Le 12 février 1934 vu par Ilya Ehrenbourg

L’année 1928, un dirigeant de la social-démocratie autrichiennne me montrait les maisons qui avaient été fait construire par la ville de Vienne. C’était des bâtiments magnifiques, plein de lumière et d’air. Ils étaient entourés de jeunes arbres, de pelouses et de parterres de fleurs.

Je vis tout : également les aires de jeux pour enfants, les établissements de bains et les cafés. Libérés des puantes grottes de misère de la vieille Vienne, les enfants d’ouvriers s’égayaient sur des petites places vert clair.

Les maisons portaient le nom dont le classe ouvrière du monde entier est fière : Karl Marx, Engels, Liebknecht. Il s’agissait de véritables villes, construites par les meilleurs architectes d’Europe. En leur sein vivaient des dizaines de milliers d’ouvriers et d’employés.

Lorsqu’on jetait un œil sur les maisons, on pouvait oublier la réalité : qu’étaient assis des officiers impatients dans les cafés du Ring [boulevard circulaire encerclant le centre-ville], qu’exigeaient la destruction des infidèles des évêques gonflés en soutane pourpre, que signaient des chèques à des pogromistes chrétiens-sociaux acharnés des banquiers juifs se rappelant qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, que tout Vienne n’est au fond qu’une carte importante sur un tapis vert, et que bluffent, rient, perdent et gagnent ici des joueurs rusés – Italiens, Allemands, Français, Tchèques.

Oui, si l’on jetait un œil sur les fontaines jaillissantes de la cité Karl Marx, sur les salles de lecture et les terrains sportifs, alors on pouvait oublier toute la dure vérité. Et pourtant cette vérité se présentait derrière chaque recoin.

A côté des festives fontaines jaillissantes, un chômeur tiraillé par la faim s’effondrait par terre. Beaucoup de façades de la ville rappelaient au tempétueux mois de juillet de l’année 1927. Lorsque les fils des grands propriétaires terriens du Tyrol maudissaient les façades des bâtiments des villes, ils disaient : « Cela fait assez longtemps que la canaille nous a sucé notre sang ».

Je disais alors à mon accompagnateur : « De fait, vous avez construit de belles maisons. Encore une fois avez-vous montré au monde, que les travailleurs expriment davantage de goût, de sens pour la simplicité et la joie de vivre que les douteux esthètes des rues du Ring.

Mais ne trouvez-vous pas vous-mêmes que ces maisons soient construites sur un sol étranger? D’après l’expérience de notre pays, nous savons que les travailleurs doivent payer par le sang cjaque pied de terre conquise.

Nous avons dû au départ détruire et pas qu’un peu. Détruire, pour construire après les victoires. Vous n’avez pas commencé avec les fusils, mais avec le compas et la règle. Comment cela terminera-t-il chez vous ? »

Mon accompagnateur ria : « La fin sera une victoire pacifique du socialisme. N’oubliez pas, que lors des dernières élections soixante pour cent de la population de Vienne a voté pour nous. »

Maintenant, je voyais de nouveau ces merveilleuses maisons, en un lourd jour de février.

En denses flocons de neige tombait la neige pleine de pitié, comme pour cacher le bas travail.

Des flocons denses de neige pitié, comme si elle désirait cacher le misérable travail des hommes.

Mais même sous la neige baillaient les trous formés par les grenades, encore sentaient la poudre les maisons brûlés de Floridsdorf et sur les parcs étaient répandus d’horribles décombres.

Ici et là, depuis les fenêtres pendouillaient des chutes de linges ou des mouchoirs – les drapeaux blancs de la capitulation, derrière lesquelles on sentait le rire brun, le sang coagulé.

Les gens se chuchotaient que derrière les ruines il y aurait encore des cadavres pas encore ramassés.

Sur les toits des maisons sur lesquelles on avait tiré flottaient les drapeaux vert et blanc de la Heimwehr [les forces paramilitaires fascistes], et en bas, dans la neige, dans la saleté, dans la détresse et la défaite, se pressaient des femmes inquiètes, des enfants et des vieillards.

Ils n’avaient pasl e droit de retourner dans les appartements démolis, fracassés. Les policiers casqués arrêtaient les passants, et comme des chacals, les lâches héros de la Heimwehr patrouillaient dans les cités. Le prince [et chef de la Heimwehr Ernst Rüdiger] Starhemberg lança, levant son verre à la victoire, « A nous », puis bientôt « Eviva ».

La Vienne des ouvriers se taisait. C’était la « victoire pacifique du socialisme ».

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L’austro-marxisme face à l’Etat corporatiste et l’annexion par l’Allemagne

A l’été 1931, Ignaz Seipel avait proposé à la social-démocratie de participer au gouvernement. C’était un terrible piège : accepter aurait signifié perdre toute crédibilité, dans la mesure où il s’agissait de mettre en place des mesures sociales terriblement dures, afin de sauver le capitalisme en crise complète depuis 1929.

Mais refuser signifier perdre tout lien avec les institutions et donc permettre une fascisation générale, sans aucun frein. La social-démocratie se crut assez forte pour refuser, mais le souci fut qu’en plus de l’important soutien italien et hongrois à l’austro-fascisme, l’apparition de l’Allemagne national-socialiste allait changer la donne.

Les années 1932-1934 furent pour cette raison très complexes. Le chancelier Engelbert Dollfuss, successeur d’Ignaz Seipel, commença rapidement un tournant autoritaire.

Engelbert Dollfuss

Le major Emil Fey, chef des milices catholiques à Vienne, fut nommé secrétaire d’État à la sécurité intérieure, puis Engelbert Dollfuss instaura le régime de l’économie de guerre.

En mars 1933, il mit de côté le parlement pour gouverner par ordonnance et en avril procéda à l’interdiction de l’Union de protection de la République, les milices du Parti Ouvrier Social-démocrate.

« 50 jours d’activité gouvernementale »
« Vive la République libre! Vivre la social-démocratie! Vive le premier mai! »

Il interdit le premier mai, puis le Parti Communiste d’Autriche le 26 mai 1933, ainsi que l’union des libres-penseurs, tout en formant parallèlement le même mois un « front patriotique » comme parti unifiant la réaction.

C’était là quelque chose d’une énorme brutalité, mais qui exprimait une tendance autoritaire n’osant pas nécessairement d’elle-même aller jusqu’au bout. C’était aussi une tentative de chercher l’épreuve de forces au moins symboliquement, mais sans nécessairement risquer le tout pour le tout.

Pour cette raison, conscient de cet aspect, lors du congrès du Parti Ouvrier Social-démocrate en octobre 1933, Otto Bauer proféra des menaces envers la réaction, formulant des limites infranchissables.

Celles-ci étaient, à ses yeux, une attaque contre la mairie de Vienne (qui ne devait pas être remplacée par une commission gouvernementale), une attaque contre les syndicats, la dissolution du Parti lui-même.

Et il menaça alors:

« Si l’ennemi veut vraiment faire de l’Autriche un État fasciste, s’il veut vraiment détruire et anéantir cette social-démocratie autrichienne, qui a tant d’importance pour ce pays depuis des décennies et, j’ai le droit de le dire, tant d’importance dans le monde : alors, pas de sentimentalisme, plus de faiblesse.

Alors, allez au combat, mais avec la connaissance de ce que ce combat signifie. Alors il faut savoir que c’est une lutte différente de toutes les luttes précédentes, qu’il n’y a plus de pardon et de considération, qu’il n’y a pas d’autre choix que de vaincre ou de périr et de disparaître pendant longtemps! (Tempête d’applaudissements) »

Otto Bauer fit cependant une série d’erreurs. Tout d’abord, il ne vit pas que l’Italie faisait une pression énorme sur l’austro-fascisme pour aller jusqu’au bout, en raison de l’affirmation de l’Allemagne nazie ayant elle-même une visée expansionniste sur l’Autriche.

Ensuite, il surestima la capacité des cadres du Parti Ouvrier Social-démocrate à passer d’une action légale, associative, syndicale, à une action armée qui pourtant disposait d’une réelle base, tant sur le terrain de la mobilisation des masses que sur celui de l’organisation, ainsi que des caches d’armes.

Engelbert Dollfuss prolongea ainsi son action. Après avoir été régulièrement censuré, l’organe social-démocrate la Arbeiter Zeitung se vit interdire toute vente publique le 20 janvier 1934.

Le 12 février 1934, la résistance d’une milice social-démocrate à une perquisition à Linz fut pris comme prétexte pour lancer l’écrasement de la social-démocratie, l’armée tirant à coups de canon contre le Karl Marx Hof.

Seulement 5 ou 6 000 miliciens avaient participé à la résistance, ainsi que le Parti Communiste d’Autriche : les cadres du Parti Ouvrier Social-démocrate n’avaient pas osé se lancer dans la bataille, refusant même de divulguer les caches d’armes aux ouvriers se mobilisant.

La répression de 1934 amena la mort d’au moins mille sociaux-démocrates rien qu’à Vienne ; dans tout le pays, 124 membres des forces gouvernementales furent tués.

Toutes les structures social-démocrates furent interdites, tous les contrats collectifs dissous, ainsi que les comités d’entreprises ; c’était là l’objectif central de l’austro-fascisme et le chef de la garde patriotique et ministre pour les affaires sociales Odo Neustdäter-Stürmer, pouvait affirmer devant un rassemblement de ses troupes à Saint Pölten le 21 avril 1934 :

« Notre idée est aujourd’hui devenue l’idée de l’État. »

Le premier mai 1934, « l’État corporatiste » fut instauré, sur une base catholique, avec un aigle à deux têtes comme symbole. Le grand document servant d’arrière-plan fut l’enyclique de 1931 du pape Pie XI, Quadragesimo anno, c’est-à-dire Dans la quarantième année par rapport à l’encyclique Rerum Novarum qui fixait la doctrine sociale de l’Eglise. 

Le drapeau austro-fasciste

Le Parti Ouvrier Social-démocrate implosa alors, rejoignant en partie le Parti Communiste d’Autriche qui avait lui prévu l’illégalité, et qui passa alors de 3000 à 16 000 membre en quelques mois.

Des groupes se montèrent (la Funke, le Schattenkomitee) cependant, s’unissant rapidement pour former là la fin de l’année 1934 les Socialistes Révolutionnnaires, rejoint par Otto Bauer qui fit son autocritique et avait formé le bureau à l’étranger de la social-démocratie autrichienne.

La question de la ligne antifasciste divisa cependant rapidement les Socialistes Révolutionnaires. Otto Bauer soutenait la ligne de Front populaire proposée par l’Internationale Communiste, tandis que Joseph Buttinger et Karl Czernetz proposaient la mise en avant de la révolution socialiste, sans étapes.

Mais c’est sur la question nationale que les restes de la social-démocratie allait définitivement se briser. En effet, dès juillet 1934, Engelbert Dollfuss fut tué par les nationaux-socialistes lors d’une tentative de coup d’État.

L’austrofascisme continua de s’appuyer sur l’Italie fasciste, mais cette dernière se tournait vers l’Allemagne nationale-socialiste en raison de ses propres faiblesses. Le nouveau dirigeant austro-fasciste Kurt Schuschnigg fut obligé de réaliser des compromis avec l’Allemagne de Hitler.

En mars 1938, il accepta même la tenue d’un référendum sur l’indépendance nationale de l’Autriche. Or, la social-démocratie avait toujours été pangermaniste et lors d’une conférence clandestine, la majorité des structures restantes se décida à voter oui au référendum.

Celui-ci se tint alors que l’armée nazie avait déjà envahi l’Autriche, obtenant 99 % de oui.  

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La vision du monde de l’austro-marxisme : face à la réaction et au fascisme

La social-démocratie autrichienne affrontait d’un côté le cléricalisme et le monarchisme, de l’autre les nazis, avec l’arrière-plan le militarisme et des forces féodales puissantes.

Les morts appellent
Sommes-nous morts pour rien ?
Votez pour les sociaux-démocrates qui mènent à la liberté !
Mères !
Pensez à vos fils morts
Si vous ne voulez plus de guerre, alors votez social-démocrate !
Contre le fascisme !
Bombes nazies à Vienne
Les bêtes meurtrières du IIIe Reich
Le fascisme
A l’ombre de la réaction
Notre drapeau rouge flotte
Malgré tout !
Bombes et bandits bruns à Vienne
Les nazis viennois
Ils luttent pour la monarchie
nous pour la république !
Assassinés par l’austro-fascisme
La croix gammée c’est le meurtre !
Aucune voix pour les nationaux-socialistes !
Les valets du capital
La réforme de la constitution comme le voudrait la garde patriotique!
Le visage de la garde patriotique
Un spectre hante l’Autriche
Guerre civile !
Le dimanche sanglant de la garde patriotique
Le « prince » de la garde patriotique
Coup d’Etat, guerre civile, putsch
Les victimes du putsch de la garde patriotique
Ils veulent avoir ça
Les Habsburg devraient être indemnisés
ça ça et ça c’est ce qu’ils nous ont laissés!
Ne pas oublier ! Les fils tombés, les petits-fils morts de faim, telle a été la guerre pour nous !
Femmes empêchez que la misère revienne mille fois pire ! Votez contre la guerre civile, pour la paix, le travail, le pain !

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L’austro-marxisme face à l’austro-fascisme

Le Parti Ouvrier Social-Démocrate représentait une force puisant dans le passé, mais avec une base nouvelle ; si le SPD était en Allemagne largement composé de membres ayant 30 et 60 ans, tandis que le Parti Ouvrier Social-Démocrate était largement composé de gens de moins de 40 ans.

Cela, la bourgeoisie l’avait bien compris et, dès le départ, elle se mit à la remorque de la réaction la plus dure, abandonnant ses objectifs démocratiques anti-monarchistes initiaux. 

La naissance d’un petit pays, à la base économique faible dans le cadre d’une défaite ayant abouti à l’effondrement de l’empire, traumatisait les classes dominantes, alors que parallèlement la monnaie autrichienne s’effondra, l’argent en circulation passant en quelques années de 12 000 millions à 400 millions de millions. En 1924, la bourse s’était elle-même effondrée, 380 grèves ayant lieu la même année, avec 265 000 travailleurs impliqués. 

Une milice ouvrière en 1923

Dans ce contexte, en 1922, le gouvernement conservateur vota des lois sociales très dures, afin de se procurer des emprunts à l’international, dans un contexte de crise intense : il y avait 12 000 personnes au chômage en 1921, 178 000 en 1926, le salaire réel de 1924 étant un quart moins grande que celle de 1914.

Tout empira avec la crise de 1929 : la production industrielle était d’un tiers moins importante qu’en 1914, le salaire chuta de 22 % entre 1929 et 1933, le nombre de chômeurs atteignant 500 000.

La réaction s’était évidemment toujours plus renforcée pour faire face à la classe ouvrière, et dès le départ elle avait appuyé des corps-francs afin de s’appuyer sur la lutte armée. 

Des « gardes patriotiques » s’étaient fondées à partir de 1920. La première naquit dans le Tirol, sur une base prétendument apolitique mais rassemblant surtout des partisans du pangermanisme unis dans la défense de la propriété, des personnes, du travail, de l’ordre et de la paix sociale en épaulant l’État s’il le fallait, en étant prêt pour des « événements élémentaires ».

La réaction frappait alors souvent, comme avec les meurtres des cadres sociaux-démocrates Birnecker, Kovarrik et Still en 1923, l’attaque contre les gymnnastes de Korneubourg en 1924, le meurtre du conseiller municipal de Mödling Müller en 1925, etc., le tout en restant impuni.

L’année 1927 marqua cependant un tournant. Dans l’est du pays, à Schattendorf, les milices catholiques tirèrent depuis une brasserie sur une marche de la milice social-démocrate, tuant un invalide et un enfant de huit ans. Lors du procès, les meurtriers furent innocentés par le juge.

Si le Parti Ouvrier Social-Démocrate n’appela pas à une manifestation, ses membres se rassemblèrent spontanément le 15 juillet dans le centre-ville de Vienne et incendièrent le palais de justice et empêchèrent les pompiers d’intervenir. La police réagit en tirant, faisant 85 morts et 1500 blessés, avec les gardes patriotiques actives dans tout le pays pour écraser toute protestation ouvrière.

Elles décidèdent d’aller plus loin et de former une union générale. Le dirigeant fut le fondateur de la première garde, le tirolien Richard Steidle ; l’idéologue fut Othmar Spann, qui théorisa un Etat corporatiste, notamment dans son ouvrage Le véritable Etat en 1921. Othmar Spann fut lié, entre 1928 et 1931, au Kampfbund für deutsche Kultur (Union de lutte pour la culture allemande), une structure national-socialiste fondée par Alfred Rosenberg en Allemagne.

Il adhéra lui-même au parti nazi, mais avec une numéro de membre secret, tout en organisant la section étudiante en Autriche et, lorsque le parti nazi fut interdit par l’austro-fascisme, cacha des imprimeries dans son château.

Il se fit cependant mettre de côté par le national-socialisme une fois l’Autriche envahie, en raison de sa vision corporatiste très profondément inspiré du versant réactionnaire du romantisme allemand, voyant le mouvement historique comme une « contre-Renaissance » contre l’individualisme et non pas surtout comme une affirmation raciale.

On est ici dans une conception de l’État total avec un rapport dynamique Etat-Individu à travers les corporations qui est tout à fait similaire à la vision de l’italien Giovanni Gentile. Il y a néanmoins une dimension profondément romantique le rapprochant bien plus du français Pierre Drieu La Rochelle.

Selon Othmar Spann :

« Toutes les époques historiques individualistes de l’histoire mondiale sont des époques historiques capitalistes.

Partout où passant des vagues individualistes dans l’histoire, à Babylone, en Egypte, à Athènes, à Rome, dans la Renaissance, l’humanisme et la Réforme (le capitalisme des débuts), on trouve par la suite comme conséquence de l’individualisme la libération des forces les plus extrêmes et ensuite le développement terrifiant des forces productives et l’intégration dans l’économie de l’ensemble de la vie, qui caractérise le capitalisme (…).

L’individualisme est hostile à la culture, parce qu’il réduit la spiritualité et promeut la civilisation. L’individualiste qui se définit à partir de lui-même, veut être quelque chose, mais ne l’est pas encore ; et comme il n’est rien, de là le fait de se tourner et d’agir vers l’extérieur.

Il en reste toujours en l’état de vouloir et n’arrive jamais à son but ; de là, l’expansion sans fin d’énergie dans l’époque historique individualiste, de là toujours davantage de destruction de l’intériorité, des bases les plus intérieurs de tout ce qui est spirituel.

Dans l’individualisme repose la force de l’acte et la ferme volonté, mais rien sur le plan du génie, il y a le fait de vouloir faire du grand, mais pour être par-là d’autant moins. »

Le libéralisme et la démocratie sont donc des détours historiques ; le capitalisme n’est qu’un « machiavélisme économique ». Le marxisme est erroné, car il ne comprend pas la force motrice des idées (on retombe ici chez Giovanni Gentile).

Il faut donc « l’égalité parmi les égaux », mais en même temps reconnaître une hiérarchie spirituelle. L’ouvrage Le véritable Etat se conclut de ce fait en expliquant que :

« La corporation droite et la vie droite se produisent de nous, quand nous élevons ce qui est plus haut par rapport à ce qui est plus bas, que nous apportons le bonheur à ce qui est plus bas en le faisant partager à ce qui est plus haut. Ce qui est plus bas pose le socle de ce qui est plus haut, ce qui est plus haut apporte l’esprit et élève ce qui est plus bas.

C’est l’essence des choses, c’est la vérité divine. »

C’est le principe de l’État corporatiste, avec une prétention à l’égalité dans la production (la décentralisation des corporations), une soumission à la « création » (la centralisation étatique), ce qui est alors très proche de la conception de Charles Maurras.

C’était précisément là correspondre aux intérêts de l’Église catholique, qui avait pris les commandes de la bourgeoisie autrichienne à la suite de 1918, étant la seule force encore puissante après l’effondrement monarchiste et la faiblesse bourgeoise en tant que telle.

Richard Steidle se chargea de cimenter les gardes patriotiques sur cette base avec le serment de Korneubourg en 1930, qui affirme notamment :

« Nous voulons renouveler l’Autriche de fond en comble ! Nous voulons l’État populaire de la protection patriotique. »

Les gardes patriotiques se posaient désormais comme parti politique exigeant le pouvoir d’État, en rejetant « le parlementarisme démocratique occidental et l’État des partis », s’opposant tant à « la lutte des classes marxiste » qu’à « la disposition libérale-capitaliste de l’économie ».

Mais elles n’avaient pas la densité politique pour prendre les commandes de la réaction et Richard Steidle fut mis de côté (il mourra dans un camp de concentration nazi en 1940), pour être remplacé par le prince Ernst Rüdiger Starhemberg.

Les gardes patriotiques n’existaient, en effet, que comme outil du parti catholique, le parti social-chrétien dirigé par un religieux, Ignaz Seipel, même si en Carinthie et en Styrie, ce sont les nationaux-socialistes qui prédominaient.

Ignaz Seipel

Ignaz Seipel avait été chancelier d’Autriche de 1922 à 1924, puis de 1926 à 1929, menant une politique libérale d’une très grande dureté, tout comme d’ailleurs l’ensemble des chanceliers depuis 1920, tous liés au parti catholique.

Ignaz Seipel décédant en en 1932, c’est son second, Engelbert Dollfuss, qui prit le relais, devenant chancelier en 1932. Eut alors lieu le grand tournant.

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L’austro-marxisme et la question nationale autrichienne

Une question culturelle essentielle en Autriche était la question de l’identité nationale. En effet, les Habsbourg avait construit une entité supra-nationale pour diriger l’empire, tout en s’appuyant clairement sur les germanophones.

Voici comment, dans une brochure de 1924, Otto Bauer présente la nature de l’Autriche, avec la question des Habsbourg en arrière-plan.

« Après l’écrasement de la révolution de 1848, l’Autriche fut dominée par l’absolutisme. L’empereur, ses généraux et ses bureaucrates régnaient sur toutes les classes des peuples autrichiens.

Cet absolutisme s’effondra sur les champs de bataille de Magenta et de Solférino (1859), de Königgrätz (1866). Affaibli par ces défaites, l’empereur dut partager le pouvoir avec deux classes économiquement les plus fortes, la noblesse féodale et la grande bourgeoisie.

La noblesse féodale était la classe des grands propriétaires terriens. Son noyau était constitué de l’ancienne grande noblesse. Les princes de l’Église, les évêques et les abbés étaient intimement liés à la grande noblesse.

La grande bourgeoisie est la classe des capitalistes. Elle est constituée par la haute finance, les magnats de la banque et de la bourse, les grands industriels et les grands négociants. La noblesse administrative, la haute bureaucratie d’origine bourgeoise, mais aussi les couches dirigeantes de l’intelligentsia : les professeurs et les avocats étaient intimement liés à elle.

La noblesse féodale et la grande bourgeoisie, les anciens seigneurs de la terre et les nouveaux seigneurs de l’industrie, les privilégiés du sang et les privilégiés de l’or purent grâce à l’effondrement de l’absolutisme prendre part à l’exercice de la puissance étatique.

L’ancienne constitution autrichienne (patente de février 1861, constitution de décembre 1867) était un compromis entre l’empereur, ses généraux et sa bureaucratie d’une part, la noblesse féodale et la grande bourgeoisie d’autre part.

La constitution conservait à l’empereur, à sa bureaucratie et à ses généraux la souveraineté effective ; ils étaient seuls à régir l’administration.

Mais grâce au Parlement, les deux classes qui le dirigeaient, la noblesse féodale et la bourgeoisie purent partager cette souveraineté.

Mais au Parlement, noblesse féodale et grande bourgeoisie, comtes et fabricants, évêques et professeurs se faisaient face en ennemis, luttaient les uns contre les autres pour obtenir une part de ce pouvoir.

L’histoire de l’Autriche dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vint du XIXe siècle est l’histoire de la lutte des classes entre la noblesse féodale et la grande bourgeoisie.

La grande bourgeoisie cherchait ses soutiens dans la moyenne et dans la petite bourgeoisie des villes allemandes. Elle jouait ainsi le rôle d’avant-garde de toute la bourgeoisie allemande aussi bien contre l’État policier et contre l’Église que contre les nations slaves ascendantes.

Le parti libéral rassemblait sous l’hégémonie de la grande bourgeoisie les masses de la bourgeoisie allemande.

Dans sa lutte contre la grande bourgeoisie, la noblesse féodale s’appuyait d’une part sur la masse des paysans alpins allemands que l’influence de l’Église conservait sous sa coupe [allusion aux régions du Tirol et du Vorarlberg], d’autre part sur les nations slaves, les Tchèques, les Slaves du Sud et les Polonais dont elle constituait l’avant-garde contre la domination de la bourgeoisie. »

Otto Bauer reprend ici surtout le point de vue de Friedrich Engels, alors que la situation avait entièrement changé depuis. A l’agonie alors des peuples slaves d’Europe centrale et leur effacement devant d’autres nations avait succédé un élan national très profond chez certains peuples, notamment chez les Tchèques où le capitalisme avait connu une croissance très significative.

L’affirmation nationale démocratique prenait donc clairement le dessus chez eux, ce qui provoqua même une rupture au sein de la social-démocratie autrichienne, les Tchèques en sortant devant l’incompréhension de cela par les Autrichiens.

De fait, la social-démocratie autrichienne était passé à côté de cet événement historique et Otto Bauer défendait le point de vue comme quoi l’affirmation slave ne faisait que pousser la bourgeoisie allemande dans les bras du régime impérial.

C’était là un point de vue qui en était resté dans le passé et qui signifiait que l’Autriche n’était qu’un appendice de l’Allemagne. Historiquement, c’est le communiste Alfred Klahr qui se fera inversement le théoricien de l’affirmation de l’existence en formation d’une nation autrichienne, aux contours clairement définis et différents de la nation allemande dont elle s’est séparée.

Tel n’était donc pas du tout le point de vue dans la social-démocratie allemande. Otto Bauer lui-même considérait que le processus révolutionnaire aboutirait inéluctablement au retour de l’Autriche dans la nation allemande. En 1907, alors que l’Autriche est déjà une réalité bien distincte de l’Allemagne, la Sécession viennoise émergeant comme affirmation nationale, il affirme que :

« La lutte des classes de la classe ouvrière allemande, le grand combat de la social-démocratie a tout d’abord comme tache de parvenir à obtenir aux ouvriers allemands leur part de la culture nationale, d’unifier dans une grande communauté culturelle nationale tous ceux qui se nomment Allemands, et par là de faire des hommes et femmes ouvriers du peuple allemand enfin vraiment des bons Allemands. »

La social-démocratie ne dérogera jamais à ce principe. Son but, à partir de 1918, est le « rattachement avec des moyens pacifiques à la république allemande ». Alors que le pays avait abandonné le nom de « Autriche allemande » pour « Autriche », le Parti Ouvrier Social-démocrate continuait d’utiliser cette expression.

Le programme de Linz de 1926 prévoit toujours que l’Autriche rejoigne l’Allemagne et si cela fut mis de côté par la direction en 1933 à la suite de l’arrivée des nazis au pouvoir, il n’était en aucun cas pour autant question de nation autrichienne.

Otto Bauer affirma par ailleurs même alors que l’Autriche deviendrait, en raison de l’obscurantisme nazi en Allemagne, le véritable bastion de la « liberté allemande », la presse social-démocrate imaginant l’Autriche comme « le Piémont de l’esprit allemand, de l’art et de la science allemands » en accueillant l’émigration démocratique.

Même en 1938, année de sa mort, Otto Bauer considéra que l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne était un événement sans retour, ce que penseront également l’ensemble des dirigeants sociaux-démocrates jusqu’en 1945.

Cela signifie concrètement que durant toute son existence, l’austro-marxisme a assumé un pangermanisme voilé par son affirmation de la révolution démocratique de 1848, célébrée à la moindre occasion, avec notamment les figures de Georg Herwegh, Ferdinand Freiligrath et August Heinrich Hoffmann von Fallersleben (l’auteur de la chanson « Deutschland über alles »).

L’affirmation de la classe ouvrière passait pour la social-démocratie par la négation de l’Autriche, comprise comme une construction fantasmagorique des Habsbourg et du clergé. Démonter les légendes monarchistes était un devoir de la social-démocratie pour élever le niveau culturel.

Otto Bauer considérait de toutes manières qu’il ne fallait porter d’attention qu’aux plans d’ensemble. L’Autriche était vue dans tous les cas comme un petit pays insignifiant, sans influence historique, à l’écart des grands événements.

En 1925, il note de manière assez élaboré :

« Dans un espace étroit, notre sens se rétrécit. Exclu de la vie de la grande nation, loin des luttes où se décident le destin de l’humanité, nous Autrichiens allemands risquons de faire face au danger de devenir petits et adeptes de la petitesse.

L’étatisation réductrice culturelle qui nous menace n’est pas le moindre des dangers de ce douloureux processus de réorganisation (…).

Il y en a beaucoup qui croient pouvoir échapper dans le passé au problème de nos jours-ci, qui trouvent consolation en prenant soin des « traditions » du bon vieux temps où l’Autriche était grande.

Une bien maigre consolation! Car ne reviendra pas l’empire, devenu insupportable, dès que ses peuples sont devenus majeurs, honorables nécessités liés au développement historique!

Non, non pas le rêve d’un passé qui ne reviendra jamais, mais seulement des taches séduisantes de l’avenir sont en mesure de donner un sens à la vie à notre jeunesse, un sens qui nous préserve du danger de l’étatisation réductrice culturelle.

C’est une tache particulière à satisfaire, et c’en est une que seul le socialisme peut satisfaire. »

Si était louable le souhait d’éviter l’esprit borné propre aux espaces restreints – indéniablement un malheur de l’Autriche -, Otto Bauer avait raté la question nationale autrichienne, et avec lui toute la social-démocratie.

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Le programme de Linz de 1926 de l’austro-marxisme

Ses victoire viennoises firent qu’au congrès de Linz, où fut mis en avant un nouveau programme, la social-démocratie était d’un optimisme inébranlable, Otto Bauer affirmant alors devant les congressistes que la prise du pouvoir serait l’affaire pour la génération d’alors de la classe ouvrière.

Le programme du Parti Ouvrier Social-Démocrate décidé au congrès de Linz le 3 novembre 1926 est la synthèse de l’approche austro-marxiste. Le Parti se définit comme s’appuyant sur le socialisme scientifique et sur l’expérience des luttes de classe, avec comme objectif « le dépassement de l’ordre social capitaliste, la construction de l’ordre social socialiste ».

La domination toujours plus grande des grandes entreprises, aboutissant aux cartels, aux trusts, à l’hégémonie du grand capital, rend intenable la vie des masses ; la fuite dans l’artisanat et le petit commerce n’est qu’un pis-aller qui, de toutes façons, renforce la concurrence et la précarité de la vie sociale.

De par la concurrence internationale, la conquête de zones à contrôler, « le capitalisme menace de détruire toute la civilisation, par des guerres toujours plus terribles ».

La social-démocratie a permis des conquêtes sociales, qu’elle doit d’ailleurs élargir en défendant également la petite-bourgeoisie, élargissant sa cause, unifiant les masses contre la bourgeoisie. Qui plus est :

« Cette lutte de classes n’est pas seulement une lutte entre des intérêts de classe s’opposant, mais en même temps une lutte entre des idéaux de classe s’opposant.

La lutte entre capital et travail, c’est la lutte entre le sort de la tradition et la quête des masses populaires pour un renversement de la vie sociale, culturelle et étatique.

C’est la lutte entre la domination de l’autorité et la quête des masses populaires pour la liberté et l’autodétermination.

C’est la lutte entre la classe qui fait reposer sa domination sur l’oppression et l’exploitation et la classe qui, en luttant contre son oppression et son exploitation, lutte contre toute oppression et toute exploitation, qu’elle soit dirigée contre une classe ou un sexe, une nation ou une race.

C’est une lutte entre un ordre social qui sacrifie sur l’autel des profits la santé populaire et le bonheur de l’être humain, et un ordre social qui transforme l’économie populaire en un moyen au service de la santé populaire et du bonheur de l’être humain.

C’est la lutte entre un ordre social qui fait se reposer la culture de peu de gens sur l’absence de culture des masses exploitées, et un ordre social qui attribue l’héritage culturel à tout le peuple, qui relie tout le peuple en une communauté culturelle.

C’est la lutte entre un ordre social qui place le travail intellectuel comme le travail intellectuel au service du capital, et un ordre social qui élève le travail manuel comme le travail intellectuel au service de l’ensemble du peuple. »

La République autrichienne est présentée comme une sorte de terrain neutre, mais la bourgeoisie profite de sa force économique, des traditions, de la presse, de l’école, de l’Église, ayant ainsi une main-mise spirituelle sur la majorité des masses. Aussi :

« Si le Parti Ouvrier Social-Démocrate parvient à dépasser cette influence, à unifier les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels dans la ville et dans la campagne, et de faire gagner comme camarades d’union au prolétariat les couches qui lui sont proches de la petite paysannerie, de la petite-bourgeoisie, des intellectuels, alors le Parti Ouvrier Social-Démocrate gagne la majorité du peuple.

Elle conquiert le pouvoir d’État par la décision du droit de vote général. C’est ainsi que dans la république démocratique, les luttes de classe entre la bourgeoisie et la classe ouvrière est décidée dans la bataille des deux classes pour l’esprit de la majorité du peuple.

Au cours de ces luttes de classe, il peut se produire le cas que la bourgeoisie n’est plus assez forte et la classe ouvrière pas encore assez forte pour dominer seule la république. Mais la coopération de classes ennemies l’une pour l’autre, qui sont obligées à cela par la situation, se brise après un temps relativement court en raison des contradictions de classes insurmontables dans la société capitaliste.

La classe ouvrière, après chacun d’un tel épisode, retombera sous la domination de la bourgeoisie, si elle ne parvient pas elle-même à conquérir la domination dans la république. »

La question qui se pose alors est inévitablement celle de la dictature du prolétariat. Si le Parti Ouvrier Social-Démocrate refuse le principe de l’insurrection et s’en tient aux élections, que faire de ce concept clef du marxisme qu’est la dictature du prolérariat ? Le programme de Linz affirme la chose suivante :

« La bourgeoisie ne cédera pas sa place de pouvoir de manière volontaire. Si elle se parvient à s’y retrouver avec la république démocratique que la classe ouvrière lui a imposé, du moment qu’elle était en mesure de dominer la république, elle sera tentée de renverser la république démocratique, d’instaurer une dictature monarchiste ou fasciste, dès que le suffrage universel fait passer ou a fait passer le pouvoir d’État à la classe ouvrière. »

La classe ouvrière doit donc faire en sorte que les appareils d’État – l’armée, la police – assument un légalisme républicain, elle doit être organisée au plus haut niveau, tant intellectuellement que physiquement, pour contribuer à cette pression générale qui fait capituler la bourgeoisie.

Il y a un risque, en ce cas où ce processus échoue, une guerre civile. C’est pourquoi :

« Si la bourgeoisie devait s’opposer au renversement social qui sera la tache du pouvoir d’État de la classe ouvrière, en minant de manière planifiée la vie économique, par un soulèvement violent, par un complot avec des puissances contre-révolutionnaires étrangères, alors la classe ouvrière serait obligée de briser la résistance de la bourgeoisie avec les moyens de la dictature. »

La ligne du Parti Ouvrier Social-Démocrate était ainsi une sorte d’intermédiaire entre réformisme et révolution. Par la suite, il adoptera le symbole des trois flèches.

Faites de l’Autriche une île de liberté !
Un anneau de la réaction entoure l’Autriche. (l’Allemagne l’Italie la Hongrie)
Protégez la liberté !

Celui-ci fut élaboré par le social-démocrate russe Serge Tchakhotine, qui s’était opposé à la révolution russe en rejoignant l’armée blanche, et le social-démocrate allemand Carlo Mierendorff. L’idée est mettre en avant un symbole jouant sur la « psychologie des foules », l’idée étant venu à Serge Tchakhotine en voyant une croix gammée barrée.

Le symbole fut accepté par la social-démocratie allemande en 1932, et immédiatement dans la foulée par le Parti Ouvrier Social-Démocrate en Autriche, sous l’impulsion du psychologue Otto Felix Kanitz, qui joua un rôle important dans la très puissante structure social-démocrate « Les amis des enfants ».

Par contre, si pour la social-démocratie allemande il visait les nazis, les monarchistes et les communistes, pour la social-démocratie autrichienne, il visait le fascisme, la monarchie et le cléricalisme.

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Les faiblesses de l’austro-marxisme

Le grand souci de la social-démocratie autrichienne, c’était le décalage entre Vienne massivement acquise à sa cause et le reste du pays empêtré dans le catholicisme.

La centrale d’éducation du Parti disposait ainsi de 1500 thèmes prêts pour des conférences, voire des cycles de conférences. Rien qu’à Vienne en 1931 de manière quotidienne, elle mettait à la disposition trois séries de photos et douze films, organisait sept excursions et vingt-cinq conférences.

Ces chiffres énormes témoignent de l’importance énorme de la social-démocratie à Vienne, où 400 « écoles du socialisme » existaient également. Mais en Haute-Autriche, région avec autant d’habitants que Vienne, il n’y avait eu la même année que 67 cours et écoles, et 95 conférences, soit ce que Vienne réalisait en moins d’une semaine.

Fête du sport et de la gymnastique ouvriers

De la même manière, le nombre total de conférences en-dehors de Vienne était de 348, surtout en Basse-Autriche et en Styrie, soit ce que Vienne réalisait en moins de deux semaines. Même si des professeurs itinérants étaient à la disposition de l’organisation, le Parti ne réussissait pas à gagner l’ensemble des masses du pays.

Le problème était également patent avec la presse. En 1930, la social-démocratie autrichienne disposait de sept quotidiens, 68 revues, 52 journaux syndicaux, pour un tirage de 3 161 000 exemplaires au total.

En 1929, le Parti employait 1330 personnes, comme employés techniques ou dans les imprimeries. Ces dernières disposaient de 322 personnes dans les régions et de 425 personnes pour les imprimeries nationales, les secrétariats régionaux de 131 personnes, les journaux régionaux de 76 personnes et ceux nationaux de 391 personnes, la direction du Parti de 9 personnes, la milice de 20 personnes

Seulement, la Arbeiter Zeitung quotidienne n’était publiée qu’à entre 60 et 90 000 exemplaires. Le Kleine Blatt, servant à concurrencer les journaux de boulevard, fut alors publié, d’abord à 106 000 exemplaires en 1927, déjà à 182 000 en 1929. Cela montre une tournure populiste pour contourner la question du niveau idéologique ; les membres du Parti ne lisaient pas leur organe de presse.

Avec nous les masses!
Avec nous la jeunesse !

D’ailleurs, la revue théorique Der Kampf (La lutte), mensuelle, ne paraissait qu’à entre 4 et 6000 exemplaires. La revue théorique de la social-démocratie allemande, la Neue Zeit (dont Karl Kautsky avait été exclu en 1917), n’avait que 170 abonnements à Vienne, la revue social-démocrate de droite Sozialistische Monatshefte en avait 50.

Ces chiffres très faibles n’étaient pas différent pour les ouvrages. C’était déjà très faible avant 1918. Le programme Ce que veut la social-démocratie de 1912 ne fut tiré qu’à 134 000 exemplaires, l’année d’avant les protocoles du congrès du parti n’avait été tiré qu’à 4 400 exemplaires. L’histoire du mouvement syndical autrichien par Julius Deutsch fut tiré à 5500 exemplaires, Le Capital financier de Rudolf Hilferding ne se vendit qu’à 888 exemplaires en deux éditions (puis 1500 exemplaires après 1918).

Toutes les roues s’arrêtent
Si mon bras fort le décide

Ce fut encore pire par la suite. Les protocoles du congrès du Parti de 1920 n’eurent un tirage que de 600 exemplaires, ceux de 1921 de 500, ceux de 1925 à 1930 1000 chacun, celui de 1931 de 2000. Pour un parti de masse, c’était là un signe de faillite terrible.

Les écrits de Victor Adler furent tirés à 4500 exemplaires pour le premier tome, à entre 2 et 3 000 pour les neuf autres. Les deux brochures les plus marquantes furent Bolchevisme ou social-démocratie d’Otto Bauer, à 10 000 exemplaires, ainsi que Plus-travail et plus-value de Karl Renner, à 21 000 exemplaires.

Il est vrai que chaque membre du Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Autriche recevait bien le mensuel « Le social-démocrate », chaque femme recevant en plus le mensuel « La femme » ; en 1930, le nombre de ces revues imprimées et diffusées fut de 4 994 086. Il y avait aussi l’hebdomadaire Der Unzufriedene (« Le mécontent ») et une revue illustrée Der Kuckuck (« Le coucou »), témoignant d’une véritable vie intellectuelle. Mais c’était sans atteindre le coeur des masses.

L’homme rouge dit : j’ai promis cela j’ai réalisé cela je promets cela aujourd’hui aussi votez social-démocrate !

Pire encore, tout cela était considéré comme somme toute très secondaire. L’influence du pragmatisme dans l’austro-marxisme se devine bien dans cet extrait de lettre de Victor Adler à August Bebel :

« Les gens qui écrivent entendent avoir raison pour l’éternité, tandis que les gens qui agissent savent qu’un peu trop ou un peu moins, un peu trop à droite ou à gauuche ne gâche rien, du moment quon y va quand il faut. Mais les lettrés craignent davantage les théoriciens futurs que les conséquences de leurs actes. Ils veulent à tout prix être seulement logique, et sont par là prisonniers des choses celles-ci une fois écrites.

Alors que les politiciens – tu sais cela mieux que quiconque – n’ont que faire de la logique, du moment que cela fonctionne et est efficace !

Mais ne dis rien de ces secrets d’affaires à K.K. [Karl Kautsky], il me jetterait tout de suite sur un bûcher! »

Ce qui ne l’empêcha pas d’avouer dans une lettre à Karl Kautsky :

« Je ne comprends rien à cette histoire de plus-value et je m’en fous ! »


Cette perspective produisit une blague dans la social-démocratie autrichienne, faisant allusion à l’aigle à deux têtes impérial :

« Le docteur Adler est la fierté des marxistes et l’exemple des révisionnistes. Comment cela est possible ? C’est parce qu’il est un oiseau autrichien, qui a deux têtes ».

Ce rejet de la théorie avait également été imposé par le régime. Jusqu’en 1897, les ouvriers n’avaient aucun droit de vote, puis celui-ci fut jusqu’en 1907 réduit à une curie sans importance. Victor Adler fut condamné jusqu’en 1900 pas moins de 17 fois, à en tout neuf mois de prison, à quoi s’ajoutent des amendes.

Des 406 numéros de la Gleichheit (« Egalité ») puis de la Arbeiter Zeitung entre 1886 et 1894, 210 furent confisqués.

La jeunesse en avant !
Le sport le savoir la joie de vivre sont menacés !
Défendez votre droit !
Votez social-démocrate !

Mais il y avait pire peut-être que la répression : l’ambiance décadente d’une société largement paysanne, avec une vieille aristocratie bornée aux commandes de la moitié de la haute administration, le tout produisant un grand relâchement dans la bureaucratie faisant des Autrichiens des gens désormais suspects aux Allemands concernant la question de l’efficacité.

La social-démocratie voyait ainsi dans le régime un despotisme, mais un despotisme relativisé par le laisser-aller général. La classe ouvrière était la pointe de la modernité dans un pays extrêmement arriéré économiquement, au développement industriel d’une faiblesse inouïe.

La social-démocratie pensait pour cette raison pouvoir alors se cantonner dans l’affirmation du progrès, sans chercher à le délimiter.

Robert Musil, le romancier auteur de L’homme sans qualité (190-1932), constatait ainsi avec justesse que :

« La bourgeoisie s’est depuis la révolution [mettant fin à l’empire austro-hongrois] fermé à tout ce qui a un lien avec la montée politique de la classe ouvrière.

Pour autant qu’elle n’ait pas sombré dans le désordre des rêveries nationalistes, elle s’est cependant relativement confiée sans limites à la direction déterminée du capitalisme et du cléricalisme.

S’est ainsi produite la situation paradoxale sur le terrain culturel que la défense et la continuation du cercle d’idées libre-penseur, humain, originellement bourgeois, sont aujourd’hui largement fournies par la social-démocratie contre la résistance des bourgeois. »

Il fallait cependant voir plus en profondeur et cela ne fut pas le cas : on a la même chose que chez Karl Kautsky qui, bien qu’orthodoxe dans son marxisme, avait une lecture évolutionniste du matérialisme.

Karl Kautsky, le grand penseur socialiste, pour son 75e anniversaire

Le parallèle avec le Parti soviétique est ici évident. Sur le fond, la question de l’opportunité de l’insurrection mis à part, il ne semble pas y avoir de différence d’approche entre le Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche et la ligne appliquée au même moment par le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik).

Une différence existait cependant et devait avoir des conséquences immenses. Si le PCUS(b), grâce à Staline, s’appuyait sur le matérialisme dialectique comme noyau scientifique pour tous les aspects naturels et sociaux, scientifiques et culturels, le Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche avait une conception erronée du marxisme, par incompréhension du léninisme.

Tant qu’il s’agissait de prolonger l’élan social-démocrate, ce Parti agissait de manière fondamentalement correct. Mais dès qu’il fallait approfondir les efforts effectués, les faiblesses émergeaient inéluctablement.

Karl Marx pour le 50e anniversaire de sa mort
Prolétaires de tous les pays unissez-vous

Les éducateurs du Parti baignaient ainsi dans l’idéologie de Mach, du positivisme du « Cercle de Vienne », c’est-à-dire que le rationalisme était opposé à la réaction, sans compréhension des principes dialectiques, de sa valeur pour la nature.

La psychologie était comprise au moyen des travaux d’Alfred Adler, qui entendait combattre les complexes d’infériorité individuels, et de ceux de Karl Bühler, qui portait son attention sur les enfants. Sur le plan de l’architecture, le Parti se tournait vers le courant de la « nouvelle objectivité », notamment les disciples d’Otto Wagner Josef Frank et Oskar Strnad.

Victor Adler, qui avait écrit le grand classique social-démocrate qu’est le programme de Hainfeld, relu et corrigé par Karl Kautsky, considérait qu’il comprenait juste assez de la philosophie pour ne rien en dire.

Les plus jeunes, accompagnaient les découvertes bourgeoises du moment dans le domaine des sciences. Son fils Friedrich Adler se tournait vers Kant, Max Adler vers Mach, Otto Bauer initialement vers Kant, puis vers Mach. Quant à Karl Renner, le représentant de l’aile droite, il ne s’embarassait pas de philosophe, sa démarche étant purement pragmatique.

Mais tous étaient d’accord pour dire que la philosophie n’était qu’une superstructure, une construction relevant d’un choix personnel laissant de toutes façons, s’imaginaient-ils, intouché la base qui était la vision matérialiste de l’histoire. Otto Bauer, en 1924, dans La vision du monde du capitalisme, résume bien cette approche en affirmant :

« Ainsi toute la conception mécaniste de la nature avec tous les systèmes philosophiques fondés sur elle est dissoute dans le positivisme moderne et le relativisme.

Mais quand l’auto-dissolution des visions du monde classiques du capitalisme se complète, elle le fait d’abord encore dans les limites de la pensée bourgeoise. Est encore à résoudre la tâche de libérer la critique moderne de la connaissance de ces limites. »

Ce sera, dans les années 1960-1980, la position exactement similaire du Parti Communiste français, refus de l’insurrection y compris.

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La vision du monde de l’austro-marxisme : le classicisme

Tout comme en URSS, la social-démocratie autrichienne assumait le classicisme et le réalisme, l’accent étant par contre mis sur le premier, comme prolongement de l’humanisme.

Les Flamants à Vienne
Anton Hanak
Sculpteur – Socialiste – Être humain
est décédé
Un sculpteur de notre temps (Anton Hanak)
La grande exposition artistique à Moscou
Goethe
Nexö à Vienne
Splendeur viennoise fait du travail viennois
Raphael pour son anniversaire
Ernst Neuschul, un peintre du travail et des travailleurs
L’ermitage à Léningrad

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La vision du monde de l’austro-marxisme : les femmes

On ne peut pas comprendre l’intense réflexion culturelle de la social-démocratie autrichienne sans voir son insistance sur l’émancipation socialiste de la femme. Celle-ci doit réaliser un vrai saut qualitatif et rompre dans ses mentalités avec la bourgeoisie, afin de développer sa personnalité.

Cela accompagne l’exigence social-démocrate historique de rationalité, d’élévation du niveau de conscience.

La barre à gauche !
Sur les élections tchécoslovaques
Femmes policières (en URSS)
Notre calendrier 1933
Journée de la femme
La période de la floraison
La femme comme marchandise
A l’Ouest et à l’Est, au Sud comme au Nord,
partout sur la terre
la femme travailleuse s’est réveillée !
Une page de roman dans la revue Kuckuck
En trois longs millénaires, l’esclave de la femme est devenue la belle et égale camarade, au niveau de l’homme
Journée des femmes !
La journée des femmes et celles qui ont été ses combattantes d’avant-garde
Un roman soviétique dans la revue Kuckuck
On ne nous a pas demandé !
Notre calendrier 1934
Les femmes dans le sport
Deux cent ans d’art de la femme en Autriche
Les femmes indiennes dans la lutte
La nouvelle femme
Nouvelles femmes
La nouvelle paysanne du Turkménistan
L’aviatrice Elli Beinhorn
Une ingénieure électrique russe
La « Jeanne d’Arc’ polonaise qui a commandé en 1920 un bataillon contre la Russie et qui fait en Amérique de la propagande pour la Pologne militariste, le « gendarme du capitalisme ». L’image dit tout.
La journée des femmes 1931 à Vienne
Journée des femmes 1931
Elle y parvient aussi
De belles femmes dansent
Les plus belles femmes d’Europe?
Un article dénonçant les concours de beauté, qui promeuvent la médiocrité et non la personnalité
Elle, elle va bien !

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L’austro-marxisme et les problèmes de la culture

La vision de la défense de la culture comme avancée unilatérale au socialisme vit ses soucis réels s’exprimer dans la question du contenu culturel à valoriser dans le domaine de la production.

La commission artistique du Parti Ouvrier Social-démocrate avait comme bulletin interne Art et peuple ; son dirigeant David Josef Bach soulignait que le capitalisme séparant toujours davantage l’art du peuple, cette contradiction présentait une charge révolutionnaire.

Lui-même était actif dans la musique, défendant tant l’héritage de Beethoven et Wagner que les oeuvres nouvelles de Gustav Malher et Anton Bruckner, étant par ailleurs proche d’Arnold Schönberg, Anton Weber et Alban Berg, contribuant aussi à mettre en scène Hanns Eisler, Max Reger, Kurt Weill.

Cela signifie que David Bach faisait au départ jouer l’orchestre ouvrier dans une optique de récupération de l’héritage culturel historique, mais qu’il s’ouvrait d’un côté aux modernistes expérimentateurs et de l’autre aux modernistes « avant-gardistes », c’est-à-dire dans les deux cas à des expressions d’intellectuels bourgeois de gauche et engagés.

Le siège du quotidien (la Arbeiter Zeitung – le Journal Ouvrier) et de la maison d’édition (Vorwärts – En avant)

En URSS, le réalisme socialiste répondit à cette problématique ; le Parti Ouvrier Social-Démocrate ne fut pas en mesure d’y faire face. Il y eut donc beaucoup d’énergie, mais allant de pair avec une certaine dispersion, ainsi que de l’éclectisme.

Il en alla de même dans le domaine théâtral, en raison paradoxalement des grands succès acquis à Vienne.

En 1908 avait déjà été fondée la Scène populaire libre viennoise, sur le modèle berlinois fondé quant à lui en 1890. Elle publia une revue à partir de 1908, Der Strom (« Le courant »), ses principales figures étant Engelbert Pernerstorfer, Stefan Grossmann, Arthur Rundt, Josef Luitpold Stern.

En 1922, cet organisme généré par le Parti Ouvrier Social-Démocrate avait déjà 40 000 membres. Mieux encore, dans une période où l’effondrement du régime impérial austro-hongrois avait paralysé les structures bourgeoises, l’initiative permit de conquérir l’hégémonie dans les théâtres. Entre novembre 1919 et février 1923, un million de sociaux-démocrates allèrent au théâtre par l’intermédiaire de la commission artistique s’occupant de la distribution des places.

« Restructurations »
Votez social-démocrate !

Cela signifiait cependant l’absence de choix esthétique approfondi, en raison du besoin de gérer l’ensemble des œuvres dans un contexte de domination du capitalisme.

Dans la lignée de Schiller et Kant, Josef Bach attribuait bien à l’initial à l’art une fonction révolutionnaire et populaire en soi, ce qui est juste seulement si l’on a une définition de l’art qui corresponde à ce que le matérialisme dialectique appelle le réalisme socialiste.

Mais il devait assumer, dans le contexte historique, tout un ensemble de productions, y compris de basse qualité, voire n’allant pas dans un sens révolutionnaire.

Pensez à la loi sur les céréales et votre faim !
Aucune voix à ceux qui haussent le prix du pain !
Votez social-démocrate !

Le polémiste Karl Kraus attaqua pour cette raison vigoureusement le fait que la commission proposa des opérettes et des pièces triviales ; il reprocha également toutes les grandes mises en scènes faites dans les manifestations et cérémonies d’être une « institution concédée par l’État pour la consommation des énergies révolutionnaires ».

Oscar Pollak, avant de devenir le rédacteur en chef du quotidien du Parti, la Arbeiter Zeitung, dénonça quant à lui la politique de Josef David Bach, plus proche selon lui des intellectuels des fameux cafés viennois que des ouvriers.

A cela s’ajoutaient les rapports conflictuels : le théâre populaire allemand et le théâtre Raimund eurent de bons rapports avec la commission culturelle du Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Autriche, à l’opposé de l’opéra et du théâtre du Burg.

Parmi les oeuvres ayant le plus de succès dans les oeuvres modernes, il faut notamment citer Ernst Toller avec « Hoppla, wir leben! » (12 000 tickets vendus), Brecht et Weill avec « L’opéra de quat sous » (presque 20 000 tickets), ainsi que Tretiakov avec « Brülle, China! ».

Il faut ajouter « Gequälte Menschen » de Credé, ainsi que des oeuvres de Leo Lania, Alphons Paquet, Franz Theodor Csokor, Heinrich Mann, Ferdinand Bruckner, Stefan Zweig, Jules Romains, Jaroslav Hasek, Erwin Piscator,

Votez social-démocrate !

Mais les oeuvres les plus fréquentées étaient bien entendu celles étant classiques : Gerhart Hauptmann (77 000 tickets vendus), Shakespeare (65 000 tickets), Schiller (54 000), Ibsen (53 000), Anzengruber (51 000), Georg Kaiser (44 000), Bernhard Shaw (38 000), Schnizler (34 000), Nestroy (33 000), Wedekind (33 000), Goethe (27 000), Grillprzer (25 000).

On notera également que la pièce de théâtre du communiste allemand Friedrich Wolf, Les marins de Cattaro, fut joué à Vienne, mais pas à Berlin, en raison de l’anti-communisme de la social-démocratie allemande.

Il faut noter aussi l’existence d’un groupe socialiste de spectacle, avec notamment Robert Ehrenzweig, Jura Soyfer, Karl Bittmann, Viktor Grünbaum, Fritz Jahoda, Viktor Weiskopf, Ludwig Wagner, Paul Lazarsfeld.

« Bilan »
Votez social-démocrate !

Il s’agissait de spectacles publics puis surtout d’un cabaret politique, sorte de petit spectacle dénonciateur, ayant tenu plus de 400 représentations, avec des thèmes comme la guerre des paysans en Allemagne, « Guerre à la guerre! », « La lutte du travail », « La fête de l’action de la femme ».

Lors de la cérémonie d’ouverture du grand stade à Vienne en juillet 1931, le spectacle mit ainsi en scène côte à côte des citations de la Bible et des rapports de la bourse, devant 260 000 spectateurs.

La chose se reproduisit les 21 et 22 mai 1932, alors que 70 000 personnes se rassemblèrent au stade le 1er mai 1933 pour célébrer culturellement la fête du prolétariat interdite politiquement par le gouvernement.

Pensez à l’aide hivernale !
Ne le maissez pas avoir faim et froid

La problématique culturelle se posa également dans le très vaste système de bibliothèques organisés par la social-démocratie à Vienne. Cette dernière profita de la social-démocratie allemande pour se procurer des romans à faible prix, ce qui fut bien entendu stopper en 1933.

L’organisation des bibliothèques ouvrières était telle qu’en 1932, trois millions d’ouvrages y avaient été empruntés ; parmi les auteurs les plus lus, on trouve Jack London, Erich Maria Remarque, Émile Zola (surtout pour Nana), Friedrich Gerstäcker, Maxime Gorki, Peter Rosegger, Upton Sinclair, Léon Tolstoï, Ludwig Anzengruber, Ludwig Ganghofer, Arthur Schnitzler, Jules Verne.

Cela signifie qu’à côté de vrais auteurs, on en trouve à la source de romans d’aventure, divertissants mais sans fonds voire emplis de préjugés, même si les bibliothèques sociales-démocrates refusèrent d’avoir des ouvrages de Karl May, la grande figure du genre du monde germanophone.

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La vision du monde de l’austro-marxisme : le corps

Conformément au soutien à l’URSS et à la mise en valeur de la jeunesse, on a une valorisation du corps, qu’il faut arracher au carcan capitaliste. Cela se situe dans la perspective du soleil et de la natation, mais va au-delà d’une spécificité viennoise, c’est un vrai programme.

L’idéal corporel d’aujourd’hui
La danse dans l’air
Relli fait le poirier
Rythme – Rythmique
(un défilé de l’armée rouge, une construction de silos à grains, des instruments joués simultanément)
La beauté du corps par le sport
Le mouvement dans le sport
Une danseuse : Gertrud Kraus
La Viennoise Gertrud Kraus partit pour la Palestine en 1933
Le travail sur soi-même
10 mn de gymnastique quotidienne
Rester svelte et jeune

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La vision du monde de l’austro-marxisme : la jeunesse

La perception de la social-démocratie autrichienne était que les choses allaient de l’avant, que la victoire allait être prochaine, et que donc la critique de l’URSS ne pouvait qu’être secondaire par rapport à son existence comme pays socialiste. Il y a une ferveur, un optimisme prolétarien, qui se révèle avec son affirmation de la jeunesse.

Essaie donc, réactionnaire !
La jeunesse est prête !
La jeunesse en avant !
Réunion de la jeunesse
Liberté !
Sang jeune

Jeunesse sérieuse
A nous ! Que chacun en recrute un second !
Jeunesse, nous en appelons à toi !
Avec nous souffle la nouvelle époque…
Journée de la jeunesse à Eisenstadt
La beauté et la jeunesse se sont présentées
Jeunesse d’aujourd’hui
Le printemps

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La vision du monde de l’austro-marxisme : l’URSS

Si la social-démocratie autrichienne se plaçait dans une perspective humaniste, l’élan amena sa gauche à se développer toujours plus et, de fait, plus les années passent plus l’URSS est ouvertement soutenue. Elle est considérée comme socialiste, et même si le bolchevisme n’est pas considéré comme un modèle correct, ses réalisations étaient saluées.

En Russie soviétique les femmes sont conductrices de locomotives et chauffeuses
Un morceau de culture socialiste (le centre moscovite pour la culture et l’éducation)
La révolution de novembre 1917
La Russie soviétique émerge
La révolution de novembre 1917
Les femmes russes
Lénine
Espoirs russes
L’étonnante Russie
De la vie russe
La révolution russe de 1905
La crise en Russie (il est parlé d’une gigantesque expérience russe, en fait la collectivisation de l’agriculture, dont il est espéré qu’elle se termine vite, mais avec succès)
Récolte de coton au Turkestan
Le plan quinquennal russe
L’armée rouge

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L’austro-marxisme comme mouvement culturel

Les grandes réalisations à Vienne s’accompagnaient de la diffusion de valeurs fortes et la génération d’un nombre très important d’organismes.

La moitié des députés s’assumaient abstinents concernant l’alcool, alors que des organisations du Parti rassemblaient les joueurs d’échecs, ceux de mandoline, les clubs de danses folkloriques, ceux de chant, les regroupements des collectionneurs de timbres, les amis des animaux (divisés en multiples sections : les amis des oiseaux exotiques, ceux qui aiment les chiens, les éleveurs de poulets, etc.), etc. etc.

Résultats aux élections parlementaires de 1930, en haut à gauche pour les quartiers de Vienne

La social-démocratie organisait une contre-société, avec une infinité d’activités. C’était là l’aspect décisif et le journal du Parti, le quotidien du Parti, la Arbeiter Zeitung, pouvait affirmer en 1925 :

« La communauté socialiste n’a pas le droit d’avoir de brèches, car c’est uniquement en étant sans failles, en saisissant toutes les relations, tous les besoins, tous les inclinations du prolétariat, qu’elle est la communauté accomplie, ainsi en même temps un pressentiment de ce monde que nous voulons construire.

Nous ressentons le besoin impérieux d’une autre éducation, nous exigeons un autre art, nous chantons d’autres chansons et faisons d’autres sports : ce qui semble couvrir un unilatéralisme de philistins, est en réalité la différence entre la vision capitaliste du monde et la vision socialiste du monde, qui pénètre la vie humaine dans tous les gestes et s’exprime dans tous les rapports et toutes les organisations. »

La social-démocratie autrichienne réfutait ainsi le principe de l’insurrection, mais considérait pour autant qu’il était dans la nature même de son projet de séparer de manière entière les ouvriers de la bourgeoisie sur les plans spirituel, culturel, social, et donc non pas seulement politiquement.

Le journal du Parti, la Arbeiter Zeitung, expliquait en 1926 que :

« Plus le prolétariat semble obligé en apparence de négocier avec le monde bourgeois, plus de manière fière il doit se séparer de lui en son for intérieur. »

Contre la crise et le besoin
Pour le travail et le pain
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Dans cet objectif d’arracher les masses à l’hégémonie culturelle bourgeoise, l’Eglise et ses importantes processions baroques était un ennemi d’autant plus important que les fêtes religieuses marquait le calendrier de manière significative. Aussi, la social-démocratie répondit point par point : Noël était célébré comme solstice d’hiver, la fête-Dieu comme fête du printemps, l’intégration dans l’organisation de jeunesse remplaçait la communion. 

La social-démocratie organisa même la possibilité de procéder à la crémation des morts, afin de s’opposer au rite catholique de l’enterrement, avec le mouvement dénommé la flamme et regroupant pratiquement 170 000 personnes.

La jeunesse, en avant… avec nous arrive la nouvelle époque! Votez social-démocrate!

On retrouve évidemment un mouvement de la libre-pensée, avec 40 000 membres, l’organisation des amis des enfants et des écoliers avait 100 000 membres, l’union de la jeunesse ouvrière socialiste 30 000 membres, alors qu’existaient également des mouvements étudiants, de lycéens.

La centrale d’activités ASKÖ, fondée en 1925, regroupant 200 000 membres, avec comme structures principales les gymnastes, les nageurs, les « amis de la Nature », les footballeurs ; une olympiade ouvrière internationale eut lieu à Vienne en juillet 1931.

Tout pour l’enfant
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C’est ce que vous demande l’association Ecole libre – les amis des enfants

Le Parti fut en mesure de mettre en place ses cinémas, ses cantines, ses centrales d’achats, un fabrique de pains, etc.; les cyclistes et les motards avaient leurs propres structures ; en 1925 Anton Tesarek fonda les Faucons rouges pour regrouper la jeunesse.

Le Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Autriche fêtait aussi ses propres dates : l’instauration de la république le 12 novembre, le premier mai (le « Noël socialiste »), la révolution démocratique de mars 1848, les martyrs du 15 juillet 1927. Des figures de la science et des artistes, des hérétiques furent honorés lors de leur anniversaire, tout comme les 80 ans du Manifeste du Parti Communiste, les 10 ans de l’Union Soviétique, Karl Marx, Ferdinand Lassalle, l’écrivain Alfons Petzold, etc.

Parents, votez pour nous
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Le socialisme était l’avènement d’une forme de civilisation supérieure, le fruit d’une évolution naturelle. D’où l’absence d’esprit de rupture violent, mais d’où l’esprit de rupture culturelle. C’est là, bien entendu, ni plus ni moins que le fruit direct de l’analyse de Karl Kautsky, qui s’opposait pareillement tant aux réformistes qu’à Lénine au nom d’un marxisme à prétention évolutionniste.

Voici comment Otto Bauer, l’idéologue de la social-démocratie autrichienne, formulait la manière dont la classe ouvrière accomplit une évolution historique naturelle :

« Aussi bien de type nouveau que sera cette culture, elle sera pourtant l’héritière de toutes les cultures passées. Tout ce que les êtres humains ont pensé et imaginé, déclamé comme poèmes et chanté, sera désormais héritage des masses.

Leur propriété sera ce qu’il y a des siècles un troubadour a chanté à une fière princesse, ce que l’artiste de la Renaissance a peint pour le riche marchand, ce que le penseur de l’époque pré-capitaliste a pensé pour une couche étroite de gens cultivés.

Ainsi, les gens de l’avenir forment leur propre culture à partir de l’héritage des anciennes œuvres et des nouvelles œuvres contemporaines. Et cette culture sera la possession de tous, comme base définissante du caractère de chacun et unifie ainsi la nation comme caractère commun. »

La base de cette approche est indéniablement marxiste, avec la grande thèse de l’héritage qui sera justement particulièrement soulignée par Staline. Cependant, ce dernier et le matérialisme dialectique dans son prolongement accordent une grande importance à la délimitation de ce qui relève de la culture, dans le sens démocratique, et ce qui relève de l’idéologie décadente de la bourgeoisie.

Ho hisse à gauche
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Tant que la social-démocratie autrichienne était portée par la classe ouvrière, les problèmes pouvaient ne pas être trop visibles, mais au moindre accroc l’absence de délimitations culturelles devait être fatale, non pas tant face aux austro-fascistes du type catholique-clérical que face aux nationaux-socialistes.

La social-démocratie autrichienne considérait que la culture était quelque chose de survolant la réalité, qu’elle était en quelque sorte la civilisation elle-même, que donc la classe ouvrière prenait passivement mais consciemment la place de la bourgeoisie sur ce plan. Max Adler formule la chose de la manière suivante :

« Le socialisme n’est, au fond, en rien un mouvement ouvrier en tant que tel, mais un mouvement culturel, et le mouvement de cette culture consiste en cela que le socialisme réalise la culture par les ouvriers mis en mouvement, qu’il fait se mouvoir la culture vers les ouvriers et entend par eux continuer son mouvement. »

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