Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Les peintres-photographes naturalistes: Jules-Alexis Muenier

    Avec Jules-Alexis Muenier (1863-1942), on a la figure même du peintre s’appuyant de manière résolue et professionnelle sur la photographie.

    Très proche de Pascal Dagnan-Bouveret, Jules-Alexis Muenier fut l’élève d’une très importante figure de la peinture académique française, Jean-Léon Gérôme, avec un style « oriental » et « antique » ; il en récupérera d’ailleurs le manoire, dans le village de Coulevon, près de Vesoul.

    Jules-Alexis Muenier et Pascal Dagnan-Bouveret

    La première œuvre qui le fit remarquer est une peinture de 1886, intitulée La retraite de l’aumônier ou Le bréviaire. On reconnaît immanquablement une tentative de faire le portrait d’un personnage typique dans une situation typique, avec une tentative naturaliste toutefois de souligner les traits de la scène, d’en faire une image « forte ».

    Il est évident qu’on a déjà ici une image d’esprit photographique.

    La retraite de l’aumônier

    Voici un exemple de cette approche avec Aux beaux jours, datant de 1890. On a la chance ici de profiter de quelques photos effectuées en amont de la peinture, montrant nettement le travail du peintre, sa visée photographique. Voici déjà le tableau, qui se veut typique, mais dont la dimension expérimentatrice est évidente, de par son côté forcé. C’est ainsi une peinture naturaliste, et non pas réaliste.

    Aux beaux jours

    Voici quelques unes des photographies faites par le peintre, puis utilisées pour la peinture.

    C’est une grande chance de disposer de ces photographies, qui permettent de bien voir l’arrière-plan de la démarche. Voici une photographie de lui en train de peindre.

    Regardons ce qu’il en est avec La leçon de catéchisme, datant de 1890. C’est la meilleure œuvre de Jules-Alexis Muenier; elle présente également une nature photographique, au sens où l’on dirait qu’un photographe a pris sur le vif un moment, une scène.

    Il faut bien ici faire attention : il ne s’agit pas de réalisme pour autant. La facture n’est pas synthétique, la luminosité puissante, typique de la photographie, reflète l’idéalisation de cette leçon, avec des jeunes de la paysannerie qui semblent, sans pour autant être très attentifs (ce qui souligne la bonhomie du religieux), posséder une certaine pureté, en équilibre avec la bienveillance sérieuse du religieux.

    La leçon de catéchisme

    Voici quelques photographies faites et utilisées par le peintre pour ce tableau.

    Voici un tableau également intéressant, de 1887, intitulé Les chemineaux. Si le geste du personnage en bas va vers le typique, la pose du second est clairement forcé, la lumière et le côté flou tend à l’impressionnisme, etc.

    Les chemineaux

    Voici deux photographies d’un abri à roues habilement construit par l’auteur pour pouvoir peindre à l’extérieur en étant protégé.

    Ce qui nuit fondamentalement à la peinture de Jules-Alexis Muenier, comme ici pour La visite du grand-père de 1898, c’est une tendance à assouplir les traits, à neutraliser la vigueur du vivant pour un portrait sans accrocs, sans profondeur, sans interaction. La tendance à l’impressionnisme, à l’incapacité à aller au complexe, est flagrante, d’où le côté niais qui ressort et qui sera pris comme prétexte par les prétendues avant-gardes pour justifier leur soi-disant révolution picturale.

    La visite du grand-père

    Voici des photographies prises par le peintre dans son village.

    Voici La conversation (à l’ombre), ainsi que deux photographies prises en amont.

    La conversation (à l’ombre)

    Voici l’atelier construit par le peintre, une sorte de serre, pour bien sûr profiter de la lumière et de la chaleur. On notera que dans son manoire il avait fait d’une pièce un studio pour développer les photographies.

    Voici une photographie de l’appareil lui servant à projet les photographies de manière agrandie, afin de s’aider pour les peintures. Pour l’anecdote, son chevalet était composé du bois de la guillotine ayant servi localement à la révolution.

    Voici la peinture L’abreuvoir, de 1892.

    L’abreuvoir

    Voici quelques photographies prises en amont de l’oeuvre.

    Les nombreuses oeuvres de Jules-Alexis Muenier sont au final d’une grande médiocrité, à part ces quelques oeuvres très intéressantes, mais également d’une grande faiblesse, même si reste l’intérêt de la question photographique. Concluons avec La lessive dans le verger, de 1893.

    L’orientation moderniste qui en ressort, effaçant la dimension réaliste, rend ce naturalisme très peu puissant.

    La lessive dans le verger

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  • Les peintres-photographes naturalistes: Jean-Eugène Buland

    Jean-Eugène Buland (1852-1926) utilisait également la photographie pour élaborer ses peintures et ici la déformation est évidente. Le risque avec la photographie est de se focaliser sur le sujet central, de le faire irradier son environnement, au lieu de la placer en harmonie, en synthèse avec lui.

    Jean-Eugène Buland est ici exemplaire de cette erreur. Le repas du jardinier, de 1900, témoigne d’un style qu’il développe et qu’on considère aujourd’hui comme du « super-réalisme », d’« hyper-réalisme », etc., alors qu’en réalité on a quitté le terrain du réalisme.

    Le repas du jardinier

    Si l’on prend Le tripot, une peinture de 1883, l’aspect erroné est flagrant. En cherchant un rendu photographique, les personnages deviennent des figures fantomatiques, car l’environnement est comme aspiré par eux.

    Il y a une dimension irréelle qui se développe, une dimension quasi fantastique qui se dégage. Les personnages ne sont d’ailleurs pas présentés dans un moment typique, mais dans une attitude individuelle personnelle bien choisie et censée reflétée leur démarche psychologique.

    Cela en fait quelque chose de plus inquiétant que réaliste, même si l’atmosphère qui est alors formée gagne en puissante complexité. Cela reste pour cette raison indéniablement une œuvre majeure.

    Le tripot

    Une œuvre très proche et par ailleurs la plus célèbre du peintre est Propagande, de 1889. Il y a ici une allusion au général Boulanger, qui à force de populisme fut une figure très appréciée soutenus par des partisans d’un coup d’État, avant que celui-ci ne s’enfuit finalement.

    Ce sont en effet des portraits de Boulanger qu’apporte le propagandiste. La scène se veut typique, mais c’est en réalité clairement une construction, une sorte d’image d’Épinal de la France profonde rencontrant le patriotisme, avec le vétéran de l’armée rencontrant le peuple « réel ».

    Propagande

    On trouvera davantage d’intérêt dans L’aumône d’un mendiant, de 1880. En effet, ici la volonté d’un réalisme centralisé et pour ainsi dire illuminé revient ouvertement à ce qu’elle est en substance : une perspective religieuse.

    Il y a une irradiation depuis le personnage central et ici le contraste permet de véritablement saisir cette dimension se voulant mystique. On s’écarte encore plus du réalisme, mais sur le plan esthétique c’est plus travaillé.

    L’aumône d’un mendiant

    Il en va de même pour Prière devant les Reliques, de 1897, et bien sûr Visite à la Vierge de Bénodet, de 1898.

    Prière devant les Reliques
    Visite à la Vierge de Bénodet

    On bascule ici dans une sorte de romantisme religieux, où la dignité du réel est déviée vers une expression idéalisée du sentiment religieux.

    Il est intéressant de comparer ces œuvres avec La Restitution à la Vierge le lendemain du mariage, de 1885. L’oeuvre tend bien plus au typique que les autres, mais on voit aisément comment elle a perdu de sa vigueur esthétique, donnant un air finalement relativement terne.

    La Restitution à la Vierge le lendemain du mariage

    Parmi les autres œuvres marquantes, notons le Mariage innocent de 1884, le Conseil Municipal et commission de Pierrelaye organisant la fête, et Les héritiers, de 1887.

    Mariage innocent
    Conseil Municipal et commission de Pierrelaye organisant la fête
    Les héritiers

    Notons surtout Un patron, de 1888, ainsi que Le bonheur des parents, de 1903. Si le jeu de lumières est trop forcé, cela reste certainement des œuvres très significatives, pratiquement réalistes.

    Un patron
    Le bonheur des parents

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  • Les peintres-photographes naturalistes: Pascal Dagnan-Bouveret

    Proche de Jules Bastien-Lepage, Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929) est également un peintre qui témoigne de comment le naturalisme se détache du réalisme, tout en en retrouvant le chemin par moments.

    La peinture intitulée Un accident, de 1879, est ainsi réaliste. Le chat se couche sous le lit, l’attention des adultes est complète, pleine de gravité devant le médecin sûr de lui, bandant le jeune blessé qui a perdu du sang au point que son visage a blêmi.

    L’adulte à droite, le père indubitablement, se sent coupable et sent le terrible poids de son impuissance par rapport au savoir du médecin, alors que le petit frère à ses côtés observe une scène qui l’impressionne.

    Le portrait des différents objets, de la disposition de la salle, fait que l’œuvre est typique.

    Un accident

    Par contre, ce portrait de 1880 montrant son ami Gustave Courtois dans son atelier n’a par contre rien de typique, c’est pratiquement une allégorie symboliste se masquant derrière le masque d’une expérimentation naturaliste.

    Bouderie (Gustave Courtois dans son atelier)

    Le tableau intitulé Bénédiction des jeunes mariés a quant à lui une construction réaliste, mais la facture est résolument marquée par l’impressionnisme, avec une impression de clarté qui tente de compenser la faiblesse technique de l’oeuvre.

    Bénédiction des jeunes mariés

    De la même manière, Le Pardon en Bretagne de 1886, Les Bretonnes au Pardon de 1887 sont des constructions naturalistes, des photographies qui visent à expérimenter une situation pour la montrer, et Pascal Dagnan-Bouveret a pris justement des photographies pour ensuite en profiter lors de son travail en atelier.

    Il n’y a pas d’âme, la dignité du réel est comme absente, absorbée par le pittoresque.

    Le Pardon en Bretagne
    Les Bretonnes au Pardon

    Le Pardon en Bretagne est issu d’ailleurs d’un travail photographique en amont. Pascal Dagnan-Bouveret a pris des photographies à Rumengol en 1886, puis a ensuite mis des paysans en scène à Ormoy en Franche-Comté en 1887, afin de visualiser l’assemblée peinte. 

    Ici, on peut voir le peintre dessinant des travaux préparatoires pour le tableau en question.

    De même, les Chevaux à l’abreuvoir, de 1884, sont issus de photographies préliminaires et il s’agit nullement de chevaux de trait, la mise en scène étant ici totale.

    Chevaux à l’abreuvoir

    Il y a davantage d’âme dans Une noce chez le photographe, qui date de la même année que la peinture Un accident ; on notera que la scène se déroule à Vesoul. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’une œuvre à mi-chemin du réalisme et du naturalisme.

    Le fait que la petite fille regarde le peintre, comme une mise en abîme par rapport au photographe avec les photographiés, rappelle toutefois l’orientation résolument « photographique » des peintres commençant à utiliser les clichés photographiques afin de prévoir leurs peintures.

    La présence d’un grand miroir, avec un reflet de quelques personnages, témoigne également de ce jeu de reflet qui, incontestablement, tend davantage au stéréotype qu’au portrait typique.

    Une noce chez le photographe

    Les conscrits, de 1889, est également un excellent exemple d’une telle tendance au stéréotype, de déformation de la réalité de manière subjectiviste.

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  • Les peintres-photographes naturalistes: Jean Geoffroy, le «peintre des enfants et des humbles»

    Il est courant d’assimiler le naturalisme à un simple prolongement du réalisme, un prolongement de type photographique. Rien n’est plus faux, car le naturalisme est un réalisme décadent. Le réalisme prend les personnages typiques, dans les situations typiques, tandis que le naturalisme dresse un état des lieux d’une situation comprise comme une accumulation de données sociales.

    Là où le réalisme fait une synthèse, le naturalisme montre le tableau d’une expérience sociale. On voit aisément cette différence avec les deux tableaux suivants de Jean Geoffroy (1853-1924), le « peintre des enfants et des humbles » comme le précise l’épitaphe sur sa tombe au cimetière de Pantin, en banlieue parisienne.

    Ce peintre va être proche de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, ce qui va l’amener à mener une grande carrière dans l’illustration et la gravure d’ouvrages du ministère de l’instruction publique, comme les manuels scolaires, les planches éducatives, etc.

    Si l’on prend son tableau de 1889 intitulé Le Jour de la visite à l’hôpital, on a un bon exemple de réalisme. Il est vrai que la luminosité trop forte de l’œuvre est très clairement une concession à l’impressionnisme ; on est censé être marqué par le caractère clair de l’hôpital, sous la forme d’une impression.

    Ce n’est pas conforme au réalisme. Cependant, la construction de l’oeuvre est résolument réaliste. Un homme, aux habits en couleurs, aux habits de pauvre, se tient avec toute la chaleur populaire auprès d’un enfant blafard.

    A l’arrière-plan, on a une étreinte, plus au fond un enfant qui dort, un groupe qui se parle. La fragilité humaine dans un hôpital est bien présente, tout à fait bien orchestrée.

    Il manque il est vrai un certain dynamisme dialectique, tant par la luminosité qui asservit la pensée et les sens à l’impression que par le détail des choses sur la table de chevet, censé témoigner de la qualité du service républicain au peuple.

    Le Jour de la visite à l’hôpital

    Si l’on regarde par contre Qui casse les verres les paie, on a par contre une scène clairement reconstruite, qui se veut d’esprit portraitiste mais où on voit bien l’assemblage subjectif d’éléments censés être marquants.

    L’ensemble est forcé, avec une tonalité pittoresque ; c’est une scène, coupée de l’ensemble de la société, vivant pour elle-même, telle une expérimentation : c’est du naturalisme.

    Qui casse les verres les paie

    Jean Geoffroy a largement sombré dans la décadence des imageries qui sont en quelque sorte des portraits impressionnistes, comme ici Le partage difficile.

    Mentionnons quelques autres tableaux notables de ce peintre, comme ici L’asile de nuit, de 1891, ainsi que En classe, le travail des petits, de 1889.

    L’asile de nuit
    En classe, le travail des petits

    La faiblesse de Jean Geoffroy est patente dans Une leçon de dessin, de 1895, ainsi que Dans l’école, d’autour de 1900. Cela se veut un portrait, mais c’est une vision hagiographique de l’instruction dans les écoles de la république.

    Il y manque la vie, la multiplicité, l’interaction dialectique, la dignité du réel.

    Une leçon de dessin
    Dans l’école

    Il en va de même pour des œuvres comme École professionnelle à Dellys, travail du fer, Une classe franco-arabe à Tlemcen… Qui vaudront à Jean Geoffroy d’être le seul peintre dont les œuvres seront placées dans le pavillon de l’instruction publique pour vanter ses actions, lors de l’Exposition universelle de 1900, le pavillon étant placé par ailleurs au niveau de la tour Eiffel.

    Notons toutefois La Goutte de lait à Belleville, ainsi que Les affamés et Les résignés. La « Goutte de lait » désigne une institution de surveillance médicale des nourrissons, avec distribution de lait de vache stérilisé pour tenter de pallier au manque de lait maternel dû au travail des femmes.

    Au centre du tableau qui est un triptyque, on a le docteur Gaston Variot, qui contribuera à la puériculture et travaillant dans un tel dispensaire dans le quartier de Belleville à Paris.

    La Goutte de lait à Belleville
    Les affamés
    Les résignés

    Si Les affamés est davantage pathétique dans la veine naturaliste, Les résignés se tournent tendanciellement davantage vers le réalisme.

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  • Victor Hugo – préface de «Hernani» (1830)

    L’auteur de ce drame écrivait, il y a peu de semaines, à propos d’un poète mort avant l’âge :

    «… Dans ce moment de mêlée et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent ou ceux qui combattent ? Sans doute, il est triste de voir un poète de vingt ans qui s’en va, une lyre qui se brise, un avenir qui s’évanouit ; mais n’est-ce pas quelque chose aussi que le repos ?

    N’est-il pas permis à ceux autour desquels s’amassent incessamment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses trahisons ; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale ; hommes dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d’une liberté de plus, celle de l’art, celle de l’intelligence ; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur œuvre de conscience, en proie d’un côté à de viles machinations de censure et de police, en butte de l’autre, trop souvent, à l’ingratitude des esprits mêmes pour lesquels ils travaillent ; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux, et qui dorment dans le tombeau ? Invideo, disait Luther dans le cimetière de Worms, invideo, quia quiescunt.

    « Qu’importe toutefois ? Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l’œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.

    La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences près (lesquelles s’éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d’aujourd’hui ; puis, avec la jeunesse et à sa tête, l’élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d’examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique.

    Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Les ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles.

    En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d’excellent que tout ce qu’on fait pour elles, et tout ce qu’on fait contre elles, les sert également. Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites, et que nous avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale ; comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme poétique ? À peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance (1). »

    Qu’on pardonne à l’auteur de ce drame de se citer ici lui-même ; ses paroles ont si peu le don de se graver dans les esprits, qu’il aurait souvent besoin de les rappeler.

    D’ailleurs, aujourd’hui, il n’est peut-être point hors de propos de remettre sous les yeux des lecteurs les deux pages qu’on vient de transcrire. Ce n’est pas que ce drame puisse en rien mériter le beau nom d’art nouveau, depoésie nouvelle, loin de là, mais c’est que le principe de la liberté, en littérature, vient de faire un pas ; c’est qu’un progrès vient de s’accomplir, non dans l’art, ce drame est trop peu de chose, mais dans le public ; c’est que, sous ce rapport du moins, une partie des pronostics hasardés plus haut viennent de se réaliser.

    Il y avait péril, en effet, à changer ainsi brusquement d’auditoire, à risquer sur le théâtre des tentatives confiées jusqu’ici seulement au papier qui souffre tout ; le public des livres est bien différent du public des spectacles, et l’on pouvait craindre de voir le second repousser ce que le premier avait accepté. Il n’en a rien été. Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par le monde qui lit et qui médite, n’a pas été moins complètement adopté par cette immense foule, avide des pures émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris. Cette voix haute et puissante du peuple qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : tolérance et liberté.

    Maintenant, vienne le poète ! Il y a un public.

    Et cette liberté, le public la veut telle qu’elle doit être, se conciliant avec l’ordre, dans l’état, avec l’art, dans la littérature. La liberté a une sagesse qui lui est propre, et sans laquelle elle n’est pas complète. Que les vieilles règles de d’Aubignac meurent avec les vieilles coutumes de Cujas, cela est bien ; qu’à une littérature de cour succède une littérature de peuple, cela est mieux encore ; mais surtout qu’une raison intérieure se rencontre au fond de toutes ces nouveautés.

    Que le principe de liberté fasse son affaire, mais qu’il la fasse bien. Dans les lettres, comme dans la société, point d’étiquette, point d’anarchie : des lois. Ni talons rouges, ni bonnets rouges. Voilà ce que veut le public, et il veut bien.

    Quant à nous, par déférence pour ce public qui a accueilli avec tant d’indulgence un essai qui en méritait si peu, nous lui donnons ce drame aujourd’hui tel qu’il a été représenté. Le jour viendra peut-être de le publier telqu’il a été conçu par l’auteur (2), en indiquant et en discutant les modifications que la scène lui a fait subir.

    Ces détails de critique peuvent ne pas être sans intérêt ni sans enseignements, mais ils sembleraient minutieux aujourd’hui ; la liberté de l’art est admise, la question principale est résolue, à quoi bon s’arrêter aux questions secondaires ?

    Nous y reviendrons du reste quelque jour ; et nous parlerons aussi, bien en détail, en la ruinant par les raisonnements et par les faits, de cette censure dramatique qui est le seul obstacle à la liberté du théâtre, maintenant qu’il n’y en a plus dans le public. Nous essaierons, à nos risques et périls et par dévouement aux choses de l’art, de caractériser les mille abus de cette petite inquisition de l’esprit, qui a, comme l’autre saint-office, ses juges secrets, ses bourreaux masqués, ses tortures, ses mutilations, et sa peine de mort. Nous déchirerons, s’il se peut, ces langes de police dont il est honteux que le théâtre soit encore emmailloté au dix-neuvième siècle.

    Aujourd’hui il ne doit y avoir place que pour la reconnaissance et les remerciements. C’est au public que l’auteur de ce drame adresse les siens, et du fond du cœur. Cette œuvre, non de talent, mais de conscience et de liberté, a été généreusement protégée contre bien des inimitiés par le public, parce que le public est toujours, aussi lui, consciencieux et libre. Grâces lui soient donc rendues, ainsi qu’à cette jeunesse puissante qui a porté aide et faveur à l’ouvrage d’un jeune homme sincère et indépendant comme elle !

    C’est pour elle surtout qu’il travaille, parce que ce serait une gloire bien haute que l’applaudissement de cette élite de jeunes hommes, intelligente, logique, conséquente, vraiment libérale en littérature comme en politique, noble génération qui ne se refuse pas à ouvrir les deux yeux à la vérité et à recevoir la lumière des deux côtés.

    Quant à son œuvre en elle-même, il n’en parlera pas. Il accepte les critiques qui en ont été faites, les plus sévères comme les plus bienveillantes, parce qu’on peut profiter à toutes. Il n’ose se flatter que tout le monde ait compris du premier coup ce drame, dont le Romancero general est la véritable clef. Il prierait volontiers les personnes que cet ouvrage a pu choquer de relire le Cid, Don Sanche, Nicomède, ou plutôt tout Corneille, et tout Molière, ces grands et admirables poètes.

    Cette lecture, si pourtant elles veulent bien faire d’abord la part de l’immense infériorité de l’auteur d’Hernani, les rendra peut-être moins sévères pour certaines choses qui ont pu les blesser dans la forme ou dans le fond de ce drame.

    En somme, le moment n’est peut-être pas encore venu de le juger. Hernani n’est jusqu’ici que la première pierre d’un édifice qui existe tout construit dans la tête de son auteur, mais dont l’ensemble peut seul donner quelque valeur à ce drame. Peut-être ne trouvera-t-on pas mauvaise un jour la fantaisie qui lui a pris de mettre, comme l’architecte de Bourges, une porte presque moresque à sa cathédrale gothique.

    En attendant, ce qu’il a fait est bien peu de chose, il le sait. Puissent le temps et la force ne pas lui manquer pour achever son œuvre. Elle ne vaudra qu’autant qu’elle sera terminée. Il n’est pas de ces poètes privilégiés qui peuvent mourir ou s’interrompre avant d’avoir fini, sans péril pour leur mémoire ; il n’est pas de ceux qui restent grands, même sans avoir complété leur ouvrage, heureux hommes dont on peut dire ce que Virgile disait de Carthage ébauchée :

    Pendent opera interupta, minæque
    Murorum ingentes !

    9 mars 1830.

    1.  Lettre aux éditeurs des poésies de M. Dovalle
    2. Ce jour, prédit par l’auteur, est venu. Nous donnons dans cette édition Hernani tout entier, tel que le poëte l’avait écrit, avec les développements de passion, les détails de mœurs et les saillies de caractères que la représentation avait retranchés. Quant à la discussion critique que l’auteur indique, elle sortira d’elle-même, pour tous les lecteurs, de la comparaison qu’ils pourront faire entre l’Hernani tronqué du théâtre et l’Hernani de cette édition. Espérons tout des progrès que le public des théâtres fait chaque jour.Mai 1836.(Note de l’éditeur.)

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  • Victor Hugo – préface de «Cromwell» (1827)

    Le drame qu’on va lire n’a rien qui le recommande à l’attention ou à la bienveillance du public. Il n’a point, pour attirer sur lui l’intérêt des opinions politiques, l’avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d’abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l’honneur d’avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible.

    Il s’offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l’infirme de l’Evangile, solus, pauper, nudus.

    Ce n’est pas du reste sans quelque hésitation que l’auteur de ce drame s’est déterminé à le charger de notes et d’avant-propos. Ces choses sont d’ordinaire fort indifférentes aux lecteurs. Ils s’informent plutôt du talent d’un écrivain que de ses façons de voir ; et, qu’un ouvrage soit bon ou mauvais, peu leur importe sur quelles idées il est assis, dans quel esprit il a germé. On ne visite guère les caves d’un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l’arbre, on se soucie peu de la racine.

    D’un autre côté, notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode d’augmenter le poids d’un livre et d’accroître, en apparence du moins, l’importance d’un travail ; c’est une tactique semblable à celle de ces généraux d’armée, qui, pour rendre plus imposant leur front de bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. Puis, tandis que les critiques s’acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il peut arriver que l’ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers leurs feux croisés, comme une armée qui se tire d’un mauvais pas entre deux combats d’avant-postes et d’arrière-garde.

    Ces motifs, si considérables qu’ils soient, ne sont pas ceux qui ont décidé l’auteur. Ce volume n’avait pas besoin d’être enflé, il n’est déjà que trop gros. Ensuite, et l’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. Loin de lui être de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et ne sont à l’épreuve d’aucun.

    Des considérations d’un autre ordre ont influé sur l’auteur. Il lui a semblé que si, en effet, on ne visite guère par plaisir les caves d’un édifice, on n’est pas fâché quelquefois d’en examiner les fondements. Il se livrera donc, encore une fois, avec une préface, à la colère des feuilletons. Che sara, sara. Il n’a jamais pris grand souci de la fortune de ses ouvrages, et il s’effraye peu du qu’en dira-t-on littéraire.

    Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l’école, le public et les académies, on n’entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d’un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s’est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres, et qui apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à défaut de talent, des études à défaut de science. Il se bornera du reste à des considérations générales sur l’art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ni un plaidoyer pour ou contre qui que ce soit. L’attaque ou la défense de son livre est pour lui moins que pour tout autre la chose importante.

    Et puis les luttes personnelles ne lui conviennent pas. C’est toujours un spectacle misérable que de voir ferrailler les amours-propres. Il proteste donc d’avance contre toute interprétation de ses idées, toute application de ses paroles, disant avec le fabuliste espagnol :

    Quien haga aplicaciones
    Con su pan se lo coma.

    A la vérité, plusieurs des principaux champions des « saines doctrines littéraires » lui ont fait l’honneur de lui jeter le gant, jusque dans sa profonde obscurité, à lui, simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée. Il n’aura pas la fatuité de le relever. Voici, dans les pages qui vont suivre, les observations qu’il pourrait leur opposer ; voici sa fronde et sa pierre ; mais d’autres, s’ils veulent, les jetteront à la tête des Goliaths classiques.

    Cela dit, passons.

    Partons d’un fait : la même nature de civilisation, ou, pour employer une expression plus précise, quoique plus étendue, la même société n’a pas toujours occupé la terre. Le genre humain dans son ensemble a grandi, s’est développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme ; nous assistons maintenant à son imposante vieillesse. Avant l’époque que la société moderne a nommée antique, il existe une autre ère, que les anciens appelaient fabuleuse, et qu’il serait plus exact d’appeler primitive.

    Voilà donc trois grands ordres de choses successifs dans la civilisation, depuis son origine jusqu’à nos jours. Or, comme la poésie se superpose toujours à la société, nous allons essayer de démêler, d’après la forme de celle-ci, quel a dû être le caractère de l’autre, à ces trois grands âges du monde : les temps primitifs, les temps antiques, les temps modernes.

    Aux temps primitifs, quand l’homme s’éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s’éveille avec lui. En présence des merveilles qui l’éblouissent et qui l’enivrent, sa première parole n’est qu’un hymne.

    Il touche encore de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases, tous ses rêves des visions. Il s’épanche, il chante comme il respire. Sa lyre n’a que trois cordes, Dieu, l’âme, la création ; mais ce triple mystère enveloppe tout, mais cette triple idée comprend tout. La terre est encore à peu près déserte. Il y a des familles, et pas de peuples ; des pères, et pas de rois.

    Chaque race existe à l’aise ; point de propriété, point de loi, point de froissements, point de guerres. Tout est à chacun et à tous. La société est une communauté. Rien n’y gêne l’homme. Il mène cette vie pastorale et nomade par laquelle commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux capricieuses rêveries. Il se laisse faire, il se laisse aller. Sa pensée, comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon le vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l’ode est toute sa poésie.

    Ce poème, cette ode des temps primitifs, c’est la Genèse.

    Peu à peu cependant cette adolescence du monde s’en va. Toutes les sphères s’agrandissent ; la famille devient tribu, la tribu devient nation. Chacun de ces groupes d’hommes se parque autour d’un centre commun, et voilà les royaumes. L’instinct social succède à l’instinct nomade.

    Le camp fait place à la cité, la tente au palais, l’arche au temple. Les chefs de ces naissants états sont bien encore pasteurs, mais pasteurs de peuples ; leur bâton pastoral a déjà forme de sceptre. Tout s’arrête et se fixe. La religion prend une forme ; les rites règlent la prière ; le dogme vient encadrer le culte. Ainsi le prêtre et le roi se partagent la paternité du peuple ; ainsi à la communauté patriarchale succède la société théocratique.

    Cependant les nations commencent à être trop serrées sur le globe. Elles se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre. Elles débordent les unes sur les autres ; de là les migrations de peuples, les voyages. La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle devient épique, elle enfante Homère.

    Homère, en effet, domine la société antique. Dans cette société, tout est simple, tout est épique. La poésie est religion, la religion est loi. A la virginité du premier âge a succédé la chasteté du second. Une sorte de gravité solennelle s’est empreinte partout, dans les mœurs domestiques comme dans les mœurs publiques. Les peuples n’ont conservé de la vie errante que le respect de l’étranger et du voyageur. La famille a une patrie ; tout l’y attache ; il y a le culte du foyer, le culte des tombeaux.

    Nous le répétons, l’expression d’une pareille civilisation ne peut être que l’épopée. L’épopée y prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère. Pindare est plus sacerdotal que patriarchal, plus épique que lyrique. Si les annalistes, contemporains nécessaires de ce second âge du monde, se mettent à recueillir les traditions et commencent à compter avec les siècles, ils ont beau faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ; l’histoire reste épopée. Hérode est un Homère.

    Mais c’est surtout dans la tragédie antique que l’épopée ressort de partout. Elle monte sur la scène grecque sans rien perdre en quelque sorte de ses proportions gigantesques et démesurées. Ses personnages sont encore des héros, des demi-dieux, des dieux ; ses ressorts, des songes, des oracles, des fatalités ; ses tableaux, des dénombrements, des funérailles, des combats. Ce que chantaient les rapsodes, les acteurs le déclament, voilà tout.

    Il y a mieux. Quand toute l’action, tout le spectacle du poëme épique ont passé sur la scène, ce qui reste, le chœur le prend. Le chœur commente la tragédie, encourage les héros, fait des descriptions, appelle et chasse le jour, se réjouit, se lamente, quelquefois donne la décoration, explique le sens moral du sujet, flatte le peuple qui l’écoute. Or, qu’est-ce que le chœur, ce bizarre personnage placé entre le spectacle et le spectateur, sinon le poëte complétant son épopée ?

    Le théâtre des anciens est, comme leur drame, grandiose, pontifical, épique. Il peut contenir trente mille spectateurs ; on y joue en plein air, en plein soleil ; les représentations durent tout le jour. Les acteurs grossissent leur voix, masquent leurs traits, haussent leur stature ; ils se font géants, comme leurs rôles. La scène est immense. Elle peut représenter tout à la fois l’intérieur et l’extérieur d’un temple, d’un palais, d’un camp, d’une ville. On y déroule de vastes spectacles.

    C’est, et nous ne citons que de mémoire, c’est Prométhée sur sa montagne ; c’est Antigone cherchant du sommet d’une tour son frère Polynice dans l’armée ennemie (les Phéniciennes) ; c’est Évadné se jetant du haut d’un rocher dans les flammes où brûle le corps de Capanée (les Suppliantes d’Euripide) ; c’est un vaisseau qu’on voit surgir au port, et qui débarque sur la scène cinquante princesses avec leur suite (les Suppliantes d’Eschyle).

    Architecture et poésie, là, tout porte un caractère monumental. L’antiquité n’a rien de plus solennel, rien de plus majestueux. Son culte et son histoire se mêlent à son théâtre. Ses premiers comédiens sont des prêtres ; ses jeux scéniques sont des cérémonies religieuses, des fêtes nationales.

    Une dernière observation qui achève de marquer le caractère épique de ces temps, c’est que par les sujets qu’elle traite, non moins que par les formes qu’elle adopte, la tragédie ne fait que répéter l’épopée. Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie.

    Cependant l’âge de l’épopée touche à sa fin. Ainsi que la société qu’elle représente, cette poésie s’use en pivotant sur elle-même. Rome calque la Grèce, Virgile copie Homère ; et, comme pour finir dignement, la poésie épique expire dans ce dernier enfantement.

    Il était temps. Une autre ère va commencer pour le monde et pour la poésie.

    Une religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d’une civilisation décrépite dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale. Et d’abord, pour premières vérités, elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel.

    Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps ; en un mot, qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu.

    Une partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains sages de l’antiquité, mais c’est de l’évangile que date leur pleine, lumineuse et large révélation. Les écoles payennes marchaient à tâtons dans la nuit, s’attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté, et rendaient plus grande l’ombre de l’autre.

    De là tous ces fantômes créés par la philosophie ancienne. Il n’y avait que la sagesse divine qui dût substituer une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le Christ, c’est le jour. Du reste, rien de plus matériel que la théogonie antique. Loin qu’elle ait songé, comme le christianisme, à diviser l’esprit du corps, elle donne forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d’un nuage pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment.

    On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement. Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur une enclume, et l’on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le monde à une chaîne d’or ; son soleil monte un char à quatre chevaux ; son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le globe ; son ciel est une montagne.

    Aussi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile, rapetisse la divinité et grandit l’homme. Les héros d’Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps, un abîme entre l’homme et Dieu.

    À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse, la mélancolie.

    Et en effet, le cœur de l’homme, jusqu’alors engourdi par des cultes purement hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne pas s’éveiller et sentir germer en lui quelque faculté inattendue, au souffle d’une religion humaine parce qu’elle est divine, d’une religion qui fait de la prière du pauvre la richesse du riche, d’une religion d’égalité, de liberté, de charité ? Pouvait-il ne pas voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis que l’évangile lui avait montré l’âme à travers les sens, l’éternité derrière la vie ?

    D’ailleurs, en ce moment-là même, le monde subissait une si profonde révolution, qu’il était impossible qu’il ne s’en fît pas une dans les esprits. Jusqu’alors les catastrophes des empires avaient été rarement jusqu’au cœur des populations ; c’étaient des rois qui tombaient, des majestés qui s’évanouissaient, rien de plus. La foudre n’éclatait que dans les hautes régions, et, comme nous l’avons déjà indiqué, les événements semblaient se dérouler avec toute la solennité de l’épopée. Dans la société antique, l’individu était placé si bas, que, pour qu’il fût frappé, il fallait que l’adversité descendît jusque dans sa famille.

    Aussi ne connaissait-il guère l’infortune, hors des douleurs domestiques. Il était presque inouï que les malheurs généraux de l’état dérangeassent sa vie. Mais à l’instant où vint s’établir la société chrétienne, l’ancien continent était bouleversé. Tout était remué jusqu’à la racine. Les événements, chargés de ruiner l’ancienne Europe et d’en rebâtir une nouvelle, se heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu’il était impossible que quelque chose de ce tumulte n’arrivât pas jusqu’au cœur des peuples. Ce fut plus qu’un écho, ce fut un contre-coup.

    L’homme, se repliant sur lui-même en présence de ces hautes vicissitudes, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie.

    En même temps, naissait l’esprit d’examen et de curiosité. Ces grandes catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de frappantes péripéties. C’était le nord se ruant sur le midi, l’univers romain changeant de forme, les dernières convulsions de tout un monde à l’agonie. Dès que ce monde fut mort, voici que des nuées de rhéteurs, de grammairiens, de sophistes, viennent s’abattre, comme des moucherons, sur son immense cadavre.

    On les voit pulluler, on les entend bourdonner dans ce foyer de putréfaction. C’est à qui examinera, commentera, discutera. Chaque membre, chaque muscle, chaque fibre du grand corps gisant est retourné en tout sens. Certes, ce dut être une joie, pour ces anatomistes de la pensée, que de pouvoir, dès leur coup d’essai, faire des expériences en grand ; que d’avoir, pour premier sujet, une société morte à disséquer.

    Ainsi, nous voyons poindre à la fois et comme se donnant la main, le génie de la mélancolie et de la méditation, le démon de l’analyse et de la controverse. A l’une des extrémités de cette ère de transition, est Longin, à l’autre saint-Augustin. Il faut se garder de jeter un œil dédaigneux sur cette époque où était en germe tout ce qui depuis a porté fruit, sur ce temps dont les moindres écrivains, si l’on nous passe une expression triviale, mais franche, ont fait fumier pour la moisson qui devait suivre. Le moyen-âge est enté sur le bas-empire.

    Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu’alors, et qu’on nous pardonne d’exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu’alors, agissant en cela comme le polythéisme et la philosophie antique, la muse purement épique des anciens n’avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l’art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. Type d’abord magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est systématique, devenu dans les derniers temps faux, mesquin et conventionnel. Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large.

    Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue, du créateur ; si c’est à l’homme à rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si l’art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l’homme, la vie, la création ; si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son ressort ; si, enfin, c’est le moyen d’être harmonieux que d’être incomplet.

    C’est alors que, l’œil fixé sur des événements tout à la fois risibles et formidables, et sous l’influence de cet esprit de mélancolie chrétienne et de critique philosophique que nous observions tout à l’heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel.

    Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient.

    Ainsi voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et, comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie.

    Et ici, qu’il nous soit permis d’insister ; car nous venons d’indiquer le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre avis, l’art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou, pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature classique.

    – Enfin ! vont dire ici les gens qui, depuis quelque temps nous voient venir, nous vous tenons ! vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous faites du laid un type d’imitation, du grotesque un élément de l’art ! Mais les grâces… mais le bon goût… Ne savez-vous pas que l’art doit rectifier la nature ? qu’il faut l’anoblir ? qu’il faut choisir ? Les anciens ont-ils jamais mis en œuvre le laid et le grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tragédie ? L’exemple des anciens, messieurs ! D’ailleurs, Aristote… D’ailleurs, Boileau… D’ailleurs, La Harpe. – En vérité !

    Ces arguments sont solides, sans doute, et surtout d’une rare nouveauté. Mais notre rôle n’est pas d’y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système, parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous constatons un fait. Nous sommes historien et non critique.

    Que ce fait plaise ou déplaise, peu importe ! il est. – Revenons donc, et essayons de faire voir que c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique ; montrons que c’est de là qu’il faut partir pour établir la différence radicale et réelle des deux littératures.

    Ce n’est pas qu’il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient absolument inconnus des anciens. La chose serait d’ailleurs impossible. Rien ne vient sans racine ; la seconde époque est toujours en germe dans la première. Dès l’Iliade, Thersite et Vulcain donnent la comédie, l’un aux hommes, l’autre aux dieux. Il y a trop de nature et trop d’originalité dans la tragédie grecque, pour qu’il n’y ait pas quelquefois de la comédie.

    Ainsi, pour ne citer toujours que ce que notre mémoire nous rappelle, la scène de Ménélas avec la portière du palais (Hélène, acte I) ; la scène du phrygien (Oreste, acte IV). Les tritons, les satyres, les cyclopes, sont des grotesques ; les sirènes, les furies, les parques, les harpies, sont des grotesques ; Polyphème est un grotesque terrible ; Silène est un grotesque bouffon.

    Mais on sent ici que cette partie de l’art est encore dans l’enfance. L’épopée, qui, à cette époque, imprime sa forme à tout, l’épopée pèse sur elle, et l’étouffe. Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se cacher. On sent qu’il n’est pas sur son terrain, parce qu’il n’est pas dans sa nature. Il se dissimule le plus qu’il peut. Les satyres, les tritons, les sirènes sont à peine difformes.

    Les parques, les harpies sont plutôt hideuses par leurs attributs que par leurs traits, les furies sont belles, et on les appelle euménides, c’est-à-dire douces, bienfaisantes. Il y a un voile de grandeur ou de divinité sur d’autres grotesques. Polyphème est géant ; Midas est roi ; Silène est dieu.

    Aussi la comédie passe-t-elle presque inaperçue dans le grand ensemble épique de l’antiquité. À côté des chars olympiques, qu’est-ce que la charrette de Thespis ? Près des colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont Aristophane et Plaute ? Homère les emporte avec lui, comme Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa peau de lion.

    Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris.

    C’est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l’enfer chrétien ces hideuses figures qu’évoquera l’âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple de ces formes ridicules au milieu desquelles se jouera Callot, le Michel-Ange burlesque. Si du monde idéal il passe au monde réel, il y déroule d’intarissables parodies de l’humanité.

    Ce sont des créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de l’homme, types tout à fait inconnus à la grave antiquité, et sortis pourtant de la classique Italie. C’est lui enfin qui, colorant tour à tour le même drame de l’imagination du midi et de l’imagination du nord, fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust.

    Et comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppés de langes ! La poésie antique, obligée de donner des compagnons au boiteux Vulcain, avait tâché de déguiser leur difformité en l’étendant en quelque sorte sur des proportions colossales. Le génie moderne conserve ce mythe des forgerons surnaturels, mais il lui imprime brusquement un caractère tout opposé et qui le rend bien plus frappant ; il change les géants en nains ; des cyclopes il fait les gnomes.

    C’est avec la même originalité qu’à l’hydre, un peu banale, de Lerne, il substitue tous ces dragons locaux de nos légendes, la gargouille de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chairsallée de Troyes, la drée de Montlhéry, la tarasque de Tarascon, monstres de formes si variées et dont les noms baroques sont un caractère de plus. Toutes ses créations puisent dans leur propre nature cet accent énergique et profond devant lequel il semble que l’antiquité ait parfois reculé. Certes, les euménides grecques sont bien moins horribles, et par conséquent bien moins vraies, que les sorcières de Macbeth. Pluton n’est pas le diable.

    Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l’heure amené par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau. Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art.

    Rubens le comprenait sans doute ainsi, lorsqu’il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à des couronnements, à d’éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de nain de cour. Cette beauté universelle que l’antiquité répandait solennellement sur tout n’était pas sans monotonie ; la même impression, toujours répétée, peut fatiguer à la longue. Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l’on a besoin de se reposer de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un temps d’arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d’où l’on s’élève vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée. La salamandre fait ressortir l’ondine ; le gnome embellit le sylphe.

    Et il serait exact aussi de dire que le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique ; et cela doit être. Quand l’art est conséquent avec lui-même, il mène bien plus sûrement chaque chose à sa fin. Si l’élysée homérique est fort loin de ce charme éthéré, de cette angélique suavité du Paradis de Milton, c’est que sous l’éden il y a un enfer bien autrement horrible que le tartare payen.

    Croit-on que Françoise de Rimini et Béatrix seraient aussi ravissantes chez un poëte qui ne nous enfermerait pas dans la tour de la Faim et ne nous forcerait point à partager le repoussant repas d’Ugolin ? Dante n’aurait pas tant de grâce, s’il n’avait pas tant de force. Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphyrs libertins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides ?

    N’est-ce pas parce que l’imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques, les aspioles, qu’elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle, cette pureté d’essence dont approchent si peu les nymphes payennes ? La Vénus antique est belle, admirable sans doute ; mais qui a répandu sur les figures de Jean Goujon cette élégance svelte, étrange, aérienne ? qui leur a donné ce caractère inconnu de vie et de grandiose, sinon le voisinage des sculptures rudes et puissantes du moyen-âge ?

    Si, au milieu de ces développements nécessaires, et qui pourraient être beaucoup plus approfondis, le fil de nos idées ne s’est pas rompu dans l’esprit du lecteur, il a compris sans doute avec quelle puissance le grotesque, ce germe de la comédie, recueilli par la muse moderne, a dû croître et grandir dès qu’il a été transporté dans un terrain plus propice que le paganisme et l’épopée.

    En effet, dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine. Le premier type, dégagé de tout alliage impur, aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces, toutes les beautés ; il faut qu’il puisse créer un jour Juliette, Desdémona, Ophélia. Le second prendra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes les laideurs. Dans ce partage de l’humanité et de la création, c’est à lui que reviendront les passions, les vices, les crimes ; c’est lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide, brouillon, hypocrite c’est lui qui sera tour à tour Iago, Tartufe, Basile ; Polonius, Harpagon, Bartholo ; Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille.

    C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.

    C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une invasion, une irruption, un débordement, c’est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dons les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :

    Un grand vilain lors ils élurent,
    Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.

    Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais. Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu’il fait applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois les fous de cour.

    Plus tard, dans le siècle de l’étiquette, il nous montrera Scarron sur le bord même de la couche de Louis XIV. En attendant, c’est lui qui meuble le blason, qui dessine sur l’écu des chevaliers ces symboliques hiéroglyphes de la féodalité. Des mœurs, il pénètre dans les lois ; mille coutumes bizarres attestent son passage dans les institutions du moyen-âge. De même qu’il avait fait bondir dans son tombereau Thespis barbouillé de lie, il danse avec la basoche sur cette fameuse table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre aux farces populaires et aux banquets royaux. Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs, dans les lois, il entre jusque dans l’église.

    Nous le voyons ordonner, dans chaque ville de la catholicité, quelqu’une de ces cérémonies singulières, de ces processions étranges où la religion marche accompagnée de toutes les superstitions, le sublime environné de tous les grotesques. Pour le peindre d’un trait, telle est, à cette aurore des lettres, sa verve, sa vigueur, sa sève de création, qu’il jette du premier coup sur le seuil de la poésie moderne trois Homères bouffons : Arioste, en Italie ; Cervantes, en Espagne ; Rabelais, en France.

    Il serait surabondant de faire ressortir davantage cette influence du grotesque dans la troisième civilisation. Tout démontre, à l’époque dite romantique, son alliance intime et créatrice avec le beau. Il n’y a pas jusqu’aux plus naïves légendes populaires qui n’expliquent quelquefois avec un admirable instinct ce mystère de l’art moderne. L’antiquité n’aurait pas fait la Belle et la Bête.

    Il est vrai de dire qu’à l’époque où nous venons de nous arrêter la prédominance du grotesque sur le sublime, dans les lettres, est vivement marquée. Mais c’est une fièvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe ; c’est un premier flot qui se retire peu à peu.

    Le type du beau reprendra bientôt son rôle et son droit, qui n’est pas d’exclure l’autre principe, mais de prévaloir sur lui. Il est temps que le grotesque se contente d’avoir un coin du tableau dans les fresques royales de Murillo, dans les pages sacrées de Véronèse ; d’être mêlé aux deux admirables Jugements derniers dont s’enorgueilliront les arts, à cette scène de ravissement et d’horreur dont Michel-Ange enrichira le Vatican, à ces effrayantes chutes d’hommes que Rubens précipitera le long des voûtes de la cathédrale d’Anvers. Le moment est venu où l’équilibre entre les deux principes va s’établir. Un homme, un poëte roi, pœta soverano, comme Dante le dit d’Homère, va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de cette flamme jaillit Shakespeare.

    Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle.

    Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité.

    Les rapsodes marquent la transition des poëtes lyriques aux poëtes épiques, comme les romanciers des poëtes épiques aux poëtes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et les critiques avec la troisième. Les personnages de l’ode sont des colosses : Adam, Caïn, Noé ; ceux de l’épopée sont des géants : Achille, Atrée, Oreste ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare.

    Telles sont donc, et nous nous bornons en cela à relever un résultat, les diverses physionomies de la pensée aux différentes ères de l’homme et de la société. Voilà ses trois visages, de jeunesse, de virilité et de vieillesse. Qu’on examine une littérature en particulier, ou toutes les littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poëtes lyriques avant les poëtes épiques, les poëtes épiques avant les poëtes dramatiques.

    En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ; dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de toutes les poésies que nous parcourions tout à l’heure, la Bible avant l’Iliade, l’Iliade avant Shakespeare.

    La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons-le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque.

    Il serait conséquent d’ajouter ici que tout dans la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du lyrique, de l’épique et du dramatique, parce que tout naît, agit et meurt. S’il n’était pas ridicule de mêler les fantasques rapprochements de l’imagination aux déductions sévères du raisonnement, un poëte pourrait dire que le lever du soleil, par exemple, est un hymne, son midi une éclatante épopée, son coucher un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort. Mais ce serait là de la poésie, de la folie peut-être ; et qu’est-ce que cela prouve ?

    Tenons-nous-en aux faits rassemblés plus haut : complétons-les d’ailleurs par une observation importante. C’est que nous n’avons aucunement prétendu assigner aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer leur caractère dominant.

    La Bible, ce divin monument lyrique, renferme, comme nous l’indiquions tout à l’heure, une épopée et un drame en germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poëmes homériques un reste de poésie lyrique et un commencement de poésie dramatique. L’ode et le drame se croisent dans l’épopée. Il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre.

    Le drame est la poésie complète. L’ode et l’épopée ne le contiennent qu’en germe ; il les contient l’une et l’autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux. Certes, celui qui a dit : les français n’ont pas la tête épique, a dit une chose juste et fine ; si même il eût dit les modernes, ce mot spirituel eût été un mot profond. Il est incontestable cependant qu’il y a surtout du génie épique dans cette prodigieuse Athalie, si haute et si simplement sublime que le siècle royal ne l’a pu comprendre. Il est certain encore que la série des drames-chroniques de Shakespeare présente un grand aspect d’épopée.

    Mais c’est surtout la poésie lyrique qui sied au drame ; elle ne le gêne jamais, se plie à tous ses caprices, se joue sous toutes ses formes, tantôt sublime dans Ariel, tantôt grotesque dans Caliban. Notre époque, dramatique avant tout, est par cela même éminemment lyrique. C’est qu’il y a plus d’un rapport entre le commencement et la fin ; le coucher du soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard redevient enfant.

    Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la première ; elle est aussi triste que l’autre était joyeuse. Il en est de même de la poésie lyrique. Éblouissante, rêveuse à l’aurore des peuples, elle reparaît sombre et pensive à leur déclin. La Bible s’ouvre riante avec la Genèse, et se ferme sur la menaçante Apocalypse. L’ode moderne est toujours inspirée, mais n’est plus ignorante. Elle médite plus qu’elle ne contemple ; sa rêverie est mélancolie. On voit, à ses enfantements, que cette muse s’est accouplée au drame.

    Pour rendre sensibles par une image les idées que nous venons d’aventurer, nous comparerions la poésie lyrique primitive à un lac paisible qui reflète les nuages et les étoiles du ciel ; l’épopée est le fleuve qui en découle et court, en réfléchissant ses rives, forêts, campagnes et cités, se jeter dans l’océan du drame. Enfin, comme le lac, le drame réfléchit le ciel ; comme le fleuve, il réfléchit ses rives ; mais seul il a des abîmes et des tempêtes.

    C’est donc au drame que tout vient aboutir dons la poésie moderne. Le Paradis perdu est un drame avant d’être une épopée. C’est, on le sait, sous la première de ces formes qu’il s’était présenté d’abord à l’imagination du poëte, et qu’il reste toujours imprimé dans la mémoire du lecteur, tant l’ancienne charpente dramatique est encore saillante sous l’édifice épique de Milton ! Lorsque Dante Alighieri a terminé son redoutable Enfer, qu’il en a refermé les portes, et qu’il ne lui reste plus qu’à nommer son œuvre, l’instinct de son génie lui fait voir que ce poëme multiforme est une émanation du drame, non de l’épopée ; et sur le frontispice du gigantesque monument, il écrit de sa plume de bronze : Divina Commedia.

    On voit donc que les deux seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille de Shakespeare se rallient à son unité. Ils concourent avec lui à empreindre de la teinte dramatique toute notre poésie ; ils sont comme lui mêlés de grotesque et de sublime ; et, loin de tirer à eux dans ce grand ensemble littéraire qui s’appuie sur Shakespeare, Dante et Milton sont en quelque sorte les deux arcs-boutants de l’édifice dont il est le pilier central, les contre-forts de la voûte dont il est la clef.

    Qu’on nous permette de reprendre ici quelques idées déjà énoncées, mais sur lesquelles il faut insister. Nous y sommes arrivé, maintenant il faut que nous en repartions.

    Du jour où le christianisme a dit à l’homme :  » Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie  » ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ?

    La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c’est ici surtout que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l’art.

    En se plaçant à ce point de vue pour juger nos petites règles conventionnelles, pour débrouiller tous ces labyrinthes scolastiques, pour résoudre tous ces problèmes mesquins que les critiques des deux derniers siècles ont laborieusement bâtis autour de l’art, on est frappé de la promptitude avec laquelle la question du théâtre moderne se nettoie. Le drame n’a qu’à faire un pas pour briser tous ces fils d’araignée dont les milices de Lilliput ont cru l’enchaîner dans son sommeil.

    Ainsi, que des pédants étourdis (l’un n’exclut pas l’autre) prétendent que le difforme, le laid, le grotesque, ne doit jamais être un objet d’imitation pour l’art, on leur répond que le grotesque, c’est la comédie, et qu’apparemment la comédie fait partie de l’art. Tartufe n’est pas beau, Pourceaugnac n’est pas noble ; Pourceaugnac et Tartufe sont d’admirables jets de l’art.

    Que si, chassés de ce retranchement dans leur seconde ligne de douanes, ils renouvellent leur prohibition du grotesque allié au sublime, de la comédie fondue dans la tragédie, on leur fait voir que, dans la poésie des peuples chrétiens, le premier de ces deux types représente la bête humaine, le second l’âme.

    Ces deux tiges de l’art, si l’on empêche leurs rameaux de se mêler, si on les sépare systématiquement, produiront pour tous fruits d’une part des abstractions de vices, de ridicules ; de l’autre des abstractions de crime, d’héroïsme et de vertu. Les deux types ainsi isolés et livrés à eux-mêmes, s’en iront chacun de leur côté, laissant entre eux le réel, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. D’où il suit qu’après ces abstractions il restera quelque chose à représenter, l’homme ; après ces tragédies et ces comédies quelque chose à faire, le drame.

    Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : À la mort, et allons dîner ! Ainsi le sénat romain délibérera sur le turbot de Domitien.

    Ainsi Socrate, buvant la ciguë et conversant de l’âme immortelle et du dieu unique, s’interrompra pour recommander qu’on sacrifie un coq à Esculape. Ainsi Élisabeth jurera et parlera latin.

    Ainsi Richelieu subira le capucin Joseph, et Louis XI son barbier, maître Olivier-le-Diable. Ainsi Cromwell dira : J’ai le parlement dans mon sac et le roi dans ma poche ; ou, de la main qui signe l’arrêt de mort de Charles 1er, barbouillera d’encre le visage d’un régicide qui le lui rendra en riant. Ainsi César dans le char de triomphe aura peur de verser. Car les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête, qui parodie leur intelligence.

    C’est par là qu’ils touchent à l’humanité, c’est par là qu’ils sont dramatiques.  » Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas « , disait Napoléon, quand il fut convaincu d’être homme ; et cet éclair d’une âme de feu qui s’entr’ouvre illumine à la fois l’art et l’histoire, ce cri d’angoisse est le résumé du drame et de la vie.

    Chose frappante, tous ces contrastes se rencontrent dans les poëtes eux-mêmes, pris comme hommes. A force de méditer sur l’existence, d’en faire éclater la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément tristes. Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumarchais était morose, Molière était sombre, Shakespeare mélancolique.

    C’est donc une des suprêmes beautés du drame que le grotesque. Il n’en est pas seulement une convenance, il en est souvent une nécessité. Quelquefois il arrive par masses homogènes, par caractères complets : Dandin, Prusias, Trissotin, Brid’oison, la nourrice de Juliette ; quelquefois empreint de terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartufe, Méphistophélès ; quelquefois même voilé de grâce et d’élégance, comme Figaro, Osrick, Mercutio, don Juan. Il s’infiltre partout, car de même que les vulgaires ont mainte fois leur accès de sublime, les plus élevés payent fréquemment tribut au trivial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable, souvent imperceptible, est-il toujours présent sur la scène, même quand il se tait, même quand il se cache.

    Grâce à lui, point d’impressions monotones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l’horreur dans la tragédie. Il fera rencontrer l’apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l’âme.

    Voilà ce qu’a su faire entre tous, d’une manière qui lui est propre et qu’il serait aussi inutile qu’impossible d’imiter, Shakespeare, ce dieu du théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais.

    On voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.

    Des contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-aristotélique. Au reste, le combat ne devait pas être long. A la première secousse elle a craqué, tant était vermoulue cette solive de la vieille masure scolastique !

    Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :

    Alternis cantemus ; amant alterna Camenae.

    Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions.

    De graves personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous, viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur crier :  » Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas ! On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir !  » A quoi ils répondraient sans doute :  » Il serait possible que cela vous amusât ou vous intéressât, mais ce n’est point là la question ; nous sommes les gardiens de la dignité de la Melpomène française.  » Voilà !

    Mais, dira-t-on, cette règle que vous répudiez est empruntée au théâtre grec. En quoi le théâtre et le drame grecs ressemblent-ils à notre drame et à notre théâtre ? D’ailleurs nous avons déjà fait voir que la prodigieuse étendue de la scène antique lui permettait d’embrasser une localité tout entière, de sorte que le poëte pouvait, selon les besoins de l’action, la transporter à son gré d’un point du théâtre à un autre, ce qui équivaut bien à peu près aux changements de décorations.

    Bizarre contradiction ! le théâtre grec, tout asservi qu’il était à un but national et religieux, est bien autrement libre que le nôtre, dont le seul objet cependant est le plaisir, et, si l’on veut, l’enseignement du spectateur. C’est que l’un n’obéit qu’aux lois qui lui sont propres, tandis que l’autre s’applique des conditions d’être parfaitement étrangères à son essence. L’un est artiste, l’autre est artificiel.

    On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans l’esprit du spectateur la fidèle empreinte des faits. Le lieu où telle catastrophe s’est passée en devient un témoin terrible et inséparable ; et l’absence de cette sorte de personnage muet décomplèterait dans le drame les plus grandes scènes de l’histoire.

    Le poëte oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute obstruée de haquets et de voitures ? brûler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? dépêcher le duc de Guise autre part que dans ce château de Blois où son ambition fait fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles 1er et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d’où l’on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à leur palais ?

    L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout ! On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds.

    Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire. Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent a leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette.

    Et puis si vingt-quatre heures peuvent être comprises dans deux, il sera logique que quatre heures puissent en contenir quarante-huit. L’unité de Shakespeare ne sera donc pas l’unité de Corneille. Pitié !

    Ce sont là pourtant les pauvres chicanes que depuis deux siècles la médiocrité, l’envie et la routine font au génie ! C’est ainsi qu’on a borné l’essor de nos plus grands poëtes. C’est avec les ciseaux des unités qu’on leur a coupé l’aile. Et que nous a-t-on donné en échange de ces plumes d’aigle retranchées à Corneille et à Racine ? Campistron.

    Nous concevons qu’on pourrait dire : – Il y a dans des changements trop fréquents de décoration quelque chose qui embrouille et fatigue le spectateur, et qui produit sur son attention l’effet de l’éblouissement ; il peut aussi se faire que des translations multipliées d’un lieu à un autre lieu, d’un temps à un autre temps, exigent des contre-expositions qui le refroidissent ; il faut craindre encore de laisser dans le milieu d’une action des lacunes qui empêchent les parties du drame d’adhérer étroitement entre elles, et qui en outre déconcertent le spectateur parce qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il peut y avoir dans ces vides… – Mais ce sont là précisément les difficultés de l’art. Ce sont là de ces obstacles propres à tels ou tels sujets et sur lesquels on ne saurait statuer une fois pour toutes. C’est au génie à les résoudre, non aux poétiques à les éluder.

    Il suffirait enfin, pour démontrer l’absurdité de la règle des deux unités, d’une dernière raison, prise dans les entrailles de l’art. C’est l’existence de la troisième unité, l’unité d’action, la seule admise de tous parce qu’elle résulte d’un fait : l’œil ni l’esprit humain ne sauraient saisir plus d’un ensemble à la fois.

    Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C’est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action.

    L’unité d’ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s’appuyer l’action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L’unité d’ensemble est la loi de perspective du théâtre.

    Mais, s’écrieront les douaniers de la pensée, de grands génies les ont pourtant subies, ces règles que vous rejetez !

    Eh oui, Qu’auraient-ils donc fait, ces admirables hommes, si l’on les eût laissés faire ? Ils n’ont pas du moins accepté vos fers sans combat. Il faut voir comme Pierre Corneille, harcelé à son début pour sa mer veille du Cid, se débat sous Mairet, Claveret, d’Aubignac et Scudéry ! comme il dénonce à la postérité les violences de ces hommes qui, dit-il, se font tout blancs d’Aristote !

    Il faut voir comme on lui dit, et nous citons des textes du temps :  » Jeune homme, il faut apprendre avant que d’enseigner, et à moins que d’être uv Scaliger ou uv Heinsius, cela n’est pas supportable !  » Là-dessus Corneille se révolte et demande si c’est donc qu’on veut le faire descendre,  » beaucoup au dessovbs de Claueret ! « .

    Ici Scudéry s’indigne de tant d’orgueil et rappelle à  » ce trois fois grand avthevr du Cid… les modestes paroles par où le Tasse, le plus grand homme de son siècle, a commencé l’apologie du plus beau de ses ouvrages, contre la plus aigre et la plus injuste Censure, qu’on fera peut-être jamais. M. Corneille, ajoute-t-il, tesmoigne bien en ses Responses qu’il est aussi loing de la modération que du mérite de cet excellent avthevr. « 

    Le jeune homme si justement et si doucement censuré ose résister ; alors Scudéry revient à la charge ; il appelle à son secours l’Académie Éminente :  » Prononcez, O MES IVGES, un arrest digne de vous, et qui face sçavoir à toute l’Europe que le Cid n’est point le chef-d’œuure du plus grand homme de France, mais ouy bien la moins iudicieuse pièce de M. Corneille mesme. Vous le deuez, et pour vostre gloire en particulier, et pour celle de nostre nation en général, qui s’y trouue intéressée : veu que les estrangers qui pourroient voir ce beau chef-d’œuure, eux qui ont eu des Tassos et des Guarinis, croyroient que nos plus grands maistres ne sont que des apprentifs. « 

    Il y a dans ce peu de lignes instructives toute la tactique éternelle de la routine envieuse contre le talent naissant, celle qui se suit encore de nos jours, et qui a attaché, par exemple, une si curieuse page aux jeunes essais de lord Byron. Scudéry nous la donne en quintessence.

    Ainsi, les précédents ouvrages d’un homme de génie toujours préférés aux nouveaux, afin de prouver qu’il descend au lieu de monter, Mélite et la Galerie du Palais mis au-dessus du Cid ; puis les noms de ceux qui sont morts toujours jetés à la tête de ceux qui vivent : Corneille lapidé avec Tasso et Guarini (Guarini !), comme plus tard on lapidera Racine avec Corneille, Voltaire avec Racine, comme on lapide aujourd’hui tout ce qui s’élève avec Corneille, Racine et Voltaire.

    La tactique, comme on voit, est usée, mais il faut qu’elle soit bonne, puisqu’elle sert toujours. Cependant le pauvre diable de grand homme soufflait encore. C’est ici qu’il faut admirer comme Scudéry, le capitan de cette tragi-comédie, poussé à bout, le rudoie et le malmène, comme il démasque sans pitié son artillerie classique, comme il  » fait voir  » à l’auteur du Cid  » quels doiuent estre les épisodes, d’après Aristote, qui l’enseigne aux chapitres dixiesme et seiziesme de sa Poétique « , comme il foudroie Corneille, de par ce même Aristote  » au chapitre vnziesme de son Art Poétique, dans lequel on voit la condamnation du Cid  » ; de par Platon  » liure dixiesme de sa République : « , de par Marcelin,  » au liure vingt-septiesme ; on le peut voir  » ; de par les tragédies de Niobé et de Jephté ; de par  » l’Ajax de Sophocle  » ; de par  » l’exemple d’Euripide  » ; de par  » Heinsius, au chapitre six, Constitution de la Tragédie ; et Scaliger le fils dans ses poésies  » ; enfin, de par  » les Canonistes et les Iurisconsultes, au titre des Nopces « . Les premiers arguments s’adressaient à l’académie, le dernier allait au cardinal.

    Après les coups d’épingle, le coup de massue. Il fallut un juge pour trancher la question. Chapelain décida.

    Corneille se vit donc condamné, le lion fut muselé, ou, pour dire comme alors, la corneille fut déplumée.

    Voici maintenant le côté douloureux de ce drame grotesque : c’est après avoir été ainsi rompu dès son premier jet, que ce génie, tout moderne, tout nourri du moyen-âge et de l’Espagne, forcé de mentir à lui-même et de se jeter dans l’antiquité, nous donna cette Rome castillane, sublime sans contredit, mais où, excepté peut-être dans le Nicomède si moqué du dernier siècle pour sa fière et naïve couleur, on ne retrouve ni la Rome véritable, ni le vrai Corneille.

    Racine éprouva les mêmes dégoûts, sans faire d’ailleurs la même résistance. Il n’avait, ni dans le génie ni dans le caractère, l’âpreté hautaine de Corneille.

    Il plia en silence, et abandonna aux dédains de son temps sa ravissante élégie d’Esther, sa magnifique épopée d’Athalie. Aussi on doit croire que, s’il n’eût pas été paralysé comme il l’était par les préjugés de son siècle, s’il eût été moins souvent touché par la torpille classique, il n’eût point manqué de jeter Locuste dans son drame entre Narcisse et Néron, et surtout n’eût pas relégué dans la coulisse cette admirable scène du banquet où l’élève de Sénèque empoisonne Britannicus dans la coupe de la réconciliation.

    Mais peut-on exiger de l’oiseau qu’il vole sous le récipient pneumatique ? – Que de beautés pourtant nous coûtent les gens de goût, depuis Scudéry jusqu’à La Harpe ! on composerait une bien belle œuvre de tout ce que leur souffle aride a séché dans son germe. Du reste, nos grands poëtes ont encore su faire jaillir leur génie à travers toutes ces gênes. C’est souvent en vain qu’on a voulu les murer dans les dogmes et dans les règles. Comme le géant hébreu, ils ont emporté avec eux sur la montagne les portes de leur prison.

    On répète néanmoins, et quelque temps encore sans doute on ira répétant : – Suivez les règles ! Imitez les modèles ! Ce sont les règles qui ont formé les modèles ! – Un moment ! Il y a en ce cas deux espèces de modèles, ceux qui se sont faits d’après les règles, et, avant eux, ceux d’après lesquels on a fait les règles.

    Or dans laquelle de ces deux catégories le génie doit-il se chercher une place ? Quoiqu’il soit toujours dur d’être en contact avec les pédants, ne vaut-il pas mille fois mieux leur donner des leçons qu’en recevoir d’eux ? Et puis, imiter ? Le reflet vaut-il la lumière ? le satellite qui se traîne sans cesse dans le même cercle vaut-il l’astre central et générateur ? Avec toute sa poésie, Virgile n’est que la lune d’Homère.

    Et voyons : qui imiter ? – Les anciens ? Nous venons de prouver que leur théâtre n’a aucune coïncidence avec le nôtre. D’ailleurs, Voltaire, qui ne veut pas de Shakespeare, ne veut pas des grecs non plus. Il va nous dire pourquoi :  » Les grecs ont hasardé des spectacles non moins révoltants pour nous. Hippolyte, brisé par sa chute, vient compter ses blessures et pousser des cris douloureux. Philoctète tombe dans ses accès de souffrance ; un sang noir coule de sa plaie. Œdipe, couvert du sang qui dégoutte encore du reste de ses yeux qu’il vient d’arracher, se plaint des dieux et des hommes.

    On entend les cris de Clytemnestre que son propre fils égorge, et Électre crie sur le théâtre :  » Frappez, ne l’épargnez pas, elle n’a pas épargné notre père.  » Prométhée est attaché sur un rocher avec des clous qu’on lui enfonce dans l’estomac et dans les bras. Les Furies répondent à l’ombre sanglante de Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation… L’art était dans son enfance du temps d’Eschyle comme à Londres du temps de Shakespeare.  » – Les modernes ? Ah ! imiter des imitations ! Grâce !

    – Mais, nous objectera-t-on encore, à la manière dont vous concevez l’art, vous paraissez n’attendre que de grands poëtes, toujours compter sur le génie ? – L’art ne compte pas sur la médiocrité. Il ne lui prescrit rien, il ne la connaît point, elle n’existe point pour lui ; l’art donne des ailes et non des béquilles. Hélas ! d’Aubignac a suivi les règles, Campistron a imité les modèles. Que lui importe ! il ne bâtit point son palais pour les fourmis. Il les laisse faire leur fourmilière, sans savoir si elles viendront appuyer sur sa base cette parodie de son édifice.

    Les critiques de l’école scolastique placent leurs poëtes dans une singulière position. D’une part, ils leur crient sans cesse : Imitez les modèles ! De l’autre, ils ont coutume de proclamer que  » les modèles sont inimitables  » Or, si leurs ouvriers, à force de labeur, parviennent à faire passer dans ce défilé quelque pâle contre-épreuve, quelque calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l’examen du refaccimiento nouveau, s’écrient tantôt :  » Cela ne ressemble à rien !  » tantôt :  » Cela ressemble à tout !  » Et, par une logique faite exprès, chacune de ces deux formules est une critique.

    Disons-le donc hardiment. Le temps en est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art !

    Il n’y a ni règles, ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui pour chaque composition résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet. Les unes sont éternelles, intérieures et restent ; les autres variables, extérieures, et ne servent qu’une fois. Les premières sont la charpente qui soutient la maison ; les secondes l’échafaudage qui sert à la bâtir et qu’on refait a chaque édifice. Celles-ci enfin sont l’ossement, celles-là le vêtement du drame. Du reste, ces règles-là ne s’écrivent pas dans les poétiques.

    Richelet ne s’en doute pas. Le génie, qui devine plutôt qu’il n’apprend, extrait pour chaque ouvrage les premières de l’ordre général des choses, les secondes de l’ensemble isolé du sujet qu’il traite ; non pas à la façon du chimiste qui allume son fourneau, souffle son feu, chauffe son creuset, analyse et détruit ; mais à la manière de l’abeille, qui vole sur ses ailes d’or, se pose sur chaque fleur, et en tire son miel, sans que le calice perde rien de son éclat, la corolle rien de son parfum.

    Le poëte, insistons sur ce point, ne doit donc prendre conseil que de la nature, de la vérité, et de l’inspiration qui est aussi une vérité et une nature. Quando he, dit Lope de Vega,

    : Quando he de escrivir una comedia, : Encierro los preceptos con seis llaves.

    Pour enfermer les préceptes, en effet, ce n’est pas trop de six clefs. Que le poëte se garde surtout de copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Molière, pas plus Schiller que Corneille. Si le vrai talent pouvait abdiquer à ce point sa propre nature, et laisser ainsi de côté son originalité personnelle, pour se transformer en autrui, il perdrait tout à jouer ce rôle de sosie.

    C’est le dieu qui se fait valet. Il faut puiser aux sources primitives. C’est la même sève, répandue dans le sol, qui produit tous les arbres de la forêt, si divers de port, de fruits, de feuillage.

    C’est la même nature qui féconde et nourrit les génies les plus différents. Le vrai poëte est un arbre qui peut être battu de tous les vents et abreuvé de toutes les rosées, qui porte ses ouvrages comme ses fruits, comme le fablier portait ses fables. A quoi bon s’attacher à un maître, se greffer sur un modèle ? Il vaut mieux encore être ronce ou chardon, nourri de la même terre que le cèdre et le palmier, que d’être le fungus ou le lichen de ces grands arbres.

    La ronce vit, le fungus végète. D’ailleurs, quelque grands qu’ils soient, ce cèdre et ce palmier, ce n’est pas avec le suc qu’on en tire qu’on peut devenir grand soi-même. Le parasite d’un géant sera tout au plus un nain. Le chêne, tout colosse qu’il est, ne peut produire et nourrir que le gui.

    Qu’on ne s’y méprenne pas, si quelques-uns de nos poëtes ont pu être grands, même en imitant, c’est que, tout en se modelant sur la forme antique, ils ont souvent encore écouté la nature et leur génie, c’est qu’ils ont été eux-mêmes par un côté. Leurs rameaux se cramponnaient à l’arbre voisin, mais leur racine plongeait dans le sol de l’art. Ils étaient le lierre, et non le gui. Puis sont venus les imitateurs en sous-ordre, qui n’ayant ni racine en terre, ni génie dans l’âme, ont dû se borner à l’imitation.

    Comme dit Charles Nodier, après l’école d’Athènes, l’école d’Alexandrie. Alors la médiocrité a fait déluge ; alors ont pullulé ces poétiques, si gênantes pour le talent, si commodes pour elle. On a dit que tout était fait, on a défendu à Dieu de créer d’autres Molières, d’autres Corneilles. On a mis la mémoire à la place de l’imagination. La chose même a été réglée souverainement : il y a des aphorismes pour cela.  » Imaginer, dit La Harpe avec son assurance naïve, ce n’est au fond que se ressouvenir. « 

    La nature donc ! La nature et la vérité. Et ici, afin de montrer que, loin de démolir l’art, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire plus solide et mieux fondé, essayons d’indiquer quelle est la limite infranchissable qui, à notre avis, sépare la réalité selon l’art de la réalité selon la nature. Il y a étourderie à les confondre, comme le font quelques partisans peu avancés du romantisme. La vérité de l’art ne saurait jamais être, ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue.

    L’art ne peut donner la chose même. Supposons en effet un de ces promoteurs irréfléchis de la nature absolue, de la nature vue hors de l’art, à la représentation d’une pièce romantique, du Cid, par exemple. – Qu’est cela ? dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! Il n’est pas naturel de parler en vers. – Comment voulez-vous donc qu’il parle ? – En prose. – Soit. – Un instant après : – Quoi, reprendra-t-il s’il est conséquent, le Cid parle français ! – Eh bien ? – La nature veut qu’il parle sa langue, il ne peut parler qu’espagnol. – Nous n’y comprendrons rien ; mais soit encore – Vous croyez que c’est tout ? Non pas ; avant la dixième phrase castillane, il doit se lever et demander si ce Cid qui parle est le véritable Cid, en chair et en os ? De quel droit cet acteur, qui s’appelle Pierre ou Jacques, prend-il le nom de Cid ? Cela est faux. – Il n’y a aucune raison pour qu’il n’exige pas ensuite qu’on substitue le soleil à cette rampe, des arbres réels, des maisons réelles à ces menteuses coulisses. Car, une fois dans cette voie, la logique nous tient au collet, on ne peut plus s’arrêter.

    On doit donc reconnaître, sous peine de l’absurde, que le domaine de l’art et celui de la nature sont parfaitement distincts. La nature et l’art sont deux choses, sans quoi l’une ou l’autre n’existerait pas. L’art, outre sa partie idéale, a une partie terrestre et positive. Quoi qu’il fasse, il est encadré entre la grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Richelet. Il a, pour ses créations les plus capricieuses, des formes, des moyens d’exécution, tout un matériel à remuer. Pour le génie, ce sont des instruments ; pour la médiocrité, des outils.

    D’autres, ce nous semble, l’ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art.

    Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art.

    L’art feuillette les siècles, feuillette la nature, interroge les chroniques, s’étudie à reproduire la réalité des faits, surtout celle des mœurs et des caractères, bien moins léguée au doute et à la contradiction que les faits, restaure ce que les annalistes ont tronqué, harmonise ce qu’ils ont dépouillé, devine leurs omissions et les répare, comble leurs lacunes par des imaginations qui aient la couleur du temps, groupe ce qu’ils ont laissé épars, rétablit le jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines, revêt le tout d’une forme poétique et naturelle à la fois, et lui donne cette vie de vérité et de saillie qui enfante l’illusion, ce prestige de réalité qui passionne le spectateur, et le poëte le premier, car le poëte est de bonne foi. Ainsi le but de l’art est presque divin : ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il fait de la poésie.

    C’est une grande et belle chose que de voir se déployer avec cette largeur un drame où l’art développe puissamment la nature ; un drame où l’action marche à la conclusion d’une allure ferme et facile, sans diffusion et sans étranglement ; un drame enfin où le poëte remplisse pleinement le but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur des hommes ; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions ; l’intérieur, par les a parte et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.

    On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poëte doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. Non qu’il convienne de faire, comme on dit aujourd’hui, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel.

    Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère. Il faut quelque étude, quelque labeur pour en venir là ; tant mieux. Il est bon que les avenues de l’art soient obstruées de ces ronces devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes.

    C’est d’ailleurs cette étude, soutenue d’une ardente inspiration, qui garantira le drame d’un vice qui le tue, le commun. Le commun est le défaut des poëtes à courte vue et à courte haleine. Il faut qu’à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un accent. Rien ne doit être abandonné.

    Comme Dieu, le vrai poëte est présent partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l’effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d’or.

    Nous n’hésitons pas, et ceci prouverait encore aux hommes de bonne foi combien peu nous cherchons à déformer l’art, nous n’hésitons point à considérer le vers comme un des moyens les plus propres à préserver le drame du fléau que nous venons de signaler, comme une des digues les plus puissantes contre l’irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à pleins bords dans les esprits.

    Et ici, que la jeune littérature, déjà riche de tant d’hommes et de tant d’ouvrages, nous permette de lui indiquer une erreur où il nous semble qu’elle est tombée, erreur trop justifiée d’ailleurs par les incroyables aberrations de la vieille école. Le nouveau siècle est dans cet âge de croissance où l’on peut aisément se redresser.

    Il s’est formé, dans les derniers temps, comme une pénultième ramification du vieux tronc classique, ou mieux comme une de ces excroissances, un de ces polypes que développe la décrépitude et qui sont bien plus un signe de décomposition qu’une preuve de vie, il s’est formé une singulière école de poésie dramatique.

    Cette école nous semble avoir eu pour maître et pour souche le poëte qui marque la transition du dix-huitième siècle au dix-neuvième, l’homme de la description et de la périphrase, ce Delille qui, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d’Homère, d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil, et tant d’aurores qu’il se perdait à les compter.

    Or Delille a passé dans la tragédie. Il est le père (lui, et non Racine, grand Dieu !) d’une prétendue école d’élégance et de bon goût qui a flori récemment. La tragédie n’est pas pour cette école ce qu’elle est pour le bonhomme Gilles Shakespeare, par exemple, une source d’émotions de toute nature ; mais un cadre commode à la solution d’une foule de petits problèmes descriptifs qu’elle se propose chemin faisant.

    Cette muse, loin de repousser, comme la véritable école classique française, les trivialités et les bassesses de la vie, les recherche au contraire et les ramasse avidement. Le grotesque, évité comme mauvaise compagnie par la tragédie de Louis XIV, ne peut passer tranquille devant celle-ci. Il faut qu’il soit décrit ! c’est-à-dire anobli. Une scène de corps de garde, une révolte de populace, le marché aux poissons, le bagne, le cabaret, la poule au pot de Henri IV, sont une bonne fortune pour elle.

    Elle s’en saisit, elle débarbouille cette canaille, et coud à ses vilenies son clinquant et ses paillettes ; purpureus assuitur pannus. Son but paraît être de délivrer des lettres de noblesse à toute cette roture du drame ; et chacune de ces lettres du grand scel est une tirade.

    Cette muse, on le conçoit, est d’une bégueulerie rare. Accoutumée qu’elle est aux caresses de la périphrase, le mot propre, qui la rudoierait quelquefois, lui fait horreur. Il n’est point de sa dignité de parler naturellement. Elle souligne le vieux Corneille pour ses façons de dire crûment :

    … Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes. … Chimène, qui l’eût cru ? Rodrigue, qui l’eût dit ? … Quand leur Flaminius marchandait Annibal. … Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! Etc., etc.

    Elle a encore sur le cœur son : Tout beau, monsieur ! Et il a fallu bien des seigneur ! et bien des madame ! pour faire pardonner à notre admirable Racine ses chiens si monosyllabiques, et ce Claude si brutalement mis dans le lit d’Agrippine.

    Cette Melpomène, comme elle s’appelle, frémirait de toucher une chronique. Elle laisse au costumier le soin de savoir à quelle époque se passent les drames qu’elle fait. L’histoire à ses yeux est de mauvais ton et de mauvais goût. Comment, par exemple, tolérer des rois et des reines qui jurent ? Il faut les élever de leur dignité royale à la dignité tragique. C’est dans une promotion de ce genre qu’elle a anobli Henri IV.

    C’est ainsi que le roi du peuple, nettoyé par M. Legouvé, a vu son ventre-saint-gris chassé honteusement de sa bouche par deux sentences, et qu’il a été réduit, comme la jeune fille du fabliau, à ne plus laisser tomber de cette bouche royale que des perles, des rubis et des saphirs ; le tout faux, à la vérité.

    En somme, rien n’est si commun que cette élégance et cette noblesse de convention. Rien de trouvé, rien d’imaginé, rien d’inventé dans ce style. Ce qu’on a vu partout, rhétorique, ampoule, lieux communs, fleurs de collège, poésie de vers latins.

    Des idées d’emprunt vêtues d’images de pacotille. Les poëtes de cette école sont élégants à la manière des princes et princesses de théâtre, toujours sûrs de trouver dans les cases étiquetées du magasin manteaux et couronnes de similor, qui n’ont que le malheur d’avoir servi à tout le monde. Si ces poëtes ne feuillettent pas la Bible, ce n’est pas qu’ils n’aient aussi leur gros livre, le Dictionnaire des rimes. C’est là leur source de poésie, fontes aquarum.

    On comprend que dans tout cela la nature et la vérité deviennent ce qu’elles peuvent. Ce serait grand hasard qu’il en surnageât quelque débris dans ce cataclysme de faux art, de faux style, de fausse poésie. Voilà ce qui a causé l’erreur de plusieurs de nos réformateurs distingués.

    Choqués de la roideur, de l’apparat, du pomposo de cette prétendue poésie dramatique, ils ont cru que les éléments de notre langage poétique étaient incompatibles avec le naturel et le vrai. L’alexandrin les avait tant de fois ennuyés, qu’ils l’ont condamné, en quelque sorte, sans vouloir l’entendre, et ont conclu, un peu précipitamment peut-être, que le drame devait être écrit en prose.

    Ils se méprenaient. Si le faux règne en effet dans le style comme dans la conduite de certaines tragédies françaises, ce n’était pas aux vers qu’il fallait s’en prendre, mais aux versificateurs. Il fallait condamner, non la forme employée, mais ceux qui avaient employé cette forme ; les ouvriers, et non l’outil.

    Pour se convaincre du peu d’obstacles que la nature de notre poésie oppose à la libre expression de tout ce qui est vrai, ce n’est peut-être pas dans Racine qu’il faut étudier notre vers, mais souvent dans Corneille, toujours dans Molière. Racine, divin poëte, est élégiaque, lyrique, épique ; Molière est dramatique.

    Il est temps de faire justice des critiques entassées par le mauvais goût du dernier siècle sur ce style admirable, et de dire hautement que Molière occupe la sommité de notre drame, non seulement comme poëte, mais encore comme écrivain. Palmas vere habet iste duas.

    Chez lui, le vers embrasse l’idée, s’y incorpore étroitement, la resserre et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complète, et nous la donne en quelque sorte en élixir. Le vers est la forme optique de la pensée.

    Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique. Fait d’une certaine façon, il communique son relief à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C’est le nœud qui arrête le fil. C’est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ? Nous le demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que perdent-ils à la poésie de Molière ? Le vin, qu’on nous permette une trivialité de plus, cesse-t-il d’être du vin pour être en bouteille ?

    Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.

    Il n’y aurait aucun rapport entre une poésie de ce genre et celle dont nous faisions tout à l’heure l’autopsie cadavérique. La nuance qui les sépare sera facile à indiquer, si un homme d’esprit, auquel l’auteur de ce livre doit un remerciement personnel, nous permet de lui en emprunter la piquante distinction : l’autre poésie était descriptive, celle-ci serait pittoresque.

    Répétons-le surtout, le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute exigence, toute coquetterie. Il n’est là qu’une forme, et une forme qui doit tout admettre, qui n’a rien à imposer au drame, et au contraire doit tout recevoir de lui pour tout transmettre au spectateur : français, latin, textes de lois, jurons royaux, locutions populaires, comédie, tragédie, rire, larmes, prose et poésie. Malheur au poëte si son vers fait la petite bouche !

    Mais cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible, qui le grave plus avant dans l’esprit de l’acteur, avertit celui-ci de ce qu’il omet et de ce qu’il ajoute, l’empêche d’altérer son rôle, de se substituer à l’auteur, rend chaque mot sacré, et fait que ce qu’a dit le poëte se retrouve longtemps après encore debout dans la mémoire de l’auditeur. L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C’est le fer qui devient acier.

    On sent que la prose, nécessairement bien plus timide, obligée de sevrer le drame de toute poésie lyrique ou épique, réduite au dialogue et au positif, est loin d’avoir ces ressources. Elle a les ailes bien moins larges. Elle est ensuite d’un beaucoup plus facile accès ; la médiocrité y est à l’aise ; et, pour quelques ouvrages distingués comme ceux que ces derniers temps ont vus paraître, l’art serait bien vite encombré d’avortons et d’embryons.

    Une autre fraction de la réforme inclinerait pour le drame écrit en vers et en prose tout à la fois, comme a fait Shakespeare. Cette manière a ses avantages. Il pourrait cependant y avoir disparate dans les transitions d’une forme à l’autre, et quand un tissu est homogène, il est bien plus solide.

    Au reste, que le drame soit écrit en prose, qu’il soit écrit en vers, qu’il soit écrit en vers et en prose, ce n’est là qu’une question secondaire. Le rang d’un ouvrage doit se fixer non d’après sa forme, mais d’après sa valeur intrinsèque. Dans des questions de ce genre, il n’y a qu’une solution ; il n’y a qu’un poids qui puisse faire pencher la balance de l’art : c’est le génie.

    Au demeurant, prosateur ou versificateur, le premier, l’indispensable mérite d’un écrivain dramatique, c’est la correction. Non cette correction toute de surface, qualité ou défaut de l’école descriptive, qui fait de Lhomond et de Restaut les deux ailes de son Pégase ; mais cette correction intime, profonde, raisonnée, qui s’est pénétrée du génie d’un idiome, qui en a sondé les racines, fouillé les étymologies ; toujours sûre, parce qu’elle est sûre de son fait, et qu’elle va toujours d’accord avec la logique de la langue.

    Notre Dame la grammaire mène l’autre aux lisières ; celle-ci tient en laisse la grammaire. Elle peut oser, hasarder, créer, inventer son style : elle en a le droit. Car, bien qu’en aient dit certains hommes qui n’avaient pas songé à ce qu’ils disaient, et parmi lesquels il faut ranger notamment celui qui écrit ces lignes, la langue française n’est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi.

    Quand le corps change, comment l’habit ne changerait-il pas ? Le français du dix-neuvième siècle ne peut pas plus être le français du dix-huitième, que celui-ci n’est le français du dix-septième, que le français du dix-septième n’est celui du seizième.

    La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent sans cesse.

    A certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s’efface du sol. C’est de cette façon que des idées s’éteignent, que des mots s’en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle lui apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? cela est fatal. C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée.

    C’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. – Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte.

    Telles sont, à peu près, et moins les développements approfondis qui en pourraient compléter l’évidence, les idées actuelles de l’auteur de ce livre sur le drame. Il est loin du reste d’avoir la prétention de donner son essai dramatique comme une émanation de ces idées, qui bien au contraire, ne sont peut-être elles-mêmes, à parler naïvement, que des révélations de l’exécution. Il lui serait fort commode sans doute et plus adroit d’asseoir son livre sur sa préface et de les défendre l’un par l’autre. Il aime mieux moins d’habileté et plus de franchise. Il veut donc être le premier à montrer la ténuité du nœud qui lie cet avant-propos à ce drame.

    Son premier projet, bien arrêté d’abord par sa paresse, était de donner l’œuvre toute seule au public ; el demonio sin las cuernas, comme disait Yriarte. C’est après l’avoir dûment close et terminée, qu’à la sollicitation de quelques amis probablement bien aveuglés, il s’est déterminé à compter avec lui-même dans une préface, à tracer, pour ainsi parler, la carte du voyage poétique qu’il venait de faire, à se rendre raison des acquisitions bonnes ou mauvaises qu’il en rapportait, et des nouveaux aspects sous lesquels le domaine de l’art s’était offert à son esprit. On prendra sans doute avantage de cet aveu pour répéter le reproche qu’un critique d’Allemagne lui a déjà adressé, de faire  » une poétique pour sa poésie « .

    Qu’importe ? Il a d’abord eu bien plutôt l’intention de défaire que de faire des poétiques. Ensuite, ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques d’après une poésie, que de la poésie d’après une poétique ? Mais non, encore une fois, il n’a ni le talent de créer, ni la prétention d’établir des systèmes. « 

    Les systèmes, dit spirituellement Voltaire, sont comme des rats qui passent par vingt trous, et en trouvent enfin deux ou trois qui ne peuvent les admettre.  » C’eût donc été prendre une peine inutile et au-dessus de ses forces.

    Ce qu’il a plaidé, au contraire, c’est la liberté de l’art contre le despotisme des systèmes, des codes et des règles. Il a pour habitude de suivre à tout hasard ce qu’il prend pour son inspiration, et de changer de moule autant de fois que de composition. Le dogmatisme, dans les arts, est ce qu’il fuit avant tout. À Dieu ne plaise qu’il aspire à être de ces hommes, romantiques ou classiques, qui font des ouvrages dans leur système, qui se condamnent à n’avoir jamais qu’une forme dans l’esprit, à toujours prouver quelque chose, suivre d’autres lois que celles de leur organisation et de leur nature.

    L’œuvre artificielle de ces hommes-là, quelque talent qu’ils aient d’ailleurs, n’existe pas pour l’art. C’est une théorie, non une poésie.

    Après avoir, dans tout ce qui précède, essayé d’indiquer quelle a été, selon nous, l’origine du drame, quel est son caractère, quel pourrait être son style, voici le moment de redescendre de ces sommités générales de l’art au cas particulier qui nous y a fait monter. Il nous reste à entretenir le lecteur de notre ouvrage, de ce Cromwell ; et comme ce n’est pas un sujet qui nous plaise, nous en dirons peu de chose en peu de mots.

    Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de l’histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. La plupart de ses biographes, et dans le nombre il en est qui sont historiens, ont laissé incomplète cette grande figure. Il semble qu’ils n’aient pas osé réunir tous les traits de ce bizarre et colossal prototype de la réforme religieuse, de la révolution politique d’Angleterre. Presque tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et sinistre profil qu’en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa chaire d’évêque ancrée au trône de Louis XIV.

    Comme tout le monde, l’auteur de ce livre s’en tenait là. Le nom d’Olivier Cromwell ne réveillait en lui que l’idée sommaire d’un fanatique régicide, grand capitaine. C’est en furetant la chronique, ce qu’il fait avec amour, c’est en fouillant au hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle, qu’il fut frappé de voir se dérouler peu à peu devant ses yeux un Cromwell tout nouveau.

    Ce n’était plus seulement le Cromwell militaire, le Cromwell politique de Bossuet ; c’était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ; une sorte de Tibère Dandin, tyran de l’Europe et jouet de sa famille ; vieux régicide, humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille royaliste ; austère et sombre dans ses mœurs et entretenant quatre fous de cour autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre, simple, frugal, et guindé sur l’étiquette ; soldat grossier et politique délié ; rompu aux arguties théologiques et s’y plaisant ; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu’il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ; visionnaire dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant ; défiant à l’excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu’il redoutait ; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience ; intarissable en adresse, en pièges, en ressources ; maîtrisant son imagination par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l’algèbre, colorée comme la poésie.

    Celui qui écrit ceci, en présence de ce rare et frappant ensemble, sentit que la silhouette passionnée de Bossuet ne lui suffisait plus. Il se mit à tourner autour de cette haute figure, et il fut pris alors d’une ardente tentation de peindre le géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects. La matière était riche.

    A côté de l’homme de guerre et de l’homme d’état, il restait à crayonner le théologien, le pédant, le mauvais poëte, le visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l’homme-Protée, en un mot le Cromwell double, homo et vir.

    Il y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe sous toutes ses formes. Ce n’est pas, comme on le croirait au premier coup d’œil, celle du procès de Charles 1er, toute palpitante qu’elle est d’un intérêt sombre et terrible ; c’est le moment où l’ambitieux essaya de cueillir le fruit de cette mort.

    C’est l’instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d’une fortune possible, maître de l’Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l’Écosse dont il fait un pachalik, et de l’Irlande, dont il fait un bagne, maître de l’Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d’accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L’histoire n’a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut.

    Le Protecteur se fait d’abord prier ; l’auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de villes, des adresses de comtés ; puis c’est un bill du parlement. Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent ; on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer ; il s’approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se décide brusquement ; par son ordre, Westminster est pavoisé, l’estrade est dressée, la couronne est commandée à l’orfèvre, le jour de la cérémonie est fixé. Dénouement étrange !

    C’est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Westminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l’aspect de la couronne, demande s’il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures, refuse la dignité royale. – Était-ce que ses espions l’avaient averti de deux conspirations combinées des cavaliers et des puritains qui devaient, profitant de sa faute, éclater le même jour ? Était-ce révolution produite en lui par le silence ou les murmures de ce peuple, déconcerté de voir son régicide aboutir au trône ?

    Était-ce seulement sagacité du génie, instinct d’une ambition prudente, quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus change souvent la position et l’attitude d’un homme, et qui n’ose exposer son édifice plébéien au vent de l’impopularité ? Était-ce tout cela à la fois ? C’est ce que nul document contemporain n’éclaircit souverainement. Tant mieux ; la liberté du poëte en est plus entière et le drame gagne à ces latitudes que lui laisse l’histoire.

    On voit ici qu’il est immense et unique ; c’est bien là l’heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell. C’est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l’avenir, ou pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate. Tout Cromwell est en jeu dans cette comédie qui se joue entre l’Angleterre et lui.

    Voilà donc l’homme, voilà l’époque qu’on a tenté d’esquisser dans ce livre.

    L’auteur s’est laissé entraîner au plaisir d’enfant de faire mouvoir les touches de ce grand clavecin.

    Certes, de plus habiles en auraient pu tirer une haute et profonde harmonie, non de ces harmonies qui ne flattent que l’oreille, mais de ces harmonies intimes qui remuent tout l’homme, comme si chaque corde du clavier se nouait à une fibre du cœur. Il a cédé, lui, au désir de peindre tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, maladies des religions à certaines époques ; à l’envie de jouer de tous ces hommes, comme dit Hamlet ; d’étager au-dessous et autour de Cromwell, centre et pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à son unité et imprimant à tout son impulsion, et cette double conspiration tramée par deux factions qui s’abhorrent, se liguent pour jeter bas l’homme qui les gêne, mais s’unissent sans se mêler ; et ce parti puritain, fanatique, divers, sombre, désintéressé, prenant pour chef l’homme le plus petit pour un si grand rôle, l’égoïste et pusillanime Lambert ; et ce parti des cavaliers, étourdi, joyeux, peu scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé par l’homme qui, hormis le dévouement, le représente le moins, le probe et sévère Ormond ; et ces ambassadeurs, si humbles devant le soldat de fortune ; et cette cour étrange toute mêlée d’hommes de hasard et de grands seigneurs disputant de bassesse ; et ces quatre bouffons que le dédaigneux oubli de l’histoire permettait d’imaginer ; et cette famille dont chaque membre est une plaie de Cromwell ; et ce Thurloë, l’Achates du Protecteur ; et ce rabbin juif, cet Israel Ben-Manassé, espion, usurier et astrologue, vil de deux côtés, sublime par le troisième ; et ce Rochester, ce bizarre Rochester, ridicule et spirituel, élégant et crapuleux, jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours ivre, ainsi qu’il s’en vantait à l’évêque Burnet, mauvais poëte et bon gentilhomme, vicieux et naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner la partie pourvu qu’elle l’amuse, capable de tout, en un mot, de ruse et d’étourderie, de folie et de calcul, de turpitude et de générosité ; et ce sauvage Carr, dont l’histoire ne dessine qu’un trait, mais bien caractéristique et bien fécond ; et ces fanatiques de tout ordre et de tout genre, Harrison, fanatique pillard ; Barebone, marchand fanatique ; Syndercomb, tueur ; Augustin Garland, assassin larmoyant et dévot ; le brave colonel Overton, lettré un peu déclamateur ; l’austère et rigide Ludlow, qui alla plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à Lausanne ; enfin  » Milton et quelques autres qui avaient de l’esprit « , comme dit un pamphlet de 1675 (Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem quemdam de la chronique italienne.

    Nous n’indiquons pas beaucoup de personnages plus secondaires, dont chacun a cependant sa vie réelle et son individualité marquée, et qui tous contribuaient à la séduction qu’exerçait sur l’imagination de l’auteur cette vaste scène de l’histoire. De cette scène il a fait ce drame. Il l’a jeté en vers parce que cela lui a plu ainsi.

    On verra du reste à le lire combien il songeait peu à son ouvrage en écrivant cette préface, avec quel désintéressement, par exemple, il combattait le dogme des unités. Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi.

    On voit qu’il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Qu’ils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce n’est pas avec la permission d’Aristote, mais avec celle de l’histoire, que l’auteur a groupé ainsi son drame ; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré qu’un sujet éparpillé.

    Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique.

    Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préféré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s’ils achèvent d’éloigner son drame du théâtre, ont du moins l’avantage de le rendre presque complet sous le rapport historique.

    Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès du théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.

    Jusque-là il continuera de se tenir éloigné du théâtre.

    Et il quittera toujours assez tôt, pour les agitations de ce monde nouveau, sa chère et chaste retraite. Fasse Dieu qu’il ne se repente jamais d’avoir exposé la vierge obscurité de son nom et de sa personne aux écueils, aux bourrasques, aux tempêtes du parterre, et surtout (car qu’importe une chute ?) aux tracasseries misérables de la coulisse ; d’être entré dans cette atmosphère variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l’ignorance, où siffle l’envie, où rampent les cabales, où la probité du talent a si souvent été méconnue, où la noble candeur du génie est quelquefois si déplacée, où la médiocrité triomphe de rabaisser à son niveau les supériorités qui l’offusquent, où l’on trouve tant de petits hommes pour un grand, tant de nullités pour un Talma, tant de myrmidons pour un Achille !

    Cette esquisse semblera peut-être morose et peu flattée ; mais n’achève-t-elle pas de marquer la différence qui sépare notre théâtre, lieu d’intrigues et de tumultes, de la solennelle sérénité du théâtre antique ?

    Quoi qu’il advienne, il croit devoir avertir d’avance le petit nombre de personnes qu’un pareil spectacle tenterait, qu’une pièce extraite de Cromwell n’occuperait toujours pas moins de la durée d’une représentation. Il est difficile qu’un théâtre romantique s’établisse autrement.

    Certes, si l’on veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages, types abstraits d’une idée purement métaphysique, se promènent solennellement sur un fond sans profondeur, à peine occupé par quelques têtes de confidents, pâles contre-calques des héros, chargés de remplir les vides d’une action simple, uniforme et monocorde ; si l’on s’ennuie de cela, ce n’est pas trop d’une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d’élite, toute une époque de crise ; l’un avec son caractère, son génie qui s’accouple à son caractère, ses croyances qui les dominent tous deux, ses passions qui viennent déranger ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musèlent ses passions, et ce cortège innombrable d’hommes de tout échantillon que ces divers agents font tourbillonner autour de lui ; l’autre, avec ses mœurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle.

    On conçoit qu’un pareil tableau sera gigantesque. Au lieu d’une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais je ? de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame.

    Ne serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée pour donner le reste de la représentation à l’opéra-comique ou à la farce ? d’étriquer Shakespeare pour Bobèche ? – Et qu’on ne pense pas, si l’action est bien gouvernée, que de la multitude des figures qu’elle met en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame. Shakespeare, abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de cela même, imposant par un grand ensemble. C’est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées.

    Espérons qu’on ne tardera pas à s’habituer en France à consacrer toute une soirée à une seule pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui durent six heures. Les grecs, dont on nous parle tant, les grecs, et à la façon de Scudéry nous invoquons ici le classique Dacier, chapitre VII de sa Poétique, les grecs allaient parfois jusqu’à se faire représenter douze ou seize pièces par jour. Chez un peuple ami des spectacles, l’attention est plus vivace qu’on le croit.

    Le Mariage de Figaro, ce nœud de la grande trilogie de Beaumarchais, remplit toute la soirée, et qui a-t-il jamais ennuyé ou fatigué ? Beaumarchais était digne de hasarder le premier pas vers ce but de l’art moderne, auquel il est impossible de faire, avec deux heures, germer ce profond, cet invincible intérêt qui résulte d’une action vaste, vraie et multiforme. Mais, dit-on, ce spectacle, composé d’une seule pièce, serait monotone et paraîtrait long.

    Erreur ! Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie actuelles. Que fait-on en effet maintenant ? On divise les jouissances du spectateur en deux parts bien tranchées. On lui donne d’abord deux heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre ; avec l’heure d’entr’actes que nous ne comptons pas dans le plaisir, en tout quatre heures. Que ferait le drame romantique ? Il broierait et mêlerait artistement ces deux espèces de plaisir.

    Il ferait passer à chaque instant l’auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, du grave au doux, du plaisant au sévère. Car, ainsi que nous l’avons déjà établi, le drame, c’est le grotesque avec le sublime, l’âme sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie. Ne voit-on pas que, vous reposant ainsi d’une impression par une autre, aiguisant tour à tour le tragique sur le comique, le gai sur le terrible, s’associant même au besoin les fascinations de l’opéra, ces représentations, tout en n’offrant qu’une pièce, en vaudraient bien d’autres ?

    La scène romantique ferait un mets piquant, varié, savoureux, de ce qui sur le théâtre classique est une médecine divisée en deux pilules.

    Voici que l’auteur de ce livre a bientôt épuisé ce qu’il avait à dire au lecteur. Il ignore comment la critique accueillera et ce drame, et ces idées sommaires, dégarnies de leurs corollaires, appauvries de leurs ramifications, ramassées en courant et dans la hâte d’en finir.

    Sans doute elles paraîtront aux  » disciples de La Harpe  » bien effrontées et bien étranges. Mais si, par aventure, toutes nues et tout amoindries qu’elles sont, elles pouvaient contribuer à mettre sur la route du vrai ce public dont l’éducation est déjà si avancée, et que tant de remarquables écrits, de critique ou d’application, livres ou journaux, ont déjà mûri pour l’art, qu’il suive cette impulsion sans s’occuper si elle lui vient d’un homme ignoré, d’une voix sans autorité, d’un ouvrage de peu de valeur. C’est une cloche de cuivre qui appelle les populations au vrai temple et au vrai Dieu.

    Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. Le dernier siècle pèse encore presque de tout point sur le nouveau. Il l’opprime notamment dans la critique. Vous trouvez, par exemple, des hommes vivants qui vous répètent cette définition du goût échappée à Voltaire :  » Le goût n’est autre chose pour la poésie que ce qu’il est pour les ajustements des femmes. « 

    Ainsi, le goût, c’est la coquetterie. Paroles remarquables qui peignent à merveille cette poésie fardée, mouchetée, poudrée, du dix-huitième siècle, cette littérature à paniers, à pompons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé d’une époque avec laquelle les plus hauts génies n’ont pu être en contact sans devenir petits, du moins par un côté, d’un temps où Montesquieu a pu et dû faire le Temple de Gnide, Voltaire le Temple du Goût, Jean-Jacques le Devin du Village.

    Le goût, c’est la raison du génie. Voilà ce qu’établira bientôt une autre critique, une critique forte, franche, savante, une critique du siècle qui commence à pousser des jets vigoureux sous les vieilles branches desséchées de l’ancienne école. Cette jeune critique, aussi grave que l’autre est frivole, aussi érudite que l’autre est ignorante, s’est déjà créé des organes écoutés, et l’on est quelquefois surpris de trouver dans les feuilles les plus légères d’excellents articles émanés d’elle.

    C’est elle qui, s’unissant à tout ce qu’il y a de supérieur et de courageux dans les lettres, nous délivrera de deux fléaux : le classicisme caduc, et le faux romantisme, qui ose poindre aux pieds du vrai.

    Car le génie moderne a déjà son ombre, sa contre-épreuve, son parasite, son classique, qui se grime sur lui, se vernit de ses couleurs, prend sa livrée, ramasse ses miettes, et semblable à l’élève du sorcier, met en jeu, avec des mots retenus de mémoire, des éléments d’action dont il n’a pas le secret. Aussi fait-il des sottises que son maître a mainte fois beaucoup de peine à réparer. Mais ce qu’il faut détruire avant tout, c’est le vieux faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle.

    C’est en vain qu’il la ronge et la ternit. Il parle à une génération jeune, sévère, puissante, qui ne le comprend pas. La queue du dix-huitième siècle traîne encore dans le dix-neuvième ; mais ce n’est pas nous, jeunes hommes qui avons vu Bonaparte, qui la lui porterons.

    Nous touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une base large, solide et profonde.

    On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d’après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l’art, mais d’après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle. La raison de tous aura honte de cette critique qui a roué vif Pierre Corneille, bâillonné Jean Racine, et qui n’a visiblement réhabilité John Milton qu’en vertu du code épique du père le Bossu. On consentira, pour se rendre compte d’un ouvrage, à se placer au point de vue de l’auteur, à regarder le sujet avec ses yeux.

    On quittera, et c’est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés. Il est temps que tous les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté. Les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition native, nécessaire, fatale, des qualités.

    Scit genius, natale comes qui temperat astrum.

    Où voit-on médaille qui n’ait son revers ? talent qui n’apporte son ombre avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme ? Telle tache peut n’être que la conséquence indivisible de telle beauté. Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l’effet et donne la saillie à l’ensemble.

    Effacez l’une, vous effacez l’autre. L’originalité se compose de tout cela. Le génie est nécessairement inégal. Il n’est pas de hautes montagnes sans profonds précipices. Comblez la vallée avec le mont, vous n’aurez plus qu’une steppe, une lande, la plaine des Sablons au lieu des Alpes, des alouettes et non des aigles.

    Il faut aussi faire la part du temps, du climat, des influences locales. La Bible, Homère, nous blessent quelquefois par leurs sublimités mêmes. Qui voudrait en retrancher un mot ? Notre infirmité s’effarouche sauvent des hardiesses inspirées du génie, faute de pouvoir s’abattre sur les objets avec une aussi vaste intelligence.

    Et puis, encore une fois, il y a de ces fautes qui ne prennent racine que dans les chefs-d’œuvre ; il n’est donné qu’à certains génies d’avoir certains défauts. On reproche à Shakespeare l’abus de la métaphysique, l’abus de l’esprit, des scènes parasites, des obscénités, l’emploi des friperies mythologiques de mode dans son temps, de l’extravagance, de l’obscurité, du mauvais goût, de l’enflure, des aspérités de style. Le chêne, cet arbre géant que nous comparions tout à l’heure à Shakespeare et qui a plus d’une analogie avec lui, le chêne a le port bizarre, les rameaux noueux, le feuillage sombre, l’écorce âpre et rude ; mais il est le chêne.

    Et c’est à cause de cela qu’il est le chêne. Que si vous voulez une tige lisse, des branches droites, des feuilles de satin, adressez-vous au pâle bouleau, au sureau creux, au saule pleureur ; mais laissez en paix le grand chêne. Ne lapidez pas qui vous ombrage.

    L’auteur de ce livre connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses ouvrages. S’il lui arrive trop rarement de les corriger, c’est qu’il répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d’une tache, et il n’a jamais pu rappeler l’inspiration sur une œuvre refroidie. Qu’a-t-il fait d’ailleurs qui vaille cette peine ? Le travail qu’il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l’employer à dépouiller son esprit de ses défauts. C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage.

    Au demeurant, de quelque façon que son livre soit traité, il prend ici l’engagement de ne le défendre ni en tout ni en partie. Si son drame est mauvais, que sert de le soutenir ? S’il est bon, pourquoi le défendre ? Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra.

    Le succès du moment n’est que l’affaire du libraire. Si donc la colère de la critique s’éveille à la publication de cet essai, il la laissera faire. Que lui répondrait-il ? Il n’est pas de ceux qui parlent, ainsi que le dit le poëte castillan, par la bouche de leur blessure,

    Por la boca de su herida.

    Un dernier mot. On a pu remarquer que dans cette course un peu longue à travers tant de questions diverses, l’auteur s’est généralement abstenu d’étayer son opinion personnelle sur des textes, des citations, des autorités.

    Ce n’est pas cependant qu’elles lui eussent fait faute. –  » Si le poëte établit des choses impossibles selon les règles de son art, il commet une faute sans contredit ; mais elle cesse d’être faute, lorsque par ce, moyen il arrive à la fin qu’il s’est proposée ; car il a trouvé ce qu’il cherchait.  » –  » Ils prennent pour galimatias tout ce que la faiblesse de leurs lumières ne leur permet pas de comprendre. Ils traitent surtout de ridicules ces endroits merveilleux où le poëte, afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même. Ce précepte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de l’art qu’il n’est pas aisé de faire entendre à des hommes sans aucun goût… et qu’une espèce de bizarrerie d’esprit rend insensibles à ce qui frappe ordinairement les hommes.  » – Qui dit cela ? c’est Aristote. Qui dit ceci ? c’est Boileau. On voit à ce seul échantillon que l’auteur de ce drame aurait pu comme un autre se cuirasser de noms propres et se réfugier derrière des réputations. Mais il a voulu laisser ce mode d’argumentation à ceux qui le croient invincible, universel et souverain. Quant à lui, il préfère des raisons à des autorités ; il a toujours mieux aimé des armes que des armoiries.

    Octobre 1827

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  • Jean Mairet – La Sophonisbe (1634)

    Jean MAIRET
    LA SOPHONISBE


    ACTE I
    SCÈNE 1
    SYPHAX, SOPHONISBE

    SYPHAX
    Quoi, perfide ! s’entendre avec mes ennemis ?
    Est-ce là cet amour que tu m’avais promis ?
    Est-ce là cette foi que tu m’avais donnée,
    Et le sacré respect qu’on doit à l’hyménée ?
    Ingrate Sophonisbe, as-tu si tôt perdu
    La mémoire du soin que Syphax t’a rendu ?
    Quelque inégalité qui soit entre nos âges,
    Parmi mille sujets de soupçons et d’ombrages
    Qu’un mari plus crédule eût pris à tout propos,
    Ai-je rien entrepris qui troublât ton repos ?
    As-tu pas toujours eu, comme reine absolue
    Toute la liberté que toi-même a voulue ?
    Cependant ton caprice, ennemi de mon bien,
    Trahit ingratement mon honneur et le tien.
    Tu sais que pour complaire à cette vieille haine
    Que ta race eut toujours pour la race romaine,
    J’ai quitté l’amitié de ce peuple puissant
    Par où je conservais mon État florissant.
    Sans tes mauvais conseils, à qui j’ai voulu plaire
    Et de qui ma ruine est le juste salaire,
    On ne me verrait pas détruit comme je suis,
    Ni l’esprit aveuglé d’un nuage d’ennuis ;
    J’aurais dessus le front ma couronne affermie,
    Car j’aurais Rome encore et la Fortune amie.
    Mais quoi ? m’ayant perdu de gloire et de bonheur,
    Il te restait encore à me perdre d’honneur ;
    Il te restait encore pour comble de malice
    À te lier d’amour avecque Massinisse.
    Je veux que je te pèse et que mes cheveux gris
    Soient à tes jeunes ans un sujet de mépris ;
    Hais-moi si tu veux, abhorre ma personne,
    Mais que t’ont fait les miens, que t’a fait ma couronne,
    Pour faire un ennemi l’objet de tes désirs ?
    Ne pouvais-tu treuver où prendre tes plaisirs
    Qu’en cherchant l’amitié de ce prince numide
    Qui te rend tout ensemble impudique et perfide,
    Vu que tu ne saurais l’aimer sans me haïr,
    Ni t’entendre avec lui sans me vouloir trahir ?
    Je n’ai pour mon malheur que trop de connaissance
    Du sujet dont ta flamme a tiré sa naissance :
    Tu l’as toujours aimé, depuis le jour fatal
    Qu’il te fut accordé par ton père Asdrubal,
    Et que de tes regards l’atteinte empoisonnée
    Me fit prendre pour moi ce funeste hyménée,
    heureux dans ce malheur, si le même flambeau
    Qui nous mit dans le lit nous eût mis au tombeau !
    SOPHONISBE
    Ha ! Sire, plût aux Dieux m’eussiez-vous écoutée !
    SYPHAX
    Que me pourrais-tu dire, impudente, effrontée ?
    SOPHONISBE
    Ce qui m’exempterait de ces noms odieux.
    SYPHAX
    Oui, si j’étais perclus de l’esprit et des yeux ;
    Oui, si je ne savais quelle est ton écriture ;
    Convaincs-moi toutefois d’erreur et d’imposture :
    Je serai satisfait quand tu te purgeras ;
    Fais-le donc si tu peux, et tu m’obligeras.
    Il lui montre la lettre.
    Désavoueras-tu point ces honteux caractères,
    Complices et témoins de tes feux adultères ?
    SOPHONISBE
    Non, Sire, ils sont de moi, je ne puis le nier,
    Et n’ai pas entrepris de me justifier
    Par un trait effronté de visible impudence ;
    Il est vrai, j’ai failli, mais c’est par imprudence,
    C’est manque de conduite, et pour vous avoir tu
    Un généreux dessein que mon cœur avait eu,
    Dont ma bouche en effet vous devait rendre compte.
    SYPHAX
    Ô Dieux ! as-tu perdu le sens avec la honte ?
    Ta faute, ce dis-tu, vient de m’avoir caché
    Le généreux dessein de commettre un pêché ;
    Ô réponse indiscrète autant comme insensée !
    Explique, explique mieux ta confuse pensée,
    Excuse ton offense au lieu de l’aggraver,
    Et ne te souille pas au lieu de te laver.
    Songe à ce que tu dis, et que jamais oreille
    N’ouït extravagance à la tienne pareille ;
    Remets donc ton esprit de sa chute étourdi.
    SOPHONISBE
    Vous prenez mal le sens des choses que je dis ;
    Je veux dire, Seigneur, afin que je m’explique,
    Que jamais le flambeau d’un amour impudique,
    Quoi que vous en croyez, ne m’échauffa le sein,
    Et que j’avais écrit pour un autre dessein ;
    C’est par où je prétends prouver mon innocence,
    Si votre Majesté m’en donne la licence. 
    SYPHAX
    Parlez, parlez, Madame, et si vous le pouvez,
    Mettez votre innocence au point que vous devez.
    C’est le plus grand plaisir que vous me sauriez faire ;
    Mais qu’avecque raison j’ai crainte du contraire !
    SOPHONISBE
    Sire, vous voyez trop à quelle extrémité
    Les armes des Romains vous ont précipité :
    Votre Empire perdu, votre ville assiégée,
    Et l’armée ennemie à nos portes logée,
    De nos meilleurs soldats les courages faillis,
    Nos dehors emportés, nos remparts assaillis,
    Et qu’il n’est quasi plus en la puissance humaine
    De repousser de nous l’insolence romaine.
    Moi, qui Carthaginoise, et vrai sang d’Asdrubal,
    N’ai jamais reconnu ni craint un pire mal
    Que celui dont le sort affligerait ma vie
    Si ce peuple odieux la tenait asservie,
    J’ai cru qu’il serait bon de m’acquérir de loin
    Un bras qui conservât ma franchise au besoin ;
    C’est pourquoi j’écrivais au prince Massinisse,
    Sous une feinte amour couvrant mon artifice ;
    Et pour vous mieux prouver la chose comme elle est,
    Que votre Majesté regarde, s’il lui plaît,
    Que méprisant la fleur des princes d’Italie,
    Et le grand Scipion, et le sage Lélie,
    J’ai voulu m’assurer de l’assistance d’un
    À qui le nom libyque avec nous fût commun.
    Voilà, Sire, en deux mots la cause véritable
    De l’erreur qui me rend apparemment coupable ;
    Mais les Dieux après tout que je prends à témoins
    Savent bien, en effet, que je ne suis rien moins.
    SYPHAX
    Crois plutôt que ces Dieux ennemis des parjures
    Vengeront en ceci nos communes injures,
    Et qu’un jour déjà proche ils puniront sur toi
    Le mépris que ton cœur a fait d’eux et de moi.
    Je te tiens si tu veux innocente et pudique ;
    Mais tu te souviendras qu’un esprit prophétique
    T’annonce par ma voix qu’un succès malheureux
    Doit suivre de bien près tes desseins amoureux.
    C’est la seule raison qui peut faire à cette heure
    Que sans punition ton offense demeure,
    Aimant mieux que le Ciel m’en fasse la raison,
    Que si je la tirais du fer ou du poison.
    SOPHONISBE
    Quoi donc, votre soupçon rejette mes excuses ?
    Ô Dieux !
    SYPHAX
     Déguise mieux tes inutiles ruses
    De qui le faux éclat ne saurait m’éblouir ; 
    Adieu, je ne veux plus te voir, ni t’ouïr.
    Va-t’en, va, que sur toi ma colère n’éclate,
    Femme sans foi, sans cœur, et sur toutes ingrate.
    Elle rentre.
    Va répandre plus loin tes infidèles pleurs,
    Et me laisse tout seul avecque mes douleurs.
    Il demeure seul.
    Ô Ciel, pouvais-tu mieux me témoigner ta haine
    Qu’en mettant dans mon lit cette impudique Hélène,
    Ou plutôt cette peste, et ce fatal tison,
    De qui déjà la flamme embrase ma maison ?
    Quel roi, sans cette horreur de la foi conjugale,
    Aurait une fortune à ma fortune égale ?
    Soit maudit à jamais le lieu, l’heure et le jour
    Que son aspect charmeur me donna de l’amour !
    Quand j’aurais en un jour trois batailles perdues,
    Et cent places de marque aux ennemis rendues,
    J’eusse encor moins perdu qu’alors que sa beauté
    Me fit perdre le sens avec la liberté.
    Depuis que cette tache eut obscurci ma vie,
    La mauvaise fortune a ma faute suivie.
    Il n’est point de malheur qui ne m’ait accueilli,
    Et bien plus que mon corps mon esprit a vieilli ;
    Depuis, mon jugement a bien moins de lumière,
    Et semble être déchu de sa force première.
    Tout ce que j’entreprends me succède à rebours,
    Soit manque de bonheur, ou manque de discours.
    Ô trois et quatre fois malheureux hyménée
    Qui rend de mes vieux ans la course infortunée !


    SCÈNE 2
    PHILON, SYPHAX


    PHILON, général de Syphax
    Sire, l’on n’attend plus que votre Majesté,
    Pour charger Massinisse au combat apprêté.
    Déjà ses légions, de trop d’heurs insolentes,
    Ont tiré loin du camp leurs enseignes volantes,
    Et vos gens, hors la ville en bataille rangés,
    Jurent de n’y rentrer que vainqueurs et vengés.
    Tandis que leurs esprits la vengeance respirent,
    Il les faudrait mener au combat qu’ils désirent,
    De peur qu’à différer ils ne perdent sans fruit
    Cette bouillante ardeur que la victoire suit.
    SYPHAX
    Allons, et plaise aux Dieux qu’un trépas honorable
    Me délivre bientôt d’un sort si déplorable.
    PHILON
    Quoi, Sire, et depuis quand votre cœur abattu
    Laisse-t-il au malheur accabler sa vertu ? 
    D’où vient qu’en vos discours, et sur votre visage,
    On remarque les traits d’un sinistre présage ?
    Vous n’êtes pas encor si maltraité du sort
    Que vous soyez réduit à désirer la mort,
    Et quoique jusqu’ici la Fortune contraire
    Nous ait fait tout du pis qu’elle nous pouvait faire,
    Si faut-il espérer que sa légèreté
    La fera revenir à votre Majesté.
    SYPHAX
    Ha ! Philon, souviens-toi que la Fortune est femme,
    Et que de quelque ardeur que Syphax la réclame,
    Elle est pour Massinisse, et qu’elle aimera mieux
    Suivre un jeune empereur qu’un autre déjà vieux ;
    Mais que ce n’est pas le sujet de ma crainte,
    Ni de l’extrême deuil dont mon âme est atteinte !
    Ma vie est bien soumise à de pires dangers,
    Et tous mes ennemis ne sont pas étrangers.
    PHILON
    Comment, Sire, quelqu’un entre vos domestiques
    A-t-il fait contre vous d’infidèles pratiques ?
    SYPHAX
    Oui, je suis odieux à ceux de ma maison
    Qui me devraient chérir avec plus de raison.
    PHILON
    Il faut donc dans leur sang, avec promptitude,
    Noyer leur perfidie et leur ingratitude ;
    Le secret de l’affaire est de les prévenir
    Et votre sûreté consiste à les punir.
    Mais qui sont ces ingrats, ces courages perfides,
    Qui peuvent concevoir des pensers homicides,
    Pour le plus digne roi qui soit en l’Univers,
    Et que ne les perd-on, puisqu’ils sont découverts ?
    SYPHAX
    Pour ce qu’en les perdant, je me perdrais moi-même,
    Qui tout traîtres qu’ils sont les excuse et les aime.
    C’est en quoi ma fortune est digne de pitié,
    D’avoir encor pour elle un reste d’amitié,
    Au lieu de la punir de mépris et de haine.
    PHILON
    Pour elle ?
    SYPHAX
     Oui, cher Philon, je parle de la Reine,
    Et je veux bien confier à ton esprit discret
    Un malheur que je tiens pour tout autre secret.
    J’ai des preuves en main qui te feront paraître
    Que si je suis troublé, j’ai bien sujet de l’être,
    Et que la peur qu’imprime un ennemi vainqueur
    N’est pas ce qui m’abat le visage et le cœur ; 
    Vois ce papier honteux, et par son écriture,
    Apprends à même temps, et plains mon aventure.
    Il lit.

     LETTRE DE SOPHONISBE
     À MASSINISSE

    « Voyez à quel malheur mon destin est soumis ;
    Le bruit de vos vertus et de votre vaillance
    Me contraint aujourd’hui d’aimer mes ennemis,
    D’un sentiment plus fort que n’est la bienveillance. » »
    Eh bien, aurais-tu cru que sous tant de beauté
    Logeât tant de malice et de déloyauté ?
    PHILON
    Certes, les Dieux encor n’ont point fait de courage
    Qui soit inébranlable aux coups de cet orage,
    Et c’est avec raison que le vôtre aujourd’hui,
    Pour un si grand malheur montre un si grand ennui.
    Mais, Sire, il faut penser que c’est aux grandes âmes
    À souffrir les grands maux, et que femmes sont femmes ;
    Courons remédier d’un courage constant
    Au danger le plus proche, et le plus important.
    Songez qu’en détruisant la puissance romaine,
    Vous détruisez aussi les desseins de la Reine,
    Qu’il est bon cependant d’observer de plus près,
    Par des yeux vigilants qu’on y peut mettre exprès.
    SYPHAX
    Allons, Philon, allons où le Destin m’appelle,
    Et que ma mort contente une épouse infidèle.
    Cependant Massinisse…
    PHILON
     Ô Dieux, il a blêmi.
    SYPHAX
    Pour te faire un présent digne d’un ennemi,
    Et te souhaiter pis que le fer ni la flamme,
    Je te souhaite encor Sophonisbe pour femme.


    SCÈNE 3
    SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


    SOPHONISBE
    Ah ! Phénice, il est vrai qu’il a manqué de foi,
    Qu’il a remis ma lettre entre les mains du Roi,
    Et que son imprudence…
    PHÉNICE
     Assurez-vous, Madame,
    Que l’eunuque en ceci n’est point digne de blâme,
    Et qu’il ne vous manque ni de foi, ni d’esprit,
    Ni de constance même, alors qu’on le surprit. 
    Ne soupçonnez donc plus sa franchise éprouvée,
    Et sachez comme quoi la chose est arrivée.
    Déjà ce malheureux, sans nuls empêchements,
    Était prêt à sortir de nos retranchements,
    Et d’un camp endormi se couler dans un autre,
    Quand son propre malheur, aussi bien que le vôtre,
    Sur la pointe du jour le fit tomber ès mains
    D’un escadron errant de chevaux africains,
    Qui comme fugitif entre eux le dépouillèrent,
    Et si soigneusement à l’envi le fouillèrent,
    Que l’un d’eux aperçut le papier attaché
    Dans le bord de sa robe, où nous l’avions caché ;
    Et tous, pour profiter d’une telle aventure,
    Le rendirent au Roi, sans faire ouverture.
    Ainsi le pauvre Esilique à sa rage exposé
    Mérite d’être plaint, et non d’être accusé ;
    Voilà comme en effet la chose s’est passée.
    SOPHONISBE
    Cependant, Massinisse ignore ma pensée ;
    Ce glorieux vainqueur est encore à savoir
    Le mauvais traitement qu’il me fait recevoir.
    Combien me va coûter l’amour que je lui garde,
    Et comme à son sujet mon honneur se hasarde !
    Dieux, que j’approcherais du comble de mes vœux,
    S’il savait seulement le bien que je lui veux !
    J’éprouverais au moins, hors de l’incertitude,
    Ou sa reconnaissance, ou son ingratitude.
    Phénice, pensez-vous que s’il connaissait bien
    Qu’il possède mon cœur, il me donnât le sien ?
    Mes yeux à votre avis ont-ils assez de charmes
    Pour cet esprit nourri dans la fureur des armes ?
    PHÉNICE
    Que trop, que trop, Madame, et je ne doute pas
    Que ce jeune vainqueur ne cède à vos appas,
    Puisqu’on a vu Syphax en l’hiver de son âge
    Concevoir tant de feux pour un si beau visage,
    Lui de qui les cheveux ont blanchi sous l’armet,
    À la suite du bien que la gloire promet.
    Croyez assurément que s’il vous avait vue
    Avec tous les attraits dont vous êtes pourvue,
    Il serait sans raison, s’il ne changeait un jour
    Les lauriers de la guerre aux myrtes de l’amour,
    Si ce n’est qu’autre part sa franchise asservie
    De toute autre amitié lui fît perdre l’envie ;
    Car à bien discourir, il n’est pas apparent
    Qu’il ait pu conserver un cœur indifférent,
    Parmi tant de beautés dont l’Espagne se vante.
    SOPHONISBE
    Ô Dieux ! que ce soupçon me trouble et m’épouvante !
    Et que je souffrirais, si mon amour trompé,
    Treuvait en Massinisse un cœur préoccupé !
    Certes autant de fois que mon âme insensée 
    A voulu s’arrêter dessus cette pensée,
    Nourrice, autant de fois j’ai changé de couleur,
    Et mes sens interdits ont montré ma douleur.
    PHÉNICE
    Mais, Madame, après tout cette amour découverte
    Cause visiblement votre honte et ma perte.
    Le Roi témoigne assez par le bruit qu’il a fait
    Que toutes vos raisons ne l’ont pas satisfait,
    Et je crains qu’au retour du combat qui l’arrête
    Il ne fasse éclater la dernière tempête.
    SOPHONISBE
    Rien moins, je connais trop la puissance d’Amour
    Pour craindre que le Roi me fasse un mauvais tour ;
    Celle qu’il a pour moi ne lui saurait permettre
    de me déshonorer sur une simple lettre ;
    Il a puni ma faute en me la reprochant,
    Et, s’il m’eût voulu perdre, il l’eût fait sur-le-champ ;
    C’est en quoi mon offense est plus blâmable encore
    De tromper lâchement un mari qui m’adore.
    Mais un secret destin que je ne puis forcer,
    Contre ma volonté m’oblige à l’offenser ;
    Moi-même mille fois je me suis étonnée,
    Et de ma passion, et de ma destinée.
    Encore à ce matin je pleurais en rêvant
    Au malheur inconnu qui me va poursuivant ;
    Faisant réflexion sur mon erreur extrême,
    Je ne pouvais treuver que je fusse moi-même
    Et que dans la rigueur d’un temps si malheureux,
    Je pusse concevoir des pensers amoureux.
    Hélas, il paraît bien que l’Amour pour mes crimes
    M’alluma dans le cœur ces feux illégitimes !
    Car enfin il arrive, ou souvent, ou toujours,
    Que l’aise et le repos engendrent les amours ;
    Mais qu’ils aient pris naissance au milieu des alarmes
    Et qu’ils aient allumé leurs flambeaux dans les larmes,
    C’est bien un accident aussi prodigieux
    Que d’un sort non commun il est présagieux.
    CORISBÉ
    Madame, tout est prêt, et pour le sacrifice,
    Et pour le vœu public.
    SOPHONISBE
     Allons-y donc, Phénice,
    Et de peur de prier contre mon propre bien,
    En adorant les Dieux, ne leur demandons rien. 

    ACTE II
    SCÈNE 1
    SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE


    PHÉNICE
    Enfin toute la ville est dessus la muraille,
    D’où comme d’un théâtre, elle voit la bataille,
    Et Votre Majesté, sans aller loin d’ici,
    Si c’était son plaisir la pourrait voir aussi.
    SOPHONISBE
    Non, j’ai trop de frayeur, et suis trop désolée
    Pour voir cette mortelle et douteuse mêlée,
    Où Mars et la Fortune achèvent le destin,
    Et du peuple africain et du peuple latin.
    Mais si vous souhaitez ce tragique spectacle,
    Pour le voir sans danger ainsi que sans obstacle,
    Rendez-vous au sommet de la plus haute tour,
    D’où l’œil découvre à plein tous les champs d’alentour ;
    Et que de temps en temps l’une ou l’autre descende
    Pour m’assurer toujours des maux que j’appréhende ;
    Car quelque grand combat que Syphax ait rendu,
    J’en espère si peu que je le tiens perdu,
    Tant nos communs desseins ont un malheur étrange.
    CORISBÉ
    Madame, en un moment la fortune se change,
    Fait rire bien souvent ceux qu’elle a fait pleurer,
    Et soumet sa malice à qui peut l’endurer.
    SOPHONISBE, seule.
    Ô sagesse ! ô raison ! adorables lumières,
    Rendez à mon esprit vos clartés coutumières,
    Et ne permettez pas que mon cœur endormi
    Fasse des vœux secrets pour son propre ennemi,
    Ni que mes passions aujourd’hui me réduisent
    À vouloir le salut de ceux qui me détruisent.
    Mais je réclame en vain cette faible raison,
    Puisque c’est un secours qui n’est plus de saison,
    Et qu’il faut obéir à ce Dieu qui m’ordonne
    De suivre les conseils que sa fureur me donne.
    Je ne puis ignorer qu’à ce même moment
    Que je passe ma vie avec tant de tourment,
    Ce jeune conquérant ne songe et ne travaille
    À joindre ma couronne au gain d’une bataille,
    Et qu’il ne fût ravi de m’avoir en ses mains,
    Pour servir de trophée aux triomphes romains.
    Cependant tant s’en faut que je brûle d’envie
    De conserver ma gloire aux dépens de sa vie, 
    Qu’il est très assuré que je mourrais de deuil
    Si le glaive des miens l’avait mis au cercueil.
    Ô ! vous hommes vaillants de qui les funérailles
    Se font dans la mêlée au pied de nos murailles,
    Et qui faisant bouclier et rempart de vos corps,
    Soutenez du Romain les superbes efforts,
    Que vous employez mal cette valeur insigne,
    Pour un sujet ingrat, qui n’en fut jamais digne !
    À quoi tant de combats, si grands et si connus,
    Avec tant de valeur donnés et soutenus,
    Si bien loin d’obliger, votre courage offense
    Celle dont votre zèle entreprend la défense,
    Puisque son intérêt en amour converti
    Lui fait aimer le chef d’un contraire parti ?
    Que vous sert de défendre avecque tant de peine
    Les portes et les tours qui couvrent votre reine,
    Si déjà l’insensée aime tant son vainqueur
    Que d’en porter l’image au milieu de son cœur ?
    Que vous sert de défendre une place rendue,
    En voulant conserver sa liberté perdue ?
    Plutôt, braves sujets, armez-vous contre moi,
    Qui suis le plus mortel des ennemis du Roi,
    Et qui fais de mon cœur le temple et la retraite
    De celui qui poursuit votre entière défaite.
    Revenez du combat, ou vainqueurs ou vaincus,
    M’accabler sous le faix de vos larges écus,
    Moi qui trahis mon nom, ma gloire, et ma patrie,
    Pour aimer Massinisse avec idolâtrie.
    Ô funeste rencontre ! Ô malheureux moment
    Où le sort me fit voir ce visage charmant !
    Quel orgueil vers le Ciel ou quelle ingratitude
    Avait pu m’attirer un châtiment si rude ?
    Quel crime envers l’Amour pouvais-je avoir commis,
    Qu’il a juré ma perte avec mes ennemis ?
    Enfin si ma défaite importait à sa gloire,
    Il pouvait l’établir par une autre victoire.
    Mais qui ne connaît pas qu’en cette occasion,
    Il la cherchait bien moins que ma confusion ?
    Était-ce, Sophonisbe, un crime nécessaire,
    D’aimer un Massinisse, un mortel adversaire,
    Un ami des Romains, et de qui la valeur
    Donne les derniers coups à mon dernier malheur,
    Puisqu’en ce même instant que je plains et soupire,
    Peut-être que Syphax a perdu son Empire,
    Et que dans peu de temps… Mais voici de retour
    Mes filles sans couleur, qui viennent de la tour ;
    Leur crainte me fait peur ; n’importe, allons entendre
    Ce qu’il faut que je sache, et que je n’ose apprendre.
    Eh bien qu’avez-vous vu ?
    CORISBÉ
     Le plus rude combat
    Qui se verra jamais. 
    SOPHONISBE
     Ô Dieux ! le cœur me bat,
    Et m’annonce déjà que nous avons du pire.
    PHÉNICE
    C’est ce qu’assurément nous ne saurions vous dire,
    Car outre que de soi la distance des lieux
    Montrait confusément les objets à nos yeux,
    C’est qu’un nuage épais de poudre et de fumée
    Nous empêchait de voir et l’une et l’autre armée.
    Nous voyions seulement éclater dans les airs
    À travers la poussière une suite d’éclairs,
    Qui sortaient à longs traits de flammes ondoyantes,
    De l’acier bien poli de leurs armes luisantes ;
    Parmi cela, des cris poussés de temps en temps,
    Mêlés et confondus aux coups des combattants,
    De qui le bruit terrible, en frappant nos oreilles,
    Nous portait dans l’esprit des frayeurs nonpareilles.
    CORISBÉ
    Aussi, n’avons-nous pu, ma compagne ni moi,
    Soutenir plus longtemps ces matières d’effroi ;
    C’est la raison pourquoi nous sommes descendues,
    Et tremblantes d’horreur, et de craintes éperdues.
    SOPHONISBE
    Et le peuple ?
    CORISBÉ
     Le peuple ! Il est sur les remparts,
    Qui pousse vers le ciel ses cris et ses regards,
    Autant pour témoigner sa faiblesse ordinaire
    Que pour encourager les nôtres à bien faire ;
    Et l’on en voit beaucoup, par des chemins divers,
    Aller faire leurs vœux dans les temples ouverts,
    De manière que Cirte, en toute son enceinte,
    N’est rien qu’un grand tableau de désordre et de crainte.
    Mais après tant de maux, possible que les Dieux
    Changeront aujourd’hui nos fortunes en mieux.
    SOPHONISBE
    Ha ! Corisbé, le Sort a juré ma ruine,
    Et la puissance humaine a choqué la divine ;
    Les Dieux, que mon bonheur a sans doute lassés,
    Ne sont pas satisfaits de mes malheurs passés,
    Et je m’ose moi-même à moi-même prédire
    Qu’ils me gardent encor quelque chose de pire.
    Les songes que je fais depuis deux ou trois nuits
    Ne me présagent pas de vulgaires ennuis ;
    Et ce qui m’en assure avec plus de science,
    C’est que moi, qui bien loin de leur donner créance,
    Les ai toujours tenus ridicules, trompeurs,
    Et produits d’un amas de grossières vapeurs,
    Je ne puis m’empêcher, si bien que je résiste,
    De croire à ces derniers, qui n’ont rien que de triste. 
    PHÉNICE
    Madame, volontiers nos seules passions
    Sans suite et sans dessein font ces impressions ;
    Et notre fantaisie en dormant imagine,
    Suivant les qualités de l’humeur qui domine.
    Si les pensers du jour sont remplis de souci,
    Les songes de la nuit seront fâcheux aussi.
    Vraiment vous n’avez garde, en l’état où vous êtes,
    De songer des festins, des danses et des fêtes.
    Votre esprit inquiet, triste, noir, soucieux,
    Ne vous produira pas des songes gracieux.
    Ne redoutez donc plus ces monstres en peinture,
    Et ne présumez pas de voir votre aventure
    Dans ces miroirs obscurs, qui donnent, quoique faux,
    Aux crédules esprits de véritables maux.
    Mais quelqu’un ce me semble a fait bruit à la porte,
    Irai-je ouvrir ?
    SOPHONISBE
     Allez, c’est quelqu’un qui m’apporte
    La nouvelle du bien ou du mal que j’attends.


    SCÈNE 2
    CALIODORE, SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE

    CALIODORE
    Ha ! Phénice, le Roi !
    PHÉNICE
     Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?
    Mais de grâce, de peur de surprendre la Reine,
    Déguise-lui d’abord le sujet qui t’amène.
    CALIODORE
    Si ferai, si je puis ; mais j’appréhende bien
    Qu’un esprit pénétrant et clair comme est le sien
    Ne le découvre trop.
    SOPHONISBE
     Eh bien, Caliodore,
    Le destin de jadis nous poursuit-il encore ?
    Et ce même malheur tant de fois éprouvé,
    A-t-il à nos dépens le combat achevé ?
    Parlez ; si peu d’espoir de mon bonheur me reste
    Que je n’attends de vous qu’un message funeste.
    CALIODORE
    Madame, il est bien vrai que le Ciel en courroux
    Frappe encore aujourd’hui visiblement sur nous,
    Et qu’il est malaisé de vaincre la Fortune,
    Quand elle veut montrer sa dernière rancune.
    Certes jamais l’espoir de voir notre vertu 
    Relever aujourd’hui votre Empire abattu
    Ne flatta notre armée avec plus d’apparence
    Et ne la fit combattre avec plus d’assurance.
    D’abord tout a fait jour aux merveilleux efforts
    Dont nous avons couvert la campagne de morts.
    Deux fortes légions superbement armées,
    Et presque de tout temps à vaincre accoutumées,
    N’ayant pu soutenir nos bataillons pressés,
    Ont tombé sur les leurs, qu’elles ont renversés ;
    Et se montrant alors à la peur accessibles,
    Ont perdu contre nous le titre d’invincibles.
    À ce premier succès plus forts qu’auparavant,
    Nous poussons hardiment nos armes plus avant ;
    Le Roi tout le premier, payant de sa personne,
    Nous conduit à leur camp que l’on nous abandonne
    Par un combat si faible et si peu résolu
    Que nous pouvions juger qu’on l’avait bien voulu
    Et que ce stratagème était un coup de maître,
    Comme l’événement le fit bientôt paraître.
    Car au lieu d’achever l’ouvrage glorieux
    Qui devait couronner nos fronts victorieux,
    Le soldat en désordre imprudemment s’engage
    Tant à brûler le camp qu’à piller le bagage ;
    Et soûlant de butin son avare appétit,
    Ne sent pas que par là son ardeur s’alentit.
    Sur cet amusement l’ennemi se rallie ;
    D’un côté Massinisse, et de l’autre Lélie,
    Sans nous donner loisir de reprendre nos rangs,
    Viennent fondre sur nous, comme deux fiers torrents.
    SOPHONISBE
    Que sert de me cacher le poignard qui me tue ?
    Non, non, il faut mourir, la bataille est perdue.
    CALIODORE
    Vous l’avez dit, Madame, et c’est la vérité ;
    Même s’il faut tout dire à Votre Majesté,
    C’est que si les Romains, comme il est trop à croire,
    Ménagent mieux que nous le fruit de leur victoire,
    Ils entreront dans Cirte aussi facilement
    Que s’ils n’y treuvaient pas un soldat seulement ;
    Le peuple épouvanté leur ouvrira les portes,
    Dès qu’il verra venir leurs premières cohortes.
    SOPHONISBE
    Le Roi par conséquent est mort, ou prisonnier ?
    CALIODORE
    De tous nos maux publics c’est ici le dernier ;
    Il est vrai qu’en montrant sa valeur infinie,
    Ce prince malheureux a sa trame finie.
    SOPHONISBE
    Plutôt qu’il est heureux de n’avoir pas vécu,
    Pour être à la merci de ceux qui l’ont vaincu. 
     » Et qu’il est importun de conserver sa vie,
     » En un temps où la mort est si digne d’envie !
    PHÉNICE
    Madame, en un malheur si grand, et si pressant,
    Il faut faire paraître un esprit agissant,
    Et penser qu’en l’état où vous êtes réduite,
    Vous devez sur-le-champ vous résoudre à la fuite ;
    En pareil accident les pleurs sont superflus,
    Et la perte du temps ne se répare plus.
    SOPHONISBE
    Bons Dieux ! quel bruit de peuple entremêlé de plaintes
    Replonge mon esprit en de nouvelles craintes ?


    SCÈNE 3
    CALIODORE, SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE


    CALIODORE
    Madame, attendez-moi, j’irai voir s’il vous plaît
    D’où provient ce tumulte.
    SOPHONISBE
     Oui, sachez ce que c’est.
    Elle demeure seule, parlant à ses filles.
    Ô vous de mes travaux compagnes généreuses,
    Faut-il que mes malheurs vous rendent malheureuses ?
    Et que l’affection que vous avez pour moi
    Mette votre disgrâce au point où je la vois ?
    CORISBÉ
    Hé ! Madame, plaignez votre seule infortune,
    Et souffrez qu’avec vous elle nous soit commune ;
    En cela seulement le Sort nous fait plaisir,
    Et veut bien nous traiter selon notre désir.
    Cette même rigueur du mal qui nous afflige,
    En la souffrant pour vous, nous plaît et nous oblige ;
    Comme nous eûmes part à vos prospérités,
    Il faut bien nous sentir de vos adversités.
    SOPHONISBE
    Il faut donc à mon aide appelant mon courage,
    Éviter par la mort la honte du servage.
    Sus donc, qui de vous trois me prêtera la main,
    Qui de vous au besoin sera le plus humain ?
    Toi, fidèle sujet, si ma chute certaine
    Me laisse encor sur toi la qualité de reine,
    Employe ton épée à cet acte d’amour,
    Puisque c’est m’aimer bien que me priver du jour.
    Dépêche, et n’attends pas que Rome ait l’avantage
    De triompher en moi de l’honneur de Carthage. 
    CALIODORE
    Pour de tels commandements mon cœur a protesté
    De n’obéir jamais à Votre Majesté.
    SOPHONISBE
    Hélas ! de quel endroit espérer du remède,
    Si les miens aujourd’hui me refusent leur aide ?
    PHÉNICE
    Comme on ne doute point qu’un mal désespéré
    N’ait toujours en la mort un remède assuré,
    Ce remède est aussi le dernier qu’on essaie,
    Et qu’on doit appliquer à la dernière plaie.
    Pour moi je suis d’avis qu »oubliant le trépas
    Vous tiriez du secours de vos propres appas.
    Vous n’aurez pas besoin de beaucoup d’artifice
    Pour vous rendre agréable aux yeux de Massinisse,
    Essayez de gaigner son inclination.
    SOPHONISBE
    Plût aux Dieux !
    PHÉNICE
     Il est jeune, et d’une nation
    Qui par toute l’Afrique est la plus renommée
    Pour aimer aussitôt et vouloir être aimée.
    De grâce, au nom des Dieux, essayez le pouvoir
    Que sur un cœur numide un bel œil doit avoir,
    Et donnez cette épreuve à nos communes larmes.
    SOPHONISBE
    Je n’attends rien du tout du côté de mes charmes.
    Ce remède, Phénice, est ridicule et vain ;
    Il vaut mieux se servir de celui de la main
    Et d’un coup généreux, digne de mon courage,
    Me jeter dans le port en dépit de l’orage.
    Mais pour vous contenter, je me force, et veux bien
    Faire une lâcheté qui ne serve de rien. 

    ACTE III
    SCÈNE 1
    MASSINISSE, PHILIPPE, SOLDATS ROMAINS


    MASSINISSE
    Grâce aux Dieux, cette insigne et dernière victoire
    Me rend tous les rayons de ma première gloire.
    Il est mort ce barbare et lâche usurpateur
    Qui de tant de combats fut l’objet et l’auteur.
    Le Ciel par sa ruine a fait voir à la terre
    Qu’un succès malheureux suit une injuste guerre.
    Ô vous à qui je dois la fortune et l’honneur,
    Instruments et témoins de mon dernier bonheur,
    Croyez, chers compagnons, dont les armes prospères
    M’ont ouvert le chemin du trône de mes pères,
    Que par vos longs travaux mon repos rétabli
    N’est pas dans mon estime un bien digne d’oubli.
    Je sais trop quel salaire exigent vos services,
    Et que l’ingratitude est le plus noir des vices.
    Mais il nous reste encore à faire une action
    Qui conduise ma gloire à sa perfection.
    PHILIPPE
    Magnanime Empereur, disposez de nos vies ;
    Et si vous concevez de plus hautes envies,
    Si l’État de Syphax ne vous contente pas,
    Poussez vos vœux plus outre, et nous suivrons vos pas.
    Sous l’aveu du sénat vous pouvez entreprendre
    De nous mener plus loin que ne fut Alexandre.
    Vous possédez l’amour de quatre légions,
    Qui vous peuvent donner autant de régions,
    Et qui ne cèdent pas à ces vieilles phalanges,
    Qui virent tant de mers et de terres étranges.
    MASSINISSE
    Je ne refuse pas, invincibles Romains,
    Ni ces cœurs généreux, ni ces puissantes mains,
    Qui par tout l’Univers, quand les causes sont bonnes,
    Ôtent comme il leur plaît et donnent des couronnes.
    Je sais que vous m’aimez et que votre amitié
    Établit ma puissance, et l’accroît de moitié,
    Enfin que vous pourriez, si vous vouliez le faire,
    Rendre toute l’Afrique à mes vœux tributaire.
    Mais ces bons mouvements que vous avez pour moi
    Se doivent réserver pour un meilleur emploi
    Et pour l’achèvement d’une plus grande chose,
    Que celle que je veux, et que je vous propose. 
    PHILIPPE
    Commandez seulement, et dites ce qu’il faut.
    MASSINISSE
    Allez droit au palais, et l’emportez d’assaut,
    S’il est vrai, comme on dit, qu’il fasse résistance ;
    Non que de soi le lieu soit de telle importance
    Qu’il faille absolument sans attendre à demain,
    Au prix de notre sang l’avoir à coups de main.
    Mais c’est que Sophonisbe, à l’extrême réduite,
    S’y trouve enveloppée avec toute sa suite.
    Or je crains qu’attendant jusqu’à demain matin,
    Cette longueur ne nuise à l’Empire latin ;
    Car si cette Africaine, aussi fine que belle,
    Emploie à se sauver quelque ruse nouvelle,
    Il a toujours en elle un puissant ennemi,
    Et nous n’avons gaigné ni vaincu qu’à demi ;
    Outre que cette reine en beautés non pareille,
    Doit de notre triomphe accomplir la merveille,
    Qui sans cet ornement sera défectueux,
    Et rendra moins brillants vos actes vertueux.
    Allons donc de ce pas attaquer cette place,
    Que défend une faible et lâche populace ;
    Que s’il faut l’emporter par un sanglant moyen,
    Séparez le soldat d’avec le citoyen ;
    Épargnez, s’il se peut, ces vaillantes âmes,
    Et surtout respectez la Princesse et ses femmes,
    Et qu’en faveur du sexe, ou de la qualité,
    On ne fasse à pas une aucune indignité.


    SCÈNE 2
    SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


    SOPHONISBE
    Phénice, encore un coup, tandis qu’il m’est loisible,
    Que j’applique à mes maux un remède infaillible,
    Celui que je propose, outre qu’il est honteux,
    Ne promet qu’un effet extrêmement douteux ;
    Le pouvoir de mes yeux, s’il faut que je le tente,
    Vaut moins que le secours que ma main me présente ;
    C’est le plus prompt de tous, comme le plus certain,
    Et le plus digne aussi d’un courage hautain.
    Un seul coup de poignard épuisera mes veines,
    Et presque sans douleur achèvera mes peines.
    Ha ! que déjà sans vous j’aurais bien évité
    La honte et le malheur de la captivité !
    PHÉNICE
    Donnez-vous, s’il vous plaît, un peu de patience,
    Et de votre beauté faites expérience ;
    Sachez ce qu’elle vaut, et ce que vous pouvez.
    Mais comment le savoir, si vous ne l’éprouvez ? 
    CORISBÉ
    De fait la défiance où la reine se treuve,
    Ne peut venir d’ailleurs que d’un manque d’épreuve.
    SOPHONISBE
    Corisbé, prenez garde à l’état où je suis,
    Et par là, comme moi, voyez ce que je puis.
    Quand hier j’aurais été la vivante peinture
    Des plus rares beautés qu’on voit en la Nature,
    Le moyen que mes yeux conservent aujourd’hui
    Une extrême beauté sous un extrême ennui ?
    Et n’ayant plus en moi que des attraits vulgaires,
    Ils ne toucheraient point, ou ne toucheraient guère,
    De sorte qu’après tout je conclus qu’il vaut mieux
    Essayer le secours de la main que des yeux.
    CORISBÉ
    Madame, si vos yeux n’ont pas assez d’amorce,
    Vos mains au pis aller auront assez de force
    Pour vous faire sentir la pointe d’un poignard.
    SOPHONISBE
    Mais peut-être qu’alors je le voudrai trop tard,
    Et que je n’aurai pas un glaive qui me tue.
    PHÉNICE
    Ce que le fer ne peut la douleur l’effectue.
    Tant de chemins divers conduisent au trépas
    Que qui n’en treuve point veut bien n’en treuver pas ;
    Il faut donc, s’il vous plaît, vous résoudre à la vie,
    Et ravir la franchise à qui vous l’a ravie.
    Pour moi je ne vois point qu’à votre seul aspect
    Il ne brûle d’amour et tremble de respect,
    Et qu’à son jugement vous n’emportiez la pomme
    Sur toutes les beautés de Capoue et de Rome.
    Au reste la douleur ne vous a point éteint
    Ni la clarté des yeux, ni la beauté du teint ;
    Vos pleurs vous ont lavée, et vous êtes de celles
    Qu’un air triste et dolent rend encore plus belles.
    Vos regards languissants font naître la pitié
    Que l’amour suit parfois, et toujours l’amitié,
    N’étant rien de pareil aux effets admirables
    Que font dans les beaux cœurs des beautés misérables.
    Croyez que Massinisse est un vivant rocher
    Si vos perfections ne peuvent ne le peuvent toucher,
    Et qu’il est plus cruel qu’un tigre d’Hyrcanie
    S’il exerce envers vous la moindre tyrannie. 

    SCÈNE 3
    CALIODORE , SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


    CALIODORE, survenant.
    Madame, Massinisse est dans la grande cour,
    Qu’on prendrait pour un temple où tout le monde accourt,
    Tant ses soins d’empêcher le désordre et l’outrage
    Des plus épouvantés assurent le courage,
    Au reste si bénin que Votre Majesté
    Doit beaucoup espérer de son humanité.
    Mais le degré royal retentit, ce me semble,
    D’un grand bruit de boucliers.
    SOPHONISBE
     Ah ! Phénice, je tremble.
    PHÉNICE
    C’est pourtant maintenant qu’il se faut assurer,
    Et lui tirer des traits qu’il ne puisse parer.
    Sitôt qu’il entrera, faites-lui la harangue
    Que la nécessité vous mettra sur la langue,
    Et dont les doux regards et les soupirs fréquents
    Fassent les beaux traits, et les plus éloquents.
    Au reste un jeune esprit facilement s’engage
    Par la douceur des yeux, du geste et du langage.
    Que Votre Majesté ne refuse donc pas
    D’attaquer son vainqueur avec tous ses appas.
    VŒU DE SOPHONISBE À L’AMOUR
    Voici, puissant Amour, un sujet assez ample
    Pour laisser de ta force un mémorable exemple.
    Entreprends ce miracle, afin que les mortels
    De soupirs et d’encens échauffent tes autels ;
    Fais donc, et je te voue un temple magnifique,
    Comme au restaurateur des affaires d’Afrique.


    SCÈNE 4
    MASSINICE, SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


    MASSINISSE, entrant avec ses soldats.
    Soldats, attendez-moi, n’entrez pas plus avant ;
    La majesté du lieu ne veut point de suivant.
    Autant que sa douleur sa beauté nous la montre,
    Qui d’un pas triste et lent nous vient à la rencontre.
     HARANGUE DE MASSINISSE
    Madame, je sais bien que c’est renouveler
    Ou croître vos ennuis que de vous en parler,
    Et qu’il me siérait mieux d’avoir la bouche close
    Que de vous consoler du mal que je vous cause. 
    Mais vos Dieux et les miens, à qui rien n’est segret,
    Savent qu’en vous perdant je vous perds à regret,
    Et qu’en quelque façon mon bonheur m’importune,
    Pour ce qu’il ne me vient que de votre infortune.
    Mais puisque le Destin, pour montrer qu’il vous hait,
    N’a pas laissé la chose au gré de mon souhait,
    Treuvez bon que mon cœur vous jure par ma bouche
    Que très sensiblement votre douleur le touche,
    Et qu’il diminuerait et vos maux et vos soins
    Si pour y prendre part il vous en restait moins.
    Ne m’étant pas permis d’empêcher vos misères,
    Je ferai pour le moins qu’elles vous soient légères ;
    Et si je ne le puis, j’aurai soin en tout cas
    Que de nombreux malheurs ne les aggravent pas,
    Et qu’on vous traite en reine, et non pas en captive ;
    Rendez donc l’assurance à votre âme craintive,
    Et que votre douleur se dispose à songer
    En quoi les miens ou moi la pouvons soulager.
     RÉPONSE DE SOPHONISBE
    C’est bien très justement, ô vainqueur magnanime,
    Que le monde est rempli du bruit de votre estime ;
    Vos rares qualités m’apprennent la raison
    Du malheur obstiné qui suit notre maison.
    Leur éclat est si grand que la Fortune même,
    Tout aveugle qu’elle est, les connaît et les aime,
    Et vous favorisant, agit si sagement
    Qu’elle montre en cela qu’elle a du jugement.
    Mais pour le juste prix d’une vertu si haute,
    Si par de plus grands biens que ceux qu’elle nous ôte
    L’inconstante n’ajoute à vos prospérités,
    Vous avez beaucoup moins que vous ne méritez.
    Assez de conquérants à force de puissance
    Rangent les nations à leur obéissance ;
    Mais fort peu savent l’art de vaincre les esprits
    Et de bien mériter le sceptre qu’ils ont pris.
    Il n’appartient qu’à vous de faire l’un et l’autre ;
    C’est la propre vertu d’un cœur comme le vôtre ;
    Même c’est un destin, que les rois ennemis
    Sont d’abord odieux à ceux qu’ils ont soumis,
    Où votre courtoisie, ô vainqueur débonnaire,
    Fait un miracle en moi qui n’est pas ordinaire.
    Tant s’en faut que votre heur m’oblige à murmurer,
    Que je demande aux Dieux de le faire durer ;
    Et vous n’aurez jamais une grandeur parfaite
    Que lorsque vous aurez ce que je vous souhaite ;
    Les présents que le Sort vous fait à mes dépens
    Ne sont pas le sujet des pleurs que je répands ;
    Je vois votre bonheur sans haine et sans envie,
    Et je plains seulement le malheur de ma vie,
    Qui m’est d’autant plus dur que, m’ayant tout ôté,
    Espérance, repos, fortune, liberté,
    Pour faire de tout point mon destin pitoyable,
    Il m’ôte le moyen de me rendre croyable.
    Dans la condition du temps où je me vois, 
    Je vous serai suspecte, ou peu digne de foi.
    Mais n’ayant quasi plus qu’espérer et que craindre,
    Il me siérait fort mal de flatter ou de feindre ;
    Et je me haïrais, si j’avais racheté
    L’Empire de Syphax par une lâcheté.
    PHÉNICE
    Ma compagne, il se prend.
    MASSINISSE
     Ô Dieux ! que de merveilles
    Enchantent à la fois mes yeux et mes oreilles !
    Certes jamais esprit n’eut un plaisir si doux
    Que celui que je sens d’être estimé de vous.
    Mars n’a point de lauriers dont la gloire me touche,
    Au prix d’être loué d’une si belle bouche ;
    Mais je n’aurai jamais qu’un bonheur imparfait
    Si votre compliment n’est suivi de l’effet,
    Si vous ne témoignez estimer Massinisse,
    En lui donnant sujet de vous rendre service.
    Commandez donc, Madame, éprouvez aujourd’hui
    Le pouvoir absolu que vous avez sur lui ;
    Et tout malheur le suive, au cas qu’il ne vous serve
    Aux choses qu’il pourra, sans feinte et sans réserve.
    SOPHONISBE
    Grand Roi, puisqu’il vous faut un sujet malheureux
    Où pouvoir exercer vos actes généreux,
    Pour ne me rendre pas votre grâce inutile,
    Je ne vous ferai point de requête incivile.
    PHÉNICE
    La victoire est à nous, ou je n’y connais rien.
    SOPHONISBE
    Non, je ne veux de vous ni puissance ni bien ;
    Je ne demande pas à vos mains libérales
    Ni mon sceptre perdu, ni ses pompes royales ;
    Car j’atteste les Dieux que quand je les aurais,
    Avec l’âme et le cœur je vous les donnerais ;
    Mais si le sentiment de la misère humaine
    Vous fait avoir pitié d’une dolente reine,
    Naguère l’ornement de sa condition
    Et maintenant l’objet de la compassion,
    Donnez-moi l’un des deux : ou que jamais le Tibre
    Ne me reçoive esclave, ou que je meure libre.
    Nous vous en conjurons, mes disgrâces et moi,
    Par le nom africain, par le titre de roi,
    De qui la majesté de tout temps sacre-sainte
    Souffrirait en ma honte une publique atteinte,
    Par les sceptres que j’eus, par ceux que vous avez,
    Par ces sacrés genoux de mes larmes lavés,
    Par ces vaillantes mains toujours victorieuses,
    Bref par vos actions en tout si glorieuses. 
    MASSINISSE
    Dieux ! faut-il qu’un vainqueur expire sous les coups
    De ceux qu’il a vaincus ? Madame, levez-vous.
    SOPHONISBE
    Non, Seigneur, que mes pleurs n’obtiennent ma demande.
    MASSINISSE
    Vous obtenez encore une chose plus grande
    C’est un cœur que beauté n’a jamais asservi,
    Et que présentement la vôtre m’a ravi.
    SOPHONISBE
    En l’état où je suis, il faut bien que j’endure
    L’outrageuse rigueur de votre procédure :
    Mais sachez que jamais un généreux vainqueur
    N’affligea son vaincu d’un langage moqueur.
    MASSINISSE
    Ah ! Madame, perdez cette injuste créance
    Qui dans sa fausseté me nuit et vous offense ;
    Jugez mieux des respects qu’un prince doit avoir,
    Et dans votre beauté voyez votre pouvoir.
    Trop de gloire pour moi se trouve en ma défaite
    Pour la désavouer et la tenir secrète.
    Vantez-vous d’avoir fait avec vos seuls regards
    Ce que n’ont jamais pu ni les feux, ni les dards ;
    Il est vrai, j’affranchis une reine captive,
    Mais de la liberté moi-même je me prive ;
    Mes transports violents, et mes soupirs non feints,
    Vous découvrent assez le mal dont je me plains.
    SOPHONISBE
    Certes ma vanité serait trop ridicule,
    Ou j’aurais un esprit extrêmement crédule,
    Si je m’imaginais qu’en l’état où je suis,
    Captive, abandonnée, au milieu des ennuis,
    Le cœur gros de soupirs, et les yeux pleins de larmes,
    Je conservasse encor des beautés et des charmes
    Capables d’exciter une ardente amitié.
    MASSINISSE
    Il est vrai que d’abord j’ai senti la pitié ;
    Mais comme le Soleil suit les pas de l’Aurore,
    L’Amour qui l’a suivie, et qui la suit encore,
    A fait en un instant dans mon cœur embrasé
    Le plus grand changement qu’il ait jamais causé.
    SOPHONISBE
    Il est trop violent pour être de durée.
    MASSINISSE
    Oui, car en peu de temps la mort m’est assurée
    Si vous ne consolez d’un traitement plus doux
    Celui qui désormais ne peut vivre sans vous. 
    CORISBÉ
    Comme de plus en plus cet esprit s’embarrasse !
    MASSINISSE
    Donnez-moi l’un des deux, la mort, ou votre grâce.
    Nous vous en conjurons mes passions et moi,
    Non par la dignité de vainqueur et de roi,
    Puisque Amour me fait perdre et l’un et l’autre titre,
    Mais par mon triste sort, dont vous êtes l’arbitre,
    Par mon sang enflammé, par mes soupirs brûlants,
    Mes transports, mes désirs, si prompts, si violents,
    Par vos regards, ces traits de lumière et de flamme,
    Dont j’ai senti les coups au plus profond de l’âme,
    Et par ces noirs tyrans dont j’adore les lois,
    Ces vainqueurs des vainqueurs, vos yeux, maîtres des rois,
    Enfin par la raison que vous m’avez ôtée.
    Rendez-moi la pitié que je vous ai prêtée,
    Ou s’il faut dans mon sang noyer votre courroux,
    Que ce fer par vos mains l’immole à vos genoux,
    Victime infortunée et d’amour et de haine.
    SOPHONISBE
    Votre mort au contraire augmenterait ma peine ;
    Mais plaignez, ô grand roi, votre sort et le mien,
    Qui par nécessité rend le mal pour le bien ;
    Je vous plains de souffrir, et moi je suis à plaindre
    D’allumer un brasier que je ne puis éteindre.
    MASSINISSE
    Quand on n’a point de cœur, ou qu’il est endurci…
    SOPHONISBE
    C’est pour en avoir trop que je vous parle ainsi.
    MASSINISSE
    Ce discours cache un sens que je ne puis entendre.
    SOPHONISBE
    Ce discours toutefois est facile à comprendre
    Le déplorable état de ma condition
    M’empêche de répondre à votre affection ;
    La veuve de Syphax est trop infortunée
    Pour avoir Massinisse en second hyménée,
    Et son cœur généreux formé d’un trop bon sang
    Pour faire une action indigne de son rang ;
    Car enfin la Fortune avec toute sa rage
    M’a bien ôté le sceptre, et non pas le courage.
    Je sais qu’usant des droits de maître et de vainqueur,
    Vous pouvez me traiter avec toute rigueur,
    Mais j’ai cru jusqu’ici que votre âme est trop haute
    Pour le simple penser d’une si lâche faute.
    MASSINISSE
    Croyez-le encor, Madame, et sachez qu’en ce point
    Votre créance et moi ne vous tromperons point. 
    Donc pour vous faire voir que c’est la belle voie
    Par où je veux monter au comble de ma joie,
    Puisque Syphax n’est plus, il ne tiendra qu’à vous
    D’avoir en Massinisse un légitime époux.
    SOPHONISBE
    Quelles reines au monde en beautés si parfaites
    Ont jamais mérité l’honneur que vous me faites ?
    Ô merveilleux excès de grâce et de bonheur
    Qui met une captive au lit de son seigneur !
    MASSINISSE
    Puisque vous me rendez le plus heureux des hommes
    Ma violente ardeur, et le temps où nous sommes,
    Ne me permettent pas de beaucoup différer
    Un bien le plus parfait qu’on saurait espérer.
    C’est pourquoi treuvez bon qu’en la forme ordinaire
    Le flambeau d’hyménée aujourd’hui nous éclaire
    Tant pour hâter le temps d’un bien qui m’est si cher
    Que pour d’autres raisons qui pourraient l’empêcher
    Et que pour le présent il faut que je vous taise.
    Cependant permettez que je prenne à mon aise
    Un honnête baiser, pour gage de la foi
    Que le Dieu conjugal veut de vous et de moi.
    Il la baise.
    Ô transports ! ô baiser de nectar et de flamme,
    À quel ravissement élèves-tu mon âme
    Madame, s’il vous plaît, j’irai voir mes soldats
    Et les ordres donnés, je reviens sur mes pas.
    Adieu, vous voyez trop en mon visage blême
    Que m’arracher de vous, c’est m’ôter à moi-même.
    Il s’en va.
    SOPHONISBE
    Ô miracle d’amour à nul autre pareil !
    PHÉNICE
    Peut-être une autre fois vous suivrez mon conseil ?
    SOPHONISBE
    Ha ! Phénice, il est vrai qu’une telle merveille
    Fait que très justement je doute que je veille,
    Et qu’un songe trompeur n’abuse mes esprits.
    PHÉNICE
    Madame, le Numide est tellement épris,
    Son brasier est si grand, qu’il ne vous faut pas craindre
    Que rien que le trépas ait pouvoir de l’éteindre.
    Cependant en ceci la prudence des Dieux
    Contre nos sentiments a fait tout pour le mieux.
    S’il avait aujourd’hui votre lettre reçue,
    Vos desseins n’auraient pas une si bonne issue.
    S’il savait seulement que vous l’avez chéri,
    Vous l’auriez pour amant plutôt que pour mari. 
    Croyez assurément que votre modestie
    Fait de sa passion la meilleure partie.
    C’est pourquoi tenez bon, et ne relâchez point,
    Que l’ouvrage entrepris ne soit au dernier point.
    Après, quand vous serez sa véritable femme,
    Vous pourrez lui montrer votre première flamme,
    Afin qu’il vous chérisse avecque plus d’ardeur,
    Voyant que vous l’aimez, et non pas sa grandeur.
    Allons donc achever les apprêts nécessaires
    Au rétablissement du bien de vos affaires.
    Mais quel sujet, Madame, avez-vous de rêver ?
    SOPHONISBE
    Phénice, je ne sais ce qui doit m’arriver,
    Mais quelque doux présent que le bonheur m’envoie,
    Mon cœur ne goûte point une parfaite joie.
    Syphax n’a pas encor les honneurs du tombeau,
    Et d’un second hymen j’allume le flambeau ;
    Certes son amitié jointe à la bienséance
    Me donne du remords et de la répugnance.
    CORISBÉ
    Madame, il est bien vrai qu’en une autre saison
    Vous auriez ces pensers avec juste raison ;
    Mais songez qu’en l’état où vous êtes réduite,
    C’est la nécessité qui fait votre conduite.
    Mille raisons d’État que vous n’ignorez pas
    Sont de votre action l’excuse et le compas.
    Celles de votre rang sont toujours dispensées
    D’attacher leur conduite à toutes ces pensées.
    SOPHONISBE
    Allons donc travailler à notre liberté,
    Et cédons aux rigueurs de la nécessité. 

    ACTE IV
    SCÈNE 1
    MASSINISSE, SOPHONISBE, PUIS ARISTON


    MASSINISSE
    Quelque insigne bonheur dont je sois redevable
    Aux caresses du Sort qui m’est si favorable,
    C’est ici le plus grand qui m’ait jamais suivi.
    Oui, Madame, il est vrai que je suis plus ravi
    De voir que votre amour à la mienne réponde,
    Que si j’avais soumis tous les peuples du monde.
    J’aime plus de moitié quand je me sens aimé,
    Et ma flamme s’accroît pour un cœur enflammé ;
    Dans la possession d’une beauté de glace,
    La plus chaude fureur s’alentit et se lasse.
    Un plaisir légitime en veut un de retour,
    Et l’amour seulement est le prix de l’amour.
    Comme par une vague une vague s’irrite,
    Un soupir amoureux par un autre s’excite.
    Quand les chaînes d’Hymen étreignent deux esprits,
    Un baiser se doit rendre aussitôt qu’il est pris.
    De sorte que toujours la plus honnête femme
    Est celle qui témoigne une plus vive flamme ;
    C’est là que sa vertu se montre en son ardeur,
    Et que la retenue est de mauvaise odeur.
    Pour moi, quoique déjà ma passion fût telle
    Que sa force excédât toute force mortelle,
    Mes désirs toutefois ont accru de moitié
    Depuis que j’ai connu votre ardente amitié.
    SOPHONISBE
    Il me faudrait la voix de l’Éloquence même
    Pour vous représenter à quel point je vous aime.
    Il suffit que pour trop, et trop bien vous aimer,
    Il n’est point de discours qui le puisse exprimer.
    Pourtant, et c’est ici la peur qui m’assassine,
    Votre esprit abusé peut-être s’imagine
    Que mon affection, toute pure qu’elle est,
    Mêle dans sa ferveur quelque peu d’intérêt.
    Mais j’atteste le Ciel que ma foi non commune
    Regarde Massinisse, et non pas sa fortune,
    Et qu’en pareil degré de fortune et d’ennui,
    Ce qu’il a fait pour moi, je l’aurais fait pour lui.
    MASSINISSE
    Je ne veux pour témoin des choses que vous dites
    Que mon propre bonheur. 
    SOPHONISBE
     Mais vos propres mérites.
    MASSINISSE
    À propos où naquit, en quel temps et pourquoi,
    La bonne volonté que vous avez pour moi ?
    De grâce accordez-moi le plaisir de l’entendre,
    Vous plaît-il ?
    SOPHONISBE
     Volontiers, je m’en vais vous l’apprendre.
    Vous savez qu’autrefois nous fûmes sur le point
    De conclure un hymen qui ne s’acheva point.
    Ce prince malheureux, à qui les Destinées
    Voulaient sacrifier mes premières années,
    Fut cause que mon père, à ses vœux complaisant,
    Rompit le nœud sacré qui nous lie à présent.
    Cependant, sous l’espoir d’être un jour votre femme,
    J’avais conçu pour vous une secrète flamme
    Et reçu dans l’esprit une douce langueur
    Dont le temps m’eût guérie avecque sa longueur,
    Si l’étrange accident que vous allez entendre
    N’eût rallumé ce feu qui mourait sous sa cendre.
    Vous souvient-il du jour que Syphax et les siens
    Sortirent pour forcer vos Massessyliens ?
    Il se passa pour vous avecque tant de gloire
    Que vous en devez bien conserver la mémoire,
    Car par votre vertu les nôtres repoussés
    Vous laissèrent venir jusqu’au bord des fossés,
    Où je vous vis combattre avec tant de vaillance
    Que j’eus déjà pour vous assez de bienveillance
    Pour ne souhaiter pas qu’un succès malheureux
    Achevât à mes yeux vos exploits valeureux.
    Mais lorsque de la tour où je m’étais placée,
    Je vis de votre armet la visière haussée
    Que pour vous rafraîchir vous levâtes exprès,
    Et qu’il me fut permis d’observer d’assez près
    Ce visage où l’Amour et le Dieu de la Thrace
    Mêlent tant de douceur avecque tant d’audace,
    De là je commençai de vendre mon pays,
    Et de là dans mon cœur les miens furent trahis ;
    D’une flèche de feu j’eus l’âme outrepercée,
    De sorte que de tous je fus la plus blessée.
    il est vrai qu’à présent mon mal est apaisé
    Par la main de celui qui me l’avait causé
    Et que la guérison qui s’en est ensuivie
    Me le fera bénir tout le temps de ma vie.
    MASSINISSE
    Certes je suis heureux d’une telle façon
    Que ma prospérité me donne du soupçon :
    Je treuve désormais ma fortune si grande
    Que j’en suis aveuglé, si je ne l’appréhende.
    Le bonheur a cela de la mer et du flux
    Qu’il doit diminuer sitôt qu’il ne croît plus. 
    Mais s’il faut que les Cieux, comme c’est leur coutume,
    Fassent à la douceur succéder l’amertume,
    Que tout seul, s’il se peut, je boive tout le fiel
    Que répandrait sur nous la colère du Ciel !
    Mais que veut ce soldat couvert à la romaine ?
    Ha ! mon cher Ariston, quel sujet vous amène ?
    Et que fait Scipion ?
    ARISTON
     Sire, il vient d’arriver,
    Qui vous mande par moi de le venir treuver.
    MASSINISSE
    Où l’avez-vous laissé ?
    ARISTON
     Dans la salle prochaine,
    Où seulement Lélie avec lui se promène.
    MASSINISSE
    Oui, j’irai le treuver dans un moment d’ici.
    Ariston sort.
    SOPHONISBE
    Je n’attends rien de bon de ce message-ci ;
    Ce nom de Scipion m’est de mauvais présage.
    MASSINISSE
    Ô Dieux !
    SOPHONISBE
     Eh quoi, Seigneur, vous changez de visage ?
    Quel sujet avez-vous de vous inquiéter ?
    MASSINISSE
    Nul, que le déplaisir que j’ai de vous quitter.
    SOPHONISBE
    Un si prompt changement marque encore autre chose,
    Et votre inquiétude a tout une autre cause ;
    Dites la vérité, vous craignez le pouvoir
    De celui qui vous mande, et que vous allez voir ?
    MASSINISSE
    Il est vrai que je crains que ce courage austère
    N’empêche nos plaisirs, ou qu’il ne les altère ;
    Je vois ma destinée et sais que Scipion
    Est venu pour troubler notre sainte union ;
    C’est pourquoi j’ai voulu hâter ma procédure,
    Car la chose étant faite, il faudra qu’il l’endure.
    Il sera moins fâché que si j’eusse attendu
    D’accomplir notre hymen quand il l’eût défendu.
    Il ne faut pas douter qu’il ne me sollicite,
    Me presse, et me tourmente, afin que je vous quitte. 
    Mais que vif aux Enfers je sois précipité,
    Si jamais je consens à cette lâcheté !
    SOPHONISBE
    Que je perde plutôt la lumière céleste
    Que de voir mon amour vous devenir funeste !
    Non, non, si Scipion, comme on n’en doute point,
    Veut séparer en nous ce que l’hymen a joint,
    Il faut que vous fassiez toute chose possible,
    Pour vaincre la rigueur de ce cœur insensible ;
    Que si rien ne le peut, je vous demande au moins,
    Au nom de tous les Dieux de nos noces témoins,
    Et par la pureté de l’amour conjugale,
    De conserver en moi la dignité royale.
    Enfin je vous conjure autant que je le puis
    De vous bien souvenir de ce que je vous suis.
    Ne souffrez pas qu’un jour votre femme enchaînée
    Soit dans un Capitole en triomphe menée.
    Je ne vous parle plus comme hier je vous parlois,
    En veuve de Syphax et sujette à vos lois ;
    Je sais bien que le nœud qui nos âmes assemble
    Confond pareillement nos intérêts ensemble,
    Que vous devez souffrir des maux qu’on me fera,
    Et que c’est de tous deux que l’on triomphera.
    MASSINISSE
    J’ai pour vous trop d’amour, pour moi trop de courage,
    Pour souffrir, sans me perdre, un si sensible outrage ;
    Mais on n’en viendra pas à cette extrémité.
    SOPHONISBE
    Je connais Scipion et sa sévérité.
    MASSINISSE
    Je vous donne ma foi que, quoi qu’il en arrive,
    Rome ne verra point Sophonisbe captive.
    SOPHONISBE
    Me le promettez-vous ?
    MASSINISSE
     Oui, je vous le promets.
    SOPHONISBE
    Allons donc, mon esprit est content désormais.
    SCÈNE 2
    SCIPION, LELIE
    SCIPION
    Mais vous qui par un long et familier usage
    Vous devez mieux connaître en cet esprit volage,
    Quel remède à son mal vous semble le plus seur ? 
    Est-ce la violence, ou si c’est la douceur ?
    Et duquel maintenant faut-il que je me serve ?
    LÉLIE
    L’un perd souvente fois ce que l’autre conserve ;
    Je crois que le dernier y fera plus que tout.
    SCIPION
    Et moi, que le premier en viendra mieux à bout.
    LÉLIE
    La douceur néanmoins est le meilleur dictame
    Que l’on puisse appliquer aux maux d’une belle âme.
    SCIPION
    Mais, quand une belle âme a perdu la raison,
    Ce remède est sans force, ou n’est plus de saison ;
    Ce qu’a fait Massinisse est si déraisonnable
    Qu’à peine mon esprit le treuve imaginable,
    Et marque en sa raison un tel dérèglement
    Qu’il porte son excuse en son aveuglement.
    Loin de m’imaginer que sans beaucoup de peine
    On tire ce Pâris du lit de son Hélène,
    Je crains que cet hymen, augmentant sa fureur,
    Ne lui fasse plus outre étendre son erreur,
    Et que le même esprit qui le fit entreprendre
    Ne porte sa manie à le vouloir défendre.
    En ce cas nous voyons à quelle extrémité
    Cette funeste amour l’aurait précipité.
    Mais le voici venir, triste et sans contenance ;
    Essayons la douceur avant la violence.
    Je treuve cependant qu’il serait à propos,
    Et pour notre conduite, et pour notre repos,
    D’aller prendre nous-même et le temps et la peine
    Que nos gardes sans bruit s’assurent de la reine.


    SCÈNE 3
    MASSINISSE, SCIPION

    SCIPION
    Eh bien, cher Massinisse, est-il sous le soleil
    Un roi dont le bonheur soit au vôtre pareil ?
    Quoi ? bons Dieux ! dans le cours d’une même journée
    Recouvrer un royaume et faire une hyménée ?
    Pour moi, je ne crois pas que sans enchantement
    On puisse aller plus loin, et plus légèrement.
    Certes, quand le récit de toutes ces merveilles
    De Lélie et de moi vint frapper les oreilles,
    Tous deux poussés pour vous d’une même amitié,
    Ô grands Dieux ! dîmes-nous, c’est trop de la moitié.
    En effet vous pouviez, sans ternir votre gloire,
    Vous contenter pour lors de la seule victoire.
    Il n’était pas besoin de faire en même temps 
    Deux exploits si fameux, et si forts importants.
    Mais peut-être est-ce un bruit qui court à l’aventure
    Et que toute une armée a cru par conjecture.
    De moi, mon jugement jusqu’ici suspendu
    Ne concevra jamais cet hymen prétendu,
    Que la confession qu’en fait la renommée
    Par votre propre aveu ne me soit confirmée.
    Ôtez-nous donc de doute, et faites, s’il vous plaît,
    Que nous sachions de vous la chose comme elle est.
    MASSINISSE
    Ici le sens commun ne veut pas que je cache
    Ce qu’il faut aussi bien que tout le monde sache ;
    Et la terre et le Ciel exigent mon aveu,
    Sur un mystère saint, que l’un et l’autre a veu.
    Enfin j’abuserais de votre patience
    Si je vous en parlais contre ma conscience.
    Il est vrai, Scipion, que Sophonisbe et moi
    Avons pris et donné la conjugale foi,
    Et nous sommes liés d’une chaîne si sainte
    Qu’on ne saurait sans crime en défaire l’étreinte.
    Je vois bien que déjà votre sévérité
    Condamne mon amour et ma légèreté
    D’autant mieux que votre âme est encore à connaître
    Ce qu’il peut sur un cœur dont il s’est rendu maître.
    Aussi dans mon malheur je serais trop heureux
    Si j’avais un censeur autrefois amoureux ;
    Mais ayant au contraire un Scipion pour juge,
    Quel sera mon espoir ? où sera mon refuge ?
    Et de quelles raisons me faudra-t-il user
    S’il n’a jamais connu ce qui peut m’excuser,
    S’il ignore d’Amour la puissance suprême
    Qui seule a fait ma faute, et l’excuse elle-même ?
    Et quelle grâce enfin puis-je attendre de lui,
    Si par ses sentiments il juge ceux d’autrui ?
    SCIPION
    Il est vrai que toujours j’ai gardé ma franchise
    De se prendre aux filets où la vôtre s’est prise,
    Et toujours évité ces folles passions
    Comme un chemin contraire aux belles actions.
    Ce n’est pas que mon sein soutienne un cœur de roche,
    Impénétrable aux traits que l’amour nous décoche ;
    La main qui fit le vôtre a fait le mien aussi,
    Et la seule vertu me le rend endurci.
    C’est avec ce bouclier qu’il fallait se défendre,
    Et mon exemple seul vous le devait apprendre.
    Ha ! mon cher Massinisse, il fallait en effet,
    Vous défendre un peu mieux que vous n’avez pas fait.
    Je sais que dès longtemps les histoires sont pleines
    Des transports amoureux des meilleurs capitaines ;
    Mais où trouvera-ton que les plus signalés
    Puissent être en fureur aux vôtres égalés ?
    Massinisse, en un jour, voit, aime, et se marie.
    A-t-on jamais parlé d’une telle furie ? 
    Bien plus, l’aveuglement de sa raison est tel
    Qu’il entre dans le lit d’un ennemi mortel,
    D’un Syphax, d’un tyran, de qui l’injuste épée
    A sur son père mort la couronne usurpée.
    Certes si, pour venger la mort de nos parents,
    Il fallait épouser les veuves des tyrans,
    Les vôtres qu’il perdit ont toute l’allégeance
    Qu’ils pourraient désirer d’une telle vengeance.
    Il est vrai que chacun en son propre intérêt
    Se rend compte à soi-même, et fait comme il lui plaît ;
    Et par cette raison vous avez cru possible
    Qu’en cette affaire-ci tout vous était loisible.
    Mais à mon jugement, il est bien malaisé
    Que le vôtre en ce point ne se soit abusé.
    Peut-être croyez-vous que par cet hyménée
    Sophonisbe soit vôtre ; et qui vous l’a donnée ?
    Par quelle autorité prenez-vous le butin
    Qui doit appartenir à l’Empire latin ?
    Ne savez-vous pas bien que c’est là son partage,
    Et qu’il vous rétablit dedans votre héritage ?
    Par le congé de qui l’avez-vous entrepris ?
    Non, non, notre allié, rappelez vos esprits ;
    La plus courte fureur est toujours la meilleure.
    Quittez donc Sophonisbe, et la rendez sur l’heure ;
    C’est par là seulement que vous seront rendus
    Le repos et l’honneur, que vous avez perdus.
    MASSINISSE
    Quel honneur, ô grands Dieux ! et quel repos en l’âme
    Peut avoir un mari d’abandonner sa femme ?
    SCIPION
    N’ayant pu l’épouser, puisqu’elle était à nous,
    Ce mariage est nul au jugement de tous.
    MASSINISSE
    Et la force et le droit veulent que je la rende ;
    Elle est vôtre, il est vrai, mais je vous la demande.
    SCIPION
    Je ferais une faute indigne de pardon,
    Si je vous octroyais un si funeste don.
    Accorder ce présent à l’ardeur qui vous brûle,
    Ce serait vous donner la chemise d’Hercule.
    MASSINISSE
    S’il m’est permis ici de vous rendre présents
    Les services rendus dès mes plus jeunes ans,
    Et si dans le passé je puis aussi comprendre
    Tous ceux qu’à l’avenir je désire vous rendre,
    Ma tristesse aujourd’hui vous conjure par eux
    De ne me ravir pas ce salaire amoureux.
    Non que toute ma vie en services passée
    Ne fût trop dignement déjà récompensée ;
    Mais à quoi bon tant d’honneur et de biens superflus, 
    Si l’on m’ôte celui que j’estime le plus ?
    Je sais que demandant la chose qu’on me nie,
    Je demande un trésor de valeur infinie ;
    Aussi n’appartient-il qu’aux Romains seulement
    De m’accorder un don qui vaille infiniment.
    Faites-moi donc encor cette dernière grâce,
    Par ces mains que je baise, et ces pieds que j’embrasse.
    SCIPION
    Levez-vous, Massinisse, et vous ressouvenez
    De conserver l’honneur du rang que vous tenez.
    Oui, comme votre ami qui plains votre infortune,
    Je vous accorde tout, sans différence aucune,
    Mais d’autre part aussi, comme votre Empereur,
    Qui plains et blâme en vous cette aveugle fureur,
    Pour la dernière fois il faut que je vous nie
    Ce qu’exige de moi votre mauvais génie ;
    Les raisons que j’en ai sont de tel intérêt
    Que rien ne peut changer cet immuable arrêt
    Nécessaire au salut de la chose publique.
    MASSINISSE
    Ô mortelle sentence ! ô décret tyrannique !
    Quoi donc ? de tant de coups mon estomac ouvert,
    Et tout mon triste corps de blessures couvert,
    Dont vous fûtes jadis le témoin oculaire,
    Ne pourront m’obtenir un plus digne salaire ?
    M’a-t-on vu tant de fois, une pique à la main,
    Soutenir la grandeur de l’Empire romain,
    Pour me voir maintenant demander avec larmes
    Ce que j’ai mérité par le sang et les armes ?
    Mais celui qui le vit en fait si peu de cas
    Qu’il est à présumer qu’il ne s’en souvient pas.
    Montrez, montrez-vous donc mes blessures fermées,
    Vaines marques d’honneur par le fer imprimées,
    Telles, s’il se pouvait, que vous étiez alors
    Que vous fîtes tomber ce misérable corps ;
    Voyez, si vous changeant en de sanglantes bouches,
    Vous n’adoucirez point ses sentiments farouches.
    Ô Dieux ! rien ne l’émeut, ô cœur sans amitié,
    Et sourd à la prière, et sourd à la pitié !
    Ici il se pourmène sans rien dire.
    SCIPION
    Laissons-le un peu nager dans la mélancolie
    Et nous servons après de l’esprit de Lélie.
    Bon, il vient à propos. 

    SCÈNE 4
    LELIE, SCIPION, MASSINISSE

    LÉLIE
     Eh bien, se rend-il pas ?
    SCIPION
    Vous voyez comme il rêve et chemine à grands pas ;
    Adieu, je vous laisse, essayez, je vous prie,
    De calmer doucement les flots de sa furie ;
    Comme il est violent, il pourrait s’emporter,
    Et moi, je ferai mieux de ne pas l’écouter.
    Il rentre.
    MASSINISSE
    Non, je n’en ferai rien, la chose est résolue,
    Ou l’on m’y contraindra de puissance absolue.
    LÉLIE
    Ces mots interrompus de soupirs redoublés
    Montrent qu’il a les sens extrêmement troublés ;
    Les tragiques pensers où je vois qu’il se plonge
    Irritent sa fureur, et l’ennui qui le ronge ;
    C’est pourquoi de bonne heure il faut l’en divertir ;
    Eh quoi ?
    MASSINISSE
     Non, Scipion, je n’y puis consentir…
    LÉLIE
    L’excès de sa douleur l’aveugle et le transporte.
    Quoi, vous méconnaissez vos amis de la sorte ?
    MASSINISSE
    Ha ! Lélie, il est vrai que je croyais parler
    À cet inexorable.
    LÉLIE
     Il vient de s’en aller,
    Qui plaint votre aventure.
    MASSINISSE
     Ô ridicule chose !
    Il plaint mon aventure, et c’est lui qui la cause.
    Ha ! qu’un parfait ami se treuve rarement !
    LÉLIE
    Croyez que Scipion vous aime assurément ;
    Il vous aime, et surtout, c’est en cette rencontre
    Que pour votre salut son amitié se montre.
    Considérez de grâce, et sans vous emporter,
    Quel est le grand trésor qu’il voudrait vous ôter :
    C’est la veuve d’un roi qui cent fois en sa vie
    A par cent cruautés la vôtre poursuivie, 
    Employant contre vous le fer et le poison,
    Après avoir détruit toute votre maison.
    Pour elle, à ce qu’on dit, c’est une belle chose ;
    Mais voyons son esprit et les maux qu’elle cause.
    Avant que le poison de ses regards charmants
    Eut mis le vieux Syphax au rang de ses amants,
    Ce prince était-il pas, ôté la perfidie,
    Le plus grand que jamais ait vu la Numidie ?
    Et dès qu’ils furent joints par le nœud conjugal,
    Fut-il jamais malheur à son malheur égal ?
    Elle ne cessa point que, pour plaire à sa haine,
    Il n’eût abandonné la puissance romaine,
    Et par cette imprudence, à sa perte animé
    Ceux qu’il aima jadis et dont il fut aimé.
    Ô vous dont la vertu, le cœur et la vaillance
    Sont le plus cher objet de notre bienveillance,
    Voyez si sans sujet nous craignons aujourd’hui
    Que le même rocher ne vous perde avec lui.
    MASSINISSE
    Croyez, mon cher Lélie, avecque certitude,
    Que sur tous actes noirs je hais l’ingratitude,
    Et qu’il n’est ni beauté, ni conjugale loi
    Qui m’éloigne jamais de ce que je vous dois.
    Je tiens tout du Sénat, et sais quel avantage
    A l’Empire romain sur celui de Carthage.
    Non, non, cher confident, assurez Scipion
    De la sincérité de mon affection ;
    Dites-lui que jamais cette innocente reine
    Ne me divertira de l’amitié romaine,
    Qu’on ôtera plutôt les feux du firmament ;
    Enfin qu’il ait pitié d’un misérable amant.
    Tâchez de m’adoucir ce courage insensible,
    Je n’espère qu’en vous.
    LÉLIE
     J’y ferai mon possible.
    Pauvre esprit aveuglé, qui ne reconnais pas
    Que l’amour te séduit avec ses faux appas !
    Certes je plains ton sort, quoique en cet hyménée
    Ton obstination fasse ta destinée. 

    ACTE V
    SCÈNE 1
    MASSINISSE, seul.

    MASSINISSE
    Que les Dieux, tout parfaits de nature qu’ils sont,
    Témoignent d’inconstance aux présents qu’ils nous font !
    Qu’il est aisé de voir, au malheur de ma vie,
    Que nos prospérités leur causent de l’envie,
    Et qu’ils ne donnent point un plaisir sans douleur,
    De peur qu’un bien entier ne soit semblable au leur !
    En vain dans le destin des affaires humaines,
    D’autres se promettront des voluptés certaines,
    Si je montre aujourd’hui que le même soleil
    Qui vit hier mon bonheur à nul autre pareil,
    Comme déjà son char s’allait cacher sous l’onde,
    Me treuve à son retour le plus triste du monde.
    Que me sert la puissance et le titre de roi,
    Si dans mon propre État on me donne la loi ?
    Que me sert le laurier qui me couvre la tête,
    S’il ne peut empêcher la prochaine tempête
    Dont s’en va foudroyer ma gloire et mes plaisirs
    Ce mortel ennemi des amoureux désirs,
    Ce naturel chagrin qui, n’aimant rien lui-même,
    Ne saurait approuver ni souffrir que l’on aime ;
    Enfin, de quoi me sert l’audace et la valeur,
    Si j’ai les bras liés en ce dernier malheur ?
    Hélas ! si ce trésor de beautés et de charmes,
    Comme je l’ai gaigné par la force des armes,
    Par les armes aussi se pouvait conserver,
    Que ne ferais-je point afin de le sauver ?
    S’il me fallait dompter le monstre d’Andromède,
    Mon malheur en ma main treuverait son remède ;
    S’il me fallait encore aller contre les morts,
    Sur les pas d’un Hercule éprouver mes efforts,
    Et l’arracher des fers comme un autre Thésée,
    Mon amour me rendrait cette entreprise aisée.
    Mais ayant à combattre un monstre renaissant,
    Une fière Harpie, un aigle ravissant
    De qui le vol s’étend par tout notre hémisphère,
    Que pourrais-je entreprendre ou que pourrais-je faire
    Qui n’excédât l’effort et le pouvoir humain ?
    Forcerai-je moi seul tout un peuple romain ?
    Ou ferai-je moi seul ce qu’en seize ans de guerre
    N’a pu faire Hannibal, ni par mer ni par terre ?
    Non, non, ma Sophonisbe, il n’y faut plus penser,
    Notre sort n’est pas tel qu’on puisse le forcer ;
    C’est la seule douceur qui vous peut rendre mienne ; 
    Hors cela, mon espoir n’a rien qui le soutienne.
    Possible que Lélie aura mieux réussi
    Que je n’ose espérer. Ô grands dieux ! le voici,
    Qui me vient prononcer ma dernière sentence.
    Sus, mon cœur, à ce coup arme-toi de constance.


    SCÈNE 2
    LELIE, MASSINISSE

    MASSINISSE
    Eh bien, mon cher Lélie, irons-nous à la mort ?
    Venez-vous m’annoncer le naufrage ou le port ?
    LÉLIE
    Sire, c’est à regret que je suis le ministre
    Et le triste porteur d’un mandement sinistre ;
    J’ai charge de vous dire et de vous ordonner
    De rendre Sophonisbe ou de l’abandonner
    Comme chose au public utile et nécessaire.
    Avisez maintenant de ce que vous voulez faire.
    MASSINISSE
    Me perdre, et par ma mort apprendre à tous les rois
    À ne suivre jamais ni vos mœurs ni vos lois,
    Cruels qui, sous le nom de la chose publique,
    Usez impunément d’un pouvoir tyrannique,
    Et qui pour témoigner que tout vous est permis,
    Traitez vos alliés comme vos ennemis.
    LÉLIE
    Ne lui répliquons rien, que toutes ces fumées
    En semblables transports ne se soient consumées ;
    La fureur diminue à force de parler.
    MASSINISSE
    Ha ! que si le passé se pouvait rappeler,
    Je m’empêcherais bien de servir de matière
    À la sévérité de ton humeur altière,
    Peuple vain, qui croirais n’avoir pas triomphé,
    À moins d’un pauvre roi sous les fers étouffé.
    C’est par cette raison, ou publique, ou privée,
    Puisqu’un particulier l’a possible treuvée,
    Que de force absolue on me fait rendre un bien
    Sans lequel je ne veux, ni n’espère plus rien.
    Oui, Lélie, il importe à la gloire d’un homme
    Que ma femme elle-même aille esclave dans Rome,
    Et que sa vanité seule semblable à soi
    Triomphe à même temps de Syphax et de moi.
    Ô bienheureux vieillard dont la trame est finie
    Sur le point qu’il tombait sous votre tyrannie !
    Et moi très malheureux d’éprouver à présent
    Combien même aux vainqueurs votre joug est pesant.
    Qu’il s’en saisisse donc, qu’il l’enlève et l’entraîne, 
    Cette désespérée et pitoyable reine ;
    Il faut que son triomphe ait tout son ornement ;
    Je n’y contredis plus, je l’ai fait vainement ;
    Suffit, si je ne puis y faire plus d’obstacle,
    Que ma mort préviendra cet indigne spectacle.
    LÉLIE
    Il lui faut pardonner ces violents transports.
    Mais parlons maintenant qu’il a tout mis dehors.
    Sire, si vous pouviez à force d’invectives
    Rendre vos passions et vos douleurs moins vives,
    Je vous conseillerai de les continuer,
    Tant que votre souffrance en pût diminuer ;
    Décriez devant moi le joug de notre Empire,
    J’y consens, et dirai qu’il est encore pire ;
    Mais je ne puis souffrir que vous blâmiez à tort
    Un homme qui vous plaint, et vous aime si fort,
    Et dont l’ambition n’est pas si déréglée
    Que vous la concevez en votre âme aveuglée.
    Vous savez, et le temps vous y fera songer,
    La raison qui l’oblige à vous désobliger.
    Je ne la dirai point vous l’ayant déjà dite ;
    C’est pourquoi jugez mieux d’un si rare mérite,
    Que de vous figurer que pour sa vanité,
    Il voulut vous traiter avec indignité.
    Il connaît votre cœur, il en fait trop de compte ;
    Bref, il vous aime trop pour chercher votre honte.
    Il ne veut rien de vous, sinon que vous rendiez
    Celle qui vous perdait, si vous ne la perdiez ;
    Et pour l’amour de vous et de votre hyménée,
    Elle ne sera point en triomphe menée.
    MASSINISSE
    À quoi donc Scipion la veut-il destiner ?
    LÉLIE
    C’est à vous maintenant à vous l’imaginer.
    Vous savez du sénat l’ordonnance dernière
    Par laquelle, arrivant qu’elle fût prisonnière,
    Il nous est à tous deux expressément enjoint
    De l’envoyer à Rome, et de n’y manquer point.
    Regardez maintenant si vous avez envie
    De lui sauver l’honneur aux dépens de la vie ;
    Et ne vous plaignez plus, puisque à bien discourir,
    Votre ami lui fait grâce en la laissant mourir.
    MASSINISSE
    Quelle grâce, ô bons Dieux !
    LÉLIE
     C’est pourtant la plus grande
    Qui se puisse accorder, et que le temps demande ;
    Sire, relevant donc votre esprit abattu,
    D’une nécessité faites une vertu. 
    MASSINISSE
    Hélas ! quelle vertu voulez-vous que je fasse,
    Qui ne soit ridicule, et de mauvaise grâce ?
    Voulez-vous que je montre un visage serein ?
    Rendrai-je encore grâce au juge souverain
    De qui l’arrêt sanglant a conclu ma ruine,
    Ou si je baiserai le bras qui m’assassine ?
    LÉLIE
    La plus haute vertu qu’on exige de vous
    C’est de souffrir un mal qui nous afflige tous.
    MASSINISSE
    Il faut bien souffrir, puisque mon impuissance…
    LÉLIE
    Je veux dire souffrir avecque patience,
    En vous représentant que par cette action
    Vous gaignez un laurier sur votre passion,
    Que Rome, le Sénat et toute l’Italie,
    À qui dorénavant votre sceptre s’allie,
    Si vous prenez pour eux cette fortune en gré,
    Vous chériront en un plus haut degré.
    Regardez, s’il vous plaît, vos dernières conquêtes,
    Le trouble où vous étiez, et le calme où vous êtes ;
    Ne m’avouerez-vous pas que vous seriez ingrat
    Et point ou peu soigneux du bien de votre État,
    Si vous nous obligiez par quelque violence
    À retrancher pour vous de notre bienveillance ?
    Quel malheur et pour vous et pour tous les Romains,
    S’il leur fallait défaire avec leurs propres mains
    Leur plus considérable et plus parfait ouvrage !
    Mais posons qu’en ceci le Sénat vous outrage ;
    Quoi, pour un déplaisir qu’il vous fait aujourd’hui,
    Perdra-t-il cent bienfaits que vous tenez de lui ?
    Ne condamnez donc point avecque vos murmures
    Ni nos mœurs, ni nos lois.
    MASSINISSE
     Ô Dieux qu’elles sont dures !
    En effet il est vrai, je serais plus qu’ingrat,
    Si je ne répondais aux bienfaits du Sénat ;
    Mais je serais moins qu’homme, ou bien plus que barbare,
    Si je ne frémissais du mal qu’on me prépare ;
    Eh bien, n’en parlons plus, m’y voilà résolu ;
    Il faut bien le vouloir, quand Rome l’a voulu.
    Ô mari déplorable ! Ô malheureuse femme !
    LÉLIE
    Sire, n’y songez plus.
    MASSINISSE
     Arrachez-moi donc l’âme,
    Quoique en vain, car encore on m’y verra songer
    Au milieu des Enfers. 
    LÉLIE
     Que veut ce messager ?
    C’est infailliblement la Reine qui l’envoie ;
    Il faut bien empêcher qu’elle ne le revoie.
    SCÈNE 3
    CALIODORE, LELIE, MASSINISSE
    CALIODORE
    Sire, quand vous lirez le papier que voici,
    Vous saurez le sujet pourquoi je suis ici.
     LETTRE DE SOPHONISBE
    « Si rien ne peut fléchir la rigueur obstinée
    De ceux que mon courage a faits mes ennemis,
    Plutôt qu’être captive en triomphe menée,
    Donnez-moi le présent que vous m’avez promis. »
    LÉLIE
    Sire, ne le donnez que par la main d’autrui !
    Vos maux en la voyant s’augmenteront.
    MASSINISSE
     N’importe.
    LÉLIE
    Croyez-moi.
    MASSINISSE
     Non, Lélie, il faut que je le porte.
    LÉLIE
    Vous ne le ferez pas, ce n’est que temps perdu.
    MASSINISSE
    Et pourquoi ?
    LÉLIE
     C’est un point qu’on vous a défendu,
    De peur que cette vue accrût votre supplice.
    MASSINISSE
    Bien donc, que de tout point mon destin s’accomplisse !
    Tu le vois, mon ami, qu’avec tout mon pouvoir
    Il ne m’est pas permis seulement de la voir.
    Ô Dieux ! souffrirez-vous qu’une injuste puissance
    Règne sur vos enfants avec tant de licence ?
    LÉLIE
    Ce violent esprit s’échappe à tout moment ;
    Certes il est à plaindre en son aveuglement.
    Je crains quelque révolte en son âme agitée,
    Le voilà qui rumine. 
    MASSINISSE
     La pierre en est jetée,
    Mon ami, viens querir ce funeste présent ;
    Allons, Lélie, allons, vous y serez présent.
    SCÈNE 4
    SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE
    PHÉNICE
    Madame, votre humeur craintive et soucieuse,
    À vous inquiéter est trop ingénieuse.
    Le moindre objet vous trouble, un songe, une vapeur,
    Un corbeau qui croasse, enfin tout vous fait peur.
    SOPHONISBE
    Phénice, croyez-moi, je suis venue aux termes
    Où doivent s’ébranler les esprits les plus fermes ;
    Le malheur qui m’attend est si prodigieux,
    Les signes que j’en ai sont si présagieux,
    Et tous si clairement marquent ma destinée,
    Que vous qui m’assurez en serez étonnée.
    Vous savez qu’hier au soir lorsque hymen nous joignit,
    Par deux diverses fois son flambeau s’éteignit,
    Que même à ce matin une brebis frappée
    S’est de la main du prêtre et du temple échappée,
    Et qu’étant ramenée avec le coup mortel,
    La foudre a consumé la victime et l’autel.
    Deux funestes oiseaux, dans l’horreur des ténèbres,
    Ont troublé mon repos avec leurs cris funèbres ;
    Encore aujourd’hui même au lever du soleil,
    Un songe épouvantable a causé mon réveil.
    Du malheureux Syphax l’image ensanglantée,
    Avec ces tristes mots à moi s’est présentée :
    Ingrate, je reviens de l’éternelle nuit
    Pour t’assurer encore du malheur qui te suit ;
    D’un mari méprisé le courroux légitime
    Te demande aux Enfers où t’appelle ton crime.
    Adieu, tes voluptés feront naufrage au port,
    Je te l’ai dit vivant, et je te le dis mort.
    Là certes le sommeil à la crainte fait place,
    Et je me suis treuvée aussi froide que glace ;
    Puis embrassant le Roi, par un contraire effet,
    La peur a fait en moi ce que l’Amour eût fait.
    CORISBÉ
    Il est vrai qu’après tout voilà des pronostiques,
    Qui sont avant-coureurs d’aventures tragiques ;
    Mais le Père des Dieux, à qui tout est permis,
    En détourne l’effet dessus nos ennemis !
    SOPHONISBE
    Ce qui me met en peine avec plus d’apparence,
    C’est l’extrême longueur de cette conférence ;
    Le Roi dorénavant met trop à revenir, 
    Pour croire avec raison qu’il ait pu m’obtenir ;
    Mais voici de retour celui par qui la vie
    Me sera conservée, ou me sera ravie.

    SCÈNE 5
    CALIODORE, SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE

    CALIODORE
    Que je suis malheureux de servir d’instrument
    À la fureur du Sort !
    SOPHONISBE
     Avancez hardiment ;
    Montrez-moi ce papier, donnez-moi ce breuvage
    Par où j’éviterai la honte du servage.
     LETTRE DE MASSINISSE
     À SOPHONISBE
    « Puisqu’il faut obéir à la nécessité,
    Recevez de ma part cette coupe funeste ;
    De tant de biens que j’eus, c’est le seul qui me reste
    Et le dernier témoin de ma fidélité. »
    Ô Dieux ! que ce présent m’apporterait de joie,
    Si je pouvais baiser la main qui me l’envoie !
    Dites, Caliodore, et ne me trompez point,
    Avez-vous observé ce qui vous fut enjoint ?
    CALIODORE
    Madame, en le voyant vous avoueriez vous-même
    Qu’ainsi que son amour sa douleur est extrême ;
    La couleur du trépas, dont son visage est peint,
    Montre de quel ennui son esprit est atteint.
    Mon ami, m’a-t-il dit, va-t-en dire à Madame
    Que Rome ne veut pas qu’elle vive ma femme,
    Et que c’est sa vertu, qu’on ne saurait souffrir,
    Qui fournit le poison que tu lui vas offrir.
    Il porte dans le cœur une mort si soudaine
    Que presque en un instant il achève sa peine.
    Après en m’embrassant et me parlant tout bas,
    Afin que les Romains ne l’entendissent pas,
    Jure-lui, m’a-t-il dit, que la main de la Parque
    M’eût poussé premier le premier dans la fatale barque,
    N’était qu’après ma mort nos communs ennemis
    perdraient le souvenir de ce qu’ils m’ont promis.
    Quelle s’assure donc qu’un trépas digne d’elle
    Lui prouvera dans peu que je lui suis fidèle.
    Avec ces derniers mots il s’est évanoui.
    CORISBÉ
    Ô de parfaite amour témoignage inouï !
    PHÉNICE
    Ô barbares Romains ! ô Ciel impitoyable ! 
    SOPHONISBE
    Enfin voici l’effet de mon songe effroyable ;
    Vous voyez maintenant que ce n’est pas à tort
    Que je prenais pour moi tous ces signes de mort.
    Mais il m’est aussi doux de mourir que de vivre,
    Puisque mon Massinisse a juré de me suivre.
    Montre donc, cher époux, ta constance et ta foi,
    Et ne diffère pas un instant après moi.
    Oui, pour trop te chérir je te suis inhumaine
    Tant j’ai peur que peut-être une dame romaine,
    Par l’ordre des Romains, mes tyrans et les tiens,
    Ne prenne auprès de toi la place que j’y tiens.
    Corisbé, je vous prie, et vous aussi Phénice,
    De me faire plaisir avant que je finisse ;
    Me l’accorderez-vous ?
    CORISBÉ
     Hé ! Madame, parlez,
    Commandez seulement.
    SOPHONISBE
     Puisque vous le voulez,
    Je vous commande donc, comme votre maîtresse,
    De contenir si bien la douleur qui vous presse
    Que vos pleurs ni vos cris ne déshonorent pas
    La gloire qui doit suivre un si noble trépas.
    N’est-ce point à mes jours une gloire assez grande
    Que, tout obscurs qu’ils sont, Rome les appréhende ?
    Nos vainqueurs sont vaincus, si nous leur témoignons
    Qu’ils nous craignent bien plus que nous ne les craignons.
    Sus donc, ne perdons plus en discours infertiles
    Le temps qu’il faut donner aux effets plus utiles.
    Délivrons les Romains de la peur et du mal
    Que leur pourrait causer la fille d’Asdrubal.
    Elle avale le poison.
    PHÉNICE
    Ô Dieux ! c’est maintenant que nous sommes perdues !
    SOPHONISBE
    Certes si les Romains vous avaient entendues,
    Ils auraient bien raison de penser à ce coup
    Que les maux qu’ils nous font nous affligent beaucoup.
    Non, non témoignons-leur que s’ils n’ont rien de pire,
    Nous n’avons pas sujet à craindre leur Empire,
    Et leur ôtons par là le plaisir et l’orgueil
    Qui les transporteraient, s’ils savaient notre deuil.
    Mais la Parque dans peu me fermera la bouche ;
    Mes filles aidez-moi, portez-moi sur ma couche,
    Et que je meure au moins dessus le même lit
    Où mon funeste hymen hier soir s’accomplit. 

    SCÈNE 6
    SCIPION, MASSINISSE, LELIE

    SCIPION
    Il est vrai qu’en ceci votre constance est telle
    Qu’on la doit couronner d’une gloire immortelle ;
    Aussi ne doutez pas que Rome et le Sénat
    N’en fassent quelque jour un merveilleux état ;
    Sophonisbe n’est pas la dernière des femmes ;
    Assez d’autres encor sont dignes de vos flammes.
    Quand votre jugement se sera reconnu,
    Vous bénirez le mal qui vous est advenu,
    Si l’on peut dire mal un fortuné veuvage
    Que je n’ai souhaité que pour votre avantage.
    MASSINISSE
    Ô Dieux, quel avantage !
    SCIPION
     En une autre saison
    Vous en connaîtrez mieux la suite et la raison ;
    Lélie à mon avis vous les a fait comprendre,
    Dans la charge et le soin qu’il en a voulu prendre,
    Au moins si vos transports ne me font point douter
    Qu’il ait pu vous les dire, et vous les écouter.
    LÉLIE
    Seigneur, par sa froideur et par sa retenue,
    On voit que sa raison est un peu revenue ;
    Et je ne doute point qu’il ne confesse un jour
    À quel point de malheur l’eût porté cette amour,
    Et qu’on n’a travaillé que pour sa seule gloire ;
    Aussi devez-vous, Sire, en perdre la mémoire,
    Bannir ces noirs soucis, vous divertir ailleurs,
    Et donner vos pensers à des objets meilleurs.
    SCIPION
    La chute de Syphax vous laisse une matière
    Capable d’exercer une âme tout entière.
    Un royaume nouveau fournit assez de quoi
    Occuper le loisir et l’esprit de son roi.
    C’est à si digne emploi que votre âme occupée
    Se guérira dans peu du trait qui l’a frappée,
    Et que Lélie et moi vous verrons censurer
    L’aveugle passion qui vous fait murmurer.
    MASSINISSE
    Je vous tromperai bien avant que le jour passe. 

    SCÈNE 7
    CALIODORE, MASSSINISSE, SCIPION, LELIE

    CALIODORE
    Ô constance incroyable ! ô mortelle disgrâce !
    MASSINISSE
    Ha Dieux ! la Reine est morte !
    CALIODORE
     Oui, Sire, c’en est fait :
    Hélas ! jamais poison n’eut un si prompt effet.
    MASSINISSE
    Eh bien, mes souverains, aurez-vous agréable
    Que n’ayant pu la voir en sa fin lamentable,
    Nous la fassions au moins apporter devant nous ?
    Oui, vous en trouverez le spectacle si doux ;
    Il est si nécessaire au bien de votre Empire
    Que j’obtiens ma demande.
    SCIPION
     Il faut le laisser dire.
    MASSINISSE
    Voyons donc ce trésor de grâce et de beauté ;
    Mon ami, que sur l’heure il nous soit apporté.
    CALIODORE
    Si votre majesté désire qu’on lui montre
    Ce pitoyable objet, il est ici tout contre ;
    La porte de sa chambre est à deux pas d’ici,
    Et vous le pourrez voir de l’endroit que voici,
    En levant seulement cette tapisserie.
    SCIPION
    Je crains que cette vue éveille sa furie.
    La chambre paraît.
    Ici Caliodore rentre.
    MASSINISSE
    Ô vue ! ô désespoir ! regardez maintenant,
    Ô vous consul romain, et vous son lieutenant,
    Si je vous ai rendu l’aveugle obéissance
    Que votre autorité veut de mon impuissance.
    Ai-je été, qu’il vous semble, ou rebelle, ou trop lent
    À l’exécution de ce coup violent ?
    Ôtez-vous tout sujet de soupçon et de crainte,
    Et voyez si sa mort est point une mort feinte.
    Voyez si de son teint les roses et les lis
    Dans l’hiver de la mort sont bien ensevelis ;
    Observez ces yeux clos, considérez-la toute,
    Tant qu’il ne vous demeure aucun sujet de doute.
    Mais sans considérer ses yeux ni sa couleur, 
    Il ne faut regarder que ma seule douleur ;
    Il ne faut qu’observer le deuil qui me transporte,
    Pour croire assurément que Sophonisbe est morte.
    Elle est morte, et ma main par cet assassinat
    M’a voulu rendre quitte envers votre Sénat ;
    Si la reconnaissance aux bienfaits se mesure,
    Cette seule action le paie avec usure.
    Par cet acte témoin de votre cruauté,
    J’ai mis dans le tombeau l’amour et la beauté ;
    Enfin par cette mort qui fait votre assurance,
    Vous n’avez plus de peur, ni moi plus d’espérance.
    Ne me dites donc plus que je serais ingrat
    Et bien peu soucieux du bien de mon État,
    Si je vous obligeais par quelque violence
    À retrancher pour moi de votre bienveillance.
    Quant à moi désormais tout m’est indifférent,
    Et quant à mon État ma douleur vous le rend.
    Après m’avoir ôté le désir de la vie,
    Vos biens, ni vos honneurs ne me font point envie.
    Usurpez l’univers de l’un à l’autre bout,
    Je n’y demande rien, je vous le cède tout.
    Rendez-moi seulement une chose donnée
    Par Hymen, par l’Amour, et par la Destinée :
    En un mot, donnez-moi ce que vous craignez tous,
    Et je serai plus riche et plus content que vous.
    Rendez-moi Sophonisbe.
    SCIPION
     Allons-nous-en, Lélie ;
    Puisque notre présence irrite sa folie,
    Et que nous ne voyons fer ni poison sur lui :
    Laissons-le par la plainte adoucir son ennui.
    Ils rentrent.

    SCÈNE 8
    MASSINISSE seul

    PLAINTE DE MASSINISSE SUR LE CORPS DE SOPHONISBE
    Miracle de beauté, Sophonisbe mon âme,
    Que je n’ose appeler de ce doux nom de femme,
    Tant les chastes plaisirs d’Hymen et de Junon
    M’ont duré peu de temps pour te donner ce nom,
    Vive source autrefois d’amour et d’éloquence,
    Où la mort maintenant a logé le silence,
    Belle bouche, beaux yeux de tant d’attraits pourvus,
    Par mon contentement et trop et trop peu vus,
    Vous avez donc perdu ces puissantes merveilles
    Qui dérobaient les cœurs et charmaient les oreilles ?
    Clair soleil, la terreur d’un injuste Sénat,
    Et dont l’aigle romain n’a pu souffrir l’éclat,
    Doncque votre lumière a donné de l’ombrage ?
    Donc vous êtes couvert d’un éternel nuage,
    Et sans aucun midi, la Mort et le Destin
    Confondent votre soir avec votre matin ! 
    Triste et superbe lit presque en même journée
    Témoin de mon veuvage et de mon hyménée,
    Fallait-il que le Ciel à ma perte obstiné
    M’ôtât si tôt le bien que tu m’avais donné ?
    Félicité ravie aussitôt que connue,
    Sophonisbe, en un mot, qu’êtes-vous devenue ?
    Mais Dieux ! que ma demande a bien peu de raison
    Puisque ma propre main a fourni le poison
    Qui fait qu’elle m’attend sur le rivage sombre
    Où mon fidèle esprit va rejoindre son ombre ;
    C’est là, cruel Sénat, que tes superbes lois
    Ne feront point trembler les misérables rois.
    Un poignard, malgré toi, trompant ta tyrannie,
    M’accorde le repos que ta rigueur me nie.
    Cependant, en mourant, ô peuple ambitieux
    J’appellerai sur toi la colère des Cieux.
    Puisses-tu rencontrer, soit en paix, soit en guerre,
    Toute chose contraire, et sur mer, et sur terre.
    Que le Tage et le Pô contre toi rebellés,
    Te reprennent les biens que tu leur as volés ;
    Que Mars faisant de Rome une seconde Troie
    Donne aux Carthaginois tes richesses en proie,
    Et que dans peu de temps le dernier des Romains
    En finisse la race avec ses propres mains.
    Mais consumer le temps en des plaintes frivoles
    Et flatter sa douleur avecque des paroles,
    C’est à ces lâches cœurs que l’espoir de guérir
    Persuade plutôt que l’ardeur de mourir.
    Meurs, misérable prince, et d’une main hardie,
    Ferme l’acte sanglant de cette tragédie.
    Il tire le poignard caché sous sa robe.
    Sophonisbe en ceci t’a voulu prévenir ;
    Et puisque tes efforts n’ont pu la retenir,
    Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre,
    Et cesse de mourir en achevant de vivre.
    Montre que les rigueurs du Romain sans pitié
    Peuvent tout sur l’amant, et rien sur l’amitié.
    Il se tue. 

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  • André Mareschal – Préface de la «La Généreuse Allemande» (1631)

    Qu’on ne s’étonne point que j’aie remis en ce lieu les raisons que j’ai à donner sur cet ouvrage, pour en justifier ensemble et les moindres parties et tout le dessein.

    J’ai laissé lire expressément la première Journée, afin qu’on pût en reconnaître les défauts, avant que je les disse ; et comme il est de la nature et de l’ordre des choses de pécher avant que de s’en confesser, je prétends aussi que ma confession me serve d’excuse, et que la raison qui ne peut faillir tienne partie en mon erreur. Je parle hardiment, et de la même sorte que j’ai bien osé commettre un crime contre les maximes de l’ancienne poésie, qui se plaindra que je viole avec effronterie de certaines lois pour le théâtre, que les plus doux esprits ont révérées, et que les plus forts ont reçues [?]

    Toutefois, quelque plainte qu’elle fasse, je ne saurais me repentir d’un péché que je trouve raisonnable, et n’ai pas voulu me restreindre à ces étroites bornes ni du lieu, ni du temps, ni de l’action, qui sont les trois points principaux que regardent les règles des Anciens. Qu’ils me soutiennent que le sujet de théâtre doit être un en l’action, c’est-à-dire être simple en son événement, et ne recevoir d’incidents qui ne tendent tous à un seul effet d’une personne seule, je leur déclarerai que le mien en a deux diverses.

    Qu’ils soutiennent encore que la scène ne connaît qu’un lieu, et que pour faire quelque rapport du spectacle aux spectateurs qui ne remuent point, elle n’en peut sortir qu’en même temps elle ne sorte aussi de la raison, j’avouerai que la mienne du commencement et pendant les deux premiers actes est en la ville de Prague, et presque tout le reste en celle d’Aule, en un mot qu’elle passe de Bohême en Silésie.

    De plus, qu’ils jurent qu’un sujet, pour être juste, ne doit contenir d’actions qui s’étendent au delà d’un jour, et qui ne puissent avoir été faites entre deux soleils; je ne suis pas pour cela prêt à croire que celles que j’ai décrites, et qui sont véritables, pour avoir franchi ces limites aient plus mauvaise grâce. Si l’on ne trouve que ces fautes dans mes deux poèmes, je n’en rougirai point, puisque ce sont des vices agréables quand ils sont dans un bon ordre, et qu’ils ne jettent point un sujet dedans la confusion. Et c’est, à mon avis, ce qu’ont voulu éviter les Anciens par tant de règles ; mais ils se sont montrés encore plus sévères que subtils, employant cette rigueur contre eux-mêmes, qui souvent de peur de rendre un sujet confus le mettent à la gêne.

    Que donc l’on n’espère pas que je soutienne autrement une pièce que j’avoue irrégulière, qu’en publiant que c’est une faute ingénieuse et préméditée que j’ai voulu faire par d’autres règles plus sensibles et plus fortes qui m’obligent davantage, qui sont celles du devoir et de l’amitié. Il me fallait être mauvais ami, pour paraître ici bon poète, et quitter la philosophie des honnêtes gens, qui est la plus solide et la plus juste, pour suivre celle qui n’a point de corps, et qui n’est qu’en l’imagination.

    Pour moi qui ne m’arrête pas volontiers à des songes ridicules, et qui ne saurais mettre de fondement sur des rêveries, je traite dans ces vers une histoire aussi véritable qu’elle est belle et glorieuse, et n’ai pas voulu laisser à la conscience seule des témoins, qui vivent encore et la savent, la plus agréable partie des effets que la sévérité des règles m’eût obligé de couper.

    L’honneur qu’on doit généralement à la vérité, et celui que j’ai voué de particulier à ce seigneur, qui tire sa naissance de la fin de cette histoire et qui l’achève encore tous les jours par la plus noble vie qu’Aristandre pouvait souhaiter à un si digne successeur, m’ont demandé également ces circonstances nécessaires à l’intelligence et à la beauté de la pièce, qu’un autre que moi plus exact et moins considéré eût retranchées pour habiller à l’antique un sujet de ce temps.

    La poésie, que j’estime et que je tiens être une chose fort honnête, ne me forcera jamais d’en faire une qui ne la soit point ; et le respect que je porte aux Anciens ne me dispense pas de celui que je dois à Aristandre, ou du moins à ce généreux seigneur, qui en est la vivante image aussi bien que le fils. J’honore la mémoire des premiers ; mais ils me permettront de n’oublier rien de tout ce qui peut servir à relever celle d’un héros que notre siècle a perdu ; et si j’ai péché contre leurs préceptes, ce n’est que par une autre bienséance plus haute et plus importante aussi que celle qu’ils ont observée.

    Je leur défère tout, pourvu que ce soit sans rien ôter à la gloire d’Aristandre ; mais qu’en la liberté de son humeur et de la mienne, je le fasse servilement dépendre de certaines règles qu’ils nous ont prescrites pour effacer tout l’éclat et toute la force d’un sujet, c’est un point sur lequel sans hérésie on peut se retirer de la créance de nos pères, et où je manque de religion, je le confesse, pour les imiter.

    Ils me pardonneront bien cette licence judicieuse ; et si les rigueurs de la mort ne leur ont point ôté le sentiment des douceurs de la vie, ils avoueront que l’amitié fait ses dispenses et ses règles d’elle-même ; que par une façon subtile et qu’ils n’ont pas connue, on peut louer un mort pour les intérêts et la gloire d’un vivant ; que le devoir est plus fort qu’une loi imaginaire ; qu’il y a des péchés qu’on peut faire de bonne grâce ; et qu’il ne s’en trouvera point dans toutes les observations de la poésie qui puisse détourner un honnête homme de témoigner son affection.

    Si je puis me réconcilier avec eux, et trouver lieu d’accommodement et de paix auprès de cette rigoureuse Antiquité, de qui la vieillesse est capricieuse et se donne autorité sous le droit d’aînesse, avec des scrupules si sévères au théâtre qu’elle y faisait passer pour crime toutes nouveautés aussi bien qu’à l’État, je n’aurai qu’un léger combat à rendre contre les esprits du temps, et tiens déjà plus de moitié la partie avancée.

    Que s’il s’en trouve de ceux-ci qui blâment mon sujet, et la licence que j’ai prise de le mettre hors des règles des Anciens, je n’ai qu’à dire que c’est une histoire de ce siècle, qui ne relève point du leur ; que nous avons un peuple, des esprits et des façons contraires ; que mon Aristandre est Français moderne ; que je parle à ceux qui le sont ; et que de tous les mauvais jugements qu’on pourrait faire, j’en appelle à leurs humeurs qui n’ont point de borne en leurs changements, bien loin de souffrir celle du temps qu’on réduit à vingt-quatre heures, encore moins celle du lieu, puisqu’elles semblent ne reposer qu’en allant : enfin, que j’ai voulu tracer ici le tableau du Français, et décrire les actions d’un seul, pour plaire à ses semblables.

    Mais afin de donner quelques clartés à ces raisons, pour les rendre plus fortes, je laisse à considérer aux meilleurs esprits la différence qu’il y a entre une histoire et une fable ; car tout le monde sait qu’Aristote a baptisé de ce nom tous les sujets sur qui les Grecs et les Latins ont travaillé pour faire des poèmes dramatiques ou épiques. Je sais bien que ce mot de fable est pris par ce savant génie en autre sens que le vulgaire ne l’entend, qui croit que toute fable ne soit qu’un mensonge ; et qu’Aristote par là veut signifier la constitution des choses qui font la matière du poème, feintes ou véritables. Mais où trouvera-t-on ces vérités ?

    Parmi l’idolâtrie et les erreurs continuelles d’un peuple gâté, où le mensonge était en prix, et où la fable faisait les héros aussi bien que les dieux. Et qui ne voit, s’il y en a, que c’est un soleil parmi les nuages, qui emploie sa lumière à la perdre, et de qui les rayons ne s’éclaircissent que de l’ombre, au lieu de la chasser [?]

    À leur façon il n’est rien d’impossible qui ne soit faisable ; un oracle, un Dieu de machine, une sorcière accordent tout. Pour faire mourir Hippolyte, il faut que Thésée implore Neptune, et que Neptune, qui n’est qu’homme ou qui ne fut jamais du tout, soit Dieu, et père d’un mortel, à qui il a promis l’effet et l’accomplissement de trois souhaits qu’il aurait remis à son choix : qui croira que cela soit une histoire, où tout est impossible ?

    Avouons que Médée tua ses enfants, et qu’elle fut plus forte seule que tout un palais ; Sénèque toutefois se trouvera bien empêché de l’en faire sortir.

    Elle est furieuse, elle est magicienne, son désespoir lui peut servir d’armes et de courage, elle peut renverser du peuple et des soldats tous effrayés ; mais le chemin qu’il lui fait prendre est bien hardi, tant pour lui que pour elle, c’est celui des oiseaux. En quel lieu de réserve tenait-elle cachés ces dragons volants et ce chariot sur qui elle s’enleva dans l’air, elle qui ne trouva qu’à peine où faire ses deux meurtres, sans avoir autre loisir de les méditer qu’en les exécutant, dont le dernier fut achevé sur le haut d’une tour, où sa furie la porta et non pas son conseil ?

    Comme aujourd’hui notre créance ne peut rien admettre de cela, elle nous permet aussi de chercher d’autres moyens et d’autres voies pour aller à cette vraisemblance, qui répond aux humeurs de nos Français et aux façons du temps, et qui donne une face bien plus gaie et bien plus juste à nos poèmes.

    En effet si la fin du [poème] dramatique est l’action, ce que son nom semble porter, même au sentiment d’Aristote, et si la différence du théâtre moderne à l’antique consiste en ce point que celui-ci raconte seulement, et que le nôtre veut toujours agir dans les diversités, qui pourraient ennuyer si elles n’étaient que simplement racontées, on doit juger que le moderne atteint sa fin plus agréablement. Or est-il que de leur temps et du nôtre le théâtre n’est destiné qu’au plaisir, que c’était le jeu des Anciens, tout sérieux, tout noble, et passe encore pour le divertissement le plus beau des Français, et le plus honnête et le plus subtil des Italiens.

    La fin de cette sorte de poème est donc tout à fait d’agir, et celle de l’action est de plaire ; encore qu’Aristote en son Art Poétique nous en donne deux contraires, qui sont la compassion et la crainte. J’avoue que ces deux se doivent ordinairement rencontrer en la tragédie, qui finit toujours en des choses misérables et terribles.

    Mais sans mentir tout cela est si voisin de l’horreur, que même les anciens auteurs, qui voyaient comme ils se contredisaient en leur fin propre, et que l’esprit pouvait s’effaroucher plutôt que de se rendre à la peur ou à la compassion, ont réduit pauvrement la catastrophe, qui devrait être toute en action, à raconter des plaies [et] des morts qu’ils n’osaient faire voir ; et auraient désiré de pouvoir faire massacrer sans répandre le sang, qu’ils pensent dérober de notre imagination comme ils le cachent à nos yeux.

    C’est ce qui a plus décrié l’ancienne tragédie, pour laquelle il faut avoir un goût âpre, et contraire aux délicatesses de nos peuples d’aujourd’hui qui, sur la compassion et la crainte que leur donnent les objets funestes, ont voulu prendre de la consolation et de la joie, par un agréable passage de la douleur au plaisir, et un changement de succès heureux, que le Ciel ou la seule patience fait trouver à la vertu tant de fois traversée.

    Voilà cette troisième fin de l’action qui contient et suppose les deux autres, et qui a donné jour aux Italiens d’inventer un nouveau poème, ajoutant aux premiers la tragi-comédie que l’Antiquité n’avait jamais connue, et qui est la perfection des autres à mon sentiment.

    Si l’on me dit que ceux-là mêmes qui ont trouvé ce chemin nouveau toutefois ne le suivent que sur les pas des Anciens, je ferai voir que s’ils ne l’ont rompu, ils l’ont bien étendu, et que partout cette nouvelle fin de plaire les a fait gauchir aux règles, lorsqu’elles lui étaient contraires. Pour le connaître, et pour me croire, il ne faut que considérer deux des meilleures pièces que nous puisse vanter l’Italie : La Phillis de Scire a pour but deux actions diverses, le mariage de Phillis avec Tircis, et celui de Célie avec Aminte ; c’est un péché contre les règles d’Aristote qui n’en souffrent qu’une seule. 

    Le Pasteur fidèle a perdu pour ce regard la fidélité qu’il devait à ces préceptes, et tout parfait comme on nous le décrit, est tombé dans ce vice ; en faveur duquel je dirai que si c’est une faute, et que la vertu soit contraire, sans mentir le vice est plus beau que la vertu, et il y a des fautes qui valent mieux qu’elle. J’en pourrais rapporter un nombre d’autres, qui sont moins travaillées et moins délicates, et dont les fautes aussi sont bien plus grossières ; mais c’est mon dessein d’épargner celles de notre temps, puisque leurs péchés sont les miens, encore que plusieurs aient commis par ignorance ce que j’ai fait par considération.

    Revenons aux Anciens. Je n’ai pas résolu de les combattre, ces puissants génies, à qui nous devons du moins cette gloire de nous avoir ouvert le chemin aux grandes choses : les moindres de l’Antiquité me passeront toujours pour excellents ; mais les plus excellents aussi me permettront de dire qu’ils n’ont pu s’empêcher de faillir. Sophocle, le plus juste des poètes grecs, Euripide, qui lui dispute cette gloire, Eschyle, Ménandre, et tous les autres seraient contraints de me l’avouer, si je n’avais peur que ma témérité leur tournât à honte, de leur montrer dans leurs écrits des fautes qui ont été des exemples d’imitation à la postérité.

    Mais sans faire injure à l’Antiquité, celui qui dedans la préface de Tyr et Sidon lui a découvert presque tout le sein à nu, pour couvrir les défauts judicieux de son ami, nous fait voir assez clairement que ceux qui ont fait les préceptes ne les ont pu suivre, encore que leurs sujets semblent avoir été faits plus pour les règles, que les règles pour eux. Comme ce n’est pas mon dessein de rechercher l’enfance de la poésie, ni d’entrer dans son berceau qu’il nous a ouvert, je tire le rideau sur les Grecs pour en venir aux Latins, et dire quelque chose qu’il nous a laissée à remarquer plutôt qu’il n’a omise.

    Sénèque est-il plus réglé que les autres ? il n’est personne qui le nie ; cependant il y a deux actions diverses dans la tragédie Agamemnon : la mort de ce roi malheureux, et celle de Cassandre. Il y en a autant dans la Troade : Astyanax est précipité d’une tour, et Polyxène immolée au tombeau d’Achille ; l’Hippolyte est de même : Phèdre s’y tue pour avoir causé la mort de son beau-fils ; La Thébaïde était en danger de courir le même sort, si on l’eût achevée, à cause qu’Étéocle et Polynice y devaient demeurer et se faire encore la guerre après la mort par les flammes de leur bûcher.

    J’appelle cette pièce ainsi honteusement tronquée un beau corps qui n’a point de tête ; je pense que Sénèque n’osa lui en faire, pour ce qu’il lui en fallait deux, et c’eût été un monstre. Mais voyant que sa plus belle partie est encore à éclore et demeure enfermée dans l’esprit de son auteur, je dis qu’elle est pareille aux enfants conçus dans cette imperfection qu’apporte la nature, qui sont coupables avant que de naître.

    De tout ceci on peut connaître que Sénèque n’est pas d’accord avec Aristote, qui veut qu’il n’y ait qu’une action principale, où toutes les autres s’unissent comme dans leur centre ; mais bien loin de les accorder, j’ajoute encore à la sévérité de ce savant législateur que notre auteur latin, qui partout ailleurs me semble admirable, ne se peut laver de cette faute, puisque ces règles étaient parmi eux ce que nous sont aujourd’hui les articles de la foi, où qui pèche en un, pèche en tout. Outre ce que j’ai remarqué qui choque cette règle de l’unité d’action, je trouve que pour faire l’unité de lieu dans Hercule Œtæan, Sénèque introduit Philoctète qui raconte la mort de ce héros invincible, au lieu qu’il nous le devait faire voir combattre sa douleur et ses furies, et surmonter la mort même en mourant : mais cela demandait la montagne et la forêt d’Œta, qui eût fait un lieu différent de celui de toute la pièce.

    Si chacun était de mon sentiment, il eût été plus à propos de relâcher un peu de la sévérité des règles, et nous faire voir cette mort, que nous sommes contraints d’apprendre d’un messager par gazette. En effet y a-t-il rien de si importun que ces rapports et ces longues narrations, qui feraient mourir d’ennui la plus ferme patience, qui nous surchargent la mémoire de paroles sans effets, nous ravissant par un tissu de longs discours tout le plaisir qu’on recevrait des actions ? et quelle faute ne doit-on pas rechercher, pour fuir celle-là ?

    Ces actions, pour peu qu’elles soient disposées par une discrète économie, font plus de prise dans l’esprit et valent mieux que les messages et les narrations les mieux travaillées.

    Ils tiennent pour perdu le temps que nous employons à agir ; et je tiens pour injurieux, et pour trop long encore le peu qu’ils en prennent pour nous ennuyer, et pour nous rendre malheureux par les oreilles. Ils dépouillent tout un sujet, pour le revêtir à leur mode ; s’il a de diverses rencontres et d’incidents agréables, qui sont ses beautés naturelles, ils font passer les règles par-dessus, comme un rasoir qui en retranche jusqu’à la racine et ne lui laisse rien d’entier bien souvent que le nom.

    J’apprendrais volontiers, s’ils eussent eu à traiter quelque histoire autrement que de fable, par quel droit ils auraient ôté ces circonstances que la vérité demande ; si le nœud d’une intrigue qui se lie par une chaîne étendue d’accidents divers, qui vraisemblablement, ou en effet, regardent une suite de journées, se peut faire comprendre en un instant, et résoudre en un autre.

    Mais s’ils ont cultivé cette hérésie avec tant de religion et de soins, qu’ils l’ont fait passer jusqu’à nous, pour en gâter un nombre d’esprits difficiles qui pensent acquérir un grand renom d’une petite et vaine curiosité, comment auront-ils pu souffrir l’Amphitryon de Plaute, où au lieu d’enfermer l’action dans les vingt-quatre heures, un enfant est conçu et né dans une même pièce, sans préjudice des neuf mois ?

    Ne faut-il pas que le théâtre latin en rougisse, ou qu’il abjure avec nous cette créance ridicule, contre laquelle pèchent aussi bien ceux qui en ont donné les lois, que tous ceux qui les ont reçues ? Sénèque n’est pas moins aveugle que Thyeste en cette tragédie qui porte ce nom, quand après l’avoir fait rechercher par son frère Atrée, qui l’appelle à la moitié du royaume par la voix de ses propres enfants, il fait venir ce misérable prince d’un lieu éloigné, hors du royaume, où son crime et la peur qu’il avait de son frère le retenaient en exil.

    Jamais l’impatience et la crédulité n’ont fait aller si vite un malheureux à sa prochaine perte que celui-ci, qu’il faut croire avoir été porté par les vents, pour arriver d’heure et se trouver présent à sa propre tragédie ; ou certes qu’il y a d’autres royaumes qu’Yvetot, que l’on peut traverser de l’œil, et passer en ce peu de temps que demande sur le théâtre un acte fini pour commencer l’autre. Allons d’un pied égal, et passons outre.

    Pour se réduire dans le temps prescrit, ils nous donnent bien d’autres actes de leur diligence ; ils feront venir sans marcher un homme de quatre cents lieues, qui sans avis, sans apparence, sans dessein, et le plus souvent sans raison, en un moment qu’on lui dirait être assigné, nous apparaît comme tombé des nues : et sans ce personnage que l’on voit venu, combien qu’on n’ait pu le faire venir, toute la pièce serait en désordre.

    Si cela se peut dire juste, il n’est rien qui ne le soit au théâtre : et certes je crois que les meilleurs jugements seront de mon côté, et trouveraient avec moi plus de plaisir et de raison de voir venir cet homme à ses journées, ou du moins dans le dessein de les entreprendre, que de le jeter par force et à l’étourdi sur le théâtre. Où est cette apparence qui doit être l’âme de toutes les actions ? ne vaudrait-il pas mieux tirer des règles un sujet, pour le mettre en la vraisemblance ? voilà un nœud bien délié.

    Nous autres prenons du lieu, du temps et de l’action ce qu’il nous en faut pour le faire curieusement, et pour le dénouer avec grâce, en surprenant les esprits par des accidents qui sont hors d’attente et non point hors d’apparence : eux ne le démêlent point, ils le coupent.

    Et qu’on ne pense pas nous faire passer leur scrupule pour vertu.

    La simple imagination porte autant mon esprit, mais bien moins agréablement, aux pays d’Orient, et dans les villes qu’Alexandre subjugua, quand on m’en fait seulement la narration pour la joindre à la dernière journée de sa vie, que quand je le vois sur le théâtre en personne, ici combattre Darius, là pleurer sur la perte de son ennemi ; témoigner en un acte son courage, en l’autre sa continence et la force de son cœur à surmonter tous les appas d’une beauté parfaite ; promener par toute la Perse sa valeur, et enfin prendre Babylone pour en faire son tombeau.

    La description m’importune en sa longueur, l’action me récrée ; celle-là n’appartient qu’à l’histoire ou bien au poème épique ; celle-ci donne la grâce au théâtre, qui nous peut faire voir en raccourci les lieux, le temps, les actions qui concernent l’essence d’un sujet, sans préjudice de ces règles ombrageuses, qui ne sont point du temps, ne doivent point obtenir de lieu parmi nous, et pour lesquelles on ne peut avoir d’action contre nous qu’en l’autre monde.

    Mais là nous aurons des lumières et une raison plus haute, qui nous feront voir que tout n’est que vanité, que notre vie n’est qu’un songe, et nos raisonnements des rêveries de malades ; que les Anciens ont commencé les fautes, et nous les achevons ; qu’en pensant donner du jour à l’erreur, eux et nous avons mis l’erreur au jour. Enfin nous pourrons nous accorder en ce point, que nous nous moquerons également de ces douces folies.

    Et de moi, je ne crois pas que j’attende jusqu’à ce temps-là de rire du soin inutile que j’ai pris de former ce discours, pour soutenir ou reprendre des fautes que les ignorants n’entendront point, et que les plus savants mépriseront quand ils auraient dessein de me flatter, prenant ceci comme une chose superflue, et qui ne peut servir qu’à ceux qui voudront faillir comme moi.

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  • Jean de Schélandre – Préface de « Tyr et Sidon » (1608)

    Puisque le jugement que j’ai fait de cet ouvrage est une des principales causes qui a porté Monsieur de Schélandre à le publier, il me semble que je suis responsable de toutes les objections qu’on lui peut faire en cette occasion, et qu’il sera pleinement excusé de tout le blâme qu’il pourrait encourir de cette action, s’il en rejette la faute sur moi.

    Je lui ai dit tant de fois que Tyr et Sidon était une bonne pièce, qu’à la fin il s’est laissé persuader qu’elle n’était pas mauvaise, et qu’il pouvait la donner au public à mes périls et fortunes. C’est une chose étrange, que l’homme dont je parle, qui à l’âge de vingt-cinq ans a composé trois livres d’une Stuartide admirée de ce docte roi de la Grande-Bretagne, qui a fait asseoir auprès de lui les Muses dans son propre trône, ait maintenant de la peine à se résoudre de nous faire voir une tragi-comédie qu’il a travaillée avec tant d’art et tant de soin.

    Mais il en est ainsi, que plus nous avançons en la connaissance de quelque chose, plus avons-nous de défiance de notre capacité, et par je ne sais quel contrepoids d’humilité, les plus excellents écrivains, et les plus capables de contenter autrui, sont sujets à ne se contenter pas eux-mêmes ; soit à cause que reconnaissant mieux que les autres la faiblesse de l’esprit humain, ils en méprisent davantage les opérations ; soit que se proposant toujours en leur imagination une idée très parfaite, ils se fâchent de ne la pouvoir exécuter à cause du défaut des termes qui ne peuvent jamais assez bien exprimer leur pensée.

    Quoi que c’en soit, la crainte de ne pouvoir satisfaire à autrui n’est pas la principale raison qui fait que les plus habiles hommes retiennent si longtemps leurs œuvres dedans le cabinet, et qu’ils passent tant d’années à les polir paravant que de les présenter aux yeux de tout le monde. Si est-ce qu’il faut donner beaucoup de choses à l’opinion des autres, et puisque nous sommes obligés d’y régler la plupart des actions de notre vie, il faut y conformer aussi, tant que nous le pouvons faire sans intérêt de la sagesse, nos paroles et nos pensées.

    Que s’il arrive qu’elles s’en écartent quelquefois, il ne faut point être si dédaigneux, que de ne vouloir pas rendre raison de notre fait ; au contraire il me semble qu’il est très honnête d’éclaircir chacun pourquoi nous nous sommes jetés à quartier du chemin ordinaire, pour tenir une route particulière. Or comme le monde est presque toujours divisé en opinions contraires, il arrive ordinairement que nous sommes mieux accompagnés, et que notre parti est plus fort que nous ne pensons, et au sujet que je traite je suis assuré d’avoir la moitié du monde de mon côté, tandis que je tâcherai de convertir l’autre.

    Ceux qui défendent les anciens poètes reprendront quelque chose en l’invention de notre auteur, et ceux qui suivent les modernes trouveront à dire quelque peu à son élocution.

    Les premiers, qui sont les doctes, à la censure desquels nous déférons infiniment, disent que notre tragi-comédie n’est pas composée selon les lois que les Anciens ont prescrites pour le théâtre, sur lequel ils n’ont rien voulu représenter que les seuls événements qui peuvent arriver dans le cours d’une journée.

    Et cependant tant en la première, qu’en la seconde partie de notre pièce, il se trouve des choses qui ne peuvent être comprises en un seul jour, mais qui requièrent l’étendue de plusieurs jours pour être mises à exécution.

    Mais aussi les Anciens pour éviter cet inconvénient de joindre en peu d’heures des actions grandement éloignées de temps, sont tombés en deux fautes, aussi importantes que celles qu’ils voulaient fuir : l’une, en ce que prévoyant bien que la variété des événements est nécessaire pour rendre la représentation agréable, ils font échoir en un même jour quantité d’accidents et de rencontres qui probablement ne peuvent être arrivés en si peu d’espace.

    Cela offense le judicieux spectateur qui désire une distance, ou vraie, ou imaginaire entre ces actions-là, afin que son esprit n’y découvre rien de trop affecté, et qu’il ne semble pas que les personnages soient attitrés pour paraître à point nommé comme des Dieux de machine, dont on se servait aussi bien souvent hors de saison. Ce défaut se remarque presque dans toutes les pièces des Anciens, et principalement où il se fait quelque reconnaissance d’un enfant autrefois exposé.

    Car sur l’heure même, pour fortifier quelque conjecture fondée sur l’âge, les traits de visage, ou sur quelque anneau, ou autre marque, la personne dont on s’est servi pour le perdre, le pasteur qui l’a nourri, la bonne femme qui l’a allaité, etc. se rencontrent et paraissent soudainement, comme par art de magie sur le théâtre ; quoique vraisemblablement, tout ce peuple-là ne se puisse ramasser qu’avec beaucoup de temps et de peine. Toutes les tragédies, et les comédies des Anciens sont pleines de ces exemples.

    Sophocle même, le plus réglé de tous, en son Œdipe Régnant, qui nous est proposé par les experts, comme le modèle d’une parfaite tragédie, est tombé en cet inconvénient : car sur l’heure même que Créon est de retour de l’oracle de Delphes, qu’on est en peine de trouver l’auteur de la mort de Laïus, qu’on a envoyé quérir un ancien serviteur qui en peut savoir des nouvelles et qui doit arriver incontinent, le poète fait survenir de Corinthe le vieillard qui avait autrefois enlevé l’enfant Œdipe, et qui l’avait reçu des mains de ce vieil serviteur qu’on attend.

    De sorte que toute l’affaire est découverte en un moment, de peur que l’état de la tragédie n’excède la durée d’un jour.

    Qui ne voit en cet endroit, que la survenue du vieillard de Corinthe est apostée et mendiée de trop loin, et qu’il n’est pas vraisemblable qu’un homme, qui n’était point mandé pour cet effet, arrivât et s’entretînt avec Œdipe justement dans l’intervalle du peu de temps qui s’y écoule, depuis qu’on a envoyé quérir le vieil serviteur de Laïus ?

    N’est-ce pas afin de faire rencontrer ces deux personnages ensemble, malgré qu’ils en aient, et pour découvrir en un même instant le secret de la mort de ce pauvre prince ?

    De cette observation de ne rien remettre à un lendemain imaginé, il arrive encore que les poètes font que certaines actions se suivent immédiatement, quoiqu’elles désirent nécessairement une distance notable entre elles, pour être faites avec bienséance. Comme quand Æschylus fait enterrer Agamemnon avec pompe funèbre, accompagné d’une longue suite de pleureurs et de libations, sur le point même qu’il vient d’être tué.

    Cependant que ce parricide doit avoir mis toute la maison royale, et toute la ville en désordre, que ce corps doit être caché ou abandonné par les meurtriers, et que le théâtre doit être tout plein de mouvements violents, de compassion et de vengeance ; ils marchent en grande solennité et en bel ordre au convoi de ce malheureux prince, de qui le sang est encore tout chaud, et qui par manière de dire n’est que demi-mort.

    Le second inconvénient qu’ont encouru les poètes anciens, pour vouloir resserrer les accidents d’une tragédie entre deux soleils, est d’être contraints d’introduire à chaque bout de champ des messagers, pour raconter les choses qui se sont passées les jours précédents, et les motifs des actions qui se font pour l’heure sur le théâtre. De sorte que presque à tous les actes, ces messieurs entretiennent la compagnie d’une longue déduction de fâcheuses intrigues, qui font perdre patience à l’auditeur, quelque disposition qu’il apporte à écouter.

    De fait c’est une chose importune, qu’une même personne occupe toujours le théâtre : et il est plus commode à une bonne hôtellerie, qu’il n’est convenable à une excellente tragédie d’y voir arriver incessamment des messagers. Ici il faut éviter tant que l’on peut ces discoureurs ennuyeux, qui racontent les aventures d’autrui, et mettre les personnes mêmes en action, laissant ces longs narrés aux historiens, ou à ceux qui ont pris la charge de composer les arguments et les sujets des pièces que l’on représente.

    Quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre Les Perses d’Eschyle, et une simple relation de ce qui s’est passé entre Xerxès et les Grecs ? y a-t-il rien de si plat et de si maigre, et le dégoût du lecteur d’où vient-il, sinon de ce qu’un messager y joue tous les personnages, et que le poète n’a pas voulu franchir cette loi qu’on nous accuse à tort d’avoir violée ?

    Mais ce n’est pas mon humeur de trouver davantage à redire aux œuvres d’un poète, qui a eu le courage de combattre vaillamment pour la liberté de son pays, en ces fameuses journées de Marathon, de Salamine, et de Platées : Laissons-le discourir en telle forme qu’il voudra de la fuite des Perses, puisqu’il a eu si bonne part à leur défaite et passons outre.

    La poésie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n’est faite que pour le plaisir et le divertissement, et ce plaisir ne peut procéder que de la variété des événements qui s’y représentent, lesquels ne pouvant pas se rencontrer facilement dans le cours d’une journée, les poètes ont été contraints de quitter peu à peu la pratique des premiers qui s’étaient resserrés dans des bornes trop étroites.

    Et ce changement n’est point si nouveau que nous n’en ayons des exemples de l’antiquité. Qui considérera attentivement l’Antigone de Sophocle, trouvera qu’il y a une nuit entre le premier et le second enterrement de Polynice : autrement comment Antigone eût-elle pu tromper les gardes du corps de ce pauvre prince la première fois, et se dérober à la vue de tant de monde, que par l’obscurité de la nuit ?

    Car à la seconde fois elle y vient à la faveur d’une tempête et d’une grande pluie, qui fait retirer toutes les gardes, cependant qu’elle, au milieu de l’orage, ensevelit son frère et lui rend les derniers devoirs.

    D’où il résulte que la tragédie d’Antigone représente les actions de deux jours pour le moins, puisque le crime prétendu de cette princesse, présuppose la loi de Créon, qui est faite publiquement et en plein jour sur le théâtre, en présence des anciens bourgeois de la ville de Thèbes. Voici donc l’ordre de cette tragédie. La loi ou la défense de Créon faite et publiée durant le jour ; le premier enterrement de Polynice que je soutiens avoir été fait la nuit ; le second durant un grand orage en plein midi ; voilà le second jour.

    Mais nous avons un exemple bien plus illustre, d’une comédie de Ménandre (car nos censeurs veulent qu’on observe la même règle aux comédies qu’aux tragédies, pour le regard de la difficulté que nous traitons) intitulée eautòn timwroύmeno, traduite par Térence; en laquelle le Poète comprend sans aucun doute les actions de deux jours, et introduit des acteurs qui le témoignent en termes très intelligibles.

    En l’acte premier, scène seconde, Chrémès avertit son fils de ne s’écarter pas trop loin de la maison, vu qu’il est déjà tard. En l’acte second, scène quatrième, Clitipho et sa bande entre au logis pour souper avec le vieillard, et la nuit s’y passe en de beaux exercices.

    Le lendemain Chrémès se lève de bon matin pour avertir Menedemus du retour de Clinia son fils, et sort de la maison en s’essuyant les yeux, et prononçant ces mots, Lucescit hoc jam, etc. le jour commence à poindre, etc.

    Que s’il se trouve quelqu’un si hardi de dire que Ménandre et Térence ont failli en cet endroit, et qu’ils se sont oubliés de la bienséance qu’il faut garder au théâtre, qu’il prenne garde de n’offenser pas quant et quant les premiers hommes des Romains, Scipion et Laelius, que Cornelius Nepos tient pour être les vrais auteurs de cette comédie, plutôt que Térence.

    Il se voit donc par là que les anciens et les plus excellents maîtres du métier, n’ont pas toujours observé cette règle, que nos critiques nous veulent faire garder si religieusement à cette heure. Que si toutefois ils l’ont pratiquée le plus souvent, ce n’est pas qu’ils crussent d’y être obligés absolument pour contenter l’imagination du spectateur, contre laquelle on fait bien autant de force par les deux voies que j’ai déclarées ; mais c’était leur coutume de n’oser se départir que de bien peu, du chemin que leurs devanciers leur avaient tracé.

    Ce qui paraît en ce que les moindres innovations du théâtre sont comptées par les Anciens comme des changements fort importants et fort remarquables en l’État. Sophocle a inventé le cothurne et ajouté trois personnages aux chœurs, qui auparavant lui n’étaient que de douze. Ce changement est de bien peu de conséquence, et ne touche que la taille de l’acteur, et le nombre des chœurs, qui sont toujours désagréables, en quelque quantité ou qualité qu’ils paraissent.

    Or il y a deux raisons, à mon avis, pour lesquelles les anciens tragiques n’ont osé s’éloigner, si ce n’est de bien peu, et pied à pied, de leurs premiers modèles.

    La  première est que leurs tragédies faisaient partie de l’office des Dieux et des cérémonies de la religion, en laquelle les nouveautés étant toujours odieuses et les changements difficiles à goûter s’ils ne se font d’eux-mêmes et comme insensiblement, il est arrivé que les poètes n’ont osé rien entreprendre qui ne fût conforme à la pratique ordinaire.

    Et c’est peut-être aussi la cause pour laquelle, encore qu’ils représentent des actions atroces, accompagnées et suivies de meurtres et autres espèces de cruauté, si est-ce qu’ils ne répandent jamais de sang en présence des spectateurs, et toutes ces sanglantes exécutions, s’entendent être faites derrière la tapisserie; et cela de peur que la solennité ne soit profanée par le spectacle de quelque homicide : car si l’on y prend bien garde, l’Ajax de Sophocle ne se tue pas dessus le théâtre, mais dans un bocage voisin, d’où l’on peut facilement entendre sa voix et les derniers soupirs de sa vie.

    La seconde raison, qui fait que les anciennes tragédies ont presque une même face, et sont toutes pleines de chœurs et de messagers, à bien peu près l’une comme l’autre, vient de ce que les poètes désirant d’emporter le prix destiné à celui qui aurait le mieux rencontré, s’obligeaient d’écrire à l’appétit et au goût du peuple et des juges, qui sans doute eussent refusé d’admettre au nombre des contendants celui qui n’eût pas gardé les formes d’écrire, observées en telles occasions auparavant lui.

    Les matières mêmes étaient prescrites et proposées, sur lesquelles les poètes devaient travailler cette année-là.

    D’où l’on voit, que presque toutes les anciennes tragédies ont un même sujet, et que les mêmes arguments sont traités par Eschyle, Sophocle et Euripide, tragiques desquels seuls quelques ouvrages entiers sont parvenus jusques à nous.

    Il est encore arrivé de là, que ces sujets et ces  arguments ont été pris de quelques fables, ou histoires grecques en petit nombre, et fort connues du peuple qui n’eût pas agréé qu’on l’eût entretenu d’autres spectacles que de ceux qui sont tirés des choses arrivées à Thèbes et à Troie.

    Ajoutez à cela que les Athéniens, ayant reçu les tragédies d’Eschyle avec un applaudissement extraordinaire, voulurent par privilège spécial, qu’elles pussent encore être jouées en public après la mort de leur auteur. Ce qui les mit en tel crédit, que les poètes tragiques suivants estimèrent qu’ils ne se devaient pas beaucoup écarter d’un exemple dont on faisait tant d’état, et qu’il fallait s’accommoder à l’opinion populaire, puisque c’était celle du maître.

    Depuis, les Latins s’étant assujettis aux inventions des Grecs, comme tenant d’eux les lettres et les sciences, n’ont osé remuer les bornes qu’on leur avait plantées, et particulièrement au sujet dont nous parlons.

    Car les Romains, ayant imité les Grecs aux autres genres de poésie, et même ayant disputé du prix avec eux pour le poème héroïque et lyrique, se sont contenus, ou bien peu s’en faut, dans les simples termes de la traduction en leurs tragédies, et n’ont traité aucun sujet qui n’ait été promené plusieurs fois sur les théâtres de la Grèce.

    Je ne veux point parler d’Accius, de Naevius, de Pacuvius et de quelques autres, desquels nous avons quantité de fragments, cités sous titre de fables grecques par les grammairiens : les seules tragédies latines, qui ont été composées en un meilleur siècle, qui nous restent, sont presque toutes Grecques, tant en la matière, qu’en la forme : excepté la Thébaïde, en ce qu’elle n’introduit point de chœurs, et l’Octavie en ce qu’elle a pour sujet une histoire romaine; mais celle-ci est l’ouvrage d’un apprenti, si nous en croyons Juste Lipse, et ne mérite que nous en fassions beaucoup de compte.

    En suite des Latins, le théâtre ayant été abandonné aussi bien que les autres lettres plus polies, la barbarie a succédé, et ce long interrègne des lettres humaines, qui n’ont repris leur autorité que de la mémoire de nos pères.

    En cette restauration toutefois il s’est commis plusieurs fautes ; mais ce n’est pas mon dessein d’en parler en ce lieu, et je ne le peux entreprendre sans faire un livre d’une préface, et dire beaucoup de bonnes choses hors de propos. Seulement désirerais-je que François Bacon le censeur public des défauts de la science humaine, en eût touché quelque chose dans ses livres, comme il semble que sa matière l’y obligeait.

    Je me resserre ici dans les limites de la seule poésie, et je dis que l’ardeur trop violente de vouloir imiter les Anciens a fait que nos premiers poètes ne sont pas arrivés à la gloire, ni à l’excellence des Anciens.

    Ils ne considéraient pas, que le goût des nations est différent aussi bien aux objets de l’esprit, qu’en ceux du corps, et que tout ainsi que les Mores, et sans aller si loin, les Espagnols, se figurent et se plaisent à une espèce de beauté toute différente de celle que nous estimons en France, et qu’ils désirent en leurs maîtresses une autre proportion de membres et d’autres traits de visage que ceux que nous y recherchons : jusque-là qu’il se trouvera des hommes qui formeront l’idée de leur beauté des mêmes linéaments dont nous voudrions composer la laideur : de même il ne faut point douter que les esprits des peuples n’aient des inclinations bien différentes les uns des autres, et des sentiments tous dissemblables pour la beauté des choses spirituelles telles qu’est la poésie.

    Ce qui se fait néanmoins sans intérêt de la philosophie ; car elle entend bien que les esprits de tous les hommes, sous quelque ciel qu’ils naissent, doivent convenir en un même jugement touchant les choses nécessaires pour le  souverain bien, et s’efforce tant qu’elle peut de les unir en la recherche de la vérité, parce qu’elle ne saurait être qu’une ; mais pour les objets simplement plaisants et indifférents, tel qu’est celui-ci dont nous parlons, elle laisse prendre à nos opinions telle route qu’il leur plaît, et n’étend point sa juridiction sur cette matière.

    Cette vérité posée nous ouvre une voie douce et aimable pour composer les disputes qui naissent journellement entre ceux qui attaquent et ceux qui défendent les ouvrages des Poètes anciens.

    Car comme je ne saurais que je ne blâme deux ou trois faiseurs de chansons qui traitent Pindare de fol et d’extravagant, Homère de rêveur, etc. et ceux qui les ont imités en ces derniers temps: aussi trouvé-je injuste qu’on nous les propose pour des modèles parfaits, desquels il ne nous soit pas permis de nous écarter tant soit peu.

    À cela il faut dire que les Grecs ont travaillé pour la Grèce, et ont réussi au jugement des honnêtes gens de leur temps ; et que nous les imiterons bien mieux si nous donnons quelque chose au génie de notre pays et au goût de notre langue, que non pas en nous obligeant de suivre pas à pas et leur invention et leur élocution, comme ont fait quelques-uns des nôtres.

    C’est en cet endroit qu’il faut que le jugement opère, comme partout ailleurs, choisissant des Anciens, ce qui se peut accommoder à notre temps et à l’humeur de notre nation, sans toutefois blâmer des ouvrages sur lesquels tant de siècles ont passé avec une approbation publique.

    On les regardait en leur temps d’un autre biais que nous ne faisons à cette heure, et y observait-on certaines grâces qui nous sont cachées, et pour la découverte desquelles il faudrait avoir respiré l’air de l’Attique en naissant, et avoir été nourri avec ces excellents hommes de l’ancienne Grèce. Certes comme notre estomac se rebute de quelques viandes et de quelques fruits qui sont en délices aux pays étrangers ; aussi notre esprit ne goûte pas tel trait ou telle invention d’un Grec ou d’un Latin, qui autrefois a été en grande admiration.

    Il fallait bien que les Athéniens trouvassent d’autres beautés dans les vers de Pindare que celles que nos esprits d’à présent y remarquent, puisqu’ils ont récompensé plus libéralement un seul mot, dont ce poète a favorisé leur ville, que les princes d’aujourd’hui ne feraient une Iliade composée à leur louange.

    Il ne faut donc pas tellement s’attacher aux méthodes que les Anciens ont tenues, ou à l’art qu’ils ont dressé, nous laissant mener comme des aveugles ; mais il faut examiner et considérer ces méthodes mêmes par les circonstances du temps, du lieu, et des personnes pour qui elles ont été composées, y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage : ce qu’Aristote même eût avoué.

    Car ce Philosophe, qui veut que la suprême raison soit obéie partout, et qui n’accorde jamais rien à l’opinion populaire, ne laisse pas de confesser en cet endroit, que les poètes doivent donner quelque chose à la commodité des comédiens, pour faciliter leur action, et céder beaucoup à l’imbécillité et à l’humeur des spectateurs.

    Certes il en eût accordé bien davantage à l’inclination et au jugement de toute une nation ; et s’il eût fait des lois pour une pièce qui eût dû être représentée devant un peuple impatient et amateur de changement et de nouveauté comme nous sommes, il se fût bien gardé de nous ennuyer par ces narrés si fréquents et si importuns de messagers, ni de faire réciter près de cent cinquante vers tout d’une tire à un chœur, comme fait Euripide en son Iphigénie en Aulide.

    Aussi les Anciens même, reconnaissant le défaut de leur théâtre, et que le peu de variété qui s’y pratiquait rendait les spectateurs mélancoliques, furent contraints d’introduire des satyres par forme d’intermède, qui par une licence effrénée de médire et d’offenser les plus qualifiés personnages, retenaient l’attention des hommes, qui se plaisent ordinairement à entendre mal parler d’autrui.

    Cette économie et disposition, dont ils se sont servis, fait que nous ne sommes point en peine d’excuser l’invention des tragi-comédies, qui a été introduite par les Italiens, vu qu’il est bien plus raisonnable de mêler les choses graves avec les moins sérieuses, en une même suite de discours, et les faire rencontrer en un même sujet de fable ou d’histoire, que de joindre hors d’œuvre, des satyres avec des tragédies, qui n’ont aucune connexité ensemble, et qui confondent et troublent la vue et la mémoire des auditeurs.

    Car de dire qu’il est malséant de faire paraître en une même pièce les mêmes personnes traitant tantôt d’affaires sérieuses, importantes et tragiques, et incontinent après de choses communes, vaines, et comiques, c’est ignorer la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont bien souvent entrecoupées de ris et de larmes, de contentement et d’affliction, selon qu’ils sont agités de la bonne ou de la mauvaise fortune.

    Quelqu’un des Dieux voulut autrefois mêler la joie avec la tristesse pour en faire une même composition ; il n’en put venir à bout, mais aussi il les attacha queue à queue.

    C’est pourquoi ils s’entre-suivent ordinairement de si près : et la nature même nous a montré qu’ils ne différaient guère l’un de l’autre, puisque les peintres observent que les mêmes mouvements de muscles et de nerfs qui forment le ris dans le visage, sont les mêmes qui servent à nous faire pleurer et à nous mettre en cette triste posture, dont nous témoignons une extrême douleur.

    Et puis au fond, ceux qui veulent qu’on n’altère et qu’on ne change rien des inventions des Anciens, ne disputent ici que du mot, et non de la chose : car qu’est-ce que leCyclope d’Euripide, qu’une tragi-comédie pleine de raillerie et de vin, de satyres et de silènes d’un côté ; de sang et de rage de Polyphème éborgné, de l’autre ?

    La chose est donc ancienne, encore que le nom en soit nouveau: il reste seulement de la traiter comme il appartient, de faire parler chaque personnage selon le sujet et la bienséance, et de savoir descendre à propos du cothurne de la tragédie (car il est ici permis d’user de ces termes) à l’escarpin de la comédie, comme fait notre auteur.

    Personne n’ignore combien le style qu’on emploie en de si différentes matières, doit être différent : l’un haut, élevé, superbe ; l’autre médiocre et moins grave. C’est pourquoi Pline le Jeune avait assez plaisamment surnommé deux de ses maisons des champs, tragédie et comédie, parce que l’une était située sur une montagne, et l’autre au bas sur le bord de la mer.

    Or comme cette différente situation les rendait diversement agréables, aussi je crois que le style de notre auteur contentera les esprits bien faits : soit alors qu’il s’élève et qu’il fait parler Pharnabaze avec la pompe et la gravité convenable à un Prince enflé de ses prospérités, et de la bonne opinion de soi-même ; soit alors qu’il s’abaisse et qu’il introduit Timadon qui dresse une partie d’amour, ou un page déguisé en fille qui s’en va tromper un vieillard.

    Je sais bien que nos censeurs modernes passeront légèrement les yeux sur toutes les beautés de notre tragi-comédie, et laisseront en arrière tant d’excellents discours, de riches descriptions, et autres rares inventions toutes nouvelles qui s’y rencontrent, pour s’arrêter à quelques vers un peu rudes, et à trois ou quatre termes qui ne seront pas de leur goût.

    Mais il faut qu’ils considèrent, s’il leur plaît, qu’il y a bien de la différence d’une chanson et d’un sonnet, à la description d’une bataille, ou de la furie d’un esprit transporté de quelque passion violente : et qu’ici il est nécessaire d’employer des façons de parler toutes autres que là, et des mots qui peut-être ne seraient pas tolérables ailleurs.

    Joint que tout ce que reprennent ces messieurs n’est pas incontinent pour cela digne de correction. Ils se mécomptent fort souvent, et en l’approbation et en la réprobation des ouvrages d’autrui, et des leurs propres. Et certes qui voudra plaire aux doctes et à la postérité, est en danger de déplaire à quelques esprits faibles et envieux d’à présent.

    Aussi n’est-ce pas la raison que notre poète soit exempt de la fatalité qui accompagne les meilleurs écrivains d’aujourd’hui, ni que ses vers tirent meilleure composition de l’envie que leur prose : comme ils ont rencontré des Phyllarques, il trouvera sans doute des Aristarques, ou pour mieux parler avec Cicéron contre Pison, des Tyrans et des Phalaris de grammairiens, qui ne se contenteront pas de censurer et de passer un trait de plume sur un méchant vers, mais qui poursuivront par armes le poète qui l’aura composé.

    Car voilà certainement le point auquel en est venue la fureur de certains pédants, qui ne pouvant rien faire qu’égratigner les écrits des honnêtes gens, décrient leur vie, déchirent leur réputation, et les persécutent à mort, pour ce seul crime qu’ils ne sont pas de leur opinion. Mais ils seront traités ailleurs et par d’autres comme ils le méritent, et enfin ils verront que le temps ne se mêlera pas tout seul d’ôter le crédit à leurs inepties et à leurs médisances.

    Quant à moi je les laisse à leurs ennemis irrités, et revenant à Monsieur de Schélandre, je passe de son ouvrage à sa personne, pour t’avertir, Lecteur, que faisant profession des lettres et des armes, comme il fait, il sait les employer chacune en leur saison.

    De sorte qu’il ne serait pas homme pour entretenir le théâtre de combats en peinture, tandis que les autres se battent à bon escient, si des considérations importantes, qu’il n’est pas besoin que tu saches, ne lui donnaient malgré lui le loisir de solliciter des procès et de faire des livres.

    Que si en ces deux exercices il réussit heureusement, j’estimerai qu’on ne lui fait que justice, et lui se consolera en quelque sorte de la perte des occasions où l’on acquiert des lauriers plus sanglants à la vérité, mais non peut-être plus illustres, que ceux qu’une excellente poésie, telle que celle-ci, doit espérer de la main des Muses et de l’approbation de tout le monde.

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  • Robert Garnier – Bradamante (1582) – seconde partie

    Acte III

    Scène I

    Scène I

    LEON, ROGER

    LEON

    Si par vostre valeur qui n’a point de pareille,

    Bradamante j’acquiers, du monde la merveille,

    Que j’en recevray d’aise, et que j’auray d’honneur!

    O que je vous seray tenu d’un si grand heur!

    ROGER

    Ah! quel malheur me suit! mechante destinee!

    LEON

    Mon ame à la servir est si fort obstinee,

    A l’aimer, l’adorer, qu’en moy plus je ne vy;

    Je ne vy qu’en ses yeux, que jamais je ne vey.

    Une heure m’est un siecle, un jour mille ans me dure,

    Que je ne suis l’object de si belle figure.

    ROGER

    Hélas pauvre Roger, qu’extreme est ton malheur!

    LEON

    Que n’est à mon amour égale ma valeur,

    Pour meriter sa grace! ô Nature fautiere,

    Indigne tu m’as fait de cette âme emperiere!

    Je ne me suis pas bon, je connois mon defaut;

    De la main d’un plus digne accommoder me faut.

    Pourquoy me connoissant me suis-je laissé prendre

    Aux rets d’une beauté que je ne puis pretendre?

    Amour est bien aveugle, aveugle il est vrayment,

    De nous contraindre aimer si dissemblablement.

    Las! frere, c’est de vous qu’elle deust estre dame.

    ROGER

    Hà propos douloureux qui me torturent l’ame!

    Ma force s’affoiblist; frissonner je me voy;

    Mon sang et sens se trouble et ne suis plus à moy.

    LEON

    Quoy? vous sentez-vous mal? la couleur vous abaisse.

    ROGER

    Vos langoureux discours me plongent en tristesse.

    LEON

    Ha là mon bon ami, c’est de franche amitié

    Que vous avez ainsi de mes tourmens pitié.

    Prenons bon coeur tous deux, car aujourdhuy j’espere

    Recevoir beaucoup d’heur.

    ROGER

    Moy beaucoup de misere.

    LEON

    Je seray de ma Dame aujourdhuy le vaincueur,

    Et tenu d’un chacun pour brave belliqueur

    Par vostre vaillantise: or’ qu’il soit deshonneste

    De se vouloir parer d’une faulse conqueste.

    ROGER

    Ma vie est toute vostre; elle fust aux enfers

    Si, prompt, vous ne m’eussiez tiré d’entre les fers.

    Quand au fond d’une tour vostre tante inhumaine

    Me détint pour souffrir une cruelle peine,

    Vostre âme pitoyable eslargir me voulut.

    Vous me fustes alors ma vie et mon salut.

    Faites-en vostre propre; elle vous est acquise.

    Ne craignez le hasard d’une dure entreprise:

    Pour vous je graviray sur les rochers moussus,

    Et plongeray mon chef dedans les flots bossus;

    J’iray nu de poitrine à travers mille picques,

    A travers les Lyons et les Ourses Libyques.

    Je ne vy que pour vous, et desja m’est à tard

    Que je n’entre pour vous en quelque bon hasard.

    J’iray quand vous plaira sous vos armes combatre

    La guerriere beauté que vostre ame idolatre.

    LEON

    Mon frere, ô que le jour bien-heureux m’eclaira,

    Quand des seps outrageux ma main vous retira.

    Nulle chose m’esmeut à ce plaisir vous faire,

    Sinon vostre vertu, qui nous estoit contraire.

    C’est un estrange cas, le dommage que fist

    Vostre extrême valeur, quand elle nous desfist,

    M’engrava dedans l’ame une amitié soudaine,

    Au lieu de vous porter une implacable haine.

    Mais vrayment vostre coeur en est bien desgagé.

    Je vous suis maintenant beaucoup plus obligé.

    Par vous j’auray le bien qui d’amour me consomme.

    ROGER

    Et moy le plus grief mal que jamais souffrit homme.

    LEON

    Je vay voir l’Empereur.

    ROGER

    Le coeur au sein me bat.

    LEON

    Pour entendre le temps et le lieu du combat:

    Demeurez en la tente.

    ROGER

    Allez à la bonne heure.

    LEON

    Je reviendray bien tost.

    ROGER

    Faites peu de demeure.

    Astres qui conduisez la torche de nos jours,

    Tournants sous le mouvoir de vos célestes cours

    Abregez ma detresse, accourcissant ma vie,

    Trop long temps jusqu’ici des malheurs poursuivie.

    L’espoir ne flate plus ma douteuse raison.

    Je n’ay plus qu’esperer, je suis sans guarison.

    Quel estrange destin! ô ciel, je vous appelle,

    Soyez tesmoing, ô ciel, de ma peine cruelle:

    Il me fault despouiller moymesme de mon bien,

    Delivrer à un autre un amour qui est mien,

    En douer mon contraire, et l’emplir de liesse,

    M’enfiellant l’estomach d’une amere tristesse.

    O des pauvres mortels avantureux desseins!

    O attente trompeuse! ô longs voyages vains!

    O nuisible entreprise! helas! pour me desfaire

    Des brigues de Leon, mon rival adversaire

    Que j’avois en horreur, je fus n’aguère expres

    Jusqu’aux murs de Belgrade ou campageoyent les Grecs,

    Pour rompre son armee, en combatant l’occire

    Avec son père Auguste, et conquester l’Empire.

    Mais quoy? de ce haineur l’amitié me sauva.

    Celuy que j’offensois à mon bien se trouva.

    Je le cherchois à mort, il me donna la vie.

    J’estois jaloux de luy, je luy livre m’amie.

    L’eussé-je refusé, d’un tel bien-faict ingrat,

    Me priant d’esprouver Bradamante au combat?

    M’en fussé-je excusé? luy fussé-je allé dire

    Que j’avois nom Roger, que j’allois pour l’occire?

    Hélas! non. Mais quoy donc? Las! je ne sçay; je suis

    En une mer de maux, en un gouffre d’ennuis.

    Scène II

    BRADAMANTE

    Et quoy? Roger, tousjours languiray-je de peine?

    Sera tousjours, Roger, mon esperance vaine?

    Où estes-vous, mon coeur? quelle terre vous tient,

    Quelle mer, quel rivage ha ce qui m’appartient?

    Entendez mes soupirs, Roger, oyez mes plaintes;

    Voyez mes yeux lavez en tant de larmes saintes,

    O Roger, mon Roger, vous me cachez le jour,

    Quand vostre oeil, mon soleil, ne luist en ceste Cour.

    Comme un rosier privé de ses roses vermeilles,

    Un pré de sa verdure, un taillis de ses fueilles,

    Un ruisseau de son onde, un champ de ses épis,

    Telle je suis sans vous, telle et encore pis.

    Quelque nouvelle amour (ce que Dieu ne permette)

    Vous eschauferoit point d’une flamme secrette?

    Quelque face angelique auroit point engravé

    Ses traits dans vostre coeur de ses yeux esclavé?

    Hé, Dieu! que sçay-je? hélas! si d’Aymon la rudesse

    Vous a desesperé de m’avoir pour maistresse,

    Que pour vous arracher cet amour ennuyeux

    Vous soyez pour jamais esloigné de mes yeux!

    Vous ne l’avez pas fait, vostre ame est trop constante;

    Vous ne sçauriez aimer autre que Bradamante.

    Retournez donc, mon coeur, las! revenez à moy,

    Je ne sçaurois durer si vos yeux je ne voy.

    Je ressemble à celuy qui, de son or avare,

    Ne l’esloigne de peur qu’un larron s’en empare,

    Toujours le voudroit voir, l’avoir à son costé,

    Craignant incessamment qu’il ne luy soit osté.

    Retournez donc, mon coeur, ostez-moy cette crainte:

    Las vostre seule absence est cause de ma plainte!

    Comme, quand le Soleil cache au soir sa clairté,

    Vient la palle frayeur avec l’obscurité,

    Mais si tost qu’apparoist sa rayonnante face,

    La nuit sombre nous laisse, et la crainte se passe;

    Ainsi sans mon Roger je suis tousjours en peur,

    Mais quand il est présent, elle sort de mon coeur.

    Comme durant l’Hyver, quand le Soleil s’absente,

    Que nos jours sont plus courts, sa torche moins ardente,

    Viennent les Aquilons dans le ciel tempester,

    On voit sur les rochers les neiges s’afester,

    Les glaces et frimas rendre la terre dure,

    Le bois rester sans feuille, et le pré sans verdure:

    Ainsi quand vous, Roger, vous absentez de moy,

    Je suis en un hyver de tristesse et d’esmoy.

    Retournez donc, Roger, revenez ma lumiere,

    Las! et me ramenez la saison printaniere.

    Tout me desplaist sans vous, le jour m’est une nuit;

    Tout plaisir m’abandonne, et tout chagrin me suit:

    Je vis impatiente, et si guere demeure

    Vostre oeil à me revoir, il faudra que je meure,

    Que je meure d’angoisse, et qu’au lieu du flambeau

    De nostre heureux Hymen, vous trouvez mon tombeau.

    Scène III

    LEON, CHARLEMAGNE

    LEON

    Sire, ce m’est grand heur qu’au theatre du monde,

    Ici, dans vostre France, en Chevaliers feconde

    Et feconde en vertus, vos yeux j’aye ce jour

    Tesmoins de ma prouesse, et de ma ferme amour,

    Et que vostre bonté pour fruit de ma victoire

    Me face recevoir du bien et de la gloire.

    Bradamante est mon ame, et ne crains de mourir,

    Si mourir me convient en voulant l’acquerir.

    Mais j’espere (et le ciel ceste faveur me face)

    Qu’avecques de l’honneur je conquerray sa grace.

    Quoy que soit, je luy veux ma vie avanturer,

    Et l’avoir pour maistresse ou la mort endurer.

    Je pry’ vostre bonté que promesse on me tienne,

    Et qu’ayant la victoire elle demeure mienne.

    Vous n’auriez point d’honneur qu’on me vint décevoir

    Et qu’on m’ostast, vainqueur, ce que je deusse avoir.

    CHARLEMAGNE

    N’ayez doute, mon fils; n’ayez point cette crainte.

    Ma parole est toujours inviolable et sainte.

    Si Bradamante en force au combat vous passez,

    Vos pas ne seront point ingratement tracez.

    Vous l’aurez pour espouse avec la gloire acquise

    D’avoir fait preuve icy de vostre vaillantise.

    Allez à la bonne heure et ne vous espargnez.

    Montrez-vous digne d’elle et son amour gaignez.

    La lice est toute preste, allez en vostre tente

    Endosser le harnois, j’apperçoy Bradamante.

    Scène IV

    BRADAMANTE, HIPPALQUE, CHARLEMAGNE

    BRADAMANTE

    Hippalque, mon amour, que feray-je? tu vois

    Que j’aime un arrogant qui est sourd à ma vois,

    Qui se rit des langueurs dont sa beauté me lime,

    Qui n’a que sa valeur et sa force en estime.

    Las pauvrette!

    CHARLEMAGNE

    Ma fille, il vous faut apprester.

    Leon veut par le fer vostre amour conquester.

    Il s’offre à la bataille avecques la cuirace,

    Le brassart, le bouclier, l’armet, la coutelace.

    Il ne tardera guère; allez, dépeschez-vous:

    Je désire beaucoup que l’ayez pour espoux.

    BRADAMANTE

    Sire, par vostre loy je ne seray tenue

    De prendre aucun mary qui ne m’aura vaincue.

    CHARLEMAGNE

    Je ne l’entens qu’ainsi, telle est ma volonté.

    BRADAMANTE

    J’espere qu’il sera de ma main surmonté.

    HIPPALQUE

    Il n’est venu si loin de la mer Thracienne

    Sans avoir balancé vostre force à la sienne.

    BRADAMANTE

    Ce debile Gregeois, ce jeune effeminé?

    HIPPALQUE

    Voyez combien il est à combatre obstiné.

    BRADAMANTE

    Il se pense assez fort pour vaincre une pucelle.

    HIPPALQUE

    Pucelle qui a peu d’hommes pareils à elle.

    BRADAMANTE

    Il a sous cest espoir son voyage entrepris.

    HIPPALQUE

    S’il n’a point d’autre attente, il n’aura pas le prix.

    BRADAMANTE

    Plutost palle à ses pieds je resteray sans ame,

    Qu’autre que mon Roger m’ait jamais pour sa femme.

    Est l’empire Gregeois de beautez despourveu?

    Pourquoy me poursuit-il? je ne l’ay jamais veu.

    Veut-il avoir de force en son lict une amie?

    Ne sçait-il pas assez que Roger est ma vie,

    Que je n’aime que luy? Pourquoy vient-il tenter

    Le desir de mon père, et ses sceptres vanter?

    Ce n’est rien de grandeurs, de royaumes, d’empires,

    De havres et de ports, de flottes, de navires,

    Si l’amour nous bourrelle. Et vaudroit mieux cent fois

    Mener paistre, bergere, un troupeau par les bois,

    Contente en son amour, qu’Emperière du monde

    Regir sans son amy toute la terre ronde.

    HIPPALQUE

    Mais pensons à combatre. Il est temps d’aviser

    De vestir le harnois et l’espee aiguiser,

    Puis que Leon est prest, que la lice est ouverte,

    Et la place de peuple autour du champ couverte.

    BRADAMANTE

    Je seray tost armee, et preste de ranger

    Avec le fer luisant ce fascheux estranger.

    Scène V

    ROGER, sous les armes de Leon

    O Dieu! jusques à quand ardra sur moy ton ire?

    Jusqu’à quand languiray-je en ce cruel martyre?

    Jusqu’à quand ma pauvre ame habitera ce corps?

    Quand seray-je insensible en la plaine des morts?

    Qui suis-je? où suis-je? où vay-je? O dure destinee

    O fatale misere à me nuire obstinee!

    Quel harnois est-ce cy? contre qui l’ay-je pris?

    Quel combat ay-je à faire? Hé Dieu qu’ay-je entrepris!

    Veillé-je ou si je dors! sont ce point des allarmes

    De l’enchanteur Atlant, ou d’Alcine les charmes?

    Me voici desguisé, mais c’est pour me tromper.

    Je porte un coutelas, mais c’est pour m’en frapper.

    J’entre dans le combat pour me vaincre moymesme.

    Le prix de ma victoire est ma despouille mesme.

    Qui veit onc tel malheur? Leon triomphera

    De Roger, et Roger sa victoire acquerra:

    Je suis ore Leon et Roger tout ensemble.

    Chose estrange! un contraire au contraire s’assemble.

    Qu’il m’eust bien mieux valu souffrir l’affliction

    D’où Leon me tira, que cette passion!

    Helas je suis entré d’un mal en un martyre!

    De tous aspres tourmens mon tourment est le pire.

    A mon sort les Enfers de semblables n’ont rien:

    Ils ont divers tourmens, mais moy je suis le mien,

    Moymesme me punis, moymesme me bourrelle;

    Je suis mon punisseur et ma peine cruelle;

    Je me suis ma Mégère et mes noirs coulevreaux,

    Mes cordes et mes fers, mes fouets et mes flambeaux.

    O piteux infortune! Ay-je esté si mal sage,

    Si privé de bon sens que jurer mon dommage?

    Que promettre à Leon de luy livrer mon coeur,

    Et d’estre de moymesme à son profit vaincueur?

    Encor si à moy seul je faisois cet outrage.

    Mais Bradamante, hélas! le souffre davantage.

    Il faut n’en faire rien. Mais quoy? tu l’as promis.

    C’est tout un; ne m’en chaut, il n’estoit pas permis.

    Si ma promesse estoit de faire à Dieu la guerre,

    A mon pere, à ma race, à ma natale terre,

    La devroy-je tenir? non, non, seroit mal fait.

    De promesse mechante est tres mechant l’effet.

    Voire, mais tu luy es attenu de ta vie.

    Las! de ma vie, ouy bien, mais non pas de m’amie.

    Il est venu de Grece en France sous ta foy.

    S’est offert au combat se faisant fort de toy;

    Tout son honneur y pend, il n’est pas raisonnable

    De luy faulser promesse estant son redevable.

    Allons donc, de par Dieu, puis que j’y suis tenu.

    Combatons l’estomach, le col ou le flanc nu,

    Pour mourir de la main de celle que j’offense.

    Je recevray la peine en commettant l’offense.

    Je ne puis mieux mourir, puis qu’il faut que ce jour

    M’arrache par ma faute et: la vie et l’amour.

    Mais d’ailleurs je faudrois car de ma foy promise

    Je ne m’acquitte point combattant par feintise:

    Puis l’ennuy de la vierge en deviendroit plus grand

    Et se tueroit possible avec le mesme brand.

    Quoy donc? l’offenseray-je? hélas! je n’ay pas garde!

    Je me mettroy l’espee au coeur jusqu’à la garde

    Si je voyoy rougir sur son estomac blanc

    Ou dessur son armeure une goute de sang.

    Je ne veux que parer aux coups de son espee,

    Sans qu’elle soit au vif de la mienne frapee.

    Scène VI

    BRADAMANTE

    Si je le puis atteindre avec le coutelas,

    Je l’envoiray chercher une femme là-bas.

    Ce mignon, ce beau-fils, qui n’a bougé de Grece,

    Et qui ne feit jamais preuve de sa prouesse,

    N’a couru la fortune et ne s’est hasardé:

    Mais s’est tousjours le corps sans mal contregardé,

    Contant de son beau nom, et ores vient en France

    Faire monstre à nos yeux de sa magnificence.

    Aux François ne se voit un teint si delicat,

    Mais une main robuste endurcie au combat.

    La sueur du harnois est nostre commun baume.

    Les combats, les assauts sont l’esbat du royaume.

    Les cuiraces d’acier, les armets bien fourbis,

    Les brassarts, les cuissots sont nos riches habits.

    Nos licts sont une tante, et souvent la vouture

    De ce grand Ciel courbé nous sert de couverture.

    Nostre ame est courageuse, et ne craint nul effort.

    Nous ne prisons rien tant qu’une honorable mort,

    Et nous, Filles, n’avons nos poitrines eprises

    Des yeux de nos amants, mais de leurs vaillantises.

    Or vienne ce musqué, qui ne feit jamais rien

    Et qui n’est renommé que pour l’Empire sien:

    A son dam apprendra qu’il n’est point de vaillance

    Qu’on doive comparer à la valeur de France,

    Et qu’acquerir ne faut par importunité,

    D’une fille l’amour qu’on n’a point merité.

    Acte IIII

    Scène I

    Scène I

    LA MONTAGNE, AYMON, BEATRIX

    LA MONTAGNE

    Qui eust jamais pensé que ce prince de Grece

    Eust en luy tant de coeur, tant de force et d’adresse,

    Veu qu’il n’estoit cogneu des Paladins François,

    Et qu’on prise assez peu les armes des Gregeois?

    Toutefois il est brave et vaillant au possible.

    Son ame est genereuse et sa force invincible.

    AYMON

    Que dit ce gentilhomme?

    LA MONTAGNE

    Il est César de nom,

    Mais il l’est maintenant de faict et de renom.

    AYMON

    C’est de Leon qu’il parle, escoutons-le un peu dire.

    LA MONTAGNE

    Chacun luy fait honneur, tout le monde l’admire.

    AYMON

    Il a doncques vaincu; nous voylà hors d’ennuy.

    LA MONTAGNE

    Certe il est digne d’elle autant qu’elle de luy.

    Beatrix.

    Arraisonnons-le un peu.

    AYMON

    J’en ay fort grand’envie.

    Et quoy? nostre bataille est-elle ja finie?

    LA MONTAGNE

    C’en est fait.

    AYMON

    Et qui gaigne?

    LA MONTAGNE

    Ils ont egal honneur.

    AYMON

    Egal? comment cela?

    LA MONTAGNE

    Mais Leon est vaincueur.

    AYMON

    Hà que j’en ay de joye!

    BEATRIX

    Et moy, que j’en suis aise!

    AYMON

    Je ne sçaurois ouir chose qui tant me plaise!

    Mais de grace contez comme tout s’est passé.

    LA MONTAGNE

    Autour du camp estoit tout le peuple amassé,

    Et Charles devisoit avec les preux de France,

    Quand les deux champions après la reverence

    Se plantent opposez l’un à l’autre, aux deux bouts,

    L’un attisé d’amour, et l’autre de courroux.

    Un pennache ondoyoit sur leurs brillantes armes.

    Chacun prisoit le port de ce pair de gensdarmes,

    Leur demarche et leur grace: ils sembloyent deux soleils,

    Ils paroissoyent en force et prouesse pareils.

    Ils firent quelque pause aux portes des barrieres,

    S’entroeilladant l’un l’autre au travers des visieres:

    Et ressembloit la vierge, au mouvoir de son corps,

    Un genereux cheval qu’on retient par le mors

    Trop ardent de la course, et qui, l’oreille droite,

    La narine tendue et la bouche mouete,

    Frappe du pié la terre, et marchant çà et là,

    Monstre l’impatience et la fureur qu’il a.

    La voix ne fut si tost de la trompette ouye,

    Que l’espee en la main elle court resjouye

    Contre son adversaire, et semble à l’approcher

    D’une tourmente esmeue encontre un grand rocher.

    L’autre marche à grand pas, et plus grave, ne montre

    Avoir tant de fureur qu’elle, à ce dur rencontre:

    Il saque au poing l’espee, et destourne et soustient

    Les grands coups qu’elle rue, et ferme se maintient.

    Comme une forte tour sur le rivage assise,

    Par les vagues battue, et par la froide bise,

    Ne s’en esbranle point, dure contre l’effort

    De l’orage qui bruit et tempeste si fort,

    Ainsi luy sans ployer sous l’ardente furie

    Et les aspres assauts de sa douce ennemie

    Qui chamaille sans cesse, ores haut, ores bas,

    Par le chef, par le col, par les flancs, par les bras,

    Ne s’esmeut de la charge, ains s’avance, ou se tourne,

    Ou recule en arrière, et le malheur destourne.

    Il s’arreste par fois, et par fois s’avançant,

    De la main et du pié se va comme elançant,

    Puis soudain se retire, et jette la rudache

    Au devant de l’espee et rend le coup plus lasche.

    Il tire peu souvent, et encores ses coups,

    Comme en feinte tirez, sont debiles et mous.

    Il prend garde à frapper où sa dextre ne nuise,

    Et là par grande addresse à tous les coups il vise:

    Mais elle s’en courrouce, et ce courtois devoir

    Fait redoubler sa haine, ainsi qu’il semble à voir.

    Tantost fiert du trenchant, et tantost de la pointe;

    Elle cherche où l’armure est à l’armure jointe;

    Elle voltige, et tourne incessamment la main,

    Le sonde en tous endroits, mais son labeur est vain.

    Comme un qui pour forcer une ville travaille,

    Ceinte de grands fossez et d’espaisse muraille

    De toutes parts flanquee, ore fait son effort

    Contre un gros boulevard ou contre un autre fort,

    Ore bat une tour, ore assaut une porte,

    Ore donne escalade à la muraille forte,

    S’attaque à tous endroits, en vain essaye tout:

    Il y perd ses soldats et n’en vient point à bout.

    La vierge ainsi se peine, et tant moins elle espere

    Vaincre son ennemi, d’autant plus se colere,

    D’autant plus fait d’effort; le feu sort de ses coups,

    Et ne sçauroit briser mailles, lames, ne clous.

    En fin elle se lasse, et halette de peine;

    Elle fond en sueur et se met hors d’haleine;

    La main luy devient foible, et ne peut plus tenir

    L’indigne coutelace, et l’escu soutenir.

    La force luy défaut: mais la colere aigue,

    La honte et le despit de se trouver vaincue

    Luy renfle le courage: et laschant le pavois

    Prend à deux mains l’espee, et bat sur le harnois

    Comme sur une enclume au milieu d’une forge,

    Où quelque grand Cyclope un corps d’armures forge.

    Ses coups drus et pesans passent l’humain pouvoir;

    La force luy redouble avec le desespoir;

    D’ahan elle se courbe, et semble avoir envie

    De perdre en cet effort la victoire et la vie.

    Leon frais et dispos comme en ayant pitié,

    Pour finir ce combat, entrepris d’amitié,

    Commence à la presser la suivre, la contraindre,

    Feint redoubler ses coups, sans toutefois l’atteindre,

    La poursuit,la resserre; il la pousse et la poind,

    Et lasse la reduit jusques au dernier point.

    Charles fait le signal, et Leon se retire:

    Bradamante fremist de dueil, de honte, et d’ire.

    Le Conseil s’assembla, qui, de Charles requis,

    Dit que Leon avoit Bradamante conquis,

    Qu’il la devoit avoir pour legitime espouse.

    AYMON

    Et que dit l’Empereur?

    LA MONTAGNE

    Qu’il entend qu’il l’espouse.

    AYMON

    O Dieu, que de ta main les faits sont merveilleux!

    Tu as ore abatu le coeur des orgueilleux:

    Bradamante a trouvé maintenant qui la donte.

    BEATRIX

    Elle n’en faisoit cas.

    AYMON

    Mais elle en avoit honte.

    Je vay trouver le Roy, pour ensemble adviser

    De l’endroit et du jour de les faire espouser.

    Scène II

    ROGER

    Gouffres des creux enfers, Tenariens rivages,

    Ombres, Larves, Fureurs, Monstres, Démons et Rages,

    Arrachez-moy d’ici pour me rouer là-bas:

    Tous tous à moy venez, et me tendez les bras.

    Je sens plus de douleurs, je souffre plus de peines

    Qu’on n’en sçauroit souffrir sur vos dolentes plaines.

    Je suis au desespoir, je suis plein de fureur;

    Je ne projette en moy que désastre et qu’horreur.

    Je ne veux plus du jour, j’ay sa lampe odieuse;

    Je veux chercher des nuits la nuit la plus ombreuse,

    Un lieu le plus sauvage et le plus escarté

    Qui se trouve sur terre, un rocher deserté,

    Solitaire, effroyable, où, sans destourbier d’homme,

    Le dueil, l’amour, la rage, et la faim me consomme.

    Où me puis-je laver de l’horrible forfaict

    Que j’ay, monstre exécrable, à ma maistresse faict?

    Je l’ay prise de force, et de force ravie

    A moy, à son amour, et à sa propre vie,

    Pour la donner en proye, et en faire seigneur

    (Ingrate cruauté!) son principal haineur?

    O terre, ouvre ton sein! ô ciel lasche ton foudre,

    Et mon parjure chef broye soudain en poudre!

    J’ay madame conquise, et un autre l’aura;

    J’ay gaigné la victoire, un autre en bravera.

    Ainsi pour vous, taureaux, vous n’escorchez la plaine;

    Ainsi, pour vous, moutons, vous ne portez la laine;

    Ainsi, mousches, pour vous aux champs vous ne ruchez,

    Ainsi pour vous, oiseaux, aux bois vous ne nichez.

    Hà regret éternel, crèvecoeur, jalousie,

    Dont ma detestable ame est justement saisie!

    Mourons tost, depeschons, ne tardons plus ici;

    Allons voir les Enfers le Royaume noirci;

    Je n’ay plus que du mal, et des langueurs au monde;

    Ce qu’il ha de plaisir à douleur me redonde.

    Adieu cuirace, armet, cuissots, greves, brassars;

    Adieu, rudache, espee, outils sanglans de Mars,

    Dont le Troyen Hector s’arma jadis en guerre:

    Je ne vous verray plus, devalé sous la terre.

    Et vous Maistresse adieu adieu Maistresse helas!

    Pardonnez-moy ma coulpe, et n’y repensez pas.

    J’ay failli, j’ay forfait, il faut qu’on me punisse.

    Je soumets corps et ame à tout aspre supplice.

    Je ne refuse rien, pourveu que mon tourment

    Tire de vostre coeur tout mescontentement,

    Que vous me pardonnez devant que je trespasse,

    Si que mourir je puisse en vostre bonne grace.

    Scène III

    BRADAMANTE, HIPPALQUE

    BRADAMANTE

    Ha fille miserable et regorgeant de maux!

    O du Sort outrageux trop outrageux assauts!

    O malheureuse vie en miseres plongee!

    O mon ame, ô mon ame à jamais affligee!

    Que feray-je? où iray-je? et que diray-je plus?

    Je suis prise à mes rets, je suis prise à ma glus.

    Ah Bradamante où est ta prouesse guerriere?

    Où est plus ta vigueur et ta force premiere?

    Bras traistres, traistres acier, et pourquoy n’avez-vous

    Poussé dans son gosier la roideur de vos coups?

    Une goutte de sang n’est de son corps sortie;

    Nulle escaille ne lame est de son lieu partie;

    Il n’a point chancelé, ferme comme une tour

    Que la mer abayante assaut tout alentour.

    Et folle je pensois ne trouver rien sur terre

    Que Roger seulement, qui me vainquist en guerre:

    Toutefois ce Gregeois qui n’est pareil à luy,

    Qui n’acquist onc honneur, m’a domtee aujourdhuy.

    Las! Roger, où es-tu, où es-tu ma chere ame?

    Où es-tu, mon Roger? en vain je te reclame,

    Tu n’entens à mes cris. Es-tu seul des mortels

    Qui n’ayes entendu publier mes cartels?

    Chacun l’a sceu, Roger: les peuples Iberides,

    Les Mores, les Persans, les Getes, les Colchides,

    Et tu l’ignores seul; cela toy seul ne scais,

    Qu’espandre pour toy seul par le monde je fais.

    HIPPALQUE

    Hé mon Dieu, que vous sert ceste larmeuse plainte?

    Pourquoy vous gesnez-vous d’une chose contrainte?

    Pourquoy plorez-vous tant? que souspirez-vous tant?

    Pensez-vous le malheur rompre en vous tourmentant?

    BRADAMANTE

    Ma compagne, m’amie, hé que j’ay de tristesse!

    Le dueil, l’amour, la haine et la crainte m’oppresse.

    Je suis au desespoir, au desespoir je suis:

    Je n’ay plus que la mort pour borner mes ennuis.

    HIPPALQUE

    Ne vous desolez point. Il n’y a maladie,

    Tant soit elle incurable; où lon ne remedie:

    Il fault prendre courage et tousjours esperer.

    Dieu vous peut (s’il luy plaist) de ces malheurs tirer.

    BRADAMANTE

    Et comment? quel moyen? qu’à Leon j’obeisse

    Par ses armes vaincue, et sois Imperatrice?

    Hà non! plustost la mort se coule dans mon sein,

    Et plustost me puissé-je enferrer de ma main

    Que d’estre oncques à luy: j’en suis là resolue.

    Je sçay que d’un chacun j’en seray mal-voulue:

    Charles s’en faschera, et mon père sur tous

    Vomira contre moy le fiel de son courroux.

    Je seray justement inconstante estimee,

    Des Grecs et des François impudente nommee;

    Leon j’offenseray: mais tout m’est plus leger

    Et de moindre peché que d’offenser Roger.

    HIPPALQUE

    Je voy Marphise seule, allons par devers elle:

    Elle en pourra possible avoir quelque nouvelle.

    Scène IV

    MARPHISE, BRADAMANTE, HIPPALQUE

    MARPHISE

    Quelle fureur, mon frere, a vostre esprit espoind

    De quitter vostre Dame et ne la revoir point?

    D’abandonner la Cour, et moy vostre germaine,

    Me laissant en destresse, et Bradamante en peine?

    La pauvre Bradamante, ha que j’en ay pitié!

    Jamais ne fut je croy, plus constante amitié.

    Las! que sera-ce d’elle? Elle avoir esperance

    Qu’au bruit de son cartel vous reviendriez en France;

    Un chacun l’estimoit, son pere en avoit peur,

    Qui a tant ce Leon et son Empire au coeur:

    Et ores la pauvrette, et mocquée et trompee,

    Est la femme du Grec par le droit de l’espee.

    BRADAMANTE

    Dieu m’en garde, ma soeur, je veux plustost mourir.

    MARPHISE

    Helas! que je voudrois vous pouvoir secourir.

    Mais quoy? tout est perdu, que sçaurions-nous plus faire?

    La peine en est à vous, et la coulpe à mon frère.

    Prenez le sort en gré, c’est Dieu qui l’a permis.

    Leon vous doit avoir, puis qu’on luy a promis.

    BRADAMANTE

    Jamais, ma soeur.

    MARPHISE

    Mais quoy? seroit-il raisonnable?

    BRADAMANTE

    Le soit ou ne le soit, mon coeur est immuable.

    MARPHISE

    Quelle excuse aurez-vous de ne le faire pas?

    BRADAMANTE

    J’auray pour mon excuse un violent trespas.

    MARPHISE

    Un trespas! et pourquoy? n’avances point vostre heure.

    BRADAMANTE

    Je mourray, je mourray: je n’ay chose meilleure.

    MARPHISE

    Et que diroit Roger entendant vostre mort?

    BRADAMANTE

    Que morte je seray pour ne luy faire tort.

    MARPHISE

    Mais il auroit causé vostre mort outrageuse.

    BRADAMANTE

    Non, ainçois la fortune à mon bien envieuse.

    MARPHISE

    Il mourroit à l’instant qu’il sçauroit vostre fin.

    BRADAMANTE

    J’ay peur qu’il soit desja de la mort le butin.

    MARPHISE

    Non est pas, si Dieu plaist il en seroit nouvelle.

    BRADAMANTE

    S’il vit, il est épris de quelque amour nouvelle.

    MARPHISE

    N’ayez peur qu’il soit onc d’autre amour retenu.

    BRADAMANTE

    Qu’au bruit de ce combat n’est-il donques venu?

    MARPHISE

    Hélas! je n’en sçay rien; j’ay peur qu’il soit malade.

    BRADAMANTE

    Leon luy auroit bien dressé quelque embuscade,

    Comme il est fraudulent, et l’aurois pris, de peur

    Qu’il fust à son dommage encontre moy vaincueur.

    HIPPALQUE

    Je sçay bien un moyen pour brouiller tout l’affaire.

    MARPHISE

    Et quel? ma grand amie.

    BRADAMANTE

    Et que faudroit-il faire?

    MARPHISE

    Je volle toute d’aise.

    BRADAMANTE

    Hippalque, mon amour.

    MARPHISE

    Mon coeuret je te piy, fay nous quelque bon tour.

    HIPPALQUE

    La fourbe est bien aisee, il faut que vous, Marphise,

    Allez vers l’empereur, et que de galantise

    Soustenez qu’on fait tort à vostre frere absent,

    Mariant Bradamante, et la luy ravissant,

    Veu qu’ils ont devant vous par paroles expresses

    Fait de s’entre-espouser l’un à l’autre promesses:

    Qu’un sceptre ne doit pas la faire varier,

    Qu’on ne la sçauroit plus à d’autres marier:

    Que si par arrogance elle veut contredire,

    Les armes en la main soustiendrez vostre dire.

    Bradamante y sera qui, le front abbaissant,

    Ira par son maintien vos propos confessant;

    Lors Charles et ses Pairs ne voulans faire outrage

    A Roger, suspendront ce dernier mariage.

    Il viendra ce pendant, ou quelque autre moyen

    Se pourra presenter commode à nostre bien.

    MARPHISE

    J’approuve ce conseil: car si Leon s’y treuve,

    Il faudra qu’avec moy par l’honneur il s’espreuve

    Pour défendre sa cause, et j’espère qu’apres

    Vous n’aurez plus de mal de luy, ny d’autres Grecs.

    Scène V

    LEON, CHARLES, AYMON, MARPHISE, BEATRIX

    LEON

    Magnanime empereur, dont le nom venerable

    Est aus fiers Sarrasins et aus Turcs redoutable,

    Qui le sceptre François faites craindre par tout

    D’un bout de l’univers jusques à l’autre bout,

    Et qui ce grand Paris, vostre cité Royale,

    En majesté rendez aux deux Rommes égale,

    Heureuse est vostre France, et moy plein de grand

    De m’estre ici trouvé pour voir vostre grandeur,

    Et d’avoir eu de vous tesmoignage honorable

    Aux prix de ma valeur, qui vous est redevable.

    CHARLES

    Mon fils, vostre vertu s’est montree à nos yeux

    Comme l’alme clairté d’un soleil radieux.

    Ma voix ne la sçauroit rendre plus héroïque.

    Le tesmoignage est vain en chose si publique.

    Vrayment vous méritez d’un Auguste le nom,

    Et méritez aussi d’estre gendre d’Aymon,

    Bradamante espousant, que vostre vaillantise

    Et vostre ferme amour a doublement conquise.

    LEON

    Sire, vous plaist-il pas la faire icy venir,

    Pour de nostre nopçage ensemble convenir?

    CHARLES

    Je le veux. Hà voicy le bon duc de Dordonne,

    Noble sang de Clairmont qui vous affectionne,

    Vostre race et vaillance il honore: et voici

    La duchesse sa femme, et Bradamante aussi.

    Vous, Aymon, sçavez bien que le prince de Grece,

    Aussi grand en vertu comme il est en noblesse,

    Poursuit vostre alliance, et s’est acquis vaincueur

    En publique combat vostre fille, son coeur.

    Ore voulez-vous pas vos promesses conclure,

    Et determiner jour pour la nopce future?

    AYMON

    Ouy, Sire. Je n’ay rien qui me plaise si fort

    Que me voir allié d’un prince si accort.

    Je me sens bien-heureux, et Bradamante heureuse

    D’entrer en une race et noble et valeureuse.

    LEON

    Moy plus heureux encor, d’avoir une beauté

    Dont mon coeur si long temps idolâtre a esté,

    Et qui, vraye Amazone, est aussi belliqueuse

    (Rare faveur du ciel) que belle et gracieuse.

    Puis elle est d’un estoc d’hommes vaillants et forts,

    Les premiers de la terre en Martiaus efforts,

    De Renauts, de Rolands, les foudres de la guerre,

    D’Ogers et d’Oliviers, plus craints que le tonnerre.

    CHARLES

    Tout l’Orient n’est point en gemmes si fécond

    Qu’est en hommes guerriers la race de Clairmont.

    Jadis le cheval grec n’eut les entrailles pleines

    De tant de bons soldats et de bons capitaines

    Que de cette famille, il en sort tous les jours,

    Indomtez de courage aux belliqueux estours.

    La loy de Jesus-Christ par eux est maintenue,

    Et la fureur Payenne en ses bords retenue,

    Comme un torrent enflé, qui par la plaine bruit

    Et jà prez et jardins de ses ondes destruit,

    Entraîneroit maisons, granges, moulins, estables,

    S’il n’estoit arresté par rempars défensables,

    Qui rompent sa fureur, et ne permettent pas

    Qu’il desborde, et s’espande aux endroits les plus bas.

    AYMON

    C’est par vostre vertu, que cette heureuse France

    Sert encor’ Jesus-Christ, vous estes sa defense.

    CHARLES

    La puissance Chrestienne accroistra de moitié

    Par ce noeu conjugal qui joint nostre amitié,

    Quand l’un et l’autre Empire, unissant ses armées,

    Guerroyra les Payens aux terres Idumees,

    Ou en la chaude Egypte, en l’Afrique, et aux bords

    De l’Espagne indomtee, où j’ay fait tant d’efforts.

    BEATRIX

    Mais pensons d’ordonner du jour du mariage,

    A fin qu’on se prepare et mette en equipage.

    LEON

    Ce ne sera si tost que j’en ay de desir.

    AYMON

    Sire, il depend de vous, s’il vous plaist le choisir

    CHARLES

    Je veux que par tout soit la feste publiee.

    MARPHISE

    Il n’est pas raisonnable, elle est ja mariee.

    AYMON, BEATRIX

    Mariee? et à qui? Elle ne le fut onc;

    Jamais n’en fut parlé.

    MARPHISE

    Elle vous trompe donc.

    BEATRIX

    Ma fille mariée?

    AYMON

    Il n’en fut onc nouvelle.

    BEATRIX

    Sans le respect que j’ay.

    CHARLES

    Que sert ceste querelle?

    Bradamante est presente, il la faut enquerir.

    AYMON

    Qu’elle disse à qui c’est.

    Cela me fait mourir.

    MARPHISE

    C’est à Roger, mon frere.

    AYMON, BEATRIX

    O Dieu! quelle impudence!

    CHARLES

    Comment le sçavez-vous?

    MARPHISE

    Ce fut en ma presence.

    BEATRIX

    Ils s’entre-sont promis?

    MARPHISE

    Voire avecque serment.

    LEON

    J’ay tousjours entendu qu’il estoit son amant.

    AYMON, BEATRIX

    O qu’elle est effrontee!

    MARPHISE

    O fille desloyale!

    Et faut-il sous couleur d’une Aigle imperiale,

    D’un sceptre, d’un tiare ainsi vous oublier?

    O! que l’ambition fait nos ames plier!

    CHARLES

    Mais qu’en dit Bradamante?

    MARPHISE

    Et que peut elle dire?

    CHARLES

    Levez un peu le front.

    AYMON

    Ne la croyez pas, Sire.

    MARPHISE

    Si elle contredit, je la veux desfier:

    J’ay les armes au poing pour le verifier.

    S’y offre qui voudra, je soustiens obstinee

    Qu’elle s’est pour espouse à mon frere donnee,

    Et que l’on ne sçauroit, qui ne luy fera tort,

    A d’autres la donner jusqu’à tant qu’il soit mort.

    CHARLES

    Elle ne répond rien.

    MARPHISE

    Elle se sent coupable,

    Et reconnoist assez mon dire veritable.

    AYMON

    C’est une pure fraude ourdie encontre moy.

    Bradamante à Roger n’a point donné sa foy.

    Aussi ne pouvoit-elle, estant en ma puissance.

    Une telle promesse est de nulle importance.

    Puis, où fut-ce? quand fut-ce? estoit-il ja chrestien?

    Il n’y a que deux jours qu’il combatoit, payen,

    Nos peuples baptisez: or, estant infidelle,

    Il ne pouvoit avoir d’alliance avec elle.

    C’est abus, c’est abus; jamais n’en fut rien dit:

    Au contraire elle-mesme a pratique l’edit

    Qui a conduit Leon, un si notable prince,

    Depuis le bord Gregeois jusqu’en cette province,

    Pour entrer en bataille: et ore, estant vaincueur,

    Qu’on le vienne frauder par un propos mocqueur,

    Une baye, un affront, et sur tout que vous, Sire,

    Vueillez pour tout cela revoquer vostre dire,

    Il est deraisonnable. Il faut que le combat

    Faict aux yeux d’un chacun ait vuidé tout debat.

    CHARLES

    Je ne veux rien resoudre en affaire si grande

    Que des gens de conseil advis je ne demande.

    Un roy, qui tout balance au poix de l’equité,

    Doit juger toute chose avecque meureté.

    MARPHISE

    Puisque cette pucelle à Roger s’est donnee,

    Leon ne peut l’avoir sous un juste Hymenee

    Tant que Roger vivra. Qu’ils se battent tous deux

    A la lance et l’espee, et cil qui vaincra d’eux

    Son rival, envoyé làbas chez Rhadamante,

    Ait sans aucun debat l’amour de Bradamante.

    AYMON

    Ce n’est pas la raison, Leon a combattu,

    Son droit suffisamment est par luy debatu.

    MARPHISE

    Que vous nuist ce combat?

    AYMON

    Il seroit inutile.

    Car vaincueur ou vaincu Roger n’aura ma fille.

    LEON

    J’accepte le party. Non, non, ne craignez point;

    J’ay pour luy cet estoc, qui tousjours trenche et poind.

    Sire, permettez-moy d’entrer encore en lice,

    Et que de s’y trouver Roger on advertisse.

    CHARLES

    Je desire plustost par douceur accorder

    Vos differens esmeus que de vous hasarder.

    Je ne veux pas vous perdre, estans de tel merite

    Tous deux braves guerriers et champions d’elite.

    Ce seroit grande perte à nostre chrestienté,

    Que l’un de vous mourust outre nécessité,

    LEON

    Dieu dispose de tout; il donra la victoire

    A celuy qu’il voudra, l’autre au Styx ira boire.

    Marphise, c’est à vous de faire icy trouver

    Vostre Roger, à fin de nous entresprouver.

    Scène VI

    LEON, BASILE

    LEON

    Quand ce seroit Renaut, quand seroit Roland mesme,

    Que le ciel a doué d’une force supreme,

    Je l’oserois combatre, ayant ce chevalier,

    Qui est plus mille fois que nul autre guerrier,

    Il n’a point de pareil: que ce beau Roger vienne,

    Et l’espee à la main ses promesses soustienne,

    Il luy fera bien tost son ardeur appaiser,

    Et au lieu d’une amie une tombe espouser.

    Mais voylà pas Basile, honneur de nostre Grece,

    A qui tous mes secrets fidellement j’addresse?

    Basile mon amy, je me vien d’engager,

    De promesse à la Cour, de combatre Roger.

    BASILE

    Roger, ce grand Achille, à qui la France toute

    Ne sçauroit opposer Paladin qu’il redoute!

    LEON

    C’est ce mesme Roger.

    BASILE

    Il n’est pas à la Cour.

    LEON

    Sa soeur Marphise y est.

    BASILE

    Est ce un combat d’amour?

    LEON

    C’est pour ma Bradamante.

    BASILE

    Et qui vous la querelle?

    LEON

    Marphise pour Roger.

    BASILE

    Que pretend-il en elle?

    LEON

    Il pretend l’espouser.

    BASILE

    L’espouser? et comment?

    LEON

    Pour luy avoir promis.

    BASILE

    J’estime qu’elle ment.

    LEON

    C’est d’où vient nostre guerre.

    BASILE

    Et qu’en dit Bradamante?

    LEON

    Elle monstre à son geste en estre consentante.

    BASILE

    Monsieur. Laissez-la donc et vous tirez de là.

    LEON

    Basile, je ne puis consentir à cela.

    BASILE

    Quoy? voulez-vous mourir pour une ingrate amie?

    LEON

    Je voudrois bien pour elle abandonner la vie.

    Je n’entens toutefois combatre contre luy

    D’autre sorte que j’ay combatu ce jourdhuy.

    BASILE

    Par la force d’un autre?

    LEON

    Ouy bien, de celuy mesme

    Qui m’a tantost conquis ceste beauté que j’aime.

    BASILE

    Il n’est plus avec nous.

    LEON

    Et où donc? ô mon Dieu!

    BASILE

    Il s’en est ore allé.

    LEON

    Helas! et en quel lieu?

    Quel chemin a-t-il pris? qui l’a meu de ce faire?

    BASILE

    Il estoit tout chagrin, et sembloit se desplaire.

    LEON

    Hé Dieu je suis perdu! malheureux, qu’ay-je fait?

    Me voilà blasonné de mon deloyal fait.

    On sçaura mon diffame, et la tourbe accourue

    Du peuple autour de moy me hûra par la rue.

    Ces chevaliers françois, du monde la terreur,

    Qui ont l’honneur si cher, m’auront tous en horreur,

    Et ma maistresse mesme (ah! que la terre s’ouvre)

    Crèvera de despit. Charles et tout le Louvre

    Se riront bien de moy, d’avoir homme peureux

    Usurpé le loyer d’un homme valeureux.

    Ha timide poltron, par mon dol je décrie

    Moy, mon pere, ma race, et toute ma patrie!

    J’ay promis de combattre en autruy me fiant,

    Et du premier succez trop me glorifiant,

    Et faudray de promesse, et la cour abusee

    Fera de ma vergongne une longue risee.

    Ha chetif!

    BASILE

    Mais tandis qu’ici vous souspirez,

    Au lieu de vous guarir vostre mal empirez.

    Ne perdons point de temps, ains suyvons-le à la trace,

    Et le cherchons par tout courans de place en place.

    Acte V

    Scène I

    LEON, ROGER

    LEON

    Dea mon frere, et pourquoy ne me l’avies-vous dit?

    Pensiez-vous qu’en cela je vous eusse desdit?

    Que j’eusse voulu perdre, après un tel merite,

    Le meilleur chevalier qui sur la terre habite?

    Vous m’avez fait grand tort de douter de ma foy,

    Et d’avoir eu besoin de ce qui est à moy.

    ROGER

    Invincible Cesar, je n’eusse osé vous dire

    La cause de mon dueil, et de mon long martyre.

    Las! vous eussé-je dit que j’avoy nom Roger,

    Que j’estoy là venu pour vous endommager?

    Que j’estoy le souci de vostre belle Dame,

    Brûlé du mesme feu qui consomme vostre ame?

    LEON

    Je fus de vostre amour si ardemment épris

    Pour vos faits valeureux, que quand vous fustes pris,

    Si j’eusse eu de vostre estre et dessein connoissance,

    Je ne vous eusse moins porté de bien-veillance.

    Mais depuis, que privant vostre coeur de son bien,

    Au prix de vostre vie avez basti le mien,

    Vous ne deviez douter que mon ame obligee

    Ne fust de vostre mort durement affligee,

    Et que plustost qu’en estre autheur, j’eusse quitté

    Non l’amour, ou le bien, mais la douce clairté.

    ROGER

    Ne vous privez pour moy d’une telle maistresse:

    Ayez-la, prenez-la.

    LEON

    Non, non, je vous la laisse.

    ROGER

    Ne me destournez point de ce constant desir.

    La mort ne mettra guere à me venir saisir.

    Je suis plus que demy dans la barque legere.

    Mon ame veut sortir de sa geole ordinaire;

    Ne la renfermez point; n’enviez son repos;

    Ma mort à vos desirs viendra bien à propos.

    Car tant que je vivray, celle qui vous enflame

    Vous ne pouvez avoir pour légitime femme:

    Il y a mariage entre nous accordé,

    Dont vous avez l’effet jusqu’ici retardé.

    Or ma mort dissoudra ce contract miserable,

    Et ne restera rien qui vous doit dommageable.

    LEON

    Je ne veux pas mon aise avoir par le trespas

    Du meilleur chevalier qui se trouve icy bas.

    Car combien que je l’aime autant que mon coeur mesme,

    Plus qu’elle toutefois vostre vaillance j’aime.

    Ayez-la pour espouse, et n’y soit desormais

    Fait obstacle pour moy qui ne l’auray jamais!

    Je vous cede mon droit; prenez-le à la bonne heure,

    Que sans plus différer vostre amour vous demeure.

    ROGER

    Je supply’ le bon Dieu que sans juste loyer

    Longuement ne demeure un amour si entier,

    Et que j’aye cet heur de quelquefois despendre

    Cette vie pour vous que vous me venez rendre

    Pour la seconde fois. J’en voudrois avoir deux

    Pour en vostre service en estre hasardeux.

    Je vy deux fois par vous; mais combient que l’on rende

    Les biensfaits qu’on reçoit avec usure grande,

    Je ne puis toutefois les rendre que demis,

    Car de les rendre entiers il ne m’est pas permis.

    Vostre amour m’a donné, par deux fois opportune,

    Deux vies, et (malheur!) je n’en puis mourir qu’une.

    LEON

    Laissons-là ces propos; plus grands sont les biensfaits

    Que j’ay receu de vous que ceux-là que j’ay faits.

    Retournons au logis pour un peu vous refaire,

    Puis irons au chasteau pour vos nopces parfaire.

    Scène II

    LES AMBASSADEURS BULGARES, CHARLEMAGNE

    LES AMBASSADEURS

    Que cet Empire est grand en biens et en honneurs!

    Que cette Cour est grosse et pleine de seigneurs!

    Que je voy de beautez! sont-ce des immortelles?

    J’estime que le ciel n’a point choses si belles,

    Le Soleil ne luist point si agreable aux yeux,

    Et le Printemps flori n’est point si gracieux

    Que leurs divins regars, que leurs beautez decloses,

    Que leurs visages saints, faits de lis et de roses.

    Durant la brune nuit les célestes flambeaux,

    Qui brillent escartez, n’éclairent point si beaux.

    Vray Dieu que ce n’est rien de nostre Bulgarie!

    Ce n’est, ma foy, ce n’est que pure barbarie

    Auprès de ce païs: la douceur et l’amour,

    La richesse et l’honneur font à Paris sejour.

    Sire, nos Palatins ont sur nostre province,

    Depuis le dur trespas de Vatran nostre prince,

    Un Chevalier esleu pour nous commander Roy,

    Qui n’a par tout le monde homme pareil à soy.

    Il nous est inconneu, fors à son brand qui tranche,

    Et à son Escu peint d’une licorne blanche.

    Nagueres Constantin avec Leon, son fils,

    Aux plaines de Belgrade eust nos gens deconfis

    Sans ce brave guerrier, qui leur donna courage,

    Et des Grecs ennemis fit un sanglant carnage.

    Seul il les repoussa, terraçant par milliers,

    Au coeur de leurs scadrons, les soldats plus guerriers.

    Il en couvrit la terre en leur sang ondoyante,

    Et du Danube fut la claire eau rougissante.

    L’effroy, l’horreur, le meurtre à ses costez marchoyent,

    Et, quelque part qu’il fust, ennemis trebuschoyent.

    Ils se mirent en route, et la nuit tenebreuse

    Couvrit de son bandeau leur fuitte vergongneuse.

    La noblesse, le peuple, et ceux qui à l’autel

    Font devote priere au grand Dieu immortel,

    Prosternez à ses pied, humbles le mercierent,

    Et que le sceptre il print d’un accord le prierent.

    Mais luy, les refusant, ne daigna sejourner,

    Et personne depuis ne l’a veu retourner.

    Les Estats toutefois l’ont tous eleu pour maistre,

    Ne voulans autre roy que luy seul reconnoistre.

    Ores nous le cherchons par royaumes divers.

    Et pource qu’il n’est Cour en tout cet Univers

    Qui soit en chevaliers tant que la vostre belle,

    Nous y sommes venus pour en ouir nouvelle.

    CHARLEMAGNE

    De ce preux Chevalier sçavez-vous point le nom?

    LES AMBASSADEURS

    Nous ne l’eussions points sceu, ne le disant, sinon

    Que par son Escuyer depuis nostre entreprise

    Nous avons entendu que c’est Roger de Rise.

    CHARLEMAGNE

    Hà puisque c’est Roger, lon ne s’est pas mespris:

    C’est un grand chevalier, d’inestimable prix,

    Il n’est pas maintenant en ceste Cour de France.

    Sa soeur Marphise y est qui a pris sa defense:

    Retirez-vous vers elle, elle pourra sçavoir

    Quand et en quel endroit vous le pourrez revoir.

    Scène III

    CHARLES, AYMON, BEATRIX

    CHARLES

    Que c’est de la vertu! Dieu, que sa force est grande!

    Elle vainc la fortune, et grave luy commande.

    Les biens et les honneurs près d’elle ne sont rien.

    Quiconque est vertueux n’a point faute de bien;

    Il est conneu par tout, tout le monde l’honore;

    Soit qu’il soit en Scythie, ou sur la terre More,

    Aux Bactres, aux Indois, il fait bruire son nom,

    Et tousjours sa vertu luy acquiert du renom.

    Les sceptres luy sont vils, et les richesses blesmes

    Ne luy chaut de porter au front des diadêmes,

    S’enfermer de soudars, et se voir au milieu

    Des peuples amassez reverer comme un dieu.

    Il fait de tels honneurs moindre cas que de fange.

    Son coeur ne va beant qu’à la seule louange.

    Tel est ce preux Roger qui n’ayant rien à soy,

    Voit des peuples felons s’asservir à sa loy,

    Luy offrir leur couronne, et à grande despense,

    L’en faire importuner jusques au coeur de France.

    Qu’en dites-vous, Aymon?

    AYMON

    J’en fay bien plus de cas,

    Le voyant recherché, que je ne faisois pas.

    CHARLES

    Puisque vostre guerriere entre tous le desire,

    Il seroit bon qu’il l’eust.

    AYMON

    Je le voudrois bien, Sire.

    CHARLES

    Mesme si vous sçavez qu’ils s’entre soyent promis.

    AYMON

    Mais nous aurons Leon et son père ennemis.

    CHARLES

    Nous n’aurons pas, peut-estre, ains plustost est croyable

    Que Leon se voyant moins que l’autre agréable,

    Luy porte moindre amour, et possible voudroit,

    Content de sa victoire, entendre en autre endroit.

    AYMON

    J’en auroy grand desir.

    BEATRIX

    Je n’en serois marrie,

    Puis qu’il est maintenant Roy de la Bulgarie.

    CHARLES

    Voicy Leon qui vient en magnifique arroy.

    Il meine un chevalier tout armé quant et soy.

    Sont ses armes qu’il a: mais quoy? que veut-il dire,

    De faire ainsi porter les armes de l’Empire?

    Scène IV

    LEON, CHARLEMAGNE, MARPHISE, AYMON, BEATRIX, LES AMBASSADEURS, ROGER

    LEON

    Voici le Chevalier d’incroyable vertu,

    Qui en champ clos naguiete a si bien combatu.

    Puisqu’il a surmonté la pucelle en bataille,

    Sire, c’est la raison qu’espouse on la luy baille.

    Vous ne voudriez vous-mesme enfeindre vostre ban,

    Le fraudant de sa Dame, honneur de Montauban.

    Nul autre tant que luy merite Bradamante,

    Soit en digne valeur, soit en amour ardante.

    S’il se présente aucun qui le vueille nier,

    Il est prest sur le champ de le verifier.

    CHARLEMAGNE

    Et n’estoit-ce pas vous qui combatiez naguiere,

    Et qui estes vaincueur sorti de la barrière?

    Nous l’avons ainsi creu. Qui est don cestuy-ci,

    Qui pour vous combattant nous a trompez ainsi?

    LEON

    C’est un bon Chevalier de qui la dextre et preste

    De defendre en tous lieux le droit de sa conqueste.

    AYMON

    Qui est cet abuseur? d’où nous est-il venu?

    Je ne veux que ma fille ait un homme inconnu.

    MARPHISE

    Puisque, mon frère absent, cetuy-ci veut pretendre

    Sa femme meriter, je suis pour le defendre:

    Je mourray sur la place, ou luy feray sentir

    Qu’on a de l’offenser un soudain repentir.

    Il ne faut différer; que ce soit à ceste heure,

    Que sans bouger d’icy l’un ou l’autre y demeure.

    LEON

    Il n’est point incogneu, voyez-le sur le front:

    Pleines de son renom toutes les terres sont.

    Hà mon frere, est-ce vous? est-ce vous, ma lumiere?

    Je vous pensois enclos en une triste biere.

    Pourquoy vous celez-vous à vostre cher soeur?

    Pourquoy vous celez-vous à vostre tendre coeur,

    A vostre Bradamante? hé mon frere, hé mon frere,

    Luy vouliez-vous ourdir une mort volontaire?

    Que je vous baise encor; je ne me puis lasser

    De vous baiser sans cesse et de vous embrasser.

    ROGER

    Ne m’en accusez point, ma soeur, ce n’est ma faute.

    Sire, puisse tousjours vostre Majesté haute

    Prosperer en tout bien, et l’Empire Romain

    Paisible reverer vostre indomtable main.

    Vous, Princes, Chevaliers, estonnement du monde,

    Dont vole dans le ciel la gloire vagabonde,

    Soyez tousjours prisez, soyez tousjours heureux,

    Et durent eternels vos faicts chevaleureux.

    CHARLEMAGNE

    Mais dites-moy, mon fils, pourquoy Roger de Rise

    De combatre pour vous a-t-il la charge prise,

    Contre son propre amour? où l’avez-vous trouvé?

    Aviez-vous quelquefois sa valeur esprouvé?

    LEON

    Magnanime Empereur, et vous astres de France,

    Vous connoistrez combien l’amour ha de puissance

    Qui sourd de la vertu, par l’estrange accident

    De Roger en Bulgare arrivé d’Occident.

    CHARLEMAGNE

    J’entendray volontiers cette estrange avanture,

    Si de la nous conter ne vous est chose dure.

    LEON

    Aux champs Bulgariens mon père guerroyoit,

    Et d’hommes et chevaux la campagne effroyoit,

    Pour recouvrer Belgrade à l’empire ravie.

    Vatran, leur Roy Vatran, se l’estoit asservie

    Et la vouloit defendre, ayant de toutes pars

    Pour tenir la campagne amassé des soudars.

    Ils sortent dessur nous d’une ardeur animee,

    Renversant, terraçant la plus part de l’armee,

    Jusqu’à tant que Vatran de ma main abatu

    Leur fist perdre, mourant, le coeur et la vertu.

    Lors nous les repoussons, les hachant mille à mille,

    Et fussions pesle-mesle entrez dedans la ville,

    Sans Roger, qui survint aux deux parts inconnu,

    Par qui de nos soudars fut l’effort retenu.

    Il feit tant de beaux faicts, de prouesses si grandes,

    Qu’il rompit, qu’il chassa nos vainqueresses bandes.

    Je le vey dans les rangs foudroyer tout ainsi

    Qu’en un blé prest à tondre un orage obscurci.

    Je le prins en amour, bien qu’il nous fist outrage,

    Et l’eu tousjours depuis gravé dans mon courage.

    Nous retirons nos gens pour nos maisons revoir.

    Mais Roger, qui eut lors de m’occire vouloir,

    Vint jusqu’en Novengrade, où cogneu d’avanture

    Fut prins et devalé dans une fosse obscure.

    On le condamne à mort: dont estant adverti,

    Du chasteau de mon père en secret je parti.

    J’entre dans la prison, les fers je luy arrache;

    Je le meine en ma chambre ou long temps je le cache.

    Aussi tost fut le ban de Bradamante ouy,

    Dont, pour avoir Roger, je fus fort resjouy,

    Esperant que pour moy, comme il me feit promesse,

    Il iroit au combat et vaincroit maistresse.

    Nous arrivons icy, sans qu’aucun de nous sceust

    Son nom, sa qualité, ny que Roger il fust.

    Il entre dans la lice, il combat, il surmonte,

    Retourne en mon logis, et sur son cheval monte,

    S’en part secrettement, entre en un bois espais,

    Voulant s’y confiner et n’en sortir jamais.

    Or ayant malgré moy la bataille entreprise,

    Pour maintenir mon droit, contre sa soeur Marphise,

    Ne le retrouvant plus, fasché, je cours apres,

    Et le trouve en ce fort confit en durs regrets,

    Résolu de mourir d’une faim languissante,

    Pour m’avoir surmonté sa chère Bradamante;

    Me conte son malheur, son estre et son dessein,

    Me pry’ de le laisser consommer par la faim.

    Je demeure éperdu d’entendre telle chose,

    Puis à le consoler mon esprit je dispose,

    Luy redonne sa Dame, et jurant, luy promets,

    Plustost qu’il en ait mal, n’y pretendre jamais.

    Sire, elle est toute à luy: ne tardez d’avantage

    De faire consommer un si bon mariage.

    CHARLEMAGNE

    Je le veux, je le veux. Qu’en dites-vous, Aymon?

    AYMON

    Je le veux bien aussi, je le trouve tresbon.

    Roger mon cher enfant, ça que je vous embrasse!

    J’ay grand peur que je sois en vostre male-grace:

    Pardonnez-moy, mon fils, si j’ay si longuement

    Tenu par ma rigueur vos amours en tourment.

    LES AMBASSADEURS

    Nous, premiers Palatins de la grand’ Bulgarie,

    Venons offrir aux pieds de vostre seigneurie

    Nos personnes, nos biens, nos honneurs, nostre foy,

    Vous ayant d’un accord eleu pour nostre Roy.

    Ne vueillez refuser nostre humble servitude:

    Nous vous avons cherché en grand’ sollicitude:

    Par maintes regions, pour avoir un seigneur

    Qui nos peuples remplisse et de biens et d’honneur.

    ROGER

    J’accepte le présent qui me fait la province:

    Soyez-moy bons sujets, je vous seray bon prince.

    Je maintiendray le peuple en une heureuse paix,

    Faisant justice droicte à bons et à mauvais.

    Je me consacre à vous, et promets vous defendre

    Contre tous ennemis qui voudront vous offendre.

    LES AMBASSADEURS

    Constantin l’empereur leve de toutes parts

    Pour domter le Royaume un monde de soudars.

    Le peuple est en effroy, la frontiere s’estonne.

    Nous n’avons plus voisin qui ne nous abandonne.

    Mais vous nous conduisant hardis nous passerons,

    Jusqu’au sein de la Grece, et l’en dechasserons.

    ROGER

    S’il plaist à nostre Dieu, qui toute chose ordonne,

    J’iray dans peu de mois recevoir la couronne,

    Pour avec le conseil et l’appuy de vous tous

    Empescher l’ennemy d’entreprendre sur vous.

    LEON

    Il n’en sera besoin, que cela ne vous presse:

    Car puis qu’ils sont à vous, je leur feray promesse,

    Et sous foy d’Empereur, qu’ils seront desormais

    De la part de mon pere asseurez à jamais.

    Vivez en doux repos, et que dans vostre teste

    Ne reste aucun souci qui trouble vostre feste.

    BEATRIX

    Puisque Roger est roy, j’ay mon esprit contant.

    Qu’on mande tost ma fille: et qu’est-ce qu’on attend?

    Dites-luy qu’elle est royne, et que l’on la marie

    A son amy Roger, le Roy de Bulgarie;

    Qu’elle se face belle, et reprenne son teint,

    Qui par ses longues pleurs estoit si fort desteint.

    Scène V

    HIPPALQUE, BRADAMANTE

    HIPPALQUE

    Vray Dieu, que j’ay de joye! ô l’heureuse journee!

    Heureuse Bradamante ! ô moy bien fortunee!

    Jesus, que je suis aise! et qu’aise je me voy!

    Je ne sçay que je fais, tant je suis hors de moy!

    Qui eust jamais pensé d’une amère tristesse

    Voir sourdre tout soudain une telle liesse?

    Tout estoit desastreux, chetif, infortuné.

    Mon âme n’eust deux jours en mon corps sejourné

    Si le mal eust eu cours, car avec ma maistresse

    J’eusse triste rompu le fil de ma jeunesse.

    Hé dieux qu’elle a de mal! l’amour brusle son coeur.

    Le forçant desespoir, le despit, la rancoeur

    La bourelle sans cesse, et la chetive dame

    A la mort, à la mort continûment reclame.

    De son teint, où l’albâtre opposé jaunissoit,

    De sa levre, où la rose en ses plis ternissoit,

    La grace est effacee: une palleur mortelle,

    L’amaigrissant, déteint toute la beauté d’elle.

    Or, grace à nostre Dieu, nostre bon Dieu, l’ennuy

    Qui luy brassoit ce mal est esteint aujourd’huy.

    Je luy vais annoncer nouvelle assez bastante

    Pour morte l’arracher de la tombe relante.

    Que de joye elle aura! Celuy, comme je croy,

    Qui condamné reçoit la grace de son Roy

    Sur le triste eschafaut prest de laisser la vie,

    N’est d’aise si ravi qu’elle en sera ravie.

    Mais je la voy venir: hélas! quelle pitié!

    Quelle est deconfortee! ô cruelle amitié!

    Elle croise les bras, et tourne au ciel la veuë.

    Elle souspire helas! je m’en sens toute esmeuë.

    Je m’en vay l’aborder, car ma foy je ne puis,

    Je ne puis plus la veoir en de si durs ennuis.

    Pourquoy de la douleur vous faites-vous la proye,

    Ores que tout le monde est transporté de joye,

    Que tout rit, que tout danse? Il faut quiter ces pleurs,

    Et ces trenchans soupirs compagnons de douleurs.

    BRADAMANTE

    Las qui vous meut Hippalque? estes-vous en vous-mesme?

    HIPPALQUE

    Je ne veux plus vous voir le visage ainsi blesme.

    Reprenez vostre teint de roses et de lis.

    Ne vous torturez plus: vos malheurs sont faillis.

    Il nous faut nous ébatre.

    BRADAMANTE

    Et qu’est-ce que vous dites?

    HIPPALQUE

    Qu’il nous faut despouiller ces tristesses maudites.

    BRADAMANTE

    Hà Dieu!

    HIPPALQUE

    Ne plorez plus, tout est hors de danger.

    BRADAMANTE

    Voire, rien n’est à craindre.

    HIPPALQUE

    On vous donne Roger.

    BRADAMANTE

    Me venez-vous moquer en destresse si grande?

    HIPPALQUE

    Je ne vous moque point, allons, on vous demande;

    L’Empereur vous attend et vostre pere aussi

    Avec vostre Roger.

    BRADAMANTE

    Roger?

    HIPPALQUE

    Il est ainsi.

    BRADAMANTE

    Dites-moy seurement, sans de mon mal vous rire.

    HIPPALQUE

    Je ne puis par ma foy plus au vray vous le dire.

    BRADAMANTE

    Que Roger est ici?

    HIPPALQUE

    Voire.

    BRADAMANTE

    Vous m’abusez.

    HIPPALQUE

    Il est avec Aymon qui veut que l’espousez.

    BRADAMANTE

    Mon Dieu! le sens me trouble! Est-ce point quelque songe?

    HIPPALQUE

    Non, ce que je vous dy n’est songe ne mensonge.

    BRADAMANTE

    Mais dy-moy, ma soeurete, est mon Roger venu?

    HIPPALQUE

    Il est dans le chasteau.

    BRADAMANTE

    Mais l’as-tu bien connu?

    HIPPALQUE

    Si j’ay connu Roger? Vous le pouvez bien croire.

    BRADAMANTE

    Que dit-il de Leon, d’avoir eu la victoire?

    HIPPALQUE

    C’est Leon qui le guide et qui parle pour luy.

    BRADAMANTE

    Quoy? Leon auroit-il combatu pour autruy?

    HIPPALQUE

    Non, ainçois c’est Roger qui vous a combatue.

    BRADAMANTE

    C’est Roger, c’est Roger qui m’a tantost vaincue?

    HIPPALQUE

    C’est Roger voirement.

    BRADAMANTE

    J’ay le coeur tout transi.

    Mais comment le sçait-on?

    HIPPALQUE

    Léon le conte ainsi.

    BRADAMANTE

    O chose merveilleuse!

    HIPPALQUE

    Ell’l’est bien plus encores

    Que vous ne pensez pas: Royne vous estes ores.

    BRADAMANTE

    Voire de mille ennuis.

    HIPPALQUE

    Non, d’un peuple estranger

    Qui a naguere eleu pour son prince, Roger.

    Encor les Palatins en ceste cour sejournent;

    Vous les pourrez-bien voir devant qu’ils s’en retournent.

    BRADAMANTE

    Hé Dieu que dit mon père?

    HIPPALQUE

    Il saute de plaisir.

    BRADAMANTE

    Et ma mere si dure?

    HIPPALQUE

    Elle a tout son desir.

    Ils brûlent de vous voir: allons je vous supplie.

    BRADAMANTE

    Hà ma soeur que tu m’as de liesse remplie!

    Que j’ay d’aise en mon coeur! Je ne le puis porter;

    Je me sens, je me sens hors de moy transporter.

    Tout ce que j’eu jamais en amour de malaise

    Ne sçauroit egaler le moindre de mon aise.

    Onques je n’eusse osé seulement concevoir

    Tant de biens qu’en un coup Dieu m’en fait recevoir.

    Son nom en soit benist, et me donne la grace

    De ne le mescognoistre en chose que je face.

    Scène VI

    MELISSE

    Du grand moteur du ciel merveilleux sont les faits,

    Que ne comprennent point nos discours imparfaits:

    Lors qu’on n’y pense point, son pouvoir il découvre:

    En faits desesperez miraculeux il ouvre

    C’est pourquoy nous faillons, quand par faute de foy

    Nous ne l’invoquons point en un trop grand esmoy

    Nous pensons nostre mal estre irremediable,

    Comme s’il n’estoit pas en ses faits merveillable,

    Qu’il ne peust toute chose, et peinassent ses mains

    A l’une plus qu’à l’autre, ainsi que nous humains.

    On n’eust jamais pensé voir sans quelques miracles

    Ce mariage faict, tant y avoit d’obstacles:

    Toutefois tout soudain, lors qu’on l’espéroit-moins,

    Ils sont prests, grace à Dieu, d’estre ensemble conjoins.

    Qu’il en viendra de bien à nostre foy Chrestienne!

    Que de mal au contraire en aura la Payenne!

    Que de sang coulera du gosier Sarasin

    Au rivage d’Afrique et au bord Palestin!

    La France en est heureuse avec la Bulgarie,

    Et heureuse en sera l’une et l’autre Hesperie.

    Tout chacun en est aise, et je croy fermement

    Que l’air, l’onde et la terre en ont contentement.

    Scène VII

    CHARLEMAGNE, AYMON, BEATRIX, LEON, ROGER, BRADAMANTE

    CHARLEMAGNE

    Grace à Dieu qui le ciel et la terre tempere,

    Je voy qu’en ceste Cour toute chose prospere.

    Bradamante et Roger sont conjoints à la fin,

    Après avoir domté les rigueurs du destin.

    Je suis aussi contant d’une telle alliance

    Que de bienfaict de Dieu qu’ait receu nostre France.

    Mon coeur en nage d’aise; en verité je croy

    Que les peres n’en sont plus resjouis que moy.

    AYMON

    Sire, vostre bonté s’est tousjours fait cognoistre

    A vouloir en honneurs et en biens nous accroistre.

    CHARLEMAGNE

    Les merites sont grands des vostres et de vous.

    La France sans leurs mains se verroit à tous coups

    De Sarasins couverte: elle n’a guere adresse

    Après l’aide du ciel qu’à leur grand prouesse,

    Et outre je prevoy qu’à l’empire Chrestien

    De ce nopçage icy n’adviendra que du bien.

    Escoutez mes Enfans: vos nopces ordonnees

    De tout temps ont esté dans le ciel destinees.

    Merlin, ce grand prophete à qui Dieu n’a celé

    Ses conseils plus secrets, m’a jadis revelé

    Que de vostre lignee, en Demidieux feconde,

    Il naistroit des enfans qui regiroyent le monde.

    Ils seront de mon sang comme du vostre issus;

    Ils luiront eclatans d’heroïques vertus;

    Les monstres ils vaincront, indomtables Alcides,

    Et seront le support des vierges Pierides.

    Or vivez bien-heureux, et vostre sainte amour

    Sans chagrin ne debat croisse de jour en jour.

    ROGER

    Dieu face prosperer à jamais vostre Empire,

    Et qu’onques ennemy n’ait pouvoir de vous nuire.

    AYMON

    Sire, vous plaist-il pas pour la feste combler,

    Léonor, vostre fille, à Leon assembler

    Sous les loix d’Hymenee? à cela son merite

    Et l’auguste grandeur de sa race m’incite.

    ROGER

    Je vous en suppli, Sire.

    BRADAMANTE

    Et moy tres humblement.

    BEATRIX

    On ne la peut placer plus honorablement.

    CHARLEMAGNE

    Vrayment je le veux bien: que ma fille on appelle.

    LEON

    Sire, vous m’honorez et obliger plus qu’elle.

    CHARLEMAGNE

    Il faut d’un fort lien nos empires unir,

    Pour contre les Payens nous entremaintenir.

    LEON

    Quel heur le Dieu du ciel insperément me donne!

    Oncq, je croy, sa bonté n’en feit tant à personne.

    O que je suis heureux! Je vaincray desormais

    L’heur des mieux fortunez qui vesquirent jamais.

    Fin

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  • Robert Garnier – Bradamante (1582) – première partie

    A Monseigneur de Cheverny, chancelier de France

    Je ne vous presente pas ces vers, Monseigneur, pour en penser honorer vostre illustre nom; car, au contraire, je prétens les authoriser de luy: estimant que ce leur seroit une honte de se vanter avoir esté nez sous vostre siecle, et ne pouvoir testifier aux races à venir (si d’avanture ils peuvent donner jusques là) qu’ils ayent onques esté cogneuz et gratifiez de vous, qui, souverain directeur de la justice de France, ne dedaignez au milieu de tant d’affaires de poix (dont vostre esprit capable de toutes choses grandes est journellement chargé) de recueillir de bon oeil et favoriser ceux qui se vont avoüant d’Apollon.

    Et c’est pourquoy je vous puis icy veritablement protester que si vos vertus fussent moindres, vostre qualité plus basse, et qu’il n’y eust eu telle moisson et fertilité d’excellens Poëtes auprès de vous, plus dignes que moy pour appliquer leur industrieux labeur à si honorable sujet, je m’y fusse offert en toute allaigresse et asseurance.

    Mais comme ce n’est ma particulière profession, et que je me suis desjà depuis tant d’années retiré de la hantise et communication des Muses, esloigné de leur saint Parnasse, aussi ne me senté-je avoir que bien petite part en leurs graces, et telle que je n’ay occasion de m’en beaucoup prevaloir.

    Si est-ce que pour le respect, obeïssance et service que je vous doy, comme au principal chef de nostre vacation Judiciaire, et auquel nostre Roy entre autres choses a de tout temps commis la balance de sa Justice, je ne sembleray faillir par une trop sotte présomption et temeraire outrecuidance, si, tel et si peu que je suis, je m’offre et consacre aussi devotieusement à vous que si j’estois de plus grande estime et valeur: m’asseurant que vostre débonnaireté ne me refusera, bien que du tout inutile, en ceste humble submission, ains sera d’autant plus incitee à me vouloir continuer son ancienne bienvueillance.

    Votre très-affectionné serviteur,

    R. Garnier.

    Argument de la tragecomédie de Bradamante

    Après que les Sarasins furent rompus et chassez devant Paris, Roger, embarqué avec autres princes restez de l’armée, est surpris de tourmente en la mer d’Afrique. Les hommes et vaisseaux abysmez, il se sauve à naige sur un rocher, auquel habitoit un vieil hermite, qui l’advertist de son salut, et luy fait recongnoistre Jesus-Christ.

    Roland, Olivier et Sobrin y arrivent avec Renaut au retour du conflict de Lipaduse: resjouis de la rencontre de Roger et de sa conversion à nostre Foy, ils accordent mariage entre luy et Bradamante, laquelle il aimoit par mutuelle affection. Et tous ensemble abordez en France, s’acheminent à la Cour, où ils trouvent les ambassadeurs de Constantin, Empereur de Grèce, envoyez pour negotier le mariage de Bradamante et de Leon, son fils, que le pere et la mere desiroyent avoir pour gendre.

    Et, pour ce, ne vouloyent point ouïr parler de Roger, simple chevalier. Dequoy demesurement indigné et enflambé de colère contre Leon et son pere, comme estans cause de son mespris, part secrettement de la Cour au desceu mesme de sa soeur Marphize tres-belliqueuse damoyselle: et à fin de n’estre cogneu, change le blason de ses armes, et sur son escu fait peindre une licorne blanche. Il se delibere donner jusques en Grèce pour tuer Leon, et despouiller Constantin de son empire, tant à fin de s’oster cet empeschement là que pour se rendre plus respectable vers Aymon, estant qualifié du nom d’Empereur.

    Il arrive à Belgrade sur le poinct que les armees des Grecs et des Bulgares s’alloyent choquer.

    Et voyant que, des le commencement de la charge, le roy Vatran mort, ses gens estoyent rompus, et chaudement poursuivis par les Grecs, il se met à donner dedans leurs troupes de toute sa puissance. Il en fait trebuscher un grand nombre, et entre autres le nepveu de l’empereur. Ce qui fait prendre coeur aux Bulgares, qui sous la faveur de cet incogneu repoussent bravement leurs ennemis, avec grande occision. Retournez de la chasse, le prient unanimement d’estre leur Roy: ce qu’il refuse, et passe outre en intention d’executer son dessein.

    Il arrive des le soir à Novengrade, où recongneu et decouvert au gouverneur, il est pris et dévalé en une basse fosse, et y est retenu quelque temps, attendant son execution de mort. Leon qui l’avoit veu avec admiration combattre son armee et faire tant de beaux faits d’armes, entendant qu’on le vouloit faire mourir, esmeu de pitié, se resoult de le sauver. Et à ceste fin s’estant fait secrettement introduire de nuit es prisons, il l’en retire et le meine en son logis.

    Mais incontinent après, ayant entendu, avoir esté publié par toutes les terres de l’empire d’Occident que quiconque voudroit espouser Bradamante devoit la conquerir à force d’armes, combatant avec elle pair-à-pair, s’advisa de mettre en jeu son chevalier. Et de faict le supplia de vouloir pour luy et sous ses armes entrer contre elle en combat, s’asseurant de la vaincre par sa vertu. Ce que Roger ne luy osa refuser, pour les fraisches obligations qu’il avoit sur luy.

    Sur cette fiance ils s’acheminent en France, où Leon se presente à Charlemagne, qui fait trouver Bradamante. Elle, pour se déveloper des importunes poursuittes des ambassadeurs de Leon, s’estoit auparavant advisée d’impetrer de l’empereur ceste déclaration: présumant que Leon ny autre Seigneur chrestien, fors Roger seul, ne la pourroit conquérir.

    Roger, contraint par la force de ses promesses, entre en lice avec extreme regret, couvert des armes Imperiales, comme s’il eust esté Leon. Il combat et surmonte Bradamante, puis se retire saisi de merveilleuse tristesse. Il monte sur son cheval et entre au fond d’un bois pour s’y confiner. Leon d’autre part joyeux de sa victoire, va demander Bradamante à Charlemagne, laquelle se trouvoit en une extrême anxieté et perturbation d’esprit.

    Marphise maintient qu’elle avoit promis mariage à son frere Roger, et qu’elle ne pouvoit avoir Leon: que s’il y prétendoit droict, qu’il falloit qu’il se batist avec son frere, et que le victorieux l’auroit sans contredict. Leon appuyé sur la valeur de son chevalier, accepte le party.

    Mais retourné au logis, il entend qu’il s’en est allé: dont infiniment desplaisant, et en merveilleuse perplexité à cause de sa promesse, se met avec ses gens à le chercher. Il le trouve dans ce bois, faisant de pitoyables regrets, pour son infortune. Leon le prie de luy decouvrir l’occasion de son mal. Il se déclare estre Roger, et s’estre expres acheminé de la Cour pour le tuer: qu’il est resolu de ne vivre plus, après s’estre à son occasion privé de sa maistresse.

    Luy estonné de ceste nouvelle, le console, luy remet et resigne sa dame, et promet se deporter de la poursuivre. Et par ce moyen il le rameine et le presente à l’Empereur, auquel il fait ce discours en presence des Princes et Seigneurs qui en sont fort resjouis.

    A l’instant arrivent les Ambassadeurs de Bulgarie qui racontent à Roger que le pays l’a esleu pour Roy, et le prient d’en vouloir approuver l’élection et aller recevoir la couronne. Ce que entendant Aymon et Beatrix luy accordent tres-volontiers le mariage de leur fille: laquelle advertie de cet heureux et inesperé succez, en reçoit une indicible allaigresse. Charlemagne baille sa fille Eleonor à Leon, et le fait son gendre.

    Ce suject est fort amplement discouru par l’Arioste depuis le quarante-troisième chant jusques à la fin de son livre; fors pour le regard de la fin, adjoustee par l’autheur.

    Et par ce qu’il n’y a point de Choeurs, comme aux Tragédies precedentes, pour la distinction des Actes: Celuy qui voudroit faire representer cette Bradamante, sera s’il luy plaist adverty d’user d’entremets, et les interposer entre les Actes pour ne les confondre, et ne mettre en continuation de propos ce qui requiert quelque distance de temps.

    Entreparleurs

    Charlemagne. Roger.

    Nymes, Duc de Bavières. Hippalque.

    Aymon. La Montagne.

    Beatrix. Marphise.

    Renaud. Basile, Duc d’Athenes.

    La Roque. Les Ambassadeurs de Bulgarie.

    Bradamante.

    Leon. Melisse.

    Acte I

    Scène I

    CHARLEMAGNE

    Les sceptres des grands rois viennent du Dieu supreme

    C’est luy qui ceint nos chefs d’un royal diademe,

    Qui nous fait quand il veut regner sur l’Univers,

    Et quand il veut fait choir nostre empire à l’envers.

    Tout dépend de sa main, tout de sa main procede.

    Nous n’avons rien de nous, c’est luy qui tout possede,

    Monarque universel, et ses commandemens

    Font les spheres mouvoir et tous les elemens.

    Il a mis sur mon chef la Françoise couronne;

    Il a fait que ma voix toute la terre estonne,

    Et que l’Aigle Romain perche en mes estendars,

    Guide des escadrons de mes vaillans soudars.

    L’Itale m’obeit, la superbe Alemagne,

    Et les Rois reculez de l’ondeuse Bretagne.

    Ma courageuse France est pleine de guerriers,

    Dont les faits ont acquis mille et mille lauriers,

    Renommez par le monde autant qu’un preux Achille:

    La Grece n’en eut qu’un, et j’en ay plus de mille.

    Quel Mars fut onc pareil en force et en renom,

    Quelque dieu qu’il peust estre, à la race d’Aymon?

    A Roland l’invincible, à qui Dieu favorable

    Naissant a composé le corps invulnerable?

    Quel est un Olivier, un Griffon, Aquilant?

    Combien est un Astolphe et un Ogier vaillant?

    Un Huon, un Marbrin, et mille autres encore

    Aux armes indomtez, dont ma France s’honore,

    Comme d’astres luisants en une espoisse nuit,

    Quand le Soleil doré dessous les ondes luit?

    C’est toy moteur du ciel, qui la force leur donnes,

    Pour estre de ta loy les solides colonnes.

    C’est toy qui fais florir ces braves Paladins,

    Pour sous ton estendart rompre les Sarasins,

    Ennemis de ton nom, pour l’Eglise défendre,

    Qu’ils veulent par le fer Mahumétique rendre.

    Ils ont domté l’Asie et l’Afrique, courans

    De rivage en rivage, ainsi que gros torrens

    Qui tombent en Avril des negeuses montagnes,

    Et passent en bruyant à travers les campagnes,

    Rompent tout, faucent tout, arrachent les ormeaux,

    Entraînent les bergers, leurs cases et troupeaux.

    Ainsi ces Mécréans debordez de leur terre,

    Ont couru, fourragé comme un trait de tonnerre

    La blatiere Libye, et l’Asie, où les yeux

    Du soleil sont fichez en remontant aux cieux.

    Ils avoyent traversé les ondes Herculides,

    Et chassé Jesus-Christ des terres Ibérides;

    Si que le riche Tage, au beau sable doré,

    Voyait au lieu de luy Belzebut adoré.

    O Dieu, nostre vray Dieu, qu’il fallut que nos peres

    Eussent bien attisé tes dormantes coleres,

    T’eussent bien irrité d’execrables forfaits,

    Pour monstrer de ta main de si sanglants effets,

    Pour nous assujettir à ceste gent Payenne,

    Et souffrir profaner ton Eglise chrestienne,

    Pour qui en corps mortel du ciel tu descendis,

    Et lavant nos mesfaits, ton sang tu respandis!

    Toy, Dieu de l’univers, dont la dextre divine

    A basti, a formé ceste ronde machine,

    Sans forme et sans matiere, et sans object aucun.

    Sans outils, sans secours que de toy, qui n’es qu’un.

    Ils ne furent contans d’asservir les Hespagnes,

    Mais des hauts Pyrenez franchirent les montagnes,

    Et en tourbe innombrable ouvrirent les destroits

    Des grands rochers moussus qui s’eslevent si droits.

    Ils descendent au bord où la viste Garonne

    Courant dans l’Océan en ses vagues bourdonne,

    Et, jurez ennemis, font execrable voeu

    De faire tout passer par le glaive et le feu.

    Celuy pourroit nombrer les célestes lumieres,

    Les raisins de l’automne, et les fleurs printanières,

    Qui auroit peu compter les scadrons aguerris,

    Qui avec Agramant vindrent devant Paris.

    Ils couvroyent de leurs rangs la poudroyante plaine.

    Leurs chevaux espuisoyent les claires eaux de Seine.

    L’air resonnoit de cris, les bataillons pressez

    Mouvoyent de toutes parts de picques herissez.

    Le troupeau baptisé, tapy dedans la ville,

    Ainsi que de moutons une bande imbecille,

    Retiree en un parc de trois loups assailli,

    Souspiroit vers le ciel d’un courage failli.

    C’estoit fait de la France, et de toute l’Europe;

    Nous estions le butin de l’infidelle trope;

    La sainte loy de Christ delaissoit l’Univers,

    Si Dieu n’eust dessur nous ses yeux de grace ouvers,

    Et pitoyable pere en nostre mal extreme,

    N’eust à nostre secours levé sa main supreme.

    Comme une mere tendre à son enfant petit,

    Après l’avoir tancé pour quelque sien delit,

    Le voyant larmoyer de pitié se transporte,

    Le baise, le mignarde, et son dueil réconforte,

    Ainsi son peuple ayant nostre Dieu chastié

    De ses nombreux mesfaits, il en a prins pitié:

    A regardé ses pleurs au milieu de son ire.

    Et piteux n’a voulu le voir ainsi destruire.

    Il a levé le bras de foudres rougissant,

    A froncé le sourcy; le courroux pallissant

    A son coeur embrasé, la fureur indomtee

    Luy est soudainement dans les naseaux montee;

    Il a noirci le ciel de nuages espois,

    Et comme un tourbillon a desserré sa voix.

    L’Océan en frémit, la terre en trembla toute,

    Et du ciel estonné branla l’horrible voûte;

    Au coeur des ennemis la frayeur descendit;

    L’allaigresse et la force aux nostres il rendit.

    L’Angleterre s’arma, l’Escossoise jeunesse

    Au sang nous ralluma l’antique hardiesse.

    Renaud, ains nostre Hector, conducteur du secours,

    Les fit en grand carnage abandonner nos tours.

    Ils se mirent en route, et la campagne verte

    Se veit incontinent de sang payen couverte.

    Ils ont quitté la France, et cuidant par les flots

    Tromper la main de Dieu qui fondoit sur leur dos,

    Ont esté dévorez des ondes aboyantes,

    Si que rien n’est resté de ces troupes mechantes.

    Marsille dans l’Espagne a retiré son camp;

    Mais Agramant, Sobrin et le roy Sérican,

    Reliques du naufrage, ayant appris la perte

    De l’Empire Africain et le sac de Biserte,

    Ont dedans Lipaduse attiré par desfis

    Olivier et Roland, qui les ont desconfis.

    Ore il faut louer Dieu de si belle victoire,

    Et à sa seule grace en addresser la gloire.

    Scène II

    CHARLEMAGNE, NYMES

    CHARLEMAGNE

    Nous contenterons-nous de les vaincre à demy?

    NYMES

    Ne vous suffist-il pas de chasser l’ennemy?

    CHARLEMAGNE

    Ce ne m’est pas assez de défendre ma terre.

    NYMES

    Que demandez-vous plus que d’achever la guerre?

    CHARLEMAGNE

    Un empereur Romain ne se peut dire avoir

    Pour chasser un Barbare assez fait de devoir

    Qui pourra retourner avec nouvelle force.

    NYMES

    Son malheureux succez ne luy sert pas d’amorce

    Pour franchir de rechef les rochers Pyrenez,

    Et repiller encor nos champs abandonnez.

    CHARLEMAGNE

    Agramant est occis, le roy de Barbarie,

    Gradasse et Mandricart, honneur de Tartarie.

    Roger a délaissé sa detestable loy,

    Comme sa soeur Marphise, et Sobrin, le bon Roy.

    Mais le fier Rodomont, Ferragus et Marcille,

    Valeureux combatans, et mille autres, et mille

    Que l’Espagne et l’Afrique ont nourris, ne sont pas

    Semence de grands maux, trebuschez au trespas.

    NYMES

    Ils sont assez puissans pour leurs terres defendre,

    Mais non pas pour oser contre vous entreprendre,

    Pour la France assaillir, mère des Chevaliers,

    Mère des bons soudars, qu’elle enfante à milliers.

    CHARLEMAGNE

    Nous avons veu sur nous l’Espagne et la Libye,

    Mais non les estendars de l’ardante Arabie,

    Non les Soldans d’Egypte, et les rois mécréans

    Qui foulent les sablons des bords Cyrénéans.

    NYMES

    Ceux-là, trop esloignez de nos Chrestiennes terres,

    Ne viendront pas icy nous rallumer des guerres.

    Laissez leur lamenter leur funèbre accident,

    Et vostre aage en plaisirs esbatez ce pendant.

    Il nous faut rebastir nos Eglises rompues,

    Où se sont par sur tout leurs cruautez repues,

    Rebastir nos citez de murailles et tours,

    Repeupler de paisans nos villages et bourgs.

    Il vous faut rappeller les vertus exilees,

    Et les faire honorer, les ayant rappelees.

    CHARLEMAGNE

    Nos peuples sont beaucoup par la guerre esclaircis,

    Mais les vices au lieu sont beaucoup espessis.

    NYMES

    C’est l’office d’un Roy d’en purger sa contree.

    Inutile est la Paix sans sa compagne Astree.

    Vous devez en repos vos peuples maintenir,

    Et de severes loix leurs offenses punir.

    CHARLEMAGNE

    Je veux récompenser un chacun de ses peines,

    Estrangers, citoyens, soldats et Capitaines,

    Bradamante et Roger sous un amour égal

    Conjoindre ensemblément d’un lien conjugal.

    NYMES

    Aymon ne le veut pas, preferant l’alliance

    De Leon heritier des sceptres de Bysance.

    CHARLEMAGNE

    Mais si de la combatre il n’avoit le pouvoir,

    Selon mon ordonnance il ne sçauroit l’avoir.

    NYMES

    Donc comme il falloit vaincre à la course Atalante,

    Il faut qu’on puisse vaincre au combat Bradamante.

    Acte II

    Scène I

    Scène I

    AYMON, BEATRIX

    AYMON

    Le party me plaist fort

    BEATRIX

    Aussi fait-il à moy.

    AYMON

    J’en suis tout transporté

    BEATRIX

    Si suis-je par ma foy.

    AYMON

    Ce que je prise plus en si belle alliance,

    C’est qu’il ne faudra point desbourser de finance.

    Il ne demande rien.

    BEATRIX

    Il est trop grand seigneur.

    Qu’a besoing de nos biens le fils d’un Empereur?

    AYMON

    Ce nous est toutefois un notable avantage

    De ne bailler un sou pour elle en mariage,

    Mesmement aujourdhuy qu’il n’y a point d’amour,

    Et qu’on ne fait sinon aux richesses la cour.

    La grâce, la beauté, la vertu, le lignage

    Ne sont non plus prisez qu’une pomme sauvage.

    On ne veut que l’argent: un mariage est saint,

    Est sortable et bien fait quand l’argent on estreint.

    O malheureux poison!

    BEATRIX

    Et qu’y sçauriez vous faire?

    Faut-il que pour cela vous mettiez en colere?

    C’est le temps du jourdhuy.

    AYMON

    C’est un siecle maudit.

    BEATRIX

    Mais c’est un siecle d’or, comme le monde vit.

    On a tout, on fait tout pour ce metal estrange;

    On est homme de bien, on mérite louange;

    On a des dignitez, des charges, des estats;

    Au contraire, sans luy de nous on ne fait cas.

    AYMON

    Il est vray: mais j’ay veu au temps de ma jeunesse

    Qu’on ne se gesnoit tant qu’on fait pour la richesse.

    Alors, vrayment alors, on ne prisoit sinon

    Ceux qui s’estoyent acquis un vertueux renom,

    Qui estoyent genereux, qui monstroyent leur vaillance

    A combatre à l’espee, à combatre à la lance.

    On n’estoit de richesse, ains de l’honneur épris.

    Ceux qui se marioyent ne regardoyent au prix.

    BEATRIX

    Le bon temps que c’estoit!

    AYMON

    Leon le represente,

    Qui pour la seule amour recherche Bradamante.

    BEATRIX

    Voire, mais j’ay grand peur qu’elle ne l’aime pas.

    AYMON

    Pourquoy? qui la mouvroit? est-il de lieu trop bas?

    N’est-il jeune et gaillard? n’est-il beau personnage?

    Il faut qu’il soit vaillant et d’un brave courage,

    Aux combats resolu, d’estre avecque danger

    Venu du bord Grégeois sur ce bord estranger,

    Ne craignant d’esprouver son adresse guerriere

    Avecques Bradamante aux armes singuliere.

    BEATRIX

    Il et vray: mais pourtant ne sçavez-vous pas bien

    Que Roger est son ame, et sa vie et son bien?

    Qu’elle n’aime que luy, que pour n’estre contreinte

    D’estre par mariage à un autre conjointe,

    Elle a faict tout expres par le monde sçavoir

    Que quiconque voudra pour espouse l’avoir

    Doit la combatre armee: estimant qu’il n’est homme

    Dans l’Empire de Grece et l’Empire de Romme,

    Fors son vaillant Roger, qui ne doive mourir,

    Si avecques le fer il veut conquerir?

    Or j’aurois grand douleur que ce genereux Prince

    Venu pour son amour de lointaine province,

    Sa vie avanturast, ses forces ne sçachant,

    En la voulant combattre avec le fer trenchant:

    Qu’au lieu d’une maistresse il trouvast la mort dure,

    Et que son lict nopçal fust une sepulture.

    Ce seroit grand pitié!

    AYMON

    Je ne veux point cela.

    BEATRIX

    Il ne sçauroit l’avoir sans ceste espreuve-là.

    AYMON

    Pourquoy ne sçauroit-il? ne le puis-je pas faire?

    BEATRIX

    Non, pource que du Roy l’ordonnance est contraire.

    AYMON

    Le Roy ne l’entend pas, je l’iray supplier

    De revoquer la loy qu’il a fait publier.

    BEATRIX

    C’est chose malaisée; un prince ne viole

    Les Edicts qu’il a faits; il maintient sa parole.

    Voire en chose publique, et qui est de grand poix.

    Mais en chose privee, on change quelquefois.

    Charles luy a permis ce combat dommageable,

    Estimant pour le seur que je l’eusse agreable.

    Autrement ne l’eust fait, sçachant bien le pouvoir

    Que dessur ses enfans un pere doit avoir.

    BEATRIX

    Encore, mon ami, faudroit premier entendre

    Si le party luy plaist, que de rien entreprendre:

    Car je crains que Roger soit en son coeur encré.

    AYMON

    Veut-elle ce Roger avoir contre mon gré?

    BEATRIX

    Je pense que nenny; elle est trop bien nourrie.

    AYMON

    Si elle l’avoit faict?

    BEATRIX

    J’en serois bien marrie.

    AYMON

    Il luy faut des amours; il luy faut des mignons;

    Il faut qu’à ses plaisirs nos vouloirs contraignons.

    Quel abus, quel desordre!

    BEATRIX

    Et qu’y sçauriez-vous faire?

    C’est jeunesse.

    AYMON

    C’est mon: un aage volontaire.

    BEATRIX

    Si ne devons-nous pas contraindre son desir.

    AYMON

    Si ne doit-elle pas en faire son plaisir.

    BEATRIX

    La voudriez-vous forcer en un si libre affaire?

    AYMON

    Elle doit approuver ce qui plaist à son père.

    BEATRIX

    L’amour ne se gouverne à l’appetit d’autruy.

    AYMON

    L’on ne peut gouverner les enfans d’aujourdhuy.

    BEATRIX

    S’il n’y a de l’amour, ils n’auront point de joye.

    AYMON

    L’amour sous le devoir des mariages ploye.

    BEATRIX

    Rien n’y est si requis que leur contentement.

    AYMON

    Rien n’y est si requis que mon consentement.

    BEATRIX

    Je ne veux contester: mais pourtant, je puis dire

    Que trop vous ne devez son amour contredire.

    J’aimerois mieux qu’elle eust un simple chevalier

    Qui fust selon son coeur, que de la marier

    Contrainte à ce moraque, encor qu’en sa puissance

    Il eust l’empire Grec et l’empire de France.

    Je vay parler à elle, et feray, si je puis,

    Qu’elle me tirera des peines où je suis,

    Se depestrant le coeur des laqs d’une amour fole,

    Pour libre aimer Leon, que son amour affole.

    Dieu me soit favorable, et me face tant d’heur

    Que je la puisse induire à changer son ardeur!

    Mais, las! voyla mon fils, honneur de nostre race,

    L’invincible Renaud, des guerriers l’outrepasse!

    Il va trouver Aymon: las! pauvrette, je crains

    Qu’il ait autre dessein que ne sont nos desseins.

    Il aime ce Roger. Que maudite soit l’heure,

    Avolé, que tu vis ceste belle demeure:

    Je serois trop heureuse, et ores le Soleil

    Ne verroit rien qui fust à mon aise pareil,

    Sans toy, sans toy, Roger, qui fraudes mon attente,

    Privant du sceptre Grec ma fille Bradamante.

    Scène II

    RENAUD, AIMON, LAROQUE

    RENAUD

    Quoy? monsieur, voulez-vous forcer une amitié?

    Estes-vous maintenant un pere sans pitié,

    Qui vueillez Bradamante, une fille si chere,

    Bannir loin de vos yeux, et des yeux de sa mere,

    Pour malgré son vouloir, qu’elle ne peut changer,

    La donner pour espouse à ce prince estranger?

    Elle ne l’aime point, et qu’y voudriez-vous faire?

    Vous sçavez que l’amour est tousjours volontaire.

    Il ne se peut forcer; c’est une affection

    Qui ne se domte point sinon par fiction.

    Le coeur tousjours demeure en sa libre franchise,

    Mais le front et la voix bien souvent le desguise.

    Ne la contraignez point; vous seriez à jamais

    Fasché de luy voir faire un mesnage mauvais.

    AYMON

    Qui te fait si hardy de me venir reprendre?

    Penses-tu que de toy je vueille conseil prendre?

    De quoy t’empesches-tu? me viens-tu raisonner?

    Et quoy? qui t’a si bien appris à sermonner?

    O le brave cerveau!

    RENAUD

    Ce que je viens de dire

    N’est pas pour vous prescher ny pour vous contredire.

    AYMON

    Pourquoy donc? qui te meut?

    RENAUD

    C’est pour vous déclarer

    Ce que probablement vous pouvez ignorer.

    AYMON

    Et quoy?

    RENAUD

    Que Bradamante ailleurs a sa pensee.

    AYMON

    Cela ne rompra pas ma promesse passee.

    RENAUD

    Quoy? l’avez-vous promise?

    AYMON

    Ouy bien.

    RENAUD

    Sans son vouloir?

    Et s’il est autre?

    AYMON

    Et puis, le mien doit prévaloir:

    Je cognois mieux son bien que non pas elle mesme.

    RENAUD

    Luy voulez-vous bailler un mari qu’elle n’aime?

    AYMON

    Pourquoy n’aimeroit-elle un fils d’un Empereur,

    Qui est jeune et dispost, qui a de la valeur,

    Qui est beau, qui est sage, et qui modeste égale

    Nostre qualité basse à sa grandeur royale?

    Depuis la froide Thrace, estendue en desers,

    Il a tant traversé de terres et de mers

    Pour avoir son amour, qui pas ne le merite,

    Et qu’il soit mocqué d’elle après telle poursuitte?

    Qu’elle ne l’aime point? qu’elle n’en face cas,

    Non plus que s’il estoit issu d’un peuple bas?

    Elle est par trop ingrate. Une amour avancee

    Doit d’une amour pareille estre récompensee.

    O siècle dépravé! non, non, Renaut, dy luy

    Que je veux et me plaist qu’il l’espouse aujourdhuy

    Autrement… Mais, possible, en vain je me colere,

    Et peut estre en cela ne me voudroit desplaire

    Non plus qu’en autre chose; elle a le naturel

    Trop bon pour emouvoir le courroux paternel.

    RENAUD

    Monsieur, mais voulez-vous que son ame contreinte

    D’un lien conjugal soit à un homme estreinte,

    Qui luy rebousche au coeur, et qu’en piteux regrets

    Elle traîne ses jours sur les rivages Grecs?

    Voulez-vous que de nuit, quand le sommeil se plonge

    Dans les yeux d’un chacun, que la douleur la ronge?

    Qu’en pleurs elle se bagne? et n’ose toutefois

    Pour librement gemir developper sa voix?

    Que si sa longue peine en pesanteur assomme

    Son ame allangouree, inaccessible au somme,

    Et que de ses bras gours elle touche en dormant

    Le corps de son espoux, ainçois de son tourment,

    Elle tressaille toute (ainsi qu’une Bergere

    Qui en son chemin trouve une noire Vipere),

    Que frayeur elle en ait, et retire soudain

    Des membres odieux son imprudente main?

    Que quand il la tiendra cherement embrassee,

    Elle se pense alors d’un serpent enlacee,

    Tant elle aura d’horreur d’estre serve en ce point

    D’un importun mary qu’elle n’aimera point?

    AYMON

    L’amour tousjours se trouve aux esbats d’Hymenee.

    RENAUD

    L’on voit de maint Hymen la couche infortunee.

    Quelle future amour pourrez-vous esperer

    D’un nopçage forcé? c’est bien s’avanturer,

    C’est bien mettre au hasard une jeune pucelle,

    C’est bien, helas! c’est bien ne faire conte d’elle.

    AYMON

    Sçauroit-on la placer en un plus digne lieu?

    RENAUD

    Leon ne luy est propre, ores qu’il fust un dieu.

    AYMON

    Et que luy faut-il donc?

    RENAUD

    Un mari qui luy plaise,

    Et avecque lequel elle vive à son aise.

    AYMON

    Elle est bien delicate en son affection.

    RENAUD

    En la vostre on ne voit que de l’ambition.

    AYMON

    Que tu es reverend!

    RENAUD

    J’ay plus de reverence,

    Et Bradamante aussi, que vous de bien-vueillance.

    AYMON

    Je sçay mieux que vous deux quel espous il luy faut.

    RENAUD

    Voire pour l’elever, pour la mettre bien haut.

    J’aimerois mieux, ma soeur, que la mort violente

    Vous eust percé le coeur d’une darde poignante,

    Qu’une lance Arabesque eust ouvert vostre flanc

    Et de vostre poitrine eust espuisé le sang,

    Morte sur un guéret estendue en vos armes,

    Entre les corps muets d’un millier de gendarmes,

    Que de vos durs parens l’outrageuse rigueur

    Vous forçast d’un mari qu’abhorre vostre coeur.

    Que fussiez-vous plustost une fille champestre,

    Conduisant les Taureaux, menant les Brebis paistre

    Par les froideurs d’Hyver, par les chaleurs d’Esté,

    Roulant vos libres jours en libre pauvreté:

    Vous seriez plus heureuse, et vostre dure vie

    De tant de passions ne seroit poursuivie.

    Car rien n’est si cruel que vouloir marier

    Ceux qu’un semblable amour ne peut apparier.

    Pensez-y bien, monsieur: c’est un fait reprochable.

    Vous en serez un jour devant Dieu responsable.

    AYMON

    O le bon sermonneur! l’Hermite du Rocher

    T’a volontiers appris à me venir prescher.

    RENAUD

    Je ne vous presche point; mais ce devot Hermite

    Qui au milieu des flots sur une Roche habite,

    Par lequel fut Sobrin et Olivier guary,

    Fut d’advis que Roger de ma soeur fust mary:

    Et lors, comme si Dieu par la voix du Prophete

    Nous eust dit qu’il voulust ceste chose estre faitte,

    Nous l’approuvasmes tous, Roger s’y accorda,

    Et sous ceste espérance en France il aborda.

    Le voudriez-vous tromper?

    AYMON

    Arrogant, plein d’audace,

    Oses-tu proferer ces mots devant ma face?

    Que tu l’as accordee? impudent, eshonté!

    RENAUD

    Mais cest accord est fait sous vostre volonté.

    AYMON

    Il ne m’en chaut: et puis, traittes-tu d’alliance

    Pour ma fille sans moy? As-tu ceste puissance?

    RENAUD

    Je sçavois qu’agréable elle auroit le parti.

    AYMON

    Mais pourquoy n’en estoy-je aussi tost adverti?

    RENAUD

    Il est encore temps.

    AYMON

    Ores que j’ay promesse

    Avecque Constantin, le monarque de Grece?

    RENAUD

    Une telle promesse obliger ne vous peut,

    Si ma soeur Bradamante approuver ne la veut.

    AYMON

    Un enfant doit tousjours obeir à son père.

    RENAUD

    S’il va de son dommage il ne le doit pas faire.

    AYMON

    Sur ses enfans un pere ha toute authorité.

    RENAUD

    Quand leur bien il procure et leur utilité.

    AYMON

    Est-il père si dur qui leur perte pourchasse?

    RENAUD

    Je croy qu’il n’en est point qui sciemment le face.

    AYMON

    Qu’est-ce donc que tu dis?

    RENAUD

    Que vous devez sçavoir

    Le vouloir de ma soeur devant que la pourvoir.

    Peut estre son desir ne se conforme au vostre:

    Vous serez d’un advis qu’elle sera d’un autre,

    Que son coeur languira dans les yeux d’un amant,

    Qui en repoussera tout autre pensement,

    Si bien que cest amour occupant sa poitrine.

    Il ne faut qu’un second pense y prendre racine.

    L’authorité d’un pere, et d’un Prince, et d’un Roy

    Ne sçauroit pervertir ceste amoureuse loy.

    Ne la forcez donc point, de peur qu’estant forcee

    Un espoux ait le corps, un ami la pensée:

    Ce qui produit tousjours un enfer de malheurs,

    Plein d’angoisse et d’ennuy, de soupirs et de pleurs,

    Par qui vostre vieil aage en sa course derniere

    Ne verroit qu’à regret la céleste lumiere,

    Ennuyé de ce monde, au lieu que de vos jours

    Les termes nous devons vous faire sembler courts.

    Ne la gesnez donc point, ains consacrez sa vie

    A Roger, dont elle est et l’amante et l’amie.

    AYMON

    Plustost l’eau de Dordonne encontre-mont ira,

    Le terroir Quercinois plustost s’applatira,

    Le jour deviendra nuit, et la nuit tenebreuse

    Comme un jour de soleil deviendra lumineuse,

    Que Roger, ce Roger que j’abhorre sur tous,

    Soit tant que je vivray de Bradamante espoux.

    RENAUD

    Roland et Olivier maintiendront leur promesse

    Les armes en la main, contre toute la Grece.

    AYMON

    Et moy je maintiendray contre eux et contre toy

    Qu’on n’a peu disposer de ma fille sans moy.

    Non, non, je ne vous crains; présentez-vous tous quatre;

    Je ne veux que moy seul pour vous aller combatre.

    Encor que je sois vieil j’ay du coeur ce qu’il faut

    Et de la force aussi.

    RENAUD

    Vous le prenez trop haut

    AYMON

    Page, ça mon harnois, mon grand cheval de guerre.

    Apporte-moy ma lance avec mon cimeterre.

    Ha! ha! par Dieu, je vous…

    RENAUD

    Monsieur, vous colerez;

    Vous en trouverez mal.

    AYMON

    Corbieu, vous en mourrez

    RENAUD

    Ne vous esmouvez point.

    LA ROQUE

    Le bon homme a courage.

    AYMON

    Par la mort, j’en feray si horrible carnage

    Qu’il en sera parlé.

    RENAUD

    De quoy vous faschez-vous?

    AYMON

    Je n’espargneray rien.

    LA ROQUE

    Il ru’ra de beaux coups:

    Dieu me vueille garder s’il m’atteint d’avanture.

    AYMON

    Je seray dans le sang jusques à la ceinture.

    LA ROQUE

    Monsieur, entrons dedans, je crains que vous tombiez:

    Vous n’estes pas trop bien asseuré sur vos pieds.

    AYMON

    Hà! que ne suis-je au temps de ma verte jeunesse,

    Quand Mambrin esprouva ma force domteresse,

    Que j’occis Clariel, dont les gestes guerriers

    Se faisoyent renommer entre les Chevaliers;

    Que le géant Almont, de qui la teste grosse

    Et les membres massifs ressembloyent un Colosse,

    Abbatu de ma main à terre tomba mort

    Et ma gloire engrava dessur l’Indique bord!

    Vous n’eussiez entrepris ce que vous faites ores,

    Combien que je me sens assez robuste encores

    Pour vous bien bourrasser.

    RENAUD

    Nous n’entreprendrons rien,

    Et me croyez, Monsieur, que vous ne vueillez bien.

    AYMON

    Vous ferez sagement: car je perdray la vie

    Plustost que malgré moy ma fille lon marie.

    Scène III

    BEATRIX, BRADAMANTE

    BEATRIX

    Que vous seriez heureuse! oncques de nostre sang

    Fille n’auroit tenu si honorable rang.

    Allez où le soleil au matin luit au monde;

    Allez où sommeilleux il se cache dans l’onde;

    Allez aux champs rostis d’éternelles ardeurs;

    Allez où les Riphez ternissent de froideurs:

    Vous ne verrez grandeur vous estre comparee

    A l’heureuse grandeur qui vous suit préparee.

    Estre femme d’Auguste, et voir sous vostre main

    Mouvoir, obéissant, tout l’Empire Romain!

    Marcher grande Déesse entre les tourbes viles

    S’entre-estouffans de presse aux trionfes des villes

    Pour voir vos majestez, recevoir de vos yeux,

    Les soleils de la terre, un rayon gracieux!

    Et nous, que la vieillesse à poils grisons manie,

    Aurons d’un si grand heur la face rajeunie,

    Vous voyant, nostre enfant, une félicité

    Qui approche bien près de la divinité.

    Le jour éclairera plus luisant sur nos testes,

    Le chagrin de nos ans nous tournerons en festes,

    Et verrons dans la rue et dans les temples saints

    Chacun nous applaudir de la teste et des mains.

    Mon Dieu! ne laissez pas escouler, nonchalante,

    Ceste felicité que le ciel vous presente!

    L’occasion est chauve, et qui ne la retient,

    Tout soudain elle eschape et jamais ne revient.

    BRADAMANTE

    Las Madame je n’ay d’autre bonheur envie

    Que d’estre avecque vous tout le temps de ma vie

    Je requiers aux bons dieux de me donner ce poinct,

    Que tant que vous vivrez, je ne vous laisse point.

    Je ne veux avoir bien, Royaume ny Empire,

    Qui pour le posseder de vos yeux me retire.

    BEATRIX

    C’est un bon naturel qui se remarque en vous.

    Nous en pouvons, ma fille, autant dire de nous.

    Nous n’avons rien si cher, ny mesme la lumiere

    De nostre beau soleil ne nous est pas si chere

    Que vous estes (m’amie): un jour m’est ennuyeux,

    Quand un jour je me treuve absente de vos yeux.

    Car c’est me separer moymême de moymême

    Que me priver de vous, tant et tant je vous aime.

    Mais (mon coeur) cet amour cet amour-la me fait

    Preferer vostre bien à mon propre souhait.

    Je veux (que c’est pourtant!) je veux ce qui me fâche,

    Et ce que je ne veux de l’accomplir je tâche:

    Ainsi que le nocher qui de l’onde approchant

    Où les Sirenes font l’amorce de leur chant,

    Fuit l’abord malheureux du déloyal rivage,

    Et le fuyant y court sans crainte du naufrage.

    Car je crains de vous perdre, et toutesfois le bien

    Qui vous en vient me fait que je l’approuve bien.

    Mais que dy-je approuver? que je le vous conseille,

    Vous excite au parti d’une ardeur nompareille.

    N’y reculez, ma fille, il vous en viendroit mal,

    Et Dieu, qui de ses dons vous est si liberal,

    S’en pourroit courroucer, si par outrecuidance

    Vous alliez dedaigner une telle alliance.

    BRADAMANTE

    Je sçay combien je suis indigne d’un tel heur.

    BEATRIX

    La femme vous serez d’un puissant Empereur,

    De Charles le compaing: encores

    CHARLEMAGNE

    Avec la France n’a qu’un quartier d’Alemagne,

    Et les champs milanois, où c’est que Constantin

    Tient mille régions de l’empire latin.

    Il a la Macedoine et la Thrace sujette;

    Il commande au Dalmate, au Gregeois, et au Gete.

    L’Itale, la Sicile, et les isles qui sont

    Depuis nostre Océan jusqu’à la mer du Pont

    Reverent sa puissance, et Neptune en ses ondes

    Ne souffre pourmener que ses naves profondes.

    Il est maistre d’Asie, et les monts palestins

    Et les Phéniciens, de l’Eufrate voisins,

    Sont regis de son sceptre: il tient Jerosolyme,

    Où Dieu souffrit la mort pour laver nostre crime.

    BRADAMANTE

    Il est un grand monarque.

    BEATRIX

    Il est si grand, que rien

    Ne se trouve si grand au globe terrien.

    Que sçauriez-vous plus estre?

    BRADAMANTE

    Estre je ne demande,

    Espousant un mary, plus qu’il ne convient grande.

    Aussi on dit souvent que la felicité

    D’un mariage gist en juste egalité.

    Il n’est, dit le commun, que d’avoir son semblable.

    BEATRIX

    Jesus! il vous recherche autant qu’un plus sortable.

    Il vient du bord Gregeois sans crainte des dangers

    Qu’on trouve à traverser des païs estrangers,

    Navré de vostre amour: vos yeux (estrange chose!)

    Luy ont vostre beauté dans la poitrine enclose

    Sans jamais l’avoir veue. Et qui eust onc pensé

    Voir un tison d’amour de si loing élancé?

    Cet amour qui vous suit luy decoche de France

    Un garrot, qui le navre au destroit de Bysance:

    Il sert une beauté que jamais il ne veit,

    Il ne connoist la dame en qui son ame vit.

    Enfant vrayment royal, ta nature est gentille

    D’aimer si chèrement la vertu d’une fille.

    Elle te doit beaucoup: un coeur seroit cruel

    Qui ne te voudroit rendre un amour mutuel.

    Qu’en dites-vous, mon oeil?

    BRADAMANTE

    Je ne sçaurois que dire.

    BEATRIX

    Certe il merite bien d’avoir ce qu’il désire.

    BRADAMANTE

    Je le croy bien, madame, et sans l’affection

    Que je porte et à vous et à ma nation,

    L’incomparable France, il seroit mon image,

    S’il est aussi vaillant qu’honneste de courage.

    BEATRIX

    Sans la France? et pourquoy? l’Orient volontiers

    N’est pas si plantureux comme sont ces quartiers!

    C’est le païs d’amour, de douceur, de délices,

    De plaisir, d’abondance.

    BRADAMANTE

    Et de beaucoup de vices.

    BEATRIX

    Comme un autre terroir: il n’est moins vertueux

    Que ce rude sejour, mais bien plus fructueux.

    Seule on ne doit priser la contree où nous sommes;

    Tout ce terrestre rond est le païs des hommes

    Comme l’air des oiseaux, et des poissons la mer:

    Un lieu comme un estuy ne nous doit enfermer.

    BRADAMANTE

    Mais le païs natal ha ne sçay quelle force,

    Et ne sçay quel appas qui les hommes amorce

    Et les attire à soy.

    BEATRIX

    Tout cela n’y fait rien.

    Le païs est par tout où l’on se trouve bien.

    La terre est aux mortels une maison commune:

    Dieu seme en tous endroits nostre bonne fortune.

    Partant cette douceur ne vous doit abuser,

    Et vous faire un tel bien sottement refuser.

    Quant à moy, s’il vous plaist, je vous seray compagne,

    Et lairray volontiers la France et l’Alemagne.

    Aymon fera de mesme; ainsi ne plaindrez-vous

    De laisser la patrie, estant avecques nous.

    BRADAMANTE

    Je ne sçay plus que dire; il me faut d’autres ruses;

    Elle rabat l’acier de toutes mes excuses.

    BEATRIX

    N’ayez peur, mon amour, que sur nos âges vieux

    Un voyage si long nous soit laborieux.

    N’ayez peur, n’ayez peur, qu’il nous ennuye en Grèce:

    Nous aurons mille fois plus qu’ici de liesse,

    Vous voyant pour mary le fils d’un Empereur,

    Dont le nom redouté donne au monde terreur.

    Vray Dieu! quel grand plaisir, quelle parfaite joye!

    Mais qu’un petit César entre vos bras je voye,

    Ou dedans mon giron, qui porte sur le front

    Les beaux traits de son pere et de ceux de Clairmont!

    De qui tout l’Orient festoyra la naissance,

    Et qui tout l’Orient remplira d’esperance

    De voir un jour la France et l’empire Gregeois

    Marcher sous l’estendart du Monarque François,

    Battre les Sarasins, et avecque l’espee

    Deraciner leur nom de la terre occupee!

    Ne sera-ce un grand heur, que ceste affinité

    Porte au peuple chrestien si grande utilité?

    S’il ne vous chaut de nous, le public vous esmeuve.

    BRADAMANTE

    Vous sçavez qu’il convient que sa force il espreuve,

    Et que l’accord est tel de ma nopcière loy

    Qu’il faut qu’avec l’espee on soit vainqueur de moy.

    BEATRIX

    O ma fille, pour Dieu laissez ceste folie.

    BRADAMANTE

    Il en fault venir là, l’ordonnance nous lie.

    BEATRIX

    Cette ordonnance est folle, il la faut revoquer.

    BRADAMANTE

    Revoquer un edict, c’est du Roy se moquer.

    BEATRIX

    Aussi n’est-ce que jeu. Qui jamais ouït dire

    Que pour se marier il se fallust occire?

    Les combats de l’amour ne sont gueres sanglans;

    Ils se font en champ clos entre des linceulx blancs,

    On y est désarmé: car d’Hymen les querelles

    Se vuident seulement par armes naturelles.

    Non non ma fille non; nous ne souffrirons point

    Que ce jeune seigneur vous caresse en ce poinct.

    Ce n’est pas le moyen de traiter mariage

    Que s’entremassacrer d’un horrible carnage.

    Les Tigres, les Lyons, et les sauvages Ours

    N’exercerent jamais si cruelles amours.

    Aussi voyons-nous bien que l’entreprise est faitte

    De ce combat nopcier pour servir de desfaitte,

    Et frauder nos desseins, voulant par le danger

    D’une future mort tout le monde estranger;

    Et que Roger tout seul, certain de sa conqueste,

    Se vienne presenter à la victoire preste.

    O chose vergongneuse! ô l’impudicité

    Des filles de present! ô quelle indignité!

    Une jeune pucelle estre bien si hardie

    De vouloir un espoux prendre à sa fantasie,

    Sans respect des parens qui ont l’authorité

    De luy bailler party selon sa qualité!

    Or allez, courez tost, despouillez toute feinte;

    Bannissez toute honte et toute honneste creinte;

    Cherchez, suivez, trouvez ce Roger, ce cruel,

    Qui vostre pauvre coeur ronge continuel.

    Offrez-vous toute à luy, priez-le de vous prendre

    Et faire tant pour nous que d’estre nostre gendre.

    O Vierge mere! où suis-je? en quel temps vivons-nous?

    Que la mort ne vomist contre moy son courroux

    Pour ne voir ce deffame? Aussi bien après l’heure

    De cet espousement il faudra que je meure,

    Et qu’Aymon, le pauvre homme, aille conter là bas

    Que sa fille impudique a filé son trespas.

    BRADAMANTE

    Madame, cette ardeur n’est en moy si encree

    Qu’il faille pour aimer que je vous desagree.

    BEATRIX

    Hé! hé!

    BRADAMANTE

    Je vous supply, n’ayez pas cette peur.

    BEATRIX

    Hé! hé! hé!

    BRADAMANTE

    Car plustost je m’ouvriray le coeur,

    Plustost de mille morts sera ma vie esteinte,

    Qu’à mon honneur je donne une honteuse atteinte.

    L’amitié que je porte aux vertus de Roger

    Ne fera, si Dieu plaist, vos vieux ans abreger.

    Je l’aime, il est certain, autant que sa vaillance

    Peut d’une chaste fille avoir de bien-vueillance:

    Mais non que pour son bien ny pour le mien aussi

    Je vous vueille jamais donner aucun souci.

    D’un austère Convent je vay religieuse

    Amortir le flambeau de mon ame amoureuse,

    En prières et voeux passant mes tristes jours,

    En paissant mon esprit de celestes discours.

    BEATRIX

    Comment, religieuse? estes-vous bien si folle

    De m’avoir voulu dire une telle parolle?

    BRADAMANTE

    J’y seray, s’il vous plaist, puis que j’en ay fait voeu.

    BEATRIX

    Vous ne sçauriez vouer, ce pouvoir nous est deu.

    BRADAMANTE

    Lon ne peut empescher qu’à Dieu l’on se dedie.

    BEATRIX

    Cette devotion seroit tost rafroidie.

    BRADAMANTE

    Non sera: ce désir jà de long temps m’a pris

    La vie me desplaist, j’ay le monde à mespris.

    BEATRIX

    Quoy? parlez-vous à bon?

    BRADAMANTE

    C’est chose serieuse.

    BEATRIX

    Comment, de vous allez rendre religieuse?

    BRADAMANTE

    D’y aller des demain: le plustost vaut le mieux.

    BEATRIX

    Non ferez, si Dieu plaist.

    BRADAMANTE

    Le temps m’est ennuyeux.

    BEATRIX

    Comment, ma chere vie, auriez-vous bien en l’ame

    Ce triste pensement, qui ja le coeur m’entame?

    BRADAMANTE

    Je seray bien heureuse en un si digne lieu,

    Où je m’emploiray toute au service de Dieu.

    BEATRIX

    Plustost presentement puissé-je tomber morte,

    Que vivante, ô m’amour, je vous perde en la sorte!

    Ne vous auroy-je point en mes propos despleu?

    N’auroy-je imprudemment vostre courroux esmeu?

    Vous ay-je esté trop rude? Hélas! n’y prenez garde,

    Ne vous en faschez point, j’ay failli par mégarde.

    Plustost ayez Roger, allez-le poursuivant,

    Que vous enfermer vive aux cloistres d’un Convent.

    BRADAMANTE

    Je ne veux espouser homme qui ne vous plaise.

    BEATRIX

    Mon Dieu! ne craignez point, j’en seray bien fort aise!

    Aymon le voudra bien. Je m’en vay le trouver

    Pour l’induire à vouloir cet accord approuver.

    Las! ne pleurez donc point; serenez vostre face;

    Essuyez-vous les yeux et leur rendez leur grace;

    Vous me faites mourir de vous voir souspirer.

    Hé! Dieu qu’un enfant peut nos esprits martyrer!

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  • Étienne Jodelle – Cléopâtre captive (1553)

    Prologue


    Puis que la terre (ô Roy, des Rois la crainte),
    Qui ne refuse estre à tes loix estrainte,
    De la grandeur de ton sainct nom s’estonne,
    Qu’elle a gravé dans sa double colonne ;
    Puis que la mer, qui te fait son Neptune, (5)
    Bruit en ses flots ton heureuse fortune,
    Et que le ciel riant à ta victoire
    Se voit mirer au parfait de ta gloire,
    Pourroyent vers toi les Muses telles estre,
    De n’adorer et leur pere et leur maistre ? (10)
    Pourroyent les tiens nous celer tes loüanges,
    Qu’on oit tonner par les peuples estranges ?
    Nul ne sçaurait tellement envers toy
    Se rendre ingrat, qu’il ne chante son Roy.
    Les bons esprits que ton père forma, (15)
    Qui les neuf Sœurs en France ranima,
    Du pere et fils se pourroient ils bien taire,
    Quand à tous deux telle chose a peu plaire,
    Lors que le temps nous aura presenté
    Ce qui sera digne d’estre chanté (20)
    D’un si grand Prince, ains d’un Dieu dont la place
    Se voit au Ciel ja monstrer son espace ?
    Et si ce temps qui toute chose enfante,
    Nous eust offert ta gloire triomphante,
    Pour assez tost de nous estre chantee (25)
    Et maintenant à tes yeux presentee,
    Tu n’orrois point de nos bouches sinon
    Du grand HENRY le triomphe et le nom,
    Mais pour autant que ta gloire entendue
    En peu de temps ne peut estre rendue, (30)
    Que dis-je en peu ? mais en cent mille annees
    Ne seroyent pas tes louanges bornees,
    Nous t’apportons (ô bien petit hommage)
    Ce bien peu d’œuvre ouvré de ton langage,
    Mais tel pourtant que ce langage tien (35)
    N’avoit jamais dérobbé ce grand bien
    Des autheurs vieux : c’est une Tragedie,
    Qui d’une voix et plaintive et hardie
    Te presente un Romain, Marc-Antoine,
    Et Cleopatre, Egyptienne Roine : (40)
    Laquelle apres qu’Antoine son ami
    Estant desja vaincu par l’ennemi,
    Se fust tué, ja se sentant captive,
    Et qu’on vouloit la porter toute vive
    En triomphe avecques ses deux femmes, (45)
    S’occit. Ici les desirs et les flammes
    Des deux amans ; d’Octavian aussi
    L’orgueil, l’audace et le journel souci
    De son trophee emprains tu sonderas,
    Et plus qu’à luy le tien egaleras : (50)
    Veu qu’il faudra que ses successeurs mesmes
    Cedent pour toy aux volontez supremes,
    Qui ja le monde à ta couronne voüent,
    Et le commis de tous les Dieux t’avoüent.
    Recoy donc (SIRE) et d’un visage humain (55)
    Prens ce devoir de ceux qui sous ta main
    Tant les esprits que les corps entretiennent,
    Et devant toy agenouiller se viennent,
    En attendant que mieux nous te chantions,
    Et qu’à tes yeux sainctement presentions (60)
    Ce que ja chante à toy, le fils des Dieux,
    La terre toute, et la mer, et les Cieux.

    Acte I

    L’OMBRE D’ANTOINE

    Dans le val tenebreux, où les nuicts eternelles

    Font eternelle peine aux ombres criminelles,

    Cedant à mon destin je suis volé n’aguere,

    Ja ja fait compagnon de la troupe legere,

    Moy (dy-je) Marc Antoine horreur de la grand’ Romme, (5)

    Mais en ma triste fin cent fois miserable homme.

    Car un ardent amour, bourreau de mes mouëlles,

    Me devorant sans fin sous ses flames cruelles,

    Avoit esté commis par quelque destinee

    Des Dieux jaloux de moy, à fin que terminee (10)

    Fust en peine et malheur ma pitoyable vie,

    D’heur, de joye et de biens paravant assouvie.

    O moy des lors chetif, que mon œil trop folastre

    S’égara dans les yeux de ceste Cleopatre !

    Depuis ce seul moment je senti bien ma playe, (15)

    Descendre par l’œil traistre en l’ame encore gaye,

    Ne songeant point alors quelle poison extreme

    J’avois ce jour receu au plus creux de moymesme :

    Mais helas ! en mon dam, las ! en mon dam et perte

    Ceste playe cachee en fin fut découverte, (20)

    Me rendant odieux, foulant ma renommee

    D’avoir enragément ma Cleopatre aimee :

    Et forcené aprés comme si cent furies

    Exerçans dedans moy toutes bourrelleries,

    Embrouillans mon cerveau, empestrant mes entrailles, (25)

    M’eussent fait le gibier des mordantes tenailles :

    Dedans moy condamné, faisans sans fin renaistre

    Mes tourmens journaliers, ainsi qu’on vois repaistre

    Sur le Caucase froid la poitrine empietee,

    Et sans fin renaissante, à son vieil Promethee. (30)

    Car combien qu’elle fust Royne et race royale,

    Comme tout aveuglé sous cette ardeur fatale,

    Je luy fis les presens qui chacun estonnerent,

    Et qui ja contre moy ma Romme eguillonnerent :

    Mesme le fier Cesar, ne taschant qu’à deffaire (35)

    Celuy qui à Cesar compagnon ne peult plaire,

    S’embrassant pour un crime indigne d’un Antoine,

    Qui tramoit le malheur encouru pour ma Roine,

    Et qui encor au val des durables tenebres

    Me va renouvellant mille plaintes funebres, (40)

    Eschauffant les serpens des sœurs echevelees,

    Qui ont au plus chetif mes peines egalees :

    C’est que ja ja charmé, enseveli des flames,

    Ma femme Octavienne, honneur des autres Dames,

    Et mes mollets enfans je vins chasser arriere, (45)

    Nourrissant en mon sein ma serpente meurdriere,

    Qui m’entortillonnant, trompant l’ame ravie,

    Versa dans ma poitrine un venin de ma vie,

    Me transformant ainsi sous ses poisons infuses,

    Qu’on seroit du regard de cent mille Meduses. (50)

    Or pour punir ce crime horriblement infame

    D’avoir banni les miens, et rejetté ma femme,

    Les Dieux ont à mon chef la vengeance avancee,

    Et dessus moy l’horreur de leurs bras élancee,

    Dans la saincte equité, bien qu’elle soit tardive,(55)

    Ayant les pieds de laine, elle n’est point oisive,

    Ainsi dessus les humains d’heure en heure regarde,

    Et d’une main de fer son trait enflammé darde.

    Car tost apres Cesar jure contre ma teste,

    Et mon piteux exil de ce monde m’appreste. (60)

    Me voila ja croyant ma Roine, ains ma ruine,

    Me voila bataillant en la plaine marine,

    Lors que plus fort j’estois sur la solide terre,

    Me voila ja fuyant oublieux de la guerre,

    Pour suivre Cleopatre, en faisant l’heur des armes (65)

    Ceder à ce malheur des amoureux alarmes.

    Me voila dans sa ville ou j’yvrongne et putace,

    Me paissant des plaisirs, pendant que Cesar trace

    Son chemin devers nous, pendant qu’il a l’armee

    Que sus terre j’avois, d’une gueule affamee, (70)

    Ainsi que le Lyon vagabond à la queste,

    Me voulant devorer, et pendant qu’il s’appreste

    Son camp devant la ville, où bientost il refuse

    De me faire un parti, tant que malheureux j’use

    Du malheureux remede, et poussant mon espee (75)

    Au travers des boyaux en mon sang l’ay trempee,

    Me donnant guarison par l’outrageuse playe.

    Mais avant que mourir, avant que du tout j’aye

    Sangloté mes esprits, las, las ! quel si dur homme

    Eust peu voir sans pleurer un tel honneur de Romme, (80)

    Un tel dominateur, un Empereur Antoine,

    Que ja frappé à mort sa miserable Roine,

    De deux femmes aidee, angoisseusement palle

    Tiroit par la fenestre en sa chambre royale !

    Cesar mesme n’eust peu regarder Cleopatre (85)

    Couper sur moi son poil, se deschirer et battre,

    Et moi la consoler avecques ma parole,

    Ma pauvre ame soufflant qui tout soudain s’en vole,

    Pour aux sombres enfers endurer plus de rage

    Que celui qui a soif au milieu du breuvage, (90)

    Ou que celuy qui roüe une peine eternelle,

    Ou que les palles Sœurs, dont la dextre cruelle

    Egorgea les maris, ou que celuy qui vire

    Sa pierre, sans porter son faix où il aspire.

    Encore en mon tourment tout seul je ne puis estre : (95)

    Avant que ce Soleil qui vient ore de naistre,

    Ayant tracé son jour chez sa tante se plonge,

    Cleopatre mourra : je me suis ore en songe

    A ses yeux presenté, luy commandant de faire

    L’honneur à mon sepuchre et apres se deffaire, (100)

    Plutost qu’estre dans Romme en triomphe portee,

    L’ayant par le desir de la mort confortee,

    L’appellant avec moi, qui ja ja la demande

    Pour venir endurer en nostre palle bande,

    Or se faisant compagne en ma peine et tristesse, : (105)

    Qui s’est faite long temps compagne en ma liesse.

    CLEOPATRE, ERAS, CHARMIUM.

    CLEOPATRE.

    Que gaignez-vous, helas ! en la parole vaine ?

    ERAS.

    Que gaignez-vous, helas ! de vous estre inhumaine ?

    CLEOPATRE.

    Mais pourquoy perdez-vous vos peines ocieuses ?

    CHARMIUM.

    Mais pourquoy perdez-vous tant de larmes piteuses ? (110)

    CLEOPATRE.

    Qu’est-ce qui adviendroit plus horrible à la veuë ?

    ERAS.

    Qu’est-ce qui pourroit voir une tant depourveuë ?

    CLEOPATRE.

    Permettez mes sanglots mesme aux fiers Dieux se prendre.

    CHARMIUM.

    Permettez à nous deux de constante vous rendre.

    CLEOPATRE.

    Il ne faut que ma mort pour bannir ma complainte. (115)

    ERAS.

    Il ne faut point mourir avant sa vie esteinte.

    CLEOPATRE.

    Antoine ja m’appelle, Antoine il me faut suivre.

    CHARMIUM.

    Antoine ne veut pas que vous viviez sans vivre.

    CLEOPATRE.

    O vision estrange ! ô pitoyable songe !

    ERAS.

    O pitoyable Roine, ô quel tourment te ronge ? (120)

    CLEOPATRE.

    O Dieux ! à quel malheur m’avez-vous allechee ?

    CHARMIUM.

    O Dieux ! ne sera point votre plainte estanchee ?

    CLEOPATRE.

    Mais (ô Dieux) à quel bien, si ce jour je devie !

    ERAS.

    Mais ne plaignez donc point et suivez vostre envie.

    CLEOPATRE.

    Ha ! pourrois-je donc bien, moy la plus malheureuse (125)

    Que puisse regarder la voûte radieuse,

    Pourrois-je bien tenir la bride à mes complaintes,

    Quand sans fin mon malheur redouble ses attaintes,

    Quand je remasche en moy que je suis la meurdriere,

    Par mes trompeurs apasts, d’un qui sous sa main fiere (130)

    Faisoit croûler la terre ? Ha ! Dieux, pourrais-je traire

    Hors de mon cœur le tort qu’alors je luy peu faire,

    Qu’il me donnat Syrie, et Cypres, et Phenice,

    La Judee embasmee, Arabie et Cilice,

    Encourant par cela de son peuple la haine ? (135)

    Ha ! pourrois-je oublier ma gloire et pompe vaine

    Qui l’apastoit ainsi au mal, qui nous talonne

    Et malheureusement les malheureux guerdonne,

    Que la troupe des eaux en l’apast est trompee ?

    Ha ! l’orgueil, et les ris, la perle destrempee, (140)

    La delicate vie effeminant ses forces,

    Estoyent de nos malheurs les subtiles amorces !

    Quoy ? pourrois-je oublier que par la roide secousse

    Pour moy seule il souffrit des Parthes la repousse,

    Qu’ils eust bien subjuguez et rendus à sa Romme, (145)

    Si les songears amours n’occupoient tout un homme,

    Et s’il n’est eu desir d’abandonner sa guerre

    Pour revenir soudain hyverner en ma terre ?

    Ou pourrois-je oublier pour ma plus grand’gloire

    Il traîna en triomphe et loyer de victoire, (150)

    Dedans Alexandrie un puissant Artavade,

    Roy des Armeniens, veu que telle bravade

    N’appartenoit sinon qu’à sa ville orgueilleuse,

    Qui se rendit alors d’avantage haineuse ?

    Pourrois-je oublier mille et mille et mille choses, (155)

    En qui l’amour pour moy a ses paupieres closes,

    En cela mesmement que pour ceste amour mienne

    On luy veit delaisser l’Octavienne sienne ?

    En cela que pour moy il voulut faire guerre

    Par la fatale mer, estant plus fort par terre ? (160)

    En cela qu’il suivit ma nef au vent donnee,

    Ayant en son besoin sa troupe abandonnee ?

    En cela qu’il prenoit doucement mes amorces,

    Alors que son Cesar prenoit toutes ses forces ?

    En cela que feignant estre preste à m’occire, (165)

    Ce pitoyable mot soudain je luy feis dire :

    « O Ciel faudra-t-il donc que, Cleopatre morte,

    Antoine vive encor ? Sus, sus, Page, conforte

    Mes douleurs par ma mort. » Et lors, voyant son page

    Soy mesme se tuer :  » Tu donnes desmoignage, (170)

    O Eunuque (dit-il), comme il faut que je meure ! « 

    Et, vomissant un cri, il s’enferra sur l’heure.

    Ha ! Dames ! a, a ! faut-il que ce malheur je taise ?

    Ho ! oh ! retenez-moy, je… je…

    CHARMIUM.

    Mais quel mal-aise (175)

    Pourroit estre plus grand ?

    ERAS.

    Soulagez votre peine,

    Efforcez vos esprits.

    CLEOPATRE.

    Las, las !

    CHARMIUM.

    Tenez la resne

    Au dueil empoisonnant.

    CLEOPATRE.

    A ! grand Ciel, que j’endure !

    Encore l’avoir veu ceste nuict en figure !

    Hé !

    ERAS.

    Hé ! rien que la mort ne ferme au deuil la porte.

    CLEOPATRE.

    Hé ! hé ! Antoine estoit…

    CHARMIUM.

    Mais comment ?

    CLEOPATRE.

    En la sorte…

    ERAS.

    En quelle sorte donc ?

    CLEOPATRE.

    Comme alors que sa playe…

    CHARMIUM.

    Mais levez-vous un peu, que gesner on essaye

    Ce qui gesne la voix.

    ERAS.

    O plaisir, que tu meines

    Un horrible troupeau de deplaisirs et peines !

    CLEOPATRE.

    Comme alors que sa playe avoit ce corps tractable

    Ensanglanté par tout.

    CHARMIUM.

    O songe espouvantable !

    Mais que demandoit-il ?

    CLEOPATRE.

    Qu’à sa tumbe je face

    L’honneur qui luy est deu.

    CHARMIUM.

    Quoy encor ?

    CLEOPATRE.

    Que je trace

    Par ma mort un chemin pour rencontrer son ombre.

    Me racontant encor…

    CHARMIUM.

    La basse porte sombre

    Est à l’aller ouverte, et au retour fermee.

    CLEOPATRE.

    Une eternelle nuict doit de ceux estre aimee,

    Qui souffrent en ce jour une peine eternelle.

    Ostez-vous le desir de s’efforcer à celle

    Qui libre veut mourir pour ne vivre captive ?

    ERAS.

    Sera donc celle là de la Parque craintive

    Qui, au deffaut de mort, verra mourir sa gloire ?

    CLEOPATRE.

    Non, non, mourons, mourons, arrachons la victoire,

    Encore que soyons par Cesar surmontees.

    ERAS.

    Pourrions nous bien estre en triomphe portees ?

    CLEOPATRE.

    Que plus tost ceste terre au fond de ses entrailles

    M’engloutisse à present ; que toutes les tenailles

    De ces bourrelles Soeurs, horreur de l’onde basse,

    M’arrachent les boyaux ; que la teste on me casse

    D’un foudre inusité, ainsi que je me conseille,

    Et que la peur de mort entre dans mon oreille !

    CHŒUR DE FEMMES ALEXANDRINES.

    Quand l’Aurore vermeille

    Se voit au lict laisser

    Son Titon qui sommeille,

    Et l’ami caresser :

    On voit à l’heure mesme

    Ce pays coloré,

    Sous le flambeau supréme

    Du Dieu au char doré :

    Et semble que la face

    De ce Dieu variant,

    De ceste ville face

    L’honneur de l’Orient,

    Et qu’il se mire en elle

    Plus tost qu’en autre part,

    La prisant comme celle

    Dont plus d’honneur depart,

    De pompes et delices

    Attrayans doucement,

    Sous leur gayes blandices,

    L’humain entendement.

    Car veit on jamais ville

    En plaisir, en honneur,

    En banquets plus fertile,

    Si durable estoir l’heur ?

    Mais ainsi que la force

    Du celeste flambeau

    Tirer à soy s’efforce

    Le plus leger de l’eau ;

    Ainsi que l’aimant tire

    Son acier, et les sons

    De la marine Lyre

    Attiroyent les poissons ;

    Tout ainsi nos delices,

    La mignardise et l’heur,

    Allechemens des vices,

    Tirent notre malheur,

    Pourquoy, fatale Troye,

    Honneur des siecles vieux,

    Fus tu donnee en proye

    Sous le destin des Dieux ?

    Pourquoi n’eus tu, Medee,

    Ton Jason ? et pourquoy,

    Ariadne, guidee

    Fus tu sous telle foy ?

    Des delices le vice

    A ce vous conduisoit :

    Puis après sa malice

    Soymesme destruisoit.

    Tant n’estoit variable

    Un Prothee en son temps,

    Et tant n’est point muable

    La course de nos vents.

    Tant de fois ne se change

    Thetis, et tant de fois

    L’inconstant ne se range

    Sous ses diverses loix,

    Que nostre heur, en peu d’heure

    En malheur retourné,

    Sans que rien nous demeure,

    Proye au vent est donné.

    La rose journalière,

    Quand du divin flambeau

    Nous darde la lumière

    Le ravisseur taureau,

    Fait naistre en sa naissance

    Son premier dernier jour :

    Du bien la jouissance

    Et ainsi sans sejour.

    Le fruict vengeur du pere

    S’est bien esvertué

    De tuer sa vipere,

    Pour estre apres tué.

    Joye, qui dueil enfante,

    Se meurdrist ; puis la mort

    Par la joye plaisante

    Fait au dueil mesme tort.

    Le bien qui est durable,

    C’est un monstre du Ciel,

    Quand son vueil favorable

    Change le fiel en miel.

    Si la saincte ordonnance

    Des immuables Dieux

    Forcluse d’inconstance

    Seule incogneuë à eux,

    En ce bas hemisphere

    Veut son homme garder,

    Lors le sort improspere

    Ne le peut retarder

    Que, maugré sa menace,

    Ne vienne tenir rang,

    Maugré le fer qui brasse

    La poudre avec le sang.

    On doit seurement dire

    L’homme qu’on doit priser,

    Quand le Ciel vient l’eslire

    Pour le favoriser,

    Ne devoir jamais craindre

    L’Ocean furieux,

    Lors que mieux semble atteindre

    Le marche-pied des Dieux ;

    Plongé dans la marine,

    Il doit vaincre en la fin,

    Et s’attend à l’espine

    De l’attendant Daulphin.

    La guerre impitoyable,

    Moissonnant les humains,

    Craint l’heur espouventable

    De ses celestes mains.

    Tous les arts de Medee,

    Le venin, la poison,

    Les bestes dont gardee

    Fut la riche toison,

    Ny par le bois estrange

    Le lyon outrageux, (320)

    Qui sous sa patte range

    Tous les plus courageux,

    Ny la loy qu’on revere,

    Non tant comme on la craint,

    Ny le bourreau severe,

    Qui l’homme blesme estraint,

    Ny les feux qui saccagent

    Le haut pin molestans,

    Sa fortune n’outragent,

    Rendans les dieux constans, (330)

    Mais ainsi qu’autre chose

    Contraint sous son effort,

    Tient sous sa force enclose

    La force de la mort ;

    Et, maugré ceste bande (335)

    Tousjours en bas filant,

    Tant que le Ciel commande,

    En bas n’est devallant ;

    Et quand il y devalle,

    Sans aucun mal souffrir, (340)

    D’un sommeil qu’il avalle,

    A mieux il va s’offrir.

    Mais si la destinée,

    Arbitre d’un chacun,

    A sa chance tournee (345)

    Contre l’heur de quelqu’un,

    Le sceptre, sous qui ploye

    Tout un peuple submis,

    Est force qu’il foudroye

    Ses mutins ennemis. (350)

    La volage richesse,

    Appuy de l’heur mondain,

    L’honneur et la hautesse

    Refuyant tout soudain,

    Bref, fortune obstinee, (355)

    Ny le temps tout fauchant,

    Sa rude destinee

    Ne vont point empeschant.

    Des hauts Dieux la puissance

    Tesmoigne assez ici, (360)

    Que nostre heureuse chance

    Se precipite ainsi.

    Quel estoit Marc Antoine ?

    Et quel estoit l’honneur

    De nostre brave Roine, (365)

    Digne d’un tel donneur ?

    Des deux l’un miserable,

    Cedant à son destin,

    D’une mort pitoyable

    Vint avancer sa fin : (370)

    L’autre encore craintive

    Taschant s’évertuer,

    Veut, pour n’estre captive,

    Librement se tuer.

    Ceste terre honnorable, (375)

    Ce pays fortuné,

    Helas ! voit peu durable

    Son heur importuné.

    Telle est la destinee

    Des immuables Cieux, (380)

    Telle nous est donnee

    La defaveur de Dieux.

    ACTE II

    OCTAVIEN, AGRIPPE, PROCULEE.

    OCTAVIEN
    En la rondeur du Ciel environnee
    A nul, je croy, telle faveur donnee
    Des Dieux fauteurs ne peut estre qu’à moy : (385)
    Car outre encor que je suis maistre et Roy
    De tant de biens, qu’il semble qu’en la terre
    Le Ciel qui tout sous son empire enserre
    M’ait tout exprés de sa voûte transmis
    Pour estre ici son general commis, (390)
    Oustre l’espoir de l’arriere memoire
    Qui aux neveux rechantera ma gloire,
    D’avoir Antoine, Antoine, dis-je, horreur
    De tout ce monde, accablé la fureur,
    Outre l’honneur que ma Romme m’appreste (395)
    Pour le guerdon de l’heureuse conqueste,
    Il me semble ja que le Ciel vienne tendre
    Ses bras courbez pour en soy me reprendre,
    Et que la boule entre ses ronds enclose
    Pour un Cesar ne soit que peu de chose ; (400)
    Or’ je desire, or’ je desire mieux,
    C’est de me joindre au sainct nombre des Dieux.
    Jamais la terre en tout advantureuse
    N’a sa personne entierement heureuse :
    Mais le malheur par l’heur est acquité, (405)
    Et l’heur se paye par l’infelicité.

    AGRIPPE.
    Mais de quel lieu ces mots ?

    OCTAVIEN.
    Qui eust peu croire
    Qu’apres l’honneur d’une telle victoire,
    Le dueil, le pleur, le souci, la complainte, (410)
    Mesme à Cesar eust donné telle atteinte ?
    Mais je me voy souvent en lieu secret
    Pour Marc Antoine estre en plainte et regret,
    Qui aux honneurs receus en notre terre
    Et compagnon m’avoit esté en guerre, (415)
    Mon allié, mon beaufrere, mon sang,
    Et qui tenoit ici le mesme rang
    Avec Cesar. Nonobstant par rancune
    De la muable et traistresse fortune,
    On veit son corps en sa playe moüillé (420)
    Avoir ce lieu piteusement soüillé,
    Ha ! cher ami !

    PROCULEE.
    L’orgueil et la bravade
    Ont fait Antoine ainsi qu’un Ancelade,
    Qui, se voulant encore prendre aux Dieux,
    D’un trait horrible et non lancé des Cieux, (425)
    Mais de ta main à la vengeance adextre,
    Sentit combien peut d’un grand Dieu la dextre.
    Que plaignez-vous, si l’orgueil justement
    A l’orgueilleux donne son payement ?

    AGRIPPE.
    L’orgueil est tel, qui d’un malheur guerdonne
    La malheureuse et superbe personne.
    Mesmes ainsi que d’un onde le branle,
    Lors que le Nord dedans la mer l’ébranle,
    Ne cesse point de courir et glisser,
    Virevolter, rouler, et se dresser,
    Tant qu’à la fin dépiteux il arrive,
    Bruyant sa mort, à l’ecumeuse rive :
    Ainsi ceux la, que l’orgueil trompe ici,
    Ne cessent point de se dresser ainsi,
    Courir, tourner, tant qu’ils soyent agitez
    Contre les bords de leur felicitez.
    C’estoit assez que l’orgueil pour Antoine
    Precipiter avec sa pauvre Roine,
    Si les amours lascifs et les delices
    N’eussent aidé à rouër leurs supplices,
    Tant qu’on ne sçait comment ces dereiglez
    D’un noir bandeau ses sont tant aveuglez
    Qu’ils n’ont sçeu voir et cent et cent augures,
    Prognostiqueurs de miseres futures.
    Ne veit on par Pisaure l’ancienne
    Prognostiquer la perte Antonienne,
    Qui des soldats Antoniens armee
    Fust engloutie et dans terre abysmee ?
    Ne veit on pas dedans Albe une image
    Suer long temps ? Ne veit on pas l’orage
    Qui de Patras la ville environnoit,
    Alors qu’Antoine en Patras sejournoit,
    Alors que le feu qui par l’air s’eclata
    Heraclion en pieces escarta ?
    Ne veit on pas, alors que dans Athenes
    En un theatre on luy monstroit les peines ?
    Ou pour neant les serpens-piés se mirent,
    Quand aux rochers les rochers il joignirent,
    Du Dieu Bacchus l’image en bas poussee
    Des vents qui l’ont comm’ à l’envi cassee,
    Veu que Bacchus un conducteur estoit,
    Pour qui Antoine un mesme nom portoit ?
    Ne veit on pas d’une flame fatale
    Rompre l’image et d’Eumene et d’Atale,
    A Marc Antoine en ce lieu dediees ?
    Puis maintes voix fatalement criees,
    Tant de gesiers, et tant d’autres merveilles,
    Tant de corbeaux, et senestres corneilles ?
    Tant de sommets rompus et mis en poudre,
    Que monstroyent ils que ta future foudre ?
    Qui ce rocher devoit ainsi combattre ?
    Qu’admonnestoit la nef de Cleopatre,
    Et qui d’Antoine avoit le nom par elle,
    Où l’hirondelle exila l’hirondelle,
    Et toutesfois, en sillant leur lumiere,
    N’y voyoyent point ce qui suivoit derriere ?
    Vante toi donc, les ayant pourchassez
    Comme vengeur des grands Dieux offensez ;
    Esjouy toy en leur sang et te baigne,
    De leurs enfans fais rougir la campagne,
    Racle leur nom, efface leur memoire ;
    Poursuy, poursuy jusqu’au bout ta victoire.

    OCTAVIEN.
    Ne veux je donc ma victoire poursuivre,
    Et mon trophee au monde faire vivre ?
    Plustost, plustost le fleuve impetueux
    Ne se rengorge au grand sein fluctueux !
    C’est le souci qui avecq la complainte,
    Que je faisais de l’autre vie esteinte,
    Me ronge aussi ; mais plus gand tesmoignage
    De mes honneurs s’obstinans contre l’aage,
    Ne s’est point veu, sinon que ceste Dame,
    Qui consuma Marc Antoine en sa flame,
    Fut dans ma ville en triomphe menee.

    PROCULEE.
    Mais pourroit-elle à Romme estre traisnee,
    Veu qu’elle n’a sans fin autre desir
    Que par sa mort sa liberté choisir ?
    Sçavez-vous pas, lors que nous echellasme
    Et que par ruse en sa court nous allasmes ?
    Que tout soudain qu’en la court on me veit,
    En s’écriant une des femmes dit :
    « O pauvre Roine ! es-tu donc prise vive ?
    Vis tu encor pour trespasser captive ? « 
    Et qu’elle ainsi, sous telle voix ravie,
    Vouloit trancher le fil de sa vie,
    Du cimeterre à son costé pendu,
    Si saisissant je n’eusse deffendu
    Son estomach ja desja menassé
    Du bras meurdrier à l’encontre haussé ?
    Sçavez-vous pas que depuis ce jour mesme
    Elle est tombee en maladie extreme,
    Et qu’elle a feint de ne pouvoir manger,
    Pour par la faim à la fin se renger ?
    Pensez-vous pas qu’outre telle finesse
    Elle ne trouve à la mort quelque addresse ?

    AGRIPPE.
    Il vaudroit mieux dessus elle veiller,
    Sonder, courir, espier, travailler,
    Que du berger la veue gardienne
    Ne s’arrestoit sus son Inachienne.
    Que nous nuira, si nous la confortons,
    Si doucement sa foiblesse portons ?
    Par tels moyens s’envolera l’envie
    De faire change à sa mort de sa vie :
    Ainsi sa vie heureusement traitee
    Ne pourra voir sa quenouille arrestee :
    Ainsi, ainsi jusqu’à Romme elle ira ;
    Ainsi, ainsi ton souci finira.
    Et quand aux plains, veux tu plaindre celuy
    Qui de tout temps te brassa tout ennuy,
    Qui n’estoit né, sans ta dextre divine,
    Que pour la tienne et la nostre ruine ?
    Te souvient il que, pour dresser ta guerre,
    Tu fus hay de toute nostre terre,
    Qui se piquoit mutinant contre toy
    Et refusoit se courber sous ta loy,
    Lors que tu prins pour guerroyer Antoine
    Des hommes francs le quart du patrimoine,
    Des serviteurs la huictiesme partie
    De leur vaillant, tant que ja divertie
    Presque s’estoit l’Italie troublee ?
    Mais quelle estoit sa peine redoublee,
    Dont il taschoit embrasser les Rommains,
    Pour ce Lepide exilé par tes mains ?
    Te souvient-il de ceste horrible armee
    Que contre nous il avait animee ?
    Tant de Rois donc qui voulurent le suivre,
    Y venoyent ils pour nous y faire vivre ?
    Pensoyent-ils bien nous foudryez exprés,
    Pour deplorer nostre ruine aprés ?
    Le Roy Bocchus, le Roy Cilicien,
    Archelaus, Roy Capadocien,
    Et Philadelphe et Adalle de Thrace,
    Et Mithridate usoyent ils de menace
    Moindre sus nous, que de porter en joye
    Nostre despoüille et leur guerriere proye,
    Pour à leurs Dieux joyeusement les pendre
    Et maint et maint sacrifice leur rendre ?
    Voila les pleurs que doit un adversaire
    Apres la mort de son ennemy faire.

    OCTAVIEN.
    O gent Agrippe, ou pour te nommer mieux,
    Fidelle Achate, estoit donc de mes yeux
    Digne le pleur ? Celuy dont s’effemine
    Qui ja du tout l’effeminé ruine ?
    Non, non, les plains cederont aux rigueurs,
    Baignons en sang les armes et les cœurs,
    Et souhaitons à l’ennemi cent vies,
    Qui luy seroient plus durement ravies ;
    Quant à la Roine, appaiser la faudra
    Si doucement que sa main se tiendra
    De forbannir l’ame seditieuse
    Outre les eaux de la rive oublieuse.
    Je vois desor en cela m’efforcer,
    Et son desir de mort effacer :
    Souvent l’effort est forcé par la ruse.
    Pendant, Agrippe, aux affaires t’amuse,
    Et toy, loyal messager Proculee,
    Sonde partout ce que la fame aislee
    Fait s’acouster dedans Alexandrie
    Qu’elle circuit, et tantost bruit et crie,
    Tantost plus bas marmote son murmure,
    N’estant jamais loin de telle aventure.

    PROCULEE.
    Si bien par tout mon devoir se fera
    Que mon Cesar de moy se vantera.
    O ! S’il me faut ores un peu dresser
    L’esprit plus haut et seul en moy penser,
    Cent et cent fois miserable est celuy
    Qui en ce monde a mis aucun appuy :
    Et tant s’en faut qu’il ne fasche de vivre
    A ceux qu’on voit par fortune poursuivre,
    Que moy, qui suis du sort assez contant,
    Je suis fasché de me voir vivre tant.
    Où es tu, Mort, si la prosperité
    N’est sous les cieux qu’une infelicité ?
    Voyons les grands, et ceux qui de leur teste
    Semblent desja deffier la tempeste :
    Quel heur ont ils pour une fresle gloire ?
    Mille serpens rongears en leur memoire,
    Mille soucis meslez d’effroyement,
    Sans fin desir, jamais contentement :
    Dés que le Ciel son foudre pirouëtte,
    Il semble ja que sur eux il se jette :
    Dés lors que Mars pres de leur terre tonne,
    Il semble ja leur ravir la couronne ;
    Dés que l peste en leur regne tracasse,
    Il semble ja que leur chef on menasse ;
    Bref, à la mort ils ne peuvent penser,
    Sans souspirer, blesmir, et s’offenser,
    Voyant qu’il faut par mort quitter leur gloire,
    Et bien souvent enterrer la memoire,
    Où celuy-la, qui solitairement
    En peu de biens cherche contentement,
    Ne pallit pas si la fatale Parque
    Le fait penser à la derniere barque,
    Ne pallit pas, non, si le Ciel et l’onde
    Se rebrouilloyent au vieil Chaos du monde.
    Telle est, telle est la mediocrité
    Où gist le but de la felicité :
    Mais qui me fait en ces discours me plaire,
    Quand il convient exploiter mon affaire ?
    Trop tost, trop tost se fera mon message,
    Et toujours tard un homme se fait sage.

    LE CHŒUR.

    Strophe.
    De la terre humble et basse,
    Esclave de ces cieux,
    Le peu puissant espace
    N’a rien plus vicieux
    Que l’orgueil, qu’on voit estre
    Hay du Ciel, son maistre.

    Antistrophe.
    Orgueil, qui met en poudre
    Le rocher trop hautain,
    Orgueil pour qui le foudre
    Arma des Dieux la main,
    Et qui vient pour salaire
    Luymesme se deffaire.

    Strophe.
    A qui ne sont cogneuës
    Les races du Soleil,
    Qui affrontoyent aux nuës
    Un superbe appareil,
    Et montagnes portees
    L’une sus l’autre entees ?

    Antistrophe.
    La tombante tempeste,
    Adversaire à l’orgueil,
    Escarbouilla leur teste,
    Qui tropuva son recueil
    Apres la mort amere
    Au ventre de sa mere.

    Strophe.
    Qui ne cognoist le sage
    Qui trop audacieux,
    Pilla du feu l’usage
    Au chariot des ieux,
    Cherchant par arrogance
    Sa propre repentance ?

    Antistrophe.
    Qu’on le voise voir ore
    Sur le mont Scythien,
    Où son vautour devore
    Son gesier ancien ;
    Que sa poitrine on voye
    Estre eternelle proye.

    Strophe.
    Qui ne cognoist Icare,
    Le nommeur d’une mer,
    Et du Dieu de Pathare
    L’enfant, qui enflammer
    Vint sous son char le monde,
    Tant qu’il tombast en l’onde ?

    Antistrophe.
    De ceux là les ruines
    Tesmoignent la fureur
    Des sainctes mains divines,
    Qui doivent faire horreur
    A l’orgueil, digne d’estre
    Puni de telle dextre.

    Strophe.
    A t’on pas veu la vague
    Au giron fluctueux,
    Alors qu’Aquilon vague
    Se fait tempestueux,
    Presque dresser ses crestes
    Jusqu’au lieu des tempestes ?

    Antistrophe.
    Qu’on voye de l’audace
    Phebus se courroussant,
    Esclarcissant la trace
    Qui sont char va froissant,
    Dessous ses fleches blondes
    Presque abysmer les ondes.

    Strophe.
    A t’on pas veu d’un arbre
    Le couppeau chevelu,
    Ou la maison de marbre
    Qui semble avoir voulu
    Dépriser trop hautaine
    L’autre maison prochaine.

    Antistrophe.
    Qu’on voye un feu celeste
    Ceste cime arrachant,
    Et par mine moleste
    Le palais tresbuchant,
    La plante au chef punie,
    L’autre au pied demunie

    Strophe.
    Mais Dieux (ô Dieux) qu’il vienne
    Voir la plainte et le dueil
    De ceste Roine mienne,
    Rabaissant son orgueil,
    Roine, qui pour son vice
    Reçoit plus grand supplice.

    Antistrophe.
    Il verra la Deesse
    A genoux se jetter,
    Et l’esclave Maistresse,
    Las, son mal regretter !
    Sa voix à demi morte
    Requiert qu’on la supporte.

    Strophe.
    Elle, qui orgueilleuse
    Le nom d’Isis portoit,
    Qui de blancheur pompeuse
    Richement se vestoit,
    Comme Isis l’ancienne,
    Deesse Egyptienne,

    Antistrophe.
    Ore presque en chemise
    Qu’elle va dechirant,
    Pleurant aux pieds s’est mise
    De son Cesar, tirant
    De l’estomach debile
    Sa requeste inutile.

    Strophe.
    Quel cœur, quelle pensee,
    Quelle rigueur pourroit
    N’estre point offensee,
    Quand ainsi lon verroit
    Le retour miserable
    De la chance muable ?

    Antistrophe.
    Cesar, en quelle sorte,
    La voyant sans vertu,
    La voyant demi-morte,
    Maintenant soutiens-tu
    Las assauts, que te donne
    La pitié, qui t’estonne ?

    Strophe.
    Tu vois qu’une grand’Roine,
    Celle là qui guidoit
    Ton compagnon Antoine,
    Et par tout commandoit,
    Heureuse se vient dire,
    Si tu voulois l’occire.

    Antistrophe.
    Las, helas ! Cleopatre,
    Las, helas ! quel malheur
    Vient tes plaisirs abbattre,
    Les changeant en douleur ?
    Las, las, helas, (ô Dame),
    Peux tu souffrir ton ame ?

    Strophe.
    Pourquoy, pourquoy, fortune,
    O fortune aux yeux clos,
    Es tu tant importune ?
    Pourquoy n’a point repos
    Du temps le vol estrange,
    Qui ses faits brouille et change.

    Antistrophe.
    Qui en volant sacage
    Les chasteaux sourcilleux,
    Qui les princes outrage,
    Qui les plus orgueilleux,
    Roüant sa faulx superbe,
    Fauche ainsi comme l’herbe ?

    Strophe.
    A nul il ne pardonne,
    Il se fait et deffait,
    Luy mesmes il s’estonne,
    Il se flatte en son fait,
    Puis il blasme sa peine,
    Et contre elle forcene.

    Antistrophe.
    Vertu seule à l’encontre
    Fait l’acier reboucher ;
    Outre telle rencontre
    Le temps peult tout faucher ;
    L’orgueil qui nous amorce
    Donne à sa faulx sa force.

     

    ACTE III.

    OCTAVIEN, CLEOPATRE, LE CHŒUR, SELEUQUE.

    OCTAVIEN.

    Voulez-vous donc votre fait excuser ?
    Mais dequoy sert à ces mots s’amuser ?
    N’est-il pas clair que vous tachiez de faire
    Par tous moyens Cesar vostre adversaire,
    Et que vous seule attirant vostre ami,
    Me l’avez fait capital ennemi,
    Brassant sans fin une horrible tempeste,
    Dont vous pensiez écerveler ma teste ?
    Qu’en dites-vous ?

    CLEOPATRE.
    O quels piteux alarmes !
    Las, que dirois-je ! hé, ja pour moy mes larmes
    Parlent assez, qui non pas la justice,
    Mais de pitié cherchent le benefice.
    Pourtant, Cesar, s’il est à moy possible
    De tirer hors d’une ame tant passible
    Ceste voix rauque à mes souspirs meslee,
    Escoute encor l’esclave desolee,
    Las ! qui ne met tant d’espoir aux paroles
    Qu’en ta pitié, dont ja tu me consoles.
    Songe, Cesar, combien peult la puissance
    D’un traistre amour, mesme en sa jouyssance,
    Il pense encor que mon foible courage
    N’eust pas souffert sans l’amoureuse rage,
    Entre vous deux ces batailles tonantes,
    Dessus mon chef à la fin retournantes.
    Mais mon amour me forçoit de permettre
    Ces fiers debats, et toute aide promettre,
    Veu qu’il fallait rompre paix et combattre,
    Ou separer Antoine et Cleopatre.
    Separer, las ! ce mot me fait faillir,
    Ce mot le fait par la Parque assaillir.
    A a ! a a ! Cesar, a a !

    OCTAVIEN.
    Si je n’estois ore
    Assez bening, vous pourriez feindre encore
    Plus de douleurs, pour plus bening me rendre :
    Mais quoyu, ne veux-je à mon merci vous prendre ?

    CLEOPATRE.
    Feindre, helas, ô !

    OCTAVIEN.
    Ou tellement se plaindre
    N’est que mourir, ou bien ce n’est que feindre.

    LE CHŒUR.
    La douleur
    Qu’un malheur
    Nous rassemble,
    Tel ennuy
    A celuy
    Pas ne semble,

    Qui exempt
    Ne la sent ;
    Mais la plainte
    Mieux bondit,
    Quand on dit
    Que c’est feinte.

    CLEOPATRE.
    Si la douleur en ce cœur prisonniere
    Ne surmontoit ceste plainte derniere,
    Tu n’aurois pas ta pauvre esclave ainsi :
    Mais je ne peux égaler au souci,
    Qui petillant m’écorche le dedans,
    Mes pleurs, mes plaints et mes soupirs ardens.
    T’esbahis tu, si ce mot separer
    A fait mes forces se retirer ?
    Separer (Dieux !), separer je l’ay veu,
    Et si je n’ay point à ces debats pourveu
    Mieux il te fust (ô captive ravie)
    Te separer mesme durant sa vie !
    J’eusse la guerre et sa mort empeschee
    Et à mon heur quelque atteinte laschee,
    Veu que j’eusse eu le moyen et l’espace
    D’esperer voir secrettement sa face :
    Mais, mais cent fois, cent, cent fois malheureuse,
    J’ay ja souffert ceste guerre odieuse :
    J’ay, j’ay perdu par ceste estrange guerre,
    J’ay perdu tout, et mes biens et ma terre :
    Et si ay veu ma vie et mon support,
    Mon heur, mon tout, se donner à la mort,
    Que tout sanglant, ja tout froid et tout blesme,
    Je rechauffois des larmes de moymesme,
    Me separant des moymesme à demi
    Voyant par mort separer mon ami.
    Ha, Dieux ! grands Dieux ! Ha, grands Dieux !

    OCTAVIEN.
    Qu’est-ce ci ?
    Quoy ? la constance estre hors de souci ?

    CLEOPATRE.
    Constante suis ; separer je me sens,
    Mais séparer on ne me peult long temps :
    La palle mort m’en fera la raison,
    Bien tost Pluton m’ouvrira sa maison,
    Où mesme encor l’éguillon, qui me touche,
    Feroit rejoindre et ma bouche et sa bouche.
    S’on me tuoit, le dueil qui creveroit
    Parmi le coup plus de bien me feroit,
    Que je n’auroit de mal à voir sortir
    Mon sang pourpré et mon ame partir.
    Mais vous m’ostez l’occasion de mort,
    Et pour mourir me deffaut mon effort,
    Qui s’allentit d’heure en heure dans moy,
    Tant qu’il faudra vivre maugré l’esmoy ;
    Vivre il me faut, ne crains que je me tue :
    Pour me tuer trop peu je m’esvertue.
    Mais puis qu’il faut que j’allonge ma vie,
    Et que de vivre en moy revient l’envie,
    Au moins, Cesar, voy la pauvre foiblette,
    Qui à tes pieds et de rechef se jette ;
    Au moins, Cesar, des gouttes de mes yeux
    Amolli toy, pour me pardonner mieux :
    De ceste humeur la pierre on cave bien,
    Et sus ton cœur ne pourront elles rien ?
    Ne t’ont donc peu les lettre esmouvoir
    Qu’à tes deux yeux j’avois tantost fait voir,
    Lettres je dy de ton pere receues,
    Certain tesmoin de nos amours conceuës ?
    N’ay-je donc peu destourner ton courage,
    Te descouvrant et maint et maint image
    De ce tien pere, à celle-la loyal,
    Qui de son fils recevra tout son mal ?
    Celuy souvent trop tost borne sa gloire,
    Qui jusqu’au bout se vange en sa victoire.
    Prens donc pitié ; tes glaives triomphans
    D’Antoine et moy pardonnent aux enfans.
    Pourrois-tu voir les horreurs maternelles,
    S’on meurdrissoit ceux que ces deux mammelles,
    Qu’ores tu vois maigres et déchirees
    Et qui seroient de cent coups empirees,
    Ont allaicté ? Oserois-tu mesmement
    Des deux costez le dur gemissement ?
    Non, non Cesar, contente toy du pere,
    Laisse durer les enfans et la mere
    En ce malheur, où les Dieux nous ont mis,
    Mais fusmes nous jamais tes ennemis
    Tant acharnez que n’eussions pardonné,
    Si le trophee à nous se fust donné ?
    Quant est de moy, en mes fautes commises,
    Antoine estoit chef de mes entreprises,
    Las, qui venoit à tel malheur m’induire ;
    Eussé-je peu mon Antoine esconduire ?

    OCTAVIEN.
    Tel bien souvent son fait pense amender,
    Qu’on voit d’un gouffre en un gouffre guider :
    Vous excusant, bien que vostre advantage,
    Vous y mettiez, vous nuisez davantage,
    En me rendant par l’excuse irrité,
    Qui ne suis point qu’ami de verité.
    Et si convient qu’en ce lieu je m’amuse
    A repousser ceste inutile excuse ;
    Pourriez-vous bien de ce vous garentir
    Qui fit ma sœur hors d’Athenes sortir,
    Lors que, craignant qu’Antoine, son espoux,
    Plus se donnast à sa femme qu’à vous,
    Vous le paissiez de ruse et de finesses,
    De mille et mille et dix mille caresses ?
    Tantost au lict exprés emmaigrissiez,
    Tantost par feinte exprés vous pallissiez ?
    Tantost vostre œil vostre face baignoit,
    Dés qu’un ject d’arc de luy vous esloignoit,
    Entretenant la feinte et sorcelage,
    Ou par coustume, ou par quelque breuvage ;
    Mesme attiltrant vos mais et flatteurs
    Pour du venin d’Antoine estre fauteurs,
    Qui l’abusoiyent sous les plaintes frivoles,
    Faisant ceder son proffit aux paroles.
    Quoy ? disoient-ils, estes vous l’homicide
    D’un pauvre esprit, qui vous prend pour sa guide ?
    Faut-il qu’en vous la Noblesse s’offense,
    Dont la rigueur à celle la ne pense,
    Qui fait de vous le but de ses pensees ?
    O ! que son mal envers vous addressees !
    Octavienne a le nom de l’espouse,
    Et ceste ci, dont la flame jalouse
    Empesche assez la viste renommee,
    Sera l’amie en son pays nommee,
    Ceste divine, à qui rendent hommage
    Tant de pays joints à son heritage.
    Tant peurent donc vos mines et addresses,
    Et de ceux la les plaintes flatteresses,
    Qu’Octavienne, et sa femme et ma sœur,
    Fut dechassee, et dechassa votre heur.
    Vous taisez-vous, avez-vous plus desir,
    Pour m’appaiser, d’autre excuse choisir ?
    Que diriez-vous du tort fait aux Rommains,
    Qui s’enfuyoient secrettement des mains
    De vostre Antoine, alors que vostre rage
    Leur redoubloit l’outrage sus l’outrage ?
    Que diriez-vous de ce beau testament,
    Qu’Antoine avoit remis secrettement
    Dedans les mains des pucelles Vestales ?
    Ces maux estoyent les conduites fatales
    De vos malheurs : et ore peu rusee,
    Vous voudriez bien encore estre excusee.
    Contentez-vous, Cleopatre, et pensez
    Que c’est assez de pardon, et assez
    D’entretenir le fuseau de vos vies,
    Qui ne seront à vos enfans ravies.

    CLEOPATRE.
    Ore, Cesar, chetive je m’accuse,
    En m’excusant de ma premiere excuse,
    Recognoissant que ta seule pitié
    Peut donner bride à ton inimitié,
    Qui ja pour moi tellement se commande.
    Que ne veux-tu de moy faire offrande
    Aux Dieux ombreux, ny des enfans aussi
    Que j’ai tourné en ces entrailles ci.
    De ce peu donc mon pouvoir est resté
    Je rens, je rens grace à ta majesté,
    Et pour donner à Cesar tesmoignage,
    Que je suis sienne et le suis de courage,
    Je veux, Cesar, te deceler tout l’or,
    L’argent, les biens, que je tiens en thresor.

    LE CHŒUR.
    Quand la servitude,
    Le col enschesnant,
    Dessous le joug rude
    Va l’homme gesnant,

    Sans que l’on menasse
    D’un sourcil plié,
    Sans qu’effort on face
    Au pauvre lié,

    Assez il confesse,
    Assez se contraint,
    Assez il se presse,
    Par la crainte estraint.

    Telle est la nature
    Des serfs déconfits ;
    Tant de mal n’endure
    De Japet le fils.

    OCTAVIEN.
    L’ample thresor, l’ancienne richesse
    Que vous nommez, tesmoigne la hautesse
    De vostre race ; et n’estoit le bon heur
    D’estre du tout en la terre le seigneur,
    Je me plaindrois qu’il faudra que soudain
    Ces biens royaux changent ainsi de main.

    SELEUQUE.
    Comment, Cesar, si l’humble petitesse
    Ose addresser sa voix à ta hautesse,
    Comment peux-tu ce thresor estimer,
    Que ma Princesse a voulu te nommer ?
    Cuides tu bien, si accuser je l’ose,
    Que son thresor tienne si peu de chose ?
    La moindre Roine à ta loy flechissante
    Est en thresor autant riche et puissante,
    Qui autant peu ma Cleopatre égale,
    Que par les champs une case rurale
    Au fier chasteau ne peult estre esgalee,
    Ou bien la motte à la roche gelee.
    Celle sous qui tout l’Égypte flechit,
    Et qui du Nil l’eau fertile franchit,
    A qui le Juif et le Phenicien,
    L’Arabian et le Cilicien,
    Avant ton foudre ore tombé sur nous,
    Souloyent courber les hommagers genoux,
    Qui aux thresors d’Antoine commandoit,
    Qui tout en ce monde en pompes excedoit,
    Ne pourroit elle avoir que ce thresor ?
    Croy, Cesar, croy qu’elle a de tout son or
    Et d’autres biens tout le meilleur caché.

    CLEOPATRE.
    A ! faux meurdrier ! a ! faux traitre ! arraché
    Sera le poil de ta teste cruelle.
    Que pleust aux Dieux que ce fust ta cervelle !
    Tiens, traistre, tien.

    SELEUQUE.
    O Dieux !

    CLEOPATRE.
    O chose detestable !
    Un serf, un serf !

    OCTAVIEN.
    Mais chose émerveillable
    D’un cœur terrible !

    CLEOPATRE.
    Et quoy, m’accuses tu ?
    Me pensois tu veufve de ma vertu
    Comme d’Antoine ? a a ! traistre.

    SELEUQUE.
    Retiens la,
    Puissant Cesar, retiens la doncq.

    CLEOPATRE.
    Voila
    Tous mes biensfaits. Hou ! le dueil qui m’efforce
    Donne à mon cœur langoureux telle force,
    Que je pourrois, ce me semble, froisser
    Du poing tes os, et tes flancs crevasser
    A coups de pied.

    OCTAVIEN.
    O quel grinsant courage !
    Mais rien n’est plus furieux que la rage
    D’un cœur de femme. Et bien, quoy, Cleopatre ?
    Estes vous point ja saoule de le battre !
    Fuy t’en, ami, fuy t’en.

    CLEOPATRE.
    Mais quoy, mais quoy ?
    Mon Empereur, est-il un tel esmoy
    Au monde encore que ce paillard me donne ?
    Sa lacheté ton esprit mesme estonne,
    Comme je croy, quand moy, Roine d’ici,
    De mon vassal suis accusee ainsi,
    Que toy, Cesar, as daigné visiter,
    Et par ta voix à repos inciter,
    Hé ! si j’avois retenu des joyaux,
    Et quelque part de mes habits royaux,
    L’aurois-je fait pour moy, las, malheureuse !
    Moy, qui de moy ne suis plus curieuse ?
    Mais telle estoit ceste esperance mienne
    Qu’à ta Livie et ton Octavienne
    De ces joyaux le present je feroy,
    Et leur pitié ainsi pourchasseroy
    Pour (n’estant point de mes presens ingrates)
    Envers Cesar estres mes advocates.

    OCTAVIEN.
    Ne craignez point, je veux que ce thresor
    Demeure vostre : encouragez-vous or’,
    Vivez ainsi en la captivité
    Comm’au plus haut de la prosperité.
    Adieu : songez qu’on ne peut recevoir
    Des maux, sinon quand on pense en avoir.
    Je m’en retourne.

    CLEOPATRE.
    Ainsi vous soit ami
    Tout le Destin, comm’il m’est ennemi.

    LE CHŒUR.
    Où courez-vous, Seleuque, où courez-vous ?

    SELEUQUE.
    Je cours fuyant l’envenimé courroux.

    LE CHŒUR.
    Mais quel courroux ? Hé, Dieu ! si nous en sommes !

    SELEUQUE.
    Je ne fuy pas Cesar, ni ses hommes.

    LE CHŒUR.
    Qu’y a t’il donc que peut plus la fortune ?

    SELEUQUE.
    Il n’y a rien, sinon l’offense d’une…

    LE CHŒUR.
    Auroit on bien nostre Roine blessee ?

    SELEUQUE.
    Non, non, mais j’ai nostre Roine offensee.

    LE CHŒUR.
    Quel malheur donc a causé ton offense ?

    SELEUQUE.
    Que sert ma faute, ou bien mon innocence ?

    LE CHŒUR.
    Mais dy le nous, dy, il ne nuira rien.

    SELEUQUE.
    Dit, il n’apporte à la ville aucun bien.

    LE CHŒUR.
    Mais tant y a que tu as gaigné l’huis.

    SELEUQUE.
    Mais tant y a que ja puni j’en suis

    LE CHŒUR.
    Estant puni, en es-tu du tout quitte ?

    SELEUQUE.
    Estant puni, plus fort je me dépite,
    Et ja dans moy je sens une furie,
    Me menassant que telle fascherie
    Poindra sans fin mon ame furieuse,
    Lors que la Roine, et triste et courageuse,
    Devant Cesar aux cheveux m’a tiré,
    Et de son poing mon visage empiré :
    Si elle m’eust fait mort en terre gesir,
    Elle eust preveu à mon present desir,
    Veu que la mort n’eust point esté tant dure
    Que l’eternelle et mordante pointure,
    Qui ja desja jusques au fond me blesse
    D’avoir blessé ma Roine et ma maistresse.

    LE CHŒUR.
    O quel heur à la personne
    Le ciel gouverneur ordonne,
    Qui, contente de son sort,
    Par convoitise ne sort
    Hors de l’heureuse franchise,
    Et n’a sa gorge submise
    Au joug et trop dur lien
    De ce pourchas terrien,

    Mais bien les antres sauvages,
    Les beaux tapis des herbages,
    Les rejettans arbrisseaux,
    Les murmures des ruisseaux,
    Et la gorge babillarde
    De Philomele jasarde,
    Et l’attente du Printemps
    Sont ses biens et passetemps.

    Sans que l’ame haute volante,
    De plus grand desir bruslante,
    Suive les pompeux arrois,
    Et puis, offensant ses Rois,
    Ait pour maigre recompense
    Le feu, le glaive, ou potance,
    Ou plustost mille remors,
    Conferez a mille morts.

    Si l’inconstante fortune
    Au matin est opportune,
    Elle est importune au soir.
    Le temps ne se peut rassoir ;
    A la fortune il accorde,
    Portant à celuy la corde
    Qu’il avoit paravant mis
    Au rang des meilleurs amis.

    Quoy que soit, soit mort ou peine
    Que le soleil nous rameine
    En nous ramenant son jour,
    Soit qu’elle face sejour,
    Ou bien que par la mort griesve
    Elle se face plus briesve :
    Celuy qui ard de desir
    S’est tousjours senti saisir.

    Arius de ceste ville,
    Que ceste ardeur inutile
    N’avoit jamais retenu,
    Ce Philosophe chenu,
    Qui deprisoit toute pompe
    Dont ceste ville se trompe,
    Durant nostre grand’douleur
    A receu le bien et l’heur.

    Cesar, faisant son entree,
    A la sagesse monstree,
    L’heur et la felicité,
    La raison, la verité,
    Qu’avoit en soy ce bon maistre,
    Le faisant mesme à sa dextre
    Costoyer, pour estre à nous
    Comme un miracle entre tous.

    Seleuque, qui de la Roine
    Recevoit le patrimoine
    En partie, et qui dressoit
    Le gouvernement, reçoit,
    Et outre ceste fortune
    Qui nous est à tous commune,
    Plus griesve infelicité
    Que nostre captivité.


    Mais or’ ce dernier courage
    De ma Roine est un presage,
    S’il faut changer de propos,
    Que la meurdriere Atropos
    Ne souffrira pas qu’on porte
    A Romme ma Roine forte,
    Qui veut des ses propres mains
    S’arracher des fiers Rommains.


    Celle dont la confiance
    A pris soudain la vengeance
    Du serf, et dont la fureur
    N’a point craint son Empereur,
    Croyez que plustost l’espee
    En son sang sera trempee,
    Que pour un peu moins souffrir
    A son deshonneur s’offrir.

    SELEUQUE.
    O sainct propos, ô verité certaine !
    Pareille aux dez est nostre chance humaine.

     

    == ACTE IV ==





    CLEOPATRE, CHARMIUM, ERAS, LE CHŒUR.



    CLEOPATRE.

    Penseroit doncq Cesar estre du tout vainqueur ?

    Penseroit doncq Cesar abastardir ce cœur,

    Veu que des tiges vieux ceste vigueur j’herite

    De ne pouvoir ceder qu’à la Parque dépite ?

    La Parque, et non Cesar, aura sus moy le pris,

    La Parque, et non Cesar, soulage mes esprits,

    La Parque, et non Cesar, triomphera de moy,

    La Parque, et non Cesar, finira mon esmoy,

    Et si j’ay ce jourdhuy usé de quelque feinte,

    Afin que ma portee en son sang ne fust teinte,

    Quoy ! Cesar pensoit-il quece que dit j’avois

    Peust bien aller ensemble et de cœur et de voix ?

    Cesar, Cesar, Cesar, il te seroit facile

    De subjuguer ce cœur aux liens indocile ;

    Mais la pitié, que j’ay du sang de mes enfans,

    Rendoit sus mon vouloir mes propos triomphans,

    Non la pitié que j’ay si par moy, miserable,

    Est rompu le filet, à moy, ja trop durable.

    Courage, donc, courage (ô compagnes fatales)

    Jadis serves à moy, mais en la mort égales,

    Vous avez recogneu Cleopatre princesse,

    Or ! ne recoignessez que la Parque maistresse.



    CHARMIUM.

    Encore que les maux par ma Roine endurez,

    Encore que les cieux contre nous conjurez,

    Encore que la terre envers nous courroucee,

    Encore que la Fortune envers nous insensee ?

    Encore que d’Antoine une mort miserable,

    Encore que la pompe à Cesar desirable,

    Encore que l’arrest, que nous fismes ensemble

    Qu’il faut qu’un mesme jour aux enfers nous assemble,

    Eguillonnast assez mon esprit courageux

    D’estre contre soymesme un vainqueur outrageux,

    Ce remede de mort, contrepoison de dueil,

    S’est tantost presenté d’avantage à mon œil :

    Car ce bon Dolabelle, ami de nostre affaire,

    Combien que pour Cesar il soit nostre adversaire,

    T’a fait sçavoir (ô Roine), apres que l’Empereur

    Est parti d’avec toy, et apres ta fureur

    Tant equitablement à Seleuque monstree,

    Que dans trois jours prefix ceste douce contree

    Il nous faudra laisser, pour à Romme menees

    Donner un beau spectacle à leurs effeminees.



    ERAS.

    Ha ! mort, ô douce mort, mort, seule guarison

    Des esprits oppressez d’une estrange prison,

    Pourquoy souffres tu tant à tes droits faire tort ?

    T’avons nous fait offense, ô douce et douce mort ?

    Pourquoy n’approches-tu, ô Parque trop tardive ?

    Pourquoy veux-tu souffrir ceste bande captive,

    Qui n’aura pas plustost le don de liberté,

    Que cest esprit ne soit par ton dard écarté ?

    Haste doncq, haste toy, vanter tu te pourras

    Que mesme sus Cesar une despouille auras :

    Ne permets point, alors que Phebus qui nous luit

    En devallant sera chez son oncle conduit,

    Que ta sœur pitoyable, helas ! à nous cruelle,

    Tire encore le fil dont elle nous bourrelle :

    Ne permets que des peurs la pallissante bande

    Empesche ce jourdhuy de te faire une offrande.

    L’occasion est seure, et nul à ce courage

    Ce jour nuire ne peult, qu’on ne te face hommage.

    Cesar cuide pour vray que ja nous soyons prestes

    D’aller, et de donner tesmoignage des questes.



    CLEOPATRE.

    Mourons donc, cheres soeurs, ayons plustost ce coeur

    De servir à Pluton qu’à Cesar, mon vainqueur :

    Mais, avant de mourir, faire il nous conviendra

    Les obseques d’Antoine, et puis mourir faudra.

    Je l’ay tantost mandé à Cesar, qui veult bien

    Que Monseigneur j’honore, helas ! et l’ami mien.

    Abaisse toy donc, ciel, et avant que je meure,

    Viens voir le dernier dueil qu’il faut faire à ceste heure ;

    Peut estre tu seras marry de m’estre tel,

    Te faschant de mon dueil estrangement mortel.

    Allons donc, cheres sœurs ; de pleurs, de cris, de larmes,

    Venons nous affoiblir, à fin qu’en ses alarmes

    Nostre voisine mort nous soit ores moins dure,

    Quand aurons demi fait aux esprits ouverture.



    LE CHŒUR.

    Mais où va, dites moy, dites moy, damoyselles,

    Où va ma Roine ainsi ? quelles plaintes mortelles,

    Quel soucy meurdrissant ont terni son beau teint ?

    Ne l’avoit pas assez la seiche fiebvre atteint ?



    CHARMIUM.

    Triste elle s’en va voir des sepulchres le clos,

    Où la mort a caché de son ami les os.



    LE CHŒUR.

    Que sejournons nous donc ? Suivons nostre maistresse.



    ERAS.

    Suivre vous ne pouvez, sans suivre la destresse.



    LE CHŒUR.

    Le gresle petillante

    Dessus les toits



    Et qui mesme est nuisante

    Au verd des bois,



    Contre les vins forcene

    En sa fureur,



    Et trompe aussi la peine

    Du laboureur :



    N’estant alors contente

    De son effort,



    Ne met toute l’attente

    Des fruits à mort.



    Quand la douleur nous jette

    Ce qui nous poind,



    Pour un seul sa sagette

    Ne blesse point.



    Si nostre Roine pleure,

    Lequel de nous



    Ne pleure point à l’heure ?

    Pas un de tous.



    Mille traits nous affolent,

    Et seulement



    De l’envieux consolent

    L’entendement.



    Faisons ceder aux larmes

    La triste voix,



    Et souffrons les alarmes

    Tels que ces trois.



    Ja la Roine se couche

    Pres du tombeau,



    Elle ouvre ja sa bouche :

    Sus donc tout beau.



    CLEOPATRE.

    Antoine, ô cher Antoine, Antoine, ma moitié,

    Si Antoine n’eust eu des cieux l’inimitié,

    Antoine, Antoine, helas ! dont le malheur me prive,

    Entens la foible voix d’une foible captive,

    Qui de ses propres mains avoit la cendre mise

    Au clos de ce tombeau, n’estant encore prise ;

    Mais qui, prise et captive à son malheur guidee,

    Sujette et prisonniere en sa ville gardee,

    Ore te sacrifie, et non sans quelque crainte

    De faire trop durer en ce lieu ma complainte,

    Veu qu’on a l’œil sus moy, de peur que la douleur

    Ne face par la mort la fin de mon malheur :

    Et à fin que mon corps de sa douleur privé

    Soit au Rommain triomphe en la fin reservé :

    Triomphe, dy-je, las ! qu’on veult orner de moy,

    Triomphe, dy-je, las ! que l’on fera de toy.

    Il ne faut plus desor de moy que tu attendes

    Quelques autres honneurs, quelques autres offrandes :

    L’honneur que je te fais, l’honneur dernier sera

    Qu’à son Antoine mort Cleopatre fera.

    Et bien que toy vivant la force et violence

    Ne nous ait point forcé d’écarter l’alliance,

    Et de nous separer ; toutes fois je crains fort

    Que nous nous separions l’un de l’autre à la mort,

    Et qu’Antoine Rommain en Égypte demeure,

    Et moy Egyptienne dedans Romme je meure.

    Mais si les puissans Dieux ont pouvoir en ce lieu

    Où maintenant tu es, fais, fais que quelque Dieu

    Ne permette jamais qu’en m’entrainant d’ici,

    On triomphe de toy en ma personne ainsi ;

    Ains que ce tien cercueil, ô spectacle piteux

    De deux pauvres amans, nous racouple tous deux,

    Cercueil qu’encore un jour l’Égypte honorera

    Et peut estre à nous deux l’epitaphe sera :

    « Ici sont deux amans qui, heureux en leur vie,

    D’heur, d’honneur, de liesse, ont leur ame assouvie :

    Mais en fin tel malheur on les vit encourir,

    Que le bon heur des deux fut de bien tost mourir ».

    Recoy, recoy moy donc, avant que Cesar parte,

    Que plustost mon esprit que mon honneur s’écarte :

    Car entre tout le mal, peine, douleur, encombre,

    Souspirs, regrets, soucis, que j’ay souffert sans nombre,

    J’estime le plus grief ce bien petit de temps

    Que de toy, ô Antoine, esloigner je me sens.



    LE CHŒUR.

    Voila pleurant, elle entre en ce clos des tombeaux.

    Rien ne voyent de tel les tournoyans flambeaux.



    ERAS.

    Est-il si ferme esprit, qui presque ne s’envole

    Au piteux escouter de si triste parole ?



    CHARMIUM.

    O cendre bien heureuse estant hors de la terre !

    L’homme n’est point heureux tant qu’un cercueil l’enserre.



    LE CHŒUR.

    Auroit donc bien quelqu’un de vivre telle envie,

    Qui ne voulust ici mespriser ceste vie ?



    CLEOPATRE.

    Allons donc, cheres soeurs, et prenons doucement

    De nos tristes malheurs l’heureux allegement.



    LE CHŒUR.

    Strophe.

    Plus grande est la peine,

    Que l’outrageux sort

    Aux amis ameine,

    Que de l’Ami mort

    N’est la joye grande,

    Alors qu’en la bande

    Des esprits heurez,

    Esprits asseurez

    Contre toute dextre,

    Quitte se voit estre

    Des maux endurez.



    Antistrophe.

    Chacune Charite

    Au tour de Cypris,

    Quand la dent dépite

    Du sanglier épris

    Occit en la chasse

    De Myrrhe la race

    Ne plouroit si fort,

    Qu’on a fait la mort

    D’Antoine, que l’ire

    Transmit au navire

    De l’oublieux port.



    Epode.

    Les cris, les plains

    Des Phrygiennes,

    Estans aux mains

    Myceniennes,

    N’estoyent pas tels,

    Que les mortels

    Que pour Antoine

    Fait nostre Roine.



    Strophe.

    Mais ore j’ay crainte

    Qu’il faudra pleurer

    Nostre Roine esteinte,

    Qui ne peut durer

    Au mal de ce monde,

    Mal qui se feconde,

    Tousjours enfantant

    Nouveau mal sortant :

    On la voit delivre

    Du desir de vivre,

    Mille morts portant.



    Antistrophe.

    Tantost gaye et verte

    La forest estoit,

    La terre couverte

    Sa Cerés portoit :

    Flore avoit la pree

    De fleurs diapree,

    Quand pour tout ceci

    Tout soudain voici

    Cela qui les pille,

    L’hyver, la faucille,

    Et la faulx aussi.



    Epode.

    Ja la douleur

    Rompt la liesse,

    La joye, et l’heur

    A ma Princesse ;

    Reste le teint,

    Qui n’est esteint ;

    Mais la mort blesme

    L’ostera mesme.



    Strophe.

    Elle vient de faire

    L’honneur au cercueil :

    O ! qu’elle a peu plaire

    Et deplaire à l’œil,

    Plaire, quand les roses

    Ont esté decloses,

    Avec le Cyprés,

    Mille fois aprés

    Baisotant la lame,

    Qui semble à son ame

    Faire les aprests.



    Antistrophe.

    Versant la rosee

    Du fond de son cœur,

    Par les yeux puisee,

    Et puis la liqueur

    Que requiert la cendre :

    Et faisant entendre

    Quelques mots lachez,

    Bassement machez,

    Pour fin de la feste

    Meslant de sa teste

    Les poils arrachez.



    Epode.

    Elle a depleu,

    Pource qu’il semble

    Qu’elle n’a peu

    Que vivre ensemble,

    Et que soudain

    De nostre main

    Luy faudra faire

    Un mesme affaire.



     



    == ACTE V ==
     



    PROCULEE, LE CHŒUR.


    PROCULEE.


    O juste Ciel, si ce grief malefice


    Ne t’accusoit justement d’injustice,


    Par quel destin de tes Dieux conjuré,


    Ou par quel cours des astres mesuré,


    A le malheur pillé telle victoire,


    Qu’en la voyant on ne la pourroit croire ?


    O vous, les Dieux des bas enfers et sombres,


    Qui retirez fatalement les ombres


    Hors de nos corps, quelle palle Megere


    Estoit commise en si rare misere ?


    O fiere terre, à toute heure souillee


    Des corps des tiens, et en leur sang touillee,


    As tu jamais soustenu sous les flancs


    Quelque fureur de courages plus grands ?


    Non, quant tes fils Jupiter eschellerent,


    Et contre luy serpentins se meslerent.


    Car eux, pour estre exemps du droit des cieux,


    Voulurent mesme embuscher les grands Dieux,


    Desquels en fin fierement assaillis,


    Furent aux creus de leurs monts recueillis,


    Mais ces trois ci, dont le caché courage


    N’eust point esté mescreu de telle rage,


    Qui n’estoient point geantes serpentines,


    En redoubalnt leurs rages feminines,


    Pour au vouloir de Cesar n’obeir,


    Leur propre vie ont bien voulu trahir.


    O Jupiter ! ô Dieux ! quelles rigueurs


    Permets tu donc à ces superbes cœurs ?


    Quelles horreurs as tu fait ores naistre,


    Qui des nepveux pourront aux bouches estre,


    Tant que le tour de la machine tienne


    Par contrepois balancé se maintienne ?


    Dictes moy donc, vous, brandons flamboyans,


    Brandons du Ciel toutes chose voyans,


    Avez-vous peu dans ce val tant instable


    Découvrir rien de plus espouventable ?


    Accusez-vous maintenant, ô Destins,


    Accusez-vous, ô flambeaux argentins :


    Et toy, Égypte, à l’envie matinee,


    Maudi cent fois l’injuste destinee :


    Et toy, Cesar, et vaus autres, Romains,


    Contristez vous ; la Parque de vos mains


    A Cleopatre à ceste heure arrachee,


    Et maugré vous vostre attente empeschee.





    LE CHŒUR.


    O dure, helas ! et trop dure avanture,


    Mille fois dure et mille fois trop dure !





    PROCULEE.


    Ha ! je ne puis à ce crime penser,


    Si je ne veux en pensant m’offenser :


    Et si mon cœur à ce malheur ne pense,


    En le fermant, je luy fais plus d’offense.


    Escoutez donc, Citoyens, escoutez,


    Et m’escoutant, vostre mal lamentez.


    J’estois venu pour le mal supporter


    De Cleopatre, et la reconforter,


    Quand j’ay trouvé ces gardes qui frappoyent


    Contre sa chambre, et sa porte rompoyent,


    Et qu’en entrant en ceste chambre close,


    J’ay veu (ô rare et miserable chose)


    Ma Cleopatre en son royal habit


    Et sa couronne, au long d’un riche lict


    Peint et doré, blesme et morte couchee,


    Sans qu’elle fust d’aucun glaive touchee,


    Avecq’Eras, sa femme, à ses pieds morte,


    Et Charmium vive, qu’en telle sorte


    J’ay lors blamee ; A, a, Charmium, est-ce


    Noblement faict ? Ouy, ouy, c’est de noblesse


    De tant de Rois Egyptiens venue


    Un tesmoignage. Et lors peu soustenue


    En chancelant, et s’accrochant en vain,


    Tombe à l’envers, restant un tronc humain,


    Voila des trois la fin espouventable,


    Voila des trois le destin lamentable :


    L’amour ne peut separer les deux corps,


    Qu’il avoit joints par longs et longs accords ;


    Le Ciel ne veut permettre toute chose,


    Que bien souvent le courageux propose.


    Cesar verrra, perdant ce qu’il attent,


    Que neul ne peut au monde estre contant :


    L’Égypte aura renfort de sa destresse,


    Perdant, après son bon heur, sa maistresse :


    Mesmement moy qui suis son ennemi,


    En y pensant, je me pasme à demi,


    Ma voix s’infirme, et mon penser defaut :


    O ! qu’incertain est l’ordre de là haut !





    LE CHŒUR.


    Peut on encores entendre


    De toy, troupe, quelque voix ?


    Peux tu ceste seule fois


    De ton deuil la plainte rendre,





    Veu que, helas ! tant douloureuse,


    De ton support le plus fort


    Tu ne remets qu’en la mort,


    Mort, helas ! à nous heureuse ?





    Mais prens, prens donc ceste envie


    Sur le plus blanc des oiseaux,


    Qui sonne au bord de ses eaux


    La retraite de sa vie.





    Et en te débordant mesme,


    Despite moy tous les cieux,


    Despite moy tous leurs Dieux,


    Autheurs de ton mal extreme.





    Non, non, ta douleur amere,


    Quand j’y pense, on ne peut voir


    Si grande, que quelque espoir


    Ne te reste en ta misere.





    Ta Cleopatre ainsi morte


    Au monde ne perira :


    Le temps la garantira,


    Qui desja sa gloire porte,





    Depuis la vermeille entree


    Que fait ici le Soleil,


    Jusqu’au lieu de son sommeil


    Opposez à ma contree.





    Pour avoir, plustost qu’en Romme


    Se souffrir porter ainsi,


    Aimé mieux s’occire ici,


    Ayant un cœur plus que d’homme.





    PROCULEE.


    Que diray-je à César ? ô l’horreur


    Qui sortira de l’estrange fureur !


    Que dira-t-il de mourir sans blessure


    En telle sorte ? Est-ce point par morsure


    Se quelque Aspic ? auroit-ce point esté


    Quelque venin secrettement porté ?


    Mais tant y a qu’il faut que l’esperance,


    Que nous avions, cede à ceste constance.


    LE CHŒUR.


    Mais tant y a qu’il nous faudra renger

    Dessous les lois d’un vainqueur estranger,

    Et desormais en nostre ville apprendre

    De n’oser plus contre Cesar méprendre,

    Souvent nos maux font nos morts desirables,

    Vous le voyez en ces trois miserables.

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  • La tragédie classique française, la préface de «Cromwell» et le rejet au XIXe siècle

    Dans la préface de sa pièce Cromwell en 1827, à 25 ans, Victor Hugo donne toute une série d’arguments contre les règles de la tragédie, faisant de ce document un manifeste romantique, censé annoncé la « modernité ».

    Or, et c’est une chose frappante du point de vue du matérialisme dialectique, le thème de la vraisemblance est pratiquement oublié, alors qu’il s’agit du concept-clef dans la démarche de Racine.

    Victor Hugo, comme tous les commentateurs bourgeois tant du XVIIe qu’ensuite du XXe siècle, ne voient en la tragédie qu’une forme, ne saisissant pas le contenu qui vise à présenter sur le plan psychologique une situation concrète, tout en soulignant les aspects moraux et le rétablissement de la normalité, par la tempérance.

    De ce fait, la forme semble inadéquate à la présentation de l’action et c’est donc uniquement la règle des trois unités – temps, lieu et action – qui semble faire débat.

    Le terme de vraisemblance ne revient ainsi que trois fois seulement dans le texte de Victor Hugo, précisément dans le passage suivant :

    « Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue.

    Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :

    Alternis cantemus ; amant alterna Camenae. [Citation des Bucoliques de Virgile :« Chantons en couplets alternés ; les Camènes (Muses) aiment l’alternance ».]

    Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ?

    Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse.

    Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. »

    Victor Hugo prétend parler au nom de la dignité du réel, de la vérité, voire de la vraisemblance, mais en réalité il veut supprimer les règles pour que son imagination triomphe, pour qu’il puisse réaliser des « coups », dans l’esprit du subjectivisme romantique

    C’est là ni plus ni moins que reprendre les arguments de Pierre Corneille ou des partisans de la tragi-comédie, qui luttaient contre la régularité.

    Ce que Victor Hugo appelle drame, n’est en fait qu’un théâtre où l’auteur laisse libre cours à sa propre vision personnelle, qu’il maquille en arguant de détails historiques, réels, etc. C’est simplement une révolte contre la raison, la régularité, la vraisemblance au sens du réel, afin de pouvoir étaler des émotions, des points de vue personnels, égocentriques.

    Dans la tragédie, les trois unités étaient un moyen, et non une fin ; Victor Hugo les dénonce comme étant une fin faisant obstacle à la subjectivité :

    « Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout !

    On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire.

    Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent a leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie.

    Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette. »

    Il est indéniable que la compréhension de la tragédie n’a pas été à la hauteur et a été prétexte au dogmatisme conservateur, académique ; c’était inévitable : seul le matérialisme dialectique peut saisir l’intérêt historique de la tragédie classique française.

    Cependant, Victor Hugo opère avec la préface de Cromwell à une liquidation, au nom de l’individu.

    S’il est certain que la dimension pratique manque à la tragédie – en raison de sa base qui est un calvinisme ne pouvant pas l’être dans les conditions concrètes de la France alors, Jean Racine étant à ce titre issu du jansénisme – liquider la dimension morale est typiquement libérale.

    En ce sens, le libéral Victor Hugo est quelqu’un qui refuse d’assumer l’héritage national ; il dit lui-même que la période passée est définitivement fermée, que chaque époque doit être radicalement différente sur le plan culturel.

    Il prétend cela au nom du peuple, niant ainsi que c’est le peuple qui fait l’histoire, et conceptualisant la figure de l’artiste à côté du peuple, voire au-dessus comme prophète, l’artiste indépendant, créatif et intervenant dans l’histoire, mais toujours séparé du peuple.

    Voici comment il formule cela dans la préface de la pièce Hernani, en 1889 :

    « Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature.

    Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l’œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.

    La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences près (lesquelles s’éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d’aujourd’hui ; puis, avec la jeunesse et à sa tête, l’élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d’examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique.

    Ce principe est celui du siècle, et prévaudra (…).

    Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par le monde qui lit et qui médite, n’a pas été moins complètement adopté par cette immense foule, avide des pures émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris.

    Cette voix haute et puissante du peuple qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : tolérance et liberté.

    Maintenant, vienne le poète ! Il y a un public.

    Et cette liberté, le public la veut telle qu’elle doit être, se conciliant avec l’ordre, dans l’état, avec l’art, dans la littérature. La liberté a une sagesse qui lui est propre, et sans laquelle elle n’est pas complète.

    Que les vieilles règles de d’Aubignac meurent avec les vieilles coutumes de Cujas, cela est bien ; qu’à une littérature de cour succède une littérature de peuple, cela est mieux encore ; mais surtout qu’une raison intérieure se rencontre au fond de toutes ces nouveautés.

    Que le principe de liberté fasse son affaire, mais qu’il la fasse bien.

    Dans les lettres, comme dans la société, point d’étiquette, point d’anarchie : des lois. Ni talons rouges, ni bonnets rouges. Voilà ce que veut le public, et il veut bien. »

    Les « talons rouges » désignent les aristocrates et leurs exigences, les « bonnets rouges » le peuple révolté : Victor Hugo affirme que l’artiste ne doit se soumettre ni à l’un ni à l’autre, et donc à aucune morale universelle, et donc en étant séparé des autres.

    En ce sens, le matérialisme dialectique ne peut qu’avoir une vision particulièrement négative de Victor Hugo, qui n’est pas tant quelqu’un exigeant un théâtre vivant avec un contenu, mais un artiste passé de l’ultra-royalisme à l’ultra-libéralisme dans les arts, ce qui va tout à fait de pair avec sa position politique démocrate-chrétienne développée exactement parallèle à la vie de Karl Marx, mais dans le sens contraire.

    Assumer la tragédie classique, celle de Jean Racine, un de nos auteurs nationaux avec Molière et Honoré de Balzac, passe par le refus du nihilisme de Victor Hugo, du romantisme français comme éloge du subjectivisme, serait-il « social ».

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  • La tragédie classique française et l’incompréhension des Lumières

    Le très haut niveau culturel atteint par Jean Racine ne peut être compris qu’à la lumière du matérialisme dialectique, qui permet de saisir en quoi c’est un auteur national. Il est évident que si on regarde les fondements même de l’approche de Jean Racine, on a quelque chose qui appartient au fleuve culturel démocratique.

    De fait, lorsque l’accent est porté sur la vraisemblance, cela annonce le réalisme. Et lorsque la bienséance est mise en avant en tant que mise en avant des comportements adéquats, cela annonce la morale socialiste.

    Il est frappant de voir comment ce pic culturel n’a pas été compris, et pour cause. Avec Jean Racine, la monarchie absolue atteint son apogée : elle devient réactionnaire dès la fin du régime de Louis XIV.

    Les auteurs des Lumières étaient nés, entre autres, de l’affirmation de la psychologie individuelle de Jean Racine, mais ils ne parvenaient pas à en saisir la substance, pour une raison historique : ils ne tenaient pas les commandes de la société.

    Ils ne pouvaient pas concevoir un art qui façonne. A cela s’ajoute que la bourgeoisie une fois au pouvoir ne peut que générer le libéralisme, ou bien à son stade décadent le nihilisme fasciste.

    La transmission de valeurs promu par la tragédie lui est incompréhensible. De fait, la bourgeoisie reviendra au XIXe siècle à la tragi-comédie, présentée comme une « nouveauté » sous le terme de « drame ».

    Le point d’achoppement, celui le plus dénoncé, fut bien sûr la question de la vraisemblance, des principes. Pierre-Augustin de Beaumarchais résume bien cette approche libérale, qui met déjà en avant le « génie » de « l’individu » qui serait en mesure de « créer » :

    « (…) les règles, cet éternel lieu commun des critiques, cet épouvantait des esprits ordinaires. En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d’œuvre ?

    N’est-ce pas au contraire les grands exemples qui de tout temps ont servi de base et de fondement à ces règles, dont on fait une entrave au génie en intervertissant l’ordre des choses? (…)

    Que me font à moi, sujet paisible d’un état monarchique du dix-huitième siècle, les révolutions d’Athènes et de Rome? quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d’un tyran du Péloponèse, au sacrifice d’une jeune princesse en Aulide? Il n’y a dans tout cela rien à voir pour moi, aucune moralité qui me convienne.

    Car qu’est-ce que la moralité? C’est le résultat fructueux et l’application personnelle des réflexions qu’un événement nous arrache.

    Qu’est-ce que l’intérêt? c’est le sentiment involontaire par lequel nous nous adaptons cet événement, sentiment qui nous met en la place de celui qui souffre, au milieu de sa situation ».

    C’est là une apologie du libéralisme et il est logique que soit incomprise la tragédie, qui exige la « purgation des passions », la catharsis en grec, c’est-à-dire la remise en cause des comportements individuels, le nettoyage de leurs mauvais penchants, au profit de la tempérance.

    Voltaire, de son côté, avait écrit de nombreuses tragédies, tentant vainement de devenir le successeur historique de Pierre Corneille et Jean Racine ; c’était là une entreprise absurde : la tragédie assume l’universalisme des comportements nécessaires, et est donc en contradiction avec le libéralisme promu par Voltaire, grand admirateur de l’Angleterre libérale.

    Voici comment Voltaire exprime son incompréhension :

    « Pour la purgation des passions, je ne sais pas ce que c’est que cette médecine. Je n’entends pas comment la crainte et la pitié purgent, selon Aristote.

    Mais j’entends fort bien comment la crainte et la pitié agitent notre âme pendant deux heures, selon la nature ; et comment il en résulte un plaisir très noble et très délicat, qui n’est bien senti que par les esprits cultivés.

    Sans cette crainte et cette pitié, tout languit au théâtre. Si on ne remue pas l’âme, on l’affadit : point de milieu entre s’attendrir et s’ennuyer. »

    Voltaire nie que la tragédie appelle à l’émotion pour la mise en avant de la morale ; il ne comprend pas ce principe autoritaire, aussi résume-t-il cela au besoin d’émotion au théâtre. Ce n’est pas du tout ce que dit la tragédie.

    Jean-Jacques Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, porte la même accusation, qui a en partie sa dignité car l’approche de Jean Racine est finalement un calvinisme sans action, un calvinisme passif, de par la soumission à la monarchie absolue.

    Les auteurs des Lumières, s’ils sont des libéraux rejetant la morale universelle, portent avec eux le sens pratique bourgeois, que le calvinisme avait aussi mais étant donné qu’il n’avait pas triomphé, la tragédie était une morale calviniste sans pratique.

    Voici ce que dit Jean-Jacques Rousseau :

    « En général, il y a beaucoup de discours et peu d’action sur la scène française: peut-être est-ce qu’en effet le Français parle encore plus qu’il n’agit, ou du moins qu’il donne un bien plus grand prix à ce qu’on dit qu’à ce qu’on fait.

    Quelqu’un disait, en sortant d’une pièce de Denys le Tyran: « Je n’ai rien vu, mais j’ai entendu force paroles. »

    Voilà ce qu’on peut dire en sortant des pièces françaises.

    Jean Racine et Corneille, avec tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs; et leur successeur [Voltaire] est le premier qui, à l’imitation des Anglais, ait osé mettre quelquefois la scène en représentation.

    Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ronflants, où l’on voit d’abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s’énonce en maximes générales.

    Quelque agités qu’ils puissent être, ils songent toujours plus au public qu’à eux-mêmes; une sentence leur coûte moins qu’un sentiment: les pièces de Jean Racine et de Molière exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l’humilité chrétienne, n’y parlent jamais que par on.

    Il y a encore une certaine dignité maniérée dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son langage, ni à l’auteur de revêtir son personnage et de se transporter au lieu de la scène, mais le tient toujours enchaîné sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs.

    Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes; et si le désespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d’observer la décence en tombant comme Polyxène, il ne tombe point; la décence le maintient debout après sa mort, et tous ceux qui viennent d’expirer s’en retournent l’instant d’après sur leurs jambes.

    Tout cela vient de ce que le Français ne cherche point sur la scène le naturel et l’illusion et n’y veut que de l’esprit et des pensées; il fait cas de l’agrément et non de l’imitation, et ne se soucie pas d’être séduit pourvu qu’on l’amuse.

    Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l’assemblée, pour en être vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet après la pièce; et l’on ne songe à ce qu’on voit que pour savoir ce qu’on en dira.

    L’acteur pour eux est toujours l’acteur, jamais le personnage qu’il représente. Cet homme qui parle en maître du monde n’est point Auguste, c’est Baron; la veuve de Pompée est Adrienne; Alzire est mademoiselle Gaussin; et ce fier sauvage est Grandval.

    Les comédiens, de leur côté, négligent entièrement l’illusion dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les héros de l’antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes françaises sur l’habit romain; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré au blanc, et Brutus en panier.

    Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succès des pièces: comme on ne voit que l’acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l’auteur dans le drame : et si le costume est négligé, cela se pardonne aisément; car on sait bien que Corneille n’était pas tailleur, ni Crébillon perruquier. »

    Si la critique de l’aspect vivant, pratique, est juste, c’est au prix de la négation de l’universalité de la morale.

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  • La tragédie classique française et le monologue de Titus comme exemple de portrait psychologique sur une base dialectique

    Jean Racine est un des trois grands portraitistes de notre pays, aux côtés de Molière et Honoré de Balzac. Comme la psychologie est l’aspect principal de son étude, ce qui est caractéristique de la démarche française du portrait, jetons un œil sur un exemple précis pour en voir les aspects matérialistes, voire matérialiste dialectique.

    Regardons pour cela l’oeuvre appelée Bérénice, et plus précisément l’acte IV scène IV. Titus vient de perdre son père et doit devenir roi de Rome. Le problème est qu’il est en couple avec la reine de Palestine, Bérénice.

    Or, pour devenir roi de Rome, il doit nécessairement être mariée à une romaine, et cela signifie abandonner Bérénice, qu’il aime pourtant. Jean Racine met alors en scène Titus faisant un monologue, où il se parle à lui-même.

    On a ici une dimension que la psychologie moderne a tenté de résumer sous le terme de « schizophrénie ». Ce qui se passe en réalité, c’est que la situation a deux aspects et que Titus, confronté à ce dilemme où une chose est et n’est pas en même temps, est coincé psychologiquement.

    Voyons comment Jean Racine a développé de manière extrêmement précise le reflet de cette dimension dialectique. Tout d’abord, regardons le monologue à la lumière de l’expression de Titus.

    En effet, au départ il se parle à la seconde personne du singulier. Ensuite, il répond à la première personne du singulier. Il se voit ensuite brièvement roi de Rome tout en restant avec Bérénice, parlant à la première personne du pluriel (le nous le désignant en tant qu’empereur à côté du nous du couple)… Le processus recommence ensuite, jusqu’à finalement que, ayant décidé de devenir roi de Rome sans Bérénice, il parle à la première personne du pluriel (le nous pour lui seulement, en tant qu’empereur).

    La confrontation dialectique a abouti à un saut qualitatif.

    Titus, seul.

    Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
    Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
    Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
    Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
    Car enfin au combat qui pour toi se prépare
    C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
    Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
    Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
    Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
    Attachés sur les miensm‘accabler de leurs larmes,
    Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
    Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
    Je viens percer un cœur que j‘adore, qui m‘aime ;
    Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
    Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
    L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
    Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
    Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
    Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
    J‘avance des malheurs que je puis reculer.
    Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
    Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
    Rome peut par son choix justifier le mien.
    Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
    Que Rome avec ses lois mette dans la balance
    Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
    Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
    Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
    Où la haine des rois, avec le lait sucée,
    Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
    Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
    N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
    Et n’as-tu pas encore oui la renommée
    T‘annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
    Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
    Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
    Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
    Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
    Au bout de l’univers va, cours te confiner,
    Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
    Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
    Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
    Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
    Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J‘ai tout fait pour l’amour.
    D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
    Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
    Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
    Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
    L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
    Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
    Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
    Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
    Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
    Rompons le seul lien…

    Pour souligner la dimension antagonique de l’opposition dialectique dans la situation de Titus, Jean Racine utilise bien entendu traditionnellement deux formes classiques dans les figure de style : l’oxymore et l’antithèse. L’oxymore fait se coller deux mots au sens opposés (telles les expressions « Soleil noir », « obscure clarté », etc.). L’antithèse met dans une même phrase deux mots au sens opposé. L’intérêt est bien entendu de souligner l’intensité dialectique de la situation.

    Pourtant dans ce passage, seule l’antithèse est en tant que telle à l’honneur. Il s’agit de souligner l’existence de deux pôles opposés, pas de présenter quelque chose étant une contradiction en soi. L’existence de deux pôles est alors renforcée par la présence multiple de points d’interrogation, pour souligner le questionnement psychologique, la réponse attendue à une question ayant deux aspects.

    Titus, seul.

    Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
    Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
    Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
    Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
    Car enfin au combat qui pour toi se prépare
    C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
    Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
    Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
    Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
    Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
    Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
    Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
    Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
    Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
    Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
    L‘entendons-nous crier autour de ce palais ?
    Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
    Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
    Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
    J’avance des malheurs que je puis reculer.
    Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
    Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
    Rome peut par son choix justifier le mien.
    Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
    Que Rome avec ses lois mette dans la balance
    Tant de pleurs, tant d‘amour, tant de persévérance :
    Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
    Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
     la haine des rois, avec le lait sucée,
    Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
    Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
    N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
    Et n’as-tu pas encore oui la renommée
    T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
    Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
    Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
    Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
    Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
    Au bout de l’univers va, cours te confiner,
    Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
    Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
    Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
    Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
    Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
    D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
    Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
    Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
    Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
    L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
    Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
    Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
    Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
    Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
    Rompons le seul lien…

    Comme le portrait concerne la psychologie (sociale) du personnage, il est dans l’ordre des choses que le temps soit à l’honneur. Il s’agit de montrer que, en raison de la contradiction dans laquelle se situe Titus, il doit se projeter en esprit dans le futur, tout en pensant au passé, avec le passé et le futur risquant de se contredire. Ce processus, comme on le sait avec le matérialisme dialectique, tient au saut qualitatif. Et justement, de manière admirable, Jean Racine souligne la dimension quantitative.

    Il montre comment la quantité – celle du temps – aboutit à une accumulation produisant un saut qualitatif. Ce saut, c’est bien entendu ici l’empire : au temps heureux s’oppose celui du devoir. Par conséquent, parallèlement au temps, on a tout ce qui relève du règne à Rome.

    Titus, seul.

    Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
    Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
    Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
    Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
    Car enfin au combat qui pour toi se prépare
    C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
    Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
    Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
    Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
    Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
    Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
    Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
    Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
    Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
    Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
    L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
    Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
    Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
    Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
    J’avance des malheurs que je puis reculer.
    Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
    Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
    Rome peut par son choix justifier le mien.
    Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
    Que Rome avec ses lois mette dans la balance
    Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
    Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
    Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
    Où la haine des rois, avec le lait sucée,
    Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
    Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
    N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
    Et n’as-tu pas encore oui la renommée
    T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
    Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
    Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
    Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
    Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
    Au bout de l’univers va, cours te confiner,
    Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
    Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
    Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
    Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
    Qu‘ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
    D’un temps si précieuquel compte puis-je rendre ?
    Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
    Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
    Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
    L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
    Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
    Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
    Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
    Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
    Rompons le seul lien…

    Enfin, on sait que le principe d’une tragédie est la catharsis, la purgation des passions, au moyen de deux émotions : la terreur et la compassion. Ici cela serait une approche formelle que de s’intéresser à cela : ce qui compte pour nous, c’est la dimension portraitiste. Par conséquent, ce qui est frappant ici est la mise en avant des sens. Forcément, Titus se retrouvant dans une situation difficile, face à une contradiction, il vit celle-ci non pas simplement dans son esprit avec la « schizophrénie », mais aussi dans son corps.

    Par conséquent, il y a ici un conflit entre deux sens, une contradiction entre ce qu’il voit – Bérénice, qu’il aime – et ce qu’il entend – Rome, lui exigeant de quitter Bérénice.

    Titus, seul.

    Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
    Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
    Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
    Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
    Car enfin au combat qui pour toi se prépare
    C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
    Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
    Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
    Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
    Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
    Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
    Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
    Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
    Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
    Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
    L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
    Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
    Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
    Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
    J’avance des malheurs que je puis reculer.
    Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
    Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
    Rome peut par son choix justifier le mien.
    Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
    Que Rome avec ses lois mette dans la balance
    Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
    Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
    Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
    Où la haine des rois, avec le lait sucée,
    Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
    Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
    N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
    Et n’as-tu pas encore oui la renommée
    T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
    Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
    Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
    Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
    Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
    Au bout de l’univers va, cours te confiner,
    Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
    Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
    Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
    Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
    Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
    D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
    Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
    Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
    Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
    L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
    Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
    Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
    Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
    Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
    Rompons le seul lien…

    A quoi s’oppose le temps ? A l’espace : en plus du temps, nous avons la question du mouvement de Titus, qui doit aller voir Bérénice pour lui annonce la rupture, mais ne le fait pas.

    Et, comme il ne le fait pas, on a une présence massive de négations : toute détermination est négation comme l’a souligné Baruch Spinoza. On a là quelque chose d’éminemment dialectique.

    Titus, seul.

    Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
    Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
    Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
    Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
    Car enfin au combat qui pour toi se prépare
    C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
    Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
    Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
    Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
    Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
    Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
    Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
    Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
    Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
    Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
    L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
    Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
    Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
    Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
    J’avance des malheurs que je puis reculer.
    Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
    Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
    Rome peut par son choix justifier le mien.
    Non, non, encore un coupne précipitons rien.
    Que Rome avec ses lois mette dans la balance
    Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
    Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
    Quel air respires-tu ? N‘es-tu pas dans ces lieux
    Où la haine des rois, avec le lait sucée,
    Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
    Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
    N‘as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
    Et n‘as-tu pas encore oui la renommée
    T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
    Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
    Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
    Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
    Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
    Au bout de l’univers va, cours te confiner,
    Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
    Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
    Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
    Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
    Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
    D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
    Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
    Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
    Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
    L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
    Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
    Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
    Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
    Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
    Rompons le seul lien…

    A la fin, la négation concerne le temps : il ne faut plus perdre de temps, donc il faut se décider, ce que fait Titus dans un processus psychologique où l’accumulation quantitative a produit un saut qualitatif.

    Comme on peut le voir, on ne peut pas du tout comprendre la valeur du monologue de Titus sans utiliser le matérialisme dialectique. Le monologue a toujours frappé de par sa force culturelle, mais le matérialisme dialectique en montre la substance.

    Tout le monologue est construit comme une présentation de la confrontation dialectique dans l’esprit de Titus. Il y a ici à la fois quelque chose d’éminemment dialectique, un travail formidable, une grande œuvre d’art, et quelque chose de très utile dans la compréhension de la psychologie par le matérialisme dialectique, à quoi il faut ici rappeler qu’Akram Yari a été un grand contributeur.

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