Les impressions chez Avicenne et la possibilité de les interpréter

Regardons la conception, très intéressante, d’Avicenne sur la « prophétie », ce qui permettra de voir comment Maïmonide ne fait que la reprendre à son compte.

Ce que fait Avicenne, c’est établir une typologie des différents niveaux de compréhension « prophétique. » Voici comment il conçoit les choses, avec différents niveaux selon la capacité à saisir les impressions que l’on a.

Il faut, en effet, bien noter que chez Avicenne la porte est (grande) ouverte pour que les impressions des individus, en tant que reflet de l’intellect, soit le reflet de la réalité générale… et non pas simplement d’un « Dieu » fournissant des informations par l’intermédiaire d’un ange – intellect.

Premier niveau : incapacité de synthétiser par plongée dans la distraction

Il faut être préparé à synthétiser et être capable de synthétiser au moins un minimum. Or, il y en a qui ne disposent pas de cette capacité, ni même de la préparation.

Exemple moderne: quelqu’un consommant des drogues dures ou bien passant son temps à regarder des matchs de football n’ira pas dans le sens d’une tentative de synthèse. C’est ici la démarche de la plèbe, écrasée par les conditions d’existence, happée par elle, incapable de saisir les impressions que la réalité lui imprime.

Second niveau: capacité d’interprétation de réflexions fulgurantes

L’individu, par moments, est capable de passer d’une chose à une autre, parce qu’une première chose l’amène pour ainsi dire « naturellement » à une autre, et il est capable en revenant en arrière d’établir un rapport entre les deux choses.

L’individu interprète des réflexions fulgurantes qu’il a et les rattache au moment qui leur ont donné naissance.

Exemple moderne: il est connu que les écrits de Baudelaire sur le romantisme témoignent par moments de véritables analyses fulgurantes et pénétrantes, comme s’il avait réussi à déchiffrer le fond d’une question (sa lecture « mystique » du monde, avec les « correspondances », est nettement un fétichisme de cette approche visant à s’imprégner de culture et à attendre l’inspiration).

Troisième niveau: capacité de concentration

Ici, l’individu est capable d’avoir plus que des éclairs lumineux: il parvient à stabiliser sa pensée dans les hauteurs; en clair, il parvient à rester concentré et à ne pas se disperser. Il n’y a pas besoin d’interprétation: l’individu sait « à quoi il pense. »

Quatrième niveau: premier stade « prophétique »

L’individu parvient ici non seulement à se concentrer, mais cela est fait de telle manière qu’il fusionne pratiquement avec ce à quoi il réfléchit. Il n’est pas « parasité » par quelque autre pensée ou sensation que ce soit.

Pour Avicenne, l’individu voit sa pensée ici directement « imprimée »; il saisit sans interprétation une connaissance qu’il connaît de l’intérieur.

Cinquième niveau: second stade « prophétique »

Ce niveau est le même que le précèdent, à ceci près que l’individu est capable de ne pas confondre ce qu’il a compris avec d’autres choses provenant de son imagination, et qu’il mélangerait par analogie.

Il faut bien voir ici qu’Avicenne entrevoit la synthèse, mais ne saisit pas le moteur dialectique. Il en reste au principe d’analogie développé par Aristote. En clair, lorsqu’on voit un interrupteur sur un mur, on le « reconnaît » par analogie avec d’autres interrupteurs qu’on a vu.

Dans « Retour vers le futur 2 » justement, l’amie de Marty McFly est dans le futur (chose par ailleurs impossible) et ne sait pas allumer la lumière, car elle raisonne par analogie et ne « trouve pas » l’interrupteur.

A ce stade donc, l’individu entrevoit des vérités et y reste, il ne mélange pas, il n’assimile pas ces vérités à d’autres choses différentes en substance.

Sixième niveau: le prophète

A ce niveau, non seulement la connaissance est stabilisée et reste en l’individu, il garde cela en mémoire, mais en plus il peut retranscrire pour ainsi dire en temps réel cette puissance intellectuelle qui s’est imprimée en lui.

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Maïmonide théoricien du «libre-arbitre»

Comment Maïmonide justifie-t-il le libre-arbitre ? En fait, il fait exactement comme Thomas d’Aquin, pour qui par ailleurs Maïmonide est « l’aigle de la synagogue ». Tant Maïmonide que Thomas d’Aquin reprennent Aristote, pour le dévier vers une direction où il est affirmé que la partie supérieure de l’âme est « libre. »

Chez Averroès, cette partie supérieure est universelle, c’est l’intellect, il n’y en a qu’un ; les humains ne pensent pas. Chez Maïmonide et Thomas d’Aquin, les humains peuvent « penser ». 

Dans Le traité des huit chapitres, écrit en judéo-arabe (dialecte de la population juive dans les pays arabes, retranscrit en écriture hébraïque), Maïmonide pose par exemple le même principe que Thomas d’Aquin ; d’emblée, il affirme : 

« Sache que l’âme de l’homme est une, mais que ses opérations sont nombreuses et diverses et que certaines d’entre elles sont parfois appelées âmes, ce qui peut faire croire que l’homme a plusieurs âmes, comme le croient, en effet, les médecins ; c’est ainsi que le plus illustre d’entre eux (Hippocrate) commence (son ouvrage) en disant que les âmes de l’homme sont au nombre de trois, l’âme naturelle, l’âme animale et l’âme spirituelle.

On les appelle aussi parfois facultés ou parties, de sorte que l’on dit les parties de l’âme.

Et ces appellations sont souvent employées par les philosophes ; cependant, en parlant de parties, ils n’entendent pas que l’âme se diviser à la manière des corps, mais ils énumèrent seulement par là ses actes divers, lesquels sont à l’égard de l’âme toute entière comme les parties à l’égard du tout. »

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’âme humaine est un tout, c’est-à-dire disposant également de l’élément appelé « intellect. »

Chez Averroès, les humains ne pensent pas, car l’intellect est extérieur à eux. Chez Thomas d’Aquin et Maïmonide, l’âme englobe tout, il y a l’intellect et elle est indépendante, il y a le libre-arbitre, etc.

C’est là le cœur de l’idéologie de Maïmonide. Tout son travail vise à justifier le libre-arbitre, et s’il accepte Aristote, c’est pour y ajouter l’âme individuelle, contrant la direction prise par Averroès.

Manuscrit du Guide des égarés de Maïmonide, 13e-14e siècle, Yémen

Cependant, il faut se justifier, et Maïmonide a pour cela deux arguments « massues » : tout d’abord, le fait qu’on ne pourrait pas réellement comprendre Dieu, et ensuite, découlant par ailleurs du premier argument, que la plupart des termes seraient homonymes, mais différents en substance (les anges peuvent « choisir » et les humains aussi, mais leur substance différente fait que ce « choisir » va être différent ; libre-arbitre chez les humains et chez Dieu n’a pas le même sens, etc.).

Ici, on retrouve une apologie du libre-arbitre tout à fait dans l’esprit de Descartes, qui ne fait que prolonger la perspective ouverte par Thomas d’Aquin pour le catholicisme.

Voici comment, dans Le guide des égarés, Maïmonide « justifie » le libre-arbitre :

« La raison que Dieu a fait émaner sur l’homme, et qui constitue sa perfection finale, est celle qu’Adam possédait avant sa désobéissance, c’est pour elle qu’il a été dit de lui qu’il était (fait) « à l’image de Dieu et à sa ressemblance », et c’est à cause d’elle que la parole lui fut adressée et qu’il reçut des ordres, comme dit (l’Écriture) : « Et l’Éternel, Dieu ordonna, etc. » (Genèse 2:16), car on ne peut pas donner d’ordres aux animaux ni à celui qui n’a pas de raison. »

En affirmant le « libre-arbitre », Maïmonide a sauvé « Dieu. » Cependant, il n’était pas un théoricien protestant, mais juif.

A ce titre, Maïmonide – ou le RAMBAM (acronyme de Rabbi Mosheh Ben Maimon) comme l’appelle la littérature religieuse juive – avait également écrit le Mishné Torah, la « Répétition de la Torah », une compilation écrite des lois orales juives (qui furent rassemblés dans le « Talmud »), qui est encore largement utilisé et reconnu par le judaïsme aujourd’hui.

Pour que donc Maïmonide puisse « sauver » le judaïsme, il dut justifier également « l’actualité » du judaïsme, la dimension messianique, son aspect unique, « à part. » Pour cela, il emprunta directement le schéma d’Avicenne, l’interprétant dans une perspective religieuse, où Moïse remplace Mahomet.

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La conception de base deMaïmonide et de la Kabbale

Quel est le problème fondamental qui a donné naissance aux conceptions de Maïmonide et de la Kabbale ? En fait, si leurs conceptions sont différentes, tant Maïmonide que les kabbalistes ont tenté de résoudre un seul et même problème, amené par le développement du matérialisme.

Voilà comment se pose cette question. Si on admet l’idée d’un « Dieu » tout puissant, omnipotent, omniscient, etc., alors on accepte de fait que ce « Dieu » soit pur et parfait, n’ayant jamais besoin de rien.

Or, les religions juive, chrétiennes et musulmane expliquent qu’il y a eu la création du monde. Dans la Genèse, texte reconnu par le judaïsme et le christianisme, il est ainsi dit : 

« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut (…).

Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »

L’islam ne reconnaît pas l’authenticité complète du texte, mais le Coran explique la même chose : 

« Votre Seigneur, c’est Allah, qui a créé les cieux et la terre en six jours. » (sourate 7 / verset 54 )

« C’est Lui qui, en six jours, a créé les cieux, la terre et tout ce qui existe entre eux. » (sourate 25  / verset 59) 

Cependant, le matérialisme a exposé une contradiction essentielle dans ce principe de création. Comment Dieu, en effet parfait de par son principe même, pourrait être amené à « créer » quelque chose ?

Cela signifierait qu’il a créé quelque chose « en plus », or Dieu est tout et il ne saurait y avoir de chose « en plus » de lui. 

A cela s’ajoute que s’il a créé le monde, c’est que celui-ci « devait » exister et était donc un « manque ». Or, Dieu, par définition, ne peut pas connaître de « manque ».

La question se posait ainsi : comment Dieu qui est tout a pu être amené à donner existence à quelque chose comme le monde ?

Mais alors un autre problème se pose encore. Dieu est éternel et infini, de par sa définition. Or, à quel « moment » aurait-il pu donc « choisir » de donner naissance au monde ?

Comment Dieu qui est parfait aurait pu, subitement, prendre une décision, comme si quelque chose lui manquait ou « devait » se faire ? 

Voici comment Maïmonide, dans Le guide des égarés, résume cette question, dont il a compris la dangerosité :

« V. L’une d’elles (est celle-ci) : Si, disent-ils, Dieu avait produit le monde du néant, Dieu aurait été, avant de créer le monde, agent en puissance, et en le créant, il serait devenu agent en acte.

Dieu aurait donc passé de la puissance à l’acte, et, par conséquent, il y aurait eu en lui une possibilité et il aurait eu besoin d’un efficient qui l’eût fait passer de la puissance à l’acte.

C’est là encore une grande difficulté, sur laquelle tout homme intelligent doit méditer, afin de la résoudre et d’en pénétrer le mystère.

VI. Autre méthode : Si un agent, disent-ils, tantôt agit et tantôt n’agit pas, ce ne peut être qu’en raison des obstacles ou des besoins qui lui surviennent ou (qui sont) en lui ; les obstacles donc l’engagent à s’abstenir de faire ce qu’il aurait voulu, et les besoins l’engagent à vouloir ce qu’il n’avait pas voulu auparavant.

Or, comme le créateur n’a pas de besoins qui puissent amener un changement de volonté, et qu’il n’y a pour lui ni empêchements, ni obstacles, qui puissent survenir ou cesser, il n’y a pas de raison pour qu’il agisse dans un temps et n’agisse pas dans un autre temps ; son action, au contraire, doit perpétuellement exister en acte, comme il est lui-même perpétuel. »

Le guides des égarés

Il n’y a que deux réponses possibles, sur le plan logique, et les religieux, tant juifs, catholiques que musulmans, en étaient conscients :

1. Soit le monde a toujours coexisté à Dieu, et par conséquent il est éternel : c’est le principe d’Aristote, qui se prolongera par la suite finalement dans le « déisme » des Lumières, qui voit Dieu comme un « horloger » (Rousseau notamment).

2. Soit il n’y a pas eu de création du monde et Dieu revient à être l’univers, ce que dit Spinoza, et à la suite de lui le matérialisme dialectique, et avant lui en fin de compte Averroès, voire Avicenne (pour qui on a au moins un Dieu-Univers).

Ce problème était insoluble pour les religions. Cependant, il n’y avait pas le choix, il fallait trouver des solutions théoriques, sans quoi tous les fondements allaient être ébranlés. 

Celle de Maïmonide est simple, et strictement parallèle à celle de Thomas d’Aquin : il s’agit de reprendre Aristote, mais de le faire tendre vers la religion, c’est-à-dire vers l’affirmation de l’individualité, du « libre-arbitre ».

Le matérialisme, avec Averroès, puis Spinoza, etc. jusqu’à Gonzalo, rejette le statut « à part » de l’individu : les humains ne « pensent » pas, ce qu’ils conçoivent est le reflet, adéquat ou non, de la réalité.

Logiquement, Maïmonide et Thomas d’Aquin partent dans l’autre direction. S’il leur fut impossible de nier Aristote, pour autant ils purent le « rediriger » dans une autre direction.

Et Maïmonide d’alors expliquer que les contradictions entre la religion juive et Aristote par le fait que Dieu dispose d’un autre mode de connaissance, que ses choix ne peuvent pas être compris, etc.

Comme il le formule ouvertement dans Le guide des égarés :

« Si donc on demandait : Pourquoi Dieu s’est-il révélé à tel homme et pas à tel autre ? Pourquoi Dieu a-t-il donné cette Loi à une nation particulière, sans en donner une à d’autres ? Pourquoi l’a-t-il donnée à telle époque et ne l’a-t-il donnée ni avant ni après ? Pourquoi a-t-il ordonné de faire telles choses et défendu de faire telles autres ?… pourquoi a-t-il signalé le prophète par tels miracles qu’on rapporte, sans qu’il y en eût d’autres ? Qu’est-ce que Dieu avait pour but dans cette législation ?

La réponse à toutes ces questions serait celle-ci : c’est ainsi qu’il l’a voulu ou bien c’est ainsi que l’a exigé sa sagesse… Tout dépend de cette question ; sache-le bien. »

Les Kabbalistes utilisèrent quant à eux Platon (avec des éléments d’Aristote, inévitablement). Ils dirent que Dieu qui, par définition, peut tout n’a pas ajouté quelque chose en plus, mais a au contraire enlevé quelque chose : il s’est contracté, freinant sa puissance, donnant ainsi naissance au monde. C’est le « tsimtsoum », terme signifiant « contraction » en hébreu.

Mais là encore, on est dans le « choix » de Dieu. C’est l’apologie du libre-arbitre, dans un esprit bourgeois (nous sommes au tout début du capitalisme), mais appliqué à revivifier une religion féodale, voire antique.

Telle est la clef conceptuelle, anti-matérialiste, de Maïmonide et des kabbalistes.

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Maïmonide, la Kabbale

Le judaïsme est une religion qui a eu une grande importance culturelle dans notre pays, pour la simple raison qu’il s’agissait du pendant de la religion dominante, le catholicisme, qui s’en voulait la suite directe.

Il y a eu ainsi de multiples rapports historiques entre les deux communautés religieuses, avec des dynamiques tant positives que négatives sur le plan historique.

En effet, l’existence d’une minorité au sein d’un pays a permis au capitalisme de contourner la domination féodale sur la majorité. C’est ce que Karl Marx explique dans l’un de ses textes de jeunesse, écrit à 25 ans et excessivement difficile à saisir, La question juive.

L’antisémitisme, comme moteur anti-capitaliste romantique, est également une réalité idéologique très forte dans l’histoire de notre pays. Cependant, il ne s’agit pas ici d’établir l’histoire de la composante juive de notre nation, de cerner l’antisémitisme à la française, il s’agit de définir la religion juive comme idéologie.

Toute religion est une idéologie, qu’il s’agit de réfuter. Il faut comprendre les dynamiques religieuses, pour triompher de l’idéalisme.

Fresque de la synagogue de Doura Europos, 3e siècle, Syrie actuelle.
La fille de pharaon, entourée de suivantes, recueille Moïse bébé
d’un panier flottant sur un cours d’eau.

En l’occurrence, la conception d’Averroès avait tellement bouleversé le catholicisme, que ce dernier a dû faire sa révolution, par l’intermédiaire de Thomas d’Aquin. Or, le judaïsme fut également totalement bouleversé.

Le judaïsme existait, de plus, principalement dans les zones géographiques dominées par la religion musulmane, et donc marquées par l’influence de la falsafa arabo-persane.

Ainsi, le judaïsme était déjà profondément ébranlé par la montée de l’Islam et ses succès. À cela s’ajoute que le judaïsme consistait encore alors en des rites très précis mais sans disposer d’une base théorique ni idéologique unifiée et d’un niveau conséquent.

Il s’agit de saisir que lorsqu’on parle de « judaïsme », même aujourd’hui, c’est de manière erronée, au sens strict.

En effet, le catholicisme romain est centralisé avec le Vatican, le protestantisme ne reconnaît que les textes bibliques traditionnels et les Islams sunnite et chiite possèdent des écoles juridiques centrales.

Le judaïsme, toutefois, ne possède aucun centre, ni même d’écoles juridiques principales. Il a des principes, des traditions et des rites, mais dont la conception et l’interprétation diffèrent totalement selon les rabbins.

En fait, ce n’est que depuis l’après 1945 que le judaïsme connaît des échanges généralisés en son sein et que ses courants fusionnent.

La raison tient précisément à la question de l’averroïsme. Face en effet à cette menace matérialiste, il fallait alors l’équivalent d’un Thomas d’Aquin au judaïsme. Ce fut Maïmonide (1138-1204).

Illustration du Guide des égarés, de Maïmonide, au XIVe siècle.

De la même manière que Thomas d’Aquin le fit pour le catholicisme, Maïmonide tenta de formuler la philosophie d’Aristote d’une manière acceptable pour le judaïsme. Pour cela, il tentera de faire repartir la roue en arrière, et d’en revenir à Avicenne, voire Al Farabi, pour rejeter Averroès.

Évidemment, tout comme Thomas d’Aquin dans le catholicisme, Maïmonide dut affronter une contre-offensive massive de la part de la religion officielle, les positions de Maïmonide étant considérées comme hérétiques.

Et lorsqu’en 1231 le pape Grégoire IX interdit l’enseignement de la physique et de la métaphysique d’Aristote, il tente de combattre au fond l’averroïsme, non pas de « l’intégrer » de manière déformée, et il a le soutien idéologique du judaïsme conservateur.

Pourtant, inévitablement la démarche de Maïmonide devait triompher dans le judaïsme, tout comme celle de Thomas d’Aquin dans le catholicisme : le développement historique rendait cela inévitable.

Le judaïsme n’était plus en mesure de tenir idéologiquement face à l’Islam et au matérialisme averroïste. Il lui fallait Maïmonide. Il lui fallait un idéologue capable de maintenir le « libre-arbitre » et d’élaborer une théorie du « prophète », ce que fera Maïmonide avec Moïse, en se servant de la conception prophétique d’Avicenne.

Cependant, Maïmonide ne suffisait pas, car Maïmonide a surtout connu l’Islam. Sa conception du « prophète », avec Moïse au lieu de Mahomet, provient directement de là. Il fallait également faire face au catholicisme, c’est-à-dire en fait au platonisme devenu l’idéalisme catholique.

De plus, le judaïsme disposait déjà d’un fond mystique historique, se fondant sur la conception des « palais » et du « char ».

Ainsi, de la même manière que Maïmonide a intégré Aristote « platonisé », le kabbalisme a intégré le platonisme « aristotélisé », ayant ainsi une influence tant sur l’idéalisme de la Renaissance que sur le romantisme.

Nous verrons par conséquent précisément en quoi consiste les positions de Maïmonide et de la kabbale, car celles-ci ont façonné le judaïsme – de fait, le judaïsme put ainsi se maintenir, mais au prix de grandes contradictions, de profondes déchirures qui se lisent dans toute son histoire, le dernier exemple en date étant le « scandale » provoqué par l’affirmation du caractère messianique du dernier rabbin de Loubavitch, Menachem Mendel Schneerson (1902-1994).

Ce « triomphe » des Loubavitch était en réalité inévitable, comme nous le verrons également, car le judaïsme finit par s’appuyer principalement et finalement sur la conception prophétique de Maïmonide et le mysticisme kabbaliste : le dernier rabbin de Loubavitch a le premier réussi à synthétiser les deux courants, autour de sa personne.

Il put faire aboutir le « judaïsme » à sa dernière logique, mais également, donc, à sa propre faillite en tant qu’idéalisme, avec l’échec complet de la réalité « messianique » devant se produire et, de fait, ne s’étant pas produite.

Ce qui confirme la thèse de Karl Marx, comme quoi le judaïsme doit se dissoudre dans la cause révolutionnaire universelle.

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René Descartes : un rationalisme sans matérialisme

Pour conclure, voyons comment Descartes justifie le fait de se tourner vers la réalité, et non vers Dieu. Là aussi, Descartes est très subtil. La phrase suivante, où il justifie le produit de son imagination, relève de la moquerie pure et simple.

Descartes dit que ce qu’il pense est justifié, car il a une raison de le penser, et cela justifierait à ce que cette chose puisse être pensée et devenir réel…

Voici ce qu’il dit, de manière à peu près incompréhensible, et pour cause :

« mais on doit savoir que toute idée étant un ouvrage de l’esprit, sa nature est telle qu’elle ne demande de soi aucune autre réalité formelle que celle qu’elle reçoit et emprunte de la pensée ou de l’esprit, dont elle est seulement un mode, c’est-à-dire une manière ou façon de penser. 

Or, afin qu’une idée contienne une telle réalité objective plutôt qu’une autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de réalité formelle que cette idée contient de réalité objective; car si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans une idée qui ne se rencontre pas dans sa cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant. »

René Descartes (tout à droite) avec la reine suédoise Christine,
peinture de Nils Forsberg d’après Pierre Louis Dumesnil (1698-1781).

En réalité, Descartes entend justifier les projets bourgeois d’action sur le monde. Or, ceux-ci sont le fruit d’une accumulation du capital, ces projets sont des entreprises. Qu’est-ce qui peut justifier de les entreprendre ? Tout simplement, apparemment, leur nature même !

On a ici une caricature de matérialisme, où tout justifie tout. Voici une autre explication tout à fait similaire, caricature pure et simple du fabuleux propos hégélien :

« Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel. »

Chez Descartes, ce qui est rationnel est rationnel et donc pourra devenir réel… On a totalement décroché de la matière, on a un rationalisme sans matérialisme. Voici donc comment Descartes explique cela :

« Maintenant c’est une chose manifeste par la lumière naturelle, qu’il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet: car d’où est-ce que l’effet peut tirer sa réalité, sinon de sa cause; et comment cette cause la lui pourroit-elle communiquer, si elle ne l’avoit en elle-même?

Et de là il suit non seulement que le néant ne saurait produire aucune chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c’est-à-dire qui contient en soi plus de réalité, ne peut être une suite et une dépendance du moins parfait. »

Au nom de Dieu dont tout découle, ce qui se conçoit se voit attribuer une « réalité » en tant que « cause » – et peu importe la réalité. Voilà ce dont avait besoin la bourgeoisie.

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René Descartes et le principe de retrancher

De manière très intéressante, on peut voir que Descartes fonde de fait toute sa conception sur le principe de « retrancher ».

« Enfin, je remarque que, puisque chacun des mouvements qui se font dans la partie du cerveau dont l’esprit reçoit immédiatement l’impression, ne lui fait ressentir qu’un seul sentiment, on ne peut en cela souhaiter ni imaginer rien de mieux, sinon que ce mouvement fasse ressentir à l’esprit, entre tous les sentiments qu’il est capable de causer, celui qui est le plus propre et le plus ordinairement utile à la conservation du corps humain lorsqu’il est en pleine santé.

Or l’expérience nous fait connoître que tous les sentiments que la nature nous a donnés sont tels que je viens de dire; et partant il ne se trouve rien en eux qui ne fasse paroître la puissance et la bonté de Dieu.

Ainsi, par exemple, lorsque les nerfs qui sont dans le pied sont remués fortement et plus qu’à l’ordinaire, leur mouvement passant par la moelle de l’épine du dos jusqu’au cerveau, y fait là une impression à l’esprit qui lui fait sentir quelque chose, à savoir de la douleur, comme étant dans le pied, par laquelle l’esprit est averti et excité à faire son possible pour en chasser la cause, comme très dangereuse et nuisible au pied.

Il est vrai que Dieu pouvoit établir la nature de l’homme de telle sorte que ce même mouvement dans le cerveau fît sentir toute autre chose à l’esprit; par exemple, qu’il se fît sentir soi-même, ou en tant qu’il est dans le cerveau, ou en tant qu’il est dans le pied, ou bien en tant qu’il est en quelque autre endroit entre le pied et le cerveau, ou enfin quelque autre chose telle qu’elle peut être: mais rien de tout cela n’eût si bien contribué à la conservation du corps que ce qu’il lui fait sentir.

De même, lorsque nous avons besoin de boire, il naît de là une certaine sécheresse dans le gosier qui remue ses nerfs, et par leur moyen les parties intérieures du cerveau; et ce mouvement fait ressentir à l’esprit le sentiment de la soif, parce qu’en cette occasion-là il n’y a rien qui nous soit plus utile que de savoir que nous avons besoin de boire pour la conservation de notre santé, et ainsi des autres.

D’où il est entièrement manifeste que, nonobstant la souveraine bonté de Dieu, la nature de l’homme, en tant qu’il est composé de l’esprit et du corps, ne peut qu’elle ne soit quelquefois fautive et trompeuse.

Car s’il y a quelque cause qui excite, non dans le pied, mais en quelqu’une des parties du nerf qui est tendu depuis le pied jusqu’au cerveau, ou même dans le cerveau, le même mouvement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira de la douleur comme si elle étoit dans le pied, et le sens sera naturellement trompé; parce qu’un même mouvement dans le cerveau ne pouvant causer en l’esprit qu’un même sentiment, et ce sentiment étant beaucoup plus souvent excité par une cause qui blesse le pied que par une autre qui soit ailleurs, il est bien plus raisonnable qu’il porte toujours à l’esprit la douleur du pied que celle d’aucune autre partie.

Et, s’il arrive que parfois la sécheresse du gosier ne vienne pas comme à l’ordinaire de ce que le boire est nécessaire pour la santé du corps, mais de quelque cause toute contraire, comme il arrive à ceux qui sont hydropiques, toutefois il est beaucoup mieux qu’elle trompe en ce rencontre-là, que si, au contraire, elle trompoit toujours lorsque le corps est bien disposé, et ainsi des autres. »

C’est cela qu’il faut bien noter chez Descartes : il ne fait pas que justifier le calcul ; il justifie le calcul par le calcul, par le fait d’additionner ou de retrancher… C’est une affirmation très nette des mathématiques dans ce qu’elles peuvent relever du capitalisme, du capital, de l’accumulation, en dehors de toute compréhension de ce qu’est un saut qualitatif.

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Karl Marx sur René Descartes

Il va de soi que l’immense Karl Marx avait parfaitement compris le sens de la philosophie de Descartes. Voici comment, dans une simple note du Capital, il rend parfaitement clair l’objectif de Descartes, dont nous avons constaté ici le cheminement.

Rappelons que Francis Bacon est l’équivalent pour l’Angleterre de Descartes pour la France, à ceci près que le matérialisme anglais fait passer les sens avant la raison, d’où la mise en avant de l’expérience (et donc de l’empirisme anglais).

Les jardins français se caractérisent ainsi par la géométrie puis par l’aspect naturel, alors que les jardins anglais forment en apparence une nature en fouillis, révélant finalement des chemins et une mise en perspective.

Cette portion de valeur ajoutée par la machine diminue absolument et relativement, là où elle supprime des chevaux et en général des animaux de travail, qu’on n’emploie que comme forces motrices. 

Descartes, en définissant les animaux de simples machines, partageait le point de vue de la période manufacturière, bien différent de celui du moyen-âge défendu depuis par de Haller dans sa Restauration des sciences politiques, et d’après lequel l’animal est l’aide et le compagnon de l’homme. 

Il est hors de doute que Descartes, aussi bien que Bacon croyait qu’un changement dans la méthode de penser amènerait un changement dans le mode de produire, et la domination pratique de l’homme sur la nature. 

On lit dans son Discours sur la méthode :

« Il est possible (au moyen de la méthode nouvelle) de parvenir à des connaissances fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, etc., contribuer au perfectionnement de la vie humaine. » 

Dans la préface des Discourses upon Trade, de Sir Dudley North (1691), il est dit que la méthode de Descartes appliquée à l’économie politique, a commencé de la délivrer des vieilles superstitions et des vieux contes débités sur l’argent, le commerce, etc. 

La plupart des économistes anglais de ce temps se rattachaient cependant à la philosophie de Bacon et de Hobbes, tandis que Locke est devenu plus tard le philosophe de l’économie politique par excellence pour l’Angleterre, la France et l’Italie. 

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La méthode de Descartes : Détermination est négation

Il ne faut absolument pas considérer que Descartes, en faisant de Dieu un absolu sans manques, serait parti dans une direction opposée aux exigences bourgeoises. Au contraire, c’est un moyen pour Descartes de faire du matérialisme sans le matérialisme.

Pour bien saisir cela, voici ce que dit Karl Marx dans Le Capital, précisément sur cette question :

« Les économistes vulgaires ne font jamais cette réflexion simple que toute action humaine peut être envisagée comme une « abstention » de son contraire.

Manger c’est s’abstenir de jeûner ; marcher, s’abstenir de rester en repos ; travailler, s’abstenir de ne rien faire ; ne rien faire, s’abstenir de travailler, etc.

Ces messieurs feraient bien d’étudier une bonne fois la proposition de Spinoza Determinatio est negatio [Détermination est négation]. »

Descartes frise ici la dialectique, lorsqu’il affirme que lui-même a des droits, justement parce qu’il est moins parfait que Dieu.

Dans l’ordre des choses traditionnel, il aurait dû vouloir tendre au parfait, et rechercher à saisir le divin dans la mesure où celui-ci ne fait pas d’erreurs, n’a pas de manques.

C’est la quête platonicienne et néo-platonicienne traditionnelle ; le judaïsme et le catholicisme ont ici la même perspective dans leur tentative de saisir la nature de Dieu.

Mais ce n’est pas du tout, donc, ce que fait Descartes. Il ne cherche pas à comprendre Dieu, il dit même ouvertement qu’il ne le peut pas – en cela il donne caution aux thèses catholiques.

Cependant et inversement, il s’appuie sur cet aspect « incompréhensible » de Dieu pour poser sa propre dignité. Il utilise la religion pour l’affirmation de la pratique.

Comment ? De la même manière que pour saisir Dieu il faut retrancher les manques, lui ne s’intéresse qu’à l’individu fait à l’image de Dieu, et donc il suffit… de retrancher.

Voici ce que dit Descartes, et l’on voit bien que son raisonnement se fonde sur la question de la « négation », du « manque » :

« je n’aurois pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avoit été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. 

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l’infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière: puisqu’au contraire je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j’ai en quelque façon plutôt en moi la notion de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même: car, comment seroit-il possible que je pusse connoître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avois en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connoîtrois les défauts de ma nature? »

C’est cela que fait Descartes : accepter l’anthropocentrisme de la religion pour attribuer la domination de Dieu aux humains sur Terre. C’est un matérialisme qui n’en est pas un du tout, le vrai matérialisme rejetant l’anthropocentrisme.

Ainsi, Descartes ne nie pas les sens par éloge de la simplicité théorique ou bien de la spiritualité ; il n’est déjà plus religieux. Mais il n’est pas matérialiste pour autant : il n’est pas prêt à reconnaître les sens comme seule réalité.

Non, tout ce qu’il cherche, c’est à affirmer la possibilité d’être comme Dieu, au sens de : avoir suffisamment de dignité pour changer la réalité.

Si l’on comprend cela, on peut saisir de manière adéquate comment il pose les choses, comme ici :

« Pour commencer donc cet examen, je remarque ici, premièrement, qu’il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. 

Car, en effet, quand je le considère, c’est-à-dire quand je me considère moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense, je ne puis distinguer en moi aucunes parties, mais je connois et conçois fort clairement que je suis une chose absolument une et entière. 

Et quoique tout l’esprit semble être uni à tout le corps, toutefois lorsqu’un pied, ou un bras, ou quelque autre partie vient à en être séparée, je connois fort bien que rien pour cela n’a été retranché de mon esprit. 

Et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas non plus être dites proprement ses parties: car c’est le même esprit qui s’emploie tout entier à vouloir, et tout entier à sentir et à concevoir, etc. 

Mais c’est tout le contraire dans les choses corporelles ou étendues: car je n’en puis imaginer aucune, pour petite qu’elle soit, que je ne mette aisément en pièces par ma pensée, ou que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties, et par conséquent que je ne connoisse être divisible. 

Ce qui suffiroit pour m’enseigner que l’esprit ou l’âme de l’homme est entièrement différente du corps, si je ne l’avois déjà d’ailleurs assez appris.

Je remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immédiatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau, ou peut-être même d’une de ses plus petites parties, à savoir de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun, laquelle, toutes les fois qu’elle est disposée de même façon, fait sentir la même chose à l’esprit, quoique cependant les autres parties du corps puissent être diversement disposées, comme le témoignent une infinité d’expériences, lesquelles il n’est pas besoin ici de rapporter. »

Descartes retranche à l’humanité, afin de… pouvoir ajouter de la valeur idéologique, pour justifier le travail sur la réalité.

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La méthode de Descartes : l’éthique protestante sans protestantisme

Descartes parvient donc à un bricolage incroyable : il bricole une perspective morale protestante sans protestantisme. L’individu se voit affirmer, mais sans donc le garde-fou que représente la Bible et ses valeurs.

C’est en ce sens que Descartes est apparu comme appartenant au matérialisme : en apparence, on a un être tourné vers la matière de manière rationnelle.

En réalité, un tel matérialisme est inatteignable pour la bourgeoisie en général ; seule la fraction la plus radicale, la plus démocratique, a pu assumer cette perspective. La bourgeoisie doit se contenter du protestantisme, et Descartes tente donc de le former dans des conditions très difficiles, il tente de contourner l’Église.

Voici comment Descartes procède : il admet que son esprit ressent des choses, mais comme il veut la « maîtrise » (tout comme le protestantisme le veut), il affirme son individualité en propre (là où le protestantisme le mettait sous la supervision des valeurs chrétiennes).

Voici comment il formule cela :

« Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. 

Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connoît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent; car, ainsi que j’ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j’imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser que j’appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu’elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. »

Mais quel intérêt d’utiliser Dieu pour cela ? Descartes aurait pu simplement utiliser les écrits soi-disant « révélés » (la Bible etc.), il n’avait pas besoin de faire une réflexion aussi approfondie sur Dieu, en apparence.

En réalité, il le devait, car il considère Dieu comme l’ensemble, et lui en tant qu’individu, est comme un Dieu dont de très nombreuses parts ont été retranchées.

Ici, Descartes reprend l’argumentation traditionnelle dans les religions juives et musulmanes. Dieu n’a pas des choses en plus, car il est parfait ; en réalité, ces sont les humains fait à son image qui ont des choses en moins : ils sont moins parfaits.

Plus on s’éloigne de la source, moins on est parfait. Descartes reprend à son compte cette argumentation afin de justifier son libre-arbitre et sa conquête du monde – à son niveau.

Voici ce qu’il dit :

« Il n’y a que la volonté seule ou la seule liberté du franc arbitre que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue: en sorte que c’est elle principalement qui me fait connoître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. 

Car encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison de la connoissance et de la puissance qui se trouvent jointes avec elle et qui la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses, elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une même chose ou ne la faire pas, c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une même chose, ou plutôt elle consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »

« Et c’est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la privation qui constitue la forme de l’erreur. 

La privation, dis-je, se rencontre dans l’opération, en tant qu’elle procède de moi, mais elle ne se trouve pas dans la faculté que j’ai reçue de Dieu, ni même dans l’opération, en tant qu’elle dépend de lui. 

Car je n’ai certes aucun sujet de me plaindre de ce que Dieu ne m’a pas donné une intelligence plus ample, ou une lumière naturelle plus parfaite que celle qu’il m’a donnée, puisqu’il est de la nature d’un entendement fini de ne pas entendre plusieurs choses, et de la nature d’un entendement créé d’être fini: mais j’ai tout sujet de lui rendre grâces de ce que ne m’ayant jamais rien dû, il m’a néanmoins donné tout le peu de perfections qui est en moi; bien loin de concevoir des sentiments si injustes que de m’imaginer qu’il m’ait ôté ou retenu injustement les autres perfections qu’il ne m’a point données. »

Descartes a réussi son tour de passe-passe : Dieu étant tout, l’individu qui n’est pas tout peut néanmoins saisir le monde conformément à son niveau. Le monde lui est donné et il peut en faire ce qu’il veut, à son niveau.

C’est précisément ce que demandait la bourgeoisie à Descartes comme formulation.

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René Descartes et Dieu comme prétexte au libre-arbitre bourgeois

Pourquoi René Descartes maintient-il la fiction de l’existence de Dieu ? Parce qu’il n’a pas trouvé d’autres moyens pour proposer le « libre-arbitre. » Le principe de « libre-arbitre » est essentiel dans la religion, c’est une base du patriarcat et de l’anthropocentrisme.

Or, par définition, le matérialisme nie l’existence du libre-arbitre, puisque l’individu n’est que de la matière liée à la matière en général, ses options n’étant pas « choisies » mais rendues nécessaires par la configuration de la matière.

Descartes ne pouvait donc pas se tourner vers le matérialisme authentique. Il aurait pu alors se tourner vers le protestantisme, puisque cette religion souligne le libre-arbitre individuel, coupé du clergé et par là des forces féodales.

Il aurait dû se tourner vers le protestantisme, mais donc il ne le pouvait pas, la bourgeoisie française a essayé d’aller en ce sens, mais les forces féodales avaient triomphé. Au XVIIe siècle, il est déjà clair que l’affirmation du protestantisme est un échec.

La bourgeoisie française se replie par conséquent, et la forme que va prendre ce repli consiste précisément en la conception cartésienne.

Buste de René Descartes, sculpté par JS Brun en 1838, Galerie du Château de Versailles

On reconnaît bien la bourgeoisie à la manœuvre quand on voit comment Descartes conçoit Dieu. Il n’utilise jamais des principes religieux, il n’y a pas de références au Christ, à l’incarnation, aux miracles ou toutes autres balivernes.

Il expose Dieu de manière purement théorique et abstraite. Il explique que s’il pense et qu’il conçoit l’infini, alors c’est qu’un autre être pensant lui a donné la pensée, et que cet être soit justement infini : puisque Descartes ne l’est pas mais peut concevoir ce dont il s’agit, alors l’autre doit justement l’être !

C’est un tour de passe-passe qui ne saurait convaincre personne. Mais le catholicisme n’était pas la question ici : il fallait seulement une arme pour la bourgeoisie, et peu importe si la construction est bancale. 

Par la suite, les philosophes des Lumières se chargeront de combler ce manque cartésien en développant le thème du Dieu horloger, qui a créé le monde, puis est parti.

Mais voici comment Descartes justifie, selon lui, l’existence de Dieu qu’il ne pourrait que concevoir :

« comme j’ai déjà dit auparavant, c’est une chose très évidente qu’il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause que dans son effet; et partant, puisque je suis une chose qui pense, et qui ai en moi quelque idée de Dieu, quelle que soit enfin la cause de mon être, il faut nécessairement avouer qu’elle est aussi une chose qui pense et qu’elle a en soi l’idée de toutes les perfections que j’attribue à Dieu. »

« Car y a-t-il rien de soi plus clair et plus manifeste que de penser qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un Être souverain et parfait, en l’idée duquel seul l’existence nécessaire ou éternelle est comprise, et par conséquent qui existe? »

« sachant déjà que ma nature est extrêmement foible et limitée, et que celle de Dieu au contraire est immense, incompréhensible et infinie, je n’ai plus de peine à reconnoître qu’il y a une infinité de choses en sa puissance desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit; et cette seule raison est suffisante pour me persuader que tout ce genre de causes, qu’on a coutume de tirer de la fin, n’est d’aucun usage dans les choses physiques ou naturelles; car il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu. »

Et voici où l’arrière-plan du tour de passe-passe est évident, là où est soulignée la dimension centrale : celle du libre-arbitre :

« on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de cet ouvrage même: mais, de cela seul que Dieu m’a créé, il est fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son image et semblance, et que je conçois cette ressemblance, dans laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue, par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même, c’est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connois que je suis une chose imparfaite, incomplète et dépendante d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne suis, mais je connois aussi en même temps que celui duquel je dépends possède en soi toutes ces grandes choses auxquelles j’aspire et dont je trouve en moi les idées, non pas indéfiniment et seulement en puissance, mais qu’il en jouit en effet, actuellement et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu. »

Avec Descartes et Molière, la bourgeoisie française disposait de deux titans capables d’affûter ses armes dans des conditions pourtant inadéquates.

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René Descartes et la méthode par les mathématiques

Il y a un problème essentiel que Descartes a dû affronter en divisant l’individu en trois (pensée – pilote, esprit, corps). En effet, que faire de l’imagination ? Et que faire de la capacité de sentir, qui elle-même relève forcément d’une compréhension intellectuelle ?

C’est là où Descartes s’est révélé le grand représentant de la bourgeoisie française. La grande trouvaille de Descartes, c’est la « méthode. » Selon Descartes, dans le grand fouillis des impressions, les seules auxquelles il faut se fier sont celles conformes aux règles mathématiques.

Descartes, en réalisant ce tour de passe-passe rationaliste, sauvait la bourgeoisie française. Il le faisait même deux fois, car ce rationalisme est précisément ce qui a bloqué l’émergence du matérialisme dialectique en France.

Il y avait la place pour le matérialisme, mais toujours l’aspect rationaliste, « méthodique », l’a emporté : cela puise sa source dans le saut culturel-idéologique amené par Descartes, qui a synthétisé les besoins de la bourgeoisie française au XVIIe siècle, lui indiquant le chemin pour la suite de sa progression (avec, donc, le déisme de la révolution française, et même finalement le double jeu laïc – catholique du XXe siècle).

Voici comment Descartes explique, de manière très malaisée à lire, son rejet des impressions à moins qu’elles ne puissent être confirmées, à ses yeux, par les mathématiques.

De plus, je trouve en moi diverses facultés de penser qui ont chacune leur manière particulière ; par exemple, je trouve en moi les facultés d’imaginer et de sentir, sans lesquelles je puis bien me concevoir clairement et distinctement tout entier, mais non pas réciproquement elles sans moi, c’est-à-dire sans une substance intelligente à qui elles soient attachées ou à qui elles appartiennent ; car, dans la notion que nous avons de ces facultés, ou, pour me servir des termes de l’école, dans leur concept formel, elles enferment quelque sorte d’intellection : d’où je conçois qu’elles sont distinctes de moi comme les modes le sont des choses.

Je connois aussi quelques autres facultés, comme celles de changer de lieu, de prendre diverses situations, et autres semblables, qui ne peuvent être conçues, non plus que les précédentes, sans quelque substance à qui elles soient attachées, ni par conséquent exister sans elle; mais il est très évident que ces facultés, s’il est vrai qu’elles existent, doivent appartenir à quelque substance corporelle ou étendue, et non pas à une substance intelligente, puisque dans leur concept clair et distinct, il y a bien quelque sorte d’extension qui se trouve contenue, mais point du tout d’intelligence.

De plus, je ne puis douter qu’il n’y ait en moi une certaine faculté passive de sentir, c’est-à-dire de recevoir et de connoître les idées des choses sensibles ; mais elle me seroit inutile, et je ne m’en pourrois aucunement servir, s’il n’y avoit aussi en moi, ou en quelque autre chose, une autre faculté active, capable de former et produire ces idées.

Or, cette faculté active ne peut être en moi en tant que je ne suis qu’une chose qui pense, vu qu’elle ne présuppose point ma pensée, et aussi que ces idées-là me sont souvent représentées sans que j’y contribue en aucune façon, et même souvent contre mon gré; il faut donc nécessairement qu’elle soit en quelque substance différente de moi, dans laquelle toute la réalité, qui est objectivement dans les idées qui sont produites par cette faculté, soit contenue formellement ou éminemment, comme je l’ai remarqué ci-devant: et cette substance est ou un corps, c’est-à-dire une nature corporelle, dans laquelle est contenu formellement et en effet tout ce qui est effectivement et par représentation dans ces idées ; ou bien c’est Dieu même, ou quelque autre créature plus noble que le corps, dans laquelle cela même est contenu éminemment.

Or, Dieu n’étant point trompeur, il est très manifeste qu’il ne m’envoie point ces idées immédiatement par lui-même, ni aussi par l’entremise de quelque créature dans laquelle leur réalité ne soit pas contenue formellement, mais seulement éminemment.

Car ne m’ayant donné aucune faculté pour connoître que cela soit, mais au contraire une très grande inclination à croire qu’elles partent des choses corporelles, je ne vois pas comment on pourroit l’excuser de tromperie, si en effet ces idées partoient d’ailleurs, ou étoient produites par d’autres causes que par des choses corporelles: et partant il faut conclure qu’il y a des choses corporelles qui existent.

Toutefois elles ne sont peut-être pas entièrement telles que nous les apercevons par les sens, car il y a bien des choses qui rendent cette perception des sens fort obscure et confuse; mais au moins faut-il avouer que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement, c’est-à-dire toutes les choses, généralement parlant, qui sont comprises dans l’objet de la géométrie spéculative, s’y rencontrent véritablement.

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René Descartes et le renversement d’Avicenne et d’Averroès

Comment René Descartes fait-il pour « utiliser » la démarche d’Averroès, et tronquer la question de l’intellect matériel ?

Voici comment il présente les choses : au lieu de situer comme intellect matériel, il s’assimile à l’intellect lui-même. Il peut ainsi dire de l’intellect matérielle qu’il est son « esprit » et que celui-ci est trompeur :

« mon esprit est un vagabond qui se plaît à m’égarer »

René Descartes est ici fidèle à la religion : il considère qu’il n’y a pas d’intellect général, seulement une âme. Mais comme il a besoin de « sauver » les sens à sa manière – pour justifier la bourgeoisie transformant le monde – il doit attribuer à l’intellect matériel un aspect authentique.

Portrait de René Descartes, avant 1707.

Pour saisir les choses clairement :

Avicenne  =  Dieu => intellect => « pensée » de l’humanité

Averroès = Dieu => intellect / intellect matériel =>pensée double de l’humanité (soit tournée vers l’ensemble, soit vers le simple « individuel », « particulier »)

Descartes inverse l’ordre. La pensée de l’être humain serait un intellect, et non plus l’intellect matériel. Cet intellect peut être trompé par l’intellect matériel (Descartes l’appelle l’esprit).

Là où Avicenne et Averroès disent : les humains ne pensent pas, l’intellect vient du Dieu-Univers-Superordinateur (ce qui sera remplacé par la Nature, l’univers pour les matérialistes), Descartes renversent le tout.

C’est l’unique moyen qu’il a trouvé de conserver Dieu tout en proposant une conception rationaliste de l’esprit.

Comment Descartes s’y prend-il ? Si notre thèse est correcte, alors l’opposition esprit / sens doit se voir ajouter un troisième élément. Descartes ne correspond pas au schéma purement religieux opposant esprit et matière. Il doit y ajouter un troisième terme, mélange des deux – l’intellect matériel d’Averroès, sauf que lui s’affirmerait directement comme intellect, afin d’affirmer la thèse bourgeoise de la rationalité.

Descartes reconnaît donc que les sens pénètrent son esprit – il doit le faire, car il doit reconnaître la matière, il est en effet au service de la bourgeoisie transformant le monde.

Mais, et c’est là le paradoxe, Descartes ne se considère pas comme « esprit ». Il ne le peut pas, car il est au 17e siècle en France. Il doit dire qu’il n’est pas esprit, mais autre chose, qu’il a une certaine « maîtrise » de l’esprit, que la spiritualité a de la valeur.

C’est pour cela que Descartes invente la thèse du « pilote. » C’est une thèse qui est inacceptable pour le matérialisme, mais également pour l’Eglise. Voilà pourquoi cette dernière a mis les œuvres de Descartes à l’index, interdisant leur enseignement, alors qu’inversement le matérialisme n’a pas considéré Descartes comme l’un de ses représentants authentiques.

Dans la conception de Descartes, l’intellect matériel se voit en effet attribuer une capacité de compréhension totale – ce qui normalement revient à Dieu ou bien à l’intellect (en tant que reflet).

Descartes affirme que la pensée est le « pilote », que ce pilote est au-dessus du corps, mais également de l’esprit ! C’est une âme « autonome. »

Voici comment Descartes formule sa conception du pilote :

« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui. 

Car si cela n’étoit, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirois pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrois cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau. 

Et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connoîtrois simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif: car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps. »

On a, ainsi, trois niveaux chez Descartes : la pensée individuelle autonome – pilote (qu’il appelle âme, mais qui n’a pas du tout suffi pour convaincre l’Église ! ), l’esprit, le corps.

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René Descartes, le « cogito » et la théorie du reflet

La pensée de Descartes peut se résumer très simplement ; souvent, on la résume en parlant du « cogito », terme issu de « cogito ergo sum », soit « je pense donc je suis ».

L’idée de base est qu’il faut rejeter la prise en compte des sensations :

Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens ou par les sens: or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étoient trompeurs; et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.

Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, le froid, et les autres qualités qui tombent sous l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même si elles sont vraies ou fausses, c’est-à-dire si les idées que je conçois de ces qualités sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me représentent que des êtres chimériques qui ne peuvent exister.

A cette idée s’en ajoute une autre, celle comme quoi le monde est fondé sur les mathématiques. C’est une conception qui remonte à Platon (et qu’on retrouve dans la Kabbale juive, dans le film « Matrix », etc.) : Dieu est une sorte d’artisan utilisant les chiffres pour donner naissance au monde.

Voici comment René Descartes théorise sa conception :

C’est pourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la physique, l’astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines, mais que l’arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n’y sont pas, contiennent quelque chose, de certain et d’indubitable : car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si claires et si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude.

Seulement, une fois qu’il a fait cela, René Descartes n’a rien fait. Il est logique que l’on résume sa pensée au cogito, en France, puisque c’est conforme à la vision du monde de la bourgeoisie, dans les conditions françaises concrètes.

Cependant, il n’y a là rien de nouveau ; c’est une séparation entre le corps et l’esprit qui n’a rien d’original, à part la lecture « mathématique » du monde, qui se veut « scientifique », mais qui n’est rien d’autre que la reprise de la conception de Platon comme quoi les idées utilisent les formes mathématiques pour « façonner » le monde.

Ce néo-platonisme de René Descartes n’aurait pas pu avoir l’impact qu’il a eu s’il n’y avait pas quelque chose de plus. De quoi s’agit-il ici ?

Eh bien, pour que René Descartes puisse aller au bout de sa démarche, il est obligé d’affronter la question du reflet. Sa pensée n’oppose pas un esprit pur à un « en-dehors » sensuel ; il ne peut plus le faire, l’averroïsme, le matérialisme, a déjà frappé trop fort.

Alors, ce qu’il fait, c’est ajouter un élément. Il ne le fait nullement par hasard, mais pour se positionner contre le matérialisme averroïste.

Pour Averroès, l’intellect de l’être humain n’était pas qu’un intellect uniquement lié à l’intellect superordinateur, comme chez Avicenne. Selon Averroès, l’intellect était double : il était intellect mais aussi intellect matériel, tourné vers la matière.

Cet intellect matériel est, ici, bien entendu à l’origine de l’illusion comme quoi on peut penser. On fait un fétiche de l’intellect matériel, sans voir que sa pensée correspond à la pensée globale, reflet du mouvement général de la matière.

C’est là où intervient Descartes, formulant sa conception précisément en jouant sur cette question de l’intellect matériel.

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La méthode de Descartes et la lecture rationaliste de la croyance en Dieu

René Descartes maintient donc la fiction comme quoi qu’il y a une âme. C’est paradoxal, de par sa posture rationaliste, mais c’est compréhensible historiquement.

Ainsi, dans Méditations sur la philosophie première, Descartes aborde la question essentielle depuis Aristote : celle de la cosmologie. L’ouvrage, écrit en latin et intitulé Meditationes de Prima philosophia, est paru aux Provinces-Unies en 1649.

La localisation de cette parution, dans la culture qui a donné naissance à la peinture flamande, puis aux Provinces-Unies protestante face à l’intervention catholique, est très parlante.

René Descartes est un penseur bourgeois, mais un penseur bourgeois français, à une époque où la bourgeoisie n’a pas encore rompu avec la féodalité. Tel Joachim du Bellay, il tente d’affirmer la conception bourgeoise, tout en restant dans le cadre de la monarchie absolue.

Voilà pourquoi il rejette en fait ceux qui ont une conception du monde correspondant aux points suivants :

soit qu’ils l’attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le réfèrent au hasard, soit qu’ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaison des choses, ou enfin par quoique autre manière

Les premiers sont les stoïciens, les seconds les épicuriens, les troisièmes les aristotéliciens.

Pour les stoïciens, c’est la fatalité qui préside aux « destinées », pour les épicuriens le monde est le fruit du hasard. Pour les stoïciens comme les épicuriens, il faut en quelque sorte « avec » et en tirer le meilleur : c’est la quête de l’ataraxie, l’absence de souffrance.

Pour les aristotéliciens, le monde est le fruit de causes et de conséquences, la cause ultime de tout étant le moteur premier (ou bien Dieu).

L’objectif de René Descartes est donc de « dépasser » toutes ces conceptions assumées à divers niveaux dans le courant de la féodalité. Le catholicisme est ainsi un mélange de stoïcisme, de néo-platonisme et pour finir d’aristotélisme depuis Thomas d’Aquin ; le judaïsme a connu exactement le même processus.

René Descartes est au service de la bourgeoisie : il doit rompre avec ces conceptions, toutefois sans réellement rompre avec elle.

Le problème est ici, naturellement, qu’en formulant les choses ainsi, il montre qu’il n’a pas connaissance de la signification de l’averroïsme, ou en tout cas et sans nul doute qu’il le rejette. René Descartes n’est pas un penseur matérialiste.

Dans son œuvre, il utilise clairement, ouvertement, de manière explicite la notion de Dieu. De fait, il va tenter une lecture « rationaliste » de la croyance en Dieu.

En cela, il pave la voie au déisme, au système de Jean-Jacques Rousseau. Il indique une piste à Baruch Spinoza, sauf que ce dernier connaissait trop la problématique de l’intellect pour accepter d’en « revenir » à Avicenne, aussi simplement que cela.

Voilà pourquoi Baruch Spinoza va faire de Dieu la Nature, alors que René Descartes en reste ouvertement à la fiction d’un monde créé par un Dieu extérieur au monde – ce qui est précisément ce que rejettera Spinoza, qui lui appartient au matérialisme.

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René Descartes et l’âme au service du rationalisme

La conception de René Descartes est-elle la même que celle de l’exemple de l’homme volant d’Avicenne ? Inévitablement, la ressemblance est frappante.

Descartes, dans Méditations sur la philosophie première, explique en effet la chose suivante :

Je supposerai donc, non pas que Dieu, qui est très bon, et qui est la souveraine source de vérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper ; je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et toutes les autres choses extérieures, ne sont rien que des illusions et rêveries dont il s’est servi pour tendre des pièges à ma crédulité ;

je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang ; comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses; je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ;

et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connoissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement : c’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra jamais rien imposer (…).

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucuns sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit.

Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Page de titre de la première édition
des Méditations métaphysiques, 1641.

Avicenne et René Descartes semblent dire la même chose : on peut remettre en cause le corps, la preuve en est qu’en théorie, une pensée peut exister sans corps. Cependant, il y a ici une grande différence.

Chez Avicenne en effet, l’âme est une pensée, et les humains ne pensent pas : ce qu’ils pensent est en fait l’intellect, émané du divin, qui s’exprime dans leurs formes matérielles. Il y a ici une âme, mais une âme en tant que parcelle du « superordinateur » central, qui est le seul à « penser ».

Or, chez René Descartes, la dynamique est différente. Chez Avicenne, l’intellect partiel de l’être humain rejoint immédiatement l’intellect global. En arrière-plan, on a une sorte de « retour » à la base. Il n’y a pas cela chez René Descartes. Chez lui, « l’intellect » de l’être humain est « seul ». Il n’y a pas de mouvement vers l’origine divine, ici tout est statique. La pensée de l’individu devient « indépendante » et, par ailleurs, seule.

De fait, cela change tout. L’exemple d’Avicenne servait à souligner que ce qui compte c’est l’intellect de source divine et composante divine. Si on enlève la matière qu’est le corps, il reste l’intellect et le but est logiquement le retour, ou plus exactement la « conjonction » entre son intellect « propre » et l’intellect « superordinateur ».

René Descartes renverse la proposition. Il ne part pas dans le sens d’Averroès, pour qui l’être humain ne pense pas, la pensée étant le reflet de l’intellect (et, à sa suite, de la nature, du mouvement de la matière éternelle, en bref : le matérialisme).

René Descartes maintient la fiction de l’âme. C’est le premier paradoxe. Même le protestantisme soumettait la fiction de l’âme aux règles, à l’éthique bourgeoise, comme en témoigne la peinture flamande, par essence portraitiste et moralisante.

Et le second paradoxe, c’est qu’il utilise cette fiction de l’âme pour justifier le rationalisme. Il y a là quelque chose de totalement contradictoire, qu’absolument tous les commentateurs ont vu. La pensée de René Descartes a toujours semblé ambivalente, ambigu.

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