Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : idéalisme et matérialisme se faisant face

    Lénine écrit au début du XXe siècle en Russie, dans un pays où la monarchie absolue tente de développer le pays, soutenant le capitalisme, alors que la féodalité est encore massive, portée par une aristocratie profondément réactionnaire. La religion, le christianisme orthodoxe, est ici la clef de voûte du dispositif idéologique.

    Le matérialisme et le marxisme ont alors eu une influence notable sur les couches éclairées et surtout sur la classe ouvrière, au point que les représentants intellectuels des couches dominantes devaient y faire face. Lénine constate que :

    « Quiconque connaît un peu la littérature philosophique doit savoir qu’on aurait peine à trouver aujourd’hui un professeur de philosophie (ou de théologie) qui ne s’occupât, ouvertement ou par des procédés obliques, à réfuter le matérialisme. »

    Or, le matérialisme peut exister de deux formes. Il y a un matérialisme porté par la bourgeoisie, dont Emmanuel Kant est le représentant le plus avancé, et il y a le matérialisme porté par la classe ouvrière, le matérialisme dialectique, théorisé par Karl Marx et Friedrich Engels.

    Le matérialisme d’Emmanuel Kant dresse en effet un compromis avec la féodalité : il dit qu’il ne sait pas pourquoi les choses existent, mais que cela est secondaire. Ce qui compte c’est la science, fruit de l’entendement réfléchissant sur la nature des choses ressenties.

    Le problème est ici qu’on ne connaît les choses que dans leur rapport avec elle ; ce que sont les choses réellement, Emanuel Kant considère qu’on ne le sait pas, elles ont leur propre dimension, ce sont des « choses en soi ».

    On a ainsi deux camps, mais trois formes : l’idéalisme, le matérialisme bourgeois devenant de plus en plus réactionnaire, le matérialisme dialectique.

    Tout le problème dans le camp révolutionnaire est alors quand certains font dévier le matérialisme dialectique pour l’amener à être du matérialisme bourgeois, sous la forme que Lénine résume en l’appelant « empirio-criticiste ».

    Lénine

    Lénine formule cela de la manière suivante :

    « Examinant les théories de ces deux courants de façon beaucoup plus développée, plus variée et plus riche en contenu que ne l’a fait Fraser, Engels y voit cette différence essentielle : pour les matérialistes, la nature est première, et l’esprit second ; pour les idéalistes, c’est l’inverse.

    Engels situe entre les uns et les autres les partisans de Hume et de Kant, qu’il appelle agnostiques, puisqu’ils nient la possibilité de connaître l’univers, ou tout au moins de le connaître à fond. Dans ce livre, Engels n’applique ce terme qu’aux partisans de Hume (appelés par Fraser « positivistes », comme ils aiment à s’intituler eux‑mêmes) ; mais, dans son article : « Du matérialisme historique », il traite des vues de l’« agnostique néo-kantien » et considère le néo‑kantisme comme une variété de l’agnosticisme. »

    Pour les matérialistes, la pensée n’est que le reflet de la réalité matérielle. Pour l’idéalisme, on pense de manière indépendante, avec le libre-arbitre, et on réfléchit sur ce que les sens nous font percevoir. Les couleurs, par exemple, en tant que telles, n’existent pas : elles n’existent que par rapport à nous, pratiquement que par nous.

    Lénine cite ici l’évêque Georges Berkeley (1685-1753) à de nombreuses reprises, pour bien montrer ce qu’est la conception idéaliste :

    « Je ne parviens pas à comprendre, dit‑il, que l’on puisse parler de l’existence absolue des choses sans s’occuper de savoir si quelqu’un les per­çoit. Exister, c’est être perçu. »

    « En réalité, l’objet et la sensation ne sont qu’une seule et même chose (are the same thing) et ne peuvent donc être abstraits l’un de l’autre. »

    « L’existence de la matière, dit Berkeley, ou des choses non perçues n’a pas seulement été le principal point d’appui des athées et des fatalistes ; l’idolâtrie, sous toutes ses formes, repose sur le même principe. »

    « Je ne conteste nullement l’existence d’une chose, quelle qu’elle soit, que nous pouvons connaître par nos sens ou par notre réflexion. Que les choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent dans la réalité, je n’en ai pas le moindre doute.

    La seule chose dont nous niions l’existence est celle que les philosophes appellent matière ou substance matérielle. La négation de celle-ci ne porte aucun préjudice au reste du genre humain qui, j’ose le dire, ne s’apercevra jamais de son absence… L’athée, lui, a besoin de ce fantôme d’un nom vide de sens pour fonder son athéisme… »

    Matérialisme et empirio-criticisme est alors une œuvre réalisant deux choses : tout d’abord bien séparer le matérialisme de l’idéalisme. Ensuite, justement dans ce cadre, réfuter les nombreux auteurs russes se plaçant sur le plan du matérialisme en apparence, mais revenant à l’idéalisme en réalité.

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  • «Matérialisme et empiriocriticisme»

    Matérialisme et empiriocriticisme est une d’une importance capitale dans l’histoire du matérialisme dialectique. Lorsque Lénine l’écrit en 1908 – il sera publié en 1909 – il ne fait en apparence que défendre les enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels dans le cadre du développement des sciences à l’époque.

    En pratique pourtant, il approfondit de manière essentielle la connaissance du matérialisme dialectique, en le replaçant au centre de préoccupations des révolutionnaires représentant la classe ouvrière. Sous l’impulsion de Karl Kautsky en effet, les partisans du marxisme tendaient toujours plus à se focaliser sur le matérialisme historique, mettant de côté ou effaçant la signification scientifique complète des enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels.

    La couverture de la première édition.

    Il est significatif que la social-démocratie allemande ait ainsi mis de côté les manuscrits de Friedrich Engels qui furent publiés en 1925 en URSS sous le titre de La dialectique de la nature ; il est tout aussi parlant que, sans connaître ces documents, Lénine parvient aux mêmes considérations.

    Il est vrai que Lénine connaissait l’Anti-Dühring, qu’il assume pleinement. Ce qui justifie la possibilité du matérialisme historique, c’est le matérialisme dialectique. Les luttes de classe ne peuvent pas être comprises si l’on n’a pas en perspective une juste saisie de ce qu’est l’Univers. Il faut donc se fonder sur ce que Friedrich Engels a expliqué : « l’unité réelle du monde consiste en sa matérialité », « la matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière ».

    Quand on voit le très haut niveau idéologique qu’on a ici, il va de soi que l’œuvre de Lénine est produite dans le cadre d’un mouvement social-démocrate très développé en Russie ; jamais elle n’aurait pu être produite dans la France au même moment, alors que triomphait l’alliance anti-politique et anti-scientifique du syndicalisme révolutionnaire et du réformisme de Jean Jaurès.

    Le problème est alors, quand on lit Matérialisme et empirio-criticisme, de bien distinguer l’aspect universel, et de ne pas perdre trop de temps avec ce qui relève de la critique des gens qui en Russie prétendaient défendre le marxisme, sans rien comprendre voire en combattant le matérialisme dialectique ou même le matérialisme.

    Lénine lui-même, dans la préface de la réédition de 1920, souligne ce point en disant de la publication :

    « J’espère qu’elle ne sera pas inutile, indépendamment de la polémique avec les disciples russes de Mach, en tant qu’introduction à la philosophie du marxisme – au matérialisme dialectique, et aux conclusions philosophiques tirées des découvertes récentes des sciences de la nature. »

    Ce qui doit frapper également, c’est que Lénine attaque un style intellectuel qui fut précisément celui des intellectuels et universitaires français des années 1960-1980, dont l’influence est encore grande aujourd’hui.

    Pour ces gens, le marxisme était intéressant comme source d’inspiration, avec sa dimension « révolutionnaire », mais ils utilisaient les mêmes arguments que les pseudo-marxistes dénoncés par Lénine : les écrits de Friedrich Engels seraient « mystiques », la science moderne aurait fait des découvertes rendant caducs des aspects entiers du marxisme, certaines analyses auraient « vieilli », etc.

    Est-ce à dire que les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels seraient purs et parfaits ? Absolument pas, cependant comme le souligne Lénine :

    « Quand les marxistes orthodoxes avaient à combattre certaines conceptions vieillies de Marx (ainsi que l’a fait Mehring à l’égard de certaines affirmations historiques), ils l’ont toujours fait avec tant de précision, de façon tellement circonstanciée que jamais personne n’a pu relever dans leurs travaux la moindre équivoque. »

    On peut corriger quelques erreurs, redresser le tir de certains points, mais en aucun cas réviser la substance du marxisme. Et le grand critère, c’est le matérialisme dialectique, pas seulement le « matérialisme ».

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  • L’anti-Dühring d’Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique

    L’une des conséquences de l’Anti-Dühring sera la demande de Paul Lafargue à Friedrich Engels de la rédaction d’un document fondé sur les derniers chapitres de l’oeuvre, qui sont une présentation du socialisme. La traduction de Paul Lafargue est publiée en en 1880 sous le titre de « Socialisme utopique et socialisme scientifique » et son succès est immense : dès 1895, l’ouvrage est déjà traduit en 14 langues, pour 57 éditions.

    Cet ouvrage est de fait devenu un classique du mouvement ouvrier, une oeuvre incontournable pour toute personne désireuse de connaître le socialisme. Cependant, son importance historique témoigne des différences entre l’Allemagne, qui a une véritable social-démocratie, et la France ainsi que de nombreux pays.

    En Allemagne, il s’agissait de fait d’un ouvrage de propagande. En 1891, dans la préface à la quatrième édition allemande, Friedrich Engels constatait d’ailleurs que :

    « Ce que je supposais – le contenu de cet ouvrage devait offrir peu de difficultés pour nos ouvriers allemands – s’est vérifié. Tout au moins, depuis mars 1883, date de parution de la première édition, trois tirages d’en tout 10 000 exemplaires ont été écoulés, et cela sous le règne de la défunte loi antisocialiste – ce qui constitue en même temps un nouvel exemple de l’impuissance des interdictions policières face à un mouvement comme celui du prolétariat moderne. »

    L’arrière-plan idéologique restait par conséquent l’Anti-Dühring. Tel n’a pas été le cas en France, où ce sont les idéalistes qui décidaient de la nature idéologique du mouvement ouvrier. Jean Jaurès, par exemple, tint une conférence en 1894, publiée par la suite sous le titre « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire ».

    Jean Jaurès y réduisait le marxisme à une sorte de « matérialisme économique », comme s’il avait vaguement pioché dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique » ; il y considérait qu’il fallait y ajouter une réflexion sur la pensée, qui serait indépendante de l’économie, et qui tendrait à l’idéal, le socialisme étant conforme justement à cette quête humaine d’idéal.

    On n’y trouvait nullement parlé de dialectique de la nature comme base idéologique du marxisme, et c’est d’ailleurs le cas également chez la réponse critique à Jean Jaurès fait par Paul Lafargue lors de cette conférence. Cela est parlant sur la perception du marxisme en France, pris uniquement comme réflexion sur l’économie.

    Publication en russe de l’anti-Dühring.

    Ce que Friedrich Engels explique dans l’Anti-Dühring – que l’être humain est de la matière en transformation, que sa pensée est un reflet – reste inconnu, et Jean Jaurès interprète même le marxisme de manière justement totalement erronée, disant :

    « J’ai montré, il y a quelques mois, que l’on pouvait interpréter tous les phénomènes de l’Histoire du point de vue du matérialisme économique, qui, je le rappelle seulement, n’est pas du tout le matérialisme physiologique. Marx n’entend pas dire, en effet, le moins du monde, que tout phénomène de conscience ou de pensée s’explique par de simples groupements de molécules matérielles (…).

    Je dis qu’il est impossible que les phénomènes économiques constatés pénètrent dans le cerveau humain, sans y mettre en jeu ces ressorts primitifs que j’analysais tout-à-l’heure. Et voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique (…).

    C’est une contradiction logique, puisqu’il y a opposition entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire d’un être doué de sensibilité, de spontanéité et de réflexion, et l’idée de machine.

    C’est une contradiction de fait puisqu’en se servant de l’homme, outil vivant, comme d’un outil mort, on violente la force même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à un mécanisme social discordant et précaire.

    C’est parce que cette contradiction viole à la fois l’idée de l’homme et la loi même de mécanique, selon laquelle la force homme peut être utilisée, que le mouvement de l’histoire est tout à la fois une protestation idéaliste de la conscience contre les régimes qui abaissent l’homme, et une réaction automatique des forces humaines contre tout arrangement instable et violent. »

    Cette négation de l’humanité comme matière vivante, ainsi que de la théorie du reflet, aboutit nécessairement chez Jean Jaurès à l’anticapitalisme romantique, à la thèse de l’humain individuel « pensant » et confronté à l’esclavagisme.

    Cette thématique des forces extérieures agressant les humains est précisément la même que celle de Eugen Dühring, et si Jean Jaurés basculera par la suite dans le réformisme et abandonnera son antisémitisme qui lui était nécessaire comme anticapitalisme romantique, Eugen Dühring prolongera la tendance jusqu’à l’antisémitisme exterminateur.

    En France, pareillement, tous les « révolutionnaires » rejetant la dialectique de la Nature plongeront dans le fascisme, dans la résolution « nationale » d’un problème venu de « l’extérieur ».

    Si ainsi donc « Socialisme utopique et socialisme scientifique » est incontournable, l’Anti-Dühring reste la vraie base idéologique de la social-démocratie, et c’est précisément ce sur quoi s’appuyait ce texte.

    C’est une belle preuve que de voir que, même si malheureusement Lénine n’a pas connu les manuscrits de Friedrich Engels compilés et publiés pour la première fois en URSS en 1925, sous le titre de « La dialectique de la nature », il avait néanmoins grâce à l’anti-Dühring accès aux principes généraux du matérialisme dialectique, et il avait exactement la même vision du monde que celle exposée dans « La dialectique de la nature ».

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  • L’anti-Dühring d’Engels : il n’y a pas de pensée pure

    L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est son subjectivisme. On n’y retrouve pas la notion matérialiste d’étude, mais seulement la dimension « rebelle », une perspective subjectiviste.

    C’est le principe selon lequel l’individu « pense », disposant du « libre-arbitre », au-delà de la réalité matérielle. Voici comment Friedrich Engels précise quel est le point de vue correct à ce sujet :

    « La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites.

    En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée.

    Si l’on s’éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n’est là qu’un indice qu’il s’est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d’échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques plus anciennes.

    Cela signifie, en même temps, que les moyens d’éliminer les anomalies découvertes existent forcément, eux aussi, – à l’état plus ou moins développé, – dans les rapports de production modifiés. Il faut donc non pas inventer ces moyens dans son cerveau, mais les découvrir à l’aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là. »

    Friedrich Engels souligne ainsi qu’il n’y a pas de pensée « pure », toute pensée est un reflet et sa dynamique repose sur le mode de production.

    Friedrich Engels donne l’exemple des mathématiques :

    « Que les mathématiques pures soient valables indépendamment de l’expérience particulière de chaque individu est certes exact, et cela est vrai de tous les faits établis de toutes les sciences, et même de tous les faits en général.

    Les pôles magnétiques, le fait que l’eau se compose d’hydrogène et d’oxygène, le fait que Hegel est mort et M. Dühring vivant sont valables indépendamment de mon expérience personnelle ou de celle d’autres individus, indépendamment même de celle de M. Dühring dès qu’il dort du sommeil du juste.

    Mais il n’est nullement vrai que, dans les mathématiques pures, l’entendement s’occupe exclusivement de ses propres créations et imaginations; les concepts de nombre et de figure ne sont venus de nulle part ailleurs que du monde réel.

    Les dix doigts sur lesquels les hommes ont appris à compter, donc à effectuer la première opération arithmétique, sont tout ce qu’on voudra, sauf une libre création de l’entendement.

    Pour compter, il ne suffit pas d’objets qui se comptent, mais il faut aussi déjà la faculté de considérer ces objets, en faisant abstraction de toutes leurs autres qualités sauf leur nombre, – et cette faculté est le résultat d’un long développement historique, fondé sur l’expérience.

    De même que le concept de nombre, le concept de figure est exclusivement emprunté au monde extérieur et non pas jailli dans le cerveau en produit de la pensée pure.

    Il a fallu qu’il y eût des choses ayant figure et dont on comparât les figures avant qu’on pût en venir au concept de figure.

    La mathématique pure a pour objet les formes spatiales et les rapports quantitatifs du monde réel, donc une matière très concrète.

    Que cette matière apparaisse sous une forme extrêmement abstraite, ce fait ne peut masquer que d’un voile superficiel son origine située dans le monde extérieur.

    Ce qui est vrai, c’est que pour pouvoir étudier ces formes et ces rapports dans leur pureté, il faut les séparer totalement de leur contenu, écarter ce contenu comme indifférent; c’est ainsi qu’on obtient les points sans dimension, les lignes sans épaisseur ni largeur, les a, les b, les x et les y, les constantes et les variables et qu’à la fin seulement, on arrive aux propres créations et imaginations libres de l’entendement, à savoir les grandeurs imaginaires.

    Même si, apparemment, les grandeurs mathématiques se déduisent les unes des autres, cela ne prouve pas leur origine a priori, mais seulement leur enchaînement rationnel.

    Avant d’en venir à l’idée de déduire la forme d’un cylindre de la rotation d’un rectangle autour de l’un de ses côtés, il faut avoir étudié une série de rectangles et de cylindres réels, si imparfaite que soit leur forme.

    Comme toutes les autres sciences, la mathématique est issue des besoins des hommes, de l’arpentage et de la mesure de la capacité des récipients, de la chronologie et de la mécanique.

    Mais comme dans tous les domaines de la pensée, à un certain degré de développement, les lois tirées par abstraction du monde réel sont séparées du monde réel, elles lui sont opposées comme quelque chose d’autonome, comme des lois venant de l’extérieur, auxquelles le monde doit se conformer.

    C’est ainsi que les choses se sont passées dans la société et l’État; c’est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu’elle en soit précisément tirée et ne représente qu’une partie des formes qui le composent – ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable.

    De même que M. Dühring s’imagine pouvoir déduire toute la mathématique pure, sans aucun apport de l’expérience, des axiomes mathématiques qui, “d’après la pure logique elle-même, ne sont pas susceptibles de preuve et n’en ont pas besoin”, et qu’il croit pouvoir l’appliquer ensuite au monde, de même il s’imagine pouvoir tirer d’abord de son cerveau les figures fondamentales de l’Être, les éléments simples de tout savoir, les axiomes de la philosophie, déduire de là toute la philosophie ou schème de l’univers, et daigner octroyer à la nature et au monde des hommes cette sienne constitution.

    Malheureusement la nature ne se compose pas du tout, – et le monde des hommes ne se compose que pour la part la plus minime, – des Prussiens selon Manteuffel de l’année 1850.

    Les axiomes mathématiques sont l’expression du contenu mental extrêmement mince que la mathématique est obligée d’emprunter à la logique. Ils peuvent se ramener à deux :

    1. Le tout est plus grand que la partie. Cette proposition est une pure tautologie, puisque l’idée quantitative de “partie” se rapporte d’avance d’une manière déterminée à l’idée de “tout”, en ce sens que le mot “partie” implique à lui seul que le “tout” quantitatif se compose de plusieurs “parties” quantitatives.

    En constatant cela expressément, ledit axiome ne nous fait pas avancer d’un pas. On peut même démontrer, dans une certaine mesure, cette tautologie en disant : un tout est ce qui se compose de plusieurs parties; une partie est ce dont plusieurs font un tout; en conséquence, la partie est plus petite que le tout, – formule où le vide de la répétition fait ressortir plus fortement encore le vide du contenu.

    2.Quand deux grandeurs sont égales à une troisième, elles sont égales entre elles. Cette proposition, comme Hegel l’a déjà démontré, est un syllogisme dont la logique garantit l’exactitude, qui est donc démontré, quoique ce soit en dehors de la mathématique pure.

    Les autres axiomes sur l’égalité et l’inégalité ne sont que des extensions logiques de ce syllogisme.

    Ces maigres propositions ne mènent à rien, pas plus en mathématiques qu’ailleurs.

    Pour progresser, nous devons introduire des rapports effectifs, des rapports et des formes spatiales empruntés à des corps réels.

    Les idées de lignes, de surfaces, d’angles, de polygones, de cubes, de sphères, etc., sont toutes empruntées à la réalité et il faut une bonne dose de naïveté idéologique pour croire les mathématiciens, selon lesquels la première ligne serait née du déplacement d’un point dans l’espace, la première surface du déplacement d’une ligne, le premier corps du déplacement d’une surface, etc.

    La langue elle-même s’insurge là-contre. Une figure mathématique à trois dimensions s’appelle un corps, corpus solidum, donc, en latin même, un corps palpable; elle porte donc un nom qui n’est nullement emprunté à la libre imagination de l’entendement, mais à la solide réalité. »

    Il n’y a pas de « pensée pure », il n’y a pas d’objets théoriques purs. Les concepts ne peuvent être que des reflets, qui sont synthétisés.

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  • L’anti-Dühring d’Engels : choix politique ou nécessité historique?

    La démarche d’Eugen Dühring implique que les choix politiques soient décisifs, qu’il n’y ait pas de contradiction interne, que l’économie ne soit pas décisive. L’esclavage est la conséquence d’un « mauvais » choix sur le plan de la moral.

    A l’opposé, le matérialisme dialectique reconnaît le caractère central de la nécessité. Voici ce que dit Friedrich Engels :

    « Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de la nécessité. “La nécessité n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise.”

    La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en oeuvre méthodiquement pour des fins déterminées.

    Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, – deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité.

    La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause.

    Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l’incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre.

    La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous-même et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique.

    Les premiers hommes qui se séparèrent du règne animal, étaient, en tout point essentiel, aussi peu libres que les animaux eux-mêmes; mais tout progrès de la civilisation était un pas vers la liberté.

    Au seuil de l’histoire de l’humanité il y a la découverte de la transformation du mouvement mécanique en chaleur : la production du feu par frottement; au terme de l’évolution qui nous a conduits jusqu’aujourd’hui, il y a découverte de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique : la machine à vapeur.

    – Et malgré la gigantesque révolution libératrice que la machine à vapeur accomplit dans le monde social (elle n’est pas encore à moitié achevée) il est pourtant indubitable que le feu par frottement la dépasse encore en efficacité libératrice universelle. Car le feu par frottement a donné à l’homme pour la première fois l’empire sur une force de la nature et, en cela, l’a séparé définitivement du règne animal.

    La machine à vapeur ne réalisera jamais un bond aussi puissant dans l’évolution de l’humanité malgré tout le prix qu’elle prend à nos yeux comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n’y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d’existence individuels, et où il pourra être question pour la première fois d’une liberté humaine véritable, d’une existence en harmonie avec les lois connues de la nature. »

    Il y a ici deux aspects dans ce que dit Friedrich Engels, formant une contradiction : d’un côté l’être humain se libère de la non-connaissance de la nature et par conséquent de la compréhension générale restreinte des animaux, mais de l’autre il doit suivre les lois générales de la nature.

    Le révisionnisme, en URSS et en Chine populaire, a précisément affirmé un anthropocentrisme anti-matérialiste, avec une pensée humaine « souveraine » sur la nature, prétendant régir la nature, la réalité, de l’extérieur.

    Friedrich Engels ne relève naturellement pas de cette conception, même s’il y a un aspect relevant de cette conception pragmatique, très relatif cependant puisque Friedrich Engels souligne bien le caractère tout à fait relatif de la pensée humaine. Cette dernière n’est par ailleurs pas individuelle, même si elle passe par les individus.

    Voici ce que dit Friedrich Engels :

    « La pensée humaine est-elle souveraine ? Avant de répondre par oui ou par non, il faut d’abord examiner ce qu’est la pensée humaine.

    Est-ce la pensée d’un individu ? Non. Cependant elle n’existe qu’en tant que pensée individuelle de milliards et de milliards d’hommes passés, présents et futurs.

    Or, si je dis que la pensée de tous ces hommes, y compris les hommes de l’avenir, synthétisée dans ma représentation est souveraine, est capable de connaître le monde existant dans la mesure où l’humanité dure assez longtemps et où cette connaissance ne rencontre pas de bornes dans les organes de la connaissance et les objets de connaissance, je dis quelque chose d’assez banal et, qui plus est, d’assez stérile.

    Car le résultat le plus précieux ne peut être que de nous rendre extrêmement méfiants à l’égard de notre connaissance actuelle, étant donné que, selon toute vraisemblance, nous sommes encore plutôt au début de l’histoire de l’humanité et que les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, – assez souvent avec bien du mépris (…).

    Quant à la validité souveraine des connaissances de chaque pensée individuelle, nous savons tous qu’il ne peut en être question et que, d’après toute l’expérience acquise, elles contiennent sans exception toujours beaucoup plus de choses susceptibles de correction que de choses exactes ou sans correction possible.

    Autrement dit : la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d’hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d’un droit absolu à la vérité, dans une série d’erreurs relatives; ni l’une ni l’autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l’humanité.

    Nous retrouvons ici, comme plus haut déjà, la même contradiction entre le caractère représenté nécessairement comme absolu de la pensée humaine et son actualisation uniquement dans des individus à la pensée limitée, contradiction qui ne peut se résoudre que dans le progrès infini, dans la succession pratiquement illimitée, pour nous du moins, des générations humaines.

    Dans ce sens, la pensée humaine est tout aussi souveraine que non souveraine et sa faculté de connaissance tout aussi illimitée que limitée. Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, ses possibilités et son but historique final; non souveraine et limitée par son exécution individuelle et sa réalité singulière. Il en va de même des vérités éternelles.

    Si jamais l’humanité en arrivait à ne plus opérer qu’avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu’elle est au point où l’infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance, et ainsi accompli le fameux prodige de l’innombrable nombré. »

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  • L’anti-Dühring d’Engels : la négation de la négation

    La grande différence, fondamentale, entre l’approche de Eugen Dühring et de l’anticapitalisme romantique d’un côté et le matérialisme dialectique de l’autre, tient à la notion de mouvement. Pour le matérialisme dialectique, tout est en mouvement, tout est relatif.

    Ce n’est pas le cas de l’idéalisme, pour qui par définition une contradiction est quelque chose d’absurde.

    C’est la raison pour laquelle il n’est pas capable de voir les deux aspects dans la production capitaliste: le travail payé et le travail non payé, ainsi que le double caractère d’un objet, utile d’un côté et marchandise de l’autre, ou encore l’aspect historiquement progressiste du capitalisme dans la mesure où il permet de dépasser le mode de production antérieur qu’est le féodalisme.

    Voici ce que Friedrich Engels enseigne dans l’Anti-Dühring :

    « Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l’une à côté de l’autre et l’une après l’autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles.

    Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l’une à l’autre, mais qui, dans ce cas, sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles -mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d’observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique.

    Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l’une sur l’autre. Là nous tombons immédiatement dans des contradictions.

    Le mouvement lui-même est une contradiction; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.

    Nous avons donc ici une contradiction qui “se rencontre objectivement présente et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus eux-mêmes”.

    Qu’en dit M. Dühring ? Il prétend qu’en somme, il n’y aurait jusqu’à présent “aucun pont entre le statique rigoureux et le dynamique dans la mécanique rationnelle”.

    Le lecteur remarque enfin ce qui se cache derrière cette phrase favorite de M. Dühring, rien d’autre que ceci : l’entendement, qui pense métaphysiquement, ne peut absolument pas en venir de l’idée de repos à celle de mouvement, parce qu’ici la contradiction ci-dessus lui barre le chemin.

    Pour lui, le mouvement, du fait qu’il est une contradiction, est purement inconcevable. »

    Le matérialisme dialectique, justement, comprend la nature dialectique du mouvement de la matière :

    « Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir.

    Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée (…).

    Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même. »

    Par conséquent :

    « Qu’est-ce donc que la négation de la négation ?

    Une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d’une portée et d’une signification extrêmes; loi qui, nous l’avons vu, est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l’histoire, la philosophie, et à laquelle M. Dühring lui-même, bien qu’il se rebiffe et qu’il regimbe : est obligé à son insu d’obéir à sa manière.

    Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est négation de la négation.

    En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voilà pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique.

    Si je dis de tous ces processus qu’ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette unique loi du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part.

    En fait, la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée. »

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : l’idéalisme généralise le concept de capital

    L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est de généraliser le principe de « capital ». Puisqu’en effet l’esclavagisme passé serait encore présent, alors ce qu’on appelle capitalisme aujourd’hui et qui relèverait donc de l’esclavagisme existant déjà dans le passé, nécessairement, aurait existé dans le passé aussi.

    C’est pour cela, par exemple pour la France, que les « nationaux-révolutionnaires » parlent de « capitalisme » lorsqu’ils présentent en fait des batailles passées relevant en réalité du féodalisme et ayant amené l’intégration historique à la France de la Bretagne ou l’Occitanie.

    On est là dans une fiction où un capitalisme éternel affronte un peuple « naturellement » socialiste. C’est le principe même du national-socialisme, en fait.

    Voici comment Friedrich Engels rappelle un point très important: la bourgeoisie n’a pas inventé le vol du travail, elle a par contre systématisé sa réalité par l’existence des marchandises. L’idéalisme « oublie » ce second aspect.

    « En quoi se distingue donc l’idée du capital chez Dühring et chez Marx ?

    Le capital, dit Marx, n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, l’ouvrier, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production.”

    Le surtravail, le travail au-delà du temps nécessaire à la conservation de l’ouvrier et l’appropriation du produit de ce surtravail par d’autres, l’exploitation du travail sont donc communs à toutes les formes sociales passées, dans la mesure où celles-ci ont évolué dans des contradictions de classes.

    Mais c’est seulement le jour où le produit de ce surtravail prend la forme de la plus-value, où le propriétaire des moyens de production trouve en face de lui l’ouvrier libre, – libre de liens sociaux et libre de toute chose qui pourrait lui appartenir, – comme objet d’exploitation et où il l’exploite dans le but de produire des marchandises, c’est alors seulement que, selon Marx, le moyen de production prend le caractère spécifique de capital.

    Et cela ne s’est opéré à grande échelle que depuis la fin du XV° et le début du XVI° siècle.

    M. Dühring, par contre, proclame capital toute somme de moyens de production qui “constitue des participations aux fruits de la force de travail générale”, donc, qui procure du surtravail sous n’importe quelle forme. En d’autres termes, M. Dühring s’annexe le surtravail découvert par Marx afin de s’en servir pour tuer la plus-value également découverte par Marx et qui, momentanément, ne lui convient pas.

    D’après M. Dühring donc, non seulement la richesse mobilière et immobilière des citoyens de Corinthe et d’Athènes qui exploitaient leurs biens avec des esclaves, mais encore celle des grands propriétaires fonciers romains de l’Empire et tout autant celle des barons féodaux du moyen âge dans la mesure où elle servait de quelque manière à la production, tout cela serait, sans distinction, du capital.

    Ainsi, M. Dühring lui-même n’a pas “du capital le concept courant selon lequel il est un moyen de production qui a été produit”, mais au contraire un concept tout opposé, qui englobe même les moyens de production non produits, la terre et ses ressources naturelles.

    Or l’idée que le capital soit tout bonnement “ un moyen de production qui a été produit” n’a cours, derechef, que dans l’économie vulgaire. En dehors de cette économie vulgaire si chère à M. Dühring, le “moyen de production qui a été produit” ou une somme de valeur en général ne se transforme en capital que parce qu’ils procurent du profit ou de l’intérêt, c’est-à-dire approprient le surproduit du travail impayé sous la forme de plus-value, et cela, derechef, sous ces deux variétés déterminées de la plus-value.

    Il reste avec cela parfaitement indifférent que toute l’économie bourgeoise soit prisonnière de l’idée que la propriété de procurer du profit ou de l’intérêt échoit tout naturellement à n’importe quelle somme de valeur qui est employée dans des conditions normales dans la production ou dans l’échange.

    Dans l’économie classique, capital et profit, ou bien capital et intérêt sont également inséparables, ils sont dans la même relation réciproque l’un avec l’autre que la cause et l’effet, le père et le fils, hier et aujourd’hui.

    Mais le terme de capital avec sa signification économique moderne n’apparaît qu’a la date où la chose elle-même apparaît, où la richesse mobilière prend de plus en plus une fonction de capital en exploitant le surtravail d’ouvriers libres pour produire des marchandises : de fait, ce mot est introduit par la première nation de capitalistes que l’histoire connaisse, les Italiens des XV° et XVI° siècles.

    Et s’il est vrai que Marx a le premier analysé jusqu’en son fond le mode d’appropriation particulier au capital moderne, si c’est lui qui a mis le concept de capital en harmonie avec les faits historiques dont il avait été abstrait en dernier ressort et auxquels il devait l’existence; s’il est vrai que Marx, ce faisant, a libéré ce concept économique des représentations confuses et vagues dont il était encore infecté même dans l’économie bourgeoise classique et chez les socialistes antérieurs, c’est donc bien Marx qui a procédé avec le “dernier mot de l’esprit scientifique le plus rigoureux” que M. Dühring a toujours à la bouche et qui manque si douloureusement chez lui. »

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : «sans esclavage antique, pas de socialisme moderne»

    Nous avons vu que Eugen Dühring raisonnait en terme de vérités « éternelles » et qu’il s’appuyait sur l’esclavage pour tenter d’expliquer l’existence de la bourgeoisie. Il y a ici un point très important, car le matérialisme dialectique considère que le passage d’un mode de production à un autre est inévitable.

    Or, justement, l’anticapitalisme romantique réfute cela. Historiquement, les variantes d’anticapitalisme romantique ont toujours combattu le matérialisme dialectique en affirmant que des formes anciennes, dépassées, étaient justement modernes, aboutissant au socialisme.

    C’est le principe du romantisme, qui exprime la négation de la dimension progressiste historique du capitalisme, en prétendant que le moyen-âge, voire d’autres périodes précédentes, contiendraient les germes réels du socialisme.

    La première édition de l’anti-Dühring.

    C’est de fait la base des populistes russes ayant critiqué les bolcheviks, mais également de tous les courants « nationaux-révolutionnaires », qui expliquent qu’une nation aurait été parasitée alors que ses conceptions sociales étaient progressistes, voire pratiquement socialistes, de manière « naturelle ». Ce principe « national-révolutionnaire » existe aussi bien avec des nations réelles, comme l’Allemagne avec l’idéologie du « national-socialisme », qu’avec des nations fictives, notamment en France avec la Bretagne ou l’« Occitanie ».

    Voici, à l’inverse de l’idéalisme, comment Friedrich Engels traite de cette question de l’esclavage réel qui a existé de par le passé, loin de cet « esclavagisme » utilisé comme concept moderne.

    « Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et de science grecs; sans esclavage, pas d’Empire romain.

    Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis.

    Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.

    Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions.

    Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès.

    C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin de moyens barbares, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie.

    Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie.

    Ce n’est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile.

    La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au-delà des moyens de subsistance nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développement de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques.

    La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage.

    Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir (…).

    Si donc M. Eugen Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. »

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : esclavagisme ou plus-value ?

    Si Eugen Dühring est obligé d’introduire la notion d’esclavagisme comme concept fondamental, c’est parce qu’il refuse d’accepter le principe d’exploitation expliqué par Karl Marx, notamment dans Le capital. L’exploitation des travailleurs se fait par l’intermédiaire de la plus-value, arrachée aux travailleurs ; le capitaliste profite du travail volé, c’est-à-dire de la partie de travail non rémunérée.

    Karl Marx dit ainsi que :

    « Quoiqu’une partie seulement du travail journalier de l’ouvrier soit payée, tandis que l’autre partie reste impayée, et bien que ce soit précisément cette partie non payée (…) qui constitue le fonds d’où se forme la plus-value au profit, il semble que le travail tout entier soit du travail payé. »

    Eugen Dühring n’est pas d’accord avec cela. Il a la même vision que Jean-Jacques Rousseau, avec quelqu’un ayant instauré la propriété par la force, et donc arrachant du travail par la force.

    Dans le capitalisme, selon Eugen Dühring, l’exploitation n’a pas lieu lors de la production elle-même, avec des marchandises ensuite vendues: elle aurait lieu après, en-dehors de la production, dans la répartition.

    On voit tout de suite comment ici la notion de profit bascule dans l’idéalisme, dans la vision d’une force « parasitant » la juste répartition. L’antisémitisme est ici un aboutissement inévitable, puisqu’il faut bien expliquer quelle est cette force « parasite ». Cependant, sans assumer l’antisémitisme nécessairement, les courants historiques du « syndicalisme révolutionnaire », de « l’anarcho-syndicalisme » disent la même chose.

    En fait, à partir du moment où l’on réfute le principe de plus-value, on bascule dans l’idéalisme de la question de la « répartition ». Voici comment Eugen Dühring explique son point de vue :

    « Outre la résistance qu’oppose la nature … il y a encore un autre obstacle, purement social … Entre les hommes et la nature une force barre la route, et cette force est encore une fois l’homme.

    L’homme pensé singulier et isolé est libre vis-à-vis de la nature … La situation prend un autre aspect dès que nous pensons un second homme qui, l’épée à la main, occupe les voies d’accès à la nature et à ses ressources et qui exige un prix sous quelque forme que ce soit pour accorder le passage.

    Ce second homme … taxe, pour ainsi dire, l’autre et est ainsi cause que la valeur de l’objet convoité finit par être plus grande que ce ne serait le cas sans cet obstacle politique et social opposé à l’obtention ou à la production … Les formes particulières que prend ce cours artificiellement augmenté des choses sont extrêmement diverses, et il a naturellement pour pendant un abaissement correspondant du cours du travail.

    …C’est donc une illusion de vouloir considérer a priori la valeur comme un équivalent au sens propre du terme, c’est-à-dire comme un “ valoir autant” ou comme un rapport d’échange conforme au principe de l’égalité de la prestation et de la contre-prestation. Ce sera, au contraire, l’indice d’une théorie exacte de la valeur que de voir le facteur d’estimation le plus général qu’elle implique ne pas coïncider avec la forme particulière du cours, laquelle repose sur la contrainte de répartition.

    Cette forme varie avec la constitution sociale, tandis que la valeur économique proprement dite ne peut être qu’une valeur de production mesurée vis-à-vis de la nature et ne variera donc qu’avec les seuls obstacles à la production qui sont d’ordre naturel et technique. »

    Et Friedrich Engels de répondre de la manière suivante:

    « La valeur pratiquement en vigueur d’une chose se compose donc, selon M. Dühring, de deux parties : d’abord du travail qu’elle contient et ensuite, du tribut supplémentaire extorqué “ l’épée à la main ”. En d’autres termes, la valeur qui a cours aujourd’hui est un prix de monopole.

    Or si, d’après cette théorie de la valeur, toutes les marchandises ont un tel prix de monopole, deux cas seulement sont possibles. Ou bien, chacun reperd comme acheteur ce qu’il a gagné comme vendeur, les prix ont certes changé nominalement, mais en réalité, – dans leur rapport réciproque, – ils sont restés égaux; tout reste en l’état, et la fameuse valeur de répartition n’est qu’une illusion. –

    Ou bien les prétendus tributs supplémentaires représentent une somme réelle de valeur, à savoir celle qui est produite par la classe laborieuse productrice de valeur, mais appropriée par la classe des monopolistes; et alors cette somme de valeur se compose simplement de travail non payé; dans ce cas, malgré l’homme l’épée à la main, malgré les prétendus tributs supplémentaires et la prétendue valeur de répartition, nous voici revenus … à la théorie marxiste de la plus-value. »

    Il ne suffit donc pas de reconnaître les classes sociales, encore faut-il voir comment la bourgeoisie arrache du travail non payé à la classe prolétaire. Sans cela, on est obligé d’imaginer des « moyens » pour expliquer comment la bourgeoisie se procure sa richesse.

    L’idéalisme, qui se prolongera en anticapitalisme romantique utilisant l’antisémitisme, considère que la base est l’esclavage, alors que la matérialisme dialectique a compris la réalité du mode de production capitaliste, avec le principe de « plus-value ».

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : l’être humain est un produit de la nature

    Friedrich Engels affirme ainsi que ce n’est pas la violence qui a instauré la propriété privée, mais que cela provient de l’apparition de la marchandise, qui a brisé les communautés traditionnelles. Il rappelle par conséquent le principe du « mode de production » et des luttes de classe qui vont avec.

    Mais cela signifie une chose essentielle: l’être humain est façonné par le mode de production. Il est un être naturel, et sa pensée est un reflet de la réalité. Bien entendu, chez Eugen Dühring on a la conception opposée: la pensée existe indépendamment de la réalité générale, on a la même conception que chez René Descartes ou les religieux en général, avec la séparation du corps et de l’esprit.

    Les erreurs de Eugen Dühring sont alors inévitables, il ne peut que tendre à l’idéalisme, et Friedrich Engels constate à ce sujet :

    « Voilà ce qui arrive, lorsqu’on prend la « conscience », la « pensée » de manière complètement naturaliste comme quelque chose de donné, d’au préalable opposé à l’être, à la Nature.

    Dès lors, on est obligé de trouver absolument curieux que s’accordent tellement la conscience et la nature, la pensée et l’être, les lois de la pensée et les lois de la nature. Si l’on demande alors en plus ce que sont la pensée et la conscience et d’où elles viennent, on trouve qu’elles sont des produits du cerveau humain et que l’être humain est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu.

    Il se comprend comme allant de soi ici que les productions du cerveau humain, qui en dernière instance sont aussi des produits de la nature, ne contredisent pas le reste du contexte naturel, mais lui correspondent. »

    On a là la thèse fondamentale du matérialisme dialectique, qui considère que la pensée humaine est le reflet de la situation de l’humanité dans l’univers, plus précisément sur la planète Terre en tant que biosphère. L’être humain est naturel, il n’est pas séparé du reste de la matière, il n’y a pas d’esprit lui permettant de « transcender » la matière.

    La matière grise est elle-même un produit naturel, les pensées humaines reflètent le monde, et elles le reflètent par ailleurs avec retard. En effet, le mouvement général de la matière se situe nécessairement avant son reflet dans la conscience humaine.

    C’est pour cela qu’Engels affirme que l’être humain ne peut pas cesser de progresser scientifiquement, puisqu’il suit l’évolution globale de la matière, sa pensée en étant le reflet.

    Friedrich Engels nous enseigne ici :

    « Une représentation scientifique exhaustive et adéquate de ces relations, la constitution dans la pensée d’une image exacte du système du monde dans lequel nous vivons, reste une impossibilité pour nous comme pour tous les temps.

    Si, à une époque quelconque de l’évolution humaine, pareil système concluant et définitif des relations de l’univers, tant physiques que mentales et historiques, était réalisé, cela voudrait dire que le domaine de la connaissance humaine a atteint ses bornes et que le développement historique ultérieur est suspendu dès l’instant que la société est organisée en harmonie avec ce système, ce qui serait une absurdité, un pur non-sens.

    Les êtres humains se trouvent donc en présence de la contradiction suivante : d’une part, acquérir une connaissance exhaustive du système de l’univers dans l’ensemble de ses relations et, d’autre part, en raison de leur propre nature et de celle du système de l’univers, n’être jamais capables de résoudre entièrement cette tâche.

    Mais cette contradiction ne repose pas seulement sur la nature des deux facteurs, l’univers et l’homme; elle est aussi le principal levier de tout le progrès intellectuel et elle se résout chaque jour et constamment dans l’évolution progressive sans fin de l’humanité, exactement comme, par exemple, ces problèmes mathématiques qui trouvent leur solution dans une série infinie ou dans une fraction continue.

    En fait, toute réflexion du système du monde dans la pensée est et reste limitée objectivement par la situation historique, et subjectivement par la nature physique et psychique de son auteur. »

    Évidemment, ce n’est pas du tout la conception de Eugen Dühring, qui de son côté considère justement qu’il y a des vérités éternelles. Ne reconnaissant pas le mouvement général de la matière ni le fait que la pensée humaine reflète la réalité, il est obligé de mettre en avant une sorte de bon sens permettant une « philosophie » de la réalité posant des vérités « éternelles ».

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : la propriété privée n’apparaît pas comme résultat du vol et de la violence

    La raison pour laquelle Eugen Dühring en arrive à l’antisémitisme racial est facile à comprendre. Eugen Dühring refuse de reconnaître la dialectique de la nature. Par conséquent, il est obligé de trouver une raison aux problèmes sociaux. Au lieu de les voir dans le mode de production, il les cherche dans un élément extérieur qui viendrait perturber l’ensemble.

    C’est le principe de la communauté nationale qui serait « parasitée », empêchant un vivre-ensemble adéquat. Et l’antisémitisme fait ici figure d’anticapitalisme romantique, avec toute une construction idéalisée d’un peuple « aryen » honnête depuis le début des temps, mais confronté à un ennemi perfide et pervers le parasitant, le corrompant.

    Cela signifie bien entendu nécessairement qu’il n’y a pas de luttes de classe en tant que produit des contradictions au sein d’un mode de production. Eugen Dühring est obligé de s’appuyer sur un principe venant « corrompre » la société, et il utilise le principe d’esclavage (quelqu’un comme Dieudonné reprendra précisément la même démarche idéaliste et antisémite bien plus tard historiquement).

    Voici comment Eugen Dühring présente sa conception, qui nie le rôle du mode de production et considère que la « politique » fait l’histoire :

    « La forme des rapports politiques est l’élément historique fondamental et les dépendances économiques ne sont qu’un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des faits de second ordre.

    Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent pour principe directeur le faux semblant d’un rapport entièrement inverse tel qu’il saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortir des situations économiques les infrastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles; mais il faut chercher l’élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas seulement dans une puissance économique indirecte (…).

    Tant que l’on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point de départ, mais qu’on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de révolutionnaire qu’on prenne, une dose larvée de réaction. »

    Friedrich Engels dénonce cette conception simpliste, qui est d’ailleurs dans le même esprit que l’approche idéaliste de Jean-Jacques Rousseau. En effet, l’esclavage n’est pas une simple conséquence d’un rapport de force, il faut que le mode de production précédent permette justement l’avènement de l’esclavage.

    Friedrich Engels

    Friedrich Engels constate ainsi que:

    « Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain niveau dans la production ait été atteint et qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition.

    Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d’un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l’accumulation de richesse.

    Dans les antiques communautés naturelles à propriété collective du sol, ou bien l’esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu’un rôle très subordonné.

    De même, dans la Rome primitive, cité paysanne; par contre, lorsque Rome devint “ cité universelle ” et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves (…).

    L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise du coton ; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient pas, comme les États limitrophes, l’élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.

    Si donc M. Eugen Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu’il la qualifie de “ forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave”, – il fait tenir tout le rapport sur la tête.

    L’assujettissement de l’homme à un service d’esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l’esclave en vie, déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une certaine fortune dépassant la moyenne.

    Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n’est nullement nécessaire.

    Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée.

    En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultat du vol et de la violence. Au contraire.

    Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange avec des étrangers, jusqu’à prendre la forme de marchandise.

    Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange, plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires.

    Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conquérants n’ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés; c’est la destruction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des produits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution.

    Pas plus question de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective des “ communautés rurales ” des bords de la Moselle et du Hochwald; ce sont les paysans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété collective.

    Même la formation d’une aristocratie primitive, telle qu’elle se produit chez les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la coutume.

    Partout où la propriété privée se constitue, c’est la conséquence de rapports de production et d’échange modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le développement du commerce, – cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en cela absolument aucun rôle.

    Il est pourtant évident que l’institution de la propriété privée doit d’abord exister, avant que le voleur puisse s’approprier le bien d’autrui, donc que la violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle !

    Mais même pour expliquer « l’assujettissement de l’homme au service d’esclave » sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la violence, ni la propriété fondée sur la violence.

    Nous avons déjà mentionné le rôle que joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchandises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l’échange. »

    Ce n’est ainsi pas l’esclavage qui est au cœur de l’histoire, mais la généralisation de la marchandise suite à l’accumulation du capital.

    >Sommaire du dossier

  • Eugen Dühring et le «socialisme» antimarxiste et racialiste exterminateur

    L’anti-Dühring est dirigé contre les thèses d’Eugen Dühring (1833-1921), même si c’est secondaire par rapport à la mise en valeur de l’idéologie communiste. En fait, on peut voir qu’il s’agit d’une critique de l’idéalisme qui est la base à l’exposition du matérialisme dialectique.

    On doit noter d’ailleurs ici que Eugen Dühring appartient au courant du « positivisme », et que ses positions sont les mêmes que ses contemporains Ernst Mach et Richard Avenarius. Or, il y a une critique très connue de Mach et d’Avenarius : celle faite par Lénine dans « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine a en fait défendu ce qu’enseigne l’anti-Dühring, en profitant des nouveaux acquis scientifiques de son époque.

    De son côté, Eugen Dühring verra vite son influence s’effondrer dans la social-démocratie. Par contre, les courants anti-marxistes le soutiendront et Eugen Dühring va alors devenir le principal théoricien racialiste de la fin du XIXe siècle en Allemagne, formulant les principes de l’antisémitisme exterminateur.

    Le moteur de la conception antisémite de Eugen Dühring repose bien évidemment sur le rejet de la dialectique de la nature. A la position de Friedrich Engels, Eugen Dühring oppose une vision où il y a bien évolution, mais raciale, avec donc la liquidation de ce qui relève du malade, du non-naturel, en l’occurrence donc selon lui les personnes juives.

    Cet aspect n’a jamais été étudié, et pourtant il est intéressant de voir que dès l’époque de Friedrich Engels, il y a ainsi un « socialisme » anti-marxiste qui se forme, avec l’antisémitisme comme moteur anticapitaliste romantique.

    Eugen Dühring élabore toute une théorie antisémite où il considère que le judaïsme n’existe pas réellement, n’étant que le paravent d’un « parasitisme » juif. La seule solution à la question juive présentée ici comme « raciale », est forcément la liquidation, car l’enfermement régional amènerait cette « race nomade » à s’enfuir ou à tenter de conquérir le monde depuis une base.

    Il faut cependant faire attention et ne pas penser que Eugen Dühring formule un darwinisme racial, où les peuples sont en concurrence et seuls les meilleurs survivent. Eugen Dühring raisonne en terme d’évolution générale, où seuls les aryens seraient « humains » réellement, les personnes juives n’étant pas considérées comme humaines, mais comme des sortes de parasites géants.

    Il n’est pas difficile de voir ici dans quelle mesure on retrouve ici des thèmes qui deviendront traditionnels dans l’antisémitisme. Or, il est ici évident que la constitution d’une théorie racialiste exactement contemporaine au début du matérialisme dialectique est une réponse à celui-ci. Eugen Dühring, parce qu’il rejette le marxisme, transforme l’antisémitisme religieux en antisémitisme racialiste.

    La particularité de ses offensives idéologiques est de combattre à tout prix les conversions et de lancer des appels pour considérer les personnes juives comme une race à part, à supprimer physiquement, cela étant valable pour chaque individu, pour des raisons « raciales ».

    Tout cela est pour Eugen Dühring le seul moyen de constituer une anti-idéologie suffisamment forte. Il a besoin de remplacer la formidable dimension du matérialisme dialectique par quelque chose d’au moins aussi fort, et pour cela il propose une « aventure » de type « racial ».

    A l’optimisme radical de la lutte des classes du matérialisme dialectique, Eugen Dühring oppose un optimisme racial. Il est évident qu’il y a là un événement historique, et une perspective à comprendre absolument.

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : une vision du monde et non pas une méthode

    En 1877, Friedrich Engels publia une oeuvre très importante, intitulée « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring » (la version publiée en français prit comme titre « Monsieur E. Dühring bouleverse la science »).

    L’œuvre fut d’abord publiée en plusieurs articles dans l’organe social-démocrate allemand Vorwärts (« En avant »), du 3 janvier 1877 au 7 juillet 1878, avant d’être publiée sous la forme d’un ouvrage en tant que tel, en 1877, de nouveau en 1878 en Suisse, puis de nouveau plusieurs fois dès 1894.

    Son importance fut alors capitale et l’oeuvre devint un classique dont le positionnement fut au coeur de la social-démocratie comme mouvement historique.

    Vu de France au XIXe siècle, le marxisme était une politique sociale radicale, dont le symbole était le Manifeste du Parti Communiste, avec Le Capital comme justificatif théorique sur le plan économique. Vu d’Allemagne toutefois, le marxisme était une vision du monde, et « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring », titre résumé plus couramment par « L’anti-Dühring », était au coeur de ce dispositif idéologique.

    Au XXe siècle, les choses ne changeront pas, et ce pour deux raisons. La première est le niveau idéologique très faible du Parti Communiste français, pour qui le matérialisme dialectique consistait au mieux au matérialisme des Lumières en une version un peu améliorée sur le plan de la méthode au moyen de la dialectique mise en avant par G.W.F. Hegel.

    Or, c’est là ne pas du tout avoir compris comment le matérialisme s’est développé, c’est faire de Hegel un idéaliste, la dialectique étant alors ici simplement « piochée » chez lui. En réalité, Hegel a deux aspects et l’un de ceux-ci aboutit au matérialisme dialectique; il ne s’agit nullement d’une combinaison entre matérialisme d’un côté et dialectique de l’autre.

    Voici ce que dit Friedrich Engels dans la préface à son oeuvre, en date du 23 septembre 1885 :

    « Il s’agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail – alors que je n’en doutais aucunement dans l’ensemble – que dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. »

    Comme on le voit clairement exprimé ici, c’est la matière qui est en elle-même dialectique, et la pensée est elle-même d’ailleurs clairement présentée ici un produit dialectique de la matière.

    On est ici très loin de l’approche du Parti Communiste français, qui n’a vu dans le matérialisme dialectique utilisant une approche, qu’une méthode nouvelle. D’ailleurs, de leur côté, les trotskystes ont tout de suite compris la menace et ils ont toujours rejeté Friedrich Engels, affirmant que ses thèses ne sont pas celles de Karl Marx. Marx aurait réalisé le matérialisme historique, et c’est Friedrich Engels qui aurait « inventé » la dialectique de la nature.

    C’est là ne pas avoir compris Karl Marx ni le « tandem » Marx-Engels; comme le souligne Friedrich Engels dans la même préface:

    « Une remarque en passant : les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit sans qu’il le connût. Je lui ai lu tout le manuscrit avant l’impression et c’est lui qui, dans la partie sur l’économie, a rédigé le dixième chapitre (“Sur l’Histoire critique”); j’ai dû seulement, à mon grand regret, l’abréger un peu pour des raisons extrinsèques. Aussi bien avons -nous eu de tout temps l’habitude de nous entr’aider pour les sujets spéciaux. »

    L’oeuvre connue sous le nom d’anti-Dühring est ainsi une oeuvre expliquant la position commune à Karl Marx et Friedrich Engels; il n’est pas possible de séparer Marx d’Engels, ni la matière de la dialectique. C’est pourquoi pour Lénine, l’anti-Dühring est une oeuvre essentielle aux travailleurs dans leur bataille révolutionnaire: c’est leur vision du monde qui, de fait, y est exposée.

    >Sommaire du dossier

  • Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, à l’étranger

    X. À l’étranger

    Avant de clore notre exposé, nous allons encore jeter un coup d’œil sur le comportement des éléments féodaux, de la noblesse et des cours hors de France, qui n’a pas été sans influencer significativement le développement de la Révolution.

    Le divorce entre la royauté et la noblesse en France, à la veille de la Révolution, était déjà un phénomène incroyable. Mais il l’est encore plus que ce clivage ait pu encore se manifester dans une monarchie européenne après son déclenchement, et que des intérêts éphémères des plus mesquins aient mis aux prises des éléments dont les intérêts permanents et généraux auraient exigé de façon pressante qu’ils se coalisent. Signalons quelques-unes de ces luttes parmi les plus importantes.

    Le Habsbourg Joseph II avait mis beaucoup de brutale énergie à introduire dans ses États toute une série de réformes radicales dans l’esprit du « despotisme éclairé ».

    Il s’était débarrassé des assemblées corporatives et avait soumis les privilégiés à sa bureaucratie au même titre que le commun des mortels, ce qu’à l’époque on appelait « l’égalité devant la loi », la loi n’étant en fait que la volonté de l’autocrate.

    La noblesse avait été assujettie à l’impôt, on lui avait ôté le droit illimité de disposer des paysans, le clergé avait perdu beaucoup de ses monastères, la noblesse de robe, celle qui reposait sur l’achat des charges et qui était très forte notamment en Belgique (alors possession des Habsbourg), avait été privée de ses sportules.

    D’où une immense indignation parmi les privilégiés, une grogne et une résistance qui, en s’exaspérant, prirent en Hongrie et en Belgique pendant l’année 1789 la tournure d’un soulèvement armé que le gouvernement prussien, pour affaiblir l’Autriche, faisait tout pour attiser.

    « Jacobi, l’envoyé prussien à Vienne, entretenait d’étroites relations avec les chefs de l’opposition et les encourageait à chaque fois qu’une initiative avait quelque chance de déboucher sur un soulèvement ouvert contre l’empereur. » C’est ce qu’écrit Monsieur von Sybel, qui n’est certainement pas suspect de malveillance (Histoire de l’époque révolutionnaire, I, 103).

    L’indocilité de la noblesse hongroise est facile à expliquer. Elle avait encore suffisamment de forces pour défendre elle-même ses intérêts et n’avait nul besoin de la monarchie pour cela.

    C’était elle, et pas le gouvernement, qui avait écrasé la révolte des paysans en 1784 et 1785. Les choses étaient différentes en Belgique. La noblesse féodale y était aussi inconsistante, sa position aussi ébranlée dans ses fondements que dans la France voisine, et pourtant, son exemple ne lui servit pas d’avertissement.

    Sans réfléchir plus avant, immédiatement après la prise de la Bastille et la nuit du 4 août, elle accepta que les démocrates collaborent au soulèvement, et elle déclara la Belgique république indépendante. Le 7 janvier 1790, les états des différentes provinces belges se constituèrent en « États-Unis de Belgique », certes pas en suivant le modèle américain, mais selon le schéma de l’ancienne féodalité.

    Mais cette « liberté » à peine conquise, ce fut la discorde entre les privilégiés et les avocats des droits du peuple, qui voulaient imiter l’exemple français. En outre, la Prusse abandonna ses alliés.

    Au lieu de déclarer la guerre à l’Autriche, comme elle avait semblé un instant sur le point de le faire, elle se ligua avec la monarchie des Habsbourg et prépara une alliance avec elle par le traité de Reichenbach (27 juin 1790).

    Joseph II étant mort sur ces entrefaites, et son successeur Léopold II se montrant disposé à des concessions alors que Joseph II avait déjà reculé sur plus d’un point, la Hongrie fut vite calmée, et l’insurrection belge, inconsistante et isolée, fut facilement dispersée (1791/92).

    Cependant, l’épisode révolutionnaire avait secoué le peuple belge. Il était impossible de ramener le calme, un nouveau mouvement vraiment révolutionnaire se préparait, et quand les Français entrèrent dans le pays (1792), celui-ci passa sans difficulté de leur côté.

    Une Belgique tranquille aurait été un solide point d’appui pour les opérations de la contre-révolution contre la France et aurait constitué une menace très sérieuse pour la Révolution.

    La myopie et la cupidité de l’aristocratie, du clergé et de la noblesse de robe en firent au contraire un bastion avancé de la France.

    En Suède, les nobles étaient également indociles, presque encore plus qu’en Hongrie et en Belgique. Par une série de coups d’État, Gustave III les avait dépouillés d’un certain nombre de leurs privilèges avant de parvenir de fait en 1789 à s’attribuer le pouvoir absolu.

    Mais il utilisa le pouvoir et les ressources que lui procurait sa victoire sur la noblesse, non pas pour relever le pays, mais pour se lancer dans des aventures puériles, mais coûteuses.

    Héros théâtral, soucieux d’effets dramatiques, et en même temps mégalomane ridicule, il voulait s’attribuer le rôle de champion des intérêts monarchiques en Europe, jouer Hercule étranglant l’hydre de la Révolution.

    Il prêchait la croisade contre la France, voulait prendre la tête d’une flotte qui remonterait la Seine jusqu’à Paris et anéantirait ce foyer de la Révolution. En 1791, il fit le voyage d’Aix-la-Chapelle pour conspirer avec les nobles français émigrés dans le but de restaurer la monarchie.

    Mais pendant ce temps, mûrissait contre lui un complot de la noblesse suédoise qui s’était convaincue qu’ils pourraient récupérer leurs privilèges s’ils écartaient le roi.

    Le 17 mars 1792, une balle du conjuré Ankarström abattit la tête brûlée de la contre-révolution, presque un an avant que les républicains français appliquent la loi martiale contre Louis XVI (21 janvier 1793) au motif qu’il avait comploté pendant la guerre avec l’ennemi. En matière de régicide, c’est donc la noblesse qui a donné pendant la Révolution l’exemple aux sans-culottes.

    Les gouvernants de l’époque se révélèrent encore plus myopes que la noblesse, encore plus aveuglés par une cupidité des plus bornées.

    Leur coalition générale contre la Révolution passe généralement pour une illustration éloquente de ce que veut dire « masse réactionnaire ». Mais un examen plus attentif révèle que cette « masse » est elle aussi traversée des plus profondes fissures, des plus violents antagonismes.

    La Révolution française trouva à ses débuts l’Europe au bord d’une guerre généralisée. Catherine II de Russie avait su persuader l’empereur Joseph II de partir avec elle en guerre contre la Turquie pour se partager cet empire.

    La guerre commença en 1787 du côté russe, en 1788 du côté autrichien. La Prusse ne pouvait rester spectatrice. Depuis Frédéric II, toute sa politique visait à ne tolérer aucune extension unilatérale de l’Autriche.

    Si celle-ci s’emparait de provinces turques, il fallait qu’en compensation, elle contribue à l’extension de la Prusse en rendant la Galicie à la Pologne, cette dernière cédant à la Prusse quelques territoires comprenant les villes de Thorn et de Dantzig. Il était à prévoir que l’Autriche ne consentirait pas de son plein gré à céder la Galicie, et la Prusse se prépara à la guerre et se mit en quête d’alliés.

    Les premiers à qui ils pensèrent furent ceux à qui il était question de reprendre ensuite une portion de territoire, c’est-à-dire les Polonais.

    Monsieur von Sybel, dont l’ouvrage sur l’époque révolutionnaire (1) étudie, à notre connaissance, et même si c’est de façon très tendancieuse, de la manière la plus approfondie et en s’appuyant en partie sur des documents d’archives difficilement accessibles, l’influence du deuxième et du troisième partage de la Pologne sur la Révolution française, voit dans la catastrophe qui se préparait pour la Pologne, le fruit d’une « immense et profonde faute morale » (Vol. II, p. 167).

    Il brosse un tableau féroce de la dégénérescence de la noblesse polonaise, de la façon dont elle opprimait et exploitait le peuple polonais.

    Monsieur von Sybel s’érige en juge de ce bas-monde et se croit appelé à prononcer sur la culpabilité et l’innocence des facteurs historiques du point de vue de la morale « éternelle », valable en tous temps et pour tous les peuples, qui est celle d’un universitaires prussien, mais nous ne voulons pas lui en tenir trop rigueur. C’est de fait l’usage chez les historiens.

    Il y a seulement qu’à notre avis, la « justice éternelle » du « juge de l’univers » fait bien mauvaise figure d’avoir châtié la seule Pologne pour « l’immense et profonde faute morale » de sa noblesse, et d’avoir omis de décréter également le partage de la Prusse, de la Russie, de l’Autriche, de tous les États du continent, dont les noblesses respectives faisaient pour l’essentiel preuve du même niveau de moralité, hormis le non-usage du mouchoir peut-être, que Monsieur von Sybel range aussi au nombre des éléments constitutifs de la « faute morale » (Vol. II, p. 173).

    La différence entre la Pologne et ses voisins, c’est qu’elle ne parvint pas à développer les facteurs qui firent ailleurs contrepoids à la noblesse, notamment un gouvernement solide et centralisé et une bourgeoisie vigoureuse, et que donc l’évolution économique et politique qui ne fut pas sans toucher la Pologne, s’y manifesta seulement par le délitement, la dégénérescence du féodalisme, pas par l’émergence des organes d’un nouveau mode de production et la formation d’un État adapté à celui-ci.

    Mais cet état de choses, la Pologne le devait à la position hégémonique de ses voisins, en premier lieu la Russie, lesquels soutenaient systématiquement de leurs conseils et de leurs actes les « éléments de désordre » en Pologne et étouffaient dans l’œuf, si nécessaire par la force des armes, toute tentative de dynamisation économique ou politique.

    La Pologne avait cessé d’être un royaume indépendant bien avant d’être rayée de la carte. Seule, les rivalités des grandes puissances européennes avaient retardé sa chute.

    Dès 1772, la Prusse, la Russie et l’Autriche s’étaient entendues pour se partager de vastes territoires polonais.

    En 1775, les puissances qui devaient ultérieurement former la Sainte Alliance, octroyaient à ce qui restait de la Pologne une constitution « républicaine » qui rendait impossible tout gouvernement cohérent et élevait l’anarchie au rang de principe.

    Depuis lors, la Russie y régnait en maître presque absolu, soit en achetant les chefs de la noblesse que cette constitution avait rendus tout-puissants, soit par la terreur. Mais alors que les troupes de Catherine II étaient occupées en Turquie, les patriotes polonais crurent le moment venu de secouer le joug de la Russie et ils commencèrent à se donner une nouvelle constitution qui devait au moins en partie éliminer l’anarchie féodale.

    La Prusse, soucieuse de nuire à sa rivale autrichienne, les encouragea à procéder énergiquement, leur ouvrit des perspectives sur la Galicie, sans bien entendu évoquer ses propres vues sur Thorn et Dantzig, et conclut enfin le 29 mars 1790 avec la Pologne une alliance formelle par laquelle les deux parties s’engageaient à se prêter mutuellement assistance en cas d’attaque venue de l’extérieur.

    Au même moment, nous l’avons vu, la Prusse s’alliait avec les rebelles hongrois et belges.

    L’Angleterre avait partie liée avec la Prusse, car elle voyait déjà alors dans la Russie une puissance dont l’extension ne pouvait manquer de porter tort à son commerce, dans la Mer Baltique comme en Orient.

    La seule puissance qui aurait pu encore se dresser contre la Prusse était la monarchie française qui avait une alliance politique et des liens matrimoniaux avec l’Autriche.

    Quelle jubilation alors à la cour prussienne, quand la Révolution la mit pour un temps hors d’état de combattre. Elle faisait un tel contre-sens sur sa signification, la soif de territoires à conquérir l’aveuglait à un point tel qu’elle salua l’affaiblissement de la royauté française comme un heureux événement qui faisait disparaître le dernier obstacle à ses projets polonais (2). 

    Le gouvernement prussien ne se contenta pas de se réjouir de la Révolution, il entra en contact avec elle.

    L’envoyé prussien à Paris, le comte Goltz, noua des relations hautement confidentielles avec le parti démocratique de l’Assemblée Nationale. Pétion, député de l’extrême-gauche, reçut un jour les félicitations du roi de Prusse pour un discours démocratique. Celui-ci prenait le plus vif intérêt à ce que le pouvoir de décision sur la guerre et la paix – en France, bien sûr ! – soit retiré au roi, car cela mettrait pour un temps la Prusse à l’abri de toute attaque française.

    Pour éviter de par trop compromettre Goltz, on lui adjoignit, pour les missions délicates, le Juif Ephraïm (septembre 1790), sans doute le même personnage qui avait déployé auprès des insurgés belges son activité dans l’intérêt de la Prusse.

    En 1790, la situation était extrêmement favorable pour la Prusse : la royauté française incapable de mener une guerre aux motifs diplomatiques, l’insurrection belge victorieuse, les Hongrois difficiles à tenir, les arrières protégés contre la Russie par les Polonais (et les Suédois), la Russie et l’Autriche pleinement occupés avec les Turcs qui opposaient une résistance inattendue. Dans cette situation, l’Autriche paraissait livrée sans défense à la Prusse, qui était alliée à la riche Angleterre, et Frédéric Guillaume II poussait logiquement à la guerre.

    Mais entre-temps, en Autriche, Joseph II, souverain impétueux et violent, était mort, et son successeur Léopold (20 février 1790) était un homme circonspect peu enclin aux paris risqués. Faisant preuve de souplesse, il réussit à désarmer ses ennemis, à calmer les Hongrois, à semer la discorde entre les insurgés de Belgique, à mettre fin à la guerre contre les Turcs, et conclut (le 27 juillet 1790) l’accord de Reichenbach avec la Prusse qui se voyait, du fait qu’elle donnait son accord à ses propositions, privée de tout prétexte pour déclencher une guerre.

    Mais en même temps, la Révolution française avait pris une telle tournure, avait montré si clairement ses tendances hostiles à la monarchie absolue qu’elle ne pouvait manquer d’inspirer des inquiétudes même au plus borné des monarques. Le risque était grand que les tendances révolutionnaires, si elles étaient victorieuses en France, ne contaminent les pays voisins, l’Allemagne, la Belgique, le Piémont.

    Les écraser ou au moins les endiguer apparaissait de plus en plus clairement comme la tâche de tous les monarques européens.

    Et ceux-ci exprimèrent ce souci très ouvertement: dans la déclaration de Léopold à Mantoue, dans sa circulaire de Padoue, enfin dans le manifeste conjoint de la Prusse et de l’Autriche que ces puissances adressèrent sur un ton comminatoire à la France après avoir conclu un traité en bonne et due forme à Pillnitz (27 août 1791). L’empereur, d’autre part, tolérait les préparatifs des émigrés, qui rassemblaient une armée tout près de la frontière pour envahir la France.

    En France, personne n’avait le moindre doute : la Prusse et l’Autriche projetaient une guerre contre la Révolution.

    Et pourtant, en réalité, du côté des alliés, rien n’était entrepris pour donner consistance à ce projet. Monsieur von Sybel a étudié dans le moindre détail les négociations de cette période entre les puissances et croit pouvoir en conclure que chez les monarques, c’était l’amour de la paix qui l’emportait partout et que la guerre fut provoquée par la France. Nous avons, nous, une autre impression. Il est exact qu’en France, tant les Girondins que la cour et ses partisans poussaient à la guerre.

    Ces derniers parce qu’ils espéraient qu’elle amènerait les Autrichiens et les Prussiens en France et que l’ancienne monarchie serait restaurée. Les Girondins, parce qu’ils tenaient la guerre pour inévitable et insistaient pour frapper avant que l’adversaire ait fini ses préparatifs.

    En face, en revanche, la guerre était sans cesse repoussée, non pas par amour de la paix, mais parce qu’aucune des puissances participantes ne faisait confiance à l’autre. La Russie aspirait à terminer la guerre contre les Turcs qu’elle était seule à mener depuis le retrait de l’Autriche, et à libérer son armée pour la tourner contre la Pologne qui avait osé se rendre indépendante.

    La Prusse savait qu’on était à la veille d’une échéance décisive en Pologne. Elle n’avait pas abandonné ses prétentions sur les territoires polonais, et espérait maintenant obtenir avec l’alliance russe contre la Pologne ce qu’elle avait tenté d’obtenir avec l’alliance polonaise contre la Russie.

    L’Autriche était pour l’une comme pour l’autre un voisin gênant dans cette affaire, aussi cherchaient-elles toutes deux à impliquer Léopold dans un conflit avec la France pour avoir les mains libres en Pologne.

    Mais pour Léopold, il y avait anguille sous roche, et il refusait d’avancer avant que la question polonaise ne soit réglée.

    L’empereur François II, qui succéda à Léopold le 1er mars 1792, s’avéra plus docile que lui.

    C’était un homme jeune et insignifiant, dont le gouvernement provoqua la déclaration de guerre de la France par ses exigences ridicules d’une restauration de l’ordre ancien et ses menaces brutales (20 avril 1792). Il fallait maintenant engager le combat alors que rien n’était encore conclu concernant le partage du butin polonais. La Prusse elle non plus ne pouvait guère se dérober, la guerre concernant l’empire allemand et l’allié de Pillnitz.

    Mais on procéda de manière irrésolue.

    On sous-estimait l’ennemi et pensait, au vu des rapports des émigrés et des espions de la police, que toute la France était fidèle au roi et n’attendait rien plus impatiemment que d’être délivrée du « joug » d’une minorité terroriste, une façon de voir dont l’armée prussienne allait bientôt éprouver l’inanité, mais qui se perpétue encore aujourd’hui dans les têtes et les œuvres d’historiens « bien-pensants ».

    On comptait sur la coopération clandestine de Louis XVI, qui paralyserait les opérations militaires du côté français, un calcul qui fut déjoué par la prise des Tuileries le 10 août.

    L’une des raisons les plus importantes qui rendaient les préparatifs de l’Autriche et de la Prusse si lents et si insuffisants, était que les « alliés » n’arrivaient pas tomber d’accord sur le partage de la Pologne, alors que les troupes de Catherine II étaient en train d’y entrer, et que la Prusse qui, jusqu’en mai 1792 avait joué le rôle d’allié des Polonais, jetait maintenant le masque et demandait un nouveau partage « pour rétablir le calme et l’ordre ».

    Tandis que les troupes russes écrasaient les Polonais abandonnés par leur allié, la guerre de la Prusse et de l’Autriche contre la France était conduite sans cœur à l’ouvrage, chacune des deux parties lorgnant simultanément sur le butin polonais.

    Rien d’étonnant donc que la campagne se soit terminée aussi lamentablement pour les monarques alliés.

    La situation devint plus dangereuse pour la France l’année suivante.

    L’Autriche se prépara énergiquement pour prendre sa revanche. Toute une série de pays adhéra à la coalition contre la Révolution : l’Angleterre et la Hollande, alarmées par l’occupation française de la Belgique, ainsi que, à l’instigation de l’Angleterre, la Sardaigne, le Portugal, l’Espagne et Naples.

    En France même, plusieurs provinces, une série de villes importantes se rebellaient. L’ancienne armée était disloquée, une nouvelle armée révolutionnaire seulement en train de se constituer. Les anciens officiers aristocrates étaient éliminés ou en fuite, et les nouveaux en nombre insuffisant. La campagne de l’année précédente avait fauché en partie les anciennes troupes de ligne, l’armée dans sa majorité était composée de recrues.

    Et de plus, à multiples reprises, les généraux avaient trahi ou étaient peu sûrs. Si la Terreur n’avait mis, d’une poigne de fer, toute l’énergie de la France au service de la guerre et opposé partout à l’ennemi des troupes supérieures en nombre et composées de soldats compensant par l’enthousiasme le manque d’entraînement et de discipline, la jeune république aurait peut-être succombé à l’assaut lancé par l’Europe entière. Tous les efforts n’empêchaient pas que la situation fût désespérée.

    Par chance pour elle, la rapacité de ses adversaires pesait autant que leur haine de la Révolution. Chacun des alliés voulait faire du combat contre la Révolution une affaire profitable.

    Aucun ne se fiait à l’autre, chacun agissait de sa propre initiative, et au lieu de porter des coups décisifs, chacun se dépêchait de prendre possession de la part de butin qu’il estimait devoir lui revenir.

    La Sardaigne demandait des renforts à l’Autriche. Celle-ci les lui refusait si la Sardaigne, en s’agrandissant aux dépens de la France, ne voulait pas céder à l’Autriche la province de Novare. Là-dessus, tempête d’indignation en Sardaigne, beaucoup de temps précieux fut perdu, Lyon insurgé ne put être libéré de ses assiégeants, et l’attaque italienne contre la France piétina.

    Les troupes anglaises en Belgique n’eurent, pour elles, rien de plus urgent à faire que de s’obstiner à assiéger Dunkerque, port important que les Anglais convoitaient. Les Hollandais eurent tôt fait de se lasser d’une guerre pour laquelle on ne trouvait pour eux aucun dédommagement. Mais ce qui fut le plus dommageable, ce fut l’hostilité croissante entre l’Autriche et la Prusse.

    La Russie et la Prusse s’étaient en effet entendues au cours de l’hiver 1792/93 et avaient mis en œuvre le deuxième partage de la Pologne. En guise de compensation, l’Autriche recevait la perspective de se voir attribuer un morceau du territoire français !

    La Prusse menaçait de se retirer immédiatement de la guerre si l’Angleterre et l’Autriche n’approuvaient pas ce partage de la Pologne. Cela ne réchauffa pas l’amitié que, notamment, l’Autriche pouvait porter à la Prusse.

    Toute la stratégie autrichienne ne visa désormais plus qu’à occuper les régions françaises qu’elle revendiquait, l’Alsace et une zone du nord de la France.

    La Prusse, de son côté, totalement absorbée par les affaires polonaises, ne montrait aucune ardeur à participer à une entreprise qui, de guerre contre la Révolution qu’elle était au départ, était devenue une guerre de conquêtes de sa rivale autrichienne. L’armée prussienne gaspillait beaucoup de temps dans le siège de Mayence et regardait de loin sans presque rien faire les batailles entre Français et Autrichiens en Alsace (3).

     Mais quand, de surcroît, un rapprochement s’esquissa entre l’Autriche et la Russie, en sorte que la Prusse craignit d’être dupée par ses deux « alliés », alors, en septembre 1793, elle suspendit presque complètement la guerre contre la France et rappela du Rhin la majorité de ses troupes pour les envoyer à la frontière polonaise et s’y assurer sa part de butin.

    Ce fut encore pire avec la coalition de 1794. Une brouille éclata entre l’Angleterre et l’Espagne, et au printemps, une insurrection polonaise prit de telles dimensions que les Russes n’en venaient pas à bout et que les Prussiens durent en toute hâte aller à leur secours. Il n’était désormais plus question de participer à la guerre contre la France, et l’Autriche ne pouvait plus non plus y consacrer toutes ses forces.

    Le glas avait sonné pour la Pologne, et l’Autriche dut poster des contingents importants à la frontière polonaise pour ne pas être mise à l’écart du troisième partage comme elle l’avait été du deuxième. Si l’Angleterre n’avait pas fait feu de tout bois pour maintenir la coalition, elle se serait à ce moment-là déjà disloquée.

    Mais pendant ce temps, la nouvelle armée révolutionnaire française avait pris des forces, elle avait mis au point une tactique nouvelle qui lui était propre et lui donnait la supériorité sur les armées anciennes, et du nouveau corps des officiers surgissaient déjà les généraux qui allaient faire de cette armée l’effroi de l’Europe féodale, les Hoche, Kléber, Moreau, Bonaparte, etc.

    Tandis que les chefs de la monarchie féodale se querellaient à propos du partage d’une proie qui n’était pas encore abattue, ils avaient laissé à l’armée révolutionnaire le temps de se renforcer considérablement. Même en mettant la fortune des armes de leur côté, il aurait sans doute été impossible aux monarques coalisés d’écraser la Révolution ni de restaurer, même passagèrement, l’état des choses antérieur à 1789.

    Mais si la République française put, à partir de 1794, passer à l’attaque, si elle put bouleverser la féodalité dans l’Europe entière et l’anéantir dans les pays limitrophes, ce fut en grande partie le fruit de cette rapacité mesquine et bornée de ses adversaires que nous avons tenté de décrire.

    Les adversaires de la Révolution aiment ces derniers temps souligner ce point pour rabaisser, croient-ils, la « gloire » de la Révolution. Elle n’a pas vaincu en vertu de sa force intrinsèque, s’écrient-ils sur un ton triomphal, mais en raison des fautes diplomatiques de ses ennemis.

    Certes, cela ne contribue pas à rehausser la gloire de la Révolution, mais, nous semble-t-il, cela rehausse encore moins celle de ses adversaires.

    Ceci dit, quoi qu’il en soit de la gloire de la Révolution et de celle de ses adversaires, nous sommes prêts à reconnaître que ce ne fut pas la seule force des éléments révolutionnaires qui les a amenés à la victoire, mais tout autant les « fautes » de ses adversaires. Mais il y a un point que nous voudrions contester, c’est que ces fautes auraient été des accidents, et que la victoire de la Révolution aurait été le fruit du hasard.

    Les discordes entre les cours, tout de même que les dissensions entre la noblesse et la royauté bureaucratique qui avaient si puissamment contribué à la Révolution, avaient leurs racines dans les conditions objectives. Ce ne sont pas des incidents isolés et contingents, mais des phénomènes typiques qui n’ont cessé de se reproduire sous des formes changeantes et qu’on peut observer dans l’histoire des peuples depuis qu’il existe des antagonismes de classes.

    On peut, certes, estimer que l’apparition du danger aurait dû amener les puissances féodales à reléguer leurs intérêts particuliers et à prendre conscience de leurs intérêts communs, qu’elle aurait dû les inciter à consentir à des sacrifices temporaires pour obtenir un avantage permanent. Si convaincantes que soient ces réflexions, les conditions historiques qui auraient permis qu’elles fussent mises en pratique par les privilégiés, étaient absentes.

    L’évolution qui poussait à la Révolution les privait du même coup des qualités morales et intellectuelles qui les auraient rendus capables d’opposer un front solide et énergique à la Révolution.

    En perdant leurs fonctions sociales, ces éléments féodaux ne devenaient pas seulement superflus et nuisibles, ils perdaient aussi les qualités morales que confère le travail. Jouisseurs, indolents, amollis, ils avaient désappris à se battre pour leurs propres buts et à faire des sacrifices pour réussir. Ils étaient condamnés à dégénérer, non seulement moralement, mais aussi intellectuellement.

    Reconnaître la nature réelle des conditions objectives signifiait de plus en plus clairement percevoir l’inutilité et la nocivité de la féodalité.

    Leurs intérêts les contraignaient de plus en plus, non seulement à s’opposer à la diffusion de ces vérités dans le peuple, mais aussi à refuser eux-mêmes de les voir, à se mentir de plus en plus à eux-mêmes et à se bercer d’illusions.

    L’approche de la Révolution les poussait précisément à revenir aux modes de pensée d’une époque où ils étaient encore jugés nécessaires et utiles, mais que maintenant eux-mêmes ne comprenaient plus et reproduisaient pour cette raison sous une forme « idéale ».

    Ils étaient poussés au mysticisme, au spiritisme, au « romantisme », à la réactivation de formes de pensée qui pouvaient bien en leur temps avoir été rationnelles, mais qui, maintenant, reprises sans être comprises et en contradiction totale avec les exigences du présent, étaient parfaitement irrationnelles et ne pouvaient mener qu’à un abêtissement total.

    Les puissances de la société féodale étaient déjà en pleine banqueroute morale et intellectuelle quand la banqueroute politique et économique s’abattit sur elles. Incapables du moindre sacrifice passager, incapables de grandes résolutions, incapables de comprendre leur situation, tout leur manquait de ce qui aurait pu les souder pour en faire une réelle « masse réactionnaire ».

    Certes, les divers éléments féodaux étaient intimement liés entre eux, mais à la manière d’un roi-de-rats, une masse de rats dont les queues sont entrelacées, qui ne peuvent se déplacer qu’à grand-peine et sont hors d’état de se procurer eux-mêmes leur nourriture, en sorte qu’au bout du compte, leur avidité insatiable les fait se dévorer entre eux.

    La discorde et la myopie des éléments féodaux ne relevaient pas du hasard. Elles étaient aussi inévitables que les luttes de classes dans le Tiers État. Les unes comme les autres sont devenues des facteurs qui ont fortement influé sur le cours de la Révolution.

    Nous voyons là nettement que l’évolution sociale est le résultat des luttes, non seulement entre les classes en plein essor et les classes vouées à disparaître, entre celles qui ont intérêt à préserver l’existant et celles pour lesquelles cet existant devient de plus en plus insupportable, mais aussi des luttes internes à l’un et l’autre groupe.

    Chacune de ces luttes, quelle qu’ait été l’intention des combattants, a fait avancer la Révolution.

    Si étrange que cela puisse paraître, il est indéniable que non seulement les dissensions qui déchiraient les classes dominantes, mais aussi celles qui opposaient les dominés entre eux, ont été des leviers de la Révolution.

    Les antagonismes d’intérêts entre capitalistes et petits-bourgeois, entre ville et campagne, n’ont presque jamais constitué des freins, ils ont souvent été des stimulants. Ils augmentaient l’énergie déployée par la Révolution et donnaient aux masses révolutionnaires des buts sans cesse renouvelés, ils les poussaient sans cesse vers l’avant.

    Les antagonismes propres aux classes dominantes, en revanche, aboutirent au relâchement de leurs initiatives, aboutirent à ce que leurs objectifs se restreignent de plus en plus, à ce que, au lieu de combattre la Révolution énergiquement et en se regroupant, elles se limitent de plus en plus à tenter de grappiller des avantages éphémères au gré des ébranlements de l’existant.

    Au lieu d’éteindre le feu chez eux, elles cherchèrent à profiter de la confusion générale pour piller chez le voisin, jusqu’au moment où l’effondrement généralisé de l’édifice les ensevelit sous ses décombres, elles et leur butin.

    (1) « Histoire de l’époque de la Révolution » Düsseldorf 1877

    (2) « On comprend quelle joie s’empara de lui (Hertzberg, le ministre prussien) quand lui parvint la nouvelle des premiers remous de l’anarchie révolutionnaire en France. Plein d’allégresse, il rapporta au roi le 5 juillet : En France, l’autorité royale est morte, les troupes ont refusé d’intervenir, Louis a déclaré au peuple qu’il considérait la séance royale comme non avenue. Cela annonce presque une scène à la Charles 1erc’est une occasion dont les bons gouvernements doivent absolument tirer parti » (Sybel, Vol. I, p. 161)

    (3) « Il ne fallait pas qu’on (c-à-d. la Prusse) remporte une victoire complète, la tâche n’était plus que de maintenir un équilibre entre un allié hostile (l’Autriche) et un ennemi qui nous était favorable (la France). » (Sybel, Vol.II, p. 258)

    >Sommaire du dossier

  • Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, les paysans

    IX. Les paysans

    Les paysans se situaient encore une marche en-dessous des artisans non affiliés à une corporation, des prolétaires et tous ceux qui vivaient dans leurs parages.

    Citadins, le bouillonnement des idées n’était pas sans influencer dans une certaine mesure ces derniers, qui vivaient par ailleurs entassés dans des localités étroites non loin des centres du pouvoir. Leur concentration et leur intelligence leur donnaient une certaine force de résistance, et la proximité du gouvernement la possibilité d’agir directement pour faire pression sur lui. Si dure que fût l’oppression qui pesait sur eux, pire encore était celle qu’on faisait subir en toute impunité aux paysans, lesquels, isolés, disséminés, loin de toute stimulation intellectuelle, n’étaient pas en capacité de se coaliser contre leurs bourreaux et de faire entendre leurs doléances.

    Alors que la noblesse et le clergé, la bureaucratie centrale et urbaine, et presque tous les gens fortunés étaient totalement ou partiellement exonérés des impôts d’État directs, ceux-ci retombaient d’autant plus lourdement sur le paysan. Il pouvait arriver que leur montant atteigne jusqu’à 70% de son revenu net. En moyenne, c’étaient 50%.

    C’était de préférence le paysan qui était appelé au service armé, la milice levait chaque année 60 000 hommes.

    La noblesse, en revanche, n’y était pas assujettie. Et pourtant, elle avait l’effronterie de prétendre que l’exemption dont elle jouissait se justifiait par l’impôt du sang dont elle aurait été seule à s’acquitter pour la patrie. En fait, dans la mesure où elle le faisait effectivement, celui-ci s’était transformé, d’obligation périlleuse et coûteuse qu’il était à l’origine, en un privilège lucratif permettant bien plutôt d’exploiter cette même patrie.

    A quelqu’un qui voyait une injustice dans le fait de n’enrôler que des paysans, un partisan de cette pratique crut pouvoir répliquer que le sort des soldats était si misérable que seul un paysan pouvait supporter pareil traitement.

    Les paysans étaient les seuls à être astreints à la corvée pour construire les routes empruntées par les armées, c’était sur eux que retombaient les charges de l’attelage des véhicules et du cantonnement des troupes lors de leurs déplacements.

    Les servitudes imposées aux paysans pour l’entretien de l’État moderne se multipliaient, et en même temps subsistaient celles de la féodalité, et ce n’étaient pas seulement des charges, c’étaient des entraves qui bloquaient toute amélioration de la production, voire avaient pour conséquence sa détérioration.

    Le paysan n’avait pas le droit de cultiver ce qu’il voulait. La dîme reposait sur les vieilles espèces connues, pas sur les plantes récemment introduites, par exemple la pomme de terre ou la luzerne. Raison pour laquelle la culture lui en était bien souvent interdite. Cela gênait considérablement l’introduction de procédés améliorés, ainsi le passage de l’assolement triennal à la rotation des cultures. Ce qui restait du régime de la communauté rurale, et notamment les servitudes ayant trait au rythme des cultures, entravait à vrai dire dans une plus large mesure encore tout progrès dans l’agriculture.

    À tout instant, pendant les travaux des champs les plus pressants, le paysan pouvait être rappelé pour une corvée. Si les corvées seigneuriales avaient été pour la plupart transformées en redevances monétaires, les corvées de voirie et la corvée d’attelage étaient devenues une charge d’autant plus pesante.

    Quand les récoltes étaient sur pied, il était presque impossible au paysan de les mettre à l’abri du gibier, des lapins et des pigeons des « bons maîtres ». La chasse était l’apanage exclusif de la noblesse.

    Elle avait aussi le privilège d’élever des lapins et de posséder des colombiers, et elle en usait sans limites : ce n’était pas le noble, mais le paysan qui avait à nourrir ces animaux, certes bien contre son gré, en les laissant se servir sur ses champs. Parfois, les paysans étaient carrément obligés de ne cultiver que les plantes qui sont du goût du gibier.

    Les garde-chasses avaient le droit d’abattre le premier qui dégagerait du terrain un lapin ou un lièvre. Taine trouve étrange qu’au moment même où « les mœurs s’adoucissaient » et où « les Lumières progressaient », la barbarie de la chasse s’étendait.

    Mais pour la noblesse, la chasse était tout autant un moyen d’exploiter les paysans que de s’amuser, et moins son existence répondait à une nécessité, plus augmentait sa soif de plaisirs, et plus elle ressentait le besoin d’exploiter autrui. « L’adoucissement des mœurs » ne concernait que le commerce des seigneurs entre eux et avec les financiers. On laissait se multiplier le gibier, même le plus nuisible : dans le Clermontois, sur les terres du prince de Condé, les louveteaux étaient soignés et élevés avec la plus grande attention avant d’être relâchés en hiver et ensuite chassés.

    Il importait peu à ces nobles seigneurs si habiles dans leurs salons à deviser délicatement des idéaux humanistes, qu’ils dévorent les brebis et même les enfants des paysans.

    Le roi était le plus grand propriétaire foncier et aussi le premier chasseur de France (1), donc l’un des premiers à dévaster les campagnes. Ses réserves de chasse augmentaient notamment dans la région parisienne et rendaient quasiment impossible de cultiver le sol. Dans les onze capitaineries proches de la capitale, le gibier causait autant de ravages que « le logement de onze régiments de cavalerie ennemis » (2). On sait que Louis XVI n’avait, en-dehors de la serrurerie, qu’une passion : la chasse. Le 14 juillet, le jour de la prise de la Bastille, il ne marqua la date dans son journal qu’avec le cri de douleur suivant : Pas de chasse !

    Un règlement de 1762 interdit, dans le périmètre de chaque réserve royale de chasse, qu’on enclose les terres des paysans pour empêcher le gibier d’accéder aux champs et aux jardins.

    Il édicta de même que personne, même pas les propriétaires, n’aurait le droit de pénétrer dans les champs entre le 1er mai et 24 juin, ceci afin de ne pas troubler la couvaison des perdrix. Peu importait que les mauvaises herbes se mettent à foisonner pendant ce temps !

    Encore en 1789, alors qu’on était déjà en plein dans les révoltes contre le système féodal, on replanta, dans un seul canton de la réserve royale de Fontainebleau, 108 remises pour lièvres et perdrix, sans tenir compte des protestations des paysans concernés.

    Et Louis XVI était, à ce qu’on prétend, un souverain plein de bienveillance et de bonté. Que penser alors de la façon dont les choses pouvaient se passer avec des seigneurs ayant une pierre à la place du cœur !

    Si, malgré ces obstacles, le paysan réussissait sa moisson, il n’avait pour autant pas le droit de l’engranger chez lui sans autre forme de procès.

    La récolte fauchée devait rester dans le champ jusqu’à ce que les agents du fisc aient fait le décompte des gerbes pour déterminer ensuite le montant des prestations en nature. Si, dans l’intervalle, le temps se gâtait, la récolte était perdue.

    Le produit de la récolte une fois engrangé, le paysan n’était pas libre d’en user à sa guise. Il devait pressurer le raisin dans le pressoir seigneurial, moudre ses grains dans le moulin seigneurial, faire cuire son pain dans le four seigneurial. Il était strictement interdit de contourner ces institutions. Le paysan n’était pas autorisé à posséder un moulin à bras sans en avoir acheté le droit à un tarif élevé.

    Le pressoir, le moulin et le four du seigneur étaient affermés et se trouvaient, comme on peut l’imaginer, dans un état lamentable, ils fonctionnaient lentement et mal. C’est que, « de par la loi », le fermier était assuré de ses clients.

    Si, malgré tous ces dispositifs destinés non seulement à l’exploiter, mais aussi à réduire à un minimum le produit de son travail, le paysan réussissait malgré tout à obtenir un surplus qu’il pouvait apporter au marché, il se heurtait, là aussi, à des barrières. Il devait attendre quatre à six semaines après les vendanges avant de pouvoir vendre le produit de ses vignes. Pendant ce délai, le seigneur avait le monopole de l’achat. Les chemins étaient dans un état déplorable, les péages et les redevances sur le marché étaient d’un niveau élevé. Le paysan avait lieu d’être content s’il tirait de son surplus l’équivalent de ses frais de transport.

    De toutes façons, l’occasion de parler de surplus était rare ! Il n’y avait pas que les maltraitances et les sévices « légaux » dont nous n’avons pu indiquer que quelques-uns et dont la liste complète serait infiniment longue (Wachsmuth, dans son « Histoire de la France à l’âge de la Révolution », n’énumère pas moins de 150 appellations de droits féodaux qui furent abrogés sans indemnisation dans la nuit du 4 août 1789), il n’y avait pas seulement cela, le paysan était de plus livré sans défense aux représentants de l’État et du seigneur qui ne lui prenaient pas ce que le droit les autorisait à prendre, mais ce qu’ils pouvaient matériellement lui prendre.

    Seule une apparence des plus misérables pouvait le sauver d’un pillage radical.

    Et c’est pourquoi son logement, son bétail, ses outils, ses champs, étaient dans un état pitoyable. S’il arrivait réellement à garder quelque chose pour lui, ce quelque chose prenait la forme d’écus de bon aloi qu’on pouvait facilement mettre à l’abri des regards soupçonneux des « serviteurs de la loi ».

    On utilisait l’argent tout au plus ici et là pour acquérir un lopin de terre, pas pour améliorer la méthode de travail. Toute augmentation du revenu aurait été immédiatement suivie d’une hausse des redevances.

    Mais chez la plupart des paysans, le caractère primitif du travail, accompli avec les outils les plus rudimentaires, était imposé par la nécessité. Un petit nombre seulement arrivait à avoir un petit trésor enfoui quelque part.

    Le sol, jamais enrichi d’engrais, devenait visiblement de moins en moins fertile. Les mauvaises récoltes se succédaient de manière de plus en plus rapprochée. Il n’y avait bien sûr aucune trace de la moindre réserve : si arrivait une mauvaise récolte, c’était la misère la plus noire qui suivait immanquablement. Beaucoup de paysans ne pouvaient plus continuer dans ces conditions. Ils quittaient leur pays, les campagnes se désertifiaient à vue d’œil. En 1750 déjà, Quesnay indiquait qu’un quart du sol arable n’était pas cultivé.

    Immédiatement avant la Révolution, Artur Young déclarait qu’un tiers des sols cultivables (plus de neuf millions d’hectares) était à l’état sauvage ! Selon la Société d’Agriculture de Rennes, les deux tiersde la Bretagne étaient en friche.

    Et tandis que fondait le nombre des paysans, le montant total de leurs redevances grimpait à toute allure, alors qu’elles étaient réparties sur toujours moins de têtes.

    Rien d’étonnant si finalement, dans plus d’une région agricole, la population tout entière menaçait de s’enfuir. Mais pour aller où ? Émigrer à l’étranger était à l’époque, surtout pour des paysans, pratiquement impossible. Ils se pressaient dans les villes où ils étaient journaliers, mais se heurtaient là aussi de nouveau à des barrières féodales, celles du monopole des corporations, qui devenaient d’autant plus insupportables que la prolétarisation du peuple des campagnes progressait. Ils surpeuplaient les faubourgs de Paris affranchis du monopole des corporations et contribuèrent pour la plus grosse part au grossissement des foules qui allaient donner le sans-culottisme.

    D’autres entraient dans les rangs de l’armée, mais pas par enthousiasme pour la cause des privilégiés qu’on allait leur demander de défendre, la cause de ceux qui les avaient précipités dans la misère et leur barraient toutes les portes de sortie. Il ne fallait qu’une étincelle pour qu’ils se soulèvent contre leurs bourreaux.

    La plupart des éléments qui avaient été ainsi « dégagés » sombrèrent cependant dans un prolétariat de gueux en croissance rapide, malgré les sanctions brutales appliquées aux mendiants et aux vagabonds. Alors comme aujourd’hui, les couches dirigeantes s’imaginaient qu’on pouvait remédier au dénuement et au chômage en maltraitant ceux qui en étaient victimes. Une ordonnance de 1764 punissait de trois ans de galère la mendicité et même rien que le fait de ne pas avoir d’emploi.

    En 1777, pourtant, on comptait 1 200 000 mendiants (14). Nous ne savons pas comment a été calculé ce nombre. Il reposait peut-être sur une simple estimation, mais il montre en tout cas comment un simple coup d’œil prenait la mesure de toute cette misère (4).

     Cependant, les poings vigoureux et les caractères hardis méprisaient l’humiliation de la mendicité qui ne rapportait que coups de pied et misère. Ils se constituaient en bandes armées et s’emparaient par la force de ce dont ils avaient besoin. Le brigandage devenait un fléau inextirpable.

    On commençait aussi à sentir le souffle de la révolte et du désespoir chez les paysans que leur propriété ou la contrainte féodale ligotaient encore à la terre.

    Les représentants de l’État et des seigneurs se voyaient à tout moment confrontés à une résistance violente. Isolées, sans cohésion, ces révoltes paysannes étaient généralement réprimées sans mal.

    Mais il suffit d’un seul événement dans la capitale, un événement qui montrait qu’avait commencé le combat décisif, pour que la colère longtemps retenue éclate partout simultanément et irrésistiblement, et la guerre civile latente bascula dans la guerre ouverte. Cet événement, ce fut la prise de la Bastille, alors que des mauvaises récoltes, un hiver terriblement rigoureux et enfin les élections aux États Généraux avaient déjà vivement échauffé les esprits (5). 

    D’un seul coup, sous l’assaut des paysans, c’est l’édifice féodal tout entier qui s’écroula.

    Les châteaux de la noblesse furent réduits en cendres, et l’exploitation féodale avec eux. Lorsque, lors de la fameuse nuit d’août, à l’Assemblée Nationale, les privilégiés sacrifièrent leurs privilèges dans l’enthousiasme général, ils ne firent que renoncer à ce qu’ils avaient déjà perdu, pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé.

    Il y eut néanmoins des exceptions à cette explosion paysanne.

    En faisant le tableau de la noblesse, nous avons déjà noté qu’il existait encore dans la France prérévolutionnaire des districts reculés où le régime féodal et les moules mentaux du catholicisme qui y correspondent, avaient encore leurs racines dans le mode de production, des contrées où ce qui, ailleurs, était devenu un boulet insupportable, avait encore la figure d’un parapet protecteur. Dans ces contrées, chaque communauté vivait et produisait encore pour elle-même à l’ancienne mode.

    La patrie du paysan n’allait pas plus loin que l’horizon qu’il pouvait distinguer depuis le clocher de son village : ce qui se situait au-delà, était terre étrangère, il n’en attendait rien, il ne voulait pas avoir affaire à elle, elle ne se manifestait que pour le perturber dans son travail et pour le piller.

    La tâche dévolue à son curé, à son seigneur, était de s’occuper des relations avec cet étranger, et de le protéger contre lui.

    Et voilà que ces étrangers incarnant l’ennemi et conduits par ce Paris si détesté, prétendaient lui donner des lois, et les faire appliquer avec bien plus d’énergie que n’y avait jamais mis la vieille monarchie dans ces coins perdus.

    Des lois qui allaient encore bien plus violemment à l’encontre de ses coutumes, de son mode de production, que les lois et les ordonnances de l’ancienne monarchie, qui bannissaient tout ce qu’il respectait et appréciait, qui ne voulaient rien savoir du régime communautaire de la propriété et de son fonctionnement dans la famille et la commune, qui était au fondement de son mode production. Et pire, ce monde extérieur avait la prétention inouïe d’arracher les garçons à leur famille et de les enrôler pour la guerre (6).

    Les aristocrates et le clergé, qui tenaient sous leur coupe les relations des paysans avec « l’étranger », n’eurent pas à faire beaucoup d’efforts pour finalement les pousser à se soulever ouvertement contre la Convention parisienne, notamment en Vendée et dans le Calvados.

    La masse des paysans, cependant, n’approuvait nullement ces insurrections. Ils étaient solidement liés à la Révolution. La restauration de l’ancienne monarchie signifiait pour eux la restauration du poids de l’ancienne féodalité, de l’ancienne misère féodale. Elle les menaçait même partiellement de la perte de leurs biens. L’Assemblée Nationale avait déclaré biens nationaux les biens de l’Église, et confisqué les biens des émigrés.

    Les uns comme les autres avaient été mis en vente. Et bien que cette mesure ait pour une bonne part servi à enrichir les spéculateurs, elle offrait aux paysans la possibilité d’adjoindre de nouveaux terrains à leurs étroites parcelles, et on essaya de leur faciliter la démarche dans la mesure du possible.

    On divisa en lots une partie des biens d’Église, plus tard également les biens des émigrés, les parcelles furent vendues contre des acomptes d’un montant insignifiant et pour le reste, étaient accordées des échéances étalées sur une longue durée. Jusqu’à la Révolution, beaucoup de paysans avaient été propriétaires de leur terre, la plupart du temps c’était dans les faits une propriété héréditaire, mais elle était soumise à paiement de redevances. Maintenant, les redevances avaient disparu, et ils cherchèrent, souvent avec succès, à se muer en propriétaires de plein droit.

    Les petits messieurs de la noblesse de cour, pour prouver leur bravoure chevaleresque et leur fidélité au roi, avaient déguerpi et laissé leur roi en plan, quand la situation avait commencé à sentir le roussi pour eux. Un certain nombre dès le lendemain de la prise de la Bastille, le frère du roi le premier, le comte d’Artois. Telles des « taupes apatrides » (7), ils intriguaient pour revenir en France sous la protection des armées autrichiennes et prussiennes, avec l’intention de reconquérir le pays à leur profit.

    Leur victoire aurait signifié la restauration de l’exploitation féodale, la récupération des biens de l’Église et des émigrés. Quand on sait le fardeau sous lequel le paysan gémissait avant la Révolution, et avec quel fanatisme il est attaché à sa terre, on comprend sans peine que dans ces circonstances, à côté des éléments révolutionnaires des villes, les paysans eux aussi se soient soulevés massivement et soient accourus en nombre étoffer les rangs des armées françaises aux frontières pour repousser les envahisseurs.

    Mais ils ne se soulevèrent pas par enthousiasme pour la Législative, la Convention et les Jacobins parisiens qui dirigeaient la France dans les premières années de guerre à compter de 1792.

    Le paysan n’a jamais été un adorateur du système représentatif, qui ne lui accorde que peu d’influence, étant donné son isolement et le sous-développement de ses capacités intellectuelles.

    Encore moins dans la France de la Révolution qui était tout juste en train de s’éveiller à la vie politique et dont la population était dénuée de toute espèce de formation politique. Les paysans ne pouvaient pas envoyer des gens comme eux dans les assemblées, ils envoyèrent des avocats, des médecins, des magistrats, bref, essentiellement des représentants issus des villes, et ceux-ci siégeaient à Paris sous l’influence de la « masse révolutionnaire » de cette ville. Dès que les intérêts de ces gens-là entraient en conflit avec ceux des paysans, ces derniers avaient bien sûr le dessous dans la législation et l’administration.

    Et des conflits, il y en eut. Pour apaiser les masses de petits-bourgeois et de prolétaires parisiens souffrant des privations, les différentes assemblées législatives ne pouvaient demander de sacrifices qu’à la bourgeoisie ou aux paysans. Bien entendu, ils choisirent ces derniers chaque fois que c’était possible.

    Mais un certain nombre de conflits opposaient directement la petite-bourgeoisie et la paysannerie : la première voulait le pain à bon marché, la seconde voulait tirer le plus possible de la vente de ses produits. Le pic de la crise se produisit sans doute quand les Jacobins, après la chute de la Gironde, furent seuls à gouverner et décrétèrent, pour mettre un terme à une misère épouvantable, un maximum pour les prix des denrées et complétèrent son application par des réquisitions de vivres, non seulement pour l’armée, mais aussi pour Paris. Des mesures qui étaient dirigées au premier chef contre les commerçants et les spéculateurs, mais touchaient aussi les paysans (8).

    L’institution révolutionnaire qui suscita le plus d’enthousiasme chez les paysans fut la nouvelle armée, qui était affranchie de toutes les barrières liées aux différents ordres et dans laquelle tout soldat avait dans sa giberne un bâton de maréchal. Cette armée, composée dans sa majorité de fils de paysans, leur ouvrait la plus brillante carrière. Et même pour celui qui restait simple soldat, elle n’était pas seulement – ce qui à vrai dire était l’essentiel – l’arme la plus efficace pour défendre le terrain tout juste conquis sur le féodalisme qui menaçait de revenir avec l’aide de l’Europe, elle était aussi pour lui un moyen de s’enrichir par le butin prélevé.

    C’est un facteur qu’il ne faut pas sous-estimer. Les guerres de la Révolution ont été de la plus grande importance pour le développement économique notamment de l’Angleterre et de la France. Elles ont permis à l’Angleterre de mettre la main, en partie temporairement, en partie définitivement, sur les colonies, non seulement françaises, mais aussi hollandaises, la Hollande ayant été prise par les Français en 1795, et aussi sur les colonies espagnoles, l’Espagne s’étant vue contrainte en 1796 de conclure une alliance avec les Français. Cela permit en outre à l’Angleterre de piller sans discontinuer les flottes et les côtes de ces pays.

    La France se dédommagea aux dépens de la Belgique, de la Hollande, de l’Italie, de l’Égypte, de la Suisse, de l’Allemagne, etc.

    Ce ne sont pas seulement les soldats qui pillèrent à qui mieux mieux dans ces pays ; ce qu’ils emportèrent n’était qu’une bagatelle en comparaison des sommes énormes que les généraux et les commissaires extorquèrent, en partie pour leur propre compte, en partie pour celui des finances publiques, qui de leur côté étaient pillées par des fournisseurs et des « hommes d’État » cupides.

    Pour la France, la guerre devint, après la chute des Jacobins, une « bonne affaire », la meilleure qui fût pour l’époque. C’était un moyen tout-puissant de faire affluer vers la France les richesses accumulées par le féodalisme dans les pays cités et qui stagnaient inertes dans les églises, les monastères, les trésors princiers, tout comme celles des vieilles républiques marchandes, la Hollande, Venise, Gênes, et de les y mettre au service du mode de production capitaliste.

    L’État français, qui, la veille encore, était au bord de la banqueroute, devint riche, et riches devinrent ceux à qui leur position permettait de le piller. Les grandes fortunes poussaient comme des champignons, elles cherchaient à s’investir avec profit. En même temps, les victoires agrandissaient le marché de l’industrie française, et les nouvelles méthodes de l’art militaire ne lui étaient pas moins bénéfiques.

    Aux armées mercenaires relativement réduites des vieilles monarchies, la France révolutionnaire opposait la levée en masse et donnait de ce fait à l’industrie la tâche d’habiller et d’armer rapidement des multitudes. Ce fut un levier fort efficace pour transformer l’industrie capitaliste, qui avait jusque là surtout été une industrie de luxe, en une industrie moderne produisant en masse.

    Le facteur qui mit tout cela en branle, qui éteignit le déficit du budget et protégea la terre des paysans, qui enrichit leurs fils et leur donna une carrière, qui procura aux financiers, aux marchands et aux entreprises industrielles d’abondants profits, qui vint à bout du chômage, ce fut l’armée. Il faut avoir en tête l’importance qu’elle eut pour le développement économique de la France, si on veut comprendre le rôle politique auquel elle accéda.

    L’hypothèse selon laquelle la gloire militaire serait montée de but en blanc à la tête des Français, qui voudrait que le petit mot de « gloire » les ait tous rendus fous, et que leur politique de conquêtes et leur culte napoléonien viennent de là, a quand même quelque chose de trop « idéaliste ».

    Étant donné le rôle important que jouait donc l’armée, tout chef de guerre victorieux était destiné à devenir un facteur politique de premier plan. Et le pouvoir qu’il aurait entre les mains ne pouvait qu’être immense dès lors qu’il réussissait à s’emparer des leviers de commande de l’État.

    Et cela ne fut pas trop difficile.

    Une grande partie de la bourgeoisie s’était lassée des luttes parlementaires au cours de la Révolution, et aspirait au calme, à la tranquillité du prédateur qui veut consommer sa proie en toute quiétude. Dans plus d’une sphère de la bourgeoisie, on s’était montré méfiant et réservé, parfois même hostile à la Révolution. La Terreur avait encore davantage douché l’enthousiasme pour la liberté.

    Bien des idéologues avaient perdu leurs illusions, étaient devenus « raisonnables » et s’étaient rendu compte que la Révolution ne signifiait pas la rédemption de l’humanité, mais celle du capital, et ils se résignaient à voir le régime parlementaire, la liberté pour laquelle ils s’étaient battus, escamotés par un sabreur qui, en contrepartie, ouvrait la perspective d’une Europe entièrement confisquée et payant tribut pour le plus grand bénéfice des capitalistes français.

    Par ailleurs, il n’y avait plus, quand la France ouvrit le cycle de ses triomphes militaires dans l’Europe entière, aucune classe sur laquelle la bourgeoisie aurait pu s’appuyer. Or jamais, même dans les périodes du plus grand élan révolutionnaire, elle n’avait pu dominer sans avoir un allié.

    En France, le régime parlementaire lui était tombé entre les mains parce que les privilégiés s’étaient révoltés contre la monarchie.

    Elle n’aurait pas été capable de le défendre contre la cour et ses alliés en France et hors de France sans l’intervention énergique des paysans, des petits-bourgeois et des prolétaires.

    Or, les paysans, nous l’avons vu, se battaient seulement contre l’absolutisme féodal, pas pour le système représentatif. La nouvelle armée, affranchie des distinctions liées aux états, composée pour la majeure partie de paysans, était l’institution qui suscitait leur enthousiasme, et si un général victorieux d’humble extraction arrivait à la tête de ses troupes, jetait aux orties la suprématie parlementaire, et assurait son propre pouvoir absolu, au lieu de se soulever, ils l’acclamaient, lui, l’empereur-paysan qui prenait la place du gouvernement des avocats.

    Quant à ceux qui avaient fondé la République et l’avaient défendue victorieusement contre l’assaut des puissances féodales, les sans-culottes, il étaient à terre, complètement impuissants.

    Les triomphes militaires avaient épuisé leur énergie, et la bourgeoisie les avait écrasés, avait été obligée, pour ses intérêts de classe, de les écraser. Mais elle avait ainsi détruit elle-même les seules armes qui auraient pu être opposées au règne des baïonnettes.

    L’ancienne monarchie, elle, avait vécu, sans retour possible. L’Empire ne signifia pas la renaissance de l’exploitation féodale, ce fut bien plutôt, comme la Terreur jacobine, un outil de la Révolution. Les Jacobins sauvèrent la Révolution en France, Napoléon révolutionna l’Europe.

    (1) Ses domaines comprenaient un million d’arpents de forêts de chasse, sans compter les bois qui servaient à l’exploitation des salines et à d’autres usages industriels.

    (2) Taine, Les origines de la France contemporaine ; l’ancien régime, p. 74.

    (3) Louis Blanc, op.cit., I, p. 149

    (4) Cf. ch. VIII p. 38. Sur le prolétariat des gueux en France avant la Révolution, voici ce que nous dit Kareiev dans son ouvrage déjà cité « Les paysans … » p. 211 à 214, et que nous empruntons à la traduction de quelques passages qui nous ont été communiqués, nous l’avons dit, par F. Engels : « Il est significatif que les paupérisés aient été les plus nombreux dans les provinces qui passaient pour être les plus fertiles. La raison en est que dans ces régions, il y avait très peu de paysans propriétaires de leurs terres. Laissons les chiffres parler : À Argentré (Bretagne), sur 2300 habitants qui ne vivent ni de l’industrie ni du commerce, plus de la moitié ne subsistent que péniblement, et plus de 500 sont acculés à la mendicité.

    À Vainville (Artois), 60 familles sur 130 sont pauvres. Regardons la Normandie : à Saint-Patrice, sur 1500 habitants, 400 vivent d’aumônes, à Saint-Laurent, ce sont les trois quarts des 500 habitants (Taine).Les cahiers du bailliage de Douai nous apprennent que par exemple dans un village de 332 familles, la moitié vit d’aumônes (paroisse de Bouvignies), dans un autre 65 familles sur 143 sont tombées dans la pauvreté (paroisse d’Aix), dans un troisième, environ 100 sur 413 sont totalement réduites à la mendicité (paroisse de Landus), etc. Dans la sénéchaussée de Puy-en-Velay, selon les termes des cahiers du clergé de l’endroit, sur 120 000 habitants, 58 897 sont hors d’état de payer aucun impôt d’aucune sorte (Archives Parlementaires de 1787 à 1860, vol. V, p. 467).

    Dans les villages du district de Carhaix, la situation est la suivante : Frerogan : 10 familles aisées, 10 pauvres, 10 dans la misère. Montref : 47 familles aisées, 74 moins bien dotées, 64 familles de pauvres et de journaliers. Paule : 200 ménages qu’on pourrait qualifier pour la plupart de refuges de mendiants (Archives Nationales, vol. IV, p. 17). Le cahier de la paroisse de Marboeuf se plaint que sur 500 habitants, il y a environ 100 mendiants (Boirin Champeaux, Notice historique sur la Révolution dans le Département de l’Eure, 1872, p. 83). Les paysans du village de Harville disent qu’en raison du manque de travail, un grand tiers d’entre eux est dans une pauvreté noire (Requête des habitants de la Commune d’Harville, Archives Nationales). La situation dans les villes n’était pas meilleure. À Lyon, 30 000 ouvriers étaient réduits à la mendicité en 1787. À Paris, sur 680 000 habitants, il y avait 118 784 pauvres (Taine).

    À Rennes, un tiers de la population vivait d’aumônes, et un autre tiers risquait en permanence d’être réduite à la mendicité (Du Chatelier, L’agriculture en Bretagne, Paris 1863, p. 178). La petite ville jurassienne de Lons-le-Saunier [NdT : erreur de transcription ? Kautsky écrit : Lourletaunier !] était dans un tel état de pauvreté que lorsque la Constituante introduisit le cens électoral, sur 6518 habitants, seuls 728 purent être inscrits comme citoyens actifs (Sommier, Histoire de la révolution dans le Jura, Paris 1846, p. 33). Il est facile de comprendre qu’à l’époque de la Révolution, les personnes vivant d’aumônes se comptaient par millions. Une brochure cléricale de 1791 (Avis aux pauvres sur la révolution présente et sur les biens du clergé, p. 15) écrit ainsi qu’il y aurait six millions d’indigents, ce qui paraît un peu exagéré. Mais le chiffre de 1 200 000 mendiants donné pour l’année 1777 n’est peut-être pas inférieur à la réalité (Duval, Cahiers de la Marche, Paris 1873, p. 116).

    (5) La grêle et la sécheresse avait endommagé la production agricole de 1788. Fin décembre 1788, le thermomètre marqua à Paris – 18,75 degrés Réaumur ! Dans le seul faubourg de Saint-Antoine, on comptait à ce moment-là 30 000 nécessiteux relevant de l’assistance.

    (6) En février 1793, la Convention adopta une loi qui imposait l’obligation militaire à tous les Français célibataires âgés de 18 à 40 ans, mais laissait la possibilité du remplacement.

    (7) (NdT) Reprise ironique des anathèmes lancés par les milieux conservateurs et nationalistes allemands contre les social-démocrates à l’époque de la première publication de cette brochure (1889) : les lois anti-socialistes restèrent en vigueur jusqu’en 1890.

    (8) Les origines de la crise se situaient pour l’essentiel dans la guerre extérieure, qui non seulement absorbait une grande quantité de denrées pour l’entretien de l’armée, mais entravait aussi les importations. Les guerres civiles qui faisaient rage en même temps à l’intérieur du pays entraînaient des conséquences peut-être encore plus funestes. Et même les paysans révolutionnaires, qui n’étaient plus contraints par des fermiers et des agents cupides de brader à tout prix une partie importante de leur récolte, étaient enclins à garder par devers eux leurs réserves de grains : les petits paysans parce qu’ils produisaient à peine de quoi pourvoir à leurs propres besoins, les gros paysans et les gros métayers, pour faire grimper les prix, que l’ensemble de ces facteurs faisait monter rapidement.

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