Le quatrième congrès de l’Internationale Communiste fut celui de la prise de conscience d’un retard concernant de nombreux thèmes, malgré les volontés initiales de les résoudre. Le décalage n’en fut qu’amèrement ressenti.
Il y avait ainsi déjà la question agraire. Eugen Varga fit un long rapport à ce sujet et il souligna d’autant plus l’importance de la question que, dans le contexte d’offensive du capital, il fallait renforcer le camp de la révolution, donc mobiliser les paysans.
Le problème était cependant double : d’abord, la paysannerie pauvre subissait l’influence d’une bourgeoisie agraire solidement organisée, ensuite les Partis Communistes constitués n’étaient absolument pas en mesure de mener un travail de fond en ce domaine.
Les situations étaient qui plus est très différentes selon les pays, voire au sein du pays. En Yougoslavie, l’agriculture était composée de paysans avec des terres dans un esprit assez égalitaire en Serbie, d’unité capitalistes en Croatie, d’une structure féodale en Bosnie-Herzégovine.
Il y avait là un grand défi, reflétant qu’on en était qu’au début des analyses et de la structuration des luttes.
Le quatrième congrès fut également le premier à aborder en tant que tel la question noire, soulignant la terrible situation dans les États du sud des États-Unis. Cette mise en perspective est liée à l’insistance sur la question de tous les peuples victimes de l’impérialisme.
Tan Malaka, un communiste d’Indonésie, une figure d’importance dans son pays, posa ainsi au quatrième congrès de l’Internationale Communiste la question du rapport au panislamisme. C’était une question d’importance, ouverte par l’effondrement de l’empire ottoman.
Et cela montre que, en 1922, malgré l’importance extrême accordée à la question des peuples opprimés par l’Internationale Communiste, il n’y avait pas encore d’analyses de fond de faites, pas encore de ligne stratégique de formuler, encore moins de tactiques.
Dans le contexte électrique du début des années 1920, cela va aboutir à l’espoir d’obtenir des coups de pouce historique et la question musulmane était espérée en être un.
En effet, toute une génération petite-bourgeoise, cultivée grâce à la colonisation, tout en étant empêtré dans ses propres traditions mystiques, cléricales, avait vu avec horreur tomber le dernier obstacle idéologique à la colonisation : l’empire ottoman. Ce dernier était en effet le « califat » nécessaire à tout musulman. Sa disparition bouleversait toutes les conceptions musulmanes et une immense littérature commença à naître.
Une figure importante était par exemple celle de Muhammad Asad (1900-1992), de son vrai nom Leopold Weiss. Ce Juif autrichien converti à l’Islam participa en première ligne à l’émergence de l’anticapitalisme romantique musulman, principalement depuis l’Arabie devenant Saoudite.
L’Internationale Communiste constatait le début de ce phénomène et n’avait pas encore les outils pour l’évaluer correctement. Effaçant la question féodale, elle ne retint qu’une dimension anti-impérialiste capable de mettre le feu dans l’ensemble des pays musulmans et d’ainsi contribuer à l’affirmation de la révolution mondiale lancée en Octobre 1917.
De manière pragmatique, le panislamisme était vu comme un levier possible pour la mobilisation de masses afin d’affaiblir l’impérialisme. L’Indien Manabendra Nath Roy considérait pareillement que, tout en restant prudent, il fallait soutenir de manière unilatérale le mouvement de la bourgeoisie nationale.
Comment cependant organiser une tactique adéquate depuis l’Internationale Communiste, alors que les situations étaient très différentes dans chaque pays de type colonial ou semi-colonial ?
La problématique devenait d’autant plus grave que c’était un prétexte, de la part des Partis Communiste des pays impérialiste tel en France et en Grande-Bretagne, pour ne pas affronter la question.
Cela amena plusieurs Partis à protester contre l’incapacité du quatrième congrès à accorder une grande place à la question coloniale et semi-coloniale. Le quatrième congrès ouvrait toute une série de questions ; les exigences tactiques soulignaient le besoin d’analyses stratégiques.
Les Français se firent encore remarquer, à leur habitude, lors du quatrième congrès de l’Internationale Communiste. Il y eut ainsi une violente polémique entre deux délégués à l’occasion du débat sur les coopératives, mais il était considéré comme normal de leur part de s’invectiver au congrès.
Le Parti français était effectivement divisé entre plusieurs tendances, qui ne cachaient nullement leur hostilité les unes pour les autres. On peut considérer qu’il y avait trois tendances majeures et deux secondaires.
À ce moment, l’Internationale Communiste les reconnaissait. Ainsi, Jean Varlet (en fait François Koral, d’origine polonaise) défendit ouvertement le point de vue de sa tendance, le congrès lui donnant trois quart d’heures pour s’exprimer. Il sera lui-même exclu du Parti en 1932, dont il restera cependant toujours proche à travers une importante action dans la CGT.
Il dit notamment la chose suivante : en France, il n’y a jamais eu de mouvement ouvrier de masse et de plus, ni les ouvriers ni même finalement les membres du Parti ne savent en quoi consistent des conseils ouvriers. Appliquer une ligne de masses, ce serait donc faire disparaître le Parti lui-même, le diluer, le dissoudre.
Ferdinand Faure tiendra pareillement un discours de remise en cause des remarques de l’Internationale Communiste au sujet du Parti français. S’il expliqua qu’il resterait toujours dans le Parti et dans l’Internationale Communiste, soulignant sa fidélité lors de sa prise de parole, il sera exclu peu après le quatrième congrès pour avoir dénoncé celui-ci dans la presse communiste et rejoindra dans la foulée les socialistes de la SFIO.
Alfred Rosmer fit remarquer au sujet de la critique de Ferdinand Faure qu’effectivement en France les interventions de l’Internationale Communiste étaient perçues comme des ingérences. Lui le regrettait et dénonça le refus du front unique, interprétant toutefois celui-ci dans un sens syndicaliste. Lui-même quittera le Parti par la suite pour prôner le syndicalisme.
Pareillement, le délégué français Émile Béron sera exclu du Parti en 1932, deviendra ensuite un député indépendant pro-Front populaire grâce au désistement du PCF, pour finalement voter les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Le délégué français Arthur Henriet sera lui mis de côté à la fin des années 1920.
C’est la base même du Parti qui est instable, à tous les niveaux, sa base étant trop peu formée, trop peu compréhensive, trop indisciplinée, trop ancrée dans le révolutionnarisme ou le réformisme. On l’aura aisément compris, les Français s’avéraient ingérables et ne suivaient pas les consignes.
Boukharine résuma cela de la manière suivante lors du congrès au sujet de la tendance centriste :
« Les tendances centristes françaises sont les reliquats de l’ancienne idéologie social-démocrate ; elles ont également un masque blanc.
Leur masque consiste en ce qu’elles acceptent tout ce qu’on leur propose. On peut les donner 21 conditions, ces 21 conditions vont être acceptées. On peut leur proposer de très bonnes résolutions sur l’activité du Parti ; ces bonnes résolutions sont tout de suite acceptées à l’unanimité.
Il en est toujours ainsi. On approuve tout ce que veut le prétendu diktat de Moscou. Puis, évidemment, on dénonce naturellement le diktat de Moscou avec toute l’énergie communiste, mais on signe tout ce qui est demandé.
C’est tout d’abord parfaitement loyal en apparence, mais le grand danger repose en ce que tout reste sur le papier. Après la prise de telles bonnes résolutions, strictement rien n’est fait.
Les déviations, les déviations tactiques qui existent matériellement, ne sont jamais formulées. »
Les problèmes étaient innombrables. Il y avait déjà les rapports à la franc-maçonnerie, cette structure bourgeoise apolitique à prétention humaniste. Il y avait, surtout, une soumission complète au syndicalisme révolutionnaire, ce qui était d’autant plus choquant que le Parti avait 80 000 membres, par rapport aux 300 000 membres dans la CGT Unifié où est actif le Parti.
Les syndicalistes révolutionnaires avaient en fait l’hégémonie idéologique et culturelle, au point que leurs conceptions se retrouvaient même dans la presse du Parti qui, de toutes façons, n’avait rien de véritablement communiste d’ailleurs.
Ce penchant syndicaliste connaissait un pendant opportuniste, avec un ancrage dans une tradition socialiste d’avant-guerre, ce qui se formalisait par l’existence d’un forte tendance au centrisme, avec à sa tête Daniel Renoult, qui deviendra par la suite la figure de proue du « communisme municipal ».
Zinoviev n’y alla d’ailleurs pas par quatre chemins : il expliqua que si la naissance d’un Parti Communiste était difficile, en ce qui concerne la France cela l’était encore plus que prévu.
La résolution sur la question française du quatrième congrès de l’Internationale Communiste est donc très claire : désormais, c’est l’Internationale qui prend les choses en main. On y lit :
« Le 4° Congrès de l’Internationale Communiste constate que l’évolution de notre Parti français depuis le socialisme parlementaire jusqu’au communisme révolutionnaire s’opère avec une extrême lenteur qui est loin de s’expliquer par les conditions uniquement objectives, par les traditions, par la psychologie nationale de la classe ouvrière, etc., mais qui est due, avant tout, à une résistance directe et parfois exceptionnellement opiniâtre des éléments non communistes qui sont encore très forts dans les sommets du Parti et particulièrement dans la fraction du centre qui, depuis Tours, a eu, pour la plus grande part, la direction du Parti.
La cause fondamentale de la crise aiguë que traverse actuellement le Parti se trouve dans la politique d’attente, indécise et hésitante, des éléments dirigeants du centre qui, devant les exigences urgentes de l’organisation du Parti, essaient de gagner du temps, couvrant ainsi une politique de sabotage direct dans les questions syndicale, du front unique, de l’organisation du Parti et autres. Le temps ainsi gagné par les éléments dirigeants du centre a été perdu pour le progrès révolutionnaire du prolétariat français.
Le Congrès fait au Comité Exécutif une obligation de suivre de toute son attention la vie intérieure du Parti Communiste français afin de pouvoir, en s’appuyant sur la majorité incontestablement prolétarienne et révolutionnaire, le libérer de l’influence des éléments qui ont engendré la crise et qui ne cessent de l’aggraver. »
Cette situation horrifiait d’autant plus l’Internationale Communiste que ce fractionnisme au sein du Parti français existait alors qu’aucune action de masse n’avait été même encore menée. Or, c’est justement les actions de masse qui avaient été le détonateur, en Allemagne, des divergences de vue.
Cette absence d’action de masse est liée au fait que le Front unique n’avait pas été réalisé en France non plus, alors qu’on était passé de 628 000 grévistes dans la première partie de 1920 à 57 000 pour la seconde partie de la même année et 9 000 seulement en 1921.
Le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste avait pourtant, à de très nombreuses reprises, en 1921 et 1922, cherché à modifier les positions du Parti français, mais l’absence de réponses fut une sorte de règle du côté français. La situation apparaissait comme intenable et c’est le sens de la résolution sur la section française, accompagnée même d’un programme d’action formulé pour elle au quatrième congrès.
De plus, l’Internationale Communiste réorganisa elle-même le Comité Central. Au Comité Central du Parti français furent nommés 10 membres de la tendance centriste, 9 de celle de gauche, 4 de celle de droite, 1 de la tendance de Jean Renaud, la grande figure « paysanne » du Parti français historiquement.
L’Internationale Communiste exigea également que les articles de l’Humanité présentant les points de vue du Parti ne soient plus signés, que ses journalistes ne travaillent plus pour la presse bourgeoise et il fut même procédé à une répartition des postes dirigeants de la presse, des différentes commissions du Parti selon les tendances.
On a cependant là une question de fond, qui allait se poser avec d’autant plus d’acuité dans tous les Partis de l’Internationale Communiste. Fallait-il accepter ce principe de tendances ? La réponse allait être négative, avec la mise en place de la « bolchevisation ».
Lénine intervint au congrès, à la huitième session du quatrième congrès de l’Internationale Communiste, le 13 novembre 1922, prononçant un discours en allemand au sujet des cinq ans de la révolution russe et des perspectives de la révolution mondiale. Il y raconta comment le régime soviétique organisa un capitalisme d’État, effectua un recul temporaire avec la NEP, nouvelle politique économique, avec un secteur privé encadré.
L’aspect principal était que le régime s’était maintenu, qu’il pouvait maintenant souffler et se mettre à apprendre. Cependant, apprendre devait aussi être le mot d’ordre des communistes à l’extérieur de la Russie. Alors que, selon Lénine, les perspectives de la révolution mondiale seraient excellentes.
Lénine et Staline en 1922
Lénine n’aborda que très brièvement la question du fascisme, soulignant que c’était un enseignement pour les Italiens comme quoi la situation n’était pas telle que des bandes fascistes ne pouvaient pas apparaître.
Il y a ici un aspect essentiel, mais nouveau, qui ne faisait qu’être découvert. Dans la conquête des masses, le fascisme se présentait comme un phénomène contre-révolutionnaire avec des contours qu’on ne connaissait pas.
Boukharine souligna l’importance de ne pas sous-estimer cela :
« Une seconde erreur que j’ai remarqué dans le discours de la camarade Ruth Fischer consiste en la phrase suivante : «la force organisationnelle est un reliquat de l’esprit social-démocrate».
Ce n’est en aucun cas un reliquat de l’esprit social-démocrate. Nous ne devons établir la considération politique selon laquelle l’organisation n’est pour nous quasiment rien, alors que l’ensemble de la bourgeoisie avec on organisation trouve même de nouvelles formes.
Le fascisme n’est pas une simple forme d’organisation dont la bourgeoisie disposait auparavant – elle est une forme nouvellement trouvée, qui est adaptée au nouveau mouvement avec l’intégration mobilisatrice des masses.
Entre autres : la bourgeoisie comprend que pour elle aussi un parti de masse est nécessaire, ce que malheureusement même [Amadeo] Bordiga ne comprend pas. »
Le quatrième congrès de l’Internationale Communiste ne considérait pas toutefois que le Fascisme était devenu la principale forme de contre-révolution. Il était raisonné en terme d’offensive du capital en réponse à la vague révolutionnaire.
Le capitalisme se maintenait, non pas par un nouvel élan, mais en pressurisant les masses. Le fascisme était vu comme un phénomène de révolte petite-bourgeoise venant servir d’appui au capitalisme.
C’est Radek qui se chargea d’exposer ce concept d’offensive du capital, dans un long exposé ; il résuma la situation au nom de l’Internationale Communiste de la manière suivante :
« La caractéristique de la période où nous sommes est que, malgré que la crise du capital mondial ne soit pas encore dépassé, que, malgré que la question du pouvoir soit toujours objectivement au centre de toutes les questions, les larges masses du prolétariat ont perdu la considération qu’ils pourraient conquérir le pouvoir à court terme. Elles sont poussées à la défensive. »
Dans ce cadre, le fascisme y est présenté comme un aspect illégal de la contre-révolution qui s’ajoute aux gouvernements contre-révolutionnaires encaissant l’onde de choc de première vague de la révolution mondiale.
Cela relève de la mise en place par la bourgeoisie d’opérations pour relancer l’économie, stopper le développement du communisme, alors que trois pays sont des points névralgiques de l’affrontement entre révolution et contre-révolution : l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et l’Italie.
En ce sens, Radek résume de la manière suivante la grande réflexion que les communistes firent avec la victoire du fascisme en Italie :
« Je vois dans la victoire du fascisme non pas une victoire mécanique des armes des fascistes, mais j’y vois la plus grande défaite qu’a connu le socialisme et le communisme depuis le début de la période de la révolution mondiale, une plus grande défaite que celle de la Hongrie soviétique, car la victoire du fascisme est une suite de la banqueroute momentanée, spirituelle et politique, du socialisme italien et de tout le mouvement ouvrier italien (…).
Rosa Luxembourg a un jour dit que les meilleurs défenseurs de la bourgeoisie ont ceux qui ont des illusions.
Les illusions, seulement la petite-bourgeoisie peut en avoir, et comme le socialisme italien s’est révélé une illusion, alors les fascistes purent lui opposer l’illusion petite-bourgeoisie.
Ils ont attaqué les organisations des ouvriers et ceux-ci n’ont pas su se défendre. Dans les villes et les centres industriels, les masses restèrent unis. Mais dans les petites villes et les villages, où les ouvriers étaient dispersés, ils ont été les victimes du fascisme.
Ils les a d’abord maîtrisés avec les armes, ensuite il les a toutefois guidés. Et il n’y a aucun doute que si dans les centres industriels, les masses ouvrières n’ont intérieurement pas suivi le fascisme, celui-ci a dans les campagnes et les petites villes pas seulement gagné les ouvriers par les armes, mais aussi en partie avec sa politique démagogique (…).
Si nos amis italiens, les communistes, veulent être un Parti petit et pur, alors je peux leur dire, qu’un Parti petit et pur trouve aisément sa place en prison. »
Le Parti allemand étant, malgré sa grande qualité, en pleine reconstruction après la défaite de 1918, le Parti italien se retrouvant dans une situation terrible, le Parti tchécoslovaque ne se trouvant pas dans un pays capitaliste de faible taille, c’est ainsi le Parti français qui se voit accordé une place capitale dans le dispositif de l’Internationale Communiste.
Pour comprendre le rapport à la social-démocratie du quatrième congrès de l’Internationale Communiste, il faut bien voir que, de manière unilatérale, il était considéré que la scission avec la social-démocratie était consommée. Zinoviev se moqua par exemple de Georg Ledebour comme d’un « révolutionnaire à l’ancienne mode ».
Or, si Georg Ledebour était un centriste, il avait été un opposant à la première guerre mondiale. Il avait participé à la révolution spartakiste de 1918 ; il refusa le passage dans le camp social-démocrate des restes de l’USPD n’ayant pas rejoint les communistes et fondit en conséquence l’Union Socialiste. Il appartint ensuite au Parti Ouvrier socialiste tout en soutenant des initiatives de masse des communistes, soutenant finalement en 1948 la fusion des socialistes et des communistes dans le SED dans la partie orientale de l’Allemagne.
L’incapacité à saisir de manière dialectique une figure comme Georg Ledebour est symptomatique de tout un volontarisme, d’une posture visant à forcer le cours des choses, une attitude qui était, en fait, systématique dans les organisations de l’Internationale Communiste.
Des délégués au quatrième congrès
Cela aboutit à la formation d’oppositions internes se querellant sur les interprétation des directives de l’Internationale Communiste. Une gauche du Parti Communiste de Tchécoslovaquie avait ainsi littéralement fait sécession contre ce qu’elle voyait comme une inaction de sa direction et donc un véritable « attentat » anti-parti.
Des conflits internes ouverts s’exprimaient dans les Partis hongrois, allemand, américain, français, tchécoslovaque, etc.
L’Italien Amadeo Bordiga formulait quant à lui les thèses gauchistes antiparlementaires et ultra-centralistes, ultra-volontarisme reflétant en fait simplement le relatif recul des communistes suite au tassement momentané de la crise révolutionnaire.
Cela était d’ailleurs parallèle au gauchisme dit germano-hollandais, éjecté de tout rapport avec l’Internationale Communiste et qui désormais rejetait toute grève, au nom de la révolution imminente considérée comme seule actualité !
On avait affaire à une fuite en avant dans un radicalisme « puriste » justement fondamentalement opposé au principe de front unique mis en avant par l’Internationale Communiste pour sortir de la période de tassement. Le radicalisme « puriste » dans l’Internationale Communiste affirmait que le front unique était une bonne ligne… mais inapplicable dans le pays concerné.
Il y au, au-delà de cette question éminemment importante, une problématique de fond travaillant l’Internationale Communiste dans toute son histoire, et qu’elle ne résoudra pour ainsi dire jamais, scellant son destin.
Comment conjuguer, en effet, l’exigence d’un Parti d’avant-garde sur le plan idéologique, avec une discipline de fer, et l’exigence d’être un Parti de masse ? Toutes les options oscillaient fondamentalement dans un sens ou dans un autre, se confrontant brutalement aux choix inverses.
Radek formule cette question substantielle de la manière suivante au quatrième congrès, exprimant le point de vue des tendances « de gauche » :
« Je suis d’avis que, dans la situation où se trouve le prolétariat à l’échelle mondiale, le danger ne vient pas de gauche, mais de droite.
Le danger de droite repose avant tout en ce qu’il est très difficile, dans une période où les masses ne partent pas à l’assaut, de mener la politique communiste.
Dans une période d’assaut, chaque ouvrier sent instinctivement la nécessité de l’action révolutionnaire et le Parti est ensuite plus le régulateur que la force de mise en branle.
Dans une telle période de préparation organique entre deux vagues de la révolution, comme nous nous trouvons désormais, le communisme signifie en premier lieu un difficile travail de préparation spirituelle du Parti.
Et avec la jeunesse de nos Partis Communistes d’un côté, et avec son passé social-démocrate de l’autre, il n’est pas seulement pas facile, mais même très difficile de relier deux choses : le caractère de masse du Parti avec son caractère communiste. »
Ayant ici l’appui de Zinoviev, le point de vue de Radek pose le problème de manière technique-pragmatique et, par conséquent, les problèmes ne furent en réalité que repoussés. Tout ce qui importait, en 1922, pour l’Internationale Communiste, c’était de se tourner fondamentalement vers les masses, pour empêcher la réduction des Partis au niveau de sectes coupés de la vie populaire, et cela alors qu’une nouvelle vague révolutionnaire allait se produire.
Les soubresauts provoqués par l’émergence de tendances conflictuelles ne furent pas analysées comme un phénomène idéologique. Cela le sera lors des prochains congrès, avec la mise en place de la bolchevisation comme solution.
C’est Clara Zetkine, représentante du Parti Communiste d’Allemagne, qui ouvrit le quatrième congrès de l’Internationale Communiste, le 5 novembre 1922.
Comme c’était la règle, la marche funèbre fut jouée après une présentation des innombrables martyrs tombés pour la Cause. Cependant, cinq ans s’étaient écoulés depuis la révolution russe, 15 mois depuis le 3e congrès, et Zinoviev fut obligé de parler non plus de la révolution mondiale comme aspect principal, mais de la réussite de la mise en place de l’Internationale Communiste :
« C’est justement au cours de ces quinze derniers mois qu’est devenu assuré, en un certain sens, la prochaine destinée de l’Internationale Communiste. Il va de soi que l’Internationale Communiste, au sens historique du mot, voit sa victoire assurée.
Même si notre organisation de combattants disparaissait de la surface de la terre sous le feu de la réaction, comme cela est arrivé aux communards de Paris [en 1871] et à la première Internationale, l’Internationale Communiste renaîtrait et amènerait le prolétariat à la victoire.
Mais il en va de la question de savoir si l’Internationale Communiste, telle qu’elle existe présentement, si notre génération de combattants va parvenir à remplir la mission historique qu’a assumée l’Internationale Communiste. »
Zinoviev dit alors : puisque toutefois l’Internationale Communiste existe encore malgré quinze mois de coups de boutoir de la réaction armée et de la seconde Internationale, ainsi que de la seconde Internationale « et demie », alors l’avenir lui est assuré.
Il s’agit de présenter comme temporaire le fait que la répression a été brutale en Yougoslavie, en Roumanie, en Grèce, en Italie bien entendu avec le fascisme, mais également en Pologne, en Finlande, en Lituanie, en Estonie,aux États-Unis, alors qu’en Allemagne le président de la république est un social-démocrate.
C’est là un aspect essentiel du quatrième congrès. En effet, il apparaît clairement qu’aucune victoire à court terme n’est espérée, au sens il y aurait un prolongement direct de la vague révolutionnaire partie de Russie qui pourrait encore se dérouler. Rien que le reflux syndical le reflète – le nombre de syndiqués passant de 25 millions en 1920 à au grand maximum 18 millions en 1922.
Il s’agit désormais de construire des Partis, sur le modèle russe, afin de réaliser le second moment de la révolution mondiale, qui est considéré comme devant se produire à court terme.
Zinoviev formule cela ainsi, faisant glisser délicatement l’aspect principal de la question :
« Toutes les conditions objectives mûrissent pour la victoire de la révolution prolétarienne dans tous les pays décisifs. Toutes les préconditions économiques sont visibles.
La seule chose qui manque à la classe ouvrière du monde entier est ce qui est connu comme le facteur subjectif – l’organisation de classe qui soit suffisante, la conscience de classe qui soit suffisante. En ce sens, le rôle de la social-démocratie est très grand au moment présent (…).
La seconde Internationale est le principal pilier de la bourgeoisie. Sans l’aide de la seconde Internationale et de l’Internationale [syndicale] d’Amsterdam, la bourgeoisie ne peut pas se maintenir. »
On a ici une clef essentielle de la vie de l’Internationale Communiste. On passe de la diffusion du message (avec le premier congrès), puis des grands principes (les second et troisième congrès), au mélange de deux, c’est-à-dire à l’association de la subjectivité révolutionnaire et de l’organisation bolchevique. Le poids de la social-démocratie est présentée comme le frein essentiel au processus.
La thèse du déclin du capitalisme, avec des cycles, formulée par Eugen Varga à l’occasion du troisième congrès, est ainsi maintenue, mais ajustée dans un sens organisationnel toujours plus marqué.
C’est également un congrès de transition dans la mesure où le fascisme est un thème abordé, mais pas de manière formelle, pas comme un thème d’importance capitale. Au congrès suivant, cela ne sera déjà plus le cas, le fascisme commençant à devenir l’un des sujets majeurs, avant de devenir le thème du septième congrès en lui-même avec le principe de Front populaire.
Le quatrième congrès de l’Internationale Communiste s’est tenu du 5 novembre au 5 décembre 1922. 104 personnes prirent la parole, pour 187 discours.
Affiche soviétique pour le 5e anniversaire de la révolution d’Octobre et le 4e congrès de l’Internationale Communiste
Étaient présents 343 délégués représentant 58 pays ; le nombre de délégués a été réparti selon l’importance de chaque Parti, ainsi que de la situation du pays de ceux-ci, de l’importance dans la crise en cours, etc.
C’est ce qui explique le peu de délégués pour certaines délégations, malgré un nombre important de membres. Ainsi, on le Parti norvégien, avec 60 000 membres, qui a 5 délégués seulement, et le Parti bulgare, avec 40 000 membres, qui a 6 délégués.
Si le premier, qui a un nombre très important de membres par rapport à la taille de son pays a beaucoup de problèmes internes, le second est pourtant considéré comme celui le plus exemplaire dans l’Internationale Communiste, après bien entendu le Parti russe.
Inversement, le Parti japonais, qui n’a que 250 membres pourtant, a 4 délégués, tout comme le Parti américain, qui a 8 000 membres seulement, a 8 délégués. C’est là bien sûr l’importance de leurs pays respectifs qui jouent.
Ces différenciations se lisent également très bien quand on voit la nature du bloc de Partis ayant un nombre important de délégués bien plus important que les autres.
Des délégués américains au quatrième congrès
Le Parti russe, au pouvoir et s’appuyant sur 324 522 membres, a 75 délégués ; le Parti ukrainien, qui a 80 000 membres, a 10 délégués.
Le Parti allemand, qui dispose de 226 000 membres, a 23 délégués, tout comme le Parti français, qui a pourtant 78 828 membres. Le Parti italien, qui a 24 638 membres, a 21 délégués, alors que le Parti tchécoslovaque, qui a 170 000 membres, n’ en a que 17.
On doit noter ici de plus que le Parti italien comptait alors seulement 1,5 % de femmes dans ses rangs, contre 20 % pour le Parti tchécoslovaque.
C’est un aspect considéré comme secondaire, ou plutôt comme un processus en cours : il existe en effet un secrétariat dirigé par Clara Zetkine, épaulant le Secrétariat de l’Internationale Communiste (la part de femmes dans le Parti allemand est de 11-12 %, dans le Parti norvégien de 15 %, dans le Parti français de 2 %, en Belgique de 6 %, en Angleterre le chiffre est également très faible).
Pareillement afin de les valoriser, les sections jeunesse et syndicale de l’Internationale Communiste profitent de 20 délégués chacun également.
On comprend donc qu’une importance essentielle va être accordée à la France, à l’Italie, aux États-Unis, à la Tchécoslovaquie, à la jeunesse, aux syndicats. C’est un aspect important, car cela signifie qu’à son quatrième congrès, l’Internationale Communiste assume d’être encore en construction, en évolution.
Des délégués au quatrième congrès
On comprend inversement, dans une telle situation, quelle est la difficulté d’évaluer correctement les Partis relevant d’un pays où la révolution a échoué. Le Parti finlandais, qui a 25 000 membres et réussit à avoir un rôle significatif encore malgré la sanglante répression, a 7 délégués ; le Parti hongrois, qui est démantelé dans le pays et n’existe de manière organisée qu’en exil, a 7 délégués également, mais nommés directement par le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste.
Le restant des pays présents, pour citer les principaux, a un nombre de délégués plus restreints: Espagne (3 délégués), Roumanie (3), Suède (6), Lettonie (6), Suisse (3), Autriche (4), Pays-Bas (1), Belgique (1), Chine (3 invités, 1 seul présent), Inde (4 invités, 1 seul présent), Irlande (3), Azerbaïdjan (2), Géorgie (2), Lituanie (2), Estonie (2), Danemark (1), Perse (2), Turquie (2), Australie (2), Argentine (2), Afrique du Sud (1), Java (1), Canada (1), Portugal (1), Chili (1), Uruguay (1), Brésil (1), Mexique (1), Arménie (1).
A cela s’ajoute une soixantaine de délégués n’ayant qu’un droit de vote consultatif.
On aurait tort toutefois de considérer que tout cela a été bien organisé : en effet, des querelles très importantes étaient nées dans de nombreux partis. On a ainsi l’exemple tout à fait parlant du Parti Communiste d’Autriche.
Le Comité Exécutif reçoit un message comme quoi trois délégués ont été élus mais ne pourront pas venir pour des raisons matérielles et que, de toutes façons, leur mandat leur a finalement été enlevé au profit d’un autre. Ils arrivent tout de même, et le quatrième dans la foulée. Ce genre de situation est typique de conflit allant jusqu’à être d’une très grande virulence entre différentes tendances, différentes fractions.
Une large partie du quatrième congrès est polluée par des discussions d’opposition entre les tendances, avec en toile de fond ce qui a été mis en avant par le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste :
– le front unique, afin de relancer la mobilisation ouvrière ;
– l’appel à un gouvernement ouvrier, comme expression politique parallèle au front unique.
Le quatrième congrès de l’Internationale Communiste s’est tenu à la fin de l’année 1922. C’est un congrès de transition : on n’est déjà plus dans l’esprit des précédents congrès, on n’est pas encore dans celui de ceux qui vont suivre.
Au moment où il s’ouvre, la marche sur Rome vient d’avoir lieu et on commence à comprendre que le fascisme n’est pas qu’un aspect de la réaction, qu’il est un saut qualitatif de celle-ci. Cela va modifier l’ensemble de la démarche de l’Internationale Communiste, pour aboutir à la thèse du Front populaire, quelques années plus tard.
De plus, en 1922, il est clair que la vague révolutionnaire issu d’octobre 1917 a connu, non pas un temps d’arrêt au sens strict, mais un détour et qu’on est là en pleine offensive du capital. Il s’agit donc de renforcer la base prolétarienne, d’où la stratégie du front unique et d’appel à un gouvernement ouvrier.
Le précédent congrès posait les bases de cette approche, le tout reposant sur l’évaluation de la crise générale du capitalisme, dont Eugen Varga est encore, pour l’instant, le principal analyste. Le capitalisme est en déclin, il cherche cependant une voie pour bloquer celui-ci de manière relative, en pressurisant les salaires, en augmentant le temps de travail, etc.
Eugen Varga, La situation de l’économie mondiale et le cours de la politique économique ces trois dernières années, 1922
La dimension de transition ne repose toutefois pas qu’en l’irruption du fascisme dans la conquête du pouvoir et l’offensive du capital. L’Internationale Communiste s’aperçoit également que ses tâches sont bien plus denses que prévues.
Il y a déjà des questions, comme celle des situations dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, qui demandent un gigantesque investissement intellectuel, d’analyses historiques approfondies. Cela exige de mettre des structures en place.
Il y a ensuite que la construction des Partis Communistes se déroule de manière bien moins correcte que prévue. Les Français sont divisés en tendances, les Danois ont deux structures séparées, les Norvégiens sont divisés et la direction a un mauvais rapport avec l’Internationale Communiste, la direction des Italiens a une démarche ultra-sectaire, etc.
On ne saurait comprendre l’ampleur de cette crise qu’affronte l’Internationale Communiste si l’on ne voit pas qu’il y a déjà eu une tentative de la résorber. Le Comité Exécutif élargi s’est en effet réuni à Moscou du 24 février au 4 mars 1922, avec 36 délégations.
On peut considérer que c’est le noyau dure de l’Internationale Communiste qui s’est alors réuni, avec comme pays représentés :
– l’Allemagne, la France, la Tchécoslovaquie, l’Italie, l’Angleterre, les Etats-Unis, le Japon ;
– la Russie, l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie,
– la Pologne, la Bulgarie, la Yougoslavie, la Roumanie,
– la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande, l’Islande, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Hollande, l’Espagne, la Suisse, l’Autriche, la Hongrie,
– le Canada, l’Australie, l’Argentine ;
– la Perse, la Chine, l’Afrique du Sud, Java.
Cette session du Comité Exécutif élargi a concrètement abordé les mêmes points que lors du congrès à venir – ce qui signifie que n’ont pas été résolus les problèmes entre-temps, lors d’une période de plus de six mois.
De plus, il y a ouvertement une opposition à l’application du principe de Front unique, avec une motion « minoritaire » signée des Partis espagnol, français et italien. Pour eux, hors de question de chercher à travailler avec les socialistes en général.
Le quatrième congrès de l’Internationale Communiste va révéler qu’on est à un tournant historique et que la réalisation du prolongement de la vague révolutionnaire d’octobre 1917 va être bien plus compliqué que ce que les communistes s’imaginaient.
Publié en 1929 dans la revue de social-démocratie autrichienne Kuckuck
Peu importe que les prisons soient faites de bâtiments en murs ou de barreaux de fer, les deux signifient une limitation spatiale, l’esclavage de la volonté, également pour l’animal, qui est né en liberté et lutte pour elle.
Les animaux sont des créatures du moment. Ils ne vivent pas consciemment le futur, ils sont liés au présent. Aux crises de colère lorsque les vœux ne sont pas satisfaits succède une profonde tristesse, que rien ne peut initialement influencer.
Rarement le moment psychique est plus fort que le sentiment de faim physiologique. La volonté de vivre repousse l’absence de liberté corporelle et spirituelle.
La prise de nourriture, c’est-à-dire l’apparition du surveillant, devient le contenu de la vie, ce qui s’est déroulé disparaît dans le subconscient de l’intellect animal.
Des gâteries, comme un morceau de sucre, un pauvre navet ou une banane, doivent aider à dépasser beaucoup de chose.
Derrière les barreaux, ils sont tous logés à la même enseigne. L’hippopotame et l’ours polaire ont oublié leur force, les grands singes leurs forêts, les girafes leurs steppes, l’oiseau merveilleux qu’est le Bec-en-sabot du Nil son pays d’origine, les sources du Nil.
Tous deviennent un concept, un numéro dans le catalogue du zoo – un pauvre prisonnier, à qui on a volé la liberté, qu’on a dénaturé, qui a perdu son moi derrière les barreaux.
Totalement triste au zoo de Schönbrunn
Mères
Les animaux te regardent « On reconnaît comment les animaux sont si humains«
En exil, Otto Bauer tenta de reformuler l’approche de la social-démocratie autrichienne. Il se rapprocha très clairement des positions soviétiques, qu’il ne voyait définitivement plus comme un Etat dominé par une petite clique bureaucratique formant un nouveau capitalisme, mais comme un authentique pays socialiste, une référence incontournable pour tout révolutionnaire.
C’était déjà parfaitement lisible dans la démarche du Parti Ouvrier Social-Démocrate depuis le milieu des années 1920.
Il théorisa alors ce qu’il appela le socialisme intégral, c’est-à-dire la réunification de la social-démocratie et du mouvement communiste, sur une base nouvelle unifiant le meilleur des deux approches.
L’approche d’Otto Bauer tangue entre un véritable saut qualitatif et une approche qu’on a pu voir dans les années 1936-1938 en Espagne ou après 1945 dans les démocraties populaires, et une régression à un dénominateur commun aux contours mal définis et relevant d’un réformisme de gauche.
Voici comment il formule son point de vue, en 1936, dans Entre deux guerres mondiales? La crise de l’économie mondiale, de la démocratie et du socialisme.
« Ce développement du capitalisme à un niveau sans pareil de développement technique, social et culturel a été l’un des résultats les plus importants de la démocratie.
Cela n’a cependant pas été l’œuvre des capitalistes ; c’était le résultat des luttes de classes que la classe ouvrière a mené pour et dans la démocratie.
Mais le résultat de ces luttes a renforcé le capitalisme (…). Le capitalisme a rendu soumis les forces naturelles de l’être humain, il a multiplié les forces productives du travail, il a rendu l’humanité incomparablement plus riche qu’elle ne l’a jamais été.
Avec son développement technique, main dans la main avec le développement des sciences naturelles, de la médecine, de l’hygiène, il a accompli des performances qui seront l’héritage précieux de chaque ordre social futur.
Mais tout ce développement s’est accompli sous la domination du capital (…). De caractère tout aussi ambigu est la démocratie bourgeoisie (…). Tout ce fructueux développement de la démocratie s’est accompli sur le terrain de l’ordre social capitaliste et pour cette raison sous la domination du capital (…).
La démocratie bourgeoise a été le plus grand triomphe du capitalisme (…). La guerre a été le plus grand triomphe de la démocratie bourgeoise (…).
Depuis l’effondrement de la social-démocratie allemande, le Labour Party anglais, le parti bolchevique russe et le parti socialiste de France sont les trois partis les plus puissants du mouvement ouvrier socialiste dans le monde.
Le Labour Party est la plus pure incarnation du réformisme. Le parti bolchevique russe est la direction du communisme révolutionnaire. Le parti socialiste français se situe entre les deux (…).
Dans l’idéologie du parti socialiste français, il y a indubitablement des éléments importants et prometteurs pour le développement d’une conception qui s’élève au-dessus de l’opposition entre réformisme et bolchevisme.
Des éléments semblables se retrouvent dans les partis socialistes des pays fascistes. Les cadres sont issus des partis démocratiques réformistes de masses, vaincus et démantelés. Mais la défaite de ces partis les a rendu révolutionnaires, la terreur fasciste les a contraints à la lutte révolutionnaire.
En eux se rejoignent les traditions de la phase réformiste démocratique et les nouvelles méthodes et perspectives révolutionnaires.
Enfin, il y a entre les deux Internationales de petits groupes résultat les uns de scissions à gauche de la social-démocratie, les autres de scissions à droite de l’Internationale Communiste. Ils cherchent aussi à élaborer une conception dépassant les dogmes figés des grands camps dans le socialisme international.
La tâche, c’est de développer ces multiples éléments unificateurs de la théorie et de la politique socialistes, d’intégrer ce que la guerre mondiale avait divisé.
J’appelle socialisme intégral cette conception unifiée qui doit surmonter la scission du prolétariat mondial (…).
D’un côté, nous avons les grands mouvements ouvriers de masses : le Labour Party anglais, les partis et les syndicats sociaux-démocrates des pays scandinaves, de Belgique, des Pays-Bas, avec leurs succès, les syndicats des États-Unis, les partis ouvriers d’Australie – tous ces grands mouvements de masse sont démocratiques et réformistes.
De l’autre côté, nous avons la lutte consciente pour une société socialiste qui se réalise en URSS, dont l’influence domine les cadres socialistes révolutionnaires des pays fascistes, se fait sentir dans les mouvements socialistes de masses en France et en Espagne et aussi dans le mouvement révolutionnaire d’Extrême-Orient.
Les rapports entre le mouvement réformiste de classe et le socialisme conscient, tel est le problème dont il faut partir pour élaborer un socialisme intégral (…).
La scission de la classe ouvrière, provoquée par la guerre mondiale et par l’évolution opposée de la révolution russe et des révolutions d’Europe centrale [Hongrie, Allemagne], a dressé le mouvement ouvrier réformiste et le socialisme révolutionnaire face à face, comme deux pôles opposés.
La classe ouvrière a fait l’expérience des conséquences catastrophiques de cette scission. Le fascisme et le danger de guerre poussent les deux camps à surmonter cette hostilité (…).
Le réformisme n’est pas une idéologie bourgeoise, ce n’est pas « l’asservissement idéologique des ouvriers à la bourgeoisie ». C’est l’idéologie de la classe ouvrière à une étape déterminée de son développement.
Le marxiste qui a compris que l’idéologie et la tactique réformistes sont la phase nécessaire et inévitable du développement de la classe conscience de classe prolétarienne dans des conditions déterminées, à une étape déterminée de son développement, ne peut pas croire qu’il pourrait surmonter l’idéologie réformiste des masses, la tactique réformiste des partis de masses, tant que les conditions mêmes qui ont donné naissance à cette idéologie et auxquelles répond cette tactique ne sont pas surmontées (…).
Il [Le marxisme] doit faire comprendre aux masses que seule une dictature temporaire du prolétariat peut détruire définitivement la puissance économique et idéologique de la bourgeoisie capitaliste, pour rétablir la démocratie à un plus haut niveau, dans une forme plus accomplie, sur la base d’une nouvel ordre social et garantir ainsi à l’humanité les grandes conquêtes de la civilisation bourgeoise comme des biens inaliénables.
Dans cette conception de l’histoire, il doit unir l’ethos du socialisme démocratique et le pathos du socialisme révolutionnaire (…).
Il faut avant tout mettre le fait le plus important de l’histoire d’après-guerre au centre de la conception de l’histoire qu’il s’agit de transmettre à la classe ouvrière, et ce fait c’est le développement triomphal du socialisme en URSS.
Il faut combattre les préjugés petits-bourgeois et d’un démocratisme vulgaire à l’égard de l’URSS, qui continuent à sévir au sein du socialisme réformiste. Il faut apprendre aux masses ouvrières que dirigent les partis ouvriers réformistes à reconnaître qu’en URSS se développe au rythme le plus puissant et le plus rapide un ordre socialiste prouvant la supériorité du socialisme sur le capitalisme.
Il faut se servir de tous les succès remportés en URSS pour la propagande en faveur de la société socialiste (…).
En un temps où la classe ouvrière des pays capitalistes a subi les plus graves défaites et voit peser sur elle les plus graves menaces, le marxisme révolutionnaire doit insuffler aux masses la foi dans les idées socialistes, la confiance dans leurs propres forces, l’espoir en leur émancipation en leur montrant que là-bas, dans le vaste territoire qui va de la Baltique et de le mer Noire au Pacifique, une société socialiste est en voie de réalisation.
Là-bas se développe une grande puissance socialiste, votre alliée, avec laquelle vous, les travailleurs du monde entier, vous abattrez le capitalisme, vous réaliserez la société socialiste, vous surmonterez les frontières nationales pour édifier la future fédération internationale des Etats socialistes ! (…)
Le processus de transformation de la société capitaliste en société socialiste qui s’accomplit en URSS ne sera achevé que lorsque la dictature, seule capable de mettre et de maintenir en mouvement ce processus, sera éliminée et remplacée par une démocratie socialiste qui rendre les masses populaires elles-mêmes maîtresses de leur travail, de leur vie, de leur civilisation sur la base des droits individuels restaurés, de la liberté intellectuelle totale, de l’autodétermination collective directe. »
Otto Bauer décéda en juillet 1938. Après 1945, le Parti Socialiste d’Autriche ne fut formé que dans un sens résolument pro-américain et liquida entièrement tout ce qui avait un rapport avec lui. Le Parti Communiste d’Autriche ne comprit rien à cela ni au patrimoine ouvrier des années 1920 et 1930 et resta entièrement marginalisé.
La résolution de 44 cadres socialistes prônant une indépendance par rapport aux Etats-Unis et soutenant en pratique la ligne d’Otto Bauer fut écrasée, son existence même passée sous silence. Même la Jeunesse Socialiste, qui avait soutenu la résolution, n’osa jamais la mentionner nulle part.
Le Parti Socialiste ne parla absolument jamais de l’austro-marxisme, ne publia aucun ouvrage à ce sujet. Le secrétaire Adolf Schärf refusa une proposition d’étudiants d’installer un buste de Max Adler dans l’université de Vienne au motif que celui-ci aurait été pour la dictature du prolétariat.
Les œuvres choisies d’Otto Bauer ne furent publiés qu’en 1961, à quoi répondirent en quelque sorte les Souvenirs d’Adolf Schärf qui appelaient à la liquidation complète de tout ce qui avait trait à Otto Bauer, ce que Norbert Leser s’effectua à faire sur le plan théorique.
par Herta Müllerpublié par le Secours Rouge en 1934
«Le Paris des ouvriers de 1871, le Paris de la Commune sera à jamais célébré comme l’avant-coureur glorieux d’une société nouvelle. La mémoire de ses martyres vivra comme en un sanctuaire, dans le grand coeur de la classe ouvrière. Ses exterminateurs, l’histoire les a déjà cloués à un pi lori éternel, et toutes les prières de leurs traîtres n’arriveront pas à les racheter.»(MARX: La guerre civile en France.)
Comme les communards du Paris de 1871, les héros de l’insurrection autrichienne vivent, eux aussi, dans le grand coeur du prolétariat, qui dans tous les pays du capitalisme mène le combat contre le fascisme. Les ouvriers autrichiens ont livré une bataille d’une grandeur gigantesque et ont écrit de leur sang une page glorieuse de l’histoire. La formidable insurrection du mois de février a été la première insurrection armée contre le fascisme. Ces luttes héroïques de la petite Autriche ont tenu pendant six jours et six nuits le monde en haleine.
La bourgeoisie a tremblé devant la force formidable de la classe ouvrière. Elle a tremblé pour son système capitaliste pourri, pour son édifice banqueroutier, qui ne saurait s’appuyer que sur la pointe des baïonnettes. Et elle n’a eu qu’un avant-goût de ce que les ouvriers sont capables lorsqu’ils s’engagent sur la voie de la lutte révolutionnaire !
Les masses travailleuses du monde entier – les ouvriers, les masses travailleuses opprimées, les esclaves coloniaux – ont tourné un regard plein d’espérance vers l’Autriche; elles ont suivi avec la sympathie et l’enthousiasme le plus grand l’héroïque combat des ouvriers autrichiens. Cette insurrection leur a clairement démontré que la victoire finale des masses opprimées sur le fascisme est certaine.
L’arme à la main, des ouvriers social-démocrates ont pris place dans les rangs de la lutte contre les attaques du fascisme. Comment cela est-il arrivé ? Un coup d’oeil en arrière sur le développement des événements en Autriche nous l’expliquera.
En 1918, la monarchie a été renversée en Autriche. Certes, les ouvriers n’entendaient pas seulement renverser la monarchie, mais avec elle tout le régime capitaliste. Ils avaient devant eux, comme un exemple lumineux, la Révolution victorieuse d’Octobre du prolétariat russe.
Le Parti social-démocrate autrichien était grand et puissant. Mais il utilisa sa force pour secourir la bourgeoisie, pour l’aider à édifier sa « République démocratique ».
« Nous ne voulons pas de guerre civile », disaient les « gauches » Friedrich Adler et Otto Bauer. Nous progresserons par la démocratie vers le socialisme, et cela sans sacrifices. » Lorsque des ouvriers exigeaient, malgré cela la lutte révolutionnaire, les chefs social-démocrates s’exclamaient: « L’Entente affamerait une Autriche soviétique. » Comment s’est traduit, en réalité, cette « fuite devant la famine » ?
On compte, chaque année, en Autriche, une moyenne de 3.000 suicides, par suite de la famine et la détresse; ce sont donc environ 45.000 personnes que la famine a poussé à la mort au cours des quinze dernières années.
Les chefs social-démocrates se sont engagés sur le chemin de « l’édification » de la République autrichienne, et le 15 juin 1919 la police du ministre social-démocrate de l’intérieur Eldersch a tué dix-sept ouvriers social-démocrates et communistes, au cours d’une manifestation de sympathie envers la Hongrie soviétique.
Les chefs social-démocrates ont maintes fois répété à la bourgeoisie qu’ils représentaient la seule force capable de sauvegarder l’Autriche du bolchévisme. On peut reconnaître qu’au moins, en cette circonstance, ils ont dit l’exacte vérité.
C’est grâce à cette politique que, petit à petit, la bourgeoisie a pu grouper ses forces, renforcer ses rangs et passer à l’offensive contre la classe ouvrière.
L’offensive contre les salaires s’en est suivie. Le chômage a éclaté et expulsé en quelques années des centaines de millier d’ouvriers du processus de la production. La paupérisation des masses travailleuses a fait des progrès et les gouvernements successifs ont renforcé l’offensive contre les ouvriers, cependant que parallèlement la bourgeoisie créait ses organisations armées et les faisait s’exercer à l’assassinat d’ouvriers.
La justice autrichienne a régulièrement acquitté tous ces assassins d’ouvriers. Les ouvriers autrichiens voulaient venger leurs camarades; ils voulaient lutter et vaincre la réaction. Mais ils se heurtaient, là encore, à la résistance des chefs social-démocrates qui défendaient la bourgeoisie et retenaient les ouvriers de la lutte.
En rappelant leurs grandes victoires aux élections parlementaires, les chefs social-démocrates proclamaient que « personne ne saurait battre cette armée de la classe ouvrière autrichienne ». Jusqu’en 1931, la social-démocratie comptait dans un pays de 6 millions 1/2 d’habitants, 750.000 membres; presque un habitant adulte sur trois était organisé dans la social-démocratie ! Les Syndicats réformistes comptaient 850.000 membres.
Dans les villes industrielles, ils avaient derrière eux presque les deux tiers de la population. Le nombre des voix réunies aux élections parlementaires s’était accru sans cesse, et Otto Bauer affirma, avec beaucoup de pédantisme, que son parti est parvenu à grouper 42,8 % de toutes les voix exprimées, et qu’il ne lui manquait que 8,2 % de voix, au Parlement, pour instaurer le socialisme au pouvoir.
Des phrases semblables, qui ont semé des illusions parlementaires dans les rangs du prolétariat, ont eux aussi le don d’augmenter fortement, au sein de la classe ouvrière autrichienne, la conscience de sa force. Ceci est apparu avec évidence au cours de
L’INSURRECTION DU 15 JUILLET 1927
qui éclata spontanément comme réplique à l’acquittement de quatre assassins d’ouvriers: Tous les efforts des chefs social-démocrates ne parvinrent pas à retenir les ouvriers de la lutte. Bien que Julius Deutsch, en sa qualité de commandant suprême du Schutzbund, ait pris, devant la police, la responsabilité du maintien de l’ordre, les ouvriers le troublèrent de fond en comble. En guise de réponse à la criminelle justice de classe, ils mirent le feu au Palais de Justice et luttèrent héroïquement contre la police qui tira sur les ouvriers. Mais, comme les chefs social-démocrates avaient laissé les ouvriers sans armes, la police put, en deux journées, en fusiller quatre-vingt-dix.
A la grande conférence des hommes de confiance de la social-démocratie viennoise, conférence qui eut lieu trois jours après l’insurrection, Otto Bauer déclara que des larmes lui venaient aux yeux lorsque de vieux camarades s’adressaient à lui, au Parlement, et le prient de leur donner des armes, « car la police était en train de les massacrer ». Otto Bauer dut leur refuser ces armes, car « les armes entre les mains des ouvriers signifient la guerre civile ». Pour lui, l’assassinat de quatre-vingt-dix ouvriers n’était pas la guerre civile, mais le « maintien de l’ordre et de la légalité ».
Le 15 juillet fut un moment décisif dans le développement des événements d’Autriche: après que la bourgeoisie fut parvenue à écraser l’insurrection, elle commença à développer et surtout à armer ses organisations fascistes, les Heimwehren avant tout. Celles-ci commencèrent aussitôt à s’exercer dans les provocations contre la classe ouvrière.
Les ouvriers voulaient aussi combattre contre ces provocations et combattirent effectivement en plusieurs occasions dans un front unique avec les communistes, mais les chefs social-démocrates parvinrent, grâce à de nouvelles phrases révolutionnaires, à empêcher ou à étouffer ces luttes. Ce furent surtout les membres du Schutzbund qui firent sans cesse front aux provocations des Heimwehren.
QU’EST-CE LE SCHUTZBUND ?
Le Schutzbund est une organisation d’auto-défense ouvrière. Des ouvriers communistes et sans parti en firent partie auparavant, mais la direction se trouve toujours entre les mains des social-démocrates. A sa tête étaient placés – Julius Deutsch (qui prit la fuite avec Otto Bauer), l’ancien général Koerner, le major Eifler et d’autres. Les membres du Schutzbund recevaient une instruction militaire.
Une grande partie de ses membres étaient des ouvriers révolutionnaires animés d’un esprit de combat. Au lendemain du 15 juillet 1927, le mécontentement se fit jour dans les rangs du Schutzbund. Les chefs social-démocrates répondirent par l’exclusion des ouvriers révolutionnaires et communistes des rangs du Schutzbund, et par une « réorganisation » destinée à en faire une organisation purement social-democrate.
Toutes les fois que les Heimwehren entreprirent des manifestations provocatrices, on « mobilisa » le Schutzbund, mais les membres étaient consignés aux sièges et dans les clubs, et y attendaient « mobilisés » jusqu’à ce que le dernier fascistes des Heimwehren eût quitté la rue.
Ces éternelles manoeuvres de diversion provoquèrent un mécontentement de plus en plus grand et une radicalisation des ouvriers du Schutzbund. Le mécontentement était devenu si grand qu’aucune phrase de « gauche » et aucune démagogie ne servait plus à rien. Leur radicalisation rapide les mena à l’insurrection armée de février.
Si le Schutzbund était l’orgueil militaire de la social-démocratie,
LES MAISONS D’HABITATION MUNICIPALES
étaient l’orgueil administratif. Les plus grands bâtiments de ce genre se trouvent dans les quartiers prolétariens. Le Karl Marx Hof est une des plus grandes bâtisses. Construction moderne et pratique, d’une présentation très imposante (les logements le sont certes moins !), elle s’étend sur une perspective formidable et compte environ 5.000 logements, ce qui signifie que 10.000 personnes environ y sont logées.
Le Sandleiten, dans le quartier d’Ottakring, est un bâtiment presque aussi grand – une des dernières constructions de la municipalité de Vienne. Un peu moins central, ce bâtiment figure avec son cinéma, ses squares, ses salles de clubs, etc., presque une ville à lui seul.
Les maisons municipales abritaient surtout des ouvriers. des employés, des traminots social-démocrates.
Ce n’était, d’ailleurs, pas très facile d’obtenir un logement dans une maison municipale. Il suffisait d’être connu comme communiste ou comme ouvrier révolutionnaire pour que, bien qu’inscrit régulièrement et depuis plusieurs années à l’Office des logements de la ville de Vienne, l’on n’obtienne pas son logement, un logement pourtant construit avec l’argent des contribuables, qui n’étaient autres que les ouvriers communistes ou social-démocrates, chômeurs ou non-chômeurs.
Les ouvriers qui, il y a plusieurs années, y avaient emménagé comme de braves social-démocrates, ont été cependant amenés sur le chemin de la lutte révolutionnaire par l’aggravation de la crise et par la trahison de leurs chefs. Ces braves social-démocrates sont devenus de plus en plus des ouvriers conscients, lecteurs des nouveaux journaux de maisons que les organisations révolutionnaires éditaient et diffusaient largement dans ces fiefs social-démocrates.
La radicalisation des ouvriers a été la prémice de leur héroïque lutte armée pour la défense de ces maisons.
L’AVENEMENT DE LA DICTATURE DOLLFUSS
La crise économique s’est fortement aggravée; elle s’est emparée de l’Autriche, bien avant que de sévir dans les autres pays, et s’est accrue en 1933. Sur les 1.200.000 ouvriers que compte l’Autriche, l’armée des sans-travail se chiffre à 500.000. Des centaines de milliers d’ouvriers n’ont pas travaillé depuis des années. Le chômage partiel est dans beaucoup de branches de production, un phénomène endémique. Des régions industriels ressemblent à des cimetières. Dans beaucoup de localités ouvrières, la majorité des habitants est sans travail.
Les salaires et les allocations de chômage ont été diminués. Des centaines de milliers de sans-travail ont été volés de leurs allocations; la famine et la détresse sévissaient à travers le pays. Aussi, la révolte et la radicalisation des ouvriers ont-elles augmenté sans cesse, tandis que la bourgeoisie recourait à des attaques incessantes contre le niveau de vie des travailleurs.
Dans cette situation, l’avènement de la dictature sanglante hitlérienne en Allemagne, qui a ranimé la réaction dans tous les pays, a été ressenti avant tout dans l’Autriche voisine. Le chancelier fédéral Dollfuss a profité d’une grève de deux heures des cheminots d’Autriche, le jour du 1er mars 1933, pour écarter le Parlement – cette coquille de la dictature de la bourgeoisie – et pour instaurer la dictature ouverte.
A l’aide de décrets-lois, le droit de grève et de réunion a été supprimé, la presse prolétarienne interdite, les cours d’assises supprimées; le Parti communiste, le Secours Rouge, les Amis de l’U.R.S.S., l’Association des Libres-Penseurs, le Schutzbund et d’autres organisations prolétariennes interdites et leurs biens confisqués. Les prisons se sont remplies d’ouvriers révolutionnaires. Les cours martiales et la peine de mort ont été introduites.
En attendant, la situation politique de l’Autriche, tant intérieure qu’extérieure, s’est aggravée. Vu sa situation géographique, l’Autriche est d’une grande importance pour les intérêts impérialistes de plusieurs pays, et surtout pour ceux de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. Elle constitue le pont entre les Balkans et l’Europe centrale. Elle se trouve entre les deux Etats fascistes alliés: l’Italie et la Hongrie.
L’avènement du national-socialisme au pouvoir en Allemagne a fait de l’Autriche le foyer central des contradictions impérialistes. Le programme du national-socialisme allemand, qui prévoyait le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne (Anschluss), a inquiété les puissances de Versailles.
Une lutte acharnée a commencé autour des sphères d’influence en Autriche et en Europe du Sud-Est. Sous le mot d’ordre de « l’indépendance de l’Autriche », Dollfuss a groupé les forces fascistes dans le « front patriotique », qui se trouve, certes, en contradiction avec les nationaux-socialistes autrichiens, mais qui, dès le début, a dirigé son feu contre la classe ouvrière.
L’aggravation des contradictions entre les nationaux-socialistes autrichiens, le Reich allemand et le gouvernement Dollfuss a contraint ce dernier à essayer sans cesse d’obtenir avec l’Allemagne un accord qui permit la concentration de toutes les forces fascistes, y compris celles des nazis autrichiens, contre les masses travailleuses, et qui favorisât l’instauration d’un régime ouvert de terreur sanglante. Mais la radicalisation de la classe ouvrière, les progrès de la paupérisation des masses travailleuses, l’aggravation de la crise économique en Autriche ont augmenté encore l’impatience de la bourgeoisie autrichienne, qui a passé directement à l’attaque décisive contre les masses travailleuses.
Le Parti social-démocrate autrichien s’était mis sous la protection de l’impérialisme français, dont il était le principal agent en Autriche. Le ministre de France rappela à Dollfuss l’accord – devenu public à cette occasion – conclu entre les gouvernements français et autrichien, et en vertu duquel aucune mesure décisive ne devait être prise contre le Parti social-démocrate autrichien sans l’accord préalable du gouvernement français.
Dollfuss répondit qu’il n’est plus à même de tenir cette promesse.Le 30 janvier 1934, les troupes armées des Heimwehren occupèrent Innsbruck (capitale du Tyrol) et s’emparèrent de tous les leviers de commande de l’appareil d’Etat. Au cours du développement ultérieur de cette action des Heimwehren, ceux-ci exigèrent l’interdiction du Parti social-démocrate.
Le 7 février, les Heimwehren répétèrent, dans la Haute Autriche, l’action qu’ils avaient entreprise dans le Tyrol. Les troupes des Heimwehren occupèrent la banlieue de Linz, alors que tous les Heimwehren fascistes étaient mobilisés dans l’ensemble de la Haute-Autriche, ils pénétrèrent dans Linz et mirent les mitrailleuses en batterie contre les ouvriers. Dans la Basse-Autriche, on retira à vingt et un maires social-démrocrates les fonctions de police.
Et, cependant, même au coeur de cette situation tragique, les chefs social-démocrates tâchèrent toujours de faire croire aux ouvriers que tout s’arrangerait sans recours à la violence. Dans un discours prononcé au Conseil municipal de Vienne, le maire social-démocrate Seitz déclarait, en effet:
« Une ville comme notre Vienne, avec son histoire, sa culture, ne peut pas être administrée par la violence. « C’est un non-sens pour la République autrichienne que de vouloir régler par la violence les divergences d’idées si profondes soient-elles. Cela contredit l’esprit et la mentalité de l’Allemand autrichien. Nous ne pouvons régler nos divergences que par des moyens pacifiques. »
Ainsi donc, c’est jusqu’à la dernière minute que les chefs social-démocrates – comme l’a déclaré Otto Bauer à Prague – entretinrent de telles négociations « pacifiques » avec le chancelier Dollfuss.
Et, pendant que Seitz prononçait ces paroles pacifiques, et que les chefs social-démocrates essayent de négocier, les Heimwehren poursuivaient à fond leurs actions armées contre les ouvriers, et les ouvriers se préparaient à la défense. C’est le même jour, dans une édition spéciale de son organe illégal, la « Rote Fahne », que le Parti communiste autrichien écrivait:
« Il y va de la vie et de l’existence des ouvriers. Ecrasez le fascisme avant qu’il ne vous écrase ! Cessez aussitôt le travail ! Faites grève ! Entraînez les usines voisines ! Elisez des comités d’action pour l’organisation de la lutte dans chaque entreprise ! Descendez dans la rue ! Désarmez les fascistes ! Donnez les armes aux ouvriers !
GREVE GENERALE
« A BAS LE GOUVERNEMENT DE BOURREAUX ! »
Ces mots d’ordre eurent un accueil enthousiaste. Le 10 février, le maire de Vienne et gouverneur de la province, Karl Seitz, fut à son tour privé des fonctions de police. Bien que les chefs social-démocrates aient tranquillement accueilli ce coup, les ouvriers se décidèrent au combat.
Lorsque cette nouvelle fut connue, les ouvriers de Vienne se mirent en grève. La circulation des tramways fut interrompue, et à midi la grève générale fut proclamée. Des luttes armées se déroulèrent à Steyr, à Graz, à Bruck, à Mur, à Atthang et dans d’autres localités.Le 12 février, à la suite des perquisitions qu’elle avait opérées chez les ouvriers à la recherche d’armes, la police tente de prendre d’assaut la Maison du Peuple de Linz, la capitale de la Haute-Autriche.
Les détachements du Schutzbund qui se trouvaient dans la maison opposèrent une résistance armée. On alerta des régiments de ligne et une lutte acharnée s’engagea, dont le bilan s’est chiffré par vingt ouvriers tués et un policier blessé.
A Vienne, des luttes éclatèrent dans les quartiers prolétariens. La guerre civile était en plein développement. Chaque attaque de la police contre les maisons municipales ou les Maisons du Peuple était repoussée par la lutte armée des ouvriers.
Le gouvernement répondit par l’état de siège; sa presse déclencha une campagne de mensonges pour désagréger les masses ouvrières et pour semer la confusion dans les rangs de combattants. Le 13 février, la presse bourgeoise du matin lança en grosses lettres la nouvelle mensongère: « Le gouvernement est maître de la situation. » Le 14 février, les journaux de province écrivirent: « L’ordre le plus parfait règne à Vienne », alors qu’à son tour la presse viennoise écrivait: « L’ordre est rétabli dans la province ».
Mais, à la deuxième page de chacun de ces journaux, on pouvait trouver des nouvelles annonçant que les luttes continuaient, ou des appels dans lesquels le gouvernement conseillait aux mères de ne pas laisser leurs enfants dans la rue, ou bien encore des ordonnances annonçant la fermeture des écoles, des théâtres et des cinémas.
Le 14 février, le vice-chancelier Fey, ce bourreau de la classe ouvrière, déclara, au cours d’un discours radiodiffusé:
« Ce matin, on ne pouvait plus rien apercevoir de l’état de dépression que l’on pouvait remarquer dans la ville auparavant. La circulation des tramways est reprise, et il en est de même du travail dans toutes les entreprises. Les magasins ont rouvert leurs portes, et dès le matin des autos de livraison traversaient rapidement la ville en s’efforçant de rattraper ce qui a été raté hier et avant-hier. »
Et plus loin:
« Les mesures de barrage sont maintenues et les cours martiales sont introduites. Des combats continuent dans les quartiers ouvriers. »
Le nombre des cadavres augmentait sans cesse. C’était là l’ordre du gouvernement Dollfuss-Fey. La peur éprouvée par le gouvernement Dollfuss devant la lutte héroïque et la force formidable de la classe ouvrière l’obligea à recourir à d’autres moyens pour désagréger encore les rangs de la classe ouvrière, la démagogie et la fourberie venant à la rescousse des potences et des assassinats:
PAROLES PACIFIQUESLe 13 février, Fey disait dans la radio: « Au peuple d’Autriche ! « Ouvriers d’Autriche ! « Vous, qui aveuglés, vous vous trouvez encore de l’autre côté de la barricade, dites-vous bien que vous ne parviendrez à rien par la violence.(Cette violence dont M. Fey avait une si grande peur lorsqu’elle était celle des ouvriers, mais dont il se servit si férocement contre eux). Mais si vous vous ressaisissez, si vous abandonnez le fantôme marxiste, vous serez accueillis par nous comme des frères que vous étiez et que vous êtes encore, à condition que vous renonciez à votre couleur rouge. » Et plus loin: « Au peuple d’Autriche ! « …Le gouvernement fédéral s’adresse, encore une fois, aux éléments trompés, en les avertissant de renoncer à leurs actions folles et de reprendre leur travail en toute tranquillité. » Le 14 février, un nouvel appel est adressé par le chancelier fédéral aux femmes pour qu’elles décident leurs maris à rentrer chez eux: « On pardonnera à tous ceux qui se soumettront. Celui qui, jusqu’au 15 février, à 11 heures du matin, aura livré les armes et aura cessé la lutte, ne sera pas puni ! « Ouvriers, – s’écria hypocritement Dollfuss dans la radio – vous êtes le sang de notre sang; nous ne voulons pas rogner les droits de la classe ouvrière ! » Le 15 février: « Appel aux ouvriers ! « Voulez-vous continuer à détruire les formidables richesses de l’économie nationale ? Vous ne saurez vivre qu’à condition que vive l’économie nationale. Réfléchissez, ouvriers d’Autriche, qui dans votre aveuglement vous trouvez encore de l’autre côté de la barricade. Le gouvernement dispose d’assez de gouvernement dispose d’assez de moyens de violence, et il en a fourni la preuve, – le coeur gros – mais c’était inévitable (!), il sait utiliser ces moyens de violence. Et si vous continuez la lutte nous la continuerons aussi jusqu’au bout si tragique qu’elle soit, et bien qu’elle ne puisse aboutir qu’à votre destruction. »
ACTES SANGLANTSLe 13 février, les journaux annoncent: « Cours martiales à Graz, Vingt-quatre membres du Schutzbund sont déférés à cette cour. Dans l’intérêt de l’ordre public, les débats. auront lieu à huis clos.
« La Cour martiale de Loeben (Haute-Styrie) est en pleine organisation et aura à s’occuper des affaires découlant de l’état de siège. »
Cours martiales dans le Burgenland.
Cours martiales à Vienne.
L’ouvrier Munichreiter, condamné à mort, est porté sur une civière à la potence !
L’ingénieur Weissel est pendu à Floridsdorf.
Le 14 février, les journaux annoncent: « La Cour martiale continue à siéger. Dix membres du Schutzbund y sont déférés. Douze membres du Schutzbund sont accusés de rébellion. D’autres ouvriers sont exécutés. « Les potences sont dressées dans la cour des tribunaux de Vienne, de Saint-Poelten, de Steyr, de Graz, de Bruck et de Linz. »
Le 15 février, trois verdicts de mort sont prononcés contre des ouvriers de Heiligenstadt, qui avaient défendus le Karl-Marx-Hof.
Le procès intenté devant la Cour martiale de Saint-Poelten à l’ouvrier maçon Rauchenberger, âgé de vingt-six ans, et six autres co-inculpés, a dû être déplacé pour des raisons de sécurité d’une salle d’audiences se trouvant du côté rue, dans la grande salle des Cours d’assises.
Les potences sont déjà dressées dans la cour du tribunal. Rauchenberger a été exécuté. Morauf est condamné à mort.
Un verdict de mort a été prononcé à Graz.
Un verdict de mort a été prononcé à Steyr.
En attendant, la lutte continua de faire rage. Pendant trois jours, les ouvriers restèrent maître du Karl-Marx-Hof. Des salves d’artillerie furent tirées, d’énormes bâtiments furent en maints endroits transformés en décombres. Lorsqu’on chassait les ouvriers d’une aile de la maison, ils se concentraient dans une autre, et ils continuaient la lutte.
A Sandleiten, les ouvriers empêchèrent à coups de mitrailleuse l’avance des troupes. Là encore, l’artillerie fut mise en fonction. Là encore, la lutte fit rage pendant trente-six heures sans interruption, et les ouvriers y défendirent héroïquement leurs maisons.
Plusieurs journées durant, Bruck-sur-Mur a été occupé par les ouvriers, et lorsque les ouvriers qui occupaient la gare, apprirent qu’un train blindé était envoyé contre eux, ils enlevèrent les rails.
Plusieurs ponts sur le Danube furent dynamités en province, et un pont de chemin de fer subit le même sort à Vienne. Le gouvernement employa les gaz et les avions de bombardement contre les ouvriers. Mais tout fut en vain, les ouvriers continuèrent leur lutte héroïque.
Toute l’armée, toute la police, la Gendarmerie et les Heimwehren fascistes était debout.
Les journaux écrivaient: « Les soldats et les agents de police luttent depuis trente-six heures sans un moment de répit. Ils ont leurs traits tirés et leurs figures sont pâles. La dépression règne parmi les hommes de la Heimwehr. »
Le gouvernement avait fait appel à des volontaires, mais cet appel à des assassins d’ouvriers ne fut entendu que par des anciens officiers déclassés de la guerre mondiale et par les gardes blancs habitant l’Autriche. Les masses ouvrières restèrent inébranlables dans leur héroïque défense, malgré la mobilisation par le gouvernement de toutes ses forces militaires. Leur fidélité à la lutte prolétarienne leur donna du courage, de la constance et de la force.
N’est-ce pas là, en effet, un exemple grandiose de fidélité de la classe ouvrière qu’après un bombardement d’artillerie, les soldats prenant d’assaut une maison n’aient pu y trouver que des morts et des blessés ?
Ou encore que les positions défendues à la mitrailleuse par le groupe féminin viennois d’Ottakring n’aient pu être conquises que lorsque toutes les femmes étaient à terre, fauchées par les balles ? Ne s’agit-il pas là de la même lignée de femmes combattantes que celles de la Commune de Paris, avec l’indomptable Louise Michel en tête ?
Et l’ingénieur Weissel ne passera-t-il pas dans l’histoire comme un héros prolétarien ? Lui, le social-démocrate d’opposition, commandant des pompiers, s’est rendu compte que son devoir n’était pas de lutter pour le gouvernement et contre les ouvriers, mais de combattre a coté des ouvriers, l’arme a la main, contre le fascisme assassin. Weissel avait confiance dans la social-démocratie; c’est pourquoi il resta dans leurs rangs. Mais, à la lueur des flammes de insurrection armée, il s’est rendu compte que le seul chemin vers l’affranchissement de l’esclavage capitaliste c’était le chemin révolutionnaire, et il proclama du haut de l’échafaud: « Vive l’Internationale communiste ! Vive l’Union soviétique ! »
L’insurrection de ces héros a été écrasée. La classe ouvrière était trop faible, parce qu’elle manquait d’une direction politique centrale révolutionnaire, parce que chaque maison combattait a son propre compte, parce que l’insurrection était menée dans un esprit défensif et non pas offensif. Les chefs social-démocrates ont laissé tomber les masses ouvrières et tandis qu’ils les livraient à la terreur de Dollfuss, le Parti communiste autrichien était trop faible pour s’emparer de la direction centrale du combat, bien qu’il ait toujours été la force entraînante.
La lutte héroïque a été écrasée et la bourgeoisie autrichienne a déclenché sa terreur sanglante. Comme Thiers et Galliffet s’étaient vengés en 1871 des communards, Dollfuss et Fey se sont vengés des barricadiers de Vienne de Linz, de Graz, de Steyr et des autres villes d’Autriche.
Les Cours martiales ont siégé sans arrêt jour et nuit. Des potences ont été dressées à travers le pays.
« Tous ceux qui ont combattu l’arme à la main seront pendus ! » a proclamé le chrétien M. Dollfuss. Aux milliers d’ouvriers tués pendant l’insurrection, chaque jour se sont ajoutées des victimes des potences. Des dizaines de milliers d’ouvriers languissent dans les prisons, des milliers ont été torturés jusqu’à l’infirmité; des milliers de veuves et d’orphelins sont dans la plus grande détresse.
Tous ces tristes résultats ont été obtenus par le gouvernement Dollfuss-Fey, par la mise en jeu de toutes leurs forces militaires, par la démolition et la dévastation de maisons et de quartiers ouvriers. Les phrases ronflantes de M. Fey, selon lesquelles le gouvernement était préparé à étouffer dans l’oeuf tout mouvement des ouvriers, avaient crevé comme de bulles de savon. Si le fascisme autrichien est parvenu à noyer l’insurrection dans le sang, la classe ouvrière a montré quand même sa force !
Le courage héroïque et la volonté de combat des ouvriers autrichiens ne sont pas brisés. Le fait que, même après l’écrasement de l’insurrection, les luttes armées ont continué dans les différents quartiers de Vienne entre les ouvriers d’une part, les fascistes et la police de l’autre; le fait qu’au cours de ces luttes les ouvriers ont mis debout de nouvelles forces imposantes est presque sans exemple dans l’histoire.
Après l’insurrection, les fascistes des Heimwehren croyaient pouvoir continuer tranquillement leurs attaques contre les logements ouvriers, mais ils se sont trompés dans leurs calculs. Lorsqu’ils ont voulu s’attaquer, dans le 5e et 19e arrondissement, à d’autres maisons ouvrières, ils furent accueillis par les ouvriers à coups de revolver et de grenades à main.
Dans le 5e arrondissement, la lutte continua pendant trois heures; la police et les Heimwehren y perdirent 15 morts et environ 50 blessés, tandis que les ouvriers quittaient leurs positions par des canaux souterrains.
Dans d’autres localités encore, les ouvriers s’opposèrent aux perquisitions pour recherche d’armes une résistance acharnée.
Lorsqu’après la grève les ouvriers retournèrent à leurs entreprises, ils firent des assemblée de protestation contre les arrestations et les verdicts de mort.
L’héroïsme du prolétariat autrichien, qui s’est exprimé avec tant de grandeur dans son soulèvement armé, est encore davantage souligné par ce nouveau combat et montre que la classe ouvrière autrichienne se prépare à de nouvelles luttes. C’est pourquoi la bourgeoisie autrichienne reste toujours sous l’emprise de la peur, même après l’écrasement de l’insurrection.
C’est là la raison de cette démagogie inouïe que mène le gouvernement Dollfuss. Il a organisé un enterrement commun des soldats, des policiers et des ouvriers tombés, afin d’empêcher des manifestations ouvrières. Le cardinal Innitzer, qui a béni les armes assassines des fascistes, – ce même monsieur, qui, au printemps 1933, avait organisé une soi-disante action de secours aux « affamés » de l’Union soviétique, dans le but de renforcer encore la campagne d’excitation contre l’U.R.S.S. – essaie de nouveau par une nouvelle « action de secours » aux familles des assassinés, de tromper les masses travailleuses.
La presse gouvernementale annonce qu’une action de secours est organisée sur l’initiative de ce cardinal, et sous la présidence de Mme la chancelière Dollfuss, « non seulement aux victimes du devoir, mais aussi aux victimes de l’excitation ».
« Les secours – dit M. Dollfuss – seront accordés individuellement. » Cela signifie que le gouvernement fasciste de Dollfuss entend exercer un contrôle précis sur les familles des assassinés pour pouvoir les poursuivre de sa haine. M. Dollfuss a pris en tutelle des enfants des ouvriers qu’il vient de tuer, afin d’amener ces enfants sous l’influence fasciste.
Mais les ouvriers et les travailleurs se détournent avec dégoût de la démagogie du gouvernement fasciste. Les femmes et les enfants n’acceptent pas les secours des mains des assassins de leurs maris et de leurs pères. Ces secours, ils les obtiendront – ils en ont la certitude de la part des masses travailleuses d’Autriche et du monde entier.
LE SECOURS ROUGE D’AUTRICHE A LA TETE DE L’OEUVRE DE SOLIDARITE
Le Secours Rouge d’Autriche, qui depuis le 20 mai 1933 continue son travail dans l’illégalité, était et reste à son poste. Dans le tract illégal qu’il a fait distribuer le 12 février, il disait:
« Dollfuss-Fey veulent étouffer les masses ouvrières dans le sang ! Des potences sont dressées dans tout le pays ! Répondez en développant la grève jusqu’à la grève générale ! écrasez le fascisme avant qu’il ne vous écrase…
…En attendant, l’état de siège a été décrété à Vienne et dans la Haute-Autriche. Les autres pays fédéraux suivront incessamment ! C’est la première fois depuis les journées sanglantes qui ont suivi l’écrasement de la révolution de 1848…
« …Le gouvernement des potences et des assassins annonce que celui qui n’obéira pas aux ordres de la police fasciste, qui sous un prétexte quelconque participera à des « attroupements », celui qui suscitera à de tels attroupements, etc., sera puni de la peine de mort par la procédure martiale…
« …Luttons pour la libération des héroïques défenseurs des maisons ouvrières de Linz et d’Innsbruck, et des autres prisonniers politiques prolétariens ! Arrêtez le bras des bourreaux, empêchez l’accomplissement des ignobles intentions criminelles du gouvernement ! Organisez la résistance à toute arrestation ! Vengez les journées sanglantes de Linz et d’Innsbruck ! Ne vous laissez intimider par qui que ce soit, même si vous tombez entre les mains de l’ennemi de classe; ne vous laissez intimider ni par les tortures, ni par les potences ! Pensez à l’exemple lumineux que nous a donné Dimitrov ! Rappeles-vous que nous n’oublions personne et que la solidarité prolétarienne vit !
C’est pourquoi nous ne devons oublier aucun de nos héroïques et meilleurs camarades emprisonnés ou destinés aux potences. Prenez aussitôt la défense de leurs familles, et surtout de leurs enfants ! Aucun d’eux ne doit souffrir de faim ! N’hésitez devant aucun moyen pour leur venir au secours !
« Membres du Secours Rouge, rejoignez les premières lignes de combat !« Comité Central du Secours Rouge. »
Dans un second tract illégal en date du 14 février, le Secours Rouge d’Autriche écrivait:
« Le gouvernement Dollfuss a déclaré la guerre au peuple travailleur d’Autriche… Le massacre des masses ouvrières est sans exemple dans l’histoire du monde. Des milliers d’ouvriers, femmes et enfants ont été froidement abattus à coups d’obusier ou de mitrailleuse. Une misère sans nom et une détresse sans bornes ont été semées dans des dizaines de milliers de foyers ouvriers.
Les criminels fascistes ont préparé de longue main ce plan assassin. Ils font croire au peuple que les ouvriers veulent un régime de chaos, alors qu’eux-mêmes sont incapables de mettre un terme à la famine et à la détresse des masses… Les cerbères ruisselant de sang mordent « de par la grâce de Dieu » et font bénir les canons avec lesquels ils massacrent leur propre peuple.
Les prolétaires qui ont défendu leur vie, ils les traînent devant les Cours martiales et essaient d’étrangler le cri du pain, du travail et de la liberté I
« Nous accusons ! « Nous nommons les assassins ! Les mains des Dollfuss, Fey, Starhemberg sont toutes poisseuses du sang des milliers d’honnêtes ouvriers ! « Leur conscience scélérate est chargée des crimes commis contre des femmes travailleuses et leurs enfants. « Nous vous appelons au combat ! « Manifestez devant les prisons ! « Arrêtez le travail dans les entreprises ! Descendez dans la rue ! « Ouvriers, vous n’êtes pas vaincus ! « Ne vous laissez pas interdire par les fascistes assassins!
« Gloire et honneur aux héros !
« Le Secour Rouge appelle tous les travailleurs à la solidarité de masse. Organisez le Secours ! Au même titre que vous condamnez avec dégoût et révolte les agissements des gouvernants fascistes, au même titre enrôlez-vous au front de la solidarité prolétarienne. Nos combattants héros ont saigné et sont morts pour vous. Protégez leurs familles de la ruine ! Derrière les murs de prisons et des fils de fer barbelés, les emprisonnés tournent leurs regards vers vous ! Secourez leurs femmes et leurs enfants !
« En cette heure historique, le Secours Rouge d’Autriche, organisation de solidarité prolétarienne au-dessus des partis, s’adresse à tous les travailleurs, social-démocrates, communistes et sans parti. Au delà de toute barrière, enrôlez-vous dans le front de solidarité !
Adhérez au Secours Rouge ! Organisez avec lui la lutte et l’aide matérielle. Vous étiez ensemble dans la lutte ! Forgez maintenant et resserrez le lien de la solidarité prolétarienne ! Aidez les victimes ! Rendez visite aux blessés ! Visitez les familles des assassinés, des blessés, des emprisonnés ! Recueillez leurs enfants ! Protégez ceux dont les logements ont été démolis, dont l’avoir a été détruit !
« Serrez les rangs de la lutte ! Vous êtes les plus forts ! « Ne laissez pas étrangler vos frères par les potences ! « Libérez les antifascistes emprisonnés !
« Empêchez les arrestations !
« Dispersez les Cours martiales!
« Transformez l’enterrement de nos héros en des démonstrations de masse !
« Collectez ! Collectez des vêtements, du linge, des vêtements d’enfants, des vivres, de l’argent ! Celui qui peut se priver de quelque chose, qu’il le mette à leur disposition ! Allez de maison en maison, de boutique en boutique, collectez dans les entreprises ! Faites vite ! Adressez-vous aux militants du Secours Rouge, qui organisent l’oeuvre de solidarité !
« Le S.R.I. a déjà déclenché une action de solidarité dans tous les pays.
« Groupez-vous en rangs serrés dans cette oeuvre de solidarité du S.R.I. !
« A bas les assassins fascistes !
« Vive la solidarité prolétarienne !« Le Comité central du S.R. d’Autriche. »
Que les masses travailleuses aient vivement répondu à cet appel du S.R., nous en trouvons la preuve dans la lettre où le S.R. d’Autriche communiquait, le 20 février, au S R. d’Allemagne les mesures de secours déjà entreprises:
« Nous avons collecté de l’argent, des vivres et des vêtements. Certaines entreprises ont déjà pris le parrainage de plusieurs prisons et de nombreux blessés. Un grand nombre d’ouvriers social-démocrates participent à l’oeuvre de secours. Le S.R. d’Autriche fait appel à toutes les organisations soeurs pour qu’elles participent à cette oeuvre de secours, étant donné que le nombre des victimes de cette lutte est très grand… »
Cet appel du S.R. d’Autriche a trouvé un puissant écho non seulement auprès des membres du Secours Rouge du monde entier, mais aussi auprès de tous les travailleurs. Jamais une action de solidarité internationale ne fut déclenchée si rapidement et avec une telle impétuosité que celle en faveur des héros de l’insurrection autrichienne.
En Espagne, en Tchécoslovaquie, en Pologne, et dans d’autres pays encore, des grèves générales ont été faites en signe de protestation contre les potences de Dollfuss. Les sections du S.R. ont accordé les premières grandes sommes en faveur des victimes de l’insurrection autrichienne; à leur tour, les ouvriers ont répondu avec un grand empressement à l’appel de collectage.
Dès le 16 février 1934, la section française du S.R. a fait parvenir à la section autrichienne les premiers 10.000 francs. Le Bureau européen du S.R.I. a lui aussi transmis 10.000 francs, alors que 5.000 ont été mis à la disposition pour l’envoi d’une délégation d’avocats devant défendre les accusés renvoyés devant les Cours martiales.
En Amérique, au Canada, dans les pays de l’Amérique latine, partout, les plus larges collectes en faveur des victimes de l’insurrection autrichienne sont organisées sous la direction du Secours Rouge.
L’action de solidarité des millions de travailleurs de l’Union Soviétique est un exemple sans précédent. L’usine Staline de Moscou, imitée par d’autres usines, a collecté 10.000 roubles. Des réunions de protestation ont été organisées dans toutes les entreprises de l’U.R.S.S. On y a pris la décision de verser le salaire d’une journée de travail pour les victimes autrichiennes. Comme premier secours, les ouvriers de l’U.R.S.S. ont transmis, par l’intermédiaire du Comité exécutif du S.R.I., la somme de 600.000 francs, à valoir sur une souscription totale de 3 millions de francs !
D’Angleterre, plusieurs milliers de francs ont été expédiés. Il n’est pas jusqu’aux prolétaires d’Allemagne et d’Italie qui, dans leurs usines, aient ramassé des marks et des lires pour leurs frères autrichiens tombés dans le combat, et pour les enfants et les femmes de ces héros.
L’accueil sous leurs toits d’orphelins de barricadiers et d’enfants d’emprisonnés a déjà été prévu et réclamé, sous l’impulsion du Secours Rouge International, par de nombreuses familles de travailleurs. Les P.T.T. d’Espagne, des familles d’émigrés italiens en France, la Maison d’enfants de la section française du S.R.I., etc., attendent déjà les fils des ouvriers autrichiens assassinés ou emprisonnés.
Une vague de protestations a déferlé à travers toutes les régions de la seule patrie des travailleurs. Une action de solidarité si admirable n’est concevable que dans un pays à régime prolétarien. C’est là un exemple lumineux, un signal de la solidarité internationale pour les 14 millions de membres du S.R. et pour les exploités et opprimés du monde entier.
Ce n’est pourtant là que la première réponse des travailleurs du monde entier au gouvernement des bourreaux Dollfuss-Fey. Ce n’est que la première preuve de la solidarité internationale envers les héros de l’insurrection autrichienne du mois de février. Le mouvement doit s’élargir et gagner en puissance. Le S.R.I. appelle tous les exploités et les opprimés du monde à entrer dans le front unique de solidarité envers les victimes d’Autriche.
Des ouvriers social-démocrates, communistes et sans parti ont lutté et sont tombés ensemble; ils languissent ensemble dans les prisons. Ouvriers social-démocrates, communistes et sans parti, vous devez constituer ensemble la force motrice de cette action de solidarité internationale ! Créez des comités d’unité dans les entreprises et dans les syndicats ! Organisez de larges collectes, organisez le parrainage des familles des assassinés !
Renforcez le « Fonds ingénieur Weissel », créé par le Secours Rouge d’Autriche ! Protégez et secourez les émigrés politiques ! Sauvez les condamnés à mort ! Abattez par votre tempête de protestations les potences du fascisme ! Enfoncez par votre lutte internationale les portes des prisons du fascisme autrichien !
Travailleurs ! Ne permettez pas que l’on touche à ce formidable mouvement de solidarité ! Les ennemis de la solidarité – le Fonds Matteoti et les Comités social-démocrates de « secours », qui avaient déjà essayé de briser le mouvement de solidarité envers les victimes du fascisme hitlérien – sont de nouveau à l’oeuvre.
De même que les appels de la IIe Internationale et du Fonds Matteoti, demandent « du secours pour les victimes », devaient dissimuler le fait que les chefs social-démocrates d’Allemagne avaient livré les ouvriers allemands au régime sanglant hitlérien, de même la IIe Internationale essaie maintenant de dissimuler la honte de sa section autrichienne, « la plus à gauche », par des faux appels à la solidarité.
Par cette division de la solidarité, les chefs social-démocrates n’aident pas les victimes, mais leurs ennemis. C’est pourquoi toute tentative de division doit être énergiquement rejetée !
Les héros de l’insurrection autrichienne sont tombés comme des pionniers de la lutte contre le fascisme international. Renforcez la lutte antifasciste ! Portez secours aux emprisonnés et aux familles des assassinés d’Autriche ! Votre action sera le plus beau monument qui puisse être élevé à nos héroïques camarades assassinés !
Les masses travailleuses du monde entier saluent les héros des barricades autrichiennes; elles inclinent leurs drapeaux devant les victimes de la terreur sanglante et des potences. Elles jurent de continuer la lutte contre la bourgeoisie tachée de sang jusqu’à ce que le fascisme et le emprisonnés et aux familles des assassinés d’Autriche ! Votre action sera le plus beau monument qui puisse être élevé à nos héroïques camarades assassinés !
Les masses travailleuses du monde entier saluent les héros des barricades autrichiennes; elles inclinent leurs drapeaux devant les victimes de la terreur sanglante et des potences. Elles jurent de continuer la lutte contre la bourgeoisie tachée de sang jusqu’à ce que le fascisme et le capitalisme écrasés aient mordu la poussière !
L’année 1928, un dirigeant de la social-démocratie autrichiennne me montrait les maisons qui avaient été fait construire par la ville de Vienne. C’était des bâtiments magnifiques, plein de lumière et d’air. Ils étaient entourés de jeunes arbres, de pelouses et de parterres de fleurs.
Je vis tout : également les aires de jeux pour enfants, les établissements de bains et les cafés. Libérés des puantes grottes de misère de la vieille Vienne, les enfants d’ouvriers s’égayaient sur des petites places vert clair.
Les maisons portaient le nom dont le classe ouvrière du monde entier est fière : Karl Marx, Engels, Liebknecht. Il s’agissait de véritables villes, construites par les meilleurs architectes d’Europe. En leur sein vivaient des dizaines de milliers d’ouvriers et d’employés.
Lorsqu’on jetait un œil sur les maisons, on pouvait oublier la réalité : qu’étaient assis des officiers impatients dans les cafés du Ring [boulevard circulaire encerclant le centre-ville], qu’exigeaient la destruction des infidèles des évêques gonflés en soutane pourpre, que signaient des chèques à des pogromistes chrétiens-sociaux acharnés des banquiers juifs se rappelant qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, que tout Vienne n’est au fond qu’une carte importante sur un tapis vert, et que bluffent, rient, perdent et gagnent ici des joueurs rusés – Italiens, Allemands, Français, Tchèques.
Oui, si l’on jetait un œil sur les fontaines jaillissantes de la cité Karl Marx, sur les salles de lecture et les terrains sportifs, alors on pouvait oublier toute la dure vérité. Et pourtant cette vérité se présentait derrière chaque recoin.
A côté des festives fontaines jaillissantes, un chômeur tiraillé par la faim s’effondrait par terre. Beaucoup de façades de la ville rappelaient au tempétueux mois de juillet de l’année 1927. Lorsque les fils des grands propriétaires terriens du Tyrol maudissaient les façades des bâtiments des villes, ils disaient : « Cela fait assez longtemps que la canaille nous a sucé notre sang ».
Je disais alors à mon accompagnateur : « De fait, vous avez construit de belles maisons. Encore une fois avez-vous montré au monde, que les travailleurs expriment davantage de goût, de sens pour la simplicité et la joie de vivre que les douteux esthètes des rues du Ring.
Mais ne trouvez-vous pas vous-mêmes que ces maisons soient construites sur un sol étranger? D’après l’expérience de notre pays, nous savons que les travailleurs doivent payer par le sang cjaque pied de terre conquise.
Nous avons dû au départ détruire et pas qu’un peu. Détruire, pour construire après les victoires. Vous n’avez pas commencé avec les fusils, mais avec le compas et la règle. Comment cela terminera-t-il chez vous ? »
Mon accompagnateur ria : « La fin sera une victoire pacifique du socialisme. N’oubliez pas, que lors des dernières élections soixante pour cent de la population de Vienne a voté pour nous. »
Maintenant, je voyais de nouveau ces merveilleuses maisons, en un lourd jour de février.
En denses flocons de neige tombait la neige pleine de pitié, comme pour cacher le bas travail.
Des flocons denses de neige pitié, comme si elle désirait cacher le misérable travail des hommes.
Mais même sous la neige baillaient les trous formés par les grenades, encore sentaient la poudre les maisons brûlés de Floridsdorf et sur les parcs étaient répandus d’horribles décombres.
Ici et là, depuis les fenêtres pendouillaient des chutes de linges ou des mouchoirs – les drapeaux blancs de la capitulation, derrière lesquelles on sentait le rire brun, le sang coagulé.
Les gens se chuchotaient que derrière les ruines il y aurait encore des cadavres pas encore ramassés.
Sur les toits des maisons sur lesquelles on avait tiré flottaient les drapeaux vert et blanc de la Heimwehr [les forces paramilitaires fascistes], et en bas, dans la neige, dans la saleté, dans la détresse et la défaite, se pressaient des femmes inquiètes, des enfants et des vieillards.
Ils n’avaient pasl e droit de retourner dans les appartements démolis, fracassés. Les policiers casqués arrêtaient les passants, et comme des chacals, les lâches héros de la Heimwehr patrouillaient dans les cités. Le prince [et chef de la Heimwehr Ernst Rüdiger] Starhemberg lança, levant son verre à la victoire, « A nous », puis bientôt « Eviva ».
La Vienne des ouvriers se taisait. C’était la « victoire pacifique du socialisme ».
A l’été 1931, Ignaz Seipel avait proposé à la social-démocratie de participer au gouvernement. C’était un terrible piège : accepter aurait signifié perdre toute crédibilité, dans la mesure où il s’agissait de mettre en place des mesures sociales terriblement dures, afin de sauver le capitalisme en crise complète depuis 1929.
Mais refuser signifier perdre tout lien avec les institutions et donc permettre une fascisation générale, sans aucun frein. La social-démocratie se crut assez forte pour refuser, mais le souci fut qu’en plus de l’important soutien italien et hongrois à l’austro-fascisme, l’apparition de l’Allemagne national-socialiste allait changer la donne.
Les années 1932-1934 furent pour cette raison très complexes. Le chancelier Engelbert Dollfuss, successeur d’Ignaz Seipel, commença rapidement un tournant autoritaire.
Engelbert Dollfuss
Le major Emil Fey, chef des milices catholiques à Vienne, fut nommé secrétaire d’État à la sécurité intérieure, puis Engelbert Dollfuss instaura le régime de l’économie de guerre.
En mars 1933, il mit de côté le parlement pour gouverner par ordonnance et en avril procéda à l’interdiction de l’Union de protection de la République, les milices du Parti Ouvrier Social-démocrate.
« 50 jours d’activité gouvernementale » « Vive la République libre! Vivre la social-démocratie! Vive le premier mai! »
Il interdit le premier mai, puis le Parti Communiste d’Autriche le 26 mai 1933, ainsi que l’union des libres-penseurs, tout en formant parallèlement le même mois un « front patriotique » comme parti unifiant la réaction.
C’était là quelque chose d’une énorme brutalité, mais qui exprimait une tendance autoritaire n’osant pas nécessairement d’elle-même aller jusqu’au bout. C’était aussi une tentative de chercher l’épreuve de forces au moins symboliquement, mais sans nécessairement risquer le tout pour le tout.
Pour cette raison, conscient de cet aspect, lors du congrès du Parti Ouvrier Social-démocrate en octobre 1933, Otto Bauer proféra des menaces envers la réaction, formulant des limites infranchissables.
Celles-ci étaient, à ses yeux, une attaque contre la mairie de Vienne (qui ne devait pas être remplacée par une commission gouvernementale), une attaque contre les syndicats, la dissolution du Parti lui-même.
Et il menaça alors:
« Si l’ennemi veut vraiment faire de l’Autriche un État fasciste, s’il veut vraiment détruire et anéantir cette social-démocratie autrichienne, qui a tant d’importance pour ce pays depuis des décennies et, j’ai le droit de le dire, tant d’importance dans le monde : alors, pas de sentimentalisme, plus de faiblesse.
Alors, allez au combat, mais avec la connaissance de ce que ce combat signifie. Alors il faut savoir que c’est une lutte différente de toutes les luttes précédentes, qu’il n’y a plus de pardon et de considération, qu’il n’y a pas d’autre choix que de vaincre ou de périr et de disparaître pendant longtemps! (Tempête d’applaudissements) »
Otto Bauer fit cependant une série d’erreurs. Tout d’abord, il ne vit pas que l’Italie faisait une pression énorme sur l’austro-fascisme pour aller jusqu’au bout, en raison de l’affirmation de l’Allemagne nazie ayant elle-même une visée expansionniste sur l’Autriche.
Ensuite, il surestima la capacité des cadres du Parti Ouvrier Social-démocrate à passer d’une action légale, associative, syndicale, à une action armée qui pourtant disposait d’une réelle base, tant sur le terrain de la mobilisation des masses que sur celui de l’organisation, ainsi que des caches d’armes.
Engelbert Dollfuss prolongea ainsi son action. Après avoir été régulièrement censuré, l’organe social-démocrate la Arbeiter Zeitung se vit interdire toute vente publique le 20 janvier 1934.
Le 12 février 1934, la résistance d’une milice social-démocrate à une perquisition à Linz fut pris comme prétexte pour lancer l’écrasement de la social-démocratie, l’armée tirant à coups de canon contre le Karl Marx Hof.
Seulement 5 ou 6 000 miliciens avaient participé à la résistance, ainsi que le Parti Communiste d’Autriche : les cadres du Parti Ouvrier Social-démocrate n’avaient pas osé se lancer dans la bataille, refusant même de divulguer les caches d’armes aux ouvriers se mobilisant.
La répression de 1934 amena la mort d’au moins mille sociaux-démocrates rien qu’à Vienne ; dans tout le pays, 124 membres des forces gouvernementales furent tués.
Toutes les structures social-démocrates furent interdites, tous les contrats collectifs dissous, ainsi que les comités d’entreprises ; c’était là l’objectif central de l’austro-fascisme et le chef de la garde patriotique et ministre pour les affaires sociales Odo Neustdäter-Stürmer, pouvait affirmer devant un rassemblement de ses troupes à Saint Pölten le 21 avril 1934 :
« Notre idée est aujourd’hui devenue l’idée de l’État. »
Le premier mai 1934, « l’État corporatiste » fut instauré, sur une base catholique, avec un aigle à deux têtes comme symbole. Le grand document servant d’arrière-plan fut l’enyclique de 1931 du pape Pie XI, Quadragesimo anno, c’est-à-dire Dans la quarantième année par rapport à l’encyclique Rerum Novarum qui fixait la doctrine sociale de l’Eglise.
Le drapeau austro-fasciste
Le Parti Ouvrier Social-démocrate implosa alors, rejoignant en partie le Parti Communiste d’Autriche qui avait lui prévu l’illégalité, et qui passa alors de 3000 à 16 000 membre en quelques mois.
Des groupes se montèrent (la Funke, le Schattenkomitee) cependant, s’unissant rapidement pour former là la fin de l’année 1934 les Socialistes Révolutionnnaires, rejoint par Otto Bauer qui fit son autocritique et avait formé le bureau à l’étranger de la social-démocratie autrichienne.
La question de la ligne antifasciste divisa cependant rapidement les Socialistes Révolutionnaires. Otto Bauer soutenait la ligne de Front populaire proposée par l’Internationale Communiste, tandis que Joseph Buttinger et Karl Czernetz proposaient la mise en avant de la révolution socialiste, sans étapes.
Mais c’est sur la question nationale que les restes de la social-démocratie allait définitivement se briser. En effet, dès juillet 1934, Engelbert Dollfuss fut tué par les nationaux-socialistes lors d’une tentative de coup d’État.
L’austrofascisme continua de s’appuyer sur l’Italie fasciste, mais cette dernière se tournait vers l’Allemagne nationale-socialiste en raison de ses propres faiblesses. Le nouveau dirigeant austro-fasciste Kurt Schuschnigg fut obligé de réaliser des compromis avec l’Allemagne de Hitler.
En mars 1938, il accepta même la tenue d’un référendum sur l’indépendance nationale de l’Autriche. Or, la social-démocratie avait toujours été pangermaniste et lors d’une conférence clandestine, la majorité des structures restantes se décida à voter oui au référendum.
Celui-ci se tint alors que l’armée nazie avait déjà envahi l’Autriche, obtenant 99 % de oui.
La social-démocratie autrichienne affrontait d’un côté le cléricalisme et le monarchisme, de l’autre les nazis, avec l’arrière-plan le militarisme et des forces féodales puissantes.
Les morts appellent Sommes-nous morts pour rien ? Votez pour les sociaux-démocrates qui mènent à la liberté ! Mères ! Pensez à vos fils morts Si vous ne voulez plus de guerre, alors votez social-démocrate !
Contre le fascisme !
Bombes nazies à Vienne
Les bêtes meurtrières du IIIe Reich
Le fascisme
A l’ombre de la réaction Notre drapeau rouge flotte Malgré tout !
Bombes et bandits bruns à Vienne
Les nazis viennois Ils luttent pour la monarchie nous pour la république !
Assassinés par l’austro-fascisme
La croix gammée c’est le meurtre ! Aucune voix pour les nationaux-socialistes !
Les valets du capital
La réforme de la constitution comme le voudrait la garde patriotique!
Le visage de la garde patriotique
Un spectre hante l’Autriche
Guerre civile !
Le dimanche sanglant de la garde patriotique
Le « prince » de la garde patriotique
Coup d’Etat, guerre civile, putsch
Les victimes du putsch de la garde patriotique
Ils veulent avoir ça Les Habsburg devraient être indemnisés ça ça et ça c’est ce qu’ils nous ont laissés!
Ne pas oublier ! Les fils tombés, les petits-fils morts de faim, telle a été la guerre pour nous ! Femmes empêchez que la misère revienne mille fois pire ! Votez contre la guerre civile, pour la paix, le travail, le pain !
Le Parti Ouvrier Social-Démocrate représentait une force puisant dans le passé, mais avec une base nouvelle ; si le SPD était en Allemagne largement composé de membres ayant 30 et 60 ans, tandis que le Parti Ouvrier Social-Démocrate était largement composé de gens de moins de 40 ans.
Cela, la bourgeoisie l’avait bien compris et, dès le départ, elle se mit à la remorque de la réaction la plus dure, abandonnant ses objectifs démocratiques anti-monarchistes initiaux.
La naissance d’un petit pays, à la base économique faible dans le cadre d’une défaite ayant abouti à l’effondrement de l’empire, traumatisait les classes dominantes, alors que parallèlement la monnaie autrichienne s’effondra, l’argent en circulation passant en quelques années de 12 000 millions à 400 millions de millions. En 1924, la bourse s’était elle-même effondrée, 380 grèves ayant lieu la même année, avec 265 000 travailleurs impliqués.
Une milice ouvrière en 1923
Dans ce contexte, en 1922, le gouvernement conservateur vota des lois sociales très dures, afin de se procurer des emprunts à l’international, dans un contexte de crise intense : il y avait 12 000 personnes au chômage en 1921, 178 000 en 1926, le salaire réel de 1924 étant un quart moins grande que celle de 1914.
Tout empira avec la crise de 1929 : la production industrielle était d’un tiers moins importante qu’en 1914, le salaire chuta de 22 % entre 1929 et 1933, le nombre de chômeurs atteignant 500 000.
La réaction s’était évidemment toujours plus renforcée pour faire face à la classe ouvrière, et dès le départ elle avait appuyé des corps-francs afin de s’appuyer sur la lutte armée.
Des « gardes patriotiques » s’étaient fondées à partir de 1920. La première naquit dans le Tirol, sur une base prétendument apolitique mais rassemblant surtout des partisans du pangermanisme unis dans la défense de la propriété, des personnes, du travail, de l’ordre et de la paix sociale en épaulant l’État s’il le fallait, en étant prêt pour des « événements élémentaires ».
La réaction frappait alors souvent, comme avec les meurtres des cadres sociaux-démocrates Birnecker, Kovarrik et Still en 1923, l’attaque contre les gymnnastes de Korneubourg en 1924, le meurtre du conseiller municipal de Mödling Müller en 1925, etc., le tout en restant impuni.
L’année 1927 marqua cependant un tournant. Dans l’est du pays, à Schattendorf, les milices catholiques tirèrent depuis une brasserie sur une marche de la milice social-démocrate, tuant un invalide et un enfant de huit ans. Lors du procès, les meurtriers furent innocentés par le juge.
Si le Parti Ouvrier Social-Démocrate n’appela pas à une manifestation, ses membres se rassemblèrent spontanément le 15 juillet dans le centre-ville de Vienne et incendièrent le palais de justice et empêchèrent les pompiers d’intervenir. La police réagit en tirant, faisant 85 morts et 1500 blessés, avec les gardes patriotiques actives dans tout le pays pour écraser toute protestation ouvrière.
Elles décidèdent d’aller plus loin et de former une union générale. Le dirigeant fut le fondateur de la première garde, le tirolien Richard Steidle ; l’idéologue fut Othmar Spann, qui théorisa un Etat corporatiste, notamment dans son ouvrage Le véritable Etat en 1921. Othmar Spann fut lié, entre 1928 et 1931, au Kampfbund für deutsche Kultur (Union de lutte pour la culture allemande), une structure national-socialiste fondée par Alfred Rosenberg en Allemagne.
Il adhéra lui-même au parti nazi, mais avec une numéro de membre secret, tout en organisant la section étudiante en Autriche et, lorsque le parti nazi fut interdit par l’austro-fascisme, cacha des imprimeries dans son château.
Il se fit cependant mettre de côté par le national-socialisme une fois l’Autriche envahie, en raison de sa vision corporatiste très profondément inspiré du versant réactionnaire du romantisme allemand, voyant le mouvement historique comme une « contre-Renaissance » contre l’individualisme et non pas surtout comme une affirmation raciale.
On est ici dans une conception de l’État total avec un rapport dynamique Etat-Individu à travers les corporations qui est tout à fait similaire à la vision de l’italien Giovanni Gentile. Il y a néanmoins une dimension profondément romantique le rapprochant bien plus du français Pierre Drieu La Rochelle.
Selon Othmar Spann :
« Toutes les époques historiques individualistes de l’histoire mondiale sont des époques historiques capitalistes.
Partout où passant des vagues individualistes dans l’histoire, à Babylone, en Egypte, à Athènes, à Rome, dans la Renaissance, l’humanisme et la Réforme (le capitalisme des débuts), on trouve par la suite comme conséquence de l’individualisme la libération des forces les plus extrêmes et ensuite le développement terrifiant des forces productives et l’intégration dans l’économie de l’ensemble de la vie, qui caractérise le capitalisme (…).
L’individualisme est hostile à la culture, parce qu’il réduit la spiritualité et promeut la civilisation. L’individualiste qui se définit à partir de lui-même, veut être quelque chose, mais ne l’est pas encore ; et comme il n’est rien, de là le fait de se tourner et d’agir vers l’extérieur.
Il en reste toujours en l’état de vouloir et n’arrive jamais à son but ; de là, l’expansion sans fin d’énergie dans l’époque historique individualiste, de là toujours davantage de destruction de l’intériorité, des bases les plus intérieurs de tout ce qui est spirituel.
Dans l’individualisme repose la force de l’acte et la ferme volonté, mais rien sur le plan du génie, il y a le fait de vouloir faire du grand, mais pour être par-là d’autant moins. »
Le libéralisme et la démocratie sont donc des détours historiques ; le capitalisme n’est qu’un « machiavélisme économique ». Le marxisme est erroné, car il ne comprend pas la force motrice des idées (on retombe ici chez Giovanni Gentile).
Il faut donc « l’égalité parmi les égaux », mais en même temps reconnaître une hiérarchie spirituelle. L’ouvrage Le véritable Etat se conclut de ce fait en expliquant que :
« La corporation droite et la vie droite se produisent de nous, quand nous élevons ce qui est plus haut par rapport à ce qui est plus bas, que nous apportons le bonheur à ce qui est plus bas en le faisant partager à ce qui est plus haut. Ce qui est plus bas pose le socle de ce qui est plus haut, ce qui est plus haut apporte l’esprit et élève ce qui est plus bas.
C’est l’essence des choses, c’est la vérité divine. »
C’est le principe de l’État corporatiste, avec une prétention à l’égalité dans la production (la décentralisation des corporations), une soumission à la « création » (la centralisation étatique), ce qui est alors très proche de la conception de Charles Maurras.
C’était précisément là correspondre aux intérêts de l’Église catholique, qui avait pris les commandes de la bourgeoisie autrichienne à la suite de 1918, étant la seule force encore puissante après l’effondrement monarchiste et la faiblesse bourgeoise en tant que telle.
Richard Steidle se chargea de cimenter les gardes patriotiques sur cette base avec le serment de Korneubourg en 1930, qui affirme notamment :
« Nous voulons renouveler l’Autriche de fond en comble ! Nous voulons l’État populaire de la protection patriotique. »
Les gardes patriotiques se posaient désormais comme parti politique exigeant le pouvoir d’État, en rejetant « le parlementarisme démocratique occidental et l’État des partis », s’opposant tant à « la lutte des classes marxiste » qu’à « la disposition libérale-capitaliste de l’économie ».
Mais elles n’avaient pas la densité politique pour prendre les commandes de la réaction et Richard Steidle fut mis de côté (il mourra dans un camp de concentration nazi en 1940), pour être remplacé par le prince Ernst Rüdiger Starhemberg.
Les gardes patriotiques n’existaient, en effet, que comme outil du parti catholique, le parti social-chrétien dirigé par un religieux, Ignaz Seipel, même si en Carinthie et en Styrie, ce sont les nationaux-socialistes qui prédominaient.
Ignaz Seipel
Ignaz Seipel avait été chancelier d’Autriche de 1922 à 1924, puis de 1926 à 1929, menant une politique libérale d’une très grande dureté, tout comme d’ailleurs l’ensemble des chanceliers depuis 1920, tous liés au parti catholique.
Ignaz Seipel décédant en en 1932, c’est son second, Engelbert Dollfuss, qui prit le relais, devenant chancelier en 1932. Eut alors lieu le grand tournant.
Une question culturelle essentielle en Autriche était la question de l’identité nationale. En effet, les Habsbourg avait construit une entité supra-nationale pour diriger l’empire, tout en s’appuyant clairement sur les germanophones.
Voici comment, dans une brochure de 1924, Otto Bauer présente la nature de l’Autriche, avec la question des Habsbourg en arrière-plan.
« Après l’écrasement de la révolution de 1848, l’Autriche fut dominée par l’absolutisme. L’empereur, ses généraux et ses bureaucrates régnaient sur toutes les classes des peuples autrichiens.
Cet absolutisme s’effondra sur les champs de bataille de Magenta et de Solférino (1859), de Königgrätz (1866). Affaibli par ces défaites, l’empereur dut partager le pouvoir avec deux classes économiquement les plus fortes, la noblesse féodale et la grande bourgeoisie.
La noblesse féodale était la classe des grands propriétaires terriens. Son noyau était constitué de l’ancienne grande noblesse. Les princes de l’Église, les évêques et les abbés étaient intimement liés à la grande noblesse.
La grande bourgeoisie est la classe des capitalistes. Elle est constituée par la haute finance, les magnats de la banque et de la bourse, les grands industriels et les grands négociants. La noblesse administrative, la haute bureaucratie d’origine bourgeoise, mais aussi les couches dirigeantes de l’intelligentsia : les professeurs et les avocats étaient intimement liés à elle.
La noblesse féodale et la grande bourgeoisie, les anciens seigneurs de la terre et les nouveaux seigneurs de l’industrie, les privilégiés du sang et les privilégiés de l’or purent grâce à l’effondrement de l’absolutisme prendre part à l’exercice de la puissance étatique.
L’ancienne constitution autrichienne (patente de février 1861, constitution de décembre 1867) était un compromis entre l’empereur, ses généraux et sa bureaucratie d’une part, la noblesse féodale et la grande bourgeoisie d’autre part.
La constitution conservait à l’empereur, à sa bureaucratie et à ses généraux la souveraineté effective ; ils étaient seuls à régir l’administration.
Mais grâce au Parlement, les deux classes qui le dirigeaient, la noblesse féodale et la bourgeoisie purent partager cette souveraineté.
Mais au Parlement, noblesse féodale et grande bourgeoisie, comtes et fabricants, évêques et professeurs se faisaient face en ennemis, luttaient les uns contre les autres pour obtenir une part de ce pouvoir.
L’histoire de l’Autriche dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vint du XIXe siècle est l’histoire de la lutte des classes entre la noblesse féodale et la grande bourgeoisie.
La grande bourgeoisie cherchait ses soutiens dans la moyenne et dans la petite bourgeoisie des villes allemandes. Elle jouait ainsi le rôle d’avant-garde de toute la bourgeoisie allemande aussi bien contre l’État policier et contre l’Église que contre les nations slaves ascendantes.
Le parti libéral rassemblait sous l’hégémonie de la grande bourgeoisie les masses de la bourgeoisie allemande.
Dans sa lutte contre la grande bourgeoisie, la noblesse féodale s’appuyait d’une part sur la masse des paysans alpins allemands que l’influence de l’Église conservait sous sa coupe [allusion aux régions du Tirol et du Vorarlberg], d’autre part sur les nations slaves, les Tchèques, les Slaves du Sud et les Polonais dont elle constituait l’avant-garde contre la domination de la bourgeoisie. »
Otto Bauer reprend ici surtout le point de vue de Friedrich Engels, alors que la situation avait entièrement changé depuis. A l’agonie alors des peuples slaves d’Europe centrale et leur effacement devant d’autres nations avait succédé un élan national très profond chez certains peuples, notamment chez les Tchèques où le capitalisme avait connu une croissance très significative.
L’affirmation nationale démocratique prenait donc clairement le dessus chez eux, ce qui provoqua même une rupture au sein de la social-démocratie autrichienne, les Tchèques en sortant devant l’incompréhension de cela par les Autrichiens.
De fait, la social-démocratie autrichienne était passé à côté de cet événement historique et Otto Bauer défendait le point de vue comme quoi l’affirmation slave ne faisait que pousser la bourgeoisie allemande dans les bras du régime impérial.
C’était là un point de vue qui en était resté dans le passé et qui signifiait que l’Autriche n’était qu’un appendice de l’Allemagne. Historiquement, c’est le communiste Alfred Klahr qui se fera inversement le théoricien de l’affirmation de l’existence en formation d’une nation autrichienne, aux contours clairement définis et différents de la nation allemande dont elle s’est séparée.
Tel n’était donc pas du tout le point de vue dans la social-démocratie allemande. Otto Bauer lui-même considérait que le processus révolutionnaire aboutirait inéluctablement au retour de l’Autriche dans la nation allemande. En 1907, alors que l’Autriche est déjà une réalité bien distincte de l’Allemagne, la Sécession viennoise émergeant comme affirmation nationale, il affirme que :
« La lutte des classes de la classe ouvrière allemande, le grand combat de la social-démocratie a tout d’abord comme tache de parvenir à obtenir aux ouvriers allemands leur part de la culture nationale, d’unifier dans une grande communauté culturelle nationale tous ceux qui se nomment Allemands, et par là de faire des hommes et femmes ouvriers du peuple allemand enfin vraiment des bons Allemands. »
La social-démocratie ne dérogera jamais à ce principe. Son but, à partir de 1918, est le « rattachement avec des moyens pacifiques à la république allemande ». Alors que le pays avait abandonné le nom de « Autriche allemande » pour « Autriche », le Parti Ouvrier Social-démocrate continuait d’utiliser cette expression.
Le programme de Linz de 1926 prévoit toujours que l’Autriche rejoigne l’Allemagne et si cela fut mis de côté par la direction en 1933 à la suite de l’arrivée des nazis au pouvoir, il n’était en aucun cas pour autant question de nation autrichienne.
Otto Bauer affirma par ailleurs même alors que l’Autriche deviendrait, en raison de l’obscurantisme nazi en Allemagne, le véritable bastion de la « liberté allemande », la presse social-démocrate imaginant l’Autriche comme « le Piémont de l’esprit allemand, de l’art et de la science allemands » en accueillant l’émigration démocratique.
Même en 1938, année de sa mort, Otto Bauer considéra que l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne était un événement sans retour, ce que penseront également l’ensemble des dirigeants sociaux-démocrates jusqu’en 1945.
Cela signifie concrètement que durant toute son existence, l’austro-marxisme a assumé un pangermanisme voilé par son affirmation de la révolution démocratique de 1848, célébrée à la moindre occasion, avec notamment les figures de Georg Herwegh, Ferdinand Freiligrath et August Heinrich Hoffmann von Fallersleben (l’auteur de la chanson « Deutschland über alles »).
L’affirmation de la classe ouvrière passait pour la social-démocratie par la négation de l’Autriche, comprise comme une construction fantasmagorique des Habsbourg et du clergé. Démonter les légendes monarchistes était un devoir de la social-démocratie pour élever le niveau culturel.
Otto Bauer considérait de toutes manières qu’il ne fallait porter d’attention qu’aux plans d’ensemble. L’Autriche était vue dans tous les cas comme un petit pays insignifiant, sans influence historique, à l’écart des grands événements.
En 1925, il note de manière assez élaboré :
« Dans un espace étroit, notre sens se rétrécit. Exclu de la vie de la grande nation, loin des luttes où se décident le destin de l’humanité, nous Autrichiens allemands risquons de faire face au danger de devenir petits et adeptes de la petitesse.
L’étatisation réductrice culturelle qui nous menace n’est pas le moindre des dangers de ce douloureux processus de réorganisation (…).
Il y en a beaucoup qui croient pouvoir échapper dans le passé au problème de nos jours-ci, qui trouvent consolation en prenant soin des « traditions » du bon vieux temps où l’Autriche était grande.
Une bien maigre consolation! Car ne reviendra pas l’empire, devenu insupportable, dès que ses peuples sont devenus majeurs, honorables nécessités liés au développement historique!
Non, non pas le rêve d’un passé qui ne reviendra jamais, mais seulement des taches séduisantes de l’avenir sont en mesure de donner un sens à la vie à notre jeunesse, un sens qui nous préserve du danger de l’étatisation réductrice culturelle.
C’est une tache particulière à satisfaire, et c’en est une que seul le socialisme peut satisfaire. »
Si était louable le souhait d’éviter l’esprit borné propre aux espaces restreints – indéniablement un malheur de l’Autriche -, Otto Bauer avait raté la question nationale autrichienne, et avec lui toute la social-démocratie.