Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La crise du Covid-19, un aspect urbain de la Biosphère

    À moins d’avoir un mode de pensée totalement ancré dans les conceptions passéistes, il est évident que le Covid-19 est directement issu des activités humaines. La chose a été très claire lors de l’irruption du coronavirus, puis l’idéologie dominante s’est débrouillée pour faire disparaître des esprits cette certitude. C’est que, forcément, si on constate cela, alors on ne peut que voir que le Covid-19 n’est pas une « catastrophe naturelle » mais bien le produit du démantèlement des équilibres existant sur Terre.

    Sans l’étalement urbain, sans la destruction des espaces naturels, sans les opérations à grande échelle de pillage des zones sauvages, sans l’asservissement des animaux de manière gargantuesque, la crise du Covid-19 n’aurait pas pu avoir lieu. Il n’y aurait pas eu le terrain fertile sur lequel un virus a pu prospérer et muté.

    Cela ne veut nullement dire que ce virus ne se serait pas pareillement « baladé » sur la planète. Cependant, il l’aurait fait différemment, certainement pas au début du XXIe siècle, pas en semant la mort comme il l’a fait. Le problème de base, c’est que le mode de production capitaliste parvenue à sa décadence amène une modification accélérée et chaotique de la planète, ce qui aboutit à des échanges qui n’auraient pas dû avoir lieu sous cette forme et à ce moment de l’évolution de la planète.

    Cette modification accélérée et chaotique ne fait que confirmer la thèse du biogéochimiste soviétique Vladmir Vernadsky (1863-1945) selon laquelle les modifications directement provoquées par les êtres vivants sont devenues moins importantes que celles ayant comme source les techniques d’une humanité vivant dans le cadre du mode de production capitaliste pour la reproduction de son existence.

    Vladmir Vernadsky avait raison de voir que la Biosphère – concept qu’il a mis en place scientifiquement – se voit travaillée au corps par d’intenses activités faisant irruption de manière massive et planétaire, par l’utilisation de la technique et de sources importantes d’énergie. L’humanité a commencé, au XIXe siècle, mais encore plus au XXe siècle, sans parler du XXIe siècle, à modifier le visage de la planète. Vernadsky constatait déjà en 1928 qu’on était rentré dans une ère de transformation à grande échelle :

    « Pour la première fois dans l’histoire de la Terre, la migration biogène [des atomes] due au développement de l’action de la technique a pu avoir une signification plus grande que la migration biogène déterminée par la masse de la matière vivante.

    En même temps, les migrations biogènes ont changé pour tous les éléments. Ce processus s’est effectué très rapidement dans un espace de temps insignifiant.

    La face de la Terre s’est transformée d’une façon méconnaissable et pourtant il est évident que l’ère de cette transformation ne fait que commencer. » (L’évolution des espèces et la matière vivante)

    I l est évident qu’avec de tels changements, et de cette ampleur, tout développement anarchique ne pouvait qu’avoir des conséquences catastrophiques. L’une des principales raisons, c’est bien sûr la contradiction villes/campagnes, qui a pris une dimension aussi importante que celle entre le travail intellectuel et le travail manuel.

    Il est tout à fait intéressant de voir comment l’ONU, dans son document de juillet 2020 Note de synthèse : la COVID-19 dans un monde urbain paru à la mi-septembre en français, cherche à gommer cela. Alors que les villes sont le lieu obligatoire du salariat pour des masses paysannes dépossédées au niveau mondial, qu’elles forment d’immenses blocs de béton sans charme ni espaces verts, ni infrastructures sanitaires ou de transports suffisants, avec une densité contre-nature, l’ONU prétend qu’il n’y a aucune liaison entre celles-ci la diffusion massive du Covid-19.

    « Les centres urbains abritant environ 90 % de tous les cas de COVID-19 signalés , ils sont devenus l’épicentre de la pandémie.

    La taille de leurs populations et leur fort niveau d’interconnectivité mondiale et locale les rendent particulièrement vulnérables à la propagation du virus.

    Cependant, rien ne prouve que la densité soit, en elle-même, corrélée avec un taux supérieur de transmission du virus. Les villes peuvent maîtriser cette crise de façon à en ressortir comme les pôles d’énergie, de résilience et d’innovation qui les rendent si dynamiques et attrayantes que tant de personnes choisissent d’y vivre. »

    « Rien ne prouve que la densité soit, elle-même, corrélée »… Comment peut-on professer un tel mensonge, alors que tout le monde sait bien, depuis le XIXe siècle, que l’assemblage de gens dans des boîtes de béton est insupportable et source de maladies ? Il suffit de penser au roman Hygeia, a city of Health (1876) de Benjamin Ward Richardson ou, dans la sphère francophone, aux Cinq cens millions de la bégum (1879) de Jules Verne.

    Le discours du docteur Sarrasin appelant à former une cité idéale (France-ville) sonne tout à fait de manière moderne, 150 ans après la publication du roman :

    Messieurs, parmi les causes de maladie, de misère et de mort qui nous entourent, il faut en compter une à laquelle je crois rationnel d’attacher une grande importance : ce sont les conditions hygiéniques déplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont placés.

    Ils s’entassent dans des villes, dans des demeures souvent privées d’air et de lumière, ces deux agents indispensables de la vie. Ces agglomérations humaines deviennent parfois de véritables foyers d’infection.

    Ceux qui n’y trouvent pas la mort sont au moins atteints dans leur santé; leur force productive diminue, et la société perd ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient être appliquées aux plus précieux usages.

    Pourquoi, messieurs, n’essaierions-nous pas du plus puissant des moyens de persuasion… de l’exemple ? Pourquoi ne réunirions-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer le plan d’une cité modèle sur des données rigoureusement scientifiques ?… (Oui ! oui ! c’est vrai !)

    Pourquoi ne consacrerions- nous pas ensuite le capital dont nous disposons à édifier cette ville et à la présenter au monde comme un enseignement pratique… » (Oui ! oui ! — Tonnerre d’applaudissements.)

    On sait également comment Friedrich Engels procéda à une description détaillée de la formation des villes, dans son ouvrage La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844. On y lit entre autres, avec une puissante modernité dans la caractérisation de l’anonymat sordide de la grande ville, cette désagrégation de l’humanité :

    Une ville comme Londres, où l’on peut marcher des heures sans même parvenir au commencement de la fin, sans découvrir le moindre indice qui signale la proximité de la campagne, est vraiment quelque chose de très particulier.

    Cette centralisation énorme, cet entassement de 3,5 millions d’êtres humains en un seul endroit a centuplé la puissance de ces 3,5 millions d’hommes. Elle a élevé Londres au rang de capitale commerciale du monde, créé les docks gigantesques et rassemblé les milliers de navires, qui couvrent continuellement la Tamise. Je ne connais rien qui soit plus imposant que le spectacle offert par la Tamise, lorsqu’on remonte le fleuve depuis la mer jusqu’au London Bridge.

    La masse des maisons, les chantiers navals de chaque côté, surtout en amont de Woolwich, les innombrables navires rangés le long des deux rives, qui se serrent de plus en plus étroitement les uns contre les autres et ne laissent finalement au milieu du fleuve qu’un chenal étroit, sur lequel une centaine de bateaux à vapeur se croisent en pleine vitesse – tout cela est si grandiose, si énorme, qu’on en est abasourdi et qu’on reste stupéfait de la grandeur de l’Angleterre avant même de poser le pied sur son sol.

    Quant aux sacrifices que tout cela a coûté, on ne les découvre que plus tard. Lorsqu’on a battu durant quelques jours le pavé des rues principales, qu’on s’est péniblement frayé un passage à travers la cohue, les files sans fin de voitures et de chariots, lorsqu’on a visité les « mauvais quartiers » de cette métropole, c’est alors seulement qu’on commence à remarquer que ces Londoniens ont dû sacrifier la meilleure part de leur qualité d’hommes, pour accomplir tous les miracles de la civilisation dont la ville regorge, que cent forces, qui sommeillaient en eux, sont restées inactives et ont été étouffées afin que seules quelques-unes puissent se développer plus largement et être multipliées en s’unissant avec celles des autres.

    La cohue des rues a déjà, à elle seule, quelque chose de répugnant, qui révolte la nature humaine. Ces centaines de milliers de personnes, de tout état et de toutes classes, qui se pressent et se bousculent, ne sont-elles pas toutes des hommes possédant les mêmes qualités et capacités et le même intérêt dans la quête du bonheur ?

    Et ne doivent-elles pas finalement quêter ce bonheur par les mêmes moyens et procédés ? Et, pourtant, ces gens se croisent en courant, comme s’ils n’avaient rien de commun, rien à faire ensemble, et pourtant la seule convention entre eux est l’accord tacite selon lequel chacun tient sur le trottoir sa droite, afin que les deux courants de la foule qui se croisent ne se fassent pas mutuellement obstacle; et pourtant, il ne vient à l’esprit de personne d’accorder à autrui ne fût-ce qu’un regard.

    Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répugnants et blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand.

    Et même si nous savons que cet isolement de l’individu, cet égoïsme borné sont partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totales qu’ici, précisément, dans la cohue de la grande ville.

    La désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l’extrême.

    Il en résulte aussi que la guerre sociale, la guerre de tous contre tous, est ici ouvertement déclarée.

    Ce qui est évidemment terrible, c’est que la grande ville a englouti le monde. Non seulement la majorité de l’humanité habite dans un environnement urbain au début du XXIe siècle, mais tout l’environnement urbain correspond aux principes de la grande ville, même sans en relever. C’est la grande ville qui amène au rond-point qu’on trouve dans des zones périphériques, loin de la grande ville, car tout mène, tout passe par la grande ville, qui est en fait le simple lieu de l’expression d’une concentration de capital, sans plus aucun rapport avec les besoins réels de l’humanité.

    Même la prétention de la grande ville a produire de la culture, de par la rencontre de nombreux esprits, s’enlise toujours davantage. La diffusion du Covid-19 apparaît ici comme le point culminant de toute une évolution aboutissant à l’effondrement des grandes villes. Friedrich Engels, dans son Anti-Dühring, souligne d’ailleurs que :

    Seule une société qui engrène harmonieusement ses forces productives l’une dans l’autre selon les lignes grandioses d’un plan unique peut permettre à l’industrie de s’installer à travers tout le pays, avec cette dispersion qui est la plus convenable à son propre développement et au maintien ou au développement des autres éléments de la production.

    La suppression de l’opposition de la ville et de la campagne n’est donc pas seulement possible.

    Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole et, par-dessus le marché, de l’hygiène publique.

    Ce n’est que par la fusion de la ville et de la campagne que l’on peut éliminer l’intoxication actuelle de l’air, de l’eau et du sol ; elle seule peut amener les masses qui aujourd’hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies (…).

    La suppression de la séparation de la ville et de la campagne n’est donc pas une utopie, même en tant qu’elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays.

    Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu’il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c’est un processus de longue durée.

    Ce processus implique, bien entendu, la compréhension par l’humanité qu’elle est une partie de la Biosphère, qu’elle ne peut agir comme elle l’entend, qu’elle n’est pas « un empire dans un empire » comme l’a souligné Spinoza. Celui-ci se lamentait de la vanité humaine, comme ici Friedrich Engels qui se moque des prétentions humaines à « diriger » la réalité matérielle générale qu’est la nature :

    Bref, l’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu’il y apporte, l’être humain l’amène à servir à ses fins, il la domine. Et c’est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l’être humain et le reste des animaux, et cette différence, c’est encore une fois au travail que l’être humain la doit.

    Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences.

    Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité.

    Les Italiens qui, sur le versant sud des Alpes, saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de soins sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, ce faisant, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux.

    Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofule. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.

    Et en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus proches ou plus lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature.

    Surtout depuis les énormes progrès des sciences de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser.

    Mais plus il en sera ainsi, plus les êtres humains non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’être humain et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. (Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme)

    Il est absolument essentiel d’engager une critique de la vie quotidienne de l’humanité, une critique qui correspond à ses besoins naturels, à rebours de l’idéalisme diffusé par le mode de production capitaliste. L’illusion du « moi » tout puissant du consommateur est l’équivalent direct d’une humanité consommant la réalité, sans voir qu’en réalité elle se consume.

  • La crise et les deux restructurations du capitalisme

    1. La restructuration capitaliste

    a) Marx et la question des restructurations

    Pour Karl Marx, fondateur du matérialisme dialectique, le capitalisme est un mode de production qui correspond à la manière dont les êtres humains produisent et reproduisent leurs besoins sociaux et culturels. Un mode de production est un stade historique de développement de l’humanité, dans le cadre du développement contradictoire de la matière universelle.

    En ce sens, si il existe des saut qualitatifs entre chaque mode de production, résumés dans le matérialisme historique, chaque mode de production franchit dans son développement interne des seuils. Ces seuils correspondent à l’épuisement par chaque mode de production des possibilités matérielles qu’il développe en lui-même, jusqu’à une limite historique débouchant sur non plus un seuil d’évolution, mais un saut qualitatif, une révolution.

    Comme le capitalisme a notamment ce rôle historique de développer de manière grandiose les forces productives, il ne peut que se développer en franchissant des seuils, des paliers. Au XIXe siècle, Marx rappelait déjà deux moments franchis par le capitalisme.

    Le premier se fondait sur ce qu’il appelait la « subsomption formelle » du procès de travail. Cela signifie que les travailleurs, encore possesseurs de leurs outils, voire des moyens de production en général, ne sont dépendants du capitaliste qu’en la figure du marchand, qui passe des commandes et vend les productions devenus marchandises.

    L’activité et les manières d’organiser la production ne sont pas encore subordonnés totalement au capitalisme. Pour cela, il faut passer un seuil dans le niveau des forces productives, seuil franchi avec des « découvertes » scientifiques.

    Ce seuil est franchi avec le second moment du capitalisme, ou ce que Marx appelle à juste titre « le mode de production spécifiquement capitaliste » qui se fonde sur la subsomption réelle du procès de production. Marx parle de mode production spécifiquement capitaliste car il est clair que c’est avec l’entrée de la science (et de la technologie) dans la production sociale que le capitalisme va pouvoir épuiser toute sa nécessité historique progressiste.

    C’est un pas en avant à la fois dans la capacité de l’être humain à organiser sa vie sociale sur une base consciente et de s’affranchir de la division bornée du travail grâce à l’abondance des biens permis par l’essor des forces productives. Tout cela forme la base matérielle à un nouveau mode production où l’être humain devient consciemment possesseur de la production et la reproduction de sa vie : le socialisme.

    Mais, avant de basculer dans ce saut qualitatif, il faut que l’ancien mode de production épuise l’ensemble de sa dynamique matérielle. Marx et Engels ont saisi comment le capitalisme franchit des paliers de part sa nature « révolutionnaire » :

    « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux… Ce qui distingue l’époque bourgeoise de toutes les précédentes, c’est le bouleversement incessant de la production, l’ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l’instabilité et du mouvement. »

    Avec la domination erronée du matérialisme historique sur le matérialisme dialectique, les communistes soviétiques ont négligé cet aspect « révolutionnaire » du capitalisme. L’essor des forces productives a été vu comme débouchant en soi et mécaniquement sur le changement des rapports de production.

    Cela ne veut pas dire que la thèse centrale mise en avant par Staline de la non correspondance entre niveau des forces productives et rapports de production soit fausse, mais qu’elle peut malheureusement être comprise de manière unilatérale, non dialectique.

    b) La restructuration n’est pas une logique d’organisation

    Dans l’approche de la question de la restructuration, il ne faut pas faire l’erreur qui fut celles des révisionnistes soviétiques (ou chinois). Cette erreur ce serait de parler de restructuration « capitaliste » et non pas de restructuration du capitalisme. Une telle proposition ouvre la voie aux analyses sur le « capitalisme organisé », et en particulier à la thèse d’Eugen Varga et Paul Boccarra comme quoi il y aurait une « autre gestion » possible, une « modernisation » possible dirigée par la classe ouvrière.

    Cela est très important, car si l’on ne comprend pas la restructuration du point de vue matérialiste dialectique, on entre dans une fascination idéaliste pour les seuils franchis par le capitalisme. Le résultat est la conception qui veut que le capitalisme se nourrisse de ses propres crises et finit par toujours les surmonter. Cette thèse est erronée rien que par le fait que la première crise générale du capitalisme est allée de pair avec la première vague de la révolution mondiale.

    Ainsi, dans une telle conception révisionniste, il n’y aurait plus besoin de perspective révolutionnaire, mais simplement d’une nouvelle « orientation », d’un nouveau consensus en faveur de la classe ouvrière en ce qui concerne le partage des richesses dans le cadre de la « nouvelle » restructuration.

    Il n’y a, en réalité, pas de modernisation capitaliste du capitalisme : la restructuration du capitalisme est le processus par lequel les contre-tendances à la chute du taux de profit parviennent à stabiliser le capitalisme, en écrasant les luttes de la classe ouvrière, aux dépens de la classe ouvrière.

    Marx disait :

    « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur la société avec le capitalisme universel »

    L’essor des forces productives n’est que l e reflet scientifique de l’être humain dans le cadre du développement de la matière en général. Le capitalisme ne fait ici qu’exprimer, sous sa propre empreinte historique, une tendance universelle.

    Comme la nécessité de la pensée demande l’abstraction, ces seuils doivent être « fixés » et cela prend le terme de « restructuration » mais cela ne peut être vu que comme un processus inter-relié dans la dynamique générale d’ épuisement-effondrement du capitalisme. Il n’y a pas d’anciens ou de nouveaux capitalismes, seulement le parcours d’un mode production qui épuise sa nécessité matérielle, historiquement déterminée.

    Disons, pour faire simple que la révolution du transport de l’électricité par câbles à la fin du XIXe siècle permet le taylorisme, et que le complexe de la machine automatisée engendre le « toyotisme ». Mais c’est relatif pour le capitalisme, dont la nature est la même.

    1. La première crise générale et la première restructuration

    a) Rationalisation et recomposition de classe

    La première crise générale du capitalisme qui a eu lieu au cœur de la Première guerre mondiale a produit une onde de choc révolutionnaire. Le résultat principal a été la victorieuse Révolution d’Octobre de 1917 en Russie. Comme le tablait à l’époque les bolchéviques, 1917 produit la première vague de la Révolution mondiale, avec des élans majeurs en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Hongrie.

    Entre 1919 et 1920, l’Europe connaît une importante vague de grève. Au printemps 1919, des grèves éclatent, revendiquant selon les endroits la fin de l’intervention contre-révolutionnaire en Russie, l’amnistie des prisonniers politiques et la semaine de 40 heures. Le 1er mai à Paris se termine par des violents affrontements, avec un mort. Au moins de juin, c’est l’apogée du mouvement avec plus de 2 000 grèves, rassemblant 1,3 millions de travailleurs, dont une majorité d’ouvriers de la métallurgie.

    En certains endroits, les comités inter-syndicaux se rebaptisent en « comité de soviets », ce qui révèle bien tout le poids de la conception anarcho-syndicale. Dans l’ouest parisien, les usines automobiles sont le lieu d’affrontements entre grévistes et non-grévistes ainsi qu’avec la cavalerie.

    C’est sous le contre-coup de cette poussée ouvrière que le capitalisme va connaître sa première grande restructuration, en s’imposant au départ dans l’automobile et la métallurgie, puis s’étendant très vite à tous les secteurs. La nouvelle organisation du travail proposée par Taylor et mise en œuvre par Henry Ford dans ses usines de Détroit vont être au cœur de la rationalisation.

    En écho à la première vague de révolution mondiale, le taux de profit est grippé par la réticence de la force de travail, en écho à la première vague de révolution mondiale. La division entre conception et exécution vise à briser l’autonomie de l’ouvrier professionnel fournissant une base à la culture anarcho-syndicale. De même la mise en place du convoyeur (la chaîne) et de grilles salariales liées aux gains de productivité visent la relance du capitalisme confronté à la double crise de surproduction.

    De ce point de vue, la rationalisation du capitalisme qui va s’imposer tout au long des années 1920 est une contre-tendance de la chute du taux de profit, produit interne du mode de production capitaliste.

    L es communistes trouveront d’ailleurs un terrain social à leur développement dans les grandes usines automobiles de la banlieue parisienne, notamment en étant an centre de bataille contre la rationalisation. Ils seront à la tête d’une nouvelle génération ouvrière, marquée par une composition de classe précise, marquée par le lien entre l’habitat collectif de proche banlieue, l’usine concentrée et la dépossession totale de l’activité de travail.

    Mais il est alors à noter qu’il y a ainsi un rapport précis entre l’élévation des forces productives permettant la rationalisation (la production électrique pour le convoyeur par exemple) et la lutte des classes. La lutte des classes est l’aspect principal de la rationalisation, permis par l’élévation des forces productives. On a là la critique maoïste de l’importance capitale de l’idéologie et de la culture, de la mise en avant du matérialisme dialectique, pour s’opposer aux « villages fortifiées » de la bourgeoisie.

    b) L’épuisement des gains de productivité dans les années 1960-1970

    Le crash de 1929 a vu une baisse du taux de profit, sans pour autant qu’une restructuration n’ait lieu en « réponse ». C’est que la première restructuration venait à peine d’être achevée. On a ainsi l’usine Renault sur l’île Séguin à Billancourt en 1929 ou encore celle de Fiat dans le quartier turinois de la Mirafiori, inaugurée en 1939.

    La seconde guerre mondiale va bouleverser la situation, alors qu’il y a un élargissement de la production, une augmentation de la masse des profits après 1945 avec de nouvelles matières, de nouvelles productions, de nouveaux secteurs à exploiter.

    Dans cette période, le mouvement communiste d’Europe passé sous la coupe du révisionnisme a été entièrement intégré à la « gestion » de la rationalisation, comme par exemple avec la négociation régulière des grilles de qualification salariale et la thèse du « capitalisme monopoliste d’Etat », où l’État serait devenu neutre dans sa substance, avec par conséquent le principe de le conquérir par les élections.

    L’épuisement des gains de productivité, aux sens du taux de profit, gains engendré par la première restructuration, aura lieu dans la fin des années 1960, et tout au long des années 1970. En écho à la première vague de la Révolution mondiale, une nouvelle génération prolétarienne forme alors des avant-gardes communistes qui assume la bataille pour le pouvoir, contre la nature même de la rationalisation, et non pas un partage de la gestion.

    Il est évident que la baisse du taux de profit dans les années 1970 n’est pas simplement liée aux crashs pétroliers (1973, 1979) comme les commentateurs bourgeois l’affirment, mais plus directement à la lutte des classes. Le choc pétrolier augmenta les coûts de la matière première, coûts qui toutefois n’ont été que l’amplificateur d’une contradiction interne au processus de production, à savoir la baisse du taux d’exploitation de la force de travail.

    C’est toute la première restructuration fondée sur la division exécution / conception qui se trouve grippée par une nouvelle force de travail enrichie subjectivement par le nouveau cycle d’accumulation post 1945 et porteuse de l’héritage combattant de la période 1920-1940.

    Les ordres dans les ateliers ne passaient plus, le turn-over était trop fort, les petits sabotages réguliers, l’absentéisme particulièrement élevé, etc., cela débouchant sur toute une vague d’opposition organisée que cela soit en France de manière isolée avec la Gauche prolétarienne ou en Italie de manière approfondie et de masse avec les Brigades Rouges.

    1. La seconde restructuration comme « base » de la seconde crise générale.

    a) Le « toyotisme » et les années 1980

    Dans les années 1980-1990, le capitalisme s’est profondément transformé. Non pas qu’il ait changé de forme, de contenu ou de mode de « gestion », mais dans la mesure où il a approfondi ses propres contradictions internes sous le poids de la fatale chute du taux de profit.

    Car si la première « restructuration » a été une contre-tendance visant à freiner la double crise de surproduction, il en va de même pour la « seconde » modernisation. Les gains de productivité s’épuisant avec la baisse du taux d’exploitation des travailleurs, la consommation générale ne faisait que baisser du fait notamment du choc pétrolier, bloquant l’ensemble des chaînes de valorisation. Les stocks et les équipements augmentaient sans trouver une rentabilité et les travailleurs refusaient les ordres.

    Le « toyotisme » est le nom qu’a pris la seconde restructuration. Là aussi, elle est issue de l’industrie automobile et d’un ingénieur, Taiichi Ohno, dans une usine Toyota du Japon.

    Faisant face à la chute du taux profit, l’institut américain du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a comparé la productivité de l’usine de Takaoka de Toyota au Japon à celle de Framingham de Général Motors aux Etats-Unis. Résultat : l’usine japonaise montait une voiture en 16 heures alors que celle de General Motors le faisait en 31 heures.

    Les principes sont finalement les mêmes que le « taylorisme », mais il visent finalement une « actualisation » des ceux-ci avec l’essor des forces productives, notamment l’apparition de l’automation et de l’électronique.

    Dans un de ses ouvrages, Taiichi Ohno se pose la question suivante : « que faut-il faire pour faire s’élever la productivité, alors que les quantités n’augmentent pas ? ». Il est clair ici que la réponse à une telle question va viser à agir sur le taux de profit et non pas sur sa masse.

    L’arrivée de la machine-outils à commande numérique va permettre la restructuration, tout comme le convoyeur l’avait permis dans les années 1920. Avec un système de machinerie quasi autonome, le taux d’exploitation du travailleur va augmenter avec la flexibilité et la polyvalence des tâches, nécessitant une négociation (pseudo) « gagnant-gagnant » avec le syndicat. L’apparition des feux de couleur au-dessus de ces machineries va re-déployer le contrôle de la force de travail et la vitesse de production.

    Cette restructuration dans l’infrastructure a correspondu, en France, à l’arrivée au pouvoir des socialistes, car pour faire « accepter » cette restructuration, il fallait l’intégration massive des syndicats à la marche des entreprises. Les lois Auroux de 1982 ont rempli en partie ce rôle.

    En fait, on peut dire que les thèses de la « seconde gauche », reprise par le parti socialiste, sur l’ « auto-gestion », la « démocratie participative », la « démocratie d’entreprise » ont été le relais idéologique de la modernisation « toyotiste » de l’appareil productif, tout comme la thèse du « capitalisme organisé » a participé de la première restructuration.

    En bref, la restructuration interne au procès de production s’est étendu à l’ensemble de la dynamique d’accumulation. Car le « toyotisme » est à la fois une continuité du tayloro-fordisme en ce qu’il fait la chasse aux temps morts, mais comporte également une modernisation dans la rotation du capital avec la politique dit du « zéro stock » permis par le « kanban » (système d’étiquetage des commandes de production en amont de la chaîne).

    Cette restructuration s’est ensuite étendue à l’ensemble des pays capitalistes développés de par l’avance prise par l’industrie nippone, avec notamment ses investissements en Asie du sud-est.

    Ainsi les délocalisations, notamment en Chine ou en Europe de l’est dans les années 1990, ont été favorisés par cette « seconde » restructuration et ses conséquences sur la concurrence entre monopoles. La relance du capitalisme des années 1970 est la condition à la seconde crise générale qui est marquée par une nouvelle subjectivité prolétarienne.

    b) Recomposition de la classe et retard subjectif

    La première restructuration forme ainsi un aspect de la première crise générale et il faut bien une décennie pour que la « rationalisation » des entreprises se stabilise relativement. Cela a littéralement modelé une nouvelle subjectivité prolétarienne, formé un tissu prolétarien conforme à dynamique d’accumulation.

    La seconde restructuration se déploie tout au long des années 1980, jusqu’au milieu des années 1990 disons. Il est intéressant de noter d’ailleurs que c’est sous le pouvoir de François Mitterrand que cela se passe, les socialistes jouant ici leur rôle de modernisateur du capitalisme.

    La politique du « zéro stock » pour parer aux crises de surproduction de marchandises débouche sur la nécessité d’une grande flexibilité de la circulation du capital, avec pour conséquences, ses routes, ses ronds-points, ses zones industrielles encastrées à proximité de zones pavillonnaires.

    C’est une refonte du tissu prolétarien, avec une modification de la composition objective de la classe. Le fait de manier une machinerie automatisée, imposant de nombres de secteurs un travail de surveillance et maintenance, implique une hausse de la qualification.

    A l’inverse, des secteurs alimentaires relativement encore encastrés dans la production agricole des années 1930-1960, se sont transformés en une industrie entièrement taylorisée, dominée par les monopoles de la distribution, où les prolétaires subissent un travail à la chaîne répétitif, monotone et aliénant.

    c) Il n’y aura pas de « troisième » restructuration

    Mais, alors, les deux restructurations du XXe siècle ont-elles été une manière pour le capitalisme de parvenir à surmonter sa propre crise de rentabilité ? Voir les choses comme tel serait une grave erreur.

    I l faut comprendre le réel comme quelque chose d’unifié et les restructurations obéissent à la même dynamique générale d’accumulation du capital, dont le taux de profit est l’aiguillon. Le « problème » du capitalisme est que cet aiguillon, qui ne fait que baisser sur le temps long, implique un nouvel essor des forces productives.

    La bourgeoisie doit sans cesse mettre à jour les rapports de production en rapport à l’élévation des forces productives, alors que la classe ouvrière développe toujours plus sa maturité historique. La seconde restructuration est le franchissement d’un nouveau seuil qui épuise la totalité du contenu matériel et historique du capitalisme comme mode production.

    Avec la rotation du capital à « flux-tendu » et la flexibilité-polyvalence interne aux entreprises, le capitalisme vient se faire superposer les deux grandes contradictions, intellectuel/manuel, ville/campagne, une contradiction unique devant se résoudre dans un changement de civilisation complet.

    Cette contradiction se constate dans l’étalement urbain et la disparition de la nature, les zones industrielles sans âmes, l’enfermement dans le 24 sur 24 du capitalisme, avec sa voiture, son pavillon son supermarché, sa télévision…

    La première restructuration a fait de l’opposition intellectuel/manuel une contradiction antagoniste, lorsque la seconde restructuration en a fait de même pour l’opposition villes/campagnes tout en approfondissant, au plan psychique, la première.

    Le capitalisme a définitivement rempli son rôle de mode production servant le développement de l’humanité en posant maintenant comme antagonistes les deux grandes contradictions, qui sont désormais totalement interpénétrés. Les campagnes ont été massivement industrialisées et une partie du travail manuel s’enrichit de tâches qui se rapprochent d’un travail intellectuel. Le capitalisme exprime ici la tendance à l’unification et la complexification de la matière vivante humaine, par lui et malgré lui.

    Car, bien sûr, tout cela se fait par une intense exploitation psychique et une plus grande aliénation faisant du prolétariat la seule classe capable de révolutionner le capitalisme de fond en comble, de faire accoucher le socialisme comme nécessité historique d’époque.

    La seconde crise générale, historiquement ouverte par la crise du coronavirus Covid-19, est le prélude à la prise de conscience prolétarienne de cet enjeu historique. Le retard subjectif va être rattrapé, avec une recomposition générale du tissu prolétarien. Il n’y aura pas de « troisième » restructuration.

  • L’impressionnisme, déclencheur du subjectivisme

    L’impressionnisme et son prolongement immédiat sous la forme du cézannisme témoignent de leur superficialité par leurs choix : des événements éphémères, des impressions fugaces… lors de la vue d’une gare, d’un pont, d’un bal, d’un jardin.

    On a déjà l’approche de l’art moderne, de l’art contemporain : le refus de synthétiser ce qui apparaît comme un ensemble, la négation de la complexité du réel, l’abandon de toute sa dignité.

    Il va de soi que la conclusion inévitable de la démarche, de par la base subjectiviste, c’est l’auto-destruction, le relativisme, le nihilisme ; pour les artistes devenus individualisés, il n’y a au sens strict pas de mouvement impressionniste, et encore moins de cézannisme), seulement une tendance inéluctable de par l’affirmation du peintre, de la créativité personnelle, de l’expression entièrement individualisée, une conscience isolée posant son intériorité, etc. etc.

    André Malraux résume tout à fait cette conception quand il dit dans son discours prononcé le 4 novembre 1946 à l’Unesco que :

    « On peut dire que l’art moderne commence quand ce qu’en langage d’atelier on appelle «le faire» prend la place de ce qu’on appelle le «rendu». Lorsque le principal sujet du tableau, c’est le peintre.

    Les esquisses les plus impérieuses de Delacroix étaient encore des dramatisations, ce que Manet entreprend dans certaines toiles, c’est une
    picturalisation du monde.

    Picturalisation qui converge sur lui-même : pour qu’il puisse faire le portrait de Clemenceau, il faut que dans ce portrait Manet soit tout, et Clemenceau rien.

    Car l’art moderne, à partir du moment où la peinture est devenue peinture, aboutit à l’expression individuelle.

    Il y a un curieux malentendu entre l’idéologie et la peinture impressionnistes. Vous connaissez tous la théorie impressionniste. Elle ne s’applique pleinement ni à Van Gogh, ni à Cézanne, ni à Manet ; elle s’applique partiellement à Renoir et par moments à Gauguin ; elle ne s’applique tout à fait qu’aux «promeneurs» et à Claude Monet.

    La théorie impressionniste voulait perfectionner le plein-air, l’art
    moderne voulait passer de Manet à Rouault et à Picasso, faire triompher l’individu dans le conflit qui s’était établi entre le monde et lui. »

    De fait, pour le matérialisme dialectique, l’impressionnisme est très important : c’est le marqueur du passage de la bourgeoisie dans la décadence dans la peinture.

    La bourgeoisie, quant à elle, doit valoriser l’impressionnisme comme le passage à l’art moderne, l’art contemporain, mais doit en même temps nier sa catégorisation, qui donnerait un sens historique à l’art.

    L’impressionnisme apparaît alors tel un spectre dans les écrits bourgeois sur l’art, avec des bourgeois voyant en les peintures de Claude Monet une sorte de havre de paix, et en même temps niant à tout prix qu’on en fasse un véritable point de référence.

    La question nationale joue ici également, de manière particulière, mais relative seulement. Il faut ici particulièrement distinguer l’impressionnisme du Jugendstyl, qui a une dimension nationale-démocratique pour les peuples autrichien et tchèque. L’impressionnisme est totalement subjectiviste et il est à ce titre déjà cosmopolite.

    Cependant, il est né en France et le village des impressionnistes de Giverny est un phénomène commercial à succès. Il répond à des valeurs traditionnelles de la bourgeoisie… et, en même temps, la bourgeoisie française ne peut pas faire de l’impressionnisme une valeur systématisée.

    L’impressionnisme peut alors d’autant plus apparaître comme une refuge à prétention esthétisante-psychologisante.

    L’historien des arts soviétique Jacob Tugendhold partage en partie ce point de vue bourgeois en 1928 dans Culture artistique de l’Ouest, tout en comprenant que l’impressionnisme est un cul-de-sac subjectiviste :

    « Comme tout phénomène culturel, l’impressionnisme doit être décomposé en ses éléments constitutifs, positifs et négatifs. 

    J’ai déjà dit que l’impressionnisme était la conclusion artistique de l’ère réaliste, positive et scientifique des années 70. En ce sens, puisque la peinture de Monet a armé l’artiste d’un chromatisme scientifique [= une meilleure perspective du jeu des couleurs], l’a libéré de son ancienne «cécité» académique et lui a révélé tout l’arc-en-ciel multicolore du monde, c’était et est encore un grand phénomène progressiste. 

    Claude Monet était une expression artistique de la pensée bourgeoise dans l’une des étapes les plus saines de son développement – la lutte pour une vision positive, pour la connaissance de la nature. 

    L’impressionnisme était une fenêtre ouverte sur le monde – dans toute sa profondeur et son infini bleutés.

    Et en même temps, puisque l’impressionnisme était une sorte de vision du monde artistique et même une vision du monde, il marquait aussi une certaine limitation de la pensée artistique bourgeoise. 

    L’idée a fait place à un sentiment dans l’art, une pensée à une impression fugitive. 

    La peinture est devenue une esquisse ou, plutôt, une esquisse de la nature est devenue une valeur autosuffisante. Ce triomphe du «paysage pur», peinture pure reflétait le profond fossé entre l’art et l’architecture, caractéristique de la société bourgeoise, étrangère à l’esprit de monumentalité et entendant l’art comme une chose autosuffisante dans un cadre doré, qu’on a alors à Paris, et demain sera envoyé en Amérique.

    En même temps, puisque l’impressionnisme était une hypertrophie du «pittoresque» sur la forme plastique, parce qu’il dissolvait le dessin dans une vibration continue de couleurs, il ne pensait au monde que comme un mirage, comme une «illusion». 

    Dissolvant le monde, le réduisant à un fantôme informe, l’impressionnisme a perdu le sentiment de chair et de sang des choses, le sentiment de matérialité du monde. C’était l’individualisme et le subjectivisme. »

    Avec la compréhension du réalisme socialiste, l’URSS considérera que l’aspect principal de l’impressionnisme est sa dimension nihiliste, sa négation de la réalité, de sa complexité, de sa dignité. L’impressionnisme sera considéré jusqu’en 1953 comme le point de départ du grand ennemi que l’art moderne, contemporain d’une bourgeoisie ne transportant plus que l’anecdotique, le grotesque, l’improductif.

    Un musée de la nouvelle peinture occidentale avait ouvert en 1918, un second en 1919, les deux fusionnant en 1925 : il est liquidé par la suite, dès les années 1930, des œuvres de Cézanne, Van Gogh, Degas, etc. étant vendues à des collectionneurs de pays impérialistes.

    Le décret Conseil des ministres de l’URSS du 6 mars 1948 présentait ce musée comme une base à la fois réactionnaire et inutile :

    « Les collections formalistes appartenant au Musée d’État du nouvel art occidental, achetées en Europe occidentale par les capitalistes de Moscou à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, étaient un terreau fertile pour les vues formalistes et la servilité envers la culture bourgeoise décadente de l’ère impérialiste et ont gravement nui au développement de l’art russe et soviétique. »

    La dénonciation de l’impressionnisme dans le cadre de la mise en valeur du réalisme socialiste, jusqu’en 1953, exigeait la dénonciation de l’impressionnisme, comme tournant subjectiviste vers l’art moderne, contemporain typique de la décadence bourgeoise.

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  • Le néo-impressionnisme simpliste-coloriste de Vincent Van Gogh

    Vincent Van Gogh (1853-1890) dispose au sein de la bourgeoisie d’une formidable aura ; sa non-reconnaissance, sa folie et son suicide relèvent des ingrédients de l’idéologie du génie.

    L’artiste serait un rénovateur, qui a comme tâche la création de nouvelles formes, en brisant tous les codes ; l’affirmation du moi individualisé est directement en phase avec le mouvement d’un mode de production fondé sur les marchandises et qui a besoin de renouveler ses stocks.

    Vincent Van Gogh a d’ailleurs produit 900 tableaux, ce qui correspond à l’exigence du capitalisme : fini l’artiste visant à un art d’un haut niveau, d’une profonde densité, désormais il faut des cadences pour satisfaire le marché.

    Vincent Van Gogh, Autoportrait à l’oreille bandée, 1889

    La peinture de Vincent Van Gogh répond à tous les codes subjectivistes de la peinture moderne, contemporaine : sortant d’une prétendue banalité, instinctive, un style apparent, une impression forte, quelque chose de marquant : une impression forte, du consommable.

    Chez Vincent Van Gogh, en plus particulier, cela donne une ondulation avec des lumières fortement surchargées, une épaisseur marquée des mouvements au sein du tableau, bref une grossièreté tournée vers la simplicité (comme chez Cézanne), mais davantage impressionniste sur le plan de la luminosité.

    Vincent Van Gogh, La Chambre à coucher, 1889
    Vincent Van Gogh, Les Tournesols, 1888
    Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, 1889

    Au sens strict, pour définir les choses de manière la plus nette, il faut résumer la peinture de Vincent Van Gogh comme de la gravure amenée à la peinture et dégradée en illustration de carte postale.

    Vincent Van Gogh dévie littéralement toute une tradition germanique puis néerlandaise, avec un sens complexe de l’organisation du tableau, de la disposition des formes en mouvement, pour tout réduire à l’extrême. Vincent Van Gogh est une insulte à toute la tradition de la peinture flamande, dont il se veut évidemment le dépassement.

    Vincent Van Gogh inaugure le colorisme, ce principe d’avoir quelques formes qu’on peut s’évertuer à remplir de couleur, pour se vider l’esprit. C’est du crayonnage, comme plaisir personnel, avec un choix de couleur pour faire passer une impression. Cela peut être plaisant, on peut apprécier un aspect agréable dans une telle peinture ; ce n’en est pas de l’art par autant, ni même d’ailleurs de la décoration ou tout autre art appliqué. C’est une fuite dans une démarche psychologisante formant une fin en soi.

    Vincent Van Gogh, Portrait du docteur Gachet avec branche de digitale, 1890

    La peinture de Vincent Van Gogh a une dimension accessible qui forme un piège terrible : une bourgeoisie pétrie d’oisiveté se complaît dans son moi, tout comme elle sera fascinée justement par la psychanalyse. Les peintures simplistes-coloristes de Vincent Van Gogh apparaissent alors comme de la culture, alors qu’ils sont une production idéologique relevant d’une classe improductive.

    On peut d’ailleurs considérer que le néo-impressionnisme simpliste-coloriste de Vincent Van Gogh, c’est le cézannisme accompli. Là où Paul Cézanne considérait quelque chose manquait, car il était encore lié à l’Histoire de l’art au moins symboliquement, Vincent Van Gogh parvient à plonger dans le subjectivisme comme en fin en soi. En cela, son style préfigure directement Pablo Picasso, même si pour la forme ce dernier relève au sens strict du cézannisme géométrique, sans la charge impressionniste renforcée comme chez Vincent Van Gogh.

    Vincent Van Gogh, La Maison blanche, la nuit, 1890
    Vincent Van Gogh, Terrasse du café le soir, 1888

    Vincent Van Gogh est si fascinant pour la bourgeoisie, comme Claude Monet, car il est pareillement plaisant et complaisant. C’est un monde sans profondeur et, d’ailleurs, ce qui est marquant, c’est que cette lecture idyllique-fragile du monde, même illusoire et purement esthétisante-psychologique, ne pourra pas être reproduit.

    La bourgeoisie entrera dans une telle décadence que le sordide prévaudra, avec une incapacité de représenter quoi que ce soit. Vincent Van Gogh est le symbole d’une nostalgie, celle de la Belle époque, d’une bourgeoisie installée et s’installant, d’un confort réel et rêvé, d’un maintien sans fin dans une aise aussi ouatée que les peintures impressionnistes et néo-impressionnistes.

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  • Paul Cézanne et la peinture comme volume, comme sculpture

    Paul Cézanne (1839-1906) n’est pas seulement un peintre, c’est un drapeau. C’est qui lui parvient à faire passer la peinture académique dans l’impressionnisme et inversement, d’où son statut de père de la peinture dite moderne, d’ancêtre des avant-gardes, etc.

    Le principe est simple et assez insignifiant : on prend une peinture académique, mais on l’individualise au moyen de coups de peintures incisifs et d’un jeu sur les couleurs et la lumière.

    Ce qui compte en fait réellement c’est que Paul Cézanne joue sur le volume. On n’est plus dans une représentation traditionnelle, au sens où désormais la peinture a elle-même un volume, une dimension propre, comme si elle formait quelque chose de nouveau.

    Voici ce qu’un critique d’art, Charles Ponsonailhe remarque au sujet de cette question du volume, dans La revue illustrée du 15 octobre 1904 :

    « J’étais en train d’admirer innocemment des pommes aux tons vigoureux lorsqu’un de mes amis très initié me voulut bien montrer que j’avais l’optique d’un clerc de notaire.

    Ce qui est merveilleux, c’est dans une ou deux esquisses de composition antique le volume géométral des bras, des jambes ; un volume plein d’imagination, m’affirmait l’adepte.

    M. Cézanne par là continue Phidias. Un portrait d’homme quelconque (que je croyais être celui d’un gazier endimanché) le rattache au Poussin. Pour moi, je veux bien, mais je manque d’éducation de l’oeil. »

    C’est pour cela que le cézannisme prendra une forme géométrique, qu’on appellera le cubisme. Si l’on ne fait pas attention à cet aspect, on ne saisit pas l’importance historique de la peinture de Paul Cézanne pour la progression vers un subjectivisme assumant l’abstraction.

    Paul Cézanne, Montagne Sainte-Victoire (1887)
    Paul Cézanne, Paysage d’Auvers-sur-Oise
    Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes, 1892-1895

    L’approche est éminemment subjectiviste ; au sens strict c’est une manière de forcer l’impressionnisme dans la peinture académique. Paul Cézanne se considérait comme un novateur, tout en considérant que les impressionnistes allaient trop loin.

    Il contribue ainsi au subjectivisme en démolissant la peinture académique de l’intérieur et pour cette raison il est dénoncé pour son approche grossière. Dans Le Journal du 14 octobre 1904, Marcel Fouquier démolit ainsi Paul Cézanne précisément pour sa démarche :

    « Ce qui distingue, à première vue, la peinture de M. Cézanne, c’est la gaucherie du dessin et la lourdeur des coloris. Ses natures mortes, qu’on a beaucoup vantées, sont d’un rendu brutal et d’un effet terne.

    On a prédit qu’un jour elles iraient au Louvre, tenir compagnie à Chardin. Cet heureux temps n’est pas pour demain. »

    En fait, chez Paul Cézanne, la peinture a une approche relevant de la sculpture, avec beaucoup d’épaisseur et un goût pour l’affrontement physique avec un volume.

    Il faut citer ici l’éloge de Gustave Courbet fait par Paul Cézanne à Joachim Gasquet :

    Un bâtisseur. Un rude gâcheur de plâtre. Un broyeur de tons. Il maçonnait comme un romain. Et lui aussi un vrai peintre.

    Il n’y en a pas un autre dans ce siècle qui le dégote [=surpasse]. Il est profond, serein, velouté. Il y a de lui des nus, dorés comme une moisson, dont je raffole. Sa palette sent le blé (…).

    Courbet est le grand peintre de la nature. Son grand apport, c’est l’entrée lyrique de la nature, de l’odeur des feuilles mouillées, des parois moussues de la forêt, dans la peinture du XIXe siècle, le murmure des pluies, l’ombre des bois, la marche du soleil sous les arbres.

    La mer. Et la neige, il a peint la neige comme personne ! J’ai vu, chez votre ami Mariéton, la diligence dans les neiges, ce grand paysage blanc, plat, sous le crépuscule grisâtre, sans une aspérité, tout ouaté. C’était formidable, un silence d’hiver.

    La peinture de Paul Cézanne est un volume qui est littéralement pris à-bras- le-corps. C’est en fait une appropriation subjectiviste de la peinture académique.

    Paul Cézanne, Le lac d’Annecy, 1896
    Paul Cézanne, Nature morte aux pommes et aux oranges, 1895-1900
    Paul Cézanne, Les Grandes Baigneuses

    En raison de cette approche par volume, une critique récurrente faite à Paul Cézanne était qu’il n’allait pas au bout de l’oeuvre. Le roman d’Emile Zola L’oeuvre se veut une critique fraternelle mais dure à son vieil ami connu depuis l’enfance (qui s’éloigna toutefois de Zola une fois celui-ci installé dans une demeure de grand bourgeois avec petit personnel, etc.).

    L’Encyclopédie contemporaine du 25 octobre 1904 parle de « sa peinture heurtée et son dessins problématique », le New-York Herald du 17 octobre 1905 le présente comme « le pontife de la maladresse réfléchie », alors que le Petite Gironde d’octobre 1904 assène :

    « M. Cézanne n’est pas un incompris ; c’est un incomplet. »

    Paul Cézanne, Bastide du Jas de Bouffan, vers 1874
    Paul Cézanne, Portrait de Gustave Geoffroy, 1895
    Paul Cézanne, Les Baigneurs, 1890-1891

    Dans la Revue d’art, 1re année, 1899, n°6, Georges Lecomte expose bien cette impression de manque :

    « Comme Cézanne n’a d’autre guide que sa sensibilité, il tâtonne, il hésite. Il a les maladresses et les imperfections d’un vrai primitif.

    Ainsi peint-il des paysages ? Il en saisit le caractère, la couleur, la lumière. Il en traduit l’intimité et la grandeur, mais il échoue dans l’art d’espacer les plans, de donner l’illusion de l’étendue. Son maigre savoir le trahit. »

    Ce que le critique d’art rate ici, c’est que l’aspect non terminé de l’oeuvre était tout à fait en phase avec le scepticisme de la bourgeoisie, sa réfutation de la synthèse. Cela ne donnait en fait que d’autant plus de force à l’approche subjectiviste.

    Le Figaro, le 25 octobre 1906 avec Arsène Alexandre, pressent pourtant cette dimension qui deviendra précisément systématique avec l’art dit moderne, contemporain :

    « Ce qui frappe tout esprit impartial en examinant un tableau de Cézanne, c’est, à côté d’une incontestable noblesse dans la plantation, dans le point de départ, une impuissance absolue d’arriver au bout de la route.

    Or, n’arrivent au bout du chemin que ceux qui peuvent exprimer et rendre durable l’émotion qu’ils ont ressentie. L’art ne peut, sinon, se réjouir, du moins s’enrichir avec de simples intentions. »

    Ce principe de la simple intention, Paul Cézanne l’a exprimé de manière très nette, mais c’est un autre néo-impressionniste qui va précisément être adulé par la bourgeoisie pour cette dimension incomplète, limitée à l’intention : Vincent Van Gogh.

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  • Le cézannisme comme fusion académique-impressionniste

    L’impressionnisme fut moqué par une partie de la bourgeoisie au nom de l’académisme, mais très vite les impressionnistes se dispersèrent, intégrant l’art « officiel », alors que le néo-impressionnisme représenté par Paul Cézanne devenait la référence générale de la bourgeoisie. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de cézannisme, un terme largement employé par ceux assumant par la suite de le prolonger.

    Le cézannisme est littéralement la fusion de l’académisme et de l’impressionnisme. D’un côté, il y avait l’idée d’un art officiel porté par la bourgeoisie, encadré par elle, notamment par son Etat, et pas simplement par les peintres, ce qui était conforme à la démarche académique. De l’autre, il y a la reconnaissance du subjectivisme et du caractère conforme au marché des démarches artistiques.

    La voie à l’art moderne, puis contemporain, était ouverte.

    Claude Monet, Étretat sous la pluie, 1886
    Paul Cézanne, Vue du matin de L’Estaque à la lumière du soleil, 1882-1883

    Le cézannisme joue ainsi un rôle capital, très connu de la part des pseudos-avant-gardes au début du XXe siècle, mais inconnu ou presque des historiens bourgeois, des critiques d’art, etc.

    Il y a eu pourtant une intense activité artistique et intellectuelle pour œuvrer à cette fusion, avec notamment le peintre Paul Signac qui tenta en 1899 de synthétiser la démarche dans son écrit d’Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme.

    On retrouve dans cet ouvrage les principes impressionnistes de manière systématisée et approfondie, à travers tout un discours s’appuyant sur Eugène Delacroix, qui relève de la peinture académique, pour les justifier :

    – « Les peintres devraient être jugés uniquement sur leurs œuvres, et non d’après leurs théories »

    Ce qui signifie : il faut considérer les artistes individuellement seulement, conformément à la vision capitaliste du monde.

    – « S’assurer tous les bénéfices de la luminosité, de la coloration et de l’harmonie »

    Ce qui signifie que ce qui compte ce n’est pas la réalité, mais le jeu sur l’émotion individuelle.

    – « Pendant un demi-siècle, Delacroix s’est donc efforcé d’obtenir plus d’éclat et plus de lumière, montrant ainsi la voie à suivre et le but à atteindre aux coloristes qui devaient lui succéder »

    Ce qui signifie que le romantique Delacroix, avec sa peinture académique, n’en était pas moins déjà un individualiste et donc un précurseur.

    – « Il faut cependant reconnaître que les tableaux de Delacroix, malgré ses efforts et sa science, sont moins lumineux et moins colorés que les tableaux des peintres qui ont suivi sa trace (…). Ce progrès, une autre génération, celle des impressionnistes, le devait faire.

    Tout s’enchaîne et vient à son temps : on complique d’abord ; on simplifie ensuite. Si les impressionnistes ont simplifié la palette, s’ils ont obtenu plus de couleur et de luminosité, c’est aux recherches du maître romantique, à ses luttes avec la palette compliquée, qu’ils le doivent. »

    C’est là un bricolage pour justifier une pseudo continuité individualiste de la peinture à travers l’académisme puis l’impressionnisme.

    – « Ceux qui, succédant à Delacroix, seront les champions de la couleur et de la lumière, ce sont les peintres que plus tard on appellera les impressionnistes : Renoir, Monet, Pissarro, Guillaumin, Sisley, Cézanne et leur précurseur admirable, Jongkind »

    Cézanne est ici placé comme impressionniste, pour justifier qu’il les prolonge.

    – « C’est en 1886, à la dernière des expositions du groupe impressionniste — « 8e Exposition de Peinture par Mme Marie Bracquemond, Mlle Mary Cassait, MM. Degas, Forain, Gauguin, Guillaumin, Mme Berthe Morisot, MM. Camille Pissarro, Lucien Pissarro, Odilon Redon, Rouart, Schuffenecker, Seurat, Signac, Tillot, Vignon, Zandomeneghi — du 15 mai au 15 juin — 1, rue Laffitte » — que, pour la première fois, apparaissent des œuvres peintes uniquement avec des teintes pures, séparées, équilibrées, et se mélangeant optiquement, selon une méthode raisonnée.

    Georges Seurat, qui fut l’instaurateur de ce progrès, montrait là le premier tableau divisé, toile décisive qui témoignait d’ailleurs des plus rares qualités de peintre, Un Dimanche à la Grande-Jatte, et, groupés autour de lui, Camille Pissarro, son fils Lucien Pissarro et Paul Signac exposaient aussi des toiles peintes selon une technique à peu près semblable. »

    Ce qui signifie que l’impressionnisme s’est enlisé, mais en se tournant vers un néo-académisme il a su se redynamiser pour encore davantage porter l’individualisme et le généraliser.

    – « Si ces peintres, que spécialiserait mieux l’épithète chromo-luminaristes, ont adopté ce nom de néo-impressionnistes, ce ne fut pas pour flagorner le succès (les impressionnistes étaient encore en pleine lutte), mais pour rendre hommage à l’effort des précurseurs et marquer, sous la divergence des procédés, la communauté du but : la lumière et la couleur. C’est dans ce sens que doit être entendu ce mot néo-impressionnistes, car la technique qu’emploient ces peintres na rien d’impressionniste : autant celle de leurs devanciers est d’instinct et d’instantanéité, autant la leur est de réflexion et de permanence. »

    Contrairement au côté simpliste de l’impressionnisme, les néo-impressionnistes assument un discours plus profond, pseudo-scientifique, pour faire de leur individualisme la base d’un art pseudo-développé.

    – « Si le néo-impressionnisme résulte immédiatement de l’impressionnisme, il doit aussi beaucoup à Delacroix, comme nous l’avons vu. Il est la fusion et le développement des doctrines de Delacroix et des impressionnistes, le retour à la tradition de l’un, avec tout le bénéfice de l’apport des autres. »

    La fusion est assumée.

    – « nous souscrirons à ces aphorismes de Delacroix :

    « La froide exactitude n’est pas l’art. »
    « Le but de l’artiste n’est pas de reproduire exactement les objets. »
    « Car, quel est le but suprême de toute espèce d’art, si ce n’est l’effet ? » »

    L’ennemi, c’est le réalisme.

    – « On avait contre l’art néo-impressionniste ce double grief : il constituait une innovation, et les tableaux exécutés selon sa technique brillaient d’un éclat inaccoutumé.

    Il est inutile qu’on dresse ici la liste de tous les peintres très novateurs qui ont été conspués en ce siècle et qui ont ensuite imposé leur vision particulière. Ces injustices, cette lutte, ces triomphes, c’est l’histoire de l’art.

    On conteste d’abord toute manifestation nouvelle ; puis, lentement, on s’habitue, on admet. Cette facture qui choquait, on en perçoit la raison d’être, cette couleur qui provoquait des clameurs semble puissante et harmonieuse. L’inconsciente éducation du public et de la critique s’est faite, au point qu’ils se mettent à voir les choses de la réalité telles que s’est plu à les figurer le novateur : sa formule, hier honnie, devient leur critérium. Et, en son nom, l’effort original qui se manifestera ensuite sera bafoué, jusqu’au jour où il triomphera, lui aussi. Chaque génération s’étonne après coup de son erreur, et récidive. »

    Par l’art tourné vers la pseudo-modernité, c’est-à-dire vers le marché capitaliste, il y aura un renouvellement incessant et perpétuellement des pseudos-avant-gardes renouvelant les marchandises pseudos-artistiques.

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  • L’impressionnisme, expression du libéralisme

    Lorsque l’impressionnisme se développe, le mode de production capitaliste est en expansion désormais sans limites, mais même la bourgeoisie est en retard sur le processus.

    La bourgeoisie française célébrera en grande pompe la première exposition impressionniste pour son centenaire en 1974, mais elle est initialement avec beaucoup de retard à l’allumage. Elle a en effet écrasé la Commune de Paris en 1871, elle profite grandement de la présence encore immensément forte du christianisme et du conservatisme néo-académique.

    La bourgeoisie d’esprit provincial, soucieuse de maintenir un ordre conservateur dans un pays somme toute largement paysan encore, se heurte ici de plein fouet à la bourgeoisie moderniste diffusant le libéralisme dans tous les domaines.

    Il faut ajouter à cela que la bourgeoisie a commencé sa décadence, mais qu’elle n’est pas encore passée entièrement dans l’irrationalisme ; les critiques à boulets rouges des initiatives impressionnistes sont ainsi un mélange contre-nature de néo-académisme conservateur et d’un sens du réalisme.

    Le ton est ferme, la critique totale, la dénonciation radicale, comme ici dans Le Figaro du 3 avril 1877 :

    Dimanche 2. La rue Le Peletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand Ruel une exposition, qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés, s’offre un spectacle cruel.

    Cinq ou six aliénés dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donne rendez-vous pour exposer leur œuvre.

    Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses. Moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent les intransigeants, les impressionnistes ; ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout.

    C’est ainsi qu’à la Ville-Evrard des esprits égarés ramassent les cailloux sur leur chemin et se figurent qu’ils ont trouvé des diamants. Effroyable spectacle de la vanité humaine s’égarant jusqu’à la démence.

    Faites donc comprendre à M. Pisarro que les arbres ne sont, pas violets, que le çiel n’est pas d’un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu’il peint et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements !

    Autant perdre votre temps à vouloir faire comprendre à un pensionnaire du docteur Blanche, se croyant le Pape, qu’il habite les Batignolles et non le Vatican.

    Essayez donc de faire entendre raison à M. Degas ; dites-lui qu’il y a en art quelques qualités ayant nom : le dessin, la couleur, l’exécution, la volonté, il vous rira au nez et vous traitera de réactionnaire.

    Essayez donc d’expliquer à M. Renoir que le torse d’une femme n’est pas un amas de chairs en décomposition avec des taches vertes violacées qui dénotent l’état de complète putréfaction dans un cadavre !

    Il y a aussi une femme dans le groupe, comme dans toutes les bandes fameuses, d’ailleurs ; elle s’appelle Berthe Morisot et est curieuse à observer. Chez elle, la grâce féminine se maintient au milieu des débordements d’un esprit en délire.

    Et c’est cet amas de choses grossières qu’on expose en public sans songer aux conséquences fatales qu’elles peuvent entraîner. Hier, on a arrêté rue Le Peletier, un pauvre homme qui, en sortant de cette exposition, mordait les passants.

    Pour parler sérieusement il faut plaindre les égaré ; la nature bienveillante avait doué quelques-uns des qualités premières qui auraient pu faire des artistes.

    Mais, dans la mutuelle admiration de leur égarement commun, les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse et tapageuse ont élevé la négation de tout ce qui fait l’art à la hauteur d’un principe ; ils ont attaché un vieux torche-pinceau à un manche à balai et s’en sont fait un drapeau.

    Sachant fort bien que l’absence complète de toute éducation artistique leur défend à jamais de franchir le fossé profond qui sépare une tentative d’une œuvre d’art, ils se barricadent dans leur insuffisance qui égale leur suffisance et tous les ans ils reviennent avant le Salon avec leurs turpitudes à l’huile et à l’aquarelle protester contre cette magnifique école française qui fut si riche en grands artistes.

    Ces pauvres hallucinés me font l’effet d’un poète de confiseur, habile à rimer des vers de mirlitons pour les bonbons et qui, sans orthographe, sans style, sans pensée, sans idée, viendrait vous dire

    – Lamartine a fait son temps. Place au poète intransigeant !

    Je connais quelques-uns de ces impressionnistes pénibles ; ce sont de jeunes gens charmants, très convaincus, qui se figurent sérieusement qu’ils ont trouvé leur voie.

    Ce spectacle est affligeant comme la vue de ce pauvre fou que j’ai contemplé à Bicêtre il tenait de la main gauche une pelle à feu appuyée sous le menton comme un violon et, avec une baguette qu’il prenait pour un archet, il exécutait, disait-il, le Carnaval de Venise, qu’il se vantait d’avoir joué avec succès devant toutes les têtes couronnées.

    Si on pouvait placer ce virtuose à l’entrée de l’exposition, le guignol artistique de la rue Le Peletier serait complet.

    Albert Wolff.

    Claude Monet, Trois bateaux de pêche (1886)

    Voici la chronique de Georges Maillard dans Le Pays du 4 avril 1876, un quotidien bonapartiste :

    CHRONIQUE

    Les impressionnalistes.

    Impressionnistes ou impressionnalistes ? L’un et l’autre se dit ou se disent. C’est un mot nouveau qu’on a récemment forgé pour désigner une école nouvelle de peinture qu’il est plus facile, à coup sûr, de baptiser que de définir.

    Le fait est qu’on ne sait pas ce que veut cette nouvelle école, quelles sont ses doctrines, quelle est sa tendance et quel but elle se propose. A-t-elle des principes d’art inédits ? Prétend-elle disposer de moyens et de procèdes inconnus ? Est-elle pour le dessin, pour la couleur ou pour le reflet? On n’en sait rien.

    Ce qu’on voit de plus clair, c’est que les impressionnalistes – (au diable ! le vilain mot!) constituent un petit cénacle de peintres indépendants, intransigeants, généralement réalistes, et qui ne veulent pas se soumettre à l’appréciation d’un jury.

    Entre nous, ils font bien, car, s’ils s’avisaient d’envoyer au palais des Champs-Élysées les choses étonnantes qu’ils appellent leurs œuvres, il n’y aurait pas de porte lassez large pour les expulser.

    Au fond, ce sont, je crois, des mécontents, des radicaux de la peinture, qui, ne pouvant pas trouver de place dans les rangs des peintres réguliers, se sont constitués en société, ont arboré une bannière révolutionnaire quelconque et ont organisé l’exposition qui vient d’ouvrir rue Le Peletier.

    Ce qu’ils veulent? Eh ! mon Dieu… qu’on les regarde ! et c’eut parce qu’ils ne peuvent pas entrer au Salon, qu’ils ont imaginé de s’en créer un. On met « impressionnistes » sur la porte, parce qu’il faut bien y mettre quelque chose.

    Quant au reste, quant à la révélation d’un art nouveau, d’une formule nouvelle, d’un procédé nouveau quelconque, en vérité, on n’en voit pas de trace, et les maîtres de toutes les écoles admises, ou simplement connues, reculeraient avec épouvante, si on leur demandait une approbation de ce genre de peinture.

    Ce ne sont ni des naïfs, comme les maîtres de l’école primitive, ni des tempéraments comme les Espagnols, les Vénitiens et les Flamands ; leurs essais n’appartiennent à aucune école, et s’il faut absolument leur découvrir un mérite, on ne leur en trouve qu’un : — une originalité et une audace qui arrivent parfois jusqu’à la sauvagerie.

    C’est du reste un spectacle intéressant que cette Exposition nouvelle ; il y a là environ deux cents tableaux dont la plupart sont à faire cabrer les chevaux d’omnibus. Ce sont des outrances de coloris,
    des audaces de sujet et des partis pris d’exécution dont on n’a pas d’idée.

    L’impression qu’éprouvaient ces impressionnistes en peignant ces choses extraordinaires, on ne la sait pas — mais celle des visiteurs est claire ; c’est l’ahurissement.

    Peu à peu cependant on se remet, et on arrive alors à la plus franche gaîté ; c’est irrésistible, et n’était le respect humain, on éclaterait de rire devant ces peintures étonnantes. C’est du délire et de la folie pure, et jamais « l’Exposition des Refusés », qui fut si fameuse en son temps, n’a présenté un semblable assemblage.

    Il y a là des brutalités de pinceau, des démences d’exécution et des insanités de conception qui sont absolument révoltantes ; ce serait à tomber de désespoir, si ce n’était à se tordre de rire.

    Il faut voir cela : c’est une des gaîtés du moment (c’est même la seule), et par le temps qui court il ne faut pas laisser échapper les occasions de s’amuser un peu.

    Le rire est sain ! disait la philosophie ancienne ; c’est un axiome à conserver, il est encore exact.

    GEORGES MAILLARD.

    Berthe Morisot, Jour d’été (1879)

    Dans Le Figaro du 5 avril 1877, on lit encore dans les Lettres anecdotiques du baron Grimm :

    Les Impressionnistes

    Aujourd’hui a eu lieu, pour la presse, l’ouverture du Salon des Impressionnistes. C’est à cet événement artistique qu’il faut attribuer sans doute la grêle et la neige fondue qui ont inondé Paris pendant toute l’après-midi. Une curiosité malsaine nous a conduit dans le local où s’étale ce musée des horreurs, qu’on appelle l’Exposition des Impressionnistes.

    On sait que le but des impressionnistes est de faire impression. A ce point de vue, les peintres qui se sont voués à cette haute idée aussi funambulesque que peu artistique, atteignent aisément le résultat qu’ils cherchent, ils font une impression ; mais ce n’est peut-être pas celle qu’ils ont cherchée.

    Vue dans son ensemble, l’exposition impressionniste ressemble à une collection de toiles fraîchement peintes, sur lesquelles on aurait répandu des flots de crème à la pistache, à la vanille et à la groseille.

    Tel est le premier sentiment qu’éprouve le visiteur. Il se sent entraîné dans un tourbillon de couleurs fraîches, où il ne distingue rien. Une fois cette sensation dissipée, l’œil finit par saisir le sujet qu’on expose devant lui et il subit la deuxième impression.

    Cette deuxième impulsion, c’est une énorme surprise et un profond découragement. Il semble à l’observateur qu’il se trouve en face d’une mystification qu’on veut lui faire prendre au sérieux. Il a beau y mettre de la bonne volonté, regarder de près ; ou de loin, de face ou de côté, il ne voit dans les toiles accrochées au mur rien qui parle à sa pensée.

    Si impression il y a, elle est toute pour les yeux et elle est cruelle. Elle attire et frappe la vue, comme l’odeur d’une boutique de fromages attire et frappe l’odorat. C’est exactement la même impression.

    Dans tous ces tableaux, il n’y a pas une idée élevée, pas une création, pas même une inspiration, une réminiscence de l’art pur. C’est en quelque sorte un décor de théâtre, qui n’est ni dans la nature, ni dans l’humanité. Je ne nie pas qu’il y ait beaucoup de talent dans certains peintres de l’école impressionniste mais c’est du talent fourvoyé, et fourvoyé de parti-pris.

    Parmi les toiles de cette année,il y a des paysages qui ont l’air de sortir de l’imagerie d’Épinal, et des arbres qui peuvent servir de modèle à ces bouts de bois chocolatés et surmontés d’une houppe de copeaux verts qu’on met dans les petites bergeries à seize sous. Les plus féconds, parmi ces maîtres nouveaux, ont épuisé leur imagination à représenter des gares de chemins de fer.

    L’un d’eux nous montre la gare de l’Ouest sous toutes ses faces. L’artiste a voulu produire tour à tour l’impression d’un train en partance, l’impression d’un train qui va partir, et il a essayé, en fin de compte, de nous donner l’impression désagréable qui résulte de plusieurs locomotives sifflant à la fois. Il l’a traduite par une abondance de fumée, qui a l’air d’être en carton.

    Le portrait de M. Spuller et celui de Mlle Samary, qui font partie de cette exposition, produisent aussi leur impression. Tous deux sont assez ressemblants, mais Mlle Samary est représentée en femme horriblement plâtrée, et le peintre a l’air de s’être assis sur M. Spullet avant de le déposer dans son cadre.

    Il faut cependant rendre justice à quelques uns des tableaux de la rue Le Peletier. Deux ou trois marchés et autant de fenaisons de M. Ludovic Piette nous ont paru très réussis. Sans le parti pris de l’impression quand même, sans l’exagération des couleurs destinées à faire jaillir cette impression, en poussant un peu son travail, M. Piette eût produit des œuvres dignes de figurer en première ligne au Palais de l’Industrie. J’en dirai autant de M. Degas, qui a exposé des danseuses et des chanteuses de cafés-concert. Dans ces toiles qui sont nombreuses, il y a du moins une idée souvent comique, et toujours d’une réalité prise sur le vif.

    Le café-concert est absolument délicieux ; la pose de la prima donna en robe rouge, son salut, son sourire viennent en droite ligne de l’Alcazar d’Été. Le tout est sobrement colorié. Peut-être le dessin est-il un peu lâché, un peu trop rondement ébauché, mais, encore une fois, M. Degas s’est donné à l’impression et il est fidèle aux traditions de son école.

    Hormis les deux noms que nous avons cités et auxquels nous avons donné des éloges justifiés, le reste ne mérite pas de mention spéciale : c’est déjà beaucoup d’y avoir consacré une colonne de ce journal ; car il serait facile de résumer en une ligne toute cette œuvre qui n’a d’autre mérite que son actualité « Une exhibition de caricatures prétentieuses! »

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  • L’impressionnisme, un conformisme psychologisant

    L’impressionnisme avait désarçonné son public pour une raison très simple. L’Académie, c’est-à-dire la peinture dominante, en restait à des représentations idéalistes conventionnelles, avec une inspiration antique et religieuse. C’était conforme à l’expression d’un conservatisme ambiant dans les couches dominantes, y compris au sein d’une partie de la bourgeoisie.

    Cependant, le mode de production capitaliste se développait et avec lui les conceptions psychologisantes sur le moi, ainsi que la peinture comme vecteur de l’achat et de ventes de marchandises. Les impresssionnistes sont ni plus ni moins que les artistes monnayant leur sensibilité et basculant, de ce fait, dans l’individualisme le plus complet.

    D’où leurs peintures apportant toujours une surenchère dans la touche personnelle, exactement alors comme en poésie.

    Camille Pissarro, Printemps. Pruniers en fleurs, Potagers, arbres en fleurs, printemps, Pontoise, 1877

    Les impressionnistes exigeaient, dans les faits, que la peinture ne soit pas régie par une académie conservatrice mais par les peintres individualistes. L’émergence d’un marché de l’art au sein de la bourgeoisie renforçait cette dynamique parallèle aux institutions.

    L’impressionnisme se veut, pour cette raison, profondément décoratif et intimiste, avec suffisamment de flou et de refus du réalisme pour satisfaire une bourgeoisie relativiste cultivant l’entre soi et la quiétude. Le grand symbole de cela est le musée des Impressionnismes de Giverny établi en Normandie là où Claude Monet a travaillé de 1883 à 1926.

    Claude monet résumait son existence d’ailleurs de la manière suivante :

    « Qu’y a-t-il à dire de moi ? Que peut-il y avoir à dire, je vous le demande, d’un homme que rien au monde n’intéresse que sa peinture – et aussi son jardin et ses fleurs ? »

    C’est à Giverny que Claude Monet a peint la série intitulée Les Nymphéas, composée de 250 tableaux, l’exposition de 1909 étant un grand succès au cœur de la Belle époque bourgeoise. On est ici au coeur de la niaiserie cosy, de l’auto-satisfaction pseydo-esthéique à prétention psychologisante, etc.

    Claude Monet, Les Nymphéas, 1909

    Les impressionnistes, en ce qu’ils sont conformistes, partent donc dans toutes les directions, afin de satisfaire un marché de l’art qui leur reste à conquérir par ailleurs : c’est leur moyen de pénétrer le marché en visant un client dans sa pseudo-individualité, au moyen d’une impression qui lui parlerait.

    On a exactement les fondements du pseudo art développé par la bourgeoisie où chacun voit ce qu’il veut, donne la valeur qu’il veut, piochant à travers son subjectivisme dans une réalité qui n’est là que pour être fragmentée et pillée.

    Auguste Renoir, L’allée cavalière au bois de Boulogne (Madame Henriette Darras) (1873),

    L’impressionnisme n’a, pour cette raison, strictement aucune unité : il est un subjectivisme porté par des subjectivistes pour des subjectivistes.

    Berthe Morisot, La chasse aux papillons, 1874
    Gustave Caillebotte, Régates à Argenteuil, 1893
    Armand Guillaumin, Notre-Dame de Paris
    Edouard Manet, La Partie de croquet, 1873
    Claude Monet, Extérieur de la gare Saint-Lazare, arrivée d’un train, 1877
    Alfred Sisley, Une rue à Marly, 1876
    Marie Bracquemond,  « Sous la Lampe » (Alfred Sisley et sa femme dînant chez les Braquemond à Sèvres), 1877

    On est ici toujours dans une pseudo-intimité, dans un confort bourgeois qui se veut une impression et la vie une succession d’impressions qu’on désire toujours confortable.

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  • L’impressionnisme, drapeau du subjectivisme

    Au sens strict, il est incorrect de parler d’impressionnisme, car chaque impressionniste se veut avant tout livré à lui-même. Ce sont ses propres impressions qui comptent, au-delà de toute recherche de représentation de quelque chose.

    Les impressionnistes affirment que le monde n’est pas suffisant, que tout aurait déjà été montré et que, de toutes façons, l’essentiel ne serait pas là. Conformément à la vision du monde de la bourgeoisie triomphante en 1848 et devenue réactionnaire, seul compterait le moi.

    Claude Monet, Le Pont d’Argenteuil, 1874

    L’impressionnisme est l’ennemi juré du réalisme. L’immense peintre russe Ilya Répine a compris que l’impressionnisme c’était, en fin de compte, une lecture subjectiviste prenant la couleur comme prétexte. Dans une lettre, le peintre russe Ivan Kramskoï lui dit :

    « Il faut certes aller vers la lumière, vers les couleurs et l’air, mais… comment faire pour ne pas perdre la qualité la plus précieuse de l’artiste – le cœur? »

    Ilya Répine lui répond par la négative :

    « Vous dites qu’il faut aller vers la lumière, vers les couleurs. Pas du tout. Et ici, notre tâche est satisfaite. Le visage, l’âme d’une personne, le drame de la vie, les impressions de la nature, sa vie et son sens, l’esprit de l’histoire – ce sont nos thèmes, me semble-t-il ; les couleurs sont notre outil … »

    Le conflit entre le réalisme et l’impressionnisme est celui entre le matérialisme et l’idéalisme. Le réalisme pose que le monde existe et qu’on peut tirer une synthèse d’un de ses aspects ; l’impressionnisme que seule une partie du monde est saisie et amène éventuellement une impression personnelle qu’on peut représenter de manière particulière.

    Claude Monet, Le Palais ducal [de Venise], 1908-1912

    La peinture russe des Ambulants est ainsi en contradiction complète avec l’impressionnisme. Ilya Répine entra dans l’exposition du mouvement Valet de carreau, regroupant les impressionnistes russes, cracha et sortit.

    Lorsque le célèbre galeriste Pavel Tretiakov se procura en 1889 le tableau Fille éclairée par le soleil peint l’année précédente par Valentin Serov, le titan du réalisme Vladimir Makovski lui asséna :

    « Depuis quand, Pavel Mikhailovich, avez-vous commencé à inoculer la syphilis dans votre galerie? »

    C’était là se moquer des effets impressionnistes sur le visage, rapprochés des effets de la maladie qu’est la syphilis ; c’était également dénoncer une mise en perspective individualiste, subjectiviste, somme toute malsaine.

    Valentin Serov, Fille éclairée par le soleil, 1888

    L’absence de reconnaissance pour l’impressionnisme était d’ailleurs à l’origine équivalent à celle de l’art contemporain aujourd’hui ; tout comme la bourgeoisie s’est séparée de la société à partir de 1848, l’impressionnisme est séparé de la société : même la bourgeoisie le prend directement comme un produit de consommation.

    On a ainsi la comédie de 1877 La Cigale, de Henry Meilhac et Ludovic Halévy, ainsi que Les Impressionnistes, comédie-vaudeville en 1 acte, de Victor Bernard et Eugène Grangé, en 1879. Dans cette dernière pièce, l’opportunisme moderniste est bien résumé dans le passage suivant :

    Alaric

    Il n’y a, vois-tu, que mon système.

    Anatole

    Ton système ?…

    Alaric

    Impressionniste, mon cher, impressionniste !… Pour réussir en toutes choses, c’est comme en peinture, il faut frapper fort, épater le vulgaire, être impressionniste enfin !… C’est le clou du succès. 

    Voici des passages de La cigale, où les impressionnistes et tous les artistes du genre sont présentés comme des hurluberlus vaniteux et vains.

    Marignan

    Vous devez être de mon avis, alors. Adèle et puis Michu, ça n’est vraiment pas une société… Moi à la rigueur, je pourrais encore aller. Je ne suis ni baronne, ni marquis, mais…

    Le marquis

    Qu’est-ce que vous êtes ?

    Marignan, rapidement, escamotant un peu le mot.

    Moi ? Je suis luministe…

    Le marquis

    Est-il possible ?

    Marignan, même jeu.

    Oui, je suis luministe…

    Le marquis

    De quoi ?

    Marignan

    Plaît-il ?

    Le marquis

    Vous me dites que vous êtes le ministre… Je vous demande de quoi… de l’intérieur, de l’agriculture ????

    Marignan

    Eh ! Non, je ne vous ai pas dit que j’étais le ministre.

    Le marquis

    Ça m’étonnait aussi, à cause d’Adèle…

    Marignan, disant cette fois le mot très nettement

    Luministe… Je vous ai dit, je suis luministe… je comprends la lumière d’une certaine façon, et alors dans mes tableaux…

    Le marquis

    Ah ! Bon, vous êtes peintre ?…

    Marignan

    Oui, mais je fais de la peinture qui n’est pas de la peinture…

    Le marquis

    J’y suis, vous êtes impressionniste.

    Marignan

    Pas tout à fait… je suis luministe. Je vois les choses d’une certaine manière, et je les fais comme je les vois. Ainsi, je vous vois en lilas : si je faisais votre portrait, je vous ferais lilas (…).

    Marignan, revenant avec un tableau. Ce tableau, tout en longueur, entouré d’un cadre blanc, se compose uniquement de deux bandes de couleur qui, couchées horizontalement, coupent le tableau en deux parties égales ; l’une de ces bandes est bleue, l’autre est d’un ton rougeâtre.

    Voici, messieurs, ce que les intentionnistes ont de plus nouveau à vous offrir…

    Le marquis

    Les inten…

    Marignan

    …tionnistes. Nous ne sommes plus impressionnistes, maintenant, nous sommes intentionnistes, nous avons des intentions.

    Edgard

    Ça vous suffit…

    Marignan, appuyant le tableau sur le baquet

    Regardez, messieurs, regardez… C’est un tableau à deux fins.

    Edgard

    Comment, à deux fins ?…

    Marignan

    Oui… Regardez de ce côté… (Montrant la bande bleue) C’est la mer, la mer immense… (Montrant la bande rouge) illuminée par un magnifique coucher de soleil… Tournez maintenant le tableau de l’autre côté… (Aidé par Michu, il retourne le tableau ; montrant la bande rouge) C’est le désert… les sables brûlants du désert… et au-dessus (montrant la bande bleue) un ciel d’azur.

    Le marquis

    C’est admirable ! (…)

    La cigale, prenant un petit tableau

    Qu’est-ce que ça représente, ça ?

    Marignan

    Ça ?

    La cigale

    Oui…

    Marignan

    Attendez donc un peu… attendez donc… je ne me rappelle pas bien…

    La cigale

    Comment, vous ne vous rappelez pas ?…

    Marignan

    Non… mais ça doit être écrit derrière… Vous n’avez qu’à regarder… j’ai l’habitude, quand j’ai fini un tableau, d’écrire le sujet…

    La cigale, lisant

    Paysage… c’est un paysage

    Marignan

    Oui, oui, je me souviens maintenant… c’est paysage rustique.

    La bourgeoisie n’a pas dépassé tout ce qu’on retrouve là ; la pièce Art de Yasmina Reza, de 1994, avec son tableau blanc (« une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux) ne fait que reprendre ce qu’on a déjà avec la « peinture à deux fins » de La cigale en 1877…

    À ceci près que le caractère vain de tout cela était à l’époque encore apparent, contrairement aux prétentions métaphysiques et transcendantales de l’art contemporain.

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  • Impression, soleil levant

    Lorsque la bourgeoisie a triomphé, en 1848, elle ne peut plus assumer ni de poser un système intellectuel formant une vision du monde, ni d’affirmer le réalisme. Comme classe dominante, il était dans sa nature de procéder à deux choses : tout d’abord, masquer la réalité pour en nier les contradictions, ensuite présenter l’individualité censée être pure comme l’alpha et l’oméga de l’existence.

    L’impressionnisme, mouvement de peinture de la seconde moitié du XIXe siècle, est le premier drapeau de cette transformation de la bourgeoisie, qui à partir de là liquide tout ce qu’elle a pu porter dans son affrontement avec le mode de production féodal. L’impressionnisme conduit, par le chemin du libéralisme et du relativisme, à l’art contemporain.

    Gelée blanche, champs labouré, Pissarro, 1873, présente à l’exposition de 1874
    Le passage de l’article du Charivari sur les impressionnistes au sujet de la Gelée blanche de Pissarro

    L’impressionnisme est le moment où l’artiste devient prétendument plus important que la société et les techniques artistiques, que l’héritage culturel et le patrimoine historique national (démocratique).

    Il est bien connu que cela s’associe à l’image de l’artiste isolé, maudit, créatif et par conséquent asocial ou antisocial, avec un goût pour l’alcool, les drogues, une vie dissolue.

    L’impressionnisme, c’est le subjectivisme dans les arts, la grande bataille contre le réalisme et contre la nature et, dans les faits, la cassure complète du peuple et d’une fiction censée être de l’art et ne relevant que de la vision du monde bourgeoise.

    Pour le subjectivisme, la réalité ne suffit pas ; c’est l’idéologie de l’impression individuelle comme seul horizon possible.

    De l’heureuse influence de l’alcoolisme dans les arts, caricature parue dans Le Rire, 1904

    Le terme d’impressionnisme fait suite à une exposition en 1874 dans les locaux du photographe Nadar à Paris, à l’initiative d’une  Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs.

    On y trouvait notamment Impression, soleil levant de Claude monet.

    Le journaliste Louis Leroy s’appuya sur ce titre pour dézinguer l’exposition et ses impressionnistes dans un article du 25 avril 1874 pour le quotidien illustré satirique Le Charivari. Le terme est alors resté, les artistes acceptant tout à fait de voir leur subjectivisme de fait reconnu.

    L’Exposition des impressionnistes

    Oh! ce fut une rude journée que celle où je me risquai à la première exposition du boulevard des Capucines en compagnie de M. Joseph Vincent, paysagiste, élève de Bertin, médaillé et décoré sous plusieurs gouvernements!

    L’imprudent était venu là sans penser à mal; il croyait voir de la peinture comme on en voit partout, bonne et mauvaise, plutôt mauvaise que bonne, mais non pas attentatoire aux bonnes mœurs artistiques, au culte de la forme et au respect des maîtres. — Ah! la forme! Ah! les maîtres! Il n’en faut plus mon pauvre vieux! Nous avons changé tout cela.

    En entrant dans la première salle, Joseph Vincent reçut un premier coup devant la Danseuse, de M. Guillaumin.

    — Quel dommage, me dit-il, que le peintre, avec une certaine entente de la couleur, ne dessine pas mieux: Les jambes de sa danseuse sont aussi floches que la gaze des jupons.

    — Je vous trouve dur pour lui, répliquai-je. Ce dessin-là est très-serré au contraire.

    L’élève de Bertin, croyant que je faisais de l’ironie, se contenta de hausser les épaules sans prendre la peine de me répondre.

    Tout doucement alors, de mon air le plus naïf, je le conduisis devant le Champ labouré, de M. Pissaro.

    A la vue de ce paysage formidable, le bonhomme crut que les verres de ses lunettes s’étaient troublés. Il les essuya avec soin, puis les reposa sur son nez.

    — Par Michalon! s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça?

    — Vous voyez… une gelée blanche sur des sillons profondément creusés.

    — Ça des sillons, ça de la gelée?… Mais ce sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile salle. Ça n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière.

    — Peut-être… mais l’impression y est.

    — Eh ben, elle est dròle l’impression!… Oh!… et ça?

    — Un Verger, de M. Sisley. Je vous recommande le petit arbre de droite; il est gai; mais l’impression…

    — Laissez-moi donc tranquille avec votre impression!… Ce n’est ni fait ni à faire. Mais voici une Vue de Melun, de M. Rouart, où il y a quelque chose dans les eaux. Par exemple, l’ombre du premier plan est bien cocasse.

    — C’est la vibration du ton qui vous étonne.

    — Dites le torchonné du ton, et je vous comprendrai mieux. — Ah! Corot, Corot, que de crimes on commet en ton nom! C’est toi qui as mis à la mode cette facture lâchée, ces frottis, ces éclaboussures, devant lesquels l’amateur s’est cabré pendant trente ans, et qu’il n’a acceptés que contraint et forcé par ton tranquille entêtement. Encore une fois la goutte d’eau a percé le rocher!

    Le pauvre homme déraisonnait ainsi assez paisiblement et rien ne pouvait me faire prévoir l’accident fâcheux qui devait résulter de sa visite à cette exposition à tous crins. Il supporta même sans avarie majeure la vue des Bateaux de pêche sortant du port, de M. Claude Monet; peut-être parce que je l’arrachai à cette contemplation dangereuse avant que les petites figures délétères du premier plan eussent produit leur effet. Malheureusement j’eus l’imprudence de le laisser trop longtemps devant le Boulevard des Capucines du même peintre.

    — Ah! ah! ricana-t-il à la Méphisto, est-il assez réussi, celui-là!… En voilà de l’impression ou je ne m’y connais pas… Seulement veuillez me dire ce que représentent ces innombrables lichettes noires dans le bas du tableau!

    — Mais, répondis-je, ce sont des promeneurs.

    — Alors je ressemble à ça quand je me promène sur le boulevard des Capucines?… Sang et tonnerre! Vous moquez-vous de moi à la fin?

    — Je vous assure, monsieur Vincent…

    —- Mais ces taches ont été obtenues par le procédé qu’on emploie pour le badigeonnage des granits de fontaine: Pif! paf! v’li! v’lan! Va comme je te pousse! C’est inouï, effroyable! J’en aurai un coup de sang bien sûr!

    J’essayai de la calmer en lui montrant le Canal Saint-Denis, de M. Lépine, et la Butte Montmartre, de M. Ottin, tous les deux assez fins de ton; mais la fatalité était la plus forte; les Choux de M. Pisarro l’arrêtèrent au passage, et de rouge il devint écarlate.

    — Ce sont des choux, lui dis-je d’une voix doucement persuasive.

    — Ah! les malheureux, sont-ils assez caricaturés!…. Je jure de n’en plus manger de ma vie!

    — Pourtant ce n’est pas leur faute si le peintre…

    — Taisez-vous!… ou je fais un malheur!

    Tout à coup il poussa un grand cri en apercevant la Maison du pendu, de M. Paul Cézanne. Les empâtements prodigieux de ce petit bijou achevèrent l’œuvre commencée par le Boulevard des Capucines; le père Vincent délirait.

    D’abord sa folie fut assez douce. Se mettant an point de vue des Impressionnistes, il abondait dans leur sens. — Boudin a du talent, me dit-il devant une plage de cet artiste; mais pourquoi pignoche-t-il ainsi ses marines?

    — Ah! vous trouves sa peinture trop faite?

    — Sans contredit. Parlez-moi de Mlle Morisot! Cette jeune personne ne s’amuse pas à reproduire une foule de détails oiseux. Lorsqu’elle a une main à peindre (la Lecture), elle donne autant de coups de brosse en long qu’il y a de doigts, et l’affaire est faite. Les niais qui cherchent la petite bête dans une main n’entendent rien à l’art impressif, et le grand Manet les chasserait de sa république.

    — Alors M. Renoir suit la bonne voie, il n’y a rien de trop dans ses Moissonneurs. J’oserai même dire que ses figures…

    — Sont encore trop étudiées.

    — Ah! monsieur Vincent!… Mais voyez donc ces trois touches de couleur qui sont censées représenter un homme dans les blés.

    — Il y en a deux de trop; une seule suffisait.

    Je jetai un coup d’œil sur l’élève de Bertin: son visage tournait au rouge sombre. Une catastrophe me parut imminente, et il était réservé à M. Monet de lui donner le dernier coup.

    — Ah! le voilà, le voilà! s’écria-t-il devant le no 98. Je le reconnais le favori de papa Vincent! Que représente cette toile? Voyez au livret

    — «Impression, Soleil levant

    — Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… Et quelle liberté, quelle aisance dans la facture! Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là!

    — Cependant qu’auraient dit Michalon, Bidault, Boisselier et Bertin devant cette toile impressionnante?

    — Ne me parlez pas de ces hideux croûtons! hurla le père Vincent. En rentrant chez moi, je crèverai leurs devants de cheminée!

    Le malheureux reniait ses dieux!

    En Vain je cherchai à ranimer sa raison expirante en lui montrant une Levée d’étang, de M. Rouart, à laquelle il manque peu de chose pour être tout à fait bien; une étude de château à Sannois, de M. Ottin, très – lumineuse et très – fine; mais l’horrible l’attirait. La blanchisseuse, si mal blanchie, de M. Degas, lui faisait pousser des cris d’admiration.

    Sisley lui-même lui paraissait mièvre et précieux. Pour flatter sa manie et de peur de l’irriter, je cherchais ce qu’il y avait de passable dans le tableaux à impression et je reconnaissais sans trop de peine que le pain, les raisins et la chaise du Déjeuner, de M. Monet, étaient de bons morceaux de peinture. Mais il repoussait ces concessions.

    — Non, non! s’écriait-il. Monet faiblit là. Il sacrifie aux faux dieux de Meissonnier. Trop fait, trop fait, trop fait!… Parlez- moi de la Moderne Olympia, à la bonne heure!

    Hélas! allez la voir, celle-là! Une femme pliée en deux à qui une négresse enlève le dernier voile pour l’offrir dans toute sa laideur aux regards charmés d’un fantoche brun. Vous vous souvenez de l’Olympia, de M. Manet? Eh bien, c’était un chef-d’œuvre de dessin, de correction, de fini, comparée à celle de M. Cézanne.

    Enfin le vase déborda. Le cerveau classique du père Vincent, attaqué de trop de côtés à la fois, se détraqua complétement. Il s’arrêta devant le gardien de Paris qui veille sur tous ces trésors, et, le prenant pour un portrait, se mit à m’en faire une critique très-accentuée.

    — Est-il assez mauvais! fit-il en haussant les épaules. De face il a deux yeux… et un nez… et une bouche!… Ce ne sont pas les impressionnistes qui auraient ainsi sacrifié au détail. Avec ce que le peintre a dépensé d’inutilités dans cette figure, Monet eût fait vingt gardiens de Paris!

    — Si vous circuliez un peu, vous, lui dit le portrait,

    — Vous l’entendez! il ne lui manque même pas la parole!… Faut-il que le cuistre qui l’a pignoché ait passé du temps à le faire!

    Et pour donner à son esthétique tout le sérieux convenable, le père Vincent se mit à danser la danse du scalp devant le gardien ahuri, en criant d’une voix étranglée:

    — Hugh!… Je suis l’impression qui marche, le couteau à palette vengeur, le Boulevard des Capucines, de Monet, la Maison du pendu et la Moderne Olympia, de M. Cézanne! Hugh! hugh! hugh!

    LOUIS LEROY.

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  • La Chine révisionniste et la ligne internationale

    Initialement, la Chine devenue révisionniste maintint en apparence certains fondamentaux. En 1977 elle produisit un document sur la théorie des trois mondes, cherchant ainsi une certaine légitimité dans sa démarche, alors qu’en réalité sa ligne était totalement opportuniste.

    Deng Xiaoping cherchait en fait à préserver la Chine révisionniste de toute action d’éclat, de tout éclat, comme pour passer sous les radars, afin d’aller à long terme dans le sens d’une superpuissance. Il fallait ainsi continuer d’avoir de bons rapports avec la superpuissance américaine, mais également contrebalancer par de nouveaux rapports avec la superpuissance soviétique.

    Au début de l’année 1979, Deng Xiaoping se rendit aux États-Unis alors que les relations diplomatiques sino-américains venaient d’être établies, aux dépens du régime de Taïwan (les États-Unis retirant leurs forces armées de l’île). Un Communiqué conjoint sino-américain du 17 août 1982 prolongea ce rapprochement, alors que le président américain Ronald Reagan vint à Pékin en 1984.

    C’était là un gage de stabilité à l’écart du conflit des deux superpuissances (et non contre elles comme à l’époque de Mao Zedong). De 1982 à l’effondrement du social-impérialisme soviétique en 1989, la ligne suivit ainsi le mot d’ordre « Indépendant et pacifique » (Duli zhizhu de heping waijiao).

    Deng Xiaoping aux Etats-Unis en 1979

    La ligne fut avalisée au 12e congrès du Parti Communiste de Chine devenu révisionniste, en septembre 1982, avec la « construction du socialisme aux caractéristiques chinoises », accompagnée d’une dénonciation complète de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

    Dès lors, comme il était clair que la superpuissance américaine ne laisserait pas le social-impérialisme soviétique s’approprier la Chine, cette dernière modifia sa ligne. L’important diplomate chinois Huan Xiang, dans son article d’octobre 1982 publié dans le Quotidien du peuple, abandonna la thèse de l’URSS comme principale source de la menace de guerre.

    Au mois de novembre, le ministre chinois des affaires étrangères, Huang Hua, alla à Moscou pour l’enterrement de Brejnev. Il exprima le fait d’être « optimiste » quant aux rapports sino-soviétiques, ce qui lui valut toutefois de devoir démissionner peu après son retour à Pékin.

    En 1984, c’est le vice-premier ministre chinois Wan Li qui alla à Moscou pour l’enterrement d’Andropov, de même qu’en 1985 pour celui de Tchernenko. Rencontrant le nouveau secrétaire, Gorbatchev, il affirma son souhait que l’URSS avance dans la construction du socialisme. C’était là la fin officielle de la thèse du social-impérialisme soviétique et la reconnaissance de l’URSS comme « socialiste ».

    Entre 1983 et 1984, le commerce sino-soviétique double pratiquement, de même pour entre 1984 et 1985. Cependant, on restait dans un chiffre bien inférieur au commerce soviéto-japonais ou même soviéto-américain.

    Gorbatchev en personne vint alors à Pékin en mai 1989. Il y avait là tout un nouvel alignement, où la Chine était passée en quelque chose sous le chapeau américain tout en préservant une certaine indépendance, et c’est là où va s’enclencher le processus de la Chine comme atelier, puis usine du monde.

    Cette période suit la ligne internationale définie par le mot d’ordre « adopter un profil bas » (Taoguang yanghui) et va se prolongea jusqu’au milieu des années 1990.

    En septembre 1989, Deng Xiaoping résuma de la manière suivante les points fondamentaux de cette ligne internationale chinoise. Il fallait avoir du recul, agir sans précipitation, renforcer la Chine intérieurement.

    Il fallait observer et analyser calmement (lengjing guancha), assurer ses propres positions (wenzhu zhenjiao), faire face aux changements patiemment et avec confiance (chenzhuo yingfu), masquer ses capacités et éviter d’apparaître sous les feux de la rampe (taoguang yanghui), savoir maintenir un profil bas (shangyu shouzhuo), ne jamais diriger (juebu dangtou), s’efforcer d’aboutir à des réalisations (yousuo zuowei).

    Le président russe Boris Yeltsine vint à Pékin en avril 1996 et un traité de partenariat stratégique, en mode coopératif, fut signé. C’était là la reconnaissance par la Russie que, de toute façon, elle n’était plus en mesure de rien contre la Chine, alors qu’un rapprochement était utile pour contrebalancer la superpuissance américaine. En 1997 ce fut le président chinois Jiang Zemin qui vint à Moscou, pour la signature d’une déclaration commune pour un monde multi-polaire.

    La Chine commençait sa marche forcée pour devenir une superpuissance.

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    contre l’hégémonie des superpuissances

  • La Chine populaire et la ligne internationale des trois mondes

    La politique dite du « ping pong » eut un écho international et le social-impérialisme soviétique était coincé en ce qui concerne la Chine populaire. Il savait qu’attaquer celle-ci impliquait une intervention américaine, puisqu’il était hors de question pour les États-Unis de laisser l’URSS prendre le dessus. L’établissement de rapports sino-américains permettait de bloquer l’initiative soviétique, la Chine populaire n’étant plus totalement isolée.

    De fait, la Chine populaire avait également réussi son pari et le 25 octobre 1971, la 26e session de l’Assemblée générale des Nations unies intégra la Chine populaire aux Nations unies au moyen de la Décision 2758.

    La résolution est très claire ; 76 pays ont voté pour, dont 26 pays africains.

    « L’Assemblée générale,

    Rappelant les principes de la Charte des Nations unies,

    Considérant que le rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine est indispensable à la sauvegarde de la Charte des Nations unies et à la cause que l’Organisation doit servir conformément à la Charte,

    Reconnaissant que les représentants du Gouvernement de la République populaire de Chine sont les seuls représentants légitimes de la Chine à l’Organisation des Nations unies et que la République populaire de Chine est un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité.

    Décide le rétablissement de la République populaire de Chine dans tous ses droits et la reconnaissance des représentants de son gouvernement comme les seuls représentants légitimes de la Chine à l’Organisation des Nations unies, ainsi que l’expulsion immédiate des représentants de Tchang Kaï-chek du siège qu’ils occupent illégalement à l’Organisation des Nations unies et dans tous les organismes qui s’y rattachent. »

    Dans ce cadre, Mao Zedong formula le principe que « trois mondes se dessinent ». Lors d’une discussion le 22 février 1974 avec Kenneth David Kaunda, le premier président zambien, Mao Zedong expliqua que :

    « Je pose que les États-Unis et l’Union Soviétique appartiennent au premier monde. Les éléments du milieu, comme le Japon, l’Europe, l’Australie et le Canada, appartiennent au second monde. Nous sommes le troisième monde (…).

    Tous les pays asiatiques, excepté le Japon appartiennent au troisième monde. Toute l’Afrique et également l’Amérique latine appartiennent au troisième monde. »

    Deng Xiaoping rendit public cette analyse faite par la Chine populaire lors d’une session spéciale de l’assemblée générale de l’ONU au sujet des matières premières et du développement, le 10 avril 1974. Il y dit notamment :

    « Actuellement, la situation internationale s’avère très favorable aux pays en voie de développement et aux peuples du monde. L’ordre ancien, basé sur le colonialisme, l’impérialisme et l’hégémonisme, se voit ébranlé et miné chaque jour davantage. Les rapports internationaux sont en mutation violente. Le monde entier connaît des bouleversements, il n’est pas tranquille. Cette situation est marquée, pour reprendre une expression chinoise, par « de grands bouleversements sous le ciel » (…).

    Le camp socialiste, qui avait existé pendant un temps après la Seconde Guerre mondiale, a déjà cessé d’être, avec l’apparition du social-impérialisme. Sous l’effet de la loi de l’inégalité du développement du capitalisme, le bloc impérialiste occidental s’est également désagrégé.

    À en juger par les changements survenus dans les relations internationales, notre globe comporte maintenant, en fait, trois parties, trois mondes qui sont à la fois liés mutuellement et contradictoires entre eux. Les États-Unis et l’Union soviétique forment le premier monde ; les pays en voie de développement d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et des autres régions, le tiers monde ; et les pays développés se trouvant entre les deux, le second monde.

    Les deux superpuissances, les États-Unis et l’Union soviétique, tentent, mais en vain, de s’assurer l’hégémonie mondiale. Elles cherchent, par divers moyens, à placer sous leur contrôle respectif les pays en voie de développement d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ; et en même temps, elles malmènent les pays développés dont le potentiel est inférieur au leur.

    Les deux superpuissances, les plus grands exploiteurs et oppresseurs internationaux de notre époque, constituent le foyer d’une nouvelle guerre mondiale. Toutes deux disposent d’importantes quantités d’armes nucléaires. Elles se lancent dans une course effrénée aux armements, font stationner des troupes aux effectifs considérables hors de leurs frontières et établissent partout des bases militaires, menaçant ainsi l’indépendance et la sécurité de tous les autres pays.

    Elles ne cessent de soumettre les autres États à la mainmise, à la subversion, à l’intervention et à l’agression. Toutes deux se livrent, sur le plan économique, à l’exploitation des autres nations, au pillage de leurs richesses et à la spoliation de leurs ressources (…).

    Des contradictions inconciliables opposent les deux superpuissances puisqu’elles se disputent l’hégémonie mondiale ; ou tu l’emportes sur moi, ou c’est moi qui l’emporte sur toi. Le compromis et la collusion entre elles ne peuvent qu’être partiels, temporaires et relatifs, tandis que leur rivalité est générale, de longue durée et absolue.

    La soi-disant « réduction équilibrée des forces armées » et la soi-disant « limitation des armements nucléaires stratégiques » ne sont, en fin de compte, qu’un pur verbiage. En réalité, il ne peut y avoir ni « équilibre » ni « limitation ».

    Il se peut que les deux superpuissances parviennent à certains accords, mais de tels accords ne sont que des choses superficielles et trompeuses, sous le couvert desquelles elles se lancent, au fond, dans une rivalité plus grande encore.

    La rivalité entre les superpuissances s’étend partout dans le monde. Sur le plan stratégique, le point clé de leur rivalité, c’est l’Europe, où elles se trouvent en affrontement intense depuis de longues années. Par ailleurs, leur dispute s’accentue au Moyen-Orient, en Méditerranée, dans le golfe Persique, dans l’océan Indien comme dans la région du Pacifique.

    Elles prêchent journellement le désarmement ; mais en fait, il se ne passe un seul jour sans qu’elles ne procèdent à l’expansion des armements. Tous les jours, elles parlent de « détente » mais créent en fait la tension. Là où elles portent leur rivalité, il y a des bouleversements.

    Tant qu’existeront l’impérialisme et social-impérialisme, notre planète ne saurait absolument pas connaître la tranquillité ni la paix dite durable ; ou bien ce sont eux qui entreront la guerre l’un contre l’autre, ou bien ce sont les peuples qui se dresseront pour la révolution.

    Comme l’a fait ressortir le président Mao Zedong, « le danger d’une nouvelle guerre mondiale demeure et les peuples du monde doivent y être préparés. Mais aujourd’hui, dans le monde, la tendance principale, c’est la révolution » (…).

    Un grand pays socialiste, s’il connaît la restauration du capitalisme, deviendra inévitablement une superpuissance.

    La Grande Révolution culturelle prolétarienne menée en Chine au cours de ces dernières années, et le mouvement de critique de Lin Piao et de Confucius qui se développe à l’échelle nationale, ont l’un comme l’autre pour but de prévenir le retour au capitalisme et de garantir que la Chine socialiste ne changera jamais de couleur, qu’elle se tiendra pour toujours aux côtés des nations et peuples opprimés.

    Si la Chine venait un jour à changer de nature et devenait une superpuissance se conduisant elle aussi en despote dans le monde et se livrant partout aux vexations, à l’agression et à l’exploitation, alors les peuples du monde seraient en droit de lui coller l’étiquette de social-impérialisme, de dénoncer ce social-impérialisme, de le stigmatiser et, de concert avec le peuple chinois, de l’abattre.

    Monsieur le président,

    L’histoire se développe dans la lutte, et le monde avance à travers les bouleversements.

    L’impérialisme et surtout les superpuissances, assaillis de multiples difficultés, connaissent un déclin accéléré.

    Les pays veulent l’indépendance, les nations veulent la libération et les peuples veulent la révolution ; c’est un courant irrésistible de l’histoire. Nous sommes convaincus que les pays et les peuples du tiers monde, en renforçant leur solidarité, en unissant à eux toutes les forces susceptibles d’être unies et en persévérant dans une lutte prolongée, seront à même d’arracher sans cesse de nouvelles victoires. »

    C’est une position absolument matérialiste dialectique et il est subtil que ce soit Deng Xiao Ping qui ait fait ce discours qui affirme que si la Chine devient social-impérialiste, alors il faudrait l’abattre également, étant donné que Deng Xiao Ping était un tenant de la ligne droitière, de restauration du capitalisme, qui triomphera même par la suite.

    C’était là quelque chose relevant de l’approche de Mao Zedong de laisser s’exprimer les contradictions afin d’éviter qu’elles ne se masquent et qu’on ne puisse les résoudre.

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    contre l’hégémonie des superpuissances

  • La Chine populaire et la ligne internationale par rapport aux États-Unis pour contrer le social-impérialisme soviétique

    Ce qui arrive à la toute fin des années 1970 avait été parfaitement pressenti par la Chine populaire. La frontière sino-soviétique, longue de 7300 kilomètres, voyait la Chine toucher le Tadjikistan, le Kirghizstan, le Kazakhstan et la Sibérie. Si le Vietnam passait dans le giron du social-impérialisme soviétique, et c’est ce qui se passa, la situation allait être catastrophique et ce d’autant plus si les deux superpuissances dominantes se mettaient d’accord pour profiter d’un avantage aux dépens de la Chine populaire.

    Il fallait donc profiter de la contradiction entre les deux superpuissances et c’est ce qui fut mis en place dès la considération faite en 1968 que l’URSS était un social-impérialisme et qu’elle était la principale menace pour la paix dans le monde.

    Les peuples du monde doivent s’unir pour s’opposer à toute guerre d’agression provoquée par l’impérialisme ou le social-impérialisme, et s’opposer en particulier à une guerre d’agression avec utilisation d’armes atomiques! Si une telle guerre se déclenche, les peuples du monde doivent contrer cette guerre d’agression par la guerre révolutionnaire, et doivent se préparer à cela dès aujourd’hui! [Mao Zedong]

    Les États-Unis, placés sur la défensive, avaient d’ailleurs besoin de la Chine populaire alors que l’URSS ne cessait d’avancer ses pions partout dans le monde. Il n’y avait cependant aucun contact entre les deux pays.

    Les États-Unis avaient compris avec l’intervention chinoise en Corée au tout début des années 1950 que, désormais, il fallait tabler sur une situation totalement différente en Asie et sur une capacité d’action conjointe soviéto-chinoise d’un haut niveau.

    Ils firent alors de l’île de Kimnen un point d’abcès. Cette toute petite île à simplement deux kilomètres des côtes continentales dépendait de Taiwan, la « république de Chine » fondée en catastrophe en 1949 par les partisans de Tchiang Kaï-Chek avec l’appui américain.

    Elle fut au cœur de la crise du détroit de Taïwan de 1954-1955 et de celle de 1958. C’est notamment sur elle que se replièrent les troupes américano-taïwanaises après la prise par la Chine populaire du groupe des îles Tachen en 1955. Et lors de la seconde crise, la Septième flotte américaine intervint dans le détroit avec parallèlement une menace de frappe nucléaire américaine en cas d’occupation de l’île.

    Aucune provocation américaine ne peut intimider le peuple chinois!

    L’absence totale de rapports ne serait-ce qu’indirects n’était toutefois pas possible et à partir de 1955 un processus de mise en rapport au haut niveau s’engagea. Des rencontres officieuses eurent lieu à Varsovie et elles se prolongèrent durant les années 1960. L’affirmation du social-impérialisme soviétique imposa un changement qualitatif.

    En 1970, les États-Unis autorisèrent les visites non touristiques de ses citoyens en Chine, autorisa les compagnies pétrolières américaines d’approvisionner des ports chinois et annula certaines restrictions commerciales. C’était la politique dite « containment not isolation » : il s’agit de contenir la poussée communiste, tout en ne pratiquant plus un blocus visant à l’isolement.

    Richard Nixon était alors président, depuis janvier 1969 ; il représentait particulièrement cette ligne. Dans l’importante revue Foreign Affairs, il exigeait en 1968 une ouverture à la Chine. C’était d’autant plus significatif qu’il représentait la fraction la plus anticommuniste de la bourgeoisie américaine.

    Il s’engagea ainsi un processus où les États-Unis demandèrent au Pakistan et à la Roumanie de faire passer le message à la Chine populaire comme quoi il serait temps d’avoir des rapports diplomatiques ouverts.

    En avril 1971, une équipe américaine de tennis de table se rendit à Pékin, invitée par ses homologues ; en juillet, le conseiller du président Nixon, Henry Kissinger, se rendit également à Pékin. Ce fut qualifié alors par la presse internationale de diplomatie du ping-pong, dont le point culminant fut la venue de Nixon, le 21 février 1972.

    Nixon reçu à Pékin en 1972 par Zhou Enlai

    Les délégations signèrent alors à Shanghai un traité de coopération et de compréhension mutuelle, et en mai 1973 eut lieu l’établissement d’offices de liaison entre les capitales.

    Le président américain Gerald Ford visita la Chine populaire en décembre 1975 et les relations diplomatiques furent instaurées entre les deux pays, finalement, en janvier 1979.

    Ce fut un moment capital. Si l’on regarde la situation à la fin des années 1970, on a le quart de l’armée soviétique en extrême-Orient (un million de soldats, 14 000 chars), le quart de son aviation (2200 avions), alors que la marine présente dans le Pacifique est la plus puissante de ses quatre flottes (90 navires, 135 sous-marins, etc.).

    La production de pétrole dans la partie orientale de l’URSS était très faible en 1970 : en 1980 elle représente la moitié de la production totale, étant à même d’alimenter l’armée dans cette partie du monde. Le tiers de la production militaire fut d’ailleurs désormais produit également dans l’Est de l’URSS.

    Durant des années, des opérations de grignotage de territoire ont été massivement menées. Les accrochages frontaliers furent très nombreux, trois étant la source de violentes polémiques : en mars 1974, un hélicoptère soviétique pénètre de 70 km en territoire chinois, essayant même d’atterrir avant d’être capturé. L’hélicoptère soviétique, censé être membre d’une opération de secours et s’être perdu, ne disposait en fait que d’armements et d’outils de reconnaissance.

    Renforcer sa vigilance, défendre la mère patrie! Être prêt à n’importe quel moment à détruire les envahisseurs ennemis!

    En mai 1978, un hélicoptère soviétique, accompagné de 18 bateaux à moteurs et de trente soldats, pénétra sur 4 km en Chine, tirant sur la population locale. En juillet 1979, un guet-apens soviétique amena la mort de plusieurs Chinois, dont les corps furent ramenés en URSS pour accuser la Chine de violer les frontières.

    En 1980, le Quotidien du peuple contint ainsi 3400 critiques de l’URSS, relevant de ses politiques intérieure et extérieure, de ses dirigeants, etc.

    Le discours de Brejnev à Tachkent le 24 mars 1982 fut particulièrement agressif. Il accusa la Chine d’avoir des pratiques et des doctrines « contraires aux principes du socialisme », de menacer le mouvement communiste international dans son ensemble, de pratiquer un social-chauvinisme allant dans le sens de l’impérialisme américain avec Reagan, de pratiquer le chantage anti-soviétique avec les pays occidentaux, de couvrir le PCUS de boue, etc.

    En juin 1980, la Chine populaire n’a pratiquement pas de missiles intercontinentaux ICBM (l’URSS en a 1398), aucun sous-marin lanceur de missiles balistiques (l’URSS en a 950), aucun bombardier stratégique intercontinental (l’URSS en a 156), seulement quelques missiles avec chacun une tête nucléaire (l’URSS en a 6000 avec des missiles à plusieurs têtes), 100 vieux bombardiers moyenne distance TU16 et TU14 (l’URSS en a 100 plus 40 de type supersonique), aucun système anti-missile balistique (au contraire de l’URSS sur son site asiatique de test).

    La Chine populaire avait échappé de peu à l’attaque de la part du social-impérialisme soviétique.

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    contre l’hégémonie des superpuissances

  • La Chine populaire et la ligne internationale du Front Uni

    Face aux avancées du social-impérialisme soviétique, la Chine populaire chercha à profiter des interstices pour intervenir. Deux ouvrages de Mao Zedong avaient été dans ce cadre réédités et mis en valeur : Sur la politique et Sur les négociations de Chungking. Datant de la période de la seconde guerre mondiale, ils présentent notamment les questions tactiques lors des négociations.

    De 1970 à 1976, la Chine populaire a prêté, et ce sans intérêts, bien plus aux pays africains que l’URSS (1,8 milliard à 28 pays contre 1 milliard à 20 pays). Les ambassadeurs revenaient dans ces pays après la rééducation lors de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (Guinée, Congo, Tanzanie et Mauritanie en 1969, Mali et Somalie en 1970, Maroc et Algérie en 1971, Ghana, Ouganda, Burundi, Tunisie et Zambie en 1972, Zaïre et Bénin en 1973, Kenya en 1974, la République centrafricaine en 1976).

    Il faut noter également le prêt sans intérêt de 400 millions de dollars et l’envoi de 50 000 ouvriers pour la construction du chemin de fer Tanzanie-Zambie, entre 1970 et 1973.

    Le chemin de fer TAZARA – le chemin de fer de l’amitié

    Il y avait également de nouvelles reconnaissances diplomatiques (Guinée Équatoriale et Éthiopie en 1970, Nigeria, Cameroun, Sierra Leone, Rwanda et Sénégal en 1971, Île Maurice, Togo, Madagascar et Tchad en 1972, Burkina Faso en 1973, Guinée-Bissau, Gabon, Niger et Gambie en 1974, Botswana, Mozambique, Sao Tomé et Principe et les Comores en 1975, le Cap vert et les Seychelles en 1976).

    Pareillement, entre 1970 et 1972, elle ouvre des relations diplomatiques avec 38 pays capitalistes. Cette tendance impliquait toutefois des rapports avec des pays ouvertement réactionnaires, tel l’Iran ; il fallait également avoir des rapports diplomatiques avec des anticommunistes, comme l’empereur éthiopien Haile Selassie qui vint à Pékin en octobre 1971, ou bien le dictateur du Zaïre, Mobutu Sese Seko.

    Cette dimension purement diplomatique fut très incomprise de la part des forces pro-chinoises dans le monde. Ce qui ajoutait également à la confusion était que la Chine populaire dut constater que ce qui était arrivé avec le Vietnam se répétait. Sur aucun tableau il n’y avait de bons résultats, à part de la part des avant-gardes communistes anti-révisionnistes.

    Que tous les peuples du monde s’unissent pour renverser l’impérialisme américain! Pour renverser le révisionnisme soviétique! Pour renverser les réactionnaires de tous les pays!

    La Chine populaire se retrouvait alors dans des situations inconfortables, dont l’exemple le plus connu est l’Angola. Dans ce pays sous domination portugaise, la Chine populaire avait de très bons rapports avec les mouvements de libération.

    Cependant, le MPLA devenait toujours plus pro-soviétique. La Chine populaire soutint alors tant le MPLA que le FNLA et l’UNITA, puis brièvement uniquement ces deux mouvements, surtout l’UNITA, alors que le MPLA était passé dans l’orbite soviétique et épaulé militairement par Cuba, pour finalement abandonner la partie alors que les États-Unis et l’Afrique du sud avaient pris le contrôle respectivement du FNLA et de l’UNITA. Ce fut un fiasco complet donnant une image incompréhensible de la politique chinoise.

    Au Mozambique, la Chine populaire avait massivement soutenu le FRELIMO, qui devint pareillement pro-soviétique à sa victoire ; la Chine populaire soutint alors brièvement le RENAMO mais celui-ci passa entièrement sous la coupe de l’Afrique du Sud. La même catastrophe se produisit avec la SWAPO de Namibie, passée sous la coupe du MPLA angolais et de l’URSS, avec l’ANC en Afrique du Sud, amenant un retournement en faveur du Congrès panafricain d’Azanie qui ne s’impose pas, ou encore la ZANU du Zimbabwe avec Robert Mugabe, passé sous la coupe des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

    Victoire pour les Palestiniens
    Mission de l’OLP à Pékin

    À partir de mai 1965, la Chine populaire avait également célébré la journée de la solidarité avec la Palestine, alors qu’elle avait été le premier pays non-arabe à reconnaître l’OLP né en 1964, dont le premier président Ahmed Choukairy vint dès mars 1965 à Pékin. La Chine populaire fournit d’ailleurs beaucoup de matériel à l’OLP. Cette dernière passa cependant sous la coupe soviétique et au début des années 1970 la question palestinienne n’est plus considérée comme une dynamique révolutionnaire porteuse. Il en alla de même pour l’évaluation du Front populaire de libération d’Oman et du Golfe arabe.

    Il se posait également la question du rapport aux États-Unis, qui faisaient face au challenger qu’était le social-impérialisme soviétique. Il fallait la tactique adéquate pour empêcher l’encerclement de la Chine populaire par les deux superpuissances, ainsi qu’empêcher le social-impérialisme soviétique de s’imaginer tout permis face à la Chine populaire.

    C’est dans ce contexte que le 2 septembre 1965, jour de la capitulation du Japon, Lin Piao avait publié « Vive la victoire de la guerre populaire », où les pays impérialistes étaient présentés comme des villes encerclées par les campagnes représentant l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie en révolte armée. C’était cependant schématique et Lin Piao fut mis de côté pour son ultra-gauchisme. C’est Mao Zedong qui allait élaborer la conception nécessaire.

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  • La Chine populaire et la ligne internationale par rapport au Vietnam

    Le soutien de la Chine populaire au Vietnam dans sa lutte de libération fut immense ; il se conclut cependant par une guerre sino-vietnamienne, alors que le Vietnam était devenu un satellite soviétique et avait pris le contrôle du Cambodge.

    Avant même 1949, l’Armée Populaire de Libération et le Vietminh avaient mené des opérations militaires coordonnées contre les forces coloniales françaises. Lorsque le Vietminh passa à la guerre ouverte avec la France en 1946, il y eut une unité de guérilla sino-vietnamienne opérant à la frontière commune des deux pays, avant que l’Armée Populaire de Libération allant à la victoire parvienne dans la zone et épaule le Vietminh directement.

    Le Sud de la Chine devint de facto une base arrière pour le Vietminh, 20 000 soldats du Vietminh y étaient formés et équipés, alors que plus de trente ouvrages de stratégie communiste chinoise furent traduits en vietnamien. La Chine populaire devint le premier pays à reconnaître la République Démocratique du Vietnam, ce dernier reconnaissant la Chine populaire dans la foulée, avec échange immédiat d’ambassadeurs. Ho Chi Minh vint à Pékin au début de l’année 1950.

    Les peuples des trois pays d’Indochine doivent triompher, l’impérialisme américain doit être défait!

    La Chine populaire fournit au Vietminh environ 30 tonnes de matériel militaire en 1951, 250 tonnes en 1952, 750 en 1953, alors que pour la bataille de Diên Biên Phu en 1954 il y eut une grande vague de matériel soviétique et chinois fourni, avec également des ingénieurs chinois aidant à la réalisation des tranchées et des tunnels et des centaines de défenses anti-aériennes chinoises essentielles dans la bataille, accompagnées de conseillers chinois.

    La Chine populaire fit ainsi partie des pays présents à la conférence de Genève de 1954 sur la Corée et le Vietnam, où le secrétaire d’État américain Dulles refusa de serrer la main au ministre des affaires étrangères chinois Zhou Enlai.

    Comme après 1956, l’URSS se désengageait de son soutien au Nord-Vietnam en prônant le statu quo, la Chine populaire intensifia son engagement dans le domaine militaire, notamment à partir de l’intervention américaine toujours plus massive. La Chine populaire fournit des ingénieurs du rail pour la mise en place de voies ferrées pour le transport des troupes vietnamiennes vers le sud et l’arrivée de matériel depuis la Chine, ainsi que des unités anti-aériennes en masse avec du personnel conseiller.

    Il y eut également la mise en place par la Chine populaire de lignes téléphoniques en masse au Nord-Vietnam, des millions des pièces d’armement de fournies, plusieurs centaines de milliers de soldats chinois étant actifs en rotation au Nord-Vietnam.

    L’impérialisme américain doit être défait! Les peuples du monde doivent être victorieux! Soutenir résolument la lutte des trois nations indochinoises contre l’Amérique et pour sauver la nation!

    Cependant, l’URSS cherchait à tout prix à obtenir la main-mise sur la direction vietnamienne, parvenant à imposer la fourniture de matériel lourd (missiles SAM-7, avions MIG-17, etc.), ce qui aboutit à une sorte de lutte de deux lignes aux contours largement indéfinis. C’est en raison de cette situation qu’Ernesto Che Guevara, qui était centriste comme Ho Chi Minh et se mettait de côté dans la polémique sino-soviétique, affirma que le Vietnam serait tragiquement seul.

    Guevara recevait la critique chinoise de l’URSS, mais tout autant la désinformation soviétique sur la Chine populaire, et il ne voyait pas que les aides étaient en réalité massives mais foncièrement différentes dans leur nature, la Chine populaire poussant à la victoire totale par la mobilisation de masses et l’URSS par une sortie négociée avec une partition et l’établissement d’un régime par en haut.

    Des militaires chinois de haut rang vinrent d’ailleurs au Nord-Vietnam entre octobre 1974 et mars 1975, alors que la victoire allait être complète, Saïgon tombant en avril. Cependant, l’URSS avait réussi son opération et il y eut immédiatement la mise en place d’une approche bureaucratique au Vietnam, se concrétisant par des visées expansionnistes sur le Laos, qui passa sous sa coupe en 1977, et le Cambodge.

    Ce dernier pays bascula alors dans une fuite en avant racialiste anti-vietnamienne sous la conduite des khmers rouges, avec une situation de quasi guerre avec le Vietnam.

    Le 3 novembre 1978, le Vietnam signa avec l’URSS un traité d’amitié et de coopération de 25 ans ; un mois après il envahit le Cambodge, où il établit un régime qui lui soit soumis. Dans la foulée se produit une courte guerre sino-vietnamienne au début de l’année 1979, dans un cadre de tensions extrêmes.

    Lorsque l’URSS envahit l’Afghanistan en 1979, la Chine se voit ainsi littéralement encerclée, alors que l’URSS transforma la base maritime de la Baie de Cam Ranh en l’agrandissant jusqu’à atteindre 100 kilomètres carrés.

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