Dans la nouvelle La femme au chien, Pierre Drieu La Rochelle présente un narrateur se retrouvant donc sur la Côte d’Azur, et dans son hôtel il entend sa voisine parler, mais sans réponse. Cela devient pour lui une véritable obsession : il veut savoir. Il fantasme avec acharnement sur la nature de la personne qui ne parle pas, avant de s’apercevoir, déçu, qu’il s’agit d’un chien.
Il hésite alors entre dénoncer d’avoir un chien comme échappatoire à la quête (fasciste) d’un monde de génies et de fées, ou bien accepter la reconnaissance (communiste) de la nature. Toute l’oscillation de Pierre Drieu La Rochelle se trouve en ces lignes.
« Ah ! c’était à son chien qu’elle parlait. Je fus plus qu’étonné par cette découverte, j’en fus consterné. Cela me ramenait au sentiment intime que, par-dessous, j’avais nourri tous ces matins. Car si j’avais imaginé un enfant, un amant, en face de la bouche ouverte, en même temps j’avais bien senti tout ce qu’il y avait de perdu dans ce débit perpétuel.
Eh bien, alors, pourquoi m’étonnais-je ? Puisque, en tout cas, je savais qu’elle parlait aux murs, pourquoi pas un chien, plutôt qu’un homme ? Poupée pour poupée !
Justement, j’aurais préféré une poupée. La tricherie avec un chien, pour être plus sournoise, me paraissait plus ignoble. Une poupée, au moins on sait à quoi s’en tenir.
On sait qu’on quitte ce monde pour entrer dans un autre, dans l’autre… le monde des fantômes et des revenants, des génies et des fées, des saints et des dieux ; le monde des images (…).
Donc j’aurais préféré que cette femme allât à la maison des poupées, à l’église ; là, dans l’ombre, jetée contre la fascinante constellation des cierges, qui couronne les yeux d’abîmes d’un jeune dieu ou d’une jeune déesse, elle aurait pu chantonner, murmurer, et peut-être que son gosier n’aurait pas été un simple moulin à prières. Certes, il y a peu d’élus ; mais qui sait ?
Tandis qu’un chien ! Pour cette femme, c’était le compromis le plus sordide, l’échappatoire la plus médiocre entre les dieux et les hommes. Un chien, qui n’a plus du dieu que le silence, et qui est maintenant borné comme un homme.
Vous me direz que je n’y comprends rien et qu’il y a plus et autre chose dans un chien ou dans un chat que dans les humains. Nos bêtes sont restées fidèles à la nature, dans la mesure où, en les domestiquant, nous ne les en avons pas arrachées.
Elles peuvent donc être des intermédiaires et des intercesseurs entre nous, hommes, qui épuisons notre santé profonde à nourrir la Raison, et la nature.
Ou des intermédiaires entre nous et d’autres intermédiaires, les dieux, représentants de la nature, grands fantômes, dans les veines desquels court la sève des forêts. Oui, les chiens sont des inspirés – comme les chats, les coqs, les serpents. Et c’est pourquoi, dans le temps jadis, le clan du Chien savait ce qu’il faisait.
Mais cette dame de Cannes ignorait la nature et les dieux. »
On voit ici que, parlant des animaux, Pierre Drieu La Rochelle retombe dans le travers du subjectivisme mystique. Il ne parvient pas à la nature et il a théorisé cette incapacité en quête mystique anti-rationaliste.
Deux ans avant la publication de cette nouvelle, dans la revue Formes, en mai 1932, Pierre Drieu La Rochelle publie un article intitulé Le poète anglais et le peintre français. Il y présente une vision tout à fait romantique de l’esprit anglais, qu’il oppose au moralisme français. Il en découle, inévitablement, un rejet du réalisme.
Voici comment il formule cela, de manière évidemment puissamment forcée :
« L’Anglais est merveilleusement sensible à tous les frémissements et à toutes les nuances de la nature physique. Qu’il soit devant une plante ou un animal ou un homme, il enregistre avec une sensibilité extrême les odeurs, les couleurs, les sons et les mouvements.
Aussi la langue qu’il s’est faite est-elle pleine de ressources les plus variées et les plus délicates pour exprimer les sensations. Chacun sait qu’il y a cinq ou six verbes pour nuancer ce que les Français se résume abstraitement dans le terme de regarder.
Un poète ou un romancier anglais écrit spontanément avec ses sens. Il n’a qu’à puiser sur son abondante palette pour nous faire voir la teinte de ce ciel, la forme de cette plante, la palpitation de ce visage qui lui-même voit et sent d’une façon si absorbante (…).
L’Anglais, comme le primitif, est animiste. Ce qu’il sent palpiter partout, c’est l’âme – non pas l’âme abstraite des théologiens et des philosophes, mais l’âme concrète, le souffle chaud des sorciers totémistes.
Pour un Anglais, une plante, un animal, un corps humain, c’est d’abord une âme qui palpite. La nature pour lui, c’est le royaume des esprits, des souffles, des génies et des fées. Un roman anglais, c’est un conte de fées.
Ce spiritualisme ne tourne pas facilement au moralisme. Et nous verrons plus loin qu’il reste toujours un animisme.
Pour mieux voir ce fait, prenons-le à revers ; contrastons le Français avec l’Anglais.
Le Français est passé de l’animisme au rationalisme. Il regarde la nature du haut d’un observatoire intellectuel. Entièrement habité par des formes, il ne cherche dans la nature que de quoi remplir ces formes.
Il vient à la nature non pas avec des pensées abstraites, mais avec des formes, autrefois dégagées de la nature et qu’il veut sans cesse y réadapter.
Mais qui ne s’aperçoit aussitôt qu’en décrivant ainsi le Français, j’ai décrit l’artiste. Le Français est artiste, avant tout et après tout. Les arts plastiques, bien plus que la littérature, sont la grande justification de la France – comme ils le sont de toute cette partie de l’Europe dont elle fait partie : Nord de l’Italie, Espagne, Vallée du Rhin et Pays-Bas.
L’artiste est un rationaliste qui regarde la nature avec des yeux d’admiration (…).
Le Français est incapable de fiction. Jamais aucun Français n’a pu créer un monde autonome d’âmes évoluant librement dans la sphère des passions élémentaires, comme les Anglais ont pu le faire de Shakespeare à Lawrence et Conrad.
Il n’a pu le faire ni dans la poésie, ni dans le théâtre, ni dans le roman. C’est qu’il est un rationaliste, et d’abord ce rationalisme le confine dans une vue sèchement sociale de l’homme.
Non pas que la nécessité sociale soit exclue de la littérature anglaise. Mais elle n’y compte décisivement que sous sa forme primitive. L’écrivain anglais ne sent autour de ses héros que des présences immédiates, concrètes : celles du voisinage, celles de la famille, on pourrait peut-être dire du clan.
Tandis que l’écrivain français a toujours devant les yeux l’ensemble complet de la société, sa pression totale sur l’individu. C’est ce qui fait de lui un moraliste.
Jamais, le Français ne peut considérer l’homme que comme une partie, consciente ou inconsciente, mais en tout cas parfaitement intégrante de la société. Aussi, sous un tel regard, l’homme perd tout ce halo que lui garde l’Anglais.
Ses tenants et aboutissants dans la nature ne sont pas ignorés, du moins ils ne sont nullement sentis ; ils sont seulement indiqués par une analyse psychologique qui n’oublie rien mais qui ne tient pas un compte égal de tout.
Dans la littérature anglaise, l’homme est un animal qui a encore l’âme sauvage de la forêt ; dans la littérature française, c’est un animal domestique, c’est un animal social.
De là l’impossibilité de la fiction aussi bien en poésie qu’au théâtre, que dans le roman.
Racine se réfère à la raison d’État, Balzac à la raison sociale – les poètes sont toujours tentés de devenir des tribuns (…).
Les Français ont peint, sculpté, architecturé, dans leur poésie et dans leur roman – quand ils n’ont pas moralisé. Mais jamais ils n’ont pu atteindre à la fiction, à ce point de l’art, où nature et humanité se fondent.
Le mot bien connu de Baudelaire sur les correspondances marque la limite de la tentative française. Nous parlons de correspondances là où pour les Anglais, il y a fusion et circulation infinies.
Le plus grand, le plus vrai moment poétique de la France est à la limite de la vague romantique et de la vague symboliste. Au vrai, on peut dire que les derniers romantiques qui furent les premiers symbolistes – Baudelaire, le dernier Hugo, Rimbaud, Mallarmé, sont les seuls vrais romantiques et les seuls vrais poètes de la France.
Mais même chez ceux-là le peintre a gêné le poète. L’élan sentiment s’est étriqué et empêtré dans la recherche verbale, dans le raffinement pittoresque.
L’expression des sentiments et des passions qui est le but de la littérature tourne en problème technique chez les symbolistes comme pour une école de peintres.
La théorie du visionnaire chez Rimbaud tourne en recherches verbales, ce qui fait qu’il se sent coincé et qu’il lâche la littérature. En Angleterre, il aurait pu continuer, soit qu’il tourne au Keats ou au Blake. »
La critique de Pierre Drieu La Rochelle est de grande importance, parce qu’on peut voir ici :
– qu’il considère que le romantisme est la véritable expression des facultés humaines sur le plan de la sensibilité ;
– que le rationalisme français a triomphé de ce romantisme ;
– que les romantiques eux-mêmes ont échoué, soit en raffinement élitiste et pittoresque – sont visés ici les décadentistes – soit en fétichisme des mots – sont visés ici les surréalistes.
La critique pourrait alors très bien aboutir à une réponse romantique de type communiste, au sens d’une révolte subjective contre une société brisant les facultés humaines. Et de fait, on trouve une telle critique chez Pierre Drieu La Rochelle.
Mais cette critique est disséminée à travers un subjectivisme outrancier. Ce qui est impressionnant et frappant dans la critique de Pierre Drieu La Rochelle de l’incapacité de la fiction en France, c’est que lui-même a été justement incapable de fiction : ses œuvres ont toute une portée autobiographique générale.
Il dénonce Balzac et la raison sociale, mais son seul réel roman, Rêveuse bourgeoisie, se situe entièrement dans cette tradition. Il dénonce le raffinement pittoresque, mais c’est précisément le point faible de sa très grande nouvelle Le feu follet, qui décrit un dandy héroïnomane se précipitant dans le suicide.
Quant à ses écrits philosophiques, Pierre Drieu La Rochelle y explique qu’il faut que l’individu s’insère dans la collectivité, dans la raison d’État : on retrouve Racine.
Et, en fin de compte, sa propre vie sera celle d’un poète – celui de la première guerre mondiale, qui l’a traumatisé, cherchant à se faire tribun. On a ici le véritable fond de l’échec du romantisme de Pierre Drieu La Rochelle, et sa décadence en théorie fasciste.