ce soutien n’était pas une mobilisation générale et le FLN ne concevait la guérilla que comme baroud, comme piqûres de guêpe, sans aucune stratégie de prise de pouvoir.

L’affaiblissement était inévitable et de fait, en 1962, le FLN avait perdu un peu plus de 71 000 membres dans les affrontements; il avait été terriblement affaibli par les déplacements forcés de plus de deux millions de personnes, ainsi que l’exode à travers le pays de plus d’un million de personnes.

C’est le paradoxe historique : le FLN, au moment de l’indépendance, ne comptait plus que 3400 guérilleros, 12 000 auxiliaires, avec par contre donc 35 000 hommes armés au Maroc et en Tunisie disposant d’une artillerie agressive aux frontières.

Il était évident que cette seconde force l’emporterait et la France le savait nécessairement.

Militairement, le FLN n’avait nullement gagné, il était même largement neutralisé. L’élan irrationnel permis par l’idéologie fondamentaliste avait largement mobilisé, mais pour aboutir à un échec militaire complet.

Cela, l’État français en avait totalement conscience et il savait que le nouvel Etat algérien devrait composer de manière significative avec la France et ce fut bien le cas, dès 1962.

C’était un calcul cynique, bien entendu au prix assumé de la population française restant en Algérie. Le 24 mai 1962, Charles de Gaulle put ainsi expliquer au Conseil des ministres qu’après l’auto-détermination :

« Si les gens, s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des autorités algériennes. »

Les masses de l’Algérie indépendantes elles-mêmes manifestèrent sous le mot d’ordre « Sabaâ snin barakat », « sept ans ça suffit ! », alors que le pays basculait dans la guerre civile.

>Sommaire du dossier

L’Algérie française : l’OAS face à l’alternative «la valise ou le cercueil»

Si les ultras de l’armée avaient été écrasés aisément en raison de leur ligne entièrement idéaliste, il restait la population française en Algérie, un million de personnes vivant alors dans la hantise de ce qui allait lui arriver.

Étant donné qu’il était évident qu’elle risquait de se faire sacrifier – ce sera l’alternative connue sous l’expression « la valise ou le cercueil » – une minorité décida d’aller à l’affrontement avec l’État.

C’était ici la convergence des ultras non liés directement à l’armée, c’est-à-dire d’un côté des partisans les plus farouches du nationalisme, des thèses d’extrême-droite, de l’autre des éléments populaires exprimant un attachement sentimental à l’Algérie considéré comme leur véritable pays.

Ceci explique le succès immense de l’Organisation armée secrète en Algérie française, fondée dans la foulée de la semaine des barricades à Alger et dirigée par le général Raoul Salan, Jean-Jacques Susini et Pierre Lagaillarde.

Elle était considérée comme le dernier rempart à la fois de l’Algérie française, mais également de la sécurité face au FLN qui, de son côté, continuait les attentats contre les civils.

L’OAS, évidemment, était incapable d’être réellement centralisée et de posséder une ligner idéologique cohérente. Elle multiplia les attentats et les meurtres, tant contre des représentants de l’État que contre la gauche en général, emportée par une logique ultra-nationaliste toujours plus sanglante.

Le décalage était alors complet avec l’interprétation qui était faite de l’OAS en Algérie d’un côté, dans la métropole de l’autre.

Voici l’exemple d’un tract syndical de février 1962 (CGT, CFTC, UNEF, SGEN, FEN, SNI) :

« TOUS EN MASSE, ce soir à 18  30, place de la Bastille »

Les assassins de l’OAS ont redoublé d’activité. Plusieurs fois dans la journée de mercredi, l’OAS a attenté à la vie de personnalités politiques, syndicales, universitaires, de la presse et des lettres.

Des blessés sont à déplorer ; l’écrivain Pozner est dans un état grave. Une fillette de 4 ans est très grièvement atteinte. Il faut en finir avec ces agissements des tueurs Fascistes. Il faut imposer leur mise hors d’état de nuire.

Les complicités et l’impunité dont ils bénéficient de la part du pouvoir, malgré les discours et déclarations officielles, encouragent les actes criminels de l’OAS.

Une fois de plus, la preuve est faite que les antifascistes ne peuvent compter que sur leurs forces, sur leur union, sur leur action. Les organisations soussignées appellent les travailleurs et tous les antifascistes de la région parisienne à proclamer leur indignation, leur volonté de faire échec au fascisme et d’imposer la paix en Algérie. »

Cette manifestation fut réprimée de manière sanglante, huit personnes mourant étouffées à la station de métro Charonne alors qu’elle cherchait à fuir la police, amenant un million de personnes à cesser le travail en région parisienne le 13 février pour marcher de la place de la République au cimetière du Père-Lachaise.

Cependant, il ne faudrait pas penser que l’OAS serait seulement critiquée par la gauche. Le régime lui-même a poursuivi implacablement l’OAS, y compris au moyen de barbouzes, de structures clandestines comme « Le Talion » pratiquant les attentats, la torture, les meurtres, parfois en liaison directe avec le FLN, comme dans la torture et le meurtre de Camille Petitjean.

L’armée dut également faire le siège du quartier populaire algérois de Bab El Oued, en mars 1962, afin de déloger l’OAS, n’hésitant pas à tirer sur un rassemblement non-armé pro-OAS lors du massacre de la rue d’Isly, faisant au moins 67 morts et 200 blessés, alors que 15 000 civils sont arrêtés par la suite.

Le massacre de la rue d’Isly.

En mai 1962, on peut considérer que l’OAS faisait un attentat tous les quart d’heure à Alger, alors qu’à un moment la ville d’Oran fut même sous son contrôle.

C’était une combinaison hors-normes d’une révolte populaire et d’une démarche ultra-nationaliste illuminée, qui allait marquer entièrement l’extrême-droite française, dont la stratégie devint alors, à partir de là, l’attente d’une nouvelle rencontre de ce type.

Les aspects démocratiques, déjà galvaudés par l’esprit colonial, affaiblis par l’existence en tant que telle d’une classe ouvrière locale (la population non française servant de main d’œuvre avec de toutes manières une production industrielle venant surtout de la métropole), disparurent entièrement avec la direction d’extrême-droite et l’OAS ne pouvait bien entendu qu’échouer.

« La valise ou le cercueil »

Aussi, à l’indépendance algérienne, plus de 800 000 personnes de nationalité française rejoignirent la métropole, alors que quelques heures avant la proclamation de l’indépendance, au moins 700 européens furent torturés et massacrés, sans que l’armée française n’agisse.

>Sommaire du dossier

L’Algérie française et le pseudo coup d’État du 21 avril 1961

Le plan d’intégration de l’Algérie sur le plan économique s’accompagnait du Plan Challe, du général Maurice Challe, qui prévoyait l’occupation des massifs montagneux afin de désorganiser le FLN.

Effectivement, 26 000 guérilleros du FLN furent tués, 10 800 prisonniers, mais il était évident que cela ne suffirait pas pour un écrasement définitif du FLN.

Cette impossibilité de triompher militairement et la tâche faramineuse que représentait l’effort économique d’une intégration par en haut, mettant sur un pied d’égalité Français et Algériens en général, fit que de Gaulle abandonna rapidement son projet.

A partir de septembre 1959, il considère « comme nécessaire le recours à l’autodétermination » et ce retournement provoqua une onde de choc d’une profondeur immense. Il était alors clair que le maintien de l’Algérie dans la structure politique française était intenable, à moins de réaliser cela de manière démocratique. Ce n’était pas l’option de De Gaulle, qui ne concevait que deux options : la sortie de l’Algérie ou bien l’intégration par en haut. 

Devant les difficultés de mise en oeuvre de la seconde option, la première apparaissait comme inévitable, afin justement d’empêcher l’émergence d’une question démocratique et d’une remise en cause du régime.

Le général Jacques Massu affirma alors immédiatement en réponse, en janvier 1960, dans une interview au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung :

« De Gaulle était le seul homme à notre disposition. Peut-être l’armée a-t-elle fait une erreur.»

Pour cette raison, il fut ramené en métropole, ce qui provoqua en réponse la semaine des barricades à Alger du 24 janvier au 1er février 1960.

Les masses françaises en Algérie étaient passées sous l’hégémonie des ultras nationalistes, alors que parallèlement De Gaulle essayait de provoquer une sortie où les intérêts impérialistes français se maintiendraient au moins relativement.

Il y eut de ce fait ici une importante intervention du social-impérialisme soviétique. Le 16 septembre, le FLN rejeta l’appartenance à l’OTAN, ce qui amena l’URSS à reconnaître son gouvernement provisoire le 7 octobre. Dès le lendemain, de Gaulle expliqua alors que « l’Algérie française est une illusion ».

De Gaulle organisait la sortie de l’Algérie, en plaçant la France dans une option d’ouverture relative à l’URSS et en décalage par rapport à l’OTAN, ce qui revenait à passer la population française par pertes et profits, puisqu’aucune option démocratique n’était alors plus viable.

Il s’ensuivit, le 11 décembre, de grandes manifestations arabes ont lieu dans les principales villes lorsque le 19 décembre l’ONU reconnut le droit de l’Algérie à l’auto-détermination.

A partir de mars 1960, les négociations furent annoncées et un référendum annoncé en France. Celui-ci se tient le 7 janvier 1961, avec la question suivante :

« Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant l’autodétermination des populations algériennes et l’organisation des pouvoirs publics en Algérie avant l’autodétermination ? »

Le oui l’emporta avec 74,99% des voix, avec 76% comme taux de participation. ; le oui obtint également 70 % en Algérie, avec une participation de 59%.

Cette situation était bien sûr inacceptable pour les ultras, qui étaient cependant isolés désormais, de Gaulle ayant instauré un exécutif très puissant, mettant de côté les militaires et les cadres en désaccord.

Quatre généraux – Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan, André Zeller – tentèrent alors un coup d’État, le 21 avril 1961.

C’est une fuite en avant sans aucune base : seulement mille soldats, soit 0,3 % des soldats présents en Algérie, participèrent à l’opération, alors que l’État était au courant et fit arrêter directement le général Jacques Faure devant agir en métropole.

Ce fut, de fait, un moyen très efficace pour de Gaulle d’apparaître de nouveau comme le sauveur de la nation, ce qu’il fit au lendemain de la tentative de coup d’État en Algérie, prenant de nouveau les pleins pouvoirs, alors que douze vieux chars Sherman de la Seconde Guerre mondiale désarmés prennent position devant l’assemblée nationale.

Voici les propos de de Gaulle, alors qu’il s’exprima à la télévision :

« Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un pronunciamento militaire. Les coupables de l’usurpation ont exploité la passion des cadres de certaines unités spéciales, l’adhésion enflammée d’une partie de la population de souche européenne égarée de craintes et de mythes, l’impuissance des responsables submergés par la conjuration militaire. Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite ; il a une réalité : un groupe d’officiers partisans, ambitieux et fanatiques.

Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire limité et expéditif, mais ils ne voient et ne connaissent la nation et le monde que déformés au travers de leur frénésie.

Leur entreprise ne peut conduire qu’à un désastre national ; car l’immense effort de redressement de la France, entamé depuis le fond de l’abîme, le 18 juin 1940 ; mené ensuite en dépit de tout, jusqu’à ce que la victoire fût remportée, l’Indépendance assurée, la République restaurée ; repris depuis trois ans, afin de refaire l’État, de maintenir l’unité nationale, de reconstituer notre puissance, de rétablir notre rang au dehors, de poursuivre notre œuvre outre-mer à travers une nécessaire décolonisation, tout cela risque d’être rendu vain, à la veille même de la réussite, par l’odieuse et stupide aventure d’Algérie.

Voici que l’État est bafoué, la nation bravée, notre puissance dégradée, notre prestige international abaissé, notre rôle et notre place en Afrique compromis.

Et par qui ?

Hélas ! Hélas ! Hélas !

Par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être de servir et d’obéir.

Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés partout pour barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire.

J’interdis à tout Français, et d’abord à tout soldat, d’exécuter aucun de leurs ordres. L’argument suivant lequel il pourrait être localement nécessaire d’accepter leur commandement, sous prétexte d’obligations opérationnelles ou administratives, ne saurait tromper personne.

Les chefs, civils et militaires, qui ont le droit d’assumer les responsabilités sont ceux qui ont été nommés régulièrement pour cela et que, précisément, les insurgés empêchent de le faire.

L’avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la rigueur des lois.

Devant le malheur qui plane sur la Patrie et devant la menace qui pèse sur la République, ayant pris l’avis officiel du Conseil constitutionnel, du Premier ministre, du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée nationale, j’ai décidé de mettre en œuvre l’article 16 de notre Constitution.

À partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les mesures qui me paraîtront exigées par les circonstances.

Par là même, je m’affirme en la légitimité française et républicaine qui m’a été conférée par la nation, que je maintiendrai quoi qu’il arrive, jusqu’au terme de mon mandat ou jusqu’à ce que viennent à me manquer soit les forces, soit la vie, et que je prendrai les moyens de faire en sorte qu’elle demeure après moi.

Françaises, Français ! Voyez où risque d’aller la France par rapport à ce qu’elle était en train de redevenir.

Françaises, Français ! Aidez-moi ! »

C’était une véritable mise en scène, asseyant le régime, renforçant l’unité nationale au moyen des ultras, après une intense division dans le pays sur la question coloniale et celle de la torture.

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L’Algérie française, le discours de Constantine et l’intégration de l’Algérie

La réponse du FLN au coup d’État de 1958 fut simple : dès le mois d’août, il effectua des attentats en France. Cela précipitait les choses pour de Gaulle, dont la stratégie était simple : il entendait que l’Algérie serve au projet impérialiste français et pas qu’elle soit un fardeau économique et culturel.

Si de Gaulle a prononcé une formule célèbre à Alger le 4 juin 1958 (« Je vous ai compris »), reprenant textuellement le même discours le lendemain à Constantine, on peut noter qu’après le discours de Mostaganem le 6 juin, il ne prononcera plus l’expression « Algérie française ».

Il fallait selon lui forcer les choses dans un sens ou dans un autre. Pour cette raison, il mit en place un Plan de développement économique et social en Algérie, annoncé dans un discours devant la préfecture de Constantine dès le 3 octobre 1958.

C’était un ambitieux programme de début d’intégration de l’Algérie à la France, par l’affaiblissement du caractère semi-féodal du pays, au moyen du renforcement des monopoles.

En quelques années, 250 000 hectares devaient être redistribuées dans une réforme agraire, l’irrigation développée, 400 000 emplois industriels créés, tous les enfants scolarisés à partir de 1966, 10 % de la fonction publique occupée par des Français musulmans d’Algérie, les salaires et les revenus alignés sur la métropole.

Les hydrocarbures du Sahara devaient être valorisées, les investissements subventionnés à hauteur de 10 %, une zone industrielle de 1100 hectares fondée à l’est d’Alger à Rouiba-Reghaïa, une fabrique d’aluminium construite à Oran, des usines chimiques mises en place à Oran, une usine sidérurgique construite à Bône…

Voici le discours de Constantine, où on voit à quel point de Gaulle exprime une ambition gigantesque, celui de l’intégration complète de l’Algérie :

« Algériennes, Algériens, Je suis venu ici pour vous l’annoncer : C’est la transformation profonde de ce pays si courageux, si vivant, mais aussi si difficile et souffrant qu’il faut réaliser. 

Cela veut dire qu’il est nécessaire que les conditions de vie de chacune et de chacun s’améliorent de jour en jour. Cela veut dire que le travail des habitants, les ressources du sol, la valeur des élites, doivent être mis au jour et développés. Cela veut dire que les enfants doivent être instruits. 

Cela veut dire que l’Algérie toute entière doit avoir sa part de ce que la civilisation moderne peut et doit apporter aux hommes en fait de bien-être et de dignité. Mais, les plus grands projets ne valent qu’en fonction des mesures pratiques qui sont prises pour les réaliser. Voici les mesures que mon gouvernement va incessamment prescrire pour les cinq années qui viennent, en vertu des pleins pouvoirs qui viennent par la Constitution nouvelle de m’être tout justement conférés. 

Cette évolution profonde, à quoi peut-elle conduire quant au statut politique de l’Algérie ? 

Je crois tout à fait inutile de figer d’avance dans des mots, ce que de toute manière l’entreprise va peu à peu dessiner.

Mais en tout cas, deux choses sont dès à présent certaines. La première concerne le présent.

Dans deux mois, l’Algérie élira ses représentants dans les mêmes conditions que le fera la métropole. Mais, il faudra qu’au moins les deux tiers de ses représentants soient des citoyens musulmans. 

Autre chose se rapporte à l’avenir. L’avenir de l’Algérie, de toute façon, parce que c’est la nature des choses, sera bâti sur une double base, sa personnalité et sa solidarité étroite avec la métropole française. 

Alors, me tournant vers ceux qui prolongent une lutte fratricide, qui organisent en métropole de lamentables attentats, qui répandent à travers les chancelleries, les officines, les radios, les feuilles publiques de certaines capitales étrangères, les invectives qu’ils adressent à la France. Je leur dis à ceux-là : pourquoi tuer ?

Il faut faire vivre. Pourquoi détruire ? Le devoir est de construire. 

Pourquoi haïr ? Il s’agit de coopérer. Cessez ces combats absurdes, et aussitôt, on verra l’espérance refleurir partout, sur les terres de l’Algérie. On verra se vider les prisons, on verra s’ouvrir un avenir assez grand pour tout le monde, en particulier pour vous-mêmes. 

Et puis, m’adressant, m’adressant à tels Etats qui jettent ici de l’huile sur le feu, tandis que leur peuple douloureux halètent sous les dictatures, je leur déclare : Ce que la France est en mesure d’accomplir ici, ce que la France seulement est en mesure de réaliser, pouvez-vous le faire vous autres ? Non.

Alors ? Alors, laissez faire la France, à moins que vos calculs ne vous forcent à envenimer les déchirements pour donner le change sur vos propres embarras. Mais les haineuses excitations, dans l’état où est le monde, à quoi peuvent-elles conduire sinon au cataclysme universel. 

Devant la race des hommes aujourd’hui, il n’y a que deux routes : la guerre ou la fraternité. En Algérie comme partout, la France, pour sa part, a choisi la Fraternité. Vive la République, vive l’Algérie et la France ! »

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L’Algérie française, les ultras, le coup d’Etat et Charles de Gaulle

Le contexte précipita les choses, dans la mesure où les ultras du côté français considéraient qu’il suffirait de pousser le processus de répression jusqu’au bout pour avoir la victoire.

Le noyau dur de ces ultras étaient le « Groupe des Sept », avec notamment l’avocat Pierre Lagaillarde qui était président de l’Association Générale des Étudiants d’Alger, de l’agriculteur monarchiste et catholique Robert Martel surnommé « le chouan de la Mitidja », de trois poujadistes (le docteur Bernard Lefèvre, le restaurateur Roger Goutailler, le cafetier Joseph Ortiz).

L’initiative fut appuyée par le général Massu et cela aboutit au coup d’État militaire en Algérie menée par les généraux Raoul Salan, Edmond Jouhaud, Jean Gracieux, ainsi que l’amiral Auboyneau.

Fut formé un comité de salut public d’Alger appelant à la formation d’un gouvernement du même type, la figure de Charles de Gaulle étant également mise en avant, alors que l’Opération « Résurrection » instaurait un comité de salut public en Corse.

Le président René Coty appela alors Charles de Gaulle à former un gouvernement le 1er juin, et il obtint même dès le lendemain les pleins pouvoirs pour six mois.

Le coup d’État était parfait : de Gaulle fonda un nouveau régime, la cinquième république, approuvé à 80 % le 28 septembre 1958, la droite triomphant aux législatives de novembre, de Gaulle étant élu président de la république en décembre avec 77,5 % des voix, au suffrage indirect (80 000 électeurs, choisis parmi les élus).

Caricature de Jean Eiffel parue dans L’Express, septembre 1958.

C’était une formidable victoire de l’armée, aidée de la bourgeoisie financière et des monopoles.

En effet, depuis que Charles de Gaulle s’était fait mettre de côté politiquement en 1946, la France s’est caractérisée par une domination de la bourgeoisie industrielle mettant en place une logique de « démocratie chrétienne », acceptant ouvertement la présence historique de l’armée nord-américaine en France, l’intégration dans l’OTAN, le projet du traité de Rome marquant la naissance de l’Europe économique accompagnée d’une forte pénétration américaine liée au plan Marshall.

L’arrivée de de Gaulle au pouvoir en 1958 va marquer une rupture avec cette époque : la France va rompre avec l’OTAN, l’État va être centralisé, une ligne corporatiste va être mise en place ; la télévision avec l’ORTF devient une véritable agence d’information d’État, la politique artistique est totalement encadrée par le ministre d’Etat aux affaires culturelles André Malraux, etc.

Peugeot (1965) et Wendel (1967) deviennent des Sociétés anonymes, les banques lancent les SICAV afin de drainer l’épargne des particuliers, les banques se voient accorder de nouveaux droits (libre ouverture de nouveaux guichets, fin de la séparation entre banques de dépôts et banques d’affaires…).

Les principaux bénéficiaires sont aussi dans les monopoles de l’industrie : l’industrie nucléaire, les industries mécaniques, les industries électriques, l’industrie automobile, les industries aérospatiales, la construction navale.

Une convention État-sidérurgie sera signée en 1966 avec la chambre patronale de la sidérurgie, qui garantit le financement de la restructuration complète de l’industrie, avec même une délocalisation vers les zones portuaires.

La base nationale du capital français ainsi pour ainsi dire protégée, le capital financier peut se renforcer grâce à des industries « à haute plus-value », une poignée d’entreprises bénéficiant même de 67% de l’aide au développement (Thomson, C.G.E., Rhône-Poulenc, Pechiney-Ugine-Kuhlmann, Creusot-Loire, C.E.M., Schlumberger, Air Liquide).

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