Staline : Le gouvernement provisoire révolutionnaire et la social-démocratie

La première partie de cet article a été publiée dans la « Prolétariatis Brdzola » [la Lutte du prolétariat], n°11, 15 août 1905.
Article non signé.
Traduit du géorgien.

I

La révolution populaire grandit. le prolétariat s’arme et brandit le drapeau de l’insurrection. La paysannerie redresse l’échine et se rallie autour du prolétariat. Le moment n’est plus loin où l’insurrection générale éclatera et où le trône exécré d’un tsar exécré sera « balayé de la surface de la terre ». Le gouvernement tsariste sera renversé.

Sur ses décombres, on instaurera le gouvernement de la révolution, un gouvernement provisoire révolutionnaire, qui désarmera les forces ténébreuses, armera le peuple et procèdera sur-le-champ à la convocation d’une Assemblée constituante. A la domination du tsar se substituera ainsi la domination du peuple. C’est cette voie que suit actuellement la révolution populaire.

Que doit faire le gouvernement provisoire ?

Il doit désarmer les forces ténébreuses, maîtriser les ennemis de la révolution pour les empêcher de rétablir l’autocratie tsariste. Il doit armer le peuple et contribuer à mener la révolution jusqu’au bout. Il doit assurer la liberté de parole, de presse, de réunion, etc… Il doit abolir les impôts indirects et instituer l’impôt progressif sur les profits et l’héritage. Il doit organiser des comités de paysans, qui règleront les questions agraires à la campagne. Il doit de même séparer l’Eglise de l’Etat et l’école de l’Eglise…

En dehors de ces revendications d’ordre général, le gouvernement provisoire doit aussi satisfaire les revendications de classe des ouvriers : liberté de grève et d’association, journée de huit heures, organisation par l’Etat des assurances ouvrières, conditions hygiéniques de travail, création de « bourses du travail », etc…

En un mot, le gouvernement provisoire doit réaliser entièrement notre programme minimum [1] et procéder à la convocation immédiate de l’Assemblée constituante populaire, qui consacrera « à jamais » les transformations survenues dans la vie publique.

Qui doit faire partie du gouvernement provisoire ?

C’est le peuple qui fera la révolution ; or, le peuple, c’est le prolétariat et la paysannerie. Il est évident qu’ils doivent se charger de faire aboutir la révolution, de juguler la réaction, d’armer le peuple, etc… Il faut pour cela que le prolétariat et la paysannerie aient, au sein du gouvernement provisoire, des défenseurs de leurs intérêts. Le prolétariat et la paysannerie domineront dans la rue, ils verseront leur sang : il va de soi qu’ils doivent aussi dominer dans le gouvernement provisoire.

D’accord, nous dit-on, mais qu’y a-t-il de commun entre le prolétariat et la paysannerie ?

Il y a ceci de commun que l’un et l’autre haïssent les survivances du servage ; que l’un et l’autre luttent à mort contre le gouvernement du tsar ; que l’un et l’autre veulent une république démocratique.

Cela ne doit pas cependant nous faire oublier cette vérité que la différence entre eux est beaucoup plus importante que ce qu’ils ont de commun.

En quoi consiste cette différence ?

En ceci que le prolétariat est l’ennemi de la propriété privée ; il hait le régime bourgeois et n’a besoin de la république démocratique que pour rassembler ses forces et renverser ensuite le régime bourgeois, alors que la paysannerie est attachée à la propriété privée, au régime bourgeois et a besoin de la république démocratique pour consolider les fondements du régime bourgeois.

Inutile de dire que la paysannerie [2] ne marchera contre le prolétariat que dans la mesure où celui-ci voudra abolir la propriété privée.

D’autre part, il est clair également que la paysannerie ne soutiendra le prolétariat que dans la mesure où celui-ci voudra renverser l’autocratie. la révolution actuelle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle ne touche pas à la propriété privée : la paysannerie n’a donc, à l’heure actuelle, aucune raison de tourner ses armes contre le prolétariat.

En revanche, cette révolution répudie foncièrement le pouvoir du tsar : la paysannerie a donc intérêt à se joindre résolument au prolétariat, force d’avant-garde de la révolution.

Il est clair que le prolétariat, de son côté, a intérêt à soutenir la paysannerie et à marcher avec elle contre l’ennemi commun : le gouvernement tsariste. Le grand Engels dit avec raison que jusqu’à la victoire de la révolution démocratique le prolétariat doit lutter contre le régime existant aux côtés de la petite bourgeoisie [3].

Et si notre victoire ne peut être appelée victoire tant que les ennemis de la révolution ne seront pas entièrement matés ; si le gouvernement provisoire a pour devoir de mater les ennemis et d’armer le peuple ; s’il doit se charger de parachever la victoire, il va de soi que le gouvernement provisoire doit comprendre dans son sein, outre les défenseurs de la petite bourgeoisie, les représentants du prolétariat, chargés de défendre ses intérêts. Il serait absurde que le prolétariat, après avoir assumé la direction de la révolution, confiât à la petite bourgeoisie seule le soin de la mener jusqu’au bout : ce serait se trahir soi-même.

Seulement, il ne faut pas oublier que le prolétariat, ennemi de la propriété privée, doit avoir son propre parti et ne doit pas un instant dévier de sa route.

En d’autres termes, le prolétariat et la paysannerie doivent conjuguer leurs efforts pour en finir avec le gouvernement tsariste ; conjuguer leurs efforts pour mater les ennemis de la révolution ; et c’est pourquoi le prolétariat, au même titre que la paysannerie, doit avoir au gouvernement provisoire des défenseurs de ses intérêts : les social-démocrates.

Cela est si clair, si évident qu’il semble superflu d’en parler.

Mais voilà qu’intervient la « minorité », qui a des doutes et répète obstinément : il ne sied pas à la social-démocratie de participer au gouvernement provisoire, cela est contraire aux principes.

Examinons la question. Quels sont les arguments de la « minorité » ? Elle se réfère, tout d’abord, au congrès d’Amsterdam [4]. Ce congrès, à l’encontre du jauressisme, a décidé que les socialistes ne devaient pas chercher à faire partie d’un gouvernement bourgeois ; or, comme le gouvernement provisoire est un gouvernement bourgeois, il serait inadmissible que nous y participions.

Ainsi raisonne la « minorité » ; elle ne remarque pas qu’une interprétation aussi scolaire de la résolution du congrès implique que nous ne devrions point participer non plus à la révolution.

En effet, nous sommes les ennemis de la bourgeoisie ; or, la révolution actuelle est bourgeoise ; par conséquent, nous ne devons prendre aucune part à cette révolution ! C’est dans cette voie que nous pousse la logique de la « minorité ».

La social-démocratie, en revanche, dit que nous, prolétaires, devons non seulement participer à la révolution actuelle, mais encore nous placer à la tête, la diriger et la mener jusqu’au bout. Or, il est impossible de mener la révolution jusqu’au bout sans faire partie du gouvernement provisoire. Il est incontestable qu’en l’occurrence la logique de la « minorité » boite des deux pieds.

De deux choses l’une : ou bien, à l’instar des libéraux, nous devons renoncer à l’idée que le prolétariat est le dirigeant de la révolution, et alors la question de notre participation à un gouvernement provisoire. La « minorité », elle, ne veut rompre ni avec l’un, ni avec l’autre, elle veut faire figure et de libérale et de social-démocrate ! C’est ainsi qu’elle violente impitoyablement l’innocente logique…

Quant au congrès d’Amsterdam, il avait en vue le gouvernement français permanent, et non un gouvernement provisoire révolutionnaire.

Le gouvernement français est conservateur et réactionnaire ; il défend ce qui est ancien et combat ce qui est nouveau ; il va de soi qu’un social-démocrate véritable n’en fera pas partie. Alors que le gouvernement provisoire est progressiste et révolutionnaire, qu’il lutte contre ce qui est ancien, fraie la voie à ce qui est nouveau, sert les intérêts de la révolution ; il va de soi qu’un social-démocrate véritable en fera partie et prendra une part active au parachèvement de la révolution. Comme on le voit, ce sont là des choses bien différentes. C’est à tort que la « minorité » se cramponne au congrès d’Amsterdam : il ne la sauvera pas de l’échec.

Il faut croire que la « minorité » elle-même l’a senti : elle fait appel à un autre argument : elle invoque à présent les ombres de Marx et d’Engels. Le Social-démocrate, par exemple, répète obstinément que Marx et Engels « rejettent radicalement » la participation à un gouvernement provisoire. Mais où et quand ? Que dit Marx, par exemple ? En réalité, Marx dit que…

les petits bourgeois démocrates… prêchent au prolétariat… de créer un grand parti d’opposition qui engloberait toutes les nuances dans un parti démocratique… [qu’] une pareille union serait sans aucun doute préjudiciable au prolétariat et leur profiterait exclusivement [au gouvernement provisoire] [5], etc… [6].

En un mot, le prolétariat doit avoir un parti de classe distinct. Mais qui donc s’y oppose, « savant critique » ? Pourquoi vous battez-vous contre des moulins à vent ?

Le « critique » n’en continue pas moins à citer Marx.

En cas de lutte contre un ennemi commun, il n’est pas besoin d’une union spéciale. Dans la mesure où une lutte directe contre cet ennemi est nécessaire, les intérêts des deux partis coïncident pour un certain temps, etc… une alliance se réalise alors, qui n’est prévue que pour une période donnée… Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent, à chaque occasion, présenter leurs besoins [sans doute : revendications] propres à côté de ceux des démocrates bourgeois… En un mot, il est indispensable, dés le premier moment de la victoire, de se méfier… de ses alliés d’hier, du parti qui veut exploiter la victoire commune exclusivement à ses fins [7].

En d’autres termes, le prolétariat doit suivre son chemin propre et en soutenir la petite bourgeoisie que dans la mesure où cela ne contredit pas ses intérêts.

Mais qui s’y oppose, étonnant « critique » et qu’aviez-vous besoin de vous référer aux paroles de Marx ? Marx parle-t-il du gouvernement provisoire révolutionnaire ? Il n’en dit pas un mot !

Est-ce que, selon Marx, la participation à un gouvernement provisoire pendant une révolution démocratique est contraire à nos principes ? Il n’en dit pas un mot !

Pourquoi donc notre auteur est-il aux anges ? Où a-t-il été dénicher « une contradiction de principe » entre Marx et nous ? Pauvre « critique » ! Il se met en quatre pour découvrir une telle contradiction, mais, à son grand déplaisir, sans aucun résultat.

Et que dit Engels, d’après les menchéviks ?

Dans sa lettre à Turati, il dit, paraît-il, que la révolution future en Italie sera petite-bourgeoise et non socialiste ; que jusqu’à sa victoire le prolétariat doit marcher aux côtés de la petite bourgeoisie contre le régime existant, tout en ayant obligatoirement son propre parti ; mais qu’après la victoire de la révolution il serait extrêmement dangereux pour les socialistes de faire partie du nouveau gouvernement. Ils répéteraient ainsi l’erreur de Louis Blanc et d’autres socialistes français de 1848, etc [8]…

Autrement dit, puisque la révolution italienne sera démocratique, et non socialiste, ce serait une grave erreur de rêver à la domination du prolétariat et de rester dans le gouvernement même après la victoire ; c’est seulement jusqu’à la victoire que le prolétariat pourrait marcher avec les petits bourgeois contre l’ennemi commun.

Mais qui donc le conteste, qui dit que nous devons confondre la révolution démocratique et la révolution socialiste ? Quel besoin avait-on de se référer à Turati, adepte de Bernstein ? Et pourquoi évoquer Louis Blanc ? Louis Blanc était un « socialiste » petit-bourgeois, alors qu’il est question chez nous de social-démocrates.

Il n’existait pas de Parti social-démocrate à l’époque de Louis Blanc : or, ici, il est question de ce parti. Les socialistes français avaient en vue la conquête du pouvoir politique ; ce qui nous intéresse, quant à nous, c’est la question de la participation au gouvernement provisoire…

Est-ce que, selon Engels, participer à un gouvernement provisoire pendant une révolution démocratique est contraire à nos principes ? Il n’en dit pas un mot ! Mais alors pourquoi fallait-il, ô notre menchévik, disserter si longuement ? Ne comprenez-vous pas qu’embrouiller les questions, ce n’est pas les résoudre ? Quel besoin aviez-vous de déranger inutilement les ombres de Marx et d’Engels ?

La « minorité » a sans doute senti elle-même que les noms de Marx et d’Engels ne la sauveront pas, et la voilà qui se cramponne maintenant à un troisième « argument ». Vous voulez mettre une double bride aux ennemis de la révolution, nous dit la « minorité » ; vous voulez que « la pression du prolétariat sur la révolution s’exerce non seulement ‘d’en bas’, non seulement de la rue, mais encore d’en haut, des palais du gouvernement provisoire » [9]. Mais cela est contraire aux principes, nous reproche la « minorité ».

Ainsi, la « minorité » affirme que nous ne devons agir sur la marche de la révolution « que d’en bas ». La « majorité », en revanche, estime que nous devons compléter l’action exercée « d’en bas » par une action exercée « d’en haut », afin que la pression s’exerce de toutes parts.

Mais alors, qui donc entre en contradiction avec le principe de la social-démocratie, la « majorité » ou la « minorité » ?

Adressons-nous à Engels. Dans la période de 1870 à 1880, une insurrection éclata en Espagne. La question d’un gouvernement provisoire révolutionnaire se posa. A cette époque, les bakouninistes (anarchistes) étaient là-bas à l’oeuvre. Ils niaient toute action exercée « d’en haut », d’où une polémique entre eux et Engels. Les bakouninistes prêchaient la même chose que la « minorité » aujourd’hui.

Les bakouninistes, dit Engels, avaient prêché depuis des années que toute action de haut en bas est nuisible, que tout doit être organisé et exécuté de bas en haut [10].

D’après eux,

« toute organisation d’un pouvoir politique, dit provisoire ou révolutionnaire, ne peut-être qu’une nouvelle duperie et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements actuels [11]. »

Engels raille cette façon de voir et dit que la vie a cruellement réfuté cette théorie des bakouninistes. Force a été aux bakouninistes de céder aux exigences de la vie et…

« en dépit de leurs principes anarchistes, ils ont dû former un gouvernement révolutionnaire [12]. »

Ils ont ainsi,

foulé aux pieds le principe qu’ils venaient eux-mêmes de proclamer : à savoir que l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire n’est qu’une nouvelle duperie et une nouvelle trahison envers la classe ouvrière. [13]

Ainsi parle Engels.

Il apparaît donc que le principe de la « minorité », — n’agir que « d’en bas », — est un principe anarchiste, qui, en réalité contredit foncièrement la tactique social-démocrate. Le point de vue de la « minorité », selon lequel toute participation à un gouvernement provisoire serait néfaste aux ouvriers, est une phrase anarchiste, dont Engels se moquait déjà. Il apparaît aussi que la vie rejettera les conceptions de la « minorité » et les brisera en se jouant, comme ce fut le cas pour les bakouninistes.

Néanmoins, la « minorité » s’obstine : nous n’irons pas, dit-elle, contre les principes. Ces gens-là ont une étrange conception des principes social-démocrates. Prenons, par exemple, leurs principes concernant le gouvernement provisoire révolutionnaire et la Douma d’Etat. La « minorité » se prononce contre la participation à la Douma d’Etat, suscitée par les intérêts de l’autocratie : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes !

La « minorité » se prononce contre la participation à un gouvernement provisoire créé et légitimé par le peuple révolutionnaire : ce serait contraire aux principes. Mais elle est pour une participation à la Douma d’Etat, convoquée et légitimée par le tsar autocrate : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes !

La « minorité » est contre une participation à un gouvernement provisoire appelé à enterrer l’autocratie : ce serait contraire aux principes. Mais elle est pour la participation à la Douma d’Etat, appelée à consolider l’autocratie : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes !… De quels principes parlez-vous donc, très honorables amis, de ceux des libéraux ou des social-démocrates ? Vous feriez bien de répondre directement à cette question. Nous avons là-dessus quelques doutes.

Mais laissons ces questions.

Le fait est que la « minorité », en quête de principes, a glissé sur la pente de l’anarchisme.

Voilà ce qui est clair aujourd’hui.

II

Nos menchéviks n’ont pas trouvé à leur goût les résolutions prises au IIIe congrès du parti. Leur signification révolutionnaire véritable a troublé le « marais » des menchéviks et éveillé leur appétit de « critique ». Il est à croire que leur mentalité opportuniste a été surtout choquée par la résolution sur le gouvernement provisoire révolutionnaire ; ils ont donc entrepris de la « démolir ». Mais n’y ayant rien trouvé à quoi ils puissent accrocher leur critique, ils ont eu recours à leur moyen habituel et si bon marché : la démagogie !

Cette résolution a été rédigée pour leurrer les ouvriers, pour les mystifier et les aveugler, écrivent ces « critiques ». Et ils semblent très satisfaits de leur manège. Ils imaginent leur adversaire frappé à mort ; et, se croyant en posture de critiques vainqueurs, ils s’exclament : « Et ce sont eux (les auteurs de la résolution) qui ont la prétention de diriger le prolétariat ! ».

A regarder ces « critiques », on croit voir ce personnage de Gogol qui, ayant perdu la raison, se prend pour le roi d’Espagne. tel est le sort de ceux qui sont victimes de la folie des grandeurs !

Examinons de près la « critique » que nous trouvons dans le n°5 du Social-démocrate. Comme on le sait déjà, nos menchéviks ne peuvent songer sans effroi au spectre sanglant du gouvernement provisoire révolutionnaire, et ils font appel à leurs saint — les Martynov et les Akimov — pour les délivrer de ce monstre et le remplacer par le « Zemski Sobor [14] », devenu aujourd’hui la Douma d’Etat.

A cette fin, ils portent aux nues le « Zemski Sobor » et essaient de faire passer pour du bon argent cette création pourrie du tsarisme pourri ! « Nous savons que la grande Révolution française a institué la république sans avoir eu de gouvernement provisoire », écrivent-ils. Et c’est tout ? vous ne savez rien de plus « honorables » critiques ?

Ce n’est pas beaucoup ! Il faudrait en savoir davantage ! Il faudrait savoir, par exemple, que la grande Révolution française a triomphé en tant que mouvement révolutionnaire bourgeois, alors qu’en Russie « le mouvement révolutionnaire triomphera en tant que mouvement des ouvriers, ou ne triomphera pas du tout », comme le dit à juste titre Plékhanov. En France, la bourgeoisie était à la tête de la Révolution ; en Russie, c’est le prolétariat. Là-bas, c’est la bourgeoisie qui présidait au sort de la Révolution ; ici, c’est le prolétariat.

Puisque les forces révolutionnaires dirigeantes sont autres, n’est-il pas évident que les résultats ne sauraient être les mêmes pour l’une et l’autre classes ? Si en France la bourgeoisie, qui se trouvait à la tête de la révolution, en a recueilli les fruits, doit-il en être de même en Russie ?

Oui, disent nos menchéviks, ce qui s’est passé là-bas, en France, doit aussi se produire ici, en Russie. Ces messieurs, pareils à un fabricant de cercueils, prennent les mesures d’un trépassé de longues date et les appliquent aux vivants. Ils ont en outre commis une fraude de taille : ils ont enlevé la tête de l’objet qui nous intéresse et reporté le centre de la polémique sur la queue.

Comme tout social-démocrate révolutionnaire, nous parlons d’instaurer une république démocratique. Eux, ils ont subtilisé le mot « démocratique » et se sont mis à pérorer sur la « république ».

« Nous savons que la grande Révolution française a instauré la république : mais quelle république, — une république vraiment démocratique ? Telle que la veut le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ? Cette république a-t-elle donné au peuple le suffrage universel ? Les élections d’alors étaient-elles absolument directes ?

Avait-on établi l’impôt progressif sur le revenu ? Parlait-on d’améliorer les conditions de travail, de diminuer la journée de travail, d’augmenter les salaires etc… ? Non. Il n’y a rien eu de tout cela, et d’ailleurs il n’en pouvait être question, car les ouvriers n’avaient pas alors une éducation social-démocrate.

Aussi leurs intérêts, dans la république française de l’époque, ont-ils été oubliés, négligés par la bourgeoisie. Inclineriez-vous, messieurs, vos têtes « vénérables » devant une telle république ? Est-ce cela votre idéal ? Bon voyage ! Mais souvenez-vous bien, honorables critiques, que s’incliner devant une telle république n’a rien de commun avec la social-démocratie et son programme ; c’est du démocratisme de la pire espèce. Et vous faites passer tout cela en fraude, en vous couvrant du nom de la social-démocratie.

D’autre part, les menchéviks devraient savoir que la bourgeoisie de Russie, avec son « Zemski Sobor », ne nous gratifiera pas même d’une république comme celle de la France ; elle n’a pas du tout l’intention d’abolir la monarchie.

Connaissant parfaitement « l’insolence » des ouvriers là où il n’existe pas de monarchie, elle s’efforce de conserver cette forteresse intacte et de s’en faire une arme contre son ennemi implacable : le prolétariat. C’est dans ce but qu’au nom du « peuple » elle mène des pourparlers avec le tsar-bourreau et lui conseille dans l’intérêt de la « patrie » et du trône, de convoquer un « Zemski Sobor » pour éviter « l’anarchie ». Ignoreriez-vous tout cela, vous autres menchéviks ?

Il nous faut non une république comme celle que la bourgeoisie française a instaurée au XVIIIe siècle, mais une république telle que la veut le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, au XXe siècle. or, cette république ne peut naître que d’une insurrection populaire victorieuse ayant à sa tête, le prolétariat et du gouvernement révolutionnaire provisoire qu’elle aura mis en avant.

Ce gouvernement provisoire pourra seul réaliser provisoirement notre programme minimum et soumettre les transformations intervenues à l’approbation d’une Assemblée constituante convoquée par lui.

Nos « critiques » ne croient pas qu’une Assemblée constituante, convoquée conformément à notre programme, puisse exprimer la volonté du peuple (et comment pourraient-ils se l’imaginer, eux qui ne veulent pas aller au delà de la grande révolution française survenue il y a 115 ou 116 ans ?). Ceux qui ont la richesse et l’influence, continuent les « critiques », disposent de tant de moyens de fausser les élections en leur faveur qu’il est parfaitement inutile de parler de la volonté réelle du peuple. Pour que les électeurs pauvres ne deviennent pas les interprètes de la volonté des riches, il faut un grand combat, une longue discipline de parti [celle que les menchéviks ne veulent pas reconnaître !]. Même en Europe [?], malgré une éducation politique déjà ancienne, ce résultat n’est pas atteint. Et nos bolchéviks qui croient que le gouvernement provisoire détient ce talisman !

Voilà le véritable suivisme ! Les voilà, « reposant dans le sein de Dieu », la « tactique-processus » grandeur nature ! Demander pour la Russie ce qui n’a pas encore été réalisé en Europe, il ne saurait en être question, proclament sentencieusement les « critiques » ! Nous savons pourtant que notre programme minimum n’a été complètement réalisé ni en Europe ni même en Amérique ; par conséquent, quiconque l’accepte et lutte pour sa réalisation en Russie après la chute de l’autocratie n’est, selon les menchéviks, qu’un rêveur incorrigible, un pitoyable Don Quichotte ! En un mot, notre programme minimum est faux, utopique, et n’a rien à voir avec la « vie » réelle ! n’est-il pas vrai, messieurs les « critiques » ?

C’est bien ainsi, selon vous. Ayez donc le courage de le dire explicitement, sans détours ! Nous saurons alors qui à nous avons affaire et vous vous affranchirez des formalités de programme que vous abhorrez ! Car vous parlez si timidement, avec tant de pusillanimité, du peu d’importance du programme que beaucoup de gens, en dehors de bolchéviks bien sûr, croient encore que vous reconnaissez le programme de la social-démocratie de Russie, voté au IIe congrès du parti. Mais pourquoi ce pharisaïsme ?

Nous touchons là au fond de nos divergences. vous ne croyez pas à notre programme et vous en contestez la justesse. Alors que nous, au contraire, nous nous en inspirons toujours et y conformons tous nos actes !

Nous voulons croire que « ceux qui ont la richesse et l’influence » ne pourront ni corrompre ni tromper le peuple entier si la propagande électorale est libre. Car, à leur influence et leur or, nous opposerons la parole social-démocrate et sa vérité (dont contrairement à vous, nous ne doutons pas) ; nous atténuerons ainsi l’effet des manœuvres frauduleuses de la bourgeoisie. Mais vous, vous n’y croyez pas, et c’est pourquoi vous tirez la révolution vers le réformisme. En 1848, continuent les « critiques », le gouvernement provisoire de la France [encore la France !], dont faisaient également partie des ouvriers, convoqua une Assemblée nationale où pas un délégué du prolétariat parisien ne fut élu.

C’est là, encore une fois, une incompréhension complète de la théorie social-démocrate et une conception schématique de l’histoire !

Pourquoi jeter des phrases au vent ? En France, bien que des ouvriers eussent fait partie du gouvernement provisoire, le résultat a été nul ; c’est pourquoi la social-démocratie doit, en Russie refuser sa participation, car là encore le résultat serait nul, concluent les « critiques ». Mais est-ce sur la participation des ouvriers qu’est centré le débat ? Disons-nous que l’ouvrier, quel qu’il soit et quelle que soit sa tendance, doit participer au gouvernement provisoire révolutionnaire ?

Non , nous ne sommes pas encore vos adeptes et nous ne décernons pas à chaque ouvrier un brevet de social-démocrate. Quant à faire des ouvriers qui participent au gouvernement provisoire français de membres du Parti social-démocrate, cette idée ne nous est même pas venue à l’esprit ! A quoi bon cette analogie déplacée ?

Et d’ailleurs peut-on établir une comparaison entre la conscience politique du prolétariat français de 1848 et celle du prolétariat de Russie à l’heure actuelle ? Le prolétariat français de ce temps s’était-il livré, ne fût-ce qu’une seule fois, à une manifestation politique contre le régime existant ? Avait-il jamais fêté le 1er Mai sous le signe de la lutte contre le régime bourgeois ? Etait-il organisé au sein d’un parti ouvrier social-démocrate ?

Avait-il un programme social-démocrate ? Nous savons bien que non. De tout cela, le prolétariat français n’avait pas la moindre idée.

La question se pose : le prolétariat français pouvait-il alors cueillir les fruits de la révolution comme en est en mesure de le faire le prolétariat de Russie, qui est, lui, organisé depuis longtemps au sein d’un parti social-démocrate, a un programme social-démocrate parfaitement défini et se fraie consciemment un chemin vers le but qu’il s’est assigné ?

Quiconque est capable de comprendre tant soit peu la réalité répondra par la négative. Et seuls les hommes capables d’apprendre par coeur les faits historiques sans savoir en expliquer l’origine selon le temps et le lieu, peuvent identifier ces deux ordres de faits très différents. « Il faut, nous enseignent encore et encore les ‘critiques’, que le peuple use de violence, que la révolution soit ininterrompue, et non se contenter d’élections et rentrer ensuite chacun chez soi. »

Nouvelle calomnie ! Qui donc vous a dit, très honorable critique, que nous nous contenterons ensuite chacun chez soi ? Nommez-le donc !

Nos « critiques » s’alarment aussi de ce que nous exigions de notre programme minimum, et ils s’exclament : « C’est ne rien comprendre aux choses : car les revendications politiques et économiques de notre programme ne peuvent être réalisées que par la voie législative ; or, le gouvernement provisoire n’est pas un organe législatif. »

A la lecture de ce réquisitoire contre « les agissements illégaux », un doute se glisse en nous : cet article n’aurait-il pas été adressé au Social-démocrate par quelque bourgeois libéral, adorateur de la légalité ? [15].

Comment expliquer autrement ce sophisme bourgeois selon lequel le gouvernement provisoire révolutionnaire n’aurait pas le droit d’abroger les anciennes lois et d’en établir de nouvelles ! Ce raisonnement ne sent-il pas à plein nez le libéralisme le plus plat ?

Et n’est-il pas étrange dans la bouche d’un révolutionnaire ? Vraiment, cela rappelle le condamné dont on allait couper la tête et qui suppliait le bourreau de ne pas toucher au bouton qu’il avait sur le cou.

Au reste, que ne passerait-on pas à des « critiques » qui ne distinguent pas un gouvernement provisoire révolutionnaire d’un simple cabinet des ministres (ce n’est pas de leur faute : leurs maîtres, les Martynov et les Akimov, les ont amenés là). Qu’est-ce qu’un cabinet des ministres ? Le résultat de l’existence d’un gouvernement permanent.

Et qu’est-ce qu’un gouvernement provisoire révolutionnaire ? Le résultat de la suppression du gouvernement permanent. Le premier applique les lois existantes avec le concours d’une armée permanente. le second abroge les lois existantes et à leur place, avec le concours du peuple insurgé, consacre la volonté de la révolution. Qu’y a-t-il de commun entre eux ?

Admettons que la révolution ait triomphé et que le peuple vainqueur ait formé un gouvernement provisoire révolutionnaire. La question se pose : que doit faire ce gouvernement, s’il ne peut ni abroger ni promulguer des lois ? Attendre l’Assemblée constituante ? Mais la convocation de cette Assemblée exige, elle aussi, la promulgation de lois nouvelles comme : le suffrage universel, direct, etc…, la liberté de parole, de la presse, des réunions, et ainsi de suite. Tout cela fait partie de notre programme minimum.

Et si le gouvernement provisoire révolutionnaire ne peut le réaliser, de quoi s’inspirera-t-il en convoquant l’Assemblée constituante ? Serait-ce du programme élaboré par Boulyguine [16] et approuvé par Nicolas II ?

Admettons encore que le peuple vainqueur, après avoir subi de nombreuses pertes par suite du manque d’armes, exige du gouvernement provisoire révolutionnaire le licenciement de l’armée permanente et l’armement du peuple pour lutter contre la contre-révolution.

C’est alors que les menchéviks se mettent à prêcher : la suppression de l’armée permanente et l’armement du peuple sont du ressort, non du gouvernement provisoire révolutionnaire, mais de l’Assemblée constituante. C’est à elle que vous devez en appeler, ne demandez pas d’actes illégaux, etc… Jolis conseillers, il n’y a pas à dire !

Voyons maintenant de quel droit les menchéviks privent le gouvernement provisoire révolutionnaire de toute « capacité ». D’abord, parce qu’il n’est pas une institution législative, et puis parce que l’Assemblée constituante n’aurait, paraît-il, plus rien à faire. Voilà à quelle honte en arrivent ces béjaunes en politique !

Il se trouve qu’ils ne savent même pas que la révolution triomphante et l’interprète de sa volonté, le gouvernement provisoire révolutionnaire, sont les maîtres de la situation jusqu’à la formation d’un gouvernement permanent, qu’ils peuvent donc abroger et promulguer des lois !

S’il en était autrement, si le gouvernement provisoire ne possédait pas ces droits, son existence n’aurait plus aucun sens et le peuple insurgé n’aurait pas institué un pareil organisme. Il est tout de même étonnant que les menchéviks aient oublié l’a b c de la révolution.

Les menchéviks demandent : ce que doit donc faire l’Assemblée constituante, si le gouvernement provisoire révolutionnaire applique notre programme minimum ? Vous craignez, honorables critiques, qu’elle ne soit réduite au chômage.

Soyez sans crainte, le travail ne lui manquera pas. Elle sanctionnera les transformations que le gouvernement provisoire révolutionnaire aura opérées avec l’aide du peuple insurgé ; elle élaborera la Constitution du pays, dont notre programme minimum ne sera qu’une partie. Voilà ce que nous demanderons à l’Assemblée constituante ! Ils

[les bolchéviks]

ne peuvent se figurer une scission entre la petite bourgeoisie même et les ouvriers, scission qui aura ses répercussions sur les élections ; par suite, le gouvernement provisoire voudra opprimer au profit de sa classe les électeurs ouvriers, écrivent les « critiques ».

Comprenne qui pourra cette sagesse ! Que signifient ces mots : « le gouvernement provisoire voudra opprimer au profit de sa classe les électeurs-ouvriers » !!? De quel gouvernement provisoire parlent-ils, contre quels moulins à vent se battent ces Don Quichotte ? Quelqu’un a-t-il jamais dit que si la petite bourgeoisie s’emparait à elle seule du gouvernement provisoire révolutionnaire, elle n’en défendrait pas moins les intérêts des ouvriers ? Pourquoi prêter aux autres sa propre étourderie ?

Nous disons qu’on peut admettre, dans certaines conditions, la participation de nos délégués social-démocrates au gouvernement provisoire révolutionnaire à côté des représentants de la démocratie. S’il en est ainsi, s’il s’agit d’un gouvernement provisoire révolutionnaire dont font aussi partie les social-démocrates, comment pourrait-il être de composition petite-bourgeoise ?

Nous fondons nos arguments en faveur de la participation au gouvernement provisoire révolutionnaire sur ce fait que la réalisation de notre programme minimum ne contredit pas dans l’essentiel les intérêts de la démocratie : paysannerie et petite bourgeoisie des villes (que vous, menchéviks, invitez à adhérer à votre parti) ; nous estimons donc possible de l’appliquer en commun.

Mais si la démocratie s’oppose à l’application de certains points de notre programme, nos délégués, soutenus dans la rue par leurs électeurs, par le prolétariat, s’efforceront d’appliquer ce programme par la force, si cette force existe (si elle fait défaut, nous n’entrerons pas dans le gouvernement provisoire, et d’ailleurs on ne nous y enverra pas siéger).

Comme on le voit, la social-démocratie doit participer au gouvernement provisoire révolutionnaire précisément pour y défendre le point de vue social-démocrate, c’est-à-dire pour ne pas permettre aux autres classes de léser les intérêts du prolétariat.

Les représentants du Parti ouvrier social-démocrate de Russie au gouvernement provisoire révolutionnaire déclareront la guerre non au prolétariat, comme le croient les menchéviks dans leur aberration, mais, en accord avec le prolétariat, aux ennemis du prolétariat.

Mais que vous importe tout cela, à vous, menchéviks ? Que vous importent la révolution et son gouvernement provisoire ? Votre place est là-bas, à la « [Douma d’Etat] »…

Notes

[1] Voir, pour le programme minimum, le Communiqué sur le IIe congrès du P.O.S.D.R. (J.S.).

[2] C’est-à-dire la petite bourgeoisie. (J.S.).

[3] Voir l’Iskra, n°96. Ce passage a été reproduit dans le n°5 du Social-démocrate. Voir « La démocratie et la social-démocratie ». (J.S.).

[4] Le congrès d’Amsterdam de la IIe Internationale, tenu en août 1904.

[5] Voir le Social-démocrate, n°5. (J.S.).

[6] Karl Marx et Friedrich Engels : Adresse du Comité central à la Ligue des communistes.

[7] Voir le Social-démocrate, n° 5. (J.S.).

[8] Voir le Social-démocrate n°5. Le Social-démocrate cite ces mots entre guillemets. On pourrait croire que ces mots d’Engels sont reproduits textuellement. En réalité, il n’en est rien. Le contenu de la lettre d’Engels y est seulement exposé en d’autres termes. (J.S.).

[9] Voir l’Iskra, n°93. (J.S.).

[10] Voir le n°3 du Proletari, où sont citées ces paroles d’Engels. (J.S.).

[11] Voir le n°3 du Prolétari. (J.S.).

[12] Idem. (J.S.).

[13] Idem. (J.S.).

[14] Le « Zemski Sobor » ou « assemblée des représentants de la terre russe » correspond aux Etats généraux de l’ancien régime en France. Au début du XVIIe siècle, pendant le « temps des troubles », le « Zemski Sobor » exerça un moment le pouvoir.

[15] Cette idée s’impose d’autant plus que, de toute la bourgeoisie de Tiflis, les menchéviks, dans le n°5 du Social-démocrate, ne considèrent comme traîtres à la « cause commune » qu’une dizaine de marchands. On peut en conclure que les autres sont leurs partisans et font « cause commune » avec les menchéviks. Quoi d’étonnant à ce qu’un de ces partisans de la « cause commune » se soit avisé d’envoyer au journal de ses collègues un article « critique contre l’intransigeante « majorité » ? (J.S.).

[16] Il s’agit du projet de loi relatif à l’institution d’une Douma d’Etat consultative et du règlement sur les élections à la Douma, élaborés par une commission que présidait le ministre de l’Intérieur Boulyguine. Le projet de loi et le règlement électoral furent publiés en même temps que le manifeste du tsar, le 6 (19) août 1905. Les bolchéviks boycottèrent activement la Douma de Boulyguine. Celle-ci fut balayée par la révolution avant même d’avoir pu se réunir.

=>Oeuvres de Staline

Staline : La réaction se renforce

Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], n°12, 15 octobre 1905.
Article non signé.
Traduit du géorgien.

De sombres nuages s’amassent au-dessus de nous. L’autocratie décrépite relève la tête et s’arme « du glaive et du feu ». La réaction est en marche ! Qu’on ne vienne pas nous parler des « réformes » du tsar, appelées à renforcer l’infâme aristocratie : les « réformes » ne servent qu’à masquer les balles et les nagaïkas dont nous régale si généreusement le féroce gouvernement tsariste.

Il fut un temps où le gouvernement s’abstenait de verser le sang à l’intérieur du pays. Il faisait alors la guerre à « l’ennemi du dehors », il lui fallait la « tranquillité intérieure ». Aussi faisait-il preuve d’une certaine « tolérance » à l’égard des « ennemis du dedans », il « fermait les yeux » sur le mouvement qui montait.

Maintenant, les temps sont changés. Épouvanté par le spectre de la révolution, le gouvernement du tsar s’est hâté de conclure la paix avec « l’ennemi du dehors », le Japon, afin de rassembler ses forces et de sévir « à fond » contre « l’ennemi du dedans ». Ce fut alors le début de la réaction. Le gouvernement avait déjà révélé ses « plans » dans les Moskovskié Viédomosti [1].

Le gouvernement… a dû faire deux guerres de front… écrivait ce journal réactionnaire, la guerre à l’extérieur et la guerre à l’intérieur. S’il ne faisait ni l’une ni l’autre avec suffisamment d’énergie… cela peut s’expliquer en partie par le fait que ces deux guerres se contrariaient l’une l’autre… Si la guerre se termine maintenant en Extrême-Orient…, [le gouvernement] aura enfin les coudées franches pour en finir victorieusement avec la guerre de l’intérieur… pour écraser sans aucune négociation… les ennemis du dedans… La guerre terminée, toute l’attention de la Russie [lisez : du gouvernement] se portera sur la vie intérieure et principalement sur la répression des troubles. (Voir les Moskovskié Viédomosti du 18 août).

Tels étaient les « plans » du gouvernement tsariste lorsqu’il concluait la paix avec le Japon.

Puis, la paix conclue, il a de nouveau exposé ces mêmes « plans » par la bouche d’un de ses ministres : « Nous noierons dans le sang, disait cet homme, les partis extrêmes de Russie. »

D’ores et déjà, par l’entremise de ses satrapes et de ses gouverneurs généraux, il applique ces « plans » : ce n’est pas pour rien qu’il a fait de la Russie un camp retranché ; qu’il a inondé les centres du mouvement de ses Cosaques et de ses soldats ; qu’il a tourné ses mitrailleuses contre le prolétariat : c’est à croire que le gouvernement s’apprête à conquérir encore une fois l’immense Russie !

Comme on le voit, le gouvernement déclare la guerre à la révolution et dirige les premiers coups contre son avant-garde, le prolétariat. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses menaces à l’adresse des « partis extrêmes ».

Certes, il ne « lésera » pas non plus la paysannerie et la gratifiera généreusement de coups de nagaïkas et de balles, — si elle ne se montre pas « assez raisonnable » et réclame des conditions de vie humaines ; mais pour l’instant, le gouvernement cherche à la tromper : il lui promet la terre et l’invite à la Douma, faisant miroiter à ses yeux « toutes les libertés » pour plus tard.

Quant au « beau monde », le gouvernement, bien entendu, le traitera « avec plus d’égards » et s’efforcera de s’allier avec lui : la Douma d’Etat n’est-elle pas faite pour cela ? Inutile de dire que MM. les bourgeois libéraux ne refuseront pas des « accords ». Dés le 5 août, ils déclaraient par la bouche de leur chef qu’ils étaient ravis des réformes du tsar :

« … Tout doit être fait pour que la Russie… ne suive pas la voie révolutionnaire de la France. » (Voir les Rousskié Viédomosti [2] du 5 août, article de Vinogradov).

Est-il besoin de dire que les astucieux libéraux trahiront plutôt la révolution que Nicolas II ? Leur dernier congrès l’a amplement prouvé…

En un mot, le gouvernement du tsar fait tous ses efforts pour réprimer la révolution populaire.

Des balles pour le prolétariat, des promesses fallacieuses à la paysannerie et des « droits » pour la grande bourgeoisie, tels sont les moyens dont s’arme la réaction.

L’écrasement de la révolution ou la mort : voilà quel est aujourd’hui le mot d’ordre de l’autocratie.

De leurs côté, les forces de la révolution ne dorment pas, elles poursuivent leur grande oeuvre. La crise, aggravée par la guerre, et les grèves politiques de plus en plus fréquentes ont mis en effervescence tout le prolétariat de Russie, le dressant face à l’autocratie tsariste.

La loi martiale, loin de l’intimider, a versé au contraire de l’huile sur le feu et aggravé encore la situation. Quiconque a entendu les cris répétés des prolétaires : « A bas le gouvernement du tsar, à bas la Douma tsariste ! » et a écouté attentivement battre le cœur de la classe ouvrière, ne saurait en douter : l’esprit révolutionnaire du prolétariat, guide de la révolution, ne cesse de s’élever.

Quant aux paysans, la mobilisation les avait déjà dressés contre le régime, car en privant les familles de leurs meilleurs travailleurs, elle a détruit leurs foyers. Et si l’on ajoute que la famine a frappé 26 provinces, on comprendra sans peine dans quelle voie doit s’engager la paysannerie si durement éprouvée.

Enfin, les soldats, à leur tour, commencent à murmurer, ce murmure prend pour l’autocratie un caractère chaque jour plus redoutable. Les Cosaques, soutiens de l’autocratie, se font haïr des soldats : dernièrement, à Novaïa Alexandria, les soldats en ont tué trois cents [3]. Les faits de ce genre deviennent de plus en plus fréquents…

En un mot, la vie prépare une nouvelle vague révolutionnaire, qui monte peu à peu et s’élance contre lé réaction. Les derniers événements de Moscou et de Pétersbourg sont les signes précurseurs de cette vague.

Quelle doit être notre ligne de conduite en face de tous ces évènements ? Que devons-nous faire, nous, social-démocrates ?

Si l’on en croit le menchévik Martov, nous devrions, dés aujourd’hui, élire une Assemblée Constituante pour saper à jamais les bases de l’autocratie tsariste. Selon lui, parallèlement aux élections légales à la Douma, il faut procéder à des élections illégales.

Des comités électoraux doivent être constitués, qui appelleront « la population à élire ses représentants au suffrage universel. Ces représentants doivent, à un moment donné, se réunir dans une ville et se proclamer Assemblée Constituante…

[C’est ainsi que] doit s’opérer la liquidation de l’autocratie » [4]. En d’autres termes, bien que l’autocratie soit encore debout, nous pouvons procéder à des élections générales dans toute la Russie !

L’autocratie a beau sévir, les représentants « illégaux » du peuple peuvent se proclamer Assemblée Constituante et instaurer une république démocratique ! Pas besoin, paraît-il, d’armement, d’insurrection, de gouvernement provisoire : la république démocratique viendra d’elle-même ; il faut seulement que les représentants « illégaux » se donnent le nom d’Assemblée Constituante !

Le bon Martov n’oublie qu’une chose : c’est qu’un beau jour cette fantastique « Assemblée Constituante » se retrouvera à la forteresse Pierre-et-Paul ! Le Martov de Genève ne comprend pas que les praticiens de Russie n’ont guère le loisir de s’amuser aux jonchets de la bourgeoisie.

Non, nous voulons autre chose.

La réaction la plus noire rassemble les forces ténébreuses et cherche à les unir par tous les moyens : notre tâche à nous est de rassembler les forces social-démocrates et de les grouper plus étroitement.

La réaction la plus noire convoque la Douma ; elle veut se faire de nouveaux alliés et renforcer l’armée de la contre-révolution : notre tâche à nous est de boycotter activement la Douma, de montrer à tous son visage contre-révolutionnaire et de grossir les rangs des partisans de la révolution.

La réaction la plus noire déclenche une attaque à mort contre la révolution ; elle veut porter le désarroi dans nos rangs et creuser la tombe de la révolution populaire : notre tâche à nous est de serrer les rangs, de lancer une attaque générale et simultanée contre l’autocratie tsariste et d’en effacer jusqu’au souvenir.

Pas un château de cartes à la Martov, mais l’insurrection générale : voilà ce qu’il nous faut.

Le salut du peuple est dans l’insurrection victorieuse du peuple lui-même.

La victoire de la révolution ou la mort — tel doit être aujourd’hui notre mot d’ordre révolutionnaire.

Notes

[1] Les Moskovskié Viédomosti [les Nouvelles de Moscou], journal paraissant depuis 1756, qui défendait les intérêts des milieux les plus réactionnaires de la noblesse féodale et du clergé. A partir de 1905, organe des Cent-Noirs. Interdit après la Révolution d’Octobre 1917.

[2] Les Rousskié Viédomosti [les Nouvelles de Russie], journal édité à Moscou depuis 1863 par des professeurs libéraux de l’Université de Moscou et des représentants des zemstvos, défendaient les intérêts des grands propriétaires fonciers libéraux et de la bourgeoisie. A partir de 1905, organe des cadets de droite.

[3] Voir le Prolétari *, n°17. (J.S.).

* Le Prolétari [le Prolétaire], hebdomadaire bolchévik illégal. Organe central du P.O.S.D.R., dont la création avait été décidée par le IIIe congrès du parti, était édité à Genève. Il en parut 26 numéros, du 14 (27) mai au 12 (25) novembre 1905. Lénine en était le rédacteur en chef. Le Prolétari, dont la ligne était celle de la vieille Iskra léniniste, succéda au journal bolchévik : le Vpériod. Il cessa de paraître quand Lénine partit pour Pétersbourg.

[4] Voir le Prolétari, n°15 où est exposé le « plan » de Martov. (J.S.).

=>Oeuvres de Staline

Staline : La Douma d’Etat et la tactique de la social-démocratie

Gantiadi [l’Aube], n°3, 8 mars 1906. 
Signé : I. Bessochvili.
Traduit du géorgien.

Vous avez sans doute entendu parler de l’affranchissement des paysans. C’était à l’époque où un double coup avait été porté au gouvernement : au dehors, la défaite de Crimée ; à l’intérieur, le mouvement paysan.

Aussi le gouvernement, pressé de deux côtés, fut-il contraint de céder, et il se mit à parler de l’affranchissement des paysans : « Nous devons nous-mêmes affranchir les paysans d’en haut, sinon le peuple se soulèvera et s’affranchira lui-même d’en bas. » Nous savons ce qu’a été cet « affranchissement d’en haut »…

Et si le peuple s’est alors laissé duper ; si le gouvernement est parvenu à réaliser ses plans pharisaïques ; s’il a pu, par des réformes, raffermir sa situation et retarder ainsi la victoire du peuple, c’est, entre autres, parce qu’à cette époque le peuple n’était pas encore préparé et qu’on pouvait facilement le tromper.

La même histoire se répète aujourd’hui dans la vie de la Russie. On sait qu’aujourd’hui encore un double coup a été porté au gouvernement : au dehors, la défaite en Mandchourie ; à l’intérieur, la révolution populaire.

On sait que le gouvernement, pressé de deux côtés, est contraint de céder une fois encore et, comme naguère, parle de « réformes d’en haut » : « Nous devons , d’en haut, donner au peuple une Douma d’Etat, sinon le peuple se soulèvera et convoquera lui-même, d’en bas, une Assemblée constituante. »

C’est ainsi qu’ils veulent, par la convocation de la Doum, apaiser la révolution populaire, de même qu’ils ont, une fois déjà, apaisé le grand mouvement paysan par « l’affranchissement des paysans ».

De là notre tâche : déjouer avec la dernière énergie les plans de la réaction, balayer la Douma d’Etat et faire ainsi place nette pour la révolution populaire.

Mais qu’est-ce que la Douma, comment est-elle composée ?

La Douma est un parlement bâtard. Elle n’aura qu’en théorie voix délibérative ; en fait, elle aura seulement voix consultative, car il y aura au-dessus d’elle, pour la censurer, une Chambre haute et un gouvernement armé jusqu’aux dents. Le manifeste dit expressément qu’aucune décision de la Douma ne pourra être appliquée si elle n’a obtenu l’assentiment de la Chambre haute et du tsar.

La Douma n’est pas un parlement populaire ; c’est le parlement des ennemis du peuple, car les élections à la Douma ne seront ni générales, ni égales, ni directes, ni faites au scrutin secret. Les droits électoraux infimes accordés aux ouvriers n’existent que sur le papier.

Des 98 délégués qui doivent élire les députés à la Douma pour le gouvernement de Tiflis, deux seulement peuvent être élus par les ouvriers, les 96 autres doivent appartenir aux autres classes : ainsi le veut le manifeste.

Des 32 délégués qui doivent envoyer des députés à la Douma au nom des circonscriptions de Batoum et de Soukhoum, un seul peut être élu par les ouvriers, les 31 autres doivent être désignés par les autres classes : ainsi le veut le manifeste.

Il en est de même dans les autres régions. Est-il besoin de dire que seuls des représentants d’autres classes pourront être élus députés ? Pas un député des ouvriers, pas une voix aux ouvriers : tels sont les principes sur lesquels s’organise la Douma. Si l’on ajoute à tout cela la loi martiale ; si l’on tient compte que la liberté de parole, de la presse, de réunion et d’association n’existe pas, on comprendra sans peine ce que seront ceux qui vont se réunir à la Douma tsariste.

Raison de plus, il est inutile de le dire, pour que nous nous appliquions résolument à balayer cette Douma et à lever le drapeau de la révolution.

Comment pouvons-nous balayer la Douma ? En participant aux élections ou en les boycottant ? Là est maintenant la question.

Les uns disent : nous devons absolument prendre part aux élections pour empêtrer la réaction dans ses propres filets et faire ainsi définitivement échec à la Douma d’Etat.

Les autres leur répondent : en prenant part aux élections, vous aidez sans le vouloir la réaction à créer une Douma et vous sautez ainsi à pieds joints dans les filets qu’elle vous a tendus.

Cela signifie que vous allez d’abord, de concert avec la réaction, aider à instituer une Douma tsariste, pour essayer ensuite, sous la pression de la vie, de détruire cette Douma que vous aurez vous-mêmes créée, chose incompatible avec les exigences de notre politique, qui est une politique de principe.

De deux choses l’une : ou bien renoncez à participer aux élections et travaillez à mettre la Douma en échec, ou bien renoncez à faire échec à la Douma et allez voter sans vous proposer de détruire ensuite ce que vous avez vous-mêmes créé.

Il est évident que la seule voie juste, c’est le boycottage actif qui nous permettra d’isoler du peuple la réaction, de faire échec à la Douma et de priver ainsi de tout appui ce parlement bâtard.

Tels sont les arguments des partisans du boycottage.

Qui a raison ?

Deux conditions sont nécessaires pour une tactique social-démocrate véritable : d’abord ne pas être en contradiction avec la marche de la vie sociale ; ensuite, élever sans cesse l’esprit révolutionnaire des masses.

La tactique de la participation aux élections contredit la marche de la vie sociale, car la vie sape les assises de la Doum, alors que la participation aux élections les consolide et, par conséquent, va à l’encontre de la vie.

La tactique du boycottage, elle, découle de la marche de la révolution, car, de concert avec la révolution, elle discrédite et sape dés le début les assises de la Douma policière.

La tactique de la participation aux élections affaiblit l’esprit révolutionnaire du peuple, car les partisans de cette tactique invitent le peuple à prendre part à des élections policières, et non à des actes révolutionnaires ; ils voient le salut dans des bulletins de vote, et non dans l’action du peuple.

Les élections policières donneront au peuple une idée fausse de la Doum d’Etat, elles éveilleront en lui des espoirs fallacieux et le pousseront à penser involontairement : il faut croire que la Doum n’est pas une chose si mauvaise ; sinon les social-démocrates ne nous conseilleraient pas d’y participer. Qui sait si la chance ne nous sourira pas et si la Douma ne nous sera pas profitable ?

La tactique du boycottage, elle, ne sème point d’espoirs fallacieux dans la Douma ; elle dit franchement et sans équivoque que le salut réside uniquement dans l’action victorieuse du peuple, que l’affranchissement du peuple ne peut être que l’œuvre du peuple lui-même ; et que la Douma y faisant obstacle, il faut dés maintenant s’efforcer de la supprimer.

Ici, le peuple ne compte que sur lui-même ; il est, dés la début, hostile à la Douma, citadelle de la réaction ; tout cela ne manquera pas d’élever de plus en plus son esprit révolutionnaire, de préparer le terrain pour une action générale victorieuse.

La tactique révolutionnaire doit être claire, nette et précise ; la tactique du boycottage possède justement ces qualités.

On dit : la propagande orale ne suffit pas ; c’est par des faits qu’il faut convaincre la masse de l’incapacité de la Douma, et contribuer ainsi à son échec ; on doit, pour cela, participer aux élections, et non les boycotter activement.

Voici notre réponse. Il va sans dire que la propagande par les faits a beaucoup plus de portée qu’une explication verbale. Si nous allons aux réunions électorales populaires, c’est justement pour que dans la lutte contre les autres partis, dans les conflits qui nous opposent à eux, le peuple voie de ses propres yeux la perfidie de la réaction et de la bourgeoisie, et pour que nous fassions ainsi « de la propagande par les faits » parmi les électeurs.

Et si cela ne suffit pas à nos camarades, s’ils veulent avec tout cela que nous participions aux élections, il faut leur faire remarquer que par elle-même l’élection, — le fait de déposer ou non son bulletin dans l’urne, — n’ajoute absolument rien ni à la propagande « par les faits », ni à la propagande « verbale ».

Mais le préjudice est grand, puisque, par cette « propagande par les faits », les partisans de la participation, sans le vouloir, approuvent l’existence de la Douma et en consolident ainsi les assises. Comment ces camarades entendent-ils compenser ce grave préjudice ? En déposant des bulletins ? Ce n’est même pas la peine d’en discuter.

D’autre part, la « propagande par les faits » doit également avoir des bornes. Quand Gapone [2] marchait avec la croix et les icônes à la tête des ouvriers de Pétersbourg, il disait aussi : le peuple croit à la bonté du tsar ; il ne s’est pas encore convaincu de la volonté criminelle de l’administration, et il ne nous reste qu’à le conduire au palais du tsar. Assurément Gapone se trompait.

Sa tactique était néfaste, ce qui fut confirmé le 9 janvier. Cela signifie que nous devons rejeter la tactique de Gapone. Or la tactique du boycottage est la seule qui écarte radicalement les expédients à la Gapone.

On dit : le boycottage coupera la masse de son avant-garde, car celle-ci seule vous suivra, tandis que la masse restera avec les réactionnaires et les libéraux, qui la gagneront à leur cause.

A cela nous répondrons que partout où des faits de ce genre se produiront, c’est que la masse sympathise évidemment avec d’autres partis et nous aurions beau prendre part aux élections, elle n’élirait pas de délégués social-démocrates. Car ce ne sont pas les élections qui peuvent, par elles-mêmes, rendre la masse révolutionnaire !

Quant à la propagande électorale, elle est faite par les deux tendances, avec cette différence toutefois que les partisans du boycottage font contre la Douma une propagande plus intransigeante et plus énergique que les partisans de la participation aux élections, car une violente critique de la Douma peut inciter les masses à refuser de voter, ce qui n’entre pas dans les plans des partisans de la participation.

Si cette propagande est efficace, le peuple se ralliera autour des social-démocrates, et quand ceux-ci appelleront à boycotter la Douma, le peuple les suivra aussitôt, tandis que les réactionnaires resteront avec leurs fieffées crapules.

Si, en revanche, la propagande « ne porte pas », les élections ne peuvent que nous être préjudiciables, car avec la tactique de la participation à la Douma, nous serons obligés d’approuver l’activité de réactionnaires. Le boycottage, on le voit, est le meilleur moyen de rallier le peuple autour de la social-démocratie, bien entendu là où ce ralliement est possible ; là où il ne l’est pas, les élections ne peuvent que nous faire du tort.

D’autre part, la tactique de la participation à la Douma obscurcit la conscience révolutionnaire du peuple. En effet, tous les partis révolutionnaires et libéraux prennent part aux élections. Quelle différence y a-t-il entre eux et les révolutionnaires ?

A cette question, la tactique de la participation ne fournit pas de réponse explicite aux masses. Celles-ci peuvent facilement confondre les cadets non révolutionnaires.

La tactique du boycottage, elle, trace une frontière très nette entre les révolutionnaires et les non-révolutionnaires qui veulent se servir de la Douma pour sauver les assises de l’ancien régime. Or il importe éminemment, pour l’éducation révolutionnaire du peuple, que cette frontière soit tracée.

On nous dit, enfin, que grâce aux élections nous créerons des Soviets de députés ouvriers et unirons ainsi sur le plan de l’organisation les masses révolutionnaires.

A cela nous répondrons que, dans les conditions actuelles, alors que les participants aux réunions les plus anodines sont arrêtés, l’activité de Soviets de députés ouvriers est absolument impossible et que, par conséquent, se fixer pareille tâche, c’est se leurrer soi-même.

Ainsi la tactique de la participation sert sans le vouloir à fortifier la Douma tsariste ; elle affaiblit l’esprit révolutionnaire des masses, obscurcit la conscience révolutionnaire du peuple ; elle n’est en mesure de créer aucune organisation révolutionnaire ; elle va à l’encontre du développement de la vie sociale et, comme telle, elle doit être rejetée par la social-démocratie.

Quant à la tactique du boycottage, c’est dans cette direction que va maintenant le développement de la révolution. C’est aussi cette direction que doit suivre la social-démocratie.

Notes

[1] Cet article a été publié le 8 mars 1906 dans la Gantiadi [l’Aube], organe quotidien du comité unifié de Tiflis du P.O.S.D.R, qui parut du 5 au 10 mars 1906. L’article exprimait le point de vue officiel des bolchéviks sur la tactique à suivre à l’égard des élections à la Douma.

Dans le numéro précédent de la Gantiadi, un article intitulé « Les élections à la Douma d’Etat et notre tactique » et signé X, exposait la position des menchéviks dans cette question.

L’article de Staline était accompagné de cette note de la rédaction : « Dans le numéro d’hier, nous avons publié un article qui traduisait l’opinion d’une partie de nos camarades sur la participation à la Douma d’Etat. Aujourd’hui, nous faisons paraître, ainsi que nous l’avons promis, un second article exprimant le point de vue d’une autre partie de nos camarades sur cette même question. Comme le lecteur s’en rendra compte, ces articles se distinguent foncièrement l’un de l’autre : l’auteur du premier article est pour la participation aux élections à la Douma ; l’auteur du second article est contre. Ces deux points de vue ne traduisent pas seulement une opinion personnelle. Ils expriment les conceptions tactiques des deux tendances qui existent dans le parti. Et il en est ainsi non seulement chez nous, mais dans toute la Russie ».

[2] Gapone (1872-1906) : pope et agent provocateur qui avait créé à Pétersbourg, en 1904, une organisation ouvrière contrôlée par la police. Lors de la grève de l’usine Poutilov, il conduisit, le 9 (22) janvier 1905, devant le Palais d’Hiver les ouvriers qui devaient remettre au tsar une pétition : Gapone entendait aider l’Okhrana à provoquer le massacre. La troupe tira : plus de mille ouvriers furent tués en ce « dimanche sanglant ». Gapone s’échappa, se réfugia en France, revint en décembre 1905 à Pétersbourg où il fut exécuté par les socialistes-révolutionnaires.

=>Oeuvres de Staline

Staline : À propos de la question agraire

Elva [l’Eclair], n°14 du 29 mars 1906.
Signé : I. Bessochvili.
Traduit du géorgien.

 L’Elva [l’Eclair] fut un quotidien géorgien, organe du Comité unifié de Tiflis du P.O.S.D.R. ; il commença à paraître après l’interdiction de la Gantiadi. Le premier numéro de l’Elva parut le 12 mars, le dernier, le 15 avril 1906. Les articles leaders publiés dans le journal au nom des bolchéviks furent écrits par Staline. En tout parurent 27 numéros.

On se souvient sans doute du dernier article sur la « municipalisation » (voir l’Elva, n°12). Nous ne voulons pas examiner toutes les questions soulevées par l’auteur : ce n’est ni intéressant, ni nécessaire.

Nous n’aborderons que les deux questions principales : la municipalisation est-elle en contradiction avec la suppression des vestiges du servage et le partage des terres est-il une mesure réactionnaire ?

C’est ainsi que notre camarade pose la question. Sans doute la municipalisation, le partage des terres et autres questions analogues lui apparaissent-elles comme des questions de principe, alors que le parti pose la question agraire sur un tout autre terrain.

La vérité est que la social-démocratie ne considère ni la nationalisation, ni la municipalisation, ni le partage des terres, comme des questions de principe ; elle ne soulève à leur égard aucune objection de principe.

Voyez le Manifeste de Marx, la Question agraire de Kautsky, les Procès-verbaux du IIe congrès, la Question agraire en Russie du même Kautsky, et vous constaterez qu’il en est bien ainsi. Le parti envisage toutes ces questions d’un point de vue pratique et pose la question agraire sur un terrain pratique : où notre principe trouve-t-il son application la plus complète, dans la municipalisation, la nationalisation ou le partage des terres ?

Voilà sur quel terrain le parti pose le problème.

On conçoit que le principe du programme agraire, — suppression des vestiges du servage et libre développement de la lutte des classes, — demeure invariable ; seuls ont changé les moyens de le réaliser.

C’est ainsi que l’auteur aurait dû poser la question : qu’est-ce qui est préférable pour faire disparaître les vestiges du servage et développer la lutte des classes, la municipalisation ou le partage des terres ?

Or, lui s’élance inopinément dans les domaines de principes ; il fait passer les questions pratiques pour des questions de principe et nous demande : ce que l’on appelle la municipalisation « est-il en contradiction avec la suppression des vestiges du servage et le développement du capitalisme ? »

Ni la nationalisation, ni le partage des terres ne sont en contradiction avec la suppression des vestiges du servage et le développement du capitalisme ; mais cela ne signifie pas encore qu’il n’y ait pas entre eux de différence, que le partisan de la municipalisation doive être en même temps partisan de la nationalisation et du partage des terres ! Il y a évidemment entre eux une certaine différence d’ordre pratique.

Toute l’affaire est là, et c’est pourquoi le Parti a posé la question sur un terrain pratique. Mais l’auteur, comme nous l’avons signalé plus haut, a porté la question sur un tout autre terrain ; il a confondu le principe avec les moyens de le réaliser et, ce faisant, il a, sans le vouloir, éludé la question posée par le Parti.

Ensuite, l’auteur nous assure que le partage des terres est réactionnaire, autrement dit il nous adresse le reproche que nous avons maintes fois entendu dans la bouche des socialistes-révolutionnaires.

Quand ces métaphysiciens de socialistes-révolutionnaires nous disent que du point de vue du marxisme le partage des terres est une mesure réactionnaire, ce reproche ne nous étonne nullement, car nous savons fort bien qu’ils n’envisagent pas la chose du point de vue de la dialectique : ils ne veulent pas comprendre que tout vient en son temps et lieu, que ce qui demaindeviendra réactionnaire, peut être révolutionnaire aujourd’hui.

Mais lorsque des adeptes de la dialectique matérialiste nous adressent le même reproche, nous ne pouvons nous empêcher de demander : en quoi donc dialecticiens et métaphysiciens se distinguent-ils les uns des autres ?

Certes, le partage des terres serait une mesure réactionnaire s’il était dirigé contre le développement du capitalisme ; mais s’il est dirigé contre les vestiges du servage, il est évidemment une mesure révolutionnaire, que la social-démocratie doit soutenir.

Contre quoi est dirigé aujourd’hui le partage des terres : contre le capitalisme ou contre les vestiges du servage ? Il est dirigé contre les vestiges du servage, cela ne fait pas de doute. Ainsi, la question se résout d’elle-même.

Bien entendu, une fois le capitalisme suffisamment consolidé à la campagne, le partage des terres deviendra une mesure réactionnaire, car il sera dirigé contre le développement du capitalisme ; mais alors la social-démocratie ne le soutiendra plus.

A l’heure actuelle, la social-démocratie défend ardemment la revendication d’une république démocratique en tant que mesure révolutionnaire ; mais, par la suite, quand la question de la dictature du prolétariat se posera pratiquement, la république démocratique sera réactionnaire et la social-démocratie s’efforcera de la détruire.

Il faut en dire autant du partage des terres. Le partage des terres et, en général, l’économie petite-bourgeoise sont révolutionnaires quand il y a lutte contre les vestiges du servage ; mais ce même partage des terres est réactionnaire quand il est dirigé contre le développement du capitalisme. Tel est le point de vue dialectique sur le développement social.

C’est de ce point de vue dialectique que Karl Marx envisage l’économie rurale petite-bourgeoise quand, dans le livre III du Capital, il la déclare progressiste en comparaison de l’économie féodale.

Et voici, entre autres, ce que Karl Kautsky dit du partage :

« Le partage du fonds de terres, c’est-à-dire de la grande propriété terrienne, ce partage que la paysannerie russe réclame et qu’elle commence déjà à réaliser pratiquement… n’est pas seulement inévitable et nécessaire, il est utile au plus haut point. Et la social-démocratie a toutes les raisons de soutenir cette opération » [Voir la Question agraire en Russie, p. 11. (J.S.)].

Pour trancher une question, il est très important de la poser correctement. Toute question doit être posée dialectiquement, c’est-à-dire que nous ne devons jamais oublier que tout change, que toute chose vient en son temps et lieu, et que, par conséquent, les questions aussi, nous devons les poser en accord avec les conditions concrètes.

Telle est la première condition pour résoudre la question agraire. En second lieu, nous ne devons pas oublier non plus que les social-démocrates de Russie posent aujourd’hui la question agraire sur un terrain pratique ; quiconque veut résoudre ce problème doit se placer sur ce terrain précis. Telle est la deuxième condition pour résoudre la question agraire. Or, notre camarade n’a tenu compte d’aucune de ces conditions.

Bon, répondra le camarade, admettons que le partage des terres soit révolutionnaire. Il est évident que nous nous appliquerons à soutenir ce mouvement révolutionnaire, mais cela ne signifie pas du tout que nous devions inscrire dans notre programme les revendications de ce mouvement ; des revendications de ce genre seraient tout à fait déplacées dans le programme, etc… L’auteur, apparemment, confond le programme minimum et le programme maximum.

Il sait que le programme socialiste (c’est-à-dire le programme maximum) ne doit contenir que des revendications prolétariennes ; mais il oublie que le programme démocratique (c’est-à-dire le programme minimum) et, à plus forte raison, le programme agraire n’est pas socialiste ; par conséquent, on y trouvera nécessairement des revendications démocratiques bourgeoises que nous soutenons. La liberté politique est une revendication bourgeoise ; néanmoins elle occupe dans notre programme minimum une place d’honneur.

Au reste, inutile d’aller bien loin ; voyez le deuxième point du programme agraire et lisez : le parti réclame « … l’abrogation de toutes les lois qui gênent le paysan dans la libre disposition de sa terre » ,— lisez tout cela et répondez : qu’y a-t-il de socialiste dans cet article ? Rien, direz-vous, car cet article réclame la liberté de la propriété bourgeoise, et non sa suppression. Néanmoins, cet article figure dans notre programme minimum.

Qu’en conclure ? Seulement ceci : le programme maximum et le programme minimum sont deux choses différentes qu’il ne faut pas confondre. Il est vrai que les anarchistes ne seront pas contents, mais que voulez-vous ? Nous ne sommes pas des anarchistes !…

Quant à l’aspiration des paysans au partage des terres, nous avons déjà dit qu’il faut l’apprécier en fonction de la tendance du développement économique ; or, comme cette aspiration des paysans « découle directement » de cette tendance, notre parti doit la soutenir et non s’y opposer.

=>Oeuvres de Staline

Staline : La «législation du travail» et la lutte prolétarienne

A Propos de deux lois du 15 novembre

L’Akhali Droéba [le Temps nouveau], n°4, 4 décembre 1906.
Signé : Ko…
Traduit du géorgien.

Il fut un temps où notre mouvement ouvrier se trouvait à son stade initial. Le prolétariat était alors divisé en groupes séparés et ne songeait pas à une lutte commune.

Cheminots, mineurs, ouvrier d’usine, artisans, commis employés de bureau, voilà quels étaient les divers groupes du prolétariat de Russie. En outre, chacun de ces groupes se partageai à son tour en ouvriers de différentes villes et localités, entre lesquels n’existait aucun lien ni de parti, ni syndical. Ainsi le prolétariat n’apparaissait pas comme une classe une et indivisible. Par conséquent, il n’y avait pas de lutte prolétarienne en tant qu’offensive de toute une classe.

Voilà pourquoi le gouvernement tsariste pouvait, le plus tranquillement du monde, continuer d’appliquer sa politique « ancestrale ». Voilà pourquoi, lorsqu’en 1893, le Conseil d’Etat fut saisi d’un « projet d’assurances ouvrières », l’inspirateur de la réaction Pobiédonostsev accueillit les auteurs du projet par des sarcasmes et déclara avec aplomb : « Messieurs, vous vous êtes inutilement donné du mal ; rassurez-vous : chez nous, la question ouvrière n’existe pas… »

Mais le temps passait, la crise économique approchait, les grèves se faisaient plus fréquentes, et le prolétariat dispersé s’organisait peu à peu en une classe unique. Déjà les grèves de 1903 ont montré que « la question ouvrière existe » depuis longtemps « chez nous ».

Les grèves de janvier-février 1905 ont, pour la première fois, annoncé au monde qu’en Russie, le prolétariat, en tant que classe unique mûrit et atteint l’âge viril.

Enfin, les grèves générales d’octobre-décembre 1905 et les grèves « courantes » de juin-juillet 1906 ont rapproché en fait les prolétaires des différentes villes ; elles ont, en fait, soudé en une classe unique les commis, les employés de bureau, les artisans et les ouvriers de l’industrie ; ce faisant, elles ont hautement annoncé au monde que les forces d’un prolétariat, autrefois éparpillé, s’étaient d’ores et déjà engagées dans la voie de l’union et s’organisaient en une classe unique.

Ici s’est affirmé également la force de la grève politique générale comme méthode de lutte de l’ensemble du prolétariat contre l’ordre actuel… Désormais, il n’était plus possible de nier l’existence de la « question ouvrière » : le gouvernement tsariste se vit obligé de compter avec le mouvement.

Et voilà que dans les ministères réactionnaires on commence à former diverses commissions, à préparer des projets de « lois pour les ouvriers de l’industrie » : la commission Chidlovski [1], la commission Kokovtsev [2], la loi sur les associations [3] (voir le « manifeste » du 17 octobre), les circulaires de Witte-Dournovo [4], divers projets et plans et, enfin, les eux lois du 15 novembre concernant les artisans et les employés de commerce.

Tant que le mouvement demeurait sans force, tant qu’il n’avait pas pris un caractère de masse, la réaction ne connaissait qu’un moyen contre le prolétariat : ce moyen, c’était la prison , la Sibérie, la nagaïka et la potence.

La réaction vise partout et toujours un seul but : diviser le prolétariat en petits groupes, briser son détachement d’avant-garde, intimider et attirer de son côté la masse neutre, pour provoquer ainsi le désarroi dans le camp du prolétariat. Nous avons vu qu’elle atteignait parfaitement ce but par les nagaïkas et les prisons.

Mais la situation se présenta tout différemment quand le mouvement eut pris un caractère de masse. Maintenant, la réaction n’avait plus seulement affaire aux « meneurs » ; devant elle se dressait la masse innombrable, dans toute sa grandeur révolutionnaire.

Et c’est avec cette masse qu’il fallait compter. Or, on ne peut prendre toute la masse, la déporter toute en Sibérie, l’entasser toute dans les prisons. Quant à lui distribuer des coups de nagaïkas, cela n’est pas toujours avantageux pour la réaction qui sent depuis longtemps le terrain se dérober sous ses pieds.

Il est évident qu’à côté des vieux moyens, il fallait en trouver un nouveau, « plus civilisé », qui pût, d’après la réaction, approfondir les divergences dans le camp du prolétariat, éveiller de faux espoirs chez les ouvriers arriérés, les déterminer à abandonner la lutte et à se rallier au gouvernement.

Ce moyen nouveau, c’est la « législation du travail ».

Ainsi le gouvernement tsariste, sans abandonner le vieux moyen, entend en même temps utiliser la « législation du travail »et, par conséquent, résoudre la « brûlante question ouvrière » par la nagaïka et par la loi. Il veut, par diverses promesses — réduction de la journée de travail, protection du travail des enfants et des femmes, améliorations des conditions d’hygiène, assurances ouvrières, suppression des amendes, et autres bienfaits analogues, — gagner la confiance des ouvriers arriérés et enterrer ainsi l’unité de classe du prolétariat.

Le gouvernement tsariste sait fort bien que pareille « activité » ne lui a jamais été plus nécessaire qu’au moment présent, où la grève générale d’octobre a uni les prolétaires des diverses corporations et sapé les bases de la réaction ; où la prochaine grève générale peut se transformer en une lutte armée et jeter bas le vieil ordre de choses ; où, par conséquent, la réaction a besoin, comme de l’air pour vivre, de semer le désarroi dans le camp ouvrier, de gagner la confiance des ouvriers arriérés et de les attirer de son côté.

A cet égard, il est très intéressant de noter que par les lois du 15 novembre, la réaction a daigné exercer sa bienveillance uniquement envers les commis et les artisans, et cela au moment même où elle emprisonne et fait pendre les meilleurs fils du prolétariat de l’industrie. Si l’on y réfléchit bien, il n’y a là rien d’étonnant.

D’abord, les commis, les artisans et les employés de commerces ne sont pas concentrées, comme les ouvriers de l’industrie, dans de grandes fabriques et usines ; ils sont disséminés dans toutes sortes de petites entreprises ; ils sont relativement plus arriérés sous le rapport de la conscience et, par conséquent, plus faciles à tromper que les autres.

En second lieu, les commis, les employés de bureau et les artisans forment une grande partie du prolétariat de la Russie actuelle et, par conséquent, s’ils abandonnaient les prolétaires en lutte, les forces du prolétariat s’en trouveraient considérablement affaiblies aussi bien pour les élections actuelles que pour l’action à venir.

Enfin, tout le monde sait que, dans la révolution actuelle, la petite bourgeoisie citadine a une grande importance ; tout le monde sait que son passage à la révolution, sous l’hégémonie du prolétariat, est une nécessité pour la social-démocratie ; on n’ignore pas non plus que personne ne saura gagner la petite bourgeoisie aussi bien que le feront les artisans, les commis et les employés de bureau, qui sont plus proches d’elle que les autres prolétaires.

Il est clair que l’abandon du prolétariat par les commis et les artisans éloignera aussi de lui la petite bourgeoisie et le vouera à l’isolement dans les villes, ce que le gouvernement tsariste désire tant.

Dès lors, on conçoit aisément pourquoi la réaction a fabriqué les lois du 15 novembre, qui concernent uniquement les artisans, les commis et les employés de bureau. Quant au prolétariat de l’industrie, de toute façon il n’a pas confiance dans le gouvernement ; la « législation du travail »est pour lui inutile, seules les balles peuvent le mettre à la raison. Ce que ne fera pas loi, la balle y suppléera !…

Ainsi pense le gouvernement du tsar.

Et c’est ce que pense non seulement notre gouvernement, mais tout autre gouvernement anti-prolétarien, que ce soit un gouvernement féodal et autocratique, et monarchiste ou bourgeois et républicain. Partout on lutte contre le prolétariat par les balles et la loi, cela durera tant que n’éclatera pas la révolution socialiste, tant que ne sera pas instauré le socialisme.

Rappelez-vous la France républicaine des années 1840-1850, époque où l’on parlait d’une « législation du travail », et où, en même temps, le sang des ouvriers rougissait les pavés de Paris. Rappelez-vous tout cela et beaucoup d’autres faits semblables, et vous verrez que les choses sont bien ainsi.

Cela ne signifie pas, toutefois que le prolétariat ne puisse tirer parti des lois en question.

La réaction, en promulguant une « législation du travail », a ses plans ; elle entend mater le prolétariat, mais la vie, pas à pas, déjoue ses plans et, dans ces cas-là, il se glisse toujours dans la loi des articles utiles au prolétariat.

Cela se produit parce qu’aucune « législation du travail » ne vient au monde sans causes, sans lutte, parce qu’aucune « législation du travail n’est promulguée par le gouvernement tant que les ouvriers n’ont pas engagé la lutte, tant que le gouvernement ne se voit pas contraint de satisfaire leurs revendications.

L’histoire montre que chaque « législation du travail » est précédée par une grève partielle ou générale. La loi de juin 1882 (sur l’embauche des enfants, leur journée de travail et la création d’une inspection du travail) a été précédée la même année par les grèves de Narva, Perm, Pétersbourg et Girardov.

Les lois de juin-octobre 1886(sur les amendes, les livrets de paie, etc…) ont été le résultat direct des grèves de 1885-1886 dans le centre de la Russie. La loi de juin 1897 (sur la réduction de la journée de travail) a été précédée par les grèves de 1895-1896 à Pétersbourg.

Les lois de 1903 (sur « la responsabilité des employeurs » et sur les « syndics de fabrique ») ont été le résultat direct de des « grèves du Midi » cette même année. Enfin, les lois du 15 novembre 1906 (sur la réduction de la journée de travail et le repos dominical des commis, employés de bureau et artisans) sont le résultat direct des grèves qui ont éclaté en juin-juillet de cette année dans toute la Russie.

Comme on le voit, chaque « législation du travail » a été précédée par un mouvement des masses, qui, d’une manière ou d’une autre, faisaient aboutir leurs revendications, sinon entièrement, du moins partiellement. Il s’ensuit clairement qu’une « législation du travail », si mauvaise soit-elle, contient quand même quelques articles dont le prolétariat tirera parti pour intensifier sa lutte.

Inutile de démontrer qu’il doit se saisir de ces articles et les utiliser comme armes pour consolider encore ses organisations et attiser de plus en plus la lutte prolétarienne, la lutte pour la révolution socialiste. Ce n’est pas à tort que Bebel disait : « Il faut trancher la tête du diable avec son propre glaive… »

Sous ce rapport, les deux lois du 15 novembre sont fort intéressantes. Certes, elles contiennent beaucoup de mauvais articles, mais on y trouve aussi des articles que la réaction a introduits inconsciemment et dont le prolétariat doit consciemment tirer parti.

Voici un exemple. Bien que ces deux lois se nomment lois « sur la protection du travail », on y a introduit des articles scandaleux, qui sont absolument contraires à toute « protection du travail » et que même certains patrons répugneront à appliquer. Les deux lois instituent dans les entreprises commerciales et artisanales la journée de 12 heures, bien qu’en maint endroits la journée de 12 heures aient été abolie et ait fait place à la journée de 10 ou de 8 heures.

Les deux lois autorisent deux heures supplémentaires par jour (journée de 14 heures) pendant 40 jours dans les entreprises commerciales et 60 jours dans les ateliers, bien que presque partout le travail supplémentaire soit aboli. En même temps, les patrons ont le droit, après « accord avec les ouvriers », c’est-à-dire en les y obligeant, d’augmenter le nombre des heures supplémentaires, de prolonger la journée de travail jusqu’à 17 heures, etc., etc…

Sans aucun doute, le prolétariat ne cédera pas aux patrons une once des droits qu’il a conquis, et les élucubrations qu renferment ces eux lois resteront des élucubrations ridicules.

D’autre part, on y trouve des articles que le prolétariat saura utiliser à merveille pour consolide ses positions. Les deux lois disent que là où le travail ne dure pas moins de 8 heures par jour, le travailleur a droit à 2 heures pour son repas ; or, on sait qu’aujourd’hui les artisans, les commis et les employés de bureau ne bénéficient pas partout d’une pause de 2 heures.

Les deux lois disent aussi que les personnes âgées de moins de dix-sept ans ont le droit, en plus de ces 2 heures, de quitter le magasin ou l’atelier encore pendant 3 heures par jour pour fréquenter l’école, ce qui évidemment sera d’un grand secours pour nos jeunes camarades…

Il ne fait pas de doute que le prolétariat saura utiliser au mieux ces articles des lois du 15 novembre ; il intensifiera comme il se doit sa lutte prolétarienne et, une fois encore, prouvera au monde qu’il faut trancher la tête du diable avec son propre glaive.

[1] La commission du sénateur Chidlovski fut instituée par un oukase du tsar en date du 29 janvier 1905, pour, prétendait-on « élucider sans retard les causes du mécontentement des ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg et de ses environs ».

On se proposait d’introduire dans cette commission des délégués ouvriers. Les bolchéviks virent dans cette manœuvre du tsarisme une tentative de détourner les ouvriers de la lutte révolutionnaire ; aussi proposèrent-ils d’utiliser les élections à cette commission pour présenter au gouvernement tsariste des revendications politiques. Le gouvernement ayant repoussé leurs revendications, les électeurs refusèrent d’élire leurs représentants à la commission et appelèrent les ouvriers de Pétersbourg à faire grève.

Dès le lendemain, commencèrent des grèves politiques de masse, et le 20 février 1905, le gouvernement tsariste se voyait obligé de dissoudre la commission Chidlovski. (N.R.).

[2] La commission présidée par le ministre des Finances V. Kokovtsev fut instituée en février 1905. De même que la commission Chidlovski, elle devait étudier la question ouvrière, mais, cette fois, sans la participation des ouvriers. Cette commission fonctionna jusqu’en été 1905. (N.R.).

[3] La loi du 4 mars 1906 sur les associations autorisait l’existence légale des sociétés et associations, sous réserve d’en faire officiellement enregistrer les statuts. Malgré les nombreuses restrictions apportées à l’activité des associations et les pénalités prévues pour toute infraction à la loi, les ouvriers utilisèrent largement les droits qui leur étaient accordés pour créer des organisations syndicales prolétariennes.

Pendant la période de 1905 à 1907, pour la première fois en Russie commencent à se constituer des syndicats de masse, qui mènent la lutte économique et politique sous la direction de la social-démocratie révolutionnaire. (N.R.).

[4] Après la promulgation du manifeste du tsar du 17 octobre 1905, le président du conseil des ministres Witte et le ministre de l’Intérieur Dournovo, dans une série de circulaires et de télégrammes adressés aux gouverneurs des provinces et des villes, leur enjoignirent, malgré les « libertés »officiellement proclamées, de disperser par la force les meetings et les réunions, d’interdire les journaux, de prendre des mesures énergiques contre les syndicats, de déporter par voie administrative toutes les personnes suspectes d’activité révolutionnaire, etc… (N.R.).

=>Oeuvres de Staline

Staline : Sur la révision du programme agraire

Discours prononcé à la septième séance du IVe congrès du P.O.S.D.R., le 13 (26) avril 1906.

Tout d’abord, quelques mots au sujet des méthodes d’argumentation de certains camarades. Le camarade Plékhanov s’est longuement étendu sur les « allures anarchistes » du camarade Lénine, sur le caractère dangereux du « léninisme », etc…, etc…, mais sur la question agraire, il nous dit, en somme, bien peu de choses. Pourtant il est l’un des rapporteurs de la question agraire.

J’estime que ce procédé d’argumentation, qui crée une atmosphère de nervosité, outre qu’il est contraire à l’esprit de notre congrès, appelé Congrès d’unification, n’apporte aucun éclaircissement quant à la façon de poser la question agraire.

Nous pourrions, nous aussi, dire quelques mots sur les allures de cadet du camarade Plékhanov, mais cela ne nous ferait pas avancer d’un pas dans la solution du problème agraire.

Ensuite, John [1] s’est appuyé sur certaines données tirées de la vie en Gourie, en Lettonie, etc…, pour conclure en faveur de la municipalisation dans toute la Russie.

Je dois dire que, d’une façon générale, ce n’est pas ainsi qu’on établit un programme. pour établir un programme, il faut se baser non sur les particularités que présentent certains coins de certaines régions périphériques, mais sur les caractères généraux, propres à la majeure partie de la Russie : un programme sans une ligne directrice n’est pas un programme, mais un amalgame mécanique de thèses diverses.

Il en est précisément ainsi du projet de John. En outre, John s’appuie sur des données fausses. D’après lui, le développement même du mouvement paysan plaide en faveur de son projet, parce qu’en Gourie, par exemple, au cours du mouvement, il s’est formé une administration autonome régionale qui gérait les forêts, etc…

Mais, d’abord, la Gourie n’est pas une région, c’est un simple district du gouvernement de Koutaïs ; en second lieu, il n’y a jamais eu en Gourie une administration autonome révolutionnaire, unique pour toute la Gourie : il n’y avait que de petites administrations locales qui, par conséquent, n’ont jamais eu l’importance d’une administration régionale autonome ; troisièmement, gérer est une chose, posséder en est une autre.

En général, il court bien des légendes sur la Gourie, et les camarades de Russie ont bien tort de les prendre pour des vérités…

En ce qui concerne le fond du problème, je dois dire que notre programme doit avoir pour tout point de départ la thèse suivante : étant donné que nous concluons une alliance révolutionnaire provisoire avec la paysannerie en lutte, étant donné que nous ne pouvons, en conséquence, négliger les revendications de cette paysannerie, nous devons les soutenir si, dans l’ensemble, elles ne contredisent pas la tendance du développement économique et la marche de la révolution.

Les paysans réclament le partage ; celui-ci ne contredit pas les conditions indiquées ; donc nous devons soutenir la confiscation totale et le partage. De ce point de vue, la nationalisation et la municipalisation sont au même titre inacceptables.

En formulant le mot d’ordre de municipalisation ou de nationalisation, nous rendons impossible, sans rien y gagner, l’alliance de la paysannerie révolutionnaire avec le prolétariat. Ceux qui parlent du caractère réactionnaire du partage confondent deux stades du développement : le stade capitaliste et le stade précapitaliste.

Le partage est réactionnaire au stade du capitalisme, cela n’est pas douteux, mais dans les conditions précapitalistes (par exemple dans les conditions de la campagne russe), le partage est, dans l’ensemble, révolutionnaire. Certes, on ne peut partager les forêts, les eaux, etc…, mais on ne peut les nationaliser, ce qui ne contredit nullement les revendications révolutionnaires des paysans.

Quant au mot d’ordre proposé par John : des comités révolutionnaires, au lieu du mot d’ordre : des comités révolutionnaires paysans, il est foncièrement contraire à l’esprit de la révolution agraire. La révolution agraire a pour but, avant tout et principalement, d’affranchir les paysans ; par conséquent, le mot d’ordre : des comités paysans, est le seul qui réponde à l’esprit de la révolution agraire.

Si l’affranchissement du prolétariat peut être l’oeuvre du prolétariat lui-même, l’affranchissement des paysans peut être, lui aussi, l’oeuvre des paysans eux-mêmes.

[1] John, pseudonyme de P. Maslov

=>Oeuvres de Staline

Staline : Tiflis, le 20 novembre −1905

20 Novembre 1905, dans la Kavkazski Rabotchi Listok [2], [la Feuille ouvrière du Caucase], n°1.
Article non signé.

La Grande Révolution Russe a commencé ! Nous avons vu s’accomplir le redoutable premier acte de cette révolution ; qui s’est terminé officiellement par le manifeste du 17 octobre. Le tsar autocrate « par la grâce de Dieu » a incliné « sa tête couronnée » devant le peuple révolutionnaire et lui a promis « les bases immuables de la liberté civile »…

Mais ce n’est là que le premier acte. Ce n’est que le commencement de la fin. Nous sommes à la veille de grands événements, dignes de la Grande Révolution Russe. Ces événements se rapprochent avec la rigueur inexorable de l’histoire, avec une nécessité impérieuse.

Le tsar et le peuple, le pouvoir absolu du tsar et celui du peuple sont deux principes hostiles, diamétralement opposés. La défaite de l’un et la victoire de l’autre ne peuvent être que le résultat d’une bataille décisive, le résultat d’une lutte désespérée, d’une lutte à mort. Ce choc ne s’est pas encore produit. Il viendra.

Et le vigoureux titan de la révolution russe, le prolétariat de Russie, s’y prépare de toutes ses forces, par tous les moyens.

La bourgeoisie libérale cherche à conjurer ce choc fatal. Elle estime qu’il est temps désormais de mettre fin à « l’anarchie » et de s’atteler à un paisible travail « constructif », au travail d’ « organisation de l’Etat ». Elle a raison. Elle est satisfaite par ce que le prolétariat a déjà arraché au tsarisme lors de sa première action révolutionnaire.

Maintenant, elle peut sans aucune crainte conclure avec le gouvernement tsariste une alliance, — à des conditions qui lui soient avantageuses, — et marcher, toutes forces unies, contre l’ennemi commun, contre son « fossoyeur », le prolétariat révolutionnaire. La liberté bourgeoise, la liberté d’exploiter est d’ores et déjà garantie, et cela lui suffit amplement.

La bourgeoisie russe, qui pas un seul instant n’a été révolutionnaire, se range déjà ouvertement aux côtés de la réaction. A la bonne heure !

Nous n’allons pas nous en affliger outre mesure. Le sort de la révolution n’a jamais été entre les mains du libéralisme. La marche et l’issue de la révolution russe dépendent entièrement de l’attitude du prolétariat révolutionnaire et de la paysannerie révolutionnaire.

Guidé par la social-démocratie, le prolétariat révolutionnaire des villes et, à sa suite, la paysannerie révolutionnaire, en dépit de toutes les manoeuvres des libéraux poursuivront la lutte sans défaillance jusqu’à ce qu’ils aient réussi à renverser entièrement l’autocratie et aient instauré sur ses ruines une république démocratique.

Telle est la mission politique immédiate du prolétariat socialiste, tel est son but dans la révolution actuelle ; et, soutenu par la paysannerie, il atteindra ce but coût e que coûte.

Le chemin qui doit le conduire à la république démocratique, a été également tracé par lui avec netteté et précision :

1. La bataille décisive, désespérée, dont nous avons parlé plus haut ;

2. Une armée révolutionnaire au cours de cette « bataille » ;

3. La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie sous la forme d’un gouvernement provisoire révolutionnaire instauré à l’issue de cette « bataille » victorieuse ;

4. Une Assemblée constituante, convoquée par ce gouvernement, élue au suffrage universel, direct, égal et secret : telles sont les étapes que doit franchir la Grande Révolution Russe avant d’aboutir au terme souhaité.

Aucune menace du gouvernement, aucun manifeste grandiloquent du tsar ; aucun gouvernement provisoire comme celui de Witte [1], que l’autocratie met en avant pour assurer sa sauvegarde ; aucune Douma d’Etat, même élue au suffrage universel, etc…, mais convoquée par le gouvernement du tsar, ne peuvent détourner le prolétariat de la seule voie juste, la voie révolutionnaire, qu le conduira à la république démocratique.

Le prolétariat sera-t-il assez fort pour suivre cette voie jusqu’au bout ? Sera-t-il assez fort sortir avec honneur de la lutte gigantesque et sanglante qui l’attend sur ce chemin ?

Oui, il sera assez fort pour cela ! C’est ce que pense le prolétariat lui-même qui, avec hardiesse et résolution, se prépare au combat.

Notes

[1] Witte Serge (1849-1915), ministre d’Alexandre III et de Nicolas II, contribua au développement du capitalisme en Russie par les mesures qu’il prit dans le domaine des finances et de la construction ferroviaire. Partisan de certaines concessions pour briser le mouvement révolutionnaire, il rédigea le manifeste du 17 octobre 1905 et quitta la scène politique après la défaite de la révolution.

[2] Kavkazski Rabotchi Listok [la Feuille ouvrière du Caucase], premier quotidien bolchévik légal au Caucase, parut en russe à Tiflis du 20 novembre au 14 décembre 1905, sous la direction de J. Staline et de S. Chaoumian. La IVe conférence de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. reconnut le Kavkazski Rabotchi Listok comme organe officiel de l’Union. Il en parut 17 numéros, les deux derniers sous le nom de l’Elissavetpolski Viestnik [le Messager d’Elissavetpol].

=>Oeuvres de Staline

Staline : Deux batailles

7 Janvier 1906

Vous vous rappelez sans doute le 9 janvier de l’an dernier… Ce jour là, le prolétariat de Pétersbourg s’est heurté de front au gouvernement du tsar et, sans le vouloir, s’est trouvé aux prises avec lui. Oui, sans le vouloir, car étant allé pacifiquement demander au tsar « du pain et la justice », il avait été accueilli en ennemi et criblé de balles.

Il plaçait ses espoirs dans les portraits du tsar et les bannières religieuses ; mais on mit en lambeaux les uns et les autres et on les lui jeta à la face ; il put ainsi se convaincre par expérience qu’aux armes, on ne peut opposer que les armes. Il prit donc les armes, — là où il en avait sous la main, — afin d’affronter l’ennemi en ennemi et de se venger. Mais après avoir laissé des milliers de victimes sur le champ de bataille et essuyé des pertes sévères, il dut reculer, la rage au coeur.

Voilà à quoi nous fait penser le 9 janvier de l’an dernier.

En ce jour où le prolétariat de Russie célèbre l’anniversaire du 9 janvier, il n’est pas superflu de se demander pourquoi, l’an dernier, le prolétariat de Pétersbourg a reculé dans la bataille, et en quoi cette bataille diffère de la bataille générale de décembre.

Tout d’abord, il a reculé parce qu’il ne possédait pas encore le minimum de conscience révolutionnaire absolument indispensable pour que l’insurrection triomphât. Un prolétariat qui s’en va, la prière aux lèvres et l’espoir au coeur, trouver le tsar sanglant dont toute l’existence repose sur l’oppression du peuple ; un prolétariat qui s’en va, confiant, demander à son ennemi juré « un grain de charité », peut-il vaincre dans les combats de rue ?…

Il est vrai qu’ensuite, peu de temps après, les fusillades ont ouvert les yeux au prolétariat trompé, lui ont clairement montré la face hideuse de l’autocratie ; il est vrai que, dés ce moment, il s’est écrié avec colère : « Le tsar a cogné sur nous, à nous de cogner sur le tsar ! » Mais on est bien avancé si l’on n’a pas d’armes : que peut-on faire dans un combat de rue lorsqu’on a les mains vides, même si l’on est conscient ? La balle de l’ennemi ne fracasse-t-elle pas aussi bien la tête consciente que celle qui ne l’est pas ?

Oui, le manque d’armes a été la seconde cause du recul du prolétariat de Pétersbourg.

Mais que pouvait Pétersbourg seul, à supposer qu’il eût des armes ? Tandis qu’à Pétersbourg le sang coulait et qu’on dressait des barricades, dans les autres villes personne n’a bougé le petit doigt ; voilà pourquoi le gouvernement a pu faire venir des troupes d’ailleurs et inonder les rues de sang. ce n’est qu’après, quand le prolétariat de Pétersbourg eut enterré les camarades tués et repris ses occupations quotidiennes, que retentit dans d’autres villes le cri des ouvriers en grève : Salut aux héros de Pétersbourg !

Mais ce salut tardif pouvait-il donner quelque chose à qui que ce soit ? C’est pourquoi le gouvernement ne prit pas au sérieux ces actions isolées et inorganisées, et dispersa sans beaucoup de peine un prolétariat divisé en différents groupes.

Donc, absence d’une insurrection générale organisée, caractère inorganisé des actions du prolétariat : telle fut la troisième cause du recul du prolétariat de Pétersbourg.

Et puis, qui aurait pu organiser une insurrection générale ? Ce n’est pas le peuple, pris dans son ensemble, qui pouvait s’en charger, et l’avant-garde du prolétariat, — le parti du prolétariat, — était elle-même désorganisée, déchirée par des divergences : la lutte intérieure, la scission l’affaiblissaient de jour en jour. Rien d’étonnant à ce que le jeune parti, coupé en deux, n’ait pu réussir à organiser une insurrection générale.

Donc, absence d’un parti unique et cohérent : telle fut la quatrième cause du recul du prolétariat.

Enfin, si la paysannerie et les troupes ne se sont pas jointes à l’insurrection et ne lui ont pas apporté des forces nouvelles, c’est qu’elles ne pouvaient voir une force dans cette faible et courte insurrection, et, comme on le sait, on ne se joint pas aux faibles.

Voilà pourquoi l’héroïque prolétariat de Pétersbourg a reculé en janvier de l’an dernier.

Le temps passait. Le prolétariat, poussé à bout par la crise et l’arbitraire, se préparait à une nouvelle bataille. Ils se trompaient, ceux qui s’imaginaient que les victimes du 9 janvier tueraient dans le prolétariat toute volonté de combat ; lui se préparait au contraire, avec plus de fièvre et d’abnégation encore, à la lutte « finale » ; il se battait avec encore plus de courage et de ténacité contre les troupes et les cosaques.

La révolte des marins de la mer Noire et de la Baltique, le soulèvement ouvrier à Odessa, à Lodz et ailleurs, les bagarres incessantes entre les paysans et la police montraient quelle flamme révolutionnaire inextinguible brûlait dans la poitrine du peuple.

La conscience révolutionnaire, qui avait manqué au prolétariat le 9 janvier, il l’acquérait à présent avec une surprenante rapidité. On a dit que dix années de propagande n’auraient pu faire autant pour les progrès de la conscience du prolétariat que les journées d’insurrection. Cela ne pouvait manquer, car le processus des batailles de classe est la grande école où mûrit, chaque jour et à chaque heure, la conscience révolutionnaire du peuple.

L’insurrection armée générale, préconisée d’abord uniquement par un petit groupe du prolétariat ; l’insurrection armée que certains camarades envisageaient même avec scepticisme, gagnait peu à peu les sympathies du prolétariat ; il organisait fiévreusement des détachements rouges, se procurait des armes, etc…

La grève générale d’octobre a prouvé la possibilité d’une action simultanée du prolétariat. Il était ainsi démontré qu’une insurrection organisée était possible, et le prolétariat s’engagea résolument dans cette voie.

Il fallait seulement un parti cohérent, un parti social-démocrate un et indivisible, qui dirigeât l’organisation de l’insurrection générale, qui coordonnât la préparation révolutionnaire accomplie isolément dans les différentes villes, et prît l’initiative de l’offensive.

D’autant plus que la vie elle-même préparait un nouvel essor : la crise dans les villes, la famine dans les campagnes et d’autres causes analogues rendaient chaque jour de plus en plus inévitable une nouvelle explosion révolutionnaire. Le malheur, c’était que ce parti se constituait alors seulement ; affaibli par la scission, il ne faisait que reprendre des forces et travaillait à son unification.

C’est alors que le prolétariat de Russie livra sa seconde bataille, la glorieuse bataille de décembre.

Disons maintenant quelques mots sur cette bataille.

Si, quand nous parlions de la bataille de janvier, nous disions que la conscience révolutionnaire avait fait défaut, nous devons dire que cette conscience existait lors de la bataille de décembre. Onze mois de tempête révolutionnaire avaient suffisamment ouvert les yeux au prolétariat de Russie en lutte, et les mots d’ordre : « A bas l’autocratie ! Vive la république démocratique ! » étaient devenus les mots d’ordre du jour, les mots d’ordre des masses.

Ici, plus de bannières religieuses, ni d’icônes, ni de portraits du tsar, mais des drapeaux rouges flottant au vent, des portraits de Marx et d’Engels. Ici, plus de psaumes, ne de « Dieu protège le tsar ! mais les accents de la Marseillaise et de la Varsovienne, qui déchiraient les oreilles des oppresseurs.

Donc, en ce qui concerne la conscience révolutionnaire, la bataille de décembre différait foncièrement de celle de janvier.

Lors de la bataille de janvier, on manquait d’armes, le peuple allait au combat désarmé. La bataille décembre a marqué un pas en avant ; tous les combattants brûlaient de se procurer des armes, avaient en mains des revolvers, des fusils, des bombes et même, en certains endroits, des mitrailleuses. Se procurer des armes par les armes : tel était le mot d’ordre du jour.

Tous cherchaient des armes, tous éprouvaient le besoin d’en avoir ; le malheur, c’était qu’il y en avait très peu et que seul un nombre infime de prolétaires pouvait se battre les armes à la main.

L’insurrection de janvier était toute sporadique et inorganisée ; chacun agissait au petit bonheur. là encore, l’insurrection de décembre a marqué un pas en avant.

Les Soviets des députés ouvriers de Pétersbourg et de Moscou, ainsi que les centres de la « majorité » et de la « minorité », ont, autant que possible, « pris des mesures » pour que l’action révolutionnaire fût simultanée : ils ont appelé le prolétariat de Russie à prendre partout l’offensive en même temps. Rien de semblable lors de l’insurrection de janvier.

Mais comme cet appel n’avait pas été précédé d’un long et patient travail du parti pour préparer l’insurrection, il fut un appel, rien de plus, et pratiquement l’action resta sporadique, inorganisée. Il n’y eut que tendance à une insurrection simultanée et organisée.

L’insurrection de janvier était « dirigée » surtout par des Gapone [1]. L’insurrection de décembre présentait sous ce rapport l’avantage d’avoir à sa tête des social-démocrates. Malheureusement, ces derniers étaient divisés en plusieurs groupes, ne formaient pas un parti unique et cohérent ; aussi ne pouvaient-ils coordonner leur action.

Une fois de plus, l’insurrection trouva le Parti ouvrier social-démocrate de Russie non préparé et divisé…

La bataille de janvier ne comportait aucun plan, ne s’inspirait d’aucune politique définie. La question : attaque ou défense, n’existait pas pour elle. La bataille de décembre a eu le seul avantage de poser clairement cette question, mais au cours de la lutte seulement, et non à ses débuts. Quant à la réponse qu’il convenait d’y apporter, l’insurrection de décembre a témoigné de la même faiblesse que celle de janvier.

Si les révolutionnaires de Moscou avaient, dés le début, appliqué une politique d’offensive, si dés le début, ils avaient, par exemple, attaqué la gare Nikolaevski et s’en étaient emparés, il va sans dire que l’insurrection aurait duré plus longtemps et qu’elle aurait pris une tournure plus favorable.

Ou bien si les révolutionnaires lettons, par exemple, avaient appliqué une énergique politique d’offensive et n’avaient pas hésité, ils auraient sans aucun doute commencé par s’emparer des batteries de canons, privant ainsi de tout appui l’administration, qui a d’abord laissé les révolutionnaires s’emparer des villes, puis, reprenant l’offensive, a reconquis grâce à ses canons les localités qu’elle avait perdues [2].

On peut en dire autant des autres villes. Marx déclarait avec raison : dans une insurrection, c’est l’audace qui triomphe, et ne peut être audacieux jusqu’au bout que celui qui applique la politique de l’offensive.

Voilà à quoi on peut imputer le recul du prolétariat à la mi-décembre.

Si la paysannerie et les troupes, dans leur grande masse, ne se sont pas jointes à la bataille de décembre ; si cette dernière a même provoqué le mécontentement de certains milieux « démocratiques », c’est qu’elle n’a eu ni la force ni la durée, si nécessaires à l’extension de l’insurrection et à sa victoire.

Ce que nous devons faire aujourd’hui, nous, social-démocrates de Russie, ressort clairement de ce qui précède.

Premièrement, notre tâche est d’achever l’oeuvre que nous avons commencée : créer un parti un et indivisible. Les conférences de la « majorité » et de la « minorité »pour toute la Russie ont déjà élaboré les principes d’organisation pour cette unification. Elles ont adopté la formule de Lénine sur les conditions d’admission au parti et le principe du centralisme démocratique.

Les centres idéologiques et pratiques ont déjà fusionné, la fusion des organisations locales est à peu près achevée. Il ne faut plus qu’un congrès d’unification qui consacrera officiellement cette unification de fait et nous donnera de la sorte un Parti ouvrier social-démocrate de Russie, un et indivisible. Notre tâche est de contribuer à cette oeuvre qui nous est si chère, et de préparer avec soin le congrès d’unification qui, on le sait, va se tenir prochainement.

Notre tâche consiste, deuxièmement, à aider le parti à organiser l’insurrection armée et à participer activement à cette oeuvre sacrée, à y travailler sans relâche.

Notre tâche consiste à multiplier les détachements rouges, à les instruire et à les souder les uns aux autres ; notre tâche consiste à nous procurer des armes par les armes, à étudier la disposition des édifices publics, à dénombrer les forces de l’ennemi, à en reconnaître les points forts et les points faibles, et à dresser en conséquence le plan de l’insurrection.

Notre tâche consiste à faire une propagande systématique en faveur de l’insurrection dans l’armée et à la campagne, notamment dans les villages situés près de villes, à armer les éléments sûrs de ces villages, etc…, etc…

Notre tâche, en troisième lieu, consiste à rejeter toute hésitation, à condamner toute indécision, à pratiquer résolument une politique d’offensive…

En un mot, un parti cohérent, une insurrection organisée par le parti et une politique d’offensive, voilà ce qu’il nous faut aujourd’hui pour que triomphe l’insurrection.

Et cette tâche devient d’autant plus pressante, d’autant plus impérieuse, que la famine dans les campagnes et la crise industrielle dans les villes s’aggravent et s’étendent.

Un doute s’est glissé, à ce qu’il paraît, dans quelques esprits quant à la justesse de cette vérité élémentaire, et ces camarades répètent, découragés : que peut faire le parti, si uni soit-il, s’il est incapable de rassembler autour de lui le prolétariat ?

Or, le prolétariat est écrasé, il a perdu l’espoir et n’est nullement disposé à faire preuve d’initiative ; nous devons donc, disent-ils, attendre maintenant le salut de la campagne, c’est de là que doit venir l’initiative, etc…

Force est de constater que les camarades qui raisonnent ainsi se trompent lourdement. Le prolétariat n’est nullement écrasé, car son écrasement signifierait sa mort ; au contraire, il vit toujours et se renforce de jour en jour. Il n’a reculé que pour mieux rassembler ses forces et engager ensuite la lutte finale contre le gouvernement tsariste.

Quand, le 15 décembre, le Soviet des députés ouvriers de Moscou, — de ce Moscou qui a dirigé en fait l’insurrection de décembre, — déclarait publiquement : nous suspendons la lutte pour nous préparer sérieusement et brandir à nouveau le drapeau de l’insurrection, il traduisait la pensée profonde de l’ensemble du prolétariat de Russie.

Si néanmoins certains camarades contestent les faits, s’ils ne fondent plus leurs espoirs sur le prolétariat et se raccrochent maintenant à la bourgeoisie rurale, il est permis de se demander : à qui avons-nous à faire, à des socialistes-révolutionnaires ou à des social-démocrates, car pas un social-démocrate ne mettrait en doute cette vérité que le prolétariat des villes est le dirigeant effectif (et non seulement idéologique) de la campagne.

On nous a assuré à un moment donné, qu’après le 17 octobre l’autocratie était écrasée, mais nous ne l’avons pas cru non plus, car l’écrasement de l’autocratie aurait signifié sa mort ; or, loin d’être morte, elle a rassemblé de nouvelles forces pour une nouvelle attaque. Nous disions que l’autocratie n’avait fait que reculer. Il s’est trouvé que c’est nous qui avions raison…

Non, camarades ! Le prolétariat de Russie n’est pas écrasé ; il a simplement reculé, et il se prépare maintenant à de nouvelles et glorieuses batailles. Il n’abaissera pas son drapeau rougi de sang, il ne cèdera à personne la direction de l’insurrection ; il sera le seul guide qualifié de la Révolution russe.

Publié d’après le texte de la brochure éditée par le Comité de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R.
Traduit du géorgien.

[1] Gapone (1872-1906) : pope et agent provocateur qui avait créé à Pétersbourg, en 1904, une organisation ouvrière contrôlée par la police. Lors de la grève de l’usine Poutilov, il conduisit, le 9 (22) janvier 1905, devant le Palais d’Hiver les ouvriers qui devaient remettre au tsar une pétition : Gapone entendait aider l’Okhrana à provoquer le massacre. La troupe tira : plus de mille ouvriers furent tués en ce « dimanche sanglant ». Gapone s’échappa, se réfugia en France, revint en décembre 1905 à Pétersbourg où il fut exécuté par les socialistes-révolutionnaires.

[2] En décembre 1905, des détachements armés d’ouvriers, de salariés agricoles et de paysans insurgés s’emparèrent de Tukums, Talsi, Rujene, Friedrichstadt et d’autres villes de Lettonie. Une guerre de partisans commença contre les troupes du tsar. En janvier 1906, les soulèvements de Lettonie furent écrasés par les expéditions punitives que dirigeaient notamment les généraux tsaristes Orlov et Sologoub.

=>Oeuvres de Staline

Mao Zedong : Rapport à la deuxième session plénière du Comité Central issu du VIIe congrès du Parti Communiste de Chine

5 mars 1949

I

A la suite des trois campagnes de Liaosi-Chenyang, de Houai-Hai et de Peiping-Tientsin, le gros de l’armée du Kuomintang se trouve anéanti.

Des troupes de combat du Kuomintang, il reste un peu plus d’un million d’hommes seulement, dispersés dans de vastes régions allant du Sinkiang au Taïwan, et sur des fronts très étirés.

Désormais, il ne peut y avoir que trois procédés pour régler le sort de ces troupes : celui de Tientsin, celui de Peiping et celui du Soueiyuan.

Eliminer l’ennemi par le combat, comme nous l’avons fait à Tientsin, doit rester l’objet premier de notre attention et de nos préparatifs.

Les commandants et les combattants de l’Armée populaire de Libération ne doivent en aucune façon relâcher leur volonté de combat ; toute pensée qui tend à relâcher la volonté de combat ou à sous-estimer l’ennemi est erronée.

La possibilité de résoudre la question par le procédé de Peiping s’est accrue, c’est le procédé qui consiste à forcer les troupes ennemies à se réorganiser par la voie pacifique, rapidement et complètement en unités de l’Armée populaire de Libération selon le système de celle-ci.

Cette solution atteint moins bien que la solution par le combat le but d’éliminer rapidement les vestiges de la contre­révolution et son influence politique.

Mais elle se présentera certainement après la destruction des forces principales de l’ennemi, et elle est inévitable ; d’ailleurs, elle est avantageuse pour notre armée et le peuple, car elle permet d’éviter les pertes et les destructions.

C’est pourquoi les camarades dirigeants des différentes armées de campagne doivent tenir compte de cette forme de lutte et apprendre à s’en servir.

C’est une des formes de la lutte, une forme de lutte sans effusion de sang ; elle n’implique pas que les problèmes puissent être résolus sans lutte.

Le procédé du Soueiyuan consiste à conserver à dessein une partie des troupes du Kuomintang, intactes ou peu s’en faut, c’est-à-dire à leur faire des concessions temporaires afin d’obtenir plus facilement qu’elles se rangent de notre côté ou restent neutres politiquement.

Nous pourrons alors concentrer nos forces pour liquider d’abord la partie principale de ce qui reste des forces du Kuomintang et procéder ensuite, après un certain temps (par exemple, quelques mois, un semestre ou une année), à la réorganisation des troupes ainsi conservées en unités de l’Armée populaire de Libération selon le système de celle-ci.

C’est là une autre forme de lutte.

Elle laissera subsister plus largement et plus longtemps que le procédé de Peiping les vestiges et l’influence politique de la contre-révolution.

Mais il n’y a pas le moindre doute que ces vestiges et cette influence seront finalement éliminés.

Il ne faut jamais croire qu’une fois soumises à nous, les forces contre-révolutionnaires deviennent révolutionnaires et que leurs idées et desseins contre-révolutionnaires disparaissent.

Il n’en est rien. Parmi les contre-révolutionnaires, beaucoup seront rééduqués, d’autres exclus et certains éléments irréductibles réprimés.

II

L’Armée populaire de Libération sera toujours une force combattante.

Même après la victoire sur le plan national, pendant la période historique où les classes n’auront pas été supprimées dans notre pays et où le système impérialiste continuera à exister dans le monde, notre armée restera une force combattante.

Il ne doit y avoir aucun malentendu, aucun flottement sur ce point. L’Armée populaire de Libération est aussi un corps de travail ; il en sera surtout ainsi lorsque le procédé de Peiping ou celui du Soueiyuan sera appliqué dans différentes régions du Sud.

Ce rôle de corps de travail s’accroîtra à mesure que les combats diminueront.

Il est possible que d’ici quelque temps toute l’Armée populaire de Libération devienne un corps de travail ; il nous faut prévoir cette situation.

Les 53.000 cadres actuellement prêts à partir avec l’armée pour le Sud sont loin d’être suffisants pour les vastes régions nouvelles que nous tiendrons bientôt, et nous devons nous préparer à faire de toutes nos armées de campagne, fortes de 2.100.000 hommes, un corps de travail.

De cette façon, les cadres seront en nombre suffisant, et le travail pourra se développer dans de vastes régions.

Nous devons considérer nos armées de campagne avec leurs 2.100.000 hommes comme une vaste école de cadres.

III

De 1927 à aujourd’hui, le centre de notre travail était situé dans les campagnes : nous rassemblions des forces dans les campagnes, nous cernions les villes par les campagnes, puis nous prenions les villes.

La période où cette méthode de travail était applicable a pris fin.

Dès maintenant commence la période :  «de la ville à la campagne », la période où la ville dirige la campagne.

Le centre du travail du Parti est passé de la campagne à la ville.

Dans les régions du Sud, l’Armée populaire de Libération prendra d’abord les villes et ensuite les campagnes.

Il faudra s’occuper à la fois des villes et des campagnes et lier étroitement le travail dans les villes et le travail dans les campagnes, les ouvriers et les paysans, l’industrie et l’agriculture.

En aucun cas il ne faut laisser de côté les campagnes pour s’occuper uniquement des villes ; une telle façon de voir serait entièrement erronée.

Néanmoins, le travail du Parti et de l’armée doit être centré sur les villes ; nous devons faire les plus grands efforts pour apprendre l’administration et l’édification des villes.

Nous devons apprendre à lutter, dans les villes, contre les impérialistes, le Kuomintang et la bourgeoisie sur les plans politique, économique et culturel, et contre les impérialistes sur le plan diplomatique.

Nous devons apprendre à mener contre eux non seulement des luttes ouvertes, mais aussi des luttes cachées.

Si nous ne prêtons pas attention à ces problèmes, si nous n’apprenons pas à mener de telles luttes contre ces gens et si nous ne parvenons pas à remporter la victoire dans ces luttes, nous ne serons pas en état de garder le pouvoir, nous ne pourrons pas nous maintenir, nous échouerons.

Après l’anéantissement des ennemis armés, il restera encore des ennemis non armés ; ceux­ci ne manqueront pas de mener contre nous une lutte à mort ; nous ne devons jamais les sous-estimer.

Si nous ne posons et ne comprenons pas maintenant le problème de cette façon, nous commettrons de très graves erreurs.

IV

Sur qui nous appuierons­nous pour mener nos luttes dans les villes ?

Certains camarades aux idées confuses pensent que nous devrons nous appuyer non sur la classe ouvrière, mais sur la masse des indigents.

D’autres camarades, aux idées plus confuses encore, pensent que nous devrons nous appuyer sur la bourgeoisie.

Quant à l’orientation du développement de l’industrie, certains camarades aux idées confuses pensent que nous devrons aider avant tout au développement des entreprises privées et non à celui des entreprises d’État.

D’autres soutiennent au contraire qu’il suffira de s’occuper des entreprises d’État et que les entreprises privées seront de peu d’importance. Nous devons critiquer ces idées confuses.

Nous devons nous appuyer de tout cœur sur la classe ouvrière, unir à nous les autres masses laborieuses, gagner les intellectuels et faire en sorte que le plus grand nombre possible d’éléments de la bourgeoisie nationale et de ses représentants, susceptibles de coopérer avec nous, se rangent de notre côté ou restent neutres, afin que nous puissions mener une lutte résolue contre les impérialistes, le Kuomintang et la bourgeoisie bureaucratique et vaincre progressivement ces ennemis.

En même temps, nous commencerons notre œuvre d’édification, nous apprendrons peu à peu à administrer les villes, nous relèverons et développerons leur production.

En ce qui concerne le problème du relèvement et du développement de la production, il faut spécifier ce qui suit : en premier lieu vient la production de l’industrie d’État, en second lieu la production de l’industrie privée, en troisième lieu la production artisanale.

Du jour même où nous prenons possession d’une ville, nos regards doivent être tournés vers le relèvement et le développement de sa production.

Nous devons nous garder d’agir à l’aveuglette, à tort et à travers, en oubliant la tâche principale, de telle façon que, plusieurs mois après la prise de la ville, la production et l’édification n’y soient pas encore dans la bonne voie et que beaucoup d’industries y soient même arrêtées, provoquant le chômage des ouvriers, l’abaissement de leur niveau de vie et leur mécontentement envers le Parti communiste.

Un état de choses pareil serait tout à fait inadmissible.

D’où la nécessité pour nos camarades de faire les plus grands efforts pour apprendre les techniques de production et les méthodes de gestion, de s’initier à toutes les activités directement liées à la production, telles que le commerce et la banque.

Ce n’est qu’avec le relèvement et le développement de la production dans les villes, avec la transformation des villes de consommation en villes de production, que le pouvoir populaire pourra s’affermir.

Les autres tâches à accomplir dans les villes — par exemple le travail d’organisation du Parti, le travail dans les organes du pouvoir, les syndicats et autres organisations populaires, le travail dans le domaine de la culture et de l’éducation, le travail de liquide la contre-révolution, le travail dans les agences d’information, les journaux et la radiodiffusion, toutes ces tâches doivent être menées autour de la tâche centrale de production et d’édification économique, et la servir.

Si nous ne connaissons rien à la production et n’arrivons pas à acquérir rapidement les connaissances nécessaires, si nous ne pouvons pas relever et développer la production dans le plus bref délai et remporter des succès réels, de façon à améliorer la vie du peuple en général, celle des ouvriers en premier lieu, nous ne serons pas en état de garder le pouvoir, nous ne pourrons pas nous maintenir et nous échouerons.

V

Dans le Sud, les conditions ne sont pas les mêmes que dans le Nord, il faut par conséquent que les tâches du Parti y soient différentes.

Le Sud est encore sous la domination du Kuomintang.

Là, dans les villes et les campagnes, le Parti et l’Armée populaire de Libération ont pour tâche d’anéantir les forces armées réactionnaires du Kuomintang, d’établir les organisations du Parti, d’instaurer les organes du pouvoir, de mettre en mouvement les masses, de créer des syndicats, des unions paysannes et autres organisations populaires, d’organiser des forces armées populaires, de balayer les derniers vestiges du Kuomintang, de relever et de développer la production.

Dans les campagnes, notre tâche consiste tout d’abord à mener systématiquement la lutte pour liquider les bandits, combattre les tyrans locaux, c’est-à-dire la fraction au pouvoir de la classe des propriétaires fonciers, et à achever les préparatifs pour la réduction des fermages et du taux d’intérêt, afin de réaliser cette réduction un an ou deux ans après l’arrivée de l’Armée populaire de Libération dans ces régions, et créer ainsi les conditions préalables pour la répartition des terres.

En même temps, il faut avoir soin de maintenir autant que possible le niveau actuel de la production agricole et de l’empêcher de baisser.

Dans le Nord, à l’exception des quelques régions nouvellement libérées, les conditions sont toutes différentes.

Ici la domination du Kuomintang a été renversée, la domination du peuple instaurée et le problème agraire radicalement résolu.

La tâche principale du Parti est, ici, de mobiliser toutes les forces pour relever et développer la production, point central de tout notre travail ; il est également nécessaire de rétablir et de développer les activités dans les domaines de la culture et de l’éducation, d’éliminer ce qui reste des forces réactionnaires, de consolider tout le Nord et de soutenir l’Armée populaire de Libération.

VI

Nous avons déjà effectué un vaste travail d’édification économique ; la politique économique du Parti a été traduite dans la pratique et elle a obtenu des succès marquants.

Cependant, sur la question de savoir pourquoi on doit adopter telle politique économique plutôt que telle autre, sur cette question de théorie et de principe, il existe dans le Parti beaucoup d’idées confuses.

Comment faut­il répondre à cette question ?

A notre avis, voici quelle doit être la réponse.

Avant la Guerre de Résistance contre le Japon, la part de l’industrie et de l’agriculture dans l’économie nationale de la Chine était, pour l’ensemble du pays, d’environ 10 pour cent pour l’industrie moderne et d’environ 90 pour cent pour l’agriculture et l’artisanat.

C’est là le résultat de l’oppression exercée par l’impérialisme et le féodalisme sur la Chine ; c’est là l’expression, sur le plan économique, du caractère semi-colonial et semi-féodal de la société dans l’ancienne Chine ; et c’est également le point de départ fondamental pour toutes les questions dans la période de la révolution chinoise et pendant un temps relativement long après la victoire de celle-ci.

Toute une série de problèmes concernant la stratégie, la tactique et la politique de notre Parti en découlent, et c’est pour lui à l’heure actuelle une tâche importante que de parvenir à une compréhension plus claire et à une solution meilleure de ces problèmes.

Ils peuvent s’énoncer comme suit :

1. La Chine dispose déjà d’une industrie moderne qui représente 10 pour cent environ de son économie ; ceci est un facteur de progrès, un élément nouveau par rapport à l’ancien temps.

Il en résulte que la Chine a de nouvelles classes et de nouveaux partis politiques : le prolétariat et la bourgeoisie, les partis prolétarien et bourgeois.

Ayant subi l’oppression de multiples ennemis, le prolétariat et son parti ont été trempés par les épreuves, et ils sont qualifiés pour diriger la révolution du peuple chinois.

Quiconque néglige ou minimise ce fait commettra des erreurs d’opportunisme de droite.

2. La Chine a encore une économie agricole et une économie artisanale dispersées et individuelles qui représentent 90 pour cent environ de toute son économie ; voilà qui est retardataire, qui n’est guère différent des temps anciens — 90 pour cent environ de notre vie économique restent encore au niveau des temps anciens.

La Chine antique avait connu la propriété féodale de la terre ; maintenant, cette propriété est abolie par nous ou va bientôt l’être.

A cet égard, nous sommes différents des anciens ou le serons bientôt, et nous avons ou aurons bientôt la possibilité de moderniser graduellement notre agriculture et notre artisanat.

Toutefois, dans leur forme fondamentale, notre agriculture et notre artisanat restent encore aujourd’hui, et resteront pendant un temps relativement long, dispersés et individuels, c’est-à-dire semblables à ce qu’ils étaient dans les temps anciens.

Quiconque néglige ou minimise ce fait commettra des erreurs d’opportunisme  «de gauche ».

3. L’industrie moderne chinoise est extrêmement concentrée, quoique la valeur de sa production ne représente que 10 pour cent environ de la production globale de l’économie nationale ;

la part la plus grande et la plus importante du capital est concentrée entre les mains des impérialistes et de leurs laquais, les capitalistes bureaucratiques chinois.

La confiscation de cette part du capital et son transfert à la république populaire dirigée par le prolétariat permettront à celle­ci d’avoir en main les artères vitales de l’économie du pays et à l’économie d’État de devenir le secteur dirigeant de toute l’économie nationale.

Or, ce secteur de l’économie est de caractère socialiste, et non de caractère capitaliste. Quiconque néglige ou minimise ce fait commettra des erreurs d’opportunisme de droite.

4. L’industrie capitaliste privée de la Chine, qui occupe la seconde place dans notre industrie moderne, est une force qu’on ne doit pas ignorer.

Opprimés ou limités dans leur activité par l’impérialisme, le féodalisme et le capitalisme bureaucratique, la bourgeoisie nationale de Chine et ses représentants ont souvent participé aux luttes de la révolution démocratique populaire ou sont restés neutres dans ces luttes.

Pour ces raisons, et du fait que l’économie chinoise est encore retardataire, il sera nécessaire, pendant une période assez longue après la victoire de la révolution, d’utiliser autant que possible les facteurs positifs du capitalisme privé des villes et de la campagne dans l’intérêt du développement de l’économie nationale.

Pendant cette période, il faudra permettre à tous les éléments du capitalisme urbain et rural qui sont profitables et non nuisibles à l’économie nationale d’exister et de se développer.

Ceci est non seulement économiquement inévitable, mais encore économiquement indispensable.

Cependant, le capitalisme n’existera ni ne se développera en Chine de la même façon que dans les pays capitalistes, où il peut déborder librement sans être endigué.

Le capitalisme sera limité en Chine de plusieurs façons : par la restriction de son champ d’activité, par la politique fiscale, par les prix du marché et par les conditions de travail.

Nous adopterons une politique appropriée et souple pour limiter le capitalisme de plusieurs façons, selon les conditions spécifiques de chaque lieu, de chaque branche et de chaque période.

Il nous est nécessaire et utile de nous servir du mot d’ordre de Sun Yat-sen  «contrôle du capital ».

Cependant, dans l’intérêt de l’économie nationale tout entière et dans l’intérêt actuel et futur de la classe ouvrière et de tout le peuple travailleur, nous ne devons absolument pas limiter l’économie capitaliste privée d’une manière excessive ou trop rigide, mais lui laisser du champ pour qu’elle puisse exister et se développer dans le cadre de la politique économique et de la planification économique de la république populaire.

La politique de limitation du capitalisme privé se heurtera inévitablement, à des degrés différents et sous des formes différentes, à la résistance de la bourgeoisie et surtout des grands propriétaires d’entreprises privées, c’est-à-dire des gros capitalistes.

La limitation et l’opposition à cette limitation seront les formes principales de la lutte de classes dans l’État de démocratie nouvelle.

Estimer qu’à l’heure actuelle nous n’avons pas besoin de limiter le capitalisme et que nous pouvons rejeter le mot d’ordre de  «contrôle du capital » est tout à fait faux ; c’est de l’opportunisme de droite.

Estimer au contraire que nous devons imposer des limites des plus restreintes ou des plus rigides au capital privé, ou que nous pouvons même éliminer le capital privé très rapidement, est tout aussi faux ; c’est de l’opportunisme  «de gauche » ou de l’aventurisme.

5. L’agriculture et l’artisanat dispersés et individuels, qui représentent les 90 pour cent de la valeur globale de la production de l’économie nationale, peuvent et doivent dans leur développement être conduits avec prudence,

progressivement, mais activement vers la modernisation et la collectivisation ; le point de vue selon lequel on peut les laisser aller à leur guise est faux.

Il est nécessaire d’organiser des coopératives de production, de consommation et de crédit, et d’en constituer les organes dirigeants à l’échelon national, provincial, municipal, du district et de l’arrondissement.

De telles coopératives sont des organisations économiques collectives des masses laborieuses, fondées sur la propriété privée et placées sous la conduite du pouvoir d’État dirigé par le prolétariat.

Le fait que le peuple chinois est en retard sur le plan culturel et qu’il n’a pas de tradition en matière de coopératives pourra nous créer des difficultés, mais nous pouvons organiser des coopératives et il nous faut les organiser, les généraliser et les développer.

Si notre économie ne comportait que le secteur d’État, sans secteur coopératif, il nous serait impossible de conduire pas à pas l’économie individuelle du peuple travailleur vers la collectivisation, impossible de passer de la société de démocratie nouvelle à la société socialiste future, et impossible de consolider la position dirigeante du prolétariat dans le pouvoir d’État.

Quiconque néglige ou minimise ce fait commettra aussi des erreurs extrêmement graves.

L’économie d’État, de caractère socialiste, l’économie coopérative, de caractère semi-socialiste, plus le capitalisme privé, l’économie individuelle et l’économie du capitalisme d’État, gérée en commun par l’État et le capital privé, seront les secteurs principaux de l’économie de la république populaire et constitueront la structure économique de démocratie nouvelle.

6. Le relèvement et le développement de l’économie nationale de la république populaire seront impossibles sans une politique de contrôle du commerce extérieur.

Même quand l’impérialisme, le féodalisme, le capitalisme bureaucratique et leur expression concentrée, le régime du Kuomintang, auront été éliminés en Chine, le problème de l’édification d’un système industriel indépendant et complet ne sera pas encore résolu ; il ne le sera définitivement que lorsque notre pays aura connu un grand développement économique et se sera transformé de pays agricole retardataire en pays industriel avancé.

Or, il sera impossible d’atteindre ce but sans contrôler le commerce extérieur. Quand la révolution chinoise aura triomphé dans tout le pays et que le problème agraire aura été résolu, deux contradictions fondamentales n’en subsisteront pas moins en Chine.

La première, d’ordre intérieur, est la contradiction entre la classe ouvrière et la bourgeoisie.

La seconde, d’ordre extérieur, est la contradiction entre la Chine et les pays impérialistes.

C’est pourquoi, après la victoire de la révolution démocratique populaire, le pouvoir d’État de la république populaire sous la direction de la classe ouvrière ne devra pas être affaibli, mais renforcé.

La limitation du capital à l’intérieur et le contrôle du commerce extérieur seront les deux principes politiques fondamentaux du pays dans sa lutte économique. Quiconque néglige ou minimise ce fait commettra des erreurs extrêmement graves.

7. La Chine a hérité d’une économie retardataire, mais le peuple chinois est courageux et travailleur ; avec la victoire de la révolution populaire chinoise et la fondation de la république populaire, avec la direction du Parti communiste chinois, auxquelles s’ajoute l’aide de la classe ouvrière des différents pays du monde, principalement celle de l’Union soviétique, le rythme de l’édification économique de la Chine ne sera pas lent, il pourra même être assez rapide.

Le jour est proche où la Chine connaîtra la prospérité. Tout pessimisme à l’égard de la renaissance économique de la Chine est sans aucun fondement.

VII

L’ancienne Chine était un pays semi-colonial sous l’emprise de l’impérialisme.

A cause de son caractère foncièrement anti-impérialiste, la révolution démocratique populaire de Chine s’est attiré la haine farouche des impérialistes qui ont fait tout leur possible pour aider le Kuomintang.

Par cette attitude, ils ont soulevé une indignation encore plus profonde chez le peuple chinois et ont perdu le peu de prestige qui leur restait auprès de lui.

D’autre part, le système impérialiste tout entier s’est considérablement affaibli après la Seconde guerre mondiale, tandis que le front anti-impérialiste mondial, avec l’Union soviétique à sa tête, est plus fort que jamais.

Toutes ces circonstances font que nous pouvons et devons adopter une politique de destruction systématique et totale de l’emprise impérialiste en Chine.

Cette emprise se manifeste dans les domaines politique, économique et culturel.

Dans chaque ville et chaque lieu où les troupes du Kuomintang sont anéanties et le gouvernement du Kuomintang renversé, l’emprise politique des impérialistes est abattue du même coup, leur emprise économique et culturelle l’est également.

Mais les établissements économiques et culturels gérés directement par les impérialistes sont toujours là, le personnel diplomatique et les journalistes agréés par le Kuomintang sont toujours là.

Toutes ces questions, nous devons les régler de manière appropriée par ordre d’urgence.

Refuser de reconnaître le statut légal de tous les services diplomatiques étrangers de la période du Kuomintang et de leur personnel, dénoncer tous les traités de trahison nationale de la période du Kuomintang, supprimer tous les offices de propagande créés par les impérialistes en Chine, contrôler immédiatement le commerce extérieur et réformer le système douanier, voilà les premières mesures que nous devons prendre en entrant dans les grandes villes.

Quand il aura fait tout cela, le peuple chinois se sera dressé face à l’impérialisme.

En ce qui concerne les établissements économiques et culturels fondés par les impérialistes, nous pouvons les laisser subsister provisoirement, en les plaçant sous notre surveillance et notre contrôle, jusqu’à ce que la question puisse être réglée après notre victoire dans tout le pays.

Pour ce qui est des simples ressortissants étrangers, leurs intérêts légitimes seront protégés et ne seront pas lésés.

Quant à la question de la reconnaissance de la Chine par les pays impérialistes, nous ne devons pas nous presser de la régler maintenant, et même après la victoire dans tout le pays, pendant une période assez longue, nous n’aurons pas besoin de nous presser de la régler.

Nous sommes disposés à établir des relations diplomatiques avec tous les pays selon le principe d’égalité, mais les impérialistes qui ont toujours été hostiles au peuple chinois ne nous traiteront sûrement pas en égaux dans un bref délai.

Tant que les pays impérialistes n’auront pas abandonné leur attitude hostile, nous ne leur accorderons pas de statut légal en Chine.

Pour le commerce avec les étrangers, cela ne fait pas de question : quand il y aura du commerce à faire, nous en ferons, d’ailleurs nous avons déjà commencé à en faire ; et les commerçants de plusieurs pays capitalistes sont pour cela entrés en concurrence.

Nous devons autant que possible commercer avant tout avec les pays socialistes et les pays de démocratie populaire ; mais en même temps nous commercerons avec des pays capitalistes.

VIII

Toutes les conditions sont mûres pour la convocation d’une conférence consultative politique et la formation d’un gouvernement démocratique de coalition.

Tous les partis démocratiques, toutes les organisations populaires et tous les démocrates sans-parti se rangent de notre côté.

La bourgeoisie de Changhaï et du bassin du Yangtsé cherche à nouer des relations avec nous.

La navigation et les relations postales entre le Nord et le Sud du pays commencent à reprendre.

Le Kuomintang. Déchiré en son sein, est entièrement coupé des masses.

Nous nous préparons à négocier avec le gouvernement réactionnaire de Nankin.

Du côté de celui-ci, les forces qui poussent aux négociations sont les seigneurs de guerre de la clique du Kouangsi, les groupes du Kuomintang qui sont pour la paix et la bourgeoisie de Changhaï.

Leur but est d’avoir leur part dans le gouvernement de coalition, de garder autant de troupes que possible, de préserver les intérêts de la bourgeoisie de Changhaï et du Sud, et de faire de leur mieux pour que la révolution prenne une couleur adoucie.

Tous ces gens-là admettent nos huit conditions comme base de négociation, mais ils cherchent à marchander pour que leurs pertes ne soient pas trop grandes.

Ceux qui essaient de torpiller les négociations, c’est Tchiang Kaï-chek et ses fanatiques.

Tchiang Kaï-chek dispose encore au sud du Yangtsé de 60 divisions qui se préparent à continuer la guerre.

Notre politique est de ne pas refuser de négocier, mais d’exiger que l’autre partie accepte intégralement les huit conditions et de n’admettre aucun marchandage.

En retour, nous n’écraserons pas la clique du Kouangsi ni les autres groupes du Kuomintang qui sont pour la paix, nous irons jusqu’à retarder d’un an environ la réorganisation de leurs troupes, nous autoriserons certaines personnalités du régime de Nankin à participer à la Conférence consultative politique et au gouvernement de coalition, et nous accepterons de protéger certains intérêts de la bourgeoisie de Changhaï et du Sud.

Ces négociations seront menées sur un plan général ; si elles réussissent, elles auront le grand avantage de réduire bien des obstacles à l’avance de notre armée vers le sud et à l’occupation des grandes villes du Sud.

Si elles ne réussissent pas, des pourparlers séparés, de caractère local, seront à mener après l’avance de notre armée.

Les négociations sur un plan général sont prévues pour la dernière décade de mars.

Nous espérons occuper Nankin en avril ou mai, puis convoquer la Conférence consultative politique à Peiping, former un gouvernement de coalition et établir la capitale à Peiping.

Puisque nous avons accepté de négocier, nous devons nous attendre à de nombreuses complications qui surgiront après le succès des négociations ; nous devons avoir l’esprit lucide pour faire face à la tactique qu’adoptera l’autre partie, tactique de Souen Wou-kong, le roi des singes, qui se glissa dans l’estomac de la Princesse à l’Éventail de Fer pour s’y démener comme un diable.

Tant que nous aurons l’esprit suffisamment préparé, nous pourrons vaincre n’importe quel singe diabolique.

Qu’il s’agisse de négociations de paix sur un plan général ou de pourparlers de caractère local, prémunissons-nous toujours de cette façon.

Nous ne devons pas refuser de négocier par crainte des complications ou par souci de la tranquillité, nous ne devons pas non plus y aller avec des idées brumeuses.

Nous devons être fermes sur les principes, et aussi avoir toute la souplesse que permet et qu’exige l’application de nos principes.

IX

La dictature démocratique populaire, dirigée par le prolétariat et basée sur l’alliance des ouvriers et des paysans, exige de notre Parti qu’il unisse consciencieusement toute la classe ouvrière, toute la paysannerie et les larges masses d’intellectuels révolutionnaires ; ce sont là la force dirigeante et les forces fondamentales de cette dictature, qui, sans une telle union, ne peut être affermie.

En même temps, elle exige de notre Parti qu’il unisse autour de lui le plus grand nombre possible de représentants de la petite bourgeoisie urbaine et de la bourgeoisie nationale, susceptibles de collaborer avec nous, ainsi que leurs intellectuels et groupements politiques, afin de pouvoir, au cours de la période révolutionnaire, isoler les forces contre-révolutionnaires, abattre complètement en Chine les forces contre-révolutionnaires et les forces impérialistes, puis, après la victoire de la révolution, relever et développer rapidement la production, faire face à l’impérialisme étranger, transformer à pas assurés la Chine, de pays agricole en pays industriel, et faire de la Chine un grand Etat socialiste.

C’est pourquoi la politique de coopération à long terme de notre Parti avec les démocrates en dehors du Parti doit s’affirmer dans la pensée et le travail de tout le Parti.

Nous devons avoir les mêmes égards envers la plupart des démocrates en dehors du Parti qu’envers nos propres cadres, examiner et résoudre avec eux, en toute sincérité, en toute franchise, les problèmes qui demandent examen et solution, leur confier des tâches, leur donner effectivement les pouvoirs attachés à leurs fonctions, et les aider à remporter des succès dans leur travail.

Partant du désir de les unir à nous, nous devons critiquer ou combattre de manière sérieuse et appropriée leurs erreurs et leurs défauts, dans le but de réaliser l’unité.

Il serait faux d’adopter une attitude accommodante envers leurs erreurs ou leurs défauts. Il serait également faux d’adopter envers eux une attitude sectaire de  «porte close » ou une attitude purement formelle.

Dans chaque grande ville ou ville moyenne, dans chaque région stratégique et chaque province, nous devons donner une formation à un certain nombre de démocrates en dehors du Parti qui aient du prestige et qui soient susceptibles de collaborer avec nous.

L’attitude erronée qu’on prenait dans notre Parti vis-à-vis des démocrates par suite du style de  «porte close » apparu pendant la Guerre révolutionnaire agraire n’a pas été complètement corrigée pendant la Guerre de Résistance contre le Japon, et elle s’est de nouveau manifestée en 1947 au moment où la réforme agraire battait son plein dans nos bases d’appui.

Cette attitude n’aboutirait qu’à isoler notre Parti, à empêcher l’affermissement de la dictature démocratique populaire, et à donner des alliés à l’ennemi.

Maintenant que la Conférence consultative politique tenue pour la première fois en Chine sous la direction de notre Parti va se réunir, que le gouvernement démocratique de coalition va se former, et que la révolution va triompher dans tout le pays, le Parti tout entier doit examiner sérieusement le problème que nous venons d’aborder et en acquérir une juste compréhension ; il doit combattre les deux déviations, celle de droite, l’attitude accommodante, et celle  «de gauche », l’attitude de  «porte close » ou purement formelle, et adopter une attitude tout à fait juste.

X

Bientôt, nous remporterons la victoire dans tout le pays. Cette victoire rompra le front oriental de l’impérialisme et sera d’une grande portée internationale.

Pour remporter cette victoire, il ne faudra plus beaucoup de temps et d’efforts, mais il en faudra beaucoup pour la consolider.

La bourgeoisie met en doute notre capacité de construire. Les impérialistes comptent que nous finirons par leur demander l’aumône pour pouvoir subsister.

Avec la victoire, certains états d’esprit peuvent se faire jour dans le Parti : orgueil, prétention d’être homme de mérite, inertie et répugnance à aller de l’avant, recherche des agréments de la vie et refus de mener encore une vie difficile.

Avec la victoire, le peuple nous sera reconnaissant et la bourgeoisie s’avancera pour nous flatter.

L’ennemi ne peut nous vaincre par la force des armes, ceci a été prouvé.

Cependant, les flatteries de la bourgeoisie peuvent conquérir les volontés faibles dans nos rangs.

Il peut y avoir de ces communistes que l’ennemi armé n’a pu vaincre, qui se conduisaient devant l’ennemi en héros dignes de ce nom, mais qui, incapables de résister aux balles enrobées de sucre, tomberont sous ces balles.

Nous devons prévenir pareil état de choses. La conquête de la victoire dans tout le pays n’est que le premier pas d’une longue marche de dix mille lis.

Ce pas, même s’il mérite notre fierté, est relativement minime ; ce qui sera plus digne de notre fierté est encore à venir.

Dans quelques dizaines d’années, la victoire de la révolution démocratique populaire de Chine, vue rétrospectivement, ne semblera qu’un bref prologue à une longue pièce de théâtre.

C’est par le prologue que commence une pièce, mais le prologue n’en est pas l’apogée.

La révolution chinoise est une grande révolution, mais après sa victoire la route à parcourir sera bien plus longue, notre tâche plus grandiose et plus ardue.

C’est un point qu’il faut élucider dès à présent dans le Parti pour que les camarades restent modestes, prudents, non présomptueux ni irréfléchis dans leur style de travail, pour qu’ils persévèrent dans leur style de vie simple et de lutte ardue.

Nous avons en main l’arme marxiste­léniniste de la critique et de l’autocritique.

Nous sommes capables de nous débarrasser du mauvais style et de conserver le bon. Nous réussirons à apprendre tout ce que nous ne connaissions pas auparavant.

Nous ne sommes pas seulement bons à détruire le monde ancien, nous sommes également bons à construire un monde nouveau.

Le peuple chinois peut vivre sans demander l’aumône aux impérialistes ; bien plus, il vivra mieux qu’on ne vit dans les pays impérialistes.

NOTE SUR LE TEXTE

Le Comité central issu du VIIème Congrès du Parti communiste chinois a tenu sa deuxième session plénière du 5 au 13 mars 1949 dans le village de Sipaipo, district de Pingchan, province du Hopei. Trente-quatre membres et dix-neuf membres suppléants du Comité central étaient présents.

Convoquée à la veille de la victoire nationale de la révolution populaire chinoise, cette session fut extrêmement importante. Dans le rapport qu’il présenta à la session, le camarade Mao Zedong exposa les principes politiques destinés à hâter la victoire nationale de la révolution et à organiser cette victoire.

Il expliqua qu’elle obligeait le Parti à déplacer de la campagne à la ville le centre de son travail ; il définit la politique fondamentale que le Parti devait adopter, après la victoire, dans les domaines politique, économique et diplomatique ; il fixa les tâches générales et la principale voie à suivre pour transformer la Chine, de pays agricole en pays industriel, de société de démocratie nouvelle en société socialiste.

Il analysa tout particulièrement les conditions des différents secteurs de l’économie chinoise d’alors et la juste politique que le Parti devait adopter en conséquence, indiqua la voie que la Chine devait nécessairement prendre pour réaliser sa transformation socialiste, critiqua les tendances  «de gauche » et de droite à ce sujet, et exprima la ferme conviction que l’économie de la Chine se développerait à un rythme assez rapide.

Le camarade Mao Zedong donna une appréciation sur la nouvelle situation de la lutte de classes à l’intérieur et à l’étranger après la victoire de la révolution démocratique populaire de Chine, et il lança à temps l’avertissement que les  «balles enrobées de sucre » de la bourgeoisie deviendraient le danger principal pour le prolétariat. Tout cela confère au présent document une grande portée pour une longue période historique.

Ce rapport et l’article  «De la dictature démocratique populaire », écrit en juin de la même année, constituent la base de la politique énoncée dans le  «Programme commun », lequel, adopté par la première session plénière de la Conférence consultative politique du Peuple chinois, devait servir de constitution provisoire après la fondation de la Chine nouvelle.

Sur la base de ce rapport du camarade Mao Tsé­toung, une résolution fut adoptée à la deuxième session plénière du Comité central issu du VIIème Congrès du Parti. Après la session, le Comité central du Parti communiste chinois quitta le village de Sipaipo pour s’établir à Peiping.

Mao Zedong : Rejetez vos illusions et préparez-vous à la lutte

Août 1949

Ce n’est pas un hasard si le Livre blanc du Département d’Etat des Etats-Unis sur les relations entre la Chine et les Etats-Unis, et la lettre du secrétaire d’Etat Acheson au président Truman.

Le Livre blanc américain, Relations des États-Unis avec la Chine, a été publié par le Département d’État américain le 5 août 1949. La lettre d’Acheson à Truman est datée du 30 juillet 1949, alors que la préparation du Livre blanc par le Département d’État américain venait d’être terminée.

Le corps principal du Livre blanc ; divisé en huit chapitres, traite des relations sino-américaines dans la période qui va de 1844, année où les États-Unis forcèrent la Chine à signer le « Traité de Wanghsia », jusqu’en 1949, où la révolution du peuple chinois remporta la victoire fondamentale à l’échelle nationale.

Le Livre blanc relate de façon particulièrement détaillée comment, pendant les cinq années qui vont de la dernière phase de la Guerre de Résistance contre le Japon jusqu’en 1949, les États-Unis poursuivirent une politique consistant à aider Tchiang Kaï-chek et à combattre les communistes, s’opposèrent par tous les moyens au peuple chinois et finalement subirent la défaite.

Le Livre blanc et la lettre d’Acheson abondent en déformations des faits, omissions volontaires et inventions mensongères, et ils sont pleins de calomnies venimeuses et d’une haine profonde à l’égard du peuple chinois.

Au cours de la querelle qui éclata au sein du camp réactionnaire des États-Unis, au sujet de sa politique à l’égard de la Chine, les impérialistes tels que Truman et Acheson durent révéler publiquement, sous forme du Livre blanc, une part de la vérité sur leurs activités contre-révolutionnaires, dans l’intention de convaincre leurs adversaires. Ainsi, le Livre blanc constitue en fait un aveu des crimes d’agression commis par l’impérialisme américain contre la Chine.

sont publiés en ce moment même. La publication de ces documents reflète la victoire du peuple chinois et la défaite de l’impérialisme, elle reflète le déclin de tout le système impérialiste mondial. Le système impérialiste est rongé par de multiples contradictions internes qu’il est incapable de surmonter, ce qui plonge les impérialistes dans une profonde désolation.

   L’impérialisme s’est préparé les conditions de sa propre ruine. Ces conditions, c’est la prise de conscience des grandes masses populaires dans les colonies et semi-colonies et dans les pays impérialistes mêmes. C’est l’impérialisme qui a poussé les grandes masses populaires du monde entier à s’engager dans l’époque historique de la grande lutte pour la liquidation de l’impérialisme.

   L’impérialisme a préparé pour ces grandes masses populaires les conditions de lutte aussi bien matérielles que morales.

   Usines, chemins de fer, fusils, canons, etc., voilà les conditions matérielles. La plus grande partie du puissant équipement de l’Armée de Libération de Chine provient de l’impérialisme américain, une certaine partie provient de l’impérialisme japonais et une partie est de notre propre fabrication.

   Depuis l’agression britannique de 1840 se sont succédé les guerre d’agression contre la Chine menées par les forces alliées anglo-françaises, par la France, par le Japon, et par les forces coalisées des huit puissances (Grande-Bretagne, France, Japon, Russie tsariste, Allemagne, Etats-Unis, Italie et Autriche), la guerre sur le sol chinois entre le Japon et la Russie tsariste, la guerre d’agression japonaise contre la Chine, dans le Nord-Est, commencée en 1931, la guerre d’agression japonaise contre la Chine tout entière, commencée en 1937 et qui a duré huit longues années, et, enfin, la guerre contre le peuple chinois menée au cours de ces trois dernières années, en apparence par Tchiang Kaï-chek, en réalité par les États-Unis. Dans cette dernière guerre, comme il est précisé dans la lettre d’Acheson, Etats-Unis ont accordé au gouvernement du Kuomintang une aide matérielle représentant « plus de 50 pour cent des dépenses monétaires » de ce dernier et « ont livré à l’armée chinoise » (entendez l’armée du Kuomintang) des « fournitures militaires ».

C’est là une guerre dans laquelle les Etats-Unis donnent l’argent et les armes et où Tchiang Kaï-chek fournit les hommes pour se battre au profit des Etats-Unis et massacrer le peuple chinois. Toutes ces guerres d’agression, plus l’agression et l’oppression politiques, économiques et culturelles, ont fait naître chez les Chinois la haine contre l’impérialisme, les ont amenés à se demander ce que cela pouvait bien signifier, et les ont obligés à déployer leur esprit révolutionnaire et à s’unir dans la lutte.

   Lutte, échec, nouvelle lutte, nouvel échec, nouvelle lutte encore ; et ce n’est qu’au bout d’une expérience de 109 ans, faite de centaines de luttes, grandes et petites, militaires et politiques, économique, culturelles, avec ou sans effusion de sang, que le peuple chinois a remporté la victoire Fondamentale d’aujourd’hui. Ce sont là les conditions morales sans lesquelles la révolution n’aurait pu triomphe.

   Pour servir ses desseins d’agression, l’impérialisme a fait apparaitre en Chine le système comprador et le capital bureaucratique. L’agression impérialiste a stimulé l’économie sociale de la Chine, y a provoqué des changements et créé les éléments opposés à l’impérialisme – l’industrie nationale et la bourgeoisie nationale de Chine, et tout particulièrement le prolétariat chinois travaillant dans les entreprises gérées directement par les impérialistes, dans les entreprises du capitalisme bureaucratique et dans celles de la bourgeoisie nationale.

Pour ses desseins d’agression, l’impérialisme a ruiné les paysans en les exploitant au moyen d’échanges à valeur inégale ; de ce fait, il a créé de larges masses de paysans pauvres dont le nombre s’élevait à des centaines de millions et représentait 70 pour cent de la population rurale de la Chine. Pour servir ses desseins d’agression, l’impérialisme a créé en Chine des millions de grands et petits intellectuels d’un type nouveau, différents des literati de type ancien ou lettrés.

   Mais l’impérialisme et ses valets, les gouvernements réactionnaires de Chine, ne pouvaient avoir de l’emprise que sur une partie de ces intellectuels et finalement sur une poignée d’entre eux seulement, comme Hou Che, Fou Se-nien et Tsien Mou ; les autres leur échappèrent et se retournèrent contre eux. Étudiants, instituteurs, professeurs, techniciens, ingénieurs, médecins, hommes de science, écrivains, artistes et fonctionnaires, tous sont entrés en révolte ou n’ont plus voulu suivre le Kuomintang.

Le Parti communiste est le parti des pauvres, il est, partout et en toute occasion, présenté pour la propagande du Kuomintang comme une bande d’individus qui se livrent au massacre et à l’incendie, au viol et au pillage, qui rejettent l’histoire et la culture, qui renient leur patrie, qui n’ont ni piété filiale ni respect pour les maîtres et les anciens, qui ne veulent jamais entendre raison, qui pratiquent la communauté des biens et des femmes et emploient la tactique militaire de « la mer humaine » − bref, une horde de monstres diaboliques capables de tous les crimes et indignes de pardon. Mais, chose étrange, c’est cette même horde qui a obtenu le soutien de plusieurs centaines de millions d’hommes, y compris la majorité des intellectuels et, en particulier la jeunesse estudiantine.

   Une partie des intellectuels préfèrent rester dans l’expectative. Ils se disent en eux-mêmes : le Kuomintang n’est pas bon et le Parti communiste n’est pas forcément bon non plus, alors attendons un peu. Certains d’entre eux se proclament pour le Parti communiste, mais au fond d’eux-mêmes, ils sont dans l’attente.

Ce sont précisément ces gens-là qui gardent des illusions sur les Etats-Unis. Ils ne veulent pas faire de distinction entre les impérialistes américains, qui sont au pouvoir, et le peuple américain, qui n’y est pas. Ils se laissent facilement séduire par les paroles mielleuses des impérialistes américains, comme s’il était possible que ceux-ci traitent la Chine populaire sur la base de l’égalité et de l’avantage mutuel, sans que nous ayons à mener une longue et âpre lutte.

Il subsiste encore chez ces intellectuels de nombreuses idées réactionnaires, c’est-à-dire antipopulaires, mais ils ne sont pas des réactionnaires du Kuomintang ; ils représentent des éléments du centre ou l’aile droite dans la Chine populaire. Ils sont les tenants de ce qu’ Acheson appelle « l’individualisme démocratique » Les manœuvres trompeuses des Acheson ont encore en Chine une base sociale, mais bien mince.

   Le Livre blanc d’Acheson révèle que les impérialistes américains sont complètement désemparés devant la situation actuelle de la Chine. L’incapacité du Kuomintang est telle que nulle aide, si importante soit-elle, ne peut le sauver de sa fin inéluctable ; les impérialistes américains ne tiennent plus la situation en main et n’y peuvent plus rien. Dans sa lettre, Acheson dit :

   « C’est un fait, malheureux mais inévitable, que le résultats désastreux de la guerre civile en Chine a échappé au contrôle du gouvernement des Etats-Unis. Rien de ce que notre pays a fait et aurait pu faire dans les limites raisonnables de ses possibilités n’aurait pu modifier ce résultat ; rien de ce que notre pays a omis de faire n’y a contribué. Ce fut le produit des forces internes chinoises, forces que notre pays a essayé d’influencer, sans pouvoir y parvenir. »

   En bonne logique, la conclusion d’Acheson, comme le pensent ou le disent certains intellectuels chinois aux idées confuses, devrait être ceci : il faut agir comme « le boucher qui pose son couteau et devient bouddha sur-le-champ » ou comme « le brigand qui se repent et devient honnête homme », il faut traiter la Chine populaire sur la base de l’égalité et de l’avantage mutuel et cesser de provoquer des troubles. Mais non, dit Acheson, nous continuerons de provoquer des troubles et nous en provoquerons certainement. Y aura-t-il un résultat ? Il paraît que oui. Sur quelle sorte, de gens s’appuiera-t-il ? Sur les tenants de « l’individualisme démocratique ». Acheson dit :

   « … en fin de compte la civilisation millénaire chinoise et l’individualisme démocratique chinois s’affirmeront de nouveau, et la Chine secouera le joug étranger. J’estime que nous devons encourager en Chine tout développement qui, à présent comme à l’avenir, tend vers cette fin.

Combien la logique des impérialistes est différente de celle du peuple ! Provocation de troubles, échec, nouvelle provocation, nouvel échec, et cela jusqu’à leur ruine − telle est la logique des impérialiste et de tous les réactionnaires du monde à l’égard de la cause du peuple et jamais ils n’iront contre cette logique. C’est là une loi marxiste. Quand nous disons : « l’impérialisme est féroce », nous entendons que sa nature ne changera pas, et que les impérialistes ne voudront jamais poser leur couteau de boucher, ni ne deviendront jamais des bouddhas, et cela jusqu’à leur ruine.

Lutte, échec, nouvelle lutte, nouvel échec, nouvelle lutte encore, et cela jusqu’à la victoire − telle est la logique du peuple, et lui non plus, il n’ira jamais contre cette logique. C’est encore une loi marxiste. La révolution du peuple russe a suivi cette loi, il en est de même de la révolution du peuple chinois.

Lutte de classes − certaines classes sont victorieuses, d’autres sont éliminées. Cela, c’est l’histoire ; c’est l’histoire des civilisations depuis des millénaires. Interpréter l’histoire d’après ce point de vue, cela s’appelle le matérialisme historique ; se placer a l’opposé de ce point de vue, c’est de l’idéalisme historique.

La méthode de l’autocritique ne s’applique qu’au sein du peuple ; il est impossible d’espérer qu’on puisse persuader les impérialistes et les réactionnaires chinois de faire preuve de bon cœur et de revenir dans le droit chemin. La seule voie à suivre, c’est d’organiser des forces pour lutter contre eux, comme ce fut le cas dans notre Guerre de Libération populaire et dans notre révolution agraire, c’est de démasquer les impérialistes, de « provoquer » les impérialistes et les réactionnaires, de les renverser, de les punir de leurs infractions à la loi, et de « ne leur permettre que de marcher droit, sans tolérer de leur part aucun propos ou acte contre le pouvoir établi ».

   C’est alors seulement qu’on pourra espérer traiter avec les pays étrangers impérialistes sur la base de l’égalité et de l’avantage mutuel.

C’est alors qu’on pourra espérer donner aux éléments de la classe des propriétaires fonciers, aux éléments de la bourgeoisie bureaucratique et aux membres de la clique réactionnaire du Kuomintang ainsi qu’à leurs complices, quand ils ont déposé les armes et capitulé, une éducation propre à transformer les mauvais éléments en bons, et cela dans toute la mesure du possible.

Si de nombreux libéraux chinois − éléments démocrates de type ancien, tenants de « l’individualisme démocratique », sur lesquels Truman, Marshall, Acheson, Leighton Stuart et consorts fondent leurs espoirs et qu’ils cherchent constamment à gagner à eux − sont souvent réduits à une position passive et se trompent fréquemment dans leurs jugements sur les gouvernants américains, sur le Kuomintang, sur l’Union soviétique et aussi sur le Parti communiste chinois, c’est précisément parce qu’ils ne considèrent pas ou n’admettent pas qu’on puisse considérer les problèmes du point de vue du matérialisme historique.

   C’est le devoir des progressistes − communistes, membres des partis démocratiques, ouvriers politiquement conscients, jeunesse estudiantine et intellectuels progressistes − de s’unir, au sein de la Chine populaire, avec les couches intermédiaires, les éléments du centre, le· éléments retardataires des différentes couches et tous ceux qui sont encore oscillants et hésitants (ceux-ci continueront à osciller longtemps encore et, même après avoir pris un parti, ils recommenceront dès qu’ils se heurteront à une difficulté), de leur apporter une aide sincère, de critiquer leur attitude hésitante, de les éduquer, de le gagner à la cause des grandes masses populaires, d’empêcher que le impérialistes ne les attirent à eux, de leur demander de rejeter leurs illusions et de se préparer à la lutte.

Il ne faut pas s’imaginer qu’avec la victoire, il ne soit plus besoin de faire du travail auprès d’eux. Il nous faut encore travailler, même travailler bien davantage et avec patience avant de pouvoir réellement gagner ces éléments. Une fois que nous les aurons gagnés, l’impérialisme sera complètement isolé et les ruses d’Acheson ne trouveront plus à s’exercer.

   Le mot d’ordre « Préparez-vous à la lutte » s’adresse à ceux qui gardent encore certaines illusions sur la question des relations entre la Chine et les pays impérialistes, en particulier entre la Chine et les États-Unis.

Devant cette question, ils restent passifs, ils n’ont pas encore arrêté leur décision, ils n’ont pas pris la résolution d’engager une longue lutte contre l’impérialisme américain (et britannique), parce qu’ils nourrissent encore des illusions à l’égard des États-Unis. Il subsiste, sur cette question, un fossé profond ou assez profond entre eux et nous.

   La publication du Livre blanc américain et de la lettre d’Acheson mérite d’être célébrée, car elle donne une douche froide et fait perdre la face à ceux qui restent attachés à la démocratie de type ancien, l’individualisme démocratique, qui n’approuvent pas ou n’approuvent guère la démocratie populaire, ou le collectivisme démocratique, ou le centralisme démocratique, ou l’héroïsme collectif, ou le patriotisme basé sur l’internationalisme, qui manifestent à leur égard du mécontentement ou un certain mécontentement, voire même de la répugnance mais qui conservent encore des sentiments patriotiques et ne sont pas des réactionnaires du Kuomintang.

C’est particulièrement une douche froide pour ceux qui croient que tout ce qui est américain est bon, et qui espèrent que la Chine prendra modèle sur les États-Unis.

   Acheson déclare ouvertement qu’il faut « encourager » les individualistes démocrates chinois à secouer le « joug étranger » revient à dire qu’il faudrait renverser le marxisme-léninisme et la dictature démocratique populaire dirigée par le Parti communiste chinois.

Car cette doctrine et ce régime, paraît-il, sont « d’origine étrangère », ils n’ont pas de racines en Chine et sont imposés aux Chinois par l’Allemand Karl Marx (mort il y a soixante-six ans), et le Russe Lénine (mort il y a vingt-cinq ans) et le Russe Staline (qui, lui, est vivant) ; cette doctrine et ce régime sont par ailleurs franchement mauvais : ils se déclarent pour la lutte de classes, la liquidation de l’impérialisme, etc., et par conséquent, il faut absolument les renverser.

   Du reste, il paraît qu’« en fin de compte… l’individualisme démocratique chinois s’affirmera de nouveau » grâce aux « encouragements » du président Truman, du commandant en chef dans les coulisses Marshall, du secrétaire d’État Acheson (l’aimable mandarin étranger responsable de la publication du Livre blanc) et de l’ambassadeur Leighton Stuart qui a décampé.

   Les Acheson pensent qu’ils sont là pour donner des « encouragements », mais il est fort possible que ces individualistes démocrates chinois, qui conservent des sentiments patriotiques malgré leur confiance clans les États-Unis, estiment plutôt avoir reçu une douche froide et perdu la face ; car au lieu d’entrer en rapport de la façon qui convient avec les autorités de la dictature démocratique populaire en Chine, les Acheson se livrent à cette sale besogne et, qui plus est, en font l’objet d’une publication. C’est perdre la face !

C’est perdre la face ! Pour ceux qui ont conservé des sentiments patriotiques, la déclaration d’Acheson n’est pas un « encouragement », mais une insulte.

   La Chine est au fort d’une grande révolution. Toute la Chine bouillonne d’enthousiasme. Les conditions sont favorables pour gagner et unir à nous tous ceux qui ne ressentent pas une haine profonde et implacable pour la cause de la révolution populaire, même s’ils ont des idées erronées. Les progressistes devront se servir du Livre blanc pour entreprendre un travail de persuasion parmi eux.

=>Oeuvres de Mao Zedong

Mao Zedong : Unir toutes les forces anti japonaises, combattre les irréductibles anticommunistes

Février 1940

Pourquoi nous sommes-nous rassemblés aujourd’hui, nous qui appartenons aux différents milieux de Yenan ?

Nous sommes ici pour dénoncer le traître à la patrie Wang Tsing-wei, nous sommes ici pour faire l’unité de toutes les forces antijaponaises et pour combattre les irréductibles anticommunistes.

Nous communistes, nous avons proclamé mainte et mainte fois que l’impérialisme japonais poursuivrait inflexiblement sa politique d’asservissement de la Chine. Tous les changements de cabinet qui peuvent se produire au Japon ne changeront rien à sa politique fondamentale qui est d’asservir la Chine et de la réduire à l’état de colonie.

Cette évidence a fait perdre la tête à Wang Tsing-wei, représentant politique du groupe projaponais de la grande bourgeoisie chinoise ; affolé, il est tombé à genoux et a conclu avec le Japon un pacte de trahison, qui livre la Chine à l’impérialisme japonais. Bien plus, il veut constituer un gouvernement et une armée fantoches qu’il opposera au gouvernement et à l’armée de la Résistance.

Ces derniers temps, c’est à peine s’il mentionne encore la lutte contre Tchiang Kaï-chek, étant devenu, à ce qu’on dit, partisan d’une  «alliance avec Tchiang Kaï-chek ». La lutte contre le Parti communiste est l’objectif essentiel du Japon comme de Wang Tsing-wei.

Ils savent que c’est le Parti communiste qui combat avec le plus de conséquence les agresseurs japonais, et que la coopération entre le Kuomintang et le Parti communiste signifie accroissement des forces de la Résistance ; aussi s’acharnent-ils à saper cette coopération pour séparer les deux partis ou, mieux encore, pour les jeter l’un contre l’autre. Et c’est ainsi qu’ils se sont servis des irréductibles au sein du Kuomintang pour fomenter partout des troubles.

Dans le Hounan, il y a eu l’incident sanglant de Pingkiang (1) ; dans le Honan, celui de Kiuéchan (2) ; dans le Chansi, l’attaque des vieilles troupes contre les nouvelles (3) ; dans le Hopei, l’agression de Tchang Yin-wou contre la VIIIe Armée de Route (4) ; dans le Chantong, celle de Tsin Ki-jong contre les partisans (5) ; dans le Houpei oriental, le massacre de cinq à six cents communistes par Tcheng Jou-houai (6) ; enfin, pour ce qui est de la région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia, l’ »établissement de points et de lignes d’appui » (7) à l’intérieur et l’ »application du blocus » à l’extérieur, parallèlement à la préparation d’une attaque militaire (8).

En outre, les irréductibles ont arrêté un grand nombre de jeunes progressistes, qu’ils ont jetés dans des camps de concentration (9) ; ils ont embauché le  «phraseur métaphysicien » Tchang Kiunmai, pour qu’il fasse des propositions réactionnaires visant à supprimer le Parti communiste, la région frontière du ChensiKansou-Ninghsia, la VIIIe Armée de Route et la Nouvelle IVe Armée ; ils ont engagé Yé Tsing et d’autres trotskistes, pour qu’ils composent des libelles contre le Parti communiste. Tout cela sans autre but que de saboter la Guerre de Résistance et de réduire tout le peuple à la servitude (10).

Ainsi, la clique de Wang Tsing-wei et les irréductibles anticommunistes du Kuomintang, agissant de connivence, ont complètement empoisonné l’atmosphère du pays.

Indignés au plus haut point par cet état de choses, bien des gens pensent que c’en est fini maintenant de la résistance au Japon et que tous ceux du Kuomintang sont des scélérats qu’il faut combattre. Leur indignation est tout à fait légitime, il faut le dire.

Comment ne pas s’indigner devant une situation si grave ? Mais ce n’en est pas fini de la Résistance, et il n’y a pas que des scélérats au sein du Kuomintang. Une politique différente doit être appliquée à chacun des groupes du Kuomintang.

Nous serons implacables pour les scélérats qui ont eu l’audace de tirer dans le dos de la VIIIe Armée de Route et de la Nouvelle IVe Armée, de perpétrer les massacres de Pingkiang et de Kiuéchan, de saper la Région frontière, d’attaquer les troupes progressistes, les organisations et les éléments progressistes.

Nous leur rendrons coup pour coup, il n’est pas question de leur faire la moindre concession.

Ces gredins sont en effet à tel point dénués de conscience qu’ils s’emploient encore à provoquer des  «frictions », des incidents sanglants et des scissions, alors que l’ennemi de la nation a pénétré profondément dans notre pays.

Quelles que soient leurs intentions, ils aident en fait le Japon et Wang Tsing-wei ; d’ailleurs certains d’entre eux étaient dès le début des traîtres camouflés. Ne pas châtier ces individus serait une erreur ; ce serait encourager les collaborateurs et les traîtres, manquer de loyauté à la cause nationale de la Résistance et à la patrie ; ce serait laisser la racaille saper le front uni ; ce serait enfreindre la politique du Parti.

Mais frapper les capitulards et les irréductibles anticommunistes n’a d’autre but que la poursuite de la Résistance et la défense du front uni antijaponais.

C’est pourquoi nous devons nous montrer bienveillants à l’égard des membres du Kuomintang qui ne sont pas des capitulards ou des irréductibles anticommunistes, mais de loyaux partisans de la résistance au Japon ; nous devons les unir à nous et les respecter ; nous sommes en outre disposés à pratiquer avec eux une coopération durable pour mener à bien les affaires du pays.

Ne pas agir dans ce sens serait également enfreindre la politique du Parti.

La politique de notre Parti présente donc deux aspects : d’une part, union avec toutes les forces progressistes, avec tous les loyaux partisans de la résistance au Japon, et, d’autre part, lutte contre les canailles qui ont abdiqué toute conscience, contre les capitulards et les irréductibles anticommunistes. Cette politique poursuit un seul objectif : provoquer un tournant favorable dans la situation et vaincre le Japon.

La tâche du Parti communiste et de notre peuple dans son ensemble est de rallier toutes les forces de la Résistance et du progrès, de combattre celles de la capitulation et de la régression, de lutter énergiquement pour empêcher que la situation ne se détériore davantage et pour amener un changement favorable. C’est là notre politique fondamentale.

Nous envisageons l’avenir en optimistes ; nous ne nous laisserons jamais aller au pessimisme et au désespoir.

Nous n’avons peur d’aucune attaque des capitulards et des irréductibles anticommunistes ; nous devons les écraser et nous les écraserons assurément. Notre nation se libérera, la Chine ne sera pas asservie. Notre pays progressera inéluctablement, la régression n’est qu’un phénomène temporaire.

Par notre meeting d’aujourd’hui, nous voulons encore exprimer devant tout notre peuple la conviction que l’union et le progrès de la nation sont indispensables à la Résistance. Certains insistent uniquement sur la lutte contre les envahisseurs japonais ; ils ne veulent pas mettre l’accent sur l’union et le progrès, et parfois même ils n’en parlent pas du tout. C’est une erreur. Comment persévérer dans la Résistance sans union authentique et solide, sans progrès rapide et réel ?

Les irréductibles anticommunistes du Kuomintang insistent sur l’unification, mais l’unification dont ils parlent est fictive et non authentique, irrationnelle et non rationnelle, de pure forme et non effective.

Ils appellent à grands cris l’unification, mais en réalité ils cherchent à supprimer le Parti communiste, la VIIIe Armée de Route, la Nouvelle IVe Armée et la région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia, car, tant que ceux-ci existeront, disent-ils, il n’y aura pas d’unification en Chine ; ils veulent que tout passe aux mains du Kuomintang ; ils s’efforcent non seulement de maintenir mais encore d’étendre leur dictature de parti unique.

Mais alors, pourrait-il encore être question d’unification ? A vrai dire, si le Parti communiste, la VIIIe Armée de Route, la Nouvelle IVe Armée et la région frontière du Chensi-KansouNinghsia n’avaient pas réclamé sincèrement la cessation de la guerre civile et l’unité dans la Résistance, personne n’aurait lancé l’initiative du front uni national antijaponais, ni assumé la direction du règlement pacifique de l’Incident de Sian ; et il aurait été impossible de mener la guerre contre l’envahisseur.

Ce serait un beau gâchis s’il n’y avait pas aujourd’hui le Parti communiste, la VIIIe Armée de Route, la Nouvelle IVe Armée, la région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia et les autres bases démocratiques antijaponaises, qui défendent loyalement la cause de la Résistance et combattent les dangereuses tendances à la capitulation, à la rupture et à la régression.

Quelques centaines de milliers d’hommes de la VIIIe Armée de Route et de la Nouvelle IVe Armée contiennent les deux cinquièmes des forces ennemies, en combattant dix-sept divisions japonaises sur quarante 11, pourquoi donc supprimer ces armées ? La région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia est la région la plus progressiste du pays ; c’est une base démocratique de la résistance antijaponaise.

On n’y trouve pas 1° de fonctionnaires corrompus ; 2° de despotes locaux et de mauvais hobereaux ; 3° de jeux d’argent ; 4° de prostituées ; 5° de concubines ; 6° de mendiants ; 7° de groupements d’intérêts ; 8° d’ambiance de décadence et de découragement ; 9° de fauteurs professionnels de  «frictions » ; 10° d’individus qui s’enrichissent en profitant des malheurs de la nation. Pourquoi donc supprimer la Région frontière ? Seuls des gens qui ont perdu toute honte sont capables de tenir des propos aussi impudents.

Quel droit ces irréductibles ont-ils de proférer un seul mot contre nous ? Non, Camarades !

La Région frontière ne sera pas supprimée, il faut au contraire qu’elle serve d’exemple à tout le pays ; la VIIIe Armée de Route, la Nouvelle IVe Armée ne seront pas supprimées, elles sont des modèles pour tout le pays ; le Parti communiste ne disparaîtra pas, il faut au contraire que tout le pays se mette à son école ; ce ne sont pas les éléments avancés qui doivent s’aligner sur les retardataires, mais les retardataires sur les avancés.

Nous autres communistes, nous sommes les partisans les plus conséquents de l’unification ; c’est nous qui avons été les promoteurs du front uni, qui l’avons maintenu et qui avons lancé le mot d’ordre d’une république démocratique unifiée.

Qui d’autre aurait été capable de telles initiatives ? Qui d’autre les aurait réalisées ? Qui d’autre se contenterait d’un traitement de cinq yuans par mois 12 ?

Qui d’autre aurait pu créer une administration gouvernementale exempte de corruption comme la nôtre ? Il y a unification et unification. Les capitulards ont leur propre conception à ce sujet : ils veulent de nous une unification qui aboutirait à la capitulation ; les irréductibles anticommunistes, eux aussi, ont la leur : ils veulent nous imposer une unification qui conduirait à la rupture et à la régression.

Pourrions-nous consentir à cela ? Peut-on considérer comme authentique une unification qui ne soit pas basée sur la Résistance, l’union et le progrès ? Peut-on la considérer comme rationnelle, effective ? C’est du délire !

Notre meeting d’aujourd’hui est précisément destiné à faire connaître notre propre conception de l’unification, qui est celle de tout le peuple, de tous les hommes de conscience. Elle est fondée sur la Résistance, l’union et le progrès.

Seul le progrès réalisera l’union ; seule l’union rendra possible notre résistance au Japon ; seuls le progrès, l’union et la Résistance nous permettront d’unifier le pays. Telle est notre conception à nous de l’unification, de l’unification authentique, rationnelle et effective.

Quant à l’autre, celle d’une unification fictive, irrationnelle et de pure forme, elle entraînerait l’asservissement de notre pays ; elle est propagée par des hommes entièrement dépourvus de conscience. Ils veulent supprimer le Parti communiste, la VIIIe Armée de Route, la Nouvelle IVe Armée et les bases démocratiques antijaponaises ; ils veulent liquider toutes les forces antijaponaises du pays, afin d’imposer l’unification sous la férule du Kuomintang.

C’est là leur complot, une tentative de perpétuer leur pouvoir absolu sous le nom d’unification, de vendre la viande de chien de leur dictature de parti unique sous l’enseigne de la tête de mouton de l’unification ; ce sont là d’impudents agissements de bluffeurs sans vergogne ni conscience. Et nous devons aujourd’hui, à notre meeting, démasquer leur nature de tigre en papier.

Combattons résolument ces irréductibles anticommunistes.

NOTES

1 Voir  «Il faut châtier les réactionnaires », note 1, p. 278 du présent tome.

2 Le 11 novembre 1939, plus de 1.800 agents secrets et soldats du Kuomintang attaquèrent les services de liaison de la Nouvelle IVe Armée à Tchoukeoutchen (district de Kiuéchan, province du Honan) et massacrèrent plus de 200 personnes, comprenant des cadres et des soldats de la Nouvelle IVe Armée blessés pendant les opérations de la Guerre de Résistance, ainsi que des membres de leurs familles.

3 Le terme  «vieilles troupes » désigne les unités de Yen Si-chan, seigneur de guerre du Kuomintang dans le Chansi ; celui de  «nouvelles troupes » (appelées également  «détachements de la mort » antijaponais), les forces armées antijaponaises de la population du Chansi organisées au début de la Guerre de Résistance sous l’influence et la direction du Parti communiste.

En décembre 1939, dans l’intention d’anéantir les nouvelles troupes, Tchiang Kaï-chek et Yen Si-chan concentrèrent six corps d’armée dans l’ouest du Chansi et déclenchèrent contre elles une offensive, qui se solda par une défaite totale. Dans le même temps, les forces de Yen Si-chan attaquèrent les administrations démocratiques antijaponaises de district et les organisations de masse de la région Yangtcheng-Tsintcheng (dans le sud-est du Chansi) et y massacrèrent un grand nombre de communistes et d’autres éléments progressistes.

4 Tchang Yin-wou commandait le corps de sécurité publique, appartenant à la bande du Kuomintang, dans la province du Hopei. Il lança en juin 1939 une attaque-surprise contre les services de l’arrière de la VIIIe Armée de Route dans le district de Chenhsien, province du Hopei, et fit massacrer plus de 400 cadres et soldats de cette Armée.

5 En avril 1939, sur l’ordre de Chen Hong-lié, gouverneur du Kuomintang pour le Chantong, les bandes de Tsin Ki-jong attaquèrent par surprise, à Pochan, le 3e détachement de partisans de la Colonne du Chantong de la VIIIe Armée de Route, massacrant plus de 400 personnes, dont des cadres ayant rang de commandant de régiment.

6 En septembre 1939, Tcheng Jou-houai, un réactionnaire du Kuomintang dans le Houpei oriental, concentra ses bandes et attaqua les services de l’arrière de la Nouvelle IVe Armée, massacrant cinq à six cents communistes.

7 Les agents secrets et les espions du Kuomintang exerçaient leurs activités contre-révolutionnaires dans la région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia en établissant dans les villes de cette région leurs points d’appui qu’ils reliaient entre eux selon des lignes déterminées. Ils appelaient cela l’ »établissement de points et de lignes d’appui ».

8 Au cours de l’hiver 1939 et du printemps 1940, les troupes du Kuomintang s’emparèrent de cinq chefs-lieux de district : Tchouenhoua, Siunyi, Tchengning, Ninghsien et Tchenyuan, appartenant à la région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia.

9 Pendant la Guerre de Résistance, les réactionnaires du Kuomintang, à l’instar des fascistes allemands et italiens, créèrent de nombreux camps de concentration s’échelonnant de Lantcheou et Sian, dans la Chine du Nord-Ouest, à Kantcheou et Changjao, dans le Sud-Est, et y enfermèrent un grand nombre de communistes, de patriotes et de jeunes progressistes.

10 Après la chute de Wouhan, en octobre 1938, les activités anticommunistes du Kuomintang s’intensifièrent graduellement. En février 1939, Tchiang Kaï-chek fit diffuser secrètement les  «Mesures pour la solution du problème du Parti communiste », les  «Mesures pour la prévention des activités communistes dans les régions occupées » et d’autres documents réactionnaires. Dans les régions soumises à l’autorité du Kuomintang, ainsi que dans divers endroits de la Chine centrale et septentrionale l’oppression politique et les attaques militaires contre le Parti communiste gagnaient chaque jour en intensité.

Cette campagne atteignit son point culminant au cours de la période allant de décembre 1939 à mars 1940 et fut désignée sous le nom de  «première campagne anticommuniste ».

11 Par la suite, la VIIIe Armée de Route et la Nouvelle IVe Armée tinrent tête à des troupes japonaises encore plus nombreuses. En 1943, elles combattaient déjà 64 pour cent des troupes d’agression japonaises en Chine et 95 pour cent de l’armée fantoche.

12 A l’époque, dans les forces armées et les organes du pouvoir antijaponais, dirigés par le Parti communiste, on touchait en moyenne 5 yuans par personne et par mois pour la nourriture et autres dépenses.

=>Oeuvres de Mao Zedong

Mao Zedong : Problèmes de la guerre et de la stratégie

6 Novembre 1938

I. LES PARTICULARITÉS DE LA CHINE ET LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE

La tâche centrale et la forme suprême de la révolution, c’est la conquête du pouvoir par la lutte armée, c’est résoudre le problème par la guerre. Ce principe révolutionnaire du marxisme­-léninisme est valable partout, en Chine comme dans les autres pays.

Toutefois, si le principe reste le même, les partis prolétariens, placés dans des conditions différentes, l’appliquent de façon différente, conformément à ces conditions.

Dans les pays capitalistes, si l’on ne considère pas les périodes de fascisme et de guerre, les conditions sont les suivantes : à l’intérieur du pays, le féodalisme n’existe plus, le régime est celui de la démocratie bourgeoise ; dans leurs rapports extérieurs, ces pays ne subissent pas d’oppression nationale, ils oppriment, au contraire, d’autres nations.

Eu égard à ces particularités, éduquer les ouvriers et accumuler des forces au moyen d’une lutte légale de longue durée, et se préparer ainsi à renverser finalement le capitalisme sont les tâches du parti du prolétariat dans les pays capitalistes. Là, il s’agit de soutenir une longue lutte légale, de se servir de la tribune parlementaire, de recourir aux grèves économiques et politiques, d’organiser des syndicats et d’éduquer les ouvriers.

Là, les formes d’organisation sont légales, les formes de la lutte non sanglantes (pas de recours à la guerre). Dans la question de la guerre le parti communiste lutte contre toute guerre impérialiste menée par son pays ; si une telle guerre éclate, sa politique vise à la défaite du gouvernement réactionnaire de son propre pays. Il ne veut pas d’autre guerre que la guerre civile à laquelle il se prépare (1).

Mais tant que la bourgeoisie n’est pas vraiment réduite à l’impuissance, tant que le prolétariat dans sa grande majorité n’est pas résolu à entreprendre l’insurrection armée et la guerre civile, tant que les masses paysannes n’en sont pas venues à aider volontairement le prolétariat, cette insurrection et cette guerre ne doivent pas être déclenchées.

Et lorsqu’elles le sont, il faut commencer par occuper les villes et s’attaquer ensuite aux campagnes, et non le contraire. C’est ce qu’ont fait les partis communistes des pays capitalistes, c’est ce que confirme l’expérience de la Révolution d’Octobre en Russie.

Il en va autrement de la Chine. La particularité de la Chine, c’est qu’elle n’est pas un Etat démocratique indépendant, mais un pays semi­colonial et semi­féodal, où le régime

n’est pas celui de la démocratie mais de l’oppression féodale, un pays qui, dans ses relations extérieures, ne jouit pas de l’indépendance nationale, mais subit le joug de l’impérialisme.

C’est pourquoi il n’y a pas en Chine de parlement qui puisse être utilisé, ni de loi qui reconnaisse aux ouvriers le droit d’organiser des grèves. Ici, la tâche essentielle du parti communiste n’est pas de passer par une longue lutte légale pour aboutir à l’insurrection et à la guerre, ni d’occuper d’abord les villes et ensuite les campagnes, mais de procéder en sens inverse.

Pour le Parti communiste chinois, quand il n’y a pas d’attaque armée des impérialistes, il s’agit soit de faire la guerre civile avec la bourgeoisie contre les seigneurs de guerre (laquais de l’impérialisme), comme en 1924­-1927, au temps des campagnes dans le Kouangtong (2) et de l’Expédition du Nord, soit de la faire, en alliance avec la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine, contre la classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore (eux aussi laquais de l’impérialisme), comme au temps de la Guerre révolutionnaire agraire de 1927 à 1936.

Mais quand la Chine est l’objet d’une attaque armée des impérialistes, il s’agit d’unir dans la guerre nationale contre 1’ ennemi extérieur toutes les classes et toutes les couches sociales opposées à l’agression étrangère, comme dans l’actuelle Guerre de Résistance contre le Japon.

C’est en cela que résident les différences entre la Chine et les pays capitalistes. En Chine, la forme principale de la lutte, c’est la guerre, et la forme principale de l’organisation, l’armée. Toutes les autres formes, par exemple l’organisation et la lutte des masses populaires, sont extrêmement importantes, absolument indispensables et ne sauraient en aucun cas être négligées, mais elles sont toutes subordonnées aux intérêts de la guerre.

Avant que la guerre n’éclate, tout le travail d’organisation et toutes les luttes ont pour but de préparer la guerre, comme ce fut le cas dans la période entre le Mouvement du 4 Mai (1919) et le Mouvement du 30 Mai (1925). Lorsque la guerre est commencée, tout le travail d’organisation et toutes les luttes concourent directement ou indirectement à la poursuite de la guerre ; par exemple, pendant la période de l’Expédition du Nord, ils y concouraient directement à l’arrière de l’armée révolutionnaire et indirectement dans les régions soumises au pouvoir des seigneurs de guerre du Peiyang.

De même, pendant la période de la Guerre révolutionnaire agraire, tout le travail d’organisation et toutes les luttes concouraient, dans les régions rouges, directement à la poursuite de la guerre et, dans les autres régions, indirectement. Enfin aujourd’hui, dans la période de la Guerre de Résistance contre le Japon, tout le travail d’organisation et toutes les luttes à l’arrière des forces antijaponaises et dans les régions occupées par l’ennemi concourent aussi, directement ou indirectement, à la poursuite de la guerre.

 «En Chine, la révolution armée lutte contre la contre­ révolution armée, c’est là l’une des particularités et l’un des avantages de la révolution chinoise (3). »

Cette thèse du camarade Staline est entièrement exacte. Elle est exacte aussi bien pour l’Expédition du Nord, la Guerre révolutionnaire agraire que pour la Guerre de Résistance actuelle. Toutes sont des guerres révolutionnaires, dirigées contre la contre-­révolution, et, des forces qui y participent, la principale est toujours le peuple révolutionnaire. Ce qui les différencie, c’est qu’il s’agit tantôt d’une guerre civile, tantôt d’une guerre nationale ; tantôt d’une guerre dirigée exclusivement par le Parti communiste, tantôt d’une guerre menée conjointement par le Kuomintang et le Parti communiste.

Naturellement, ces différences sont importantes. Elles portent sur l’étendue des forces principales de la guerre (l’alliance des ouvriers et des paysans ou l’alliance des ouvriers, des paysans et de la bourgeoisie) comme sur l’objet de la guerre (qui est dirigée contre l’ennemi intérieur ou contre l’ennemi extérieur et, dans le premier cas contre les seigneurs de guerre du Peiyang ou contre le Kuomintang)­ elles indiquent que les guerres révolutionnaires en Chine ont des contenus différents aux diverses étapes de leur développement historique.

Cependant, toutes ces guerres représentent la lutte de la révolution armée contre la contre-­révolution armée, elles sont toutes des guerres révolutionnaires, elles marquent également ce qu’il y a de particulier et d’avantageux dans la révolution chinoise. La guerre révolutionnaire est  «l’une des particularités et l’un des avantages de la révolution chinoise », cette thèse correspond parfaitement à la situation en Chine.

La tâche principale du parti du prolétariat chinois, tâche à laquelle il a dû faire face presque dès le début de son existence, a été de grouper le plus grand nombre possible d’alliés et d’organiser la lutte armée, suivant la situation, tantôt contre la contre-­révolution armée intérieure, tantôt contre la contre­-révolution armée extérieure, afin d’obtenir la libération nationale et sociale. En Chine, sans la lutte armée, il n’y aurait pas de place pour le prolétariat et le Parti communiste, et il leur serait impossible d’accomplir aucune tâche révolutionnaire.

Notre Parti n’a pas suffisamment compris cette vérité durant les cinq ou six années qui séparent sa fondation en 1921 de sa participation à l’Expédition du Nord en 1926. A cette époque, on ne comprenait pas encore l’exceptionnelle importance de la lutte armée en Chine, on ne s’occupait pas sérieusement de la préparation à la guerre et de l’organisation de l’armée, on n’accordait pas une attention sérieuse à l’étude de la stratégie et de la tactique militaires.

Au temps de l’Expédition du Nord, on négligeait de gagner l’armée, et l’attention était unilatéralement fixée sur le mouvement de masse. Il s’ensuivit que dès l’instant où le Kuomintang prit une orientation réactionnaire, tout le mouvement de masse s’effondra. Après 1927, beaucoup de camarades continuèrent pendant une longue période à faire de la préparation du soulèvement dans les villes et du travail dans les régions blanches la tâche centrale du Parti.

Ce ne fut qu’en 1931, après la lutte victorieuse contre la troisième campagne  «d’encerclement et d’anéantissement » de l’ennemi, que certains camarades changèrent adicalement d’attitude dans cette question.

Mais ce ne fut pas encore le cas pour le Parti tout entier, et il y eut des camarades qui continuèrent à penser autrement que nous ne pensons aujourd’hui.

L’expérience nous montre que les problèmes de la Chine ne neuvent être résolus sans la lutte armée. La compréhension de cette thèse contribuera au succès de la Guerre de Résistance contre le Japon. Le fait que toute la nation mène une lutte armée contre les envahisseurs japonais apprendra au Parti tout entier à comprendre mieux encore l’importance de cette thèse.

Chaque membre du Parti doit être prêt, à tout moment, à prendre les armes et à aller au front. La présente session a donné une orientation encore plus précise à ce sujet, en décidant que le travail du Parti doit avoir pour terrain principal les régions du front et l’arrière de l’ennemi.

Cette résolution agira heureusement, comme un excellent remède, sur les membres du Parti qui s’adonnent volontiers au travail d’organisation du Parti ou au travail de masse, mais qui ne daignent pas étudier la guerre ni y prendre part, ainsi que sur la direction de certains établissements d’enseignement qui n’encourage pas les étudiants à partir pour le front, etc.

Sur la plus grande partie du territoire de la Chine, le travail d’organisation du Parti et son travail de masse sont directement liés à la lutte armée ; il n’y a et il ne peut y avoir là de travail du Parti ni de travail de masse effectués d’une façon indépendante ou isolée.

Même à l’arrière, dans les régions relativement éloignées du front (comme les provinces du Yunnan, du Koueitcheou et du Setchouan) et dans les régions contrôlées par l’ennemi (comme Peiping, Tientsin, Nankin et Changhaï), le travail d’organisation du Parti et son travail de masse concourent aussi à la poursuite de la guerre ; ils ne peuvent et ne doivent être subordonnés qu’aux exigences du front. En un mot, le Parti tout entier doit accorder une attention sérieuse à la guerre, apprendre la science militaire et se préparer au combat.

II. L’HISTOIRE MILITAIRE DU KUOMINTANG

Il est utile de jeter un coup d’oeil sur l’histoire du Kuomintang et de voir combien celui­ci attache d’importance à la guerre.

Dès qu’il eut organisé un petit groupe révolutionnaire, Sun Yat­sen dirigea plusieurs soulèvements armés contre la dynastie des Tsing (4) La période du Tongmenghouei fut encore plus riche en soulèvements armés (5), et finalement la dynastie des Tsing fut renversée par la force des armes dans la Révolution de 1911. Dans la période du Tcbong­ houakehmingtang, il y eut une intervention armée contre Yuan Che­kai (6).

Des événements ultérieurs comme le transfert de la flotte vers le sud (7), la marche vers le nord en partant de Koueilin (8) et la création de l’Académie militaire de Whampou (9) font également partie de l’activité militaire de Sun Yat­sen.

Succédant à Sun Yat­sen, Tchiang Kaï­chek a porté la puissance militaire du Kuomintang à son apogée. Pour Tchiang Kaï­chek, l’armée c’est sa vie. Il a vécu avec elle la période de l’Expédition du Nord, la période de la guerre civile et il est aujourd’hui avec elle dans la Guerre de Résistance. Durant ces dix dernières années, Tchiang Kaï­ chek n’a pas cessé de lutter contre la révolution. A cette fin, il a créé une  «Armée centrale » colossale.

Qui a l’armée a le pouvoir, la guerre décide de tout ; c’est là un principe fondamental qu’il n’a jamais perdu de vue. Sur ce point, nous devons suivre son exemple. Sun Yat­sen et Tchiang Kaï­chek sont ici tous les deux nos maîtres.

Après la Révolution de 1911, les seigneurs de guerre ont toujours chéri l’armée comme leur propre vie. Ils ont toujours fait grand cas de ce principe :  «Qui a l’armée a le pouvoir ».

Tan Yen­kai (10), magistrat avisé, plusieurs fois gouverneur de la province du Hounan, ne voulut jamais être simplement gouverneur civil, mais gouverneur à la fois civil et militaire.

Même quand il fut devenu président du Gouvernement national, d’abord à Canton puis à Wouhan, il occupa en même temps le poste de commandant du 2e corps d’armée.

Il y a en Chine beaucoup de seigneurs de guerre qui comprennent cette particularité de notre pays.

En Chine, il s’est aussi trouvé des partis qui n’ont pas essayé d’avoir leur propre armée. L’un des plus importants fut le Parti progressiste (11).

Mais même lui comprenait qu’il n’était possible d’obtenir des postes dans le gouvernement qu’en s’appuyant sur quelque seigneur de guerre, et il a su trouver successivement des protecteurs en la personne de Yuan Che­kai, de Touan Ki­jouei (12) et de Tchiang Kaï­chek (relevait de ce dernier le Groupe de Sciences politiques (13), constitué par une fraction du Parti progressiste).

Certains petits partis dont la création est plus récente, comme par exemple le Parti de la Jeunesse (14), ne possèdent pas de troupes, et c’est pourquoi ils n’arrivent à rien.

Dans les pays étrangers, les partis bourgeois n’ont pas besoin d’avoir chacun des troupes sous leur commandement direct. Il n’en est pas de même en Chine. Par suite du morcellement féodal, les groupements et partis politiques des propriétaires fonciers ou de la bourgeoisie qui possèdent les fusils détiennent aussi le pouvoir, et ceux qui ont le plus de fusils détiennent le plus grand pouvoir.

Agissant dans ces conditions, le parti du prolétariat doit bien saisir le fond de la question.

Le communiste ne lutte pas pour disposer personnellement d’une armée (il ne doit s’y efforcer en aucun cas, jamais il ne doit imiter Tchang Kouo­tao), mais il lutte pour que le Parti dispose d’une armée, que le peuple dispose d’une armée.

Et maintenant qu’une guerre nationale de résistance est en cours, il doit lutter aussi pour que la nation dispose d’une armée. Il va de soi que la naïveté dans cette question ne peut conduire à aucun résultat.

Il n’est pas facile à notre peuple travailleur, qui a été victime, pendant des millénaires, du mensonge et de la terreur que faisaient régner les classes dirigeantes réactionnaires, de prendre conscience de l’importance qu’il y a pour lui à avoir un fusil entre les mains.

Le joug de l’impérialisme japonais et la résistance de toute la nation contre les envahisseurs japonais ayant jeté le peuple travailleur dans l’arène de la guerre, il appartient aux communistes de devenir les dirigeants les plus conscients dans cette guerre.

Chaque communiste doit s’assimiler cette vérité que  «le pouvoir est au bout du fusil ». Notre principe, c’est : le Parti commande aux fusils, et il est inadmissible que les fusils commandent au Parti. Cependant, quand on a les fusils, on peut effectivement créer des organisations du Parti. Ainsi, dans la Chine du Nord, la VIIIe Armée de Route a créé une puissante organisation du Parti. De même, on peut former des cadres, créer des écoles, développer la culture, organiser des mouvements de masse. Tout ce qui existe à Yenan a été créé à l’aide des fusils.

Avec le fusil, on peut tout obtenir. Du point de vue de la doctrine marxiste sur l’État, l’armée est la partie constitutive principale du pouvoir d’État. Celui qui veut s’emparer du pouvoir d’État et le conserver doit posséder une forte armée.

Certains ironisent sur notre compte en nous traitant de partisans de  «l’omnipotence de la guerre ».

Eh bien, oui ! Nous sommes pour l’omnipotence de la guerre révolutionnaire. Ce n’est pas mal faire, c’est bien faire, c’est être marxiste Les fusils des communistes russes ont créé le socialisme. Nous, nous voulons créer une république démocratique. L’expérience de la lutte des classes à ’époque de l’impérialisme montre que la classe ouvrière et les masses travailleuses ne peuvent vaincre les classes armées de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers que par la force des fusils.

En ce sens, on peut dire qu’il n’est possible de transformer le monde qu’avec le fusil. Nous sommes pour l’abolition des guerres ; la guerre nous ne la voulons pas. Mais on ne peut abolir la guerre que par la guerre. Pour qu’il n’y ait plus de fusils, il faut prendre le fusil.

III. L’HISTOIRE MILITAIRE DU PARTI COMMUNISTE CHINOIS

Durant trois ou quatre ans, de 1921 (année de la fondation du Parti communiste chinois) jusqu’en 1924 (Ier Congrès national du Kuomintang), notre Parti n’a pas compris combien il était important de faire des efforts directs pour se préparer à la guerre et pour organiser une armée, et, de 1924 à 1927, et même plus tard, il ne l’a pas encore compris suffisamment ; toutefois, avec sa participation en 1924 à l’organisation et au travail de l’Académie militaire de Whampou, le Parti est entré dans une étape nouvelle et a commencé à comprendre l’importance des questions militaires. En aidant le Kuomintang à poursuivre la guerre dans le Kouangtong et en participant à l’Expédition du Nord, il a pris le contrôle d’une partie de l’armée (15).

Après l’échec de la révolution, qui fut pour lui une leçon douloureuse, il entra dans une nouvelle période, celle de la création de l’Armée rouge, en organisant l’Insurrection de Nantchang, l’Insurrection de la Moisson d’Automne et l’Insurrection de Canton.

Ce fut une période extrême­ ment importante, au cours de laquelle notre Parti a compris toute la signification de l’armée. S’il n’y avait pas eu en ce temps­là l’Armée rouge et son activité combattante, en d’autres termes, si le Parti communiste avait suivi la ligne liquidationniste de Tchen Tou­sieou, la Guerre de Résistance actuelle serait impensable, et il serait impensable qu’elle puisse être soutenue longtemps.

A sa session extraordinaire du 7 août 1927, le Comité central a combattu l’opportunisme de droite en politique, et cela a permis au Parti de faire un grand pas en avant. En janvier 1931, la quatrième session plénière du Comité central issu du VIème Congrès a pris nominalement position contre l’opportunisme « de gauche », mais elle est en réalité retombée dans les erreurs de même nature.

Ces deux sessions sont différentes par leur contenu et leur rôle historique, mais ni l’une ni l’autre n’ont abordé sérieusement les questions de la guerre et de la stratégie.

C’est que le Parti n’avait pas encore, à ce moment­là, fait de la question de la guerre le pivot de son travail.

En 1933, après que le Comité central du Parti se fut transporté dans les régions rouges, la situation se modifia radicalement. Cependant, des erreurs de principe furent à nouveau commises dans la question de la guerre (ainsi que dans les autres questions importantes), et elles furent la cause de lourdes pertes dans la guerre révolutionnaire (16). La réunion de Tsouenyi en 1935 combattit principalement l’opportunisme apparu au cours de la guerre et mit au premier plan la question de la guerre ; ce fut là le reflet de la situation militaire.

Aujourd’hui, nous pouvons déclarer avec assurance qu’au cours d’une lutte de dix­sept années, le Parti communiste chinois a forgé, en même temps qu’une solide ligne politique marxiste, une solide ligne militaire marxiste.

Nous avons appris à appliquer le marxisme dans la solution et des problèmes politiques et des problèmes de la guerre. Nous avons formé un grand nombre de cadres capables de diriger non seulement les affaires du Parti et de l’État, mais aussi les forces armées.

Cette fleur de la révolution, éclose sur la terre abondamment arrosée du sang généreux de nos héros tombés en grand nombre, fait l’orgueil non seulement du Parti communiste chinois et du peuple chinois, mais aussi des partis communistes et des peuples du monde entier. Il n’y a aujourd’hui que trois armées au monde qui appartiennent au prolétariat et au peuple travailleur, celles que dirigent les Partis communistes de l’Union soviétique, de la Chine et de l’Espagne ; les partis communistes des autres pays n’ont pas encore d’expérience militaire.

C’est pourquoi notre armée et notre expérience militaire ont une valeur particulière. L’accroissement des effectifs et la consolidation de la VIIIe Armée de Route, de la Nouvelle IVe Armée et de tous les détachements de partisans dirigés par notre Parti sont particulièrement importants pour la poursuite victorieuse de l’actuelle Guerre de Résistance.

Il en découle que le Parti doit envoyer au front un nombre suffisant de ses membres et de ses cadres choisis parmi les meilleurs. Il faut que tout serve à la victoire sur le front, et la tâche d’organisation doit être subordonnée à la tâche politique.

IV.LES TOURNANTS DANS LA STRATEGIE MILITAIRE DU PARTI PENDANT LA GUERRE CIVILE ET LA GUERRE NATIONALE

La question des tournants dans la stratégie militaire de notre Parti mérite d’être étudiée. Elle sera examinée séparément dans la guerre civile et dans la guerre nationale.

Le cours de la guerre civile peut être divisé dans ses grandes lignes en deux périodes stratégiques. Dans la première période, c’est la guerre de partisans qui a le rôle principal et, dans la seconde, c’est la guerre régulière.

Mais cette guerre régulière était de type chinois : elle n’était régulière que par la concentration des troupes dans la guerre de mouvement, ainsi que par une certaine centralisation et planification dans le commandement et l’organisation. Pour le reste, elle conservait le caractère d’une guerre de partisans et représentait une forme inférieure de la guerre, et il n’est pas possible de la placer sur le même plan que les guerres faites par les armées étrangères.

Elle différait d’ailleurs quelque peu également de la guerre que faisait l’armée du Kuomintang. C’est pourquoi cette guerre régulière représentait simplement, dans un certain sens, une guerre de partisans élevée à un niveau supérieur. Si l’on considère le cours de la Guerre de Résistance contre le Japon du point de vue des tâches militaires de notre Parti, on peut également diviser cette guerre, dans ses grandes lignes, en deux périodes stratégiques.

Dans la première période (qui couvre deux étapes : la défense stratégique et la stabilisation stratégique), c’est la guerre de partisans qui occupe la place principale ; dans la seconde (l’étape de la contre­offensive stratégique), c’est la guerre régulière qui occupera la place principale.

Cependant, nos opérations de partisans dans la première période de la Guerre de Résistance diffèrent sensiblement, par leur contenu, de nos opérations de partisans dans la première période de la guerre civile, puisqu’elles sont confiées à la VIIIe Armée de Route opérant en ordre dispersé et que celle­-ci possède jusqu’à un certain point le caractère d’une armée régulière. De même, nos opérations régulières dans la seconde période de la Guerre de Résistance différeront de celles de la seconde période de la guerre civile.

Nous partons ici de la supposition qu’une fois munie de nouveaux types d’armements, l’armée, aussi bien que ses opérations subira de grands changements. Notre armée aura alors acquis un haut degré de centralisation et d’organisation, ses opérations auront un degré élevé le caractère d’opérations régulières et perdront beaucoup de leur caractère d’opérations de partisans ; il s’effectuera un passage des formes inférieures aux formes supérieures.

Le type chinois se transformera en type habituel de guerre régulière. Cela se produira à l’étape de la contre­offensive stratégique.

Ainsi, au cours de deux guerres ­ la guerre civile et la Guerre de Résistance ­ couvrant quatre périodes stratégiques, trois tournants apparaissent dans notre stratégie. Le premier a été, dans la guerre civile, le passage des opérations de partisans aux opérations régulières, le deuxième a été le passage des opérations régulières dans la guerre civile aux opérations de partisans dans la Guerre de Résistance ; le troisième sera le passage, dans la Guerre de Résistance, des opérations de partisans aux opérations régulières.

Au premier de ces trois tournants, nous nous sommes heurtés à de grosses difficultés. Le problème était alors double : d’une part, il fallait lutter contre la déviation de droite ­ le régionalisme et l’esprit de partisan ­ qui s’exprimait dans l’obstination à s’accrocher aux opérations de partisans et par le refus de passer aux opérations régulières.

Cette déviation venait de ce que les cadres sous-estimaient les changements qui s’étaient produits chez l’ennemi et les tâches nouvelles qui en découlaient ; ainsi, dans la Région rouge centrale, il ne fut possible de surmonter progressivement cette déviation qu’après un travail d’éducation qui demanda beaucoup d’efforts.

D’autre part, il fallut lutter contre la déviation  «de gauche » qui consistait à mettre trop l’accent sur le passage à la guerre régulière et qui s’exprimait par la centralisation excessive et l’esprit aventurier.

Cette déviation venait de ce qu’une partie des cadres dirigeants surestimaient les changements dans la situation des forces ennemies, se posaient des tâches trop vastes et, ne tenant aucun compte de la situation réelle, transposaient mécaniquement l’expérience d’autres pays. Ainsi, durant trois longues années (jusqu’à la réunion de Tsouenyi), la Région rouge centrale subit des pertes énormes, et cette déviation ne put être corrigée qu’après de sanglantes leçons. Elle le fut à la réunion de Tsouenyi.

Le deuxième tournant eut lieu entre deux guerres différentes, en automne 1937 (après l’Incident de Loukeoukiao). Nous avions un nouvel ennemi, l’impérialisme japonais, et pour allié le Kuomintang, notre ancien ennemi (qui nous était demeuré hostile). Le théâtre de la guerre, c’étaient les vastes étendues de la Chine du Nord (qui, après avoir été provisoirement notre front, devaient devenir bientôt et pour longtemps l’arrière de l’ennemi).

Le tournant réalisé dans notre stratégie devant cette situation particulière était exceptionnellement difficile.

Dans une telle situation, il était indispensable de réorganiser notre armée régulière sur le pied d’une armée de partisans (quant à son utilisation en ordre dispersé, mais non du point de vue de son organisation et de sa discipline), et de passer de la guerre de mouvement à la guerre de partisans, car cela seul correspondait à la situation de l’ennemi et à nos tâches.

Mais ce tournant avait l’air d’un retour en arrière, aussi devait­-on s’attendre à des difficultés exceptionnelles.

Ce qui pouvait alors se produire, c’était la tendance à sous- estimer l’ennemi aussi bien que la tendance à craindre le Japon ; d’ailleurs, l’une et l’autre étaient apparues dans les rangs du Kuomin­tang. Si le Kuomintang, en passant du théâtre de la guerre civile à celui de la guerre nationale, a subi bien des pertes qu’il aurait pu éviter, c’est principalement par suite de la sous­-estimation des forces de l’ennemi, mais aussi par suite de la peur devant le Japon (tel fut surtout le cas pour Han Fou­kiu et Lieou Tche) (17).

Quant à nous, nous avons réalisé ce tournant assez heureusement : au lieu de subir un échec, nous avons obtenu de grands succès.

Il faut en attribuer le mérite à la masse de nos cadres qui sont passés en temps voulu à la réalisation des justes directives du Comité central et ont su apprécier avec souplesse la situation, bien qu’il y ait eu de sérieuses discussions à ce sujet entre le Comité central et des cadres de l’armée. Ce tournant est d’une importance exceptionnelle pour la poursuite résolue de l’ensemble de notre lutte contre l’envahisseur japonais, pour le développement et l’issue victorieuse de cette lutte, ainsi que pour l’avenir du Parti communiste chinois.

On le comprend aisément si l’on réfléchit à l’importance historique de la guerre de partisans antijaponaise pour la libération de la nation chinoise. Par son ampleur et sa durée exceptionnelles, cette guerre de partisans est sans précédent en Orient, et peut-­être même dans toute l’histoire de l’humanité.

En ce qui concerne le troisième tournant, le passage des opérations de partisans aux opérations régulières dans la Guerre de Résistance, c’est une question qui relève du développement ultérieur de la guerre, et, comme il est vraisemblable qu’il se créera alors une nouvelle situation et qu’apparaîtront de nouvelles difficultés, nous pouvons laisser cette question de côté pour le moment.

V. LE ROLE STRATEGIQUE DE LA GUERRE DE PARTISANS CONTRE LE JAPON

Dans la Guerre de Résistance considérée dans l’ensemble de son déroulement, les opérations régulières jouent le rôle principal et les opérations de partisans un rôle auxiliaire, car seules les opérations régulières décideront du sort de cette guerre.

Pour l’ensemble du pays, si l’on considère les trois étapes stratégiques de la Guerre de Résistance (la défensive, la stabilisation et la contre­-offensive), les opérations régulières jouent et joueront le rôle principal et les opérations de partisans un rôle auxiliaire dans la première et la troisième étape ; dans la deuxième étape, comme l’ennemi se mettra à consolider les territoires qu’il aura occupés et que nous nous préparerons à la contre­offensive sans pouvoir encore la réaliser, les opérations de partisans deviendront la forme principale de la guerre, et les opérations régulières la forme auxiliaire ; cela ne se produira qu’à une seule des trois étapes de la guerre, mais il se peut que cette étape soit la plus longue.

C’est pourquoi, dans l’ensemble du déroulement de la guerre, les opérations régulières joueront le rôle principal et les opérations de partisans un rôle auxiliaire.

Si on ne comprend pas cela, si on ne voit pas clairement que les opérations régulières seront décisives pour l’issue de la guerre, si on ne prête pas attention à l’édification de l’armée régulière ainsi qu’à l’étude des opérations régulières et à l’art de les diriger, il n’est pas possible de remporter la victoire sur le Japon. C’est là un aspect de la question.

Cependant, les opérations de partisans jouent un rôle stratégique important dans toute la guerre. S’il n’y avait pas d’opérations de partisans, si l’on négligeait l’organisation des détachements de partisans, de l’armée de partisans ainsi que l’étude des opérations de partisans et l’art de les diriger, il serait également impossible de remporter la victoire sur le Japon.

En voici la raison : Plus de la moitié de la Chine va devenir l’arrière de l’ennemi ; si nous ne poursuivons pas la guerre de partisans la plus large et la plus résolue et si nous permettons à l’ennemi de s’établir solidement dans les territoires occupés, sans qu’il ait à se soucier de ses arrières, nos forces régulières combattant de front subiront inéluctablement de lourdes pertes, l’offensive de l’ennemi deviendra nécessairement encore plus violente, il sera difficile d’arriver à la stabilisation et la poursuite même de la Guerre de Résistance pourrait être compromise.

Même si tout cela ne se réalisait pas, il se présenterait des situations défavorables : les forces que nous aurons préparées pour la contre-­offensive pourraient se révéler insuffisantes ; notre contre­-offensive ne serait pas appuyée par des actions à l’arrière de l’ennemi, ce dernier pourrait réparer ses pertes en hommes et en matériel, etc.

Si nous laissions de telles situations se produire et ne les prévenions pas à temps en développant largement et résolument la guerre de partisans, il ne serait pas possible non plus de remporter la victoire sur le Japon.

C’est pourquoi les opérations de partisans, qui jouent un rôle auxiliaire dans l’ensemble du déroulement de la guerre, ont en fait une importance stratégique considérable. Ce serait assurément une erreur très grossière que de dédaigner les opérations de partisans dans la Guerre de Résistance.

C’est là l’autre aspect de la question.

Pour que la guerre de partisans soit possible, une seule condition suffit : un vaste territoire. Aussi la guerre de partisans a-t­-elle existé même dans les temps anciens.

Cependant, la guerre de partisans ne peut être poursuivie jusqu’au bout que sous la direction du Parti communiste.

C’est pourquoi les guerres de partisans dans le passé se sont généralement terminées par la défaite.

La guerre de partisans ne peut être victorieuse qu’à notre époque, dans les grands pays où existe un parti communiste, par exemple en Union soviétique à l’époque de la guerre civile, ou en Chine à l’heure actuelle.

Dans la question des opérations militaires, une division du travail entre le Kuomintang et le Parti communiste pendant la Guerre de Résistance, le premier menant de front la guerre régulière et le second les opérations de partisans à l’arrière de l’ennemi, est, dans les conditions actuelles comme dans les conditions générales, nécessaire et tout indiquée ; elle répond aux besoins mutuels, assume une coordination des efforts et constitue une entraide.

On comprend dès lors combien est importante et nécessaire la ligne stratégique militaire adoptée par notre Parti, celle du passage des opérations régulières de la deuxième période de la guerre civile aux opérations de partisans de la première période de la Guerre de Résistance.

Les opérations de partisans nous offrent les dix­huit avantages suivants :

1) réduction du territoire occupé par l’ennemi ;

2) élargissement des bases d’appui de notre armée ;

3) à l’étape de la défensive, coordination avec les opérations régulières menées de front, pour retenir les forces ennemies ;

4) à l’étape de stabilisation, possibilité de maintenir fermement les bases d’appui à l’arrière de l’ennemi, afin de favoriser l’entraînement et la réorganisation des troupes régulières qui opèrent de front ;

5) à l’étape de la contre­offensive, coordination avec les opérations régulières menées de front, pour recouvrer les territoires perdus ;

6) accroissement des effectifs de notre armée avec la rapidité et l’efficacité les plus grandes ;

7) développement au maximum du Parti communiste, de sorte que chaque village ait une cellule du Parti ;

8) développement le plus large du mouvement de masse, afin que toute la population à l’arrière de l’ennemi, à l’exception de celle de ses points d’appui, puisse s’organiser ;

9) possibilité de créer, sur la plus vaste échelle, des organes du pouvoir démocratique antijaponais ;

10) développement le plus large de la culture et de l’éducation au service de la Résistance ;

11) amélioration des conditions de vie des masses populaires les plus larges ;

12) conditions les plus favorables pour désagréger les troupes de l’ennemi ;

13) action la plus large et la plus durable sur les sentiments du peuple tout entier et sur le moral de toutes les armées du pays ;

14) la plus grande aide possible apportée aux armées et aux partis amis pour les pousser à progresser ;

15) adaptation aux conditions dans lesquelles l’ennemi est fort et nous faibles en vue de réduire nos pertes au minimum et de remporter le maximum de victoires ;

16) adaptation au fait que la Chine est un grand pays et le Japon un petit pays en vue d’infliger à l’ennemi le maximum de pertes et de réduire ses succès au minimum ;

17) formation la plus rapide et la plus efficace d’un grand nombre de cadres dirigeants ;

18) conditions les plus favorables pour résoudre les problèmes du ravitaillement.

Il est hors de doute aussi qu’au cours d’une longue lutte les détachements de partisans et la guerre de partisans ne doivent pas se figer sous leur forme initiale et qu’ils doivent se développer pour passer à un niveau supérieur, se transformer peu à peu en une armée régulière et en une guerre régulière. Au cours de la guerre de partisans, nous accumulerons des forces telles que nous deviendrons l’un des facteurs décisifs de l’anéantissement de l’impérialisme japonais.

VI. PRETER ATTENTION A L’ETUDE DES QUESTIONS MILITAIRES

Tous les problèmes qui opposent deux armées hostiles trouvent leur solution sur le champ de bataille, et l’existence même de la Chine dépend de l’issue de la guerre ; nous devons donc entreprendre sans tarder l’étude des théories militaires, l’étude de la stratégie et de la tactique, l’étude du travail politique dans l’armée.

Malgré une étude insuffisante de la tactique, les camarades qui s’occupent depuis dix ans du travail militaire ont obtenu de nombreux succès, ils ont apporté beaucoup de choses nouvelles sur la base des conditions propres à la Chine. Notre lacune, c’est de n’avoir pas fait le bilan dans ce domaine.

Jusqu’à présent, seul un nombre infime de personnes étudient les problèmes de la stratégie et les théories de la guerre. En ce qui concerne l’étude du travail politique, nous avons obtenu des succès de premier ordre ; du point de vue de la richesse de notre expérience et de la quantité et de la qualité des innovations dans ce domaine, nous venons immédiatement après l’Union soviétique.

Mais nous avons ici aussi une lacune : c’est l’insuffisance du travail de synthèse et de systématisation de nos expériences.

Pour répondre aux besoins du Parti et du pays tout entiers, la popularisation des connaissances militaires est une tâche urgente. A tout cela, il faut désormais apporter une attention soutenue, et les théories de la guerre et de la stratégie sont à la base de toute étude militaire.

Je considère comme indispensable d’éveiller l’intérêt de tous les membres du Parti pour l’étude des théories militaires et de les appeler ainsi à prêter attention à l’étude des questions militaires.

NOTES

1 Voir V. I. Lénine :  «La Guerre et la social­démocratie russe »,  «La Conférence des sections émigrées du

P.O.S.D.R. »,  «Sur la défaite de son propre gouvernement dans la guerre impérialiste »,  «La Défaite de la Russie et la crise révolutionnaire ». r ;es écrits, datant des années 1914­1915, traitent particulièrement de la guerre im­’rialiste qui se déroulait alors. Voir également  «La théorie et la tactique du Parti bolchevik dans les questions de la guerre, de la paix et de la révolution », Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S., chapitre VI, section 3.

2 En 1924, Sun Yat­sen, en alliance avec le Parti communiste et les ouvriers et paysans révolutionnaires, brisa les  «milices marchandes », détachements armés des compradores, des despotes locaux et des mauvais hobereaux, qui, liés aux impérialistes britanniques, poursuivaient une activité contre­révolutionnaire à Canton.

Au début de 1925, l’armée révolutionnaire, au sein de laquelle coopéraient le Kuomintang et le Parti communiste, partit de Canton pour une campagne vers l’est, infligea, avec l’aide des paysans, une défaite aux troupes du seigneur de guerre Tchen Kiong­ming, puis revint à Canton et y anéantit les forces des seigneurs de guerre du Yunnan et du Kouangsi qui s’y retranchaient.

En automne de la même année, cette armée révolutionnaire se lança dans une deuxième campagne vers l’est et anéantit finalement l’armée de Tchen Kiong­ming. Les membres du Parti communiste et ceux de la Ligue de la Jeunesse communiste combattirent héroïquement en première ligne au cours de ces campagnes, dont le résultat fut d’unifier politiquement la province du Kouangtong et de jeter, de ce fait, les bases pour l’Expédition du Nord.

3 J. Staline :  «Des perspectives de la révolution chinoise ».

4 En 1894, Sun Yat­sen organisa à Honolulu un petit groupe révolutionnaire, le Hsingtchonghouei (Association pour la Régénération de la Chine). Après la défaite du gouvernement des Tsing dans la Guerre sino­japonaise de 1895, Sun Yat­sen, s’appuyant sur les sociétés secrètes qui existaient alors parmi le peuple, organisa dans le Kouangtong deux soulèvements armés contre le gouvernement des Tsing : à Canton en 1895 et à Houeitcheou en 1900.

5 En 1905, le Hsingtchonghouei s’unit à deux autres organisations opposées aux Tsing : le Houahsinghouei (Association pour la Renaissance chinoise) et le Kouangfouhouei (Association pour le Rétablissement de la Chine). Cette fusion aboutit à la création du Tongmenghouei (La Ligue révolutionnaire ­ organisation du front uni de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie et d’une partie des notables qui avaient pris position contre le gouvernement des Tsing), qui élabora un programme de révolution bourgeoise avec les revendications suivantes :  «L’expulsion des Tatars [des Mandchous], le relèvement de la Chine, la fondation d’une république et l’égalisation du droit à la propriété de la terre. » Tant qu’exista le Tongmenghouei, Sun Yat­sen, qui avait gagné à sa cause les sociétés secrètes et une partie de la Nouvelle Armée des Tsing, organisa plusieurs soulèvements armés contre le gouvernement des Tsing.

Les plus importants furent : le soulèvement de 1906 dans les districts de Pinghsiang (Kiangsi), Lieouyang et Liling (Hounan), les soulèvements de 1907 à Houangkang, Tchaotcheou, à Kintcheou (Kouangtong) et à Tchennankouan (actuellement Yeouyikouan), province du Kouangsi, le soulèvement de 1908 à Hokeou, province du Yunnan et le soulèvement de 1911 à Canton. Ce dernier soulèvement fut suivi la même année par celui de Woutchang qui aboutit au renversement de la dynastie des Tsing.

6 En 1912, le Tongmenghouei fut réorganisé en Kuomintang, qui fit un compromis avec Yuan Che­kai, chef des seigneurs de guerre du Peiyang. En 1913, lorsque les troupes de Yuan Che­kai avancèrent vers le sud pour écraser les forces qui s’étaient soulevées dans les provinces du Kiangsi, de l’Anhouei et du Kouangtong à la suite de la Révolution de 1911, elles rencontrèrent une résistance armée organisée par Sun Yat­sen, mais celle­ci fut brisée peu après. En 1914, ayant fait son profit de l’expérience douloureuse de la funeste politique de compromis, Sun Yat­ sen organisa à Tokyo un nouveau parti, le Tchonghouakehmingtang (Parti révolutionnaire chinois), nom destiné à montrer qu’il se distinguait du Kuomintang d’alors.

En fait, le nouveau parti cons tituait une alliance contre Yuan Che­kai, composée de représentants politiques d’un fraction de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie. En s’appuyant sur cette alliance Sun Yat­sen organisa en 1914 un petit soulèvement à Changhaï. En 1915, lorsque Yuan Che­kai se proclama empereur, Tsai Eh et d’autres organisèrent dans la province du Yunnan une expédition contre lui, et Sun Yat­sen fut également très actif parmi les inspirateurs et participants de la lutte armée contre Yuan Che­kai.

7 En 1917, à la tête d’une partie de la flotte de guerre qui se trouvait sous son influence, Sun Yat­sen quitta Changhaï pour se rendre à Canton. En se servant de la province du Kouangtong comme base d’appui et en s’alliant avec les seigneurs de guerre du Sud­Ouest, qui luttaient contre le seigneur de guerre du Peiyang, Touan Ki­jouei, il forma un gouvernement militaire opposé à ce dernier.

8 En 1921, à Koueilin, Sun Yat­sen préparait une marche vers le nord, mais, par suite de la trahison de son subordonné Tchen Kiong­ming, qui était en collusion avec les seigneurs de guerre du Peiyang, ses efforts échouèrent.

9 En 1924, après la réorganisation du Kuomintang, Sun Yat­sen créa à Whampou, près de Canton, avec l’aide du Parti communiste chinois et de l’Union soviétique, une école militaire, connue sous le nom d’Académie militaire de Whampou. Avant que Tchiang Kaï­chek eût trahi la révolution en 1927, cette Académie fonctionnait suivant le principe de la coopération entre le Kuomintang et le Parti communiste. Les communistes Chou En­laï, Yé Kien­ying, Yun Tai­ying, Siao Tchou­niu et bien d’autres occupèrent à divers moments des postes responsables dans cette Académie. Il y avait également parmi les élèves un grand nombre de communistes et de membres de la Ligue de la Jeunesse communiste. Ils constituaient le noyau révolutionnaire de l’Académie.

10 Tan Yen­kai, originaire du Hounan, était membre de l’Académie impériale, sous la dynastie des Tsing. Il fut tout d’abord favorable à l’instauration de la monarchie constitutionnelle, mais en 1911, il se glissa dans les rangs de la révolution. Son passage dans le camp du Kuomintang s’explique par les contradictions entre les propriétaires fonciers du Hounan et les seigneurs de guerre du Peiyang.

11 Le Parti progressiste fut constitué dans les premières années de la République chinoise par un groupe de personnalités, dont Liang Ki­tchao, qui s’étaient mises sous la protection de Yuan Che­kai.

12 Touan Ki­jouei, de longue date sous les ordres de Yuan Che­kai, était le chef du groupe de l’Anhouei parmi les seigneurs de guerre du Peiyang. Après la mort de Yuan Che­kai, il s’empara à plusieurs reprises du pouvoir dans le gouvernement de Pékin.

13 Ce groupe politique d’extrême droite avait été créé en 1916 par une partie des membres du Parti progressiste et du Kuomintang. Toujours à l’affût de postes gouvernementaux, ses membres louvoyaient entre les seigneurs de guerre du Sud et ceux du Nord. Dans la période de l’Expédition du Nord, de 1926 à 1927, une partie des membres du Groupe de Sciences politiques, par exemple des pro-japonais comme Houang Fou, Tchang Kiun, Yang Yong­tai, s’entendirent avec Tchiang Kaï­chek et, grâce à leur expérience dans l’activité politique réactionnaire, l’aidèrent à instaurer le pouvoir contre­-révolutionnaire.

14 Nom abrégé du Parti de la Jeunesse de Chine, appelé encore Parti étatiste. Voir  «Analyse des classes de la société chinoise », note 2, Œuvres choisies de Mao Tsé­toung, tome I, p. 16.

15 Il s’agit ici essentiellement d’un régiment indépendant qui, durant la période de l’Expédition du Nord, était sous les ordres de Yé Ting, membre du Parti communiste. Voir « La lutte dans les monts Tsingkang », note 15, Œuvres choisies de Mao Tsé­toung, tome I, p. 113.

16 Voir  «Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine », Œuvres choisies de Mao Tsé­ toung, tome I, pp. 199­285.

17 Han Fou­kiu était un seigneur de guerre du Kuomintang dans la province du Chantong. Le seigneur de guerre Lieou Tche commandait dans la province du Honan les troupes de la clique Tchiang Kaï­-chek ; au début de la Guerre de Résistance, on lui confia la défense de la région de Paoting, dans la province du Hopei. Devant l’offensive des envahisseurs japonais, tous les deux prirent la fuite sans livrer bataille.

=>Oeuvres de Mao Zedong

Mao Zedong : Interventions sur l’art et la littérature

Mai 1942

Allocution d’ouverture

Camarades !

Vous avez été invités aujourd’hui à cette réunion pour un échange de vues sur la liaison entre le travail littéraire et artistique et le travail révolutionnaire en général.

Notre but est d’assurer à la littérature et à l’art révolutionnaire les moyens de se développer sainement et d’apporter une contribution plus féconde aux autres activités révolutionnaires, afin que l’ennemi de notre nation puisse être vaincu et la tâche de la libération nationale accomplie.

Nous luttons pour la libération du peuple chinois sur maints fronts différents ; deux d’entre eux sont le front de la plume et le front de l’épée, c’est-à-dire le front culturel et le front militaire. Pour vaincre l’ennemi, nous devons nous appuyer en premier lieu sur l’armée qui a le fusil à la main.

Mais à elle seule cette armée ne saurait suffire, il nous faut aussi une armée de la culture, indispensable pour unir nos rangs et vaincre l’ennemi. Depuis le Mouvement du 4 Mai 1919, une telle armée de la culture s’est constituée en Chine, elle a apporté une aide à la révolution chinoise en réduisant progressivement la sphère d’influence et en minant les forces de la culture féodale chinoise et de la culture compradore, qui est au service de l’agression impérialiste.

Pour faire front contre la nouvelle culture, la réaction chinoise n’a plus à présent d’autre ressource que de  » répondre à la qualité par la quantité  » ; en d’autres termes, les réactionnaires, qui ont de l’argent en abondance mais ne font rien de valable, s’évertuent à produire le plus possible.

Depuis le Mouvement du 4 Mai, la littérature et l’art forment un secteur important du front culturel et l’on y a fait du bon travail.

Le mouvement littéraire et artistique révolutionnaire a connu un grand développement pendant la Guerre civile de Dix Ans. Il allait dans le même sens général que la guerre révolutionnaire de l’époque, mais ces deux armées sœurs manquaient de coordination dans leur travail pratique, car la réaction avait réussi à les isoler l’une de l’autre.

Depuis le début de la Guerre de Résistance contre le Japon, les écrivains et artistes révolutionnaires viennent en nombre croissant à Yenan et dans les autres bases antijaponaises. C’est très bien.

Mais le fait qu’ils soient venus dans ces bases ne signifie pas encore qu’ils aient réussi à se fondre complètement avec les masses populaires. Or, une telle fusion est nécessaire si nous voulons avancer dans notre travail révolutionnaire.

Le but de notre réunion d’aujourd’hui est précisément de faire en sorte que la littérature et l’art s’intègrent parfaitement dans le mécanisme général de la révolution, qu’ils deviennent une arme puissante pour unir et éduquer le peuple, pour frapper et anéantir l’ennemi, et qu’ils aident le peuple à lutter contre l’ennemi d’un même cœur et d’une même volonté.

Quels sont les problèmes à résoudre pour atteindre ce but ? Je pense que ce sont les suivants : la position de classe de ceux qui se consacrent à la littérature et à l’art, leur attitude, leur public, leur travail et les études auxquelles ils doivent se livrer.

La position de classe. Nous nous tenons sur les positions du prolétariat et des masses populaires. Pour les membres du Parti communiste, cela implique la nécessité de se tenir sur la position du Parti, de se conformer à l’esprit de parti et à la politique du Parti.

Parmi nos travailleurs littéraires et artistiques, y en a-t-il qui n’ont pas encore une idée juste ou une idée nette sur ce point ? Je pense que oui ; nombre de nos camarades se sont souvent écartés de la position juste.

L’attitude. De notre position découle l’attitude déterminée que nous prenons à l’égard de faits déterminés. Par exemple : faut-il louer ou dénoncer ? C’est là une question d’attitude. Laquelle de ces deux attitudes devons-nous adopter ? Je répondrai : toutes les deux ; il s’agit de voir à qui nous avons affaire. Il y a trois catégories de personnes : nos ennemis, nos alliés du front uni, et les nôtres, j’entends les masses populaires et leur avant-garde.

Trois attitudes différentes doivent être adoptées à l’égard de ces trois catégories de personnes.

En ce qui concerne nos ennemis, les impérialistes japonais et tous les ennemis du peuple, la tâche des écrivains et des artistes révolutionnaires consiste à dévoiler leur cruauté, leurs mensonges et à montrer qu’ils sont voués à la défaite, afin d’encourager l’armée et le peuple qui résistent au Japon à lutter résolument, d’un même cœur et d’une même volonté pour abattre l’ennemi. A l’égard de nos différents alliés du front uni, notre attitude doit être celle de l’union comme de la critique ; et comme les unions sont diverses, diverses seront les critiques.

Nous approuvons la lutte de nos alliés pour résister au Japon et les félicitons quand ils remportent des succès, mais nous devons les critiquer s’ils ne se montrent pas assez actifs dans la Guerre de Résistance. Nous devons combattre fermement quiconque s’oppose au Parti communiste et au peuple et s’engage ainsi de plus en plus dans la voie de la réaction. En ce qui concerne les masses populaires, leur travail et leur combat, leur armée et leur Parti, nous devons, bien entendu, les glorifier.

Le peuple, lui aussi, a ses défauts. Dans les rangs du prolétariat, beaucoup de gens ont conservé l’idéologie petite-bourgeoise, et chez les paysans comme dans la petite bourgeoisie urbaine se rencontrent des idées rétrogrades ; c’est un fardeau qui les gêne dans leur lutte. Nous devons, en y mettant le temps et avec patience, les éduquer, les aider à se débarrasser de ce fardeau et à combattre leurs insuffisances et leurs erreurs, afin qu’ils puissent progresser à grands pas.

Au cours de la lutte, ils se sont réformés ou sont en train de le faire, et notre littérature et notre art doivent décrire le processus de cette rééducation. A moins qu’ils ne persistent dans leurs erreurs, nous ne devons pas, en portant sur les gens un jugement unilatéral, commettre la faute de les ridiculiser ou pire encore, de nous montrer hostiles à leur égard.

Nos productions artistiques et littéraires doivent les aider à s’unir, à progresser et à poursuivre leur combat dans l’unanimité, à se débarrasser de ce qu’ils peuvent avoir d’arriéré et à développer ce qu’ils ont de révolutionnaire ; elles ne doivent en aucun cas avoir l’effet inverse.

Le public, ou la question de savoir à qui sont destinées les œuvres littéraires et artistiques. Dans la région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia et les bases antijaponaises de la Chine du Nord et de la Chine centrale, ce problème n’est pas le même que dans les territoires contrôlés par le Kuomintang et se posait encore moins dans le Changhaï d’avant la Guerre de Résistance.

A Changhaï, c’était surtout une partie des étudiants, des employés de bureau et de commerce qui s’intéressaient aux œuvres littéraires et artistiques révolutionnaires.
Dans les régions contrôlées par le Kuomintang, le cercle s’est quelque peu élargi depuis la Guerre de Résistance, mais le public est resté essentiellement le même, car le gouvernement tenait les ouvriers, les paysans et les soldats à l’écart de la littérature et de l’art révolutionnaires.

Il en est tout autrement dans nos bases d’appui.

Les œuvres littéraires et artistiques ont ici pour public les ouvriers, les paysans, les soldats et les cadres révolutionnaires.

Il y a aussi des étudiants dans nos bases d’appui, mais ils diffèrent des étudiants du type ancien : ils ont été ou deviendront des cadres. Les différents cadres, les combattants dans l’armée, les ouvriers dans les usines et les paysans dans les campagnes réclament des livres et des journaux dès l’instant où ils ont appris à lire ; les illettrés eux aussi veulent assister à des spectacles, admirer des peintures, chanter, écouter de la musique ; voilà le public auquel s’adressent nos œuvres littéraires et artistiques.

Prenons par exemple nos cadres. Croyez-vous qu’ils soient en petit nombre ? Ils sont bien plus nombreux que les lecteurs d’un ouvrage quelconque publié dans les régions contrôlées par le Kuomintang, où une édition ne compte en général que deux mille exemplaires, ce qui fait seulement six mille pour trois éditions, alors que dans nos bases d’appui le nombre des cadres sachant lire dépasse déjà dix mille rien qu’à Yenan.

De plus, beaucoup sont des révolutionnaires éprouvés, ils sont venus de tous les coins du pays et ils iront travailler dans différentes régions, aussi le travail d’éducation parmi eux est-il d’une grande importance. Nos écrivains et nos artistes doivent s’y employer tout particulièrement.

Puisque notre littérature et notre art sont destinés aux ouvriers, aux paysans, aux soldats et à leurs cadres, il s’agit de comprendre ceux-ci et de les connaître à fond. Il y a énormément à faire pour comprendre et connaître à fond les différentes espèces de gens et de choses dans les organismes du Parti et de l’Etat, à la campagne, dans les usines, dans la VIIIe Armée de Route et la Nouvelle IVe Armée. Nos écrivains et artistes ont pour tâche leur propre travail de création, mais leur premier devoir est de comprendre les gens et de les connaître à fond.

Or, qu’en a-t-il été à cet égard de nos écrivains et artistes jusqu’à présent ? Je dirais qu’ils ont manqué de connaissance et de compréhension ; ils ont été semblables à ces  » héros qui ne savent où manifester leurs prouesses ». Quelle est la connaissance qui leur manquait ? Celle des gens.

Nos écrivains et artistes ne connaissaient bien ni leur sujet ni leur public et parfois ceux-ci leur restaient même complètement étrangers. Ils ne connaissaient pas les ouvriers, les paysans et les soldats, ni leurs cadres. Quelle est la compréhension qui leur manquait ?

Celle du langage, c’est-à-dire qu’ils ne comprenaient pas bien le langage riche et vivant des masses.

Nombre d’écrivains et d’artistes demeurent coupés des masses et mènent une existence vide ; le langage du peuple ne leur est évidemment pas familier ; aussi écrivent-ils dans une langue insipide, le plus souvent truffée d’expressions fabriquées, ni chair ni poisson, à cent lieues du langage du peuple.

Beaucoup de camarades aiment à parler du  » style des masses  » ; mais que signifie l’expression  » style des masses  » ? Elle signifie que les pensées et les sentiments de nos écrivains et artistes doivent se fondre avec ceux des larges masses d’ouvriers, de paysans et de soldats. Pour réaliser cette fusion, il faut apprendre consciencieusement le langage des masses ; si celui-ci vous est en grande partie inintelligible, comment pouvez-vous parler de création artistique ?

Quand je parle de  » héros qui ne savent où manifester leurs prouesses « , j’entends que vos grands discours ne sont guère appréciés des masses.

Plus vous vous posez en hommes d’expérience, plus vous jouez les  » héros  » et plus vous faites d’efforts pour écouler votre marchandise, plus les masses répugnent à l’acheter.

Si vous voulez que les masses vous comprennent, si vous voulez ne faire qu’un avec elles, vous devez trouver en vous la volonté de vous soumettre à une refonte longue et même douloureuse. A ce propos, je peux vous faire part de mon expérience sur les transformations de mes propres sentiments.

Je suis un homme qui est passé par l’école et j’y avais acquis les habitudes d’un étudiant ; devant la foule des étudiants qui n’auraient pu porter quoi que ce soit sur leurs épaules ou dans leurs mains, j’aurais cru manquer de dignité en faisant le moindre travail manuel, comme par exemple de porter moi-même mes bagages sur l’épaule.

En ce temps-là, il me semblait que seuls les intellectuels étaient propres, et que, comparés à eux, les ouvriers et les paysans étaient plus ou moins sales. Je pouvais porter les vêtements d’un autre intellectuel parce que je pensais qu’ils étaient propres, mais je n’aurais pas voulu mettre les habits d’un ouvrier ou d’un paysan, car je les trouvais sales.

Devenu révolutionnaire, je vécus parmi les ouvriers, les paysans et les soldats de l’armée révolutionnaire et, peu à peu, je me familiarisai avec eux, et eux avec moi. C’est alors, et alors seulement, qu’un changement radical s’opéra dans les sentiments bourgeois et petits-bourgeois qu’on m’avait inculqués dans les écoles bourgeoises.

J’en vins à comprendre que, comparés aux ouvriers et aux paysans, les intellectuels non rééduqués n’étaient pas propres ; que les plus propres étaient encore les ouvriers et les paysans, plus propres, malgré leurs mains noires et la bouse qui collait à leurs pieds, que tous les intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Voilà ce que j’appelle se refondre, remplacer les sentiments d’une classe par ceux d’une autre classe.

Si nos écrivains et artistes venus des milieux intellectuels veulent que leurs œuvres soient bien accueillies par les masses, il faut que leurs pensées et leurs sentiments changent, il faut qu’ils se rééduquent. Sans ce changement, sans cette rééducation, ils n’arriveront à rien de bon et ne seront jamais bien à leur place.
Enfin, le problème de l’étude.

J’entends par là l’étude du marxisme-léninisme et de la société. Ceux qui se considèrent comme des écrivains révolutionnaires marxistes, et à plus forte raison les écrivains communistes, doivent connaître le marxisme-léninisme ; mais il y a aujourd’hui des camarades qui n’ont qu’une connaissance insuffisante des conceptions fondamentales du marxisme. Par exemple, l’une de celles-ci est que l’être détermine la conscience, que la réalité objective de la lutte des classes et de la lutte pour le salut de la nation détermine nos pensées et nos sentiments.

Cependant, certains de nos camarades posent le problème à l’envers et affirment qu’en toutes choses il faut partir de  » l’amour « . Or l’amour, dans la société de classes, ne saurait être lui aussi qu’un amour de classe. Mais ces camarades sont à la recherche d’un amour au-dessus des classes, de l’amour dans l’abstrait, comme d’ailleurs de la liberté dans l’abstrait, de la vérité dans l’abstrait, de la nature humaine dans l’abstrait, etc. Cela montre qu’ils ont subi une forte influence bourgeoise.

Il faut liquider totalement cette influence et se consacrer sincèrement à l’étude du marxisme-léninisme. Les travailleurs littéraires et artistiques doivent apprendre l’art de créer, cela va de soi ; mais le marxisme-léninisme est une science que tous les révolutionnaires doivent étudier, et les écrivains et artistes ne font pas exception.

Ils doivent étudier la société, c’est-à-dire ses différentes classes, leurs rapports et leurs conditions respectives, leur physionomie et leur psychologie. C’est seulement lorsque nous aurons tiré au clair toutes ces questions que notre littérature et notre art acquerront un riche contenu et auront une orientation juste.

Aujourd’hui, en guise d’introduction, je ne fais que soulever ces problèmes, sur lesquels j’espère que vous vous prononcerez tous, ainsi que sur certains autres qui s’y rapportent.

 I

A vrai dire, ce problème a été depuis longtemps résolu par les marxistes, et en particulier par Lénine. Dès 1905, Lénine soulignait que notre art et notre littérature doivent  » servir… les millions et les dizaines de millions de travailleurs  » [1].

Pour nos camarades des bases antijaponaises qui travaillent dans les domaines littéraire et artistique, ce problème aurait dû, semble-t-il, être résolu depuis longtemps sans qu’il soit besoin de le soulever à nouveau. En réalité, il n’en est pas ainsi. De nombreux camarades n’ont pas encore trouvé de solution claire et précise.

C’est pourquoi ils ne peuvent éviter que leur état d’esprit, leurs œuvres, leurs actes, leurs idées sur l’orientation de la littérature et de l’art ne passent plus ou moins à côté des besoins des masses, des besoins de la lutte pratique. Parmi les nombreux hommes de culture, écrivains, artistes, et autres travailleurs littéraires et artistiques participant, aux côtés du Parti communiste, de la VIIIe Armée de Route et de la Nouvelle IVe Armée, à la grande lutte pour la libération, quelques-uns peuvent être des arrivistes qui ne resteront pas avec nous ; mais, dans leur immense majorité, ils se consacrent de toutes leurs forces à l’œuvre commune.

Grâce aux efforts de ces camarades, nos réalisations dans les domaines de la littérature, du théâtre, de la musique et des beaux-arts sont considérables. Nombre d’entre eux se sont mis à l’œuvre après que la Guerre de Résistance eut éclaté ; beaucoup d’autres ont commencé à travailler pour la révolution bien avant cette guerre, ont éprouvé mille peines et difficultés et ont influencé les masses par leur action et par leurs œuvres.

Pourquoi n’en disons-nous pas moins que, même parmi ces camarades, tous n’ont pas encore trouvé de réponse nette et précise à la question : qui la littérature et l’art doivent-ils servir ?

Est-il possible qu’il y en ait encore qui soutiennent que la littérature et l’art révolutionnaires ne doivent pas servir les larges masses populaires mais les exploiteurs et les oppresseurs ?

Bien entendu, il existe une littérature et un art au service des exploiteurs et des oppresseurs. La littérature et l’art faits pour les propriétaires fonciers, c’est la littérature féodale et l’art féodal, qui furent la littérature et l’art de la classe dominante dans la période féodale de la Chine. Aujourd’hui encore, en Chine, leur influence reste forte.

La littérature et l’art faits pour la bourgeoisie, c’est la littérature et l’art bourgeois. Des gens comme Liang Che-tsieou [2], que Lou Sin fustigea, ont pu professer que la littérature et l’art sont au-dessus des classes ; en fait, ils prennent position pour la littérature et l’art bourgeois et contre la littérature et l’art prolétariens. Il est également une littérature et un art qui servent les impérialistes, et que représentent les œuvres de Tcheou Tsouo-jen, de Tchang Tse-ping [3] et de leurs semblables ; c’est la littérature et l’art des traîtres à la patrie.

Pour nous, la littérature et l’art ne s’adressent pas aux catégories de gens que nous venons de citer, mais au peuple. Nous avons déjà dit que la nouvelle culture chinoise, à l’étape actuelle, est la culture anti-impérialiste et antiféodale des larges masses populaires, placée sous la direction du prolétariat.

A notre époque, ce qui est authentiquement populaire est nécessairement dirigé par le prolétariat. Ce qui est dirigé par la bourgeoisie ne peut appartenir aux masses populaires. Ceci, bien entendu, est aussi vrai pour la littérature et l’art nouveaux, éléments de la culture nouvelle. Nous devons recueillir le riche héritage et maintenir les meilleures traditions de la littérature et de l’art chinois et étrangers, mais pour les mettre au service des masses populaires.

Nous ne refusons nullement d’utiliser les formes littéraires et artistiques du passé : entre nos mains, refaçonnées et chargées d’un contenu nouveau, elles deviennent elles aussi propres à servir la révolution et le peuple.

Mais qui sont les masses populaires ? Les masses populaires les plus larges – elles constituent plus de 90 pour cent de notre population – sont les ouvriers, les paysans, les soldats et la petite bourgeoisie urbaine.

Ainsi notre littérature et notre art sont-ils destinés, en premier lieu, aux ouvriers, la classe qui dirige la révolution ; en second lieu, aux paysans, nos alliés les plus nombreux et les plus résolus dans la révolution ; en troisième lieu, aux ouvriers et paysans armés, autrement dit à la VIIIe Armée de Route, à la Nouvelle IVe Armée et aux autres détachements armés du peuple, qui sont les forces principales de la guerre révolutionnaire ; en dernier lieu, aux masses travailleuses et aux intellectuels de la petite bourgeoisie urbaine, qui sont aussi nos alliés dans la révolution et sont susceptibles de collaborer longtemps avec nous.

Ces quatre catégories représentent l’immense majorité du peuple chinois, ce sont les masses populaires les plus larges.

Notre littérature et notre art doivent donc s’adresser aux quatre catégories de personnes dont je viens de parler. Pour les servir, nous devons nous placer sur la position du prolétariat et non sur celle de la petite bourgeoisie. Les écrivains qui, à l’heure actuelle, se cramponnent à leur position individualiste, petite-bourgeoise, sont incapables de servir réellement les masses révolutionnaires des ouvriers, des paysans et des soldats, car ils s’intéressent surtout au petit nombre d’intellectuels petits-bourgeois.

Et c’est là précisément la raison pour laquelle une partie de nos camarades ne peuvent pas résoudre, d’une manière correcte, le problème de savoir qui notre littérature et notre art doivent servir. Je ne parle pas du problème sur le plan théorique. Personne dans nos rangs ne considère, en théorie ou en paroles, que la masse des ouvriers, des paysans et des soldats a moins d’importance que les intellectuels petits-bourgeois.

Je veux parler ici de la pratique, du comportement de ces camarades. Dans la pratique, dans leur comportement, n’accordent-ils pas davantage d’importance aux intellectuels petits-bourgeois qu’aux ouvriers, aux paysans et aux soldats ?

Je pense que si. Beaucoup de camarades s’attachent de préférence à étudier les intellectuels petits-bourgeois, à analyser leur psychologie et à les dépeindre, cherchant à excuser et à justifier leurs défauts ; ils n’essaient pas de les amener, de concert avec eux, à se rapprocher des ouvriers, des paysans et des soldats, à participer à la lutte pratique qu’ils mènent, à les décrire et à les éduquer.

Venus de la petite bourgeoisie et intellectuels eux-mêmes, beaucoup de nos camarades ne cherchent d’amis que parmi les intellectuels et n’ont d’attention que pour l’étude et la représentation de ces derniers. Si, pour les étudier et les dépeindre, ils se plaçaient sur la position du prolétariat, ils auraient raison de le faire. Mais il n’en est pas ainsi, du moins pas tout à fait. Ils se placent sur la position de la petite bourgeoisie et font de leurs oeuvres un autoportrait du petit-bourgeois.

On peut s’en convaincre à l’examen d’un assez grand nombre de leurs œuvres littéraires et artistiques. Dans bien des cas, ils montrent la plus grande sympathie pour les intellectuels d’origine petite-bourgeoise et même présentent avec bienveillance leurs défauts, qu’ils vont jusqu’à louer.

Par contre, ces camarades ne se lient guère avec les ouvriers, les paysans et les soldats ; ils ne les comprennent ni ne les étudient, ils n’ont parmi eux aucun ami intime et ne savent pas les représenter. S’ils essaient de les peindre, les habits sont bien d’un travailleur, mais le visage est celui d’un intellectuel petit-bourgeois.

A certains égards, ils aiment eux aussi les ouvriers, les paysans, les soldats et les cadres issus de leurs rangs ; à d’autres égards, parfois, ils ne les aiment pas : ils n’aiment pas leurs sentiments et leurs manières, ni leur littérature et leur art encore en germe (tels que journaux muraux, peintures murales, chants folkloriques et contes populaires).

Bien sûr, il arrive qu’ils aiment aussi ces choses-là, mais seulement à titre de curiosité ou pour en emprunter de quoi orner leurs propres œuvres, ou même parce que certains aspects arriérés les séduisent. Parfois, ils les dédaignent franchement pour se tourner vers ce qui vient de la petite bourgeoisie intellectuelle, voire même de la bourgeoisie.

Ils ont encore les pieds plantés dans le sol de la petite bourgeoisie intellectuelle, ou, pour m’exprimer dans un style plus relevé, l’intellectuel petit-bourgeois subsiste dans les replis secrets de leur âme. Ainsi donc, le problème de savoir à qui la littérature et l’art sont destinés n’est pas encore résolu pour eux ou bien ne l’est pas encore d’une manière précise.

Ceci ne s’applique pas uniquement à ceux qui sont arrivés récemment à Yenan ; même parmi ceux qui ont été au front, qui travaillent depuis quelques années déjà sur le territoire des bases d’appui, dans la VIIIe Armée de Route et dans la Nouvelle IVe Armée, il y en a beaucoup pour qui ce problème n’est pas encore complètement résolu.

Pour qu’il le soit, il faut du temps, huit à dix années au moins.

Cependant, même si le délai doit être long, nous devons résoudre ce problème, lui donner une solution claire et définitive. Il faut que nos écrivains et nos artistes s’acquittent de cette tâche, il faut qu’ils abandonnent leur position petite-bourgeoise et passent graduellement du côté du prolétariat, du côté des ouvriers, des paysans et des soldats en allant parmi eux, en se jetant au cœur de la lutte pratique, en étudiant le marxisme et la société.

C’est seulement ainsi que nous pourrons créer une littérature et un art qui servent réellement les ouvriers, les paysans et les soldats, une littérature et un art authentiquement prolétariens.

Qui la littérature et l’art doivent-ils servir ? C’est là une question fondamentale, une question de principe. Jusqu’ici, les controverses, divergences, antagonismes ou mésententes qui ont surgi entre certains camarades n’ont pas porté sur cette question fondamentale, de principe, mais sur des questions d’ordre plutôt secondaire, voire dénuées de tout caractère de principe.

Sur la question de principe qui nous occupe, les contestants n’avaient guère de divergences ; leur accord était au contraire presque complet ; en effet, tous les camarades, dans une certaine mesure, avaient tendance à dédaigner les ouvriers, les paysans et les soldats et à rester à l’écart des masses. Je dis  » dans une certaine mesure « , car, d’une manière générale, s’ils dédaignaient les ouvriers, les paysans et les soldats, s’ils restaient à l’écart des masses, ce n’était pas de la même façon que le Kuomintang.

Mais, quoi qu’il en soit, cette tendance existe. Et tant que cette question fondamentale ne sera pas résolue, beaucoup d’autres seront difficiles à résoudre. Prenons, par exemple, le sectarisme dans les milieux littéraires et artistiques. C’est également là une question de principe. Or, on ne peut éliminer le sectarisme que si on lance et si on applique consciencieusement, là aussi, les mots d’ordre appelant à travailler pour les ouvriers et les paysans, pour la VIIIe Armée de Route et la Nouvelle IVe Armée, à aller aux masses. Il n’y a absolument pas d’autre moyen d’en finir avec lui. Lou Sin a dit : La condition indispensable à l’existence d’un front uni, c’est d’avoir un but commun…

Notre absence d’unité montre que nous n’avons pas su nous assigner un but commun ; nous ne travaillons en effet que pour des groupes restreints, voire, au fond, seulement pour notre intérêt personnel. Si notre objectif à tous est de servir les masses ouvrières et paysannes, il ne fait aucun doute que nous aurons un front uni 
 [4].

Ce problème se posait alors à Changhaï, il se pose aussi actuellement à Tchongking. Mais dans ces endroits, il est très difficile de le résoudre complètement, car les gouvernants y oppriment les écrivains et les artistes révolutionnaires et les privent de la liberté d’aller parmi les masses d’ouvriers, de paysans et de soldats. La situation est toute différente ici.

Nous encourageons les efforts des écrivains et des artistes révolutionnaires pour resserrer leurs liens avec les ouvriers, les paysans et les soldats, nous leur assurons l’entière liberté d’aller aux masses, de créer une littérature et un art authentiquement révolutionnaires. C’est pourquoi, chez nous, ce problème est près d’être résolu. Mais que cette solution soit proche ne signifie pas qu’elle soit entièrement et définitivement acquise, et si nous parlons de la nécessité d’étudier le marxisme et la société, c’est justement pour arriver à une solution entière et définitive de ce problème. Par marxisme, nous entendons un marxisme vivant qui exerce un rôle réel dans la vie et la lutte des masses, et non un marxisme purement verbal. Passez du marxisme en paroles à un marxisme de la vie réelle, et il n’y aura plus de place pour le sectarisme ; il sera alors possible non seulement d’en finir avec le sectarisme, mais aussi de résoudre les nombreux autres problèmes qui se posent à nous.

 II

Le problème : qui servir ? étant résolu, nous abordons maintenant le problème : comment servir ? Ou, comme le posent nos camarades, devons-nous consacrer nos efforts à élever le niveau de la littérature et de l’art ou bien à les populariser ?

Dans le passé, des camarades ont sous-estime ou négligé dans une certaine mesure, et parfois dans une mesure importante, la popularisation de la littérature et de l’art ; ils attachaient une importance excessive à l’élévation de leur niveau.

Ce niveau doit être élevé ; on a raison d’insister là-dessus, mais on a tort de le faire d’une manière unilatérale, exclusive, jusqu’à l’exagération. Nous retrouvons ici les effets de cette absence d’une solution claire et complète au problème du public auquel sont destinés la littérature et l’art.

Comme ces camarades n’ont pas tiré ce problème au clair, ils manquent d’un bon critère pour juger ce qu’ils appellent  » populariser  » et  » élever le niveau  » et, à plus forte raison, ils ne peuvent trouver le juste rapport entre l’un et l’autre.

Dès lors que notre littérature et notre art sont essentiellement destinés aux ouvriers, aux paysans et aux soldats, les populariser signifie les rendre populaires parmi eux, en élever le niveau signifie partir du niveau des ouvriers, des paysans et des soldats pour relever.

Que devons-nous populariser parmi eux ? Ce qui répond aux besoins et au goût de la classe féodale des propriétaires fonciers ? Ou bien de la bourgeoisie ? Ou encore des intellectuels petits-bourgeois ? Non, rien de tout cela.

Nous devons populariser seulement ce dont ont besoin les ouvriers, paysans et soldats et qu’ils sont prêts à accueillir. C’est pourquoi, avant d’entreprendre la tâche d’éduquer les ouvriers, les paysans et les soldats, il nous faut apprendre auprès d’eux. Cela est particulièrement vrai quand on parle d’élever le niveau. Pour élever une chose, il faut la prendre au niveau où elle se trouve.

Un seau d’eau, par exemple, n’est-ce pas sur le sol qu’on le prend pour le soulever ?
Serait-ce en l’air par hasard ? D’où devons-nous donc partir pour élever le niveau de la
littérature et de l’art ? Du niveau de la classe féodale ? Ou de celui de la bourgeoisie ?
Ou de celui des intellectuels petits-bourgeois ?

Non, d’aucun de ces niveaux. Nous ne pouvons élever le niveau de la littérature et de l’art qu’en partant de celui des ouvriers, des paysans et des soldats eux-mêmes.

Cela ne signifie pas non plus que nous devions élever le niveau des ouvriers, des paysans et des soldats à la  » hauteur  » de celui de la classe féodale, de la bourgeoisie ou des intellectuels petits-bourgeois ; cela signifie qu’il nous faut élever le niveau de la littérature et de l’art en suivant le propre mouvement ascendant des ouvriers, des paysans et des soldats, le mouvement ascendant du prolétariat.

Ici encore s’impose la tâche de nous mettre à l’école des ouvriers, des paysans et des soldats. C’est seulement en partant d’eux que nous arriverons à comprendre comme il faut ce qu’est la popularisation de la littérature et de l’art et l’élévation de leur niveau et que nous trouverons le juste rapport entre l’une et l’autre.

Quelle est en dernière analyse la source de tous les genres littéraires et artistiques ? En tant que formes idéologiques, les œuvres littéraires et les œuvres d’art sont le produit du reflet, dans le cerveau de l’homme, d’une vie sociale donnée.

La littérature et l’art révolutionnaires sont donc le produit du reflet de la vie du peuple dans le cerveau de l’écrivain ou de l’artiste révolutionnaire. La vie du peuple est toujours une mine de matériaux pour la littérature et l’art, matériaux à l’état naturel, non travaillés, mais qui sont en revanche ce qu’il y a de plus vivant, de plus riche, d’essentiel.

Dans ce sens, elle fait pâlir n’importe quelle littérature, n’importe quel art, dont elle est d’ailleurs la source unique, inépuisable. Source unique, car c’est la seule possible ; il ne peut y en avoir d’autre. Certains diront : Et la littérature et l’art dans les livres et les œuvres des temps anciens et des pays étrangers ? Ne sont-ils pas des sources aussi ?

A vrai dire, les ouvres du passé ne sont pas des sources, mais des cours d’eau ; elles ont été créées avec les matériaux que les auteurs anciens ou étrangers ont puisés dans la vie du peuple de leur temps et de leur pays. Nous devons recueillir tout ce qu’il y a de bon dans l’héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d’un esprit critique ce qu’il contient d’utile et nous en servir comme d’un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires.

Entre avoir et ne pas avoir un tel exemple, il y a une différence : la différence qui fait que l’œuvre est élégante ou brute, raffinée ou grossière, supérieure ou inférieure et que l’exécution en est aisée ou laborieuse.

C’est pourquoi nous ne devons pas rejeter l’héritage des anciens et des étrangers ni refuser de prendre leurs œuvres pour exemples, fussent-elles féodales ou bourgeoises.

Mais accepter cet héritage et le prendre en exemple ne doit jamais suppléer à notre propre activité de création, que rien ne peut remplacer.

Transposer et imiter sans aucun esprit critique les œuvres anciennes et étrangères, c’est, en littérature et en art, tomber dans le dogmatisme le plus stérile et le plus nuisible.

Les écrivains et artistes révolutionnaires chinois, les écrivains et artistes qui promettent doivent aller parmi les masses ; ils doivent se mêler pendant une longue période, sans réserve et de tout cœur, à la masse des ouvriers, des paysans et des soldats, passer par le creuset du combat, aller à la source unique, prodigieusement riche et abondante, de tout travail créateur, pour observer, comprendre, étudier et analyser toutes sortes de gens, toutes les classes, toutes les masses, toutes les formes palpitantes de la vie et de la lutte, tous les matériaux bruts nécessaires à la littérature et à l’art.

C’est seulement ensuite qu’ils pourront se mettre à créer. Si vous n’agissez pas ainsi, votre travail sera sans objet, vous appartiendrez à ce genre d’écrivains ou d’artistes qui ne le sont que de nom et dont Lou Sin, dans son testament, recommandait vivement à son fils de ne jamais suivre l’exemple [5].

Bien que la vie sociale des hommes soit la seule source de la littérature et de l’art, et qu’elle les dépasse infiniment par la richesse vivante de son contenu, le peuple ne s’en contente pas et veut de la littérature et de l’art. Pourquoi ?

Parce que, si la vie comme la littérature et l’art sont beaux, la vie reflétée dans les œuvres littéraires et artistiques peut et doit toutefois être plus relevée, plus intense, plus condensée, plus typique, plus proche de l’idéal et, partant, d’un caractère plus universel que la réalité quotidienne.

Puisant leurs éléments dans la vie réelle, la littérature et l’art révolutionnaires doivent créer les figures les plus variées et aider les masses à faire avancer l’histoire.

Prenons un exemple. Les uns souffrent de la faim et du froid, sont victimes de l’oppression, les autres exploitent et oppriment les hommes ; le fait existe partout et semble bien banal. Mais les écrivains et les artistes ont le pouvoir de condenser ces faits quotidiens, d’exprimer sous une forme typique les contradictions et les luttes qu’ils recèlent et de créer ainsi des œuvres capables d’éveiller les masses populaires, de les exalter, de les appeler à s’unir et à lutter pour changer les conditions dans lesquelles elles vivent.

Sans une telle littérature, un tel art, ces tâches ne pourraient être accomplies, ou ne pourraient l’être avec autant d’efficacité et de rapidité.

Que signifie populariser et que signifie élever le niveau en littérature et en art ? Quel rapport y a-t-il entre ces deux tâches. Les œuvres de vulgarisation sont plus simples, plus faciles à comprendre, et c’est pourquoi elles sont plus aisément et plus rapidement assimilées par les larges masses populaires d’aujourd’hui. Les œuvres d’un niveau élevé demandent une exécution plus soignée, aussi sont-elles plus difficiles à produire, et, à l’heure actuelle, elles se répandent généralement avec plus de difficulté, avec plus de lenteur parmi les masses populaires.

Voici le problème devant lequel se trouvent à présent les ouvriers, les paysans et les soldats : Ils sont engagés dans une lutte farouche et sanglante contre l’ennemi et, illettrés et sans culture, parce que soumis à la longue domination de la classe féodale et de la bourgeoisie, ils ont grand besoin que se développe un vaste mouvement d’initiation culturelle ; ils réclament avec insistance la culture et l’instruction, les œuvres littéraires et artistiques qui répondent à leurs besoins immédiats et qu’ils pourraient s’assimiler sans difficulté, de sorte que leur enthousiasme au combat en soit exalté, leur foi dans la victoire affermie et leur solidarité renforcée dans la lutte unanime contre l’ennemi.

Ce qu’il faut d’abord faire pour eux n’est pas d’ » ajouter des fleurs à un brocart « , mais d’ » offrir du charbon par temps de neige « . C’est pourquoi, dans les conditions actuelles, la popularisation est la tâche la plus urgente. La sous-estimer ou la négliger serait une erreur.

Toutefois, on ne peut séparer de façon absolue le travail de popularisation de celui de l’élévation de niveau. Il est maintenant possible de populariser certaines œuvres de qualité supérieure ; du reste, le niveau culturel des masses s’élève constamment.

Si dans notre travail de popularisation nous nous en tenions toujours au même niveau, si nous fournissions mois après mois, année après année, la même marchandise, si nous donnions toujours  » Le Petit Bouvier  » [6] ou faisions toujours lire les mêmes mots :  » homme, main, bouche, couteau, bœuf, mouton  » [7], quelle différence y aurait-il encore entre éducateur et éduqué ? Ce serait bonnet blanc et blanc bonnet.

Quel sens pourrait bien avoir une popularisation pareille ? Le peuple demande d’abord que les œuvres soient populaires, puis que leur niveau s’élève aussitôt, qu’il s’élève de mois en mois et d’année en année. De même que populariser signifie rendre accessible pour le peuple, élever le niveau signifie ici l’élever pour le peuple. C’est une élévation de niveau qui ne part pas du vide et ne s’enferme pas entre quatre murs, c’est une élévation de niveau fondée sur la popularisation.

Elle est déterminée par la popularisation en même temps qu’elle la guide. En Chine, la révolution et la culture révolutionnaire ont un développement inégal et ne s’étendent que progressivement.

Alors qu’en tel endroit on a popularisé la littérature et l’art et même, sur cette base, élevé leur niveau, en tel autre on n’a pas encore commencé à les populariser. Ainsi, l’expérience que nous avons acquise dans un endroit en nous fondant sur la popularisation de la littérature et de l’art pour en élever le niveau peut être mise à profit dans d’autres endroits, afin d’y guider notre travail et de nous épargner bien des détours et des erreurs. Sur le plan international, l’expérience positive acquise à l’étranger, et en premier lieu en Union soviétique, peut également nous servir de guide.

Ainsi donc, nous fondons sur la popularisation nos efforts pour élever le niveau de la littérature et de l’art et ces efforts guident à leur tour la popularisation.

C’est pourquoi la popularisation, au sens où nous l’entendons, loin de nuire aux efforts que nous faisons actuellement, dans un cadre limité, pour élever le niveau de nos productions, leur fournit une base et crée en même temps les conditions nécessaires pour la poursuite de ce travail dans un cadre beaucoup plus vaste à l’avenir.

Outre l’élévation du niveau de nos œuvres répondant directement aux besoins des masses, il en existe une autre, qui répond à leurs besoins d’une manière indirecte : c’est l’élévation de ce niveau exigée par les cadres.

Les cadres sont les éléments avancés des masses et ils ont reçu en général une instruction plus poussée ; il leur faut une littérature et un art d’un niveau plus élevé, et ce serait une erreur de ne pas tenir compte de ce besoin. Ce que vous faites pour les cadres, vous le faites intégralement pour les masses, car on ne peut éduquer les masses et les guider que par l’intermédiaire des cadres.

Si nous nous détournons de ce but, si ce que nous donnons aux cadres ne peut les aider à éduquer les masses et à les guider, nos efforts pour élever le niveau littéraire et artistique n’auront plus d’objet et s’écarteront de notre principe fondamental, qui est de servir les masses populaires.

En résumé, les matériaux bruts de la littérature et de l’art, contenus dans la vie du peuple, deviennent, par le travail créateur des écrivains et des artistes révolutionnaires, la littérature et l’art qui, en tant que formes idéologiques, servent les masses populaires.

Il s’agit, d’une part, d’une littérature et d’un art d’un niveau élevé, qui se sont développés sur la base d’une littérature et d’un art d’un niveau élémentaire et sont nécessaires à la partie des masses dont le niveau s’est élevé ou, plus immédiatement, aux cadres travaillant au sein de celles-ci ; d’autre part, il s’agit d’une littérature et d’un art d’un niveau élémentaire qui, à l’inverse, sont produits sous la direction de la littérature et de l’art du niveau élevé et répondent en général aux premiers besoins de la grande majorité des masses d’aujourd’hui.

Qu’ils soient d’un niveau élevé ou d’un niveau élémentaire, notre littérature et notre art servent au même titre la grande masse du peuple, au premier chef les ouvriers, les paysans et les soldats ; ils sont créés pour eux et utilisés par eux.

Ayant résolu le problème du rapport entre la popularisation de la littérature et de l’art et l’élévation de leur niveau, nous allons pouvoir résoudre également le problème des rapports entre spécialistes et vulgarisateurs. Nos spécialistes doivent travailler non seulement pour les cadres, mais aussi et surtout pour les masses.

Nos spécialistes en littérature doivent s’intéresser aux journaux muraux édités par les masses ainsi qu’aux reportages provenant de l’armée et des régions rurales ; nos spécialistes de la scène doivent s’intéresser aux petites troupes théâtrales de l’armée et des régions rurales ; nos spécialistes de la musique doivent s’intéresser aux chansons créées par les masses, et nos spécialistes des beaux-arts, à l’art populaire.

Tous ces camarades doivent se lier étroitement avec les camarades qui travaillent parmi les masses à la popularisation de la littérature et de l’art ; tout en les aidant et en les guidant, ils doivent s’instruire auprès d’eux, se nourrir, par leur intermédiaire, de la sève qui monte des masses, pour vivifier et enrichir leur art, afin que leur spécialité ne devienne pas un  » château dans les nuages « , éloigné des masses et de la réalité, dépourvu de contenu et de vie.

Nous devons avoir de la considération pour nos spécialistes, ils sont très précieux pour notre cause. Toutefois, nous devons leur dire qu’un écrivain ou artiste révolutionnaire ne peut donner un sens à son travail que s’il est lié aux masses, s’il reflète leur vie, s’il est leur porte-parole fidèle.

C’est seulement en étant le représentant des masses qu’il peut les éduquer, c’est seulement en se faisant leur élève qu’il peut devenir leur maître. S’il se prend pour un seigneur vis-à-vis des masses, s’il se pose en aristocrate trônant au-dessus de la  » plèbe « , alors, si grand que soit son talent, il ne sera d’aucune utilité pour les masses et son travail sera sans avenir.

Notre attitude n’est-elle pas utilitariste ? Les matérialistes ne sont pas contre l’utilitarisme en général, ils sont contre l’utilitarisme des classes féodale, bourgeoise et petite-bourgeoise, contre ces hypocrites qui se disent ennemis de l’utilitarisme mais pratiquent en réalité l’utilitarisme le plus égoïste et le plus myope.

En ce monde, il n’y a pas d’utilitarisme qui soit en dehors des classes ; dans la société de classes, ce qui n’est pas l’utilitarisme d’une classe est celui d’une autre.

Nous sommes des utilitaristes révolutionnaires, prolétariens, nous partons de l’unité des intérêts présents et futurs des masses les plus larges constituant plus de 90 pour cent de notre population ; nous sommes donc des utilitaristes révolutionnaires qui nous assignons les objectifs les plus larges et pour l’avenir le plus lointain, et non des utilitaristes étroits qui ne voient que le particulier et l’immédiat.

Si une œuvre ne plaît qu’à un public restreint et n’est pas utile ou même nuit à la majorité du peuple et si cependant, dans un but utilitaire personnel ou au profit d’un cercle étroit, on l’impose sur le marché, on fait de la propagande pour elle parmi les masses et qu’après cela on accuse encore les masses d’utilitarisme, non seulement on insulte les masses, mais encore on montre que l’on se connaît fort mal soi-même.

Une chose n’est bonne que si elle est réellement utile aux masses. Votre œuvre fût-elle aussi belle que  » La Neige printanière « , si elle n’est goûtée pour le moment que par le petit nombre, si les masses continuent à chanter  » Le Chant des rustres  » [8] et que, sans essayer d’élever leur niveau, vous vous contentiez de les vitupérer, toutes vos récriminations seront vaines.

A l’heure actuelle, notre tâche est d’associer  » La Neige printanière  » au  » Chant des rustres « , d’unir l’élévation du niveau à la popularisation de la littérature et de l’art.

Sinon, l’art le plus sublime, de quelque grand maître que ce soit, n’est en fin de compte que de l’utilitarisme du genre le plus étroit. Et vous avez beau affirmer que votre art est  » pur et sublime « , c’est vous seul qui le dites, mais les masses ne vous approuvent pas.

Une fois résolu le problème de notre orientation fondamentale, à savoir qu’il faut servir les ouvriers, les paysans et les soldats et comment il faut les servir, d’autres problèmes se trouvent résolus du même coup, comme, par exemple, celui de savoir s’il faut peindre la lumière ou les ténèbres, celui de l’unité, etc. Si nous nous sommes mis d’accord sur cette orientation fondamentale, nos écrivains et nos artistes, nos écoles et nos publications de littérature et d’art, nos organisations dans ces domaines et toute notre activité littéraire et artistique doivent s’y conformer.

S’en écarter serait une erreur. Et tout ce qui ne correspond pas à cette orientation doit être corrigé comme il faut.

 III

Ayant établi que notre littérature et notre art doivent servir la grande masse du peuple, nous pouvons maintenant passer à un problème concernant les relations à l’intérieur du Parti, celui des relations entre le travail du Parti dans le domaine de la littérature et de l’art et l’ensemble de son travail, ainsi qu’à un problème concernant les relations extérieures du Parti, celui des relations entre le travail du Parti dans le domaine de la littérature et de l’art et le travail des non communistes dans le même domaine, c’est-à-dire au problème du front uni des écrivains et des artistes.

Commençons par le premier problème.

Dans le monde d’aujourd’hui, toute culture, toute littérature et tout art appartiennent à une classe déterminée et relèvent d’une ligne politique définie. Il n’existe pas, dans la réalité, d’art pour l’art, d’art au-dessus des classes, ni d’art qui se développe en dehors de la politique ou indépendamment d’elle.

La littérature et l’art prolétarien font partie de l’ensemble de la cause révolutionnaire du prolétariat ; ils sont, comme disait Lénine,  » une petite roue et une petite vis  » du mécanisme général de la révolution  » [9].

Aussi le travail littéraire et artistique occupe-t-il dans l’ensemble de l’activité révolutionnaire du Parti une position fixée et bien définie ; il est subordonné à la tâche révolutionnaire assignée par le Parti pour une période donnée de la révolution.

Rejeter cela, c’est glisser inévitablement vers le dualisme ou le pluralisme, ce qui en substance aboutirait à ce que voulait Trotski :  » une politique marxiste et un art bourgeois « .

Nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui donnent à la littérature et à l’art une importance tellement exagérée qu’elle devient une erreur, mais nous ne sommes pas d’accord, non plus, avec ceux qui sous-estiment leur importance.

La littérature et l’art sont subordonnés à la politique, mais ils exercent, à leur tour, une grande influence sur elle. La littérature et l’art révolutionnaire font partie de l’ensemble de la cause de la révolution, dont ils constituent une petite roue et une petite vis.

Certes, au point de vue de la portée, de l’urgence et de l’ordre de priorité, ils le cèdent à d’autres parties encore plus importantes, mais ils n’en sont pas moins une petite roue, une petite vis du mécanisme général, une partie indispensable à l’ensemble de la cause de la révolution. La révolution ne peut progresser et triompher sans la littérature et sans l’art, fussent-ils parmi les plus simples, parmi les plus élémentaires.

Ne pas voir cela serait une erreur. D’autre part, lorsque nous parlons de la subordination de la littérature et de l’art à la politique, il s’agit d’une politique de classe, d’une politique de masse, et non de ce qu’on appelle la politique d’un petit nombre d’hommes politiques. Qu’elle soit révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la politique est toujours la lutte d’une classe contre une autre, et non l’action d’un petit nombre d’individus.

La lutte révolutionnaire sur les fronts de l’idéologie et de l’art doit être subordonnée à la lutte politique, car les besoins des classes et des masses ne peuvent trouver leur expression concentrée que par l’intermédiaire de la politique.

Les hommes politiques révolutionnaires, les spécialistes de la politique qui possèdent la science ou l’art de la politique révolutionnaire ne sont en réalité que les guides de ces millions et millions d’autres hommes politiques que sont les masses et dont ils ont pour tâche de rassembler et de cristalliser les idées, afin de les retourner ensuite aux masses pour que celles-ci s’en saisissent et les mettent en pratique ; il ne sont donc point de ces  » hommes politiques  » du type aristocratique qui, enfermés dans leur cabinet, échafaudent de vains projets, se prennent pour de grands esprits et se font leur propre publicité :  » Ici, la seule maison sérieuse.

Ne pas confondre avec les autres !  » C’est en cela que consiste la différence de principe entre les hommes politiques du prolétariat et les politiciens de la bourgeoisie décadente.

Et c’est précisément pour cela que l’unité peut être totale entre le caractère politique de notre littérature et de notre art et leur vérité. Ce serait une faute que de méconnaître ce point et de déprécier la politique prolétarienne et les hommes politiques du prolétariat.

Passons maintenant au problème du front uni dans la littérature et l’art.

Etant donné que la littérature et l’art sont subordonnés à la politique et que la question première, fondamentale, de la politique chinoise d’aujourd’hui est la résistance au Japon, les camarades du Parti qui travaillent dans le domaine de la littérature et de l’art ont en premier lieu le devoir de s’unir, sur cette base, avec tous les écrivains et artistes non communistes (depuis les sympathisants du Parti et les écrivains et artistes de la petite bourgeoisie jusqu’aux écrivains et artistes de la bourgeoisie et de la classe des propriétaires fonciers qui sont pour la résistance au Japon).

En second lieu, nous devons nous unir avec eux sur la base de la démocratie ; mais, sur ce point, une partie des écrivains et artistes qui sont pour la résistance au Japon ne sont pas d’accord avec nous, le cadre de cette union sera donc inévitablement un peu plus restreint.

En troisième lieu, enfin, nous devons rechercher l’unité avec eux sur les questions qui intéressent spécialement les milieux littéraires et artistiques : les questions de méthode et de style.

Nous sommes pour le réalisme socialiste ; or, là encore, une partie des écrivains et artistes ne sont pas d’accord avec nous, c’est pourquoi le cadre de cette union sera encore plus restreint. Il y aura donc unité sur telle question, lutte et critique à propos de telle autre.

Bien qu’il s’agisse d’autant de questions particulières, elles sont liées entre elles, et c’est pourquoi, même dans celles qui favorisent l’union – comme, par exemple, la question de la résistance au Japon – il y a encore lutte et critique. Au sein d’un front uni, l’union sans la lutte ou la lutte sans l’union, comme dans le capitulationnisme et le suivisme de droite ou l’exclusivisme et le sectarisme  » de gauche  » pratiqués autrefois par certains camarades, sont des lignes politiques également erronées.

Ce qui est vrai en politique l’est aussi en littérature et en art.

Parmi les différentes forces qui, en Chine, forment le front uni en littérature et en art, les écrivains et les artistes petits-bourgeois occupent une place importante.

Leur pensée comme leurs œuvres présentent bien des défauts, mais dans une certaine mesure ils se tournent vers la révolution, se rapprochent du peuple travailleur. C’est donc une tâche particulièrement importante que de les aider à surmonter leurs défauts, de les rallier au front qui sert le peuple travailleur.

 IV

L’un des principaux moyens de lutte sur le front de la littérature et de l’art est la critique littéraire et artistique. Elle doit être développée.

Jusqu’ici, le travail dans ce domaine a été fort insuffisant, comme l’ont signalé à juste titre nos camarades.

La critique littéraire et artistique représente un problème complexe qui requiert beaucoup de recherches spéciales. Je n’insisterai ici que sur une question fondamentale, celle des critères ; et, par ailleurs, j’exposerai brièvement mon opinion sur certaines questions particulières que des camarades ont soulevées, ainsi que sur certaines vues erronées.

La critique littéraire et artistique comporte deux critères : l’un politique, l’autre artistique. Selon le critère politique, est bon tout ce qui favorise la résistance au Japon et l’unité du peuple, tout ce qui exhorte les masses à la concorde et à l’union des volontés, tout ce qui s’oppose à la régression et contribue au progrès ; est mauvais, par contre, tout ce qui ne favorise pas la résistance au Japon et l’unité du peuple, tout ce qui sème la discorde et la division au sein des masses, tout ce qui s’oppose au progrès et nous ramène en arrière.

Mais sur quoi devons-nous nous baser, en dernière analyse, pour discerner le bon du mauvais, sur les intentions (les désirs subjectifs) ou sur les résultats (la pratique sociale) ? Les idéalistes mettent l’accent sur les intentions et ignorent les résultats ; les partisans du matérialisme mécaniste mettent l’accent sur les résultats et ignorent les intentions.

En opposition avec les uns comme avec les autres, nous considérons, à la lumière du matérialisme dialectique, les intentions et les résultats dans leur unité. L’intention de servir les masses est inséparable du résultat qui est d’obtenir l’approbation des masses ; il faut qu’il y ait unité entre les deux.

Est mauvais ce qui part d’intentions inspirées par l’intérêt personnel ou par celui d’un groupe restreint ; est mauvais également ce qui est inspiré par l’intérêt des masses, mais n’aboutit pas à des résultats approuvés par les masses, utiles aux masses.

Pour juger des désirs subjectifs d’un auteur, c’est-à-dire pour juger si l’auteur est guidé par des intentions justes et bonnes, nous ne devons pas nous référer à ses déclarations, mais à l’effet de ses actes (principalement de ses œuvres) sur les masses de la société.

La pratique sociale et ses résultats sont le critère permettant de contrôler les désirs subjectifs ou les intentions.

Notre critique littéraire et artistique doit être étrangère au sectarisme, et, compte tenu du principe général de l’union dans la lutte contre le Japon, nous devons admettre l’existence d’œuvres littéraires et artistiques reflétant les vues politiques les plus variées.

Mais en même temps notre critique doit rester inébranlable sur les positions de principe ; il faut soumettre à une critique sévère et condamner toutes les œuvres littéraires et artistiques contenant des vues antinationales, antiscientifiques, antipopulaires, anticommunistes, car, tant par les intentions que par les résultats, ces œuvres, si l’on peut les appeler ainsi, sabotent l’union dans la résistance au Japon.

Selon le critère artistique, tout ce qui est à un niveau artistique relativement élevé est bon ou relativement bon ; tout ce qui est à un niveau artistique relativement bas est mauvais ou relativement mauvais.

Bien entendu, ici également, il faut tenir compte de l’effet produit par l’œuvre sur la société. Il n’y a guère d’écrivain ou d’artiste qui ne trouve belles ses propres œuvres, et notre critique doit permettre la libre compétition des œuvres d’art les plus variées ; mais il est indispensable de les soumettre à une critique juste selon les critères scientifiques de l’art, de façon qu’un art situé à un niveau relativement bas s’améliore progressivement et atteigne un niveau relativement élevé, et qu’un art qui ne répond pas aux exigences de la lutte des larges masses finisse par les satisfaire.

Il existe donc deux critères – l’un politique, l’autre artistique ; quel est le rapport entre eux ? Il est impossible de mettre le signe égal entre la politique et l’art, de même qu’entre une conception générale du monde et les méthodes de la création et de la critique artistiques. Nous nions l’existence non seulement d’un critère politique abstrait et immuable, mais aussi d’un critère artistique abstrait et immuable ; chaque classe, dans chaque société de classes, possède son critère propre, aussi bien politique qu’artistique.

Néanmoins, n’importe quelle classe, dans n’importe quelle société de classes, met le critère politique à la première place et le critère artistique à la seconde. La bourgeoisie rejette toujours les œuvres littéraires et artistiques du prolétariat, quelles que soient leurs qualités artistiques.

De son côté, le prolétariat doit déterminer son attitude à l’égard d’une œuvre littéraire ou artistique du passé, avant tout d’après la position prise dans cette œuvre vis-à-vis du peuple, et selon que celle-ci a eu ou non, dans l’histoire, une signification progressiste.

Certaines productions, foncièrement réactionnaires sur le plan politique, peuvent présenter en même temps quelque valeur artistique. Plus une œuvre au contenu réactionnaire a de valeur artistique, plus elle est nocive pour le peuple, et plus elle est à rejeter.

Le trait commun à la littérature et à l’art de toutes les classes exploiteuses sur leur déclin, c’est la contradiction entre le contenu politique réactionnaire et la forme artistique des œuvres. Quant à nous, nous exigeons l’unité de la politique et de l’art, l’unité du contenu et de la forme, l’unité d’un contenu politique révolutionnaire et d’une forme artistique aussi parfaite que possible.

Les œuvres qui manquent de valeur artistique, quelque avancées qu’elles soient au point de vue politique, restent inefficaces. C’est pourquoi nous sommes à la fois contre les œuvres d’art exprimant des vues politiques erronées et contre la tendance à produire des œuvres au  » style de slogan et d’affiche « , où les vues politiques sont justes mais qui manquent de force d’expression artistique. Nous devons, en littérature et en art, mener la lutte sur deux fronts.

L’une ou l’autre de ces tendances se retrouve chez bon nombre de nos camarades.

Beaucoup sont enclins à négliger l’aspect artistique des œuvres, ils doivent donc veiller à élever le niveau de leur art. J’estime toutefois qu’à l’heure actuelle c’est encore l’aspect politique qui pose le problème le plus grave. Certains camarades manquent de connaissances politiques élémentaires, si bien qu’ils ont toutes sortes d’idées confuses.

Permettez-moi de citer quelques exemples pris à Yenan.

La  » théorie de la nature humaine « . Existe-t-il une nature humaine ? Bien sûr que oui, mais seulement une nature humaine concrète et non une nature humaine abstraite.

Dans la société de classes, il n’existe de nature humaine que revêtue d’un caractère de classe et il n’y a pas de nature humaine étrangère aux classes.

Nous sommes pour la nature humaine prolétarienne, de la grande masse du peuple, alors que les propriétaires fonciers et la bourgeoisie sont pour la nature humaine des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie ; seulement ils ne le disent pas et la présentent comme la seule nature humaine qui soit.

La nature humaine dont certains intellectuels petits-bourgeois font l’éloge est, elle aussi, isolée des masses populaires ou même antipopulaire. Ce qu’ils appellent nature humaine n’est rien d’autre, au fond, que l’individualisme bourgeois ; c’est pourquoi, à leurs yeux, la nature humaine prolétarienne est incompatible avec la nature humaine dont ils parlent.

Voilà comment se présente cette  » théorie de la nature humaine  » sur laquelle d’aucuns, à Yenan, prétendent fonder la  » théorie  » de la littérature et de l’art qu’ils défendent.

C’est un point de vue tout à fait faux.

 » Le point de départ fondamental de la littérature et de l’art, c’est l’amour, l’amour de l’humanité.  » On peut certes partir de l’amour, mais il y a un autre point de départ qui, lui, est fondamental. L’amour est un concept, un produit de la pratique objective.

Or, ce n’est pas du tout des concepts que nous partons, mais de la pratique objective. L’amour du prolétariat chez nos écrivains et artistes venus des milieux intellectuels résulte de ce que la société leur a fait comprendre qu’un commun destin les lie au prolétariat. Notre haine contre l’impérialisme japonais vient de ce que celui-ci nous opprime. Il n’y a au monde ni amour sans cause, ni haine sans cause.

Quant au prétendu  » amour de l’humanité « , jamais depuis que celle-ci s’est divisée en classes, il n’a existé d’amour aussi général. Toutes les classes dominantes du passé se sont complu à prêcher un tel amour et nombre de  » sages  » en ont fait autant, mais personne encore ne l’a réellement mis en pratique, car c’est chose impossible dans la société de classes.

Un amour réel de l’humanité ne sera possible que lorsque les classes auront été supprimées dans le monde entier. Les classes ont divisé la société en groupes antagonistes, et c’est seulement après la suppression des classes qu’apparaîtra l’amour de l’humanité tout entière.

Actuellement, un tel amour n’existe pas encore. Nous ne pouvons pas aimer nos ennemis, nous ne pouvons pas aimer les laideurs de la société. Notre but, c’est de les faire disparaître. C’est là du simple bon sens ; se peut-il que certains de nos écrivains et artistes ne comprennent pas encore cela ?

 » Depuis toujours la littérature et l’art ont représenté la lumière et les ténèbres dans une proportion égale, juste moitié-moitié.  » II y a beaucoup de confusion dans cette affirmation. Il n’est pas vrai que la littérature et l’art aient toujours procédé ainsi.

De nombreux écrivains de la petite bourgeoisie n’ont jamais découvert la lumière ; leurs œuvres n’ont fait que de révéler les ténèbres, on les a appelées  » littérature de dénonciation  » ; il y en a qui vont jusqu’à répandre purement et simplement le pessimisme, le dégoût de l’existence.

Par contre, la littérature soviétique, dans la période de l’édification du socialisme, dépeint principalement la lumière. Bien sûr, elle montre aussi des insuffisances dans le travail, des types négatifs, mais uniquement dans le but de faire ressortir la lumière dans l’ensemble du tableau et pas dans la proportion  » moitié-moitié « . Les écrivains et les artistes bourgeois des périodes de réaction dépeignent les masses révolutionnaires comme des émeutiers et se présentent eux-mêmes comme des saints ; c’est intervertir la lumière et les ténèbres.

Seuls les écrivains et les artistes vraiment révolutionnaires sont capables de résoudre correctement le problème de savoir ce qu’il faut exalter et ce qu’il faut dénoncer.

Dénoncer toutes les forces ténébreuses qui nuisent aux masses populaires, exalter toutes les luttes révolutionnaires des masses populaires, telle est la tâche fondamentale des écrivains et des artistes révolutionnaires.

 » De tout temps, la tâche de la littérature et de l’art a été de dénoncer.  » Cette assertion, tout comme la précédente, témoigne d’un manque de connaissances dans les sciences historiques.

Il a été dit plus haut que la littérature et l’art ne se bornaient nullement à dénoncer. Pour les écrivains et les artistes révolutionnaires, seuls sont à dénoncer les agresseurs, les exploiteurs, les oppresseurs et leur influence néfaste sur le peuple, mais en aucun cas les masses populaires elles-mêmes. Celles-ci ne sont pas non plus sans défauts, mais ces défauts doivent être corrigés par la critique et l’autocritique au sein du peuple ; du reste, la critique et l’autocritique constituent l’une des tâches les plus importantes de la littérature et de l’art.

Mais on ne peut nullement parler, en l’espèce, de  » dénoncer le peuple « . Le peuple, il s’agit essentiellement de l’éduquer, d’élever son niveau. Seuls les écrivains et les artistes contre-révolutionnaires dépeignent le peuple comme  » stupide de nature  » et représentent les masses révolutionnaires comme des  » émeutiers tyranniques « .

 » Nous sommes encore, affirme-t-on, à l’époque du pamphlet, et nous avons encore besoin du style de Lou Sin.  » Vivant sous la domination des forces ténébreuses et privé de la liberté de parole, Lou Sin avait tout à fait raison de se servir, comme arme de combat, de l’essai plein d’une froide ironie et d’une satire acérée.

Nous aussi, nous devons tourner impitoyablement en dérision le fascisme, les réactionnaires chinois et tout ce qui porte tort au peuple, mais dans la région frontière du Chensi-Kansou-Ninghsia et dans les bases de résistance antijaponaise derrière les lignes ennemies, où les écrivains et artistes révolutionnaires jouissent de toutes les libertés démocratiques, où celles-ci ne sont refusées qu’aux éléments contrerévolutionnaires, la forme de l’essai satirique ne devrait plus être purement et simplement celle des essais de Lou Sin.

Nous pouvons parler bien haut, et nous n’avons nul besoin de recourir à des expressions voilées et indirectes qui rendent les œuvres d’un accès difficile aux masses populaires .Pour ce qui est du peuple lui-même et non de ses ennemis, le Lou Sin de l’ » époque du pamphlet  » n’a jamais, lui non plus, ridiculisé ni attaqué les masses révolutionnaires ou les partis révolutionnaires ; à leur égard, il a observé dans ses essais satiriques un ton entièrement différent de celui qu’il réservait à ses ennemis.

Nous avons dit qu’il faut critiquer les défauts du peuple, mais il faut le faire en nous plaçant véritablement sur la position du peuple ; notre critique doit être pénétrée du désir ardent de le défendre et de l’éduquer.

Traiter ses camarades comme on traite l’ennemi, c’est adopter la position de ce dernier. Est-ce à dire que nous renonçons à la satire ? Non, celle-ci sera toujours nécessaire. Mais il existe plusieurs genres de satire : la satire dirigée contre les ennemis, la satire dirigée contre les alliés, la satire dirigée contre les nôtres, et dans chacun de ces cas nous devons procéder différemment.

Nous ne sommes nullement contre la satire en général, mais nous devons nous garder de l’employer sans discernement.  » Je n’aime pas encenser ; les œuvres exaltant la lumière ne sont pas nécessairement éminentes et les œuvres peignant les ténèbres ne sont pas nécessairement médiocres.

 » De deux choses l’une : ou bien l’on est un écrivain, un artiste bourgeois et alors on n’exalte pas le prolétariat, mais la bourgeoisie ; ou bien l’on est un écrivain, un artiste prolétarien et alors on exalte non la bourgeoisie, mais le prolétariat et tout le peuple travailleur.

Les œuvres célébrant les  » aspects lumineux  » de la bourgeoisie ne sont pas nécessairement éminentes et les œuvres peignant ses côtés sombres ne sont pas nécessairement médiocres ; les œuvres célébrant les aspects lumineux du prolétariat ne manquent pas nécessairement de grandeur, mais les œuvres peignant les  » ténèbres  » du prolétariat sont nécessairement médiocres.

Cela n’est-il pas confirmé par toute l’histoire de la littérature et de l’art ? Pourquoi ne pas chanter le peuple, créateur de l’histoire de l’humanité ? Pourquoi ne pas chanter le prolétariat, le Parti communiste, la démocratie nouvelle, le socialisme ?

Mais il existe des gens qui n’éprouvent aucun enthousiasme pour la cause du peuple, qui adoptent, face à la lutte et aux succès du prolétariat et de son avant-garde, l’attitude indifférente du spectateur qui se tient à l’écart. Ce à quoi ils s’intéressent, ce qu’ils ne se lassent pas de célébrer, c’est leur propre personne, et aussi parfois quelques personnalités de leur coterie.

Ces individualistes petits-bourgeois se refusent, bien entendu, à chanter les exploits et les vertus du peuple révolutionnaire, à exalter son courage au combat, sa foi dans la victoire. Des gens pareils ne sont au fond que des termites dans les rangs de la révolution ; le peuple révolutionnaire n’a nullement besoin de  » chantres  » de cette espèce.

 » Ce n’est pas une question de position, dit-on encore ; ma position est juste, mes intentions sont bonnes ; je comprends parfaitement, mais c’est l’expression qui cloche et finalement il se trouve que les conséquences étaient mauvaises.  » J’ai parlé tout à l’heure du point de vue du matérialisme dialectique sur les intentions et les résultats.

Maintenant, voici ce que je voudrais demander : La question des résultats n’est-elle pas une question de position ? Si quelqu’un n’agit qu’en obéissant à ses intentions sans se soucier des résultats, il ressemble à un médecin qui se contenterait de rédiger des ordonnances sans se préoccuper de savoir combien de malades elles ont fait périr, ou bien à un parti politique qui se contenterait de faire des déclarations sans s’inquiéter le moins du monde de leur réalisation.

Permettez-moi de vous demander si une telle position serait juste, si de telles intentions seraient bonnes ? Bien entendu, on peut se tromper même si on a cherché à prévoir le résultat d’une action en cours, mais si les faits ont déjà prouvé que le résultat sera négatif, et qu’on persiste à suivre la même voie, dirons-nous encore que les intentions sont bonnes ?

On juge un parti politique ou un médecin sur leurs réalisations pratiques, sur les résultats de leur activité ; il faut faire de même pour juger un écrivain. Des intentions vraiment bonnes exigent qu’on tienne compte des résultats, qu’on établisse un bilan de l’expérience acquise, qu’on étudie les méthodes ou – s’il s’agit de création – les moyens d’expression.

Des intentions vraiment bonnes exigent une autocritique absolument sincère des insuffisances et des erreurs dans le travail, et la résolution de les corriger. C’est ainsi que les communistes appliquent la méthode de l’autocritique. Seule cette position est juste. Et c’est seulement au cours de l’activité pratique qu’on peut, pénétré du sentiment rigoureux de sa propre responsabilité, comprendre peu à peu ce qu’est la position juste et, peu à peu, la faire sienne.

Si l’on ne progresse pas dans cette direction au cours de son activité pratique, si l’on se contente d’affirmer péremptoirement qu’on a  » compris « , il s’avérera qu’en fait on n’a rien compris du tout.

 » Nous appeler à étudier le marxisme, c’est répéter l’erreur de la méthode de création du matérialisme dialectique, c’est étouffer nos dispositions créatrices « , affirme-t-on
enfin.

Nous étudions le marxisme afin de considérer le monde, la société, la littérature et l’art du point de vue du matérialisme dialectique et du matérialisme historique, et nullement pour écrire des cours de philosophie en place d’œuvres littéraires et artistiques.

Le marxisme embrasse le réalisme en littérature et en art, mais ne peut se substituer à lui dans la création artistique, tout comme il embrasse la théorie atomique et électronique en physique, mais ne peut se substituer à elle. Les formules dogmatiques, vides et sèches, détruisent nos dispositions créatrices, et non seulement elles, mais en premier lieu le marxisme lui-même.

Le  » marxisme  » dogmatique, ce n’est pas du tout le marxisme, mais l’antimarxisme. Le marxisme ne détruit-il donc point de dispositions créatrices ? Si. Il détruit à coup sûr les dispositions créatrices féodales, bourgeoises, petites-bourgeoises, libérales, individualistes, nihilistes, celles de l’art pour l’art, celles qui sont aristocratiques, décadentes, pessimistes et toutes les autres dispositions créatrices non populaires, non prolétariennes. Faut-il détruire ces dispositions créatrices si elles existent chez des écrivains et artistes prolétariens ? Je pense que oui, et cela de la manière la plus radicale, car en détruisant l’ancien on pourra en même temps édifier le nouveau.

 V

Que peut-on conclure du fait que ces problèmes se posent dans les milieux littéraires et artistiques de Yenan ?

On peut en conclure que, dans ces milieux, il existe encore un style de travail très incorrect, que nos camarades souffrent encore de bien des défauts tels que l’idéalisme, le dogmatisme, le goût des vaines imaginations, le verbiage, le mépris de la pratique, la rupture avec les masses, etc.

Il nous faut procéder effectivement à un mouvement sérieux pour rectifier le style de travail.

Nombre de nos camarades n’ont pas encore une idée bien claire de la différence entre le prolétariat et la petite bourgeoisie. Beaucoup de membres du Parti ne le sont que du point de vue de l’organisation et encore d’une façon incomplète, ou même pas du tout, du point de vue idéologique.

Ils ont encore la tête farcie de l’infect fatras hérité des classes exploiteuses ; ils ne comprennent absolument pas ce que c’est que l’idéologie prolétarienne, le communisme, le Parti.

Ils se disent :  » L’idéologie prolétarienne ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Toujours la même rengaine !  » Ils ne se rendent pas compte qu’il n’est pas si facile de s’assimiler cette  » rengaine « . Il y a même des gens qui, de toute leur vie, n’auront jamais rien d’un communiste ; ils finissent inévitablement par quitter le Parti.

Par conséquent, pour diriger le mouvement révolutionnaire de façon qu’il se développe encore mieux et aboutisse plus rapidement, nous devons, bien que notre Parti et ses rangs se composent en majorité d’éléments purs, y mettre sérieusement de l’ordre, tant en ce qui concerne l’idéologie que l’organisation ; et pour avoir de l’ordre dans l’organisation, il en faut d’abord sur le plan de l’idéologie, il faut développer une lutte qui oppose l’idéologie prolétarienne à l’idéologie non prolétarienne. Dans les milieux littéraires et artistiques de Yenan, une lutte idéologique est déjà engagée, et c’est indispensable.

Les intellectuels issus de la petite bourgeoisie s’obstinent toujours et par tous les moyens, y compris la littérature et l’art, à se mettre en avant, à propager leurs convictions personnelles et ils veulent qu’on transforme le Parti et le monde à leur propre image.

Dans de telles circonstances, notre devoir est de leur crier :  » Holà ! ’Camarades’ ! Ça n’ira pas comme ça ! Le prolétariat ne s’adaptera pas à vous ! Vous suivre, c’est suivre les gros propriétaires fonciers et la grande bourgeoisie, c’est risquer la mort du Parti, la mort de la patrie !  » Qui faut-il donc suivre ? On ne peut transformer le Parti et le monde qu’à l’image de l’avant-garde prolétarienne.

Nous attendons de nos camarades des milieux littéraires et artistiques qu’ils prennent conscience du grave enjeu de ce grand débat et qu’ils participent plus activement à la lutte pour faire de tous nos camarades des éléments sains, pour resserrer et renforcer vraiment nos rangs, sur le plan de l’idéologie et de l’organisation.

Du fait de la confusion de leurs idées, beaucoup de nos camarades ne savent pas très bien faire la différence entre les bases d’appui de la révolution et les régions sous la domination du Kuomintang ; d’où les nombreuses erreurs qu’ils commettent.

Un bon nombre de camarades qui sont arrivés ici venaient en droite ligne des réduits situés sous les escaliers dans lesquels ils vivaient à Changhaï ; en quittant ces réduits pour les bases d’appui de la révolution, ces camarades sont passés non seulement d’une région à une autre, mais aussi d’une époque historique à une autre.

Là, c’est une société semi-féodale, semi-coloniale, sous la domination des gros propriétaires fonciers et de la grande bourgeoisie, ici, une société révolutionnaire de démocratie nouvelle, sous la direction du prolétariat. Arriver dans les bases révolutionnaires, c’est entrer dans une époque telle que n’en a jamais connu l’histoire plusieurs fois millénaire de la Chine, une époque où le pouvoir est exercé par la grande masse du peuple.

Les gens qui nous entourent, le public auquel s’adresse notre propagande sont tout différents. L’ancienne époque est à jamais révolue. C’est pourquoi nous devons nous unir sans la moindre hésitation à ces nouvelles masses populaires.

Et, si vivant parmi elles, vous continuez, camarades, comme je l’ai dit l’autre fois, à  » manquer de connaissance et de compréhension  » et à rester semblables à ces  » héros qui ne savent où manifester leurs prouesses « , vous rencontrerez des difficultés lorsque vous irez à la campagne, et même ici à Yenan. Certains camarades se disent :  » Je ferais mieux de continuer à écrire pour les lecteurs du ’grand-arrière’ [10] ; c’est un milieu que je connais bien et ce travail a une ’importance nationale’.  » Cette façon de voir les choses est tout à fait fausse.

Le  » grand-arrière  » change, lui aussi, et les lecteurs n’y sont pas disposés à entendre les écrivains des bases révolutionnaires leur ressasser toujours les mêmes histoires ; ils attendent qu’on leur parle des hommes nouveaux, du monde nouveau. Une œuvre aura donc d’autant plus une portée nationale qu’elle sera plus directement écrite pour les masses des bases révolutionnaires.

Dans La Débâcle de Fadeïev [11], on ne parle que d’un tout petit détachement de partisans. Cette œuvre n’est pas du tout conçue pour satisfaire les goûts des lecteurs de la vieille société ; elle n’en a pas moins exercé son influence sur le monde entier. En tout cas, elle a eu, comme on le sait, une très grande influence en Chine.

La Chine va de l’avant, elle ne recule pas ; dans sa marche en avant, elle est guidée par les bases révolutionnaires et non par des régions arriérées, rétrogrades. Au cours de la rectification de leur style de travail, nos camarades doivent, en tout premier lieu, se pénétrer de ce point essentiel.

Et puisqu’il est indispensable de s’intégrer à l’époque nouvelle, à l’époque des masses, il faut résoudre définitivement le problème des relations entre l’individu et les masses.

Prenons pour devise ces deux vers de Lou Sin : Le sourcil hautain, je défie froidement les milliers qui pointent le doigt sur moi, La tête baissée, je me -fais volontiers le buffle de l’enfant [12].

 » Les milliers  » désignent ici l’ennemi ; nous ne nous inclinerons jamais devant l’ennemi, si féroce soit-il. Par  » enfant « , il faut entendre le prolétariat, et la grande masse du peuple.

Tous les communistes, tous les révolutionnaires, tous les travailleurs révolutionnaires de la littérature et de l’art doivent prendre exemple sur Lou Sin, se faire le  » buffle  » du prolétariat et des masses populaires et  » accepter d’en porter le faix jusqu’au dernier soupir  » [13].

Pour que les intellectuels puissent se fondre avec les masses populaires, puissent les servir, il faut du temps, le temps qu’ils apprennent, eux et les masses, à se connaître mutuellement. Il est possible, il est peut-être inévitable que cela n’aille pas sans beaucoup de souffrances et de frictions, mais si vous êtes bien résolus, vous arriverez au but.

Je ne me suis arrêté aujourd’hui que sur quelques questions relatives à l’orientation fondamentale de notre mouvement littéraire et artistique ; il existe encore beaucoup de questions particulières qui nécessiteront une étude approfondie.

Je suis convaincu que vous êtes résolus, camarades, à vous engager dans la voie indiquée.

Je suis convaincu qu’en corrigeant votre style de travail, en passant par une longue période d’étude et de travail, vous saurez vous transformer vous-mêmes et transformer votre art, que vous saurez créer une foule d’œuvres remarquables, chaleureusement accueillies par les masses populaires, que vous saurez porter le mouvement littéraire et artistique à un stade nouveau, un stade glorieux, non seulement dans les bases révolutionnaires, mais dans toute la Chine.

 Discours de clôture

Camarades !

Nous nous sommes réunis à trois reprises au cours de ce mois. En quête de la vérité, nous avons eu de vifs débats ; plusieurs dizaines de camarades – membres du Parti ou non – ont pris la parole, ils ont exposé largement les problèmes et leur ont donné une forme plus concrète. Je pense que l’ensemble du mouvement littéraire et artistique en tirera grand profit.

Lorsque nous discutons un problème, nous devons partir de la réalité et non de la définition. Ce serait une mauvaise méthode que de chercher dans les manuels la définition de la littérature et de l’art, puis de nous en servir pour déterminer l’orientation de l’actuel mouvement littéraire et artistique ou pour juger les opinions et les controverses d’aujourd’hui.

Nous sommes des marxistes et le marxisme nous enseigne, pour aborder un problème, à partir non des définitions abstraites, mais des faits objectifs, et à déterminer au moyen de l’analyse de ces faits notre orientation, notre politique, nos méthodes. C’est ce qu’il faut faire également dans nos présents débats sur le travail littéraire et artistique.

Quels sont donc les faits devant lesquels nous nous trouvons ?

Les voici : la Guerre de Résistance contre le Japon que la Chine mène depuis cinq ans ; la guerre mondiale contre le fascisme ; l’attitude hésitante des gros propriétaires fonciers et de la grande bourgeoisie dans la Guerre de Résistance et leur politique d’oppression impitoyable du peuple ; le mouvement révolutionnaire dans la littérature et dans l’art depuis le Mouvement du 4 Mai – sa grande contribution à la révolution au cours des vingt-trois dernières années ainsi que ses nombreux défauts ; les bases démocratiques antijaponaises de la VIIIe Armée de Route et de la Nouvelle IVe Armée et la fusion, dans ces bases d’appui, d’un grand nombre d’écrivains et d’artistes avec ces deux armées ainsi qu’avec les ouvriers et les paysans ; la différence entre les conditions de travail et les tâches des écrivains et des artistes selon qu’ils vivent dans nos bases d’appui ou dans les régions contrôlées par le Kuomintang ; les controverses soulevées dans le domaine de la littérature et de l’art à Yenan et dans les autres bases antijaponaises.

Voilà des faits réels, indéniables. C’est à leur lumière que nous devons examiner nos problèmes.

Quel est alors le nœud de la question ? Je pense que l’essentiel est de servir les masses et de savoir comment les servir. Si ces deux problèmes ne sont pas résolus, ou bien sont résolus d’une façon inadéquate, nos écrivains et nos artistes s’adapteront mal à leur milieu et à leurs tâches et se heurteront à toute une série de difficultés intérieures et extérieures. Dans mes conclusions, j’insisterai particulièrement sur ces deux problèmes, et j’en aborderai d’autres qui leur sont liés.


[1] Voir V.I. Lénine :  » L’Organisation du Parti et la littérature de parti « . Dans cet article, Lénine, dégageant les traits distinctifs de la littérature prolétarienne, écrivait :  » Cette littérature sera libre, parce que ce ne seront pas l’âpreté au gain ni l’arrivisme qui lui amèneront des forces toujours nouvelles, mais l’idée du socialisme et la sympathie pour les travailleurs. Cette littérature sera libre parce qu’elle ne servira pas une héroïne blasée, ni les  » dix mille privilégiés  » qui s’ennuient et souffrent de leur obésité, mais les millions et les dizaines de millions de travailleurs qui sont la fleur du pays, sa force, son avenir. Cette littérature véritablement libre fécondera le dernier mot de la pensée révolutionnaire de l’humanité par l’expérience et le travail vivant du prolétariat socialiste, elle provoquera de façon permanente une action réciproque entre l’expérience du passé (le socialisme scientifique qui a permis le développement complet du socialisme en le dégageant de ses formes primitives utopiques) et l’expérience du présent (la lutte actuelle des camarades ouvriers) « .

[2] Liang Che-tsieou, membre d’un parti contre-révolutionnaire, le Parti national-socialiste, propagea longtemps les idées de la bourgeoisie réactionnaire américaine dans les domaines de la littérature et de l’art, s’acharnant à combattre la révolution et dénigrant la littérature et l’art révolutionnaires.

[3] Après la prise de Peiping et de Changhaï par le Japon en 1937, Tcheou Tsouo-jen et TchangTse-ping passèrent du côté des envahisseurs japonais.

[4] Voir  » Ce que je pense de la Ligue des Ecrivains de Gauche  » dans le recueil  » Deux cœurs « , Œuvres complètes de Lou Sin, tome IV.

[5] Voir  » La Mort  » dans le ce Supplément « ,  » Recueil Tsiékiéting « , Œuvres complètes de Lou Sin, tome VI.

[6] Opérette très souvent jouée en Chine. Elle ne comprend que deux rôles : un bouvier et une jeune paysanne. Le contenu de la pièce tient essentiellement dans le duo chanté par ces deux personnages. Au début de la Guerre de Résistance contre le Japon, cette opérette fut utilisée, avec un texte modifié, pour la propagande contre l’agression japonaise et connut à l’époque un grand succès.

[7] Les mots chinois signifiant :  » homme, main, bouche, couteau, bœuf, mouton  » sont relativement simples à écrire. Aussi, dans l’ancienne Chine, les trouvait-on habituellement dans les premières leçons des manuels de chinois utilisés dans les écoles primaires.

[8]  » La Neige printanière  » et  » Le Chant des rustres  » sont des chansons de la principauté de Tchou (IIP siècle av. J.-C.). Le motif de la première est plus compliqué, celui de la seconde plus simple. Dans l’anthologie de la littérature chinoise Wensiuam, les  » Réponses de Song Yu au prince Tchou  » relatent que, dans la capitale de la principauté de Tchou, quelqu’un s’étant mis à fredonner  » La Neige printanière « ,  » quelques dizaines de personnes seulement, reprirent l’air « , mais que, lorsqu’il attaqua ce Le Chant des rustres « ,  » des milliers de personnes chantèrent avec lui « .

[9] Voir V. I. Lénine :  » L’Organisation du Parti et la littérature de parti.  » L’auteur a écrit :  » La littérature doit devenir une partie de la cause générale du prolétariat, une petite roue et une petite vis dans le grand mécanisme social-démocrate, un et indivisible, mis en mouvement par toute l’avant-garde consciente de toute la classe ouvrière. « 

[10] II s’agit des régions contrôlées par le Kuomintang. Pendant la Guerre de Résistance contre le Japon, les vastes régions de la Chine du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, qui n’avaient pas été occupées par les Japonais et qui se trouvaient sous le contrôle du Kuomintang, étaient appelées généralement le  » grand-arrière « , par opposition au  » petit-arrière « , c’est-à-dire aux bases antijaponaises qui se trouvaient sur les arrières des envahisseurs japonais et étaient dirigées par le Parti communiste.

[11] A. Fadeïev, célèbre écrivain soviétique. Dans son roman La Débâcle, publié en 1927, il relate le combat, pendant la guerre civile en Union soviétique, d’un détachement de partisans où se trouvaient réunis des ouvriers, des paysans et des intellectuels révolutionnaires de Sibérie, contre des bandes contre-révolutionnaires. Ce roman a été traduit en chinois par Lou Sin.

[12] Voir  » Pour me moquer de moi-même  » dans  » Recueil en dehors des recueils « , Œuvres complètes de Lou Sin, tome VI.

[13] Citation célèbre tirée d’une des pétitions au trône présentées par Tchoukeh Liang (181-234). Le nom de Tchoukeh Liang est devenu proverbial en Chine pour désigner la sagesse politique et la fidélité ardente à une bonne cause.

=>Oeuvres de Mao Zedong

Mao Zedong : poème Le Mont Jinggang

1928

Là-bas, on voit flotter nos drapeaux près des monts ;
Des cimes, on entend résonner nos clairons.
L’ennemi met sur nous tenaille sur tenaille,
Mais toujours nous tenons, et sans bouger jamais.

Outre les rangs parfaits à l’égal des murailles,
La volonté de tous nous sert de citadelle.
Autour de Huangyangjie, notre canon résonner(2) :
Il dit que dans la nuit l’ennemi s’est enfui.

NOTES

1) Ce massif se trouve à la frontière du Hunan et du Jiangxi. En septembre 1927, Mao Zedong y est arrivé à la tête de l’Armée rouge des Ouvriers et Paysans pour établir la première base révolutionnaire.

2) Huangyangjie, point stratégique sur une route menant au Mont Jinggang. Les troupes du Guomindang lancèrent à plusieurs reprises des attaques contre cette base en 1928.

Mao Zedong : Soyons de véritables révolutionnaires

23 juin 1950

Allocution de clôture prononcée par le camarade Mao Zedong à la deuxième session du Comité national de la Ière Conférence consultative politique du Peuple chinois.

La présente session a fait le bilan de l’expérience acquise dans la période qui vient de s’écouler, et elle a arrêté divers principes directeurs.

Ce travail a été accompli conjointement par nous tous, les représentants ici réunis des diverses nationalités, des classes démocratiques, des partis démocratiques, des organisations populaires et des personnalités démocrates de tous les milieux.

Outre les membres du Comité national de la Conférence consultative politique du Peuple, ont pris part aux discussions un bon nombre de cadres du Gouvernement populaire central, des gouvernements populaires (ou comités militaires et administratifs) des grandes régions administratives (1) ainsi que des provinces et des municipalités ; ont également participé aux débats les délégués des comités consultatifs issus des assemblées des représentants du peuple des divers milieux pour les provinces et municipalités (2), de même que de nombreuses personnalités patriotes spécialement invitées.

Ainsi, nous avons pu rassembler un large éventail d’opinions, examiner le travail effectué et définir les principes à suivre.

Cette méthode, j’espère que nous continuerons à l’employer et qu’elle sera adoptée aussi par les gouvernements populaires (ou comités militaires et administratifs) des grandes régions administratives et par ceux des provinces et des municipalités. Pour le moment, notre Conférence n’a qu’un caractère consultatif, mais en fait ses décisions seront naturellement adoptées et exécutées par le Gouvernement populaire central, et elles doivent l’être.

Nous avons approuvé à l’unanimité le rapport sur le travail du Comité national et les rapports du Gouvernement populaire central sur les divers secteurs de son activité : réforme agraire, travail politique, affaires militaires, économie et finances, recouvrement de l’impôt, culture et enseignement, justice.

Ces rapports sont tous bons ; ils font comme il convient le bilan de l’expérience acquise dans notre activité pendant la période écoulée et définissent les principes directeurs pour le travail à venir.

Si tant de questions figuraient à l’ordre du jour de la présente session, c’est que depuis la fondation de notre nouvel Etat le travail a été mis en train et se développe dans tous les secteurs.

Le peuple chinois, plein d’ardeur et d’énergie, mène sur les divers fronts les grandes luttes d’une vraie révolution populaire.

Que ce soit sur les fronts militaire, économique, idéologique ou sur celui de la réforme agraire, ce sont autant de luttes grandioses, sans précédent dans l’histoire. Nous avions à faire le bilan de notre travail dans tous les secteurs et à définir les principes directeurs.

Voilà pourquoi nous avions tant de sujets à discuter. En vertu de la loi, notre Conférence doit tenir chaque année deux sessions ; l’une aura beaucoup de questions à débattre et l’autre moins.

La Chine est un vaste pays dont la population dépasse effectivement 475 millions d’habitants et qui connaît maintenant une grande période historique de révolution populaire, cette situation exigeait que nous procédions ainsi ; et c’est ce que nous avons fait ; je crois que nous avons eu raison.

Au cours de cette session, ont été mis en discussion de nombreux problèmes dont le principal est celui de la réforme de l’ancien système agraire.

Nous avons approuvé, avec amendements et compléments utiles, le Projet de loi sur la réforme agraire (3), présenté par le Comité central du Parti communiste chinois. C’est très bien.

Ainsi, des centaines de millions de paysans de la Chine nouvelle vont avoir la possibilité de s’émanciper et notre pays réunira les conditions fondamentales pour son industrialisation ; cela me réjouit et je m’en félicite.

La population chinoise est essentiellement formée de paysans.

C’est grâce à leur soutien que la révolution a triomphé ; c’est encore grâce à leur soutien que le pays pourra s’industrialiser avec succès.

La classe ouvrière doit donc aider activement les paysans à entreprendre la réforme agraire ; la petite bourgeoisie urbaine et la bourgeoisie nationale doivent elles aussi soutenir cette réforme, et à plus forte raison, les partis démocratiques et les organisations populaires.

Pendant la période historique de la démocratie nouvelle, la guerre et la réforme agraire constituent deux  «passes » difficiles qui mettent à l’épreuve tout individu et tout parti politique en Chine.

Celui qui se range du côté du peuple révolutionnaire est un révolutionnaire, celui qui se range du côté de l’impérialisme, du féodalisme et du capitalisme bureaucratique un contre-révolutionnaire, celui qui se range en paroles seulement du côté du peuple révolutionnaire, mais agit tout autrement, n’est qu’un révolutionnaire en paroles ; celui-là est un véritable révolutionnaire qui se range non seulement en paroles mais en actes du côté du peuple révolutionnaire.

L’épreuve de la guerre est d’ores et déjà pratiquement surmontée ; et nous l’avons bien traversée à la satisfaction de tout le peuple.

Il s’agit maintenant de passer l’épreuve de la réforme agraire ; j’espère que nous la surmonterons tout aussi bien que nous l’avons fait pour celle de la guerre.

Nous devons procéder à de plus amples examens et consultations, éclairer notre esprit, coordonner nos pas et établir un grand front uni antiféodal ; c’est ainsi que nous saurons conduire le peuple et l’aider à triompher de cette épreuve.

Les épreuves de la guerre et de la réforme agraire une fois franchies, nous traverserons sans trop de difficultés l’épreuve qui nous attend encore, celle du socialisme, de la transformation socialiste à l’échelle nationale.

Ceux qui ont apporté leur contribution au cours de la guerre révolutionnaire, qui continuent de le faire dans la réforme révolutionnaire du système agraire et qui en feront autant dans l’édification économique et culturelle pendant les années à venir, le peuple ne les oubliera pas lors de la nationalisation de l’industrie privée et de la socialisation de l’agriculture (dans un avenir encore lointain), et ils ont devant eux de brillantes perspectives.

Voici donc comment notre pays poursuit sa marche en avant à pas assurés : Ayant passé par la guerre, il procède aujourd’hui aux réformes de démocratie nouvelle, et lorsque notre économie et notre culture auront atteint une grande prospérité, que les conditions nécessaires auront été réunies et que le peuple aura donné son approbation après mûre réflexion, il entrera sans précipitation et de façon appropriée dans une période nouvelle, celle du socialisme.

J’estime qu’il est nécessaire de préciser ce point pour qu’on puisse faire confiance à l’avenir au lieu de se tracasser en se disant :  «Un beau jour, on ne voudra plus de moi et, malgré mon bon vouloir, je ne trouverai plus l’occasion de servir le peuple. »

Non, pareille chose ne se produira jamais.

Si quelqu’un veut vraiment servir le peuple, s’il a réellement aidé le peuple dans ses moments difficiles, s’il a bien agi et continue de bien agir, sans s’arrêter à mi-chemin, le peuple et le gouvernement populaire n’auront aucune raison de le renier et de lui refuser les moyens de vivre et de servir le pays.

Pour atteindre notre objectif grandiose, nous devons, sur le plan international, nous unir étroitement avec l’Union soviétique, les pays de démocratie populaire et toutes les forces de paix et de démocratie.

A cet égard, il ne faut pas avoir la moindre incertitude, ni la moindre hésitation.

A l’intérieur du pays, nous devons unir les diverses nationalités, les classes démocratiques, les partis démocratiques, les organisations populaires et tous les démocrates patriotes ; nous devons consoliderle grand front uni révolutionnaire que nous avons déjà constitué et qui a du prestige.

Nous accueillons favorablement tous ceux qui contribuent à la consolidation de ce front, car ce qu’ils font est juste ; nous nous opposons à tous ceux qui portent atteinte à cette consolidation, car ils ont tort.

Pour consolider le front uni révolutionnaire, il faut se servir de la critique et de l’autocritique. Le principal critère à suivre dans l’emploi de cette méthode, c’est notre loi fondamentale actuelle – le Programme commun. Conformément à ce Programme, nous avons pratiqué au cours de la présente session la critique et l’autocritique.

C’est une excellente méthode qui nous engage à défendre fermement la vérité et à corriger nos erreurs, c’est la méthode correcte, la seule qui permette au peuple révolutionnaire d’un Etat populaire de s’éduquer et de se transformer.

L’exercice de la dictature démocratique populaire implique deux méthodes : A l’égard des ennemis, celle de la dictature ; autrement dit, aussi longtemps qu’il sera nécessaire, nous ne leur permettrons pas de participer à l’activité politique, nous les obligerons à se soumettre aux lois du gouvernement populaire, nous les forcerons à travailler de leurs mains pour qu’ils se transforment en hommes nouveaux.

Par contre, à l’égard du peuple, ce n’est pas la contrainte, mais la méthode démocratique qui s’impose ; autrement dit, le peuple a le droit de participer à l’activité politique ; il faut employer à son égard les méthodes démocratiques, d’éducation et de persuasion, au lieu de l’obliger à faire ceci ou cela.

Cette éducation, c’est l’auto-éducation au sein du peuple ; la critique et l’autocritique en constituent la méthode fondamentale. J’espère que cette méthode sera adoptée par les diverses nationalités, les classes démocratiques, les partis démocratiques, les organisations populaires et tous les démocrates patriotes de Chine.

NOTES

(1) A l’époque, le pays était divisé en six grandes régions administratives : la Chine du Nord-Est, la Chine du Nord, la Chine de l’Est, la Chine du Centre-Sud, la Chine du Sud-Ouest et la Chine du Nord-Ouest. Dans chacune d’entre elles, le Comité central du Parti communiste chinois avaitinstauré un bureau en tant que son organe représentatif.

A l’exception de la Chine du Nord, les cinq autres avaient chacune établi un organe administratif appelé respectivement gouvernement populaire dans la Chine du Nord-Est et comité militaire et administratif dans la Chine de l’Est, la Chine du Centre-Sud, la Chine du Sud-Ouest et la Chine du Nord-Ouest. En novembre 1952, lorsque fut établi dans la Chine du Nord un comité administratif,ces organes administratifs prirent tous le nom de comité administratif.

En 1954, les comités administratifs des grandes régions ont été supprimés.

(2) Elus par les assemblées des représentants du peuple des divers milieux pour les provinces et municipalités, ces comités consultatifs avaient pour fonctions et pouvoirs d’assister les gouvernements populaires locaux dans l’application des décisions desdites assemblées, pendant que ces dernières n’étaient pas en session.

(3) II s’agit du Projet de loi sur la réforme agraire de la République populaire de Chine, soumis le 14 juin 1950 par le Comité central du Parti communiste chinois à l’examen de la deuxième session du Comité national de la Irèe Conférence consultative politique du Peuple chinois.

Examiné et approuvé par cette session, le Projet a été soumis au Conseil du Gouvernementpopulaire central qui l’a adopté.

La Loi sur la réforme agraire de la République populaire de Chine, promulguée par le président du Gouvernement populaire central Mao Tsétoung, est entrée en vigueur le 30 juin de la même année.