Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Max Stirner : l’individualisme à la française contre l’individu naturel de Feuerbach

    Max Stirner (1806-1856) est aux côtés de Ludwig Feuerbach et de Bruno Bauer (1809-1882) le second grand « hégélien de gauche », c’est-à-dire les disciples de la pensée de G.W. Hegel assumant le progressisme, la critique radicale de la religion.

    Mais si Ludwig Feuerbach pave la voie à Karl Marx et Friedrich Engels, Max Stirner pave la voie à l’anarchisme. Son œuvre la plus célèbre, L’Unique et sa propriété (1844), est une attaque contre Ludwig Feuerbach.

    Max Stirner considère qu’en défendant la nature, Ludwig Feuerbach ne peut pas se passer de Dieu : sa pensée serait finalement religieuse malgré lui.

    Max Stirner est en fait un individualiste, il n’a que faire d’une division entre l’individu « limité » et sa conscience qui comprend l’universel. Ce qu’il critique chez Ludwig Feuerbach, c’est sa tentative de faire de l’être humain à la fois un individu et à la fois une composante d’un grand « tout » qui serait la nature.

    A ses yeux, cela nuit à l’individu, à sa dignité, à son affirmation la plus complète. Si on connaît les philosophies d’Avicenne et d’Averroès, on voit bien que Max Stirner affirme que l’individu « pense » et qu’il n’y a pas de dimension universelle (ou unique) dans la pensée des humains.

    Voici ce que dit Max Stirner :

    « Autrefois, dit-il [il s’agit de Ludwig Feuerbach, dont Max Stirner résume la position], nous ne cherchions et n’apercevions notre essence que dans l’au-delà, tandis qu’à présent que nous comprenons que Dieu n’est que notre essence humaine, nous devons reconnaître cette dernière comme nôtre et la transposer de nouveau de l’autre monde en ce monde.

    Ce Dieu, qui est esprit, Ludwig Feuerbach l’appelle « notre essence ». Pouvons-nous accepter cette opposition entre « notre essence » et nous, et admettre notre division en un moi essentiel et un moi non essentiel ? Ne sommes-nous pas ainsi de nouveau condamnés à nous voir misérablement bannis de nous-mêmes ?

    Que gagnons-nous donc à métamorphoser le divin extérieur à nous en un divin intérieur ? Sommes-nous ce qui est en nous ?

    Pas plus que ce qui est hors de nous. Je ne suis pas plus mon cœur que je ne suis ma maîtresse, cet « autre moi ». C’est précisément parce que nous ne sommes pas l’Esprit qui habite en nous que nous étions obligés de projeter cet Esprit hors de nous : il n’était pas nous, ne faisant qu’un avec nous, aussi ne pouvions-nous lui accorder d’autre existence que hors de nous, au-delà de nous, dans l’au-delà.

    Ludwig Feuerbach étreint avec l’énergie du désespoir tout le contenu du Christianisme, non pour le jeter bas, mais pour s’en emparer, pour arracher de son ciel par un dernier effort cet idéal toujours désiré, jamais atteint, et le garder éternellement (…).

    À la doctrine théologique de Ludwig Feuerbach, opposons en quelques mots les objections qu’elle nous suggère : « L’être de l’homme est pour l’homme l’être suprême. Cet être suprême, la religion l’appelle Dieu et en fait un être objectif ; mais il n’est, en réalité, que le propre être de l’homme ; et nous sommes à un tournant de l’histoire du monde, parce que désormais pour l’homme ce n’est plus Dieu, mais l’Homme qui incarne la divinité . »

    À cela, nous répondons : l’Être suprême est l’être ou l’essence de l’homme, je vous l’accorde ; mais c’est précisément parce que cette essence suprême est « son essence » et non « lui » qu’il est totalement indifférent que nous la voyions hors de lui et en fassions « Dieu », ou que nous la voyions en lui et en fassions l’ « Essence de l’homme » ou l’« Homme ».

    Je ne suis ni Dieu ni Homme, je ne suis ni l’essence suprême ni mon essence, et c’est au fond tout un que je conçoive l’essence en moi ou hors de moi.

    Bien plus, toujours l’essence suprême a été conçue dans ce double au-delà, au-delà intérieur et au-delà extérieur ; car, d’après la doctrine chrétienne, « l’esprit de Dieu » est aussi « notre esprit » et « habite en nous  » Il habite le ciel et habite en nous, nous ne sommes que sa « demeure ».

    Si Ludwig Feuerbach détruit sa demeure céleste et le force à venir s’installer chez nous avec armes et bagages, nous serons, nous, son terrestre logis, singulièrement encombrés. »

    En clair : Max Stirner n’en a rien à faire de ce qu’Aristote, Avicenne et Averroès appelle l’intellect, il s’oppose à la pensée comme universelle, au nom de l’individu qui n’est pas son « essence » mais seulement un individu, dont il fait naturellement l’éloge ultra-individualiste.

    Max Stirner dessiné par Friedrich Engels,
    en 1842.

    Max Stirner a ici en fait donné l’argument à la française, c’est-à-dire le point de vue laïc qui rejette la religion comme conception et institution, mais ne l’interprète pas comme expression de la réalité humaine en quête d’elle-même.

    Dans la pensée française, façonnée par René Descartes, la réalité humaine naturelle ne saurait, en effet, formuler quelque chose de raisonnable, et a fortiori à travers des élucubrations religieuses.

    Or, la base de Ludwig Feuerbach et du marxisme est justement que l’être humain formule la rationalité de sa propre réalité naturelle et sociale.

    Max Stirner, ici, pave la voie à l’anarchisme, mais aussi à l’existentialisme, c’est-à-dire l’affirmation de l’individu « pensant » et la négation de la nature comme réalité à laquelle appartient l’être humain.

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  • Ludwig Feuerbach : «Dieu» comme outil de la conscience pour saisir la nature


    Pour les matérialistes, l’univers est un, il y a unité. Mais l’être humain n’est pas cet univers. Selon Ludwig Feuerbach, l’être humain a cependant, à l’opposé des animaux, conscience du caractère infini de la réalité.

    Il doit l’exprimer, mais comment sa conscience non infinie peut-elle formuler cela ? Précisément en utilisant le concept de « Dieu. » Ludwig Feuerbach explique dans L’essence du christianisme que :

    « L’être de l’être humain différencié des animaux n’est pas que le fondement, mais également l’objet de la religion.

    Mais la religion est la conscience de l’infini : elle est ainsi et ne peut être rien d’autre que la conscience de l’être humain de son être, et cela non pas fini, limité, mais bien infini.

    Un être véritablement fini n’a pas la moindre idée, sans parler d’une conscience d’un être infini, parce que la limite de l’être est aussi la limite de la conscience. »

    On comprend alors ici pourquoi le matérialisme est également passé par le concept de « Dieu », notamment avec Aristote, Avicenne, Averroès, Spinoza, etc. Le matérialiste vulgaire ne peut pas saisir cela, car il assimile Dieu à un simple préjugé, à une simple abstraction.

    Si l’on suit Ludwig Feuerbach, la division esprit-corps que fait la religion n’est pas une « absurdité » abstraite, mais le fruit d’une humanité séparée en deux, en raison du fait qu’un individu est fini mais que sa conscience conçoit l’infini.

    Ne pouvant gérer cela, la conscience a alors utilisé « Dieu » et les fantasmagories mystiques. Pour Ludwig Feuerbach :

    «La religion est la conscience de soi de l’être humain première et de fait indirecte. »

    Le rapport qu’a l’être humain avec Dieu est son rapport avec lui-même. Ludwig Feuerbach présente ainsi, naturellement, le monothéisme de la religion juive comme une première affirmation égoïste, car national ; à ses yeux (tout comme pour Karl Marx), le christianisme lui est supérieur car il revendique l’universalisme du message divin.

    Cependant et bien entendu, pour se maintenir non comme illusion mais bien comme théologie, la religion a besoin d’un Dieu puissant, intervenant sur le réel. C’est la fameuse contradiction explosive entre le système religieux et les pratiques populaires.

    Et il faut noter que Ludwig Feuerbach constate l’importance du christianisme en fait comme protestantisme, qui confie la responsabilité à l’individu, et non plus aux lois qui expliquent tous les aspects de la vie quotidienne.

    Avec le protestantisme, l’individu doit lui-même trouver la morale et non plus obéir à des préceptes. En cela, il a arraché des prérogatives au concept de « Dieu », ce qui témoigne par ailleurs du caractère historiquement progressiste, bourgeois à l’époque, du protestantisme, à l’opposé du judaïsme et du catholicisme.

    Cependant, Ludwig Feuerbach n’a pas pu expliquer pleinement comment les religions se forment, c’est-à-dire leur rapport avec la base productive. Ludwig Feuerbach a compris la division en deux de l’humanité, il a saisi la question de « Dieu » comme unité, mais il n’a pas saisi les modalités faisant que la religion se forme d’une manière et pas d’une autre, à telle ou telle époque.

    Or, c’est en saisissant ces modalités – les contradictions au sein d’une société – que l’on peut faire disparaître non pas simplement la religion sur le plan théorique, mais même idéologiquement, en asséchant sa source :

    « Ludwig Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde temporel.

    Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire.

    Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle.

    Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction.

    Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu’il faut révolutionner dans la pratique. » (Marx, Thèses sur Feuerbach)

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  • Ludwig Feuerbach : la religion comme miroir de la conscience humaine

    De quoi parle la religion ? La religion parle de l’humanité et de la nature. Mais en raison de la situation où sont les humains, ils en parlent de manière voilée, cachée à leurs propres yeux. Ainsi, ils parlent de Dieu, concept qui n’est que le reflet de l’humanité.

    La religion n’est ainsi pas qu’un système idéologique visant à justifier une domination, une oppression, une exploitation. C’est le reflet d’un certain niveau de conscience de l’humanité. Une humanité qui n’a pas encore un niveau suffisant de conscience d’elle-même et de la nature utilise « Dieu ».

    Naturellement, les fameuses lignes de Karl Marx sur la religion comme opium du peuple puisent directement dans la conception de Ludwig Feuerbach. Dans L’essence du christianisme, Ludwig Feuerbach explique :

    «La religion est la division en deux de l’être humain avec lui-même ; il se pose Dieu comme un être posé face à lui. Dieu n’est pas ce qu’est l’être humain, et l’être humain n’est pas ce qu’est Dieu.

    Dieu est l’être infini, l’être humain l’être fini ; Dieu est complet, l’être humain incomplet ; Dieu est éternel, l’être humain est dans le temps ; Dieu est tout-puissant, l’être humain est impuissant ; Dieu est saint, l’être humain est pêcheur.

    Dieu et l’être humain sont des extrêmes : Dieu est de fait le positif, la quintessence de toutes les réalités, l’être humain est tout simplement le négatif, la quintessence de tous les riens.

    Mais l’être humain rend objectif dans la religion sa propre nature secrète. Donc, il doit être démontré que cette opposition, cette dichotomie entre Dieu et l’être humain, sur laquelle s’affirme la religion, est une dichotomie de l’être humain avec son propre être. »

    L’essence du christianisme

    Pour un matérialiste vulgaire, cela ne veut rien dire, car le matérialisme vulgaire ne consiste qu’en la rationalité cartésienne s’appropriant la réalité, mais ne lui accordant pas de valeur en soi.

    Chez Ludwig Feuerbach, par contre, l’être humain fait partie de la nature. Il ne peut donc même pas s’appuyer sur un Dieu lointain pour s’inventer des droits – Ludwig Feuerbach n’est pas un déiste, il ne fait pas comme René Descartes, etc.

    Ludwig Feuerbach

    Ludwig Feuerbach veut l’être humain ayant conscience de sa réalité naturelle. Et il pense même que l’être humain le veut forcément, la preuve étant qu’il pose un Dieu comme une sorte de miroir.

    Une telle perspective change tout par rapport à la religion : le matérialiste vulgaire, le pseudo libre penseur du XXe siècle, le laïc, rejette la religion comme institution et ne voit rien d’autre en elle. Le matérialisme authentique, lui, voit comment la religion représente également une conscience aliénée.

    Karl Marx ajoute aussi un élément à Ludwig Feuerbach, car ce dernier ne liait pas l’émergence des religions à un développement des forces productives, et donc il n’a pas compris que les religions dépendent de comment les humains travaillent, modifient la réalité et eux-mêmes.

    Voici ce que dit Karl Marx, dans une œuvre de jeunesse de 1843, Critique de la philosophie du droite de Hegel. La partie commençant avec « certes » désigne la démarche de Ludwig Feuerbach, que Karl Marx reconnaît, en allant plus loin et en disant : la conscience de l’être humain n’est pas à côté de la réalité, elle ne peut pas se contempler ; elle est dans la réalité aussi.

    « Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme.

    Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu.

    Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société.

    Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers.

    La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel.

    La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.

    L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. » 

    Voyons maintenant pourquoi c’est le concept de « Dieu » qui est utilisé par la conscience divisée en deux, par rapport aux questions du fini et de l’infini.

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  • Ludwig Feuerbach : omnis determinatio est negatio

    La thèse de Ludwig Feuerbach est la négation du cartésianisme qui nie les sens, mais également du courant qui naîtra au début du XXe siècle, et qui sera appelé le béhaviorisme ou comportementalisme.

    Le cartésianisme considère que les humains pensent, thèse réfutée par le matérialisme qui considère que la conscience n’est que le reflet de la réalité. Mais le risque est de basculer dans une vision mécanique, où la pensée ne consisterait qu’en une réaction à des stimuli, ce qui est précisément la thèse du béhaviorisme.

    Le matérialisme dialectique rejette tant le cartésianisme que le béhaviorisme, car s’il considère que l’être humain ne pense pas, il reconnaît le cerveau comme étant de la matière (la fameuse « matière grise ») et par conséquent il obéit aux principes de la dialectique.

    Les humains n’agissent donc pas mécaniquement, pas plus qu’ils ne sont libres ; leur psychologie se fonde sur leur existence réelle, naturelle, et le processus dialectique de leur pensée comme reflet de la réalité, mais aussi donc de leur propre réalité, puisqu’ils font partie de la réalité.

    Pour cette raison, Ludwig Feuerbach reconnaît l’importance historique de l’empirisme, qui a été développé par Francis Bacon, dans une démarche précisément opposée à René Descartes qui lui rejette les sens :

    « La grande signification historique de l’empirisme consiste de fait en ce qu’il donne aux sens leur droit en tant que moyen de la connaissance, qu’il a élevé à un objet substantiel en particulier la sphère de l’indirect, de l’empirique. »

    Histoire de la nouvelle philosophie

    Naturellement, ce n’est qu’une étape : Ludwig Feuerbach n’est donc pas empiriste, il ne s’arrête pas aux sens, cependant il ne rejette pas ceux-ci comme le fait René Descartes.

    D’où sa formulation, dès une œuvre de jeunesse (Critique de l’empirisme), comme quoi :

    « La pensée est la chose comme elle est, la représentation par les sens la présentation de la chose comme elle apparaît. Les sens nous donnent des images, les choses ne nous sont données que par la pensée (…).

    Avec les sens nous lisons le livre de la nature, mais nous ne le comprenons pas par les sens. La compréhension raisonnée est un acte par lui-même, un acte absolument indépendant.

    Ce que saisit la compréhension raisonnée, il ne le comprend qu’à partir de et à travers lui-même ; il n’y a que ce qui est conforme à la compréhension raisonnée qui est un objet de la raison. La compréhension raisonnée est sa propre mesure, son principe propre ; il est causa sui [cause de soi-même], l’absolu dans les êtres humains. »

    Critique de l’empirisme

    Ce faisant, Ludwig Feuerbach ouvre la voie à une psychologie matérialiste, qui sera en quelque sorte posée dans la seconde moitié du XXe siècle par le maoïste Akram Yari en Afghanistan.

    Mais il rejette déjà en pratique G.W.F. Hegel, car celui-ci n’attribue de valeur réelle qu’à la dialectique dans la conscience, ce qu’il appelle l’esprit. Or, Ludwig Feuerbach reconnaît la conscience, mais il reconnaît également la réalité.

    C’est le moment qui est très difficile à comprendre pour les matérialistes français, qui ont vu leur conception saccagée par l’ouverture à René Descartes, mais aussi par les limites du matérialisme français.

    Le véritable matérialisme reconnaît en effet le caractère unique et unifié de la réalité, ce que le matérialisme vulgaire ne comprend pas. G.W.F. Hegel, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie,explique l’aspect capital de cette question.

    A ses yeux, la véritable philosophie tente de saisir la réalité comme un tout, et Parménide pour qui le monde est « un » est en pratique le premier philosophe. Cependant, c’est en Orient que ce point de vue a pu se développer, selon G.W.F. Hegel, alors qu’en Europe cette perspective avait été perdue.

    D’où sa conclusion comme quoi Baruch Spinoza a joué un rôle historique :

    « Spinoza est le point central de la philosophie moderne : ou bien le spinozisme ou bien pas de philosophie. »

    G.W.F. Hegel méconnaît en fait tout ce qu’il appelle « intuition orientale » et qui est en réalité toute la falsafa arabo-persane (et, relativement, juive, notamment avec le religieux Moïse Maïmonide), que Baruch Spinoza prolonge et fait aboutir.

    Mais il a saisi que c’est la question de la totalité qui compte ; quelque chose qui existe doit être compris dans son rapport au tout, et c’est un rapport de négation. G.W.F. Hegel y voit même là l’affirmation de la dialectique, dont Baruch Spinoza n’aurait pas compris la signification, la dimension.

    Voici comment G.W.F. Hegel explique la valeur de Baruch Spinoza :

    « En ce qui concerne le déterminé, Spinoza a posé la phrase : omnis determinatio est negatio [toute détermination est négation] ; ainsi, il n’y a que le non-particulier, l’universel, qui est véritablement, est seulement substantiel.

    L’âme, l’esprit est une chose individuelle, est en tant que telle restreinte ; ce, par quoi il est chose individuel, est une négation, et il n’a ainsi pas de réalité véritable. L’unité simple de la pensée, en soi-même, est présentée par lui comme la substance absolue.

    Voilà, en tout et pour tout, l’idée spinoziste (…). Quand on commence à philosopher, on doit ainsi être tout d’abord spinoziste. »

    Ludwig Feuerbach est donc un moment clef : il accepte G.W.F. Hegel reconnaissant Baruch Spinoza comme le penseur de la totalité. Mais là où G.W.F. Hegel ne prend en compte que la conscience, le mouvement en son sein – l’esprit – Ludwig Feuerbach lui affirme la valeur de la réalité elle-même…

    La voie était ouverte pour le matérialisme dialectique.

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  • Ludwig Feuerbach : une dynamique au sujet de la nature qui pave la voie au marxisme

    Il est bien connu que Karl Marx a été profondément marqué intellectuellement par deux auteurs : Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et Ludwig Feuerbach (1804-1872). En France, la figure de G.W.F. Hegel est bien connue ; on sait qu’il a apporté le principe de la dialectique.

    Cependant, le figure de Ludwig Feuerbach est absolument inconnue, alors qu’il a assumé le matérialisme. Le matérialisme dialectique profite directement de Ludwig Feuerbach et de G.W.F. Hegel, que Karl Marx a relié.

    En France, Ludwig Feuerbach a été mis de côté y compris par les « marxistes », pour deux fausses raisons : tout d’abord la considération que la France avait la philosophie des Lumières et que, par conséquent, c’était bien suffisant comme matérialisme et, ensuite, il y a la fausse interprétation de René Descartes comme philosophe « scientifique », sa méthode étant censé être « matérialiste » par nature, etc.

    En réalité, Ludwig Feuerbach est incontournable, car il prolonge Baruch Spinoza. Il est l’intermédiaire entre Karl Marx et Baruch Spinoza ; comme Denis Diderot, il affirme que le matérialisme trouve sa source dans la réalité naturelle, mais il va plus loin que Denis Diderot, car il assume la sensation de manière plus approfondie.

    Comme l’a expliqué Karl Marx, constatant l’aspect positif et l’aspect négatif:

    « Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible ; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme. »

    Karl Marx considère comme juste que Ludwig Feuerbach en appelle à l’intuition sensible, mais il manque l’étape du monde sensible comme étant transformable.

    C’est précisément cette thèse qui était intolérable en France, de par le triomphe de René Descartes qui rejette l’intuition sensible. Or, ce faisant, le matérialisme dialectique ne pouvait réellement s’implanter en France.

    En effet, le véritable athéisme ne nie pas que l’univers soit « un ». Or, le pseudo-athéisme français n’a pas compris la thèse de Ludwig Feuerbach, qui lui-même l’emprunte à G.W.F. Hegel, qui lui-même l’emprunte à Baruch Spinoza.

    L’athéisme ne dit pas : il n’y a pas de Dieu et c’est le hasard qui règne, car cela c’est la vieille thèse, non scientifique, d’Épicure (même si Épicure est une figure illustre du matérialisme). L’athéisme authentique dit : il n’y a qu’une seule réalité, une réalité infinie, et c’est de ce point de vue qu’il faut partir.

    C’est pour cela que Ludwig Feuerbach a construit son œuvre contre les religions : il entendait non pas simplement réfuter les systèmes religieux, mais dépasser, de la même manière que Baruch Spinoza, l’ancienne définition de « Dieu ».

    C’est en posant les choses ainsi que Ludwig Feuerbach a amené une révolution idéologique, permettant l’avènement du marxisme.

    Friedrich Engels souligne de la manière suivante l’importance du rôle historique de Ludwig Feuerbach :

    « C’est alors que parut l’Essence du christianisme, de Feuerbach. D’un seul coup, il réduisit en poussière la contradiction, en replaçant carrément de nouveau le matérialisme sur le trône.

    La nature existe indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature et des hommes, il n’y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination religieuse ne sont que le reflet fantastique de notre être propre.

    L’enchantement était rompu ; le « système » était brisé et jeté au rancart, la contradiction, n’existant que dans l’imagination, résolue.

    Il faut avoir éprouvé soi -même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire une idée. L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ».

    On peut voir, en lisant la Sainte Famille, avec quel enthousiasme Karl Marx salua la nouvelle façon de voir et à quel point — malgré toutes ses réserves critiques — il fut influencé par elle. »

    Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1888

    Ludwig Feuerbach est à ce titre incontournable pour la compréhension de la genèse du matérialisme dialectique. C’est lui qui a posé la réflexion comme quoi il n’y a que la Nature et les êtres humains, c’est-à-dire l’histoire ; c’est en quelque sorte la base de la « division » du travail entre matérialisme dialectique et matérialisme historique.

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  • Le rôle de l’argent selon Marx : l’argent et la dépendance vis-à-vis de lui

    L’argent apparaît alors comme une menace essentielle pour les anciens modes de production, car la production marchande capitaliste, en se développant, procède à la décomposition et la dissolution des anciennes formes.

    Les personnes prisonnières des anciens modes de production le ressentent, elles sont écrasées par l’avalanche des marchandises à faible prix, par l’intégration toujours plus grande des masses paysannes appauvries, par la pression financière sur les campagnes, la dépendance au crédit, la production agricole capitaliste elle-même, etc.

    La figure du « Mahatma Gandhi » est ainsi célèbre, parce que justement il a représenté le mode de production arriéré en Inde qui a tenté de s’opposer à la pression capitaliste britannique.

    Gandhi avait ainsi lancé le boycott des produits britanniques ; la matière première venait d’Inde mais était transformé en Grande-Bretagne. En apparence, il s’agissait d’un mouvement pour l’indépendance, en réalité Gandhi défendait la simple reproduction des biens, typique de l’Inde féodale.

    Gandhi a d’ailleurs théorisé cette revendication de l’auto-suffisance, l’élaborant en système ; il voulait même qu’un rouet soit présent sur le futur drapeau national.

    En agissant ainsi, Gandhi montre qu’il n’a compris que l’apparence du rapport des échanges, et non la question du mode de production. La pensée de Gandhi est réactionnaire, elle est une « révolte » contre l’argent.

    C’est ce que Marx veut dire quand il dit :

    « Lorsqu’on étudie le capital historiquement, dans ses origines, on le voit partout se poser en face de la propriété foncière sous forme d’argent, soit comme fortune monétaire, soit comme capital commercial et comme capital usuraire.

    [La note de Marx ajoute :] L’opposition qui existe entre la puissance de la propriété foncière basée sur des rapports personnels de domination et de dépendance et la puissance impersonnelle de l’argent se trouve clairement exprimée dans les deux dictons français : « Nulle terre sans seigneur », « L’argent n’a pas de maître ». »

    A ce titre, Gandhi ne remettait pas en cause l’existence des grands propriétaires terriens, qui eux-mêmes avaient tout intérêt à maintenir une reproduction simple de la production et à ne pas subir la concurrence des capitalistes.

    Le capitaliste, de son côté, amène l’industrie : une production plus grande d’individus regroupés collectivement, sous sa houlette. Les individus en question reçoivent un salaire : leur rapport au capitaliste passe par l’argent. C’est l’argent qui, en apparence, menace le féodal, bien qu’en fait ce soit le mode de production.

    Notons bien que l’effondrement de la base économique a, précisément chez les féodaux (qui ont historiquement par ailleurs entretenu tout un apparat), ajouté aux problèmes financiers causés déjà par les guerres. Louis XIV avec Versailles ne pouvait former un système durable.

    Les féodaux, toujours endettés, les États féodaux, en crise sévère au XVIe-XVIIe siècles et parfois même en banqueroute complète, s’endettèrent ainsi. Ce n’est pas un facteur déterminant, mais c’est une réalité importante.

    Comme le dit Karl Marx :

    « Dans le monde antique, le mouvement de la lutte des classes a surtout la forme d’un combat, toujours renouvelé, entre créanciers et débiteurs, et se termine à Rome par la défaite et la ruine du débiteur plébéien, qui est remplacé par l’esclave.

    Au moyen-âge, la lutte se termine par la ruine du débiteur féodal. Celui-là perd la puissance politique dès que croule la base économique qui en faisait le soutien.

    Cependant, ce rapport monétaire de créancier à débiteur ne fait, à ces deux époques, que réfléchir à la surface des antagonismes les plus profonds. »

    Cependant, cela est vrai dans le capitalisme aussi. En effet, le capitaliste dépense de l’argent pour produire des marchandises et obtenir ainsi plus d’argent qu’il n’en avait au départ.

    Cela signifie qu’à chaque cycle, l’argent qu’il faut lancer est plus grand qu’au cycle précèdent.

    Au final, il y a donc des investissements de plus en plus grands ; un petit investissement capitaliste ne tient pas la route en comparaison, il est écrasé par la pression des grands investissements capitalistes.

    Il y a donc une concurrence acharnée et une dépendance certaine de l’industrie par rapport aux banques, ce que Lénine remarquera, forgeant alors la notion d’impérialisme pour caractériser la fusion des banques et de l’industrie. C’est ce qu’il appellera, de manière parfaitement juste, « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme ».

    Voici comment Marx nous parle déjà de cela :

    « Nous avons vu ailleurs que, plus le mode de production capitaliste se développe, et plus cela augmente le minimum des avances nécessaires pour exploiter une industrie dans ses conditions normales.

    Les petits capitaux affluent donc aux sphères de la production dont la grande industrie ne s’est pas encore emparée, ou dont elle ne s’est emparée que d’une manière imparfaite.

    La concurrence y fait rage en raison directe du chiffre et en raison inverse de la grandeur des capitaux engagés.

    Elle se termine toujours par la ruine d’un bon nombre de petits capitalistes, dont les capitaux périssent en partie et passent en partie entre les mains des vainqueurs.

    Le développement de la production capitaliste enfante une puissance tout à fait nouvelle, le crédit, qui à ses origines s’introduit sournoisement comme une aide modeste de l’accumulation, puis devient bientôt une arme additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se transforme enfin en un immense machinisme social destiné à centraliser les capitaux. »

    >Sommaire du dossier

  • Le rôle de l’argent selon Marx : l’étalon-or et sa (future) disparition

    Revenons au fait que c’est l’État qui fabrique l’argent. Bien évidemment, il ne peut pas le fabriquer comme bon lui semble, il ne peut pas simplement utiliser la fameuse « planche à billets » comme il l’entend.

    En effet, cet argent, qui n’est que du papier, a une valeur, et il faut que l’État soit en mesure de lui trouver un équivalent, puisqu’il ne s’agit que de papier, et qu’il faut qu’il soit pour autant « crédible. »

    Si l’argent n’a pas de valeur, les capitalistes ne vont pas l’utiliser. C’est la raison du triomphe du dollar, de l’euro, etc. sur d’autres monnaies dont la valeur n’est pas assurée, pouvant s’effondrer, etc.

    Voici ce qu’enseigne Marx :

    « L’État jette dans la circulation des billets de papier sur lesquels sont inscrits des dénominations de numéraires telles que 1 livre sterling, 5 livres sterling, etc.

    En tant que ces billets circulent réellement à la place du poids d’or de la même dénomination, leur mouvement ne fait que refléter les lois du cours de la monnaie réelle.

    Une loi spéciale de la circulation du papier ne peut résulter que de son rôle de représentant de l’or ou de l’argent, et cette loi est très simple : elle consiste en ce que l’émission du papier-monnaie doit être proportionnée à la quantité d’or (ou d’argent) dont il est le symbole et qui devrait réellement circuler. »

    Ce qu’on appelle argent vaut ici de l’or, de l’argent, etc. L’État doit donner des gages, il doit être crédible, sa monnaie doit valoir quelque chose, sinon les billets seraient aussi peu valables que ceux du monopoly.

    C’est le principe de l’étalon-or : dans les coffres de la banque nationale, il y a de l’or, équivalent à l’argent en circulation. Nous verrons, en parlant de la question de l’accumulation du capital, que la question de cet or au démarrage du capitalisme, est un sujet épineux.

    Cependant, pour ce qui nous intéresse ici, et comme nous le savons, l’étalon-or a été « abandonné ».

    Notre maître Marx se serait-il trompé ? Absolument pas.

    L’étalon-or n’a, en réalité, pas été abandonné, mais dépassé. La raison en est ni plus ni moins que le crédit. Il y a tellement d’échanges que l’argent est obligé de s’échanger à une vitesse si grande qu’il en est dématérialisé.

    Regardons cela. Que nous dit Karl Marx au sujet de l’argent ? Il nous dit :

    « Plus la production marchande se développe et s’étend, moins la fonction de la monnaie comme moyen de paiement est restreinte à la sphère de la circulation des produits.

    La monnaie devient la marchandise générale des contrats. »

    La monnaie est présente à tous les niveaux du capitalisme. Elle est tellement présente qu’elle s’est dématérialisée. La carte de crédit est devenu historiquement l’outil pour accélérer les échanges : lorsqu’on paye en carte, on gagne du temps, puisque l’argent n’est pas remis à soi-même, puis remis à la caisse, puis remis à la banque. Cela passe de banque en banque.

    Or, le principe du crédit est qu’on peut parfois payer sans disposer de l’argent. C’est là que s’effondre le principe d’un équivalent réel, sous la forme d’or ou d’argent, à l’argent qui circule sous la forme de billets et de pièces.

    Vérifions cela chez Marx : que dit-il au sujet des trésors, des coffres des pays capitalistes, dans leur rapport avec la circulation des marchandises ?

    Il dit :

    « Le fleuve aux vagues d’argent et d’or possède un double courant.

    D’un côté, il se répand à partir de sa source sur tout le marché du monde, où les différentes enceintes nationales le détournent en proportions diverses, pour qu’il pénètre leurs canaux de circulation intérieure, remplace leurs monnaies usées, fournisse la matière des articles de luxe, et enfin se pétrifie sous la forme de trésor.

    Cette première direction lui est imprimée par les pays dont les marchandises s’échangent directement avec l’or et l’argent aux sources de leur production.

    En même temps, les métaux précieux courent de côté et d’autre, et ce mouvement suit les oscillations incessantes du cours de change.

    Les pays dans lesquels la production a atteint un haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs des banques.

    A part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation dans la circulation des marchandises ou d’une interruption dans le cours de leurs métamorphoses. »

    Ce que dit Marx, c’est que plus il y a d’échanges, plus l’argent circule vite, donc moins il y a besoin d’argent, donc moins besoin de stock d’or équivalent.

    Pourquoi l’étalon-or a-t-il alors été abandonné ? Simplement, car l’argent circulant a désormais d’autres équivalents, consistant en certaines possessions de l’État.

    Si l’État français fait bien attention à conserver comme il se doit la Tour Eiffel, les Champs-Élysée, etc., c’est que ces possessions étatiques ont de la valeur et jouent un rôle comme équivalent symbolique de l’argent circulant.

    Pourquoi symbolique ? Parce que le capital bancaire joue désormais un rôle essentiel dans les échanges, renforçant la « dématérialisation » ; nous en reparlerons par la suite, au moment de la circulation du capital, mais également de l’accumulation du capital.

    >Sommaire du dossier

  • Le rôle de l’argent selon Marx : les billets de banque et le cadre national

    La question des billets de banque et de pièces, c’est-à-dire de l’argent, est difficile, parce que les choses ont changé depuis Marx, non pas en substance bien entendu, mais dans leur forme.

    Deux phénomènes se sont produits : d’abord, l’abandon de l’étalon-or pour l’argent, et ensuite l’apparition d’une monnaie commune à plusieurs États, avec l’euro.

    C’est donc différent d’à l’époque de Marx, mais naturellement la tendance avait déjà été analysée.

    Il faut donc saisir ce qu’explique Marx, et comprendre comment en apparence cela a changé, et en apparence seulement.

    L’idée de base, qui n’est pas difficile à comprendre, est que l’argent n’est pas statique. Sans doute que si Molière critique l’avare, c’est parce que lui-même représente l’esprit bourgeois entreprenant, qui exige la circulation.

    L’argent est, en effet, utilisé par les échanges, il « circule ». Il passe de main en main, un tel achète, un autre vend, etc., un autre encore investit, ce qui revient d’ailleurs à acheter, etc.

    De plus, le tout ne se passe pas au même moment. L’un achète pendant que l’autre vend, l’un met de côté pendant que l’autre investit, etc. C’est le chaos de la circulation capitaliste, comme nous le verrons.

    Il faut donc des billets de disponibles, d’une certaine quantité… Mais aussi d’une certaine valeur. Les billets de monopoly ne permettent pas d’acheter un écran d’ordinateur, mais les euros si : c’est que l’État est reconnu socialement, pas le monopoly, ou plus exactement, il est connu que les billets réels ont une valeur réelle, ce n’est pas que du papier, alors que les billets de monopoly, si.

    C’est un premier point, qui en appelle un second.

    Pour ce qui concerne la quantité de billets qui circule, cela ne dépend par contre pas seulement du nombre d’échanges, cela dépend aussi de leur vitesse.

    Si ces échanges sont très nombreux, alors l’argent change très souvent de main, donc il n’y a pas besoin d’en avoir beaucoup de disponible. Si par contre les échanges sont lents, alors il faut de nombreux billets.

    Et tout cela alors que leur valeur doit être significative aussi, équivalente à une certaine quantité de travail : l’argent incarne en effet du travail social, et pour qu’on l’accepte comme ayant de la valeur, elle doit représenter une valeur réellement existante.

    Ici, la situation présente a changé depuis Marx. Aujourd’hui un billet représente de la valeur, mais en théorie seulement ; de par le passé, il représentait de l’or qui était à la banque de l’État produisant le billet en question.

    Le rapport de l’or à la monnaie dépend alors de la vitesse des échanges… Karl Marx constate ainsi, dans Le Capital :

    « La masse d’argent qui, par exemple, est jetée dans la circulation à un moment donné est naturellement déterminée par le prix total des marchandises vendues à côté les unes des autres.

    Mais, dans le courant même de la circulation, chaque pièce de monnaie est rendue, pour ainsi dire, responsable de sa voisine.

    Si l’une active la rapidité de sa course, l’autre la ralentit, ou bien est rejetée complètement de la sphère de la circulation, attendu que celle-ci ne peut absorber qu’une masse d’or qui, multipliée par le nombre moyen de ses tours, est égale à la somme des prix à réaliser.

    Si les tours de la monnaie augmentent, sa masse diminue ; si ses tours diminuent, sa masse augmente. La vitesse moyenne de la monnaie étant donnée, la masse qui peut fonctionner comme instrument de la circulation se trouve déterminée également. »

    On voit l’importance de l’argent, qui permet de vendre des marchandises, de payer des ouvriers pour en produire de nouvelles, de vendre celles-ci, etc. Si la machine se grippe, alors la production est perturbée : ce sont des crises dites monétaires, en réalité industrielles ou commerciales.

    >Sommaire du dossier

  • Le rôle de l’argent selon Marx : le fétichisme de l’or et de l’argent

    Nous avons vu que le capitaliste donne naissance à la force collective, parce qu’il unifie des travailleurs dans une direction de production commune.

    Cependant, au-delà de la réalité sociale transformée en tant que telle, lui-même ne se conçoit que comme individu, comme simple capitaliste individuel ayant lui-même décidé ce qu’il voulait. Le protestantisme est la religion adaptée à sa vision du monde, avec l’entrepreneur individualiste et exigeant une société disciplinée, considérant sa réussite comme un signe d’élection divine, etc.

    Ce n’est pourtant pas la seule figure qui a été produite par le développement du capitalisme. Il y a également l’avare.

    De fait, la figure de l’avare est bien connue en France, avec par exemple la figure de Gobseck chez Balzac, ou bien encore la pièce de Molière.

    Pourquoi l’avare conserve-t-il son or ? Nous avons vu que le capitaliste ne le fait pas ; il sait en effet qu’il peut l’agrandir en le jetant dans la production capitaliste.

    L’avare, lui, a perdu cela de vue, parce qu’il s’imagine dominer la puissance de l’argent, devenir lui-même la puissance. Grâce à l’argent, il peut faire de nombreuses choses ; l’argent est puissant et universel.

    L’avare a fait un fétiche de cette potentialité ; le fétichisme de l’argent est un produit du mode de production capitaliste.

    L’avare est toutefois dans une contradiction, dont il a conscience, et cela le perturbe, lui donnant une dimension tragique. En effet, comme un peu d’argent ne vaut qu’une certaine valeur, l’avare est obligé est tenté de chercher à avoir plus d’or, afin de combler le fossé entre la valeur finie des pièces d’or et la valeur infinie de l’or comme moyen d’échange.

    Il est coincé entre la puissance de l’argent qu’il a et la dimension infinie de l’argent infini qu’il pourrait avoir.

    Rappelons ici brièvement que l’argent est un intermédiaire qui est né socialement comme outil, pour dépasser le troc. Il est plus facile, naturellement, de ne pas transporter des marchandises pour les échanger, mais d’avoir su soi de simples pièces.

    Ces pièces d’or permettent d’acheter quelques marchandises, mais au sens strict l’argent permet de « tout » acheter.

    Avec le mode de production capitaliste, on peut de plus également acheter de la force de travail, dans un processus renforçant cet argent.

    Par conséquent, l’avare est aliéné, possédé par l’or pour sa capacité de tout acheter. L’illustre Karl Marx nous explique que :

    « La possibilité de retenir et de conserver la marchandise comme valeur d’échange ou la valeur d’échange comme marchandise éveille la passion de l’or.

    A mesure que s’étend la circulation des marchandises grandit aussi la puissance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale (…).

    Le penchant à thésauriser n’a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme représentant universel de la richesse matérielle, l’argent est sans limite parce qu’il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise.

    Mais chaque somme d’argent réelle a sa limite quantitative et n’a donc qu’une puissance d’achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours définie et la qualité de puissance infinie de l’argent ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe.

    Il est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu’à une nouvelle frontière. »

    L’avare conserve l’argent sans y toucher, ou bien se précipite dans une quête sans fin derrière l’argent, devenant la figure du capitaliste authentique.

    La culture peut être très marquée par ce phénomène. Comme le constate Karl Marx:

    « Le trésor n’a pas seulement une forme brute : il a aussi une forme esthétique. C’est l’accumulation d’ouvrages d’orfèvrerie qui se développe avec l’accroissement de la richesse sociale. »

    Comme le remarque Marx, c’est en Inde que ce fétichisme a été très prononcé ; y compris en Europe, les palais des Maharajas font immanquablement penser à l’or, aux diamants, etc.

    La richesse apparente est censée représenter la richesse réelle ; l’apparat acquière une symbolique formidable.

    >Sommaire du dossier

  • Le rôle de l’argent selon Marx : l’argent masque le travail comme source de la valeur

    Nous avons vu que le capitaliste arrive avec de l’argent, emploie des travailleurs pour produire des marchandises, qu’il revend par la suite, se retrouvant finalement avec davantage d’argent.

    L’argent, a cependant, existé avant le capitalisme, et auparavant, la formule capitaliste, le cycle argent – production de marchandises – davantage d’argent, n’existait pas.

    Nous avons vu que l’origine de ce surplus de richesse provient du surtravail arraché aux travailleurs.

    Donc, ce qui fait que de l’argent relève du capital est sa fonction dans la production capitaliste, qui va de pair avec la reproduction capitaliste. Karl Marx explique ainsi :

    « Le valeur-capital à l’état d’argent ne peut exécuter que des fonctions de monnaie, et aucune autre.

    Ce qui fait de ces fonctions de monnaie des fonctions de capital, c’est leur rôle déterminé dans le mouvement du capital et, par voie de conséquence, la connexion du stade où elles apparaissent avec les autres stades du cycle du capital. »

    Cela signifie que l’argent est capital lorsqu’il est dépensé pour produire, en payant des travailleurs « libres » (c’est-à-dire pas des esclaves), et qu’il revient après la vente des marchandises produites.

    Sinon, il n’est pas capital.

    Au cours de ce processus propre à l’argent en tant que capital, du surtravail a été arraché aux travailleurs, sous la forme d’heures non payées, mais étant masquées derrière un salaire général. Il y a un salaire, mais il est en fait « incomplet ».

    Le salaire, en tant qu’argent, masque ici la véritable valeur : le travail. C’est le surtravail qui permet au capitaliste d’agrandir la somme « avancée », car rien ne vient de rien. L’argent est le masque de l’exploitation.

    Individuellement, le travailleur est censé avoir eu un juste salaire, en argent ; du point de vue scientifique, la classe des travailleurs est exploitée par la classe des capitalistes.

    Le capitalisme, ce n’est pas le commerçant qui prend un pourcentage sur la revente : le commerçant n’est qu’un parasite entre acheteurs et vendeurs ; son existence ne peut pas expliquer l’augmentation des richesses.

    L’origine de la richesse, c’est un échange entre équivalents, en apparence : lorsque le travailleur reçoit de l’argent du capitaliste sous la forme du salaire, avec en réalité le travailleur fournissant au capitaliste du travail non rémunéré.

    Cela signifie que l’argent s’agrandit non pas « tout seul » mais précisément lorsqu’il entre en rapport avec le travailleur, parce que c’est le travailleur qui, en fournissant du travail non rémunéré, ajoute de la valeur.

    Ce n’est pas tout. Pour que l’argent entre en rapport avec le travailleur, il faut des conditions précises. Karl Marx nous enseigne que :

    « Le mode de production capitaliste – étant fondé sur le salaire, sur le paiement de l’ouvrier en argent et en général sur la transformation des prestations en nature en prestations en argent -, ne peut se réaliser avec quelque ampleur et quelque profondeur que s’il existe dans le pays une masse d’argent suffisante pour la circulation et pour la constitution d’un trésor (fonds de réserve, etc.), déterminée par cette circulation.

    Telle est la condition préalable exigée par l’histoire ; il ne faut cependant pas s’imaginer qu’il se forme d’abord une masse suffisante d’argent thésaurisé et que la production capitaliste ne commence qu’ensuite.

    Cette production se développe en même temps que ses conditions, et l’une de ces conditions consiste en un apport suffisant de métaux précieux.

    C’est pourquoi l’accroissement de cet apport de métaux précieux constitue depuis le XVIe siècle un facteur essentiel dans l’histoire du développement de la production capitaliste.

    Mais quand il s’agit de la nécessité de l’apport continu d’argent dans le cadre de la production capitaliste, on constate que, d’une part, l’on jette dans la circulation de la plus-value sous forme de produit sans qu’il y ait l’argent nécessaire pour la monnayer, et que, d’autre part, l’on y jette de la plus-value sous forme d’or sans que le produit ait été au préalable transformé en argent.

    Si les marchandises supplémentaires qui doivent se convertir en argent trouvent la somme d’argent nécessaire, c’est que, d’autre part, l’on jette dans la circulation, non point par l’échange, mais par la production même, de l’or (et de l’argent) supplémentaire, qui doit se convertir en marchandises. »

    Nous touchons ici l’épineux problème de la question de l’accumulation primitive du capital, qui a toujours été un sujet important de débat, notamment en raison de la vision formulée par Rosa Luxembourg.

    Cependant, ce qui nous intéresse ici pour l’instant est l’argent. Et donc, à partir du moment où l’argent amène l’argent en plus grande quantité, et que la production ne semble qu’un « à côté », alors l’argent masque la réalité productive.

    >Sommaire du dossier

  • Le rôle de l’argent selon Marx : l’argent du capitaliste disparaît pour mieux revenir

    Le paradoxe de l’argent tel qu’il existe dans le capitalisme, et pour le capitaliste, c’est qu’il n’est pas tant un moyen d’échange ni d’achat que but en soi.

    Il est en effet l’objectif du capitaliste, dans la mesure où il représente de la valeur, valeur arrachée aux travailleurs au moyen du surtravail.

    Pour les travailleurs, l’argent permet l’accès aux marchandises, pour vivre ; pour les capitalistes, l’argent est le but de l’accumulation, au moyen de la production de type capitaliste.

    Dans le cycle de cette production, il y a achat de force de travail, vente de marchandises, le tout répété, inlassablement, par le capitaliste, en toute conscience apparemment. Comme le formule Marx :

    « Les transformations du capital, de marchandise en argent et d’argent en marchandise, sont en même temps des transactions du capitaliste, des actes d’achat et de vente. »

    Or, ce qu’il faut constater, c’est que l’argent disparaît pendant un temps, dans le cycle argent – production de marchandises – argent.

    Pourquoi cela ? Parce que l’argent apporté par le capitaliste est dépensé dans les salaires et dans les matières premières, l’achat de machines, leur entretien, etc.

    Toutefois, il ne disparaît qu’en apparence. En effet et déjà, il aboutit à d’autres capitalistes puisqu’il est utilisé pour acheter d’autres marchandises, et aux travailleurs dont la force de travail est par ailleurs achetée, avec les salaires.

    Donc cet argent repart dans le capitalisme ; c’est d’importance pour la circulation du capital, comme nous le verrons.

    Ensuite, parce que si l’argent a disparu, en fait il est toujours là d’une certaine manière, car il va revenir, une fois les marchandises produites et vendues.

    L’argent est en fait plutôt donc « bloqué » pendant la production – il est bloqué parce qu’il est censé revenir par la suite, si les marchandises produites sont par la suite effectivement vendues.

    Marx résume cela ainsi :

    « Le capital circulant variable [c’est-à-dire les salaires] dépensé pendant la production ne peut servir à nouveau dans le procès de circulation qu’autant que le produit, où sa valeur est incorporée [c’est-à-dire la marchandise], est vendu, converti de capital-marchandise en capital-argent, afin d’être re-déboursé pour le paiement de la force de travail.

    Mais il en va de même du capital circulant constant (matières de production), qui est déboursé dans la production, et dont la valeur réapparaît comme fraction de valeur du produit [qui est composé des matières premières transformées]. »

    On peut alors poser la question : cet argent est-il dépensé, du point de vue du capitaliste, ou non ?

    On voit bien que non dans sa manière de réagir. Par exemple lorsqu’un capitaliste ferme simplement une usine et ne verse plus de salaires, car ce qu’il a en tête, ce n’est pas l’argent « dépensé » (et ayant donc une réalité sociale) réellement, mais bien la plus-value possible.

    A ses yeux, l’argent reste toujours à lui, car il obtient des marchandises de l’argent fourni, et ces marchandises représentent un argent à venir.

    En fait, en pratique donc, pour le capitaliste, l’argent n’est pas dépensé, il est avancé, car il revient (dans la mesure où il revient si la vente des marchandises a réussi, mais voyons ici le cas idéal).

    Marx dit ainsi :

    « La valeur-capital est simplement avancée, non dépensée, puisque, après avoir parcouru les différentes phases de son cycle, elle y revient à son point de départ, et elle y revient enrichie de plus-value.

    Ainsi, elle présente le caractère d’une avance faite.

    Le temps qui s’écoule entre le départ et le retour est le temps pour lequel ce capital est avancé. »

    Marx appelle le temps de ce cycle, entre le départ et le retour, une « rotation. » C’est d’importance pour la circulation du capital, mais cela ne nous concerne pas directement ici.

    Ce qui compte, c’est que l’argent du capitaliste passe donc par des cycles (leur temps de réalisation étant secondaire ici), c’est-à-dire qu’il disparaît pour revenir, tout en étant toujours là.

    C’est bien entendu quelque chose d’étrange. Et ce n’est pas tout ! Car il faut toujours relancer le processus : le mouvement du capital se veut « éternel ».

    Cela veut dire que pour le capitaliste, le capital apporté est là sans être là tout en étant là sans être là, etc., et qu’il s’agrandit, et ce dans un processus ininterrompu.

    Telle est l’importance de l’argent dans le cycle de reproduction. Non seulement, il semble s’ajouter à lui-même, mais en plus il part pour mieux revenir, c’est-à-dire que dans les situations idéales, c’est comme s’il ne partait pas.

    >Sommaire du dossier

  • Le rôle de l’argent selon Marx : l’argent, en apparence, s’ajoute à lui-même

    L’argent est une réalité frappante dans le capitalisme. Il frappe l’imagination de par sa puissance ; la conscience est impressionnée par sa présence en tous les endroits.

    L’argent est un moyen d’échange se présentant comme universel et en apparence, c’est lui qui ferait le capital et permettrait la richesse.

    Voir les choses de cette manière est bien entendu incorrect ; ce n’est là qu’illusion. C’est le travail qui permet la richesse, l’argent n’est qu’un outil dans les mains du capital, il n’est pas toujours capital, et d’ailleurs il existait historiquement avant le capital.

    Comprendre le capital et ne pas se limiter à voir l’argent est un point fondamental du matérialisme historique.

    La grande difficulté historique est ici de voir le capital au-delà de l’argent : le petit-bourgeois s’arrête à l’argent, il ne voit pas le système capitaliste, le mode de production, et il a pour cette raison produit nombre d’anti-capitalismes romantiques, notamment et principalement l’antisémitisme.

    En apparence, ce qui saute aux yeux, c’est effectivement le rapport capital => marchandise => capital. Et c’est vrai que :

    « Aujourd’hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c’est-à-dire sur le marché – marché des produits, marché du travail, marché de la monnaie – sous forme d’argent, d’argent qui, par des procédés spéciaux doit se transformer en capital. »

    C’est en raison de cela qu’apparaît la vision du capitaliste avec son sac rempli d’argent, celle de l’oncle Picsou, du personnage symbolisant le jeu Monopoly, etc., mais aussi bien entendu les images nazis du « juif » vivant par et pour l’argent, parasite qui serait comme un vampire pour la société, etc.

    Qu’est-ce que l’argent ? C’est un moyen simplifiant les échanges, pour dépasser le troc. Des pièces de monnaie, valant elles-mêmes quelque chose, sont utilisées comme intermédiaires, comme moyens d’échanges.

    Historiquement, ces pièces ont elles-mêmes de la valeur, car elles sont faites d’or, d’argent, etc. Ces métaux précieux ayant une valeur, et étant donné qu’on peut les réduire en petite quantité aisément, ils ont pu jouer un rôle d’échange non seulement à l’intérieur des pays, mais même entre les pays.

    Toutefois, l’argent utilisé dans le capitalisme correspond à quelque chose de plus profond qu’un simple moyen d’échange entre équivalents.

    En effet, l’argent que le capitaliste utilise dans la production lui revient avec la vente des marchandises, et de manière plus grande qu’au départ. C’est là la dimension « magique » qu’on prête à l’argent dans le capitalisme, et qui s’appuie en réalité sur l’exploitation des travailleurs.

    En apparence, le capitaliste arrive et paie des gens pour produire des marchandises, et vend ensuite celles-ci.

    On en tire la conclusion, erronée, que comme on achète et on vend les marchandises de manière – en apparence – principale, c’est pour cela qu’on utilise l’argent pour payer les travailleurs, de manière – en apparence – secondaire.

    Pour renforcer ce raisonnement, on constate également que l’argent existait avant l’apparition du capitaliste proposant de rémunérer des gens contre un travail. L’argent étant antérieur à l’existence du travailleur libre, celui-ci ne serait que le serviteur de celui-là.

    Donc, l’argent serait ce qui compte ; la marchandise ne serait qu’un lieu de passage, le travailleur un personnage secondaire payé à son « juste prix », et le profit, en quelque sorte, miraculeux.

    Le capitaliste qui investit « au bon endroit » deviendrait donc riche, grâce aux marchandises qui correspondraient à une « demande » et qui donc « partent comme des petits pains ».

    Or, ce n’est pas ainsi que cela fonctionne, bien sûr. Comme nous l’avons vu, Marx a analysé le surtravail arraché par le capitaliste, lors de la production. Là est la source de richesse authentique.

    De plus, le type d’échanges (par le troc ou bien l’argent) dépend du mode de production, et non l’inverse. La nature de l’argent est, dans le capitalisme, bien spécifique au mode de production. Comme l’affirme Marx :

    « Au fur et à mesure que le travail se fait travail salarié, le producteur se fait capitaliste industriel ; c’est pourquoi la production capitaliste (et par suite la production marchande) n’apparaît avec toute son ampleur que le jour où le producteur agricole direct est un salarié.

    C’est le rapport entre le capitaliste et le salarié qui fait du rapport monétaire, du rapport entre l’acheteur et le vendeur, un rapport immanent à la production même.

    Mais ce rapport a son fondement dans le caractère social de la production, non du mode d’échange ; au contraire, c’est celui-ci qui résulte de celui-là.

    C’est d’ailleurs le lot de la conception bourgeoise, pour laquelle tout se ramène à de bonnes petites affaires, de ne pas voir dans le caractère du mode de production le fondement du mode d’échange qui y correspond mais l’inverse. »

    Le capitaliste entend arracher du surtravail, et pour cela il a besoin d’exploiter un travailleur libre et de revendre la marchandise derrière ; pour cette raison, l’argent est nécessaire.

    Le capitaliste exploite le travailleur et partant de là lui extorque du travail non payé, lui permettant d’obtenir un capital plus grand à la fin de la production et de la vente.

    En ce sens, l’avare perd là où le capitaliste gagne, car l’avare garde son argent, mais le capitaliste authentique a quant à lui de plus en plus d’argent.

    Marx nous dit ainsi :

    « La valeur d’usage [= l’utilité d’un bien] ne doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste, pas plus que le gain isolé, mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvelé.

    Cette tendance absolue à l’enrichissement, cette chasse passionnée à la valeur d’échange lui sont communes avec le thésauriseur.

    Mais tandis que celui-ci n’est qu’un capitaliste maniaque, le capitaliste est un thésauriseur rationnel.

    La vie éternelle de la valeur que le thésauriseur croit s’assurer en sauvant l’argent des dangers de la circulation, plus habile, le capitaliste le gagne en lançant toujours de nouveau l’argent dans la circulation. »

    Cela veut dire qu’en apparence, ce qui apparaît est simplement que l’argent s’ajoute à lui-même.

    C’est comme si l’argent avait toujours existé et que certains avaient trouvé des sortes de chapeaux magiques où, lorsqu’on y jette de l’argent, davantage en ressort.

    La réalité est toute autre.

    >Sommaire du dossier

  • La loi de la baisse tendancielle du taux de profit selon Marx : les trois faits principaux de la production capitaliste

    Voici, enfin, comment Karl Marx, traitant de la chute tendancielle du taux de profit, présente les principaux aspects du mode de production capitaliste :

    « Trois faits principaux de la production capitaliste:

    1. Concentration des moyens de production en peu de mains; ainsi ils cessent d’apparaître comme la propriété des ouvriers qui les utilisent directement et se transforment, au contraire, en puissances sociales de la production.

    Mais, d’abord, ils apparaissent comme propriété privée des capitalistes.

    Ceux-ci sont les trustees [syndics] de la société bourgeoise, mais ils empochent tous les fruits qui résultent de cette fonction.

    2. Organisation du travail lui-même comme travail social: par la coopération, la division du travail et la liaison du travail et des sciences de la nature.

    Dans les deux sens, le système de production capitaliste abolit la propriété privée et le travail privé, quoique sous des formes contradictoires.

    3. Constitution du marché mondial.

    Par rapport à la population, l’énorme force productive, qui se développe dans le cadre du mode de production capitaliste, et l’accroissement des valeurs-capital (pas seulement de leur substrat matériel), même s’il n’a pas lieu dans la même proportion, qui augmentent bien plus vite que la population, entrent en contradiction avec la base du profit de laquelle s’exerce cette énorme force productive et qui, relativement à l’accroissement de richesse, s’amenuise de plus en plus, et avec les conditions de mise en valeur de ce capital qui s’enfle sans cesse.

    D’où les crises. »

    Et voici comment Karl Marx présente la dimension historique de la chute tendancielle du taux de profit :

    « Pour lui donner une expression tout à fait générale, voici en quoi consiste la contradiction : le système de production capitaliste implique une tendance à un développement absolu des forces productives, sans tenir compte de la valeur et de la plus-value que cette dernière recèle, ni non plus des rapports sociaux dans le cadre desquels a lieu la production capitaliste, tandis que, par ailleurs, le système a pour but la conservation de la valeur-capital existante et sa mise en valeur au degré maximum (c’est-à-dire un accroissement sans cesse accéléré de cette valeur).

    Son caractère spécifique est fondé sur la valeur-capital existante considérée comme moyen de mettre en valeur au maximum cette valeur. Les méthodes par lesquelles la production capitaliste atteint ce but impliquent : diminution du taux de profit, dépréciation du capital existant et développement des forces productives du travail aux dépens de celles qui ont déjà été produites.

    La dépréciation périodique du capital existant, qui est un moyen immanent au mode de production capitaliste, d’arrêter la baisse du taux de profit et d’accélérer l’accumulation de valeur-capital par la formation de capital neuf, perturbe les conditions données, dans lesquelles s’accomplissent les procès de circulation et de reproduction du capital, et, par suite, s’accompagne de brusques interruptions et de crises du procès de production.

    La baisse relative du capital variable par rapport au capital constant, qui va de pair avec le développement des forces productives, stimule l’accroissement de la population ouvrière, tout en créant constamment une surpopulation artificielle.

    L’accumulation du capital, au point de vue de sa valeur, est ralentie par la baisse du taux de profit, qui hâte encore l’accumulation de la valeur d’usage, tandis que celle-ci, à son tour, accélère le cours de l’accumulation, quant à sa valeur.

    La production capitaliste tend sans cesse à dépasser ces limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant des moyens, qui, de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières.

    La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même: le capital et sa mise en valeur par lui-même apparaissent comme point de départ et point final, moteur et fin de la production; la production n’est qu’une production pour le capital et non l’inverse: les moyens de production ne sont pas de simples moyens de donner forme, en l’élargissant sans cesse, au processus de la vie au bénéfice de la société des producteurs.

    Les limites qui servent de cadre infranchissable à la conservation et la mise en valeur de la valeur-capital reposent sur l’expropriation et l’appauvrissement de la grande masse des producteurs; elles entrent donc sans cesse en contradiction avec les méthodes de production que le capital doit employer nécessairement pour sa propre fin, et qui tendent à promouvoir un accroissement illimité de la production, un développement inconditionné des forces productives sociales du travail, à faire de la production une fin en soi.

    Le moyen – développement inconditionné de la productivité sociale – entre perpétuellement en conflit avec la fin limitée: mise en valeur du capital existant.

    Si donc le mode de production capitaliste est un moyen historique de développer la force productive matérielle et de créer le marché mondial correspondant, il représente en même temps une contradiction permanente entre cette tâche historique et les rapports de production sociaux qui lui correspondent. »

    Ces deux larges extraits résument tout à fait l’approche matérialiste dialectique de Karl Marx, qui a compris la dynamique du mode de production capitaliste, sa nature transitoire, son rôle historique, la nécessité de son dépassement.

    >Sommaire du dossier

  • La loi de la baisse tendancielle du taux de profit selon Marx : chaos et surproduction

    Comme on le sait, Lénine a théorisé que l’impérialisme était le stade suprême du capitalisme. Son raisonnement se fonde bien sûr directement sur les enseignements de Karl Marx.

    Ce dernier a constaté, en effet, que la chute tendancielle du taux de profit ne donnait pas naissance qu’à des moyens « rationnels » de la contrecarrer, encore qu’on puisse parler de rationalité puisque la bourgeoisie ne comprend par définition strictement rien au mode de production capitaliste.

    Le chaos prime également.

    Voici ce qu’enseigne Karl Marx :

    « Si le taux de mise en valeur du capital total, le taux de profit, est bien l’aiguillon de la production capitaliste (de même que la mise en valeur du capital est son unique fin), sa baisse ralentira la constitution de nouveaux capitaux autonomes et elle semble dès lors menacer le développement du procès de production capitaliste, elle favorise la surproduction, la spéculation, les crises, la constitution de capital excédentaire à côté d’une population en excédent. »

    Ce n’est pas tout. Plus les forces productives se développent, plus est flagrante l’étroite base de la consommation. Le besoin de la socialisation de la production et de la consommation devient toujours plus frappant, en tant que besoin du communisme.

    Il est facile de voir au XXIe siècle comment la haute technologie est appliquée à des choses inutiles, des gadgets ultra-technologiques pour la haute bourgeoisie, pour son apparence, son style de vie décadent, etc.

    On peut se douter également, et on en revient ici à la question des monopoles, que plus le capital est fort, plus il est dirigé d’une main de fer, de manière centralisée. Comme le constate Karl Marx :

    « La masse du profit augmente bien avec la grandeur du capital investi, même si le taux [de profit] est moins élevé. Mais ce fait entraîne en même temps une concentration du capital puisque les conditions de production commandent alors l’emploi de capitaux massifs.

    Il conditionne aussi la centralisation, c’est-à-dire l’absorption des petits capitalistes par les gros et la décapitalisation des premiers. »

    L’élévation des moyens de production va donc de pair avec une si haute productivité sociale que ce sont les monopoles qui prédominent. On comprend que les banques jouent historiquement un rôle central, de par leur fonction dans l’organisation du capital. Inévitablement le capital bancaire et le capital industriel s’entrecroisent à un moment.

    C’est d’autant plus vrai que les petits capitalistes jouent sur la spéculation, mettant leur capital au service des vastes projets des grands capitalistes, tentant d’en grappiller une part de succès, c’est-à-dire de profits.

    Imaginons également que le processus s’approfondisse tellement que les capitalistes ne sauraient plus où placer leur capital. On aurait alors une situation de surproduction de capital.

    Dans le socialisme, ce capital serait redirigé socialement, mais cela ne saurait être le cas dans une économie où les moyens de production relèvent de la propriété privée. Cela renforce le chaos général et l’exportation des capitaux – ce que Lénine décrit dans son ouvrage sur l’impérialisme.

    Karl Marx dit ainsi :

    « Surproduction de capital ne signifie jamais autre chose que surproduction de moyens de production – moyens de travail et de subsistance – pouvant exercer la fonction d’être utilisés pour exploiter le travail à un degré d’exploitation donné; cependant que, si ce degré d’exploitation tombe au-dessous d’une certaine limite, cette chute provoque des perturbations et des arrêts de la production capitaliste, des crises, une destruction de capital.

    Il n’y a pas de contradiction dans le fait que cette surproduction de capital s’accompagne d’une surpopulation relative plus ou moins grande.

    Les mêmes circonstances qui ont augmenté la force productive du travail, multiplié la masse des produits-marchandises, élargi les marchés, accéléré l’accumulation du capital en masse et en valeur, et abaissé le taux de profit, ont donné naissance à une surpopulation relative et l’engendrent en permanence; les ouvriers en surnombre ne sont pas employés par le capital en excédent en raison du faible degré d’exploitation du travail auquel on pourrait seulement les employer, ou du moins en raison du faible taux de profit qu’ils fourniraient pour un degré d’exploitation donné.

    Si on exporte des capitaux ce n’est pas qu’on ne puisse absolument les faire travailler dans le pays. C’est qu’on peut les faire travailler à l’étranger à un taux de profit plus élevé. »

    Le mode de production capitaliste capitalise ainsi le travail, au lieu de le rendre utile, et produit des marchandises en trop, alors qu’en même temps les masses sont toujours plus appauvries.

    >Sommaire du dossier

  • La loi de la baisse tendancielle du taux de profit selon Marx et la dimension tendancielle

    Le capitalisme étend sa domination par l’accumulation de profits de manière toujours plus généralisée, mais en même temps il sape sa propre source de profits qui réside dans l’extorsion de la plus-value, car les prolétaires ont une part toujours moins grande dans la production des marchandises, en raison des progrès techniques.

    Plus le capital grandit – et la tendance au monopole est inévitable – plus il met en branle de plus grands projets, avec plus d’ouvriers, élevant les moyens de production et sapant sa propre identité en tant que propriété privée.

    Et plus il sape sa propre base, plus le capital s’agrandit pour lancer des projets encore plus grands, pour récupérer par là la plus-value qu’il pouvait obtenir auparavant avec des projets moins grands, en raison des moins grandes avancées techniques.

    Il faut ainsi des projets capitalistes toujours plus grands pour tenter d’échapper à la baisse tendancielle du taux de profit.

    Comme le dit Karl Marx :

    « La tendance progressive à la baisse du taux de profit général est tout simplement une façon propre au mode de production capitaliste d’exprimer le progrès de la productivité sociale du travail. »

    Et pour résumer encore une fois ce « paradoxe » dialectique :

    « En somme à la basse relative du capital variable et du profit correspond une hausse absolue de l’un et de l’autre. »

    Toutefois, pourquoi Karl Marx dit-il que cette baisse est progressive, ou plus précisément tendancielle ?

    Il y a là un point important. En fait, la baisse du taux de profit est tendancielle, car elle ne dépend pas, en soi, du fait que par exemple davantage de prolétaires soient employés et exploités. Ce qui est en jeu, c’est le taux d’exploitation.

    Or, les capitalistes tentent de contrecarrer la baisse des profits, grâce à de nombreux moyens, jouant précisément sur le taux d’exploitation.

    Les capitalistes cherchent en effet à élever la production sans pour autant ajouter du capital. Pour cela, ils procèdent à des réorganisations du travail, à l’instauration de nouvelles méthodes de travail.

    Comme exemples connus, il y a le taylorisme, le fordisme, le toyotisme, etc.

    Les capitalistes cherchent à faire en sorte que le travail soit rationalisé, c’est-dire que le timing des activités soit le plus efficace possible, que les machines tournent mieux, que les équipes de travail soient mieux coordonnées, que les gestes soient plus rapides, etc.

    Le travail est ici intensifié, sans investir du capital. La plus-value est alors plus grande : la chute du taux de profit est enrayé relativement, pour un temps.

    A cela s’ajoute, bien sûr, le jeu sur la hausse des prix permettant, en n’augmentant pas les salaires, de baisser la valeur de ceux-ci. C’est autant de gagner pour les capitalistes. Il va de soi que dans les phases où le chômage est important, le chantage à l’emploi permet d’exercer une grande pression sur les salaires.

    Un autre moyen est celui de faire en sorte que les marchandises aient un prix plus bas, augmentant alors les ventes. On sait ici comment les capitalistes spéculent sur les matières premières. A cela ajoutent également la chute des barrières douanières, ou encore la baisse des taxes, pour faciliter la vente des marchandises.

    L’Union Européenne est ainsi directement née comme moyen de faire tomber les douanes ; aux Etats-Unis d’Amérique, l’absence de petites frontières dès le départ a facilité le développement du capitalisme. On comprend ici évidemment également pourquoi la bourgeoisie a soutenu historiquement la monarchie absolue, comme moyen de dépasser les barrières féodales.

    Un dernier moyen consiste bien sûr à exporter du capital, dans des zones moins développées, afin de profiter du retard local pour organiser les conditions adéquates à l’extorsion de la plus-value.

    Tout cela forme des freins relatifs à la chute du taux de profit, qui reste cependant inéluctable de par la contradiction même existant au sein du capitalisme existant entre la propriété privée des moyens de production et le haut niveau de la productivité sociale.

    >Sommaire du dossier