Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Montaigne : une apologie de l’évaluation

    Michel de Montaigne se donna comme devise et comme symbole une balance avec écrit « Que sais-je ? », question formée par Pyrrhon, le théoricien du scepticisme, qui appelle à tout remetre en cause. Toutefois, rien de baroque chez Montaigne ; il ne s’agit pas de nier la vérité. Il s’agit de reconnaître qu’elle est mouvante, qu’elle est de nature politique. Il faut savoir gérer et pour cela il faut savoir évaluer. La philosophie de Michel de Montaigne, s’il fallait la résumer, consiste en une apologie de l’évaluation.

    Les situations changeant toutes – Michel de Montaigne ne peut pas comprendre le matérialisme dialectique encore, historiquement – il ne donne pas un manuel, par conséquent, mais des pistes, des exemples, afin de s’inspirer, d’être capable de soupeser, d’évaluer. Il faut trouver la vérité et lui-même est très clair sur ce point :

    « Je rêvassais à l’instant, comme souvent, sur le fait que la raison humaine est un instrument libre et flou, ô combien ! 

    Je vois bien que d’ordinaire les hommes préfèrent rechercher la raison des faits qu’on leur soumet, plutôt que d’en chercher la vérité : ils négligent les présupposés, mais examinent avec soin les conséquences ; ils négligent les faits et s’empressent d’en chercher les causes. Plaisants chercheurs de causes !

    La connaissance de celles-ci ne concerne que celui qui a la conduite des choses ; non à nous, qui nous contentons de les subir, et qui en avons l’usage parfaitement plein, en fonction de nos besoins, sans en pénétrer l’origine ni l’essence. Le vin n’est pas plus agréable à celui qui en connaît les qualités premières – au contraire.

    Le corps et l’âme suspendent et altèrent d’eux-mêmes leur droit à l’usage des choses de ce monde en y mêlant des prétentions de science. Nous sommes sensibles aux effets, mais nullement aux moyens. La détermination des choses et leur attribution sont le fait du commandement et de la maîtrise, de même que leur acceptation est le fait de l’apprentissage et de la sujétion. »

    Les Essais

    Le néo-stoïcisme de Michel de Montaigne est ainsi résolument laïc : les événements n’ont pas de sens – on est vraiment au cœur des guerres de religion, où l’aristocratie est scindée en deux et la bourgeoisie trop faible pour porter le mouvement protestant – mais on peut saisir ce qui se déroule et se comporter de manière adéquate. Il faut donc une conscience résolue, nette, et on n’est guère étonné de voir Michel de Montaigne prendre des accents calvinistes :

    « L’ivrognerie entre les autres me semble un vice grossier et brutal. Le pire état de l’homme, c’est où il pert la connaissance et gouvernement de soi.  »

    Les Essais

    On n’est guère étonné qu’il dénonce également l’hypocrisie religieuse :

    « C’est une mauvaise règle pour toute société, bien plus dommageable qu’ingénieuse et subtile, celle qui veut faire croire au peuple que la foi peut suffire seule, indépendamment de la conduite, pour contenter la justice divine.

    L’expérience nous montre qu’il y a une énorme différence entre la dévotion et la conscience. »

    Les Essais

    Le jansénisme, mouvement fondamentaliste, tentera de mettre de côté les jésuites et la dévotion séparée de la conscience, pour produire des fanatiques entièrement tournés vers Dieu, leur conscience s’effaçant devant le divin. C’est d’une certaine manière conforme à Michel de Montaigne, mais pour aller dans un sens absolument opposé !

    Il appelle à avoir en effet un regard non pas unifié par la religion, mais toujours en alerte, toujours dialectique. Il faut pratiquement se parler à soi-même, et ici Montaigne préfigure les tragédies de Jean Racine :

    « La plupart de nos occupations tiennent de la farce. « Le monde entier joue la comédie. » Il faut jouer notre rôle convenablement, mais comme celui d’un personnage d’emprunt. Du masque et de l’apparence, il ne faut pas faire quelque chose de réel, ni de ce qui est étranger quelque chose qui nous soit propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise.

    C’est bien suffisant de s’enfariner le visage sans s’enfariner le cœur ! J’en vois qui se transforment et changent de substance en autant de nouvelles formes et de nouvelles façons d’être que de charges qu’ils assument, qui font les prélats jusque pour leur foie et leurs intestins, et qui emportent leurs fonctions avec eux jusqu’en leurs cabinets d’aisance !

    Je ne puis leur apprendre à distinguer les « coups de chapeau » qui les concernent de ceux qui concernent leur fonction, ou leur suite, ou leur mule. « Ils se livrent tellement à leurs hautes fonctions qu’ils en oublient la nature. » [Quinte-Curce]

    Ils gonflent et enflent leurs âmes et leur conversation ordinaire en fonction de la hauteur de leur siège magistral. Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, bien nettement séparés. Ce n’est pas parce qu’on est avocat ou financier qu’il faut méconnaître la fourberie que l’on trouve dans ces professions. Un homme honnête n’a pas a rendre des comptes sur la sottise ou les défauts que l’on peut trouver dans son métier, et il ne doit pas pour autant refuser de l’exercer : c’est l’usage dans son pays, et il en tire avantage.

    Il faut vivre avec le monde tel qu’il est, et en faire son profit. Mais le jugement d’un empereur doit dominer son empire, et il doit voir et considérer cet empire comme quelque chose d’accidentel et d’étranger.

    L’empereur doit savoir jouir de lui-même en dehors de tout cela, et s’entretenir comme Jacques et Pierre, au moins avec lui-même. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne, par son apologie de l’évaluation, dresse toute une théorie de l’opportunisme ; il est un Machiavel français. Non pas que Michel de Montaigne et Nicolas Machiavel théorisent le cynisme ; au contraire, ils valorisent les principes d’efficacité, ils expriment la dimension politique de la réalité. 

    Pour cette raison, Michel de Montaigne est un légitimiste : il ne faut pas toucher à la continuité. Il le dit plusieurs fois dans les Essais, comme ici :

    « Rien n’est plus mauvais pour un état que l’innovation : le changement à lui seul apporte l’injustice et la tyrannie. Quand quelque chose se défait, on peut l’arranger ; on peut s’opposer à ce que l’altération et la corruption, qui se produisent naturellement en tout, ne nous éloignent pas trop des principes de départ.

    Mais entreprendre de bouleverser un tel ensemble, de changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est l’affaire de ceux qui, pour décrasser, effacent, et qui veulent réparer les défauts particuliers par une confusion universelle, guérir la maladie par la mort : « moins désireux de changer la forme du gouvernement que de la détruire » [Cicéron].

    Le monde est incapable de se guérir : il a tant de mal à supporter ce qui l’ennuie, qu’il ne cherche qu’à s’en débarrasser, sans regarder à quel prix. Et nous voyons par mille exemples qu’il se guérit en général à ses dépens : se décharger du mal présent n’est pas guérir, si la condition d’ensemble n’est pas améliorée. »

    Les Essais

    « Nous ne devons pas seulement chercher à tirer une consolation de cette universalité du mal et de la menace, mais encore quelque espérance, quant à la durée de notre Etat, d’autant plus que, naturellement, rien ne se produit comme on l’attendrait : la maladie universelle n’empêche pas la santé particulière ; la conformité est une qualité qui est l’ennemie de la dissolution. »

    Les Essais

    « Ce n’est pas une simple opinion, c’est la vérité : le meilleur, le plus excellent gouvernement pour chaque nation, c’est celui sous lequel elle a vécu et s’est maintenue. Nous nous plaignons volontiers de notre condition présente ; mais je considère pourtant que de souhaiter remettre le pouvoir à quelques-uns, dans un état populaire, ou bien vouloir une autre sorte de gouvernement quand on est en monarchie, c’est une faute et une folie.

    Aime l’état tel que tu le vois être ;
    S’il est royal, aime la royauté,
    S’il est de peu, ou bien communauté,
    Aime-l(e) aussi, car Dieu t’y a fait naître.[Guy du Faur de Pibrac (1528-1584), ami de Montaigne, diplomate au service du roi, passant de la défense de tolérance religieuse à celle de l’Église gallicane et n’hésitant pas à défendre la Saint-Barthèlemy. Ses quatrains moraux eurent un grand succès, remplaçant des œuvres latines alors destinés aux enfants.]»

    Les Essais

    Michel de Montaigne saisit la dimension mouvante de la réalité : il est matérialiste. Comme il n’a pas les outils, il donne des pistes pour évaluer. Il n’hésite pas par conséquent à mettre dos à dos protestants et catholiques, car à son sens tout cela est secondaire par rapport à ce qui est le plus important : la continuité, la civilisation, l’État.

    « Et finalement, qui serait apte à juger de ces différences? Comme on le dit dans les débats concernant la religion,il nous faut un juge qui ne soit lié ni à l’une ni à l’autre des parties, un juge indépendant et sans parti pris, ce qui n’est pas possible chez les chrétiens. 

    Il en est de même ici: car si on est vieux, on ne peut juger de ce qu’est la vieillesse, puisqu’on est soi-même partie en ce débat; il en est de même si on est jeune,en bonne santé ou malade, si on dort ou si on est éveillé: il nous faudrait disposer de quelqu’un qui ne soit rien de tout cela, afin que sans avoir d’idée préconçue, il puisse juger de ces questions comme des choses qui lui sont indifférentes. Et à ce compte il nous faudrait… un juge qui ne fût pas! 

    Pour juger des apparences des choses, il nous faudrait disposer d’un instrument de vérification; et pour vérifier cet instrument il nous faudrait avoir recours à une démonstration; et pour vérifier la démonstration, un nouvel instrument… nous tournons en rond! Puisque le témoignage des sens ne peut mettre fin à ce débat, il faut bien que la raison s’en mêle: mais aucune raison ne sera établie sans une autre raison, et nous voilà lancés dans une régression infinie!

    Notre pensée ne s’applique pas aux choses étrangères, elle est conçue par l’entre-mise des sens, et les sens ne peuvent saisir les objets étrangers,ils ne saisissent que leurs propres impressions.

    De ce fait, la représentation que nous nous faisons d’une chose, son apparence,n’est pas cette chose en elle-même, mais seulement l’impression qu’elle fait sur nos sens; et comme cette impression et la chose elle-même sont des objets différents, celui qui juge d’après les apparences juge donc par autre chose que par l’objet lui-même.

    Et pour dire que les impressions fournies par les sens indiquent à l’âme, par ressemblance, les qualités des objets étrangers qui lui sont étrangers, comment l’âme et l’intelligence pourraient-elles s’assurer de cette ressemblance, puisqu’elles n’ont aucun rapport direct avec ces objets-là? Celui qui ne connaît pas Socrate ne peut pas dire, en voyant son portrait, qu’il lui ressemble.

    Si l’on veut pourtant juger des choses d’après leurs apparences, soit on juge d’après leur ensemble, et c’est impossible à cause de leurs différences et contradictions, comme nous le montre l’expérience;soit on en privilégie quelques-unes, mais alors il faudra vérifier celles que l’on choisit par une autre, la seconde par la troisième,et ainsi de suite, et nous n’en finirons jamais. En fin de compte, il n’est rien qui soit constant, qu’il s’agisse de notre être ou des choses. Nous, notre jugement, et toutes les choses mortelles, tout cela coule et roule sans cesse. On ne peut donc rien établir de certain entre les uns et les autres, le juge et le jugé étant en perpétuelle mutation et mouvement. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne est, tout comme François Rabelais, une figure tourmentée du matérialisme du XVIe siècle en France ; il exprime le néo-stoïcisme, idéologie de la faction royale qui profite des forces s’opposant à la féodalité pour instaurer la monarchie absolue. En tant qu’auteur de la première grande œuvre de réflexion en français, il est utile de se confronter aux Essais, qui sont, conformément à ce que Michel de Montaigne voulait, une indéniable source d’inspiration, une source de réflexion.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne : l’empirisme et aspects dialectiques

    Récapitulons : Michel de Montaigne est un averroïste politique. Il appuie la faction dite des politiques, car elle lui semble le plus propice à la mise en avant du matérialisme, au moins relativement. Pour ce faire, il écrit des Essais où il dit tout et son contraire, afin de feindre l’incohérence pour mieux développer des thèmes laïcs et matérialistes sans que cela soit ostensible. Il s’oblige à saluer le catholicisme, mais ses raisonnements et sa culture puisant dans une Antiquité gréco-romaine est entièrement politique et morale, et nullement catholique.

    Pour ce faire, il prétend uniquement être un naïf tourné vers l’esprit pratique ; il se veut candide :

    « Ma philosophie réside dans l’action, dans la pratique naturelle et immédiate, peu dans la spéculation. Ah ! Si je pouvais prendre du plaisir à jouer aux billes et à la toupie ! »

    Les Essais

    Michel de Montaigne n’est pourtant pas un averroïste politique authentique, dont la démarche puise directement à Aristote et Averroès. Il appartient à cette tradition, mais il est déjà un empiriste, un sensualiste. De par la situation en France, il ne pouvait aller très loin en ce sens ; c’est l’Angleterre qui sera le pays de la relance du matérialisme. Cependant, on trouve déjà chez Michel de Montaigne l’affirmation matérialiste des sens, de la réalité.

    Faisant des sens la base de la science, il dit ainsi :

    « Or toute connaissance nous arrive par les sens,ce sont nos maîtres:

    La voie par où l’évidence arrive directement 
    Dans le cœur de l’homme et le temple de son esprit. [ Lucrèce]

    C’est par eux que commence la science, à eux qu’elle aboutit. Après tout, nous ne saurions rien de plus qu’une pierre si nous ne savions qu’il y a des sons, des odeurs, de la lumière, de la saveur, de la mesure, de la mollesse, de la dureté, de l’âpreté,de la couleur, des reflets, de la largeur, de la profondeur.

    Voilà le plan et les principes de tout l’édifice de la science. Et si l’on en croit certains, la connaissance n’est pas autre chose que ce qu’on perçoit.

    Celui qui me pousse à contredire les sens me tient à la gorge: il ne peut me faire reculer plus loin. Les sens sont le commencement et la fin de la connaissance humaine.

    Tu verras que l’idée de la vérité nous vient des sens
    Et l’on ne peut aller contre leur témoignage.
    À quoi donc accorder plus de foi si ce n’est…
    Aux sens? [Lucrèce]

    Même si l’on tente de réduire le plus possible leurrôle, il faudra bien toujours leur accorder cela: c’est par eux et leur entremise que s’achemine tout ce que nous savons. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne devine qu’il faut, en plus des sens, la synthèse ; mais il ne peut le comprendre clairement. Cependant il ouvre déjà des espaces sur ce point. Voici par exemple comment il parle de son ouvrage et de son rapport avec lui :

    « Quand on me dit – ou quand je me dis à moi-même : « Tu abuses des images. Voilà un mot qui sent la Gascogne. Voilà une expression risquée (et je n’en rejette aucune de celles qui s’entendent dans les rues de France, car ceux qui croient combattre l’usage par la grammaire sont des plaisantins !).

    Ou encore : voilà un discours qui n’a pas de sens. Voilà un raisonnement paradoxal. Un autre qui ne tient pas debout. Tu t’amuses souvent, on peut croire que tu dis pour de bon ce que tu dis pour rire. »

    Je réponds : « oui, mais je corrige les fautes d’inadvertance, pas celles qui me sont habituelles. N’est-ce pas ainsi que je parle en tout lieu? Est-ce que je ne me représente pas sur le vif? Cela suffit ! J’ai fait ce que j’ai voulu faire. Tout le monde me reconnaît dans mon livre, et mon livre se reconnaît en moi. » »

    Les Essais

    Cela fait que lorsqu’il parle des sens, Montaigne cherche directement une perspective matérialiste d’écho entre ceux-ci, de liaison dynamique, de rapports internes :

    « La première remarque que je ferais au sujet des sens,c’est de mettre en doute le fait que l’homme dispose de tous les sens dont dispose la Nature. Je vois certains animaux qui vivent leur vie entière, et parfaitement, les uns sans voir, les autres sans entendre.

    Qui sait si à nous-mêmes aussi il ne manque pas encore un, deux, ou trois, voire plusieurs sens? Car s’il nous en manque un, notre pensée ne peut s’en apercevoir; c’est le privilège des sens que d’être la limite extrême de ce que nous pouvons percevoir,et rien au-delà d’eux ne peut nous servir à les découvrir. Et qui plus est: aucun sens ne peut en découvrir un autre.

    L’ouïe pourra-t-elle améliorer la vue? Et le toucher, l’ouïe?  

    Le goût prouvera-t-il l’erreur du toucher?

     Ou bien l’odorat et les yeux prouveront-ils l’erreur des autres? [Lucrèce]

    Ils constituent la limite extrême de nos capacités de connaître.

     Chacun d’eux a sa fonction propre,

    Et son pouvoir particulier. [Lucrèce] » 

    Les Essais

    Cependant, il faut bien voir que Michel de Montaigne annonce la France du XVIIe siècle, celle qui voit la dialectique… mais cherche à unir les contraires. Michle de Montaigne est déjà dans cette perspective, dans la mesure où il cherche à combiner les opposés, dans le cadre de ce qui constitue une attitude prudente, politique. Voici deux citations explicites sur ce point :

    « En vérité, je ne crains pas de l’avouer, je porterais volontiers, s’il le fallait, une chandelle à saint Michel et l’autre à son serpent, suivant en cela l’astuce de la vieille [allusion à un conte]. Je suivrai le bon parti jusqu’au feu, mais exclusivement, si je puis.

    Que la maison Montaigne sombre, entraînée dans la ruine publique, s’il le faut ; mais si ce n’est pas nécessaire, je saurai gré au hasard qu’elle en réchappe. Et pour autant que mon devoir me laisse quelque liberté, je l’emploierai à sa conservation. »

    Les Essais

    « Le faux est si proche du vrai que le sage doit éviter de se risquer en terrain si périlleux. [Cicéron] » 

    Les Essais

    Michel de Montaigne a besoin des sens, car il veut appréhender la réalité. La faction royale a besoin d’appréhender la réalité, et donc des sens. Le Roi a besoin d’intellectuels non soumis à la féodalité la plus arriérée. Michel de Montaigne se situe donc dans l’élan formé par François Ier et porté par Henri IV, culminant avec Louis XIV.

  • Montaigne : un point de vue matérialiste sur les animaux

    Dans sa défense de Raymond Sebond, Michel de Montaigne ne parle donc pratiquement pas de Raymond Sebond. Il y parle toutefois extrêmement longuement des animaux. Raymond Sebond considérait que la religion et la Nature disaient la même chose ; quand on lit Michel de Montaigne, on a bien plutôt l’impression que l’être humain est un animal comme les autres, tout à fait dans la tradition du matérialisme. La manière avec laquelle il aborde la question des animaux est clairement athée.

    Il a une réelle compassion pour les animaux, qu’on ne trouve que dans l’athéisme, qui célèbre la vie en général. Le passage suivant est d’une clarté limpide quant à l’appel à la compassion :

    « Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect, qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes.

    Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la benignité aux autres creatures, qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle.

    Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature si puérile, que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête, qu’il m’offre hors de saison, ou qu’il me demande.

    Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les bêtes : les Romains avaient un soin public de la nourriture des oies, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit été sauvé : les Athéniens ordonnèrent que les mules et mulets, qui avoyent servi au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu’on les laissa paître par tout sans empêchement.

    Les Agrigentins avoyent en usage commun, d’enterrer sérieusement les bêtes, qu’ils avaient eu chères : comme les chevaux de quelque rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles : ou même qui avaient servi de passe-temps à leurs enfants. Et la magnificence, qui leur éstoit ordinaire en toutes autres choses, paroissait aussi singulièrement, à la somptuosité et nombre des monuments élévés à cette fin : qui ont duré en parade, plusieurs siècles depuis.

    Les Egyptiens enterrayent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens, et les chats, en lieux sacrés : embausmaient leurs corps, et portaient le deuil à leurs trépas.

    Cimon fit une sépulture honorable aux juments, avec lesquelles il avoit gagné par trois fois le prix de la course aux jeux Olympiques. L’ancien Xanthippus fit enterrer son chien sur un chef, en la côte de la mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisait, dit-il, conscience, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un léger profit, un bœuf qui l’avoit long temps servi. »

    Les Essais

    Cependant, si cette compassion est clairement affichée, elle ne parvient pas à se prolonger, en raison de l’époque. Elle est un aspect, obligatoire, du matérialisme ; à l’époque de Michel de Montaigne, elle n’est possible que relativement. C’est bien la preuve de l’athéisme de Montaigne, de son caractère averroïste, qui n’est pas très avancé en certains domaines, mais qui y tend forcément. On ne peut pas expliquer sa sympathie pour les animaux sans l’athéisme.

    Si l’on y regarde bien, le fait qu’il parle très longuement des animaux correspond d’ailleurs clairement à son entreprise de relativiser la religion et l’anthropocentrisme. Sa démarche est matérialiste et d’autant plus masquée que ses exemples vont du plus sérieux à l’absurde ; la tendance est en tout cas très claire. Voici comment il explique que… les éléphants ont également des éléments de religions :

    « Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons aussi dire, que les éléphants ont quelque participation de religion, d’autant qu’après plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussant leur trompe, comme des bras ; et tenans les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter longtemps en méditation et contemplation, à certaines heures du jour ; de leur propre inclination, sans instruction et sans précepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence en les autres animaux, nous ne pouvons pourtant établir qu’ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne n’hésite pas à faire un rapprochement très clair entre la vie organique des animaux et la nôtre :

    « La manière de naître, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes, étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous ajoutons à notre condition au-dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de notre raison. Pour réglement de notre santé, les médecins nous proposent l’exemple du vivre des bêtes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :

    Tenez chaults les pieds et la teste,
    Au demeurant vivez en bête. »

    Les Essais

    Non seulement la raison n’est pas une différence réelle, mais au fond les animaux eux-mêmes raisonnent. Voici un exemple typique tel que Michel Montaigne peut en donner dans les Essais :

    « Pour ce qui est de l’astuce malicieuse, en est-il un meilleur exemple que celui du mulet du philosophe Thalès? Comme il traversait une rivière alors qu’il était chargé de sel, il y trébucha malencontreusement, et mouilla les sacs qu’il portait.

    S’étant rendu compte que le sel dissous avait allégé sa charge, il ne manquait jamais ensuite, dès qu’il rencontrait un ruisseau, de s’y plonger avec ses sacs, jusqu’à ce que son maître, ayant découvert son stratagème, le fasse charger de laine. Se trouvant déjoué,il abandonna sa ruse! Il y a des animaux qui nous renvoient naturellement l’image de notre cupidité, car ils cherchent obstinément à s’emparer de tout ce qu’ils peuvent et le dissimulent soigneuse-ment, même s’ils n’en ont pas l’usage. »

    Les Essais

    Il présente même l’espèce humaine comme assez folle pour aller vers l’auto-destruction, ce qui montre bien que sa raison n’est nullement supérieure :

    « Quant à la guerre, qui est la plus grande et la plus magnifique des actions humaines, j’aimerais bien savoir si l’on peut en tirer argument pour notre supériorité, ou bien au contraire une preuve de notre faiblesse et imperfection. Car elle est vraiment la science de nous déchirer et entretuer, de provoquer la ruine et la perte de notre propre espèce, et il me semble qu’elle n’offre pas grand-chose qui puisse être désiré par les animaux qui ne la connaissent pas.

    Quand donc un lion plus vaillant 
    A-t-il ôté la vie à un autre? 
    Dans quelle forêt un sanglier est-il mort sous la dent 
    D’un plus fort que lui? [Juvénal] »

    Les Essais

    La force elle-même n’est pas un critère :

    « En ce qui concerne la force, il faut bien dire qu’il n’est pas d’animal au monde qui soit en butte à autant d’attaques que l’homme. Ne parlons pas de baleine, d’éléphant, de crocodile ni d’autres animaux dont un seul peut venir à bout d’un très grand nombre d’hommes: les poux suffirent à rendre vacante la dictature de Sylla… Le cœur et la vie d’un grand empereur triomphant, voilà le déjeuner d’un petit ver!  »

    Les Essais
    Seconde édition des Essais, annoté par Montaigne en prévision de la troisième édition.

    Cela amène même Michel de Montaigne à exprimer la thèse matérialiste qui affirme qu’il n’y a aucune différence de nature entre les humains, entre les animaux : tous sont en pratique de la matière déterminée. On est là aux antipodes de la religion ; on a un universalisme d’une franchise totale.

    « Les âmes des empereurs et celles des savetiers sont faites sur le même moule.

    Quand nous considérons l’importance des actions des princes et leur poids, nous nous persuadons qu’elles sont produites par des causes tout aussi importantes et pesantes.Mais nous nous trompons: ils sont mus et retenus dans leurs mouvements par les mêmes ressorts que nous dans les nôtres.

    C’est la même raison qui nous fait nous quereller avec un voisin et qui jette les princes dans la guerre. Celle qui nous fait fouetter un laquais, quand il s’agit d’un roi, lui fait ruiner une province. Ils ont des désirs aussi futiles que les nôtres, mais ils ont plus de pouvoir. De semblables désirs agitent un ciron [un acarien] et un éléphant.  »

    Les Essais

    Michel de Montaigne donne une multitude d’exemples valorisant les animaux. Voici comment il présente la fidélité – et il faut rappeler ici qu’il vit dans un siècle de guerres de religions, de trahisons incessantes. Il faut bien comprendre qu’il sait que certaines des histoires qu’il puise dans l’antiquité sont invraisemblables, mais il considère qu’elles donnent une bonne tendance.

    « En ce qui concerne la fidélité, on peut dire qu’il n’est aucun animal au monde qui soit aussi traître que l’homme. Les livres d’histoire racontent comment certains chiens ont cherché à venger la mort de leur maître.

    Le roi Pyrrhus ayant rencontré un chien qui montait la garde près d’un homme mort, et ayant entendu dire que cela faisait trois jours qu’il était là, donna l’ordre d’enterrer le corps et emmena ce chien avec lui.

    Mais un jour qu’il assistait aux présentations d’ensemble de son armée, le chien aperçut les meurtriers de son maître, courut vers eux avec force aboiements et en grande colère, fournissant ainsi le premier indice qui mit en route la justice, et lui permit de tirer vengeance de ce meurtre peu de temps après.

    Le chien du sage Hésiode en fit autant, quand il confondit les enfants de Ganistor de Naupacte, meurtriers de son maître.

    Un autre chien, gardien d’un temple d’Athènes, ayant aperçu un voleur sacrilège qui emportait les plus beaux joyaux, se mit à aboyer contre lui tant qu’il pouvait. Mais les gardiens ne s’étant pas réveillés pour autant, il se mit à le suivre, et, le jour s’étant levé, se tint alors un peu plus loin de lui, mais sans jamais le perdre de vue.

    Si l’homme lui offrait à manger, il n’en voulait pas, mais faisait fête de la queue aux passants qu’il rencontrait, et acceptait de leurs mains ce qu’ils lui donnaient. Si son voleur s’arrêtait pour dormir, il s’arrêtait aussi au même endroit. L’histoire de ce chien étant parvenue aux gardiens du temple, ils le suivirent à la trace, questionnant les gens sur son poil, et le retrouvèrent enfin dans la ville de Cromyon, avec le voleur qu’ils ramenèrent à Athènes, où il fut puni.

    Et les juges, en reconnaissance de sa bonne conduite, attribuèrent sur le Trésor Public une mesure de blé pour la nourriture du chien, et prescrivirent aux prêtres d’avoir soin de lui. Plutarque raconte cette anecdote comme une chose très connue et qui serait arrivée à son époque. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne donne également des exemples d’animaux qui s’entraident, qui s’unissent pour défendre l’un d’entre eux attaqué. Il donne des exemples d’alliance entre espèces, comme celle d’un crocodile et d’un petit oiseau mangeant ses restes, etc. Il considère que les animaux, relevant de la Nature, connaissent les sciences ; voici un exemple :

    « Dans la façon de vivre des thons, on remarque une singulière connaissance des trois parties de la mathématique: ils enseignent à l’homme l’astronomie car ils s’arrêtent là où le solstice d’hiver les surprend, et n’en bougent plus jusqu’à l’équinoxe qui suit. Voilà pourquoi Aristote lui-même leur concède volontiers ce savoir.

    Quant à la géométrie et à l’arithmétique, on peut voir qu’ils forment toujours leur banc selon un cube, carré sur toutes les faces, avec un corps de bataillon solide, fermé et disposé sur six faces égales, puis nagent dans cette formation carrée, aussi large derrière que devant, de sorte que si l’on en voit et compte un rang, on peut aisément en déduire l’effectif de toutes la troupe,puisque leur nombre en profondeur est égal à celui de la largeur, et la largeur, à la longueur. »

    Les Essais

    « Dans les jardins de Suse, des bœufs étaient employés à arroser et à faire tourner de grandes roues qui servaient à tirer de l’eau, et auxquelles des baquets étaient attachés (comme cela se voit souvent en Languedoc). On leur avait ordonné de tirer par jour jusqu’à cent tours chacun, et ils étaient si habitués à ce nombre, qu’il était impossible, même de force, de leur en faire tirer un tour de plus: ayant accompli leur tâche, ils s’arrêtaient tout net. Nous sommes, nous, adolescents avant même de savoir compter jusqu’à cent, et nous venons de découvrir des peuples qui n’ont aucune connaissance des nombres. »

    Les Essais

    La charge matérialiste est la plus forte, lorsque Michel de Montaigne montre que les animaux raisonnent, que leurs choix sont de même nature que les nôtres. Tout est une question de situation :

    « Voyez par exemple comment font les habitants de Thrace quand ils veulent se risquer sur quelque rivière gelée: ils lâchent un renard devant eux , et quand celui-ci est près du bord, il approche l’oreille de la glace pour savoir si le bruit de l’eau en dessous est proche ou lointain, en déduit que l’épaisseur est plus ou moins grande, et donc avance ou bien recule…

    Quand on voit cela, ne peut-on penser que lui passent par la tête les mêmes idées que celles que nous aurions nous aussi dans cette situation, et qu’il s’agit là d’un raisonnement et d’une conclusion qui viennent du bon sens naturel, comme: « ce qui fait du bruit est agité; ce qui est agité n’est pas gelé; ce qui n’est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide ne peut supporter de poids. »

    Car attribuer cette attitude uniquement à une finesse d’ouïe particulière, sans faire intervenir le raisonnement ni la déduction, c’est là une chimère,et cela ne peut trouver place en notre esprit. Il faut en juger de même pour de très nombreuses sortes de stratagèmes et d’inventions par lesquelles les animaux se protègent de nos entreprises à leur encontre.

    Et si nous croyons tirer quelque avantage du fait qu’il nous est possible de les attraper, de nous en servir, d’en user à notre convenance, il ne s’agit là que d’un avantage du même genre que celui que nous avons nous-mêmes les uns sur les autres: nous imposons ces conditions à nos esclaves.

    Et en Syrie, les Climacides n’étaient-elles pas des femmes, elles qui, à quatre pattes,servaient de marchepied et d’échelle aux dames pour monter en voiture? La plupart des gens libres acceptent de remettre, pour de bien faibles avantages, leur vie et leur personne à la discrétion d’autrui. Les femmes et les concubines des Thraces se disputentle droit d’être choisies pour être immolées sur le tombeau de leur mari. Les tyrans ont-ils jamais manqué d’hommes qui leur fussent entièrement dévoués? Et certains d’entre eux n’ont-ils pas ajouté à cette dévotion l’obligation de les accompagner dans la mort comme dans la vie?

    Des armées entières se sont ainsi remises entre les mains de leurs chefs. La formule du serment dans la rude école des gladiateurs comportait ces mots: « Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, battre, tuer par le glaive, et supporter tout ce que les gladiateurs professionnels supportent de leur maître, en mettant très religieusement et leur corps et leur âme à son service »,

    Brûle-moi la tête si tu le veux, perce-moi d’un glaive,
    Laboure-moi le dos à coups de fouet. [Tibulle]

    C’était un engagement véritable, et pourtant il s’en trouvait dix mille dans l’année pour entrer dans cette corporation, et y périr.

    Quand les Scythes enterraient leur roi, ils étranglaient sur son corps sa concubine favorite, son échanson, son écuyer,son chambellan, son valet de chambre et son cuisinier.

    Et à l’anniversaire de sa mort, ils tuaient cinquante chevaux montés par cinquante pages, empalés jusqu’au gosier, et ils les laissaient ainsi,comme à la parade, autour de la tombe. »

    Les Essais

    Le but de Michel de Montaigne est de montrer que si les animaux raisonnent comme nous, s’ils savent choisir les bonnes plantes pour se guérir, c’est bien que la science de la nature vaut celle de la religion, et qu’elle est même plus certaine. Voici un point de vue absolument clair :

    « Car alléguer, pour déprécier les animaux, qu’ils ne savent cela que par la seule leçon et enseignement de Nature, ce n’est pas leur ôter leurs titres de science et de sagesse: c’est au contraire le leur attribuer à plus forte raison qu’à nous encore, puisqu’ils ont eu une maîtresse d’école aussi sûre! »

    Les Essais

    Cela l’amène à un éloge de la connaissance, de la recherche des multiples aspects. Sa constatation suivante est absolument dialectique :

    « Quand je joue avec ma chatte, qui sait si je ne suis pas son passe-temps plutôt qu’elle n’est le mien? Nous nous taquinons réciproquement. Si j’ai mes heures pour jouer ou refuser de le faire – il en est de même pour elle. »

    Les Essais

    Il faut la science, car le langage ne suffit pas. Voici de manière assez spectaculaire comment il montre qu’il existe un langage des mains, preuve que les animaux peuvent aussi communiquer, mais différemment de nous. Puisque nous pouvons parler et utiliser le langage des mains, eux-mêmes peuvent avoir trouver leurs propres voies.

    « Et que dire des mains? Nous demandons, nous promettons, nous appelons, nous congédions, nous menaçons, nous prions, nous supplions, nous nions, nous refusons, nous interrogeons, nous admirons, nous comptons, nous confessons, nous nous repentons, nous craignons, nous avons honte, nous doutons, nous instruisons, nous commandons, nous incitons, nous encourageons, nous jurons, nous témoignons, nous accusons, nous condamnons,nous absolvons, nous injurions, nous méprisons, nous défions,nous nous fâchons, nous flattons, nous applaudissons, nous bénissons, nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions,nous recommandons, nous exaltons, nous festoyons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons…

    Que ne faisons-nous pas avec une variété aussi infinie que celle de la langue elle-même! 

    Avec la tête nous convions, nous renvoyons, nous avouons, nous désavouons, nous démentons, nous souhaitons la bienvenue, nous honorons, nous vénérons, nous dédaignons, nous demandons, nous éconduisons, nous égayons, nous nous lamentons, nous caressons, nous réprimandons, nous soumettons, nous bravons, nous exhortons, nous menaçons, nous rassurons, nous interrogeons…

    Et que dire des sourcils? des épaules?

    Il n’est pas de mouvement quine parle, c’est un langage intelligible sans qu’il soit enseigné, et c’est pourtant un langage public, ce qui fait que, quand on voit la variété des autres et l’usage spécifique qui en est fait, on est plutôt porté à penser que celui-ci est bien le propre de la nature humaine.

    Je laisse à part ce que la nécessité apprend à ceux qui en ont soudainement besoin: les alphabets de doigts, la grammaire des gestes, et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment que par ces moyens-là.  »

    Les Essais

    Par conséquent, il faut faire avec les animaux la même chose qu’on fait avec des gens qu’on ne connaît pas : les découvrir.

    « Nous admirons et apprécions mieux les choses qui nous sont étrangères que les choses ordinaires: sans cela, je ne me se-rais pas attardé à dresser cette longue liste; car à mon avis, celui qui examinerait de près ce que l’on peut voir chez les animaux qui vivent parmi nous, pourrait trouver chez eux des choses aussi admirables que celles que l’on recueille dans les pays étrangers et à d’autres époques.

    C’est une même nature qui s’y manifeste.Celui qui en aurait évalué l’état actuel pourrait certainement en tirer la connaissance de son passé comme de son futur.

    J’ai vu autrefois des hommes amenés par mer de lointains pays, et parce que nous ne comprenions pas leur langage, et que leur comportement, leur attitude, leurs vêtements, étaient très éloignés des nôtres, qui d’entre nous ne les considérait comme des sauvages et des brutes?

    Qui n’attribuait à la stupidité et à la bêtise le fait qu’ils soient muets, ignorants de la langue française, ignorant nos baisemains et nos révérences contorsionnées, notre port et notre maintien…

    Comme s’il s’agissait du modèle auquel doit forcément se conformer la nature humaine! Nous condamnons tout ce qui nous semble étrange, et que nous ne comprenons pas. Il en est de même dans le juge-ment que nous portons sur les animaux: ils ont bien des traits qui s’apparentent aux nôtres et dont nous pouvons tirer, par comparaison, quelque conjecture.  »

    Les Essais

    Michel de Montaigne fait ainsi l’éloge de la réalité, de sa complexité, de la nécessité de raisonner.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne et le principe d’une nature humaine divine

    Le passage le plus connu des Essais touche, paradoxalement, la religion. Michel de Montaigne y prend la défense de Ramon Sibiuda (vers 1385 – 1436), un théologien catalan, dans un chapitre très long, bien plus long que les autres. Il semble dédié également à Marguerite de Valois, fille de Henri II et de Catherine de Médicis, femme d’Henri de Navarre, le futur Henri IV.

    Ce qui est très paradoxal, c’est que Michel de Montaigne raconte un nombre incroyable de choses dans ce chapitre, mais en tout cas pas de Raymond Sebon.

    Il raconte avoir traduit une œuvre de Raymond Sebond à la demande de son père, qui s’y intéressait. C’est peut-être une couverture : Raymond Sebond considère en fait, dans la logique de la Renaissance, que la religion et la nature disent la même chose, que donc les sciences naturelles sont un moyen de retomber en quelque sorte sur la religion. C’est le fameux principe averroïste de la double vérité.

    Michel de Montaigne explique d’ailleurs que l’œuvre de Raymond Sebond permet de rejeter les athées : en fait, il dit cela pour se couvrir d’une éventuelle critique de l’Église, prétextant d’aller d’une certaine manière aller affronter les athées sur leur propre terrain, celui de la nature.

    Michel de Montaigne soutient donc Raymond Sebond dans son affirmation de la possibilité de la rationalité humaine :

    « Le neud qui devrait attacher nostre jugement et notre volonté, qui devroat étreindre notre âme et joindre à notre Créateur, ce devrait être un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de nos considérations, de nos raisons et passions, mais d’une étreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une forme, un visage, et un lustre, qui est l’authorité de Dieu et sa grâce. Or notre cœur et notre âme étant régie et commandée par la foi, c’est raison qu’elle tire au service de son dessein toutes nos autres pièces selon leur portée.

    Aussi n’est-il pas croyable, que toute cette machine n’ait quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu’il n’y ait quelque image en les choses du monde raportant aucunement à l’ouvrier, qui les a bâties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages le caractère de sa divinité, et ne tient qu’à notre imbecillité, que nous ne le puissions découvrir.

    C’est ce qu’il nous dit lui-même, que ses opérations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Raymond Sebonde s’est travaillé à ce digne étude, et nous montre comment il n’est pièce du monde, qui démente son facteur.

    Ce serait faire tort à la bonté divine, si l’univers ne consentait à notre créance. Le ciel, la terre, les éléments, notre corps et notre âme, toutes choses y conspirent : il n’est que de trouver le moyen de s’en servir : elles nous instruisent, si nous sommes capables d’entendre.

    Car ce monde est un temple très saint, dedans lequel l’homme est introduit, pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faite sensibles, le Soleil, les étoiles, les eaux et la terre, pour nous représenter les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Saint Paul, apparaissent par la création du monde, considérant sa sapience éternelle, et sa divinité par ses œuvres. »

    Les Essais

    C’est là le point de vue le plus progressiste de la Renaissance, et c’est très clairement une affirmation de la double vérité. De par sa nature, l’être humain peut comprendre le monde, la religion existe déjà dans sa nature même, puisque Dieu l’a fait. C’est très clairement d’une nature humaine divine dont nous parle Michel de Montaigne.

    Cependant, à l’opposé du calvinisme qui est universaliste, Michel de Montaigne raisonne en parlant de cas chaque fois différent ; la nature divine de l’être humain est un prétexte pour ériger en science la politique. C’est pour cela que le néo-stoïcisme a vaincu idéologiquement en France : il exprime les intérêts de la monarchie absolue.

    Michel de Montaigne présenta sa vision du monde ainsi :

    « Dans cet univers, je me laisse tranquillement aller, ignorant, selon la loi générale du monde. Je la connaîtrai bien assez quand j’en ressentirai les effets : ma science ne saurait la faire changer de route. Elle ne se modifiera pas pour moi, ce serait folie de l’espérer, et plus grande folie encore de s’en mettre en peine, puisqu’elle est nécessairement la même, publique et commune à tous. La qualité et les capacités du gouverneur doivent nous décharger complètement et sans réserve du soin de son gouvernement. Les recherches et les spéculations philosophiques ne sont que les aliments de notre curiosité. »

    Il faut donc se comporter de manière vertueuse ; ce qui compte, c’est la morale dominante, et l’adéquation de sa conscience avec ce qui est nécessaire. Or, Michel de Montaigne n’a pas parlé, jamais, des valeurs religieuses ; ses exemples sont tous tirés de l’antiquité gréco-romaine, d’une interrogation politique. La morale de Michel de Montaigne n’est donc pas religieuse, mais directement politique, avec une conscience indépendante.

    Il ne pouvait soutenir le calvinisme, car il était déjà hors du schéma de la religion ; le prix à payer cependant pour l’averroïsme politique est de soumettre le matérialisme au roi, contre la religion. Voici plusieurs exemples de comment Montaigne présente les nécessités morales laïques :

    « Envers Dieu comme envers leur conscience, l’offense se-rait aussi grande d’éprouver du désir que de s’y livrer. Et ce sont des actions par elles-mêmes cachées et secrètes; il serait donc bien facile d’en dérober quelques-unes à la connaissance d’autrui, sur laquelle repose l’honneur, si elles n’avaient d’autre respect envers leur devoir, et d’affection pour la chasteté en elle-même. Toute personne d’honneur choisit plutôt de perdre son honneur que sa conscience. »

    Les Essais

    « Il faut aller à la guerre pour y faire son devoir, et en attendre cette récompense, qui ne peut manquer d’accompagner toute belle action, pour occulte qu’elle soit, et même les pensées vertueuses: le contentement qu’une conscience bien formée ressent intimement d’avoir bien agi. Il faut être courageux pour soi-même, et pour cet avantage que comporte le fait d’avoir un cœur ferme et solide, face aux assauts du hasard.

    « La vertu ignore les échecs honteux,
    Elle brille d’un éclat sans mélange;
    Elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulaires
    Au gré des passions populaires. » [Horace]

    Ce n’est pas pour se montrer que l’âme doit jouer son rôle, c’est à l’intérieur de nous, là où seuls nos propres yeux peuvent pénétrer; là, elle nous protège de la peur de la mort,des souffrances et même de la honte; là, elle nous renforce contre la perte de nos enfants, de nos amis, de notre fortune. Et quand l’opportunité s’en présente, elle nous mène aussi aux périls de la guerre.

    « Non pour un quelconque profit, mais pour l’honneur qui
    s’attache à la vertu elle-même. » [Cicéron]

    Ce profit est bien plus grand, et plus digne d’être attendu et espéré que l’honneur et la gloire, quine sont pas autre chose qu’un jugement favorable porté sur nous. »

    Les Essais

    Voici un passage résumant de manière synthétique la pensée politique de Michel de Montaigne :

    « Celui qui s’aventure dans la foule doit savoir se détourner, serrer les coudes, reculer ou avancer, voire quitter le chemin qu’il s’était tracé, en fonction de ce qu’il rencontre. Il ne peut vivre à son idée, il lui faut suivre celles des autres ; non selon ce qu’il se propose, mais ce qu’on lui propose; selon le temps, selon les gens, et selon les affaires. »

    Les Essais

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne figure averroïste : feindre de croire

    Avoir son avis pour soi, c’est forcément pratiquer la double vérité : on apparaît d’une certaine manière, aux yeux de l’Église, mais on a un avis personnel. Les commentateurs bourgeois ne sont jamais arrivés à trancher sur le caractère religieux ou non de Michel de Montaigne.

    Tout comme pour Molière, ils soupçonnent l’athéisme, mais ils voient que dans sa vie, Michel de Montaigne a respecté la religion, que dans les Essais le catholicisme est mis en avant. Ils ratent en fait le principe averroïste de présenter de manière indirecte les thèses de l’athéisme, en raison de la censure et de la répression.

    On sait que chaque page des Essais contient une ou plusieurs citations d’auteur de l’antiquité, qu’il s’agit d’une oeuvre de réflexion, avec un regard critique sur soi-même. Il y a de la curiosité, un travail réel qui est fait.

    Or, Michel de Montaigne explique que pour apprécier la religion, il ne fait pas juger, il faut être pratiquement idiot. En apparence on a une soumission à l’immensité de la religion, en réalité vue l’arrière-plan c’est une dénonciation indirecte et brutale :

    « Une âme exempte de préjugés se trouve bien avantagée sur le chemin de la tranquillité. Ceux qui jugent et critiquent leurs juges ne s’y soumettent jamais comme ils le devraient. Les esprits simples et peu curieux sont – ô combien! – plus dociles et plus faciles à conduire selon les lois religieuses et politiques que ces esprits qui surveillent en pédagogues les choses divines et humaines. »

    Les Essais

    Voici un autre exemple indirect. Aristote avait été subtilisé au matérialisme par l’Église, par l’intermédiaire de Thomas d’Aquin. Le vocabulaire de la pensée d’Aristote servait à la mise en avant, incompréhensible, du savoir religieux.

    Michel de Montaigne ne peut pas lui opposer un matérialisme formant un système complet. Donc il va attaquer le fait d’avoir un système complet, et viser non pas l’Église, mais Aristote… Les religieux se cachent derrière des discours incompréhensibles et en latin, pour manipuler les gens…

    « Aristote est le « prince » des dogmatiques, et pourtant c’est lui qui nous apprend que savoir beaucoup conduit à douter encore plus. On le voit souvent s’envelopper volontairement d’une obscurité si épaisse et si impénétrable qu’il est impossible d’y déceler quelle est son opinion: c’est en somme du « pyrrhonisme » sous une forme affirmative (…).

    L’obscurité est une monnaie que les savants utilisent comme ceux qui font des tours de passe-passe, pour dissimuler la faiblesse de leur science, dont la sottise humaine se contente fort bien. »

    Les Essais

    Voici deux autres exemples, bien plus flagrants, et donc plus risqués pour Michel de Montaigne. Il parle de la découverte de peuples d’autres contrées, et il y voit qu’il y a des formes religieuses strictement équivalentes. C’est là relativiser le catholicisme !

    Montaigne vers 1580.

    Pire encore : il ne fait pas que constater cela, car il donne une multitude d’exemples où les mœurs sont équivalentes. Ce qui est une preuve qu’en réalité, la religion est née comme préjugé naturel, qu’il n’y a rien d’universel…

    « On trouva aussi des hommes qui étaient vraiment à l’image de nos confesseurs ; de même que l’usage des mitres, le célibat des prêtres, l’art de la divination par les entrailles des animaux sacrifiés ; l’abstinence de toute sorte de chair et de poisson pour leur nourriture ; la même façon, chez les prêtres, d’utiliser dans leurs offices une langue particulière, et non la langue courante ; et encore cette idée que le premier dieu fut chassé par un autre qui était son frère aîné ; que les hommes furent créés avec toutes sortes d’avantages qui leur ont été retirés depuis à cause de leurs péchés : leur territoire changé, leur condition naturelle dégradée ; le fait qu’autrefois ils ont été submergés par une inondation venue du ciel, que seul un petit nombre de familles en réchappèrent en se réfugiant dans les grottes de montagnes élevées, dont ils bouchèrent l’entrée, de telle façon que l’eau ne put y entrer, après y avoir enfermé plusieurs sortes d’animaux. Quand la pluie vint à cesser, ils en firent sortir des chiens, et voyant que ceux-ci revenaient bien propres et mouillés, ils en conclurent que l’eau n’avait pas encore beaucoup baissé.

    Mais quand ils en eurent fait sortir d’autres et qu’ils les virent revenir tout crottés, alors ils sortirent repeupler le monde qui leur apparut seulement rempli de serpents.

    On a même trouvé, dans certains endroits, la croyance au Jugement Dernier, de sorte que les habitants s’offensaient grandement du comportement des Espagnols qui dispersaient les os des trépassés en fouillant les trésors des sépultures, disant que ces os séparés ne pourraient pas facilement être rassemblés ; on a rencontré aussi dans ces contrées un trafic qui se fait par le troc et non autrement, dans des foires et sur des marchés, de nains et d’individus difformes, pour l’ornement des tables des princes ; l’usage de la fauconnerie selon la nature des oiseaux ; des impôts très lourds ; des raffinements dans le jardinage ; des danses et des sauts de saltimbanques ; de la musique instrumentale ; l’usage des armoiries ; des jeux de paume, les jeux de dés et de hasard pour lesquels ils se passionnent souvent au point de s’y mettre en jeu eux-mêmes avec leur liberté ; une médecine reposant uniquement sur la magie ; une façon d’écrire par le moyen de figures ; la croyance en un seul premier homme, père de tous les peuples ; le culte d’un dieu qui vécut autrefois comme un homme dans une parfaite virginité, dans le jeûne et la pénitence, prêchant la loi de la nature et pratiquant des cérémonies religieuses, et qui disparut du monde sans subir de mort naturelle ; la croyance aux géants ; l’usage de s’enivrer par des breuvages et de boire le plus possible ; celui des ornements religieux peints d’ossements et de têtes de morts ; des surplis, de l’eau bénite, des goupillons ; des femmes et des serviteurs qui se disputent pour être brûlés et enterrés avec leur maître ou leur mari trépassé ; une règle qui veut que les aînés héritent de tous les biens, et que rien ne soit réservé au puîné [né immédiatement après l’un de ses frères ou l’une de ses sœurs], si ce n’est l’obéissance; une coutume, lors de l’accession à certaines fonctions de grande autorité, qui impose au promu de prendre un nouveau nom et d’abandonner le sien ; et celle de verser de la chaux sur le genou du nouveau-né en lui disant : « Tu viens de la poussière, et tu retourneras en poussière » — l’art de pratiquer les augures.

    Ces pâles imitations de notre religion, que l’on a pu voir dans les exemples précédents, témoignent de sa divinité et de sa dignité. Elle ne s’est pas seulement insinuée dans tous les peuples infidèles de ce côté-ci, par une sorte d’imitation, mais également chez ces barbares, comme par l’effet d’une inspiration surnaturelle et commune.»

    Les Essais

    De là, Michel de Montaigne en arrive à une conclusion terrible : c’est la société où l’on vit qui décide pour nous quelle religion est la bonne. Les religions sont relatives, leurs vérités sont nationales, et certainement pas universelles comme elles le prétendent :

    « Tout cela c’est un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage, ou nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses.

    Ces considérations-là doivent être employées à notre créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces, nous pourraient imprimer par même voie une créance contraire.

    Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands. »

    Les Essais

    Cette dernière phrase a été un outil majeur de l’athéisme après Michel de Montaigne ; elle est devenue pratiquement un manifeste. En effet, pourquoi suivre une religion si toutes se valent ? Qu’est-ce qui fait que l’une plutôt que l’autre serait juste ? Elles apparaissent toutes commes ayant la même substance.

    Voici encore un exemple de comment Michel de Montaigne se moque : il fournit un catalogue de peuples, et explique à la fin que l’un d’entre eux aurait raison.

    Mais pourquoi ? Il ne le dit pas, car il provoque : il veut montrer que tout se vaut ici, qu’il n’y a nulle raison de considérer qu’une religion est mieux que l’autre. Il faut avoir un regard pragmatique ; la religion peut être un outil pour la faction royale, mais cela s’arrête là : il n’y a pas de vérité religieuse.

    « L’autorité que Numa donna à ses lois en les plaçant sousle patronage de cette déesse, Zoroastre, législateur des Bactrienset des Perses la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis; Trismégiste, chez les Égyptiens, invoqua Mercure; Zamolxis chezles Scythes, Vesta; Charondas, chez les Chalcides, Saturne; Minos, chez les Crétois, Jupiter; Lycurgue, chez les Lacédémoniens, Apollon.

    Dracon et Solon, chez les Athéniens, Minerve. Toute société a un dieu à sa tête: c’est un faux dieu, sauf celui que Moïse établit pour le peuple de Judée à sa sortie d’Égypte. »

    Les Essais

    C’est là un averroïsme politique le plus complet : il y a deux vérités, et la vérité religieuse est secondaire, subordonnée, la faction royale ne doit pas en être dupe. La religion, c’est le bas niveau de la féodalité, ce sont les massacres : 

    « Amestris, mère de Xerxès, devenue vieille, fit ensevelirvivants en une seule fois quatorze jeunes gens des meilleures mai-sons de Perse, en l’honneur de quelque dieu souterrain, selon la religion du pays. Aujourd’hui encore, les idoles de Tenochtitlan sont scellées avec le sang de petits enfants, et n’aiment comme sacrifice que celui de ces âmes infantiles et pures: c’est une justice affamée de sang innocent.

    « La religion a inspiré tant de crimes! » [Lucrèce] »

    Les Essais

    Citer Lucrèce, un matérialiste, pour condamner les religions – même si la religion catholique est épargnée en apparence – c’est exprimer une tendance très claire. Les Essais sont une œuvre extrêmement offensive, servant la cause anti-religieuse de la faction royale.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne et la société civile

    Michel de Montaigne est donc prisonnier d’une contradiction : il veut des consciences organisées, mais a une lecture pessimiste de la nature humaine.

    N’étant pas calviniste, il ne croit pas en la rationalité de tout un chacun. Il représente uniquement les intérêts rationalistes de l’appareil d’État. C’est l’averroïsme politique au sens strict.

    Ce faisant, Michel de Montaigne n’a pas le choix : il va attribuer à son époque les faiblesses empêchant l’avènement de ce qu’il conçoit.

    Et au-delà de l’époque, il va expliquer que le destin du monde est chaotique, saccadé, non linéaire, etc. Il n’a pas le choix: comment expliquer que Rome, si parfaite, ait décadée?

    Voilà comment Michel de Montaigne constate le décalage entre le passé et le présent :

    « Peut-être est-ce le commerce continuel que j’entretiens avec les conceptions de l’Antiquité et l’idée que j’ai de ces belles âmes du temps passé qui me dégoûtent et d’autrui et de moi-même.

    Ou bien peut-être qu’en vérité nous vivons dans un siècle qui ne produit que des choses bien médiocres.

    Toujours est-il que je n’y vois rien qui soit digne d’une grande admiration. Mais il est vrai aussi que je ne connais pas beaucoup d’hommes avec la familiarité nécessaire pour pouvoir les juger, et ceux que ma condition me fait rencontrer le plus souvent ne sont pour la plu-part que des gens qui montrent peu d’intérêt pour la culture de l’âme, et auxquels on ne propose pour toute béatitude que l’honneur, et pour toute perfection que la vaillance. »

    Les Essais

    Dans le passé, l’aristocratie ne cherchait pas que l’honneur et la bataille, elle avait une âme : c’est ce que croit Michel de Montaigne, parce qu’en réalité il parle d’une aristocratie étatisée, vertueuse à la romaine.

    Selon lui, la psychologie moderne doit être capable de gérer de multiples aspects, exactement en fait comme Henri IV a dû gérer plusieurs aspects pour parvenir à être roi. L’homme moderne présenté par Michel de Montaigne est celui qui sait gérer et se gérer, en profitant des multiples exemples historiques, qui sont à seus yeux la véritable connaissance.

    Portrait de Montaigne ornant l’édition des Essais de 1608 (estampe de Thomas de Leu d’après l’huile
    sur toile du musée Condé).

    Montaigne théorise en pratique les sciences politiques ; il est le Nicolas Machiavel français. Voici un exemple de comment il rejette la position élitiste aristocratique empêchant de cerner la complexité du réel :

    « Et pourtant je vois bien que celui dont l’objectif essentiel est, comme moi, les agréments de la vie (et je parle ici des agréments bien réels), doit fuir comme la peste ces contorsions et subtilités de comportement.

    Je louerais volontiers un esprit à plusieurs étages, capable de se tendre et se détendre ; qui se trouverait bien partout où son sort le conduit ; qui puisse parler avec son voisin de ses projets, de sa partie de chasse et de ses procès en cours, qui puisse converser avec plaisir avec un charpentier et un jardinier. J’envie ceux qui savent lier connaissance avec le moindre de leurs serviteurs, et faire la conversation avec les gens de leur maison. »

    Les Essais

    Ces lignes sont une provocation par rapport aux exigences aristocratiques.

    D’une certaine manière, Michel de Montaigne engage ici la rupture avec l’esprit aristocratique espagnol, au profit d’une approche psychologique : il annonce déjà la défaite de Pierre Corneille face à Jean Racine.

    Michel de Montaigne avait par ailleurs absolument conscience de la question centrale que cela représentait pour la culture nationale. Le culte du factionnalisme, du panache, tout cela s’oppose à la rationalité civilisée de l’État moderne, cela empêche la France de s’affirmer.

    Il formule cela de la manière suivante :

    « Nation excessive! Nous ne nous contentons pas de nous faire une réputation de nos défauts et de nos folies dans le monde entier, nous les apportons chez les peuples étrangers pour les leur montrer. Mettez trois français dans le désert de Lybie: ils ne seront pas un mois ensemble sans se quereller et s’envoyer des piques. Cette expédition aura l’air conçue pour offrir aux étrangers le plaisir de nos drames, et le plus souvent à ceux qui se réjouissent de nos maux et qui s’en moquent. »

    Les Essais

    Le relativisme de Michel de Montaigne a par conséquent une signification politique, plus que démocratique. Il s’agit de comprendre que des avis différents n’influent pas nécessairement sur le réel, et que dans la réalité il faut agir au cas par cas, au coup par coup.

    Il est particulièrement offensif sur ce terrain, ce qui est un tour de force en pleine guerre de religions :

    « Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides. Je ne hais pas les opinions contraires aux miennes.

    Cela ne m’effraie pas du tout de voir de la discordance entre mes jugements et ceux d’autrui, et je ne me coupe pas pour autant de la société des hommes qui ont un autre point de vue et sont d’un autre parti que le mien.

    Au contraire (comme la diversité est la méthode la plus générale que la Nature ait suivie, et surtout en ce qui concerne les esprits, plus que pour les corps, car les esprits sont faits d’une substance plus souple et plus susceptible d’avoir des formes variées), je trouve qu’il est bien plus rare de voir s’accorder des caractères et des desseins.

    Et il n’y eut jamais au monde deux opinions semblables, pas plus que deux cheveux, ou deux grains.Leur façon d’être la plus générale, c’est la diversité. »

    Les Essais

    Cela aboutit à une sorte d’affirmation de la société civile, qui peut exister justement parce que l’État est déjà formé, une certaine tradition déjà lancée.

    Le tort du calvinisme, pour Michel de Montaigne, est de semer le trouble alors que le processus est déjà en cours ; le calvinisme vient selon lui perturber l’ordre civil qui permet de sortir de la barbarie. En cela, il exprime le point de vue des politiques, de la faction royale.

    Voici comment il règle la question, brutalement :

    « Ces discussions à a n’en plus finir sur la meilleure forme de société, et sur les règles les plus propres à nous lier les uns aux autres ne servent qu’à exercer notre esprit, de la même façon que dans les « arts libéraux » des sujets qui sont essentiellement des occasions de débats et de discussions et n’ont aucune existence en dehors de cela. Un projet de société de ce genre conviendrait pour un nouveau monde, mais nous sommes dans un monde déjà fait et doté de certaines traditions. »

    Les Essais

    Il y a alors des individus à double face, ayant un point de vue individuel et un point de vue social, les deux aspects s’équilibrant.

    Les Essais, pris comme un tout, formulent justement ce double aspect : un individu isolé qui raisonne sur la société, qui exprime ses expériences de manière personnelle tout en les reliant à un ensemble laïc.

    Voici des lignes qui expriment bien le message de Michel de Montaigne dans les Essais :

    « Il y a des gens repliés sur eux-mêmes, peu portés vers les autres. Mon attitude profonde est au contraire favorable à la communication, à la démonstration extérieure : je me montre au dehors, je me mets en évidence, je recherche naturellement la compagnie et l’amitié.

    La solitude que j’aime et que je prêche consiste essentiellement à ramener vers moi mes sentiments et mes pensées, à restreindre et resserrer, non mes pas, mais mes désirs et mes préoccupations, refusant tout souci venant de l’extérieur, et fuyant à tout prix la servitude et l’obligation, non pas tant la foule des hommes que celle des affaires.

    La solitude de ma demeure, au vrai, me prolonge plutôt, elle me pousse vers le dehors, je me plonge plus volontiers dans les affaires d’État et dans le vaste monde, quand je suis seul. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne ouvre une nouvelle perspective : on peut, en tant qu’individu, avoir son avis, et le conserver pour soi, et même le formuler lorsque le moment est opportun ; la société civile a une valeur, elle est un lieu où la monarchie peut puiser des ressources.

    >Sommaire du dossier

  • Le rejet par Montaigne des superstitions et de la torture

    L’averroïsme politique prône la rationalité, et donc, avec la critique de l’Espagne catholique et la séparation de l’Église et de la pensée d’État, on trouve le rejet des superstitions et de la torture. Cela témoigne du fait que sur le plan de la civilisation, la monarchie absolue représente une étape nouvelle.

    Parmi les superstitions, Michel de Montaigne classe bien entendu la confiance aveugle en les médecins. Ce qui est préfiguré ici, c’est la critique de Molière. Voici comment Michel de Montaigne se moque de la nature des médicaments proposés :

    « Même le choix qu’ils font de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de divin. Le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, lafiente d’un éléphant, le foie d’une taupe, du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc…

    Et pour nous autres « coliqueux » [personnes ayant des calculs] (tant ils abusent de notre misère), des crottes de rat réduites en poudre, et autres singeries du même genre, qui font plus penser àun sortilège de magicien qu’à une science solide.

    Je laisse de côté le nombre impair de leurs pilules, la valeur maléfique de certains jours et de certaines fêtes dans l’année, les heures à respecter pour cueillir certaines herbes pour leurs ingrédients, cette physionomie rébarbative et cette attitude de componction dont Pline lui-même se moque. »

    Les Essais

    De manière plus grave, il dénonce la croyance selon laquelle il existe des sorciers. Affirmant la rationalité, Michel de Montaigne ne pouvait que comprendre que les superstitions témoignent d’une grave arriération de l’esprit. Il utilise l’argument psychologique, dans le prolongement de sa réflexion sur la conscience :

    « N’est-il pas bien plus naturel de considérer que c’est notre entendement qui est transporté par la volubilité d’un esprit détraqué, plutôt que d’admettre que l’un d’entre nous puisse s’envoler, sur un balai, par le tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par les soins d’un esprit étranger? »

    Les Essais

    Ce qui s’exprime ici, c’est la contradiction entre villes et campagnes. Michel de Montaigne vient des campagnes mais connait la ville – il sera même maire. Il peut voir le décalage qui s’affirme et il peut dénoncer les esprits bornés qui acceptent de croire sans réfléchir, sans une vie psychologique intérieure les amenant à un doute aux exigences matérialistes.

    Portrait anonyme de Montaigne, vers 1590.

    Dans l’anecdote suivante contée par Michel de Montaigne, on voit bien comment son relativisme a une visée matérialiste :

    « Le droit de susciter et propager des événements de ce genre appartient en premier au hasard.

    Comme je passais avant-hier dans un village à deux lieues de chez moi, j’ai trouvé l’en-droit encore tout chaud d’un miracle qui venait d’être éclairci, mais dont tout le voisinage s’était occupé pendant plusieurs mois, et dont les provinces voisines commençaient à s’émouvoir et les gens de toutes conditions y accourir en grosses troupes.

    Un jeune homme de l’endroit s’était amusé une nuit à simuler dans sa maison la voix d’un esprit, sans autre idée sur le moment que de faire une bonne farce.

    Mais celle-ci avait un peu mieux réussi qu’il ne l’avait espéré, et pour la renforcer encore un peu, il y avait associé une fille du village, complètement simplette et niaise, et pour finir, ils furent même trois de même âge et même valeur à y prendre part.

    De prêches domestiques ils en vinrent aux prêches publics, se cachant sous l’autel de l’église, ne parlant que de nuit et défendant qu’on y apporte la moindre lumière.

    Les paroles qu’ils proféraient visaient à la conversion du Monde et agitaient la menace du Jugement Dernier, car ce sont là en effet les sujets sous l’autorité desquels l’imposture se cache le plus aisément.

    Ils en vinrent à simuler quelques visions et actes si niais et ridicules que c’est à peine s’il en est d’aussi grossiers dans les jeux des enfants ; mais pourtant, si la chance avait voulu leur accorder un peu de ses faveurs, qui sait jusqu’où ces plaisanteries seraient allées ?

    Ces pauvres diables sont en prison à l’heure qu’il est ; ils subiront probablement le chatiement de la sottise commune ; mais je me demande si quelque juge ne se vengera pas, sur eux, de la sienne ?

    On voit clair dans cette affaire parce qu’elle a été révélée au grand jour ; mais dans plusieurs autres du même genre, où notre connaissance est prise en défaut, je pense qu’il nous faudrait suspendre notre jugement, aussi bien pour les rejeter que pour les accepter. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne est subtil : il dit que le doute peut amener à rejeter ou à accepter ces phénomènes miraculeux ou pseudo-miraculeux, mais on se doute bien qu’il a en tête qu’il s’agittoujours de mystifications. Rien que le fait d’introduire la question de cette manière donne une tendance très nette. Le doute instauré, il ne peut que ronger la religion.

    Devise de Montaigne : Que sais-je?

    On comprend que Michel de Montaigne ait pu donner l’image d’une personne isolée dans une période barbare. En fait, il exprime le point de vue de la faction des politiques, qui exige l’instruction, la rationalité, conformément aux besoins de l’État. Les guerres de religion, avec leur fanatisme et leurs violences, durent trop longtemps et ne font finalement que nuire à l’État. Elles produisent une culture de l’instabilité et de la brutalité.

    Michel de Montaigne le dit ouvertement, ce qui est une position d’une immense radicalité alors, car c’était relativiser une cause censée être sacrée. Voici ce qui est une véritable dénonciation :

    « Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé.

    A peine me pouvais-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fût trouvé des âmes si monstrueuses qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrancher les membres d’autrui; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d’un homme mourant en angoisse.

    Car voilà l’extrême point où la cruauté puisse atteindre,

    « Qu’un homme tue un homme, non sous le coup de la colère, ou de la peur, mais seulement pour le regarder mourir. » [Sénèque]

    De moi, je n’ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes,

    « Et, par ses plaintes, couvert de sang, il semble implorer sa grâce ». Virgile, Eneide

    ce m’a toujours semblé un spectacle très déplaisant.

    Je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les champs, Pythagore les achetait des pécheurs et des oiseleurs pour en faire autant :

    « C’est, je crois, du sang des bêtes sauvages que le fer (de l’épée) a été taché pour la première fois ». [Ovide, Métamorphoses]

    Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté.

    Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-je [je le crains], elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’humanité. Nul ne prend son ébat à voir des bêtes s’entrejouer et caresser, et nul ne faut [nul ne manque] de le prendre à les voir s’entredéchirer et démembrer. »

    Les Essais

    Le constat de Michel de Montaigne est formel :

    « A la verité ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoise. »

    Les Essais

    Cela l’amène à faire une vraie réflexion sur la nature humaine, et là on sent l’influence décisive du catholicisme, l’incapacité à assumer l’humanisme réellement.

    Michel de Montaigne appelle à l’hégémonie de la conscience sur les choix, mais il souligne que c’est une bataille qui doit être menée contre la cruauté lui semblant naturelle. Cela aboutit à une dénonciation de la violence comme moyen de façonner les consciences. Rien ne sort de bien de la cruauté :

    « Pour tuer et manifester en même temps leur colère, les tyrans ont employé toute leur habileté à trouver le moyen de faire durer la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais pas trop vite, pour avoir le temps de savourer leur vengeance. Et làils sont bien en peine: car si les tourments sont violents, ils sont courts; et s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré. Les voilà donc à utiliser leurs instruments de torture.

    Nous en voyons mille exemples dans l’Antiquité. Et je me demande si, à notre insu, nous ne conservons pas quelque trace de cette barbarie.

    Tout ce qui va au-delà de la mort simple me semble pure cruauté. Notre justice ne peut espérer que celui que la crainte de mourir, d’être décapité ou pendu n’a pu empêcher de commettre une faute, en soit empêché par l’idée d’être brulé à petit feu, ou en pensant aux tenailles ou à la roue. Et je ne sais pas si, pendant ce temps, nous ne plongeons pas les suppliciés dans le désespoir. »

    Les Essais

    Par conséquent, la domination par la violence est une absurdité : 

    « On pourrait citer à ce propos l’opinion d’un Ancien [Sénèque] disant que les supplices renforcent les vices plutôt qu’ils ne les affaiblissent; qu’ils n’engendrent pas l’envie de bien faire, car c’est là l’œuvre de la raison et de l’éducation, mais seulement le soucide ne pas être pris à faire le mal.

    « Le mal qu’on croyait éradiqué, au contraire, se répand. » [Rutilius Namatianus,]

    Je ne sais pas si cela est vrai; mais ce que je sais par expérience, c’est que jamais société ne se trouva réformée par ce moyen-là. L’ordre et les bonnes règles dans la conduite des gens dépendent d’autre chose. »

    Les Essais

    Tout cela sert bien entendu à appuyer le néo-stoïcisme royal, à faire l’éloge de la conscience. Toutefois, comme Michel de Montaigne ne conçoit pas qu’une conscience qui gère puisse être généralisée – comme le fait le calvinisme – il est pris dans la contradiction entre ses exigences et la question démocratique. Il parle en fait clairement au nom de ce qui ne peut être que l’appareil d’État.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne contre l’Espagne catholique

    S’il est inconséquent avec le calvinisme en raison de son averroïsme politique, on comprend d’autant mieux le choix de Michel de Montaigne de parler de l’Amérique. On sait à quel point Montaigne est choqué, ému quand il parle de la situation là-bas. Il constate ainsi :

    « Peu importent leurs noms [de certains peuples des Indes nouvelles], car ils n’existent plus; la désolation due à cette conquête, d’un genre extraordinaire et inouï, s’est étendue jusqu’à l’abolition complète des noms et de l’ancienne topographie des lieux. »

    Les Essais

    C’est que le thème du nouveau monde découvert n’est pas qu’un prétexte à un discours faisant une réflexion sur la culture, la nécessité de prendre position de manière adéquate, etc. Il y a à l’arrière-plan une dénonciation indirecte de l’Espagne catholique.

    Il est très étrange que personne ne l’ait remarqué jusqu’à présent : on sait pourtant qu’à cette époque, la France fait face à l’Empire espagnol qui s’est étendu jusqu’aux pays germaniques, le fameux Charles Quint étant le symbole de la puissance conquérante à laquelle la France doit faire face.

    Si donc Michel de Montaigne attaque l’Espagne catholique, c’est donc forcément politique. Il semble pourtant bien que les commentateurs n’aient vu dans la dénonciation des crimes en Amérique qu’une simple dénonciation des crimes ! D’où pourrait pourtant provenir une critique, si ce n’est d’un arrière-plan social et politique le permettant ?

    Il est vrai que seul le matérialisme dialectique permet de voir comment une expression idéologique provient d’une base, et aide à entrevoir comment derrière la façade il y a un contenu, dans la tradition prudente de l’averroïsme politique de cette époque.

    En exprimant sa tristesse pour l’Amérique, c’est donc l’Espagne catholique que Michel de Montaigne dénonce. Voici comment il présente la situation, avec dès le départ une critique discrète de la religion :

    « Notre monde vient d’en découvrir un autre. Et qui peut nous garantir que c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sybilles et nous-mêmes avons ignoré celui-là jusqu’à maintenant?

    Il n’est pas moins grand, ni moins plein, ni moins bien doté de membres ; mais il est si jeune et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c. Il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait encore ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni les vêtements, ni le blé, ni la vigne ; il était encore tout nu dans le giron de sa mère et ne vivait que grâce à elle.

    Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme Lucrèce le faisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne fera que venir au jour quand le nôtre en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un de ses membres sera perclus et l’autre en pleine vigueur. »

    Les Essais

    Le reproche qui est fait au départ vise la religion : le monde est plus vaste que l’on pensait et donc l’équilibre des forces posé par le Vatican est erroné, et même un piège pour la France. L’Église prétendait fournir un cadre, voici que celui-ci est ébranlé, qui plus est aux dépens des intérêts de la France ! Rien ne va plus.

    Michel de Montaigne développe alors le thème politique : si la découverte avait été menée non pas par des forces féodales barbares et par l’Église évangélisant dans la violence, tout aurait pu être totalement différent… Il formule cela de la manière suivante :

    « Quel dommage qu’une si noble conquête ne soit pas tombée sous l’autorité d’Alexandre ou de ces anciens Grecs et Romains, et qu’une si grande mutation et transformation de tant d’empires et de peuples ne soit pas tombée dans des mains qui eussent doucement poli et amendé ce qu’il y avait là de sauvage, en confortant et en développant les bonnes semences que la Nature y avait produites, en mêlant non seulement à la culture des terres et à l’ornement des villes les techniques de ce monde-ci, dans la mesure où cela eût été nécessaire, mais aussi en mêlant les vertus grecques et romaines aux vertus originelles de ce pays !

    Comme cela eût été mieux, et quelle amélioration pour la terre entière, si les premiers exemples que nous avons donnés et nos premiers comportements là-bas avaient suscité chez ces peuples l’admiration et l’imitation de la vertu, s’ils avaient tissé entre eux et nous des relations d’alliance fraternelle ! Comme il eût été facile alors de tirer profit d’âmes si neuves et si affamées d’apprendre, ayant pour la plupart de si belles dispositions naturelles !

    Au contraire, nous avons exploité leur ignorance et leur inexpérience pour les amener plus facilement à la trahison, à la luxure, à la cupidité, et à toutes sortes d’inhumanités et de cruautés, à l’exemple et sur le modèle de nos propres mœurs !

    A-t-on jamais mis à ce prix l’intérêt du commerce et du profit?

    Tant de villes rasées, tant de peuples exterminés, passés au fil de l’épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée dans l’intérêt du négoce des perles et du poivre… Beau résultat ! Jamais l’ambition, jamais les inimitiés ouvertes n’ont poussé les hommes les uns contre les autres à de si horribles hostilités et à des désastres aussi affreux. »

    Les Essais

    Et voici donc la charge politique ouverte, l’attaque contre l’Espagne catholique :

    « Des deux plus puissants monarques de ce monde-là – Comment on traita leurs rois et peut-être même de celui-ci, étant rois de tant de rois – les derniers que les Espagnols chassèrent, l’un était le roi du Pérou.

    Il fut pris au cours d’une bataille et soumis à une rançon tellement excessive qu’elle dépasse l’entendement : elle fut pourtant fidèlement payée ; il avait donné par son comportement les signes d’un cœur franc, libre et ferme, et d’un esprit clair et bien fait, et les vainqueurs en avaient déjà tiré un million trois cent vingtcinq mille cinq cents onces d’or, sans compter l’argent et un tas d’autres choses, dont la valeur n’était pas moindre – au point que leurs chevaux ne portaient plus que des fers d’or massif.

    Il leur prit cependant l’envie de voir, au prix de quelque trahison que ce fût, ce que pouvait cont

    enir encore le reste des trésors de ce roi, et de profiter pleinement de ce qu’il avait conservé.

    On l’accusa donc avec de fausses preuves, de vouloir soulever ses provinces pour recouvrer sa liberté ; et par un beau jugement, rendu par ceux-là mêmes qui étaient les auteurs de cette machination, on le condamna à être pendu et étranglé publiquement, non sans lui avoir évité d’être brûlé vif en lui administrant le baptême pour se racheter lors de son supplice : traitement horrible et inouï, qu’il supporta cependant sans s’effondrer, avec une contenance et des paroles d’une tournure et d’une gravité vraiment royales.

    Et pour endormir les peuples stupéfaits et abasourdis par un traitement aussi exceptionnel, on simula un grand deuil, et on ordonna que lui soient faites de somptueuses funérailles. »

    Les Essais

    Machination politique au nom de la religion : qu’à cela ne tienne, faisons de la politique et assumons cela. Voici un autre exemple de l’attaque menée par Michel de Montaigne, en apparence au nom de la religion :

    « Une autre fois, ils firent brûler vifs ensemble, dans un barbarie inutile même brasier, quatre cent soixante personnes, quatre cents hommes du peuple et soixante autres pris parmi les principaux seigneurs d’une province, qui étaient simplement prisonniers de guerre.

    C’est d’eux-mêmes que nous tenons ces récits ; car il ne se contentent pas de les avouer, ils s’en vantent, et les publient !

    Serait-ce donc pour témoigner de leur souci de justice, ou de leur zèle envers la religion?

    Certes non.

    Ce sont des procédés trop contraires, trop opposés à une si sainte fin. S’ils avaient eu pour but de propager notre foi, ils auraient compris que cela ne se fait pas par la possession des territoires, mais des hommes ; et ils se seraient bien contentés des meurtres que causent les nécessités de la guerre sans y ajouter une telle boucherie comme s’il s’agissait de bêtes sauvages, et si générale, autant qu’ils ont pu y parvenir par le fer et le feu, n’en ayant volontairement conservé que le nombre nécessaire pour en faire de misérables esclaves, à travailler et servir dans leurs mines.

    Au point que plusieurs de leurs chefs, d’ailleurs souvent déconsidérés et détestés, ont été punis de mort sur les lieux de leurs conquêtes, par ordre des rois de Castille, offensés à juste titre par l’horreur de leur comportement. Dieu a fort justement permis que ces grands pillages soient engloutis par la mer pendant leur transport, ou à la suite de guerres intestines pendant lesquelles ils se sont entre-tués, et la plupart de ces gens été enterrés en ces lieux sans qu’ils aient pu retirer aucun fruit de leur victoire. »

    Les Essais

    C’est là un coup politique : on est très loin d’une simple réflexion personnelle… En réalité, Michel de Montaigne donne l’argument politique comme quoi on devrait reprocher à l’Espagne catholique sa démarche, en jouant sur son propre terrain pour la prendre dans ses contradictions…

    Tout cela est indéniablement politique.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne et son inconséquence face au calvinisme

    Pourquoi Michel de Montaigne n’a-t-il pas choisi le camp des calvinistes ? C’est une question essentielle, qui puise sa racine dans la situation de la France au moment d’Henri IV et de l’Édit de Nantes.

    A partir du moment où François Ieravait réussi à arracher des prérogatives au Vatican, tout un espace pour un gallicanisme – équivalent de l’anglicanisme – disparaissait. L’appareil d’État se situant dans la perspective impulsée par la monarchie absolue, Montaigne suit  la tendance, il ne peut pas raisonner autrement.

    La langue française est puisée par Michel de Montaigne dans l’affirmation monarchique elle-même, avec Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard ; toute sa culture est liée à ce curieux mélange français de Renaissance et d’humanisme.

    Michel de Montaigne se situe clairement à mi-chemin de ces deux derniers mouvements, tendant tantôt plutôt vers l’un, tantôt plutôt vers l’autre. Mais en définitive, de par ses références gréco-romaines et son intérêt pou l’Italie, où il a voyagé – en sera tiré un Journal de voyage –, il penche culturellement et idéologiquement du côté de la Renaissance. 

    Michel de Montaigne est ainsi indéniablement un conservateur. S’il parle beaucoup des malheurs de son temps, en même temps il considère que les événements ne sont qu’anecdotes sur le plan historique. Il dit ainsi :

    « Ce sera déjà bien si dans cent ans on se souvient, en gros, qu’à notre époque il y eut des guerres civiles en France! »

    Il ne croit pas que le calvinisme ait une chance de réussir ; à ses yeux, il a déjà perdu. Quant à Martin Luther, avec sa variante bien moins radicale et bien plus conservatrice, ce n’est qu’une variante… religieuse, donc tout à fait secondaire par rapport aux besoins de l’État d’une rigueur, d’une morale, d’une démarche pragmatique évaluant les situations de manière adéquate.

    Jean Calvin (1509-1564)

    En définitive, pour Michel de Montaigne, la question de la religion ne peut servir que la religion, ne peut que la renforcer, alors qu’il s’agit justement de s’en émanciper pour avoir un appareil d’État indépendant.

    Voici comment il agresse littéralement Martin Luther :

    « J’ai vu, en Allemagne, comment Luther a soulevé autant et même plus de divisions et de discussions à propos de ses opinions qu’à propos des saintes écritures.

    Notre contestation n’est qu’une question de mots. Quand je demande ce que sont la Nature, le plaisir, le cercle, la substitution, c’est une question qui porte sur les mots, et on y répond avec des mots. Une pierr  est un corps ; mais si on insiste : un corps, qu’est-ce donc ? Une substance. Et une substance ?

    Et ainsi de suite… on acculerait finalement l’interlocuteur au bout de son dictionnaire. On remplace un mot par un autre, et souvent plus inconnu encore. Je sais mieux ce que signifie « homme » que « animal », ou « mortel », ou « raisonnable ». Pour répondre à un doute, on me le multiplie par trois ! C’est comme avec la tête de l’Hydre… »

    Martin Luther (1483-1546),
    huile sur toile de Lucas Cranach l’Ancien, 1528.

    C’est à ce mépris de la théologie que l’on voit bien que Michel de Montaigne est un averroïste politique, qui cherche à séparer radicalement la politique et la religion. C’est une position en retard, car elle exprime la position des intellectuels à partir de l’introduction des conceptions d’Averroès en Europe, au XIIIe siècle. Désormais, c’est la bourgeoisie qui devient le moteur historique, mais Michel de Montaigne ne le voit pas : il est focalisé sur l’appareil d’État.

    Il réalise en fait idéologiquement la séparation de la religion et de l’État et pour ce faire il parle d’un Dieu en général, le séparant concrètement des exigences de l’Église. Voilà comment, de manière trés savante, il fait l’éloge de la religion et de la théologie, pour en réalité mettre celles-ci de côté, tel un aspect secondaire, une dimension parallèle à l’État mais sans caractère central :

    « Il y a le nom et la chose: le nom, c’est un mot qui désigne et signifie la chose; le nom, ce n’est pas une partie de la chose, ni quelque chose de concret : c’est un élément étranger associé à la chose et extérieur à elle. Dieu qui est la plénitude en soi, et le comble de toute perfection, ne peut pas être plus qu’il n’est, il ne peut pas s’accroître en tant que tel; mais son nom, lui, peut être augmenté, il peut s’accroître, par la bénédiction et les louanges que nous adressons à ses manifestations extérieures.

    Et puisque ces louanges ne peuvent être incorporées à son Être – qui ne peut s’augmenter de quelque Bien que ce soit– nous les attribuons donc à son nom, qui est l’élément extérieur le plus proche de Lui.

    Voilà pourquoi c’est à Dieu seul qu’honneur et gloire appartiennent; et rien n’est aussi déraisonnable que de les rechercher pour nous-mêmes, car nous sommes indigents et misérables intérieurement, notre essence est imparfaite, et nécessite une constante amélioration, et c’est à cela que nous devons œuvrer.

    Nous sommes creux et vides : ce n’est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir : nous avons besoin, pour nous réparer, d’une substance plus solide.

    Bien bête, l’affamé qui chercherait à se procurer un beau vêtement plutôt qu’un bon repas! Il faut courir au plus pressé. Comme le disent nos prières courantes: « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix aux hommes sur la terre. »

    C’est de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et de qualités essentielles de cette sorte que nous manquons, et les ornements externes devront êtres recherchés plus tard, quand nous aurons pourvu aux choses nécessaires. La théologie traite amplement et pertinemment de ce sujet, mais je n’y suis guère versé. »

    Les Essais

    On a donc chez Michel de Montaigne un éloge national de la France, d’un pays compris comme projet relevant d’une économie politique : celle de la monarchie absolue en construction. La chose est présentée ainsi :

    « Je ne veux pas oublier ceci : j’ai beau me rebeller contre la France, je vois toujours Paris d’un bon œil. Cette ville a conquis mon cœur dès mon enfance, et il s’est passé avec elle ce qui se passe avec les choses les meilleures : plus j’ai eu l’occasion, ensuite, de voir d’autres belles villes, et plus s’est développée mon affection pour la beauté de celle-ci.

    Je l’aime par elle-même, plus par ce qu’elle est tout simplement que renforcée d’apparats étrangers.

    Je l’aime tendrement, j’aime jusqu’à ses verrues et ses taches. Je ne suis français que par cette grande cité. Elle est grande par ses habitants, par sa situation exceptionnelle, mais surtout grande et incomparable par la variété et la diversité de ses agréments.

    C’est la gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde.

    Puisse Dieu chasser loin d’elle nos divisions ! Si elle est entière et unie, elle est à l’abri de toute autre violence. Je le déclare ici : de tous les partis, le pire sera celui qui mettra chez elle la discorde ; je ne crains pour elle qu’elle-même – même si je crains autant pour elle, certes, que pour toutes les autres parties de cet état. Tant que Paris durera, je ne manquerai pas de retraite où rendre mon dernier souffle, et elle suffit à m’ôter le regret de toute autre retraite. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne est clairement inconséquent face au calvinisme, mais justement cela permet de bien voir que sa position est celle de l’averroïsme politique, de la séparation de la religion et de l’État, ou plus précisément : de la domination sociale, idéologique et culturelle de l’État.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne : conscience et psychologie

    Les commentateurs bourgeois considèrent que Michel de Montaigne a une visée introspective : c’est sur lui qu’il réfléchit, c’est de lui-même qu’il parle, il est sa propre fin. Ce n’est pas du tout le cas ; il y a une véritable conception générale qui se forme ici.

    Michel de Montaigne formule la théorie de la conscience, de la psychologie, propre au néo-stoïcisme qui est l’idéologie de la monarchie absolue. Sans Michel de Montaigne, on n’a par la suite ni René Descartes, ni Jean Racine. C’est un fait indéniable et les jansénistes l’auront très bien compris, Blaise Pascal se chargeant d’attaquer Michel de Montaigne et sa conception de la conscience.

    Le premier aspect de la conscience définie par Michel de Montaigne est nécessairement celle de l’autonomie. On doit bien voir que le néo-stoïcisme est obligé, pour avoir un effet, d’emprunter une partie de la conception calviniste, afin de justifier l’action sur le monde. Il utilise donc l’Antiquité gréco-romaine pour mettre en avant l’idéal d’un être conscient de lui-même, capable de choix par lui-même. La conscience doit être celle d’une personne autonome, fixant ses propres règles en correspondance avec les attentes de la société et capable de se replier en toute indépendance.

    Voici un exemple donné par Michel de Montaigne :

    « Hippias d’Elis n’avait pas seulement acquis du savoir pour pouvoir se passer agréablement de toute autre compagnie et vivre dans le giron des muses s’il le fallait ; il n’avait pas seulement étudié la philosophie pour enseigner à son âme de se contenter d’elle-même, et se passer courageusement des agréments extérieurs, quand le destin l’impose. Il voulut encore apprendre à faire la cuisine, se tailler la barbe, faire ses vêtements, ses chaussures, ses menus objets, pour ne compter que sur lui-même autant que possible, et se passer du secours des autres. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne utilise donc précisément les Essais pour se présenter comme modèle, comme exemple de quelqu’un fonctionnant de manière autonome. Voici comment il se raconte :

    « Ceux qui me connaissent, qu’ils soient au-dessus ou au-dessous de moi, savent qu’ils n’ont jamais vu quelqu’un de moins solliciteur, quémandeur, et suppliant que moi, ni plus soucieux de ne pas être à la charge d’autrui. Si je suis ainsi, au-delà de tout exemple à notre époque, ce n’est pas très étonnant, car de nombreux aspects de mon caractère y contribuent : une certaine fierté naturelle, le déplaisir à l’idée d’un refus, la modestie de mes besoins et de mes projets, l’inaptitude à toute sorte d’affaires, sans parler de mes prédispositions favorites à l’oisiveté et à la franchise.

    A cause de tout cela, j’ai conçu une haine mortelle pour les obligations envers les autres ou celles des autres envers moi. Je m’emploie le plus que je peux à me passer de l’aide des autres, dans quelques circonstances que ce soit, anodines ou importantes. »

    Les Essais
    Portrait de Montaigne,
    dessiné par François Quesnel, vers 1588.

    Michel de Montaigne va si loin qu’il peut même se permettre de montrer qu’en fait sa conception de la conscience ayant une vie intérieure autonome se rattache au calvinisme :

    « Je suis du même avis que les Huguenots, qui nous reprochent notre confession secrète et privée, et je me confesse en public, scrupuleusement et complètement. »

    Les Essais

    Voilà qui est indéniablement osé et montre bien que Michel de Montaigne n’aurait pas pu expliciter sa conception sans un appui de la part du régime. D’ailleurs, et c’est également naturellement repris au calvinisme, il fait l’éloge d’un second aspect de la conscience : à l’autonomie s’ajoute l’activité. On est ici à l’opposé du modèle catholique où il suffit passivement d’accepter pour être dans le droit. Chez Michel de Montaigne, il faut que la volonté soit en adéquation avec les exigences pour être valable, authentique, réelle, entière.

    « Le jugement que je porte sur moi-même est plus vif et sévère que n’est celui des juges, qui ne me considèrent que sous l’angle de l’obligation commune. Ma conscience m’étreint de façon plus étroite et plus sévère : j’observe mollement des devoirs auxquels on m’entraînerait si je n’y allais de moi-même.

     Seul un acte volontaire peut être juste. » [Cicéron]. Si l’action n’a pas la splendeur de la liberté, elle est sans grâce et ne mérite pas les honneurs. »

    Les Essais

    Cela amène au troisième aspect : le jeu entre la vie intérieure et l’action fait que la satisfaction ne doit pas relever de l’action, mais de la satisfaction psychologique. C’est la psychologie du fonctionnaire au service de la monarchie absolue. Voici comment Michel de Montaigne conçoit cela :

    « Or je pense qu’il faut vivre selon le droit et l’autorité, et non en vertu des récompenses et des faveurs. Combien d’hommes d’honneur ont mieux aimé perdre la vie qu’en être redevables? Je fuis la soumission à quelque sorte d’obligation que ce soit, mais surtout à celle qui m’attache par devoir d’honneur. Rien ne me coûte plus que ce qui m’est donné, et ce par quoi ma volonté se trouve hypothéquée par le risque d’ingratitude. »

    Les Essais

    Un autre aspect élaboré par Michel de Montaigne, qui découle du précédent, c’est la distanciation. La vie intérieure l’emportant, on doit être capable d’avoir un regard critique, une manière détachée d’agir, afin d’être toujours capable de se reprendre.

    Voici ce qu’il dit :

    « Si je pouvais me former à ma guise, il n’est aucune méthode, si bonne soit-elle, à laquelle je voudrais m’assujettir au point de ne pouvoir m’en détacher.

    La vie est un mouvement inégal, irrégulier, et multiforme. Ce n’est pas être ami, et encore moins maître de soi, mais en être esclave, que de suivre constamment ce que l’on est, être prisonnier de ses propres inclinations, au point de ne pouvoir s’en écarter, de ne pouvoir les changer. »

    Les Essais

    C’est cela qui permet à Michel de Montaigne de présenter les Essais comme une oeuvre personnelle, pour en réalité avoir toute une conception du rapport entre conscience et psychologie.

    « Et nous autres, justement, qui avons une vie intérieure que nous sommes les seuls à connaître, nous devons nous bâtir un modèle intérieur qui soit la pierre de touche de nos actes, et en fonction de lui, tantôt nous féliciter, tantôt nous réprimander. J’ai mes propres lois et mon tribunal pour juger de moi, et je m’y réfère plus qu’à d’autres.

    Si je limite mes actes en fonction des autres, je ne les élargis qu’en fonction de moi. Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et plein de dévotion : les autres ne vous voient pas, ils vous devinent, et en fonction de conjectures incertaines, car ils voient moins votre vraie nature que ce que vous en montrez.

    C’est pourquoi vous ne devez pas vous fier à leur jugement, mais au vôtre.  »C’est de votre jugement que vous devez vous servir. La conscience de la vertu et du vice pèse d’un grand poids ; si vous la supprimez, c’est tout qui est par terre. » [Cicéron] »

    Les Essais

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne : une position qui est le reflet de la guerre civile

    Michel de Montaigne travaillait dans sa bibliothèque, dans une tour de son domaine et y avait fait graver des phrases sur les poutres et les solives du plafond. On lit ainsi cette citation de Pline :

    « Il n’est rien de certain que l’incertitude, et rien de plus misérable et de plus fier que l’homme. »

    On y lisait aussi cette sentence de Sextus Empiricus :

    « Il n’y a aucun argument qui n’ait son contraire, dit la plus sage école philosophique. »

    Cette philosophie du doute et de la remise en cause permet à Montaigne d’éviter d’être accusé d’avoir élaboré un point de vue dogmatique, construit, systématique, allant à l’opposé de l’Église. Toutefois, c’est également une approche concrète, pragmatique, politique, dans le même esprit que Nicolas Machiavel ou l’averroïsme politique. Il faut savoir gérer au coup par coup : voilà la philosophie de Montaigne, et c’est dans les faits exactement la philosophie politique d’Henri IV.

    Portrait présumé de Montaigne, 1570.

    Il serait difficile de se repérer et il faut savoir comprendre que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles semblent être, et gérer en conséquence. Voici un exemple donné par Montaigne :

    « VOYAGEANT un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme de bonne façon : il était du parti contraire au notre, mais je n’en savais rien, car il se contrefaisait autre : Et le pis de ces guerres, c’est, que les chartes sont si mêlées, votre ennemi n’étant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, nourri en mêmes lois, mœurs et même air, qu’il est malaisé d’y éviter confusion et désordre.

    Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes, en lieu où je ne fusse connu, pour n’être en peine de dire mon nom,et de pis à l’aventure. »

    Les Essais

    Ce n’est pas valable que face à l’adversité : dans son propre camp également on trouve des opportunistes, des gens aux valeurs peu fiables, aux principes douteux. Montaigne présente ainsi la situation :

    « Dans ces démembrements, ces divisions où la France est plongée, je vois chacun se donner du mal pour défendre sa cause ; mais même les meilleurs ne le font pas sans dissimulation et mensonge. Qui écrirait à la va-vite sur ce sujet serait bien téméraire et même vicieux. »

    Les Essais

    Cette dénonciation des opportunistes est récurrente, et indubitablement très osée :

    « Il est courant de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans précautions, pousser les hommes à des actes très condamnables. Dans le débat qui a conduit la France à cette situation troublée de guerres civiles, le meilleur parti, le plus sensé, est certainement celui qui veut conserver et la religion et l’ancienne organisation politique du pays. 

    Et pourtant, parmi les gens de bien qui le suivent (car je ne parle pas de ceux qui trouvent là un prétexte pour exercer une vengeance personnelle, ou satisfaire leur cupidité, ou rechercher la faveur des princes, mais de ceux qui agissent ainsi par zèle véritable envers leur religion, et le noble souci de maintenir la paix et l’état de leur patrie), parmi ces gens,dis-je, on en voit beaucoup que la passion conduit à sortir des li-mites du raisonnable, et les pousse à prendre parfois des décisions injustes, violentes, et même hasardeuses. »

    Les Essais

    Montaigne justifie sa critique au nom de l’intérêt supérieur de l’État. Et ce qu’on peut voir, c’est qu’il n’hésite donc pas non plus, allant très loin dans sa critique, à mettre dos à dos catholiques et protestants. Ces derniers sont désignés ici comme le premier des partis, c’est-à-dire la première faction à s’être soulevée, tandis que la Ligue des catholiques est désigné par « l’autre » :

    « J’ai vu, de mon temps, et avec étonnement, la prodigieuse facilité avec laquelle, sans discernement, les peuples laissent conduire et manipuler leurs croyances et leurs espérances là où elles seront agréables et utiles à leurs chefs, malgré quantité de déceptions accumulées, de chimères et de songes. Je ne m’étonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de Mahomet ont trompés !

    Leur bon sens et leur intelligence étaient entièrement dominés par leur passion. Leur discernement n’avait plus d’autre choix que ce qui leur était agréable ou confortait leur cause. J’avais remarqué a l’évidence cela dans le premier de nos partis enfiévrés. Et l’autre, apparu depuis, en l’imitant, le dépasse encore ! »

    Les Essais

    Que reste-t-il si on rejette ces deux factions ? Celle des politiques, qui doit savoir manoeuvrer entre les deux, en acceptant les coups du sort. Le stoïcisme de Montaigne est le reflet de la guerre civile, des louvoiements et de l’esprit tactique des politiques, la faction royale.

    Comment renforcer celle-ci, alors ? En la formant, et pour cela, en puisant dans les exemples des rois et princes de l’Antiquité, qui serviront de réflexion pratique aux politiques. Il faut à la fois élever le niveau des politiques pour apparaître comme au-dessus des factions, et en même temps fournir un savoir-faire concret dans le jeu des batailles de faction. Voici une explication exemplaire de l’esprit politique de Montaigne :

    « J’aimerais bien voir Xénophon nous faire d’Agésilas un éloge comme celui-ci : Agésilas avait été prié par un prince voisin, avec lequel il avait autrefois été en guerre, de le laisser passer par ses terres. Il accepta, le laissa passer à travers le Péloponnèse, et non seulement ne l’emprisonna pas, ne l’empoisonna pas alors qu’il le tenait à sa merci – mais il le reçut courtoisement et sans l’offenser, comme il l’avait promis.

    Selon les mœurs de ce temps-là, il n’y aurait rien à dire d’extraordinaire d’un tel comportement. Mais ailleurs, et à une autre époque, on soulignerait la loyauté et la grandeur d’âme que révèle une telle attitude. Nos petits singes de collégiens, eux, s’en seraient moqués, tant la vertu spartiate est éloignée de la française. »

    Les Essais

    Montaigne a tout à fait conscience d’être alors considéré comme quelqu’un entre deux eaux, ce qui est un jeu dangereux. Mais il se présente, de ce fait, comme le seul réaliste, comme le seul à être en mesure de faire la part des choses. Voici comment il formule cela :

    « Je désire que nous ayons l’avantage ; mais je n’en perdrai pas la tête si nous ne l’avons pas. Je me tiens fermement dans le plus sain des partis, mais je ne cherche pas spécialement a être désigné comme l’ennemi des autres, et à me placer au-delà de l’opinion générale.

    Je condamne absolument cette façon vicieuse de penser : « Il est de la Ligue, puisqu’il admire la grâce de Monsieur de Guise. » « Il admire l’activité du Roi de Navarre, il est donc huguenot. » « Il trouve à redire à la conduite du roi : il est foncièrement séditieux. »

    Et je n’ai pas concédé au magistrat pontifical lui-même qu’il eûut raison de condamner un livre parce qu’il plaçait un hérétique parmi les meilleurs poètes de ce siècle. N’oserions-nous pas dire d’un voleur qu’il a une belle jambe? Faut-il, parce que c’est une putain, dire aussi d’une femme qu’elle pue ?

    A-t-on retiré a Marcus Manlius, dans des siècles plus calmes, le beau titre de « Capitolin » qu’on lui avait décerné en tant que sauveur de la religion et des libertés publiques?

    A-t-on étouffé la mémoire de son sens de la liberté et de ses faits d’armes, les récompenses militaires que lui valurent son courage, parce qu’il adopta par la suite la royauté, au détriment des lois de son pays ?

    Si les gens ont pris en haine un avocat, le lendemain ils le trouvent sans éloquence. J’ai évoqué ailleurs le zèle [religieux] qui poussa des gens respectables à de semblables fautes. Quant à moi, je sais dire comme il faut : « Il fait mal cela, et admirablement ceci ». »

    Les Essais

    Reste à savoir comment se placer là-dedans et Montaigne, habilement, ne le fait pas. Voici comment il se présente lui-même, et on peut comparer à comment il fait l’éloge de quelqu’un dont la morale correspond à celle du néo-stoïcisme, des valeurs supérieures qui sont celles de l’État, d’un esprit au-delà des factions

    « Pour ma part, j’aime une vie qui coule tranquillement, sans éclat, et sans bruit : « aussi éloignée, de la bassesse que de la platitude et de l’orgueil. » Cicéron Mon destin le veut ainsi. Je suis né d’une famille qui a vécu sans éclat et sans tumulte, et de si loin qu’on s’en souvienne, particulièrement tournée vers l’honnêteté. »

    Les Essais

    « Et de même, on peut souligner la constante bonté, la courtoisie de la conduite et l’amabilité scrupuleuse de Monsieur de la Nouë, au milieu de factions armées sans foi ni loi (véritable école de trahison, de sauvagerie et de brigandage) où il a toujours vécu, en grand homme de guerre et fort expérimenté. »

    Les Essais

    Montaigne, devant le chaos des guerres civiles, utilise donc le doute comme moyen de se couvrir des accusations, mais en même temps il prône la gestion supérieure, la capacité à gérer et donc à faire face à toutes les situations, par des gens capables de rester stables, de ne pas basculer dans une sorte d’hystérie factionnelle.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne en pleine guerre civile

    Michel de Montaigne vit à une époque de guerre civile ; on ne peut pas comprendre les Essais si on ne comprend pas qu’il tente de formuler un style qui corresponde aux politiques, la faction qui prône la stabilité de l’État au-dessus de tout.

    Voici comment il présente la situation politique de son époque :

    « En temps ordinaire, quand tout est tranquille, on se prépare à des événements modérés et courants ; mais dans la confusion où nous nous trouvons depuis trente ans, tout Français est à chaque instant sur le point de voir basculer son destin en particulier comme celui de la société toute entière.

    C’est pourquoi il faut tenir son cœur d’autant mieux nourri, et de provisions fortes et solides. Sachons gré à la providence de nous avoir fait vivre en un siècle qui n’est ni mou, ni languissant, ni oisif : qui n’aurait pu se rendre célèbre autrement le sera par son malheur. »

    Les Essais

    Le chaos prédomine, l’incertitude est complète. Les affrontements inter-religieux n’ont pas l’air cohérent, on ne sait pas si l’on va s’en sortir. Peut-être est-ce la fin d’une civilisation, comme avec Rome. Michel de Montaigne se montre ainsi soulagé de bientôt disparaître :

    « C’est pour moi une chance que le délabrement de notre Etat ne survienne qu’au moment de mon déclin. »

    Les Essais

    Que faire alors ? Une seule chose semble envisageable : mettre l’accent sur la chose stable : l’État. Rappelons ici que Michel de Montaigne a bien connu Henri IV, qui a séjourné à Montaigne en 1584 et 1587, Michel de Montaigne notant même que la première fois Henri IV a dormi dans son propre lit.

    Michel de Montaigne a également notamment servi d’intermédiaire entre Henri IV et le maréchal Jacques II de Goyon de Matignon, gouverneur de Guyenne, qui succéda d’ailleurs à Montaigne comme maire de Bordeaux.

    Henri IV,
    portrait en buste par Frans Pourbus le Jeune, XVIIe siècle.

    La philosophie des Essais est une arme idéologique et culturelle, visant à façonner le personnel de l’administration, dans un esprit loyal en pratique, même si dans la théorie, en pensée, on a le droit d’avoir un regard critique.

    Le fonctionnaire pense par lui-même, mais obéit systématiquement : voilà la logique des Essais. Michel de Montaigne synthétise cette ligne en affirmant que :

    « On peut regretter des temps meilleurs, mais on ne peut échapper au temps présent. On peut désirer avoir d’autres chefs, mais il faut néanmoins obéir à ceux que l’on a, et il y a peut-être plus de mérite à obéir aux mauvais qu’aux bons.

    Tant que brillera quelque peu l’image des lois anciennes et acceptées de cette monarchie, je m’y tiendrai.

    Si par malheur elles viennent a se contredire et se gêner entre elles, à produire deux partis entre lesquels le choix sera difficile et douteux, mon attitude sera volontiers d’échapper à cette tourmente, de m’y dérober : peut- être que la Nature pourra m’y aider, ou les hasards de la guerre. »

    Les Essais

    Michel de Montaigne est à ce titre admiratif de la figure historique qu’est Henri IV, qui a su modifier régulièrement ses positions, s’adapter. Il considère même qu’il s’est rendu connaissable en présentant une figure méconnaissable. Ce qu’il y a ici de fascinant pour Michel de Montaigne, c’est la maîtrise de soi, même dans un contexte de guerre civile.

    Il décrit ainsi notamment la chose suivante :

    « Un gentilhomme de très grande qualité, et qui était mon ami, crut perdre la tête à force de s’occuper avec trop de passion et d’affection des affaires d’un prince, son maître.

    Ce dernier s’est ainsi décrit lui-même à mon intention, en disant qu’il voit le poids des événements funestes tout comme un autre, mais qu’en ce qui concerne ceux qui n’ont point de remède, il se résigne aussitôt à les supporter, et que pour les autres, après avoir donné les ordres nécessaires pour leur faire face – ce qu’il peut faire en effet étant donné la vivacité de son esprit – il attend tranquillement ce qui va se passer.

    Et de fait, je l’ai vu demeurer très calme, et conserver sa liberté d’action, au milieu d’affaires des plus épineuses.

    Je le considère même comme plus grand et plus efficace quand le sort lui est contraire que quand il lui est favorable : ses pertes ajoutent plus à sa gloire que ses victoires et sa douleur que son triomphe. »

    Les Essais

    Les Essais sont une œuvre individuelle, justement parce que Michel de Montaigne exprime ce qui est censé être le point individuel des fonctionnaires dans leur activité générale, nationale.

    Il se rabaisse en tant qu’individu faisant face à l’incompréhension des situations changeant tout le temps, justement pour montrer qu’il fait partie de ceux qui savent s’adapter, gérer, précisément comme tout fonctionaire.

    L’État et son personnel administratif doivent traverser les crises, toutes les crises, et la guerre civile être toujours refusée. L’individu sait se soumettre, rester à sa juste place, agissant dans une juste mesure.

    Voici ce que dit Michel de Montaigne dit de lui-même, pour généraliser en fait cette position, cette attitude psychologique et sociale :

    « Ce que je dis là, je le dis comme quelqu’un qui n’est ni juge ni conseiller du roi, et qui estime qu’il est bien loin d’en être digne : je suis un homme du commun, né pour et voué à l’obéissance envers la raison publique, dans ce que je fais et ce que je dis.

    Celui qui se servirait de mes rêveries pour porter préjudice a la loi la plus élémentaire, ou à une opinion, une coutume de son village se ferait grand tort, et m’en ferait tout autant.

    Car dans ce que je dis, je ne garantis en effet rien d’autre que le fait de l’avoir pensé à ce moment-là, une pensée désordonnée, et vacillante. C’est pour le plaisir de causer que je parle de tout, et de rien, et que je donne mon avis. « Et je n’ai pas honte, moi, d’avouer que j’ignore ce que j’ignore. » [Cicéron] »

    Les Essais

    C’est là le secret des Essais.

    D’un côté, Michel de Montaigne feint de ne pas avoir de point de vue fixe, pour éviter toute censure.

    En même temps, le fait de ne pas avoir de point de vue fixe correspond à l’attente qu’a la monarchie absolue de son personnel administratif.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne figure averroïste : les «cannibales»

    L’éloge de la « politique » contre le raffinement, de Sparte contre Athènes, est au cœur des Essais de Michel de Montaigne. C’est en cela qu’il faut comprendre les références aux autres pays, notamment à l’Amérique.

    On sait que  Michel de Montaigne, dans les Essais, a traité de la question des « cannibales » en Amérique ; c’est un argument ethno-différencialiste utilisé systématiquement dans les cours de français au lycée.

    Montaigne n’est, en effet, nullement un humaniste, à prétention universaliste. Ce qu’il veut, c’est maintenir le doute, l’esprit sceptique, appelant à raisonner au cas par cas – ce qui est précisément ce qui est utile à la monarchie absolue comme état d’esprit. C’est une affirmation de la « politique ».

    Voici un extrait du fameux passage sur les « cannibales » :

    « Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents.

    Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter une extrême vengeance.

    Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde, comme ceux qui avaient sexué la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.

    Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres.

    Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entré des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.

    Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque ; ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d’autres personnes inutiles au combat.

    “Les Gascons, dit-on, s’étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie.”.

    Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute sorte d’usage pour notre santé ; soit pour l’appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.

    Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »

    Les Essais

    Il ne s’agit pas d’une position universaliste anti-barbare qu’on a ici, et comme on pourrait le penser, mais d’une ligne relativiste qui montre que, même s’il faut privilégier le meilleur, cela dépend entièrement des situations.

    Michel de Montaigne construit ici une approche proche de celle de Nicolas Machiavel, mais en s’appuyant non pas sur une Rome structurée (Machiavel œuvrait pour l’unification de l’Italie), mais sur une Rome conquérante (il veut un État fort, composé d’administrateurs militants).

    Voici comment Montaigne, en passant par les « cannibales », affirme qu’il faut relativiser le progrès – et donc la culture religieuse – au profit de la brutalité politique :

    « Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes.

    Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses.

    Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages.

    En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture.

    Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature.

    Nous avons tant réchargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée.

    Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises, « Le lierre pousse mieux spontanément, l’arboulier croit plus beau dans les antres solitaires, et les oiseaux chantent plus doucement sans aucun art.

    « Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. »

    Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière.

    Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de leçon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle.

    Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue plus tôt, du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous.

    Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l’aient eue ; car il me semble que ce que nous voyons par expérience, en ces nations, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie.

    Ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience ; ni n’ont pu croire que notre société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine.

    C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique; nuls usages de service, de richesse ou de pauvreté; nuls contrats; nulles successions; nuls partages; nulles occupations qu’oisives; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé.

    Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. »

    Les Essais

    Et s’il insiste d’autant plus sur la question de la barbarie, c’est que nous sommes à l’époque de la guerre des religions, et que justement la force capable de la stopper, d’en arrêter les barbaries, c’est uniquement la monarchie absolue.

    De là viennent ces exemples réguliers de barbarie que mentionne Michel de Montaigne dans lesEssais :

    « En ces nouvelles terres, découvertes en notre âge, pures encore et vierges au prix des nôtres, l’usage en est aucunememt reçu partout; toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horrible cruauté: On les brûle vifs, et, demi rôtis, on les retire du brasier pour leur arracher le coeur et les entrailles.

    A d’autres, voire aux femmes, on les écorche vives, et de leur peau ainsi sanglante, en revêt-on et masque d’autres. Et non moins d’exemples de constance et résolution.

    Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillards, femmes, enfants vont, quelques jours avant, quêtant eux-mêmes, les aumônes pour l’offrande de leur sacrifice, et se présentent à la boucherie chantant et dansant avec les assistants. »

    Les Essais

    La barbarie est quelque chose de mauvais, mais une constante, à quoi ne peut faire face qu’un État stable, porté par le Roi, s’appuyant sur une administration formant une élite morale : voilà la philosophie des Essais.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne : l’Histoire et la poésie seulement

    Michel de Montaigne s’appuie donc sur Plutarque, en empruntant massivement à sa traduction réalisée par Jacques Amyot. Mais ce n’est pas tout, il emprunte également énormément à Sénèque.

    Or, justement, les œuvres de Plutarque traduites par Jacques Amyot ont eu un retentissement gigantesque sur la sphère intellectuelle française à leur parution ; les tragédies françaises qui apparaissent puisent régulièrement en elles, ainsi que dans une autre grande référence : Sénèque, justement.

    Michel de Montaigne est ainsi pratiquement au démarrage de la grande vague « néo-stoïcienne » reprenant les questions de morales telles que comprises par Plutarque et le stoïcien Sénèque.

    Il dit lui-même dans les Essais que la philosophie ne l’intéresse pas, que Platon et Aristote ne sont nullement ses références, qu’il puise par contre de manière ininterrompue dans Plutarque et Sénèque, que les seules choses qui comptent sont l’histoire et la poésie c’est-à-dire précisément ce dont a besoin la monarchie absolue pour élaborer son affirmation culturelle et idéologique.

    Voici comment Michel de Montaigne formule sa conception :

    « Car, en somme, je sais qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et grossièrement ce à quoi elles visent. Et à l’aventure encore sais-je la prétention des sciences en général au service de notre vie.

    Mais d’y enfoncer plus avant, de m’être rongé les ongles à l’étude de Platon ou d’Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniâtre après quelque science, je ne l’ai jamais fait : ce n’est pas mon occupation, ni n’est art de quoi je susse peindre seulement les premiers linéaments.

    Et n’est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus savant que moi, qui n’ai seulement pas de quoi l’examiner sur sa première leçon, au moins selon celle.

    Et, si l’on m’y force, je suis contraint, assez ineptement, d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant inconnue, comme à moi la leur.

    Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Sénèque, où je puisse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce papier ; à moi, si peu que rien.

    L’Histoire, c’est plus mon gibier, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination. »

    C’est là une position anti « dogmatique » qui témoigne de l’abandon l’affrontement intellectuel avec la religion – qui était la ligne de l’averroïsme latin – pour le recentrage avec l’alliance intellectuels-monarchie – ce qui est la ligne de l’averroïsme politique.

    Michel de Montaigne n’est pas un humaniste affirmant les connaissances, mais un agent intellectuel de la monarchie, défendant ses intérêts.

    Voici comment il présente la nécessité de la pratique politique au-dessus de tout, prenant l’exemple de l’enseignement d’Aristote à son disciple Alexandre le Grand tel que Plutarque l’imagine découplé de la philosophie comme vision du monde :

    « Je suis de l’avis de Plutarque, qu’Aristote n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l’instruire des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et tempérance, et l’assurance de ne rien craindre ; et, avec cette munition, il l’envoya encore enfant subjuguer l’empire du monde à tout seulement 30000 hommes de pied, 4000 chevaux et quarante-deux mille écus.

    Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse ; mais, pour plaisir qu’il y prît, il n’était pas facile à se laisser surprendre à l’affection de les vouloir exercer. »

    La monarchie en passe de devenir absolue n’a pas besoin de vision du monde, de philosophie ; elle reste féodale.

    Elle a toutefois besoin d’une démarche permettant la formation d’une administration, et donc d’une morale, d’un état d’esprit.

    De là les critiques incessantes de Montaigne contre l’intellectualisme religieux, qu’il ne remplace pas par des valeurs progressistes opposées, mais par un style politique.

    Voici un exemple très parlant, où il dit que des écoliers auront vite fait d’attraper la syphilis, maladie vénérienne, en raison de leur connaissances intellectuelles ne portant pas sur la pratique concrète :

    « On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote, de la tempérance. »

    Michel de Montaigne va jusqu’à faire l’éloge de Sparte et de sa morale rigide, contre Athènes et sa culture, son sens de l’économie : on est là dans une approche très différente de l’humanisme.

    Il puise dans l’humanisme un style « romain », et encore s’agit-il de la Rome du début, dans l’esprit conquérant, avec une administration solide, un État fort, tel un rouleau compresseur.

    Voici comment Michel de Montaigne, dans le style des Essais, s’appuie sur des exemples de l’antiquité pour justifier son raisonnement :

    « Quand Agésilas convie Xénophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou dialectique, mais pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit ; à savoir la science d’obéir et de commander.

    Il est très plaisant de voir Socrate, à sa mode, se moquant de Hippias qui lui récite comment il a gagné, spécialement en certaines petites villettes de la Sicile; bonne somme d’argent à régenter; et qu’à Sparte il n’a gagné pas un sol : que ce sont gens idiots, qui ne savent ni mesurer ni compter, ne font état ni de grain ni de rythme, s’amusant seulement à savoir la suite des rois, établissements et décadences des Etats, et tels fatras de comptes.

    Et au bout de cela Socrate; lui faisant avouer par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement public, l’heur et vertu de leur vie, lui laisse deviner la conclusion de l’inutilité de ses arts. »

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne et le rôle décisif de Jacques Amyot

    Michel de Montaigne appartient au camp des politiques, qui entendent préserver la loyauté et la légitimité du régime face à tout trouble ; l’État prime sur tout. À ce titre, Michel de Montaigne n’est pas un réel humaniste : s’il était conséquent, il prendrait partie pour les calvinistes, qui représentent le camp du progrès.

    La bourgeoisie prétend souvent que Michel de Montaigne serait le seul « intellectuel » d’une période barbare, un naïf parlant de lui-même ; c’est ce que formula par exemple Voltaire au XVIIIe siècle, le présentant comme suit :

    « Un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un siècle d’ignorance, philosophe parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé. »

    Qualifier de « siècle d’ignorance » celui où émerge le calvinisme est absolument absurde. On ne peut présenter ainsi Michel de Montaigne que si on nie le calvinisme et qu’on ne retient que deux fractions : les catholiques et les politiques, en considérant comme Henri IV que les politiques sont le bon camp.

    Au sujet de  Michel de  Montaigne, on devrait dire en réalité qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois ; il est grand par rapport aux catholiques, mais petit par rapport aux calvinistes qui eux portent alors le progrès en France.

    Voici justement comment il fait référence à un épisode où un catholique, devant être assassiné, fait preuve de charité, témoignant de la « supériorité » de sa propre religion, alors qu’en fait ce qui est mis en avant c’est l’esprit magnanime au nom de la raison d’État, en raison du nécessaire refus des factions :

    « Jacoues Amyot, grand aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l’honneur d’un prince des nôtres (et nôtre était-il à très bonnes enseignes, encore que son origine fût étrangère), que durant nos premiers troubles, au siège de Rouen, ce prince ayant été averti par la reine, mère du roi, d’une entreprise qu’on faisait sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres de celui qui la devait conduire à chef, qui était un gentilhomme angevin ou manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet avertissement ;

    mais, se promenant lendemain au mont Sainte-Catherine, d’où se faisait notre batterie à Rouen (car c’était au temps que nous la tenions assiégée), ayant à ses côtés ledit seigneur grand aumônier et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme qui lui avait été remarqué, et le fit appeler.

    Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant déjà pâlir et frémir des alarmes de sa conscience :

    « Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et votre visage le montre.

    Vous n’avez rien à me cacher, car je suis instruit de votre affaire si avant, que vous ne feriez qu’empirer votre marché d’essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et telle (qui étaient les tenants. et aboutissants des plus secrètes pièces de cette menée) ; ne faillez sur votre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. »

    Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avait été découvert à la reine par l’un des complices), il n’eut qu’à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut jeter; mais il l’en garda, suivant ainsi son propos :

    « Venez çà ; vous ai-je autrefois fait déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine particulière? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ? »

    Le gentilhomme répondit à cela d’une voix tremblante, que ce n’était aucune occasion particulière qu’il en eût, mais l’intérêt de la cause générale de son parti; et qu’aucuns lui avaient persuadé que ce serait une exécution pleine de piété, d’extirper, en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion. »

    Or, suivit ce prince, je vous veux montrer combien., la religion que je tiens est plus douce que celle de quoi vous faites profession.

    La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’ouïr, n’ayant reçu de moi aucune offense ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m’avoir voulu homicider sans raison.

    Allez vous-en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici ; et, si vous êtes sage, prenez dorénavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux-là. » »

    La référence à Jacques Amyot n’est nullement une anecdote qui devrait quelque chose au hasard : celui-ci a joué un rôle important pour l’affirmation des politiques. 

    Jacques Amyot,
    portrait par Léonard Gaultier.

    C’est Jacques Amyot (1513-1593) qui est celui qui a permis de fournir à Michel de Montaigne les armes idéologiques dont François Rabelais ne disposait pas. Il a en effet traduit les œuvres de Plutarque (46-125), dont la nature est évidemment à rapprocher des Essais. On a en effet deux types d’oeuvres :

    – d’un côté des biographies : est ainsi publiée en 1559 Les vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l’une avec l’autre par Plutarque ;

    – de l’autre des réflexions morales : en 1572 sont publiées les Œuvres morales de Plutarque.

    Les Essais sont précisément la combinaison d’exemples biographiques et de réflexions morales.

    En fait, Michel de Montaigne va littéralement s’appuyer – pour ne pas dire piller – les biographies traduites par Jacques Amyot pour établir son œuvre.

    Cette convergence ne doit pas surprendre.

    De la même manière que la famille de Montaigne est issue de la bourgeoisie rejoignant l’administration, Jacques Amyot a confondu sa vie avec l’État. 

    Il vient d’une famille pauvre, son père étant mégissier (c’est-à-dire un tanneur de peaux) et c’est sa liaison avec les rois qui fit sa fortune, lui-même en donnant une partie à son frère Jean qui deviendra ainsi conseiller à la Cour des Comptes.

    Précepteur des neveus de l’abbé de Saint-Ambroux, il se voit remis le bénéfice de l’abbaye de Bellezane à l’initiative de François Ier et en profite pour aller en Italie, à Venise, pour noter les manuscrits de Plutarque, à la Bibliothèque de Saint Marc.

    A son retour, il devient le précepteur de deux enfants d’Henri II, qui deviendront Charles IX et Henri III.

    Dans son parcours, il sera nommé évêque d’Auxerre, grand aumônier de France, commandeur de l’ordre du Saint-Esprit. 

    Il est même présent lors de l’assassinat des Guise par Henri III, épisode précédant l’avènement d’Henri IV ; c’est bien dire à quel point ce religieux est un membre de la faction royale.

    La pression de la faction catholique – la Ligue – qui s’ensuit est telle qu’il est par contre victime d’une excommunication, obligé de demander son absolution au légat du pape. Il se retire dans son diocèse, où il meurt en 1594.

    Michel de Montaigne va faire dans les Essais de multiples références à Jacques Amyot, saluant son importance capitale. Il dit ainsi, de manière solennelle au sujet de sa traduction de Plutarque :

    « Je donne, avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains français non seulement pour la naïveté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré (…), mais surtout je lui sais bon gré d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos pour en faire présent à son pays.

    Nous autres ignorants, nous étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier ; sa merci, nous osons à cette heure et, parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. »

    Plutarque, traduit par Jacques Amyot.

    Voici un autre passage tout à fait significatif du rôle de Jaques Amyot.

    Michel de Montaigne le salue pour avoir laissé les noms en latin, histoire de ne pas se perdre avec des traductions bancales en français.

    Toutefois, dans le prolongement de cela, il attaque directement le fait que les noms des aristocrates soient liés à leurs terres, car n’importe qui s’appropriant à un moment donné ces terres peut se prévaloir d’un prestige lié à une personne à laquelle il n’y a pourtant pas de liaison historique ou familiale.

    Outre que c’est cocasse, car la famille De Montaigne a acquis ce nom en achetant une terre, on voit ici que ce qui compte c’est la valeur d’une personne et non son appartenance familiale.

    On a ici une utilisation de l’honneur pour ainsi dire romain, de type étatique, contre la féodalité.

    « Item, je sais bon gré à Jacques Amyot d’avoir laissé, dans le cours d’une oraison française, les noms latins tout entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadencé française.

    Cela semblait un peu rude au commencement, mais déjà l’usage, par le crédit de son Plutarque, nous en a ôté toute l’étrangeté.

    J’ai souhaité souvent que ceux qui écrivent les histoires en latin, nous laissassent nos noms tous tels qu’ils sont : car, en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant pour les garber à la grecque ou à la romaine, nous ne savons où nous en sommes et en perdons la connaissance.

    Pour clore notre conte, c’est un vilain usage, et de très mauvaise conséquence en notre France, d’appeler , chacun par le nom de sa terre et seigneurie, et la chose du monde qui fait plus mêler et méconnaître les races.

    Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son apanage une terre sous le nom de laquelle il a été connu et honoré, ne peut honnêtement l’abandonner; dix ans après sa mort, la terre s’en va à un étranger qui en fait de même : devinez où nous sommes de la connaissance de ces hommes.

    Il ne faut pas aller querir d’autres exemples que de notre maison royale, où autant de partages, autant de surnoms; cependant l’originel de la tige nous est échappé. »

    La référence à Jacques Amyot témoigne ainsi de la nature anti-féodale de l’œuvre de Michel de Montaigne ; les Essais relèvent de l’idéologie des politiques, de la faction royale.

    >Sommaire du dossier