Jean de La Bruyère : Les Caractères

LES

CARACTÈRES
DE
THÉOPHRASTE

TRADUITS DU GREC


J’AI admiré souvent, et j’avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière[1], il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans où je me trouve, j’ai peut-être assez vécu pour connaître les hommes ; que j’ai vu d’ailleurs pendant le cours de ma vie toutes sortes de personnes, et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n’étaient connus que par leurs vices ; il semble que j’ai dû marquer les caractères[2] des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce que quelques-uns paraissent avoir de plus familier. J’espère, mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous ; il leur trace des modèles qu’ils peuvent suivre ; il leur apprend à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l’émulation les portera à imiter leurs vertus et leur sagesse : Ainsi je vais entrer en matière, c’est à vous de pénétrer dans mon sens, et d’examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles : et sans faire une plus longue Préface, je parlerai d’abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce que c’est qu’un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs, et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j’en ai fait.

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De la Dissimulation.
De la Flatterie.
De l’Impertinent, ou du diseur de rien.
De la Rusticité.
Du Complaisant.
De l’image d’un Coquin.
Du grand Parleur.
Du Débit des nouvelles.
De l’Effronterie causée par l’avarice.
De l’Épargne sordide.
De l’Impudent ou de celui qui ne rougit de rien.
Du Contre-temps.
De l’Air empressé.
De la Stupidité.
De la Brutalité.

De la Superstition.
De l’Esprit chagrin.
De la Défiance.
D’un Vilain homme.
D’un homme Incommode.
De la sotte Vanité.
De l’Avarice.
De l’Ostentation.
De l’Orgueil.
De la Peur ou du défaut de courage.
Des Grands d’une République.
D’une tardive Instruction.
De la Médisance.


De la Dissimulation.


LA dissimulation[3] n’est pas aisée à bien définir ; si l’on se contente d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière ; il aborde ses ennemis, leur parle et leur fait croire par cette démarche qu’il ne les hait point ; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est arrivé quelque disgrâce ; il semble pardonner les discours offensants que l’on lui tient ; il récite froidement les plus horribles choses que l’on lui aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu’ils en ont reçues. S’il arrive que quelqu’un l’aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois ; il cache soigneusement tout ce qu’il fait, et à l’entendre parler, on croirait toujours qu’il délibère ; il ne parle point indifféremment, il a ses raisons pour dire tantôt qu’il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu’il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu’il est languissant, ou qu’il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l’argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer[4] de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter, qu’il ne vend rien, qu’il ne s’est jamais vu si dénué d’argent ; pendant qu’il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoique en effet il ne vende rien. Souvent après avoir écouté ce que l’on lui a dit, il veut faire croire qu’il n’y a pas eu la moindre attention ; il feint de n’avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s’il est convenu d’un fait, de ne s’en plus souvenir : il n’a pour ceux qui lui parlent d’affaires, que cette seule réponse, j’y penserai : il sait de certaines choses, il en ignore d’autres ; il est saisi d’admiration ; d’autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement, et cela selon ses différents intérêts ; son langage le plus ordinaire est celui-ci ; je n’en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j’en suis, ou bien, il me semble que je ne suis pas moi-même ; et ensuite, ce n’est pas ainsi qu’il me l’a fait entendre, voilà une chose merveilleuse, et qui passe toute créance, contez cela à d’autres, dois-je vous croire ? ou me persuaderai-je qu’il m’ait dit la vérité ? paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu’il y a au monde de plus pernicieux : ces manières d’agir ne partent point d’une âme simple et droite, mais d’une mauvaise volonté, ou d’un homme qui veut nuire : le venin des Aspics est moins à craindre.



De la Flatterie.


LA flatterie est un commerce honteux qui n’est utile qu’au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu’un dans la place, remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous ? cela n’arrive qu’à vous seul ; hier il fut bien parlé de vous, et l’on ne tarissait point sur vos louanges : nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique[5] ; et comme par la suite du discours l’on vint à tomber sur celui que l’on devait estimer le plus homme de bien de la ville, tous d’une commune voix vous nommèrent, et il n’y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages ; il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d’apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre et de le souffler à terre ; si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe, ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter ; et vous souriant, il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi [6] depuis deux jours que je ne vous ai pas vu ; et il ajoute, voilà encore pour un homme de votre âge[7] assez de cheveux noirs. Si celui qu’il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d’approuver aveuglément tout ce qu’il avance ; et dès qu’il a cessé de parler, il se récrie, cela est dit le mieux du monde, rien n’est plus heureusement rencontré : D’autres fois s’il arrive à ce personnage de faire à quelqu’un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d’entrer dans cette mauvaise plaisanterie ; et quoiqu’il n’ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l’un des bouts de son manteau, comme s’il ne pouvait se contenir, et qu’il voulût s’empêcher d’éclater : et s’il l’accompagne lorsqu’il marche par la ville, il dit à ceux qu’il rencontre dans son chemin, de s’arrêter jusqu’à ce qu’il soit passé : il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen, il les donne à ses enfants en sa présence, il les baise, il les caresse, voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d’un tel père : s’il sort de sa maison, il le suit ; s’il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit, votre pied est mieux fait que cela ; il l’accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit, un tel me suit, et vient vous rendre visite, et retournant sur ses pas, je vous ai annoncé, dit-il, et l’on se fait un grand honneur de vous recevoir. Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu’à des femmes : s’il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin : assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent, en vérité vous faites une chère délicate, eet montrant aux autres l’un des mets qu’il soulève du plat, cela s’appelle dit-il, un morceau friand ; il a soin de lui demander s’il a froid, s’il ne voudrait point une autre robe, et il s’empresse de le mieux couvrir ; il lui parle sans cesse à l’oreille, et si quelqu’un de la compagnie l’interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n’ayant des yeux que pour un seul : Il ne faut pas croire qu’au théâtre il oublie d’arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l’y faire asseoir plus mollement : J’ai dû dire aussi qu’avant qu’il sorte de sa maison, il en loue l’architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés ; et s’il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l’admire comme un chef-d’œuvre. En un mot le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard ; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu’il a de plaire à quelqu’un, et d’acquérir ses bonnes grâces.


DE L’IMPERTINENT
ou du diseur de rien.


LA sotte envie de discourir vient d’une habitude qu’on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler se trouvant assis proche d’une personne qu’il n’a jamais vue, et qu’il ne connaît point, entre d’abord en matière, l’entretient de sa femme, et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d’un repas où il s’est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service ; il s’échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères : de là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d’étrangers qui sont dans la ville : il dit qu’au Printemps où commencent les bacchanales[8], la mer devient navigable ; qu’un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte ; qu’il cultivera son champ l’année prochaine, et qu’il le mettra en valeur ; que le siècle est dur, et qu’on a bien de la peine à vivre : Il apprend à cet inconnu que c’est Damippus qui a fait brûler la plus belle torche devant l’Autel de Cérès[9]à la fête des Mystères ; il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la Musique, quel est le quantième du mois ; il lui dit qu’il a eu la veille une indigestion : et si cet homme à qui il parle, a la patience de l’écouter, il ne partira pas d’auprès de lui ; il lui annoncera comme une chose nouvelle, que les Mystères[10]se célèbrent dans le mois d’Août, les Apaturies[11] au mois d’Octobre, et à la campagne dans le mois de Décembre les Bacchanales[12]. Il n’y a avec de si grands causeurs qu’un parti à prendre, qui est de s’enfuir de toute sa force et sans regarder derrière soi, si l’on veut du moins éviter la fièvre : Car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent pas discerner ni votre loisir, ni le temps de vos affaires.



De la rusticité.


IL semble que la rusticité n’est autre chose qu’une ignorance grossière des bienséances. L’on voit en effet des gens rustiques, et sans réflexion, sortir un jour de médecine[13], et se trouver en cet état dans un lieu public parmi le monde ; ne pas faire la différence de l’odeur forte du thym ou de la marjolaine d’avec les parfums les plus délicieux ; être chaussés large et grossièrement parler haut, et ne pouvoir se réduire à un ton de voix modéré ; ne se pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pendant qu’ils s’en entretiennent avec leurs domestiques, jusques à rendre compte à leurs moindres valets de ce qui aura été dit dans une assemblée publique : on les voit assis, leur robe relevée jusqu’aux genoux et d’une manière indécente : Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l’on rencontre sur les chemins ; mais si c’est un bœuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s’arrêtent et ne se lassent point de les contempler : Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu’ils y trouvent, boivent tout d’une haleine une grande tasse de vin pur ; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d’ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du domestique : ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d’herbes aux bêtes[14] de charrue qu’ils ont dans leurs étables ; heurte-t-on à leur porte pendant qu’ils dînent, ils sont attentifs et curieux ; vous remarquez toujours proche de leur table un gros chien de cour qu’ils appellent à eux, qu’ils empoignent par la gueule, en disant, voilà celui qui garde la place, qui prend soin de la maison et de ceux qui sont dedans. Ces gens, épineux dans les payements que l’on leur fait, rebutent un grand nombre de pièces qu’ils croient légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et qu’on est obligé de leur changer : ils sont occupés pendant la nuit d’une charrue, d’un sac, d’une faux d’une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont prêté ces ustensiles ; et lorsqu’ils marchent par la ville , combien vaut, demandent-ils aux premiers qu’ils rencontrent, le poisson salé ? les fourrures se vendent-elles bien ? N’est-ce pas aujourd’hui que les jeux[15] nous ramènent une nouvelle lune ? d’autres fois ne sachant que dire, ils vous apprennent qu’ils vont se faire raser, et qu’ils ne sortent que pour cela : ce sont ces mêmes personnes que l’on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs souliers, et qui se trouvant tous portés devant la boutique d’Archias[16], achètent eux-mêmes des viandes salées, et les apportent à la main en pleine rue. —-

Du complaisant[17].


POUR faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques-uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c’est une manière de vivre, où l’on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête, que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d’aussi loin qu’il aperçoit un homme dans la place, le salue en s’écriant, voilà ce qu’on appelle un homme de bien, l’aborde, l’admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains de peur qu’il ne lui échappe ; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s’en sépare qu’en lui donnant mille éloges. Si quelqu’un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne doit pas attendre de lui qu’il lui soit plus favorable qu’à son adversaire ; comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également : c’est dans cette vue que pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu’il leur trouve plus de raison et d’équité que dans ses concitoyens. S’il est prié d’un repas, il demande en entrant à celui qui l’a convié où sont ses enfants ; et dès qu’ils paraissent, il se récrie sur la ressemblance qu’ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux ; il les fait approcher de lui, il les baise, et les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux, à qui est, dit-il, la petite bouteille ? à qui est la jolie cognée[18] ; il les prend ensuite sur lui et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu’il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d’habits, et les quitte presque tout neufs ; il ne sort point en public qu’il ne soit parfumé ; on ne le voit guère dans les salles publiques qu’auprès des comptoirs des Banquiers[19] ; et dans les Écoles qu’aux endroits seulement où s’exercent les jeunes gens[20], ainsi qu’au théâtre les jours de spectacle, dans les meilleures places et tout proche des Préteurs. Ces gens encore n’achètent jamais rien pour eux, mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique, et à Rhodes l’excellent miel du mont Hymette ; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu’ils font ces emplettes : leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l’on peut donner, comme des Singes et des Satyres[21] qu’ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu’ils font faire d’os de chèvre, des fioles pour des parfums, des cannes torses que l’on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s’exercer à la lutte ; et s’ils se promènent par la ville, et qu’ils rencontrent en leur chemin des Philosophes, des Sophistes[22], des Escrimeurs ou des Musiciens, ils leur offrent leur maison pour s’y exercer chacun dans son art indifféremment ; ils se trouvent présents à ces exercices, et se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder, à qui croyez-vous qu’appartienne une si belle maison et cette arène si commode ? vous voyez, ajoutent-ils, en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître et qui en peut disposer.


De l’Image d’un Coquin.


UN coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire, ou à faire ; qui jure volontiers, et fait des serments en justice autant que l’on lui en demande, qui est perdu de réputation, que l’on outrage impunément, qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d’affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque[23] dans une danse comique ; et même sans être ivre, et de sang-froid, il se distingue dans la danse[24] la plus obscène par les postures les plus indécentes : c’est lui qui dans ces lieux où l’on voit des prestiges[25], s’ingère de recueillir l’argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui étant entrés par billets croient ne devoir rien payer. Il est d’ailleurs de tous métiers, tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infâme, une autre fois partisan, il n’y a point de si sale commerce où il ne soit capable d’entrer ; vous le verrez aujourd’hui crieur public, demain cuisinier ou brelandier, tout lui est propre : S’il a une mère, il la laisse mourir de faim ; il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison sa demeure ordinaire et où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l’on voit se faire entourer du peuple, appeler ceux qui passent, et se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent ; les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres contents de les avoir vus se dégagent et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter ; mais ces effrontés continuent de parler, ils disent à celui-ci le commencement d’un fait, quelque mot à cet autre, à peine peut-on tirer d’eux la moindre partie de ce dont il s’agit ; et vous remarquerez qu’ils choisissent pour cela des jours d’assemblée publique où il y a un grand concours de monde qui se trouve le témoin de leur insolence : toujours accablés de procès que l’on intente contre eux, ou qu’ils ont intentés à d’autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments, comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n’oublient jamais de porter leur boîte[26] dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains ; vous les voyez dominer parmi de vils praticiens à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme[27], ensuite fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l’on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu’ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot ils sont querelleux et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante, et qu’ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.


Du grand Parleur.[28]


CE que quelques-uns appellent babil est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu’un de ces grands parleurs à quiconque veut l’entretenir de quelque affaire que ce soit ; j’ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m’écouter, je vous apprendrai tout ; et si cet autre continue de parler, vous avez déjà dit cela ; songez, poursuit-il, à ne rien oublier ; fort bien ; cela est ainsi, car vous m’avez heureusement remis dans le fait ; voyez ce que c’est que de s’entendre les uns les autres ; et ensuite, mais que veux-je dire ? ah j’oubliais une chose ! oui c’est cela même, et je voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j’en ai appris ; c’est par de telles ou semblables interruptions qu’il ne donne pas le loisir à celui qui lui parle, de respirer : Et lorsqu’il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses et les met en fuite ; de là il entre[29] dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices, où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S’il échappe à quelqu’un de dire, je m’en vais, celui-ci se met à le suivre, et il ne l’abandonne point qu’il ne l’ait remis jusque dans sa maison : si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer ; il s’étend merveilleusement sur la fameuse bataille[30] qui s’est donnée sous le gouvernement de l’Orateur Aristophon, comme sur le combat célèbre[31] que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre : Il raconte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu’il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple ; pendant que de ceux qui l’écoutent, les uns s’endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d’un seul mot qu’il aura dit. Un grand causeur en un mot, s’il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger ; il ne permet pas que l’on mange à table ; et s’il se trouve au théâtre, il empêche non seulement d’entendre, mais même de voir les acteurs : on lui fait avouer ingénument qu’il ne lui est pas possible de se taire, qu’il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l’eau, et que quand on l’accuserait d’être plus babillard qu’une hirondelle, il faut qu’il parle ; aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l’on fait de lui sur ce sujet ; et jusques à ses propres enfants, s’ils commencent à s’abandonner au sommeil, faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir. —-

Du débit des Nouvelles.


UN nouvelliste ou un conteur de fables est un homme qui arrange selon son caprice ou des discours ou des faits remplis de fausseté ; qui lorsqu’il rencontre l’un de ses amis, compose son visage, et lui souriant, d’où venez-vous ainsi, lui dit-il ? que nous direz-vous de bon ? n’y a-t-il rien de nouveau ? et continuant de l’interroger, quoi donc n’y a-t-il aucune nouvelle ? cependant il y a des choses étonnantes à raconter, et sans lui donner le loisir de lui répondre, que dites-vous donc, poursuit-il ? n’avez-vous rien entendu par la ville ? Je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés : alors ou c’est un soldat, ou le fils d’Astée le Joueur de flûte[32], ou Lycon l’Ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l’armée, de qui il sait toutes choses ; car il allègue pour témoins de ce qu’il avance, des hommes obscurs qu’on ne peut trouver pour les convaincre de fausseté : il assure donc que ces personnes lui ont dit que le Roi[33] et Polysperchon[34] ont gagné la bataille, et que Cassandre leur ennemi est tombé[35] vif entre leurs mains ; et lorsque quelqu’un lui dit, mais en vérité cela est-il croyable ? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s’accordent à dire la même chose, que c’est tout ce qui se raconte du combat, et qu’il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu’il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent, qu’il y a un homme caché chez l’un de ces Magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu et qui lui a tout dit ; ensuite interrompant le fil de sa narration, que pensez-vous de ce succès, demande-t-il à ceux qui l’écoutent ? Pauvre Cassandre, malheureux Prince, s’écrie-t-il d’une manière touchante ! voyez ce que c’est que la fortune, car enfin Cassandre était puissant, et il avait avec lui de grandes forces ; ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu’il faut garder pour vous seul, pendant qu’il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l’admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu’ils se proposent ; car pour ne rien dire de la bassesse qu’il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu’ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique ; au contraire il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu’ils ne songeaient qu’à rassembler autour d’eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles ; quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique[36], ont payé l’amende pour n’avoir pas comparu à une cause appelée ; enfin il s’en est trouvé qui le jour même qu’ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu’il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes ; car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l’endroit d’un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges ?


De l’Effronterie
causée par l’avarice.


POur faire connaître ce vice, il faut dire que c’est un mépris de l’honneur dans la vue d’un vil intérêt. Un homme que l’avarice rend effronté, ose emprunter une somme d’argent à celui à qui il en doit déjà, et qu’il lui retient avec injustice. Le jour même qu’il aura sacrifié aux Dieux, au lieu de manger[37] religieusement chez soi une partie des viandes consacrées, il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l’un de ses amis, et là à table à la vue de tout le monde, il appelle son valet qu’il veut encore nourrir aux dépens de son hôte, et lui coupant un morceau de viande qu’il met sur un quartier de pain, tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. Il va lui-même au marché acheter[38] des viandes cuites, et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il lui fait ressouvenir qu’il lui a autrefois rendu service ; il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu’il peut ; s’il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelque os dans la balance : si elle peut tout contenir, il est satisfait, sinon il ramasse sur la table des morceaux de rebut comme pour se dédommager, sourit et s’en va. Une autre fois sur l’argent qu’il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d’avoir sa part franche du spectacle, et d’y envoyer le lendemain ses enfants et leur Précepteur. Tout lui fait envie, il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu’il ne vient que d’acheter ; se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusqu’à l’orge et à la paille, encore faut-il que celui qui les lui prête, fasse les frais de les faire porter chez lui. Cet effronté en un mot entre sans payer dans un bain public, et là en présence du baigneur qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu’il rencontre, il le plonge dans une cuve d’airain qui est remplie d’eau, se la[39] répand sur tout le corps ; me voilà lavé, ajoute-t-il, autant que j’en ai besoin, et sans en avoir obligation à personne, remet sa robe et disparaît.


De l’Épargne sordide.


CEtte espèce d’avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C’est dans cet esprit que quelques-uns recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d’aller eux-mêmes demander la moitié d’une obole qui manquait au dernier payement qu’on leur a fait : que d’autres faisant l’effort de donner à manger chez eux, ne sont occupés pendant le repas qu’à compter le nombre de fois que chacun des conviés demande à boire : ce sont eux encore dont la portion des prémices[40] des viandes que l’on envoie sur l’Autel de Diane, est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au-dessous de ce qu’elles valent, et de quelque bon marché qu’un autre en leur rendant compte veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu’il a acheté trop cher. Implacables à l’égard d’un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d’argile, ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture : mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute une maison, déranger les lits, transporter des coffres, et chercher dans les recoins les plus cachés. Lorsqu’ils vendent, ils n’ont que cette unique chose en vue, qu’il n’y ait qu’à perdre pour celui qui achète. Il n’est permis à personne de cueillir une figue dans leur jardin, de passer au travers de leur champ, de ramasser une petite branche de palmier, ou quelques olives qui seront tombées de l’arbre : ils vont tous les jours se promener sur leurs terres, en remarquent les bornes, voient si l’on n’y a rien changé, et si elles sont toujours les mêmes. Ils tirent intérêt de l’intérêt même, et ce n’est qu’à cette condition qu’ils donnent du temps à leurs créanciers. S’ils ont invité à dîner quelques-uns de leurs amis, et qui ne sont que des personnes du peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un simple hachis, et on les a vus souvent aller eux-mêmes au marché pour ces repas, y trouver tout trop cher, et en revenir sans rien acheter : ne prenez pas l’habitude, disent-ils à leurs femmes, de prêter votre sel, votre orge, votre farine, ni même du cumin[41], de la marjolaine[42], des gâteaux[43] pour l’autel, du coton, de la laine ; car ces petits détails ne laissent pas de monter à la fin d’une année à une grosse somme. » Ces avares en un mot ont des trousseaux de clefs rouillées dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépôt, qu’ils n’ouvrent jamais, et qu’ils laissent moisir dans un coin de leur cabinet ; ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits ; les plus petites fioles contiennent plus d’huile qu’il n’en faut pour les oindre ; ils ont la tête rasée jusqu’au cuir ; se déchaussent vers le milieu du jour[44] pour épargner leurs souliers ; vont trouver les foulons pour obtenir d’eux de ne pas épargner la craie dans la laine qu’ils leur ont donnée à préparer, afin, disent-ils, que leur étoffe se tache moins[45].


De l’Impudent
Ou de celui qui ne rougit de rien.


L’Impudence est facile à définir ; il suffit de dire que c’est une profession ouverte d’une plaisanterie outrée, comme de ce qu’il y a de plus honteux et de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui voyant venir vers lui une femme de condition, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d’une manière déshonnête ; qui se plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs que les acteurs, que les autres voient et écoutent avec plaisir ; qui couché sur le dos pendant que toute l’assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d’interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la Fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent sans presque les connaître, en arrête d’autres qui courent par la place, et qui ont leurs affaires ; et s’il voit venir quelque plaideur, il l’aborde, le raille et le congratule sur une cause importante qu’il vient de perdre. Il va lui-même choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte ; et montrant à ceux qu’il rencontre ce qu’il vient d’acheter, il les convie en riant d’en venir manger. On le voit s’arrêter devant la boutique d’un Barbier ou d’un Parfumeur, et là[46] annoncer qu’il va faire un grand repas et s’enivrer. Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfants d’aller à l’Amphithéâtre avant que les jeux soient commencés, et lorsque l’on paye pour être placé, mais seulement sur la fin du spectacle, et quand l’Architecte[47] néglige les places et les donne pour rien. Étant envoyé avec quelques autres citoyens en ambassade, il laisse chez soi la somme que le public lui a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l’argent de ses Collègues ; sa coutume alors est de charger son valet de fardeaux au-delà de ce qu’il en peut porter, et de lui retrancher cependant de son ordinaire ; et comme il arrive souvent que l’on fait dans les villes des présents aux Ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. Vous m’achetez toujours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu’on ne peut supporter ; et il se sert ensuite de l’huile d’un autre, et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets qui le suivent la plus petite pièce de monnaie qu’ils auront ramassée dans les rues, et il ne manque point d’en retenir sa part avec ce mot, Mercure est commun[48] : Il fait pis, il distribue à ses domestiques leurs provisions dans une certaine mesure dont le fond creux par-dessous s’enfonce en dedans, et s’élève comme en pyramide, et quand elle est pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus près qu’il peut[49]… De même s’il paye à quelqu’un trente mines[50] qu’il lui doit, il fait si bien qu’il y manque quatre drachmes[51], dont il profite : mais dans ces grands repas où il faut traiter toute une tribu[52], il fait recueillir par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table, le reste des viandes qui ont été servies, pour lui en rendre compte ; il serait fâché de leur laisser une rave à demi mangée.


Du Contre-temps.


CEtte ignorance du temps et de l’occasion est une manière d’aborder les gens ou d’agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler des siennes ; qui va souper chez sa maîtresse le soir même qu’elle a la fièvre ; qui voyant que quelqu’un vient d’être condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s’est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui ; qui comparaît pour servir de témoin dans un procès que l’on vient de juger ; qui prend le temps des noces où il est invité pour se déchaîner contre les femmes ; qui entraîne à la promenade des gens à peine arrivés d’un long voyage, et qui n’aspirent qu’à se reposer : fort capable d’amener des Marchands pour offrir d’une chose plus qu’elle ne vaut après qu’elle est vendue ; de se lever au milieu d’une assemblée pour reprendre un fait dès ses commencements, et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebattues, et qui le savent mieux que lui : souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui ne l’affectionnant point, n’osent pourtant refuser d’y entrer. S’il arrive que quelqu’un dans la ville doive faire un festin[53] après avoir sacrifié, il va lui demander une portion des viandes qu’il a préparées. Une autre fois s’il voit qu’un Maître châtie devant lui son esclave : j’ai perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occasion, je le fis fouetter, il se désespéra, et s’alla pendre. » Enfin, il n’est propre qu’à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s’accommoder, s’ils l’ont fait arbitre de leur différend. C’est encore une action qui lui convient fort, que d’aller prendre au milieu du repas pour danser[54] un homme qui est de sang-froid, et qui n’a bu que modérément.


De l’Air empressé.


IL semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d’un homme empressé sont de prendre sur soi l’événement d’une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne saurait sortir avec honneur ; et dans une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d’insister longtemps sur une légère circonstance pour être ensuite de l’avis des autres ; de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu’on n’en peut boire ; d’entrer dans une querelle où il se trouve présent, d’une manière à l’échauffer davantage. Rien n’est aussi plus ordinaire que de le voir s’offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu’il ne connaît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l’issue ; venir vers son Général, et lui demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s’il n’a point d’ordres à lui donner pour le lendemain ; une autre fois s’approcher de son père, ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher, et ne commence qu’à s’endormir ; s’il entre enfin dans la chambre d’un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu’on peut essayer s’il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre. S’il apprend qu’une femme soit morte dans la ville, il s’ingère de faire son épitaphe, il y fait graver son nom, celui de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son origine avec cet éloge, ils avaient tous de la vertu[55]. S’il est quelquefois obligé de jurer devant des Juges qui exigent son serment, ce n’est pas, dit-il en perçant la foule pour paraître à l’audience, la première fois que cela m’est arrivé.


De la Stupidité.


LA stupidité est en nous une pesanteur d’esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte ; s’il est obligé de paraître dans un jour prescrit devant ses Juges pour se défendre dans un procès que l’on lui fait, il l’oublie entièrement, et part pour la campagne ; il s’endort à un spectacle, et ne se réveille que longtemps après qu’il est fini et que le peuple s’est retiré ; après s’être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d’un chien du voisinage ; il cherche ce qu’on vient de lui donner, et qu’il a mis lui-même dans quelque endroit, où souvent il ne peut le retrouver. Lorsqu’on l’avertit de la mort de l’un de ses amis afin qu’il assiste à ses funérailles, il s’attriste, il pleure, il se désespère, et prenant une façon de parler pour une autre, à la bonne heure, ajoute-t-il, ou une pareille sottise. Cette précaution qu’ont les personnes sages de ne pas donner sans témoins[56] de l’argent à leurs créanciers, il l’a pour en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller son valet dans le plus grand froid de l’hiver pour ne lui avoir pas acheté des concombres. S’il s’avise un jour de faire exercer ses enfants à la lutte ou à la course, il ne leur permet pas de se retirer qu’ils ne soient tout en sueur et hors d’haleine. Il va cueillir lui-même des lentilles, les fait cuire, et oubliant qu’il y a mis du sel, il les sale une seconde fois, de sorte que personne n’en peut goûter. Dans le temps d’une pluie incommode, et dont tout le monde se plaint, il lui échappera de dire que l’eau du ciel est une chose délicieuse : et si on lui demande par hasard combien il a vu emporter de morts[57] par la porte sacrée : autant, répond-il, pensant peut-être à de l’argent ou à des grains, que je voudrais que vous et moi en pussions avoir.


De la Brutalité.


LA brutalité est une certaine dureté, et j’ose dire une férocité qui se rencontre dans nos manières d’agir, et qui passe même jusqu’à nos paroles. Si vous demandez à un homme brutal, qu’est devenu un tel ? il vous répond durement, ne me rompez point la tête ; si vous le saluez, il ne vous fait pas l’honneur de vous rendre le salut : si quelquefois il met en vente une chose qui lui appartient, il est inutile de lui en demander le prix, il ne vous écoute pas ; mais il dit fièrement à celui qui la marchande, qu’y trouvez-vous à dire ? Il se moque de la piété de ceux qui envoient leurs offrandes dans les temples aux jours d’une grande célébrité ; si leurs prières, dit-il, vont jusques aux Dieux, et s’ils en obtiennent les biens qu’ils souhaitent, l’on peut dire qu’ils les ont bien payés, et qu’ils ne leur sont pas donnés pour rien. Il est inexorable à celui qui sans dessein l’aura poussé légèrement, ou lui aura marché sur le pied, c’est une faute qu’il ne pardonne pas. La première chose qu’il dit à un ami qui lui emprunte quelque argent, c’est qu’il ne lui en prêtera point ; il va le trouver ensuite, et le lui donne de mauvaise grâce, ajoutant qu’il le compte perdu. Il ne lui arrive jamais de se heurter à une pierre qu’i|l rencontre en son chemin sans lui donner de grandes malédictions. Il ne daigne pas attendre personne, et si l’on diffère un moment à se rendre au lieu dont l’on est convenu avec lui il se retire. Il se distingue toujours par une grande singularité ; il ne veut ni chanter à son tour, ni réciter[58] dans un repas, ni même danser avec les autres. En un mot on ne le voit guère dans les Temples importuner les Dieux, et leur faire des vœux ou des sacrifices.


De la Superstition.


LA superstition semble n’être autre chose qu’une crainte mal réglée de la Divinité. Un homme superstitieux après avoir lavé ses mains, et s’être purifié avec de l’eau lustrale[59], sort du Temple, et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche : s’il voit une belette, il s’arrête tout court, et il ne continue pas de marcher, que quelqu’un n’ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu’il n’ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage : en quelque endroit de sa maison qu’il ait aperçu un Serpent, il ne diffère pas d’y élever un Autel : et dès qu’il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées, il s’en approche, verse dessus toute l’huile de sa fiole, plie les genoux devant elles et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au Devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d’y faire mettre une pièce ; mais bien loin d’être
satisfait de sa réponse, effrayé d’une aventure si extraordinaire, il n’ose plus se servir de son sac et s’en défait : son faible encore est de purifier sans fin la maison qu’il habite ; d’éviter de s’asseoir sur un tombeau, comme d’assister à des funérailles, ou d’entrer dans la chambre d’une femme qui est en couches : et lorsqu’il lui arrive d’avoir pendant son sommeil quelque vision, il va trouver les Interprètes des songes, les Devins et les Augures pour savoir d’eux à quel Dieu ou à quelle Déesse il doit sacrifier : il est fort exact à visiter sur la fin de chaque mois les Prêtres d’Orphée pour se faire initier[60] dans ses mystères ; il y mène sa femme, ou si elle s’en excuse par d’autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice : lorsqu’il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l’eau des fontaines qui sont dans les places : quelquefois il a recours à des Prêtresses qui le purifient d’une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien ou de la squille[61]. Enfin s’il voit un homme frappé d’épilepsie, saisi d’horreur il crache dans son propre sein comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.


De l’Esprit chagrin.


L’ESPRIT chagrin fait que l’on n’est jamais content de personne, et que l’on fait aux autres mille plaintes sans fondement. Si quelqu’un fait un festin, et qu’il se souvienne d’envoyer un plat[62] à un homme de cette humeur, il ne reçoit de lui pour tout remerciement que le reproche d’avoir été oublié ; je n’étais pas digne, dit cet esprit querelleux, de boire de son vin, ni de manger à sa table : tout lui est suspect, jusques aux caresses que lui fait sa maîtresse ; je doute fort, lui dit-il, que vous soyez sincère, et que toutes ces démonstrations d’amitié partent du cœur. Après une grande sécheresse venant enfin à pleuvoir, comme il ne peut se plaindre de la pluie, il s’en prend au Ciel de ce qu’elle n’a pas commencé plus tôt : si le hasard lui fait voir une bourse dans son chemin, il s’incline ; il y a des gens, ajoute-t-il, qui ont du bonheur, pour moi je n’ai jamais eu celui de trouver un trésor : une autre fois ayant envie d’un esclave, il prie instamment celui à qui il appartient d’y mettre le prix ; et dès que celui-ci vaincu par ses importunités le lui a vendu, il se repent de l’avoir acheté ; ne suis-je pas trompé ? demande-t-il, et exigerait-on si peu d’une chose qui serait sans défauts ? à ceux qui lui font les compliments ordinaires sur la naissance d’un fils et sur l’augmentation de sa famille, ajoutez, leur dit-il, pour ne rien oublier, sur ce que mon bien est diminué de la moitié. Un homme chagrin après avoir eu de ses juges ce qu’il demandait, et l’avoir emporté tout d’une voix sur son adversaire, se plaint encore de celui qui a écrit ou parlé pour lui de ce qu’il n’a pas touché les meilleurs moyens de sa cause : ou lorsque ses amis ont fait ensemble une certaine somme pour le secourir dans un besoin pressant, si quelqu’un l’en félicite, et le convie à mieux espérer de la fortune ; comment, lui répond-il, puis-je être sensible à la moindre joie, quand je pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux qui me l’ont prêté, et n’être pas encore quitte envers eux de la reconnaissance de leur bienfait ?


De la Défiance.


L’Esprit de défiance nous fait croire que tout le monde est capable de nous tromper. Un homme défiant, par exemple, s’il envoie au marché l’un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui doit lui rapporter fidèlement combien elles ont coûté ; si quelquefois il porte de l’argent sur soi dans un voyage, il le calcule à chaque stade[63] qu’il fait pour voir s’il a son compte : une autre fois étant couché avec sa femme il lui demande si elle a remarqué que son coffre-fort fût bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si l’on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule ; et bien qu’elle l’assure que tout est en bon état, l’inquiétude le prend, il se lève du lit, va en chemise et les pieds nus avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa maison, et ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’il s’endort après cette recherche. Il mène avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages, afin qu’il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de lui dénier sa dette : ce n’est point chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier, qu’il envoie teindre sa robe, mais chez celui qui consent de ne point la recevoir sans donner caution. Si quelqu’un se hasarde de lui emprunter quelques vases[64], il les lui refuse souvent, ou s’il les accorde[65], * il ne les laisse pas enlever qu’ils ne soient pesés : il fait suivre celui qui les emporte , et envoie dès le lendemain prier qu’on les lui* renvoie. A-t-il un esclave qu’il affectionne et qui l’accompagne dans la ville, il le fait marcher devant lui, de peur que s’il le perdait de vue il ne lui échappât et ne prît la fuite : à un homme qui emportant de chez lui quelque chose que ce soit, lui dirait, estimez cela, et mettez-le sur mon compte, il répondrait qu’il faut le laisser où on l’a pris, et qu’il a d’autres affaires que celle de courir après son argent.


D’un Vilain homme.


CE caractère suppose toujours dans un homme une extrême malpropreté et une négligence pour sa personne, qui passe dans l’excès, et qui blesse ceux qui s’en aperçoivent. Vous le verrez quelquefois tout couvert de lèpre, avec des ongles longs et malpropres ne pas laisser de se mêler parmi le monde, et croire en être quitte pour dire que c’est une maladie de famille, et que son père et son aïeul y étaient sujets : il a aux jambes des ulcères ; on lui voit aux mains des poireaux et d’autres saletés qu’il néglige de faire guérir, ou s’il pense à y remédier, c’est lorsque le mal aigri par le temps est devenu incurable. Il est hérissé de poil sous les aisselles et par tout le corps comme une bête fauve ; il a les dents noires, rongées, et telles que son abord ne se peut souffrir. Ce n’est pas tout, il crache ou il se mouche en mangeant, il parle la bouche pleine, fait en buvant des choses contre la bienséance, ne se sert jamais au bain que d’une huile qui sent mauvais, et ne paraît guère dans une assemblée publique qu’avec une vieille robe et toute tachée. S’il est obligé d’accompagner sa mère chez les Devins, il n’ouvre la bouche que pour dire des choses de mauvais augure[66] : Une autre fois dans le Temple et en faisant des libations[67], il lui échappera des mains une coupe ou quelque autre vase, et il rira ensuite de cette aventure, comme s’il avait fait quelque chose de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sait point écouter un concert ou d’excellents joueurs de flûte, il bat des mains avec violence comme pour leur applaudir, ou bien il suit d’une voix désagréable le même air qu’ils jouent ; il s’ennuie de la symphonie, et demande si elle ne doit pas bientôt finir. Enfin si étant assis à table il veut cracher, c’est justement sur celui qui est derrière lui pour donner à boire.


D’un homme Incommode.


CE qu’on appelle un fâcheux est celui qui sans faire à quelqu’un un fort grand tort, ne laisse pas de l’embarrasser beaucoup ; qui entrant dans la chambre de son ami qui commence à s’endormir, le réveille pour l’entretenir de vains discours ; qui se trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu’un homme est prêt de partir et de monter dans son vaisseau, l’arrête sans nul besoin, et l’engage insensiblement à se promener avec lui sur le rivage ; qui arrachant un petit enfant du sein de sa nourrice pendant qu’il tète, lui fait avaler quelque chose qu’il a mâché, bat des mains devant lui, le caresse, et lui parle d’une voix contrefaite ; qui choisit le temps du repas, et que le potage est sur la table, pour dire qu’ayant pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et par bas, et qu’une bile noire et recuite était mêlée dans ses déjections ; qui devant toute une assemblée s’avise de demander à sa mère quel jour elle a accouché de lui ; qui ne sachant que dire, apprend que l’eau de sa citerne est fraîche, qu’il croît dans son jardin de bons légumes, ou que sa maison est ouverte à tout le monde comme une hôtellerie ; qui s’empresse de faire connaître à ses hôtes un parasite[68] qu’il a chez lui, qui l’invite à table à se mettre en bonne humeur, et à réjouir la compagnie.


De la sotte Vanité.


LA sotte vanité semble être une passion inquiète de se faire valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s’il se trouve à un repas, affecte toujours de s’asseoir proche de celui qui l’a convié : il consacre à Apollon la chevelure d’un fils qui lui vient de naître ; et dès qu’il est parvenu à l’âge de puberté, il le conduit[69] lui-même à Delphes, lui coupe les cheveux, et les dépose dans le temple comme un monument d’un vœu solennel qu’il a accompli : il aime à se faire suivre par un Maure ; s’il fait un payement, il affecte que ce soit dans une monnaie toute neuve, et qui ne vienne que d’être frappée. Après qu’il a immolé un bœuf devant quelque Autel, il se fait réserver la peau du front de cet animal, il l’orne de rubans et de fleurs, et l’attache à l’endroit de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui passent, afin que personne du peuple n’ignore qu’il a sacrifié un bœuf. Une autre fois au retour d’une cavalcade qu’il aura faite avec d’autres citoyens, il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu’une riche robe dont il est habillé, et qu’il traîne le reste du jour dans la place publique : s’il lui meurt le moindre petit chien, il l’enterre, lui dresse une épitaphe avec ces mots, Il était de race de Malte[70]. Il consacre un anneau à Esculape, qu’il use à force d’y pendre des couronnes de fleurs : Il se parfume tous les jours. Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa Magistrature ; et sortant de charge, il rend compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu’il a faits, comme du nombre et de la qualité des victimes qu’il a immolées ; Alors revêtu d’une robe blanche, et couronné de fleurs, il paraît dans l’assemblée du peuple : « Nous pouvons, dit-il, vous assurer, ô Athéniens, que pendant le temps de notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybèle, et que nous lui avons rendu des honneurs tels que les mérite de nous la mère des Dieux ; espérez donc toutes choses heureuses de cette Déesse : Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont toutes choses se sont passées, et comme elles lui ont réussi au delà de ses souhaits.


De l’Avarice.


CE vice est dans l’homme un oubli de l’honneur et de la gloire, quand il s’agit d’éviter la moindre dépense. Si un homme a remporté le prix de la tragédie[71], il consacre à Bacchus des guirlandes ou des bandelettes faites avec de l’écorce de bois, et il fait graver son nom sur un présent si magnifique. Quelquefois dans les temps difficiles le peuple est obligé de s’assembler pour régler une contribution capable de subvenir aux besoins de la République ; alors il se lève et garde le silence[72], ou le plus souvent il fend la presse et se retire. Lorsqu’il marie sa fille, et qu’il sacrifie selon la coutume, il n’abandonne de la victime que les parties seules qui doivent être brûlées sur l’Autel[73] ; il réserve les autres pour les vendre ; et comme il manque de domestiques pour servir à table et être chargés du soin des noces, il loue des gens pour tout le temps de la fête qui se nourrissent à leurs dépens, et à qui il donne une certaine somme. S’il est Capitaine de Galère, voulant ménager son lit, il se contente de coucher indifféremment avec les autres sur de la natte qu’il emprunte de son Pilote. Vous verrez une autre fois cet homme sordide acheter en plein marché des viandes cuites, toutes sortes d’herbes, et les porter hardiment dans son sein et sous sa robe : s’il l’a un jour envoyée chez le Teinturier pour la détacher, comme il n’en a pas une seconde pour sortir, il est obligé de garder la chambre. Il sait éviter dans la place la rencontre d’un ami pauvre qui pourrait lui demander[74] comme aux autres, quelque secours ; Il se détourne de lui, et reprend le chemin de sa maison. Il ne donne point de servantes à sa femme, content de lui en louer quelques unes pour l’accompagner à la ville toutes les fois qu’elle sort. Enfin ne pensez pas que ce soit un autre que lui qui balaie le matin sa chambre, qui fasse son lit et le nettoie. Il faut ajouter qu’il porte un manteau usé, sale et tout couvert de taches ; qu’en ayant honte lui-même, il le retourne quand il est obligé d’aller tenir sa place dans quelque assemblée.


De l’Ostentation.


JE n’estime pas que l’on puisse donner une idée plus juste de l’ostentation, qu’en disant que c’est dans l’homme une passion de faire montre d’un bien ou des avantages qu’il n’a pas. Celui en qui elle domine s’arrête dans l’endroit du Pirée[75] où les Marchands étalent, et où se trouve un plus grand nombre d’étrangers ; il entre en matière avec eux, il leur dit qu’il a beaucoup d’argent sur la mer ; il discourt avec eux des avantages de ce commerce, des gains immenses qu’il y a à espérer pour ceux qui y entrent, et de ceux surtout que lui qui leur parle y a faits. Il aborde dans un voyage le premier qu’il trouve sur son chemin, lui fait compagnie, et lui dit bientôt qu’il a servi sous Alexandre, quels beaux vases et tout enrichis de pierreries il a rapportés de l’Asie, quels excellents ouvriers s’y rencontrent, et combien ceux de l’Europe leur sont inférieurs[76]. Il se vante dans une autre occasion d’une lettre qu’il a reçue d’Antipater[77], qui apprend que lui troisième est entré dans la Macédoine. Il dit une autre fois que bien que les Magistrats lui aient permis tels transports[78] de bois qu’il lui plairait sans payer de tribut, pour éviter néanmoins l’envie du peuple, il n’a point voulu user de ce privilège. Il ajoute que pendant une grande cherté de vivres il a distribué aux pauvres citoyens d’Athènes jusqu’à la somme de cinq talents[79] ; et s’il parle à des gens qu’il ne connaît point, et dont il n’est pas mieux connu, il leur fait prendre des jetons, compter le nombre de ceux à qui il a fait ces largesses ; et quoiqu’il monte à plus de six cents personnes, il leur donne à tous des noms convenables ; et après avoir supputé les sommes particulières qu’il a données à chacun d’eux, il se trouve qu’il en résulte le double de ce qu’il pensait, et que dix talents y sont employés, sans compter, poursuit-il, les Galères que j’ai armées à mes dépens, et les charges publiques que j’ai exercées à mes frais et sans récompense. Cet homme fastueux va chez un fameux Marchand de chevaux, fait sortir de l’écurie les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres, comme s’il voulait les acheter : De même il visite les foires les plus célèbres, entre sous les tentes des Marchands, se fait déployer une riche robe, et qui vaut jusqu’à deux talents, et il sort en querellant son valet de ce qu’il ose le suivre sans porter de l’or sur lui[80] pour les besoins où l’on se trouve. Enfin s’il habite une maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quelqu’un qui l’ignore que c’est une maison de famille, et qu’il a héritée de son père ; mais qu’il veut s’en défaire, seulement parce qu’elle est trop petite pour le grand nombre d’étrangers qu’il retire[81] chez lui.


De l’Orgueil.


IL faut définir l’orgueil, une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l’on n’estime que soi. Un homme fier et superbe n’écoute pas celui qui l’aborde dans la place pour lui parler de quelque affaire ; mais sans s’arrêter, et se faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin qu’on peut le voir après son souper : si l’on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu’on en perde jamais le souvenir, il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde : N’attendez pas de lui qu’en quelque endroit qu’il vous rencontre il s’approche de vous et qu’il vous parle le premier ; de même au lieu d’expédier sur-le-champ des Marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au lendemain matin, et à l’heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les rues de la Ville la tête baissée sans daigner parler à personne de ceux qui vont et qui viennent. S’il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons pour ne pas se mettre à table et manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les régaler : il ne lui arrive point de rendre visite à personne[82] sans prendre la précaution d’envoyer quelqu’un des siens pour avertir qu’il va venir : on ne le voit point chez lui lorsqu’il mange ou qu’il se parfume[83] : il ne se donne pas la peine de régler lui-même des parties ; mais il dit négligemment à un valet de les calculer, de les arrêter, et les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre, je vous prie de me faire ce plaisir, ou de me rendre ce service ; mais j’entends que cela soit ainsi, j’envoie un homme vers vous pour recevoir une telle chose, je ne veux pas que l’affaire se passe autrement, faites ce que je vous dis promptement, et sans différer ; voilà son style.


De la Peur,
Ou du défaut de courage.


CEtte crainte est un mouvement de l’âme qui s’ébranle, ou qui cède en vue d’un péril vrai ou imaginaire ; et l’homme timide est celui dont je vais faire la peinture. S’il lui arrive d’être sur la mer, et s’il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que c’est le débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte ; Aussi tremble-t-il au moindre flot qui s’élève, et il s’informe avec soin si tous ceux qui naviguent avec lui sont initiés[84] : s’il vient à remarquer que le Pilote fait une nouvelle manœuvre, ou semble se détourner comme pour éviter un écueil, il l’interroge, il lui demande avec inquiétude s’il ne croit pas s’être écarté de sa route, s’il tient toujours la haute mer, et si les Dieux sont propices[85]. Après cela il se met à raconter une vision qu’il a eue pendant la nuit dont il est encore tout épouvanté, et qu’il prend pour un mauvais présage ; Ensuite ses frayeurs venant à croître, il se déshabille et ôte jusques à sa chemise pour pouvoir mieux se sauver à la nage, et après cette précaution, il ne laisse pas de prier les Nautoniers de le mettre à terre. Que si cet homme faible dans une expédition militaire où il s’est engagé entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu’il est sans fondement, et que les coureurs n’ont pu discerner, si ce qu’ils ont découvert à la campagne sont amis ou ennemis ; Mais si l’on n’en peut plus douter par les clameurs que l’on entend, et s’il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses yeux ; alors feignant que la précipitation et le tumulte lui ont fait oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup de temps à la chercher ; pendant que d’un autre côté son valet va par ses ordres savoir des nouvelles des ennemis, observer quelle route ils ont prise, et où en sont les affaires : et dès qu’il voit apporter au camp quelqu’un tout sanglant d’une blessure qu’il a reçue, il accourt vers lui, le console et l’encourage, étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l’importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre : Si pendant le temps qu’il est dans la chambre du malade, qu’il ne perd pas de vue, il entend la trompette qui sonne la charge ; ah, dit-il avec imprécation, puisses-tu être pendu, maudit sonneur qui cornes incessamment, et fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir : Il arrive même que tout plein d’un sang qui n’est pas le sien, mais qui a rejailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire à ceux qui reviennent du combat, qu’il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami ; il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu’ils sont d’un même pays ; et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des mains des ennemis, et l’a apporté dans sa tente.


Des Grands d’une République.


LA plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un État populaire, n’est pas le désir du gain ou de l’accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s’agrandir, et de se fonder s’il se pouvait une souveraine puissance sur la ruine de celle du peuple. S’il s’est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d’aider de ses soins le premier Magistrat dans la conduite d’une fête ou d’un spectacle, cet homme ambitieux et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s’en acquitter : il n’approuve point la domination de plusieurs, et de tous les vers d’Homère il n’a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.

Son langage le plus ordinaire est tel ; retirons-nous de cette multitude qui nous environne ; tenons ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit point admis ; essayons même de lui fermer le chemin à la Magistrature ; et s’il se laisse prévenir contre une personne d’une condition privée de qui il croie avoir reçu quelque injure ; cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il faut que lui ou moi abandonnions la Ville. Vous le voyez se promener dans la place sur le milieu du jour avec les ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre ; repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas ; dire avec chagrin aux premiers qu’il rencontre, que la Ville est un lieu où il n’y a plus moyen de vivre, qu’il ne peut plus tenir contre l’horrible foule des plaideurs, ni supporter plus longtemps les longueurs, les crieries et les mensonges des Avocats, qu’il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique ou sur les tribunaux auprès d’un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte, et qu’il n’y a pas un seul de ces Orateurs dévoués au peuple, qui ne lui soit insupportable. Il ajoute que c’est Thésée[86] qu’on peut appeler le premier auteur de tous ces maux, et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville comme à ceux avec qui il sympathise de mœurs et de sentiments.


D’une tardive Instruction.


IL s’agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence dans un âge avancé par un travail souvent inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s’avise d’apprendre des vers par cœur, et de les réciter[87] à table dans un festin, où la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court. Une autre fois il apprend de son propre fils les évolutions qu’il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des armes, et quel est l’usage à la guerre de la lance et du bouclier. S’il monte un cheval que l’on lui a prêté, il le presse de l’éperon, veut le manier, et lui faisant faire des voltes ou des caracoles, il tombe lourdement, et se casse la tête. On le voit tantôt pour s’exercer au javelot le lancer tout un jour contre l’homme de bois[88], tantôt tirer de l’arc et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches, vouloir d’abord apprendre de lui, se mettre ensuite à l’instruire et à le corriger, comme s’il était le plus habile. Enfin se voyant tout nu au sortir du bain, il imite les postures d’un lutteur, et par le défaut d’habitude il les fait de mauvaise grâce, et s’exerce d’une manière ridicule.


De la Médisance.


JE définis ainsi la médisance, une pente secrète de l’âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles ; et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs : si on l’interroge sur quelque autre, et que l’on lui demande quel est cet homme, il fait d’abord sa généalogie ; son père, dit-il, s’appelait Sosie[89], que l’on a connu dans le service et parmi les troupes sous le nom de Sosistrate ; il a été affranchi depuis ce temps et reçu dans l’une des tribus[90] de la ville ; Pour sa mère, c’était une noble[91] Thracienne ; car les femmes de Thrace, ajoute-t-il, se piquent la plupart d’une ancienne noblesse ; celui-ci né de si honnêtes gens est un scélérat, et qui ne mérite que le gibet ; et retournant à la mère de cet homme qu’il peint avec de si belles couleurs, elle est, poursuit-il, de ces femmes qui épient sur les grands chemins[92] les jeunes gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans une compagnie où il se trouve quelqu’un qui parle mal d’une personne absente, il relève la conversation ; je suis, lui dit-il, de votre sentiment, cet homme m’est odieux, et je ne le puis souffrir ; qu’il est insupportable par sa physionomie : y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes ? savez-vous combien il donne à sa femme pour la dépense de chaque repas ? trois oboles[93], et rien davantage ; et croiriez-vous que dans les rigueurs de l’hiver et au mois de Décembre il l’oblige de se laver avec de l’eau froide ? Si alors quelqu’un de ceux qui l’écoutent se lève, et se retire, il parle de lui presque dans les mêmes termes, nul de ses plus familiers amis n’est épargné ; les morts même[94] dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue.

  1. Par rapport aux Barbares, dont les mœurs étaient très différentes de celles des Grecs.
  2. Théophraste avait dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices.
  3. L’Auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelaient ironie.
  4. Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes, et autorisée par les lois.
  5. Édifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes ; ils en furent appelés Stoïciens : car stoa, mot grec, signifie Portique.
  6. Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux.
  7. Il parle à un jeune homme.
  8. Premières Bacchanales qui se célébraient dans la ville.
  9. Les mystères de Cérès se célébraient la nuit, et il y avait une émulation entre les Athéniens à qui y apporterait une plus grande torche.
  10. Fête de Cérès.
    Voir ci-dessus.
  11. En Français la fête des tromperies ; elle se faisait en l’honneur de Bacchus. Son origine ne fait rien aux mœurs de ce chapitre.
  12. Secondes Bacchanales qui se célébraient en Hiver à la Campagne.
  13. Le texte Grec nomme une certaine drogue qui rendait l’haleine fort mauvaise le jour qu’on l’avait prise.
  14. des bœufs.
  15. Cela est dit rustiquement : un autre dirait que la nouvelle lune ramène les jeux ; et d’ailleurs c’est comme si le jour de Pâques quelqu’un disait, n’est-ce pas aujourd’hui Pâques ?
  16. Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du peuple.
  17. Ou de l’envie de plaire.
  18. Petits jouets que les Grecs pendaient au cou de leurs enfants.
  19. C’était l’endroit où s’assemblaient les plus honnêtes gens de la ville.
  20. Pour être connu d’eux, et en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s’y trouvaient.
  21. Une espèce de singes.
  22. Une sorte de Philosophes vains et intéressés.
  23. Sur le théâtre avec des farceurs.
  24. Cette danse la plus déréglée de toutes s’appelait en Grec cordax, parce que l’on s’y servait d’une corde pour faire des postures.
  25. Choses fort extraordinaires telles qu’on en voit dans nos foires.
  26. Une petite boîte de cuivre fort légère où les plaideurs mettaient leurs titres et les pièces de leur procès.
  27. Une obole était la sixième partie d’une drachme.
  28. Ou du babil.
  29. C’était un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle on avait un peu dérogé au temps de Théophraste.
  30. C’est-à-dire sur la bataille d’Arbelles et la victoire d’Alexandre suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes, lorsque Aristophon célèbre Orateur était premier Magistrat.
  31. Il était plus ancien que la bataille d’Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple.
  32. L’usage de la flûte, très ancien dans les troupes.
  33. Arrhidée frère d’Alexandre le Grand.
  34. Capitaine du même Alexandre.
  35. C’était un faux bruit et Cassandre fils d’Antipater disputant à Arrhidée et à Polysperchon la tutelle des enfants d’Alexandre, avait eu de l’avantage sur eux.
  36. Voyez le chapitre de la flatterie.
  37. C’était la coutume des Grecs. Voyez le chapitre du contre-temps.
  38. Comme le menu peuple, qui achetait son souper chez les Charcutiers.
  39. Les plus pauvres se lavaient ainsi pour payer moins.
  40. Les Grecs commençaient par ces offrandes leurs repas publics.
  41. Une sorte d’herbe.
  42. Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le Thym et le Laurier.
  43. Faits de farine et de miel, et qui servaient aux sacrifices.
  44. Parce que dans cette partie du jour le froid en toute saison était supportable.
  45. C’était aussi parce que cet apprêt avec de la craie comme le pire de tous, et qui rendait les étoffes dures et grossières, était celui qui coûtait le moins.
  46. Il y avait des gens fainéants et désoccupés qui s’assemblaient dans leurs boutiques.
  47. L’Architecte qui avait bâti l’Amphithéâtre, et à qui la République donnait le louage des places en payement.
  48. Proverbe Grec, qui revient à notre Je retiens part.
  49. Quelque chose manque ici dans le texte.
  50. Mine se doit prendre ici pour une pièce de monnaie.
  51. Drachmes, petites pièces de monnaie dont il fallait cent à Athènes pour faite une mine.
  52. Athènes était partagée en plusieurs tribus. Voyez le chapitre de la médisance.
  53. Les Grecs le jour même qu’ils avaient sacrifié, ou soupaient avec leurs amis, ou leur envoyaient à chacun une portion de la victime. C’était donc un contre-temps de demander sa part prématurément, et lorsque le festin était résolu auquel on pouvait même être invité.
  54. Cela ne se faisait chez les Grecs qu’après le repas, et lorsque les tables étaient enlevées.
  55. Formule d’épitaphe.
  56. Les témoins étaient fort en usage chez les Grecs dans les payements et dans les actes.
  57. Pour être enterrés hors de la ville suivant la loi de Solon.
  58. Les Grecs récitaient à table quelques beaux endroits de leurs Poètes, et dansaient ensemble après le repas.
    Voyez le chapitre du contre-temps.
  59. Une eau où l’on avait éteint un tison ardent pris sur l’Autel où l’on brûlait la victime : Elle était dans une chaudière à la porte du temple ; l’on s’en lavait soi-même, ou l’on s’en faisait laver par les Prêtres.
  60. Instruire de ses mystères.
  61. Espèce d’oignon marin.
  62. Ç’a été la coutume des Juifs et d’autres peuples Orientaux, des Grecs et des Romains.
  63. Six cents pas.
  64. D’or ou d’argent.
  65. Ce qui se lit entre les deux étoiles n’est pas dans le grec, où le sens est interrompu, mais il est suppléé par quelques interprètes.
  66. Les Anciens avaient un grand égard pour les paroles qui étaient proférées, même par hasard par ceux qui venaient consulter les Devins et les Augures, prier ou sacrifier dans les Temples.
  67. Cérémonies où l’on répandait du vin ou du lait dans les sacrifices.
  68. Mot Grec qui signifie celui qui ne mange que chez autrui.
  69. Le peuple d’Athènes ou les personnes plus modestes se contentaient d’assembler leurs parents, de couper en leur présence les cheveux de leur fils parvenu à l’âge de puberté, et de les consacrer ensuite à Hercule, ou à quelque autre Divinité qui avait un Temple dans la ville.
  70. Cette île portait de petits chiens fort estimés.
  71. Qu’il a faite ou récitée.
  72. Ceux qui voulaient donner se levaient et offraient une somme, ceux qui ne voulaient rien donner se levaient et se taisaient.
  73. C’étaient les cuisses et les intestins.
  74. Par forme de contribution. Voyez les chapitres de la dissimulation et de l’esprit chagrin.
  75. Port d’Athènes fort célèbre.
  76. C’était contre l’opinion commune de toute la Grèce
  77. L’un des capitaines d’Alexandre le Grand, et dont la famille régna quelque temps dans la Macédoine.
  78. Parce que les Pins, les Sapins, les Cyprès, et tout autre bois propre à construire des vaisseaux étaient rares dans le pays Attique, l’on n’en permettait le transport en d’autres pays, qu’en payant un fort gros tribut.
  79. Un talent Attique dont il s’agit, valait soixante mines Attiques ; une mine cent drachmes ; une drachme six oboles.

    Le talent Attique valait quelque six cents écus de notre monnaie.

  80. Coutume des Anciens.
  81. Par droit d’hospitalité.
  82. Voyez le chapitre de la Flatterie.
  83. Avec des huiles de senteur.
  84. Les anciens naviguaient rarement avec ceux qui passaient pour impies, et ils se faisaient initier avant de partir, c’est-à-dire instruire des mystères de quelque divinité, pour se la rendre propice dans leurs voyages. Voyez le chapitre de la Superstition.
  85. Ils consultaient les Dieux par les sacrifices, ou par les augures, c’est-à-dire, par le vol, le chant, et le manger des oiseaux, et encore par les entrailles des bêtes.
  86. Thésée avait jeté les fondements de la République d’Athènes en établissant l’égalité entre les citoyens.
  87. Voyez le chapitre de la Brutalité.
  88. Une grande statue de bois qui était dans le lieu des exercices pour apprendre à darder.
  89. C’était chez les Grecs un nom de valet ou d’esclave.
  90. Le peuple d’Athènes était partagé en diverses tribus.
  91. Cela est dit par dérision des Thraciennes qui venaient dans la Grèce pour être servantes, et quelque chose de pis.
  92. Elles tenaient hôtellerie sur les chemins publics où elles se mêlaient d’infâmes commerces.
  93. Il y avait au-dessous de cette monnaie d’autres encore de moindre prix.
  94. Il était défendu chez les Athéniens de mal parler des morts par une loi de Solon leur Législateur.

La Rochefoucauld et La Bruyère : discerner et éviter

Dans un phénomène, il y a deux aspects et il y a un mouvement entre ces deux aspects. Saisir cette dynamique permet de cerner la nature du phénomène ou, au moins, d’en voir ce qui compte. Voici par exemple ce que constate Jean de La Bruyère, à travers la présentation d’une situation.

Il ne s’agit pas seulement de la critique qui est faite – cela les commentateurs bourgeois l’ont vu. Non, ce qui compte, c’est aussi l’enseignement dialectique que fait Jean de La Bruyère en nous présentant cela ainsi :

« « Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l’esprit, de l’agrément, de l’exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l’attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré ; il ne plaît pas, il n’est pas goûté. »

— Expliquez-vous : est-ce Philanthe, ou le grand qu’il sert, que vous condamnez ? »

Au-delà de la critique sociale qui est faite, le lecteur découvrant cela est entraîné à voir les choses de telle manière à en saisir les aspects. Il est intéressant à ce titre comment, chez Jean de La Bruyère, la critique sociale arrive jusqu’à une constatation dialectique. Voici en l’occurrence ce que cela donne :

« Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux.

L’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ; l’autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse.

Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie.

Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple. »

Maintenant, regardons : Jean de La Bruyère est-il parvenu au moyen de la dialectique à cerner ce qu’est la nation ? Il y parvient effectivement, relativement, bien sûr, en raison de son impossibilité historique à être matérialiste dialectique.

Il voit qu’il existe une contradiction entre en haut et en bas sur le plan des classes, mais qu’en même temps il existe un cadre national qu’il définit, forcément, comme marqué par l’opportunisme et le rejet des comportements corrects. Voici ce qu’il dit :

« Qui dit le peuple dit plus d’une chose : c’est une vaste expression, et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle embrasse, et jusques où elle s’étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands : c’est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux : ce sont les grands comme les petits. »

Jean de La Bruyère est tout autant dialectique dans sa typologie des comportements insupportables :

« L’impertinent est un fat outré. Le fat lasse, ennuie, dégoûte, rebute ; l’impertinent rebute, aigrit, irrite, offense : il commence où l’autre finit. Le fat est entre l’impertinent et le sot : il est composé de l’un et de l’autre. »

On a même une présentation de la schizophrénie de l’être tendant à accepter de devenir quelqu’un d’autre que lui-même afin de mieux répondre aux exigences sociales :

« Un homme inégal n’est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu’il a de nouveaux goûts et de manières différentes ; il est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt ce qu’il n’a jamais été : il se succède à lui-même.

Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions ; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d’humeurs.

Ne vous trompez-vous point ? est-ce Euthycrate que vous abordez ? aujourd’hui quelle glace pour vous ! hier il vous recherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis : vous reconnaît-il bien ? dites-lui votre nom. »

François de La Rochefoucauld et de Jean de La Bruyère dénoncent cela comme étant une surcharge, un décalage par rapport à la réalité. Ce qui est faux, c’est qui est en trop ; Jean de La Bruyère nous dresse une liste de ces surcharges :

« Un comique outre sur la scène ses personnages ; un poète charge ses descriptions ; un peintre qui fait d’après nature force et exagère une passion, un contraste, des attitudes ; et celui qui copie, s’il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l’ordonnance de son tableau plus de volume que n’en ont celles de l’original : de même la pruderie est une imitation de la sagesse.

Il y a une fausse modestie qui est vanité, une fausse gloire qui est légèreté, une fausse grandeur qui est petitesse ; une fausse vertu qui est hypocrisie, une fausse sagesse qui est pruderie. »

Il y a pour autant une tentative de discerner les fondements de cela.

« Tout est étranger dans l’humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes.

Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d’un courage fier et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l’on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements.

Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l’altèrent, le changent, le bouleversent ; il n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il paraît être. »

Cette tentative oscille, vacille ; l’idéologie baroque est toujours aux aguets :

« L’homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue, et il veut du spécieux et de l’ornement. »

Cependant Jean de La Bruyère cherche à l’éviter, dans l’esprit de la monarchie absolue ; la modestie est alors un critère permettant de distinguer les deux formes existantes. Jean de La Bruyère enseigne cela de la manière suivante :

« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief.

Un extérieur simple est l’habit des hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur leur mesure ; mais c’est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions : je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante.

Certains hommes, contents d’eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie sied bien aux grands hommes, osent être modestes, contrefont les simples et les naturels : semblables à ces gens d’une taille médiocre qui se baissent aux portes, de peur de se heurter. »

Il y a donc lieu, pour résumer, de s’intéresser à François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère en tant que portraitistes parvenant, dans leur tentative, à des éléments dialectiques. Ne trouvant pas de sens à leurs constatations – pour des raisons historiques – ils ont oscillé entre pessimisme et réforme des mœurs, la publication même de leurs œuvres témoignant qu’au-delà de leur abattement, ils pensaient qu’il existait une réflexion à ce sujet.

Car la problématique était d’actualité, de par la collision entre aristocratie et bourgeoisie à laquelle on assiste au XVIIe siècle. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont tenté de discerner et d’éviter les complications provoquées par cette collision. Leur nature même est de représenter la monarchie absolue.

Représentant les intérêts de celle-ci, ils n’ont pas d’autres choix que de chercher l’union des contraires, au lieu de leur séparation. C’est pourquoi leurs œuvres si marquantes n’ont pas été valorisées par la suite, à l’opposé des portraits psychologiques de Jean Racine et de Molière, qui étaient directement ancrées dans leur époque et soulignaient la complexité davantage que la nature problématique de l’époque.

 François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont été des témoins inquiets, des idéologues de la monarchie absolue ; de par cette nature, leur entreprise ne pouvait qu’échouer. 

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : une collision historique

L’une des grandes leçons que doivent donner François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère, c’est d’éviter les apparences qui sont trompeuses. S’ils ne parviennent pas vraiment à les expliquer, de par leur impossibilité à être matérialiste dialectique, tout au moins peuvent-ils porter l’attention sur certains aspects. C’est cela l’esprit français, capable de dresser des portraits psychologiques.

Voici par exemple ce que Jean de La Bruyère nous conseille dans le cadre des relations sentimentales :

« L’on est encore longtemps à se voir par habitude, et à se dire de bouche que l’on s’aime, après que les manières disent qu’on ne s’aime plus. »

Il y a l’apparence, mais il n’y a plus le contenu. C’est là indéniablement une compréhension qui tend au matérialisme dialectique. La contradiction est bien interne et ce qui est d’une certaine manière la superstructure est en retard sur l’infrastructure.

Voici un exemple chez François de La Rochefoucauld qui, pareillement, permet de distinguer ce qui est interne et ce qui est externe ; il ne suffit pas que le moteur interne soit présent, il faut qu’il se réalise concrètement :

« On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire. »

C’est l’incapacité à tenir tous les tenants et aboutissants qui amènent François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère à être acide, amer. Jean de La Bruyère, dans ses exemples, sait être par ailleurs aussi caustique que François de La Rochefoucauld :

« Un homme qui serait en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut consulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, et le ton dont elle lui parle : il apprendra ce qu’il craint de savoir. Rude école. »

Au-delà de l’humour – par ailleurs noir et il y a ici toute une école française trouvant sa source dans cette même faiblesse à saisir la totalité d’un phénomène – il y a le fait que les sensations authentiques ne sauraient dépasser les normes. La vérité est toujours celle de la société, même si ce qui est exigé est faux.

C’est pourquoi, finalement, bien se comporter dans la société amène forcément à s’isoler. On retrouve ici un aspect dialectique, avec la définition par la négative. Le meilleur moyen d’agir, c’est de ne pas agir. La meilleure manière de s’engager, c’est de ne pas s’engager. 

La société étant semée d’embûches, avec forcément la corruption, la vilenie, etc. le mieux est d’éviter tout cela. C’est ce qui fait dire à François de La Rochefoucauld que :

« La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie. »

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère parviennent à caractériser les comportements, mais ne parvenant à distinguer leur base propre, ils sont obligés d’y voir une nature humaine, une tendance inévitable au faire-valoir, une propension naturelle à la mise en valeur de l’amour-propre. Ils ne saisissent pas que la tendance à l’égocentrisme tient à la nature des rapports sociaux capitalistes qui s’immiscent dans la société de la monarchie absolue.

La quête de l’apparence valorisée amène une décadence des valeurs, du style, tout est récupéré, malmené pour obéir au pragmatisme, à l’efficacité de la mise en valeur. Le subjectivisme s’approprie la culture.

Il y a à la fois émergence des mœurs capitalistes toujours plus puissantes, et décadence de l’aristocratie toujours plus opportuniste. C’est une collision historique de grande ampleur. Ce qui en découle est insupportable ; voici comment Jean de La Bruyère dénonce cela :

« L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire.

Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite.

Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre. »

Il y a là quelque chose de très moderne, puisqu’on retrouve cette décadence dans le capitalisme décadent, avec le principe de la récupération de tout et n’importe quoi, juste pour avoir du style. On pourrait très bien décrire les hipsters en utilisant les termes de Jean de La Bruyère.

Voici un autre exemple de comment Jean de La Bruyère a parfaitement saisi ce qui est propre à une certaine décadence : les propos de gens obscènes, médisants, n’existant que par la raillerie. Là encore, on a une figure-type, et une présentation admirable, une typologie exemplaire.

« Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers ; leur style est mêlé de fiel et d’absinthe : la raillerie, l’injure, l’insulte leur découlent des lèvres comme leur salive.

Il leur serait utile d’être nés muets ou stupides : ce qu’ils ont de vivacité et d’esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise.

Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence ; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents ; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers : demande-t-on à des béliers qu’ils n’aient pas de cornes ?

De même n’espère-t-on pas de réformer par cette peinture des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l’on peut faire de mieux, d’aussi loin qu’on les découvre, est de les fuir de toute sa force et sans regarder derrière soi. »

Jean de La Bruyère n’oublie pas d’expliquer comment le même processus touche les érudits. Tout devient vain, simple possibilité de se faire valoir.

« D’autres ont la clef des sciences, où ils n’entrent jamais : ils passent leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du nord, celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans la lune. Les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus bizarres et les plus magiques, sont précisément ce qui réveille leur passion et qui excite leur travail ; ils plaignent ceux qui se bornent ingénument à savoir leur langue, ou tout au plus la grecque et la latine.

Ces gens lisent toutes les histoires et ignorent l’histoire ; ils parcourent tous les livres, et ne profitent d’aucun ; c’est en eux une stérilité de faits et de principes qui ne peut être grande, mais à la vérité la meilleur récolte et la richesse la plus abondante de mots et de paroles qui puisse s’imaginer : ils plient sous le faix ; leur mémoire en est accablée, pendant que leur esprit demeure vide. »

Le mélange aristocratie-bourgeoisie sous l’égide de la monarchie absolue était intenable ; ce qu’on appelle les moralistes du XVIIe siècle en furent les témoins.

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La Rochefoucauld et La Bruyère : parler bien, parler juste

Savoir bien se comporter exige, dialectiquement, de savoir comment ne pas se comporter. 

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont une approche allant véritablement vers la dialectique justement parce qu’ils dressent des miroirs, montrant des attitudes, des postures, des manières, qui ont comme dénominateur commun d’être mauvaises. François de La Rochefoucauld est ici relativement brutal de par la forme même de ses assertions, de ses Maximes. Il nous dit par exemple que :

« La simplicité affectée est une imposture délicate. »

Ou bien encore que :

« Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon. »

Il ne faut pas être sot, il ne faut pas avoir une simplicité affectée, c’est-à-dire en fait qu’il ne faut pas surjouer mais toujours progresser, apprendre, être au niveau. De toutes manières, on ne peut pas être au niveau le plus haut, jamais, car c’est une bataille incessante dans la progression du niveau culturel. C’est là le paradoxe dialectique ; d’un côté on reconnaît qu’avec la monarchie absolue les choses progressent, de l’autre il y a une dimension surfaite qui ne va pas.

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère tentent de dresser des formules pour compenser, mais ils sentent bien que cela ne suffit pas. Ils passent alors par le relativisme pour justifier que leurs indications ne permettent pas véritablement de triompher des mauvaises attitudes. François de La Rochefoucauld nous dit ainsi qu’il faut être fin, mais que cette qualité est elle-même relativement floue, qu’on ne peut pas se fonder là-dessus de manière élaborée :

« On peut être plus fin qu’un autre, mais non pas plus fin que tous les autres. »

Le problème qu’entrevoient François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère n’est pas que la société où ils vivent a des limites, mais bien que les êtres humains ont des limites.

Ne pouvant voir l’apparition de nouveaux rapports sociaux, ils tentent de compenser leur faiblesse en justifiant la qualité, l’attitude correcte, posée. Ce qui est posé s’oppose d’autant plus à l’opportunisme tout azimut de l’époque de Louis XIV, à ce curieux mélange aristocratie – bourgeoisie – administration centralisée.

Jean de La Bruyère fait pour cette raison le reproche suivant :

« C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence. »

Il faut savoir raison garder, tel est le principe. Il faut rester terre à terre, ne pas se laisser balader, faire bien attention au terrain social, dont François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère devinent la nature mais sans parvenir à la définir, et consistant en l’irruption de nouveaux rapports sociaux, la fin de la féodalité. 

Voici le conseil que donne Jean de La Bruyère sur le maintien de l’esprit :

« Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement. »

En fait, on porte son esprit, on doit le présenter de manière adéquate et il s’agit de ne pas littéralement dérailler. Pour autant, il ne s’agit pas d’assécher l’esprit, mais bien de le maintenir vivant. C’est l’opportunisme qui assèche, c’est l’opportunisme qui impose un style affecté, une approche ampoulée de l’expression. Il s’agit de penser avant de parler, mais pas pour parler mieux, simplement pour parler bien. Jean de La Bruyère fait ici la distinction entre plusieurs manières de parler :

« Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos »

Le problème bien entendu, dans une société où parler rentre dans un jeu d’apparence, de gratifications, d’opportunisme, de manipulation, etc. est que le fait de parler est perverti. Quand on dit quelque chose, on le fait en fonction d’un calcul. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère trouvent cela terrible.

Il y a ici, de manière nette, une nostalgie de l’ancienne étape du féodalisme, qui est idéalisée : l’ordre social étant auparavant fixé, on ne peut pas parler pour tromper, tout au moins pas avec une dimension telle qu’au 17e siècle. On comprend que la monarchie soutiendra le romantisme, comme nostalgie d’une époque idéalisée : le moyen-âge.

En tout cas, au 17e siècle en tant quel, il y a une critique du style pompeux et ostentatoire, précisément comme critique des rapport sociaux capitalistes, au nom forcément de la féodalité puisqu’il n’y a pas encore les moyens de disposer d’une critique matérialiste dialectique. C’est le paradoxe : en apparence on a une critique des attitudes guindées de la cour, en pratique il s’agit aussi d’un rejet du capitalisme.

Voilà une clef très importante de l’histoire de France.

Les propos de Jean de La Bruyère à ce sujet sont lourds de signification :

« Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. Il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d’heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement. »

François de La Rochefoucauld, avec sa brutalité, nous donne un exemple de cette ostentation, de cette tension intérieure qui ne débouche que sur le style personnel, l’égocentrisme, qui perd de vue ce qui compte vraiment :

« Il y a des gens si remplis d’eux-mêmes que, lorsqu’ils sont amoureux, ils trouvent moyen d’être occupés de leur passion sans l’être de la personne qu’ils aiment. »

Ou encore :

« Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, et dans les autres elles aiment l’amour. »

Le naturel disparaît, au profit du calcul par rapport à soi-même. Les commentateurs bourgeois ont voulu faire du 17e siècle une période où l’on ne parle que des manières, comme si l’époque en question flottait au-dessus du mode de production, des classes sociales, de l’économie. Ce n’est absolument pas le cas, bien entendu.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : vertu et vanité

Puisque la hiérarchie sociale est sens dessus-dessous par l’émergence du capitalisme, il ne reste plus qu’à accorder à la vertu une valeur idéale, dépassant la société elle-même. C’est cela le sens de la valorisation de la tragédie au XVIIe siècle ; cela correspond à l’esprit propre aux exigences de l’État dans son cadre administratif. Il faut rester mesuré, ordonné, afin de ne jamais sortir du cadre de la monarchie absolue.

C’est le seul moyen d’unifier, par en haut, les couches sociales contradictoires que sont bourgeoisie et aristocratie.

On a ici par conséquent un catholicisme mesuré, au service de la monarchie absolue dans le sens où le service de l’État, l’attitude vertueuse, semble dépasser de manière unilatérale les mœurs aristocrates et bourgeoises. Jean de La Bruyère formule sa conception du caractère idéal de la vertu ainsi :

 « Chaque heure en soi comme à notre égard est unique : est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années s’enfoncent et se perdent sans retour dans l’abîme des temps ; le temps même sera détruit : ce n’est qu’un point dans les espaces immenses de l’éternité, et il sera effacé.

Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu ? La vertu seule, si peu à la mode, va au delà des temps. »

De manière encore plus catholique, pratiquement anticapitaliste romantique, François de La Rochefoucauld expose que, selon lui :

« Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. »

En même temps, la force dissolvante du capitalisme est telle que la vertu n’est pratiquement plus qu’une fiction :

« L’intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de vices. »

C’est une vision extrêmement pessimiste de la nature humaine qu’on a ici chez François de La Rochefoucauld, mais Jean de La Bruyère lui-même sent que sa défense de la vertu est malaisée. Il se sent obligé de séparer la vertu de la société, d’en faire une valeur totalement autonome, pratiquement une valeur spirituelle flottant au-dessus de la réalité. Être vertueux exige même pratiquement l’isolement, comme lorsqu’il affirme que :

« La vertu a cela d’heureux, qu’elle se suffit à elle-même, et qu’elle sait se passer d’admirateurs, de partisans et de protecteurs ; le manque d’appui et d’approbation non seulement ne lui nuit pas, mais il la conserve, l’épure et la rend parfaite ; qu’elle soit à la mode, qu’elle n’y soit plus, elle demeure vertu. »

François de La Rochefoucauld considère, donc, quant à lui, qu’en fait la vertu elle-même est obligée de sombrer, de par l’amour-propre, l’ego, la vanité. Il dit ainsi : 

« La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie. »

Le monde est composé, en effet, de vaniteux, de gens se comportant en égocentriques cherchant à tout prix à se placer au centre du jeu social. Jean de La Bruyère a raconté plusieurs scènes tout à fait cocasses où justement la vanité s’expose de manière la plus nette. Voici l’exemple d’Arrias :

« Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose.

On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, des ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater.

Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies.

Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. »

Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. » »

C’est chez Jean de La Bruyère qu’on sent le plus la volonté de synthétiser, entreprise impossible. Il aurait fallu soit se replier sur la psychologie, comme Jean Racine, soit sur la présentation approfondie d’un caractère particulier, comme chez Molière. Ce n’est qu’après la révolution française qu’un aperçu général sera réellement lisible dans les rapports entre aristocratie et bourgeoisie, et c’est Honoré de Balzac qui s’en chargera, d’une certaine manière à rebours. C’est la raison précise pour laquelle on ne trouve pas chez Honoré de Balzac de portrait approfondi des masses populaires : c’est le rapport aristocratie – bourgeoisie qui le tourmentait, dans le prolongement du XVIIe siècle.

On trouve toutefois, dans les Caractères, une tentative de formuler un portrait général, mais de manière très prudente, d’ailleurs unique et sans dire ouvertement qu’il parlait de la France. Voici comment Jean de La Bruyère a tenté cela : 

« L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules.

Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin : l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte.

Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu’elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez.

Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu’ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu’on ne connaisse les hommes à leur visage.

Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu’ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le cœur appliqués.

On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu.

Les gens du pays le nomment ; il est à quelque quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. »

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La Rochefoucauld, La Bruyère et l’émergence des rapports capitalistes

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont constaté l’émergence du mode de production capitaliste, mais ils ne l’ont pas compris. Représentants de la monarchie absolue, ils ne pouvaient constater la société que comme un tout, comme un ensemble organique, conformément à l’idéologie de la monarchie. Cependant, cette monarchie était absolue, et le pouvoir royal en tant que plus haute étape de la féodalité s’appuyait sur l’aristocratie, mais aussi sur la bourgeoisie.

Le problème est alors qu’il faut avoir une lecture scientifique pour saisir ce qui relève de l’une et ce qui relève de l’autre, ce que François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne pouvaient pas avoir, pour des raisons historiques. Ils sentent bien que le mode de production capitaliste est en train d’affaiblir la féodalité, mais en même temps ils ne parviennent pas à distinguer féodalisme et capitalisme naissant.

Jean de La Bruyère,
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

Cela les amène à une position pratiquement anticapitaliste romantique, regrettant un féodalisme plus mesuré. C’est particulièrement frappant chez Jean de La Bruyère, dont l’apologie de la vertu oscille entre critique de la féodalité au moyen de la rationalité bourgeoise, capitaliste, et critique du capitalisme, au moyen de l’esprit féodal. Dans tous les cas, le capitalisme apparaît comme une force dissolvante et irrépressible.

Voici comment François de La Rochefoucauld constate le caractère multiforme de la diffusion du capital, sa capacité à être porté par n’importe qui sous n’importe quelle apparence :

« L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. »

C’est là une formidable constatation sur la manière dont le capital s’étend, dont l’argent commence à façonner les comportements. Les rapports capitalistes s’immiscent dans toute la société, façonnant toutes les liaisons entre les individus, toutes les activités. Jean de La Bruyère ne dit pas autre chose sur la dimension toujours plus universelle de cette nouvelle forme de rapports sociaux:

« Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue. »

Voici même comment Jean de La Bruyère présente le phénomène de l’accumulation, dont le résultat est le renversement de la place de quelqu’un dans la hiérarchie sociale. Si Karl Marx avait été français, il aurait pu citer cela dans Le Capital.

« Vous avez une pièce d’argent, ou même une pièce d’or ; ce n’est pas assez, c’est le nombre qui opère : faites-en, si vous pouvez, un amas considérable et qui s’élève en pyramide, et je me charge du reste.

Vous n’avez ni naissance, ni esprit, ni talents, ni expérience, qu’importe ? ne diminuez rien de votre monceau, et je vous placerai si haut que vous vous couvrirez devant votre maître, si vous en avez ; il sera même fort éminent, si avec votre métal, qui de jour à autre se multiplie, je ne fais en sorte qu’il se découvre devant vous. »

Dans ce cadre, les aristocrates et les bourgeois tendent à s’unir, ce qui semble contre-nature, et c’est d’autant plus frappant que cela arrive dans les cas de grande réussite, de triomphe, avec des bourgeois réécrivant leur origine pour se présenter comme gentilhomme.

Encore, cela dépend-il de la capacité à accumuler. Cette capacité obéissant au hasard apparent capitaliste, toutes les valeurs sociales se dissolvent inévitablement. Être noble ou bourgeois dépend ici de la capacité du bourgeois à acquérir une telle richesse qu’il peut réécrire sa propre identité.

Jean de La Bruyère voit cela ainsi :

« Il y a des gens qui n’ont pas le moyen d’être nobles. Il y en a de tels que, s’ils eussent obtenu six mois de délai de leurs créanciers, ils étaient nobles. Quelques autres se couchent roturiers, et se lèvent nobles. Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers ! »

Cette perspective trouble d’autant plus François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère, elle brouille d’autant plus leur tentative à cerner la réalité. Le capital utilise les individus comme au hasard, ces figures perdent leur humanité, devenant des personnifications du capital. Voici ce que dit Jean de La Bruyère :

« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »

Ne pouvant saisir cette situation dans son ensemble de manière synthétique, François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère étudient simplement les cas d’école. C’est précisément cela qui va jouer un rôle dans la construction de l’esprit national français. 

Le capitalisme s’affirmant à travers son contraire féodal, dans le cadre de la monarchie absolue, empêche une vue générale – le 19e siècle sera fort logiquement marqué du sceau de cette perspective troublée, principalement avec Pierre-Joseph Proudhon et Jean Jaurès.

Pour s’y retrouver, François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère n’ont pas le choix; à leurs yeux, ils doivent déblayer, séparer les exemples. Jean de La Bruyère se moque, par conséquent, de la manière suivante des aristocrates :

« Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. »

Cette émergence du capitalisme est d’autant plus frappante, ou bien choquante, que cela apparaît comme mystérieux, comme incompréhensible. On ne sait pas pourquoi l’un a du succès dans les affaires, et pas l’autre. Ce qui était prédestination chez Jean Calvin devient incompréhension pratiquement baroque chez Jean de La Bruyère, par exemple dans sa constatation suivante :

« Deux marchands étaient voisins et faisaient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique ; elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l’une des deux, pour se tirer d’une extrême misère, cherche à se placer ; elle entre au service d’une fort grande dame et l’une des premières de la cour, chez sa compagne. »

On a ici la fusion entre la signification classique de fortune – la chance – avec la fortune en tant que biens accumulés. Ce qui intéresse François de La Rochefoucauld et de Jean de La Bruyère, en tant que représentants de la monarchie absolue, c’est de trouver une voie, une valeur au-delà de la question de la fortune, en tant que richesse, mais également au-delà de la question de l’appartenance à la noblesse, celle-ci se rapprochant dans ses moeurs de la bourgeoisie. 

C’est cela le principe de la vertu, qui existerait au-delà des classes, des moeurs; François de La Rochefoucauld présente ainsi cette valeur idéale, au-dessus des catégories sociales :

« Il y a une élévation qui ne dépend point de la fortune : c’est un certain air qui nous distingue et qui semble nous destiner aux grandes choses ; c’est un prix que nous nous donnons imperceptiblement à nous-mêmes ; c’est par cette qualité que nous usurpons les déférences des autres hommes, et c’est elle d’ordinaire qui nous met plus au-dessus d’eux que la naissance, les dignités, et le mérite même. »

Il y a ici indéniablement une forme d’anticapitalisme romantique ; la vertu serait propre à l’idéalisme, elle serait transcendante, au-delà de la réalité sociale toujours davantage corrompue.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : l’amour-propre

La grande qualité du XVIIe siècle est sa réfutation de la vanité, défaut si présent à la Cour, en raison de la centralisation complète et de la nécessité de plaire pour avancer dans les institutions. Il s’ensuit un éloge de l’ego absolument insoutenable, avec une élite totalement obnubilée par son amour-propre. C’est une véritable vision du monde, où tout est évalué selon la satisfaction de son amour-propre.

Cela est bien sûr renforcé par le développement du capitalisme. Les commentateurs bourgeois ont omis cela, faisant comme si les mœurs capitalistes commençaient uniquement à partir de 1789, ou bien au XVIIIe siècle avec les Lumières.

En réalité, si les idées bourgeoises triomphent avec les Lumières, les mœurs bourgeoises se développent bien entendu bien avant, dès l’émergence de la bourgeoisie en tant que classe, sous la forme des commerçants, artisans et marchands dans les bourgs devenant les villes.

La preuve en est que le calvinisme est déjà apparu, justement comme théorie bourgeoises des mœurs. On ne peut  donc pas du tout limiter le XVIIe siècle à une sorte d’aristocratie maniérée et parasitaire et d’ailleurs lorsque François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère critiquent les mœurs de leur époque, ils constatent bien le mélange de valeurs aristocrates et bourgeoises. Ne sachant d’où vient le problème, ils en viennent justement à regretter les anciennes mœurs aristocrates.

La raison de cela est que c’est l’individualisme qui s’étend à grande vitesse. L’amour-propre devient l’orientation principale des couches sociales dominantes. François de La Rochefoucauld constate par exemple :

« L’amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités de nos amis à proportion de la satisfaction que nous avons d’eux ; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous. »

Jean de La Bruyère a présenté cet amour-propre dans des petites scènes, pour montrer quel est le type d’attitude à laquelle on a affaire.

En voici une :

« Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle ; et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse. »

François de La Rochefoucauld

Le grand problème bien entendu, c’est de trouver la source de cette vanité, de cet amour-propre. Naturellement, en raison de la nature de cette époque, c’est introuvable. Il ne reste alors plus qu’à basculer dans la généralisation, d’attribuer à la nature humaine un défaut propre aux classes dominantes. L’idéalisme permet de trouver la clef du problème, tout au moins en apparence.

Il y a pourtant des intuitions formidables. François de La Rochefoucauld tente par exemple d’expliquer que l’amour-propre, la vanité, tient au fait même d’exercer une profession, car cela va de pair avec un masque social. Il formule cela ainsi :

« Dans toutes les professions chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie. Ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines.  »

C’est là constater le principe de l’apparence du vendeur, du marchand, du négociant, dans la vente de marchandises. Il y a là une perception très nette des mœurs propres au capitalisme.

De son côté, Jean de La Bruyère considère pareillement que cela provient de toute la société, même s’il entrevoit finalement que le cœur, c’est la cour, qui contamine le reste de la société avec ses valeurs, son style, ses approches, son idéologie. Il constate, de manière désabusée :

« La ville dégoûte de la province ; la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour. »

Ce dernier exemple rappelle la figure du Misanthrope dans la pièce éponyme de Molière : prétendre vivre à la marge des valeurs de la cour, c’est quitter toute socialisation, c’est échouer dans la vie, aussi regrettable que soit le culte des apparences.

D’ailleurs, Jean de La Bruyère trouve ici une vraie parade dialectique, en expliquant que le vertueux n’a pas refusé la cour, mais qu’il en a fait le tour, qu’il en a saisi les aspects contradictoires. C’est là tout à fait différent d’un désengagement comme le propose à la même époque le jansénisme.

Voici l’explication tout à fait dialectique de Jean de La Bruyère :

« Il faut qu’un honnête homme ait tâté de la cour : il découvre en y entrant comme un nouveau monde qui lui était inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais. »

Il y a également là une grande différence avec François de La Rochefoucauld, car ce dernier ne pense justement pas que l’on puisse aller dans le sens de la vertu ; l’amour-propre commande tout dans l’être humain et il dit ainsi :

« Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu’à proportion de notre amour-propre. »

Toutefois, et c’est une nécessité, Jean de La Bruyère ne peut pas être d’un trop grand optimisme au sujet de la vertu. Il sent bien que la base de la société fait que les tentatives sont fragiles, que les apparences sont trompeuses. Seule une toute petite minorité, forgée dans la vertu, peut résister.

Il présente la chose ainsi :

 « Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure, sur une seule et première vue : il y a un intérieur et un cœur qu’il faut approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l’hypocrisie cache la malignité. Il n’y a qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n’est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer. »

Cela montre à quel point François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère avaient pour ainsi dire senti la superstructure du mode de production, sans parvenir à en établir la nature. Inévitablement, on trouve chez eux une constatation du développement du mode de production capitaliste à travers le féodalisme, avec un basculement dans le pessimisme.

Jean de La Bruyère sentira par contre plus que François de La Rochefoucauld que le pessimisme n’est qu’une fuite. C’est pour cela que l’écrivain décadentiste Jules Barbey d’Aurevilly, ultra-réactionnaire, affirmera au sujet de Jean de La Bruyère, dans Femmes et moralistes :

« Ce prestigieux écrivain, le plus piquant du XVIIe siècle, qui, à force de style, s’est fait croire un grand moraliste, quoique son observation aille plus au costume qu’à la personne, à la convention sociale qu’au tréfond de la nature humaine, — en cela inférieur à François de La Rochefoucauld, qui n’a pas tout dit non plus, mais qui a vu plus loin que Jean de La Bruyère dans la misère constitutive de l’homme ».

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : unir les contraires

La contradiction propre à la monarchie absolue, c’est de développer la culture d’un côté, de la freiner de l’autre, en raison de la domination de l’opportunisme propre à la cour, parallèlement au développement des commerçants et des marchands. C’est là l’expression des forces productives, qui se développent, alors que la société la freine en partie, la base féodale rentrant en contradiction avec  le mode de production capitaliste qui apparaît.

C’est cela qui écœure Jean de La Fontaine et Jean de La Bruyère ; ce dernier raisonne directement en termes de progrès, dans un esprit qui sera d’ailleurs celui des Lumières, à ceci près qu’il ne dénonce pas le régime, mais les travers humains qu’il sépare justement du régime, ce qui le ramène paradoxalement à un point de vue pro-féodal.

Voici ce qu’il dit par exemple :

« Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du public ou de l’équité, admire un certain poème ou une certaine musique, et siffle tout autre.

Ils nuisent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée et à leur propre cabale ; ils découragent par mille contradictions les poètes et les musiciens, retardent les progrès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu’ils pourraient tirer de l’émulation et de la liberté qu’auraient plusieurs excellents maîtres de faire, chacun dans leur genre et selon leur génie, de très bons ouvrages. »

C’est précisément l’étroitesse d’esprit que dénonce Jean de La Bruyère, dans une perspective qui est celle de la synthèse. Voici un reproche qu’il fait ainsi aux différentes approches erronées qui peuvent être faites :

« Les sots lisent un livre, et ne l’entendent point ; les esprits médiocres croient l’entendre parfaitement ; les grands esprits ne l’entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair ; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l’est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible. »

L’objectif de François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère est de dresser une typologie, une liste de ce qu’il faut éviter. Seulement, pour s’en sortir, il faut aller de l’avant, mais tant Jean de La Bruyère que François de La Rochefoucauld sont tiraillés : ils constatent deux aspects, une contradiction, mais ne savent pas comment s’en sortir. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.

C’est ce constat fait au XVIIe siècle qui a bloqué par la suite la compréhension de la dialectique au XIXe siècle, permettant à Pierre-Joseph Proudhon et Jean Jaurès d’apparaître, avec leur style consistant à unir les contraires.

L’immense qualité de Jean de La Bruyère ainsi que de François de La Rochefoucauld n’a pas été comprise, elle a été d’une certaine manière poursuivie, avec la tentative d’unir les contraires, deux devenant un, dans l’esprit d’un constat se voulant critique productif.

Jean de La Bruyère

La formidable analyse était pourtant là, avec justement le renversement dialectique, par exemple quand François de La Rochefoucauld dit :

« La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend souvent les plus sots habiles. »

Jean de La Bruyère constate pareillement l’existence de deux aspects :

« On ouvre un livre de dévotion, et il touche ; on en ouvre un autre qui est galant, et il fait son impression. Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses contraires, et admet les incompatibles ? »

Mais l’esprit français, cherchant le caractère linéaire, se demande comment les contraires peuvent être unis. C’est ce qui amène Jean de La Bruyère à dire que :

« L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien, quoique dans une distance inégale de ces deux extrêmes. »

Il en va de même avec la question de savoir s’il faut choisir entre l’ancien et le nouveau : c’est précisément là où l’esprit français se bloque. Jean de La Bruyère nous dit ainsi :

« Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l’habitude et la nouveauté. »

Être mesuré consiste ici à unir les contraires : François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont permis de commencer à constater les contraires… Sans la possibilité de les saisir comme phénomène général se résolvant dans la lutte.

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La Rochefoucauld et de La Bruyère : un esprit de synthèse

Tout comme chez François de La Rochefoucauld, on trouve chez Jean de La Bruyère cette combinaison entre catholicisme et exigences de la bourgeoisie. Ce qu’il dit dans la préface de son œuvre intitulée Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle est impossible à comprendre sans le rapprocher de la civilité bourgeoise, de la rigueur protestante, de la pression catholique, de la bienséance propre à la monarchie absolue.

Il explique ainsi, dès le départ, faisant de la correction des mœurs la tâche de la littérature :

« Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger.

C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher : ils seraient peut-être pires, s’ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques ; c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit.

L’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges ; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. »

Cependant, dans la tradition française propre à un semi-humanisme largement freiné par le catholicisme et méconnaissant le protestantisme, Jean de La Bruyère n’est guère optimiste. Il parle des « caprices de la multitude et la légèreté du public » et présente la nécessaire instruction comme une œuvre qui, par définition, est impossible à réaliser entièrement, de par la nature même de l’humanité.

Dès le début de l’œuvre elle-même, Jean de La Bruyère réduit la portée de son travail, la valeur de son apport :

« Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. »

Pourtant, et c’est là le paradoxe du XVIIe siècle, la représentation de la réalité est possible. Pourquoi est-elle possible, alors que ses effets sont censés être extrêmement relatifs, ni François de La Rochefoucauld ni Jean de La Bruyère ne l’expliquent.

Ils constatent pourtant clairement la possibilité d’un regard sur le mouvement de la réalité, d’une réflexion sur la psychologie. Tout comme François de La Rochefoucauld a pu saisir en partie le mouvement dialectique, Jean de La Bruyère souligne la possibilité pour un auteur de synthétiser.

Page de garde de la 10e édition des Caractères de Théophraste traduit du Grec avec les Caractères et Mœurs de ce siècle de La Bruyère, 1699.

Il dit ainsi, dans deux passages dont le rapprochement est inévitablement à faire avec la théorie du reflet et la conception de la pensée-guide dans le matérialisme dialectique :

« L’on n’a guère vu jusques à présent un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs : Homère a fait l’Iliade, Virgile l’Enéide, Tite-Live ses Décades, et l’Orateur romain [c’est-à-dire Cicéron] ses Oraisons. »

C’est là un point de vue en contradiction avec le pessimisme censé être sous-jacent à sa conception, et c’est même éminemment anti-relativiste, dans la mesure où une valeur historique, celle du portrait réaliste, par un haute technique d’expression, est attribuée à certains auteurs.

Autre contradiction : Jean de La Bruyère a pris le parti des « anciens » contre les « modernes » ; pour lui tout a été dit et parfaitement, on ne peut qu’imiter. Pourtant, il analyse dialectiquement deux auteurs en les rapprochant, en montrant que leurs contraires devraient s’unir !

C’est là une approche qui, comme celle de François de La Rochefoucauld, est absolument à rapprocher du matérialisme dialectique :

« Il n’a manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères ! Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement : quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule ! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques !

J’ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier d’un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple ; il en fait la peinture ou l’histoire. L’autre, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails : il fait une anatomie ; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature : il en fait le roman.

Ronsard et [Jean-Louis Guez de] Balzac ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose.

Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard : il n’y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots. »

L’analyse dialectique porte également parfois sur un auteur, dont les deux aspects sont antagoniques, pour ainsi dire :

« Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur.

Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption.

Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicat. »

Cela montre, comme chez François de La Rochefoucauld, la finesse d’analyse, le regard dialectique dans le portrait.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : une vision dialectique

On aurait tort de penser que François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne sont que de simples témoins, avec des yeux propres à leur époque – ce serait là une interprétation mécaniste, fondamentalement éloignée du matérialisme historique et de sa valorisation de la monarchie absolue comme étape intermédiaire et temporaire dans l’effondrement du féodalisme.

Ce qui fait l’intérêt de François de La Rochefoucauld est précisément la même chose qu’on a chez René Descartes et Jean Racine : une combinaison entre le catholicisme et les exigences de la bourgeoisie française qui n’a pas réussi à développer le protestantisme.

Ce qui est alors très frappant, au-delà de la tentative de composer deux démarches opposées, c’est la recherche d’une avancée au moyen de la dialectique. C’est là que réside la force des Maximes et cela doit être considéré comme la base de leur énorme succès à leur parution.

Une maxime témoigne de la dimension conflictuelle entre les différents aspects de la réalité, avec un équilibre uniquement relatif entre les opposés :

« Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité. »

C’est là tout à fait dialectique, avec une chose se retournant en son contraire. Voici un autre exemple :

« Le trop grand empressement qu’on a de s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude. »

Cette approche va jusqu’à saisir la question des différents aspects, avec un aspect principal, comme dans ce qui suit :

« Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble. »

Cependant, les limites historiques sont patentes. La dialectique ne dépasse pas le champ de la psychologie. À cela s’ajoute l’incapacité à généraliser le principe du saut qualitatif.

Le renversement ainsi que le saut apparaissent comme incompréhensibles, et pour cette raison François de La Rochefoucauld est attiré par le baroque, idéologie religieuse affirmant que le monde est incompréhensible, chaotique.

François de La Rochefoucauld se focalise ainsi sur la question quantitative, tentant de trouver un « équilibre », une composition. Il a ainsi des points de vue tendant au matérialisme, et d’autres tendant à l’idéalisme. Par cette tentative de composition, on a quelque chose de fondamental dans l’esprit français.

Jean de La Bruyère
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

Cependant, l’esprit français tente historiquement de s’en sortir par le haut, d’où cette quête du panache. On n’a pas cela chez François de La Rochefoucauld. La relativité n’est pas considérée comme quelque chose de secondaire, mais de principal. Il en ressort un pessimisme très grand. En voici un exemple :

« On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine. »

À cette indécision psychologique s’associe l’incompréhension de ce qui semble contradictoire, comme ici :

« Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d’autres qui plaisent avec des défauts. »

C’est cela qui donne tout son sens aux maximes, qui avertissent des conséquences d’avoir une perspective unilatérale. Les maximes sont surtout des enseignements appelant à bien se comporter en évitant… de ne pas saisir les différents aspects d’une chose. Être unilatéral, c’est être mal élevé, comme François de La Rochefoucauld le constate ainsi :

« On incommode souvent les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder. »

Pourquoi arrive-t-on à une telle démarche ? Parce que la monarchie absolue permet aux individus d’exister, parallèlement au développement du capitalisme. Elle soutient la bourgeoisie, n’hésitant pas à faire de Molière une arme anti-féodale.

Toutefois, la monarchie absolue peut exalter l’individu seulement à condition que la base féodale ne soit pas en soi remise en cause. Voilà pourquoi Molière appuie la séparation entre les classes bourgeoise et aristocrate, sans pour autant attaquer le féodalisme de manière ouverte – il n’en a pas besoin pour la période où il vit, le féodalisme s’effondrant déjà inexorablement.

François de La Rochefoucauld n’est donc pas tant le protagoniste de cette époque que le produit de celle-ci. Il exprime le point de vue de quelqu’un qui a intégré les valeurs de la société de son époque, et qui cherche à en tirer le meilleur.

Le problème est que la nature contradictoire de la base sociale de la monarchie absolue rend impossible d’aller réellement tant dans un sens que dans l’autre.

Exactement comme René Descartes, François de La Rochefoucauld est bloqué, il tente de s’en sortir en allant à la fois dans un sens et dans l’autre. Il contribue à façonner la France, avançant dans la dialectique… et empêchant sa réelle compréhension en même temps. Il y a là un moment clef dans l’histoire de notre pays.

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La Rochefoucauld,La Bruyère et la contribution au goût de la nation

Jean de La Bruyère (1645-1696) et François de La Rochefoucauld (1613-1680) ont rédigé des œuvres à la forme sensiblement proches. On est ici dans la culture du mot français : précis, lourd de sens, inséré dans une formule délicate, sur la base d’une morale exprimée de manière naturelle.

C’est François de La Rochefoucauld qui est le premier des deux à formuler, en 1665, des Réflexions ou sentences et maximes morales, qu’on connaît surtout sous le nom de Maximes. Jean de La Bruyère publie, de son côté, en 1688, une œuvre dont le titre est Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Le paradoxe est que ces deux œuvres moralistes se rejoignent par le régime de la monarchie absolue, alors que leurs bases sont très différentes.

François de La Rochefoucauld vient de la plus haute noblesse française, son titre étant François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac. A ce titre, il a participé à la bataille aristocratique contre la centralisation de l’État, contre la monarchie absolue, en particulier contre le cardinal de Richelieu. Il a participé aux frondes, aux affrontements militaires et fut régulièrement blessé, parfois très grièvement, en particulier en 1652 où, blessé à la tête, il manqua de perdre la vue et eut besoin d’une année de convalescence.

François VI, duc de la Rochefoucauld, mémorialiste (1613-1680)
par Théodore Chassériau  (1819–1856)

Jean de La Bruyère vient lui de la bourgeoisie, rejoignant la noblesse de robe au moyen d’une incessante activité intellectuelle au service de grandes figures, le plus souvent en tant que précepteur.

Malgré ces différences, justement à travers celles-ci dans le cadre de la monarchie absolue, leurs œuvres moralistes se rejoignent dans l’esprit, et aussi dans le succès.

Les Réflexions ou sentences et maximes morales consistent en une œuvre finement ciselée, où de manière lapidaire des phrases assènent des constats à la fois réalistes et amers sur la nature humaine, dans le cadre de la société prévalant alors dans notre pays. François de La Rochefoucauld peut par exemple affirmer :

« Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes. »

Au-delà cependant du point de vue exprimé ici, foncièrement pessimiste quant à la vanité et la superficialité des gens et de leurs attitudes, il y a ici un esprit français qui s’exprime : celui de la concision, de l’esprit de synthèse, du portrait psychologique net.

Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV paru au milieu du XVIIIe siècle, a admirablement résumé cela :

« Un des ouvrages, qui contribua le plus à former le goût de la nation et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit recueil des maximes de françois duc de la rochefoucault. quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour propre est le mobile de tout; cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante.

C’est moins un livre, que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat.

C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui en Europe, depuis la renaissance des lettres. »

Constater de manière précise la situation culturelle du siècle, avec pertinence et esprit, c’était aussi le but de Jean de La Bruyère avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Initialement, l’œuvre avait un titre différent : Les caractères de Théophraste traduit du grec, avec les caractères ou moeurs de ce siècle ; publiée chez le libraire Michallet, il n’y avait pas de nom d’auteur.

Les 420 remarques de Jean de La Bruyère suivant la traduction eurent pourtant un énorme succès et il y eut par conséquent deux éditions en 1688, puis cinq nouvelles éditions entre 1689 et 1693 ; 25 000 exemplaires furent vendus jusqu’en 1696.

Jean de La Bruyère ajouta à chaque édition de nombreux portraits, entre 60 et 100, ce qui fit qu’il y eut finalement 1120 portraits ; quant à la traduction de Théophraste, elle passa à la trappe et la préface fut remaniée pour bien présenter l’approche de Jean La Bruyère.

Jean de La Bruyère
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont ainsi marqué le XVIIe siècle de leur empreinte, en contribuant à l’esprit français s’affirmant, par la fondation du marché national avec la bourgeoisie, dans le cadre posé par la monarchie absolue.

Ils exigent une grande attention à l’étude des phénomènes, une approche où les multiples aspects sont compris ; l’esprit français ne doit pas être unilatéral (même si malheureusement le prix à payer historiquement est alors qu’il reste à mi-chemin). Jean de La Bruyère nous dit cela de la manière suivante : 

« Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l’on remarque quelquefois dans un même sujet : où ils voient l’agréable, ils en excluent le solide ; où ils croient découvrir les grâces du corps, l’agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l’âme, la profondeur, la réflexion, la sagesse : ils ôtent de l’histoire de Socrate qu’il ait dansé. »

Voilà une approche qui permet bien d’approfondir le style, la manière, le goût de la nation.

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La Rochefoucauld et de La Bruyère : écrire naturellement, fortement, délicatement

Le XVIIe siècle est le grand siècle français; c’est à travers lui que s’est formé la France comme nation, par l’établissement d’un grand marché et la constitution d’une administration unifiée, la langue française se forgeant sur cette base.

L’un des grands soucis est que la culture nationale qui s’est alors formée s’appuie sur une monarchie absolue devenue toute puissante. La période de Louis XIV n’est plus celle de François Ier ni d’Henri IV, tout est beaucoup plus systématisé et donc, de par la base féodale, ossifié.

Pourquoi cela ? Avec une monarchie absolue dominatrice, la base féodale dispose de points d’appuis encore plus profonds. L’aristocratie vivant de manière autonome et la forme inférieure de féodalité disparaissent, pour céder la place à leur niveau supérieur.

C’est le fameux jeu des courtisans, la superficialité des hauts personnages de la Cour à Versailles, la généralisation des attitudes complaisantes et obséquieuses, la distribution des postes, une hiérarchie mouvante selon les intérêts du roi, etc.

Jean de la Bruyère
par Louise Élisabeth Vigée Le Brun  (1755–1842)

Qui plus est, pour asseoir sa propre position, Louis XIV a continué la politique pragmatique de ses prédécesseurs, consistant à donner naissance à de nouvelles charges [fonctions octroyées par le roi par lesquelles il délègue son pouvoir dans l’administration publique, notamment dans les domaines de la justice et de la finance], qui une fois vendues apportent à court terme de l’argent, pour par contre s’avérer un gouffre par la suite, avec qui plus est une noblesse de robe et des financiers toujours plus puissants. 

Cela ajoute au problème, par la mise en concurrence et fusion entre aristocrates et bourgeois, tant en pratique que culturellement.

Les déséquilibres étaient ainsi nombreux dans les comportements, en raison de l’hypocrisie, des manipulations, des louvoiements, etc. Tout cela a été bien résumé par Jean de La Fontaine au moyen de ses fameuses fables et les types exemplaires opposés au progrès furent admirablement représentés dans les pièces de Molière suivant le principe de plaire et instruire.

La monarchie absolue était tout à fait consciente de la situation, tout au moins dans la mesure où elle représentait une forme sociale encore progressiste, ce qui était de moins en moins le cas.

Le double caractère de la monarchie absolue, en tant que compromis historique féodalité – bourgeoisie sous l’égide de l’État centralisé, se lit  justement très bien dans le contraste entre deux grandes approches intellectuelles au sujet de l’hypocrisie, des attitudes humaines se développant à la cour.

François de La Rochefoucauld présente l’aspect négatif de cette approche ; dans ses Maximes, il considère la nature humaine comme forcément mauvaise. Jean de La Bruyère présente l’aspect positif ; dans ses Caractères, il pose la possibilité de changer les usages.

Ces deux auteurs exposent leurs points de vue en tant que défenseurs de la monarchie absolue, de l’intérieur de celle-ci. Ce qui est très fort ici, c’est que les deux auteurs tentent de synthétiser, de constater en détail les choses, tout comme Molière et Jean Racine à l’époque. Jean de La Bruyère l’affirme de la manière suivante:

« Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moise, Homère, Platon, Virgile, Horace ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images : il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement. »

Voilà qui est parfaitement bien dit. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne parviendront toutefois pas à atteindre le niveau de nos auteurs nationaux, Molière et Jean Racine (ainsi qu’Honoré de Balzac par la suite), car leur réalisme psychologique dégénère en psychologie moraliste, inévitablement, de par leurs choix culturels et idéologiques, de par l’époque.

Cependant, ce sont des auteurs qui restent de formidables témoins et dont les remarques furent particulièrement appréciés alors. Ils correspondent à la culture française, plus spécifiquement à cette approche psychologique tout à fait française, formant sa contribution à la culture mondiale.

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Déclaration de Roberto Peci lors de son interrogatoire

DÉCLARATION No 2, FAITE PAR R. PECI AU COURS DE L’INTERROGATOIRE AUQUEL IL A ÉTÉ SOUMIS DANS LA PRISON DU PEUPLE

     Je suis Roberto Peci. Je suis dans une prison du peuple pour les erreurs que j’ai commises. J’ai décidé de tout expliquer en cherchant à faire la clarté. Je sais très bien qu’en ce moment je suis gênant pour les carabiniers, et je suis sûr qu’ils préféreraient que je sois mort. En lisant les journaux, on voit clairement que l’on veut mon silence, mais au contraire, non, je me rebelle et je dis la vérité, parce que ceci est l’unique geste de dignité et de bon sens. Même si je comprends qu’après cette lettre, je serais définitivement abandonné par l’État, je ne ferais pas marche arrière.

     Je veux cependant dire que la tentative politique de faire conclure rapidement ce procès par mon exécution est vraiment répugnante. Les masques commencent à tomber, et je reconnais maintenant très clairement le pouvoir et ceux qui le gèrent. Je remercie ma femme qui dans sa lettre, m’a fait comprendre qu’il était l’heure de rendre à chacun sa part de responsabilité.

     Les choses se sont déroulées ainsi :

     Mon frère téléphonait parfois à la maison. De telle manière que vers mai 1979, un dimanche, aux environs de 9 heures, il téléphona et dit à ma mère qu’il était fatigué, qu’il en avait marre et qu’il se sentait à la dérive. Il pleura plusieurs fois en disant toutes ces choses. Les carabiniers interceptèrent la communication et la passèrent à un psychologue, qui l’analysa. Il conclut que Patrizio était entrain de lâcher prise et était en pleine crise. Il ne téléphona plus durant 4 ou 5 mois. Vers les débuts d’octobre 1979, il retéléphona chez ma sœur Ida, je crois un après-midi, et lui dit, toujours avec un air très abattu, qu’il était las, et que tôt ou tard il serait arrêté et qu’il n’attendait que cela. Ma sœur chercha à le tranquilliser, mais remarqua très bien sa faiblesse et la crise profonde qu’il était en train de vivre. Vers la fin octobre 1979, je fus arrêté pour l’histoire de la Confapi d’Ancona. Alors, mon frère téléphona chez ma sœur pour savoir comment j’étais, faisant les habituels discours et pleurent. À la prison de Fossombrone, j’eus plusieurs crises de nerfs, il me fallait tous les jours beaucoup de tranquillisants. Quand je fus interrogé, je niais tout. Mais, une fois terminé l’interrogatoire, trois carabiniers d’Ancona, parmi lesquels le capitaine Tucci Nicola, voulurent parler avec moi. Ils voulaient savoir où se trouvait Patrizio, mais je répondis que je ne le savais pas. Ils me dirent qu’ils savaient que mon frère téléphonait parfois chez nous, et qu’il était en crise, ils me dirent qu’il valait mieux qu’ils l’arrêtent tout de suite, parce que sinon il mourrait dans une quelconque fusillade, vu qu’il n’avait plus tout son sang-froid et sa lucidité.

     Je répondis que je verrais ce que je pourrais faire, et suite à cette approbation tacite, je sortis le 2 décembre 1979.

     Patrizio téléphona vers le 10 décembre. Je lui racontais ce que m’avaient dit les carabiniers. Il me dit qu’il rappellerait le lendemain chez un parent et que nous en parlerions. Le parent était un oncle. Le jour suivant, il nous appela ponctuellement et nous fixa un rendez-vous pour le 13 à 9 heures, à la gare de Turin, à côté des taxis. Nous en discutâmes à la maison et nous décidâmes que ma sœur Ida et moi, nous irions voir le maréchal Ceneri à San Benedetto pour obtenir des garanties et que nous ferions arrêter mon frère. Ceneri nous dit de repasser quelques heures plus tard, car il devait donner des coups de téléphone avec Dalla Chiesa, qui me dit que nous avions sa parole d’honneur qu’il arrêterait mon frère vivant, et que sa parole était reconnue même par ses ennemis. Alors, nous lui donnâmes le rendez-vous.

     Deux ou trois jours passèrent, et vu que nous ne savions rien, nous téléphonâmes à Ceneri qui nous dit : il est en prison, ne vous préoccupez pas, il est bien, mais pendant quelques temps vous ne pourrez le voir, c’est la pratique. Nous attendîmes presque un mois avant de repartir à l’attaque. Suite à quoi, vers le 15 janvier, jle téléphonai à Turin au juge Caselli, et lui dit : je voudrais avoir des nouvelles de Peci, je voudrais avoir une rencontre, cela fait maintenant plus d’un mois qu’il est arrêté. Caselli me répondit : je ne sais rien des choses dont vous me parlez, je ne suis pas au courant. Je lui dis alors que mon frère avait été arrêté à la gare de Turin sur nos indications. Il me dit que cela lui semblait étrange et qu’il n’en savait rien. Je me retrouvais très mal, et je donnais d’autres coups de téléphone à Turin. Je cherchais Bernardi, Griffei, Lauda, mais ils se dérobèrent toujours. Je téléphonais alors à Ceneri, qui me dit de rester calme que notre famille pourrait bientôt rencontrer Patrizio. Nous nous tranquillisâmes un peu. C’est alors que, vers la mi-février, la radio annonça l’arrestation de Patrizio. Je téléphonais à la caserne de via Valfrè à Turin, où la radio avait dit que se trouvait Patrizio, mais ils me répondirent qu’ils ne pouvaient rien me dire. Je téléphonais à Caselli, qui me dit que mon frère n’avait besoin de rien, qu’il avait choisi l’avocat Arnaldi. Et il ne me dit rien de plus, prenant l’air de rien sur l’autre coup de téléphone. Nous téléphonâmes à Arnaldi et lui aussi nous dit que les visites étaient impossibles, et qu’il nous avertirait au cas où il y aurait des possibilités. Comme l’instruction se faisait à Turin, nous y allâmes, ma sœur Ida et moi, emportant une valise avec des affaires pour mon frère. Puis, nous allâmes chez Caselli, qui nous refusa encore une fois une visite. L’unique chose que je puisse vous donner, nous dit-il, est un permis pour remettre cette valise à Cuneo, ce que nous fîmes. Nous réussîmes à faire la première visite à Pescera tout de suite après Pâques.

     Les choses s’étaient déroulées ainsi :

     Mon frère fut arrêté autour du 13 décembre, vers 9 heures du matin, alors qu’il se trouvait vers la balustrade des taxis à la gare de Turin, par 6 ou 7 carabiniers. Ils lui sautèrent dessus et l’emmenèrent dans un appartement civil de Turin, où il fut maltraité. Vers midi, il se déclara disposé à parler. Deux ou trois heures plus tard, Dalla Chiesa arriva avec un carabinier des Marches qui le reconnut formellement. Plus Dalla Chiesa commença à traiter avec lui. Il lui dit que s’il disait tout, il sortirait dans peu de mois, avec de l’argent et un travail à l’extérieur. Ce jour-là, Patrizio dit tout sur la colonne turinoise. Une fois l’interrogatoire terminé, Dalla Chiesa lui dit : retourne faire ce que tu faisais avant, cherche à rencontrer le plus de gens possible, nous te suivrons. Patrizio lui dit alors : et si je devais faire quelque action ? Ils lui répondirent : fais-la et ne te préoccupes pas, ce que nous faisons est beaucoup plus important. Nous te ferons savoir quand nous devrons t’arrêter officiellement. Ils le suivirent et, vers le 10 février, un carabinier s’approcha de Patrizio et lui dit qu’ils devaient absolument l’arrêter très rapidement, parce qu’à Rome, on avait sû qu’il avait été intercepté et que l’on voulait qu’il soit arrêté. Patrizio lui répondit qu’il avait rendez-vous trois jours plus tard avec Micaletto, et que pour lui ça irait bien.

     Je voudrais faire une remarque sur le juge Caselli de Turin. Peut-être que lorsque je lui ai téléphoné, il ne savait rien de l’arrestation de Patrizio, mais, ensuite, il était clair qu’il s’était renseigné, et, selon moi, il a voulu lui aussi gérer la chose. Ce n’est pas une donnée certaine, mais c’est la logique qui me conduit à le penser. Après le coup de téléphone que je lui passai, il a certainement tout su, et il a géré la chose au niveau politique. Aussi, parce qu’il a toujours été très compréhensif à l’égard de Patrizio, et qu’il lui a souvent donné des conseils sur comment il devait se comporter dans certaines situations.

     Quand il a été arrêté, Patrizio a été emmené à la caserne des carabiniers de via Valfrè, où il a été mis dans une cellule de sécurité. Ils ne le laissèrent pas dormir. Quand ils voyaient qu’il fermait les yeux, ils commençaient à faire du bruit. Quand ils lui portaient à manger, ils crachaient dans son plat. Puis, à chaque fois qu’ils entraient dans la cellule, ils lui pointaient un pistolet au front et lui disaient : maintenant, nous tirons. Ceci durant une semaine, durant laquelle il demanda à parler avec Dalla Chiesa, qui ne vînt pas. Il fut emmené à Cuneo, où il réclama encore Dalla Chiesa, qui ne vînt pas. 25 jours environ après son arrestation, après qu’il ait subi le procès pour détention d’armes, il demanda le général qui vînt en lui disant qu’il avait des problèmes politiques et qu’il avait besoin de quelque chose de gros, pour aller trouver les politiciens à Rome et entamer les tractations. Patrizio lui dit que via Fracchia, il trouverait des éléments importants des B.R. Le général lui dit qu’il fallait faire du bruit si l’on voulait que les politiciens donnent des garanties, à la suite de la collaboration de Patrizio avec les carabiniers. Et aussi que, en faisant une opération aussi importante seulement à ce moment, personne ne se douterait des deux arrestations.

     Dalla Chiesa prépara l’opération de via Fracchia. À peine fut-elle terminée qu’il alla à Rome parler avec Cossiga et Pertini, lesquels s’employèrent à faire rapidement une loi sur les repentis. Cossiga et Pertini dirent aussi qu’ils étaient d’accord pour faire avoir à Patrizio un travail à l’extérieur, avec de l’argent pour se ranger.

     Dalla Chiesa retourna voir Patrizio et lui dit que tout était au point, que les politiciens étaient d’accord. C’est ainsi que commencèrent les confessions-fleuve de Patrizio, d’abord aux carabiniers, puis au juge Caselli. À un moment où mon frère n’était pas interrogé, trois personnes se présentèrent, disant appartenir à la D.I.G.O.S. Ils dirent à Patrizio que, s’il leur disait les choses qu’il savait, ils le feraient évader le lendemain avec 500 millions. Mon frère refusa, parce qu’il était convaincu qu’ils l’auraient tué lors qu’il s’enfuyait.

     Il raconta tout au capitaine Pignero, qui se mit vraiment en colère, tant et si bien qu’il partit immédiatement en disant : maintenant que j’y pense, c’est trop facile, c’est nous qui travaillons et les autres arrivent et veulent tout prouver sur un plateau. Patrizio sut ensuite qu’il y a eu à cette époque une certaine tension entre les sommets de la D.I.G.O.S. et les carabiniers. Patrizio fut géré par Dalla Chiesa, le capitaine Pignero et Caselli, qui sont souvent allés le trouver ensemble pour lui donner des conseils sur comment justifier son repentir. Patrizio ne m’a jamais dit s’être repenti, mais que c’étaient ces trois personnes qui voulaient qu’il se donne cette étiquette. Toutes les interviews et les choses qu’il a dites aux journaux sont passées à travers Dalla Chiesa et Caselli, qui y ont souvent apporté des corrections, particulièrement à l’interview à Panorama. Immédiatement après Pâques, Patrizio fut emmené à Pescara, où nous allâmes tout de suite le voir, moi, ma mère et mon père. Nous discutâmes et il me demanda un service, celui de téléphoner à sa ex-copine et de lui dire de quitter Turin, dans la mesure où, si lui ne l’avait pas accusée, il y avait des raisons de penser que quelqu’un s’apprêtait à parler. Chose que nous fîmes, moi et ma sœur Ida. Nous lui téléphonâmes et nous la fîmes venir à Ascoli Piceno. Nous lui expliquâmes la chose, mais elle dit ne pas être d’accord et préférer se constituer prisonnière, ce que nous lui conseillâmes.

     J’eus d’autres discussions avec d’autres camarades, en restant toutefois sur des positions prudentes. Bien sûr, j’étais pessimiste sur le fait que la lutte armée puisse continuer, mais évidemment, je me suis complètement trompé. Je n’ai jamais donné ou autorisé, ou signé une quelconque interview, ni même celle au Corriere della Sera.

     Je suis sorti de la lutte armée il y a cinq ans, parce que je ne pouvais plus continuer, et parce que, étant donné que j’avais un frère en fuite, j’avais peur d’être arrêté de nouveau, comme me l’avaient dit les carabiniers quand j’avais été arrêté pour l’histoire de la Confapi, et aussi parce qu’à chaque perquisition qu’ils faisaient à la maison, les carabiniers menaçaient, même devant ma mère, d’abattre mon frère dès qu’ils le trouveraient. Puis aussi parce que, quand il nous téléphonait, lui aussi avait dit plusieurs fois qu’il attendait son arrestation comme une libération.

     Je me rends compte que je me suis trompé, et pour cela, je m’en remets au jugement du prolétariat, j’espère en sa magnanimité, qui a déjà été démontrée plusieurs fois. Toutefois, je me rends aussi compte que tout ce que j’ai fait a suivi un plan scientifique, mis au point par Dalla Chiesa, Pignero, Caselli, un plan monstrueux, un plan qui a été étudié, calculé et mesuré.

     Les vrais coupables sont ces personnes, qui ont joué avec le cerveau de quelques camarades plus faibles. J’ai été instrumentalisé sans m’en rendre vraiment compte. Il y a seulement peu de temps que je me suis aperçu des jeux politiques qu’il y avait derrière nous. Les repentis n’existent pas, il s’agit seulement de camarades plus faibles qui ne veulent pas assumer leurs responsabilités, et qui se sont fait manœuvrer comme des marionnettes, moi y inclus. Cependant, les marionnettistes sont rusés, c’est un trio qui travaille en parfait accord, et c’est peut-être pour cela qu’ils ont réussi à obtenir quelques résultats. « La lutte armée est battue » est un slogan des carabiniers, qui ont obligé les traîtres à le diffuser dans tout le prolétariat, en cherchant à créer la confusion parmi les camarades qui luttent encore.

     C’est pour cela que j’ai parlé, que j’ai décidé tout dire, et aussi parce que, à travers les campagnes de presse et par mes déductions personnelles, je me suis aperçu qu’il aurait été pratique que je sois mort tout de suite. Je sais très bien que même ma famille, ma femme comprise, aura quelques difficultés à m’aider, parce qu’elle devra admettre une vérité brûlante et scandaleuse.

Peci Roberto

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Prima Linea : Véhicules de la mémoire et nouvelle organisation de la subjectivité (1983)

[Document de Diego Forastieri et Sergio Segio, membres de l’ex-direction historique de Prima Linea puis des Noyaux Communistes Combattants.]

Reprendre aujourd’hui le fil du débat politique, donner une nouvelle finalité et perspective à la confrontation, à l’analyse, signifie en premier lieu rechercher et définir les causes qui nous ont conduit à ce qui peut sembler un cul-de-sac.

     La question que chacun de nous et le mouvement révolutionnaire dans son ensemble se posent en un moment de défaites tactiques lourdes et répétées est en quoi et où nous sommes-nous trompés pour être arrivés à ce point ?

     Pourquoi ? La question est dramatique, mais ne pas chercher à y répondre, continuer en feignant qu’il ne soit rien arrivé, que rien ne se soit modifié, peut être encore plus et irrémédiablement nuisible pour les perspectives du processus révolutionnaire dans ce pays.

     Les réponses que nous saurons donner sans feintes, hypocrisies et fausses illusions seront autant de points de départ pour une capacité renouvelée de projets et de prévisions, pour une capacité nouvelle et multiforme d’adhérence dialectique avec la réalité, ses dynamiques et ses mouvements.

     Il est nécessaire d’ouvrir une phase de profonde critique et autocritique, hors de tout conformisme, qui, en fouillant comme un bistouri au plus profond des déchirures produites par des maux antiques comme le subjectivisme, le militarisme et le mécanisme, réussisse à redonner intelligence au travail révolutionnaire, à nous rendre informés et adéquats.

     Ceux qui, aujourd’hui, ne se situent pas dans cette perspective, reproduisent un dangereux continuisme avec des dispositifs, des projets, des méthodes et des pratiques qui portent le signe de la défaite. Ils ne comprennent pas que les schémas d’analyse et les grilles d’interprétation avec lesquels nous nous sommes rapportés à la réalité et aux mouvements antagonistes portent en eux des vices de fond, que seule une rupture radicale — non formelle — avec le passé dans l’analyse et dans la pratique sociale peut permettre de dépasser, et d’ouvrir des processus novateurs.

     Cela ne peut vouloir dire liquider dix années de lutte, de pratique combattante, de développement de la lutte armée, avec tout ce qui en découle : patrimoine d’analyse, d’expérience, de modification de la réalité, mémoire historique sédimentée.

Non, nous ne jetterons par le bébé avec l’eau sale, nous n’avons rien à voir avec les dissociés et le « parti de la reddition ». Il s’agit au contraire, en recomprenant les motivations historiques et sociales de la révolution, de réaffirmer — tout en en critiquant l’absolutisation — la validité stratégique de la lutte armée, en tant qu’instrument adéquat au développement des contradictions sociales, dans son devenir guérilla métropolitaine, guerre civile déployée.

     Une première considération doit être faite c’est la constatation de la défaite de phase que la lutte armée a subi. L’accepter comme une donnée de fait, mise en évidence par l’arrestation de centaines de camarades au cours des derniers mois, avec la mise en doute de pans organisés entiers du mouvement révolutionnaire, est nécessaire pour porter jusqu’au bout l’autocritique sans s’arrêter aux aspects secondaires et les plus apparents.

     La bourgeoisie a introduit de profonds éléments de transformation dans l’ensemble du tissu social et, donc, dans les figures qui le composent, à travers de gigantesques processus économico-productifs de restructuration et le déploiement massif et capillaire du contrôle social. Chaque aspect de la vie et de la journée est tendu, orienté, modelé et rapporté à une série de valeurs, de comportements, de manières d’être, appuyés et sollicités par des campagnes d’« opinion » massives et par les mass-média.

     Chaque plan régulateur de la vie sociale, formalisateur des rapports de force entre les classes, s’en trouve bouleversé — les plans juridique et syndical sont parmi les plus chamboulés.

Chaque hypothèse de transgression de la règle est violemment refoulée, frappée à travers l’imposition déployée des idées-guide, des valeurs « dominantes », qui ne sont autres que la reproposition, à l’intérieur de la crise et de la restauration, de toute la merde idéologique, des conceptions productivistes, hiérarchiques et disciplinaires de la bourgeoisie impérialiste, à travers les nouveaux habits du développement de la crise, de la rupture de l’égalitarisme, de la « responsabilisation », du primat à l’initiative privée et, au centre du gâteau, l’« appel aux armes » dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité. De ce dernier point de vue, il faut aussi relever la tentative de donner une substance morale et civile, dans toutes les couches sociales, à la pratique de l’infâmité.

     Aujourd’hui, ces tentatives (qui tendent à s’accompagner de la tentative générale de désolidarisation à l’intérieur de la classe) ont des manifestations toujours plus visibles dans la « nouvelle organisation du travail » et dans la présumée co-responsabilisation aux intérêts économico-productifs.

     Contrôle et infâmité, coercition et imposition de l’éthique capitaliste, semblent être les aspects cardinaux sur lesquels l’État tend à redéterminer les rapports sociaux.

     Le capital a aussi appris à s’approprier la culture, l’idéologie, les dynamiques internes au prolétariat en en faisant un double usage comme fonction antiguérilla et, en les corrigeant, pour les introduire dans le cycle de valorisation. L’aspect le plus visible et le plus dangereux est la capacité qu’a acquise la bourgeoisie, dans des temps relativement brefs, de s’adapter aux dynamiques réelles de la guérilla et des mouvements de lutte.

     Cette capacité a engendré deux lignes directrices stratégiques « gagnantes » pour le capital : la différenciation et le repentir. Différenciation dans le prolétariat prisonnier et individualisation du traitement et différenciation sociale, c’est-à-dire des tactiques différentes d’approche et d’attaque des différents comportements antagonistes. Cela a créé une déshomogénéité profonde et complexe de la réalité sociale, dans les comportements individuels et dans les comportements collectifs.

La tactique est ainsi devenue (chose par ailleurs toujours vraie) un élément fondamental de l’initiative ennemie. Le magma social est toujours moins réductible à une stratégie unique, les degrés de l’antagonisme sont multiples, les « figures-guides » se sont décomposées et ont disparu ?

Elles ne peuvent donc, matériellement et objectivement, être reproposées, la faculté de communiquer entre les pans du prolétariat métropolitain s’est réduite, la communication entre ce dernier et la guérilla s’est réduite à une faible lueur.

     Et, ici, nous entrons dans le champ de ce que sont les contradictions qui ont accompagné le parcours de la lutte armée au cours de ces années.

     Repentis, dissociés, rendus, réfugiés divers…

     À quelques années de distance de l’explosion du phénomène de la délation et de la trahison — et dans sa reproduction et sa reproposition constante — l’élément qui saute le plus impérieusement aux veux est la sous-évaluation du problème par le mouvement révolutionnaire et, par conséquent, son incapacité à le battre, en en comprenant pleinement les causes.

     Un des premiers motifs de cette incapacité a été une logique, qui a existé dans une partie du mouvement révolutionnaire, qui liquidait le problème comme manifestation de l’infiltration de l’idéologie bourgeoise à l’intérieur du mouvement et du fait que des lignes politiques erronées prévalaient à l’intérieur des entités organisées. Le problème était donc simple et pouvait se résoudre par l’affirmation de la ligne « juste » (la sienne, évidemment).

     L’histoire de ces années a tragiquement fait justice de cette manière de voir, tout comme de la logique totalisante des lignes « correctes » et « erronées », vu que les infâmes continuent d’exister — dans toutes les réalités organisées — et que les soi-disant lignes « justes » ont produit les plus grands actes de démence et de bestialité des dernières années (voir l’opération à la Banque de Naples à Turin et l’affaire Ligas).

     Le problème est donc plus complexe et sa solution n’est pas principalement une question militaire, même s’il reste clair que le rapport entre traîtres et mouvement révolutionnaire se pose, aujourd’hui comme toujours, en termes d’anéantissement. Un problème qui trouve ses racines, et donc sa clé de lecture, dans les erreurs, les limites et les contradictions qui ont accompagné et traversé le développement de la guerre sociale dans ce pays.

     Face à l’incapacité du mouvement révolutionnaire à régler ses comptes avec ses propres limites, à se rénover en se transformant, l’État a eu l’intelligence et la capacité de s’approprier les contradictions internes à la subjectivité communiste et au corps social prolétarien lui-même, pour les utiliser comme un coin, véritable tête de pont qui déchire en profondeur, qui détermine des processus irréversibles de destruction des liens éthiques et politiques internes au prolétariat.

Ce projet, cette stratégie — désormais substantiellement érodée, faillie, par-delà les campagnes publicitaires — a maintenant besoin de s’affiner, de trouver de nouvelles figures, de nouveaux instruments de division/infiltration.

     Et, là, un nouveau type d’ordures entre en scène, que malheureusement chaque processus révolutionnaire a connu : les soi-disant « dissociés », c’est-à-dire ceux qui, ayant vécu des expériences de lutte armée ou, en tous cas, d’antagonisme radical, acceptent aujourd’hui, en plus de brader les identités collectives et les parcours historiques, de se faire les instruments actifs de la propagande et de la division, et d’assumer à la première personne la campagne pour la désolidarisation, pour la critique non seulement de la lutte armée, mais aussi de toute forme de lutte et de conflictualité non médiée, non régulée par la confrontation/tractation avec les institutions.

     Dans l’analyse de ce nouveau phénomène (nouveau en ce qu’il est actuellement la carte principale que la bourgeoisie entend jouer pour battre la subjectivité et l’antagonisme), les généralisations simplificatrices doivent cependant être évitées. L’aire qui se retrouve sous le nom de « parti de la dissociation et de la reddition », tant en prison qu’en dehors, est un ensemble composite, par certains côtés hétérogènes, dans lequel il faut opérer des distinctions et appliquer des tactiques et des réponses différenciées.

     Nous estimons que la lutte armée, l’internité à la militance révolutionnaire, est le fruit de et est porté par des analyses politiques précises. Elle est donc un choix et n’est une obligation morale pour personne. D’autant que, contrairement à ce que disent aujourd’hui les poux savants, chacun a toujours été parfaitement libre de sortir des organisations combattantes lorsqu’il l’a voulu.

     Pour cela aussi, pour rejeter l’image de la militance comme une chose imposée, un chantage, parce que nous ne sommes pas musulmans, nous estimons dangereux de ne pas opérer de distinctions et de séparations. Nous déterminons, schématiquement, trois catégories de dissociés :

     1) ceux qui, par fatigue, par manque de confiance ou pour des motifs « personnels », ont simplement abandonné la militance et se sont consacrés à l’élevage des moutons ou à un quelconque métier ou pratique individuelle ;

     2) ceux qui, critiquant ou jugeant dépassée la lutte armée, voient — plus ou moins tactiquement — la solution à une série de limites et de nœuds politiques (y compris la libération de tous les prisonniers politiques) dans une médiation avec les institutions ;

     3) ceux qui bradent des parcours collectifs pour des profits individuels — c’est-à-dire qui posent le problème de leur propre libération — et, en même temps et par voie de conséquence, se font l’instrument actif de la division et de la différenciation, et donc l’engrenage conscient du processus d’extermination et d’anéantissement des prisonniers communistes et des prolétaires antagonistes.

     Il est clair qu’il existe une « contiguïté » et une sorte d’affinité d’analyse entre ces catégories, mais il est aussi vrai que la critique révolutionnaire doit être capable de distinguer entre nature ennemie et nature externe, entre ce qui peut être récupérable ou en tout cas indifférent et ce qui est irrémédiablement de l’autre bord.

     Si la première catégorie n’est pas substantiellement intéressante, n’ayant pas d’épaisseur politique, la seconde a au contraire un certain type d’importance, étant porteuse de certaines propositions, en particulier celle de la « solution politique » — aussi appelée amnistie — pour les prisonniers politiques.

Nous n’aborderons pas ces propositions, tant parce que le discours qui nous intéresse est celui de la libération non des seuls « prisonniers politiques », mais de l’ensemble du prolétariat prisonnier comme partie intégrante et référée à l’ensemble du processus de libération sociale, que parce qu’elles sont manifestement et matériellement sans fondements, en ce qu’elles sont déliées des lois des rapports de force et des dynamiques sociales qui les produisent et les mettent en mouvement — les discours sur les « pré-conditions » sont de pures abstractions — et, par conséquent, à la fin de la foire, une misérable, inutile et transparente d’une aire de se mettre en paix avec le peu de conscience qui lui reste et de se reproposer comme classe politique.

     Si cela est vrai, si l’opportunisme et la mauvaise foi sont évidents, il est aussi vrai que cette aire ne peut être tout simplement classifiée comme interne à l’État, à ses logiques, ses tendances et ses programmes.

     Par rapport à la troisième catégorie, nous ne pouvons que réaffirmer que la libération est un processus social et collectif. Celui qui pense pouvoir la réaliser individuellement, en plus d’être un idiot plein d’illusions, choisit précisément son camp et doit assumer les lourdes responsabilités de ce choix.

     L’unique rapport possible entre la révolution et celui qui se fait sujet actif, engrenage conscient de la différenciation qui vise à l’extermination des communistes et du prolétariat prisonnier antagoniste est la guerre et l’anéantissement !

Sur ce terrain, le mouvement révolutionnaire devra s’exprimer et se mesurer concrètement.

     La question de la trahison représente seulement une excroissance, le sommet de l’iceberg, sous lequel vit la montagne de nos contradictions. Dans la classe, celles-ci ont mené à une crise de légitimité et de crédibilité sans précédents, dont le dépassement a les rythmes du saut de la lutte armée à la guérilla métropolitaine déployée, de la reconstruction de l’internité, de la dialectique entre subjectivité communiste et mouvements de lutte.

     Nous sommes convaincus que la racine de nos erreurs doit être recherchée dans la perte progressive d’enracinement, c’est-à-dire dans l’absence du rapport dialectique d’entrelacement, de complémentarité entre l’initiative des communistes et les mouvements de l’antagonisme social.

À partir d’un certain point, les dynamiques de lutte et d’organisation prolétariennes et celles internes à la guérilla se sont séparées, en produisant des parcours en ciseaux que l’ennemi a su rendre toujours plus séparés.

     Dans ce cadre, un vrillage en spirale s’est déterminé dans la pratique sociale de la lutte armée, ainsi que dans le débat, qui est allé jusqu’à trouver sa fin, plus que dans la transformation, dans la survie gangrenée, politique et matérielle, du dispositif et de l’appareil.

     Une conception militariste de l’affrontement a ainsi prévalu sur la nécessité historique de transformer, massifier la pratique de la lutte armée en guerre sociale déployée, dans laquelle la lutte armée représente l’aspect stratégique et gagnant mais ne renferme pas en elle toutes les pratiques sociales antagonistes qui renvoient à un processus de libération.

     Ont ainsi été donnés pour acquis des rapports de guerre qui, objectivement, ont été produits par l’ennemi, mais qui, subjectivement, ne sont pas encore un patrimoine conscient, recueilli et transformé en pratique sociale adéquate par la classe. On a confondu le fait objectif et le fait subjectif.

Le rapport de guerre qui vit objectivement entre la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat métropolitain a été la rampe de lancement de théories et de pratiques militaristes et subjectivistes. Et, au même moment, le fait d’être externe aux dynamiques et problématiques prolétariennes n’a pas permis de percevoir que se déroulait désormais une sorte de « guerre de bandes », un affrontement entre appareils.

     Dans cette dégénérescence, d’amples espaces ont été trouvés par des analyses et des conceptions mécanistes du développement du processus révolutionnaire, une tentative d’enfermer le réel dans des schémas d’interprétation pré-établis.

     Et là, libre cours a été donné à la fantaisie, en s’inventant des organismes de masse « virtuellement actifs », des masses à l’assaut et des guérillas à l’offensive, dans laquelle la recomposition prolétarienne devenait un pur fait arithmétique et la guérilla se réduisait à une somme d’opérations militaires.

     Ce type d’approche renversée du problème de l’analyse des mouvements de la réalité, cet usage des lunettes de l’idéologie, massif et coutumier, a surtout représenté un décollement, arrivant à produire une opération comme celle de la Banque de Naples à Turin, dont l’unique mérite a été d’ouvrir les yeux, à ceux qui en avaient encore besoin, sur la profonde séparation entre les dynamiques réelles et la « synthèse de Parti ». La bourgeoisie a eu beau jeu de ressortir les thèmes de la folie et des bêtes féroces assoiffées de sang.

     Il n’y a pas eu une capacité d’articuler la tactique révolutionnaire, de construire l’assonance, la liaison dynamique, l’interaction, l’interdépendance des rythmes avec les mouvements de masse, avec les pratiques d’antagonisme social diffus, avec les exercices de la lutte et du pouvoir par le prolétariat. La lutte armée a été rendue absolue, comme unique élément valide d’affrontement avec l’État, comme unique instrument de lutte politique et de transformation. Le concept de subversion et d’antagonisme social, de guerre sociale déployée, s’est enfermé dans la seule pratique combattante.

     En attribuant la centralité absolue à l’explicitation des aspects stratégiques du projet, à la nécessité de provoquer des ruptures dans le cadre politique, de déstabiliser, désarticuler le cœur de l’État, aucune importance n’a été accordée aux multiples pratiques antagonistes qui ont vécu et se sont exprimées dans les dynamiques de lutte du prolétariat métropolitain.

     À l’intérieur du fluide magmatique du tissu social soumis à de constantes mutations, dans un cadre complexe, où rien n’est plus réductible à une synthèse et à une centralité, l’initiative ennemie s’est faite guerre totale, accélérant les processus, affinant les instruments.

La cybernétique, l’électronique, l’industrie guerrière, le nucléaire, s’ils sont des secteurs stratégiques de la restructuration impérialiste, et donc de décomposition/transformation, deviennent aussi des vecteurs moteurs du processus d’enrégimentement, de mise au pas et de militarisation des rapports dans la société, de la domination déployée sur la métropole et sur l’individu social. L’initiative révolutionnaire n’a pas encore été en mesure de se rapporter à cet ensemble de questions, en se complexifiant à son tour.

     Certaines forces révolutionnaires sont restées attachées de manière fétichiste à une culture de la « centralité » de la classe ouvrière d’usine sans voir les bouleversements sociaux qui se sont produits au cours de ces années et sans lire les contenus nouveaux que le mouvement de 77 avait exprimés et qui ne pouvait pas, par la radicalité et la globalité de la critique à tous les aspects de la vie sociale, être synthétisés en un seul sujet prolétarien.

     À l’opposé, ceux qui en avaient saisi la « modernité », les éléments novateurs, ont pensé pouvoir les fixer, les bloquer, les enfermer dans quelques schémas, les ramener à une projetualité asphyxiante et misérable, privée d’articulations et riche de représentations à base de slogans, de mots d’ordre abstraits. À tous a de toute manière manqué la capacité, nécessaire et fondamentale, à donner équilibre et stabilité, dans un rapport d’enrichissement réciproque, aux tensions, aux aspirations, aux besoins matériels et vitaux que cette minorités sociale manifestait.

     Derrière les vagues que le magma social produit, et qui est sa manière d’être, il était — et il est — absolument nécessaire de donner un centre. Celui-ci se présente comme nécessité-capacité de faire lire et de faire vivre, à travers la pratique sociale, les éléments de communisme qui vivent souterrains dans les luttes que, de temps en temps, des couches du prolétariat métropolitain réalisent.

     Il s’agit de réaliser un entrelacement, le plus riche et articulé possible, entre la subjectivité communiste et l’antagonisme social, dans une dynamique constante avec les mouvements de masse, dans une pratique sociale attentive aux programmes de phase, dans un calibrage d’initiatives qui libèrent des espaces matériels et politiques.

     À partir de cela, nous pouvons avoir la mesure des pas et des efforts à accomplir.

     Europe et alentours…

     Une autre illusion sur laquelle a vécu le mouvement révolutionnaire dans ce pays a été de croire pouvoir faire avancer le processus de libération en dehors du — ou en oubliant le — contexte international, c’est-à-dire sans prendre beaucoup en compte, dans l’analyse et la pratique, les tendances, les tensions et les ruptures qui se développaient au niveau mondial.

     Là-dessus, la réflexion et le débat ont toujours eu un caractère marginal. Nous avons grandi en pensant — dans une dimension somme toute inconsciente et pour cela doublement erronée — pouvoir réaliser des ruptures en dehors des équilibres et des rapports de force définis internationalement.

     Aujourd’hui, plus que par le passé, les grands processus de restructuration économico-sociale répondent à deux exigences de fond : la première est l’exigence de soutenir la concurrence sur le plan international, c’est-à-dire de faire face à une véritable guerre économique qui se développe tendanciellement, où l’unité du monde capitaliste occidental n’est plus qu’un pâle souvenir.

Les signes de ces contradictions nouvelles et plus aiguës sont sous les yeux de tous et la crise structurelle en accroît la lourdeur : depuis désormais des années, la C.E.E. ne réussit pas à accoucher d’un bilan et d’une répartition des charges et des richesses qui satisfasse tout le monde. Depuis des années, la politique sidérurgique, agricole, énergétique de chaque pays de la Communauté déchaîne des conflits toujours moins médiables.

Chaque État-nation a ses problèmes, ses propres intérêts, ses propres corporations toujours plus tenaillées, aux prises avec la crise, d’entiers secteurs productifs nationaux au bord du collapsus, une inflation et un chômage en augmentation constante et exponentielle. Et puis, le chômage a atteint des chiffres astronomiques de l’ordre de 10-12 %, avec des pointes de 14-15 % dans certains pays de la C.E.E.

Et les perspectives sont plus sombres que jamais, surtout dans une conjoncture où la crise n’est pas un élément de tassement-dépassement des étranglements du cycle, mais a un caractère endémique et permanent.

     La réduction du volume du commerce et de l’échange international, les mesures protectionnistes envahissantes, les économies soutenues par une intervention étatique massive rompent les règles du jeu, faussant la concurrence, produisant des contre-mesures et des « sanctions », en une spirale et un mouvement de vrille sur soi-même du système, qui ne peut que mener à la crise générale.

     Le système bancaire et financier international lui-même, véritable axe portant de l’économie mondiale, commence à se lézarder. La crise de solvabilité de nations entières du Tiers-Monde, qui ne survivent que par les prêts internationaux — et sont politiquement orientées par ceux-ci — commence à mettre en cause la tenue globale du système bancaire, sa capacité de régulation, de planification, d’équilibre et d’harmonisation des économies.

     Dans ce cadre, la poussée et la tendance à l’armement et à la confrontation directe inter-impérialiste n’est pas tant dictée par des intérêts économiques immédiats (développement de l’industrie guerrière et des productions apparentées et complémentaires, comme l’électronique, la chimie, l’informatique, etc…), qui sont d’ailleurs toujours présents, que par l’impossibilité de résoudre la crise qui est devenue structurelle, de reproposer le développement — même à l’intérieur de la permanence de la crise —, par l’impossibilité de trouver de nouveaux marchés à conquérir dans le cadre d’une concurrence enflammée. Désormais, les quotas de pénétration sur les marchés sont de l’ordre de très peu de points ou même moins ; trop peu pour assurer sa propre économie.

     Même la tendance à l’armement n’est pas un fait homogène et provoque des déséquilibres à n’en plus finir dans les différents camps : les contradictions d’ordre économique s’entremêlent aux choix militaires, les intérêts tactiques divergent, et les choix sont toujours plus imposés par les deux impérialismes que par une réelle homogénéité (à ce propos, l’affaire du pipe-line est tout à fait éclairante).

     D’amples secteurs du prolétariat, du travail dépendant coopté, d’intellectuels, ouvrent de nouveaux fronts de lutte comme riposte de masse à la tendance à la guerre et au contrôle militaire. Le cadre interne de chaque nation se fait plus précaire, riche et articulé.

     En soi, cela est déjà une raison d’ordre politique pour commencer sérieusement à user d’intelligence et à réfléchir, afin d’analyser et d’évaluer les questions et les rapports internationaux.

     L’autre motif est le fait que les caractères de la crise, au moins dans leurs principales motivations, se présentent sous des formes à peu près similaires. En conséquence, les recettes — les moments de restructuration — que le capital multinational propose présentent toujours plus d’éléments d’homogénéité.

     Il suffit de lire les rapports annuels des diverses commissions de la C.E.E. ou les déclarations d’intention du F.M.I. lorsqu’il s’apprête à aire des prêts à des secteurs du capital en crise aiguë, et l’on y entrevoit des analyses de la crise et des hypothèses de solutions qui ont de fortes analogies.

     En d’autres mots, même avec des disparités plus ou moins accentuées, avec des temps de mûrissement et des phases critiques différentes, avec un mélange différent des facteurs de déchirement, nous assistons, dans l’occident capitaliste, au déploiement du caractère homogène de la crise structurelle du système, avec des réponses, d’une part du capital, de l’autre du prolétariat, qui sont tendanciellement similaires.

     Ce fait a exprimé une tendance qui pousse à la recomposition qualitative et en termes de points de programme des mouvements de lutte du prolétariat international. La crise devient un élément unifiant de tout le prolétariat occidental, elle véhicule la circularité du débat, des expériences et des contenus de lutte.

Des luttes pour les droits civils à celles contre l’inflation et le chômage, à la nouvelle vague de lutte contre la guerre inter-impérialiste qui menace, contre le nucléaire, jusqu’aux nouvelles expériences de lutte et d’organisation de contre-sociétés, communautaires, les besoins se massifient, une exigence générale d’une nouvelle qualité de la vie, de l’ouverture d’une phase nouvelle, radicalement nouvelle, dans l’histoire de l’humanité apparaît.

     L’Italie est, de tous les points de vue, un anneau fondamental.

     Pour l’État impérialiste multinational, elle est un gigantesque porte-avions, insérée au cœur de l’échiquier stratégiquement le plus important. Elle est un territoire de frontière qui dispose des bases de missiles les plus importantes d’Europe. Elle est un allié parmi les plus précieux et fidèles de l’impérialisme américain. Son appareil économique, comme son appareil militaire, est totalement complémentaire à celui de l’occident capitaliste.

     Il ne peut donc y avoir de croissance et de développement des contradictions dans ce pays sans que n’en soient aussi investis les autres pays. Compter sur un développement des mouvements de libération en Italie, hors et au-dessus du contexte international, sans tenir compte de ses degrés d’intégration, de l’interaction et de la réciprocité objectives des mouvements révolutionnaires et de libération, est pure cécité. C’est en ce sens que le mot d’ordre « détacher l’anneau Italie de l’O.T.A.N. » est erroné 1, qu’il révèle une logique troisième internationaliste du développement du processus révolutionnaire.

     La puissante poussée de l’Occident à résoudre de manière définitive et stratégique le problème énergétique avec le nucléaire tend à l’affranchir de sa dépendance des luttes des mouvements révolutionnaires et de libération du Tiers-Monde, en fonction d’un éventuel conflit mondial dans lequel les réserves énergétiques revêtiront une importance vitale.

     Là-dessus, il n’y a pas beaucoup d’illusions à se faire : la tendance est celle-là, la technologie impérialiste est, théoriquement et opérationnellement, en mesure d’affronter une guerre nucléaire à caractère local, comme terrain de confrontation et de vérification réciproque, en plus que de rééquilibre des rapports de force et de débouché aux contradictions économiques et sociales qui tenaillent l’Occident et, de manière mineure, l’Est.

     Que cela arrive ou non dépend de multiples questions, mais, parmi celles-ci, la principale est sûrement dans la capacité qu’auront les prolétaires, les mouvements sociaux antagonistes, de faire mûrir et exploser les contradictions, en catalysant le processus révolutionnaire. Il devient vraiment exact de dire, sans crainte d’être dogmatiques ou emphatiques, que la perspective se résout toujours plus à une alternative : communisme ou barbarie.

     L’extension et l’approfondissement en qualité et en contenu des luttes et des mouvements de libération en Italie, le patrimoine et la mémoire sédimentée au cours de ces quinze dernières années, l’expérience de combat et le mûrissement des motivations sociales de la lutte armée ; sa massification, font du prolétariat italien, tant objectivement que subjectivement, une pointe avancée de l’affrontement.

L’actualité de notre histoire présente des spécificités uniques dans les sociétés capitalistes. Les réponses que le segment Italie du capital y a donné sont tout aussi spécifiques et exemplaires, comme le sont, par d’autres côtés, celles de l’Allemagne et de l’Espagne.

     Pour tout cela, et pour d’autres raisons encore, il est essentiel d’ouvrir une confrontation internationale avec toutes les forces révolutionnaires et les mouvements de libération, avec leurs expériences de lutte, pour dialectiser les programmes, les dispositifs et les stratégies qui les soutiennent, les visions respectives du monde, de la modification dans un sens général du rapport entre révolution et contre-révolution. Un jugement sur ce rapport ne peut plus se soustraire àune capacité de vision et de connaissance globale.

     Ceci ne veut évidemment pas dire fuir, éluder ou considérer comme secondaire la tâche principale des révolutionnaires dans notre pays : faire mûrir les conditions pour la libération.

     Si les sauts de phase, si les profondes variations de l’ordre social, la croissance et la radicalisation des comportements antagonistes, la détermination d’une composition de classe stratégiquement projetée vers la guerre sociale, si un rapport de guerre explicite ne peut qu’avancer par ruptures, l’adéquation de la théorie et de la pratique révolutionnaire ne peut que suivre ces sauts, les fractures profondes que le processus nous impose.

     Le moment est arrivé de faire l’inventaire du bagage que nous portons avec nous et de jeter à la mer tout ce qu’il s’y trouve de dépassé et d’inutile. La rupture avec les hypothèses, les visions déformées de la réalité, les dispositifs politico-organisationnels inadéquats, doit avoir comme débouché une manière d’être complètement nouvelle, adaptée à la complexité du social et à ce que les mouvements de lutte et de libération expriment.

     La fracture que cela suppose doit aussi se faire en nous qui sommes le résultat de cette histoire. Notre agir dans la réalité, en la modifiant, nous a modifié. Les superstructures que nous nous sommes construites dans la tête, en produisant des fétiches, sont profondes, enracinées.

     Nous sommes le résultat du comment nous avons conçu et vécu le rapport avec la richesse de la lutte de classe, mais aussi celui d’une longue confrontation, souvent idéologique, sur la projetualité, le programme communiste, les hypothèses de construction du Parti, les formes de militantisme, etc. Serons-nous en mesure de changer, de nous ouvrir au nouveau, en nous renouvelant, d’éloigner dans la militance concrète les schémas et les méthodes idéologiques et/ou morales de jugement ?

     Ce débat, cette transformation — étant une rupture, un passage historique, une refondation — ne peut se contenter de n’impliquer, de n’être l’œuvre que d’entités organisationnelles particulières et limitées, de telle ou telle formation, d’une aire « movimentiste » ou « partitiste », plutôt que d’une autre.

Ce débat est un processus qui est — qui doit être — nécessairement collectif, adressé à l’ensemble du mouvement révolutionnaire, dans ses caractérisations passées et présentes, puisqu’il ne peut que s’adresser à une multiplicité/contradictoriété de comportements et de thématiques sociales antagonistes.

     Aujourd’hui plus que jamais, comprendre le « nouveau », se rendre instruits et adéquats, veut dire dépasser, enterrer définitivement les logiques et les pratiques sectaires, la fragmentation/circonscription du débat. Et, aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire de mettre en crise les identités statiques, l’attachement fétichiste au résiduel.

     Il en découle que face et à partir d’une multiplicité, d’une pluralité de langages, de comportements, de formules d’expression et de communication de l’univers social prolétarien, de l’antagonisme social, il ne peut y avoir de présomption de synthèse, d’homologation, d’imposition de codes et de centralité. Comprendre cela veut dire, d’une part, mettre en crise les formes historiques d’agrégation et de centralisation — le Parti — et, de l’autre, ouvrir et s’ouvrir à une phase de rénovation/refondation de la militance révolutionnaire, de ses formes et de ses déterminations organisationnelles.

     Seule la dialectique entre les hypothèses et les analyses développées jusqu’ici peut nous mener à redéfinir un projet et des programmes qui s’insèrent dans les lignes directrices, dans des stratégies communes, en mesure de remodifier les rapports de force, de donner une valeur stratégique à l’actuelle composition du prolétariat métropolitain.

     Là-dessus, nous ne reconnaissons de « clés en mains », de solutions pré-établies, à personne. Les autocritiques non plus ne valent pas si elles ne s’accompagnent pas et ne produisent pas une modification réelle dans la pratique sociale.

Nous insistons donc pour nous confronter avec tous les tronçons organisés du mouvement révolutionnaire qui partent d’une révision critique de l’histoire passée et qui sont prêts, à travers un effort d’autodétermination et de renouvellement, à trouver des solutions collectives à l’étendue des problèmes que la situation nous pose.

     Le rapport que, subjectivement, en tant qu’entité, nous avons construit l’an passé avec d’autres forces révolutionnaires, même s’il est en soi positif et correct dans les intentions (c’est-à-dire dans la recherche de terrains unitaires de pratique sociale, pour le dépassement, à travers celle-ci, des divergences politiques, pour aboutir à des niveaux supérieurs d’analyse et de science), nous a trouvé dans une attitude subalterne et acritique. Nous n’avons pas développé une bataille politique suffisamment profonde et un effort théorique adéquat.

Même si la déviation mécaniste et militariste de certaines positions nous était claire, nous avons confondu l’attitude unitaire avec l’unité au-dessus de tout, nous n’avons pas établi la clarté nécessaire et explicite sur les questions que nous estimions stratégiquement perdantes.

À côté de cela, notre intervention, centrée sur le carcéral et complètement détachée des autres couches du prolétariat métropolitain, hors d’une vision globale de l’avancée du rapport révolution/contre-révolution, s’est référée de manière trop superficielle et peu analytique à des corps de thèses non dialectisées, en produisant à son tour schématisme et sectarisme.

     Nous entendons travailler à reconstruire les canaux de la communication interne et externe. Ce débat ne doit pas concerner les seuls « préposés aux travaux ».

Il doit traverser l’ensemble du mouvement et des secteurs du prolétariat métropolitain, parce que les solutions ne peuvent que venir de celui-ci et de ses tensions souterraines, comme des puissants mouvements de lutte qui, ces mois-ci, interdisent à la bourgeoisie des solutions définitives. La nouvelle manière d’être, la modernité de ce prolétariat, doit être comprise, analysée et mise en relation une fois pour toutes, dans ses pluralités, dans ses caractéristiques et tendances qui se recoupent.

     Un langage doit être construit, une manière de communiquer les expériences, les luttes, les besoins, les tensions entre la subjectivité et les diverses couches sociales prolétariennes, qui ne soit plus celui du passé, obscur et abstrait. Communiquer dans la confrontation, dans le langage et dans la — avec la — pratique sociale.

     Le procès de lobotomisation du prolétariat métropolitain, le refoulement de la mémoire historique que la bourgeoisie tend à approfondir, doit être battu, avec tous les instruments à notre disposition, y compris ceux que l’extrémisme nous a fait abandonner. Nous devons transmettre ce qui nous appartient, qui est à cette classe et à son histoire : le sens des choses qui sont arrivées, le sens des luttes, les sens de la révolution. Nous pouvons et nous devons recommencer d’être le véhicule de la mémoire de ces années. C’est là l’une de nos tâches.

     L’autre est celle à laquelle nous faisions allusion au début, c’est-à-dire de ne pas jeter le bébé avec l’eau sale. S’il est vrai que les éléments de rupture avec le passé prévalent dans cette situation, il est tout aussi vrai que doivent être sauvegardés les aspects de continuité et les propositions stratégiques qui ont donné un sens à ce passé.

     Nous n’avons pas de certitudes statiques et encore moins de solutions stratégiques à proposer : nous estimons cependant que certains éléments communs du débat collectif sont en train d’apparaître et commencent à se montrer à l’horizon.

Les langages commencent à s’entremêler. Cette tendance doit être forcée, les lignes directrices principales sur lesquelles progresser dans la définition d’un cadre général doivent être découvertes. Un cadre général dans lequel les forces révolutionnaires puissent se mouvoir en harmonie, même en partant des divergences d’analyses et de pratiques qui caractérisent actuellement les secteurs du mouvement révolutionnaire.

     Aujourd’hui, la possibilité que s’ouvrent des parcours unitaires, réels et profonds, entre les révolutionnaires n’est plus tant liée à des opérations subjectives que portée par le processus de compréhension du « nouveau », du fait réel.

     Compréhension qui renvoie au passé toute « disposition » et toute opposition possible.

     Lire et comprendre la complexité des comportements, des problématiques, des besoins et des pratiques dos divers sujets sociaux antagonistes veut dire reconnaître comme dépassée, inactuelle, comme ne répondant plus, toute attribution possible de « centralité » à telle ou telle figure sociale.

     À côté de cela et à partir de cela, un modèle de centralisation tel que pouvait l’être la forme-Parti léniniste s’avère épuisé. Celle-ci devient, rapportée au développement et au bariolage des sujets, une antiquité, propre à une composition de classe morte et enterrée.

     À la richesse contradictoire qui vit dans le prolétariat métropolitain, dans le prolétariat moderne, on ne peut apposer aucune présomption de synthèse et de représentation univoque.

     C’est à partir de, et dans, cette richesse que doivent être recherchées, définies et expérimentées de nouvelles formes d’organisation de la subjectivité communiste, de nouveaux modèles de rapports capables de promouvoir, de catalyser et d’organiser les parcours de libération sociale.

     C’est clairement une phase préalable de vérification et d’expérimentation. Si les vérifications opérées jusqu’ici du vaste corps de thèses et d’hypothèses mûries en 10 ans ne sont certainement pas réconfortantes, il reste un immense bagage d’histoire et d’expérience politique, sociale et combattante, une mémoire sédimentée et inaliénable.

     Les contradictions de la bourgeoisie impérialiste, destinées à s’aiguiser, restent un terrain fertile sur lequel travailler. Il y a une capacité historique des communistes à lire ces contradictions et il y a de vastes mouvements de lutte qui, ponctuellement, se présentent à l’horizon.

     C’est à ceux-ci que nous devons nous référer c’est avec eux que nous devons reconstruire le fil rouge, rétablir le contact, le code de réciproque appartenance.

     Ne pas compter sur ce qui et sur qui reste, mais travailler dans et pour le futur, dans le mûrissement et l’explosion du nouveau, afin que celui-ci ne nous trouve pas, une fois encore, interdits, à côté de la plaque et retranchés.

     En cette période do revérifications totales, il y a certaines questions fondamentales qui pressent fortement et impérieusement, Nous voulons parler de la question de la prison et de la libération. La centralité de ce terrain ne découle pas d’un problème moral à l’égard des prisonniers : elle est une question politique.

Nous ne voulons pas ici refaire l’analyse de ce qu’est le projet de différenciation/anéantissement et du saut que représente l’article 90, et de comment celui-ci est intégré — comme terrain de vérification et d’expérimentation — à l’offensive en cours contre tout le prolétariat. Nous renvoyons à nos précédents textes et à tout le matériel produit par le mouvement des prolétaires prisonniers.

     Ce qui doit être clair, c’est que le rapport de force entre le prolétariat prisonnier, en tant que couche du prolétariat métropolitain, et la bourgeoisie impérialiste ne peut descendre au-dessous d’une certaine limite sous peine d’irréversibilité de la tendance, du processus d’extermination. Sur ce véritable banc d’essai, la plus grande capacité d’initiative politique, sociale et militaire des révolutionnaires doit tout de suite être investie.

     Empêcher par tous les moyens l’anéantissement des communistes et du prolétariat prisonniers !

     Fermer Voghera et tous les centres de torture, d’anéantissement psychophysique et d’avilissement de la dignité des prisonniers !

     Mettre en action tous les instruments — des représailles à la propagande — pour bloquer le processus d’extermination et modifier les rapports de force !

     Organiser et diffuser la libération !

P.S.

     Ces derniers temps, une campagne de contre-guérilla psychologique est en cours, qui met en relation certains sujets communistes et certaines réalités organisées — les ainsi-nommés « Noyaux communistes » et les « Communistes organisés pour la libération prolétarienne » — avec une sale histoire — un triple homicide intervenu dans un bar de Milan, le 1er décembre 1978 — et de tout aussi sales et louches individus, tels Baldasseroni Maurizio et Tagliaferri Oscar.

     L’impudence de cette provocation, orchestrée par l’habituel Spataro et autres porcs semblables, et qui est aujourd’hui assumée par le tout aussi habituel — et aspirant porc — Crico, est parvenue à formaliser en une même instruction de tels faits répugnants et. la pratique combattante exprimée par la subjectivité communiste organisée au cours de ces dernières années à Milan.

     La limpidité et la correction de la pratique sociale et combattante que nous avons produit durant ces années n’a pas besoin d’être illustrée et documentée. Cela n’ôte pas que nous n’entendons pas subir de telles manœuvres.

     Il n’est pas de notre habitude de perdre notre souffle et notre temps en d’inutiles et rituelles menaces. Nous disposons d’autres instruments, bien plus pesants et « incisifs », pour répondre aux provocations et à toute tentative de souiller la dignité et la transparence de notre militance communiste.

     En tous cas, le mouvement révolutionnaire devra, même avec un coupable retard, assumer la tâche de faire la clarté, et de prendre les mesures voulues, sur ceci, de même que sur d’autres répugnants événements qui sont utilisés pour discréditer la lutte révolutionnaire.

Janvier 1983.

Diego Forastieri
et Sergio Segio

Notes :

1. Le mot d’ordre « Détacher l’anneau Italie de l’O.T.A.N. » a été lancé par les Brigades Rouges en 1980 et explicité dans l’ouvrage des « prisonniers communistes des B.R. du camp de Palmi », L’Ape e il Comunista (L’abeille et le Communiste).

2. Il s’agit de deux formations nées après la décomposition de Prima linea. Les « Noyaux communistes » ont revendiqué l’exécution de Francesco Rucci, vice-brigadier des surveillants de la section de haute sécurité de la prison milanaise de San Vittore, spécialiste des tabassages, le 18 septembre 1981, lors d’une importante lutte dans la maison d’arrêt, de même que plusieurs attentats contre des prisons.

Les « Communistes organisés pour la libération prolétarienne » se sont fait connaître surtout par l’assaut à la prison de Rovigo, le 8 janvier 1982, au cours duquel quatre militantes furent libérées : Marina Premoli, Suzanna Ronconi, Loredana Biancamano et Federica Meroni.

>Sommaire du dossier

Collectif Wotta Sitta: Crise et guerre (1992)

[Le collectif wotta sitta regroupe des prisonniers politiques italiens venant de différentes organisations, principalement le parti-guérilla du prolétariat métropolitain qui a été une scission ultra-gauchiste des Brigades Rouges du dé »but des années 1980. Le document est de 1992.]

 » Notre époque, l’époque de la bourgeoisie, se distingue plus des autres pour avoir simplifié les antagonismes de classe. L’entière société se scinde toujours plus en deux grands ennemis, en deux classes directement opposées l’une à l’autre: bourgeoisie et prolétariat  » (Marx et Engels).

Ces dernières années ont vu s’intensifier la domination de classe de la bourgeoisie impérialiste dans le monde entier, sous la poussée du capital monopoliste qui essaie de supérer la crise, non résolue depuis les années 70, dans l’accélération du processus de concentration, de centralisation et d’internationalisation des capitaux.

Ce processus qui porte en lui une profonde mutation des formes de la domination de classe, génére d’un côté des contradictions croissantes et explosives entre les capitaux eux-mêmes déjà multiproductifs et multinationaux, entre les Etats, entre des zones économiques, en mettant à nu les limites intrinsèques de l’époque de la globalisation et de l’interdépendance économique.

De l’autre côté, ce processus avance dans une attaque directe contre les conditions de vie de milliards de prolétaires et des peuples entiers dans le monde, à travers la politique impitoyable décidée et contrôlée par les organismes supranationaux du capitalisme, du G7 à l’O.N.U., au FMI, de la banque mondiale jusqu’à l’O.T.A.N..

La guerre dans le Golfe fut la plus claire et la plus visible démonstration de cette domination de classe intensifiée, et celle de la détermination impérialiste à ne plus accepter aucune mise en discussion quant à ses intérêts et son ordre de pouvoir international.

Les années 90 se sont ouvertes avec le scénario le plus logique et le plus concret de l’impérialisme de nos jours: la guerre et le rapport de guerre qui caractérise l’affrontement aujourd’hui, et en conséquence les effets tragiques de la domination de la barbarie sur la vie humaine.

La puissance de l’Occident ne s’est pas traduite en un  » nouvel ordre mondial « , mais en une période de grands bouleversements, de conflits et d’instabilités croissantes. La fin de l’ordre établit à Yalta se révèle plus traumatique et complexe et prévu.

Si l’ordre de Yalta a coûté les morts de la seconde guerre mondiale, il semble que celui que les puissances impérialistes, USA en tête, cherchent à imposer, n’exigera pas un coût minime.

Le penser serait idéaliste; d’autre part, laissons aux réformistes et révisionnistes leurs dangereuses illusions et leurs blagues, en préférant nous remémorer les leçons de l’histoire qui a toujours démontré que, quand un équilibre de pouvoir s’écroule, pour en construire un autre, une nouvelle guerre est inèvitablement nécessaire.

De Versailles à Yalta, jusqu’à…

L’impérialisme c’est la guerre, la guerre a toujours été le moyen par lequel la bourgeoisie a tenté de résoudre ses crises, en se déchargeant de forme destructive sur le prolétariat, des coûts de sa reproduction.

Il convient d’ajouter aujourd’hui que la guerre ne peut pas être comprise comme épuisée avec la victoire de la coalition occidentale dans le Golfe, car cette dernière décennie du siècle a déjà vu l’explosion incessante d’une multitude de guerres dans les différentes zones géopolitiques du monde.

La guerre est également à nouveau revenue en Europe avec d’importants et croissants conflits armés et des guerres civiles, qui secouent en particulier l’ex-territoire yougoslavee et celui de l’ex-Union Soviétique.

Ce scénario qui défile devant nous tous [toutes], avec sa quotidienneté tragique, a une physionomie précise et un développement propre dans cette zone qui constitue le véritable centre nerveux de l’ensemble de la planète, parce qu’il est parcouru par toutes les contradictions actuelles.

De la principale contradiction, aujourd’hui dominante, entre prolétariat et bourgeoisie, à celle explosive entre le Nord et le Sud, à celle générée par les conflits économiques et politiques inter-impérialistes déjà existants et qui tendent à se développer entre les puissances mondiales dans la partition et la domination de la planète.

La bourgeoisie impérialiste européenne accélère les pas nécessaires et indispensables, même si cela est contradictoire dans leur réalisation, pour faire avancer le processus d’intégration économique, politique et militaire des Etats européens et  » faire bloc « , c’est-à-dire en arriver à un sujet politique capable d’établir des politiques homogènes liants ses parties internes, et de se projeter significativement dans le reste du monde.

 » 1992  » ne veut pas être la simple célébration formelle de la naissance de  » l’Union Européenne « , mais le moment de la réalisation pratique de l’ensemble des pas fondamentaux, et un non-retour, pour l’être concrétement.

Dans cette voie,  » l’Union Européenne  » est une avancée de la domination de classe sur tout le territoire continental, et de ses projections impérialistes dans les autres zones du monde, à commencer par celle contingüe et indissociable de la Méditerrannée et du Moyen-Orient, comme son engagement actif lors de la guerre du Golfe l’a déjà démontré.

L’Europe participe et veut participer comme protagoniste au  » nouvel ordre mondial  » (…). Les prolétaires en Europe et dans le monde entier ont perçu depuis longtemps la nouvelle qualité de l’affrontement et leur résistance contre les stratégies capitalistes, toujours plus dirigées vers les profits et toujours plus destructives, n’a jamais cessé.

Les luttes prolétariennes, les processus d’émancipation et de libération doivent se mesurer à l’avancée meurtrière de la contre-révolution préventive qui a pesé lourdement sur de nombreuses expériences révolutionnaires, et qui tente de frapper par avance l’agrégation des nouvelles.

Cependant il est déjà possible de dessiner de nombreux caractères du passage à une nouvelle époque révolutionnaire, marquée par un affrontement plus profond dans lequel les luttes prolétariennes dans le monde sont toujours plus connexes et liées contre l’ennemi commun.

La mobilisation de masse et les initiatives des forces révolutionnaires des zones des centres impérialistes et celles de la périphérie durant la guerre du Golfe ont sans aucun doute contribué à renforcer le terrain de l’anti-impérialisme et de l’internationalisme prolétarien.

Les multiples formes de résistance prolétarienne et les diverses initiatives révolutionnaires progressent dans la même voie, et commencent à frapper et saboter l’ensemble des procès caractérisant  » 1992 « , compris par le prolétariat comme un tournant capitaliste dans la signe de la  » dérégulation  » et de la réaction.

Une tendance qui voit l’intensification de l’exploitation prolétarienne, l’amplification du chômage et de la marginalisation, l’effondrement des conditions de vie, l’affirmation d’une existance toujours plus aliénée dans les centres métropolitains et l’imposition de politiques toujours plus répressives, racistes et fascistes contre les peuples qui poussent à la frontière de la  » forteresse Europe « .

Il y a 500 ans la  » conquête de l’Amérique  » fut le commencement d’une nouvelle époque et d’une politique européenne d’oppression à l’encontre des pays et des peuples possesseurs des ressources et des richesses, qui permit au capitalisme naissant et à la classe émergeant qui le soutenait d’établir une colonisation et une domination mondiale.

Et ce n’est pas tout.

L’appauvrissement progressif de ces peuples – base du progrès de l’Europe civilisée et développée – s’est accompagné de leur extermination même.

Comme Marx l’écrit dans Le Capital,  » la découverte des terres aurifères et argentifères aux Amériques, l’extermination et l’asservissement à l’esclavage de la population indigène, l’ensevelissement dans les mines, la conquête initiale et le saccage des Indes occidentales, la transformation de l’Afrique en une réserve de chasse commerciale des nègres, sont les marques qui caractèrisent l’aube de la production capitaliste.

Ces méthodes idylliques sont des moments fondamentaux de l’accumulation originale « .

Les données de la recherche historique mesurent la qualité de ces  » méthodes idylliques « : en 1500, la population du globe était de l’ordre de 400 millions, dont 80 en Amérique. Cinquante années plus tard, de ces 80 millions il n’en subsistait plus que 10. En limitant le propos au Mexique: à la veille de la conquête la population représentait 25 millions d’habitants, en 1600 il n’en restait plus qu’un million.

C’est le message historique du processus que le capitalisme souhaite célèbrer avec les manifestations sans fin du  » cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique « .

Si les pays européens sont encore une fois à la tête de ces initiatives, ce n’est pas simplement pas esprit célébratif, mais pour relancer les rapports actuels de l’accumulation capitaliste en faveur des grands monopoles mondiaux.

Un néo-colonialisme dont la C.E.E. est protagoniste dans l’effort à s’approprier encore plus de ressources et d’espaces dans l’exploitation de la tricontinentale (Asie, Afrique, Amérique latine), en compétition avec les capitaux US et japonais.

La pénétration des capitaux européens est la forme actuelle de la  » Conquista « : le nouveau partage du monde.
Le fil des luttes prolétariennes contre l’impérialisme US-européen-japonais, qui se tisse dans les diverses zones géographiques, concrétise un nouvel internationalisme prolétarien qui met radicalement en cause et combat les présupposés de fond sur lesquels la formation sociale capitaliste est apparue et s’est développée.

Les stratégies économiques et politiques, qui depuis des années guident la restructuration capitaliste, produisent des contradictions de classes et des contradictions sociales croissantes, qui définissent et dessient la guerre de classe de nos jours.

Un processus de prolétarisation de dimension énorme, du fait de la modification de la division du travail au niveau planétaire, caractérise la seconde moitié du siècle.

L’avancée du capitalisme a réduit à la condition de prolétaire la majorité de la population mondiale, à qui est progressivement enlevé toute possibilité de substance non-capitaliste.

Dans les zones du centre comme dans celles de la périphérie, du Nord au Sud comme à l’Est.

Plus encore, chaque être humain se trouve directement face à la  » pure loi du profit « , aux effets inhumains d’un processus d’oppression et de destruction de l’Homme [et de la Femme], de la nature et de l’environnement dans des proportions jamais atteintes, parce que le capitalisme intervient désormais directement sur eux à partir des nécessités de valorisation, de reproduction et d’expansion.

Cet ensemble de facteurs arrivés à maturation complète, à ce stade de développement avancé du capitalisme métropolitain, ne fait qu’élargir et approfondir les tensions et les conflits sociaux, projetant toujours plus de femmes et d’hommes dans la dimension immédiate de la lutte de classe.

Simultanément, il établit un terrain de connexion objective des luttes des prolétaires et des peuples du monde, celui contre le système économique, politique et militaire qui s’est historiquement affirmé et qui s’axe autour des USA et du nouveau déploiement qui le caractérise ces dernières années.
Lutter en Europe contre l’ensemble des politiques qui poussent en avant la dynamique d’intégration européenne et qui simultanément étendent sa projection impérialiste dans le monde, signifie comprendre qu’en Europe occidentale -aujourd’hui plus qu’hier- convergent de nombreuses lignes d’affrontement entre impérialisme et révolution, entre néocolonialisme et luttes de libération dans le monde (…). 

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