Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Jean Jaurès : deux devient un

    Le socialisme est pour Jean Jaurès non pas l’abolition de la propriété privée, mais sa généralisation : la bourgeoisie cesse d’en avoir le « monopole ». Jean Jaurès raisonne en termes d’individu, pas de classe ; il raisonne toujours du point de vue individuel, jamais selon les modes de production.

    Par conséquent, le communisme est chez Jean Jaurès une unification des antagonismes, comme chez Pierre-Joseph Proudhon pour qui deux devient un, à l’opposé de la dialectique. Au lieu d’avoir un qui devient deux, on a deux qui deviennent un, par un mouvement de réconciliation. C’est typiquement l’erreur française sur la dialectique, que Karl Marx notait de manière acerbe au sujet de Pierre-Joseph Proudhon.

    Jean Jaurès en 1911.

    Voici comment Jean Jaurès manie cette « dialectique » à la française, où « deux devient un », où les contradictions se voient « unies » au lieu d’être dépassées :

    « Sans doute, si la propriété collective était imposée arbitrairement aux sociétés par une puissance extérieure à elles, si elle s’installait selon les lois de la conquête, elle déprimerait les activités.

    Mais si elle est réalisée par l’accord du mouvement capitaliste et de la force ouvrière, si elle est préparée à la fois par l’action inconsciente de la bourgeoisie et par l’action consciente du prolétariat, si elle surgit ainsi au point où convergent l’œuvre d’une classe et l’effort de l’autre, comment pourrait-elle neutraliser les énergies humaines, les forces historiques dont elle sera l’expression suprême ?

    Les deux classes, la classe bourgeoise et la classe ouvrière, qui déchirent de leur antagonisme la société d’aujourd’hui, seront, par l’avènement du communisme, également, quoique diversement, victorieuses.

    Le prolétariat aura échappé à la servitude économique, il aura conquis le droit de copropriété sociale qui l’émancipera à jamais, et il s’emploiera à obtenir du système de production unifié un large bien-être pour tous.

    Victoire sur la servitude ! Victoire sur la misère ! Victoire sur la haine ! Mais la bourgeoisie aussi, jusqu’en sa défaite de classe, sera victorieuse.

    Elle perdra à coup sur le monopole de la propriété, les joies égoïstes de la domination et l’étrange assaisonnement que la souffrance du pauvre mêle parfois aux plaisirs du riche. À coup sûr aussi, elle sera sollicitée par plusieurs de ses fils à une résistance désespérée.

    Mais, vaincue enfin, elle comprendra pour la première fois le sens plein de son effort passé. Elle prendra conscience de l’œuvre qu’inconsciemment elle accomplissait.

    Elle verra dans l’unité socialiste, dans l’ordre communiste hospitalier à tous les hommes la noble fin humaine qu’elle préparait, sans le savoir, par son activité illimitée, par son audace fiévreuse, par les incessantes révolutions techniques dont elle agitait et agrandissait l’industrie.

    Cette concentration capitaliste, qui n’était que le triomphe d’une classe, lui apparaîtra, après la Révolution, comme le germe de l’unité humaine. Les grandes découvertes des savants, qui naguère dans la société divisée produisaient des effets mêlés de bien et de mal, ajoutant à la puissance du capital, mais parfois aussi à la détresse des salariés, apparaîtront dans l’ordre nouveau comme des moyens assurés de bonheur commun.

    Ainsi la révolution sociale, en brisant la bourgeoisie, agrandira et ennoblira son œuvre : elle lui donnera une haute signification humaine, et c’est avec fierté que les fils des bourgeois pourront entrer dans l’ordre nouveau. Ils y retrouveront l’œuvre de leurs pères, dégagée de tout intérêt de classe, haussée à l’idéal humain, élargie à tous les hommes (…).

    Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées.

    C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.

    Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? »

    Socialisme et liberté, 1898

    Ce que Jean Jaurès appelle par conséquent socialisme, c’est en réalité ce qu’il considère comme une meilleure organisation, intégrant la bourgeoisie à niveau égal avec le prolétariat, par la généralisation de la petite propriété. La bourgeoisie n’est pas abolie, elle est intégrée :

    « En vérité, le patronat, tel que la société actuelle le fait, n’est pas une situation enviable, et ce n’est pas avec des sentiments de colère et de convoitise que les hommes devraient se regarder les uns les autres, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut être le prélude de la justice.

    Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple. »

    La Dépêche de Toulouse, mai 1890

    On est là dans une ligne entremêlant proudhonisme et idéalisme de type kantien : l’idéalisme à la recherche de l’idéal-type, de l’idéal moral, de l’idéal social.

    >Sommaire du dossier

  • Jean Jaurès : anticapitalisme romantique et éloge de la petite propriété

    Faisant l’apologie de l’enseignement comme base morale et idéologique du socialisme, Jean Jaurès prônait la fondation d’universités, de formations permanentes ; il voulait que les officiers ne passent pas que par des institutions militaires, mais par l’armée également.

    Cependant, cette conception montre la dimension inter-classiste de son « socialisme ». Inévitablement, Jean Jaurès est obligé d’élargir le champ de ceux qui profiteraient de son « socialisme ». Ce dernier est en effet un concept, une morale, un style, une approche, pas une idéologie ni la dictature du prolétariat et encore moins un mode de production.

    Le « socialisme » de Jean Jaurès est une évolution naturelle à une société « plus rationnelle ». Par conséquent, l’ennemi a tendance à être non pas la bourgeoisie (en tant que composante d’un mode de production), mais des forces obscures.

    Inévitablement, cet anti-capitalisme romantique aboutit à l’antisémitisme. Dans son article intitulé « La question juive en Algérie », datant de mai 1895, Jean Jaurès n’hésite pas à affirmer que :

    « Dans les villes, ce qui exaspère le gros de la population française contre les Juifs, c’est que, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques, ils accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique (…).

    En France, l’influence politique des Juifs est énorme mais elle est, si je puis dire, indirecte. Elle ne s’exerce pas par la puissance du nombre, mais par la puissance de l’argent. Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et, quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus. Ici, ils ont, en plus d’un point, la double force de l’argent et du nombre. »

    C’est une conception du monde « classique » de l’anticapitalisme romantique, faisant de Jean Jaurès un Eugen Dühring français. Tout comme Eugen Dühring, Jean Jaurès voit en le capitalisme un vol, une oppression, pas un mode de production fondée sur l’exploitation, la plus-value. Il aboutit inévitablement à une vision du monde antisémite.

    Voici ce qu’il pouvait dire dans un meeting, en 1898 :

    « Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. »
    (Discours au Tivoli)

    Dans la même logique, Jean Jaurès pouvait ainsi opposer la « bourgeoisie pauvre » au « capital anonyme», il pouvait dénoncer « les oligarchies oisives qui sont les souveraines du travail national ».

    Dans un élan tout à fait conforme à ce qui sera l’idéologie national-socialiste, il expliquait :

    « Nous voulons que toute existence humaine, allégée des misérables soucis mercantiles ou des terribles angoisses de la lutte pour la vie, soit une éducation continue, un incessant apprentissage du vrai. »
    (avril 1894)

    L’ennemi est « extérieur », il vient en quelque sorte « déranger » le travailleur, en le rendant soumis et dépendant, ce qui l’agresse : on a là un raisonnement tout à fait typique de l’anticapitalisme romantique.

    Le principe de l’éducation masque en réalité une vision petite-bourgeoise de prise de contrôle de l’État pour faire face à la grande bourgeoisie. Les travailleurs et leur idéal étaient le prétexte démocratique à cette démarche. Jean Jaurès, par contre, y croyait sincèrement, aussi au moment de l’affaire Dreyfusput-il s’opposer à l’antisémitisme, au nom justement de sa démarche « socialiste » générale.

    On peut en déduire que Jean Jaurès veut généraliser la petite propriété, que sa démarche relève du proudhonisme. Voici justement ce qu’il dit, dans un éloge du « collectivisme » comme…. généralisation de la petite propriété !

    « Et la propriété individuelle, au lieu d’être supprimée, est étendue et universalisée. D’innombrables familles pauvres, d’ouvriers et d’employés, de petits bourgeois, de négociants modestes, qui étaient condamnées à payer indéfiniment des loyers sur un salaire infime, ont la certitude, dans un délai assez court, d’arriver à la propriété effective de leur demeure, d’être affranchies de ces terribles échéances, qui sont pour tant de ménages une sorte de crise trimestrielle et comme une périodicité de désespoir.

    De plus, les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreurs au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres.

    Il y aura un immense progrès d’ensemble en même temps que toutes les familles arriveront, pour leur part et selon leur effort, à être propriétaires de l’immeuble ou de la portion d’immeuble occupé par elles.

    L’autre jour, [le député de gauche] M. Goblet, dans son très remarquable et très important discours de Saint-Mandé [à l’occasion de l’anniversaire de la proclamation de la première République], tout en faisant au socialisme des concessions assez larges et que nous sommes loin de dédaigner, se déclarait l’adversaire du collectivisme : « Bien loin disait-il, de vouloir abolir la propriété individuelle, nous voulons l’étendre ».

    Eh bien ! Il y a là un malentendu analogue à celui qui arme contre nous [le député de gauche] M. Lavergne.

    Si nous sommes collectivistes, c’est parce que le collectivisme, bien loin de détruire la propriété privée individuelle en ce qu’elle a de légitime, est le seul moyen aujourd’hui non seulement de l’étendre, mais de l’universaliser. »

    C’est là un point de vue tout à fait conforme au proudhonisme, nullement au programme social-démocrate élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels.

    >Sommaire du dossier

  • Jean Jaurès et l’éducation laïque comme base du socialisme

    Jean Jaurès croit donc en la « République » comme forme neutre, utilisable pour le socialisme. Mais comment voit-il les choses concrètement, à défaut d’en élaborer la théorie ? Tout simplement, il s’imagine que cela se réalisera par l’enseignement; dans la même démarche que Victor Hugo, il voit la solution en l’éducation.

    Or, le problème est bien entendu que l’éducation dépend jusqu’à présent de couches sociales liées à la bourgeoisie et à l’aristocratie, à l’Eglise. D’où les campagnes de Jean Jaurès : d’abord celle, qui triomphera, en faveur de la laïcité à l’école.

    Ensuite, mais la démarche échouera, en faveur de la liaison organique des écoles primaires avec les communes, afin de casser l’hégémonie de l’idéologie cléricale-réactionnaire.

    C’est un point de vue ultra-démocratique, un municipalisme social. Voici comment Jean Jaurès présente cela :

    « Je crois que nous devons nous préoccuper, lorsque l’heure sera venue, d’assurer et de régler, en matière d’enseignement primaire, le droit des communes (…).

    Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition, qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux, mais aux dogmes philosophiques ; non seulement au christianisme, mais au spiritualisme.

    Eh bien, en religion, vous pouviez résoudre la difficulté et vous l’avez résolue : l’enseignement public ne doit faire appel qu’à la raison ; et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut elle-même de l’enseignement primaire. Vous nous dites tous les jours que c’est nous qui avons chassé Dieu de l’école, je vous réponds que c’est votre Dieu qui ne se plaît que dans l’ombre des cathédrales. (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche. — Interruptions à droite.)

    En religion, nous pouvons nous taire sans abdiquer ; nous n’avons qu’un devoir, c’est de ne pas introduire, dans l’école, nos agressions personnelles, qui peuvent être offensantes et qui sont inutiles, agressions constantes de la vérité scientifique contre vous (…).

    Je dis qu’il y a des grandes villes où les travailleurs se sont approprié les résultats généraux de la critique et de la science et que, dans ces grandes villes, le spiritualisme ne peut être la règle exclusive des esprits et le dogme scolaire.

    J’ajoute que, dans l’intérêt même de l’État qui ne peut pas aller au delà de l’opinion générale de la nation, vous devez permettre aux municipalités d’interroger, par certaines écoles communales, la conscience populaire, et de proportionner l’enseignement à cet état des esprits.

    (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche.)

    Que viens-je vous demander ? Une seule chose ; c’est qu’il y ait partout dans l’enseignement populaire une sincérité et une franchise absolues, que vous ne dissimuliez rien au peuple, que là où le doute est mêlé à la foi, vous produisiez le doute, et que, quand la négation domine, elle puisse se produire librement.

    Voilà les simples idées que je viens apporter à la tribune. Je crois qu’elles sont conformes à la pure doctrine du parti républicain.

    Je crois qu’il est impossible à l’État d’assumer à lui tout seul la charge de l’éducation populaire ; je crois qu’il ne peut pas traduire dans cet enseignement tout ce qui, dans la conscience humaine, peut surgir de neuf et de hardi, et que la loi doit laisser le soin de traduire ces sentiments nouveaux aux représentants élus des grandes villes, aux municipalités.

    (Applaudissements sur les mêmes bancs à gauche.) »

    Chambre des députés, octobre 1886

    Ce point de vue de Jean Jaurès est systématique, complet, et il l’oppose par conséquent à la démarche révolutionnaire, à la violence révolutionnaire.

    L’éducation est à ses yeux la seule voie naturelle, propre à la « république ». La violence est forcément, selon lui, liée au chaos social, et donc pas au « socialisme ».

    Voici comment il exprime sa conception :

    « Déjà, il n’est que trop aisé de le voir, des ferments de colère et d’impatience s’accumulent au cœur des travailleurs d’élite, qui ont rêvé l’émancipation de leur classe.

    Et s’ils s’irritent ainsi et sont parfois tentés de déserter les voies légales, ce n’est pas seulement parce que les réformes promises ne sont pas réalisées, parce que la liberté des syndicats n’est pas protégée, et que même la liberté politique des travailleurs est violée par de malfaisantes tyrannies, parce que rien encore de décisif n’a été fait, ni pour la réglementation du travail épuisant, ni pour l’organisation des retraites.

    Non, ce qui les irrite le plus, c’est que, parmi les travailleurs eux-mêmes, il en est d’inertes, d’accablés, qui ont parfois des sursauts de violence, mais qui n’ont pas la force de penser avec suite à l’avenir et de le préparer avec fermeté.

    Et alors, ils sont tentés parfois par le désespoir, et ils songent tout bas à recourir à la force, suprême ressource des minorités résolues. Mais leur courage se raffermit et leur sagesse se réveille quand ils se disent : « Patience ! il y a au moins, dans notre société engourdie ou inique, une force qui travaille pour nous : c’est l’enseignement donné au peuple ; les esprits seront excités ; les consciences seront redressées ; nos enfants vaudront mieux que nous ; il n’y aura en eux ni indifférence, ni servilisme ; et ils travailleront tous, avec ensemble, à l’émancipation sociale qui se refuse aujourd’hui aux efforts isolés des meilleurs d’entre nous. »

    Mais si la République, se trahissant elle-même, permettait à l’esprit clérical de pénétrer et de s’étendre à nouveau dans l’enseignement des travailleurs, si elle ne lui disputait pas et ne lui arrachait pas peu à peu tous les enfants du peuple ; si l’école, au lieu d’éveiller les esprits à la liberté et, par elle, à la justice, les façonnait à la routine, à la soumission irraisonnée, à l’acceptation passive des formules dictées par les puissants ; si, au lieu d’être le vestibule des temps nouveaux, elle redevenait l’antichambre des servitudes anciennes ; si l’instrument unique de libération était un instrument d’oppression, alors, certainement, dans les cœurs les plus ardents et les plus nobles, les grands espoirs trompés tourneraient en de déplorables violences.

    Si donc nous ne voulons pas que la violence aveugle, abominable, d’autant plus abominable qu’elle jette parfois au crime des hommes bons, se mêle aux revendications sociales du peuple, il faut avant tout maintenir, ou plutôt développer l’enseignement laïque. Il est la seule voie ouverte au progrès pacifique et légal. »

    La Dépêche de Toulouse, août 1892

    Ainsi, au même moment où Jean Jaurès qui est le chef de file du « socialisme français » prône l’enseignement laïque comme « voie ouverte » au socialisme, les social-démocraties allemande, autrichienne et tchèque organisent les masses sur la base du marxisme et de la nécessité historique de la dictature du prolétariat.

    >Sommaire du dossier

  • Jean Jaurès :un «socialisme français» à gauche de Clemenceau

    Jean Jaurès n’est pas un intellectuel organique, un dirigeant révolutionnaire né sur le terrain de la lutte des classes, en se fondant sur les principes prolétariens scientifiques les plus avancés de son époque. Il le dit lui-même, ce qu’il veut c’est un « socialisme français ». Voici comment il l’exprime, dans ce qui est en quelque sorte le manifeste du jauressisme :

    « Il y a à l’heure présente, après tous les congrès internationaux, un socialisme européen, un socialisme universel, qui repose sur les principes essentiels du collectivisme.

    Il faut que ce socialisme universel soit adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays.

    Il faut que dans le socialisme universel il y ait un socialisme français, ayant sa physionomie propre et son autonomie, comme la France a, dans l’humanité, sa physionomie propre et son autonomie.

    Le socialisme français est déjà constitué et il sera de plus en plus caractérisé par ces trois traits :

    1) Il sera passionnément républicain ; jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ;

    2) Il sera tout à la fois scientifique et idéaliste. Il ne se bornera pas, comme Marx l’a fait, à constater que l’abolition du régime capitaliste est inévitable, il démontrera en outre qu’elle est juste.

    Certes, cette affirmation, cette démonstration de justice ne suffira point à désarmer les intérêts hostiles, les privilèges iniques. Il y faudra l’organisation puissante du prolétariat tout entier : prolétariat ouvrier, prolétariat paysan, prolétariat intellectuel.

    Mais en démontrant que notre socialisme collectiviste répond non seulement aux nécessités historiques, mais à l’idée de justice, nous pourrons sans doute grouper autour du prolétariat quelques unes des consciences les plus nobles et les plus hardies de la bourgeoisie et ainsi adoucir l’évolution, ménager les transitions, amortir les chocs. En tout cas, nous jetterons au moins un doute dans la conscience de nos adversaires, et ce sera là, pour eux, une grande faiblesse ;

    3) Enfin, et ceci est décisif, le socialisme français s’appliquera, avec une énergie particulière, à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel. »
    (la Dépêche de Toulouse, septembre 1893)

    Jean Jaurès,
    photo de Nadar, 1898.

    Jean Jaurès est un défenseur de la petite propriété privée généralisée et un ennemi du marxisme : voilà les faits tout simples. Jean Jaurès est à la base un républicain, qui devient « socialiste » suite à la grève des mineurs de Carmaux en 1892. Cette grève visait à ce que soit réintégré Baptiste Calvignac, leur secrétaire syndical, suite à son élection en tant que maire.

    Malgré l’envoi de la troupe et des emprisonnements pour être rentrés dans le bureau du directeur, la grève est un succès. Le soutien effectué par Jean Jaurès lui valut d’être élu député du Tarn en tant que socialiste indépendant, lors de l’élection partielle du 8 janvier 1893.

    En 1894, Calvignac fut suspendu et finalement révoqué pour un an sur la base d’un prétendu impair dans la révision des listes électorales. Il sera réélu en 1896, alors qu’en 1895 une grande grève eut lieu dans le secteur de la verrerie cette fois. L’envoi de troupes et d’ouvriers en remplacement, ainsi qu’un simulacre d’attentat contre le patron organisé par ce dernier, fit que la grève fut un échec.

    Un autre échec fut la grève de 1906, suite à la plus importante catastrophe minière d’Europe, entre Courrières et Lens, où 110 kilomètres de galeries furent soufflés, faisant plus de 1000 personnes tuées. La grève qui s’ensuivit fit face à 20 000 soldats envoyés par le ministre de l’intérieur Georges Clemenceau (1841-1929), qui déplaça également 40 000 soldats à Paris afin d’encadrer le premier mai.

    Cette position permit à Georges Clemenceau un rapport de force suffisant et il devint chef du gouvernement la même année. La position de Jean Jaurès fut encore une fois d’être un soutien à la grève, mais encore et toujours sur une position « républicaine », tentant de convaincre Georges Clemenceau le radical (c’est-à-dire le centriste) de soutenir le mouvement.

    Au parlement, on put ainsi assister à cette scène :

    «  – Jean Jaurès : Je dis que toutes les fois qu’avec cette admirable vigueur de dialecticien et de polémiste vous avez pris à partie le socialisme et les socialistes, quand vous avez été jusqu’à dire à cette tribune que vous vouliez être contre eux, contre nous, les défenseurs de la classe ouvrière, je dis qu’à ce moment, dans la manifestation qui visait droit et au cœur le socialisme même, vous avez été soutenu par la droite.

    – Clemenceau : Vous n’êtes pas le socialisme à vous tout seul.

    – Jean Jaurès : Ne jouez pas sur les mots. Il y a ici un parti socialiste.

    – Clemenceau : Il y a des socialistes en dehors de ce parti. Vous n’êtes pas le bon Dieu. (On rit)

    – Jean Jaurès : Vous, monsieur le ministre, vous n’êtes même pas le diable. (Rires)

    – Clemenceau : Vous n’en savez rien. (…)

    – Jean Jaurès : Personne ne peut échapper à sa part de responsabilité, et si nous faisions échouer, par un parti pris d’intransigeance ou par un formalisme quelconque, une réforme prête à aboutir, c’est sur nous que vous auriez le droit d’en faire porter la responsabilité.

    Jusque-là, nous sommes juges de nos moyens d’action et de notre tactique, et je ne vous dis qu’une chose : c’est que, républicains aussi passionnément que socialistes réformateurs et réalistes aussi profondément par notre méthode que nous sommes révolutionnaires par notre objet, qui est la transformation totale de la société , nous nous associerons pleinement à tout effort de réforme, à condition qu’il soit sérieux, qu’il soit efficace, qu’il ne soit pas un trompe-l’œil, mais qu’il soit une réalité : c’est à vous à décider. »
    (discours à la Chambre des députés, juin 1906)

    Manuel Valls, avant de devenir ministre de l’intérieur puis premier ministre de François Hollande, avait participé en 2010 au document « La gauche et le pouvoir Juin 1906 : le débat Jean Jaurès-Georges Clémenceau ». Il y prenait le parti de Georges Clémenceau, dans un article intitulé « Sisyphe plutôt que Prométhée », en expliquant :

    « Peut-on être de gauche et avoir pour modèle celui qui aimait se présenter comme le « premier flic de France » ? (…) Contre tous les champions de la grève générale, Clemenceau n’a-t-il pas eu raison sur un point essentiel, à savoir que l’Etat républicain reste, in fine, le seul cadre possible de toute réforme sociale ? (…)

    Je récuse toute opposition entre l’ordre et la réforme sociale. Je crois, au contraire, en la célèbre formule d’Auguste Comte : « l’ordre pour base ; le progrès pour but ». Imaginer atteindre le second en faisant l’économie du premier est une illusion à laquelle toutes les gauches feraient bien de renoncer.

    Certains objecteront sans doute qu’il faut distinguer entre différentes formes d’ordre ; qu’il y a celui que l’on subit (l’ordre bourgeois) et celui que l’on veut (l’ordre socialiste) ; que le premier doit être brisé pour permettre d’établir le second ; que seul ce dernier est le garant du progrès social… Je leur répliquerai qu’en France, du temps de Clemenceau comme du nôtre, je ne vois moi qu’une seule forme d’ordre, l’ordre républicain, construit sur les lois votées par un Parlement élu au suffrage universel direct.

    Et je ne vois aucune raison pour qu’il ne s’applique pas toujours dans le cadre d’une démocratie libérale. (…)

    Alors que tant de rêves se sont brisés au cours du siècle passé, la gauche est aujourd’hui contrainte de limiter son ambition à « l’optimisme du possible ». L’échec de toutes les tentatives prométhéennes a brouillé le sens de l’Histoire et abîmé l’idée même de Progrès. Nul n’attend plus qu’une avant-garde éclairée ne découvre le chemin du bonheur universel. La défiance envers l’action collective atteint une telle proportion qu’elle menace même les fondements de notre pacte social.

    Pour surmonter ce désarroi et ranimer l’espérance, il n’est d’autre choix que celui d’une courageuse lucidité. La gauche doit désormais être inspirée, avant tout, par une « éthique de la responsabilité ».

    Elle ne peut plus garder pour seuls viatiques des certitudes idéologiques qui sont, en réalité, autant d’œillères. C’est en se confrontant à la réalité et non en cultivant des illusions qu’elle retrouvera des marges pour l’action.

    C’est cette vérité essentielle que Clemenceau voulait signifier lorsqu’il répondit à Jean Jaurès par cette formule superbe : « sans doute, vous me dominez de toute la hauteur de vos conceptions socialistes. Vous avez le pouvoir magique d’évoquer de votre baguette des palais de féerie.

    Moi, je suis le modeste ouvrier des cathédrales, qui apporte obscurément sa pierre à l’édifice auguste qu’il ne verra jamais. Au premier souffle de la réalité, le palais de féerie s’envole, tandis qu’un jour, la cathédrale républicaine lancera sa flèche dans les cieux ».

    Le « cas Georges Clemenceau » est finalement typique des inhibitions de la gauche à l’égard du pouvoir. »

    Jean Jaurès fut ainsi quelqu’un à gauche de Georges Clemenceau : ce dernier voulait gérer au mieux, Jean Jaurès comptait lui pousser le mouvement vers un « idéal » socialiste – sans pour autant avoir jamais donné de base scientifique à sa conception.

    >Sommaire du dossier

  • Jean Jaurès et la «paix» comme produit naturel du capitalisme

    Jean Jaurès n’a jamais dit « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». C’est une citation erronée, doublement même puisque non seulement elle ne résume pas la pensée de Jean Jaurès, mais aussi, elle exprime le point de vue contraire de celui-ci. L’erreur provient de l’assassinat de Jean Jaurès, devenu un martyr pour la paix.

    Voici déjà ce qu’a en réalité dit Jean Jaurès :

    « […] tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître toujours d’un hasard toujours possible […]. Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

    Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité.

    Et voila pourquoi si vous regardez non aux intentions qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le Parti socialiste est, dans le monde, aujourd’hui, le seul parti de la paix. »

    Chambre des communes, mars 1895

    Jean Jaurès parle de « société violente et chaotique », il n’utilise pas le concept de capitalisme, et pour cause. Dans les faits, c’est un ultra-démocrate qui considère qu’il existe une tendance en quelque sorte naturelle à la paix et au socialisme, par le capitalisme lui-même. Jean Jaurès a ainsi une position qui correspond à celle de la droite de la social-démocratie allemande.

    C’est précisément pour cela qu’il a eu cette position en 1914. Voici ce qu’il dit dès 1911, recevant à l’assemblée l’approbation ironique des rangs de la droite :

    « De plus en plus les intérêts se diversifient, se mobilisent, se mêlent, s’enchevêtrent ; par-dessus les frontières des races et par- dessus les frontières des douanes travaillent les grandes coopérations du capitalisme industriel et financières (Très bien ! Très bien !) et les banques, les grandes banques s’installent derrière les entreprises, elles les commanditent, elles les subventionnent, et en les commanditant, en les subventionnant, elles les coordonnent ; et comme elles subventionnent en même temps les succursales lointaines dans tous les pays et par-delà les mers, voila que la puissance des banques se dresse, coordonnant les capitaux, enchevêtrant les intérêts de telle sorte qu’une seule maille de crédit déchirée a Paris, le crédit est ébranlé à Hambourg, à New York, et qu’il se fait ainsi un commencement de solidarité capitaliste, redoutable quand elle est manœuvrée par des intérêts inférieurs, mais qui, sous l’inspiration de la volonté commune des peuples, peut devenir à certaines heures une garantie pour la paix.

    (Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.)

    M. Jules CELS.- Vous voilà capitaliste, alors ?

    M. Jean Jaurès. – Oh, comme vous nous connaissez mal, comme vous ne savez rien de nos doctrines, rien ! (Applaudissements à l’extrême-gauche.)

    Ce que je vous dis là, c’est le résumé affaibli des doctrines toujours par nous formulées, c’est le résumé affaibli de l’œuvre magistrale que publiait, il y a quelques mois, un disciple de Marx, Hilferding, dans une œuvre de premier ordre sur le capital et la finance.

    Il montrait que la banque, la grande banque, coordonnant et organisant les capitaux, permettait, par cette action internationale, de répartir entre les divers pays producteurs, en proportion de leur production et de leur puissance de travail, les grands débouchés économiques du monde.

    Et c’est là qu’est le principe d’une expansion économique sans monopole territorial, sans monopole industriel, sans monopole de douane. »

    Discours à la Chambre des députés, 20 décembre 1911

    Cette logique d’un capitalisme qui peut se « rationaliser » correspond à sa vision « républicaine » des choses, sa vision de l’histoire du monde comme une évolution.

    Ainsi, quelques années plutôt, dans un article de l’Humanité, du 7 septembre 1905, intitulée « La patrie de M. de Mun », Jean Jaurès concluait de la manière suivante :

    « Il y a une page de lui [Rabelais], admirable, où il s’élève contre la guerre et où il propose de terminer par l’arbitrage les différends des peuples. Ces choses là, ce n’est point par signes et par gestes que Rabelais les a signifiées, mais dans le plus clair, le plus noble et le plus ferme langage.

    C’était déjà, dans le génie de la Renaissance française, la grande inspiration humaine de la Révolution. Vraiment, c’est du plus profond du génie de la France que nous appelons à l’universelle paix. »

    On a ainsi deux options morales, philosophiques, mais aucune analyse en termes d’économie, de mode de production. Voici maintenant ce que dit Jean Jaurès en 1914, juste avant son assassinat. Il s’agit d’un extrait du discours fait à Vaise le 25 juillet 1914, en soutien à une candidature SFIO, le précédent étant décédé.

    Ce qui est frappant, c’est l’absence absolue d’économie politique. La guerre est considérée comme une sorte de logique relevant de l’expansionnisme, et où le socialisme représente une sorte de « proposition » de paix découlant de manière naturelle de la République.

    « La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

    Eh bien! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.

    Vous avez vu la guerre des Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.

    Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie!

    Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.

    Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

    J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.

    Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »

    Il n’y a ici aucune radicalité, aucune analyse du mode de production. Jean Jaurès est clairement l’anti-Lénine ; alors que Lénine est le produit de la social-démocratie allemande authentique, Jean Jaurès est celui de l’idéalisme français.

    >Sommaire du dossier

  • Le jauressisme

    Jean Jaurès est entré au Panthéon en 1924 : c’est tout un symbole. Logiquement, comme symbole du pacifisme et du socialisme, il aurait dû être condamné par l’opinion publique outrancièrement nationaliste suite à la victoire de 1918.

    Son meurtrier Raoul Villain, fut d’ailleurs acquitté lors de son procès en 1919, après cinquante-six mois de détention préventive ; ce fut par conséquent la veuve de Jean Jaurès qui dût payer les frais du procès.

    Comment se fait-il alors que, dans le même contexte, Jean Jaurès put être porté aux nues par le même régime qui laisse libre son assassin ? C’est là une contradiction absolue qui, en fait, puise dans la figure même de Jean Jaurès, pour qui le socialisme consiste en la généralisation de la petite propriété privée à travers le capitalisme, par l’intermédiaire de la République.

    Jean Jaurès n’a, en théorie et en pratique, jamais été un « socialiste », c’est-à-dire un membre de la social-démocratie. Sa base idéologique, la même que le « socialisme français » dont il est à l’origine par ailleurs, n’a rien à voir avec le marxisme qui est lui la base historique de la social-démocratie réelle, historique, qui s’est développée en Allemagne, en Autriche et en Bohême-Moravie, et dont le programme de Hainfeld est un éminent exemple.

    Jean Jaurès
    vers 1892

    Lors du scandale de Panama, il oppose ainsi la « puissance de l’argent » à la République menacée par « un vieil ordre social qui est la corruption permanente » (discours à la Chambre des députés, mars 1893). C’est la « République » elle-même qui est la source du socialisme selon lui :

    « La vérité, c’est qu’en France même, dans notre France républicaine, le mouvement socialiste est sorti tout à la fois de la République, que vous avez fondée [Jean Jaurès s’adresse à la droite à l’Assemblée], et du régime économique qui se développe dans ce pays depuis un demi-siècle.

    Vous avez fait la République, et c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, vous l’avez faite indestructible, mais par là vous avez institué entre l’ordre politique et l’ordre économique dans notre pays une intolérable contradiction (…). La République politique doit aboutir à la République sociale. »
    (discours à la Chambre des députés, novembre 1893)

    Or, selon le marxisme, l’Etat est une superstructure, dépendant de l’infrastructure qui est le mode de production. Jean Jaurès a une conception totalement différente, donnant libre cours d’un côté à la gestion sociale du pays en « attendant » la révolution comme le fera Léon Blum, et de l’autre à la gestion planiste le plus tôt possible comme voudront le faire les néo-socialistes.

    Réformisme ou bien « socialisme fasciste » découlent inévitablement de la position de Jean Jaurès de voir une contradiction entre l’économie et l’Etat, puisque la « prise » de celui-ci est dans tous les cas l’objectif central, au lieu de sa destruction pour donner naissance à l’Etat socialiste, d’une toute autre nature.

    On attribue d’ailleurs souvent cette formule à Jean Jaurès: « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». C’est totalement erroné, car Jean Jaurès n’a jamais raisonné en terme de mode de production ; il ne pouvait donc pas dire cela du capitalisme. D’ailleurs, il soutenait la République et selon lui la République n’aboutit pas à la guerre, mais au socialisme, à travers le capitalisme. Il pensait donc en fait même le contraire de ce que dit la citation.

    En pratique, Jean Jaurès se croit ainsi pour le « socialisme », mais il est en fait un modernisateur, qui a contribué à écraser l’influence encore très grande des forces féodales dans la société et dans l’Etat. Le principe de « laïcité » va dans ce sens, tout comme le renforcement de lois sociales et de syndicats qui permettent d’aider le capitalisme se développant, de lui fournir un cadre de développement.

    La base idéologique de Jean Jaurès est donc à l’opposé même du marxisme et de la social-démocratie se développant à la même époque en Allemagne, en Autriche et en Bohême-Moravie.

    Jean Jaurès l’assume parfaitement d’ailleurs; voici comment il formule sa conception :

    « Quoi ! Les idéalistes de 1848 que vous [Jean Jaurès s’adresse ironiquement à un ministre] avez confondus en une même ironie, et les Pierre Leroux, et les Louis Blanc, et les Proudhon, et les Fourier avant eux, quoi ! Ils n’ont laissé aucune trace dans l’histoire et dans la réalité ! Mais tout le mouvement de nos idées, de nos passions, de nos controverses est sorti de leurs affirmations. »
    (discours à la Chambre des députés, juin 1906)

    Idées, passions, controverses puisées dans le « socialisme français », et nullement du socialisme scientifique de Karl Marx et Friedrich Engels : telle est la position de Jean Jaurès. Il en fera son drapeau.

    >Sommaire du dossier

  • Le structualisme pseudo-marxiste

    Les structuralistes, dans la plupart des cas, exprimant au moins une certaine attirance pour le marxisme. Il va de soi qu’il faut entendre ici un marxisme réduit à ses aspects sociaux et sa lecture historique, nullement le matérialisme dialectique. Dans certains cas, des affirmations structuralistes ont pu se faire prétendument sous la bannière du marxisme ou du néo-marxisme, tout au moins avec l’idée de le compléter.

    Le rapport centre-périphérie fut à ce titre un classique du structuralisme pseudo-marxiste ; c’est une interprétation « structurelle » qui a eu un grand succès dans la bourgeoisie intellectuelle. La vague des mouvements nationalistes-régionalistes identitaires dans les années 1970 est le produit direct de l’approche structuraliste.

    Il en va de même pour le tiers-mondisme ; on retrouve ici notamment les économistes argentin Raúl Prebisch et franco-égyptien Samir Amin. Ce dernier, faisant de l’impérialisme américain une structure, prônait ainsi récemment une « multipolarité », à partir d’un axe Paris – Berlin – Moscou s’étendant à Pékin et Delhi.

    Le Grec Nicos Poulantzas analysa de son côté l’État comme « structure » ; voici comment il définit l’État de manière structuraliste, dans Pouvoir politique et classes sociales, en 1968 :

    « Par mode de production on désignera non pas ce que l’on indique en général comme l’économique, les rapports de production au sens strict, mais une combinaison spécifique des diverses structures et pratiques qui, dans leurs combinaisons, apparaissent comme autant d’instance ou niveaux, bref comme autant de structures régionales de ce mode.

    Un mode de production, comme le dit de façon schématique Engels, comprend divers niveaux ou instances, l’économique, le politique, l’idéologique et le théorique, étant entendu qu’il s’agit là d’un schéma indicatif et que l’on peut opérer un découpage plus exhaustif (…).

    Ce qui distingue donc un mode de production d’un autre, et qui, par conséquent, spécifie un mode de production, c’est cette forme particulière d’articulation qu’entretiennent ses niveaux. »

    On retrouve là tant une incompréhension du matérialisme dialectique que de la notion même de mode de production, en tant que reproduction de la vie réelle. Cependant, le structuraliste se prétendant marxiste le plus connu est Louis Althusser.

    Louis Althusser

    Lorsque la frange radicale des étudiants de l’Union des Étudiants Communistes rejoignent la critique maoïste du révisionnisme, ils fondent l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes)en 1966, dont l’un des organes sera les Cahiers Marxistes-Léninistes.

    Mais cet organe existait déjà en 1964, en tant que publication du Cercle des étudiants communistes de l’École normale supérieure : à l’époque, les articles étaient signés individuellement, conformément à l’esprit universitaire intellectuel bourgeois.

    Et une partie des initiateurs de ces Cahiers le quittèrent pour fonder en mars 1966 les Cahiers pour l’analyse, du Cercle d’épistémologie de l’École Normale Supérieure.

    Cela signifie que la jeunesse qui rejoignit le maoïsme venait directement du structuralisme, les continuateurs prolongeant l’initiative au moyen des Cahiers pour l’analyse. Dans cette dernière revue, on trouve des textes de Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan et Jacques-Alain Miller, Georges Dumézil, Louis Althusser, Georges Canguilhem, ainsi que Michel Foucault et Jacques Derrida.

    Ces deux derniers auteurs seront par la suite les grandes figures de ce qui est appelé aux États-Unis la « French Theory », c’est-à-dire le post-structuralisme, tandis que Jacques Lacan deviendra la tête de proue de la psychanalyse renouvelée.

    Tout cela posait un problème majeur à l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes), car son dirigeant était Robert Linhart, un disciple de Louis Althusser. Si les Cahiers Marxistes-Léninistes se transforment, pour ses numéros 14 à 17 en 1966-1967, en simple vecteur de textes chinois, c’est le numéro 11 en avril 1966 qui est le signe de la rupture.

    Il consiste en effet en un long texte signé Louis Althusser, intitulé Matérialisme historique et matérialisme dialectique, extrait d’un ouvrage qui finalement ne sortira pas. Il suit directement le congrès d’Argenteuil de mars 1966 du Parti Communiste français où le néo-humanisme de Roger Garaudy triomphe.

    L’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes) naît directement de la critique des positions de ce congrès, suite à l’exclusion de l’Union des Étudiants Communistes du Cercle des étudiants communistes de l’École normale supérieure en raison de la publication du document « Faut-il réviser la théorie marxiste-léniniste ? ».

    Or, cela signifie que l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes) est né en étant formé par Louis Althusser, comme en témoigne en avril la publication du texte de celui-ci.

    Mais Louis Althusser n’accompagnera pas la rupture. Il restera dans le Parti Communiste français. Qui plus est, il est totalement sur le terrain du structuralisme. Son ouvrage principal, Lire le capital, publié en novembre 1965 en collaboration avec Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, est un manifeste structuraliste.

    Karl Marx aurait été un structuraliste avant l’heure ; ses écrits de jeunesse n’auraient aucun rapport avec la « pratique théorique » aboutissant à l’analyse du capitalisme. Louis Althusser explique ainsi :

    « De la même manière que nous savons, depuis Freud, que le temps de l’inconscient ne se confond pas avec le temps de la biographie, qu’il faut au contraire construire le concept du temps de l’inconscient pour parvenir à l’intelligence de certains traits de la biographie, de la même manière, il faut construire les concepts des différents temps historiques, qui ne sont jamais donnés dans l’évidence idéologique de la continuité du temps (qu’il suffirait de couper convenablement par une bonne périodisation pour en faire le temps de l’histoire), mais qui doivent être construits à partir de la nature différentielles de leur objet dans la structure du tout.

    Faut-il pour s’en convaincre encore d’autres exemples ?

    Qu’on lise les remarquables études de Michel Foucault sur l’ « histoire de la folie », sur la « Naissance de la clinique », et l’on verra quelle distance peut séparer les belles séquences de la chronique officielle, où une discipline ou une société ne font que réfléchir leur bonne, c’est-à-dire le masque de leur mauvaise conscience, – de la temporalité absolument inattendue qui constitue l’essence du procès de constitution et de développement de ces formations culturelles : la vraie histoire n’a rien qui permette de la lire dans le continu idéologique d’un temps linéaire qu’il suffirait de scander et couper, elle possède au contraire une temporalité propre, extrêmement complexe, et bien entendu parfaitement paradoxale au regard de la simplicité désarmante du préjugé idéologique.

    Comprendre l’histoire de formations culturelles telles que celle de la « folie », de l’avènement du « regard clinique » en médecine, suppose un immense travail non d’abstraction, mais un travail dans l’abstraction, pour construire, en l’identifiant, l’objet même, et construire de ce fait l’objet de son histoire. »

    Une telle approche – un marxisme purement théorique sans liaison avec l’Histoire, sans même parler avec l’évolution de la réalité matérielle comme totalité, de la nature – n’a aucun rapport avec le marxisme historiquement. C’est une interprétation spécifiquement française.

    Et il faut noter que, malheureusement, les jeunes révolutionnaires cherchant dans les pays occidentaux dans les années 1960 à réaffirmer le marxisme-léninisme, dans une option combattante, sont tombés dans le piège structuraliste en se focalisant sur la recherche d’une clef structurelle expliquant le « système ».

    >Sommaire du dossier

  • Le structuralisme,Georges Dumézil et le diagnostic «indo-européen»

    Le structuralisme s’est d’autant plus développé qu’il profitait des intellectuels bourgeois faisant carrière et à qui on donnait du prestige s’ils fournissaient une conception à la fois utile pour les connaissances, mais surtout sans encadrement historique, matériel.

    Un exemple très parlant de ce type de démarche est celle de Georges Dumézil (1898-1986), qui va développer la conception clairement racialiste des « fonctions tripartites indo-européennes ».

    Les sociétés des peuples indo-européens s’appuieraient, indépendamment de leur réalité, sur une division sociale en trois parties, trois castes suprêmes, les producteurs, les guerriers, les religieux.

    Tous les peuples indo-européens de l’antiquité, de la Grèce à l’Iran, mais cela y compris jusqu’à travers le moyen-âge, jusqu’à la révolution française même, porteraient ces « fonctions tripartites » dans leur mythologie et leur organisation sociale.

    En ce qui concerne l’Allemagne nazie, Georges Dumézil peut pareillement imaginer un prolongement « indo-européen », comme ici en 1939 dans Mythes et dieux des Germains :

    « Le troisième Reich pas eu créer ses mythes fondamentaux peut-être au contraire est-ce la mythologie germanique ressuscitée au XIXe siècle qui donné sa forme son esprit ses institutions une Allemagne que des malheurs sans précédent rendaient merveilleusement malléable ; peut-être est-ce parce il avait abord souffert dans des tranchées que hantait le fantôme de Siegfried qu’Adolf Hitler pu concevoir forger pratiquer une Souveraineté telle qu’aucun chef germain en connue depuis le règne fabuleux d’Odhin.

    La propagande néo-païenne dans Allemagne nouvelle est certes un phénomène intéressant pour un historien des religions : mais elle est volontaire, à quelque degré artificielle.

    Beaucoup plus intéressant en tout cas est le mouvement spontané par lequel les chefs et la masse allemande, après avoir éliminé les architectures étrangères, ont coulé naturellement leur action et leurs réactions dans des moules sociaux et mystiques dont ils ne savaient pas toujours la conformité avec les plus anciennes organisations les plus anciennes mythologies des Germains. »

    Il va de soi que Georges Dumézil ne participa pas à la Résistance.

    C’est Claude Lévi-Strauss, figure majeure du structuralisme, qui fera la réponse au discours de réception de Georges Dumézil à l’Académie française. On y lit ces propos hallucinés, où le structuralisme va tellement loin dans le subjectivisme qu’il bascule dans l’individualisme racialisé :

    « Passant à ce que les ethnologues appellent, dans leur jargon, les générations —1 et —2, je note que vous avez une fille sévrienne, agrégée et astrophysicienne qui épousa M. Hubert Curien (dont nous sommes nombreux à nous rappeler le passage à la tête du CNRS et de la Délégation générale à la Recherche). Un fils médecin psychanalyste ; et plusieurs petit-fils, l’un polytechnicien comme votre père, un autre artiste peintre, un troisième normalien comme vous, agrégé de mathématiques, et voyageur comme son arrière-grand-oncle le marin.

    Il est trop tôt pour savoir ce que fera le quatrième ainsi que votre arrière-petit-fils. Mais on peut déjà relever qu’à l’instar de la famille indo-européenne, la vôtre préserve bon nombre de traits invariants. »

    Un peu plus loin, Claude Lévi-Strauss fait allusion au structuralisme de Georges Dumézil :

    « Pour qualifier ce corps de doctrines, un terme viendrait immédiatement à l’esprit si, en 1973, dans l’introduction au troisième volume de Mythe et Épopée, vous ne l’aviez rejeté avec une certaine brusquerie en annonçant que, pour prévenir toute équivoque, vous banniriez désormais les mots « structure » et « structural »de votre usage.

    Vous n’êtes pourtant pas allé jusqu’à les effacer de la seconde édition très remaniée de Mythe et Epopée I, parue en 1974.

    Je note aussi que les vocables proscrits continuent de couler des jours paisibles dans Mariages indo-européens, votre tout dernier livre. Davantage encore me rassure — et ce m’est une raison de plus pour vous en remercier — votre choix de celui, parmi vos confrères, à qui revient l’honneur de vous accueillir aujourd’hui.

    Il récuserait, s’il en était besoin, l’exploitation que des médiocres en mal de publicité ont voulu faire de votre résistance à vous laisser enrégimenter dans une école, à supposer, ce dont je doute, qu’une telle école ait jamais existé… »

    Puis vient l’éloge de la conception de Georges Dumézil, qu’il résume à une analyse structuraliste, dont le contenu est secondaire par rapport à sa nature de structure.

    « Unique par son inspiration, sa démarche et son ampleur, votre œuvre l’est aussi par la nature exceptionnelle des données qu’elle exploite. « Dans aucun autre cas, avez-vous noté, on n’a l’occasion de suivre, parfois pendant des millénaires, les aventures d’une même idéologie dans huit ou dix ensembles humains qui l’ont conservée après leur complète séparation. » (…)

    Toutes ces trouvailles, si riches et si fécondes, ne doivent pas faire oublier la vision d’ensemble, et à bien des égards prophétique, qui se dégage de votre œuvre. Car le problème qu’elle pose et sur lequel elle projette tant de lumières, c’est, en définitive, celui du rôle de l’idéologie dans la vie des sociétés humaines : idéologie dont, après des siècles voués à la raison triomphante, nous observons le foudroyant retour.

    En 1939, à la veille de la guerre, votre livre Mythes et dieux des Germains soulignait à quel point les chefs et la masse allemande ont, sans toujours s’en rendre compte, « coulé naturellement leur action et leurs réactions dans des moules sociaux et mystiques hérités d’un passé très lointain ».

    Nous sommes aujourd’hui témoins de phénomènes du même ordre en Iran et en Asie du Sud-Est.

    C’est sous la poussée d’idéologies que les peuples doutent d’eux-mêmes ou s’affrontent, que prolifèrent les sectes, que se réveillent les querelles religieuses.

    Pour insuffler un regain de vitalité à notre vieux continent affaibli par les guerres, les révolutions et les crises économiques, on s’inquiète même d’entendre çà et là des voix qui prônent un recours aux inspirations de l’âme indo-européenne.

    Nulle œuvre, mieux que la vôtre, ne peut mettre en garde contre ce genre d’illusion.

    Car cette idéologie indo-européenne dont vous avez minutieusement démonté les ressorts, vous savez qu’elle n’a survécu au cours des siècles et même des millénaires que comme une forme vide ; ou plutôt, une forme que les rêveries philosophiques, les prétentions dynastiques, et autres péripéties de l’histoire intellectuelle ou sociale, ont remplie à chaque époque de contenus différents. »

    C’est un excellent exemple de comment les positions structuralistes se répondent les unes aux autres, comme vision du monde en tant que telle.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Bourdieu et le diagnostic sociologue

    Le structuralisme utilise donc la déconstruction structuraliste du langage en linguistique pour la généraliser à tous les phénomènes sociaux, mentaux, culturels, économiques, etc. Tout est analysé selon l’angle de la recherche d’une structure.

    La question de la mise en perspective est ainsi toujours fondamentale dans le structuralisme. Il ne s’agit jamais d’une analyse visant une synthèse, mais toujours d’un regard posé, d’une lecture en termes d’approche, d’une vision opératoire.

    Pour cette raison, le structuralisme va de paire avec ce qui est appelé le « constructivisme » dans les pays anglo-saxons, c’est-à-dire une compréhension empiriste des relations humaines, ces dernières se formant sur le tas, niant la nature sociale ou culturelle pour tenter d’accéder à une lecture purement individuelle.

    Ainsi, si le structuralisme a toujours une prétention à avoir une dimension sociologique, une lecture en termes de système, il revient toujours à l’individu, considéré comme un « agent ».

    Pierre Bourdieu en 1969.

    Voici comment Pierre Bourdieu, dans Choses dites en 1987, expose cette perspective :

    « Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même (…) des structures objectifs indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations.

    Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs. »

    Pierre Bourdieu a joué un rôle central dans l’établissement de la sociologie comme méthode de « critique » de la société, au moyen du structuralisme ; il est une figure majeure de la bourgeoisie intellectuelle dans son rapport d’« analyse » de la société.

    Voici ce qu’il disait, en 1964, dans un ouvrage connu intitulé Les Héritiers :

    « Utilisateurs de l’enseignement, les étudiants en sont aussi le produit et il n’est pas de catégorie sociale dont les conduites et les aptitudes présentes portent davantage la marque des acquisitions passées.

    Or, comme nombre de recherches l’ont établi, c’est tout au long de la scolarité, et particulièrement lors des grands tournants de la carrière scolaire, que s’exerce l’influence de l’origine sociale : la conscience que les études (et surtout certaines) coûtent cher et qu’il est des professions où l’on ne peut s’engager sans un patrimoine, les inégalités de l’information sur les études et leurs débouchés, les modèles culturels qui associent certaines professions et certains choix scolaires (le latin, par exemple) à un milieu social, enfin la prédisposition, socialement conditionnée, à s’adapter aux modèles, aux règles et aux valeurs qui régissent l’École, tout cet ensemble de facteurs qui font que l’on y perçu comme tel, déterminent, toutes aptitudes égales d’ailleurs, un taux de réussite scolaire inégal selon les classes sociales, et particulièrement dans les disciplines qui supposent tout un acquis, qu’il s’agisse d’instruments intellectuels, d’habitudes culturelles ou de revenus. »

    La longueur de la seconde phrase va avec une pseudo découverte des différences sociales, qui sont ici sont non seulement individualisées, mais coupées de toute vision d’ensemble, c’est-à-dire du mode de production, des rapports entre les classes, de leur conscience en rapport avec le travail.

    Ici, la structure, c’est « l’héritage ». Le structuraliste sociologue cherche donc des structures, qui seraient des leviers sociaux anonymes qu’il faudrait éventuellement critiquer ou contrecarrer. C’est une lecture entièrement idéaliste et au service de la bourgeoisie intellectuelle.

    Voici un extrait de La reproduction, de 1970, où Pierre Bourdieu donne un exemple parlant de son approche :

    « L’analyse des transformations du rapport pédagogique confirme que toute transformation du système scolaire s’opère selon une logique où s’exprime encore la structure et la fonction propres de ce système.

    Le foisonnement déconcertant des conduites et des propos qui marque la phase aiguë de la crise de l’Université [avec mai 1968] ne doit pas incliner à l’illusion du surgissement ex nihilo d’acteurs ou d’actes créateurs : dans les prises de position les plus libres en apparence s’exprime encore l’efficacité structurale du système des facteurs qui spécifie les déterminismes de classe pour une catégorie d’agents, étudiants ou professeurs, définie par sa position dans le système d’enseignement (…).

    Tout oppose l’expérience de l’univers scolaire que prépare une enfance passée dans un univers familial où les mots définissent la réalité des choses à l’expérience d’irréalité que procure aux enfants des classes populaires l’acquisition scolaire d’un langage bien fait pour déréaliser tout ce dont il parle parce qu’il en fait toute la réalité : le langage « châtié » et « correct », c’est-à-dire « corrigé », de la salle de classe s’oppose au langage que les annotations marginales désignent comme « familier » ou « vulgaire » et, plus encore, à l’anti-langage de l’internet où les enfants originaires des régions rurales, affrontés à l’expérience simultanée de l’acculturation forcée et de la contre-acculturation souterraine n’ont de choix qu’entre le dédoublement et la résignation à l’exclusion. »

    Il n’y a ici aucune analyse de la substance de la réalité, de la nature du phénomène, seulement de son expression. Ce qui aboutit à des possibilités innombrables de pseudo-explication, où un aspect est stylisé comme forme majeure, absolue.

    Cette haine de la notion de totalité, de synthèse, est typique de la petite-bourgeoisie intellectuelle cherchant à s’intégrer dans le mode de production capitaliste, en se prétendant « réaliste », utile, etc.

    >Sommaire du dossier

  • Le structuralisme comme diagnostic

    Les formes structuralistes sont, de fait, innombrables ; il n’est pas un intellectuel bourgeois de la seconde moitié du XXe siècle qui n’ait pas, d’une manière ou d’une autre, été marquée par le structuralisme.

    Tout et n’importe quoi est interprété et surinterprété de telle manière à ce qu’un intellectuel puisse se poser en spécialiste, un découvreur de structure, un découvreur de « dynamique ». C’est le principe du « penseur », qui serait une sorte d’aventurier intellectuel, qui découvrirait des mines d’or intellectuelles cachées.

    Auteur de La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, publié en 1949, Fernand Braudel est tout à fait représentatif de cet esprit lorsqu’il explique dans la préface que :

    « On pensera qu’un exemple plus simple que la Méditerranée m’aurait sans doute mieux permis de marquer ces liens de l’histoire et de l’espace, d’autant qu’à l’échelle des hommes, la mer Intérieure du XVIe siècle est plus vaste encore qu’elle ne l’est aujourd’hui ; son personnage est complexe, encombrant, hors série. Il échappe à nos mesures et à nos catégories.

    De lui, inutile de vouloir écrire l’histoire simple : « il est né le… » ; inutile de vouloir dire, à son propos, les choses bonnement, comme elles se sont passées…

    La Méditerranée n’est même pas une mer, c’est un « complexe de mers », et de mers encombrées d’îles, coupées de péninsules, entourées de côtes ramifiées.

    Sa vie est mêlée à la terre, sa poésie plus qu’à moitie rustique, ses marins sont à leurs heures paysans ; elle est la mer des oliviers et des vignes autant que celle des étroits bateaux à rames ou des navires ronds des marchands, et son histoire n’est pas plus à séparer du monde terrestre qui l’enveloppe que l’argile n’est à retirer des mains de l’artisan qui la modèle.

    Lauso la mare e tente’n terro (« Fais l’éloge de la mer et tiens-toi à terre »), dit un proverbe provençal. »

    Et ce qui caractérise le structuralisme, c’est que c’est en apparence une méthode et non pas une vision du monde ; en ce sens, tous les structuralistes se dédouanent des faiblesses des autres, en prétendant chacun se limiter à leur propre champ d’activité.

    Il y a ici une prétention à l’objectivité sous une forme neutre, au nom du fait de se contenter d’une seule structure, même si en même temps et il y a ici une incohérence, il est expliqué que cette structure précise fait office de système.

    Clause Lévi-Strauss, en 1964 dans la Revue internationale des sciences sociales, justifie cela de la manière suivante :

    « La conscience apparaît ainsi comme l’ennemie secrète des sciences de l’homme, sous le double aspect d’une conscience spontanée, immanente à l’objet d’observation et d’une conscience réfléchie – conscience de la conscience – chez le savant. »

    Ce qui est donc frappant dans les ouvrages structuralistes, c’est qu’il est toujours expliqué que la notion principale utilisée pour désigner la structure censée être centrale est difficilement définissable, que ses contours ne sont pas bien délimités, qu’en fin de compte cela ne peut être que le début d’une réflexion, etc.

    C’est là à la fois un scepticisme bourgeois mais également un reflet du fait que le structuralisme n’est qu’une diversion, qu’il n’est en réalité qu’un discours.

    Michel Foucault, dans un entretien en avril 1967, justifie de la manière suivante la réduction de la pensée à un diagnostic d’un moment du réel.

    « – Le structuralisme n’est pas né récemment. Il en est question dès le début du siècle. Pourtant, on n’en parle qu’aujourd’hui. Pour le grand public, vous êtes le prêtre du « structuralisme ». Pourquoi ?

    – Je suis tout au plus l’enfant de chœur du structuralisme. Disons que j’ai secoué la sonnette, que les fidèles se sont agenouillés, que les incroyants ont poussé des cris. Mais l’office avait commencé depuis longtemps. Le vrai mystère, ce n’est pas moi qui l’accomplis. En tant qu’observateur innocent dans son surplis blanc, voici comment je vois les choses.

    On pourrait dire qu’il y a deux formes de structuralisme : la première est une méthode qui a permis soit la fondation de certaines sciences comme la linguistique, soit le renouvellement de certaines autres comme l’histoire des religions, soit le développement de certaines disciplines, comme l’ethnologie et la sociologie.

    Ce structuralisme-là consiste en une analyse non pas tellement des choses, des conduites et de leur genèse, mais des rapports qui régissent un ensemble d’éléments ou un ensemble de conduites ; il étudie des ensembles dans leur équilibre actuel, beaucoup plus que des processus dans leur histoire.

    Ce structuralisme a fait ses preuves au moins en ceci : il a permis l’apparition d’objets scientifiques nouveaux, inconnus avant lui (la langue, par exemple), soit encore des découvertes dans des domaines déjà connus : la solidarité des religions et des mythologies indo-européennes, par exemple.

    Le second structuralisme, ce serait une activité par laquelle des théoriciens, non spécialistes, s’efforcent de définir les rapports actuels qui peuvent exister entre tel et tel élément de notre culture, telle ou telle science, tel domaine pratique et tel domaine théorique, etc.

    Autrement dit, il s’agirait d’une sorte de structuralisme généralisé et non plus limité à un domaine scientifique précis, et, d’autre part, d’un structuralisme qui concernerait notre culture à nous, notre monde actuel, l’ensemble des relations pratiques ou théoriques qui définissent notre modernité.

    C’est en cela que le structuralisme peut valoir comme une activité philosophique, si l’on admet que le rôle de la philosophie est de diagnostiquer. Le philosophe a en effet cessé de vouloir dire ce qui existe éternellement.

    Il a la tâche bien plus ardue et bien plus fuyante de dire ce qui se passe. Dans cette mesure, on peut bien parler d’une sorte de philosophie structuraliste qui pourrait se définir comme l’activité qui permet de diagnostiquer ce qu’est aujourd’hui. »

    Michel Foucault ira par la suite plus loin, en cherchant une dynamique dans le réel à partir d’une structure. C’est une expression « désirante » de la politique qui va, avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze, former le post-structuralisme et sa déconstruction.

    Le structuralisme, lui, en reste au diagnostic.

    >Sommaire du dossier

  • Le structuralisme, Jacques Lacan, l’inconscient et l’œuvre écrite

    Le structuralisme s’est, dès le départ, largement tourné vers la psychanalyse. C’était inévitable, car il s’agit finalement d’un prolongement surtout de la phénoménologie d’Edmund Husserl, qui ramène tout phénomène à une saisie par la conscience.

    Le structuralisme baigne dans une atmosphère psychologisante ; c’est là quelque chose de spécifiquement français, dont Henri Bergson est le produit le plus connu, mais on peut également penser aux romans de Georges Bernanos.

    Les mots, dans leur rapport à la pensée, puis à la réalité, se voient attribuer une forme pratiquement magique. Le structuralisme s’appuie directement sur la notion de langage comme forme partant dans tous les sens et ayant pourtant un sens.

    La découverte de ce sens est la clef de ce que le structuraliste se donne comme tâche, s’appuyant sur un domaine particulier pour trouver une pseudo dynamique, cependant il va de soi que la question de l’esprit était central.

    Jacques Lacan

    Ce qui joue ici comme idéologie, ce n’est pas tant la psychanalyse d’ailleurs que le surréalisme et ses prédécesseurs symbolistes-décadentistes. L’oeuvre de Jacques Lacan puise dans Freud et la psychanalyse, mais de manière lyrique-délirante, avec de véritables shows où il s’agite en prononçant des phrases spectaculaires sans qu’un sens réel se dégage.

    Grande figure du structuralisme, Jacques Lacan considère à la fois que « l’inconscient est structuré comme un langage », et en même temps que tout discours relève de l’inconscient, non pas comme sous-produit mais directement comme parallèle.

    C’est là une vision en « double » tout à fait dans l’esprit du structuralisme, où la structure est « structurée » et en même temps « structurante ». Il dit ainsi :

    « Une œuvre écrite n’imite pas l’effet de l’inconscient. Elle en pose l’équivalent, pas moins réel que lui, de le forger dans sa courbure ; l’œuvre littéraire n’existe que dans la courbure qui est celle même de la structure (…). Elle en est le réel, et c’est en ce sens que l’œuvre n’imite rien. Elle est en tant que fiction, structure véridique. »

    Une œuvre d’art se voit, encore et toujours, comme avec Gérard Genette par exemple, attribué une valeur transcendante, une valeur en soi, découplé de l’époque, de la société, de l’histoire, de la matière.

    Ce qui compte encore et toujours, c’est la « structure » ; ici, chez Jacques Lacan, la psychanalyse permet de la découvrir et il devint, à ce titre, l’une des principales figures de la nouvelle psychanalyste, un courant portant directement son nom.

    Et il existe un va-et-vient permanent : le langage est l’inconscient, l’inconscient est le langage lui-même. Le psychanalyste n’est rien d’autre qu’un linguiste :

    « Voyez les hiéroglyphes égyptiens : tant qu’on a cherché quel était le sens direct des vautours, des poulets, des bonshommes debout, assis, ou s’agitant, l’écriture est demeurée indéchiffrable. C’est qu’à lui tout seul le petit signe “vautour” ne veut rien dire ; il ne trouve sa valeur signifiante que pris dans l’ensemble du système auquel il appartient. Eh bien ! les phénomènes auxquels nous avons affaire dans l’analyse sont de cet ordre-là, ils sont d’un ordre langagier.

    Le psychanalyste n’est pas un explorateur de continents inconnus ou de grands fonds, c’est un linguiste : il apprend à déchiffrer. »

    Jacques Lacan se fonde d’ailleurs directement et ouvertement sur le structuralisme linguistique pour justifier sa propre approche :

    « L’inconscient, à partir de Freud, est une chaîne de signifiants qui quelque part (sur une autre scène, écrit-il) se répète et insiste pour interférer dans les coupures que lui offre le discours effectif et la cogitation qu’il informe.

    Dans cette formule, qui n’est nôtre que pour être conforme aussi bien au texte freudien qu’à l’expérience qu’il a ouverte, le terme crucial est le signifiant, ranimé de la rhétorique antique par la linguistique moderne, en une doctrine dont nous ne pouvons marquer ici les étapes, mais dont les noms de Ferdinand de Saussure et de Roman Jakobson indiqueront l’aurore et l’actuelle culmination, en rappelant que la science pilote du structuralisme en Occident a ses racines dans la Russie où a fleuri le formalisme.

    Genève 1910, Pétrograd 1920 disent assez pourquoi l’instrument en a manqué à Freud.

    Mais ce défaut de l’histoire ne rend que plus instructif le fait que les mécanismes décrits par Freud comme ceux du processus primaire, où l’inconscient trouve son régime, recouvrent exactement les fonctions que cette école tient pour déterminer les versants les plus radicaux des effets du langage, nommément la métaphore et la métonymie, autrement dit les effets de substitution et de combinaison du signifiant dans les dimensions respectivement synchronique et diachronique où ils apparaissent dans le discours. »

    Jacques Lacan, avec ce positionnement, va être une figure incontournable de la scène intellectuelle bourgeoise des grandes métropoles mondiales.

    >Sommaire du dossier

  • Le structuralisme et le mythe comme «super langage»

    La conception ethno-différentialiste de Claude Lévi-Strauss est connue à travers des ouvrages ayant eu une énorme résonance universitaire et intellectuelle : Tristes Tropiques publié en 1955, La Pensée sauvage publié en 1962, Le Cru et le Cuit publié en 1964.

    Le premier est un récit personnel racontant comment la vocation d’ethnologue s’est ouverte à l’auteur ; il commence par une formule paradoxale en apparence :

    « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. »

    Car, en réalité, l’énorme succès de Tristes Tropiques tient à sa thématique, qui est la même que celle du régime de Pétain ou, plus précisément, que celle de Georges Bernanos. Il s’agit du rejet du monde moderne, de la civilisation dite occidentale, au nom d’une protection des différences.

    C’est un positionnement anti-universaliste total, au nom de l’ethno-différentialisme. C’est une agression caractérisée des valeurs humanistes, mais tout comme Aimé Césaire à l’époque, cela correspond à un état d’esprit de la bourgeoisie intellectuelle, prétendument anti-coloniale mais en réalité façonnant la formation d’une élite locale bureaucratique dans les pays colonisés ou décolonisés.

    Voici une illustration de l’approche ultra-réactionnaire de Claude Lévi-Strauss :

    « Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ?

    Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n’a certes pas réussi à les produire sans contrepartie.

    Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s’élaborent des architectures d’une complexité inconnue, l’ordre et l’harmonie de l’occident exigent l’élimination d’une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est infectée.

    Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité.

    Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt-mille ans d’histoire sont joués.

    Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur diversité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis.

    L’humanité s’installe dans la monoculture, elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comporte plus que ce plat. »

    Avec La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss théorise cette conception, qui se résume ainsi :

    « Il n’y a pas de civilisation « primitive » ni de civilisation « évoluée », il n’y a que des réponses différentes à des problèmes fondamentaux et identiques. »

    C’est là, bien entendu, en 1962, une attaque ouverte à la proposition communiste se posant alors au monde. Et cela est fait au nom d’une lecture structuraliste. Il y aurait une « pensée sauvage », une « pensée mythique », qui ne peut être vue que comme structure structurante. Le rôle du structuraliste est d’autant plus souligné…

    Claude Lévi-Strauss explique cela de la manière suivante :

    « De ce point de vue aussi, la réflexion mythique apparaît comme une forme intellectuelle de bricolage. La science tout entière s’est construite sur la distinction du contingent et du nécessaire, qui est aussi celle de l’événement et de la structure.

    Les qualités qu’à sa naissance elle revendiquait pour siennes étaient précisément celles qui, ne faisant point partie de l’expérience vécue, demeuraient extérieures et comme étrangères aux événements : c’est le sens de la notion de qualités premières.

    Or, le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : « odds and ends », dirait l’anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société.

    En un sens, le rapport entre diachronie et synchronie est donc inversé : la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements, alors que la science, « en marche » du seul fait qu’elle s’instaure, crée, sous forme d’événements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu’elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories.

    Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de deux stades, ou de deux phases, de l’évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides.

    Déjà, la physique et la chimie aspirent à redevenir qualitatives, c’est-à-dire à rendre compte aussi des qualités secondes qui, quand elles seront expliquées, redeviendront des moyens d’explication ; et peut-être la biologie marque-t-elle le pas en attendant cet accomplissement, pour pouvoir elle-même expliquer la vie.

    De son côté, la pensée mythique n’est pas seulement la prisonnière d’événements et d’expériences qu’elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu’elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s’était d’abord résignée à transiger. »

    On a ici affaire à un relativisme accompagné d’un éloge d’une lecture magique de la réalité. Cela va, par ailleurs, toujours avec une vision de l’art comme porteuse de transcendance. C’est là une caractéristique essentielle du structuralisme et le rapport avec l’art contemporain est évident.

    A ce sujet, dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss dit la chose suivante :

    « Le mythe suit le même parcoursmais dans l’autre sens : il utilise une structure pour produire un objet absolu offrant l’aspect d’un ensemble d’événements (puisque tout mythe raconte une histoire).

    L’art procède donc à partir d’un ensemble : (objet + événement) et va à la découverte de sa structure ; le mythe part d’une structure, au moyen de laquelle il entreprend la construction d’un ensemble : (objet + événement). »

    Claude Lévi-Strauss n’a alors qu’à produire des grilles d’analyses des mythes par des « structures ». Voici le tout début de l’ouvrage Le cru et le cuit :

    « Le but de ce livre est de montrer comment des catégories empiriques telles que celles de cru et de cuit, de frais et de pourri, de mouillé et de brûlé, etc., définissables avec précision par la seule observation ethnographique et chaque fois en se plaçant au point de vue d’une culture particulière, peuvent néanmoins servir d’outils conceptuels pour dégager des notions abstraites et les enchaîner en propositions. »

    L’œuvre de Claude Lévi-Strauss consiste alors en des pseudo-études de situations de peuples « primitifs », avec des mythes pris à un instant T décodés au moyen d’analyses structuralistes, c’est-à-dire en réalité totalement subjectivistes. La structure est supérieure à l’être humain, qui n’existe d’ailleurs plus que comme matière première de la structure, en quelque sorte.

    Aussi, dans Le Cru et le Cuit, Clause Lévi-Strauss affirme :

    « Nous ne prétendons pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu. »

    >Sommaire du dossier

  • Le structuralisme, Claude Lévi-Strauss et les mythes

    Claude Lévi-Strauss (1908-2009) est considéré comme l’un des plus grands intellectuels français de la seconde moitié du XXe siècle ; il est une figure intouchable systématiquement valorisé. Il est, au sens strict, le premier vrai porteur du structuralisme français des années 1960.

    Sa conception est, pourtant, ni plus ni moins que celle de l’ethno-différentialisme, maquillé en respect des autres cultures. Il est le socle même des théories racialistes modernes des partisans de la « déconstruction » ; un film hollywoodien comme Black Panther, qui présentent des noirs africains ultra-développés technologiquement mais restant entièrement tribaux-patriarcaux, s’appuie entièrement sur sa conception.

    Dès sa thèse en 1948, intitulée Les Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss théorise que la parenté repose sur une « alliance » structurale des différentes familles, dans un souci d’alliance. C’est l’idée d’une structure comme base de la famille et Claude Lévi-Strauss va prolonger sa perspective avec Anthropologie structurale, un recueil d’articles de 1958.

    Dans le chapitre La Structure des mythes, on peut lire une longue présentation de la perspective structuraliste :

    « Un mythe se rapporte toujours à des événements passés : « avant la création du monde, » ou « pendant les premiers âges, » en tout cas, « il y a longtemps. »

    Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que ces événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente.

    Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. Une comparaison aidera à préciser cette ambiguïté fondamentale. Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulement remplacé celle-là (…).

    Nous posons, en effet, que les véritables unités constitutives du mythe ne sont pas les relations isolées, mais des paquets de relations, et que c’est seulement sous forme de combinaisons de tels paquets que les unités constitutives acquièrent une fonction signifiante.

    Des relations qui proviennent du même paquet peuvent apparaître à intervalles éloignés, quand on se place à un point de vue diachronique, mais, si nous parvenons à les rétablir dans leur groupement « naturel, » nous réussissons du même coup à organiser le mythe en fonction d’un système de référence temporel d’un nouveau type et qui satisfait aux exigences de l’hypothèse de départ.

    Ce système est en effet à deux dimensions : à la fois diachronique et synchronique, et réunissant ainsi les propriétés caractéristiques de la « langue » et celles de la « parole. » Deux comparaisons aideront à comprendre notre pensée.

    Imaginons des archéologues de l’avenir, tombés d’une autre planète alors que toute vie humaine a déjà disparu de la surface de la Terre, et fouillant l’emplacement d’une de nos bibliothèques.

    Ces archéologues ignorent tout de notre écriture mais ils s’essayent à la déchiffrer, ce qui suppose la découverte préalable que l’alphabet, tel que nous l’imprimons, se lit de gauche à droite et de haut en bas. Pourtant, une catégorie de volumes restera indéchiffrable de cette façon. Ce seront les partitions d’orchestre, conservées au département de musicologie.

    Nos savants s’acharneront sans doute à lire les portées l’une après l’autre, commençant par le haut de la page et les prenant toutes en succession ; puis, ils s’apercevront que certains groupes de notes se répètent à intervalles, de façon identique ou partielle, et que certains contours mélodiques, apparemment éloignés les uns des autres, offrent entre eux des analogies.

    Peut-être se demanderont-ils alors, si ces contours, plutôt que d’être abordés en ordre successif, ne doivent pas être traités comme les éléments d’un tout, qu’il faut appréhender globalement.

    Ils auront alors découvert le principe de ce que nous appelons harmonie : une partition d’orchestre n’a de sens que lue diachroniquement selon un axe (page après page, de gauche à droite), mais en même temps, synchroniquement selon l’autre axe, de haut en bas. Autrement dit, toutes les notes placées sur la même ligne verticale forment une grosse unité constitutive, un paquet de relations.

    L’autre comparaison est moins différente qu’il ne semble. Supposons un observateur ignorant tout de nos cartes à jouer, écoutant une diseuse de bonne aventure pendant une période prolongée.

    Il voit et classe les clients, devine leur âge approximatif, leur sexe, leur apparence, leur situation sociale, etc., un peu comme l’ethnographe sait quelque chose des sociétés dont il étudie les mythes.

    Notre observateur écoutera les consultations, les enregistrera même sur un magnétophone pour pouvoir les étudier et les comparer à loisir, comme nous faisons également avec nos informateurs indigènes.

    Si l’observateur est suffisamment doué, et s’il recueille une documentation assez abondante, il pourra, semble-t-il, reconstituer la structure et la composition du jeu employé, c’est-à-dire le nombre de cartes – 32 ou 52 – réparties en quatre séries homologues formées des mêmes unités constitutives (les cartes) avec un seul caractère différentiel, la couleur. »

    Comme on le voit, c’est là une reprise directe de la conception de Ferdinand de Saussure, sorti de la linguistique pour être appliqué aux phénomènes culturels, interprétés ici de manière anthropologique.

    Claude Lévi-Strauss en 1973.

    C’est cela qui a fait de Claude Lévi-Strauss le grand théoricien du relativisme absolu dans le domaine des cultures, dans le rejet tant de l’histoire que de l’universalisme.

    >Sommaire du dossier

  • Le point de rupture du structuralisme

    Cette irruption du structuralisme proposé par Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson va développer une vague intellectuelle sans pareil. Michel Foucault pouvait constater dès mai 1966 que :

    « Le point de rupture s’est situé le jour où Lévi-Strauss pour les sociétés et Lacan pour l’inconscient, nous ont montré que le sens n’était probablement qu’une sorte d’effet de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et dans l’espace, c’était le système. »

    Michel Foucault

    On doit bien noter ici le caractère spécifiquement français du structuralisme, tout comme de la « French Theory », c’est-à-dire des continuateurs français l’ayant prolongé jusqu’à une philosophie de la post-modernité qui a eu un écho d’une résonance totale dans les universités américaines des années 1980-1990.

    Ce sont des penseurs français, pétris de la philosophie de René Descartes, de l’individualisme bourgeois le plus grand, qui ont développé le structuralisme.

    Ainsi, Claude Lévi-Strauss a appliqué le principe en anthropologie, Gérard Genette et Roland Barthes en littérature, Jacques Lacan en psychanalyse, Michel Foucault en politique, Louis Althusser en économie, Pierre Bourdieu en sociologie, Gilles Deleuze en philosophie, Henry Corbin dans la religion musulmane chiite, Algirdas Greimas en linguistique, Georges Dumézil en anthropologie, Fernand Braudel et Pierre Vidal-Naquet en histoire, etc.

    Pour cette raison, l’université française, dans ses grandes marqueurs et quand elle n’est pas, de manière bien plus secondaire, sur une ligne conservatrice, se confond avec le structuralisme.

    Le structuralisme, par son caractère « scientifique » plus que philosophique dans sa prétention (à l’opposé de l’existentialisme qui se veut philosophe avant tout), est une forme correspondant à l’hégémonie historique du positivisme d’Auguste Comte dans l’université française et l’idéologie bourgeoise lorsque commence son élan d’appropriation totale des institutions étatiques, dans la seconde partie du XIXe siècle.

    Le structuralisme fonde sa pensée sur le principe d’une dynamique sociale en-dehors des classes sociales et de l’histoire, tout comme le positivisme ; on a le même positionnement du savant comme observateur neutre constatant des tranches seulement d’une évolution considérée comme n’ayant pas un sens en soi.

    Le scepticisme et le relativisme sont deux conséquences inéluctables du structuralisme ; l’observation est si « puissante » qu’elle aboutit d’un côté à la conceptualisation d’une structure, qu’il faut parfois « déconstruire » selon les post-structuralistes, de l’autre à l’acceptation permanente d’une différence susceptible en soi d’avoir un sens.

    Ce découplage de l’Histoire est tout à fait significatif lorsque Roland Barthes explique, dans L’empire des signes, que :

    « Chez nous, une soupe claire est une soupe pauvre; mais ici [au Japon], la légèreté du bouillon, fluide comme de l’eau, la poussière de soja ou de haricots qui s’y déplace, la rareté des deux ou trois solides (brin d’herbe, filament de légume, parcelle de poisson) qui divisent en flottant cette petite quantité d’eau, donnent l’idée d’une densité claire, d’une nutritivité sans graisse, d’un élixir d’autant plus réconfortant qu’il est pur : quelque chose d’aquatique (plus que d’aqueux), de délicatement marin amène une pensée de source, de vitalité profonde. »

    Tout se vaut, rien n’a de valeur en soi, le structuralisme étant là pour évaluer et constater les phénomènes. C’est donc un puissant dés-agrégateur, obéissant à un besoin bien précis.

    Le capitalisme, pour élargir le champ de ses interventions, a en effet besoin de déconstruire ce qui a historiquement été construit par le capitalisme lui-même comme forces de socialisation. Il s’agit là d’un aspect à la fois intellectuel, en termes de vision du monde, mais également donc d’une dimension sociale.

    Au concept de totalité, d’unité des contraires proposé par le matérialisme dialectique, avec comme tradition Aristote, Épicure, Avicenne, Averroès, Spinoza, Hegel, Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Zedong, le structuralisme oppose la multiplicité.

    Au concept d’être humain générique, de personne devant développer ses facultés, l’existentialisme a opposé l’individu et le structuralisme est allé encore plus loin en plaçant celui-ci comme objet d’un infini de tendances et de phénomènes.

    Au concept de mouvement, de matière proposé par le matérialisme dialectique, le structuralisme oppose la « structure ». Une structure est ici une forme sociale, un phénomène social, une conception mentale, une tradition pratique… qui imprègne tellement les rapports entre des choses qu’elle déciderait de la tendance dominante dans ces rapports.

    Le structuralisme pave ainsi la voie au principe post-structuraliste de la « déconstruction », base de la philosophie post-moderne en général qui refuse le concept de société pour lui opposer le concept de « rapport » ou de « relations ».

    Toute existence serait déterminée par des « rapports » et de relations ; modifier ces rapports serait un acte d’affirmation individuelle « révolutionnaire », car transgressif par rapport à la structure encadrant les rapports à l’initial.

    C’est la négation complète de l’humanisme comme réflexion humaine en tant qu’espèce de l’être humain générique par rapport à la nature, la société étant fondée sur un mode de production et de reproduction de la vie, au nom d’une saisie de l’individu comme seul point de départ et d’arrivée de la multitude des tendances et poussées variées à l’infini dans la réalité.

    La manière de modifier ces rapports, tendances, poussées, même de les comprendre ou de les concevoir, est très différent selon les auteurs structuralistes – qui bien souvent n’assument pas le terme -, qui se sont divisés les champs de réflexion. Tous relèvent par contre de la même démarche anti-historique et anti-matérialiste dialectique.

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  • Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss et les chats de Charles Baudelaire

    En 1962, la revue française d’anthropologie L’Homme qui avait commencé à être publié l’année précédente publie un article écrit en commun par Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, relu par le linguiste Émile Benveniste.

    Cet article est consacré à un poème de Charles Baudelaire, Les chats, que l’on trouve dans Les fleurs du mal. Du point de vue du matérialiste historique, ses premières lignes, formant le début d’une introduction à l’article lui-même, sont le véritable manifeste du structuralisme moderne.

    On y lit la chose suivante :

    « On s’étonnera peut-être qu’une revue d’anthropologie publie une étude consacrée à un poème français du XIXe siècle.

    Pourtant, l’explication est simple : si un linguiste et un ethnologue ont jugé bon d’unir leurs efforts pour tâcher de comprendre de quoi était fait un sonnet de Baudelaire, c’est qu’ils s’étaient trouvés indépendamment confrontés à des problèmes complémentaires.

    Dans les œuvres poétiques, le linguiste discerne des structures dont l’analogie est frappante avec celles que l’analyse des mythes révèle à l’ethnologue.

    De son côté, celui-ci ne saurait méconnaître que les mythes ne consistent pas seulement en agencements conceptuels : ce sont aussi des œuvres d’art, qui suscitent chez ceux qui les écoutent (et chez les ethnologues eux-mêmes, qui les lisent en transcription) de profondes émotions esthétiques.

    Se pourrait-il que les deux problèmes n’en fissent qu’un ? »

    C’est là, en effet, la prétention d’une analyse « structurelle » – « fonctionnelle » en-dehors de toute circonscription du domaine étudié. Le structuralisme se pose ici comme méthode d’analyse universellement valable.

    La longue analyse du poème qui suit est une sorte de piochage d’éléments plus ou moins vrais sur le plan de la grammaire, de la syntaxe, du style, rassemblés dans une sorte de grand bricolage. En voici un exemple.

    « Les deux quatrains présentent objectivement le personnage du chat, tandis que les deux tercets opèrent sa transfiguration. Cependant, le second quatrain diffère fondamentalement du premier et, en général, de toutes les autres strophes.

    La formulation équivoque : ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres donne lieu à une méprise évoquée dans le septième vers du sonnet, et dénoncée dans le vers suivant. Le caractère aberrant de ce quatrain, surtout l’écart de sa dernière moitié et du septième vers en particulier, est accentué par les traits distinctifs de sa texture grammaticale et phonique (…).

    La rime remarquable qui lie les deux tercets est l’unique rime homonyme de tout le sonnet et la seule, parmi ses rimes masculines, qui juxtapose des parties de discours différentes. Il y a une certaine symétrie syntactique entre les deux mots qui riment, puisque tous les deux terminent des propositions subordonnées, l’une complète et l’autre elliptique. »

    Cette approche va connaître un succès gigantesque dans l’Éducation nationale auprès des professeurs de français, Gérard Genette (1930-2018) publiant de nombreux ouvrages créant un style, une approche, une lecture des textes spécifiquement propre à la caste intellectuelle des professeurs s’occupant du français.

    C’est la fameuse image du professeur de français surinterprétant jusqu’au délire des textes, voyant ce qu’il n’y a pas, au grand dam des élèves voyant bien que c’est absurde, sauf qu’il s’agit pour le professeur de la découverte d’une structure.

    Le texte est décomposé en petits morceaux, qui ensemble formeraient une structure de par leurs inter-relations. Gérard Genette s’est ainsi concentré sur le paratexte, les références à d’autres textes dans les textes, charcutant littéralement les textes en les découplant totalement de toute liaison avec l’histoire.

    Le texte aurait une valeur en soi, chaque expression aurait un sens littéraire en soi, découplé del a société. Dans Palimpsestes, publié en 1982, Gérard Genette définit de la manière suivante ce qu’il appelle un « architexte » :

    « L’ensemble des catégories générales, ou transcendantes -types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc.- dont relève chaque texte singulier. »

    C’est, au sens strict, une approche résolument portée contre l’approche traditionnelle, historique et liée aux mouvements littéraires, portée par André Lagarde et Laurent Michard, auteurs d’une anthologie qui est l’un plus des grands succès de l’édition en France dans la seconde moitié du XXe siècle.

    C’est l’idée d’une œuvre se baladant littéralement dans l’espace et le temps, avec des propriétés magiques. C’est la substance même du discours idéaliste de Gérard Genette, qui assume entièrement ce discours. Dans L’Œuvre de l’art, publié en 1994, il prétend ainsi que :

    « Étant donné le réseau inextricable de relations qui compose le monde de l’art, aucune œuvre […] ne se suffi t à elle-même, ni ne se contient elle-même : la transcendance des œuvres est sans limites. »

    Impossible par conséquent de saisir l’œuvre autrement qu’en mouvement ; un écrit peut être relu sans cesse différemment, il peut et doit être décomposé, déconstruit, au moyen de plusieurs disciplines : la linguistique, la stylistique, la sémiologie, l’analyse des discours, la logique narrative, de la thématique des genres et des époques, etc. L’ensemble formerait une « théorie générale des formes littéraires », c’est-à-dire une « poétique ».

    C’est le prolongement direct de l’œuvre comme « phénomène », comme « mythe » et dans Figures I,publié en 1966, Gérard Genette affirme ainsi :

    « La genèse d’une œuvre, dans le temps et dans la vie d’un auteur, est le moment le plus contingent et le plus insignifiant de sa durée.

    De tous les grands livres, on peut dire ce que Borges écrit des romans de Wells : « ils s’incorporent comme la fable de Thésée ou celle d’Assuérus, à la mémoire générale de notre espèce, et fructifieront dans son sein quand aura péri la gloire de ceux qui les écrivit et la langue dans laquelle ils furent écrits ».

    Le temps de œuvres n’est pas le temps défini de l’écriture, mais le temps indéfini de la lecture et de la mémoire.

    Le sens des livres est devant eux et non derrière, il est en nous : un livre n’est pas un sens tout fait, une révélation que nous avons à subir, c’est une réserve de formes qui attendent leur sens, c’est l’ »imminence d’une révélation que nous avons à subir, c’est une réserve de formes qui attendent leur sens, c’est l’imminence d’une révélation qui ne se produit pas » et que chacun doit produire pour lui-même. »

    Il s’agit là d’une conception extrêmement élaborée, visant à détruire toute perspective historique en littérature, et à renforcer la démarche « structuraliste » en général.

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