Mois : décembre 2019

  • Jean Racine : Bajazet

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.

    Je pourrai cependant te parler, et t’entendre.

    OSMIN

    Et depuis quand Seigneur, entre-t-on dans ces lieux,

    Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?

    Jadis une mort prompte eut suivi cette audace.

    ACOMAT

    Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,

    Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.

    Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.

    Que ton retour tardait à mon impatience !

    Et que d’un oeil content je te vois dans Byzance !

    Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris

    Un voyage si long pour moi seul entrepris.

    De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère.

    Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,

    Dépendent les destins de l’empire ottoman.

    Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?

    OSMIN

    Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,

    Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle,

    Les Persans rassemblés marchaient à son secours,

    Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.

    Lui-même fatigué d’un long siège inutile,

    Semblait vouloir laisser Babylone tranquille,

    Et sans renouveler ses assauts impuissants,

    Résolu de combattre, attendait les Persans.

    Mais comme vous savez, malgré ma diligence,

    Un long chemin sépare et le camp et Byzance.

    Mille obstacles divers m’ont même traversé,

    Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.

    ACOMAT

    Que faisaient cependant nos braves janissaires ?

    Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?

    Dans le secret des cours, Osmin, n’as-tu rien lu ?

    Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?

    OSMIN

    Amurat est content, si nous le voulons croire,

    Et semblait se promettre une heureuse victoire.

    Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir.

    Il affecte un repos dont il ne peut jouir.

    C’est en vain que forçant ses soupçons ordinaires

    Il se rend accessible à tous les janissaires.

    Il se souvient toujours que son inimitié

    Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,

    Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle

    Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.

    Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours :

    Comme il les craint sans cesse ils le craignent toujours.

    Ses caresses n’ont point effacé cette injure.

    Votre absence est pour eux un sujet de murmure.

    Ils regrettent le temps à leur grand coeur si doux,

    Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.

    ACOMAT

    Quoi ! Tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée

    Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?

    Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,

    Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?

    OSMIN

    Le succès du combat réglera leur conduite.

    Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.

    Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois,

    Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits.

    Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années.

    Mais enfin le succès dépend des destinées.

    Si l’heureux Amurat secondant leur grand coeur

    Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,

    Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance

    L’exemple d’une aveugle et basse obéissance.

    Mais si dans le combat le destin plus puissant

    Marque de quelque affront son empire naissant ;

    S’il fuit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce

    À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,

    Et n’expliquent, Seigneur, la perte du combat,

    Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

    Cependant, s’il en faut croire la renommée,

    Il a depuis trois mois fait partir de l’armée

    Un esclave chargé de quelque ordre secret.

    Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet.

    On craignait qu’Amurat par un ordre sévère

    N’envoyât demander la tête de son frère.

    ACOMAT

    Tel était son dessein. Cet esclave est venu.

    Il a montré son ordre et n’a rien obtenu.

    OSMIN

    Quoi, Seigneur ! Le sultan reverra son visage,

    Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?

    ACOMAT

    Cet esclave n’est plus. Un ordre, cher Osmin,

    L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin.

    OSMIN

    Mais le sultan surpris d’une trop longue absence,

    En cherchera bientôt la cause et la vengeance.

    Que lui répondrez-vous ?

    ACOMAT

    Peut-être avant ce temps

    Je saurai l’occuper de soins plus importants.

    Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine.

    Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.

    Tu vois pour m’arracher du coeur de ses soldats,

    Qu’il va chercher sans moi les sièges, les combats.

    Il commande l’armée. Et moi dans une ville

    Il me laisse exercer un pouvoir inutile.

    Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un Vizir !

    Mais j’ai plus dignement employé ce loisir.

    J’ai su lui préparer des craintes et des veilles.

    Et le bruit en ira bientôt a ses oreilles.

    OSMIN

    Quoi donc ? Qu’avez-vous fait ?

    ACOMAT

    J’espère qu’aujourd’hui

    Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

    OSMIN

    Quoi ! Roxane, Seigneur, qu’Amurat a choisie

    Entre tant de beautés, dont l’Europe et l’Asie

    Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?

    Car on dit qu’elle seule a fixé son amour.

    Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,

    Avant qu’elle eut un fils, prît le nom de sultane.

    ACOMAT

    Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu

    Qu’elle eut dans son absence un pouvoir absolu.

    Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires.

    Le frère rarement laisse jouir ses frères

    De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang,

    Qui les a de trop près approchés de son rang.

    L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,

    Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance.

    Indigne également de vivre et de mourir,

    On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.

    L’autre trop redoutable, et trop digne d’envie,

    Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.

    Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps.

    La molle oisiveté des enfants des sultans.

    Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,

    Et même en fit sous moi la noble expérience.

    Toi-même tu l’as vu courir dans les combats

    Emportant après lui tous les coeurs des soldats,

    Et goûter tout sanglant le plaisir et la gloire

    Que donne aux jeunes coeurs la première victoire.

    Mais malgré ses soupçons le cruel Amurat,

    Avant qu’un fils naissant eut rassuré l’État,

    N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,

    Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.

    Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé

    Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.

    Il partit, et voulut que fidèle a sa haine,

    Et des jours de son frère arbitre souveraine,

    Roxane au moindre bruit, et sans autres raisons,

    Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.

    Pour moi, demeuré seul, une juste colère

    Tourna bientôt mes voeux du côté de son frère.

    J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,

    Lui montrai d’Amurat le retour incertain,

    Les murmures du camp, la fortune des armes.

    Je plaignis Bajazet. Je lui vantai ses charmes,

    Qui par un soin jaloux dans l’ombre retenus,

    Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.

    Que te dirai-je enfin ? La sultane éperdue

    N’eut plus d’autres désirs que celui de sa vue.

    OSMIN

    Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards

    Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?

    ACOMAT

    Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle

    De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.

    La sultane à ce bruit feignant de s’effrayer,

    Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.

    Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent.

    De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent,

    Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,

    Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.

    Roxane vit le prince. Elle ne put lui taire

    L’ordre dont elle seule était dépositaire.

    Bajazet est aimable. Il vit que son salut

    Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.

    Tout conspirait pour lui. Ses soins, sa complaisance,

    Ce secret découvert, et cette intelligence,

    Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,

    L’embarras irritant de ne s’oser parler,

    Même témérité, périls, craintes communes,

    Lièrent pour jamais leurs coeurs et leurs fortunes.

    Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,

    Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.

    OSMIN

    Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme,

    Osa-t-elle a leurs yeux faire éclater sa flamme ?

    ACOMAT

    Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,

    Atalide a prété son nom à cet amour.

    Du père d’Amurat Atalide est la nièce,

    Et même avec ses fils partageant sa tendresse,

    Elle a vu son enfance élevée avec eux.

    Du prince en apparence elle reçoit les voeux ;

    Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,

    Et veut bien sous son nom qu’il aime la sultane.

    Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,

    L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.

    OSMIN

    Quoi ! Vous l’aimez, Seigneur ?

    ACOMAT

    Voudrais-tu qu’a mon âge

    Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?

    Qu’un coeur qu’ont endurci la fatigue et les ans,

    Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?

    C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue.

    J’aime en elle le sang dont elle est descendue.

    Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,

    Me va contre lui-même assurer un appui.

    Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage :

    À peine ils l’ont choisi, qu’ils craignent leur ouvrage.

    Sa dépouille est un bien, qu’ils veulent recueillir ;

    Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.

    Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse.

    Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse.

    Ce même Bajazet sur le trône affermi

    Méconnaîtra peut-être un inutile ami.

    Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,

    S’il ose quelque jour me demander ma tête…

    Je ne m’explique point, Osmin. Mais je prétends

    Que du moins il faudra la demander longtemps.

    Je sais rendre aux sultans de fidèles services.

    Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,

    Et ne me pique point du scrupule insensé

    De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.

    Voila donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,

    Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.

    Invisible d’abord elle entendait ma voix,

    Et craignait du sérail les rigoureuses lois.

    Mais enfin bannissant cette importune crainte

    Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,

    Elle-même a choisi cet endroit écarté,

    Ou nos coeurs a nos yeux parlent en liberté.

    Par un chemin obscur une esclave me guide,

    Et… Mais on vient. C’est elle, et sa chère Atalide.

    Demeure. Et s’il le faut, sois prêt a confirmer

    Le récit important dont je vais l’informer.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre, Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    La vérité s’accorde avec la renommée,

    Madame, Osmin a vu le sultan, et l’armée.

    Le superbe Amurat est toujours inquiet,

    Et toujours tous les coeurs penchent vers Bajazet.

    D’une commune voix ils l’appellent au trône.

    Cependant les Persans marchaient vers Babylone,

    Et bientôt les deux camps aux pieds de son rempart

    Devaient de la bataille éprouver le hasard.

    Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées.

    Et même, si d’Osmin je compte les journées,

    Le ciel en a déjà réglé l’événement,

    Et le sultan triomphe, ou fuit en ce moment.

    Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence.

    Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance.

    Et sans nous informer s’il triomphe, ou s’il fuit,

    Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.

    S’il fuit, que craignez-vous ? S’il triomphe au contraire,

    Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.

    Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir

    Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.

    Pour moi, j’ai su déjà par mes brigues secrètes

    Gagner de notre loi les sacrés interprètes.

    Je sais combien crédule en sa dévotion

    Le peuple suit le frein de la religion.

    Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière.

    Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière.

    Déployez en son nom cet étendard fatal,

    Des extrêmes périls l’ordinaire signal.

    Les peuples prévenus de ce nom favorable,

    Savent que sa vertu le rend seule coupable.

    D’ailleurs, un bruit confus, par mes soins confirmé,

    Fait croire heureusement à ce peuple alarmé,

    Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance

    Transporter désormais son trône et sa présence.

    Déclarons le péril dont son frère est pressé.

    Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé.

    Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,

    Et fasse voir ce front digne du diadème.

    ROXANE

    Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.

    Allez brave Acomat, assembler vos amis.

    De tous leurs sentiments venez me rendre compte.

    Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.

    Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,

    Sans savoir si son coeur s’accorde avec le mien.

    Allez, et revenez.

    SCÈNE III

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

    ROXANE

    Enfin, belle Atalide,

    Il faut de nos destins que Bajazet décide.

    Pour la dernière fois je le vais consulter.

    Je vais savoir s’il m’aime.

    ATALIDE

    Est-il temps d’en douter,

    Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.

    Vous avez du vizir entendu le langage.

    Bajazet vous est cher. Savez-vous si demain

    Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?

    Peut-être en ce moment Amurat en furie

    S’approche pour trancher une si belle vie.

    Et pourquoi de son coeur doutez-vous aujourd’hui ?

    ROXANE

    Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?

    ATALIDE

    Quoi, Madame ! Les soins qu’il a pris pour vous plaire,

    Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,

    Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,

    Tout cela de son coeur ne vous répond-il pas ?

    Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.

    ROXANE

    Hélas ! Pour mon repos que ne le puis-je croire ?

    Pourquoi faut-il au moins que pour me consoler

    L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?

    Vingt fois sur vos discours pleine de confiance,

    Du trouble de son coeur jouissant par avance,

    Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,

    Et l’ai fait en secret amener devant moi.

    Peut-être trop d’amour me rend trop difficile.

    Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,

    Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur,

    Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.

    Enfin si je lui donne et la vie et l’Empire

    Ces gages incertains ne me peuvent suffire.

    ATALIDE

    Quoi donc ? À son amour qu’allez-vous proposer ?

    ROXANE

    S’il m’aime, des ce jour il me doit épouser.

    ATALIDE

    Vous épouser ! Ô ciel ! Que prétendez-vous faire ?

    ROXANE

    Je sais que des sultans l’usage m’est contraire.

    Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi

    De ne point à l’hymen assujettir leur foi.

    Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,

    Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse,

    Mais toujours inquiète avec tous ses appas,

    Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras ;

    Et sans sortir du joug ou leur loi la condamne,

    Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.

    Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour

    A voulu que l’on dut ce titre à son amour.

    J’en reçus la puissance aussi bien que le titre,

    Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.

    Mais ce même Amurat ne me promit jamais

    Que l’hymen dut un jour couronner ses bienfaits.

    Et moi qui n’aspirais qu’a cette seule gloire,

    De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.

    Toutefois, que sert-il de me justifier ?

    Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.

    Malgré tous ses malheurs plus heureux que son frère

    Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire.

    Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit.

    En un mot vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.

    Grâces à mon amour, je me suis bien servie

    Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.

    Bajazet touche presque au trône des sultans.

    Il ne faut plus qu’un pas. Mais c’est où je l’attends.

    Malgré tout mon amour, si dans cette journée

    Il ne m’attache à lui par un juste hyménée,

    S’il ose m’alléguer une odieuse loi,

    Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi,

    Dès le même moment sans songer si je l’aime,

    Sans consulter enfin si je me perds moi-même,

    J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer

    Dans l’état malheureux, d’où je l’ai su tirer.

    Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce.

    Sa perte, ou son salut dépend de sa réponse.

    Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui

    Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui.

    Je veux que devant moi sa bouche, et son visage,

    Me découvrent son coeur, sans me laisser d’ombrage,

    Que lui-même en secret amené dans ces lieux,

    Sans être préparé se présente à mes yeux.

    Adieu, vous saurez tout après cette entrevue.

    SCÈNE IV

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue.

    ZAÏRE

    Vous !

    ATALIDE

    Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.

    Mon unique espérance est dans mon désespoir.

    ZAÏRE

    Mais, Madame, pourquoi ?

    ATALIDE

    Si tu venais d’entendre

    Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,

    Quelles conditions elle veut imposer !

    Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.

    S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?

    Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?

    ZAÏRE

    Je conçois ce malheur. Mais à ne point mentir

    Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.

    ATALIDE

    Ah, Zaïre ! L’amour a-t-il tant de prudence ?

    Tout semblait avec nous être d’intelligence.

    Roxane se livrant toute entière à ma foi,

    Du coeur de Bajazet se reposait sur moi,

    M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,

    Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche,

    Et je croyais toucher au bienheureux moment,

    Ou j’allais par ses mains couronner mon amant.

    Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.

    Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?

    À l’erreur de Roxane, ai-je du m’opposer,

    Et perdre mon amant pour la désabuser ?

    Avant que dans son coeur cette amour fut formée,

    J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.

    Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,

    L’amour serra les noeuds par le sang commencés.

    Élevée avec lui dans le sein de sa mère,

    J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;

    Elle-même avec joie unit nos volontés ;

    Et quoiqu’après sa mort l’un de l’autre écartés,

    Conservant sans nous voir le désir de nous plaire,

    Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.

    Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,

    À ses desseins secrets voulut m’associer,

    Ne put voir sans amour ce héros trop aimable,

    Elle courut lui tendre une main favorable.

    Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,

    Lui rendit des respects. Pouvait-il faire moins ?

    Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !

    De ses moindres respects Roxane satisfaite

    Nous engagea tous deux, par sa facilité,

    À la laisser jouir de sa crédulité.

    Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse.

    D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.

    Ma rivale accablant mon amant de bienfaits,

    Opposait un empire à mes faibles attraits.

    Mille soins la rendaient présente à sa mémoire.

    Elle l’entretenait de sa prochaine gloire.

    Et moi je ne puis rien. Mon coeur pour tous discours

    N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.

    Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.

    Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes.

    Je condamnais mes pleurs, et jusques aujourd’hui

    Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.

    Hélas ! Tout est fini. Roxane méprisée

    Bientôt de son erreur sera désabusée.

    Car enfin Bajazet ne sait point se cacher.

    Je connais sa vertu prompte a s’effaroucher.

    Il faut qu’a tous moments tremblante et secourable,

    Je donne à ses discours un sens plus favorable.

    Bajazet va se perdre. Ah ! Si comme autrefois,

    Ma rivale eut voulu lui parler par ma voix !

    Au moins si j’avais pu préparer son visage !

    Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage.

    D’un mot, ou d’un regard je puis le secourir.

    Qu’il l’épouse en un mot plutôt que de périr.

    Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.

    Il se perdra, te dis-je. Atalide demeure.

    Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.

    Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?

    Peut-être Bajazet secondant ton envie,

    Plus que tu ne voudras, aura soin de sa vie.

    ZAÏRE

    Ah dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger ?

    Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?

    Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.

    Suspendez, ou cachez l’ennui qui vous dévore.

    N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.

    La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,

    Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale

    Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.

    Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,

    Et de leur entrevue attendre le succès.

    ATALIDE

    Hé bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice

    De deux jeunes amants veut punir l’artifice,

    Ô ciel ! Si notre amour est condamné de toi,

    Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Bajazet, Roxane.

    ROXANE

    Prince, l’heure fatale est enfin arrivée

    Qu’a votre liberté le ciel a réservée.

    Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour

    Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.

    Non que vous assurant d’un triomphe facile,

    Je mette entre vos mains un empire tranquille ;

    Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis.

    J’arme votre valeur contre vos ennemis.

    J’écarte de vos jours un péril manifeste.

    Votre vertu, Seigneur, achèvera le reste.

    Osmin a vu l’armée, elle penche pour vous.

    Les chefs de notre loi conspirent avec nous.

    Le vizir Acomat vous répond de Byzance.

    Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance

    Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,

    Peuple que dans ses murs renferme ce palais,

    Et dont à ma faveur les âmes asservies

    M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.

    Commencez maintenant. C’est à vous de courir

    Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.

    Vous n’entreprenez point une injuste carrière

    Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière.

    L’exemple en est commun. Et parmi les sultans

    Ce chemin a l’Empire a conduit de tout temps.

    Mais pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre

    D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.

    Montrez à l’univers, en m’attachant a vous,

    Que quand je vous servais, je servais mon époux ;

    Et par le noeud sacré d’un heureux hyménée

    Justifiez la foi que je vous ai donnée.

    BAJAZET

    Ah ! Que proposez-vous, Madame ?

    ROXANE

    Hé quoi, Seigneur ?

    Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?

    BAJAZET

    Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…

    Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire ?

    ROXANE

    Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,

    Bajazet d’un barbare éprouvant les fureurs,

    Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,

    Et par toute l’Asie à sa suite traînée ;

    De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux

    Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.

    Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires,

    Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,

    Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux,

    Dont l’univers a craint le bras victorieux,

    Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane)

    Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.

    Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier

    À son trône, à son lit daigna l’associer.

    Sans qu’elle eut d’autres droits au rang d’impératrice

    Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.

    BAJAZET

    Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,

    Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.

    Soliman jouissait d’une pleine puissance :

    L’Égypte ramenée a son obéissance,

    Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil

    De tous ses défenseurs devenu le cercueil,

    Du Danube asservi les rives désolées,

    De l’Empire Persan les bornes reculées,

    Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,

    Faisaient taire les lois devant ses volontés.

    Que suis-je ? J’attends tout du peuple, et de l’armée.

    Mes malheurs font encor toute ma renommée.

    Infortuné, proscrit, incertain de régner,

    Dois-je irriter les coeurs, au lieu de les gagner ?

    Témoins de nos plaisirs plaindront-ils nos misères ?

    Croiront-ils mes périls, et vos larmes sincères ?

    Songez, sans me flatter du sort de Soliman,

    Au meurtre tout récent du malheureux Osman.

    Dans leur rébellion les chefs des janissaires

    Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,

    Se crurent à sa perte assez autorisés

    Par le fatal hymen que vous me proposez.

    Que vous dirai-je enfin ? Maître de leur suffrage,

    Peut-être avec le temps j’oserai davantage.

    Ne précipitons rien. Et daignez commencer

    À me mettre en état de vous récompenser.

    ROXANE

    Je vous entends, Seigneur. Je vois mon imprudence.

    Je vois que rien n’échappe a votre prévoyance.

    Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger

    Ou mon amour trop prompt vous allait engager.

    Pour vous, pour votre honneur vous en craignez les suites,

    Et je le crois, Seigneur, puisque vous me le dites.

    Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,

    Les périls plus certains ou vous vous exposez ?

    Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire,

    Que c’est a moi surtout qu’il importe de plaire ?

    Songez-vous que je tiens les portes du palais,

    Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais,

    Que j’ai sur votre vie un empire supreme,

    Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?

    Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,

    Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?

    BAJAZET

    Oui, je tiens tout de vous, et j’avais lieu de croire,

    Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,

    En voyant devant moi tout l’empire a genoux,

    De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.

    Je ne m’en défends point. Ma bouche le confesse,

    Et mon respect saura le confirmer sans cesse.

    Je vous dois tout mon sang. Ma vie est votre bien.

    Mais enfin voulez-vous…

    ROXANE

    Non, je ne veux plus rien.

    Ne m’importune plus de tes raisons forcées.

    Je vois combien tes voeux sont loin de mes pensées.

    Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir.

    Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.

    Car enfin qui m’arrête ? Et quelle autre assurance

    Demanderais-je encor de son indifférence ?

    L’ingrat est-il touché de mes empressements ?

    L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?

    Ah ! Je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,

    Que mes propres périls t’assurent de ta grâce,

    Qu’engagée avec toi par de si forts liens,

    Je ne puis séparer tes intérêts des miens.

    Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère.

    Il m’aime, tu le sais. Et malgré sa colère

    Dans ton perfide sang je puis tout expier,

    Et ta mort suffira pour me justifier.

    N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même.

    Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime.

    Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir.

    Le chemin est encore ouvert au repentir.

    Ne désespérez point une amante en furie.

    S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.

    BAJAZET

    Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains.

    Peut-être que ma mort, utile a vos desseins,

    De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,

    Vous rendra dans son coeur votre première place.

    ROXANE

    Dans son coeur ? Ah ! Crois-tu, quand il le voudrait bien,

    Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,

    D’une si douce erreur si longtemps possédée,

    Je puisse désormais souffrir une autre idée,

    Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?

    Je te donne, cruel, des armes contre moi,

    Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse.

    Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,

    J’affectais à tes yeux une fausse fierté.

    De toi dépend ma joie et ma félicité.

    De ma sanglante mort ta mort sera suivie.

    Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie ?

    Tu soupires enfin, et sembles te troubler.

    Achève, parle.

    BAJAZET

    Ô ciel ! Que ne puis-je parler !

    ROXANE

    Quoi donc ! Que dites-vous ? Et que viens-je d’entendre ?

    Vous avez des secrets que je ne puis apprendre !

    Quoi ! De vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?

    BAJAZET

    Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir.

    Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime,

    Ou bien, me voila prêt, prenez votre victime.

    ROXANE

    Ah ! C’en est trop enfin, tu seras satisfait.

    Hola, gardes, qu’on vienne.

    SCÈNE II

    Roxane, Acomat, Bajazet.

    ROXANE

    Acomat, c’en est fait.

    Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.

    Du sultan Amurat je reconnais l’empire.

    Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,

    Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

    SCÈNE III

    Bajazet, Acomat.

    ACOMAT

    Seigneur, qu’ai-je entendu ? Quelle surprise extrême !

    Qu’allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ?

    D’où naît ce changement ? Qui dois-je en accuser ?

    Ô ciel !

    BAJAZET

    Il ne faut point ici vous abuser.

    Roxane est offensée et court a la vengeance.

    Un obstacle éternel rompt notre intelligence.

    Vizir, songez à vous, je vous en averti,

    Et sans compter sur moi prenez votre parti.

    ACOMAT

    Quoi ?

    BAJAZET

    Vous et vos amis cherchez quelque retraite.

    Je sais dans quels périls mon amitié vous jette,

    Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.

    Mais c’en est fait, vous dis-je, il n’y faut plus penser.

    ACOMAT

    Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible ?

    Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.

    Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?

    BAJAZET

    Elle veut, Acomat, que je l’épouse.

    ACOMAT

    Hé bien ?

    L’usage des sultans à ses voeux est contraire.

    Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère

    Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?

    La plus sainte des lois, ah ! C’est de vous sauver,

    Et d’arracher, Seigneur, d’une mort manifeste

    Le sang des Ottomans dont vous faites le reste.

    BAJAZET

    Ce reste malheureux serait trop acheté,

    S’il faut le conserver par une lâcheté.

    ACOMAT

    Et pourquoi vous en faire une image si noire ?

    L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?

    Cependant Soliman n’était point menacé

    Des périls évidents dont vous etes pressé.

    BAJAZET

    Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie,

    Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.

    Soliman n’avait point ce prétexte odieux.

    Son esclave trouva grâce devant ses yeux.

    Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,

    Il lui fit de son coeur un présent volontaire.

    ACOMAT

    Mais vous aimez Roxane.

    BAJAZET

    Acomat, c’est assez.

    Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.

    La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces,

    J’osai tout jeune encor la chercher sur vos traces.

    Et l’indigne prison ou je suis renfermé

    À la voir de plus près m’a même accoutumé.

    Amurat a mes yeux l’a vingt fois présentée.

    Elle finit le cours d’une vie agitée.

    Hélas ! Si je la quitte avec quelque regret…

    Pardonnez, Acomat, je plains, avec sujet,

    Des cours dont les bontés trop mal récompensées

    M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.

    ACOMAT

    Ah ! Si nous périssons, n’en accusez que vous,

    Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous.

    Tout ce qui reste ici de braves janissaires,

    De la religion les saints dépositaires,

    Du peuple byzantin ceux qui plus respectés

    Par leur exemple seul règlent ses volontés,

    Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée

    D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.

    BAJAZET

    Hé bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,

    Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher.

    Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte.

    Entrez accompagné de leur vaillante escorte.

    J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,

    Que chargé, malgré moi, du nom de son époux.

    Peut-être je saurai dans ce désordre extrême,

    Par un beau désespoir me secourir moi-même,

    Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,

    Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.

    ACOMAT

    Hé ! Pourrai-je empêcher malgré ma diligence,

    Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?

    Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,

    Qu’a charger vos amis d’un crime infructueux ?

    Promettez. Affranchi du péril qui vous presse,

    Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

    BAJAZET

    Moi !

    ACOMAT

    Ne rougissez point. Le sang des Ottomans

    Ne doit point en esclave obéir aux serments.

    Consultez ces héros, que le droit de la guerre

    Mena victorieux jusqu’au bout de la terre.

    Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,

    L’intérêt de l’État fut leur unique loi,

    Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée

    Que sur la foi promise et rarement gardée.

    Je m’emporte, Seigneur.

    BAJAZET

    Oui, je sais, Acomat,

    Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.

    Mais ces mêmes héros prodigues de leur vie,

    Ne la rachetaient point par une perfidie.

    ACOMAT

    Ô courage inflexible ! Ô trop constante foi

    Que même en périssant j’admire malgré moi !

    Faut-il qu’en un moment un scrupule timide

    Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?

    SCÈNE IV

    Bajazet, Atalide, Acomat.

    ACOMAT

    Ah, Madame ! venez avec moi vous unir.

    Il se perd.

    ATALIDE

    C’est de quoi je viens l’entretenir.

    Mais laissez-nous. Roxane à sa perte animée

    Veut que de ce palais la porte soit fermée.

    Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas.

    Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.

    SCÈNE V

    Bajazet, Atalide.

    BAJAZET

    Hé bien ! C’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.

    Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse.

    Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :

    Il fallait, ou mourir, ou n’être plus à vous.

    De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?

    Je meurs plus tard. Voilà tout le fruit de ma feinte.

    Je vous l’avais prédit. Mais vous l’avez voulu.

    J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.

    Belle Atalide, au nom de cette complaisance,

    Daignez de la sultane éviter la présence.

    Vos pleurs vous trahiraient, cachez-les à ses yeux,

    Et ne prolongez point de dangereux adieux.

    ATALIDE

    Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée

    Ont assez disputé contre la destinée.

    Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner.

    Il faut vous rendre. Il faut me quitter, et régner.

    BAJAZET

    Vous quitter ?

    ATALIDE

    Je le veux. Je me suis consultée.

    De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,

    Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi

    Que Bajazet put vivre, et n’être plus à moi.

    Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse

    Je me représentais l’image douloureuse,

    Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)

    Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.

    Mais à mes tristes yeux votre mort préparée

    Dans toute son horreur ne s’était pas montrée.

    Je ne vous voyais pas ainsi que je vous vois,

    Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.

    Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance

    Vous allez de la mort affronter la présence.

    Je sais que votre coeur se fait quelques plaisirs

    De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.

    Mais hélas ! Épargnez une âme plus timide.

    Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide,

    Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs,

    Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs.

    BAJAZET

    Et que deviendrez-vous, si dès cette journée

    Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

    ATALIDE

    Ne vous informez point ce que je deviendrai.

    Peut-être à mon destin, Seigneur, j’obéirai.

    Que sais-je ? À ma douleur je chercherai des charmes.

    Je songerai peut-être au milieu de mes larmes,

    Qu’a vous perdre pour moi vous étiez résolu,

    Que vous vivez, qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.

    BAJAZET

    Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.

    Plus vous me commandez de vous être infidèle,

    Madame, plus je vois combien vous méritez

    De ne point obtenir ce que vous souhaitez.

    Quoi ! Cet amour si tendre, et né dans notre enfance,

    Dont les feux avec nous ont cru dans le silence,

    Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter,

    Mes serments redoublés de ne vous point quitter,

    Tout cela finirait par une perfidie ?

    J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)

    Une esclave attachée à ses seuls intérêts,

    Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,

    Qui m’offre ou son hymen, ou la mort infaillible ;

    Tandis qu’a mes périls Atalide sensible,

    Et trop digne du sang qui lui donna le jour,

    Veut me sacrifier jusques à son amour.

    Ah ! Qu’au jaloux sultan ma tête soit portée

    Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée.

    ATALIDE

    Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.

    BAJAZET

    Parlez. Si je le puis, je suis prêt d’obéir.

    ATALIDE

    La sultane vous aime. Et malgré sa colère,

    Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire,

    Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir

    Qu’un jour…

    BAJAZET

    Je vous entends, je n’y puis consentir.

    Ne vous figurez point que dans cette journée

    D’un lâche désespoir ma vertu consternée

    Craigne les soins d’un trône ou je pourrais monter,

    Et par un prompt trépas cherche à les éviter.

    J’écoute trop, peut-être, une imprudente audace.

    Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,

    J’espérais que fuyant un indigne repos

    Je prendrais quelque place entre tant de héros.

    Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle

    Je ne puis plus tromper une amante crédule.

    En vain pour me sauver je vous l’aurais promis.

    Et ma bouche, et mes yeux du mensonge ennemis,

    Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,

    Feraient par leur désordre un effet tout contraire,

    Et de mes froids soupirs ses regards offensés

    Verraient trop que mon coeur ne les a point poussés.

    Ô ciel ! Combien de fois je l’aurais éclaircie,

    Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie,

    Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux

    N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !

    Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse ?

    Je me parjurerais ? Et par cette bassesse…

    Ah ! Loin de m’ordonner cet indigne détour,

    Si votre coeur était moins plein de son amour,

    Je vous verrais sans doute en rougir la première.

    Mais pour vous épargner une injuste prière,

    Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas,

    Et je vous quitte.

    ATALIDE

    Et moi, je ne vous quitte pas.

    Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire,

    Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.

    Puisque malgré mes pleurs mon amant furieux

    Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,

    Roxane malgré vous nous joindra l’un et l’autre.

    Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre,

    Et je pourrai donner à vos yeux effrayés

    Le spectacle sanglant que vous me prépariez.

    BAJAZET

    Ô ciel ! Que faites-vous ?

    ATALIDE

    Cruel, pouvez-vous croire

    Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?

    Pensez-vous que cent fois en vous faisant parler

    Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?

    Mais on me présentait votre perte prochaine.

    Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,

    Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?

    Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux.

    Roxane dans son coeur peut-être vous pardonne.

    Vous-même vous voyez le temps qu’elle vous donne.

    A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?

    Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?

    Enfin dans sa fureur implorant mon adresse,

    Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?

    Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain

    Qui lui fasse tomber les armes de la main.

    Allez, Seigneur. Sauvez votre vie, et la mienne.

    BAJAZET

    Hé bien. Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?

    ATALIDE

    Ah ! Daignez sur ce choix ne me point consulter.

    L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.

    Allez. Entre elle et vous je ne dois point paraître.

    Votre trouble, ou le mien, nous feraient reconnaître.

    Allez encore un coup, je n’ose m’y trouver.

    Dites… tout ce qu’il faut, Seigneur, pour vous sauver.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIERE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée.

    ZAÏRE

    Je vous l’ai dit, Madame, une esclave empressée,

    Qui courait de Roxane accomplir le désir,

    Aux portes du sérail a reçu le vizir.

    Ils ne m’ont point parlé. Mais mieux qu’aucun langage

    Le transport du vizir marquait sur son visage

    Qu’un heureux changement le rappelle au palais,

    Et qu’il y vient signer une éternelle paix.

    Roxane a pris sans doute une plus douce voie.

    ATALIDE

    Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie

    M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.

    J’ai fait ce que j’ai dû, je ne m’en repens pas.

    ZAÏRE

    Quoi, Madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?

    ATALIDE

    Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,

    Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement

    Bajazet a pu faire un si prompt changement ?

    Roxane en sa fureur paraissait inflexible.

    A-t-elle de son coeur quelque gage infaillible ?

    Parle. L’épouse-t-il ?

    ZAÏRE

    Je n’en ai rien appris.

    Mais enfin, s’il n’a pu se sauver qu’a ce prix,

    S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,

    S’il l’épouse en un mot…

    ATALIDE

    S’il l’épouse, Zaïre !

    ZAÏRE

    Quoi ! Vous repentez-vous des généreux discours,

    Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?

    ATALIDE

    Non, non, il ne fera que ce qu’il a dû faire.

    Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire.

    Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés.

    Respectez ma vertu qui vous a surmontés.

    À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre.

    Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,

    Laissez-moi sans regret me le représenter

    Au trône où mon amour l’a forcé de monter.

    Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.

    Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre, il m’aime,

    Et du moins cet espoir me console aujourd’hui,

    Que je vais mourir digne, et contente de lui.

    ZAÏRE

    Mourir ! Quoi vous auriez un dessein si funeste ?

    ATALIDE

    J’ai cédé mon amant, tu t’étonnes du reste.

    Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs

    Une mort, qui prévient et finit tant de pleurs ?

    Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute,

    Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.

    Je n’examine point ma joie ou mon ennui.

    J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.

    Mais hélas ! Il peut bien penser avec justice,

    Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,

    Ce coeur, qui de ses jours prend ce funeste soin,

    L’aime trop pour vouloir en être le témoin.

    Allons, je veux savoir…

    ZAÏRE

    Modérez-vous de grâce.

    On vient vous informer de tout ce qui se passe.

    C’est le vizir.

    SCÈNE II

    Atalide, Acomat, Zaïre.

    ACOMAT

    Enfin nos amants sont d’accord,

    Madame. Un calme heureux nous remet dans le port.

    La sultane a laissé désarmer sa colère.

    Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;

    Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté

    Du prophète divin l’étendard redouté,

    Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,

    Je vais de ce signal faire entendre la cause,

    Remplir tous les esprits d’une juste terreur,

    Et proclamer enfin le nouvel empereur.

    Cependant permettez que je vous renouvelle

    Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.

    N’attendez point de moi ces doux emportements,

    Tels que j’en vois paraître au coeur de ces amants.

    Mais si par d’autres soins plus dignes de mon âge,

    Par de profonds respects, par un long esclavage,

    Tel que nous le devons au sang de nos sultans,

    Je puis…

    ATALIDE

    Vous m’en pourrez instruire avec le temps.

    Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.

    Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?

    ACOMAT

    Madame, doutez-vous des soupirs enflammés

    De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?

    ATALIDE

    Non. Mais à dire vrai ce miracle m’étonne.

    Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?

    L’épouse-t-il enfin ?

    ACOMAT

    Madame, je le crois

    Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi.

    Surpris, je l’avouerai, de leur fureur commune,

    Querellant les amants, l’amour, et la fortune,

    J’étais de ce palais sorti désespéré.

    Déjà sur un vaisseau dans le port préparé,

    Chargeant de mon débris les reliques plus chères,

    Je méditais ma fuite aux terres étrangères.

    Dans ce triste dessein au palais rappelé,

    Plein de joie et d’espoir j’ai couru, j’ai volé.

    La porte du sérail à ma voix s’est ouverte.

    Et d’abord une esclave a mes yeux s’est offerte,

    Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement

    Ou Roxane attentive écoutait son amant.

    Tout gardait devant eux un auguste silence.

    Moi-même résistant à mon impatience,

    Et respectant de loin leur secret entretien,

    J’ai longtemps immobile observé leur maintien.

    Enfin avec des yeux qui découvraient son âme,

    L’une a tendu la main pour gage de sa flamme,

    L’autre avec des regards éloquents, pleins d’amour,

    L’a de ses feux, Madame, assurée à son tour.

    ATALIDE

    Hélas !

    ACOMAT

    Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.

    « Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.

    Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.

    Allez lui préparer les honneurs souverains.

    Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple.

    Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »

    Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé,

    Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé.

    Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,

    De leur paix en passant vous conter la nouvelle,

    Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds,

    Je vais le couronner, Madame, et j’en réponds.

    SCÈNE III

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.

    ZAÏRE

    Ah, Madame ! Croyez…

    ATALIDE

    Que veux-tu que je croie ?

    Quoi donc ? À ce spectacle irai-je m’exposer ?

    Tu vois que c’en est fait. Ils se vont épouser.

    La sultane est contente, il l’assure qu’il l’aime.

    Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.

    Cependant croyais-tu, quand jaloux de sa foi,

    Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi,

    Lorsque son coeur tantôt m’exprimant sa tendresse,

    Refusait à Roxane une simple promesse,

    Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir,

    Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir ;

    Croyais-tu que son coeur contre toute apparence,

    Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?

    Ah ! Peut-être, après tout, que sans trop se forcer,

    Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.

    Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle

    Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.

    Elle aura devant lui fait parler ses douleurs,

    Elle l’aime, un Empire autorise ses pleurs,

    Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.

    Hélas ! Que de raisons contre une malheureuse !

    ZAÏRE

    Mais ce succès, Madame, est encore incertain.

    Attendez.

    ATALIDE

    Non, vois-tu, je le nierais en vain.

    Je ne prends point plaisir à croître ma misère.

    Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.

    Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,

    Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas.

    Mais après les adieux que je venais d’entendre,

    Après tous les transports d’une douleur si tendre,

    Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer

    La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.

    Toi-même juge-nous, et vois si je m’abuse :

    Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?

    Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?

    À me chercher lui-même attendrait-il si tard,

    N’était que de son coeur le trop juste reproche

    Lui fait peut-être, hélas ! Éviter cette approche ?

    Mais non, je lui veux bien épargner ce souci.

    Il ne me verra plus.

    ZAÏRE

    Madame, le voici.

    SCÈNE IV

    Bajazet, Atalide, Zaïre.

    BAJAZET

    C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.

    Vous n’avez plus, Madame, à craindre pour ma vie.

    Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur

    Ne me reprochait point mon injuste bonheur,

    Si mon coeur, dont le trouble en secret me condamne,

    Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.

    Mais enfin je me vois les armes a la main.

    Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,

    Non plus par un silence aidé de votre adresse

    Disputer en ces lieux le coeur de sa maîtresse,

    Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,

    Moi-même le cherchant aux climats étrangers,

    Lui disputer les coeurs du peuple et de l’armée,

    Et pour juge entre nous prendre la Renommée.

    Que vois-je ? Qu’avez-vous ? Vous pleurez !

    ATALIDE

    Non, Seigneur,

    Je ne murmure point contre votre bonheur.

    Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.

    Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle.

    Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins

    Que votre seul péril occupait tous mes soins,

    Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,

    C’est sans regret aussi que je la sacrifie.

    Il est vrai, si le ciel eut écouté mes voeux,

    Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux.

    Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale.

    Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale.

    Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux,

    Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.

    Roxane s’estimait assez récompensée,

    Et j’aurais en mourant cette douce pensée,

    Que vous ayant moi-même imposé cette loi,

    Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi,

    Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse

    Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.

    BAJAZET

    Que parlez-vous, Madame, et d’époux et d’amant ?

    Ô ciel ! De ce discours quel est le fondement ?

    Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?

    Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,

    Madame ! Ah croyez-vous que loin de le penser,

    Ma bouche seulement eut pu le prononcer ?

    Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire,

    La sultane a suivi son penchant ordinaire :

    Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour

    Comme un gage certain qui marquait mon amour,

    Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre :

    À peine ai-je parlé, que sans presque m’entendre,

    Ses pleurs précipités ont coupé mes discours.

    Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,

    Et se fiant enfin a ma reconnaissance,

    D’un hymen infaillible a formé l’espérance.

    Moi-même rougissant de sa crédulité,

    Et d’un amour si tendre et si peu mérité,

    Dans ma confusion, que Roxane, Madame,

    Attribuait encore à l’excès de ma flamme,

    Je me trouvais barbare, injuste, criminel.

    Croyez qu’il m’a fallu dans ce moment cruel,

    Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,

    Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.

    Cependant quand je viens après de tels efforts

    Chercher quelque secours contre tous mes remords,

    Vous-même contre moi je vous vois irritée

    Reprocher votre mort à mon âme agitée.

    Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment

    Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.

    Madame, finissons et mon trouble, et le vôtre.

    Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.

    Roxane n’est pas loin. Laissez agir ma foi.

    J’irai, bien plus content et de vous et de moi,

    Détromper son amour d’une feinte forcée,

    Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.

    La voici.

    ATALIDE

    Juste ciel ! Où va-t-il s’exposer ?

    Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.

    SCÈNE V

    Bajazet, Roxane, Atalide.

    ROXANE

    Venez, Seigneur, venez. Il est temps de paraître,

    Et que tout le sérail reconnaisse son maître.

    Tout ce peuple nombreux, dont il est habité,

    Assemblé par mon ordre attend ma volonté.

    Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,

    Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.

    L’auriez-vous cru, Madame, et qu’un si prompt retour

    Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?

    Tantôt à me venger fixe et déterminée,

    Je jurais qu’il voyait sa dernière journée.

    À peine cependant Bajazet m’a parlé,

    L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.

    J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse,

    J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.

    BAJAZET

    Oui, je vous ai promis, et j’ai donné ma foi

    De n’oublier jamais tout ce que je vous dois ;

    J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,

    Vous répondront toujours de ma reconnaissance.

    Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,

    Je vais de vos bontés attendre les effets.

    SCÈNE VI

    Roxane, Atalide.

    ROXANE

    De quel étonnement, ô ciel ! Suis-je frappée ?

    Est-ce un songe ? Et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?

    Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé

    Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?

    Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,

    Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?

    J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort

    Son amour me laissait maîtresse de son sort.

    Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?

    Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?

    Ah !… Mais il vous parlait. Quels étaient ses discours,

    Madame ?

    ATALIDE

    Moi, Madame ! Il vous aime toujours.

    ROXANE

    Il y va de sa vie au moins que je le croie.

    Mais de grâce, parmi tant de sujets de joie,

    Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer

    Ce chagrin, qu’en sortant il m’a fait remarquer ?

    ATALIDE

    Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.

    Il m’a de vos bontés longtemps entretenue.

    Il en était tout plein quand je l’ai rencontré.

    J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.

    Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise,

    Que tout prêt d’achever cette grande entreprise

    Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper

    Quelque marque des soins qui doivent l’occuper ?

    ROXANE

    Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême.

    Vous parlez mieux pour lui, qu’il ne parle lui-même.

    ATALIDE

    Et quel autre intérêt…

    ROXANE

    Madame, c’est assez.

    Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.

    Laissez-moi. J’ai besoin d’un peu de solitude.

    Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.

    J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,

    Et je veux un moment y penser sans témoins.

    SCÈNE VII

    ROXANE, seule.

    De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?

    Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?

    Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?

    N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?

    Bajazet interdit ! Atalide étonnée !

    Ô ciel ! À cet affront m’auriez-vous condamnée ?

    De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?

    Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits,

    Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,

    N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !

    Mais peut-être qu’aussi trop prompte à m’affliger

    J’observe de trop près un chagrin passager.

    J’impute à son amour l’effet de son caprice.

    N’eut-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?

    Prêt à voir le succès de son déguisement,

    Quoi, ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?

    Non, non, rassurons-nous. Trop d’amour m’intimide.

    Et pourquoi dans son coeur redouter Atalide ?

    Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?

    Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?

    Mais hélas ! De l’amour ignorons-nous l’empire ?

    Si par quelque autre charme Atalide l’attire,

    Qu’importe qu’il nous doive, et le sceptre, et le jour ?

    Les bienfaits dans un coeur balancent-ils l’amour ?

    Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,

    Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?

    Ah ! Si d’une autre chaîne il n’était point lié,

    L’offre de mon hymen l’eut-il tant effrayé ?

    N’eut-il pas sans regret secondé mon envie ?

    L’eut-il refusé même aux dépens de sa vie ?

    Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?

    Que veut-on ?

    SCÈNE VIII

    Roxane, Zatime.

    ZATIME

    Pardonnez si j’ose vous troubler.

    Mais, Madame, un esclave arrive de l’armée ;

    Et quoique sur la mer la porte fut fermée,

    Les gardes sans tarder l’ont ouverte à genoux

    Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.

    Mais, ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.

    ROXANE

    Orcan !

    ZATIME

    Oui, de tous ceux que le sultan emploie,

    Orcan le plus fidèle a servir ses desseins,

    Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.

    Madame, il vous demande avec impatience.

    Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance,

    Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas

    Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.

    ROXANE

    Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?

    Quel peut être cet ordre ? Et que puis-je répondre ?

    Il n’en faut point douter, le sultan inquiet

    Une seconde fois condamne Bajazet.

    On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre.

    Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?

    Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?

    J’ai trahi l’un. Mais l’autre est peut-être un ingrat.

    Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?

    Allons. Employons bien le moment qui nous reste.

    Ils ont beau se cacher. L’amour le plus discret

    Laisse par quelque marque échapper son secret.

    Observons Bajazet. Étonnons Atalide.

    Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIERE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Ah ! Sais-tu mes frayeurs ? Sais-tu que dans ces lieux

    J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?

    En ce moment fatal que je crains sa venue !

    Que je crains… Mais dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?

    Qu’a-t-il dit ? Se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?

    Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?

    ZAÏRE

    Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande.

    Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.

    Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.

    J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.

    J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.

    Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.

    ATALIDE, lit.

    « Après tant d’injustes détours

    Faut-il qu’à feindre encor votre amour me convie ?

    Mais je veux bien prendre soin d’une vie,

    Dont vous jurez que dépendent vos jours.

    Je verrai la sultane. Et par ma complaisance,

    Par de nouveaux serments de ma reconnaissance,

    J’apaiserai, si je puis, son courroux.

    N’exigez rien de plus. Ni la mort, ni vous-même,

    Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

    Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

    Hélas ! Que me dit-il ? Croit-il que je l’ignore ?

    Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?

    Est-ce ainsi qu’à mes voeux il sait s’accommoder ?

    C’est Roxane, et non moi qu’il faut persuader.

    De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie ?

    Funeste aveuglement ! Perfide jalousie !

    Récit menteur ! Soupçons que je n’ai pu celer !

    Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler ?

    C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente.

    J’étais aimée, heureuse, et Roxane contente.

    Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas.

    Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas.

    Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime.

    Qu’elle le croie enfin. Que ne puis je moi-même

    Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,

    Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !

    Mais à d’autres périls je crains de le commettre.

    ZAÏRE

    Roxane vient à vous.

    ATALIDE

    Ah ! Cachons cette lettre.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

    ROXANE, à Zatime.

    Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.

    ATALIDE, à Zaïre.

    Va, cours, et tâche enfin de le persuader.

    SCÈNE III

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ROXANE

    Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée,

    De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?

    ATALIDE

    On m’a dit que du camp un esclave est venu,

    Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.

    ROXANE

    Amurat est heureux, la fortune est changée,

    Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.

    ATALIDE

    Hé quoi, Madame ? Osmin…

    ROXANE

    Était mal averti.

    Et depuis son départ cet esclave est parti.

    C’en est fait.

    ATALIDE

    Quel revers !

    ROXANE

    Pour comble de disgrâces

    Le sultan qui l’envoie est parti sur ses traces.

    ATALIDE

    Quoi ! Les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?

    ROXANE

    Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.

    ATALIDE

    Que je vous plains, Madame ! Et qu’il est nécessaire

    D’achever promptement ce que vous vouliez faire !

    ROXANE

    Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.

    ATALIDE

    Ô ciel !

    ROXANE

    Le temps n’a point adouci sa rigueur.

    Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.

    ATALIDE

    Et que vous mande-t-il ?

    ROXANE

    Voyez. Lisez vous-même.

    Vous connaissez, Madame, et la lettre, et le seing.

    ATALIDE

    Du cruel Amurat je reconnais la main.

    Elle lit.

    « Avant que Babylone éprouvât ma puissance,

    Je vous ai fait porter mes ordres absolus.

    Je ne veux point douter de votre obéissance,

    Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.

    Je laisse sous mes lois Babylone asservie,

    Et confirme en partant mon ordre souverain.

    Vous, si vous avez soin de votre propre vie,

    Ne vous montrez a moi que sa tête à la main. »

    ROXANE

    Hé bien ?

    ATALIDE

    Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.

    ROXANE

    Que vous semble ?

    ATALIDE

    Il poursuit son dessein parricide.

    Mais il pense proscrire un prince sans appui.

    Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui,

    Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme,

    Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…

    ROXANE

    Moi, Madame ?

    Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr.

    Mais…

    ATALIDE

    Quoi donc ? Qu’avez-vous résolu ?

    ROXANE

    D’obéir.

    ATALIDE

    D’obéir !

    ROXANE

    Et que faire en ce péril extrême ?

    Il le faut.

    ATALIDE

    Quoi ! Ce prince aimable… qui vous aime

    Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !

    ROXANE

    Il le faut. Et déjà mes ordres sont donnés.

    ATALIDE

    Je me meurs.

    ZATIME

    Elle tombe, et ne vit plus qu’a peine.

    ROXANE

    Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine.

    Mais au moins observez ses regards, ses discours,

    Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.

    SCÈNE IV

    ROXANE, seule.

    Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.

    Voila sur quelle foi je m’étais assurée.

    Depuis six mois entiers j’ai cru que nuit et jour

    Ardente elle veillait au soin de mon amour.

    Et c’est moi qui du sien ministre trop fidèle

    Semble depuis six mois ne veiller que pour elle,

    Qui me suis appliquée à chercher les moyens

    De lui faciliter tant d’heureux entretiens,

    Et qui même souvent prévenant son envie

    Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.

    Ce n’est pas tout. Il faut maintenant m’éclaircir,

    Si dans sa perfidie elle a su réussir.

    Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?

    Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?

    Vois-je pas au travers de son saisissement,

    Un coeur dans ses douleurs content de son amant ?

    Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,

    Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.

    N’importe. Poursuivons. Elle peut comme moi

    Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.

    Pour le faire expliquer tendons-lui quelque piège.

    Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je ?

    Quoi donc ! À me gêner appliquant mes esprits

    J’irai faire a mes yeux éclater ses mépris ?

    Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.

    D’ailleurs l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.

    Il faut prendre parti, l’on m’attend. Faisons mieux.

    Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux.

    Laissons de leur amour la recherche importune.

    Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune.

    Voyons, si par mes soins sur le trône élevé,

    Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé.

    Et si de mes bienfaits lâchement libérale

    Sa main en osera couronner ma rivale.

    Je saurai bien toujours retrouver le moment

    De punir, s’il le faut, la rivale, et l’amant.

    Dans ma juste fureur observant le perfide

    Je saurai le surprendre avec son Atalide.

    Et d’un même poignard les unissant tous deux,

    Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.

    Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre,

    Je veux tout ignorer.

    SCÈNE V

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Ah ! Que viens-tu m’apprendre,

    Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?

    Vois-tu dans ses discours qu’ils s’entendent tous deux ?

    ZATIME

    Elle n’a point parlé. Toujours évanouie,

    Madame, elle ne marque aucun reste de vie

    Que par de longs soupirs, et des gémissements,

    Qu’il semble que son coeur va suivre à tous moments.

    Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,

    Ont découvert son sein, pour leur donner passage.

    Moi-même avec ardeur secondant ce dessein,

    J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein.

    Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,

    Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.

    ROXANE

    Donne. Pourquoi frémir ? Et quel trouble soudain

    Me glace a cet objet et fait trembler ma main ?

    Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée.

    Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée.

    «  ……………… Ni la mort, ni vous-même,

    Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

    Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

    Ah ! De la trahison me voilà donc instruite.

    Je reconnais l’appas, dont ils m’avaient séduite.

    Ainsi donc mon amour était récompensé,

    Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé ?

    Ah ! Je respire enfin. Et ma joie est extrême

    Que le traître une fois se soit trahi lui-même.

    Libre des soins cruels, ou j’allais m’engager,

    Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.

    Qu’il meure. Vengeons-nous. Courez. Qu’on le saisisse.

    Que la main des muets s’arme pour son supplice.

    Qu’ils viennent préparer ces noeuds infortunés,

    Par qui de ses pareils les jours sont terminés.

    Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.

    ZATIME

    Ah Madame !

    ROXANE

    Quoi donc ?

    ZATIME

    Si sans trop vous déplaire,

    Dans les justes transports, Madame, où je vous vois,

    J’osais vous faire entendre une timide voix ;

    Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,

    Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre.

    Mais tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui

    Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?

    Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle

    Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?

    Des coeurs comme le sien, vous le savez assez,

    Ne se regagnent plus, quand ils sont offensés,

    Et la plus prompte mort dans ce moment sévère

    Devient de leur amour la marque la plus chère.

    ROXANE

    Avec quelle insolence, et quelle cruauté,

    Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !

    Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !

    Tu ne remportais pas une grande victoire,

    Perfide, en abusant ce coeur préoccupé,

    Qui lui-même craignait de se voir détrompé.

    Moi ! Qui de ce haut rang qui me rendait si fière,

    Dans le sein du malheur t’ai cherché la première,

    Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,

    Aux périls dont tes jours étaient environnés,

    Après tant de bonté, de soin, d’ardeurs extrêmes,

    Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !

    Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?

    Tu pleures malheureuse ? Ah ! Tu devais pleurer,

    Lorsque d’un vain désir à ta perte poussée,

    Tu conçus de le voir la première pensée.

    Tu pleures ? Et l’ingrat tout prêt à te trahir

    Prépare les discours dont il veut t’éblouir.

    Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie.

    Ah ! Traître, tu mourras. Quoi ! Tu n’es point partie ?

    Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas.

    Qu’il me voie attentive au soin de son trépas,

    Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,

    Et de sa trahison ce gage trop sincère.

    Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.

    Qu’il n’ait en expirant que ses cris pour adieux.

    Qu’elle soit cependant fidèlement servie.

    Prends soin d’elle. Ma haine a besoin de sa vie.

    Ah ! Si pour son amant facile à s’attendrir

    La peur de son trépas la fit presque mourir,

    Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle,

    De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,

    De voir sur cet objet ses regards arrêtés

    Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !

    Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.

    Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?

    SCÈNE VI

    Roxane, Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Que faites-vous, Madame ? En quels retardements

    D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?

    Byzance par mes soins presque entière assemblée

    Interroge ses chefs, de leur crainte troublée.

    Et tous, pour s’expliquer, ainsi que mes amis,

    Attendent le signal que vous m’aviez promis.

    D’où vient que sans répondre à leur impatience,

    Le sérail cependant garde un triste silence ?

    Déclarez-vous, Madame, et sans plus différer…

    ROXANE

    Oui, vous serez content, je vais me déclarer.

    ACOMAT

    Madame, quel regard, et quelle voix sévère

    Malgré votre discours m’assure du contraire ?

    Quoi ! Déjà votre amour des obstacles vaincu…

    ROXANE

    Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.

    ACOMAT

    Lui !

    ROXANE

    Pour moi, pour vous-même également perfide,

    Il nous trompait tous deux.

    ACOMAT

    Comment ?

    ROXANE

    Cette Atalide,

    Qui même n’était pas un assez digne prix,

    De tout ce que pour lui vous avez entrepris…

    ACOMAT

    Hé bien ?

    ROXANE

    Lisez. Jugez après cette insolence,

    Si nous devons d’un traître embrasser la défense.

    Obéissons plutôt à la juste rigueur

    D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur,

    Et livrant sans regret un indigne complice,

    Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.

    ACOMAT, lui rendant le billet.

    Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,

    Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,

    Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre

    Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.

    Montrez-moi le chemin, j’y cours.

    ROXANE

    Non, Acomat.

    Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.

    Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.

    Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.

    Je vais tout préparer. Vous cependant allez

    Disperser promptement vos amis assemblés.

    SCÈNE VII

    Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Demeure. Il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.

    OSMIN

    Quoi ! Jusque-là, Seigneur, votre amour vous transporte ?

    N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?

    Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?

    ACOMAT

    Que veux tu dire ? Es-tu toi-même si crédule,

    Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ;

    Moi jaloux ? Plut au ciel qu’en me manquant de foi,

    L’imprudent Bajazet n’eut offensé que moi !

    OSMIN

    Et pourquoi donc, Seigneur, au lieu de le défendre…

    ACOMAT

    Et la sultane est-elle en état de m’entendre ?

    Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,

    Que j’allais avec lui me perdre, ou me sauver ?

    Ah, de tant de conseils événement sinistre !

    Prince aveugle ! Ou plutôt trop aveugle ministre !

    Il te sied bien, d’avoir en de si jeunes mains

    Chargé d’ans, et d’honneurs, confié tes desseins,

    Et laissé d’un vizir la fortune flottante

    Suivre de ces amants la conduite imprudente.

    OSMIN

    Hé ! Laissez-les entre eux exercer leur courroux.

    Bajazet veut périr, Seigneur, songez à vous.

    Qui peut de vos desseins révéler le mystere,

    Sinon quelques amis engagés à se taire ?

    Vous verrez par sa mort le sultan adouci.

    ACOMAT

    Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi ;

    Mais moi, qui vois plus loin, qui par un long usage

    Des maximes du trône ai fait l’apprentissage,

    Qui d’emplois en emplois vieilli sous trois sultans,

    Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,

    Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace

    Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,

    Et qu’une mort sanglante est l’unique traité

    Qui reste entre l’esclave, et le maître irrité.

    OSMIN

    Fuyez donc.

    ACOMAT

    J’approuvais tantôt cette pensée,

    Mon entreprise alors était moins avancée.

    Mais il m’est désormais trop dur de reculer.

    Par une belle chute il faut me signaler,

    Et laisser un débris du moins après ma fuite,

    Qui de mes ennemis retarde la poursuite.

    Bajazet vit encor. Pourquoi nous étonner ?

    Acomat de plus loin a su le ramener.

    Sauvons-le, malgré lui, de ce péril extrême,

    Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.

    Tu vois combien son coeur prêt à le protéger,

    A retenu mon bras trop prompt à la venger.

    Je connais peu l’amour. Mais j’ose te répondre

    Qu’il n’est pas condamné puisqu’on le veut confondre,

    Que nous avons du temps. Malgré son désespoir

    Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.

    OSMIN

    Enfin que vous inspire une si noble audace ?

    Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place.

    Ce palais est tout plein…

    ACOMAT

    Oui, d’esclaves obscurs,

    Nourris loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.

    Mais toi, dont la valeur d’Amurat oubliée

    Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,

    Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?

    OSMIN

    Seigneur, vous m’offensez. Si vous mourez, je meurs.

    ACOMAT

    D’amis, et de soldats une troupe hardie

    Aux portes du palais attend notre sortie.

    La sultane d’ailleurs se fie à mes discours.

    Nourri dans le sérail j’en connais les détours.

    Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure.

    Ne tardons plus. Marchons. Et s’il faut que je meure,

    Mourons, moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,

    Comme le favori d’un homme tel que moi.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    ATALIDE, seule.

    Hélas ! Je cherche en vain. Rien ne s’offre a ma vue.

    Malheureuse ! Comment puis-je l’avoir perdue ?

    Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour

    Exposât mon amant tant de fois en un jour ?

    Que pour dernier malheur, cette lettre fatale

    Fut encor parvenue aux yeux de ma rivale ?

    J’étais en ce lieu même, et ma timide main,

    Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.

    Sa présence a surpris mon âme désolée.

    Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée.

    J’ai senti défaillir ma force, et mes esprits.

    Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris,

    À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.

    Ah ! Trop cruelles mains qui m’avez secourue,

    Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains,

    Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.

    Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?

    Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?

    Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?

    Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.

    Cependant on m’arrête, on me tient enfermée.

    On ouvre. De son sort je vais être informée.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ROXANE

    Retirez-vous.

    ATALIDE

    Madame… Excusez l’embarras…

    ROXANE

    Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez pas.

    Gardes, qu’on la retienne.

    SCÈNE III

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Oui, tout est pret, Zatime.

    Orcan, et les muets attendent leur victime.

    Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort.

    Je puis le retenir. Mais s’il sort, il est mort.

    Vient-il ?

    ZATIME

    Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;

    Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,

    Il m’a paru, Madame, avec empressement

    Sortir, pour vous chercher, de son appartement.

    ROXANE

    Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,

    Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?

    Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?

    Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?

    Quoi ! Ne devrais-tu pas être déjà vengée ?

    Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?

    Sans perdre tant d’efforts sur ce coeur endurci,

    Que ne le laissons-nous périr… Mais le voici.

    SCÈNE IV

    Bajazet, Roxane.

    ROXANE

    Je ne vous ferai point des reproches frivoles.

    Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.

    Mes soins vous sont connus. En un mot, vous vivez,

    Et je ne vous dirais que ce que vous savez.

    Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,

    Je n’en murmure point. Quoique à ne vous rien taire,

    Ce même amour peut-être, et ces mêmes bienfaits,

    Auraient du suppléer à mes faibles attraits.

    Mais je m’étonne enfin que pour reconnaissance,

    Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,

    Vous ayez si longtemps par des détours si bas,

    Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.

    BAJAZET

    Qui ? Moi, Madame ?

    ROXANE

    Oui, toi. Voudrais-tu point encore

    Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ;

    Ne prétendrais-tu point par tes fausses couleurs

    Déguiser un amour qui te retient ailleurs,

    Et me jurer enfin d’une bouche perfide,

    Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?

    BAJAZET

    Atalide, Madame ! Ô ciel ! Qui vous a dit…

    ROXANE

    Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.

    BAJAZET

    Je ne vous dis plus rien. Cette lettre sincère

    D’un malheureux amour contient tout le mystère.

    Vous savez un secret que tout prêt à s’ouvrir

    Mon coeur a mille fois voulu vous découvrir.

    J’aime, je le confesse. Et devant que votre âme

    Prévenant mon espoir m’eut déclaré sa flamme,

    Déjà plein d’un amour des l’enfance formé

    À tout autre désir mon coeur était fermé.

    Vous me vîntes offrir, et la vie, et l’empire,

    Et même votre amour, si j’ose vous le dire,

    Consultant vos bienfaits, les crut, et sur leur foi

    De tous mes sentiments vous répondit pour moi.

    Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?

    Je vis en même temps qu’elle vous était chère.

    Combien le trône tente un coeur ambitieux !

    Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.

    Je chéris, j’acceptai sans tarder davantage,

    L’heureuse occasion de sortir d’esclavage ;

    D’autant plus qu’il fallait l’accepter, ou périr ;

    D’autant plus que vous-même ardente à me l’offrir

    Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée,

    Que même mes refus vous auraient exposée,

    Qu’après avoir osé me voir et me parler,

    Il était dangereux pour vous de reculer.

    Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes.

    Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?

    Songez combien de fois vous m’avez reproché

    Un silence témoin de mon trouble caché.

    Plus l’effet de vos soins, et ma gloire étaient proches,

    Plus mon coeur interdit se faisait de reproches.

    Le ciel, qui m’entendait, sait bien qu’en même temps

    Je ne m’arrêtais pas à des voeux impuissants.

    Et si l’effet enfin suivant mon espérance

    Eut ouvert un champ libre a ma reconnaissance,

    J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,

    Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,

    Que vous-même peut-être…

    ROXANE

    Et que pourrais-tu faire ?

    Sans l’offre de ton coeur par ou peux-tu me plaire ?

    Quels seraient de tes voeux les inutiles fruits ?

    Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?

    Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,

    Et même de l’État qu’Amurat me confie,

    Sultane, et ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,

    Souveraine d’un coeur qui n’eut aimé que moi.

    Dans ce comble de gloire, ou je suis arrivée,

    À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?

    Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,

    Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,

    De mon rang descendue, à mille autres égale,

    Ou la première esclave enfin de ma rivale ?

    Laissons ces vains discours. Et sans m’importuner,

    Pour la dernière fois veux-tu vivre et régner ?

    J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.

    Mais tu n’as qu’un moment. Parle.

    BAJAZET

    Que faut-il faire ?

    ROXANE

    Ma rivale est ici. Suis-moi sans différer.

    Dans les mains des muets viens la voir expirer.

    Et libre d’un amour à ta gloire funeste

    Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.

    Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.

    BAJAZET

    Je ne l’accepterais que pour vous en punir,

    Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire

    L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.

    Mais à quelle fureur me laissant emporter

    Contre ses tristes jours vais-je vous irriter ?

    De mes emportements elle n’est point complice,

    Ni de mon amour même, et de mon injustice.

    Loin de me retenir par des conseils jaloux,

    Elle me conjurait de me donner à vous.

    En un mot séparez ses vertus de mon crime.

    Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime,

    Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir.

    Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.

    Amurat avec moi ne l’a point condamnée.

    Épargnez une vie assez infortunée.

    Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,

    Madame. Et si jamais je vous fus cher…

    ROXANE

    Sortez.

    SCÈNE V

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,

    Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.

    ZATIME

    Atalide à vos pieds demande à se jeter,

    Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,

    Madame. Elle vous veut faire l’aveu fidèle,

    D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.

    ROXANE

    Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort,

    Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.

    SCÈNE VI

    Roxane, Atalide.

    ATALIDE

    Je ne viens plus, Madame, à feindre disposée

    Tromper votre bonté si longtemps abusée.

    Confuse, et digne objet de vos inimitiés,

    Je viens mettre mon coeur, et mon crime à vos pieds.

    Oui, Madame, il est vrai que je vous ai trompée.

    Du soin de mon amour seulement occupée,

    Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,

    Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.

    Je l’aimai des l’enfance. Et des ce temps, Madame,

    J’avais par mille soins su prévenir son âme.

    La sultane sa mère ignorant l’avenir,

    Hélas ! Pour son malheur, se plut à nous unir.

    Vous l’aimâtes depuis. Plus heureux l’un et l’autre,

    Si connaissant mon coeur, ou me cachant le vôtre,

    Votre amour de la mienne eut su se défier !

    Je ne me noircis point, pour le justifier.

    Je jure par le ciel, qui me voit confondue,

    Par ces grands Ottomans, dont je suis descendue,

    Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,

    Pour le plus pur du sang, qu’ils ont transmis en nous.

    Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,

    Madame, a tant d’attraits n’était pas invincible.

    Jalouse, et toujours prête à lui représenter

    Tout ce que je croyais digne de l’arrêter,

    Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,

    Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;

    Ce jour même, des jours le plus infortuné,

    Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,

    Et de ma mort enfin le prenant à partie,

    Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,

    Qu’arrachant, malgré lui des gages de sa foi,

    Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.

    Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?

    Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées.

    C’est moi qui l’y forçai. Les noeuds que j’ai rompus

    Se rejoindront bientôt, quand je ne serai plus.

    Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,

    N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,

    Et ne vous montrez point à son coeur éperdu,

    Couverte de mon sang par vos mains répandu.

    D’un coeur trop tendre encore épargnez la faiblesse.

    Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,

    Madame, mon trépas n’en sera pas moins prompt.

    Jouissez d’un bonheur, dont ma mort vous répond.

    Couronnez un héros, dont vous serez chérie.

    J’aurai soin de ma mort, prenez soin de sa vie.

    Allez, Madame, allez. Avant votre retour

    J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.

    ROXANE

    Je ne mérite pas un si grand sacrifice.

    Je me connais, Madame, et je me fais justice.

    Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui,

    Par des noeuds éternels vous unir avec lui.

    Vous jouirez bientôt de son aimable vue.

    Levez-vous. Mais que veut Zatime tout émue ?

    SCÈNE VII

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ZATIME

    Ah ! Venez vous montrer, Madame, ou désormais

    Le rebelle Acomat est maître du palais.

    Profanant des sultans la demeure sacrée,

    Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.

    Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,

    Doutent si le Vizir vous sert, ou vous trahit.

    ROXANE

    Ah les traîtres ! Allons, et courons le confondre.

    Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.

    SCÈNE VIII

    Atalide, Zatime.

    ATALIDE

    Hélas ! Pour qui mon coeur doit-il faire des voeux ?

    J’ignore quel dessein les anime tous deux,

    Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,

    Je ne demande point, Zatime, que ta bouche

    Trahisse en ma faveur Roxane et son secret.

    Mais de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.

    L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien a craindre ?

    ZATIME

    Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.

    ATALIDE

    Quoi, Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?

    ZATIME

    Madame, le secret m’est sur tout ordonné.

    ATALIDE

    Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.

    ZATIME

    Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.

    ATALIDE

    Ah ! C’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main

    Lui donne de ton zèle un gage plus certain.

    Perce toi-même un coeur que ton silence accable,

    D’une esclave barbare esclave impitoyable.

    Précipite des jours qu’elle me veut ravir,

    Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.

    Tu me retiens en vain. Et dès cette même heure

    Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.

    SCÈNE IX

    Atalide, Acomat, Zatime.

    ACOMAT

    Ah que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,

    Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?

    Je cours tout le sérail. Et même des l’entrée

    De mes braves amis la moitié séparée

    A marché sur les pas du courageux Osmin,

    Le reste m’a suivi par un autre chemin.

    Je cours, et je ne vois que des troupes craintives,

    D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.

    ATALIDE

    Ah ! Je suis de son sort moins instruite que vous.

    Cette esclave le sait.

    ACOMAT

    Crains mon juste courroux.

    Malheureuse, réponds.

    SCÈNE X

    Atalide, Acomat, Zatime, Zaïre.

    ZAÏRE

    Madame !

    ATALIDE

    Hé bien, Zaïre ?

    Qu’est-ce ?

    ZAÏRE

    Ne craignez plus. Votre ennemie expire.

    ATALIDE

    Roxane ?

    ZAÏRE

    Et ce qui va bien plus vous étonner,

    Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.

    ATALIDE

    Quoi ! Lui ?

    ZAÏRE

    Désespéré d’avoir manqué son crime,

    Sans doute il a voulu prendre cette victime.

    ATALIDE

    Juste ciel ! L’innocence a trouvé ton appui.

    Bajazet vit encor, vizir, courez à lui.

    ZAÏRE

    Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite,

    Il a tout vu.

    SCÈNE XI

    Atalide, Acomat, Zaïre, Osmin.

    ACOMAT

    Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?

    Roxane est-elle morte ?

    OSMIN

    Oui, j’ai vu l’assassin

    Retirer son poignard tout fumant de son sein.

    Orcan qui méditait ce cruel stratagème,

    La servait a dessein de la perdre elle-même,

    Et le sultan l’avait chargé secrètement,

    De lui sacrifier l’amante après l’amant.

    Lui-même d’aussi loin qu’il nous a vus paraître.

    « Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître.

    De son auguste seing reconnaissez les traits,

    Perfides, et sortez de ce sacré palais. »

    À ce discours laissant la sultane expirante,

    Il a marché vers nous, et d’une main sanglante

    Il nous a déployé l’ordre, dont Amurat

    Autorise ce monstre à ce double attentat.

    Mais, Seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,

    Transportés à la fois de douleur, et de rage,

    Nos bras impatients ont puni son forfait,

    Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.

    ATALIDE

    Bajazet !

    ACOMAT

    Que dis-tu ?

    OSMIN

    Bajazet est sans vie.

    L’ignoriez-vous ?

    ATALIDE

    Ô ciel !

    OSMIN

    Son amante en furie

    Près de ces lieux, Seigneur, craignant votre secours,

    Avait au noeud fatal abandonné ses jours.

    Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,

    Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste,

    Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré

    De morts et de mourants noblement entouré,

    Que vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,

    Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.

    Mais puisque c’en est fait, Seigneur, songeons à nous.

    ACOMAT

    Ah ! Destins ennemis, où me réduisez-vous !

    Je sais en Bajazet la perte que vous faites,

    Madame. Je sais trop qu’en l’état où vous êtes,

    Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui

    De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui.

    Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,

    Je vais, non point sauver cette tête coupable,

    Mais redevable aux soins de mes tristes amis

    Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.

    Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée

    Nous allions confier votre tête sacrée,

    Madame, consultez. Maîtres de ce palais,

    Mes fidèles amis attendront vos souhaits.

    Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,

    Je cours ou ma présence est encor nécessaire,

    Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,

    Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Enfin c’en est donc fait. Et par mes artifices,

    Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,

    Je suis donc arrivée au douloureux moment,

    Où je vois par mon crime expirer mon amant.

    N’était-ce pas assez, cruelle destinée,

    Qu’a lui survivre hélas ! Je fusse condamnée ?

    Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs

    Je ne pusse imputer sa mort qu’a mes fureurs ?

    Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie,

    Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie.

    Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux

    Dont tu viens d’éprouver les détestables noeuds.

    Et je puis, sans mourir, en souffrir la pensée ?

    Moi, qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,

    Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !

    Ah ! N’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?

    Mais c’en est trop. Il faut par un prompt sacrifice

    Que ma fidèle main te venge, et me punisse.

    Vous, de qui j’ai troublé la gloire, et le repos,

    Héros, qui deviez tous revivre en ce héros,

    Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance,

    Me confias son coeur, dans une autre espérance,

    Infortuné vizir, amis désespérés,

    Roxane, venez tous contre moi conjurés,

    Tourmenter à la fois une amante éperdue,

    Elle se tue.

    Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.

    ZAÏRE

    Ah ! Madame… Elle expire. Ô ciel ! En ce malheur

    Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !

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  • Jean Racine : Bérénice

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

    Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

    Souvent ce cabinet superbe et solitaire,

    Des secrets de Titus est le dépositaire.

    C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,

    Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.

    De son appartement cette porte est prochaine,

    Et cette autre conduit dans celui de la reine.

    Va chez elle. Dis-lui qu’importun à regret,

    J’ose lui demander un entretien secret.

    ARSACE

    Vous, Seigneur, importun ? Vous cet ami fidèle,

    Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?

    Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ;

    Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois :

    Quoi ! Déjà de Titus épouse en espérance,

    Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?

    ANTIOCHUS

    Va, dis-je, et sans vouloir te charger d’autres soins,

    Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.

    SCÈNE II

    ANTIOCHUS, seul.

    Hé bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?

    Pourrai je sans trembler lui dire : je vous aime ?

    Mais quoi ! Déjà je tremble, et mon coeur agité

    Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.

    Bérénice autrefois m’ôta toute espérance.

    Elle m’imposa même un éternel silence.

    Je me suis tu cinq ans. Et jusques à ce jour

    D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.

    Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine,

    Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?

    Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment

    Pour me venir encor déclarer son amant ?

    Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?

    Ah ! Puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.

    Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir,

    Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.

    Hé quoi ! Souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ?

    Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ?

    Quoi ? Même en la perdant redouter son courroux ?

    Belle reine : et pourquoi vous offenseriez-vous ?

    Viens-je vous demander que vous quittiez l’Empire ?

    Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire

    Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival

    Trouverait à ses voeux quelque obstacle fatal ;

    Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance,

    Exemple infortuné d’une longue constance,

    Après cinq ans d’amour, et d’espoir superflus,

    Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus.

    Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.

    Quoi qu’il en soit, parlons, c’est assez nous contraindre.

    Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir

    Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?

    SCÈNE III

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Arsace, entrerons-nous ?

    ARSACE

    Seigneur, j’ai vu la reine.

    Mais pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine

    Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur

    Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.

    Titus après huit jours d’une retraite austère

    Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.

    Cet amant se redonne aux soins de son amour.

    Et si j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour,

    Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice

    Change le nom de reine au nom d’impératrice.

    ANTIOCHUS

    Hélas !

    ARSACE

    Quoi ! Ce discours pourrait-il vous troubler ?

    ANTIOCHUS

    Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?

    ARSACE

    Vous la verrez, Seigneur. Bérénice est instruite

    Que vous voulez ici la voir seule, et sans suite.

    La reine d’un regard a daigné m’avertir

    Qu’à votre empressement elle allait consentir.

    Et sans doute elle attend le moment favorable

    Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.

    ANTIOCHUS

    Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé

    Des ordres importants dont je t’avais chargé ?

    ARSACE

    Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.

    Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,

    Prêts à quitter le port de moments en moments,

    N’attendent pour partir que vos commandements.

    Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?

    ANTIOCHUS

    Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.

    ARSACE

    Qui doit partir ?

    ANTIOCHUS

    Moi.

    ARSACE

    Vous ?

    ANTIOCHUS

    En sortant du palais,

    Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.

    ARSACE

    Je suis surpris sans doute, et c’est avec justice.

    Quoi ! Depuis si longtemps la reine Bérénice

    Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États,

    Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas,

    Et lorsque cette reine assurant sa conquête

    Vous attend pour témoin de cette illustre fête,

    Quand l’amoureux Titus devenant son époux,

    Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…

    ANTIOCHUS

    Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,

    Et quitte un entretien dont le cours m’importune.

    ARSACE

    Je vous entends, Seigneur. Ces mêmes dignités

    Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.

    L’inimitié succède à l’amitié trahie.

    ANTIOCHUS

    Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.

    ARSACE

    Quoi donc ! De sa grandeur déjà trop prévenu,

    Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?

    Quelque pressentiment de son indifférence

    Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?

    ANTIOCHUS

    Titus n’a point pour moi paru se démentir,

    J’aurais tort de me plaindre.

    ARSACE

    Et pourquoi donc partir ?

    Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?

    Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,

    Un prince qui jadis témoin de vos combats

    Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,

    Et de qui la valeur par vos soins secondée

    Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.

    Il se souvient du jour illustre et douloureux

    Qui décida du sort d’un long siège douteux :

    Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles

    Contemplaient sans péril nos assauts inutiles,

    Le bélier impuissant les menaçait en vain.

    Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,

    Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.

    Ce jour presque éclaira vos propres funérailles,

    Titus vous embrassa mourant entre mes bras,

    Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.

    Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre

    Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.

    Si, pressé du désir de revoir vos États,

    Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,

    Faut-il que sans honneur l’Euphrate vous revoie ?

    Attendez pour partir que César vous renvoie

    Triomphant, et chargé des titres souverains

    Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.

    Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?

    Vous ne répondez point.

    ANTIOCHUS

    Que veux-tu que je dise ?

    J’attends de Bérénice un moment d’entretien.

    ARSACE

    Hé bien, Seigneur ?

    ANTIOCHUS

    Son sort décidera du mien.

    ARSACE

    Comment ?

    ANTIOCHUS

    Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.

    Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,

    S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,

    Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.

    ARSACE

    Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?

    ANTIOCHUS

    Quand nous serons partis, je te dirai le reste.

    ARSACE

    Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit !

    ANTIOCHUS

    La reine vient. Adieu, fais tout ce que j’ai dit.

    SCÈNE IV

    Bérénice, Antiochus, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Enfin je me dérobe à la joie importune

    De tant d’amis nouveaux, que me fait la fortune.

    Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,

    Pour chercher un ami, qui me parle du coeur.

    Il ne faut point mentir, ma juste impatience

    Vous accusait déjà de quelque négligence.

    Quoi ! Cet Antiochus, disais-je, dont les soins

    Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins,

    Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses

    Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses;

    Aujourd’hui que le ciel semble me présager

    Un honneur, qu’avec vous je prétends partager,

    Ce même Antiochus se cachant à ma vue,

    Me laisse à la merci d’une foule inconnue ?

    ANTIOCHUS

    Il est donc vrai, Madame ? Et selon ce discours

    L’hymen va succéder à vos longues amours ?

    BÉRÉNICE

    Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.

    Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes.

    Ce long deuil que Titus imposait à sa cour,

    Avait même en secret suspendu son amour.

    Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue

    Lorsqu’il passait les jours, attaché sur ma vue.

    Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,

    Il ne me laissait plus que de tristes adieux.

    Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,

    Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,

    Moi, qui loin des grandeurs, dont il est revêtu,

    Aurais choisi son coeur, et cherché sa vertu.

    ANTIOCHUS

    Il a repris pour vous sa tendresse première ?

    BÉRÉNICE

    Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,

    Lorsque, pour seconder ses soins religieux,

    Le Sénat a placé son père entre les dieux.

    De ce juste devoir sa piété contente

    A fait place, Seigneur, au soin de son amante.

    Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,

    Il est dans le Sénat par son ordre assemblé.

    Là, de la Palestine il étend la frontière,

    Il y joint l’Arabie, et la Syrie entière.

    Et si de ses amis j’en dois croire la voix,

    Si j’en crois ses serments redoublés mille fois

    Il va sur tant d’États couronner Bérénice,

    Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice ;

    Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.

    ANTIOCHUS

    Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

    BÉRÉNICE

    Que dites-vous ? Ah ciel ! Quel adieu ? Quel langage ?

    Prince, vous vous troublez, et changez de visage ?

    ANTIOCHUS

    Madame, il faut partir.

    BÉRÉNICE

    Quoi ? ne puis-je savoir

    Quel sujet…

    ANTIOCHUS

    Il fallait partir sans la revoir.

    BÉRÉNICE

    Que craignez-vous ? Parlez, c’est trop longtemps se taire.

    Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?

    ANTIOCHUS

    Au moins, souvenez-vous que je cède à vos lois,

    Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.

    Si dans ce haut degré de gloire et de puissance,

    Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,

    Madame, il vous souvient que mon coeur en ces lieux

    Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.

    J’aimai, j’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.

    Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère

    Alliez-vous de mon coeur recevoir le tribut,

    Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.

    Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme

    Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.

    La Judée en pâlit. Le triste Antiochus

    Se compta le premier au nombre des vaincus.

    Bientôt de mon malheur interprète sévère,

    Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.

    Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux.

    Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.

    Enfin votre rigueur emporta la balance,

    Vous sûtes m’imposer l’exil, ou le silence :

    Il fallut le promettre, et même le jurer.

    Mais, puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,

    Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,

    Mon coeur faisait serment de vous aimer sans cesse.

    BÉRÉNICE

    Ah ! que me dites-vous ?

    ANTIOCHUS

    Je me suis tu cinq ans,

    Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

    De mon heureux rival j’accompagnai les armes.

    J’espérai de verser mon sang après mes larmes,

    Ou qu’au moins jusqu’à vous porté par mille exploits,

    Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.

    Le ciel sembla promettre une fin à ma peine.

    Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.

    Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !

    La valeur de Titus surpassait ma fureur.

    Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.

    Quoique attendu, Madame, à l’empire du monde,

    Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,

    Il semblait à lui seul appeler tous les coups,

    Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,

    Son malheureux rival ne semblait que le suivre.

    Je vois que votre coeur m’applaudit en secret,

    Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,

    Et que trop attentive à ce récit funeste,

    En faveur de Titus vous pardonnez le reste.

    Enfin après un siège aussi cruel que lent,

    Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant

    Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,

    Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.

    Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.

    Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

    Je demeurai longtemps errant dans Césarée,

    Lieux charmants, où mon coeur vous avait adorée.

    Je vous redemandais à vos tristes États,

    Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.

    Mais enfin succombant à ma mélancolie,

    Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.

    Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.

    Titus en m’embrassant m’amena devant vous.

    Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre ;

    Et mon amour devint le confident du vôtre.

    Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs,

    Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs.

    Après tant de combats Titus cédait peut-être.

    Vespasien est mort, et Titus est le maître.

    Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours

    De son nouvel empire examiner le cours.

    Mon sort est accompli. Votre gloire s’apprête,

    Assez d’autres sans moi, témoins de cette fête,

    À vos heureux transports viendront joindre les leurs.

    Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,

    D’un inutile amour trop constante victime,

    Heureux dans mes malheurs, d’en avoir pu sans crime

    Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,

    Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

    BÉRÉNICE

    Seigneur, je n’ai pas cru que dans une journée

    Qui doit avec César unir ma destinée,

    Il fût quelque mortel qui pût impunément

    Se venir à mes yeux déclarer mon amant.

    Mais de mon amitié mon silence est un gage,

    J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.

    Je n’en ai point troublé le cours injurieux.

    Je fais plus. À regret je reçois vos adieux.

    Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,

    Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie.

    Avec tout l’univers j’honorais vos vertus,

    Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.

    Cent fois je me suis fait une douceur extrême

    D’entretenir Titus dans un autre lui-même.

    ANTIOCHUS

    Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,

    Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.

    Je fuis Titus. Je fuis ce nom qui m’inquiète,

    Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.

    Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits

    Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.

    Adieu, je vais le coeur trop plein de votre image,

    Attendre en vous aimant la mort pour mon partage.

    Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur

    Remplisse l’univers du bruit de mon malheur,

    Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore,

    Vous fera souvenir que je vivais encore.

    Adieu.

    SCÈNE V

    Bérénice, Phénice.

    PHÉNICE

    Que je le plains ! Tant de fidélité,

    Madame, méritait plus de prospérité.

    Ne le plaignez-vous pas ?

    BÉRÉNICE

    Cette prompte retraite

    Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.

    PHÉNICE

    Je l’aurais retenu.

    BÉRÉNICE

    Qui moi ? Le retenir ?

    J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.

    Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?

    PHÉNICE

    Titus n’a point encore expliqué sa pensée.

    Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux,

    La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous.

    L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine.

    Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

    BÉRÉNICE

    Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.

    Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler.

    Il verra le Sénat m’apporter ses hommages,

    Et le peuple de fleurs couronner ses images.

    De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

    Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur ?

    Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,

    Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

    Cette foule de rois, ces consuls, ce Sénat,

    Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;

    Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,

    Et ces lauriers encor témoins de sa victoire.

    Tous ces yeux, qu’on voyait venir de toutes parts

    Confondre sur lui seul leurs avides regards ;

    Ce port majestueux, cette douce présence.

    Ciel ! avec quel respect, et quelle complaisance,

    Tous les coeurs en secret l’assuraient de leur foi !

    Parle. Peut-on le voir sans penser comme moi,

    Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,

    Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?

    Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?

    Cependant Rome entière, en ce même moment,

    Fait des voeux pour Titus, et par des sacrifices

    De son règne naissant célèbre les prémices.

    Que tardons-nous ? Allons pour son empire heureux

    Au ciel qui le protège offrir aussi nos voeux.

    Aussitôt sans l’attendre, et sans être attendue,

    Je reviens le chercher, et dans cette entrevue

    Dire tout ce qu’aux coeurs l’un de l’autre contents

    Inspirent des transports retenus si longtemps.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Titus, Paulin, Suite.

    TITUS

    A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?

    Sait-il que je l’attends ?

    PAULIN

    J’ai couru chez la reine,

    Dans son appartement ce prince avait paru,

    Il en était sorti lorsque j’y suis couru.

    De vos ordres, Seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.

    TITUS

    Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?

    PAULIN

    La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,

    Charge le ciel de voeux pour vos prospérités.

    Elle sortait, Seigneur.

    TITUS

    Trop aimable princesse !

    Hélas !

    PAULIN

    En sa faveur d’où naît cette tristesse ?

    L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi.

    Vous la plaignez ?

    TITUS

    Paulin, qu’on vous laisse avec moi.

    SCÈNE II

    Titus, Paulin.

    TITUS

    Hé bien, de mes desseins Rome encore incertaine

    Attend que deviendra le destin de la reine,

    Paulin, et les secrets de son coeur et du mien

    Sont de tout l’univers devenus l’entretien.

    Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.

    De la reine et de moi que dit la voix publique ?

    Parlez. Qu’entendez-vous ?

    PAULIN

    J’entends de tous côtés

    Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.

    TITUS

    Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ?

    Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ?

    PAULIN

    Vous pouvez tout. Aimez, cessez d’être amoureux.

    La cour sera toujours du parti de vos voeux.

    TITUS

    Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,

    À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,

    Des crimes de Néron approuver les horreurs,

    Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.

    Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,

    Paulin. Je me propose un plus noble théâtre ;

    Et sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,

    Je veux par votre bouche entendre tous les coeurs.

    Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte

    Ferment autour de moi le passage à la plainte.

    Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux,

    Je vous ai demandé des oreilles, des yeux.

    J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète,

    J’ai voulu que des coeurs vous fussiez l’interprète,

    Qu’au travers des flatteurs votre sincérité

    Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.

    Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère ?

    Rome lui sera-t-elle indulgente, ou sévère ?

    Dois-je croire qu’assise au trône des Césars

    Une si belle reine offensât ses regards ?

    PAULIN

    N’en doutez point, Seigneur. Soit raison, soit caprice,

    Rome ne l’attend point pour son impératrice.

    On sait qu’elle est charmante. Et de si belles mains

    Semblent vous demander l’empire des humains.

    Elle a même, dit-on, le coeur d’une Romaine.

    Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.

    Rome, par une loi, qui ne se peut changer,

    N’admet avec son sang aucun sang étranger,

    Et ne reconnaît point les fruits illégitimes,

    Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.

    D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,

    Rome à ce nom si noble, et si saint autrefois,

    Attacha pour jamais une haine puissante ;

    Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante,

    Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,

    Survit dans tous les coeurs après la liberté.

    Jules, qui le premier la soumit à ses armes,

    Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,

    Brûla pour Cléopâtre, et sans se déclarer,

    Seule dans l’Orient la laissa soupirer.

    Antoine qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,

    Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,

    Sans oser toutefois se nommer son époux.

    Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,

    Et ne désarma point sa fureur vengeresse,

    Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.

    Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,

    Monstres, dont à regret je cite ici le nom,

    Et qui ne conservant que la figure d’homme,

    Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,

    Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux

    Allumé le flambeau d’un hymen odieux.

    Vous m’avez commandé surtout d’être sincère.

    De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,

    Des fers de Claudius Félix encor flétri,

    De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;

    Et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,

    Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.

    Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,

    Faire entrer une reine au lit de nos Césars,

    Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines

    Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ?

    C’est ce que les Romains pensent de votre amour.

    Et je ne réponds pas avant la fin du jour

    Que le Sénat chargé des voeux de tout l’empire,

    Ne vous redise ici ce que je viens de dire :

    Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,

    Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.

    Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.

    TITUS

    Hélas ! À quel amour on veut que je renonce !

    PAULIN

    Cet amour est ardent, il le faut confesser.

    TITUS

    Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,

    Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire

    De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.

    J’ai fait plus. Je n’ai rien de secret à tes yeux.

    J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux,

    D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,

    D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,

    Et soulevant encor le reste des humains,

    Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.

    J’ai même souhaité la place de mon père,

    Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère

    Eût voulu de sa vie étendre les liens,

    Aurais donné mes jours pour prolonger les siens.

    Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)

    Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,

    De reconnaître un jour son amour et sa foi,

    Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.

    Malgré tout mon amour Paulin, et tous ses charmes,

    Après mille serments appuyés de mes larmes,

    Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,

    Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,

    Lorsqu’un heureux hymen joignant nos destinées

    Peut payer en un jour les voeux de cinq années ;

    Je vais, Paulin… Ô ciel ? puis-je le déclarer ?

    PAULIN

    Quoi, Seigneur ?

    TITUS

    Pour jamais je vais m’en séparer.

    Mon coeur en ce moment ne vient pas de se rendre,

    Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,

    Je voulais que ton zèle achevât en secret

    De confondre un amour qui se tait à regret.

    Bérénice a longtemps balancé la victoire.

    Et si je penche enfin du côté de ma gloire,

    Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,

    Des combats dont mon coeur saignera plus d’un jour.

    J’aimais, je soupirais dans une paix profonde,

    Un autre était chargé de l’empire du monde ;

    Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,

    Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.

    Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,

    Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,

    De mon aimable erreur je fus désabusé,

    Je sentis le fardeau qui m’était imposé.

    Je connus que bientôt loin d’être à ce que j’aime,

    Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même,

    Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,

    Livrait à l’univers le reste de mes jours.

    Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle.

    Quelle honte pour moi ? Quel présage pour elle,

    Si dès le premier pas renversant tous ses droits,

    Je fondais mon bonheur sur le débris des lois ?

    Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,

    J’y voulus préparer la triste Bérénice.

    Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours,

    J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,

    Et dès le premier mot ma langue embarrassée

    Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.

    J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur

    Lui ferait pressentir notre commun malheur.

    Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,

    Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,

    Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité

    Que la fin d’un amour, qu’elle a trop mérité.

    Enfin j’ai ce matin rappelé ma constance.

    Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.

    J’attends Antiochus, pour lui recommander

    Ce dépôt précieux que je ne puis garder.

    Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.

    Demain Rome avec lui verra partir la reine.

    Elle en sera bientôt instruite par ma voix,

    Et je vais lui parler pour la dernière fois.

    PAULIN

    Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire

    Qui partout après vous attacha la victoire.

    La Judée asservie, et ses remparts fumants,

    De cette noble ardeur éternels monuments,

    Me répondaient assez que votre grand courage

    Ne voudrait pas, Seigneur, détruire son ouvrage,

    Et qu’un héros vainqueur de tant de nations

    Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions.

    TITUS

    Ah ! Que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !

    Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,

    S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !

    Que dis-je ? Cette ardeur que j’ai pour ses appas,

    Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.

    Tu ne l’ignores pas, toujours la Renommée

    Avec le même éclat n’a pas semé mon nom,

    Ma jeunesse nourrie à la cour de Néron

    S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,

    Et suivait du plaisir la pente trop aisée.

    Bérénice me plut. Que ne fait point un coeur

    Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur ?

    Je prodiguai mon sang. Tout fit place à mes armes.

    Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes

    Ne me suffisaient pas pour mériter ses voeux.

    J’entrepris le bonheur de mille malheureux.

    On vit de toutes parts mes bontés se répandre ;

    Heureux ! Et plus heureux que tu ne peux comprendre

    Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits

    Chargé de mille coeurs conquis par mes bienfaits.

    Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !

    Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.

    Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,

    Je lui dirai, partez, et ne me voyez plus.

    PAULIN

    Hé quoi, Seigneur ! Hé quoi ! Cette magnificence

    Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,

    Tant d’honneurs, dont l’excès a surpris le Sénat,

    Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?

    Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

    TITUS

    Faibles amusements d’une douleur si grande !

    Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien

    Que son coeur n’a jamais demandé que le mien.

    Je l’aimai, je lui plus. Depuis cette journée,

    (Dois-je dire funeste, hélas ! Ou fortunée ?)

    Sans avoir en aimant d’objet que son amour,

    Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,

    Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre

    Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.

    Encor si quelquefois un peu moins assidu

    Je passe le moment où je suis attendu,

    Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.

    Ma main à les sécher est longtemps occupée.

    Enfin tout ce qu’Amour a de noeuds plus puissants,

    Doux reproches, transports sans cesse renaissants,

    Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,

    Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.

    Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,

    Et crois toujours la voir pour la première fois.

    N’y songeons plus. Allons, cher Paulin, plus j’y pense,

    Plus je sens chanceler ma cruelle constance.

    Quelle nouvelle, ô ciel ! Je lui vais annoncer !

    Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser.

    Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre.

    Je n’examine point si j’y pourrai survivre.

    SCÈNE III

    Titus, Paulin, Rutile.

    RUTILE

    Bérénice, Seigneur, demande à vous parler.

    TITUS

    Ah Paulin !

    PAULIN

    Quoi ! Déjà vous semblez reculer !

    De vos nobles projets, Seigneur, qu’il vous souvienne,

    Voici le temps.

    TITUS

    Hé bien, voyons-la. Qu’elle vienne.

    SCÈNE IV

    Bérénice, Titus, Paulin, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Ne vous offensez pas, si mon zèle indiscret

    De votre solitude interrompt le secret.

    Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée

    Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,

    Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment

    Je demeure sans voix et sans ressentiment ?

    Mais, Seigneur, (car je sais que cet ami sincère

    Du secret de nos coeurs connaît tout le mystère)

    Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,

    Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas.

    J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,

    Et ne puis cependant vous entendre vous-même.

    Hélas ! Plus de repos, Seigneur, et moins d’éclat.

    Votre amour ne peut-il paraître qu’au Sénat ?

    Ah Titus ! Car enfin l’amour fuit la contrainte

    De tous ces noms, que suit le respect et la crainte,

    De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?

    N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?

    Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?

    Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,

    Voilà l’ambition d’un coeur comme le mien.

    Voyez-moi plus souvent et ne me donnez rien.

    Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?

    Ce coeur après huit jours n’a-t-il rien à me dire ?

    Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !

    Mais parliez-vous de moi, quand je vous ai surpris ?

    Dans vos secrets discours étais-je intéressée,

    Seigneur ? Étais-je au moins présente à la pensée ?

    TITUS

    N’en doutez point, Madame, et j’atteste les dieux

    Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.

    L’absence, ni le temps, je vous le jure encore,

    Ne vous peuvent ravir ce coeur qui vous adore.

    BÉRÉNICE

    Hé quoi ! Vous me jurez une éternelle ardeur,

    Et vous me la jurez avec cette froideur ?

    Pourquoi même du ciel attester la puissance ?

    Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?

    Mon coeur ne prétend point, Seigneur, vous démentir,

    Et je vous en croirai sur un simple soupir.

    TITUS

    Madame…

    BÉRÉNICE

    Hé bien, Seigneur ? Mais quoi, sans me répondre

    Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !

    Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?

    Toujours la mort d’un père occupe votre esprit ?

    Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?

    TITUS

    Plût au ciel que mon père, hélas, vécût encore !

    Que je vivais heureux !

    BÉRÉNICE

    Seigneur, tous ces regrets

    De votre piété sont de justes effets :

    Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire,

    Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :

    De mon propre intérêt je n’ose vous parler.

    Bérénice autrefois pouvait vous consoler.

    Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.

    De combien de malheurs pour vous persécutée

    Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs ?

    Vous regrettez un père. Hélas, faibles douleurs !

    Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)

    On voulait m’arracher de tout ce que j’adore,

    Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment,

    Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,

    Moi, qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire

    De vous…

    TITUS

    Madame, hélas ! Que me venez-vous dire ?

    Quel temps choisissez-vous ? Ah de grâce ! Arrêtez.

    C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.

    BÉRÉNICE

    Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez-vous être ?

    Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

    TITUS

    Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler,

    Mon coeur de plus de feux ne se sentit brûler.

    Mais…

    BÉRÉNICE

    Achevez.

    TITUS

    Hélas !

    BÉRÉNICE

    Parlez.

    TITUS

    Rome… L’empire.

    BÉRÉNICE

    Hé bien ?

    TITUS

    Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.

    SCÈNE V

    Bérénice, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Quoi me quitter sitôt, et ne me dire rien ?

    Chère Phénice, hélas ! Quel funeste entretien !

    Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?

    PHÉNICE

    Comme vous je me perds d’autant plus que j’y pense.

    Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir

    Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir ?

    Voyez, examinez.

    BÉRÉNICE

    Hélas, tu peux m’en croire,

    Plus je veux du passé rappeler la mémoire,

    Du jour que je le vis, jusqu’à ce triste jour,

    Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.

    Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire.

    Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?

    Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur

    Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.

    N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?

    Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.

    Hélas ! S’il était vrai… Mais non, il a cent fois

    Rassuré mon amour contre leurs dures lois.

    Cent fois… Ah ! Qu’il m’explique un silence si rude.

    Je ne respire pas dans cette incertitude.

    Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser

    Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser ?

    Retournons sur ses pas. Mais quand je m’examine,

    Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,

    Phénice, il aura su tout ce qui s’est passé.

    L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.

    Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.

    Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.

    Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer,

    N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.

    Je ne te vante point cette faible victoire,

    Titus. Ah, plût au ciel, que sans blesser ta gloire,

    Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,

    Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi,

    Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,

    Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme ;

    C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,

    Tu verrais de quel prix ton coeur est à mes yeux.

    Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.

    Rassurons-nous, mon coeur, je puis encor lui plaire.

    Je me comptais trop tôt au rang des malheureux.

    Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Titus, Antiochus, Arsace.

    TITUS

    Quoi, prince ! Vous partiez ? Quelle raison subite

    Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?

    Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?

    Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?

    Que diront avec moi, la cour, Rome, l’empire ?

    Mais comme votre ami que ne puis-je point dire ?

    De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix

    Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?

    Mon coeur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père.

    C’était le seul présent que je pouvais vous faire.

    Et lorsqu’avec mon coeur ma main peut s’épancher,

    Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher ?

    Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée

    Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée ?

    Et que tous mes amis s’y présentent de loin

    Comme autant d’inconnus, dont je n’ai plus besoin ?

    Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,

    Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire.

    ANTIOCHUS

    Moi, Seigneur ?

    TITUS

    Vous.

    ANTIOCHUS

    Hélas ! D’un prince malheureux,

    Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des voeux ?

    TITUS

    Je n’ai pas oublié, Prince, que ma victoire

    Devait à vos exploits la moitié de sa gloire,

    Que Rome vit passer au nombre des vaincus

    Plus d’un captif, chargé des fers d’Antiochus,

    Que dans le Capitole elle voit attachées

    Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées,

    Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits,

    Et je veux seulement emprunter votre voix.

    Je sais que Bérénice à vos soins redevable

    Croit posséder en vous un ami véritable.

    Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous.

    Vous ne faites qu’un coeur et qu’une âme avec nous,

    Au nom d’une amitié si constante, et si belle,

    Employez le pouvoir que vous avez sur elle.

    Voyez-la de ma part.

    ANTIOCHUS

    Moi, paraître à ses yeux ?

    La reine pour jamais a reçu mes adieux.

    TITUS

    Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.

    ANTIOCHUS

    Ah ! Parlez-lui, Seigneur, la reine vous adore.

    Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment

    Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ?

    Elle l’attend, Seigneur, avec impatience.

    Je réponds en partant de son obéissance,

    Et même elle m’a dit que prêt à l’épouser,

    Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer.

    TITUS

    Ah ! Qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire !

    Que je serais heureux, si j’avais à le faire !

    Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater.

    Cependant aujourd’hui, Prince il faut la quitter.

    ANTIOCHUS

    La quitter ! Vous, Seigneur ?

    TITUS

    Telle est ma destinée,

    Pour elle, et pour Titus, il n’est plus d’hyménée.

    D’un espoir si charmant je me flattais en vain.

    Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.

    ANTIOCHUS

    Qu’entends-je ? Ô ciel !

    TITUS

    Plaignez ma grandeur importune.

    Maître de l’univers je règle sa fortune.

    Je puis faire les rois, je puis les déposer.

    Cependant de mon coeur je ne puis disposer.

    Rome contre les rois de tout temps soulevée,

    Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée,

    L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux

    Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux.

    Mon coeur libre d’ailleurs sans craindre les murmures,

    Peut brûler à son choix dans des flammes obscures,

    Et Rome avec plaisir recevrait de ma main,

    La moins digne beauté, qu’elle cache en son sein.

    Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.

    Si le peuple demain ne voit partir la reine,

    Demain elle entendra ce peuple furieux

    Me venir demander son départ à ses yeux.

    Sauvons de cet affront mon nom, et sa mémoire.

    Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.

    Ma bouche, et mes regards muets depuis huit jours,

    L’auront pu préparer à ce triste discours.

    Et même en ce moment, inquiète, empressée,

    Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.

    D’un amant interdit soulagez le tourment.

    Épargnez à mon coeur cet éclaircissement.

    Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence,

    Surtout qu’elle me laisse éviter sa présence.

    Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens

    Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.

    Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste

    Qui de notre constance accablerait le reste.

    Si l’espoir de régner et de vivre en mon coeur,

    Peut de son infortune adoucir la rigueur,

    Ah Prince ! Jurez-lui que toujours trop fidèle,

    Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,

    Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,

    Mon règne ne sera qu’un long bannissement,

    Si le ciel non content de me l’avoir ravie

    Veut encor m’affliger par une longue vie.

    Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas,

    Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas.

    Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ;

    Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;

    Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ;

    Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.

    Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre,

    L’Euphrate bornera son empire et le vôtre.

    Je sais que le Sénat tout plein de votre nom,

    D’une commune voix confirmera ce don.

    Je joins la Cilicie à votre Comagène.

    Adieu ne quittez point ma princesse, ma reine !

    Tout ce qui de mon coeur fut l’unique désir,

    Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.

    SCÈNE II

    Antiochus, Arsace.

    ARSACE

    Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice.

    Vous partirez Seigneur, mais avec Bérénice.

    Loin de vous la ravir on va vous la livrer.

    ANTIOCHUS

    Arsace, laisse-moi le temps de respirer.

    Ce changement est grand, ma surprise est extrême !

    Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime !

    Dois-je croire, grands dieux ! Ce que je viens d’ouïr ?

    Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ?

    ARSACE

    Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie ?

    Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ?

    Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,

    Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,

    Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,

    Votre coeur me contait son audace nouvelle ?

    Vous fuyez un hymen qui vous faisait trembler.

    Cet hymen est rompu. Quel soin peut vous troubler ?

    Suivez les doux transports où l’amour vous invite.

    ANTIOCHUS

    Arsace, je me vois chargé de sa conduite.

    Je jouirai longtemps de ses chers entretiens,

    Ses yeux même pourront s’accoutumer aux miens.

    Et peut-être son coeur fera la différence

    Des froideurs de Titus à ma persévérance.

    Titus m’accable ici du poids de sa grandeur.

    Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur.

    Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire,

    Bérénice y verra des traces de ma gloire.

    ARSACE

    N’en doutez point, Seigneur, tout succède à vos voeux.

    ANTIOCHUS

    Ah ! Que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !

    ARSACE

    Et pourquoi nous tromper ?

    ANTIOCHUS

    Quoi ! Je lui pourrais plaire !

    Bérénice à mes voeux ne serait plus contraire ?

    Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ?

    Penses-tu seulement que parmi ses malheurs,

    Quand l’univers entier négligerait ses charmes,

    L’ingrate me permît de lui donner des larmes.

    Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir

    Des soins, qu’à mon amour elle croirait devoir ?

    ARSACE

    Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ?

    Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face.

    Titus la quitte.

    ANTIOCHUS

    Hélas ! De ce grand changement

    Il ne me reviendra que le nouveau tourment

    D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime.

    Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même.

    Pour fruit de tant d’amour j’aurai le triste emploi

    De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.

    ARSACE

    Quoi ! Ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ?

    Jamais dans un grand coeur vit-on plus de faiblesse ?

    Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous

    Par combien de raisons Bérénice est à vous.

    Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,

    Songez que votre hymen lui devient nécessaire.

    ANTIOCHUS

    Nécessaire !

    ARSACE

    À ses pleurs accordez quelques jours,

    De ses premiers sanglots laissez passer le cours.

    Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,

    L’absence de Titus, le temps, votre présence,

    Trois sceptres, que son bras ne peut seul soutenir,

    Vos deux États voisins, qui cherchent à s’unir.

    L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.

    ANTIOCHUS

    Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie.

    J’accepte avec plaisir un présage si doux.

    Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous,

    Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne,

    Allons lui déclarer que Titus l’abandonne.

    Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? Est-ce à moi,

    Arsace, à me charger de ce cruel emploi ?

    Soit vertu, soit amour, mon coeur s’en effarouche.

    L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche,

    Qu’on l’abandonne ! Ah Reine ! Et qui l’aurait pensé,

    Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?

    ARSACE

    La haine sur Titus tombera toute entière.

    Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière.

    ANTIOCHUS

    Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur.

    Assez d’autres viendront lui conter son malheur.

    Et ne la crois-tu pas assez infortunée

    D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,

    Sans lui donner encor le déplaisir fatal

    D’apprendre ce mépris par son propre rival ?

    Encore un coup fuyons. Et par cette nouvelle

    N’allons point nous charger d’une haine immortelle.

    ARSACE

    Ah ! La voici, Seigneur, prenez votre parti.

    ANTIOCHUS

    Ô ciel !

    SCÈNE III

    Bérénice, Antiochus, Arsace, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Hé quoi, Seigneur vous n’êtes point parti ?

    ANTIOCHUS

    Madame, je vois bien que vous êtes déçue,

    Et que c’était César que cherchait votre vue.

    Mais n’accusez que lui, si malgré mes adieux.

    De ma présence encor j’importune vos yeux.

    Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,

    S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.

    BÉRÉNICE

    Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous.

    ANTIOCHUS

    Il ne m’a retenu que pour parler de vous.

    BÉRÉNICE

    De moi, Prince!

    ANTIOCHUS

    Oui, Madame.

    BÉRÉNICE

    Et qu’a-t-il pu vous dire ?

    ANTIOCHUS

    Mille autres, mieux que moi, pourront vous en instruire.

    BÉRÉNICE

    Quoi, Seigneur…

    ANTIOCHUS

    Suspendez votre ressentiment.

    D’autres loin de se taire en ce même moment,

    Triompheraient peut-être, et pleins de confiance

    Céderaient avec joie à votre impatience.

    Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,

    À qui votre repos est plus cher que le mien,

    Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,

    Et crains votre douleur plus que votre colère.

    Avant la fin du jour vous me justifierez.

    Adieu, Madame.

    BÉRÉNICE

    Ô ciel ! Quel discours ! Demeurez.

    Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue.

    Vous voyez devant vous une reine éperdue,

    Qui la mort dans le sein, vous demande deux mots.

    Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos.

    Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,

    Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.

    Seigneur, si mon repos vous est si précieux,

    Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,

    Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.

    Que vous a dit Titus ?

    ANTIOCHUS

    Au nom des dieux, Madame…

    BÉRÉNICE

    Quoi ! Vous craignez si peu de me désobéir ?

    ANTIOCHUS

    Je n’ai qu’à vous parler, pour me faire haïr.

    BÉRÉNICE

    Je veux que vous parliez.

    ANTIOCHUS

    Dieux ! Quelle violence !

    Madame, encore un coup, vous louerez mon silence.

    BÉRÉNICE

    Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,

    Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.

    ANTIOCHUS

    Madame, après cela je ne puis plus me taire.

    Hé bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.

    Mais ne vous flattez point. Je vais vous annoncer

    Peut-être des malheurs, où vous n’osez penser.

    Je connais votre coeur. Vous devez vous attendre

    Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.

    Titus m’a commandé…

    BÉRÉNICE

    Quoi ?

    ANTIOCHUS

    De vous déclarer

    Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.

    BÉRÉNICE

    Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice !

    ANTIOCHUS

    Il faut que devant vous je lui rende justice.

    Tout ce que dans un coeur sensible et généreux

    L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,

    Je l’ai vu dans le sien. Il pleure ; il vous adore.

    Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?

    Une reine est suspecte à l’empire romain.

    Il faut vous séparer, et vous partez demain.

    BÉRÉNICE

    Nous séparer ! Hélas, Phénice !

    PHÉNICE

    Hé bien, Madame ?

    Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.

    Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.

    BÉRÉNICE

    Après tant de serments Titus m’abandonner !

    Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire,

    Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.

    Contre son innocence on veut me prévenir.

    Ce piège n’est tendu que pour nous désunir.

    Titus m’aime. Titus ne veut point que je meure.

    Allons le voir. Je veux lui parler tout à l’heure.

    Allons.

    ANTIOCHUS

    Quoi ? Vous pourriez ici me regarder…

    BÉRÉNICE

    Vous le souhaitez trop pour me persuader.

    Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puisse être,

    Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.

    À Phénice.

    Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis,

    Hélas ! Pour me tromper je fais ce que je puis.

    SCÈNE IV

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Ne me trompé-je point ? L’ai-je bien entendue ?

    Que je me garde, moi, de paraître à sa vue ?

    Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas,

    Si Titus malgré moi n’eût arrêté mes pas ?

    Sans doute, il faut partir. Continuons, Arsace.

    Elle croit m’affliger. Sa haine me fait grâce.

    Tu me voyais tantôt inquiet, égaré.

    Je partais amoureux, jaloux, désespéré.

    Et maintenant, Arsace, après cette défense

    Je partirai peut-être avec indifférence.

    ARSACE

    Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner.

    ANTIOCHUS

    Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner ?

    Des froideurs de Titus je serai responsable ?

    Je me verrai puni parce qu’il est coupable ?

    Avec quelle injustice, et quelle indignité

    Elle doute à mes yeux de ma sincérité ?

    Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie.

    L’ingrate ! M’accuser de cette perfidie ?

    Et dans quel temps encor ! Dans le moment fatal

    Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival,

    Que pour la consoler je le faisais paraître

    Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être.

    ARSACE

    Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler ?

    Laissez à ce torrent le temps de s’écouler.

    Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe.

    Demeurez seulement.

    ANTIOCHUS

    Non, je la quitte, Arsace.

    Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir,

    Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.

    Allons. Et de si loin évitons la cruelle,

    Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle.

    Toutefois il nous reste encore assez de jour.

    Je vais dans mon palais attendre ton retour.

    Va voir si la douleur ne l’a point trop saisie.

    Cours. Et partons du moins assurés de sa vie.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    BÉRÉNICE, seule.

    Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux,

    Que vous paraissez lents à mes rapides voeux !

    Je m’agite, je cours, languissante, abattue,

    La force m’abandonne, et le repos me tue.

    Phénice ne vient point ? Ah que cette longueur

    D’un présage funeste épouvante mon coeur !

    Phénice n’aura point de réponse à me rendre.

    Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre.

    Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.

    SCÈNE II

    Bérénice, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Chère Phénice, hé bien ! As-tu vu l’empereur ?

    Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

    PHÉNICE

    Oui, je l’ai vu, Madame,

    Et j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.

    J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.

    BÉRÉNICE

    Vient-il ?

    PHÉNICE

    N’en doutez point, Madame, il va venir.

    Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?

    Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.

    Laissez-moi relever ces voiles détachés,

    Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.

    Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

    BÉRÉNICE

    Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.

    Et que m’importe, hélas ! De ces vains ornements ?

    Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements ;

    Mais que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,

    Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,

    Dis-moi, que produiront tes secours superflus,

    Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?

    PHÉNICE

    Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?

    J’entends du bruit, Madame, et l’empereur s’approche,

    Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement.

    Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement.

    SCÈNE III

    Titus, Paulin, Suite.

    TITUS

    De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude.

    Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.

    Que l’on me laisse.

    PAULIN

    Ô ciel ! Que je crains ce combat !

    Grands dieux, sauvez sa gloire, et l’honneur de l’État.

    Voyons la reine.

    SCÈNE IV

    TITUS, seul.

    Hé bien, Titus, que viens-tu faire ?

    Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?

    Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?

    Ton coeur te promet-il assez de cruauté ?

    Car enfin au combat, qui pour toi se prépare,

    C’est peu d’être constant, il faut être barbare.

    Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur,

    Sait si bien découvrir les chemins de mon coeur ?

    Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,

    Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,

    Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?

    Pourrai-je dire enfin : je ne veux plus vous voir ?

    Je viens percer un coeur que j’adore, qui m’aime.

    Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.

    Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?

    L’entendons-nous crier autour de ce palais ?

    Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?

    Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?

    Tout se tait, et moi seul trop prompt à me troubler,

    J’avance des malheurs que je puis reculer.

    Et qui sait si sensible aux vertus de la reine,

    Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?

    Rome peut par son choix justifier le mien.

    Non, non, encore un coup ne précipitons rien.

    Que Rome avec ses lois mette dans la balance

    Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance,

    Rome sera pour nous. Titus, ouvre les yeux.

    Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux

    Où la haine des rois avec le lait sucée,

    Par crainte, ou par amour, ne peut être effacée ?

    Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.

    N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?

    Et n’as-tu pas encore ouï la renommée

    T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?

    Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,

    Ce que Rome en jugeait, ne l’entendis-tu pas !

    Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?

    Ah lâche ! Fais l’amour, et renonce à l’empire.

    Au bout de l’univers va, cours te confiner,

    Et fais place à des coeurs plus dignes de régner.

    Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire

    Qui devaient dans les coeurs consacrer ma mémoire ?

    Depuis huit jours je règne. Et jusques à ce jour

    Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.

    D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?

    Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?

    Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits

    Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?

    L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?

    Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?

    Et de ce peu de jours si longtemps attendus,

    Ah malheureux ! Combien j’en ai déjà perdus !

    Ne tardons plus. Faisons ce que l’honneur exige.

    Rompons le seul lien…

    SCÈNE V

    Bérénice, Titus.

    BÉRÉNICE, en sortant.

    Non, laissez-moi, vous dis-je.

    En vain tous vos conseils me retiennent ici.

    Il faut que je le voie. Ah Seigneur ! Vous voici.

    Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ?

    Il faut nous séparer. Et c’est lui qui l’ordonne.

    TITUS

    N’accablez point, Madame, un prince malheureux ;

    Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.

    Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,

    Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.

    Rappelez bien plutôt ce coeur, qui tant de fois

    M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.

    Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,

    Et d’un oeil que la gloire et la raison éclaire,

    Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.

    Vous-même contre vous fortifiez mon coeur.

    Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse,

    À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse.

    Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,

    Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,

    Et que tout l’univers reconnaisse sans peine

    Les pleurs d’un empereur, et les pleurs d’une reine.

    Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

    BÉRÉNICE

    Ah cruel ! Est-il temps de me le déclarer ?

    Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée.

    Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée

    Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,

    Quand je vous l’avouai pour la première fois ?

    À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?

    Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée,

    Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?

    Ne donne point un coeur, qu’on ne peut recevoir.

    Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre

    Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre ?

    Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.

    Il était temps encor. Que ne me quittiez-vous ?

    Mille raisons alors consolaient ma misère.

    Je pouvais de ma mort accuser votre père,

    Le peuple, le Sénat, tout l’empire romain,

    Tout l’univers plutôt qu’une si chère main.

    Leur haine dès longtemps contre moi déclarée,

    M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.

    Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel

    Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,

    Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,

    Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,

    Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,

    Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.

    TITUS

    Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.

    Je pouvais vivre alors, et me laisser séduire.

    Mon coeur se gardait bien d’aller dans l’avenir

    Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.

    Je voulais qu’à mes voeux rien ne fût invincible,

    Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.

    Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux

    Avant que d’en venir à ces cruels adieux.

    Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.

    Tout l’empire parlait. Mais la gloire, Madame,

    Ne s’était point encor fait entendre à mon coeur

    Du ton dont elle parle au coeur d’un empereur.

    Je sais tous les tourments où ce dessein me livre.

    Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,

    Que mon coeur de moi-même est prêt à s’éloigner.

    Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

    BÉRÉNICE

    Hé bien régnez, cruel, contentez votre gloire.

    Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

    Que cette même bouche, après mille serments

    D’un amour, qui devait unir tous nos moments,

    Cette bouche à mes yeux s’avouant infidèle,

    M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

    Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

    Je n’écoute plus rien, et pour jamais adieu.

    Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même

    Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

    Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

    Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

    Que le jour recommence et que le jour finisse,

    Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

    Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

    Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !

    L’ingrat de mon départ consolé par avance,

    Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

    Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

    TITUS

    Je n’aurai pas Madame, à compter tant de jours.

    J’espère que bientôt la triste Renommée

    Vous fera confesser que vous étiez aimée.

    Vous verrez que Titus n’a pu sans expirer…

    BÉRÉNICE

    Ah Seigneur ! S’il est vrai, pourquoi nous séparer ?

    Je ne vous parle point d’un heureux hyménée :

    Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?

    Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?

    TITUS

    Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez,

    Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse.

    Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,

    Et sans cesse veiller à retenir mes pas,

    Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.

    Que dis-je ? En ce moment mon coeur hors de lui-même

    S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.

    BÉRÉNICE

    Hé bien, Seigneur, hé bien, qu’en peut-il arriver ?

    Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

    TITUS

    Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?

    S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,

    Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?

    S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,

    À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance

    Faudra-t-il quelque jour payer leur patience !

    Que n’oseront-ils point alors me demander ?

    Maintiendrai-je des lois, que je ne puis garder ?

    BÉRÉNICE

    Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

    TITUS

    Je les compte pour rien ! Ah ciel, quelle injustice !

    BÉRÉNICE

    Quoi, pour d’injustes lois que vous pouvez changer,

    En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?

    Rome a ses droits, Seigneur. N’avez-vous pas les vôtres ?

    Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?

    Dites, parlez.

    TITUS

    Hélas ! Que vous me déchirez !

    BÉRÉNICE

    Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ?

    TITUS

    Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,

    Je frémis. Mais enfin quand j’acceptai l’empire,

    Rome me fit jurer de maintenir ses droits ;

    Il les faut maintenir. Déjà plus d’une fois

    Rome a de mes pareils exercé la constance.

    Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance,

    Vous les verriez toujours à ses ordres soumis.

    L’un jaloux de sa foi va chez les ennemis

    Chercher avec la mort la peine toute prête.

    D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête.

    L’autre avec des yeux secs, et presque indifférents,

    Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.

    Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire

    Ont parmi les Romains remporté la victoire.

    Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus

    Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;

    Qu’elle n’approche point de cet effort insigne.

    Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne

    De laisser un exemple à la postérité,

    Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

    BÉRÉNICE

    Non, je crois tout facile à votre barbarie.

    Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.

    De tous vos sentiments mon coeur est éclairci.

    Je ne vous parle plus de me laisser ici.

    Qui moi ? J’aurais voulu honteuse, et méprisée,

    D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?

    J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus

    C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.

    N’attendez pas ici que j’éclate en injures,

    Que j’atteste le ciel ennemi des parjures.

    Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,

    Je le prie en mourant d’oublier mes douleurs.

    Si je forme des voeux contre votre injustice,

    Si devant que mourir la triste Bérénice

    Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,

    Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre coeur.

    Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée,

    Que ma douleur présente, et ma bonté passée,

    Mon sang, qu’en ce palais je veux même verser,

    Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser.

    Et sans me repentir de ma persévérance,

    Je me remets sur eux de toute ma vengeance.

    Adieu.

    SCÈNE VI

    Titus, Paulin.

    PAULIN

    Dans quel dessein vient-elle de sortir,

    Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?

    TITUS

    Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre.

    La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.

    Courons à son secours.

    PAULIN

    Hé quoi ? N’avez-vous pas

    Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?

    Ses femmes à toute heure autour d’elle empressées

    Sauront la détourner de ces tristes pensées.

    Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,

    Seigneur, continuez, la victoire est à vous.

    Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre ;

    Moi-même en la voyant je n’ai pu m’en défendre.

    Mais regardez plus loin. Songez en ce malheur

    Quelle gloire va suivre un moment de douleur,

    Quels applaudissements l’univers vous prépare,

    Quel rang dans l’avenir.

    TITUS

    Non, je suis un barbare.

    Moi-même je me hais. Néron tant détesté

    N’a point à cet excès poussé sa cruauté.

    Je ne souffrirai point que Bérénice expire.

    Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

    PAULIN

    Quoi ! Seigneur ?

    TITUS

    Je ne sais, Paulin, ce que je dis.

    L’excès de la douleur accable mes esprits.

    PAULIN

    Ne troublez point le cours de votre renommée.

    Déjà de vos adieux la nouvelle est semée.

    Rome qui gémissait, triomphe avec raison.

    Tous les temples ouverts fument en votre nom.

    Et le peuple élevant vos vertus jusqu’aux nues,

    Va partout de lauriers couronner vos statues.

    TITUS

    Ah Rome ! Ah Bérénice ! Ah prince malheureux !

    Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

    SCÈNE VII

    Titus, Antiochus, Paulin, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Qu’avez-vous fait, Seigneur ? L’aimable Bérénice

    Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.

    Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison.

    Elle implore à grands cris le fer et le poison.

    Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.

    On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.

    Ses yeux toujours tournés vers votre appartement

    Semblent vous demander de moment en moment,

    Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.

    Que tardez-vous ? Allez vous montrer à sa vue.

    Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,

    Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.

    Dites un mot.

    TITUS

    Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ?

    Moi-même en ce moment sais-je si je respire ?

    SCÈNE VIII

    Titus, Antiochus, Paulin, Arsace, Rutile.

    RUTILE

    Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le Sénat,

    Viennent vous demander au nom de tout l’État.

    Un grand peuple les suit qui plein d’impatience

    Dans votre appartement attend votre présence.

    TITUS

    Je vous entends, grands dieux. Vous voulez rassurer

    Ce coeur que vous croyez tout prêt à s’égarer.

    PAULIN

    Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine,

    Allons voir le Sénat.

    ANTIOCHUS

    Ah ! Courez chez la reine.

    PAULIN

    Quoi vous pourriez, Seigneur, par cette indignité,

    De l’empire à vos pieds fouler la majesté ?

    Rome…

    TITUS

    Il suffit, Paulin, nous allons les entendre,

    Prince de ce devoir je ne puis me défendre.

    Voyez la reine. Allez. J’espère à mon retour

    Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    ARSACE, seul.

    Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ?

    Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle,

    Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer

    Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser.

    SCÈNE II

    Antiochus, Arsace.

    ARSACE

    Ah quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,

    Seigneur ?

    ANTIOCHUS

    Si mon retour t’apporte quelque joie,

    Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.

    ARSACE

    La reine part, Seigneur.

    ANTIOCHUS

    Elle part ?

    ARSACE

    Dès ce soir.

    Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée

    Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée.

    Un généreux dépit succède à sa fureur.

    Bérénice renonce à Rome, à l’empereur,

    Et même veut partir, avant que Rome instruite

    Puisse voir son désordre, et jouir de sa fuite.

    Elle écrit à César.

    ANTIOCHUS

    Ô ciel ! Qui l’aurait cru ?

    Et Titus ?

    ARSACE

    À ses yeux Titus n’a point paru.

    Le peuple avec transport l’arrête, et l’environne,

    Applaudissant aux noms que le Sénat lui donne.

    Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,

    Deviennent pour Titus autant d’engagements,

    Qui le liant, Seigneur, d’une honorable chaîne,

    Malgré tous ses soupirs, et les pleurs de la reine,

    Fixent dans son devoir ses voeux irrésolus.

    C’en est fait. Et peut-être il ne la verra plus.

    ANTIOCHUS

    Que de sujets d’espoir, Arsace, je l’avoue !

    Mais d’un soin si cruel la Fortune me joue :

    J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,

    Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;

    Et mon coeur prévenu d’une crainte importune,

    Croit même, en espérant, irriter la Fortune.

    Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas.

    Que veut-il ?

    SCÈNE III

    Titus, Antiochus, Arsace.

    TITUS, en entrant.

    Demeurez, qu’on ne me suive pas.

    Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse.

    Bérénice m’occupe, et m’afflige sans cesse.

    Je viens le coeur percé de vos pleurs, et des siens,

    Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.

    Venez, Prince, venez. Je veux bien que vous-même,

    Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime.

    SCÈNE IV

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Hé bien ! Voilà l’espoir que tu m’avais rendu.

    Et tu vois le triomphe où j’étais attendu.

    Bérénice partait justement irritée ?

    Pour ne la plus revoir Titus l’avait quittée ?

    Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné

    À ma funeste vie aviez-vous destiné ?

    Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage

    De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.

    Et je respire encor ? Bérénice ! Titus !

    Dieux cruels ! De mes pleurs vous ne vous rirez plus.

    SCÈNE V

    Titus, Bérénice, Phénice.

    Bérénice se laisse tomber sur un siège.

    BÉRÉNICE

    Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue.

    Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?

    Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?

    N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.

    TITUS

    Mais de grâce, écoutez.

    BÉRÉNICE

    Il n’est plus temps.

    TITUS

    Madame,

    Un mot.

    BÉRÉNICE

    Non.

    TITUS

    Dans quel trouble elle jette mon âme !

    Ma Princesse, d’où vient ce changement soudain ?

    BÉRÉNICE

    C’en est fait. Vous voulez que je parte demain.

    Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure.

    Et je pars.

    TITUS

    Demeurez.

    BÉRÉNICE

    Ingrat, que je demeure !

    Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux,

    Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?

    Ne l’entendez-vous pas cette cruelle joie,

    Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?

    Quel crime, quelle offense a pu les animer ?

    Hélas ! Et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?

    TITUS

    Écoutez-vous, Madame, une foule insensée ?

    BÉRÉNICE

    Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.

    Tout cet appartement préparé par vos soins,

    Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,

    Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,

    Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre

    À mes tristes regards viennent partout s’offrir,

    Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir.

    Allons, Phénice.

    TITUS

    Ô ciel ! Que vous êtes injuste !

    BÉRÉNICE

    Retournez, retournez vers ce Sénat auguste

    Qui vient vous applaudir de votre cruauté.

    Hé bien, avec plaisir l’avez-vous écouté ?

    Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?

    Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?

    Mais ce n’est pas assez expier vos amours.

    Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?

    TITUS

    Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !

    Que je puisse jamais oublier Bérénice !

    Ah dieux ! Dans quel moment son injuste rigueur

    De ce cruel soupçon vient affliger mon coeur !

    Connaissez-moi, Madame, et depuis cinq années

    Comptez tous les moments, et toutes les journées

    Où par plus de transports, et par plus de soupirs,

    Je vous ai de mon coeur exprimé les désirs ;

    Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,

    Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse.

    Et jamais…

    BÉRÉNICE

    Vous m’aimez, vous me le soutenez.

    Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ?

    Quoi ! Dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?

    Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?

    Que me sert de ce coeur l’inutile retour ?

    Ah cruel ! Par pitié montrez-moi moins d’amour.

    Ne me rappelez point une trop chère idée.

    Et laissez-moi du moins partir persuadée

    Que déjà de votre âme exilée en secret,

    J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.

    Il lit une lettre.

    Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.

    Voilà de votre amour tout ce que je désire.

    Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.

    TITUS

    Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.

    Quoi ? ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème ?

    Vous cherchez à mourir ? Et de tout ce que j’aime

    Il ne restera plus qu’un triste souvenir ?

    Qu’on cherche Antiochus, qu’on le fasse venir.

    SCÈNE VI

    Titus, Bérénice.

    TITUS

    Madame, il faut vous faire un aveu véritable.

    Lorsque j’envisageai le moment redoutable

    Où pressé par les lois d’un austère devoir

    Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;

    Quand de ce triste adieu je prévis les approches,

    Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,

    Je préparai mon âme à toutes les douleurs

    Que peut faire sentir le plus grand des malheurs.

    Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,

    Je n’en avais prévu que la moindre partie.

    Je croyais ma vertu moins prête à succomber,

    Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.

    J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée.

    Le Sénat m’a parlé. Mais mon âme accablée

    Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,

    Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.

    Rome de votre sort est encore incertaine.

    Moi-même à tous moments je me souviens à peine

    Si je suis empereur, ou si je suis Romain.

    Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein.

    Mon amour m’entraînait, et je venais peut-être

    Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.

    Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux.

    Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux.

    C’en est trop. Ma douleur à cette triste vue

    À son dernier excès est enfin parvenue.

    Je ressens tous les maux que je puis ressentir.

    Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.

    Ne vous attendez point, que las de tant d’alarmes,

    Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.

    En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,

    Ma gloire inexorable à toute heure me suit.

    Sans cesse elle présente à mon âme étonnée

    L’empire incompatible avec votre hyménée ;

    Me dit, qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,

    Je dois vous épouser encor moins que jamais.

    Oui, Madame. Et je dois moins encore vous dire

    Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,

    De vous suivre, et d’aller trop content de mes fers

    Soupirer avec vous au bout de l’univers.

    Vous-même rougiriez de ma lâche conduite.

    Vous verriez à regret marcher à votre suite

    Un indigne empereur sans empire, sans cour,

    Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.

    Pour sortir des tourments, dont mon âme est la proie,

    Il est, vous le savez, une plus noble voie ;

    Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin

    Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :

    Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,

    Ils ont tous expliqué cette persévérance

    Dont le sort s’attachait à les persécuter,

    Comme un ordre secret de n’y plus résister.

    Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,

    Si toujours à mourir je vous vois résolue,

    S’il faut qu’à tous moments je tremble pour vos jours,

    Si vous ne me jurez d’en respecter le cours ;

    Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre.

    En l’état où je suis je puis tout entreprendre,

    Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux

    N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.

    BÉRÉNICE

    Hélas !

    TITUS

    Non, il n’est rien dont je ne sois capable.

    Vous voilà de mes jours maintenant responsable.

    Songez-y bien, Madame. Et si je vous suis cher…

    SCÈNE DERNIÈRE

    Titus, Bérénice, Antiochus.

    TITUS

    Venez, Prince, venez, je vous ai fait chercher.

    Soyez ici témoin de toute ma faiblesse.

    Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.

    Jugez nous.

    ANTIOCHUS

    Je crois tout. Je vous connais tous deux.

    Mais connaissez vous-même un prince malheureux.

    Vous m’avez honoré, Seigneur, de votre estime,

    Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,

    À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang.

    Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.

    Vous m’avez, malgré moi, confié l’un et l’autre,

    La reine son amour, et vous, Seigneur, le vôtre.

    La reine, qui m’entend, peut me désavouer,

    Elle m’a vu toujours ardent à vous louer,

    Répondre par mes soins à votre confidence.

    Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance.

    Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal,

    Qu’un ami si fidèle était votre rival ?

    TITUS

    Mon rival !

    ANTIOCHUS

    Il est temps que je vous éclaircisse.

    Oui, Seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.

    Pour ne la plus aimer, j’ai cent fois combattu.

    Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.

    De votre changement la flatteuse apparence

    M’avait rendu tantôt quelque faible espérance.

    Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.

    Ses yeux baignés de pleurs demandaient à vous voir.

    Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même.

    Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;

    Vous vous êtes rendu, je n’en ai point douté.

    Pour la dernière fois je me suis consulté.

    J’ai fait de mon courage une épreuve dernière,

    Je viens de rappeler ma raison toute entière.

    Jamais je ne me suis senti plus amoureux.

    Il faut d’autres efforts pour rompre tant de noeuds.

    Ce n’est qu’en expirant que je puis le détruire.

    J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.

    Oui, Madame, vers vous j’ai rappelé ses pas.

    Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.

    Puisse le ciel verser sur toutes vos années

    Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées.

    Ou s’il vous garde encore un reste de courroux,

    Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups,

    Qui pourraient menacer une si belle vie,

    Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.

    BÉRÉNICE, se levant.

    Arrêtez. Arrêtez. Princes trop généreux,

    En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !

    Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,

    Partout du désespoir je rencontre l’image.

    Je ne vois que des pleurs. Et je n’entends parler

    Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.

    À Titus.

    Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire

    Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire.

    La grandeur des Romains, la pourpre des Césars

    N’a point, vous le savez, attiré mes regards.

    J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.

    Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée.

    J’ai cru que votre amour allait finir son cours.

    Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.

    Votre coeur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.

    Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,

    Ni que par votre amour l’univers malheureux,

    Dans le temps que Titus attire tous ses voeux,

    Et que de vos vertus il goûte les prémices,

    Se voie en un moment enlever ses délices.

    Je crois depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour

    Vous avoir assuré d’un véritable amour.

    Ce n’est pas tout, je veux en ce moment funeste

    Par un dernier effort couronner tout le reste.

    Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.

    Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.

    À Antiochus.

    Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même

    Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,

    Pour aller loin de Rome écouter d’autres voeux.

    Vivez, et faites-vous un effort généreux.

    Sur Titus, et sur moi, réglez votre conduite.

    Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte.

    Portez loin de mes yeux vos soupirs, et vos fers.

    Adieu, servons tous trois d’exemple à l’univers

    De l’amour la plus tendre, et la plus malheureuse,

    Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.

    Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.

    À Titus.

    Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

    ANTIOCHUS

    Hélas !

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  • Jean Racine : Britannicus

    NÉRON, empereur, fils d’Agrippine.

    BRITANNICUS, fils de l’empereur Claudius.

    AGRIPPINE, veuve de Domitius Enobarbus, père de Néron, et, en secondes noces, veuve de l’empereur Claudius.

    JUNIE, amante de Britannicus.

    BURRHUS, gouverneur de Néron.

    NARCISSE, gouverneur de Britannicus.

    ALBINE, confidente d’Agrippine.

    GARDES.

    La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Agrippine, Albine.

    ALBINE

    Quoi ! Tandis que Néron s’abandonne au sommeil,

    Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?

    Qu’errant dans le palais sans suite et sans escorte

    La mère de César veille seule à sa porte ?

    Madame, retournez dans votre appartement.

    AGRIPPINE

    Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.

    Je veux l’attendre ici. Les chagrins qu’il me cause

    M’occuperont assez tout le temps qu’il repose.

    Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré.

    Contre Britannicus Néron s’est déclaré.

    L’impatient Néron cesse de se contraindre,

    Las de se faire aimer il veut se faire craindre.

    Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour

    Je sens que je deviens importune à mon tour.

    ALBINE

    Quoi ? Vous à qui Néron doit le jour qu’il respire ?

    Qui l’avez appelé de si loin à l’empire ?

    Vous qui déshéritant le fils de Claudius,

    Avez nommé César l’heureux Domitius ?

    Tout lui parle, Madame, en faveur d’Agrippine.

    Il vous doit son amour.

    AGRIPPINE

    Il me le doit, Albine.

    Tout s’il est généreux lui prescrit cette loi.

    Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi.

    ALBINE

    S’il est ingrat, Madame ; ah ! Toute sa conduite

    Marque dans son devoir une âme trop instruite.

    Depuis trois ans entiers qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait,

    Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?

    Rome depuis deux ans par ses soins gouvernée

    Au temps de ses consuls croit être retournée,

    Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant

    A toutes les vertus d’Auguste vieillissant.

    AGRIPPINE

    Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste ;

    Il commence, il est vrai, par où finit Auguste.

    Mais crains, que l’avenir détruisant le passé,

    Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.

    Il se déguise en vain. Je lis sur son visage

    Des fiers Domitius l’humeur triste, et sauvage.

    Il mêle avec l’orgueil, qu’il a pris dans leur sang,

    La fierté des Nérons, qu’il puisa dans mon flanc.

    Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices.

    De Rome pour un temps Caïus fut les délices,

    Mais sa feinte bonté se tournant en fureur,

    Les délices de Rome en devinrent l’horreur.

    Que m’importe, après tout, que Néron plus fidèle

    D’une longue vertu laisse un jour le modèle ?

    Ai-je mis dans sa main le timon de l’État,

    Pour le conduire au gré du peuple et du Sénat ?

    Ah ! Que de la patrie il soit, s’il veut, le père.

    Mais qu’il songe un peu plus qu’Agrippine est sa mère.

    De quel nom cependant pouvons nous appeler

    L’attentat que le jour vient de nous révéler ?

    Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,

    Que de Britannicus Junie est adorée :

    Et ce même Néron que la vertu conduit,

    Fait enlever Junie au milieu de la nuit.

    Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?

    Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?

    Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité

    Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ?

    ALBINE

    Vous leur appui, Madame ?

    AGRIPPINE

    Arrête, chère Albine.

    Je sais, que j’ai moi seule avancé leur ruine,

    Que du trône, où le sang l’a dû faire monter

    Britannicus par moi s’est vu précipiter.

    Par moi seule éloigné de l’hymen d’Octavie,

    Le frère de Junie abandonna la vie,

    Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux,

    Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.

    Néron jouit de tout, et moi pour récompense

    Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance,

    Afin que quelque jour par une même loi

    Britannicus la tienne entre mon fils et moi.

    ALBINE

    Quel dessein !

    AGRIPPINE

    Je m’assure un port dans la tempête.

    Néron m’échappera si ce frein ne l’arrête.

    ALBINE

    Mais prendre contre un fils tant de soins superflus ?

    AGRIPPINE

    Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus.

    ALBINE

    Une injuste frayeur vous alarme peut-être.

    Mais si Néron pour vous n’est plus ce qu’il doit être,

    Du moins son changement ne vient pas jusqu’à nous,

    Et ce sont des secrets entre César et vous.

    Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,

    Néron n’en reçoit point qu’il ne donne à sa mère.

    Sa prodigue amitié ne se réserve rien.

    Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien.

    À peine parle-t-on de la triste Octavie.

    Auguste votre aïeul honora moins Livie.

    Néron devant sa mère a permis le premier

    Qu’on portât les faisceaux couronnés de laurier.

    Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ?

    AGRIPPINE

    Un peu moins de respect, et plus de confiance.

    Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit.

    Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit.

    Non non, le temps n’est plus que Néron jeune encore

    Me renvoyait les voeux d’une cour, qui l’adore ;

    Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,

    Que mon ordre au palais assemblait le Sénat,

    Et que derrière un voile, invisible, et présente

    J’étais de ce grand corps l’âme toute puissante.

    Des volontés de Rome alors mal assuré,

    Néron de sa grandeur n’était point enivré.

    Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire,

    Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,

    Quand les ambassadeurs de tant de rois divers

    Vinrent le reconnaître au nom de l’univers.

    Sur son trône avec lui j’allais prendre ma place.

    J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce :

    Quoi qu’il en soit, Néron d’aussi loin qu’il me vit

    Laissa sur son visage éclater son dépit.

    Mon coeur même en conçut un malheureux augure.

    L’ingrat d’un faux respect colorant son injure,

    Se leva par avance, et courant m’embrasser,

    Il m’écarta du trône, où je m’allais placer.

    Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine

    Vers sa chute, à grands pas, chaque jour s’achemine.

    L’ombre seule m’en reste, et l’on n’implore plus

    Que le nom de Sénèque, et l’appui de Burrhus.

    ALBINE

    Ah ! Si de ce soupçon votre âme est prévenue,

    Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ?

    Daignez avec César vous éclaircir du moins.

    AGRIPPINE

    César ne me voit plus, Albine, sans témoins.

    En public, à mon heure, on me donne audience.

    Sa réponse est dictée, et même son silence.

    Je vois deux surveillants, ses maîtres, et les miens,

    Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.

    Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite.

    De son désordre, Albine, il faut que je profite.

    J’entends du bruit, on ouvre, allons subitement

    Lui demander raison de cet enlèvement.

    Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme.

    Mais quoi ? Déjà Burrhus sort de chez lui ?

    SCÈNE II

    Agrippine, Burrhus, Albine.

    BURRHUS

    Madame,

    Au nom de l’empereur j’allais vous informer

    D’un ordre, qui d’abord a pu vous alarmer,

    Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite,

    Dont César a voulu que vous soyez instruite.

    AGRIPPINE

    Puisqu’il le veut, entrons, il m’en instruira mieux.

    BURRHUS

    César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux.

    Déjà par une porte au public moins connue,

    L’un et l’autre consul vous avaient prévenue,

    Madame. Mais souffrez que je retourne exprès…

    AGRIPPINE

    Non, je ne trouble point ses augustes secrets.

    Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte

    L’un et l’autre une fois nous parlions sans feinte ?

    BURRHUS

    Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.

    AGRIPPINE

    Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?

    Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?

    Ai-je donc élevé si haut votre fortune,

    Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?

    Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?

    Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire

    À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?

    Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat ?

    Pour être sous son nom les maîtres de l’État ?

    Certes plus je médite, et moins je me figure

    Que vous m’osiez compter pour votre créature,

    Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition

    Dans les honneurs obscurs de quelque légion,

    Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,

    Moi fille, femme, soeur, et mère de vos maîtres.

    Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix

    Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?

    Néron n’est plus enfant. N’est-il pas temps qu’il règne ?

    Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?

    Ne saurait-il rien voir, qu’il n’emprunte vos yeux ?

    Pour se conduire enfin n’a-t-il pas ses aïeux ?

    Qu’il choisisse s’il veut, d’Auguste, ou de Tibère.

    Qu’il imite s’il peut, Germanicus mon père.

    Parmi tant de héros je n’ose me placer.

    Mais il est des vertus que je lui puis tracer.

    Je puis l’instruire au moins, combien sa confidence

    Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

    BURRHUS

    Je ne m’étais chargé dans cette occasion,

    Que d’excuser César d’une seule action.

    Mais puisque sans vouloir que je le justifie,

    Vous me rendez garant du reste de sa vie,

    Je répondrai, Madame, avec la liberté

    D’un soldat, qui sait mal farder la vérité.

    Vous m’avez de César confié la jeunesse,

    Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.

    Mais vous avais-je fait serment de le trahir,

    D’en faire un empereur, qui ne sût qu’obéir ?

    Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde.

    Ce n’est plus votre fils. C’est le maître du monde.

    J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,

    Qui croit voir son salut, ou sa perte en ma main.

    Ah ! Si dans l’ignorance il le fallait instruire,

    N’avait-on que Sénèque, et moi pour le séduire ?

    Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?

    Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?

    La cour de Claudius en esclaves fertile,

    Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,

    Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir.

    Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.

    De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère.

    Ainsi que par César, on jure par sa mère.

    L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour

    Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour.

    Mais le doit-il, Madame ? Et sa reconnaissance

    Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?

    Toujours humble, toujours le timide Néron

    N’ose-t-il être Auguste, et César que de nom ?

    Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.

    Rome à trois affranchis si longtemps asservie,

    À peine respirant du joug qu’elle a porté,

    Du règne de Néron compte sa liberté.

    Que dis-je ? La vertu semble même renaître.

    Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.

    Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;

    César nomme les chefs sur la foi des soldats.

    Thraséas au Sénat, Corbulon dans l’armée,

    Sont encore innocents, malgré leur renommée.

    Les déserts autrefois peuplés de sénateurs

    Ne sont plus habités que par leurs délateurs.

    Qu’importe que César continue à nous croire,

    Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ?

    Pourvu que dans le cours d’un règne florissant

    Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?

    Mais, Madame, Néron, suffit pour se conduire.

    J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.

    Sur ses aïeux sans doute il n’a qu’à se régler.

    Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler :

    Heureux, si ses vertus l’une à l’autre enchaînées

    Ramènent tous les ans ses premières années !

    AGRIPPINE

    Ainsi sur l’avenir n’osant vous assurer

    Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.

    Mais vous, qui jusqu’ici content de votre ouvrage,

    Venez de ses vertus nous rendre témoignage,

    Expliquez-nous, pourquoi devenu ravisseur

    Néron de Silanus fait enlever la soeur.

    Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie

    Le sang de mes aïeux, qui brille dans Junie ?

    De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat

    Devient-elle en un jour criminelle d’État ?

    Elle, qui sans orgueil jusqu’alors élevée,

    N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée,

    Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits

    L’heureuse liberté de ne le voir jamais.

    BURRHUS

    Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée.

    Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,

    Madame, aucun objet ne blesse ici ses yeux.

    Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.

    Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle

    Peuvent de son époux faire un prince rebelle,

    Que le sang de César ne se doit allier

    Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;

    Et vous-même avouerez qu’il ne serait pas juste,

    Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.

    AGRIPPINE

    Je vous entends. Néron m’apprend par votre voix

    Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.

    En vain pour détourner ses yeux de sa misère,

    J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère.

    À ma confusion Néron veut faire voir

    Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.

    Rome de ma faveur est trop préoccupée,

    Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,

    Et que tout l’univers apprenne avec terreur

    À ne confondre plus mon fils et l’empereur.

    Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire

    Qu’il doit avant ce coup affermir son empire,

    Et qu’en me réduisant à la nécessité

    D’éprouver contre lui ma faible autorité,

    Il expose la sienne, et que dans la balance

    Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.

    BURRHUS

    Quoi Madame ? Toujours soupçonner son respect ?

    Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?

    L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?

    Avec Britannicus vous croit-il réunie ?

    Quoi ! De vos ennemis devenez-vous l’appui

    Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?

    Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire,

    Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?

    Vous craindrez-vous sans cesse, et vos embrassements

    Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?

    Ah ! Quittez d’un censeur la triste diligence.

    D’une mère facile affectez l’indulgence.

    Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater.

    Et n’avertissez point la cour de vous quitter.

    AGRIPPINE

    Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine

    Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine ?

    Lorsque de sa présence il semble me bannir ?

    Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?

    BURRHUS

    Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,

    Et que ma liberté commence à vous déplaire.

    La douleur est injuste, et toutes les raisons

    Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.

    Voici Britannicus. Je lui cède ma place.

    Je vous laisse écouter, et plaindre sa disgrâce,

    Et peut-être, Madame, en accuser les soins

    De ceux que l’empereur a consultés le moins.

    SCÈNE III

    Agrippine, Britannicus, Narcisse, Albine.

    AGRIPPINE

    Ah, Prince ! Où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète

    Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?

    Que venez-vous chercher ?

    BRITANNICUS

    Ce que je cherche ? Ah dieux !

    Tout ce que j’ai perdu, Madame, est en ces lieux.

    De mille affreux soldats Junie environnée

    S’est vue en ce palais indignement traînée.

    Hélas ! De quelle horreur ses timides esprits

    À ce nouveau spectacle auront été surpris !

    Enfin on me l’enlève. Une loi trop sévère

    Va séparer deux coeurs qu’assemblait leur misère.

    Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs

    Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs.

    AGRIPPINE

    Il suffit. Comme vous je ressens vos injures.

    Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures.

    Mais je ne prétends pas qu’un impuissant courroux

    Dégage ma parole, et m’acquitte envers vous.

    Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,

    Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous attendre.

    SCÈNE IV

    Britannicus, Narcisse.

    BRITANNICUS

    La croirai-je, Narcisse ? Et dois-je sur sa foi

    La prendre pour arbitre entre son fils et moi ?

    Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas cette même Agrippine,

    Que mon père épousa jadis pour ma ruine,

    Et qui, si je t’en crois, a de ses derniers jours

    Trop lents pour ses desseins précipité le cours ?

    NARCISSE

    N’importe. Elle se sent comme vous outragée.

    À vous donner Junie elle s’est engagée.

    Unissez vos chagrins, liez vos intérêts.

    Ce palais retentit en vain de vos regrets.

    Tandis qu’on vous verra d’une voix suppliante,

    Semer ici la plainte, et non pas l’épouvante,

    Que vos ressentiments se perdront en discours,

    Il n’en faut point douter, vous vous plaindrez toujours.

    BRITANNICUS

    Ah ! Narcisse ! Tu sais si de la servitude

    Je prétends faire encore une longue habitude.

    Tu sais si pour jamais de ma chute étonné

    Je renonce à l’empire, où j’étais destiné.

    Mais je suis seul encor. Les amis de mon père

    Sont autant d’inconnus que glace ma misère.

    Et ma jeunesse même écarte loin de moi

    Tous ceux qui dans le coeur me réservent leur foi.

    Pour moi depuis un an, qu’un peu d’expérience

    M’a donné de mon sort la triste connaissance,

    Que vois-je autour de moi, que des amis vendus

    Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,

    Qui choisis par Néron pour ce commerce infâme

    Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?

    Quoi qu’il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours.

    Il prévoit mes desseins, il entend mes discours.

    Comme toi dans mon coeur il sait ce qui se passe.

    Que t’en semble, Narcisse ?

    NARCISSE

    Ah ? Quelle âme assez basse…

    C’est à vous de choisir des confidents discrets,

    Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.

    BRITANNICUS

    Narcisse, tu dis vrai. Mais cette défiance

    Est toujours d’un grand coeur la dernière science.

    On le trompe longtemps. Mais enfin, je te crois.

    Ou plutôt je fais voeu de ne croire que toi.

    Mon père, il m’en souvient, m’assura de ton zèle.

    Seul de ses affranchis tu m’es toujours fidèle.

    Tes yeux sur ma conduite incessamment ouverts

    M’ont sauvé jusqu’ici de mille écueils couverts.

    Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage

    Aura de nos amis excité le courage.

    Examine leurs yeux. Observe leurs discours.

    Vois si j’en puis attendre un fidèle secours.

    Surtout dans ce palais remarque avec adresse

    Avec quel soin Néron fait garder la princesse.

    Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,

    Et si son entretien m’est encore permis.

    Cependant de Néron je vais trouver la mère

    Chez Pallas comme toi l’affranchi de mon père.

    Je vais la voir, l’aigrir, la suivre, et s’il se peut

    M’engager sous son nom plus loin qu’elle ne veut.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Néron, Burrhus, Narcisse, Gardes.

    NÉRON

    N’en doutez point, Burrhus ; malgré ses injustices

    C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.

    Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir

    Le ministre insolent qui les ose nourrir.

    Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;

    Il séduit chaque jour Britannicus mon frère,

    Ils l’écoutent tout seul, et qui suivrait leurs pas

    Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.

    C’en est trop. De tous deux il faut que je l’écarte.

    Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte :

    Je le veux, je l’ordonne ; et que la fin du jour

    Ne le retrouve pas dans Rome, ou dans ma cour.

    Allez, cet ordre importe au salut de l’empire.

    Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu’on se retire.

    SCÈNE II

    Néron, Narcisse.

    NARCISSE

    Grâces aux dieux, Seigneur, Junie entre vos mains

    Vous assure aujourd’hui du reste des Romains.

    Vos ennemis déchus de leur vaine espérance

    Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.

    Mais que vois-je ? Vous-même inquiet, étonné,

    Plus que Britannicus paraissez consterné.

    Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,

    Et ces sombres regards errants à l’aventure ?

    Tout vous rit. La fortune obéit à vos voeux.

    NÉRON

    Narcisse, c’en est fait. Néron est amoureux.

    NARCISSE

    Vous ?

    NÉRON

    Depuis un moment, mais pour toute ma vie.

    J’aime (que dis-je aimer ?) j’idolâtre Junie.

    NARCISSE

    Vous l’aimez ?

    NÉRON

    Excité d’un désir curieux

    Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,

    Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,

    Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes.

    Belle, sans ornements, dans le simple appareil

    D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

    Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,

    Les ombres, les flambeaux, les cris, et le silence,

    Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs

    Relevaient de ses yeux les timides douceurs.

    Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,

    J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue ;

    Immobile, saisi d’un long étonnement

    Je l’ai laissé passer dans son appartement.

    J’ai passé dans le mien. C’est là que solitaire

    De son image en vain j’ai voulu me distraire.

    Trop présente à mes yeux je croyais lui parler.

    J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.

    Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce.

    J’employais les soupirs, et même la menace.

    Voilà comme occupé de mon nouvel amour

    Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.

    Mais je m’en fais peut-être une trop belle image.

    Elle m’est apparue avec trop d’avantage,

    Narcisse, qu’en dis-tu ?

    NARCISSE

    Quoi, Seigneur ! Croira-t-on

    Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

    NÉRON

    Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère

    M’imputât le malheur qui lui ravit son frère,

    Soit que son coeur jaloux d’une austère fierté

    Enviât à nos yeux sa naissante beauté,

    Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée

    Elle se dérobait même à sa renommée ;

    Et c’est cette vertu si nouvelle à la cour

    Dont la persévérance irrite mon amour.

    Quoi Narcisse ? Tandis qu’il n’est point de Romaine

    Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine,

    Qui dès qu’à ses regards elle ose se fier

    Sur le coeur de César ne les vienne essayer ;

    Seule dans son palais la modeste Junie

    Regarde leurs honneurs comme une ignominie ;

    Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer

    Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer ?

    Dis-moi, Britannicus l’aime-t-il ?

    NARCISSE

    Quoi ! S’il l’aime,

    Seigneur ?

    NÉRON

    Si jeune encor se connaît-il lui-même ?

    D’un regard enchanteur connaît-il le poison ?

    NARCISSE

    Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison.

    N’en doutez point, il l’aime. Instruits par tant de charmes

    Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes.

    À ses moindres désirs il sait s’accommoder;

    Et peut-être déjà sait-il persuader.

    NÉRON

    Que dis-tu ? Sur son coeur il aurait quelque empire ?

    NARCISSE

    Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,

    Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,

    Le coeur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,

    D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,

    Las de votre grandeur, et de sa servitude,

    Entre l’impatience et la crainte flottant ;

    Il allait voir Junie, et revenait content.

    NÉRON

    D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire,

    Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.

    Néron impunément ne sera pas jaloux.

    NARCISSE

    Vous ? Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez-vous ?

    Junie a pu le plaindre et partager ses peines,

    Elle n’a vu couler de larmes que les siennes.

    Mais aujourd’hui, Seigneur, que ses yeux dessillés

    Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez,

    Verront autour de vous les rois sans diadème,

    Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,

    Attachés sur vos yeux s’honorer d’un regard

    Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;

    Quand elle vous verra de ce degré de gloire,

    Venir en soupirant avouer sa victoire,

    Maître, n’en doutez point, d’un coeur déjà charmé

    Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.

    NÉRON

    À combien de chagrins il faut que je m’apprête !

    Que d’importunités !

    NARCISSE

    Quoi donc ? Qui vous arrête,

    Seigneur ?

    NÉRON

    Tout. Octavie, Agrippine, Burrhus,

    Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.

    Non que pour Octavie un reste de tendresse

    M’attache à son hymen, et plaigne sa jeunesse.

    Mes yeux depuis longtemps fatigués de ses soins,

    Rarement de ses pleurs daignent être témoins.

    Trop heureux si bientôt la faveur d’un divorce,

    Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force.

    Le ciel même en secret semble la condamner.

    Ses voeux depuis quatre ans ont beau l’importuner.

    Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche.

    D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche,

    L’empire vainement demande un héritier.

    NARCISSE

    Que tardez-vous, Seigneur, à la répudier ?

    L’empire, votre coeur, tout condamne Octavie.

    Auguste votre aïeul soupirait pour Livie ;

    Par un double divorce ils s’unirent tous deux,

    Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.

    Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,

    Osa bien à ses yeux répudier sa fille.

    Vous seul jusques ici contraire à vos désirs

    N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.

    NÉRON

    Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?

    Mon amour inquiet déjà se l’imagine,

    Qui m’amène Octavie, et d’un oeil enflammé

    Atteste les saints droits d’un noeud qu’elle a formé ;

    Et portant à mon coeur des atteintes plus rudes,

    Me fait un long récit de mes ingratitudes.

    De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?

    NARCISSE

    N’êtes-vous pas, Seigneur, votre maître et le sien ?

    Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?

    Vivez, régnez pour vous. C’est trop régner pour elle.

    Craignez-vous ? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas.

    Vous venez de bannir le superbe Pallas,

    Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.

    NÉRON

    Éloigné de ses yeux j’ordonne, je menace,

    J’écoute vos conseils, j’ose les approuver,

    Je m’excite contre elle et tâche à la braver.

    Mais (je t’expose ici mon âme toute nue)

    Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,

    Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir

    De ces yeux, où j’ai lu si longtemps mon devoir,

    Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle,

    Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle :

    Mais enfin mes efforts ne me servent de rien,

    Mon génie étonné tremble devant le sien.

    Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,

    Que je la fuis partout, que même je l’offense,

    Et que de temps en temps j’irrite ses ennuis

    Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.

    Mais je t’arrête trop. Retire-toi, Narcisse.

    Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.

    NARCISSE

    Non, non, Britannicus s’abandonne à ma foi.

    Par son ordre, Seigneur il croit que je vous vois.

    Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,

    Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.

    Impatient surtout de revoir ses amours

    Il attend de mes soins ce fidèle secours.

    NÉRON

    J’y consens : porte-lui cette douce nouvelle.

    Il la verra.

    NARCISSE

    Seigneur, bannissez-le loin d’elle.

    NÉRON

    J’ai mes raisons, Narcisse, et tu peux concevoir,

    Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.

    Cependant vante-lui ton heureux stratagème.

    Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même.

    Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre, la voici.

    Va retrouver ton maître et l’amener ici.

    SCÈNE III

    Néron, Junie.

    NÉRON

    Vous vous troublez, Madame, et changez de visage.

    Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?

    JUNIE

    Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur.

    J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.

    NÉRON

    Je le sais bien, Madame, et n’ai pu sans envie

    Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.

    JUNIE

    Vous Seigneur ?

    NÉRON

    Pensez-vous, Madame, qu’en ces lieux

    Seule pour vous connaître Octavie ait des yeux ?

    JUNIE

    Et quel autre, Seigneur ? Voulez-vous que j’implore !

    À qui demanderai-je un crime que j’ignore ?

    Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas.

    De grâce, apprenez-moi, Seigneur, mes attentats.

    NÉRON

    Quoi Madame ! Est-ce donc une légère offense

    De m’avoir si longtemps caché votre présence ?

    Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,

    Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?

    L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes

    Croître loin de nos yeux son amour et vos charmes ?

    Pourquoi de cette gloire exclus jusqu’à ce jour,

    M’avez-vous sans pitié relégué dans ma cour ?

    On dit plus : vous souffrez sans en être offensée

    Qu’il vous ose, Madame, expliquer sa pensée.

    Car je ne croirai point que sans me consulter

    La sévère Junie ait voulu le flatter,

    Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée,

    Sans que j’en sois instruit que par la renommée.

    JUNIE

    Je ne vous nierai point, Seigneur, que ses soupirs

    M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.

    Il n’a point détourné ses regards d’une fille,

    Seul reste du débris d’une illustre famille.

    Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux

    Son père me nomma pour l’objet de ses voeux.

    Il m’aime. Il obéit à l’empereur son père,

    Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère :

    Vos désirs sont toujours si conformes aux siens…

    NÉRON

    Ma mère a ses desseins, Madame, et j’ai les miens.

    Ne parlons plus ici de Claude, et d’Agrippine.

    Ce n’est point par leur choix que je me détermine.

    C’est à moi seul, Madame, à répondre de vous;

    Et je veux de ma main vous choisir un époux.

    JUNIE

    Ah, Seigneur, songez-vous que toute autre alliance,

    Fera honte aux Césars auteurs de ma naissance ?

    NÉRON

    Non, Madame, l’époux dont je vous entretiens

    Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens.

    Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.

    JUNIE

    Et quel est donc, Seigneur, cet époux ?

    NÉRON

    Moi, Madame.

    JUNIE

    Vous ?

    NÉRON

    Je vous nommerais, Madame un autre nom,

    Si j’en savais quelque autre au dessus de Néron.

    Oui, pour vous faire un choix, où vous puissiez souscrire,

    J’ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l’empire.

    Plus j’ai cherché, Madame, et plus je cherche encor

    En quelles mains je dois confier ce trésor :

    Plus je vois que César digne seul de vous plaire

    En doit être lui seul l’heureux dépositaire,

    Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains,

    À qui Rome a commis l’empire des humains.

    Vous-même consultez vos premières années.

    Claudius à son fils les avait destinées,

    Mais c’était en un temps où de l’empire entier

    Il croyait quelque jour le nommer l’héritier.

    Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,

    C’est à vous de passer du côté de l’empire.

    En vain de ce présent ils m’auraient honoré,

    Si votre coeur devait en être séparé ;

    Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ;

    Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,

    Des jours toujours à plaindre, et toujours enviés,

    Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds

    Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage.

    Rome aussi bien que moi vous donne son suffrage,

    Répudie Octavie, et me fait dénouer

    Un hymen que le ciel ne veut point avouer.

    Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même

    Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime ;

    Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,

    Digne de l’univers à qui vous vous devez.

    JUNIE

    Seigneur, avec raison je demeure étonnée.

    Je me vois dans le cours d’une même journée

    Comme une criminelle amenée en ces lieux :

    Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,

    Que sur mon innocence à peine je me fie,

    Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.

    J’ose dire pourtant que je n’ai mérité

    Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

    Et pouvez-vous, Seigneur, souhaiter qu’une fille

    Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,

    Qui dans l’obscurité nourrissant sa douleur

    S’est fait une vertu conforme à son malheur ;

    Passe subitement de cette nuit profonde

    Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde ;

    Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté,

    Et dont une autre enfin remplit la majesté ?

    NÉRON

    Je vous ai déjà dit que je la répudie.

    Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.

    N’accusez point ici mon choix d’aveuglement.

    Je vous réponds de vous, consentez seulement.

    Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire,

    Et ne préférez point à la solide gloire

    Des honneurs dont César prétend vous revêtir,

    La gloire d’un refus, sujet au repentir.

    JUNIE

    Le ciel connaît, Seigneur, le fond de ma pensée.

    Je ne me flatte point d’une gloire insensée.

    Je sais de vos présents mesurer la grandeur.

    Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur

    Plus il me ferait honte et mettrait en lumière

    Le crime d’en avoir dépouillé l’héritière.

    NÉRON

    C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,

    Madame, et l’amitié ne peut aller plus loin.

    Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère.

    La soeur vous touche ici beaucoup moins que le frère,

    Et pour Britannicus…

    JUNIE

    Il a su me toucher,

    Seigneur, et je n’ai point prétendu m’en cacher.

    Cette sincérité sans doute est peu discrète ;

    Mais toujours de mon coeur ma bouche est l’interprète.

    Absente de la cour je n’ai pas dû penser,

    Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.

    J’aime Britannicus. Je lui fus destinée

    Quand l’empire devait suivre son hyménée.

    Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,

    Ses honneurs abolis, son palais déserté,

    La fuite d’une cour que sa chute a bannie,

    Sont autant de liens qui retiennent Junie.

    Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs,

    Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs.

    L’empire en est pour vous l’inépuisable source,

    Ou si quelque chagrin en interrompt la course,

    Tout l’univers soigneux de les entretenir

    S’empresse à l’effacer de votre souvenir.

    Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse

    Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse ;

    Et n’a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs

    Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

    NÉRON

    Et ce sont ces plaisirs, et ces pleurs que j’envie,

    Que tout autre que lui me paierait de sa vie.

    Mais je garde à ce prince un traitement plus doux.

    Madame, il va bientôt paraître devant vous.

    JUNIE

    Ah, Seigneur, vos vertus m’ont toujours rassurée.

    NÉRON

    Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée.

    Mais, Madame, je veux prévenir le danger,

    Où son ressentiment le pourrait engager.

    Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que lui-même

    Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.

    Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous

    Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.

    De son bannissement prenez sur vous l’offense,

    Et soit par vos discours, soit par votre silence,

    Du moins par vos froideurs faites-lui concevoir

    Qu’il doit porter ailleurs ses voeux et son espoir.

    JUNIE

    Moi ! Que je lui prononce un arrêt si sévère !

    Ma bouche mille fois lui jura le contraire.

    Quand même jusque-là je pourrais me trahir :

    Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m’obéir.

    NÉRON

    Caché près de ces lieux je vous verrai, Madame :

    Renfermez votre amour dans le fond de votre âme.

    Vous n’aurez point pour moi de langages secrets.

    J’entendrai des regards que vous croirez muets

    Et sa perte sera l’infaillible salaire

    D’un geste, ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

    JUNIE

    Hélas ! Si j’ose encor former quelques souhaits,

    Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais.

    SCÈNE IV

    Néron, Junie, Narcisse.

    NARCISSE

    Britannicus, Seigneur, demande la princesse.

    Il approche.

    NÉRON

    Qu’il vienne.

    JUNIE

    Ah Seigneur !

    NÉRON

    Je vous laisse.

    Sa fortune dépend de vous plus que de moi.

    Madame, en le voyant, songez que je vous vois.

    SCÈNE V

    Junie, Narcisse.

    JUNIE

    Ah, cher Narcisse ! Cours au-devant de ton maître.

    Dis-lui… Je suis perdue, et je le vois paraître.

    SCÈNE VI

    Junie, Britannicus, Narcisse.

    BRITANNICUS

    Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?

    Quoi ! Je puis donc jouir d’un entretien si doux ?

    Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !

    Hélas ! Puis-je espérer de vous revoir encore ?

    Faut-il que je dérobe avec mille détours

    Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?

    Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence

    N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence ?

    Que faisait votre amant ? Quel démon envieux

    M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?

    Hélas ! Dans la frayeur dont vous étiez atteinte

    M’avez-vous en secret adressé quelque plainte ?

    Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?

    Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?

    Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !

    Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?

    Parlez. Nous sommes seuls. Notre ennemi trompé

    Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.

    Ménageons les moments de cette heureuse absence.

    JUNIE

    Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.

    Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,

    Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

    BRITANNICUS

    Et depuis quand, Madame, êtes-vous si craintive ?

    Quoi, déjà votre amour souffre qu’on le captive ?

    Qu’est devenu ce coeur qui me jurait toujours

    De faire à Néron même envier nos amours ?

    Mais bannissez, Madame, une inutile crainte.

    La foi dans tous les coeurs n’est pas encore éteinte.

    Chacun semble des yeux approuver mon courroux :

    La mère de Néron se déclare pour nous ;

    Rome de sa conduite elle-même offensée…

    JUNIE

    Ah Seigneur ! Vous parlez contre votre pensée.

    Vous-même vous m’avez avoué mille fois

    Que Rome le louait d’une commune voix.

    Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.

    Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

    BRITANNICUS

    Ce discours me surprend, il le faut avouer.

    Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.

    Quoi, pour vous confier la douleur qui m’accable

    À peine je dérobe un moment favorable,

    Et ce moment si cher, Madame, est consumé

    À louer l’ennemi dont je suis opprimé.

    Qui vous rend à vous-même en un jour si contraire ?

    Quoi ! Même vos regards ont appris à se taire ?

    Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?

    Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?

    Ah ! Si je le croyais… Au nom des dieux, Madame,

    Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme,

    Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?

    JUNIE

    Retirez-vous, Seigneur, l’empereur va venir.

    BRITANNICUS

    Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre ?

    SCÈNE VII

    Néron, Junie, Narcisse.

    NÉRON

    Madame…

    JUNIE

    Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.

    Vous êtes obéi. Laissez couler du moins

    Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.

    SCÈNE VIII

    Néron, Narcisse.

    NÉRON

    Hé bien ? De leur amour tu vois la violence,

    Narcisse, elle a paru jusque dans son silence.

    Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer.

    Mais je mettrai ma joie à le désespérer.

    Je me fais de sa peine une image charmante,

    Et je l’ai vu douter du coeur de son amante.

    Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater.

    Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter,

    Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,

    Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore.

    NARCISSE, seul.

    La fortune t’appelle une seconde fois,

    Narcisse, voudrais-tu résister à sa voix ?

    Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;

    Et pour nous rendre heureux perdons les misérables.

    ACTE III

    SCÈNE I

    Néron, Burrhus.

    BURRHUS

    Pallas obéira, Seigneur.

    NÉRON

    Et de quel oeil

    Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?

    BURRHUS

    Ne doutez point, Seigneur, que ce coup ne la frappe,

    Qu’en reproches bientôt sa douleur ne s’échappe.

    Ses transports dès longtemps commencent d’éclater.

    À d’inutiles cris puissent-ils s’arrêter !

    NÉRON

    Quoi ? De quelque dessein la croyez-vous capable ?

    BURRHUS

    Agrippine, Seigneur, est toujours redoutable.

    Rome, et tous vos soldats révèrent ses aïeux,

    Germanicus son père est présent à leurs yeux.

    Elle sait son pouvoir ; vous savez son courage,

    Et ce qui me la fait redouter davantage,

    C’est que vous appuyez vous-même son courroux,

    Et que vous lui donnez des armes contre vous.

    NÉRON

    Moi, Burrhus ?

    BURRHUS

    Cet amour, Seigneur, qui vous possède…

    NÉRON

    Je vous entends, Burrhus, le mal est sans remède.

    Mon coeur s’en est plus dit que vous ne m’en direz.

    Il faut que j’aime enfin.

    BURRHUS

    Vous vous le figurez,

    Seigneur, et satisfait de quelque résistance

    Vous redoutez un mal faible dans sa naissance.

    Mais si dans son devoir votre coeur affermi

    Voulait ne point s’entendre avec son ennemi,

    Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire,

    Si vous daigniez, Seigneur, rappeler la mémoire

    Des vertus d’Octavie, indignes de ce prix,

    Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris;

    Surtout si de Junie évitant la présence

    Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence,

    Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,

    On n’aime point, Seigneur, si l’on ne veut aimer.

    NÉRON

    Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes

    Il faudra soutenir la gloire de nos armes,

    Ou lorsque plus tranquille assis dans le Sénat

    Il faudra décider du destin de l’État :

    Je m’en reposerai sur votre expérience.

    Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science,

    Burrhus, et je ferais quelque difficulté

    D’abaisser jusque-là votre sévérité.

    Adieu, je souffre trop éloigné de Junie.

    SCÈNE II

    BURRHUS, seul.

    Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie.

    Cette férocité que tu croyais fléchir

    De tes faibles liens est prête à s’affranchir.

    En quels excès peut-être elle va se répandre !

    Ô dieux ! En ce malheur quel conseil dois-je prendre ?

    Sénèque, dont les soins me devraient soulager,

    Occupé loin de Rome ignore ce danger.

    Mais quoi ? Si d’Agrippine excitant la tendresse

    Je pouvais… La voici, mon bonheur me l’adresse.

    SCÈNE III

    Agrippine, Burrhus, Albine.

    AGRIPPINE

    Hé bien, je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons ?

    Et vous vous signalez par d’illustres leçons.

    On exile Pallas, dont le crime peut-être

    Est d’avoir à l’empire élevé votre maître.

    Vous le savez trop bien. Jamais sans ses avis,

    Claude qu’il gouvernait n’eût adopté mon fils.

    Que dis-je ? À son épouse on donne une rivale.

    On affranchit Néron de la foi conjugale.

    Digne emploi d’un ministre, ennemi des flatteurs,

    Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,

    De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme

    Le mépris de sa mère, et l’oubli de sa femme !

    BURRHUS

    Madame, jusqu’ici c’est trop tôt m’accuser.

    L’empereur n’a rien fait qu’on ne puisse excuser.

    N’imputez qu’à Pallas un exil nécessaire,

    Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire,

    Et l’empereur ne fait qu’accomplir à regret

    Ce que toute la cour demandait en secret.

    Le reste est un malheur qui n’est point sans ressource.

    Des larmes d’Octavie on peut tarir la source.

    Mais calmez vos transports. Par un chemin plus doux

    Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux.

    Les menaces, les cris le rendront plus farouche.

    AGRIPPINE

    Ah ! L’on s’efforce en vain de me fermer la bouche.

    Je vois que mon silence irrite vos dédains,

    Et c’est trop respecter l’ouvrage de mes mains.

    Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine,

    Le ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine.

    Le fils de Claudius commence à ressentir

    Des crimes, dont je n’ai que le seul repentir.

    J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’armée,

    Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée,

    Leur faire à mon exemple expier leur erreur.

    On verra d’un côté le fils d’un empereur,

    Redemandant la foi jurée à sa famille,

    Et de Germanicus on entendra la fille ;

    De l’autre l’on verra le fils d’Enobarbus,

    Appuyé de Sénèque, et du tribun Burrhus,

    Qui tous deux de l’exil rappelés par moi-même,

    Partagent à mes yeux l’autorité suprême.

    De nos crimes communs je veux qu’on soit instruit.

    On saura les chemins par où je l’ai conduit.

    Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,

    J’avouerai les rumeurs les plus injurieuses.

    Je confesserai tout, exils, assassinats,

    Poison même…

    BURRHUS

    Madame, ils ne vous croiront pas.

    Ils sauront récuser l’injuste stratagème

    D’un témoin irrité qui s’accuse lui-même.

    Pour moi qui le premier secondai vos desseins,

    Qui fis même jurer l’armée entre ses mains,

    Je ne me repens point de ce zèle sincère.

    Madame, c’est un fils qui succède à son père.

    En adoptant Néron, Claudius par son choix

    De son fils et du vôtre a confondu les droits.

    Rome l’a pu choisir. Ainsi sans être injuste,

    Elle choisit Tibère adopté par Auguste,

    Et le jeune Agrippa de son sang descendu

    Se vit exclus du rang vainement prétendu.

    Sur tant de fondements sa puissance établie

    Par vous-même aujourd’hui ne peut être affaiblie.

    Et s’il m’écoute encor, Madame, sa bonté

    Vous en fera bientôt perdre la volonté.

    J’ai commencé, je vais poursuivre mon ouvrage.

    SCÈNE IV

    Agrippine, Albine.

    ALBINE

    Dans quel emportement la douleur vous engage,

    Madame ! L’empereur puisse-t-il l’ignorer !

    AGRIPPINE

    Ah ! Lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !

    ALBINE

    Madame, au nom des dieux, cachez votre colère.

    Quoi pour les intérêts de la soeur ou du frère

    Faut-il sacrifier le repos de vos jours ?

    Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ?

    AGRIPPINE

    Quoi tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale,

    Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale.

    Bientôt si je ne romps ce funeste lien,

    Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.

    Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée

    Inutile à la cour, en était ignorée.

    Les grâces, les honneurs par moi seule versés

    M’attiraient des mortels les voeux intéressés.

    Une autre de César a surpris la tendresse,

    Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse,

    Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,

    Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards.

    Que dis-je ? L’on m’évite et déjà délaissée…

    Ah je ne puis, Albine, en souffrir la pensée.

    Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,

    Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival.

    SCÈNE V

    Britannicus, Agrippine, Narcisse, Albine.

    BRITANNICUS

    Nos ennemis communs ne sont pas invincibles,

    Madame. Nos malheurs trouvent des coeurs sensibles.

    Vos amis et les miens jusqu’alors si secrets,

    Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,

    Animés du courroux qu’allume l’injustice

    Viennent de confier leur douleur à Narcisse.

    Néron n’est pas encor tranquille possesseur

    De l’ingrate qu’il aime au mépris de ma soeur.

    Si vous êtes toujours sensible à son injure,

    On peut dans son devoir ramener le parjure.

    La moitié du Sénat s’intéresse pour nous.

    Sylla, Pison, Plautus…

    AGRIPPINE

    Prince, que dites-vous ?

    Sylla, Pison, Plautus ! Les chefs de la noblesse !

    BRITANNICUS

    Madame, je vois bien que ce discours vous blesse,

    Et que votre courroux tremblant, irrésolu,

    Craint déjà d’obtenir tout ce qu’il a voulu.

    Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce.

    D’aucun ami pour moi ne redoutez l’audace.

    Il ne m’en reste plus, et vos soins trop prudents

    Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.

    AGRIPPINE

    Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance :

    Notre salut dépend de notre intelligence.

    J’ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis

    Je ne révoque rien de ce que j’ai promis.

    Le coupable Néron fuit en vain ma colère.

    Tôt ou tard il faudra qu’il entende sa mère.

    J’essaierai tour à tour la force et la douceur.

    Ou moi-même avec moi conduisant votre soeur,

    J’irai semer partout ma crainte et ses alarmes,

    Et ranger tous les coeurs du parti de ses larmes.

    Adieu. J’assiégerai Néron de toutes parts.

    Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards.

    SCÈNE VI

    Britannicus, Narcisse.

    BRITANNICUS

    Ne m’as-tu point flatté d’une fausse espérance ?

    Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,

    Narcisse ?

    NARCISSE

    Oui. Mais, Seigneur, ce n’est pas en ces lieux

    Qu’il faut développer ce mystère à vos yeux.

    Sortons. Qu’attendez-vous ?

    BRITANNICUS

    Ce que j’attends, Narcisse ?

    Hélas !

    NARCISSE

    Expliquez-vous.

    BRITANNICUS

    Si par ton artifice

    Je pouvais revoir…

    NARCISSE

    Qui ?

    BRITANNICUS

    J’en rougis. Mais enfin

    D’un coeur moins agité j’attendrais mon destin.

    NARCISSE

    Après tous mes discours vous la croyez fidèle ?

    BRITANNICUS

    Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,

    Digne de mon courroux. Mais je sens malgré moi

    Que je ne le crois pas autant que je le dois.

    Dans ses égarements mon coeur opiniâtre

    Lui prête des raisons, l’excuse, l’idolâtre.

    Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité,

    Je la voudrais haïr avec tranquillité.

    Et qui croira qu’un coeur si grand en apparence,

    D’une infidèle cour ennemi dès l’enfance,

    Renonce à tant de gloire, et dès le premier jour

    Trame une perfidie inouïe à la cour ?

    NARCISSE

    Et qui sait si l’ingrate en sa longue retraite

    N’a point de l’empereur médité la défaite ?

    Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher

    Peut-être elle fuyait pour se faire chercher,

    Pour exciter Néron par la gloire pénible

    De vaincre une fierté jusqu’alors invincible.

    BRITANNICUS

    Je ne la puis donc voir ?

    NARCISSE

    Seigneur, en ce moment

    Elle reçoit les voeux de son nouvel amant.

    BRITANNICUS

    Hé bien, Narcisse, allons. Mais que vois-je ? C’est elle.

    NARCISSE

    Ah dieux ! À l’empereur portons cette nouvelle.

    SCÈNE VII

    Britannicus, Junie.

    JUNIE

    Retirez-vous, Seigneur, et fuyez un courroux

    Que ma persévérance allume contre vous.

    Néron est irrité. Je me suis échappée,

    Tandis qu’à l’arrêter sa mère est occupée.

    Adieu, réservez-vous, sans blesser mon amour,

    Au plaisir de me voir justifier un jour.

    Votre image sans cesse est présente à mon âme.

    Rien ne l’en peut bannir.

    BRITANNICUS

    Je vous entends, Madame,

    Vous voulez que ma fuite assure vos désirs,

    Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.

    Sans doute en me voyant, une pudeur secrète

    Ne vous laisse goûter qu’une joie inquiète.

    Hé bien, il faut partir.

    JUNIE

    Seigneur, sans m’imputer…

    BRITANNICUS

    Ah ! Vous deviez du moins plus longtemps disputer.

    Je ne murmure point qu’une amitié commune

    Se range du parti que flatte la fortune,

    Que l’éclat d’un empire ait pu vous éblouir,

    Qu’aux dépens de ma soeur vous en vouliez jouir.

    Mais que de ces grandeurs comme une autre occupée

    Vous m’en ayez paru si longtemps détrompée ;

    Non, je l’avoue encor, mon coeur désespéré

    Contre ce seul malheur n’était point préparé.

    J’ai vu sur ma ruine élever l’injustice.

    De mes persécuteurs j’ai vu le ciel complice.

    Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux,

    Madame. Il me restait d’être oublié de vous.

    JUNIE

    Dans un temps plus heureux ma juste impatience

    Vous ferait repentir de votre défiance.

    Mais Néron vous menace. En ce pressant danger,

    Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger.

    Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre,

    Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre.

    BRITANNICUS

    Quoi le cruel ?…

    JUNIE

    Témoin de tout notre entretien

    D’un visage sévère examinait le mien,

    Prêt à faire sur vous éclater la vengeance

    D’un geste confident de notre intelligence.

    BRITANNICUS

    Néron nous écoutait, Madame ! Mais hélas !

    Vos yeux auraient pu feindre et ne m’abuser pas.

    Ils pouvaient me nommer l’auteur de cet outrage.

    L’amour est-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ?

    De quel trouble un regard pouvait me préserver ?

    Il fallait…

    JUNIE

    Il fallait me taire, et vous sauver.

    Combien de fois, hélas ! Puisqu’il faut vous le dire,

    Mon coeur de son désordre allait-il vous instruire ?

    De combien de soupirs interrompant le cours

    Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours !

    Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime !

    De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,

    Lorsque par un regard on peut le consoler !

    Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler ?

    Ah ! Dans ce souvenir inquiète, troublée,

    Je ne me sentais pas assez dissimulée.

    De mon front effrayé je craignais la pâleur.

    Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur.

    Sans cesse il me semblait que Néron en colère

    Me venait reprocher trop de soin de vous plaire.

    Je craignais mon amour vainement renfermé,

    Enfin j’aurais voulu n’avoir jamais aimé.

    Hélas ! Pour son bonheur, Seigneur, et pour le nôtre,

    Il n’est que trop instruit de mon coeur et du vôtre.

    Allez encore un coup, cachez-vous à ses yeux.

    Mon coeur plus à loisir vous éclaircira mieux.

    De mille autres secrets j’aurais compte à vous rendre.

    BRITANNICUS

    Ah ! N’en voilà que trop. C’est trop me faire entendre,

    Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.

    Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez ?

    Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ?

    JUNIE

    Que faites-vous ? Hélas ! Votre rival s’approche.

    SCÈNE VIII

    Néron, Britannicus, Junie.

    NÉRON

    Prince, continuez des transports si charmants.

    Je conçois vos bontés par ses remerciements,

    Madame, à vos genoux, je viens de le surprendre.

    Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre,

    Ce lieu le favorise, et je vous y retiens

    Pour lui faciliter de si doux entretiens…

    BRITANNICUS

    Je puis mettre à ses pieds ma douleur, ou ma joie,

    Partout où sa bonté consent que je la voie.

    Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez,

    N’a rien dont mes regards doivent être étonnés.

    NÉRON

    Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse

    Qu’il faut qu’on me respecte, et que l’on m’obéisse ?

    BRITANNICUS

    Ils ne nous ont pas vu l’un et l’autre élever,

    Moi pour vous obéir, et vous pour me braver,

    Et ne s’attendaient pas lorsqu’ils nous virent naître,

    Qu’un jour Domitius me dût parler en maître.

    NÉRON

    Ainsi par le destin nos voeux sont traversés,

    J’obéissais alors et vous obéissez.

    Si vous n’avez appris à vous laisser conduire,

    Vous êtes jeune encore et l’on peut vous instruire.

    BRITANNICUS

    Et qui m’en instruira ?

    NÉRON

    Tout l’empire à la fois,

    Rome.

    BRITANNICUS

    Rome met-elle au nombre de vos droits

    Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force,

    Les emprisonnements, le rapt, et le divorce ?

    NÉRON

    Rome ne porte point ses regards curieux

    Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux.

    Imitez son respect.

    BRITANNICUS

    On sait ce qu’elle en pense.

    NÉRON

    Elle se tait du moins, imitez son silence.

    BRITANNICUS

    Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.

    NÉRON

    Néron de vos discours commence à se lasser.

    BRITANNICUS

    Chacun devait bénir le bonheur de son règne.

    NÉRON

    Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne.

    BRITANNICUS

    Je connais mal Junie, ou de tels sentiments

    Ne mériteront pas ses applaudissements.

    NÉRON

    Du moins si je ne sais le secret de lui plaire,

    Je sais l’art de punir un rival téméraire.

    BRITANNICUS

    Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,

    Sa seule inimitié peut me faire trembler.

    NÉRON

    Souhaitez-la. C’est tout ce que je vous puis dire.

    BRITANNICUS

    Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire.

    NÉRON

    Elle vous l’a promis, vous lui plairez toujours.

    BRITANNICUS

    Je ne sais pas du moins épier ses discours.

    Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,

    Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.

    NÉRON

    Je vous entends. Hé bien, gardes !

    JUNIE

    Que faites-vous ?

    C’est votre frère. Hélas ! C’est un amant jaloux,

    Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie.

    Ah ! Son bonheur peut-il exciter votre envie ?

    Souffrez que de vos coeurs rapprochant les liens,

    Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens.

    Ma fuite arrêtera vos discordes fatales,

    Seigneur, j’irai remplir le nombre des Vestales.

    Ne lui disputez plus mes voeux infortunés,

    Souffrez que les dieux seuls en soient importunés.

    NÉRON

    L’entreprise, Madame, est étrange et soudaine.

    Dans son appartement, gardes, qu’on la ramène.

    Gardez Britannicus dans celui de sa soeur.

    BRITANNICUS

    C’est ainsi que Néron sait disputer un coeur.

    JUNIE

    Prince, sans l’irriter, cédons à cet orage.

    NÉRON

    Gardes, obéissez, sans tarder davantage.

    SCÈNE IX

    Néron, Burrhus.

    BURRHUS

    Que vois-je ? Ô ciel !

    NÉRON, sans voir Burrhus.

    Ainsi leurs feux sont redoublés,

    Je reconnais la main qui les a rassemblés.

    Agrippine ne s’est présentée à ma vue,

    Ne s’est dans ses discours si longtemps étendue,

    Que pour faire jouer ce ressort odieux.

    Qu’on sache si ma mère est encore en ces lieux.

    Burrhus, dans ce palais je veux qu’on la retienne,

    Et qu’au lieu de sa garde, on lui donne la mienne.

    BURRHUS

    Quoi, Seigneur ? Sans l’ouïr ? Une mère ?

    NÉRON

    Arrêtez.

    J’ignore quel projet, Burrhus, vous méditez.

    Mais depuis quelques jours tout ce que je désire

    Trouve en vous un censeur, prêt à me contredire.

    Répondez m’en, vous dis-je, ou sur votre refus

    D’autres me répondront et d’elle, et de Burrhus.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Agrippine, Burrhus.

    BURRHUS

    Oui Madame, à loisir vous pourrez vous défendre.

    César lui-même ici consent de vous entendre.

    Si son ordre au palais vous a fait retenir,

    C’est peut-être à dessein de vous entretenir.

    Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée,

    Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée.

    Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras.

    Défendez-vous, Madame, et ne l’accusez pas.

    Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage.

    Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage,

    Il est votre empereur. Vous êtes comme nous

    Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous.

    Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse,

    La cour autour de vous ou s’écarte, ou s’empresse.

    C’est son appui qu’on cherche, en cherchant votre appui.

    Mais voici l’empereur.

    AGRIPPINE

    Qu’on me laisse avec lui.

    SCÈNE II

    Agrippine, Néron.

    AGRIPPINE, s’asseyant.

    Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.

    On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.

    J’ignore de quel crime on a pu me noircir.

    De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.

    Vous régnez. Vous savez combien votre naissance

    Entre l’empire et vous avait mis de distance.

    Les droits de mes aïeux que Rome a consacrés

    Étaient même sans moi d’inutiles degrés.

    Quand de Britannicus la mère condamnée

    Laissa de Claudius disputer l’hyménée,

    Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,

    Qui de ses affranchis mendièrent les voix,

    Je souhaitai son lit, dans la seule pensée

    De vous laisser au trône, où je serais placée.

    Je fléchis mon orgueil, j’allai prier Pallas.

    Son maître chaque jour caressé dans mes bras

    Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce

    L’amour, où je voulais amener sa tendresse,

    Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux,

    Écartait Claudius d’un lit incestueux.

    Il n’osait épouser la fille de son frère.

    Le Sénat fut séduit. Une loi moins sévère

    Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.

    C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous,

    Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille.

    Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille.

    Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,

    Et marqua de son sang ce jour infortuné.

    Ce n’était rien encor. Eussiez-vous pu prétendre

    Qu’un jour Claude à son fils dût préférer son gendre ?

    De ce même Pallas j’implorai le secours,

    Claude vous adopta, vaincu par ses discours,

    Vous appela Néron, et du pouvoir suprême

    Voulut avant le temps vous faire part lui-même.

    C’est alors que chacun rappelant le passé

    Découvrit mon dessein, déjà trop avancé ;

    Que de Britannicus la disgrâce future

    Des amis de son père excita le murmure.

    Mes promesses aux uns éblouirent les yeux,

    L’exil me délivra des plus séditieux.

    Claude même lassé de ma plainte éternelle

    Éloigna de son fils tous ceux, de qui le zèle

    Engagé dès longtemps à suivre son destin,

    Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.

    Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite

    Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite.

    J’eus soin de vous nommer, par un contraire choix,

    Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix.

    Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée.

    J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée.

    Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,

    Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.

    De Claude en même temps épuisant les richesses

    Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.

    Les spectacles, les dons, invincibles appas

    Vous attiraient les coeurs du peuple, et des soldats,

    Qui d’ailleurs réveillant leur tendresse première

    Favorisaient en vous Germanicus mon père.

    Cependant Claudius penchait vers son déclin.

    Ses yeux longtemps fermés s’ouvrirent à la fin.

    Il connut son erreur. Occupé de sa crainte

    Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,

    Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.

    Ses gardes, son palais, son lit m’étaient soumis.

    Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,

    De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse,

    Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs,

    De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.

    Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.

    J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte :

    Et tandis que Burrhus allait secrètement

    De l’armée en vos mains exiger le serment,

    Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,

    Dans Rome les autels fumaient de sacrifices,

    Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité

    Du prince déjà mort demandait la santé.

    Enfin des légions l’entière obéissance

    Ayant de votre empire affermi la puissance,

    On vit Claude, et le peuple étonné de son sort,

    Apprit en même temps votre règne, et sa mort.

    C’est le sincère aveu que je voulais vous faire.

    Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.

    Du fruit de tant de soins à peine jouissant

    En avez-vous six mois paru reconnaissant,

    Que lassé d’un respect, qui vous gênait peut-être,

    Vous avez affecté de ne me plus connaître.

    J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,

    De l’infidélité vous tracer des leçons,

    Ravis d’être vaincus dans leur propre science.

    J’ai vu favorisés de votre confiance

    Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,

    Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux.

    Et lorsque vos mépris excitant mes murmures,

    Je vous ai demandé raison de tant d’injures,

    (Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu)

    Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.

    Aujourd’hui je promets Junie à votre frère,

    Ils se flattent tous deux du choix de votre mère,

    Que faites-vous ? Junie enlevée à la cour

    Devient en une nuit l’objet de votre amour.

    Je vois de votre coeur Octavie effacée

    Prête à sortir du lit, où je l’avais placée.

    Je vois Pallas banni, votre frère arrêté,

    Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté,

    Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.

    Et lorsque convaincu de tant de perfidies

    Vous deviez ne me voir que pour les expier,

    C’est vous, qui m’ordonnez de me justifier.

    NÉRON

    Je me souviens toujours que je vous dois l’empire.

    Et sans vous fatiguer du soin de le redire,

    Votre bonté, Madame, avec tranquillité

    Pouvait se reposer sur ma fidélité.

    Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues

    Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues,

    Que jadis (j’ose ici vous le dire entre nous)

    Vous n’aviez sous mon nom travaillé que pour vous.

    « Tant d’honneurs (disaient-ils) et tant de déférences

    Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?

    Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?

    Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?

    N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? »

    Non, que si jusque là j’avais pu vous complaire,

    Je n’eusse pris plaisir, Madame, à vous céder

    Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander :

    Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.

    Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse.

    Le Sénat chaque jour, et le peuple irrités

    De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,

    Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance

    M’avait encor laissé sa simple obéissance.

    Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux

    Porter en murmurant leurs aigles devant vous,

    Honteux de rabaisser par cet indigne usage

    Les héros, dont encore elles portent l’image.

    Toute autre se serait rendue à leurs discours,

    Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.

    Avec Britannicus contre moi réunie

    Vous le fortifiez du parti de Junie,

    Et la main de Pallas trame tous ces complots.

    Et lorsque malgré moi, j’assure mon repos,

    On vous voit de colère, et de haine animée.

    Vous voulez présenter mon rival à l’armée.

    Déjà jusques au camp le bruit en a couru.

    AGRIPPINE

    Moi le faire empereur, ingrat ? L’avez-vous cru ?

    Quel serait mon dessein ? Qu’aurais-je pu prétendre ?

    Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?

    Ah ! Si sous votre empire on ne m’épargne pas,

    Si mes accusateurs observent tous mes pas,

    Si de leur empereur ils poursuivent la mère,

    Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?

    Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,

    Des desseins étouffés aussitôt que naissants,

    Mais des crimes pour vous commis à votre vue,

    Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.

    Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours,

    Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.

    Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses

    N’ont arraché de vous que de feintes caresses.

    Rien ne vous a pu vaincre, et votre dureté

    Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.

    Que je suis malheureuse ! Et par quelle infortune

    Faut-il que tous mes soins me rendent importune ?

    Je n’ai qu’un fils. Ô ciel, qui m’entends aujourd’hui,

    T’ai-je fait quelques voeux qui ne fussent pour lui ?

    Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue.

    J’ai vaincu ses mépris, j’ai détourné ma vue

    Des malheurs qui dès lors me furent annoncés.

    J’ai fait ce que j’ai pu, vous régnez, c’est assez.

    Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,

    Si vous le souhaitez prenez encor ma vie ;

    Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité

    Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.

    NÉRON

    Hé bien donc, prononcez, que voulez-vous qu’on fasse ?

    AGRIPPINE

    De mes accusateurs qu’on punisse l’audace,

    Que de Britannicus on calme le courroux,

    Que Junie à son choix puisse prendre un époux,

    Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure,

    Que vous me permettiez de vous voir à toute heure,

    Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,

    À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.

    NÉRON

    Oui, Madame, je veux que ma reconnaissance

    Désormais dans les coeurs grave votre puissance,

    Et je bénis déjà cette heureuse froideur

    Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur.

    Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie,

    Avec Britannicus je me réconcilie,

    Et quant à cet amour qui nous a séparés

    Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.

    Allez donc, et portez cette joie à mon frère.

    Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère.

    SCÈNE III

    Néron, Burrhus.

    BURRHUS

    Que cette paix, Seigneur, et ces embrassements

    Vont offrir à mes yeux des spectacles charmants !

    Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire,

    Si de son amitié j’ai voulu vous distraire,

    Et si j’ai mérité cet injuste courroux.

    NÉRON

    Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous,

    Burrhus, je vous ai crus tous deux d’intelligence.

    Mais son inimitié vous rend ma confiance,

    Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher.

    J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.

    BURRHUS

    Quoi Seigneur !

    NÉRON

    C’en est trop. Il faut que sa ruine

    Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine.

    Tant qu’il respirera je ne vis qu’à demi.

    Elle m’a fatigué de ce nom ennemi,

    Et je ne prétends pas que sa coupable audace

    Une seconde fois lui promette ma place.

    BURRHUS

    Elle va donc bientôt pleurer Britannicus.

    NÉRON

    Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.

    BURRHUS

    Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ?

    NÉRON

    Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.

    BURRHUS

    Non, quoique vous disiez, cet horrible dessein

    Ne fut jamais, Seigneur, conçu dans votre sein.

    NÉRON

    Burrhus !

    BURRHUS

    De votre bouche, ô ciel ! Puis-je l’apprendre ?

    Vous-même sans frémir avez-vous pu l’entendre ?

    Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?

    Néron dans tous les coeurs est-il las de régner ?

    Que dira-t-on de vous ? Quelle est votre pensée ?

    NÉRON

    Quoi toujours enchaîné de ma gloire passée

    J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour,

    Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?

    Soumis à tous leurs voeux, à mes désirs contraire

    Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?

    BURRHUS

    Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits

    Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?

    C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.

    Vertueux jusqu’ici vous pouvez toujours l’être.

    Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus.

    Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.

    Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,

    Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,

    Soutenir vos rigueurs, par d’autres cruautés,

    Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.

    Britannicus mourant excitera le zèle

    De ses amis tout prêts à prendre sa querelle.

    Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,

    Qui même après leur mort auront des successeurs.

    Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.

    Craint de tout l’univers il vous faudra tout craindre,

    Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,

    Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.

    Ah ! De vos premiers ans l’heureuse expérience

    Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?

    Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?

    Dans quel repos, ô ciel ! Les avez-vous coulés ?

    Quel plaisir de penser et de dire en vous-même,

    « Partout, en ce moment, on me bénit, on m’aime.

    On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer,

    Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.

    Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage,

    Je vois voler partout les coeurs à mon passage ! »

    Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !

    Le sang le plus abject vous était précieux.

    Un jour, il m’en souvient, le Sénat équitable

    Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable,

    Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité,

    Votre coeur s’accusait de trop de cruauté,

    Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,

    « Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. »

    Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur

    Ma mort m’épargnera la vue et la douleur.

    On ne me verra point survivre à votre gloire.

    Si vous allez commettre une action si noire,

    Il se jette à genoux.

    Me voilà prêt, Seigneur, avant que de partir,

    Faites percer ce coeur qui n’y peut consentir.

    Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée,

    Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée.

    Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,

    Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.

    Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides

    Qui vous osent donner ces conseils parricides.

    Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…

    NÉRON

    Ah ! Que demandez-vous !

    BURRHUS

    Non, il ne vous hait pas,

    Seigneur, on le trahit, je sais son innocence,

    Je vous réponds pour lui de son obéissance.

    J’y cours. Je vais presser un entretien si doux.

    NÉRON

    Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous.

    SCÈNE IV

    Néron, Narcisse.

    NARCISSE

    Seigneur, j’ai tout prévu pour une mort si juste.

    Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste

    A redoublé pour moi ses soins officieux.

    Elle a fait expirer un esclave à mes yeux;

    Et le fer est moins prompt pour trancher une vie

    Que le nouveau poison que sa main me confie.

    NÉRON

    Narcisse, c’est assez, je reconnais ce soin,

    Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

    NARCISSE

    Quoi ! Pour Britannicus votre haine affaiblie

    Me défend…

    NÉRON

    Oui, Narcisse, on nous réconcilie.

    NARCISSE

    Je me garderai bien de vous en détourner,

    Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner.

    Cette offense en son coeur sera longtemps nouvelle.

    Il n’est point de secrets que le temps ne révèle.

    Il saura que ma main lui devait présenter

    Un poison que votre ordre avait fait apprêter.

    Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !

    Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire.

    NÉRON

    On répond de son coeur, et je vaincrai le mien.

    NARCISSE

    Et l’hymen de Junie en est-il le lien ?

    Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?

    NÉRON

    C’est prendre trop soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,

    Je ne le compte plus parmi mes ennemis.

    NARCISSE

    Agrippine, Seigneur, se l’était bien promis.

    Elle a repris sur vous son souverain empire.

    NÉRON

    Quoi donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?

    NARCISSE

    Elle s’en est vantée assez publiquement.

    NÉRON

    De quoi ?

    NARCISSE

    Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment :

    Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste

    On verrait succéder un silence modeste,

    Que vous-même à la paix souscririez le premier,

    Heureux que sa bonté daignât tout oublier.

    NÉRON

    Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?

    Je n’ai que trop de pente à punir son audace.

    Et si je m’en croyais ce triomphe indiscret

    Serait bientôt suivi d’un éternel regret.

    Mais de tout l’univers quel sera le langage ?

    Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,

    Et que Rome effaçant tant de titres d’honneur

    Me laisse pour tous noms celui d’empoisonneur ?

    Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

    NARCISSE

    Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?

    Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?

    Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?

    De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?

    Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?

    Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.

    Non non, dans leurs discours ils sont plus retenus,

    Tant de précaution affaiblit votre règne.

    Ils croiront en effet mériter qu’on les craigne.

    Au joug depuis longtemps ils se font façonnés.

    Ils adorent la main qui les tient enchaînés.

    Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.

    Leur prompte servitude a fatigué Tibère.

    Moi-même revêtu d’un pouvoir emprunté,

    Que je reçus de Claude avec la liberté,

    J’ai cent fois dans le cours de ma gloire passée

    Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.

    D’un empoisonnement vous craignez la noirceur ?

    Faites périr le frère, abandonnez la soeur.

    Rome sur ses autels prodiguant les victimes,

    Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.

    Vous verrez mettre au rang des jours infortunés

    Ceux où jadis la soeur et le frère sont nés.

    NÉRON

    Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.

    J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.

    Je ne veux point encore en lui manquant de foi

    Donner à sa vertu des armes contre moi.

    J’oppose à ses raisons un courage inutile,

    Je ne l’écoute point avec un coeur tranquille.

    NARCISSE

    Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu’il dit.

    Son adroite vertu ménage son crédit.

    Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée :

    Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée :

    Vous seriez libre alors, Seigneur, et devant vous

    Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.

    Quoi donc ! Ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?

    « Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire.

    Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on lui prescrit.

    Burrhus conduit son coeur, Sénèque son esprit.

    Pour toute ambition, pour vertu singulière,

    Il excelle à conduire un char dans la carrière,

    À disputer des prix indignes de ses mains,

    À se donner lui-même en spectacle aux Romains,

    À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,

    À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre,

    Tandis que des soldats de moments en moments

    Vont arracher pour lui les applaudissements. »

    Ah ! Ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?

    NÉRON

    Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons faire.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    Britannicus, Junie.

    BRITANNICUS

    Oui Madame, Néron (qui l’aurait pu penser ?)

    Dans son appartement m’attend pour m’embrasser.

    Il y fait de sa cour inviter la jeunesse.

    Il veut que d’un festin la pompe et l’allégresse

    Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,

    Et réchauffent l’ardeur de nos embrassements.

    Il éteint cet amour source de tant de haine,

    Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.

    Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,

    Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,

    Depuis qu’à mon amour cessant d’être contraire,

    Il semble me céder la gloire de vous plaire,

    Mon coeur, je l’avouerai, lui pardonne en secret,

    Et lui laisse le reste avec moins de regret.

    Quoi ! Je ne serai plus séparé de vos charmes ?

    Quoi ! Même en ce moment je puis voir sans alarmes

    Ces yeux, que n’ont émus ni soupirs, ni terreur,

    Qui m’ont sacrifié l’empire et l’empereur ?

    Ah Madame ! Mais quoi ? Quelle nouvelle crainte

    Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ?

    D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos tristes yeux

    Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?

    Qu’est-ce que vous craignez ?

    JUNIE

    Je l’ignore moi-même.

    Mais je crains.

    BRITANNICUS

    Vous m’aimez ?

    JUNIE

    Hélas, si je vous aime ?

    BRITANNICUS

    Néron ne trouble plus notre félicité.

    JUNIE

    Mais me répondez-vous de sa sincérité ?

    BRITANNICUS

    Quoi ! Vous le soupçonnez d’une haine couverte ?

    JUNIE

    Néron m’aimait tantôt, il jurait votre perte.

    Il me fuit, il vous cherche. Un si grand changement

    Peut-il être, Seigneur, l’ouvrage d’un moment ?

    BRITANNICUS

    Cet ouvrage, Madame, est un coup d’Agrippine.

    Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.

    Grâce aux préventions de son esprit jaloux,

    Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.

    Je m’en fie aux transports qu’elle m’a fait paraître.

    Je m’en fie à Burrhus. J’en crois même son maître.

    Je crois, qu’à mon exemple impuissant à trahir

    Il hait à coeur ouvert, ou cesse de haïr.

    JUNIE

    Seigneur, ne jugez pas de son coeur par le vôtre.

    Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre.

    Je ne connais Néron et la cour que d’un jour.

    Mais (si je l’ose dire) hélas ! Dans cette cour,

    Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense !

    Que la bouche et le coeur sont peu d’intelligence !

    Avec combien de joie on y trahit sa foi !

    Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !

    BRITANNICUS

    Mais que son amitié soit véritable ou feinte,

    Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ?

    Non non, il n’ira point par un lâche attentat

    Soulever contre lui le peuple et le Sénat.

    Que dis-je ? Il reconnaît sa dernière injustice.

    Ses remords ont paru même aux yeux de Narcisse.

    Ah ! S’il vous avait dit, ma princesse, à quel point…

    JUNIE

    Mais Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point ?

    BRITANNICUS

    Et pourquoi voulez-vous que mon coeur s’en défie ?

    JUNIE

    Et que sais-je ? Il y va, Seigneur, de votre vie.

    Tout m’est suspect. Je crains que tout ne soit séduit.

    Je crains Néron. Je crains le malheur qui me suit.

    D’un noir pressentiment malgré moi prévenue,

    Je vous laisse à regret éloigner de ma vue.

    Hélas ! Si cette paix, dont vous vous repaissez,

    Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés !

    Si Néron irrité de notre intelligence

    Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance !

    S’il préparait ses coups tandis que je vous vois !

    Et si je vous parlais pour la dernière fois !

    Ah Prince !

    BRITANNICUS

    Vous pleurez ! Ah ma chère Princesse !

    Et pour moi jusque-là votre coeur s’intéresse ?

    Quoi Madame ! En un jour, où plein de sa grandeur

    Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur,

    Dans des lieux où chacun me fuit et le révère,

    Aux pompes de sa cour préférer ma misère !

    Quoi ! Dans ce même jour, et dans ces mêmes lieux

    Refuser un empire et pleurer à mes yeux !

    Mais, Madame, arrêtez ces précieuses larmes ;

    Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.

    Je me rendrais suspect par un plus long séjour.

    Adieu, je vais le coeur tout plein de mon amour,

    Au milieu des transports d’une aveugle jeunesse,

    Ne voir, n’entretenir que ma belle princesse.

    Adieu.

    JUNIE

    Prince…

    BRITANNICUS

    On m’attend, Madame, il faut partir.

    JUNIE

    Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir.

    SCÈNE II

    Aggripine, Britannicus, Junie.

    AGRIPPINE

    Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence.

    Néron impatient se plaint de votre absence.

    La joie et le plaisir de tous les conviés

    Attend pour éclater que vous vous embrassiez.

    Ne faites point languir une si juste envie,

    Allez. Et nous, Madame, allons chez Octavie.

    BRITANNICUS

    Allez, belle Junie, et d’un esprit content

    Hâtez-vous d’embrasser ma soeur qui vous attend.

    Dès que je le pourrai je reviens sur vos traces,

    Madame, et de vos soins j’irai vous rendre grâces.

    SCÈNE III

    Agrippine, Junie.

    AGRIPPINE

    Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux

    Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.

    Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ?

    Doutez-vous d’une paix dont je fais mon ouvrage ?

    JUNIE

    Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés,

    Ai-je pu rassurer mes esprits agités ?

    Hélas ! À peine encor je conçois ce miracle.

    Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle,

    Le changement, Madame, est commun à la cour,

    Et toujours quelque crainte accompagne l’amour.

    AGRIPPINE

    Il suffit, j’ai parlé, tout a changé de face.

    Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.

    Je réponds d’une paix jurée entre mes mains,

    Néron m’en a donné des gages trop certains.

    Ah ! Si vous aviez vu par combien de caresses

    Il m’a renouvelé la foi de ses promesses !

    Par quels embrassements il vient de m’arrêter !

    Ses bras dans nos adieux ne pouvaient me quitter.

    Sa facile bonté sur son front répandue

    Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue.

    Il s’épanchait en fils, qui vient en liberté

    Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.

    Mais bientôt reprenant un visage sévère,

    Tel que d’un empereur qui consulte sa mère,

    Sa confidence auguste a mis entre mes mains

    Des secrets d’où dépend le destin des humains.

    Non, il le faut ici confesser à sa gloire.

    Son coeur n’enferme point une malice noire,

    Et nos seuls ennemis altérant sa bonté

    Abusaient contre nous de sa facilité.

    Mais enfin à son tour leur puissance décline.

    Rome encore une fois va connaître Agrippine.

    Déjà, de ma faveur on adore le bruit.

    Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit,

    Passons chez Octavie, et donnons lui le reste

    D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste.

    Mais qu’est-ce que j’entends ? Quel tumulte confus ?

    Que peut-on faire ?

    JUNIE

    Ô ciel ! Sauvez Britannicus.

    SCÈNE IV

    Agrippine, Junie, Burrhus.

    AGRIPPINE

    Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire…

    BURRHUS

    Madame, c’en est fait, Britannicus expire.

    JUNIE

    Ah mon Prince !

    AGRIPPINE

    Il expire ?

    BURRHUS

    Ou plutôt il est mort,

    Madame.

    JUNIE

    Pardonnez, Madame, à ce transport.

    Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.

    SCÈNE V

    Agrippine, Burrhus

    AGRIPPINE

    Quel attentat, Burrhus !

    BURRHUS

    Je n’y pourrai survivre,

    Madame il faut quitter la cour et l’empereur.

    AGRIPPINE

    Quoi ! Du sang de son frère il n’a point eu d’horreur ?

    BURRHUS

    Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère.

    À peine l’empereur a vu venir son frère,

    Il se lève, il l’embrasse, on se tait, et soudain

    César prend le premier une coupe à la main.

    « Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,

    Ma main de cette coupe épanche les prémices,

    Dit-il ; dieux, que j’appelle à cette effusion,

    Venez favoriser notre réunion. »

    Par les mêmes serments Britannicus se lie.

    La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie.

    Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,

    Le fer ne produit point de si puissants efforts.

    Madame la lumière à ses yeux est ravie,

    Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.

    Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.

    La moitié s’épouvante et sort avec des cris.

    Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage

    Sur les yeux de César composent leur visage.

    Cependant sur son lit il demeure penché,

    D’aucun étonnement il ne paraît touché.

    « Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence

    A souvent sans péril attaqué son enfance. »

    Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,

    Et sa perfide joie éclate malgré lui.

    Pour moi dût l’empereur punir ma hardiesse

    D’une odieuse cour j’ai traversé la presse,

    Et j’allais accablé de cet assassinat

    Pleurer Britannicus, César et tout l’État.

    AGRIPPINE

    Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire.

    SCÈNE VI

    Agrippine, Néron, Burrhus, Narcisse.

    NÉRON, voyant Agrippine.

    Dieux !

    AGRIPPINE

    Arrêtez, Néron. J’ai deux mots à vous dire.

    Britannicus est mort, je reconnais les coups.

    Je connais l’assassin.

    NÉRON

    Et qui, Madame ?

    AGRIPPINE

    Vous.

    NÉRON

    Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.

    Il n’est point de malheurs dont je ne sois coupable.

    Et si l’on veut, Madame, écouter vos discours,

    Ma main de Claude même aura tranché les jours.

    Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre.

    Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.

    AGRIPPINE

    Non non, Britannicus est mort empoisonné.

    Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné.

    NÉRON

    Madame, mais qui peut vous tenir ce langage ?

    NARCISSE

    Hé Seigneur ! Ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ?

    Britannicus, Madame, eut des desseins secrets

    Qui vous auraient coûté de plus justes regrets.

    Il aspirait plus loin qu’à l’hymen de Junie.

    De vos propres bontés il vous aurait punie.

    Il vous trompait vous-même et son coeur offensé,

    Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.

    Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie;

    Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie,

    Sur ma fidélité César s’en soit remis,

    Laissez les pleurs, Madame, à vos seuls ennemis.

    Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres.

    Mais vous…

    AGRIPPINE

    Poursuis, Néron, avec de tels ministres.

    Par des faits glorieux tu te vas signaler.

    Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer.

    Ta main a commencé par le sang de ton frère.

    Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.

    Dans le fond de ton coeur, je sais que tu me hais.

    Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.

    Mais je veux que ma mort te soit même inutile :

    Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille.

    Rome, ce ciel, ce jour, que tu reçus de moi,

    Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.

    Tes remords te suivront comme autant de furies.

    Tu croiras les calmer par d’autres barbaries.

    Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours

    D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.

    Mais j’espère qu’enfin le ciel las de tes crimes

    Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes,

    Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,

    Tu te verras forcé de répandre le tien ;

    Et ton nom paraîtra dans la race future

    Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.

    Voilà ce que mon coeur se présage de toi.

    Adieu, tu peux sortir.

    NÉRON

    Narcisse, suivez-moi.

    SCÈNE VII

    Agrippine, Burrhus.

    AGRIPPINE

    Ah ciel ! De mes soupçons quelle était l’injustice.

    Je condamnais Burrhus, pour écouter Narcisse !

    Burrhus avez-vous vu quels regards furieux

    Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ?

    C’en est fait. Le cruel n’a plus rien qui l’arrête :

    Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête.

    Il vous accablera vous-même à votre tour.

    BURRHUS

    Ah Madame ! Pour moi j’ai vécu trop d’un jour,

    Plût au ciel, que sa main heureusement cruelle

    Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle !

    Qu’il ne m’eût pas donné par ce triste attentat

    Un gage trop certain des malheurs de l’État !

    Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ;

    Sa jalousie a pu l’armer contre son frère.

    Mais s’il vous faut, Madame, expliquer ma douleur,

    Néron l’a vu mourir sans changer de couleur.

    Ses yeux indifférents ont déjà la constance

    D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance.

    Qu’il achève, Madame ; et qu’il fasse périr

    Un ministre importun qui ne le peut souffrir.

    Hélas ! Loin de vouloir éviter sa colère.

    La plus soudaine mort me sera la plus chère.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Agrippine, Burrhus, Albine.

    ALBINE

    Ah Madame ! Ah Seigneur ! Courez vers l’empereur.

    Venez sauver César de sa propre fureur.

    Il se voit pour jamais séparé de Junie.

    AGRIPPINE

    Quoi Junie elle-même a terminé sa vie ?

    ALBINE

    Pour accabler César d’un éternel ennui,

    Madame, sans mourir elle est morte pour lui.

    Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie.

    Elle a feint de passer chez la triste Octavie.

    Mais bientôt elle a pris des chemins écartés.

    Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.

    Des portes du palais elle sort éperdue.

    D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ;

    Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds

    Que de ses bras pressants elle tenait liés :

    « Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse :

    Protège en ce moment le reste de ta race.

    Rome dans ton palais vient de voir immoler

    Le seul de tes neveux, qui te pût ressembler,

    On veut après sa mort que je lui sois parjure.

    Mais pour lui conserver une foi toujours pure,

    Prince, je me dévoue à ces dieux immortels,

    Dont ta vertu t’a fait partager les autels. »

    Le peuple cependant que ce spectacle étonne,

    Vole de toutes parts, se presse, l’environne,

    S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui

    D’une commune voix la prend sous son appui.

    Ils la mènent au temple, où depuis tant d’années

    Au culte des autels nos vierges destinées

    Gardent fidèlement le dépôt précieux

    Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux.

    César les voit partir sans oser les distraire.

    Narcisse plus hardi s’empresse pour lui plaire.

    Il vole vers Junie, et sans s’épouvanter,

    D’une profane main commence à l’arrêter.

    De mille coups mortels son audace est punie.

    Son infidèle sang rejaillit sur Junie.

    César de tant d’objets en même temps frappé

    Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé.

    Il rentre. Chacun fuit son silence farouche.

    Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.

    Il marche sans dessein, ses yeux mal assurés

    N’osent lever au ciel leurs regards égarés.

    Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude

    Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude,

    Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours,

    Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours.

    Le temps presse. Courez. Il ne faut qu’un caprice.

    Il se perdrait, Madame.

    AGRIPPINE

    Il se ferait justice.

    Mais Burrhus, allons voir jusqu’où vont ses transports.

    Voyons quel changement produiront ses remords,

    S’il voudra désormais suivre d’autres maximes.

    BURRHUS

    Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !

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  • Jean Racine : Les plaideurs

    DANDIN, juge.

    LÉANDRE, fils de Dandin.

    CHICANNEAU, bourgeois.

    ISABELLE, fille de Chicanneau.

    LA COMTESSE

    PETIT JEAN, portier.

    L’INTIMÉ, secrétaire.

    LE SOUFFLEUR

    La scène est dans une ville de Basse-Normandie.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès.

    Ma foi, sur l’avenir, bien fou qui se fiera.

    Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.

    Un juge, l’an passé, me prit à son service,

    Il m’avait fait venir d’Amiens pour être Suisse.

    Tous ces Normands voulaient se divertir de nous,

    On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.

    Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,

    Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.

    Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas.

    Monsieur de Petit Jean, ah ! gros comme le bras.

    Mais sans argent, l’honneur n’est qu’une maladie ;

    Ma foi j’étais un franc portier de comédie,

    On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,

    On n’entrait point chez nous sans graisser le marteau.

    Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close.

    Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose.

    Nous comptions quelquefois. On me donnait le soin

    De fournir la maison de chandelle et de foin,

    Mais je n’y perdais rien. Enfin vaille que vaille,

    J’aurais sur le marché fort bien fourni la paille.

    C’est dommage. Il avait le coeur trop au métier,

    Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier,

    Et bien souvent tout seul, si l’on l’eût voulu croire,

    Il y serait couché sans manger et sans boire.

    Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin,

    Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.

    Qui veut voyager loin, ménage sa monture ;

    Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »

    Il n’en a tenu compte. Il a si bien veillé,

    Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé.

    Il nous veut tous juger les uns après les autres.

    Il marmotte toujours certaines patenôtres

    Où je ne comprends rien. Il veut bon gré, mal gré,

    Ne se coucher qu’en robe, et qu’en bonnet carré.

    Il fit couper la tête à son coq de colère,

    Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire :

    Il disait qu’un plaideur, dont l’affaire allait mal,

    Avait graissé la patte à ce pauvre animal.

    Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,

    Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire.

    Il nous le fait garder, jour et nuit, et de près.

    Autrement serviteur, et mon homme est aux plaids.

    Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre.

    Pour moi, je ne dors plus. Aussi je deviens maigre,

    C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller.

    Mais veille qui voudra, voici mon oreiller,

    Ma foi, pour cette nuit, il faut que je m’en donne,

    Pour dormir dans la rue on n’offense personne.

    Dormons.

    SCÈNE II

    L’Intimé, Petit-Jean.

    L’INTIMÉ

    Hé, Petit Jean, Petit Jean.

    PETIT JEAN

    L’Intimé.

    Il a déjà bien peur de me voir enrhumé.

    L’INTIMÉ

    Que diable ! Si matin que fais-tu dans la rue ?

    PETIT JEAN

    Est-ce qu’il faut toujours faire le pied de grue,

    Garder toujours un homme, et l’entendre crier ?

    Quelle gueule ! Pour moi, je crois qu’il est sorcier.

    L’INTIMÉ

    Bon.

    PETIT JEAN

    Je lui disais donc en me grattant la tête,

    Que je voulais dormir. « Présente ta requête

    Comme tu veux dormir », m’a-t-il dit gravement.

    Je dors en te contant la chose seulement.

    Bonsoir.

    L’INTIMÉ

    Comment bonsoir ? Que le diable m’emporte

    Si… Mais j’entends du bruit au dessus de la porte.

    SCÈNE III

    Dandin, L’intimé, Petit-Jean.

    DANDIN, à la fenêtre.

    Petit Jean. L’Intimé.

    L’INTIMÉ, à Petit Jean.

    Paix.

    DANDIN

    Je suis seul ici.

    Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.

    Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.

    Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.

    Hors de cour.

    L’INTIMÉ

    Comme il saute.

    PETIT JEAN

    Ho ! Monsieur, je vous tiens.

    DANDIN

    Au voleur, au voleur.

    PETIT JEAN

    Ho ! Nous vous tenons bien.

    L’INTIMÉ

    Vous avez beau crier.

    DANDIN

    Main-forte ! L’on me tue !

    SCÈNE IV

    Léandre, Dandin, L’Intimé, Petit-Jean.

    LÉANDRE

    Vite, un flambeau. J’entends mon père dans la rue.

    Mon père, si matin qui vous fait déloger ?

    Où courez-vous, la nuit ?

    DANDIN

    Je veux aller juger.

    LÉANDRE

    Et qui juger ? Tout dort.

    PETIT JEAN

    Ma foi, je ne dors guère.

    LÉANDRE

    Que de sacs ! Il en a jusques aux jarretières.

    DANDIN

    Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.

    De sacs et de procès j’ai fait provision.

    LÉANDRE

    Et qui vous nourrira ?

    DANDIN

    Le buvetier, je pense.

    LÉANDRE

    Mais où dormirez-vous, mon père ?

    DANDIN

    À l’audience.

    LÉANDRE

    Non, mon père, il vaut mieux que vous ne sortiez pas.

    Dormez chez vous. Chez vous faites tous vos repas.

    Souffrez que la raison enfin vous persuade ;

    Et pour votre santé…

    DANDIN

    Je veux être malade.

    LÉANDRE

    Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ;

    Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os.

    DANDIN

    Du repos ? Ah, sur toi tu veux régler ton père.

    Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,

    Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,

    Courir le bal la nuit, et le jour les brelans !

    L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense.

    Chacun de tes rubans me coûte une sentence.

    Ma robe vous fait honte. Un fils de juge ! Ah, fi.

    Tu fais le gentilhomme. Hé, Dandin, mon ami,

    Regarde dans ma chambre, et dans ma garde-robe,

    Les portraits des Dandins. Tous ont porté la robe,

    Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix

    Les étrennes d’un juge, à celles d’un marquis ;

    Attends que nous soyons à la fin de décembre.

    Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre.

    Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,

    À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,

    La manteau sur le nez, ou la main dans la poche,

    Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche.

    Voilà comme on les traite. Hé, mon pauvre garçon,

    De ta défunte mère est-ce là la leçon ?

    La pauvre Babonnette ! Hélas, lorsque j’y pense,

    Elle ne manquait pas une seule audience,

    Jamais au grand jamais elle ne me quitta,

    Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta :

    Elle eût du buvetier emporté les serviettes,

    Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.

    Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va.

    Tu ne seras qu’un sot.

    LÉANDRE

    Vous vous morfondez là,

    Mon père. Petit Jean, ramenez votre maître,

    Couchez-le dans son lit, fermez porte, fenêtre,

    Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.

    PETIT JEAN

    Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.

    DANDIN

    Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme ?

    Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.

    LÉANDRE

    Hé, par provision, mon père, couchez-vous.

    DANDIN

    J’irai, mais je m’en vais vous faire enrager tous.

    Je ne dormirai point.

    LÉANDRE

    Hé bien, à la bonne heure.

    Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure.

    SCÈNE V

    Léandre, L’Intimé.

    LÉANDRE

    Je veux t’entretenir un moment sans témoin.

    L’INTIMÉ

    Quoi ! vous faut-il garder ?

    LÉANDRE

    J’en aurais bon besoin.

    J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père.

    L’INTIMÉ

    Ho ! vous voulez juger ?

    LÉANDRE

    Laissons là le mystère.

    Tu connais ce logis.

    L’INTIMÉ

    Je vous entends enfin ;

    Diantre, l’amour vous tient au coeur de bon matin.

    Vous me voulez parler sans doute, d’Isabelle.

    Je vous l’ai dit cent fois, elle est sage, elle est belle ;

    Mais vous devez songer que h

    De son bien en procès consume le plus beau.

    Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience

    Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France.

    Tout auprès de son juge il s’est venu loger.

    L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger ;

    Et c’est un grand hasard s’il conclut votre affaire,

    Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire.

    LÉANDRE

    Je le sais comme toi. Mais malgré tout cela,

    Je meurs pour Isabelle.

    L’INTIMÉ

    Hé bien, épousez-la.

    Vous n’avez qu’à parler, c’est une affaire prête.

    LÉANDRE

    Hé, cela ne va pas si vite que ta tête.

    Son père est un sauvage à qui je ferais peur.

    À moins que d’être huissier, sergent, ou procureur,

    On ne voit point sa fille. Et la pauvre Isabelle,

    Invisible et dolente, est en prison chez elle.

    Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets,

    Mon amour en fumée, et son bien en procès.

    Il la ruinera, si l’on le laisse faire.

    Ne connaîtrais-tu point quelque honnête faussaire,

    Qui servît ses amis, en le payant, s’entend,

    Quelque sergent zélé ?

    L’INTIMÉ

    Bon, l’on en trouve tant.

    LÉANDRE

    Mais encor.

    L’INTIMÉ

    Ah, Monsieur, si feu mon pauvre père

    Était encor vivant, c’était bien votre affaire.

    Il gagnait en un jour plus qu’un autre en six mois,

    Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.

    Il vous eût arrêté le carrosse d’un prince.

    Il vous l’eût pris lui-même ; et si dans la province

    Il se donnait en tout vingt coups de nerf de boeuf,

    Mon père pour sa part en emboursait dix-neuf.

    Mais de quoi s’agit-il ? Suis-je pas fils de maître ?

    Je vous servirai.

    LÉANDRE

    Toi ?

    L’INTIMÉ

    Mieux qu’un sergent peut-être.

    LÉANDRE

    Tu porterais au père un faux exploit ?

    L’INTIMÉ

    Hon, hon ?

    LÉANDRE

    Tu rendrais à la fille un billet ?

    L’INTIMÉ

    Pourquoi non ?

    Je suis des deux métiers.

    LÉANDRE

    Viens, je l’entends qui crie,

    Allons à ce dessein rêver ailleurs.

    SCÈNE VI

    Chicanneau, Petit-Jean.

    CHICANNEAU, allant et revenant.

    La Brie !

    Qu’on garde la maison, je reviendrai bientôt.

    Qu’on ne laisse monter aucune âme là-haut,

    Fais porter cette lettre à la poste du Maine.

    Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,

    Et chez mon procureur porte-les ce matin.

    Si son clerc vient céans, fais lui goûter mon vin.

    Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.

    Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être,

    Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,

    Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin.

    Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne sorte.

    Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.

    PETIT JEAN, entr’ouvrant la porte.

    Qui va là ?

    CHICANNEAU

    Peut-on voir Monsieur ?

    PETIT JEAN, refermant la porte.

    Non.

    CHICANNEAU

    Pourrait-on

    Dire un mot à Monsieur son secrétaire ?

    PETIT JEAN

    Non.

    CHICANNEAU

    Et Monsieur son portier ?

    PETIT JEAN

    C’est moi-même.

    CHICANNEAU

    De grâce,

    Buvez à ma santé, Monsieur.

    PETIT JEAN

    Grand bien vous fasse.

    Mais revenez demain.

    CHICANNEAU

    Hé ! rendez donc l’argent.

    Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant :

    J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine,

    Six écus en gagnaient une demi-douzaine.

    Mais aujourd’hui, je crois que tout mon bien entier

    Ne me suffirait pas pour gagner un portier.

    Mais j’aperçois venir madame la comtesse

    De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.

    SCÈNE VII

    Chicanneau, La Comtesse.

    CHICANNEAU

    Madame, on n’entre plus.

    LA COMTESSE

    Hé bien ! l’ai-je pas dit ?

    Sans mentir, mes valets me font perdre l’esprit.

    Pour les faire lever, c’est en vain que je gronde,

    Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde.

    CHICANNEAU

    Il faut absolument qu’il se fasse celer.

    LA COMTESSE

    Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler.

    CHICANNEAU

    Ma partie est puissante, et j’ai lieu de tout craindre.

    LA COMTESSE

    Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus se plaindre.

    CHICANNEAU

    Si, pourtant j’ai bon droit.

    LA COMTESSE

    Ah, Monsieur, quel arrêt !

    CHICANNEAU

    Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît.

    LA COMTESSE

    Il faut que vous sachiez, Monsieur, la perfidie…

    CHICANNEAU

    Ce n’est rien dans le fond.

    LA COMTESSE

    Monsieur, que je vous die…

    CHICANNEAU

    Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,

    Au travers d’un mien pré, certain ânon passa,

    S’y vautra, non sans faire un notable dommage

    Dont je formai ma plainte au juge du village.

    Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé.

    À deux bottes de foin le dégât estimé ;

    Enfin au bout d’un an sentence par laquelle

    Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.

    Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt,

    Remarquez bien ceci, Madame, s’il vous plaît,

    Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête,

    Obtient pour quelque argent, un arrêt sur requête,

    Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ?

    Mon chicaneur s’oppose à l’exécution.

    Autre incident. Tandis qu’au procès on travaille,

    Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.

    Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour

    Du foin que peut manger une poule en un jour.

    Le tout joint au procès enfin, et toute chose

    Demeurant en état, on appointe la cause.

    Le cinquième ou sixième avril cinquante-six,

    J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis

    De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,

    Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires,

    Griefs et faits nouveaux, baux, et procès verbaux.

    J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux.

    Quatorze appointements, trente exploits, six instances,

    Six-vingt productions, vingt arrêts de défenses,

    Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,

    Estimés environ cinq à six mille francs.

    Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?

    Après quinze ou vingt ans ? Il me reste un refuge,

    La requête civile est ouverte pour moi,

    Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je vois,

    Vous plaidez ?

    LA COMTESSE

    Plût à Dieu.

    CHICANNEAU

    J’y brûlerai mes livres.

    LA COMTESSE

    Je…

    CHICANNEAU

    Deux bottes de foin cinq à six mille livres !

    LA COMTESSE

    Monsieur, tous mes procès allaient être finis.

    Il ne m’en restait plus que quatre ou cinq petits.

    L’un contre mon mari, l’autre contre mon père,

    Et contre mes enfants. Ah, Monsieur, la misère !

    Je ne sais quel biais ils ont imaginé,

    Ni tout ce qu’ils ont fait. Mais on leur a donné

    Un arrêt, par lequel moi vêtue et nourrie,

    On me défend, Monsieur, de plaider de ma vie.

    CHICANNEAU

    De plaider !

    LA COMTESSE

    De plaider.

    CHICANNEAU

    Certes, le trait est noir,

    J’en suis surpris.

    LA COMTESSE

    Monsieur, j’en suis au désespoir.

    CHICANNEAU

    Comment ! Lier les mains aux gens de votre sorte ?

    Mais cette pension, Madame, est-elle forte ?

    LA COMTESSE

    Je n’en vivrais, Monsieur, que trop honnêtement.

    Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?

    CHICANNEAU

    Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme,

    Et nous ne dirons mot ? Mais s’il vous plaît, Madame,

    Depuis quand plaidez-vous ?

    LA COMTESSE

    Il ne m’en souvient pas,

    Depuis trente ans, au plus.

    CHICANNEAU

    Ce n’est pas trop.

    LA COMTESSE

    Hélas !

    CHICANNEAU

    Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.

    LA COMTESSE

    Hé, quelque soixante ans.

    CHICANNEAU

    Comment ! c’est le bel âge

    Pour plaider.

    LA COMTESSE

    Laissez faire, ils ne sont pas au bout.

    J’y vendrai ma chemise, et je veux rien, ou tout.

    CHICANNEAU

    Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.

    LA COMTESSE

    Oui Monsieur, je vous crois comme mon propre père.

    CHICANNEAU

    J’irais trouver mon juge.

    LA COMTESSE

    Oh, oui, Monsieur, j’irai.

    CHICANNEAU

    Me jeter à ses pieds.

    LA COMTESSE

    Oui, je m’y jetterai.

    Je l’ai bien résolu.

    CHICANNEAU

    Mais daignez donc m’entendre.

    LA COMTESSE

    Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre.

    CHICANNEAU

    Avez-vous dit, Madame ?

    LA COMTESSE

    Oui.

    CHICANNEAU

    J’irais sans façon

    Trouver mon juge.

    LA COMTESSE

    Hélas, que ce Monsieur est bon !

    CHICANNEAU

    Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.

    LA COMTESSE

    Ah que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise.

    CHICANNEAU

    J’irais trouver mon juge, et lui dirais…

    LA COMTESSE

    Oui.

    CHICANNEAU

    Vois.

    Et lui dirais ; Monsieur…

    LA COMTESSE

    Oui, Monsieur.

    CHICANNEAU

    Liez-moi…

    LA COMTESSE

    Monsieur, je ne veux point être liée.

    CHICANNEAU

    À l’autre !

    LA COMTESSE

    Je ne la serai point.

    CHICANNEAU

    Quelle humeur est la vôtre !

    LA COMTESSE

    Non.

    CHICANNEAU

    Vous ne savez pas, Madame, où je viendrai.

    LA COMTESSE

    Je plaiderai, Monsieur, ou bien je ne pourrai.

    CHICANNEAU

    Mais…

    LA COMTESSE

    Mais je ne veux point, Monsieur que l’on me lie.

    CHICANNEAU

    Enfin quand une femme en tête a sa folie…

    LA COMTESSE

    Fou, vous-même.

    CHICANNEAU

    Madame !

    LA COMTESSE

    Et pourquoi me lier ?

    CHICANNEAU

    Madame…

    LA COMTESSE

    Voyez-vous ? il se rend familier.

    CHICANNEAU

    Mais, Madame…

    LA COMTESSE

    Un crasseux qui n’a que sa chicane,

    Veut donner des avis.

    CHICANNEAU

    Madame !

    LA COMTESSE

    Avec son âne !

    CHICANNEAU

    Vous me poussez.

    LA COMTESSE

    Bonhomme, allez garder vos foins.

    CHICANNEAU

    Vous m’excédez.

    LA COMTESSE

    Le sot !

    CHICANNEAU

    Que n’ai-je des témoins !

    SCÈNE VIII

    Petit-Jean, La Comtesse, Chicanneau.

    PETIT JEAN

    Voyez le beau sabbat qu’ils font à notre porte.

    Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.

    CHICANNEAU

    Monsieur, soyez témoin…

    LA COMTESSE

    Que monsieur est un sot.

    CHICANNEAU

    Monsieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot.

    PETIT JEAN

    Ah, vous ne deviez pas lâcher cette parole.

    LA COMTESSE

    Vraiment c’est bien à lui de me traiter de folle.

    PETIT JEAN

    Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ?

    CHICANNEAU

    On la conseille.

    PETIT JEAN

    Oh !

    LA COMTESSE

    Oui, de me faire lier.

    PETIT JEAN

    Oh, Monsieur !

    CHICANNEAU

    Jusqu’au bout que ne m’écoute-t-elle ?

    PETIT JEAN

    Oh, Madame !

    LA COMTESSE

    Qui moi souffrir qu’on me querelle ?

    CHICANNEAU

    Une crieuse !

    PETIT JEAN

    Hé paix !

    LA COMTESSE

    Un chicaneur !

    PETIT JEAN

    Holà !

    CHICANNEAU

    Qui n’ose plus plaider !

    LA COMTESSE

    Que t’importe cela ?

    Qu’est-ce qui t’en revient, faussaire abominable,

    Brouillon, voleur !

    CHICANNEAU

    Et bon, et bon, de par le diable !

    Un sergent ! un sergent !

    LA COMTESSE

    Un huissier ! un huissier !

    PETIT JEAN

    Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Léandre, L’Intimé.

    L’INTIMÉ

    Monsieur encore un coup, je ne puis pas tout faire,

    Puisque je fais l’huissier, faites le commissaire :

    En robe sur mes pas il ne faut que venir,

    Vous aurez tout moyen de vous entretenir.

    Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.

    Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?

    Hé ! Lorsqu’à votre père ils vont faire leur cour,

    À peine seulement savez-vous s’il est jour.

    Mais n’admirez-vous pas cette bonne comtesse

    Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adresse,

    Qui dès qu’elle me voit donnant dans le panneau,

    Me charge d’un exploit pour Monsieur Chicanneau,

    Et le fait assigner pour certaine parole,

    Disant qu’il la voudrait faire passer pour folle,

    Je dis folle à lier, et pour d’autres excès

    Et blasphèmes, toujours l’ornement des procès ?

    Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?

    Ai-je bien d’un sergent le port et le visage ?

    LÉANDRE

    Ah ! fort bien.

    L’INTIMÉ

    Je ne sais. Mais je me sens enfin

    L’âme et le dos six fois plus durs que ce matin.

    Quoi qu’il en soit, voici l’exploit, et votre lettre.

    Isabelle l’aura, j’ose vous le promettre.

    Mais pour faire signer le contrat que voici,

    Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.

    Vous feindrez d’informer sur toute cette affaire,

    Et vous ferez l’amour en présence du père.

    LÉANDRE

    Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet.

    L’INTIMÉ

    Le père aura l’exploit, la fille le poulet.

    Rentrez.

    SCÈNE II

    L’Intimé, Isabelle.

    ISABELLE

    Qui frappe ?

    L’INTIMÉ

    Ami. C’est la voix d’Isabelle.

    ISABELLE

    Demandez-vous quelqu’un, Monsieur ?

    L’INTIMÉ

    Mademoiselle,

    C’est un petit exploit, que j’ose vous prier

    De m’accorder l’honneur de vous signifier.

    ISABELLE

    Monsieur, excusez-moi, je n’y puis rien comprendre.

    Mon père va venir, qui pourra vous entendre.

    L’INTIMÉ

    Il n’est donc pas ici, Mademoiselle ?

    ISABELLE

    Non.

    L’INTIMÉ

    L’exploit, Mademoiselle, est mis sous votre nom.

    ISABELLE

    Monsieur, vous me prenez pour une autre sans doute :

    Sans avoir de procès, je sais ce qu’il en coûte ;

    Et si l’on n’aimait pas à plaider plus que moi,

    Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.

    Adieu.

    L’INTIMÉ

    Mais permettez…

    ISABELLE

    Je ne veux rien permettre.

    L’INTIMÉ

    Ce n’est pas un exploit.

    ISABELLE

    Chanson.

    L’INTIMÉ

    C’est une lettre.

    ISABELLE

    Encor moins.

    L’INTIMÉ

    Mais lisez.

    ISABELLE

    Vous ne m’y tenez pas.

    L’INTIMÉ

    C’est de Monsieur…

    ISABELLE

    Adieu.

    L’INTIMÉ

    Léandre.

    ISABELLE

    Parlez bas.

    C’est de Monsieur… ?

    L’INTIMÉ

    Que diable, on a bien de la peine

    À se faire écouter, je suis tout hors d’haleine.

    ISABELLE

    Ah, l’Intimé ! Pardonne à mes sens étonnés.

    Donne.

    L’INTIMÉ

    Vous me deviez fermer la porte au nez.

    ISABELLE

    Et qui t’aurait connu déguisé de la sorte ?

    Mais donne.

    L’INTIMÉ

    Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?

    ISABELLE

    Hé, donne donc !

    L’INTIMÉ

    La peste…

    ISABELLE

    Oh, ne donnez donc pas.

    Avec votre billet, retournez sur vos pas.

    L’INTIMÉ

    Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.

    SCÈNE III

    Chicanneau, Isabelle, L’Intimé.

    CHICANNEAU

    Oui ? Je suis donc un sot, un voleur, à son compte ?

    Un sergent s’est chargé de la remercier,

    Et je lui vais servir un plat de mon métier.

    Je serais bien fâché que ce fût à refaire,

    Ni qu’elle m’envoyât assigner la première.

    Mais un homme ici parle à ma fille. Comment ?

    Elle lit un billet ? Ah, c’est de quelque amant !

    Approchons.

    ISABELLE

    Tout de bon, ton maître est-il sincère ?

    Le croirai-je ?

    L’INTIMÉ

    Il ne dort non plus que votre père,

    Il se tourmente. Il vous…

    Apercevant Chicanneau.

    fera voir aujourd’hui

    Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui.

    ISABELLE

    C’est mon père. Vraiment, vous leur pouvez apprendre,

    Que si l’on nous poursuit, nous saurons nous défendre.

    Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit.

    CHICANNEAU

    Comment ! c’est un exploit que ma fille lisait ?

    Ah ! Tu seras un jour l’honneur de ta famille.

    Tu défendras ton bien. Viens, mon sang, viens, ma fille.

    Va, je t’achèterai « Le Praticien Français ».

    Mais, diantre, il ne faut pas déchirer les exploits.

    ISABELLE

    Au moins dites-leur bien que je ne les crains guère,

    Ils me feront plaisir, je les mets à pis faire.

    CHICANNEAU

    Hé ! Ne te fâche point.

    ISABELLE

    Adieu, Monsieur.

    SCÈNE IV

    Chicanneau, L’Intimé.

    L’INTIMÉ

    Or ça,

    Verbalisons.

    CHICANNEAU

    Monsieur, de grâce, excusez-la.

    Elle n’est pas instruite. Et puis, si bon vous semble,

    En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.

    L’INTIMÉ

    Non.

    CHICANNEAU

    Je le lirai bien.

    L’INTIMÉ

    Je ne suis pas méchant,

    J’en ai sur moi copie.

    CHICANNEAU

    Ah ! le trait est touchant.

    Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,

    Et moins je me remets, Monsieur, votre visage.

    Je connais force huissiers.

    L’INTIMÉ

    Informez-vous de moi,

    Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi.

    CHICANNEAU

    Soit. Pour qui venez-vous ?

    L’INTIMÉ

    Pour une brave dame,

    Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme

    Voudrait que vous vinssiez à ma sommation

    Lui faire un petit mot de réparation.

    CHICANNEAU

    De réparation ? Je n’ai blessé personne.

    L’INTIMÉ

    Je le crois, vous avez, Monsieur, l’âme trop bonne.

    CHICANNEAU

    Que demandez-vous donc ?

    L’INTIMÉ

    Elle voudrait, Monsieur,

    Que devant des témoins vous lui fissiez l’honneur

    De l’avouer pour sage, et point extravagante.

    CHICANNEAU

    Parbleu, c’est ma comtesse.

    L’INTIMÉ

    Elle est votre servante.

    CHICANNEAU

    Je suis son serviteur.

    L’INTIMÉ

    Vous êtes obligeant,

    Monsieur.

    CHICANNEAU

    Oui, vous pouvez l’assurer qu’un sergent

    Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.

    Hé quoi donc ? Les battus, ma foi, paieront l’amende.

    Voyons ce qu’elle chante. Hon… « Sixième janvier.

    Pour avoir faussement dit, qu’il fallait lier,

    Étant à ce porté par esprit de chicane,

    Haute et puissante dame Yolande Cudasne,

    Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et caetera.

    Il soit dit, que sur l’heure il se transportera

    Au logis de la dame, et là d’une voix claire,

    Devant quatre témoins assistés d’un notaire, »

    Zeste ! « ledit Hiérome avouera hautement

    Qu’il la tient pour sensée, et de bon jugement.

    Le Bon. » C’est donc le nom de votre Seigneurie ?

    L’INTIMÉ

    Pour vous servir. Il faut payer d’effronterie.

    CHICANNEAU

    Le Bon ? Jamais exploit ne fut signé le Bon.

    Monsieur le Bon.

    L’INTIMÉ

    Monsieur.

    CHICANNEAU

    Vous êtes un fripon.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.

    CHICANNEAU

    Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer.

    Vous aurez la bonté de me le bien payer.

    CHICANNEAU

    Moi payer ? En soufflets.

    L’INTIMÉ

    Vous êtes trop honnête.

    Vous me le paierez bien.

    CHICANNEAU

    Oh, tu me romps la tête,

    Tiens, voilà ton paiement

    L’INTIMÉ

    Un soufflet ! Écrivons.

    « Lequel Hiérome après plusieurs rébellions,

    Aurait atteint, frappé moi sergent à la joue,

    Et fait tomber d’un coup mon chapeau dans la boue »

    CHICANNEAU

    Ajoute cela.

    L’INTIMÉ

    Bon, c’est de l’argent comptant,

    J’en avais bien besoin. « Et de ce non content,

    Aurait avec le pied réitéré ». Courage !

    « Outre plus, le susdit serait venu de rage,

    Pour lacérer ledit présent procès-verbal. »

    Allons, mon cher Monsieur, cela ne va pas mal.

    Ne vous relâchez point.

    CHICANNEAU

    Coquin !

    L’INTIMÉ

    Ne vous déplaise,

    Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.

    CHICANNEAU

    Oui-dà. Je verrai bien s’il est sergent.

    L’INTIMÉ, en posture d’écrire.

    Tôt donc,

    Frappez. J’ai quatre enfants à nourrir.

    CHICANNEAU

    Ah, pardon !

    Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre,

    Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.

    Je saurai réparer ce soupçon outrageant.

    Oui, vous êtes sergent, Monsieur, et très sergent.

    Touchez là. Vos pareils sont gens que je révère,

    Et j’ai toujours été nourri par feu mon père,

    Dans le crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents.

    L’INTIMÉ

    Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens.

    CHICANNEAU

    Monsieur, point de procès !

    L’INTIMÉ

    Serviteur. Contumace,

    Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah !

    CHICANNEAU

    De grâce,

    Rendez-les moi plutôt.

    L’INTIMÉ

    Suffit qu’ils soient reçus,

    Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.

    SCÈNE V

    Léandre, Chicanneau, L’Intimé.

    L’INTIMÉ

    Voici fort à propos Monsieur le commissaire.

    Monsieur, votre présence est ici nécessaire.

    Tel que vous me voyez, Monsieur ici présent

    M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent.

    LÉANDRE

    À vous, Monsieur ?

    L’INTIMÉ

    À moi, parlant à ma personne.

    Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne.

    LÉANDRE

    Avez-vous des témoins ?

    L’INTIMÉ

    Monsieur, tâtez plutôt.

    Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.

    LÉANDRE

    Pris en flagrant délit. Affaire criminelle.

    CHICANNEAU

    Foin de moi !

    L’INTIMÉ

    Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,

    A mis un mien papier en morceaux, protestant

    Qu’on lui ferait plaisir, et que d’un oeil content,

    Elle nous défiait.

    LÉANDRE

    Faites venir la fille.

    L’esprit de contumace est dans cette famille.

    CHICANNEAU

    Il faut absolument qu’on m’ait ensorcelé.

    Si j’en connais pas un, je veux être étranglé.

    LÉANDRE

    Comment, battre un huissier ! Mais voici la rebelle.

    SCÈNE VI

    Léandre, Isabelle, Chicanneau, L’Intimé.

    L’INTIMÉ, à Isabelle.

    Vous le reconnaissez.

    LÉANDRE

    Hé bien, Mademoiselle,

    C’est donc vous qui tantôt braviez notre officier,

    Et qui si hautement osez nous défier ?

    Votre nom ?

    ISABELLE

    Isabelle.

    LÉANDRE, à l’Intimé.

    Écrivez. Et votre âge ?

    ISABELLE

    Dix-huit ans.

    CHICANNEAU

    Elle en a quelque peu davantage,

    Mais n’importe.

    LÉANDRE

    Êtes-vous en pouvoir de mari ?

    ISABELLE

    Non, Monsieur.

    LÉANDRE

    Vous riez ? Écrivez qu’elle a ri.

    CHICANNEAU

    Monsieur, ne parlons point de maris à des filles,

    Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.

    LÉANDRE

    Mettez qu’il interrompt.

    CHICANNEAU

    Hé ! Je n’y pensais pas.

    Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.

    LÉANDRE

    Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.

    On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.

    N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà

    Certain papier tantôt ?

    ISABELLE

    Oui, Monsieur.

    CHICANNEAU

    Bon cela.

    LÉANDRE

    Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ?

    ISABELLE

    Monsieur, je l’ai lu.

    CHICANNEAU

    Bon.

    LÉANDRE

    Continuez d’écrire.

    Et pourquoi l’avez-vous déchiré ?

    ISABELLE

    J’avais peur

    Que mon père ne prît l’affaire trop à coeur,

    Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture.

    CHICANNEAU

    Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure.

    LÉANDRE

    Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit,

    Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?

    ISABELLE

    Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris, ni colère.

    LÉANDRE

    Écrivez.

    CHICANNEAU

    Je vous dis qu’elle tient de son père,

    Elle répond fort bien.

    LÉANDRE

    Vous montrez cependant

    Pour tous les gens de robe un mépris évident.

    ISABELLE

    Une robe toujours m’avait choqué la vue ;

    Mais cette aversion à présent diminue.

    CHICANNEAU

    La pauvre enfant ! Va, va, je te marierai bien,

    Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.

    LÉANDRE

    À la justice donc vous voulez satisfaire ?

    ISABELLE

    Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, faites signer.

    LÉANDRE

    Dans les occasions

    Soutiendrez-vous aux moins vos dépositions ?

    ISABELLE

    Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante.

    LÉANDRE

    Signez. Cela va bien, la justice est contente.

    Ça, ne signez-vous pas, Monsieur ?

    CHICANNEAU

    Oui-dà, gaiement,

    À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément.

    LÉANDRE, à Isabelle.

    Tout va bien. À mes voeux le succès est conforme :

    Il signe un bon contrat écrit en bonne forme,

    Et sera condamné tantôt sur son écrit.

    CHICANNEAU

    Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit.

    LÉANDRE

    Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle,

    Tout ira bien. Huissier, ramenez-la chez elle.

    Et vous, Monsieur, marchez.

    CHICANNEAU

    Où Monsieur ?

    LÉANDRE

    Suivez-moi.

    CHICANNEAU

    Où donc ?

    LÉANDRE

    Vous le saurez. Marchez, de par le roi.

    CHICANNEAU

    Comment ?

    SCÈNE VII

    Petit-Jean, Léandre, Chicanneau.

    PETIT JEAN

    Holà, quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ?

    Quel chemin a-t-il pris, la porte ou la fenêtre ?

    LÉANDRE

    À l’autre !

    PETIT JEAN

    Je ne sais qu’est devenu son fils.

    Et pour le père, il est où le diable l’a mis.

    Il me redemandait sans cesse ses épices,

    Et j’ai tout bonnement couru dans les offices

    Chercher la boîte au poivre. Et lui pendant cela

    Est disparu.

    SCÈNE VIII

    Dandin, Léandre, Chicanneau, L’Intimé, Petit-Jean.

    DANDIN

    Paix, paix, que l’on se taise là.

    LÉANDRE

    Hé grand Dieu !

    PETIT JEAN

    Le voilà, ma foi, dans les gouttières.

    DANDIN

    Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ?

    Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ?

    Çà, parlez.

    PETIT JEAN

    Vous verrez qu’il va juger les chats.

    DANDIN

    Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?

    Allez-lui demander si je sais votre affaire.

    LÉANDRE

    Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux.

    Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.

    PETIT JEAN

    Ho ! ho ! Monsieur !

    LÉANDRE

    Tais-toi sur les yeux de ta tête ;

    Et suis-moi.

    SCÈNE IX

    Dandin, Chicanneau, La Comtesse, L’Intimé.

    DANDIN

    Dépêchez. Donnez votre requête.

    CHICANNEAU

    Monsieur, sans votre aveu, l’on me fait prisonnier.

    LA COMTESSE

    Hé mon Dieu ! j’aperçois Monsieur dans son grenier.

    Que fait-il là ?

    L’INTIMÉ

    Madame, il y donne audience,

    Le champ vous est ouvert.

    CHICANNEAU

    On me fait violence.

    Monsieur, on m’injurie, et je venais ici

    Me plaindre à vous.

    LA COMTESSE

    Monsieur, je viens me plaindre aussi.

    CHICANNEAU, LA COMTESSE.

    Vous voyez devant vous mon adverse partie.

    L’INTIMÉ

    Parbleu, je me veux mettre aussi de la partie.

    CHICANNEAU, LA COMTESSE et L’INTIMÉ.

    Monsieur je viens ici pour un petit exploit.

    CHICANNEAU

    Hé, Messieurs ! tour à tour, exposons notre droit.

    LA COMTESSE

    Son droit ? Tout ce qu’il dit sont autant d’impostures.

    DANDIN

    Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

    CHICANNEAU, L’INTIMÉ et LA COMTESSE .

    On m’a dit des injures.

    L’INTIMÉ, continuant.

    Outre un soufflet, Monsieur, que j’ai reçu plus qu’eux.

    CHICANNEAU

    Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux.

    LA COMTESSE

    Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.

    DANDIN

    Vos qualités ?

    LA COMTESSE

    Je suis comtesse.

    L’INTIMÉ

    Huissier.

    CHICANNEAU

    Bourgeois.

    Messieurs…

    DANDIN

    Parlez toujours, je vous entends tous trois.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    L’INTIMÉ

    Bon, le voilà qui fausse compagnie.

    LA COMTESSE

    Hélas !

    CHICANNEAU

    Hé quoi ! déjà l’audience est finie ?

    Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots.

    SCÈNE X

    Chicanneau, Léandre sans robe, etc.

    LÉANDRE

    Messieurs voulez-vous bien nous laisser en repos ?

    CHICANNEAU

    Monsieur, peut-on entrer ?

    LÉANDRE

    Non, Monsieur, ou je meure.

    CHICANNEAU

    Hé pourquoi ? J’aurai fait en une petite heure,

    En deux heures, au plus.

    LÉANDRE

    On n’entre point, Monsieur.

    LA COMTESSE

    C’est bien fait, de fermer la porte à ce crieur.

    Mais moi…

    LÉANDRE

    L’on n’entre point, Madame, je vous jure.

    LA COMTESSE

    Ho ! Monsieur, j’entrerai.

    LÉANDRE

    Peut-être.

    LA COMTESSE

    J’en suis sûre.

    LÉANDRE

    Par la fenêtre donc.

    LA COMTESSE

    Par la porte.

    LÉANDRE

    Il faut voir.

    CHICANNEAU

    Quand je devrais ici demeurer jusqu’au soir.

    SCÈNE XI

    Petit-Jean, Léandre, Chicanneau, etc.

    PETIT JEAN, à Léandre.

    On ne l’entendra pas, quelque chose qu’il fasse.

    Parbleu, je l’ai fourré dans notre salle basse,

    Tout auprès de la cave.

    LÉANDRE

    En un mot, comme en cent,

    On ne voit point mon père.

    CHICANNEAU

    Hé bien donc. Si pourtant

    Sur toute cette affaire il faut que je le voie.

    Dandin paraît par le soupirail.

    Mais que vois-je ? Ah, c’est lui que le ciel nous renvoie.

    LÉANDRE

    Quoi par le soupirail ?

    PETIT JEAN

    Il a le diable au corps.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    L’impertinent, sans lui j’étais dehors.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Retirez-vous, vous êtes une bête.

    CHICANNEAU

    Monsieur, voulez-vous bien…

    DANDIN

    Vous me rompez la tête.

    CHICANNEAU

    Monsieur, j’ai commandé…

    DANDIN

    Taisez-vous, vous dit-on.

    CHICANNEAU

    Que l’on portât chez vous…

    DANDIN

    Qu’on le mène en prison.

    CHICANNEAU

    Certain quartaut de vin.

    DANDIN

    Hé ! je n’en ai que faire.

    CHICANNEAU

    C’est de très bon muscat.

    DANDIN

    Redites votre affaire.

    LÉANDRE, à l’Intimé.

    Il faut les entourer ici de tous côtés.

    LA COMTESSE

    Monsieur, il vous va dire autant de faussetés.

    CHICANNEAU

    Monsieur, je vous dis vrai.

    DANDIN

    Mon Dieu, laissez-la dire.

    LA COMTESSE

    Monsieur, écoutez-moi.

    DANDIN

    Souffrez que je respire.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Vous m’étranglez.

    LA COMTESSE

    Tournez les yeux vers moi.

    DANDIN

    Elle m’étrangle. Ay ! ay !

    CHICANNEAU

    Vous m’entraînez, ma foi.

    Prenez garde, je tombe.

    PETIT JEAN

    Ils sont sur ma parole,

    L’un et l’autre encavés.

    LÉANDRE

    Vite, que l’on y vole,

    Courez à leur secours. Mais au moins je prétends

    Que Monsieur Chicanneau, puisqu’il est là-dedans,

    N’en sorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde.

    L’INTIMÉ

    Gardez le soupirail.

    LÉANDRE

    Va vite, je le garde.

    SCÈNE XII

    La Comtesse, Léandre.

    LA COMTESSE

    Misérable ! il s’en va lui prévenir l’esprit.

    Par le soupirail.

    Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit.

    Il n’a point de témoins. C’est un menteur.

    LÉANDRE

    Madame,

    Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme.

    LA COMTESSE

    Il lui fera, Monsieur, croire ce qu’il voudra.

    Souffrez que j’entre.

    LÉANDRE

    Oh non, personne n’entrera.

    LA COMTESSE

    Je le vois bien, Monsieur, le vin muscat opère

    Aussi bien sur le fils que sur l’esprit du père.

    Patience. Je vais protester comme il faut,

    Contre Monsieur le juge, et contre le quartaut.

    LÉANDRE

    Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.

    Que de fous ! Je ne fus jamais à telle fête.

    SCÈNE XIII

    Dandin, L’Intimé, Léandre.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, où courez-vous ? C’est vous mettre en danger,

    Et vous boitez tout bas.

    DANDIN

    Je veux aller juger.

    LÉANDRE

    Comment, mon père ! allons, permettez qu’on vous panse.

    Vite, un chirurgien.

    DANDIN

    Qu’il vienne à l’audience.

    LÉANDRE

    Hé, mon père ! arrêtez…

    DANDIN

    Ho ! je vois ce que c’est,

    Tu prétends faire ici de moi ce qui te plaît.

    Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance.

    Je ne puis prononcer une seule sentence.

    Achève, prends ce sac, prends vite.

    LÉANDRE

    Hé doucement !

    Mon père. Il faut trouver quelque accommodement.

    Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice,

    Si vous êtes pressé de rendre la justice,

    Il ne faut point sortir pour cela de chez vous,

    Exercez le talent, et jugez parmi nous.

    DANDIN

    Ne raillons point ici de la magistrature.

    Vois-tu ? Je ne veux point être un juge en peinture.

    LÉANDRE

    Vous serez, au contraire un juge sans appel,

    Et juge du civil comme du criminel.

    Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences

    Tout vous sera chez vous matière de sentences,

    Un valet manque-t-il de rendre un verre net ?

    Condamnez-le à l’amende, ou s’il le casse, au fouet.

    DANDIN

    C’est quelque chose. Encor passe quand on raisonne.

    Et mes vacations, qui les paiera ? personne ?

    LÉANDRE

    Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.

    DANDIN

    Il parle, ce me semble, assez pertinemment.

    LÉANDRE

    Contre un de vos voisins…

    SCÈNE XIV

    Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit-Jean.

    PETIT JEAN

    Arrête ! arrête ! attrape !

    LÉANDRE

    Ah ! C’est mon prisonnier sans doute qui s’échappe.

    L’INTIMÉ

    Non, non, ne craignez rien.

    PETIT JEAN

    Tout est perdu… Citron…

    Votre chien… vient là-bas de manger un chapon,

    Rien n’est sûr devant lui. Ce qu’il trouve, il l’emporte.

    LÉANDRE

    Bon, voilà pour mon père une cause. Main forte !

    Qu’on se mette après lui. Courez tous.

    DANDIN

    Point de bruit,

    Tout doux. Un amené sans scandale suffit.

    LÉANDRE

    Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique,

    Jugez sévèrement ce voleur domestique.

    DANDIN

    Mais je veux faire au moins la chose avec éclat ;

    Il faut de part et d’autre avoir un avocat,

    Nous n’en avons pas un.

    LÉANDRE

    Hé bien, il en faut faire,

    Voilà votre portier, et votre secrétaire

    Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats,

    Ils sont fort ignorants.

    L’INTIMÉ

    Non pas, Monsieur, non pas.

    J’endormirai Monsieur, tout aussi bien qu’un autre.

    PETIT JEAN

    Pour moi, je ne sais rien, n’attendez rien du nôtre.

    LÉANDRE

    C’est ta première cause, et l’on te la fera.

    PETIT JEAN

    Mais je ne sais pas lire.

    LÉANDRE

    Hé l’on te soufflera.

    DANDIN

    Allons nous préparer. Çà, Messieurs point d’intrigue.

    Fermons l’oeil aux présents, et l’oreille à la brigue.

    Vous, Maître Petit Jean, serez le demandeur.

    Vous, Maître l’Intimé, soyez le défendeur.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE.

    Chicanneau, Léandre, Le Souffleur.

    CHICANNEAU

    Oui, Monsieur, c’est ainsi qu’il ont conduit l’affaire.

    L’huissier m’est inconnu, comme le commissaire.

    Je ne mens pas d’un mot.

    LÉANDRE

    Oui, je crois tout cela :

    Mais si vous m’en croyez, vous les laisserez là.

    En vain vous prétendez les pousser l’un et l’autre,

    Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.

    Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés

    À faire enfler des sacs l’un sur l’autre entassés !

    Et dans une poursuite à vous-même contraire…

    CHICANNEAU

    Vraiment, vous me donnez un conseil salutaire,

    Et devant qu’il soit peu, je veux en profiter.

    Mais je vous prie au moins de bien solliciter.

    Puisque Monsieur Dandin va donner audience,

    Je vais faire venir ma fille en diligence.

    On peut l’interroger, elle est de bonne foi,

    Et même elle saura mieux répondre que moi.

    LÉANDRE

    Allez et revenez, l’on vous fera justice.

    LE SOUFFLEUR

    Quel homme !

    SCÈNE II

    Léandre, Le Souffleur.

    LÉANDRE

    Je me sers d’un étrange artifice.

    Mais mon père est un homme à se désespérer,

    Et d’une cause en l’air il le faut bien leurrer.

    D’ailleurs j’ai mon dessein et je veux qu’il condamne

    Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.

    Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas.

    SCÈNE III

    Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit Jean, Le Souffleur

    DANDIN

    Çà, qu’êtes-vous ici ?

    LÉANDRE

    Ce sont les avocats.

    DANDIN

    Vous ?

    LE SOUFFLEUR

    Je viens secourir leur mémoire troublée.

    DANDIN

    Je vous entends. Et vous ?

    LÉANDRE

    Moi ? Je suis l’assemblée.

    DANDIN

    Commencez donc.

    LE SOUFFLEUR

    Messieurs.

    PETIT JEAN

    Ho prenez le plus bas,

    Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas.

    Messieurs…

    DANDIN

    Couvrez-vous.

    PETIT JEAN

    Ô ! Mes…

    DANDIN

    Couvrez-vous, vous dis-je.

    PETIT JEAN

    Oh, Monsieur ? Je sais bien à quoi l’honneur m’oblige.

    DANDIN

    Ne te couvre donc pas.

    PETIT JEAN, se couvrant.

    Messieurs… Vous doucement :

    Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.

    Messieurs, quand je regarde avec exactitude,

    L’inconstance du monde, et sa vicissitude ;

    Lorsque je vois parmi tant d’hommes différents,

    Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ;

    Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune,

    Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ;

    Babyloniens.

    Quand je vois les États des Babiboniens

    Persans. Macédoniens.

    Transférés des Serpans, aux Nacédoniens ;

    Romains. Despotique.

    Quand je vois les Lorrains de l’état dépotique

    Passer au démocrite, et puis au monarchique ;

    Démocratique.

    Quand je vois le Japon…

    L’INTIMÉ

    Quand aura-t-il tout vu ?

    PETIT JEAN

    Oh, pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?

    Je ne dirai plus rien.

    DANDIN

    Avocat incommode,

    Que ne lui laissez-vous finir sa période ?

    Je suais sang et eau pour voir si du Japon

    Il viendrait à bon port au fait de son chapon,

    Et vous l’interrompez par un discours frivole.

    Parlez donc, avocat.

    PETIT JEAN

    J’ai perdu la parole.

    LÉANDRE

    Achève, Petit Jean, c’est fort bien débuté.

    Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?

    Te voilà sur tes pieds droit comme une statue,

    Dégourdis-toi. Courage ! allons, qu’on s’évertue.

    PETIT JEAN, remuant les bras.

    Quand… je vois… Quand…je vois…

    LÉANDRE

    Dis donc ce que tu vois.

    PETIT JEAN

    Oh dame, on ne court pas deux lièvres à la fois.

    LE SOUFFLEUR

    On lit…

    PETIT JEAN

    On lit…

    LE SOUFFLEUR

    Dans la…

    PETIT JEAN

    Dans la…

    LE SOUFFLEUR

    Métamorphose.

    PETIT JEAN

    Comment ?

    LE SOUFFLEUR

    Que la métem…

    PETIT JEAN

    Que la métem…

    LE SOUFFLEUR

    Psycose.

    PETIT JEAN

    Psycose.

    LE SOUFFLEUR

    Hé le cheval !

    PETIT JEAN

    Et le cheval.

    LE SOUFFLEUR

    Encor !

    PETIT JEAN

    Encor.

    LE SOUFFLEUR

    Le chien !

    PETIT JEAN

    Le chien.

    LE SOUFFLEUR

    Le butor !

    PETIT JEAN

    Le butor.

    LE SOUFFLEUR

    Peste de l’avocat !

    PETIT JEAN

    Ah peste de toi-même !

    Voyez cet autre avec sa face de carême.

    Va-t’en au diable.

    DANDIN

    Et vous venez au fait. Un mot

    Du fait.

    PETIT JEAN

    Eh faut-il tant tourner autour du pot ?

    Il me font dire aussi des mots longs d’une toise,

    De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.

    Pour moi, je ne sais point tant faire de façon,

    Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.

    Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne !

    Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;

    Que la première fois que je l’y trouverai,

    Son procès est tout fait, et je l’assommerai.

    LÉANDRE

    Belle conclusion, et digne de l’exorde !

    PETIT JEAN

    On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde.

    DANDIN

    Appelez les témoins.

    LÉANDRE

    C’est bien dit, s’il le peut.

    Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut.

    PETIT JEAN

    Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche.

    DANDIN

    Faites-les donc venir.

    PETIT JEAN

    Je les ai dans ma poche.

    Tenez, voilà la tête, et les pieds du chapon.

    Voyez-les, et jugez.

    L’INTIMÉ

    Je les récuse.

    DANDIN

    Bon !

    Pourquoi les récuser ?

    L’INTIMÉ

    Monsieur, ils sont du Maine.

    DANDIN

    Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.

    L’INTIMÉ

    Messieurs…

    DANDIN

    Serez-vous long, avocat ? Dites-moi.

    L’INTIMÉ

    Je ne réponds de rien.

    DANDIN

    Il est de bonne foi.

    L’INTIMÉ, d’un ton finissant en fausset.

    Messieurs. Tout ce qui peut étonner un coupable,

    Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,

    Semble s’être assemblé contre nous par hasard,

    Je veux dire la brigue, et l’éloquence. Car

    D’un côté le crédit du défunt m’épouvante,

    Et de l’autre côté l’éloquence éclatante

    De Maître Petit Jean m’éblouit.

    DANDIN

    Avocat,

    De votre ton vous-mêmes adoucissez l’éclat.

    L’INTIMÉ, du beau ton.

    Oui-dà, j’en ai plusieurs. Mais quelque défiance

    Que nous doive donner la susdite éloquence,

    Et le susdit crédit : ce néanmoins, Messieurs,

    L’ancre de vos bontés nous rassure d’ailleurs.

    Devant le grand Dandin l’innocence est hardie,

    Oui, devant ce Caton de Basse-Normandie,

    Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni,

    Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

    DANDIN

    Vraiment il plaide bien.

    L’INTIMÉ

    Sans craindre aucune chose,

    Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.

    Aristote, primo, peri Politicon…

    Dit fort bien…

    DANDIN

    Avocat, il s’agit d’un chapon,

    Et non point d’Aristote, et de sa Politique.

    L’INTIMÉ

    Oui, mais l’autorité du Péripatétique

    Prouverait que le bien et le mal…

    DANDIN

    Je prétends

    Qu’Aristote n’a point d’autorité céans.

    Au fait.

    L’INTIMÉ

    Pausanias, en ses Corinthiaques…

    DANDIN

    Au fait.

    L’INTIMÉ

    Rebuffe…

    DANDIN

    Au fait ! Vous dis-je.

    L’INTIMÉ

    Le grand Jacques…

    DANDIN

    Au fait, au fait, au fait !

    L’INTIMÉ

    Armeno Pul in Prompt…

    DANDIN

    Ho ! Je te vais juger.

    L’INTIMÉ

    Ho ! vous êtes si prompt.

    Voici le fait.

    Vite.

    Un chien vient dans une cuisine,

    Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.

    Or celui pour lequel je parle est affamé.

    Celui contre lequel je parle autem plumé.

    Et celui pour lequel je suis, prend en cachette

    Celui contre lequel je parle. L’on décrète.

    On le prend. Avocat pour et contre appelé.

    Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé.

    DANDIN

    Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire.

    Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,

    Et court le grand galop quand il est à son fait.

    L’INTIMÉ

    Mais le premier, Monsieur, c’est le beau.

    DANDIN

    C’est le laid.

    A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?

    Mais qu’en dit l’assemblée ?

    LÉANDRE

    Il est fort à la mode.

    L’INTIMÉ, d’un ton véhément.

    Qu’arrive-t-il, Messieurs ! On vient. Comment vient-on ?

    On poursuit ma partie. On force une maison.

    Quelle maison ? Maison de notre propre juge.

    On brise le cellier qui nous sert de refuge.

    De vol, de brigandage, on nous déclare auteurs.

    On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,

    À Maître Petit Jean, Messieurs. Je vous atteste :

    Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste,

    De vi, paragrapho, Messieurs, Caponibus,

    Est manifestement contraire à cet abus ?

    Et quand il serait vrai que Citron ma partie

    Aurait mangé, Messieurs, le tout, ou bien partie

    Dudit chapon, qu’on mette en compensation

    Ce que nous avons fait avant cette action.

    Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?

    Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?

    Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?

    Témoin trois procureurs dont icelui Citron

    A déchiré la robe. On en verra les pièces.

    Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ?

    PETIT JEAN

    Maître Adam…

    L’INTIMÉ

    Laissez-nous.

    PETIT JEAN

    L’Intimé…

    L’INTIMÉ

    Laissez-nous.

    PETIT JEAN

    S’enroue.

    L’INTIMÉ

    Hé ! laissez-nous. Euh ! Euh !

    DANDIN

    Reposez-vous.

    Et concluez.

    L’INTIMÉ, d’un ton pesant.

    Puis donc, qu’on nous, permet, de prendre,

    Haleine, et que l’on nous défend, de nous, étendre,

    Je vais, sans rien omettre, et sans prévariquer,

    Compendieusement énoncer, expliquer,

    Exposer à vos yeux, l’idée universelle

    De ma cause, et des faits, renfermez, en icelle.

    DANDIN

    Il aurait plutôt fait de dire tout vingt fois,

    Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois,

    Diable, conclus, ou bien que le Ciel te confonde.

    L’INTIMÉ

    Je finis.

    DANDIN

    Ah !

    L’INTIMÉ

    Avant la naissance du monde…

    DANDIN, bâillant.

    Avocat, ah ! Passons au déluge.

    L’INTIMÉ

    Avant donc,

    La naissance du monde, et sa création.

    Le monde, l’univers, tout, la nature entière

    Était ensevelie au fond de la matière.

    Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau,

    Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau,

    Une confusion, une masse sans forme,

    Un désordre, un chaos, une cohue énorme.

    Unus erat toto naturæ vultus in orbe,

    Quem Graeci dixere chaos, rudis indigestaque moles…

    LÉANDRE

    Quelle chute ! Mon père ?

    PETIT JEAN

    Ay, Monsieur ! Comme il dort !

    LÉANDRE

    Mon père, éveillez-vous.

    PETIT JEAN

    Monsieur, êtes-vous mort ?

    LÉANDRE

    Mon père !

    DANDIN

    Hé bien, hé bien, quoi ! Qu’est-ce ? Ah ! Ah quel homme !

    Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme.

    LÉANDRE

    Mon père, il faut juger.

    DANDIN

    Aux galères.

    LÉANDRE

    Un chien

    Aux galères !

    DANDIN

    Ma foi, je n’y conçois plus rien.

    De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.

    Hé concluez.

    L’INTIMÉ, lui présentant de petits chiens.

    Venez, famille désolée.

    Venez, pauvres enfants, qu’on veut rendre orphelins,

    Venez faire parler vos esprits enfantins.

    Oui, Messieurs, vous voyez ici notre misère.

    Nous sommes orphelins. Rendez-nous notre père,

    Notre père par qui nous fûmes engendrés,

    Notre père qui nous…

    DANDIN

    Tirez, tirez, tirez !

    L’INTIMÉ

    Notre père, Messieurs…

    DANDIN

    Tirez donc. Quels vacarmes !

    Ils ont pissé partout.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, voyez nos larmes.

    DANDIN

    Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion.

    Ce que c’est qu’à propos toucher la passion !

    Je suis bien empêché. La vérité me presse.

    Le crime est avéré, lui-même il le confesse.

    Mais s’il est condamné, l’embarras est égal,

    Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.

    Mais je suis occupé, je ne veux voir personne.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Chicanneau, Isabelle, etc.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Oui, pour vous seuls l’audience se donne.

    Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel est cet enfant-là ?

    CHICANNEAU

    C’est ma fille, Monsieur.

    DANDIN

    Hé ! Tôt, rappelez-la.

    ISABELLE

    Vous êtes occupé.

    DANDIN

    Moi ? Je n’ai point d’affaire.

    Que ne me disiez-vous que vous étiez son père ?

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Elle sait mieux votre affaire que vous.

    Dites. Qu’elle est jolie, et qu’elle a les yeux doux !

    Ce n’est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.

    Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.

    Savez-vous que j’étais un compère autrefois ?

    On a parlé de nous.

    ISABELLE

    Ah, Monsieur, je vous crois.

    DANDIN

    Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause ?

    ISABELLE

    À personne.

    DANDIN

    Pour toi je ferai toute chose.

    Parle donc.

    ISABELLE

    Je vous ai trop d’obligation.

    DANDIN

    N’avez-vous jamais vu donner la question ?

    ISABELLE

    Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.

    DANDIN

    Venez, je vous en veux faire passer l’envie.

    ISABELLE

    Hé Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?

    DANDIN

    Bon, cela fait toujours passer une heure, ou deux.

    CHICANNEAU

    Monsieur, je viens ici pour vous dire…

    LÉANDRE

    Mon père,

    Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire.

    C’est pour un mariage, et vous saurez d’abord

    Qu’il ne tient plus qu’à vous, et que tout est d’accord.

    Le fille le veut bien. Son amant le respire ;

    Ce que la fille veut, le père le désire.

    C’est à vous de juger.

    DANDIN, se rasseyant.

    Mariez, au plus tôt.

    Dès demain, si l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut.

    LÉANDRE

    Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père,

    Saluez-le.

    CHICANNEAU

    Comment ?

    DANDIN

    Quel est donc ce mystère ?

    LÉANDRE

    Ce que vous avez dit, se fait de point en point.

    DANDIN

    Puisque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point.

    CHICANNEAU

    Mais on ne donne pas une fille sans elle.

    LÉANDRE

    Sans doute, et j’en croirai la charmante Isabelle.

    CHICANNEAU

    Es-tu muette ? Allons. C’est à toi de parler.

    Parle.

    ISABELLE

    Je n’ose pas, mon père, en appeler.

    CHICANNEAU

    Mais j’en appelle, moi.

    LÉANDRE

    Voyez cette écriture,

    Vous n’en appellerez pas de votre signature.

    CHICANNEAU

    Plaît-il ?

    DANDIN

    C’est un contrat en fort bonne façon.

    CHICANNEAU

    Je vois qu’on m’a surpris, mais j’en aurai raison.

    De plus de vingt procès ceci sera la source.

    On a la fille, soit. On n’aura pas la bourse.

    LÉANDRE

    Hé ! Monsieur, qui vous dit qu’on vous demande rien ?

    Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien.

    CHICANNEAU

    Ah !

    LÉANDRE

    Mon père, êtes-vous content de l’audience ?

    DANDIN

    Oui-dà, que les procès viennent en abondance,

    Et je passe avec vous le reste de mes jours.

    Mais que les avocats soient désormais plus courts.

    Et notre criminel ?

    LÉANDRE

    Ne parlons que de joie ;

    Grâce ! grâce ! mon père.

    DANDIN

    Hé bien, qu’on le renvoie.

    C’est en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais.

    Allons nous délasser à voir d’autres procès.

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  • Jean Racine : Andromaque

    ANDROMAQUE, veuve d’Hector, captive de Pyrrhus.

    PYRRHUS, fils d’Achille roi d’Épire.

    ORESTE, fils d’Agamemnon.

    HERMIONE , fille d’Hélène, accordée avec Pyrrhus.

    PYLADE , ami d’Oreste.

    CLÉONE , confidente d’Hermione.

    CÉPHISE , confidente d’Andromaque.

    PHOENIX , gouverneur d’Achille, et ensuite de Pyrrhus.

    Suite d’Oreste.

    La scène est à Buthrot, ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Oreste, Pylade.

    ORESTE

    Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

    Ma fortune va prendre une face nouvelle :

    Et déjà son courroux semble s’être adouci,

    Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

    Qui l’eût dit ? Qu’un rivage à mes voeux si funeste,

    Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ;

    Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,

    À la Cour de Pyrrhus tu me serais rendu ?

    PYLADE

    J’en rends grâces au Ciel, qui m’arrêtant sans cesse,

    Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,

    Depuis le jour fatal que la fureur des eaux

    Presque aux yeux de l’Épire, écarta nos vaisseaux.

    Combien dans cet exil ai-je souffert d’alarmes,

    Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes ?

    Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger,

    Que ma triste amitié ne pouvait partager.

    Surtout je redoutais cette mélancolie

    Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.

    Je craignais que le Ciel, par un cruel secours,

    Ne vous offrît la mort, que vous cherchiez toujours.

    Mais je vous vois, Seigneur, et si j’ose le dire,

    Un destin plus heureux vous conduit en Épire.

    Le pompeux appareil qui suit ici vos pas,

    N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.

    ORESTE

    Hélas ! Qui peut savoir le destin qui m’amène ?

    L’amour me fait ici chercher une inhumaine.

    Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,

    Et si je viens chercher, ou la vie, ou la mort ?

    PYLADE

    Quoi ! Votre âme à l’amour en esclave asservie,

    Se repose sur lui du soin de votre vie ?

    Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,

    Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?

    Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,

    Vous prépare en Épire un sort plus favorable ?

    Honteux d’avoir poussé tant de voeux superflus,

    Vous l’abhorriez. Enfin, vous ne m’en parliez plus.

    Vous me trompiez, Seigneur.

    ORESTE

    Je me trompais moi-même.

    Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.

    T’ai-je jamais caché mon coeur et mes désirs?

    Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.

    Enfin quand Ménélas disposa de sa fille

    En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,

    Tu vis mon désespoir, et tu m’as vu depuis

    Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.

    Je te vis à regret en cet état funeste,

    Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,

    Toujours de ma fureur interrompre le cours,

    Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.

    Mais quand je me souvins, que parmi tant d’alarmes

    Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes,

    Tu sais de quel courroux mon coeur alors épris

    Voulut, en l’oubliant, punir tous ses mépris.

    Je fis croire, et je crus ma victoire certaine.

    Je pris tous mes transports pour des transports de haine ;

    Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,

    Je défiais ses yeux de me troubler jamais.

    Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.

    En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce ;

    Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés,

    Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés.

    J’y courus. Je pensai que la guerre, et la gloire,

    De soins plus importants rempliraient ma mémoire ;

    Que mes sens reprenant leur première vigueur,

    L’amour achèverait de sortir de mon coeur.

    Mais admire avec moi le sort dont la poursuite

    Me fait courir alors au piège que j’évite.

    J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus.

    Toute la Grèce éclate en murmures confus.

    On se plaint qu’oubliant son sang, et sa promesse,

    Il élève en sa Cour l’ennemi de la Grèce,

    Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils,

    Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.

    J’apprends que pour ravir son enfance au supplice,

    Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,

    Tandis qu’un autre enfant arraché de ses bras,

    Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

    On dit, que peu sensible aux charmes d’Hermione,

    Mon rival porte ailleurs son coeur et sa couronne ;

    Ménélas, sans le croire, en paraît affligé,

    Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé.

    Parmi les déplaisirs où son âme se noie,

    Il s’élève en la mienne une secrète joie.

    Je triomphe ; et pourtant je me flatte d’abord

    Que la seule vengeance excite ce transport.

    Mais l’ingrate en mon coeur reprit bientôt sa place,

    De mes feux mal éteints je reconnus la trace,

    Je sentis que ma haine allait finir son cours,

    Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours.

    Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.

    On m’envoie à Pyrrhus. J’entreprends ce voyage.

    Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras

    Cet enfant, dont la vie alarme tant d’États.

    Heureux si je pouvais dans l’ardeur qui me presse,

    Au lieu d’Astyanax lui ravir ma princesse !

    Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés,

    Des périls les plus grands puissent être troublés.

    Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine,

    Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne,

    J’aime, je viens chercher Hermione en ces lieux,

    La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.

    Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu’il fasse ?

    Dans sa Cour, dans son coeur, dis-moi ce qui se passe.

    Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?

    Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu’il m’a ravi ?

    PYLADE

    Je vous abuserais, si j’osais vous promettre

    Qu’entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre.

    Non que de sa conquête il paraisse flatté.

    Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté.

    Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine

    N’a payé jusqu’ici son amour que de haine ;

    Et chaque jour encore on lui voit tout tenter,

    Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.

    De son fils, qu’il lui cache, il menace la tête,

    Et fait couler des pleurs, qu’aussitôt il arrête.

    Hermione elle-même a vu plus de cent fois

    Cet amant irrité revenir sous ses lois,

    Et de ses voeux troublés lui rapportant l’hommage,

    Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.

    Ainsi n’attendez pas, que l’on puisse aujourd’hui

    Vous répondre d’un coeur si peu maître de lui.

    Il peut, Seigneur, il peut dans ce désordre extrême,

    Épouser ce qu’il hait et punir ce qu’il aime.

    ORESTE

    Mais dis-moi, de quel oeil Hermione peut voir

    Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir ?

    PYLADE

    Hermione, Seigneur, au moins en apparence,

    Semble de son amant dédaigner l’inconstance,

    Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur,

    Il la viendra presser de reprendre son coeur.

    Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes.

    Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.

    Toujours prête à partir, et demeurant toujours,

    Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.

    ORESTE

    Ah ! Si je le croyais, j’irais bientôt, Pylade,

    Me jeter…

    PYLADE

    Achevez, Seigneur, votre ambassade.

    Vous attendez le Roi. Parlez, et lui montrez

    Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.

    Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,

    Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.

    Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.

    Pressez. Demandez tout, pour ne rien obtenir.

    Il vient.

    ORESTE

    Hé bien, va donc disposer la cruelle

    À revoir un amant qui ne vient que pour elle.

    SCÈNE II

    Pyrrhus, Oreste, Phoenix.

    ORESTE

    Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,

    Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,

    Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie

    De voir le fils d’Achille, et le vainqueur de Troie.

    Oui. Comme ses exploits, nous admirons vos coups ;

    Hector tomba sous lui ; Troie expira sous vous ;

    Et vous avez montré, par une heureuse audace,

    Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.

    Mais ce qu’il n’eût point fait la Grèce avec douleur

    Vous voit du sang troyen relever le malheur,

    Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,

    D’une guerre si longue entretenir le reste.

    Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?

    Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.

    Son nom seul fait frémir nos veuves, et nos filles,

    Et dans toute la Grèce, il n’est point de familles,

    Qui ne demandent compte à ce malheureux fils,

    D’un père, ou d’un époux, qu’Hector leur a ravis.

    Et qui sait ce qu’un jour ce fils peut entreprendre ?

    Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,

    Tel qu’on a vu son père embraser nos vaisseaux,

    Et la flamme à la main, les suivre sur les eaux.

    Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense ?

    Vous-même de vos soins craignez la récompense,

    Et que dans votre sein ce serpent élevé

    Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.

    Enfin, de tous les Grecs satisfaites l’envie,

    Assurez leur vengeance, assurez votre vie.

    Perdez un ennemi d’autant plus dangereux,

    Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.

    PYRRHUS

    La Grèce en ma faveur est trop inquiétée,

    De soins plus importants je l’ai crue agitée,

    Seigneur, et sur le nom de son ambassadeur,

    J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur.

    Qui croirait en effet, qu’une telle entreprise

    Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise ;

    Qu’un peuple tout entier, tant de fois triomphant,

    N’eût daigné conspirer que la mort d’un enfant ?

    Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?

    La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?

    Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis

    D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis ?

    Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie,

    Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,

    Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,

    Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.

    Hécube, près d’Ulysse, acheva sa misère ;

    Cassandre, dans Argos, a suivi votre père.

    Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits ?

    Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?

    On craint, qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse :

    Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse.

    Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin.

    Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

    Je songe quelle était autrefois cette ville :

    Si superbe en remparts, en héros si fertile,

    Maîtresse de l’Asie, et je regarde enfin

    Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.

    Je ne vois que des tours, que la cendre a couvertes,

    Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,

    Un enfant dans les fers, et je ne puis songer

    Que Troie en cet état aspire à se venger.

    Ah ! Si du fils d’Hector la perte était jurée,

    Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?

    Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?

    Sous tant de morts, sous Troie il fallait l’accabler.

    Tout était juste alors. La vieillesse et l’enfance

    En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense.

    La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,

    Nous excitaient au meurtre, et confondaient nos coups.

    Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.

    Mais que ma cruauté survive à ma colère ?

    Que malgré la pitié dont je me sens saisir,

    Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?

    Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre proie,

    Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie,

    De mes inimitiés le cours est achevé,

    L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé.

    ORESTE

    Seigneur, vous savez trop, avec quel artifice

    Un faux Astyanax fut offert au supplice,

    Où le seul fils d’Hector devait être conduit.

    Ce n’est pas les Troyens, c’est Hector qu’on poursuit.

    Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père.

    Il a par trop de sang acheté leur colère.

    Ce n’est que dans le sien qu’elle peut expirer,

    Et jusque dans l’Épire il les peut attirer.

    Prévenez-les.

    PYRRHUS

    Non, non. J’y consens avec joie.

    Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie.

    Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus

    Le sang qui les fit vaincre, et celui des vaincus.

    Aussi bien ce n’est pas la première injustice,

    Dont la Grèce, d’Achille a payé le service.

    Hector en profita, Seigneur, et quelque jour

    Son fils en pourrait bien profiter à son tour.

    ORESTE

    Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?

    PYRRHUS

    Et je n’ai donc vaincu que pour dépendre d’elle ?

    ORESTE

    Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups ;

    Ses yeux s’opposeront entre son père et vous.

    PYRRHUS

    Hermione, Seigneur, peut m’être toujours chère,

    Je puis l’aimer, sans être esclave de son père.

    Et je saurai peut-être accorder quelque jour

    Les soins de ma grandeur, et ceux de mon amour.

    Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène.

    Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne.

    Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,

    Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.

    SCÈNE III

    Pyrrhus, Phoenix.

    PHOENIX

    Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse ?

    PYRRHUS

    On dit qu’il a longtemps brûlé pour la princesse.

    PHOENIX

    Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer,

    S’il lui rendait son coeur, s’il s’en faisait aimer !

    PYRRHUS

    Ah ! Qu’ils s’aiment, Phoenix, j’y consens. Qu’elle parte.

    Que charmés l’un de l’autre, ils retournent à Sparte.

    Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.

    Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui !

    PHOENIX

    Seigneur…

    PYRRHUS

    Une autre fois je t’ouvrirai mon âme,

    Andromaque paraît.

    SCÈNE IV

    Pyrrhus, Andromaque, Céphise.

    PYRRHUS

    Me cherchiez-vous, Madame ?

    Un espoir si charmant me serait-il permis ?

    ANDROMAQUE

    Je passais jusqu’aux lieux, où l’on garde mon fils.

    Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie

    Le seul bien qui me reste, et d’Hector et de Troie,

    J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui,

    Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui.

    PYRRHUS

    Ah, Madame ! Les Grecs, si j’en crois leurs alarmes,

    Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes.

    ANDROMAQUE

    Et quelle est cette peur dont leur coeur est frappé,

    Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ?

    PYRRHUS

    Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte.

    Ils redoutent son fils.

    ANDROMAQUE

    Digne objet de leur crainte !

    Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor

    Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector.

    PYRRHUS

    Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse.

    Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice.

    ANDROMAQUE

    Et vous prononcerez un arrêt si cruel ?

    Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?

    Hélas ! On ne craint point qu’il venge un jour son père.

    On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère.

    Il m’aurait tenu lieu d’un père, et d’un époux.

    Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.

    PYRRHUS

    Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.

    Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes ;

    Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,

    Demander votre fils, avec mille vaisseaux :

    Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,

    Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,

    Je ne balance point, je vole à son secours,

    Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.

    Mais parmi ces périls, où je cours pour vous plaire,

    Me refuserez-vous un regard moins sévère ?

    Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,

    Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?

    Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore

    Que vous accepterez un coeur qui vous adore ?

    En combattant pour vous, me sera-t-il permis

    De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

    ANDROMAQUE

    Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?

    Faut-il qu’un si grand coeur montre tant de faiblesse ?

    Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,

    Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?

    Captive, toujours triste, importune à moi-même,

    Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?

    Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés,

    Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?

    Non, non, d’un ennemi respecter la misère,

    Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,

    De cent peuples pour lui combattre la rigueur,

    Sans me faire payer son salut de mon coeur,

    Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile,

    Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

    PYRRHUS

    Hé quoi ? Votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?

    Peut-on haïr sans cesse ? Et punit-on toujours ?

    J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie

    Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.

    Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !

    Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !

    De combien de remords m’ont-ils rendu la proie ?

    Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.

    Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,

    Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,

    Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes…

    Hélas ! Fus-je jamais si cruel que vous l’êtes !

    Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir.

    Nos ennemis communs devraient nous réunir.

    Madame, dites-moi seulement que j’espère,

    Je vous rends votre fils, et je lui sers de père.

    Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens.

    J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.

    Animé d’un regard, je puis tout entreprendre.

    Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre.

    Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,

    Dans ses murs relevés couronner votre fils.

    ANDROMAQUE

    Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère.

    Je les lui promettais tant qu’a vécu son père.

    Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,

    Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector.

    À de moindres faveurs des malheureux prétendent,

    Seigneur. C’est un exil que mes pleurs vous demandent.

    Souffrez que loin des Grecs, et même loin de vous,

    J’aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.

    Votre amour contre nous allume trop de haine.

    Retournez, retournez à la fille d’Hélène.

    PYRRHUS

    Et le puis-je, Madame ? Ah, que vous me gênez !

    Comment lui rendre un coeur que vous me retenez ?

    Je sais que de mes voeux on lui promit l’empire.

    Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire.

    Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener,

    Vous pour porter des fers, elle pour en donner.

    Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?

    Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire,

    Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,

    Qu’elle est ici captive, et que vous y régnez ?

    Ah ! Qu’un seul des soupirs, que mon coeur vous envoie,

    S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie !

    ANDROMAQUE

    Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?

    Aurait-elle oublié vos services passés ?

    Troie, Hector, contre vous révoltent-ils son âme ?

    Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme ?

    Et quel époux encore ! Ah souvenir cruel !

    Sa mort seule a rendu votre père immortel.

    Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes ;

    Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes.

    PYRRHUS

    Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous obéir.

    Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.

    Oui, mes voeux ont trop loin poussé leur violence,

    Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence.

    Songez-y bien. Il faut désormais que mon coeur

    S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.

    Je n’épargnerai rien dans ma juste colère.

    Le fils me répondra des mépris de la mère,

    La Grèce le demande, et je ne prétends pas

    Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.

    ANDROMAQUE

    Hélas ! Il mourra donc. Il n’a pour sa défense,

    Que les pleurs de sa mère, et que son innocence.

    Et peut-être après tout, en l’état où je suis,

    Sa mort avancera la fin de mes ennuis.

    Je prolongeais pour lui ma vie, et ma misère.

    Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.

    Ainsi, tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,

    Nous vous…

    PYRRHUS

    Allez, Madame, allez voir votre fils.

    Peut-être en le voyant, votre amour plus timide

    Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.

    Pour savoir nos destins, j’irai vous retrouver.

    Madame, en l’embrassant, songez à le sauver.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Hermione, Cléone.

    HERMIONE

    Je fais ce que tu veux. Je consens qu’il me voie,

    Je lui veux bien encore accorder cette joie.

    Pylade va bientôt conduire ici ses pas.

    Mais si je m’en croyais, je ne le verrais pas.

    CLÉONE

    Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?

    Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste,

    Dont vous avez cent fois souhaité le retour,

    Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ?

    HERMIONE

    C’est cet amour payé de trop d’ingratitude,

    Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.

    Quelle honte pour moi ! Quel triomphe pour lui,

    De voir mon infortune égaler son ennui !

    Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?

    Elle me dédaignait, un autre l’abandonne.

    L’ingrate qui mettait son coeur à si haut prix,

    Apprend donc à son tour à souffrir des mépris ?

    Ah dieux !

    CLÉONE

    Ah ! Dissipez ces indignes alarmes.

    Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.

    Vous croyez qu’un amant vienne vous insulter ?

    Il vous rapporte un coeur qu’il n’a pu vous ôter.

    Mais vous ne dites point ce que vous mande un père.

    HERMIONE

    Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,

    À la mort du Troyen s’il ne veut consentir,

    Mon père avec les Grecs m’ordonne de partir.

    CLÉONE

    Hé bien, Madame, hé bien, écoutez donc Oreste.

    Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.

    Pour bien faire, il faudrait que vous le prévinssiez.

    Ne m’avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?

    HERMIONE

    Si je le hais Cléone ? Il y va de ma gloire,

    Après tant de bontés dont il perd la mémoire.

    Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir.

    Ah ! Je l’ai trop aimé pour ne le point haïr.

    CLÉONE

    Fuyez-le donc, Madame. Et puisqu’on vous adore…

    HERMIONE

    Ah ! Laisse à ma fureur le temps de croître encore.

    Contre mon ennemi laisse-moi m’assurer.

    Cléone, avec horreur je m’en veux séparer.

    Il n’y travaillera que trop bien, l’infidèle.

    CLÉONE

    Quoi ! Vous en attendez quelque injure nouvelle ?

    Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,

    Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?

    Après ce qu’il a fait, que saurait-il donc faire ?

    Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.

    HERMIONE

    Pourquoi veux-tu, Cruelle, irriter mes ennuis ?

    Je crains de me connaître, en l’état où je suis.

    De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire.

    Crois que je n’aime plus. Vante-moi ma victoire.

    Crois que dans son dépit mon coeur est endurci,

    Hélas ! Et s’il se peut, fais-le moi croire aussi.

    Tu veux que je le fuie. Hé bien, rien ne m’arrête.

    Allons. N’envions plus son indigne conquête.

    Que sur lui sa captive étende son pouvoir.

    Fuyons. Mais si l’ingrat rentrait dans son devoir !

    Si la foi dans son coeur retrouvait quelque place !

    S’il venait à mes pieds me demander sa grâce !

    Si sous mes lois, Amour, tu pouvais l’engager,

    S’il voulait !… Mais l’ingrat ne veut que m’outrager.

    Demeurons toutefois, pour troubler leur fortune.

    Prenons quelque plaisir à leur être importune.

    Ou le forçant de rompre un noeud si solennel,

    Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.

    J’ai déjà sur le fils attiré leur colère.

    Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère.

    Rendons-lui les tourments qu’elle me fait souffrir,

    Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse périr.

    CLÉONE

    Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes,

    Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes ?

    Et qu’un coeur accablé de tant de déplaisirs,

    De son persécuteur ait brigué les soupirs !

    Voyez si sa douleur en paraît soulagée.

    Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?

    Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté ?

    HERMIONE

    Hélas ! Pour mon malheur je l’ai trop écouté.

    Je n’ai point du silence affecté le mystère.

    Je croyais sans péril pouvoir être sincère.

    Et sans armer mes yeux d’un moment de rigueur,

    Je n’ai pour lui parler, consulté que mon coeur.

    Et qui ne se serait comme moi déclarée,

    Sur la foi d’une amour si saintement jurée ?

    Me voyait-il de l’oeil qu’il me voit aujourd’hui ?

    Tu t’en souviens encor, tout conspirait pour lui.

    Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,

    Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,

    Les exploits de son père, effacés par les siens,

    Ses feux que je croyais plus ardents que les miens,

    Mon coeur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,

    Avant qu’il me trahît, vous m’avez tous trahie.

    Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,

    Hermione est sensible, Oreste a des vertus.

    Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime ;

    Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.

    Allons. Qu’il vienne enfin.

    CLÉONE

    Madame, le voici.

    HERMIONE

    Ah ! Je ne croyais pas qu’il fût si près d’ici.

    SCÈNE II

    Hermione, Oreste, Cléone.

    HERMIONE

    Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de tendresse

    Vous fasse ici chercher une triste princesse ?

    Ou ne dois-je imputer qu’à votre seul devoir,

    L’heureux empressement qui vous porte à me voir ?

    ORESTE

    Tel est de mon amour l’aveuglement funeste.

    Vous le savez, Madame, et le destin d’Oreste

    Est de venir sans cesse adorer vos attraits,

    Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.

    Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,

    Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures,

    Je le sais ; j’en rougis. Mais j’atteste les Dieux,

    Témoins de la fureur de mes derniers adieux,

    Que j’ai couru partout, où ma perte certaine

    Dégageait mes serments, et finissait ma peine.

    J’ai mendié la mort chez des peuples cruels

    Qui n’apaisaient leurs dieux que du sang des mortels :

    Ils m’ont fermé leur temple, et ces peuples barbares

    De mon sang prodigué sont devenus avares.

    Enfin je viens à vous ; et je me vois réduit

    À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.

    Mon désespoir n’attend que leur indifférence,

    Ils n’ont qu’à m’interdire un reste d’espérance.

    Ils n’ont pour avancer cette mort où je cours,

    Qu’à me dire une fois ce qu’ils m’ont dit toujours.

    Voilà depuis un an le seul soin qui m’anime.

    Madame, c’est à vous de prendre une victime,

    Que les Scythes auraient dérobée à vos coups,

    Si j’en avais trouvé d’aussi cruels que vous.

    HERMIONE

    Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage.

    À des soins plus pressants la Grèce vous engage.

    Que parlez-vous du Scythe, et de mes cruautés ?

    Songez à tous ces rois que vous représentez.

    Faut-il que d’un transport leur vengeance dépende ?

    Est-ce le sang d’Oreste enfin qu’on vous demande ?

    Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.

    ORESTE

    Les refus de Pyrrhus m’ont assez dégagé,

    Madame, il me renvoie ; et quelque autre puissance

    Lui fait du fils d’Hector embrasser la défense.

    HERMIONE

    L’infidèle !

    ORESTE

    Ainsi donc tout prêt à le quitter,

    Sur mon propre destin je viens vous consulter.

    Déjà même je crois entendre la réponse

    Qu’en secret contre moi votre haine prononce.

    HERMIONE

    Hé quoi ? toujours injuste en vos tristes discours,

    De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours ?

    Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?

    J’ai passé dans l’Épire où j’étais reléguée ;

    Mon père l’ordonnait. Mais qui sait si depuis,

    Je n’ai point en secret partagé vos ennuis ?

    Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ?

    Que l’Épire jamais n’ait vu couler mes larmes ?

    Enfin, qui vous a dit, que malgré mon devoir,

    Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir ?

    ORESTE

    Souhaité de me voir ? Ah divine princesse…

    Mais de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?

    Ouvrez vos yeux. Songez qu’Oreste est devant vous,

    Oreste si longtemps l’objet de leur courroux.

    HERMIONE

    Oui, c’est vous dont l’amour naissant avec leurs charmes,

    Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes,

    Vous que mille vertus me forçaient d’estimer,

    Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais aimer.

    ORESTE

    Je vous entends. Tel est mon partage funeste.

    Le coeur est pour Pyrrhus et les voeux pour Oreste.

    HERMIONE

    Ah ! Ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus,

    Je vous haïrais trop.

    ORESTE

    Vous m’en aimeriez plus.

    Ah ! Que vous me verriez d’un regard bien contraire !

    Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;

    Et l’amour seul alors se faisant obéir,

    Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr.

    Ô dieux ! Tant de respects, une amitié si tendre…

    Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre !

    Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui,

    Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui.

    Car enfin il vous hait. Son âme ailleurs éprise

    N’a plus…

    HERMIONE

    Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise ?

    Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris ?

    Jugez-vous que ma vue inspire des mépris ?

    Qu’elle allume en un coeur des feux si peu durables ?

    Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.

    ORESTE

    Poursuivez. Il est beau de m’insulter ainsi.

    Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?

    Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?

    Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?

    Je les ai méprisés ? Ah ! Qu’ils voudraient bien voir

    Mon rival, comme moi, mépriser leur pouvoir.

    HERMIONE

    Que m’importe, Seigneur, sa haine, ou sa tendresse ?

    Allez contre un rebelle armer toute la Grèce.

    Rapportez-lui le prix de sa rébellion.

    Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.

    Allez. Après cela, direz-vous que je l’aime ?

    ORESTE

    Madame, faites plus, et venez-y vous-même.

    Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux ?

    Venez dans tous les coeurs faire parler vos yeux.

    Faisons de notre haine une commune attaque.

    HERMIONE

    Mais, Seigneur, cependant s’il épouse Andromaque ?

    ORESTE

    Hé Madame !

    HERMIONE

    Songez quelle honte pour nous,

    Si d’une Phrygienne il devenait l’époux.

    ORESTE

    Et vous le haïssez ? Avouez-le, Madame,

    L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme.

    Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,

    Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.

    HERMIONE

    Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue

    Répand sur mes discours le venin qui la tue,

    Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,

    Et croit qu’en moi la haine est un effort d’amour.

    Il faut donc m’expliquer. Vous agirez ensuite.

    Vous savez qu’en ces lieux mon devoir m’a conduite.

    Mon devoir m’y retient, et je n’en puis partir,

    Que mon père, ou Pyrrhus ne m’en fasse sortir.

    De la part de mon père allez lui faire entendre,

    Que l’ennemi des Grecs ne peut être son gendre.

    Du Troyen, ou de moi, faites-le décider :

    Qu’il songe qui des deux, il veut rendre, ou garder.

    Enfin qu’il me renvoie, ou bien qu’il vous le livre.

    Adieu, s’il y consent, je suis prête à vous suivre.

    SCÈNE III

    ORESTE, seul.

    Oui, oui, vous me suivrez, n’en doutez nullement.

    Je vous réponds déjà de son consentement.

    Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne,

    Il n’a devant les yeux que sa chère Troyenne ;

    Tout autre objet le blesse, et peut-être aujourd’hui

    Il n’attend qu’un prétexte à l’éloigner de lui.

    Nous n’avons qu’à parler. C’en est fait. Quelle joie

    D’enlever à l’Épire une si belle proie !

    Sauve tout ce qui reste et de Troie, et d’Hector.

    Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor,

    Épire, c’est assez qu’Hermione rendue

    Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.

    Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.

    Parlons. À tant d’attraits, Amour, ferme ses yeux.

    SCÈNE IV

    Pyrrhus, Oreste, Phoenix.

    PYRRHUS

    Je vous cherchais, Seigneur. Un peu de violence

    M’a fait de vos raisons combattre la puissance,

    Je l’avoue. Et depuis que je vous ai quitté,

    J’en ai senti la force, et connu l’équité.

    J’ai songé comme vous, qu’à la Grèce, à mon père,

    À moi-même en un mot je devenais contraire ;

    Que je relevais Troie, et rendais imparfait

    Tout ce qu’a fait Achille, et tout ce que j’ai fait.

    Je ne condamne plus un courroux légitime,

    Et l’on vous va, Seigneur, livrer votre victime.

    ORESTE

    Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,

    C’est acheter la paix du sang d’un malheureux.

    PYRRHUS

    Oui, mais je veux, Seigneur, l’assurer davantage.

    D’une éternelle paix Hermione est le gage.

    Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux

    N’attendît en ces lieux qu’un témoin tel que vous.

    Vous y représentez tous les Grecs et son père,

    Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son frère,

    Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain

    J’attends, avec la paix, son coeur de votre main.

    ORESTE

    Ah dieux !

    SCÈNE V

    Pyrrhus, Phoenix.

    PYRRHUS

    Hé bien, Phoenix, l’amour est-il le maître ?

    Tes yeux refusent-ils encor de me connaître !

    PHOENIX

    Ah ! Je vous reconnais, et ce juste courroux

    Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur vous rend à vous.

    Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile.

    C’est Pyrrhus. C’est le fils, et le rival d’Achille,

    Que la gloire à la fin ramène sous ses lois.

    Qui triomphe de Troie une seconde fois.

    PYRRHUS

    Dis plutôt qu’aujourd’hui commence ma victoire.

    D’aujourd’hui seulement je jouis de ma gloire,

    Et mon coeur aussi fier que tu l’as vu soumis,

    Croit avoir en l’amour vaincu mille ennemis.

    Considère, Phoenix, les troubles que j’évite,

    Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite,

    Que d’amis, de devoirs j’allais sacrifier,

    Quels périls… Un regard m’eût tout fait oublier.

    Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle.

    Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.

    PHOENIX

    Oui, je bénis, Seigneur, l’heureuse cruauté

    Qui vous rend…

    PYRRHUS

    Tu l’as vu comme elle m’a traité.

    Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,

    Que son fils me la dût renvoyer désarmée.

    J’allais voir le succès de ses embrassements.

    Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements.

    Sa misère l’aigrit. Et toujours plus farouche

    Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche.

    Vainement à son fils j’assurais mon secours,

    C’est Hector, disait-elle en l’embrassant toujours.

    Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace,

    C’est lui-même ; c’est toi, cher époux que j’embrasse.

    Et quelle est sa pensée ? Attend-elle en ce jour

    Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?

    PHOENIX

    Sans doute. C’est le prix que vous gardait l’ingrate.

    Mais laissez-la Seigneur.

    PYRRHUS

    Je vois ce qui la flatte.

    Sa beauté la rassure, et malgré mon courroux,

    L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.

    Je la verrais aux miens, Phoenix, d’un oeil tranquille.

    Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille.

    Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

    PHOENIX

    Commencez donc, Seigneur, à ne m’en parler plus.

    Allez voir Hermione, et content de lui plaire,

    Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère.

    Vous-même à cet hymen venez la disposer.

    Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ?

    Il ne l’aime que trop.

    PYRRHUS

    Crois-tu, si je l’épouse,

    Qu’Andromaque en son coeur n’en sera pas jalouse ?

    PHOENIX

    Quoi toujours Andromaque occupe votre esprit ?

    Que vous importe, ô Dieux ! Sa joie, ou son dépit ?

    Quel charme malgré vous vers elle vous attire ?

    PYRRHUS

    Non, je n’ai pas bien dit tout ce qu’il lui faut dire.

    Ma colère à ses yeux n’a paru qu’à demi.

    Elle ignore à quel point je suis son ennemi.

    Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,

    Et donner à ma haine une libre étendue.

    Viens voir tous ses attraits, Phoenix, humiliés.

    Allons.

    PHOENIX

    Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds.

    Allez, en lui jurant que votre âme l’adore,

    À de nouveaux mépris l’encourager encore.

    PYRRHUS

    Je le vois bien, tu crois que prêt à l’excuser,

    Mon coeur court après elle, et cherche à s’apaiser.

    PHOENIX

    Vous aimez, c’est assez.

    PYRRHUS

    Moi l’aimer ? une ingrate,

    Qui me hait d’autant plus que mon amour la flatte ?

    Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi ?

    Je puis perdre son fils ; peut-être je le dois.

    Étrangère… Que dis-je ? Esclave dans l’Épire,

    Je lui donne son fils, mon âme, mon Empire.

    Et je ne puis gagner dans son perfide coeur

    D’autre rang que celui de son persécuteur ?

    Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine.

    Il faut bien une fois justifier sa haine.

    J’abandonne son fils. Que de pleurs vont couler !

    De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler ?

    Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose !

    Elle en mourra, Phoenix, et j’en serai la cause.

    C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.

    PHOENIX

    Et pourquoi donc en faire éclater le dessein ?

    Que ne consultiez-vous tantôt votre faiblesse ?

    PYRRHUS

    Je t’entends. Mais excuse un reste de tendresse.

    Crains-tu pour ma colère un si faible combat ?

    D’un amour qui s’éteint c’est le dernier éclat.

    Allons. À tes conseils, Phoenix, je m’abandonne :

    Faut-il livrer son fils ? Faut-il voir Hermione ?

    PHOENIX

    Oui, voyez-la, Seigneur, et par des voeux soumis

    Protestez-lui…

    PYRRHUS

    Faisons tout ce que j’ai promis.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Oreste, Pylade.

    PYLADE

    Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.

    Je ne vous connais plus. Vous n’êtes plus vous-même.

    Souffrez…

    ORESTE

    Non, tes conseils ne sont plus de saison,

    Pylade ; je suis las d’écouter la raison.

    C’est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice.

    Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse.

    Le dessein en est pris, je le veux achever.

    Oui je le veux.

    PYLADE

    Hé bien il la faut enlever,

    J’y consens. Mais songez cependant où vous êtes.

    Que croira-t-on de vous à voir ce que vous faites ?

    Dissimulez. Calmez ce transport inquiet.

    Commandez à vos yeux de garder le secret.

    Ces gardes, cette Cour, l’air qui vous environne.

    Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione.

    À ses regards surtout cachez votre courroux.

    Ô dieux ! En cet état pourquoi la cherchiez-vous ?

    ORESTE

    Que sais-je ? De moi-même étais-je alors le maître ?

    La fureur m’emportait, et je venais peut-être

    Menacer à la fois l’ingrate et son amant.

    PYLADE

    Et quel était le fruit de cet emportement ?

    ORESTE

    Et quelle âme, dis-moi, ne serait éperdue

    Du coup dont ma raison vient d’être confondue ?

    Il épouse, dit-il, Hermione demain.

    Il veut pour m’honorer la tenir de ma main.

    Ah ! Plutôt cette main dans le sang du barbare…

    PYLADE

    Vous l’accusez, Seigneur, de ce destin bizarre ;

    Cependant, tourmenté de ses propres desseins,

    Il est peut-être à plaindre, autant que je vous plains.

    ORESTE

    Non, non, je le connais, mon désespoir le flatte.

    Sans moi, sans mon amour il dédaignait l’ingrate.

    Ses charmes jusque-là n’avaient pu le toucher.

    Le cruel ne la prend que pour me l’arracher.

    Ah dieux ! C’en était fait. Hermione gagnée

    Pour jamais de sa vue allait être éloignée.

    Son coeur entre l’amour et le dépit confus

    Pour se donner à moi n’attendait qu’un refus.

    Ses yeux s’ouvraient, Pylade. Elle écoutait Oreste.

    Lui parlait, le plaignait. Un mot eût fait le reste.

    PYLADE

    Vous le croyez.

    ORESTE

    Hé quoi ? Ce courroux enflammé

    Contre un ingrat…

    PYLADE

    Jamais il ne fut plus aimé.

    Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l’aurait accordée,

    Qu’un prétexte tout prêt ne l’eût pas retardée ?

    M’en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits,

    Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais.

    Quoi ? Votre amour se veut charger d’une furie

    Qui vous détestera, qui toute votre vie

    Regrettant un hymen tout prêt à s’achever,

    Voudra…

    ORESTE

    C’est pour cela que je veux l’enlever.

    Tout lui rirait, Pylade ; et moi, pour mon partage,

    Je n’emporterais donc qu’une inutile rage ?

    J’irais loin d’elle encor, tâcher de l’oublier ?

    Non, non, à mes tourments je veux l’associer.

    C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne.

    Je prétends qu’à mon tour l’inhumaine me craigne,

    Et que ses yeux cruels à pleurer condamnés,

    Me rendent tous les noms, que je leur ai donnés.

    PYLADE

    Voilà donc le succès qu’aura votre ambassade.

    Oreste ravisseur.

    ORESTE

    Et qu’importe, Pylade ?

    Quand nos États vengés jouiront de mes soins,

    L’ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ?

    Et que me servira que la Grèce m’admire,

    Tandis que je serai la fable de l’Épire ?

    Que veux-tu ? Mais s’il faut ne te rien déguiser,

    Mon innocence enfin commence à me peser.

    Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance

    Laisse le crime en paix, et poursuit l’innocence.

    De quelque part sur moi que je tourne les yeux,

    Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux.

    Méritons leur courroux, justifions leur haine,

    Et que le fruit du crime en précède la peine.

    Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi

    Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?

    Assez et trop longtemps mon amitié t’accable.

    Évite un malheureux, abandonne un coupable.

    Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit.

    Laisse-moi des périls dont j’attends tout le fruit.

    Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m’abandonne.

    Va-t’en.

    PYLADE

    Allons, Seigneur, enlevons Hermione.

    Au travers des périls un grand coeur se fait jour.

    Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?

    Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.

    Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle.

    Je sais de ce palais tous les détours obscurs.

    Vous voyez que la mer en vient battre les murs.

    Et cette nuit sans peine une secrète voie

    Jusqu’en votre vaisseau conduira votre proie.

    ORESTE

    J’abuse, cher ami, de ton trop d’amitié.

    Mais pardonne à des maux, dont toi seul as pitié.

    Excuse un malheureux, qui perd tout ce qu’il aime.

    Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.

    Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux…

    PYLADE

    Dissimulez, Seigneur, c’est tout ce que je veux,

    Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate.

    Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate.

    Oubliez votre amour. Elle vient, je la vois.

    ORESTE

    Va-t’en. Réponds-moi d’elle, et je réponds de moi.

    SCÈNE II

    Hermione, Oreste, Cléone.

    ORESTE

    Hé bien ? mes soins vous ont rendu votre conquête.

    J’ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s’apprête.

    HERMIONE

    On le dit. Et de plus, on vient de m’assurer

    Que vous ne me cherchiez que pour m’y préparer.

    ORESTE

    Et votre âme à ses voeux ne sera pas rebelle ?

    HERMIONE

    Qui l’eût cru, que Pyrrhus ne fût pas infidèle ?

    Que sa flamme attendrait si tard pour éclater ?

    Qu’il reviendrait à moi, quand je l’allais quitter ?

    Je veux croire avec vous, qu’il redoute la Grèce,

    Qu’il suit son intérêt plutôt que sa tendresse,

    Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus.

    ORESTE

    Non, Madame, il vous aime, et je n’en doute plus.

    Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?

    Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.

    HERMIONE

    Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foi.

    Lui ravirai-je un bien, qu’il ne tient pas de moi ?

    L’amour ne règle pas le sort d’une princesse.

    La gloire d’obéir est tout ce qu’on nous laisse.

    Cependant je partais, et vous avez pu voir

    Combien je relâchais pour vous de mon devoir.

    ORESTE

    Ah ! Que vous saviez bien, cruelle… Mais, Madame,

    Chacun peut à son choix disposer de son âme.

    La vôtre était à vous. J’espérais. Mais enfin

    Vous l’avez pu donner sans me faire un larcin.

    Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.

    Et pourquoi vous lasser d’une plainte importune ?

    Tel est votre devoir, je l’avoue. Et le mien

    Est de vous épargner un si triste entretien.

    SCÈNE III

    Hermione, Cléone.

    HERMIONE

    Attendais-tu, Cléone, un courroux si modeste ?

    CLÉONE

    La douleur qui se tait n’en est que plus funeste.

    Je le plains. D’autant plus qu’auteur de son ennui,

    Le coup qui l’a perdu n’est parti que de lui.

    Comptez depuis quel temps votre hymen se prépare.

    Il a parlé, Madame, et Pyrrhus se déclare.

    HERMIONE

    Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?

    Des peuples, qui dix ans ont fui devant Hector ?

    Qui cent fois effrayés de l’absence d’Achille,

    Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,

    Et qu’on verrait encor, sans l’appui de son fils,

    Redemander Hélène aux Troyens impunis.

    Non, Cléone, il n’est point ennemi de lui-même,

    Il veut tout ce qu’il fait, et s’il m’épouse, il m’aime.

    Mais qu’Oreste à son gré m’impute ses douleurs.

    N’avons-nous d’entretien que celui de ses pleurs ?

    Pyrrhus revient à nous. Hé bien, chère Cléone,

    Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?

    Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter

    Le nombre des exploits… Mais qui les peut compter ?

    Intrépide, et partout suivi de la victoire,

    Charmant, fidèle, enfin, rien ne manque à sa gloire.

    Songe…

    CLÉONE

    Dissimulez. Votre rivale en pleurs,

    Vient à vos pieds sans doute apporter ses douleurs.

    HERMIONE

    Dieux ! Ne puis-je à ma joie abandonner mon âme ?

    Sortons. Que lui dirais-je ?

    SCÈNE IV

    Andromaque, Hermione, Cléone, Céphise.

    ANDROMAQUE

    Où fuyez-vous, Madame ?

    N’est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux

    Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?

    Je ne viens point ici par de jalouses larmes,

    Vous envier un coeur, qui se rend à vos charmes.

    Par une main cruelle, hélas ! J’ai vu percer

    Le seul, où mes regards prétendaient s’adresser.

    Ma flamme par Hector fut jadis allumée,

    Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée.

    Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,

    Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour.

    Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,

    En quel trouble mortel son intérêt nous jette,

    Lorsque de tant de biens, qui pouvaient nous flatter,

    C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.

    Hélas ! Lorsque lassés de dix ans de misère,

    Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,

    J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui ;

    Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui.

    Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?

    Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.

    Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer,

    Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.

    HERMIONE

    Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,

    Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire.

    C’est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.

    S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?

    Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme.

    Faites-le prononcer, j’y souscrirai, Madame.

    SCÈNE V

    Andromaque, Céphise.

    ANDROMAQUE

    Quel mépris la cruelle attache à ses refus !

    CÉPHISE

    Je croirais ses conseils, et je verrais Pyrrhus.

    Un regard confondrait Hermione et la Grèce…

    Mais lui-même il vous cherche.

    SCÈNE VI

    Pyrrhus, Andromaque, Phoenix, Céphise.

    PYRRHUS, à Phoenix.

    Où donc est la princesse ?

    Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ?

    PHOENIX

    Je le croyais.

    ANDROMAQUE, à Céphise.

    Tu vois le pouvoir de mes yeux.

    PYRRHUS

    Que dit-elle, Phoenix ?

    ANDROMAQUE

    Hélas ! Tout m’abandonne.

    PHOENIX

    Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione.

    CÉPHISE

    Qu’attendez-vous ? Rompez ce silence obstiné.

    ANDROMAQUE

    Il a promis mon fils.

    CÉPHISE

    Il ne l’a pas donné.

    ANDROMAQUE

    Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue.

    PYRRHUS

    Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?

    Quel orgueil !

    ANDROMAQUE

    Je ne fais que l’irriter encor.

    Sortons.

    PYRRHUS

    Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.

    ANDROMAQUE

    Ah ! Seigneur, arrêtez. Que prétendez-vous faire ?

    Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.

    Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié.

    Dieux ! Ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ?

    Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?

    PYRRHUS

    Phoenix vous le dira, ma parole est donnée.

    ANDROMAQUE

    Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !

    PYRRHUS

    J’étais aveugle alors, mes yeux se sont ouverts.

    Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée.

    Mais vous ne l’avez pas seulement demandée.

    C’en est fait.

    ANDROMAQUE

    Ah ! Seigneur, vous entendiez assez

    Des soupirs, qui craignaient de se voir repoussés.

    Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune

    Ce reste de fierté, qui craint d’être importune.

    Vous ne l’ignorez pas, Andromaque sans vous

    N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.

    PYRRHUS

    Non, vous me haïssez. Et dans le fond de l’âme

    Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.

    Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,

    Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.

    La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble.

    Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.

    Jouissez à loisir d’un si noble courroux.

    Allons, Phoenix.

    ANDROMAQUE

    Allons rejoindre mon époux.

    CÉPHISE

    Madame…

    ANDROMAQUE

    Et que veux-tu que je lui dise encore ?

    Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?

    Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.

    J’ai vu mon père mort, et nos murs embrasés.

    J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,

    Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,

    Son fils seul avec moi réservé pour les fers.

    Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers.

    J’ai fait plus. Je me suis quelquefois consolée

    Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’eût exilée ;

    Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,

    Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois.

    J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.

    Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille.

    J’attendais de son fils encor plus de bonté.

    Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.

    Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime,

    Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.

    Ah ! S’il l’était assez, pour nous laisser du moins

    Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins ;

    Et que finissant là sa haine et nos misères,

    Il ne séparât point des dépouilles si chères !

    PYRRHUS

    Va m’attendre, Phoenix.

    SCÈNE VII

    Pyrrhus, Andromaque, Céphise.

    PYRRHUS, continue.

    Madame, demeurez.

    On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.

    Oui, je sens à regret, qu’en excitant vos larmes,

    Je ne fais contre moi que vous donner des armes.

    Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.

    Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux :

    Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,

    S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.

    Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?

    Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.

    À le sauver enfin, c’est moi qui vous convie.

    Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?

    Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?

    Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.

    Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,

    Combien je vais sur moi faire éclater de haines.

    Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,

    Au lieu de ma couronne, un éternel affront.

    Je vous conduis au temple, où son hymen s’apprête.

    Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.

    Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner.

    Je vous le dis, il faut ou périr, ou régner.

    Mon coeur désespéré d’un an d’ingratitude,

    Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.

    C’est craindre, menacer, et gémir trop longtemps.

    Je meurs, si je vous perds, mais je meurs si j’attends.

    Songez-y, je vous laisse, et je viendrai vous prendre,

    Pour vous mener au temple, où ce fils doit m’attendre.

    Et là vous me verrez soumis, ou furieux,

    Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.

    SCÈNE VIII

    Andromaque, Céphise.

    CÉPHISE

    Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce,

    De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

    ANDROMAQUE

    Hélas ! De quel effet tes discours sont suivis !

    Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.

    CÉPHISE

    Madame, à votre époux c’est être assez fidèle.

    Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle.

    Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

    ANDROMAQUE

    Quoi ? je lui donnerais Pyrrhus pour successeur ?

    CÉPHISE

    Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.

    Pensez-vous qu’après tout, ses mânes en rougissent ?

    Qu’il méprisât, Madame, un roi victorieux,

    Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux ;

    Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,

    Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,

    Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

    ANDROMAQUE

    Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?

    Dois-je oublier Hector privé de funérailles,

    Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?

    Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,

    Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ?

    Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,

    Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

    Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

    Entrant à la lueur de nos palais brûlants,

    Sur tous mes frères morts se faisant un passage,

    Et de sang tout couvert échauffant le carnage.

    Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

    Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.

    Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue.

    Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;

    Voilà par quels exploits il sut se couronner,

    Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.

    Non, je ne serai point complice de ses crimes.

    Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.

    Tous mes ressentiments lui seraient asservis.

    CÉPHISE

    Hé bien, allons donc voir expirer votre fils.

    On n’attend plus que vous. Vous frémissez, Madame.

    ANDROMAQUE

    Ah ! De quel souvenir viens-tu frapper mon âme !

    Quoi, Céphise, j’irai voir expirer encor

    Ce fils ma seule joie, et l’image d’Hector ?

    Ce fils que de sa flamme il me laissa pour gage ?

    Hélas ! Je m’en souviens : le jour que son courage

    Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,

    Il demanda son fils, et le prit dans ses bras.

    Chère épouse, dit-il, en essuyant mes larmes

    J’ignore quel succès le sort garde à mes armes,

    Je te laisse mon fils, pour gage de ma foi ;

    S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.

    Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,

    Montre au fils à quel point tu chérissais le père.

    Et je puis voir répandre un sang si précieux ?

    Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?

    Roi barbare ! Faut-il que mon crime l’entraîne ?

    Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?

    T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?

    S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?

    Mais cependant, mon fils, tu meurs, si je n’arrête

    Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.

    Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir ?

    Non tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.

    Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,

    Va le trouver pour moi.

    CÉPHISE

    Que faut-il que je dise ?

    ANDROMAQUE

    Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort…

    Crois-tu que dans son coeur il ait juré sa mort ?

    L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

    CÉPHISE

    Madame, il va bientôt revenir en furie.

    ANDROMAQUE

    Hé bien, va l’assurer…

    CÉPHISE

    De quoi ? De votre foi ?

    ANDROMAQUE

    Hélas ! Pour la promettre est-elle encore à moi ?

    Ô cendres d’un époux ! Ô Troyens ! Ô mon père !

    Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère !

    Allons.

    CÉPHISE

    Où donc, Madame ? Et que résolvez-vous ?

    ANDROMAQUE

    Allons, sur son tombeau consulter mon époux.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Andromaque, Céphise.

    CÉPHISE

    Ah ! Je n’en doute point. C’est votre époux Madame,

    C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme.

    Il veut que Troie encor se puisse relever,

    Avec cet heureux fils, qu’il vous fait conserver.

    Pyrrhus vous l’a promis. Vous venez de l’entendre,

    Madame, il n’attendait qu’un mot pour vous le rendre.

    Croyez en ses transports. Père, sceptre, alliés,

    Content de votre coeur, il met tout à vos pieds.

    Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine.

    Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?

    Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,

    Le soin de votre fils le touche autant que vous,

    Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde,

    Pour ne pas l’exposer lui-même il se hasarde.

    Mais tout s’apprête au temple. Et vous avez promis.

    ANDROMAQUE

    Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.

    CÉPHISE

    Madame, qui vous presse ? Il suffit que sa vue

    Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.

    Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,

    Et vos embrassements ne seront plus comptés.

    Quel plaisir d’élever un enfant, qu’on voit croître,

    Non plus comme un esclave élevé pour son maître,

    Mais pour voir avec lui renaître tant de rois !

    ANDROMAQUE

    Céphise, allons le voir pour la dernière fois.

    CÉPHISE

    Que dites-vous ? Ô Dieux !

    ANDROMAQUE

    Ô ! Ma chère Céphise,

    Ce n’est point avec toi que mon coeur se déguise.

    Ta foi dans mon malheur s’est montrée à mes yeux.

    Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connaissais mieux.

    Quoi donc, as-tu pensé qu’Andromaque infidèle,

    Pût trahir un époux qui croit revivre en elle,

    Et que de tant de morts réveillant la douleur,

    Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?

    Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ?

    Mais son fils périssait, il l’a fallu défendre.

    Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui,

    Il suffit. Je veux bien m’en reposer sur lui.

    Je sais quel est Pyrrhus. Violent, mais sincère,

    Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.

    Sur le courroux des Grecs je m’en repose encor,

    Leur haine va donner un père au fils d’Hector.

    Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,

    Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie.

    Je vais, en recevant sa foi sur les autels,

    L’engager à mon fils par des noeuds immortels.

    Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,

    D’une infidèle vie abrégera le reste,

    Et sauvant ma vertu, rendra ce que je dois

    À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.

    Voilà de mon amour l’innocent stratagème ;

    Voilà ce qu’un époux m’a commandé lui-même.

    J’irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.

    Céphise, c’est à toi de me fermer les yeux.

    CÉPHISE

    Ah ! Ne prétendez pas que je puisse survivre…

    ANDROMAQUE

    Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre.

    Je confie à tes soins mon unique trésor,

    Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.

    De l’espoir des Troyens seule dépositaire,

    Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.

    Veille auprès de Pyrrhus. Fais-lui garder sa foi.

    S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi.

    Fais-lui valoir l’hymen, où je me suis rangée ;

    Dis-lui, qu’avant ma mort je lui fus engagée,

    Que ses ressentiments doivent être effacés,

    Qu’en lui laissant mon fils c’est l’estimer assez.

    Fais connaître à mon fils les héros de sa race.

    Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.

    Dis-lui, par quels exploits leurs noms ont éclaté,

    Plutôt ce qu’ils ont fait, que ce qu’ils ont été.

    Parle-lui tous les jours des vertus de son père,

    Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.

    Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger,

    Nous lui laissons un maître, il le doit ménager.

    Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste.

    Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste.

    Et pour ce reste enfin j’ai moi-même en un jour,

    Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.

    CÉPHISE

    Hélas !

    ANDROMAQUE

    Ne me suis point, si ton coeur en alarmes,

    Prévoit qu’il ne pourra commander à tes larmes.

    On vient. Cache tes pleurs, Céphise, et souviens-toi

    Que le sort d’Andromaque est commis à ta foi.

    C’est Hermione. Allons, fuyons sa violence.

    SCÈNE II

    Hermione, Cléone.

    CLÉONE

    Non, je ne puis assez admirer ce silence.

    Vous vous taisez, Madame, et ce cruel mépris

    N’a pas du moindre trouble agité vos esprits ?

    Vous soutenez en paix une si rude attaque,

    Vous qu’on voyait frémir au seul nom d’Andromaque ?

    Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer

    Que Pyrrhus d’un regard la voulût honorer ?

    Il l’épouse. Il lui donne avec son diadème

    La foi, que vous venez de recevoir vous-même :

    Et votre bouche encor muette à tant d’ennui,

    N’a pas daigné s’ouvrir pour se plaindre de lui ?

    Ah ! Que je crains, Madame, un calme si funeste !

    Et qu’il vaudrait bien mieux…

    HERMIONE

    Fais-tu venir Oreste ?

    CLÉONE

    Il vient, Madame, il vient. Et vous pouvez juger

    Que bientôt à vos pieds il allait se ranger.

    Prêt à servir toujours sans espoir de salaire,

    Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.

    Mais il entre.

    SCÈNE III

    Oreste, Hermione, Cléone.

    ORESTE

    Ah Madame ! Est-il vrai qu’une fois

    Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?

    Ne m’a-t-on point flatté d’une fausse espérance ?

    Avez-vous en effet souhaité ma présence ?

    Croirai-je que vos yeux à la fin désarmés

    Veulent…

    HERMIONE

    Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez.

    ORESTE

    Si je vous aime ? Ô Dieux ! Mes serments, mes parjures,

    Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,

    Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,

    Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?

    HERMIONE

    Vengez-moi, je crois tout.

    ORESTE

    Hé bien allons, Madame.

    Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme.

    Prenons, en signalant mon bras et votre nom,

    Vous la place d’Hélène, et moi d’Agamemnon.

    De Troie en ce pays réveillons les misères,

    Et qu’on parle de nous ainsi que de nos pères.

    Partons, je suis tout prêt.

    HERMIONE

    Non, Seigneur, demeurons,

    Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.

    Quoi de mes ennemis couronnant l’insolence,

    J’irais attendre ailleurs une lente vengeance,

    Et je m’en remettrais au destin des combats,

    Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas ?

    Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.

    Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure.

    Tous vos retardements sont pour moi des refus.

    Courez au temple. Il faut immoler…

    ORESTE

    Qui ?

    HERMIONE

    Pyrrhus.

    ORESTE

    Pyrrhus, Madame ?

    HERMIONE

    Hé ! Quoi ? Votre haine chancelle ?

    Ah ! Courez, et craignez que je ne vous rappelle.

    N’alléguez point des droits que je veux oublier.

    Et ce n’est pas à vous à le justifier.

    ORESTE

    Moi, je l’excuserais ? Ah ! Vos bontés, Madame,

    Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.

    Vengeons-nous, j’y consens. Mais par d’autres chemins.

    Soyons ses ennemis, et non ses assassins.

    Faisons de sa ruine une juste conquête.

    Quoi pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête ?

    Et n’ai-je pris sur moi le soin de tout l’État,

    Que pour m’en acquitter par un assassinat ?

    Souffrez, au nom des Dieux, que la Grèce s’explique,

    Et qu’il meure chargé de la haine publique.

    Souvenez-vous qu’il règne, et qu’un front couronné…

    HERMIONE

    Ne vous suffit-il pas que je l’ai condamné ?

    Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée

    Demande une victime, à moi seule adressée ;

    Qu’Hermione est le prix d’un tyran opprimé,

    Que je le hais, enfin, Seigneur, que je l’aimai ?

    Je ne m’en cache point. L’ingrat m’avait su plaire,

    Soit qu’ainsi l’ordonnât mon amour, ou mon père ;

    N’importe. Mais enfin réglez-vous là-dessus.

    Malgré mes voeux, Seigneur, honteusement déçus,

    Malgré la juste horreur, que son crime me donne,

    Tant qu’il vivra, craignez que je ne lui pardonne.

    Doutez jusqu’à sa mort d’un courroux incertain,

    S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.

    ORESTE

    Hé bien, il faut le perdre, et prévenir sa grâce.

    Il faut… Mais cependant, que faut-il que je fasse ?

    Comment puis-je sitôt servir votre courroux ?

    Quel chemin jusqu’à lui peut conduire mes coups ?

    À peine suis-je encore arrivé dans l’Épire,

    Vous voulez par mes mains renverser un Empire,

    Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment,

    Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment.

    Aux yeux de tout son peuple, il faut que je l’opprime.

    Laissez-moi vers l’autel conduire ma victime.

    Je ne m’en défends plus. Et je ne veux qu’aller

    Reconnaître la place où je dois l’immoler.

    Cette nuit, je vous sers. Cette nuit je l’attaque.

    HERMIONE

    Mais cependant, ce jour il épouse Andromaque.

    Dans le temple déjà le trône est élevé.

    Ma honte est confirmée, et son crime achevé.

    Enfin qu’attendez-vous ? Il vous offre sa tête.

    Sans gardes, sans défense il marche à cette fête.

    Autour du fils d’Hector il les fait tous ranger.

    Il s’abandonne au bras qui me voudra venger.

    Voulez-vous, malgré lui, prendre soin de sa vie ?

    Armez avec vos Grecs, tous ceux qui m’ont suivie.

    Soulevez vos amis. Tous les miens sont à vous.

    Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.

    Mais quoi ? Déjà leur haine est égale à la mienne,

    Elle épargne à regret l’époux d’une Troyenne.

    Parlez. Mon ennemi ne vous peut échapper.

    Ou plutôt, il ne faut que les laisser frapper.

    Conduisez, ou suivez une fureur si belle.

    Revenez tout couvert du sang de l’infidèle.

    Allez, en cet état soyez sûr de mon coeur.

    ORESTE

    Mais, Madame, songez…

    HERMIONE

    Ah ! C’en est trop, Seigneur.

    Tant de raisonnements offensent ma colère.

    J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,

    Rendre Oreste content. Mais enfin je vois bien,

    Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.

    Partez, allez ailleurs vanter votre constance,

    Et me laissez ici le soin de ma vengeance.

    De mes lâches bontés mon courage est confus,

    Et c’est trop en un jour essuyer de refus.

    Je m’en vais seule au temple, où leur hymen s’apprête,

    Où vous n’osez aller mériter ma conquête.

    Là, de mon ennemi je saurai m’approcher.

    Je percerai le coeur que je n’ai pu toucher.

    Et mes sanglantes mains sur moi-même tournées,

    Aussitôt malgré lui joindront nos destinées,

    Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux

    De mourir avec lui, que de vivre avec vous.

    ORESTE

    Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,

    Madame, il ne mourra que de la main d’Oreste.

    Vos ennemis par moi vont vous être immolés.

    Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez.

    HERMIONE

    Allez. De votre sort laissez-moi la conduite.

    Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.

    SCÈNE IV

    Hermione, Cléone.

    CLÉONE

    Vous vous perdez, Madame. Et vous devez songer…

    HERMIONE

    Que je me perde, ou non, je songe à me venger,

    Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,

    Sur d’autres que sur moi, si je dois m’en remettre.

    Pyrrhus n’est pas coupable à ses yeux comme aux miens,

    Et je tiendrais mes coups bien plus sûrs que les siens.

    Quel plaisir, de venger moi-même mon injure,

    De retirer mon bras teint du sang du parjure,

    Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,

    De cacher ma rivale à ses regards mourants !

    Ah ! Si du moins Oreste, en punissant son crime,

    Lui laissait le regret de mourir ma victime !

    Va le trouver. Dis-lui qu’il apprenne à l’ingrat,

    Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État.

    Chère Cléone, cours. Ma vengeance est perdue,

    S’il ignore, en mourant, que c’est moi qui le tue.

    CLÉONE

    Je vous obéirai. Mais qu’est-ce que je vois ?

    Ô Dieux ! Qui l’aurait cru, Madame ? C’est le roi.

    HERMIONE

    Ah ! Cours après Oreste, et dis-lui, ma Cléone,

    Qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione.

    SCÈNE V

    Pyrrhus, Hermione, Phoenix.

    PYRRHUS

    Vous ne m’attendiez pas, Madame, et je vois bien

    Que mon abord ici trouble votre entretien.

    Je ne viens point armé d’un indigne artifice,

    D’un voile d’équité couvrir mon injustice.

    Il suffit que mon coeur me condamne tout bas,

    Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.

    J’épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j’avoue

    Que je vous ai promis la foi, que je lui voue.

    Un autre vous dirait que dans les champs troyens

    Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,

    Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre,

    Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre.

    Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis.

    Par mes ambassadeurs mon coeur vous fut promis.

    Loin de les révoquer, je voulus y souscrire.

    Je vous vis avec eux arriver en Épire.

    Et quoique d’un autre oeil l’éclat victorieux

    Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,

    Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle,

    Je voulus m’obstiner à vous être fidèle.

    Je vous reçus en reine, et jusques à ce jour

    J’ai cru que mes serments me tiendraient lieu d’amour.

    Mais cet amour l’emporte. Et par un coup funeste,

    Andromaque m’arrache un coeur qu’elle déteste.

    L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel

    Nous jurer, malgré nous, un amour immortel.

    Après cela, Madame, éclatez contre un traître,

    Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être.

    Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,

    Il me soulagera peut-être autant que vous.

    Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures,

    Je crains votre silence, et non pas vos injures;

    Et mon coeur soulevant mille secrets témoins,

    M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

    HERMIONE

    Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,

    J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.

    Et que voulant bien rompre un noeud si solennel,

    Vous vous abandonniez au crime en criminel.

    Est-il juste après tout, qu’un conquérant s’abaisse

    Sous la servile loi de garder sa promesse ?

    Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter.

    Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.

    Quoi, sans que ni serment, ni devoir vous retienne,

    Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ?

    Me quitter, me reprendre, et retourner encor

    De la fille d’Hélène, à la veuve d’Hector ?

    Couronner tour à tour l’esclave et la princesse,

    Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ?

    Tout cela part d’un coeur toujours maître de soi,

    D’un héros qui n’est point esclave de sa foi.

    Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être

    Prodiguer les doux noms de parjure, et de traître.

    Vous veniez de mon front observer la pâleur

    Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.

    Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie.

    Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie.

    Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,

    Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?

    Du vieux père d’Hector la valeur abattue

    Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,

    Tandis que dans son sein votre bras enfoncé

    Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ;

    Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée,

    De votre propre main Polyxène égorgée

    Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :

    Que peut-on refuser à ces généreux coups ?

    PYRRHUS

    Madame, je sais trop à quels excès de rage

    La vengeance d’Hélène emporta mon courage.

    Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé.

    Mais enfin je consens d’oublier le passé.

    Je rends grâces au Ciel, que votre indifférence

    De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence.

    Mon coeur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,

    Devait mieux vous connaître, et mieux s’examiner.

    Mes remords vous faisaient une injure mortelle,

    Il faut se croire aimé, pour se croire infidèle.

    Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers.

    J’ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.

    Nos coeurs n’étaient point faits dépendants l’un de l’autre.

    Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre.

    Rien ne vous engageait à m’aimer en effet.

    HERMIONE

    Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?

    J’ai dédaigné pour toi les voeux de tous nos princes.

    Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces.

    J’y suis encor, malgré tes infidélités,

    Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.

    Je leur ai commandé de cacher mon injure.

    J’attendais en secret le retour d’un parjure.

    J’ai cru que tôt ou tard à ton devoir rendu,

    Tu me rapporterais un coeur qui m’était dû.

    Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?

    Et même en ce moment où ta bouche cruelle

    Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,

    Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.

    Mais, Seigneur, s’il le faut, si le Ciel en colère

    Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,

    Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins

    Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.

    Pour la dernière fois je vous parle peut-être,

    Différez-le d’un jour, demain vous serez maître.

    Vous ne répondez point ? Perfide, je le vois :

    Tu comptes les moments que tu perds avec moi.

    Ton coeur impatient de revoir ta Troyenne,

    Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne.

    Tu lui parles du coeur, tu la cherches des yeux.

    Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux.

    Va lui jurer la foi, que tu m’avais jurée.

    Va profaner des Dieux la majesté sacrée.

    Ces Dieux, ces justes Dieux n’auront pas oublié,

    Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.

    Porte aux pieds des autels ce coeur qui m’abandonne.

    Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.

    SCÈNE VI

    Pyrrhus, Phoenix.

    PHOENIX

    Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger

    Une amante en fureur, qui cherche à se venger.

    Elle n’est en ces lieux que trop bien appuyée,

    La querelle des Grecs à la sienne est liée.

    Oreste l’aime encore. Et peut-être à ce prix…

    PYRRHUS

    Andromaque m’attend. Phoenix, garde son fils.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    HERMIONE, seule.

    Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?

    Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?

    Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.

    Ah ! Ne puis-je savoir si j’aime, ou si je hais ?

    Le cruel ! De quel oeil il m’a congédiée ?

    Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée.

    L’ai-je vu se troubler, et me plaindre un moment ?

    En ai-je pu tirer un seul gémissement ?

    Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,

    Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?

    Et je le plains encore ? Et pour comble d’ennui,

    Mon coeur, mon lâche coeur s’intéresse pour lui ?

    Je tremble au seul penser du coup qui le menace ?

    Et prête à me venger je lui fais déjà grâce ?

    Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux.

    Qu’il périsse. Aussi bien il ne vit plus pour nous.

    Le perfide triomphe, et se rit de ma rage.

    Il pense voir en pleurs dissiper cet orage.

    Il croit que toujours faible, et d’un coeur incertain,

    Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.

    Il juge encor de moi par mes bontés passées.

    Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées.

    Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas

    Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.

    Il me laisse, l’ingrat ! Cet embarras funeste.

    Non, non encore un coup, laissons agir Oreste.

    Qu’il meure, puisqu’enfin il a dû le prévoir,

    Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir.

    À le vouloir ? Hé quoi ? C’est donc moi qui l’ordonne ?

    Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?

    Ce prince, dont mon coeur se faisait autrefois,

    Avec tant de plaisir redire les exploits,

    À qui même en secret je m’étais destinée,

    Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée ?

    Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,

    Que pour venir si loin préparer son trépas ?

    L’assassiner, le perdre ? Ah ! Devant qu’il expire…

    SCÈNE II

    Hermione, Cléone.

    HERMIONE

    Ah ! Qu’ai-je fait, Cléone ? Et que viens-tu me dire ?

    Que fait Pyrrhus ?

    CLÉONE

    Il est au comble de ses voeux.

    Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.

    Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,

    Mener en conquérant sa nouvelle conquête,

    Et d’un oeil où brillaient sa joie et son espoir,

    S’enivrer, en marchant, du plaisir de la voir.

    Andromaque, au travers de mille cris de joie,

    Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie :

    Incapable toujours d’aimer et de haïr,

    Sans joie, et sans murmure elle semble obéir.

    HERMIONE

    Et l’ingrat ? Jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?

    Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?

    Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?

    N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?

    Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?

    L’ingrat a-t-il rougi, lorsqu’il t’a reconnue ?

    Son trouble avouait-il son infidélité ?

    A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

    CLÉONE

    Madame, il ne voit rien. Son salut, et sa gloire

    Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.

    Sans songer qui le suit, ennemis, ou sujets,

    Il poursuit seulement ses amoureux projets.

    Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,

    Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.

    Phoenix même en répond, qui l’a conduit exprès

    Dans un fort éloigné du temple et du palais.

    Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.

    HERMIONE

    Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?

    CLÉONE

    Oreste, avec ses Grecs, dans le temple est entré.

    HERMIONE

    Hé bien ? À me venger n’est-il pas préparé ?

    CLÉONE

    Je ne sais.

    HERMIONE

    Tu ne sais ? Quoi donc Oreste encore,

    Oreste me trahit ?

    CLÉONE

    Oreste vous adore.

    Mais de mille remords son esprit combattu

    Croit tantôt son amour, et tantôt sa vertu.

    Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème.

    Il respecte en Pyrrhus Achille, et Pyrrhus même.

    Il craint la Grèce, il craint l’Univers en courroux,

    Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.

    Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête.

    Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.

    Enfin il est entré, sans savoir dans son coeur,

    S’il en devait sortir coupable, ou spectateur.

    HERMIONE

    Non, non, il les verra triompher sans obstacle,

    Il se gardera bien de troubler ce spectacle.

    Je sais de quels remords son courage est atteint.

    Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.

    Quoi ? sans qu’elle employât une seule prière,

    Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?

    Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,

    Virent périr vingt rois, qu’ils ne connaissaient pas ?

    Et moi je ne prétends que la mort d’un parjure,

    Et je charge un amant du soin de mon injure ;

    Il peut me conquérir à ce prix, sans danger,

    Je me livre moi-même, et ne puis me venger ?

    Allons. C’est à moi seule, à me rendre justice :

    Que de cris de douleur le temple retentisse.

    De leur hymen fatal troublons l’événement,

    Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.

    Je ne choisirai point dans ce désordre extrême.

    Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.

    Je mourrai. Mais au moins ma mort me vengera,

    Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.

    SCÈNE III

    Oreste, Hermione, Cléone.

    ORESTE

    Madame, c’en est fait, et vous êtes servie.

    Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

    HERMIONE

    Il est mort ?

    ORESTE

    Il expire. Et nos Grecs irrités

    Ont lavé dans son sang ses infidélités.

    Je vous l’avais promis. Et quoique mon courage

    Se fît de ce complot une funeste image,

    J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés

    Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.

    Pyrrhus m’a reconnu. Mais sans changer de face,

    Il semblait que ma vue excitât son audace,

    Que tous les Grecs bravés en leur ambassadeur

    Dussent de son hymen relever la splendeur.

    Enfin avec transport prenant son diadème,

    Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même.

    « Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne, et ma foi,

    Andromaque, régnez sur l’Épire et sur moi.

    Je voue à votre fils une amitié de père,

    J’en atteste les Dieux, je le jure à sa mère.

    Pour tous mes ennemis je déclare les siens

    Et je le reconnais pour le roi des Troyens.

    À ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,

    Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage.

    L’infidèle s’est vu partout envelopper,

    Et je n’ai pu trouver de place pour frapper.

    Chacun se disputait la gloire de l’abattre.

    Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,

    Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober,

    Mais enfin à l’autel il est allé tomber.

    Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse

    Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,

    Et regagner le port, où bientôt nos amis

    Viendront couverts du sang, que je vous ai promis.

    HERMIONE

    Qu’ont-ils fait !

    ORESTE

    Pardonnez à leur impatience.

    Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.

    Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,

    Qu’il sentît en mourant qu’il expirait pour vous.

    Mais c’est moi, dont l’ardeur leur a servi d’exemple,

    Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,

    Madame, et vous pouvez justement vous flatter

    D’une mort, que leurs bras n’ont fait qu’exécuter.

    Vous seule avez poussé les coups…

    HERMIONE

    Tais-toi, perfide,

    Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.

    Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,

    Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.

    Barbare qu’as-tu fait ? Avec quelle furie

    As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?

    Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,

    Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?

    Mais parle. De son sort qui t’a rendu l’arbitre ?

    Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?

    Qui te l’a dit ?

    ORESTE

    Ô dieux ! Quoi ne m’avez-vous pas

    Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?

    HERMIONE

    Ah ! Fallait-il en croire une amante insensée ?

    Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?

    Et ne voyais-tu pas dans mes emportements,

    Que mon coeur démentait ma bouche à tous moments ?

    Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?

    N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire,

    Toi-même avant le coup me venir consulter,

    Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?

    Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?

    Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?

    Voilà de ton amour le détestable fruit.

    Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.

    C’est toi, dont l’ambassade à tous les deux fatale,

    L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.

    Nous le verrions encor nous partager ses soins,

    Il m’aimerait peut-être, il le feindrait du moins.

    Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire,

    Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son Empire,

    À toute ma famille. Et c’est assez pour moi,

    Traître, qu’elle ait produit un monstre comme toi.

    SCÈNE IV

    ORESTE, seul.

    Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?

    Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?

    Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.

    Est-ce Pyrrhus qui meurt ? Et suis-je Oreste enfin ?

    Quoi ? J’étouffe en mon coeur la raison qui m’éclaire.

    J’assassine à regret un roi que je révère.

    Je viole en un jour les droits des souverains,

    Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains ;

    Ceux même des autels, où ma fureur l’assiège.

    Je deviens parricide, assassin, sacrilège.

    Pour qui ? Pour une ingrate, à qui je le promets ;

    Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,

    Dont j’épouse la rage. Et quand je l’ai servie,

    Elle me redemande et son sang et sa vie !

    Elle l’aime ! Et je suis un monstre furieux !

    Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux,

    Et l’ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire

    Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire.

    SCÈNE V

    Oreste, Pylade, Soldats d’Oreste.

    PYLADE

    Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais,

    Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.

    Nos Grecs pour un moment en défendent la porte.

    Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.

    Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis,

    Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.

    Andromaque elle-même à Pyrrhus si rebelle,

    Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,

    Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous

    Veut venger Troie encore, et son premier époux.

    Allons. N’attendons pas que l’on nous environne,

    Nos Grecs nous rejoindront. Et tandis qu’Hermione

    Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,

    Voilà notre chemin, sortons en sûreté.

    ORESTE

    Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre,

    À son dernier arrêt, je ne puis plus survivre :

    Partez, j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

    PYLADE

    Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.

    Quoi ! Toujours l’instrument, et l’objet de sa rage

    Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?

    Et parce qu’elle meurt, faut-il que vous mouriez ?

    ORESTE

    Elle meurt ? Dieux ! Qu’entends-je ?

    PYLADE

    Hé quoi ? vous l’ignoriez ?

    En rentrant dans ces lieux nous l’avons rencontrée,

    Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.

    Elle a trouvé Pyrrhus, porté sur des soldats,

    Que son sang excitait à venger son trépas.

    Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.

    Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue,

    Un poignard à la main, sur Pyrrhus se courber,

    Lever les yeux au Ciel, se frapper, et tomber.

    ORESTE

    Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance :

    Oui, je te loue, ô Ciel ! De ta persévérance.

    Appliqué sans relâche au soin de me punir,

    Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.

    Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;

    J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,

    Pour être du malheur un modèle accompli :

    Hé bien, je meurs content, et mon sort est rempli.

    Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,

    Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie :

    L’un et l’autre en mourant je les veux regarder.

    Réunissons trois coeurs qui n’ont pu s’accorder.

    Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?

    De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?

    Quelle horreur me saisit ? Grâce au Ciel, j’entrevois…

    Dieu ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

    PYLADE

    Ah Seigneur !

    ORESTE

    Quoi, Pyrrhus, je te rencontre encore ?

    Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?

    Percé de tant de coups comment t’es-tu sauvé ?

    Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.

    Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse ?

    Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?

    Dieux, quels affreux regards elle jette sur moi !

    Quels démons, quel serpents traîne-t-elle après soi ?

    Hé bien, filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?

    Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

    À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?

    Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?

    Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.

    Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione.

    L’ingrate mieux que vous saura me déchirer,

    Et je lui porte enfin mon coeur à dévorer.

    PYLADE

    Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse,

    Ménageons les moments que ce transport nous laisse.

    Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants,

    S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.

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  • Jean Racine : Alexandre le grand

    ALEXANDRE

    PORUS, roi dans les Indes.

    TAXILE, roi dans les Indes.

    AXIANE, reine d’une autre partie des Indes.

    CLÉOFILE, soeur de Taxile.

    ÉPHESTION

    SUITE D’ALEXANDRE

    La scène est sur le bord de l’Hydaspe, dans le camp de Taxile.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Taxile, Cléofile.

    CLÉOFILE

    Quoi ? Vous allez combattre un roi dont la puissance

    Semble forcer le ciel à prendre sa défense ;

    Sous qui toute l’Asie a vu tomber ses rois,

    Et qui tient la fortune attachée à ses lois ?

    Mon frère, ouvrez les yeux pour connaître Alexandre,

    Voyez de toutes parts les trônes mis en cendre,

    Les peuples asservis, et les rois enchaînés,

    Et prévenez les maux qui les ont entraînés.

    TAXILE

    Voulez-vous que frappé d’une crainte si basse,

    Je présente la tête au joug qui nous menace,

    Et que j’entende dire aux peuples indiens,

    Que j’ai forgé moi-même et leurs fers et les miens ?

    Quitterai-je Porus, trahirai-je ces princes,

    Que rassemble le soin d’affranchir nos provinces,

    Et qui sans balancer sur un si noble choix,

    Sauront également vivre ou mourir en rois ?

    En voyez-vous un seul, qui sans rien entreprendre

    Se laisse terrasser au seul nom d’Alexandre,

    Et le croyant déjà maître de l’univers,

    Aille esclave empressé lui demander des fers ?

    Loin de s’épouvanter à l’aspect de sa gloire,

    Ils l’attaqueront même au sein de la victoire.

    Et vous voulez, ma soeur, que Taxile aujourd’hui,

    Tout prêt à le combattre, implore son appui.

    CLÉOFILE

    Aussi n’est-ce qu’à vous que ce prince s’adresse,

    Pour votre amitié seule Alexandre s’empresse ;

    Quand la foudre s’allume et s’apprête à partir,

    Il s’efforce en secret de vous en garantir.

    TAXILE

    Pourquoi suis-je le seul que son courroux ménage ?

    De tous ceux que l’Hydaspe oppose à son courage,

    Ai-je mérité seul son indigne pitié ?

    Ne peut-il à Porus offrir son amitié ?

    Ah ! Sans doute il lui croit l’âme trop généreuse

    Pour écouter jamais une offre si honteuse,

    Il cherche une vertu qui lui résiste moins,

    Et peut-être il me croit plus digne de ses soins.

    CLÉOFILE

    Dites, sans l’accuser de chercher un esclave,

    Que de ses ennemis il vous croit le plus brave,

    Et qu’en vous arrachant les armes de la main,

    Il se promet du reste un triomphe certain.

    Son choix à votre nom n’imprime point de taches,

    Son amitié n’est point le partage des lâches ;

    Quoiqu’il brûle de voir tout l’univers soumis,

    On ne voit point d’esclave au rang de ses amis.

    Ah ! Si son amitié peut souiller votre gloire,

    Que ne m’épargniez-vous une tache si noire ?

    Vous connaissez les soins qu’il me rend tous les jours,

    Il ne tenait qu’à vous d’en arrêter le cours.

    Vous me voyez ici maîtresse de son âme,

    Cent messages secrets m’assurent de sa flamme,

    Pour venir jusqu’à moi ses soupirs embrasés

    Se font jour à travers de deux camps opposés.

    Au lieu de le haïr, au lieu de m’y contraindre,

    De mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre.

    Vous m’avez engagée à souffrir son amour,

    Et peut-être, mon frère, à l’aimer à mon tour.

    TAXILE

    Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos charmes,

    Forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes,

    Et sans que votre coeur doive s’en alarmer,

    Le vainqueur de l’Euphrate a pu vous désarmer.

    Mais l’État aujourd’hui suivra ma destinée,

    Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée,

    Et quoique vos conseils tâchent de me fléchir,

    Je dois demeurer libre afin de l’affranchir.

    Je sais l’inquiétude où ce dessein vous livre ;

    Mais comme vous, ma soeur, j’ai mon amour à suivre.

    Les beaux yeux d’Axiane, ennemis de la paix,

    Contre votre Alexandre arment tous leurs attraits.

    Reine de tous les coeurs, elle met tout en armes,

    Pour cette liberté que détruisent ses charmes,

    Elle rougit des fers qu’on apporte en ces lieux,

    Et n’y saurait souffrir de tyrans que ses yeux.

    Il faut servir, ma soeur, son illustre colère.

    Il faut aller…

    CLÉOFILE

    Hé bien, perdez-vous pour lui plaire !

    De ces tyrans si chers suivez l’arrêt fatal,

    Servez-les, ou plutôt servez votre rival.

    De vos propres lauriers souffrez qu’on le couronne,

    Combattez pour Porus, Axiane l’ordonne ;

    Et par de beaux exploits, appuyant sa rigueur,

    Assurez à Porus l’empire de son coeur.

    TAXILE

    Ah ! Ma soeur, croyez-vous que Porus…

    CLÉOFILE

    Mais vous-même,

    Doutez-vous en effet qu’Axiane ne l’aime ?

    Quoi, ne voyez-vous pas avec quelle chaleur,

    L’ingrate à vos yeux même étale sa valeur ?

    Quelque brave qu’on soit, si nous la voulons croire,

    Ce n’est qu’autour de lui que vole la Victoire ;

    Vous formeriez sans lui d’inutiles desseins,

    La liberté de l’Inde est toute entre ses mains.

    Sans lui déjà nos murs seraient réduits en cendre,

    Lui seul peut arrêter les progrès d’Alexandre :

    Elle se fait un dieu de ce prince charmant,

    Et vous doutez encor qu’elle en fasse un amant ?

    TAXILE

    Je tâchais d’en douter, cruelle Cléofile.

    Hélas ! Dans son erreur affermissez Taxile.

    Pourquoi lui peignez-vous cet objet odieux ?

    Aidez-le bien plutôt à démentir ses yeux.

    Dites-lui qu’Axiane est une beauté fière,

    Telle à tous les mortels qu’elle est à votre frère.

    Flattez de quelque espoir…

    CLÉOFILE

    Espérez, j’y consens :

    Mais n’espérez plus rien de vos soins impuissants.

    Pourquoi dans les combats chercher une conquête,

    Qu’à vous livrer lui-même Alexandre s’apprête ?

    Ce n’est pas contre lui qu’il la faut disputer,

    Porus est l’ennemi qui prétend vous l’ôter.

    Pour ne vanter que lui, l’injuste renommée

    Semble oublier les noms du reste de l’armée :

    Quoi qu’on fasse, lui seul en ravit tout l’éclat,

    Et comme ses sujets il vous mène au combat.

    Ah ! Si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l’être,

    Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître.

    Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers,

    Porus y viendra même avec tout l’univers.

    Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes ;

    Il laisse à votre front ces marques souveraines,

    Qu’un orgueilleux rival ose ici dédaigner.

    Porus vous fait servir, il vous fera régner.

    Au lieu que de Porus vous êtes la victime,

    Vous serez… Mais voici ce rival magnanime.

    TAXILE

    Ah ! Ma soeur, je me trouble, et mon coeur alarmé,

    En voyant mon rival, me dit qu’il est aimé.

    CLÉOFILE

    Le temps vous presse. Adieu. C’est à vous de vous rendre

    L’esclave de Porus, ou l’ami d’Alexandre.

    SCÈNE II

    Porus, Taxile.

    PORUS

    Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiers ennemis,

    Feront moins de progrès qu’ils ne s’étaient promis.

    Nos chefs et nos soldats brûlants d’impatience,

    Font lire sur leur front une mâle assurance ;

    Ils s’animent l’un l’autre, et nos moindres guerriers

    Se promettent déjà des moissons de lauriers.

    J’ai vu de rang en rang cette ardeur répandue,

    Par des cris généreux éclater à ma vue :

    Ils se plaignent qu’au lieu d’éprouver leur grand coeur,

    L’oisiveté d’un camp consume leur vigueur.

    Laisserons-nous languir tant d’illustres courages ?

    Notre ennemi, Seigneur, cherche ses avantages :

    Il se sent faible encore, et pour nous retenir

    Éphestion demande à nous entretenir.

    Et par de vains discours…

    TAXILE

    Seigneur, il faut l’entendre,

    Nous ignorons encor ce que veut Alexandre.

    Peut-être est-ce la paix qu’il nous veut présenter.

    PORUS

    La paix ! Ah de sa main pourriez-vous l’accepter ?

    Hé quoi ? Nous l’aurons vu par tant d’horribles guerres,

    Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres,

    Et le fer à la main entrer dans nos États,

    Pour attaquer des rois qui ne l’offensaient pas ?

    Nous l’aurons vu piller des provinces entières,

    Du sang de nos sujets faire enfler nos rivières,

    Et quand le ciel s’apprête à nous l’abandonner,

    J’attendrai qu’un tyran daigne nous pardonner ?

    TAXILE

    Ne dites point, Seigneur, que le ciel l’abandonne.

    D’un soin toujours égal sa faveur l’environne :

    Un roi qui fait trembler tant d’États sous ses lois,

    N’est pas un ennemi que méprisent les rois.

    PORUS

    Loin de le mépriser j’admire son courage,

    Je rends à sa valeur un légitime hommage.

    Mais je veux à mon tour mériter les tributs

    Que je me sens forcé de rendre à ses vertus.

    Oui je consens qu’au ciel on élève Alexandre;

    Mais si je puis, Seigneur, je l’en ferai descendre,

    Et j’irai l’attaquer jusque sur les autels

    Que lui dresse en tremblant le reste des mortels.

    C’est ainsi qu’Alexandre estima tous ces princes,

    Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces.

    Si son coeur dans l’Asie eût montré quelque effroi,

    Darius en mourant l’aurait-il vu son roi ?

    TAXILE

    Seigneur, si Darius avait su se connaître,

    Il régnerait encore où règne un autre maître.

    Cependant cet orgueil qui causa son trépas,

    Avait un fondement que vos mépris n’ont pas.

    La valeur d’Alexandre à peine était connue,

    Ce foudre était encore enfermé dans la nue.

    Dans un calme profond Darius endormi

    Ignorait jusqu’au nom d’un si faible ennemi.

    Il le connut bientôt, et son âme étonnée

    De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée ;

    Il se vit terrassé d’un bras victorieux,

    Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux.

    PORUS

    Mais encore à quel prix croyez-vous qu’Alexandre

    Mette l’indigne paix dont il veut vous surprendre ?

    Demandez-le, Seigneur, à cent peuples divers,

    Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers.

    Non, ne nous flattons point, sa douceur nous outrage.

    Toujours son amitié traîne un long esclavage :

    En vain on prétendrait n’obéir qu’à demi ;

    Si l’on n’est son esclave, on est son ennemi.

    TAXILE

    Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire,

    Par quelque vain hommage on peut le satisfaire.

    Flattons par des respects ce prince ambitieux,

    Que son bouillant orgueil appelle en d’autres lieux.

    C’est un torrent qui passe, et dont la violence

    Sur tout ce qui l’arrête exerce sa puissance ;

    Qui grossi du débris de cent peuples divers,

    Veut du bruit de son cours remplir tout l’univers.

    Que sert de l’irriter par un orgueil sauvage ?

    D’un favorable accueil honorons son passage,

    Et lui cédant des droits que nous reprendrons bien,

    Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien.

    PORUS

    Qui ne nous coûtent rien, Seigneur ? L’osez-vous croire ?

    Compterai-je pour rien la perte de ma gloire ?

    Votre empire, et le mien seraient trop achetés,

    S’ils coûtaient à Porus les moindres lâchetés.

    Mais croyez-vous qu’un prince enflé de tant d’audace,

    De son passage ici ne laissât point de trace ?

    Combien de rois brisés à ce funeste écueil,

    Ne règnent plus qu’autant qu’il plaît à son orgueil ?

    Nos couronnes d’abord devenant ses conquêtes,

    Tant que nous régnerions flotteraient sur nos têtes,

    Et nos sceptres en proie à ses moindres dédains,

    Dès qu’il aurait parlé tomberaient de nos mains.

    Ne dites point qu’il court de province en province,

    Jamais de ses liens il ne dégage un prince,

    Et pour mieux asservir les peuples sous ses lois,

    Souvent dans la poussière il leur cherche des rois.

    Mais ces indignes soins touchent peu mon courage,

    Votre seul intérêt m’inspire ce langage;

    Porus n’a point de part dans tout cet entretien,

    Et quand la gloire parle il n’écoute plus rien.

    TAXILE

    J’écoute comme vous ce que l’honneur m’inspire,

    Seigneur, mais il m’engage à sauver mon empire.

    PORUS

    Si vous voulez sauver l’un et l’autre aujourd’hui,

    Prévenons Alexandre, et marchons contre lui.

    TAXILE

    L’audace et le mépris sont d’infidèles guides.

    PORUS

    La honte suit de près les courages timides.

    TAXILE

    Le peuple aime les rois qui savent l’épargner.

    PORUS

    Il estime encor plus ceux qui savent régner.

    TAXILE

    Ces conseils ne plairont qu’à des âmes hautaines.

    PORUS

    Ils plairont à des rois, et peut-être à des reines.

    TAXILE

    La reine, à vous ouïr, n’a des yeux que pour vous.

    PORUS

    Un esclave est pour elle un objet de courroux.

    TAXILE

    Mais croyez-vous, Seigneur, que l’amour vous ordonne

    D’exposer avec vous son peuple et sa personne ?

    Non, non, sans vous flatter, avouez qu’en ce jour

    Vous suivez votre haine, et non pas votre amour.

    PORUS

    Hé bien, je l’avouerai, que ma juste colère

    Aime la guerre autant que la paix vous est chère.

    J’avouerai que brûlant d’une noble chaleur,

    Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur.

    Du bruit de ses exploits mon âme importunée

    Attend depuis longtemps cette heureuse journée.

    Avant qu’il me cherchât, un orgueil inquiet

    M’avait déjà rendu son ennemi secret.

    Dans le noble transport de cette jalousie,

    Je le trouvais trop lent à traverser l’Asie.

    Je l’attirais ici par des voeux si puissants,

    Que je portais envie au bonheur des Persans.

    Et maintenant encor s’il trompait mon courage,

    Pour sortir de ces lieux, s’il cherchait un passage,

    Vous me verriez moi-même armé pour l’arrêter,

    Lui refuser la paix qu’il nous veut présenter.

    TAXILE

    Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante

    Vous promet dans l’histoire une place éclatante ;

    Et sous ce grand dessein dussiez-vous succomber,

    Au moins c’est avec bruit qu’on vous verra tomber.

    La reine vient. Adieu. Vantez-lui votre zèle,

    Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d’elle.

    Pour moi je troublerais un si noble entretien,

    Et vos coeurs rougiraient des faiblesses du mien.

    SCÈNE III

    Porus, Axiane.

    AXIANE

    Quoi, Taxile me fuit ? Quelle cause inconnue…

    PORUS

    Il fait bien de cacher sa honte à votre vue,

    Et puisqu’il n’ose plus s’exposer aux hasards,

    De quel front pourrait-il soutenir vos regards ?

    Mais laissons-le, Madame et puisqu’il veut se rendre,

    Qu’il aille avec sa soeur adorer Alexandre.

    Retirons, nous d’un camp, où l’encens à la main

    Le fidèle Taxile attend son souverain.

    AXIANE

    Mais, Seigneur, que dit-il ?

    PORUS

    Il en fait trop paraître.

    Cet esclave déjà m’ose vanter son maître,

    Il veut que je le serve…

    AXIANE

    Ah ! Sans vous emporter,

    Souffrez que mes efforts tâchent de l’arrêter.

    Ses soupirs, malgré moi, m’assurent qu’il m’adore.

    Quoi qu’il en soit, souffrez que je lui parle encore,

    Et ne le forçons point par ce cruel mépris,

    D’achever un dessein qu’il peut n’avoir pas pris.

    PORUS

    Hé quoi, vous en doutez ? Et votre âme s’assure

    Sur la foi d’un amant infidèle, et parjure,

    Qui veut à son tyran vous livrer aujourd’hui,

    Et croit en vous donnant, vous obtenir de lui.

    Hé bien, aidez-le donc à vous trahir vous-même,

    Il vous peut arracher à mon amour extrême ;

    Mais il ne peut m’ôter par ses efforts jaloux,

    La gloire de combattre et de mourir pour vous.

    AXIANE

    Et vous croyez qu’après une telle insolence,

    Mon amitié, Seigneur, serait sa récompense ?

    Vous croyez que mon coeur s’engageant sous sa loi,

    Je souscrirais au don qu’on lui ferait de moi ?

    Pouvez-vous, sans rougir, m’accuser d’un tel crime ?

    Ai-je fait pour ce prince éclater tant d’estime ?

    Entre Taxile et vous, s’il fallait prononcer,

    Seigneur, le croyez-vous, qu’on me vît balancer ?

    Sais-je pas que Taxile est une âme incertaine,

    Que l’amour le retient quand la crainte l’entraîne ?

    Sais-je pas que sans moi sa timide valeur

    Succomberait bientôt aux ruses de sa soeur ?

    Vous savez qu’Alexandre en fit sa prisonnière,

    Et qu’enfin cette soeur retourna vers son frère,

    Mais je connus bientôt qu’elle avait entrepris

    De l’arrêter au piège où son coeur était pris.

    PORUS

    Et vous pouvez encor demeurer auprès d’elle ?

    Que n’abandonnez-vous cette soeur criminelle ?

    Pourquoi par tant de soins voulez-vous épargner

    Un prince…

    AXIANE

    C’est pour vous que je le veux gagner.

    Vous verrai-je accablé du soin de nos provinces,

    Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes ?

    Je vous veux dans Taxile offrir un défenseur,

    Qui combatte Alexandre en dépit de sa soeur.

    Que n’avez-vous pour moi cette ardeur empressée ?

    Mais d’un soin si commun votre âme est peu blessée ;

    Pourvu que ce grand coeur périsse noblement,

    Ce qui suivra sa mort le touche faiblement.

    Vous me voulez livrer sans secours, sans asile,

    Au courroux d’Alexandre, à l’amour de Taxile,

    Qui me traitant bientôt en superbe vainqueur,

    Pour prix de votre mort demandera mon coeur.

    Hé bien, Seigneur, allez. Contentez votre envie,

    Combattez, oubliez le soin de votre vie.

    Oubliez que le ciel favorable à vos voeux

    Vous préparait peut-être un sort assez heureux.

    Peut-être qu’à son tour Axiane charmée,

    Allait… Mais non, Seigneur, courez vers votre armée.

    Un si long entretien vous serait ennuyeux,

    Et c’est vous retenir trop longtemps en ces lieux.

    PORUS

    Ah ! Madame, arrêtez, et connaissez ma flamme,

    Ordonnez de mes jours, disposez de mon âme,

    La gloire y peut beaucoup, je ne m’en cache pas,

    Mais que n’y peuvent point tant de divins appas !

    Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre

    Vos soldats et les miens allaient tout entreprendre,

    Que c’était pour Porus un bonheur sans égal,

    De triompher tout seul aux yeux de son rival.

    Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine.

    Mon coeur met à vos pieds et sa gloire, et sa haine.

    AXIANE

    Ne craignez rien : ce coeur qui veut bien m’obéir,

    N’est pas entre des mains qui le puissent trahir.

    Non, je ne prétends pas jalouse de sa gloire,

    Arrêter un héros qui court à la victoire.

    Contre un fier ennemi précipitez vos pas,

    Mais de vos alliés ne vous séparez pas.

    Ménagez-les, Seigneur, et d’une âme tranquille

    Laissez agir mes soins sur l’esprit de Taxile ;

    Montrez en sa faveur des sentiments plus doux,

    Je le vais engager à combattre pour vous.

    PORUS

    Hé bien, Madame, allez, j’y consens avec joie.

    Voyons Éphestion, puisqu’il faut qu’on le voie.

    Mais sans perdre l’espoir de le suivre de près,

    J’attends Éphestion, et le combat après.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Cléofile, Éphestion.

    ÉPHESTION

    Oui, tandis que vos rois délibèrent ensemble,

    Et que tout se prépare au conseil qui s’assemble,

    Madame permettez que je vous parle aussi

    Des secrètes raisons qui m’amènent ici.

    Fidèle confident du beau feu de mon maître,

    Souffrez que je l’explique aux yeux qui l’ont fait naître,

    Et que pour ce héros, j’ose vous demander

    Le repos qu’à vos rois il veut bien accorder.

    Après tant de soupirs, que faut-il qu’il espère ?

    Attendez-vous encore après l’aveu d’un frère ?

    Voulez-vous que son coeur incertain et confus,

    Ne se donne jamais sans craindre vos refus ?

    Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre ?

    Faut-il donner la paix ? Faut-il faire la guerre ?

    Prononcez. Alexandre est tout prêt d’y courir,

    Ou pour vous mériter, ou pour vous conquérir.

    CLÉOFILE

    Puis-je croire qu’un prince, au comble de la gloire,

    De mes faibles attraits garde encor la mémoire ?

    Que traînant après lui la victoire et l’effroi

    Il se puisse abaisser à soupirer pour moi ?

    Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne,

    À de plus hauts desseins la gloire les entraîne,

    Et l’amour dans leurs coeurs interrompu, troublé,

    Sous le faix des lauriers est bientôt accablé.

    Tandis que ce héros me tint sa prisonnière,

    J’ai pu toucher son coeur d’une atteinte légère ;

    Mais je pense, Seigneur, qu’en rompant mes liens,

    Alexandre à son tour brisa bientôt les siens.

    ÉPHESTION

    Ah ! Si vous l’aviez vu brûlant d’impatience,

    Compter les tristes jours d’une si longue absence,

    Vous sauriez que l’amour précipitant ses pas,

    Il ne cherchait que vous en courant aux combats.

    C’est pour vous qu’on l’a vu, vainqueur de tant de princes,

    D’un cours impétueux traverser vos provinces.

    Et briser en passant sous l’effort de ses coups,

    Tout ce qui l’empêchait de s’approcher de vous.

    On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres,

    De ses retranchements il découvre les vôtres,

    Mais après tant d’exploits, ce timide vainqueur,

    Craint qu’il ne soit encor bien loin de votre coeur.

    Que lui sert de courir de contrée en contrée,

    S’il faut que de ce coeur vous lui fermiez l’entrée ?

    Si pour ne point répondre à de sincères voeux,

    Vous cherchez chaque jour à douter de ses feux ?

    Si votre esprit armé de mille défiances…

    CLÉOFILE

    Hélas ! De tels soupçons sont de faibles défenses,

    Et nos coeurs se formant mille soins superflus,

    Doutent toujours du bien qu’ils souhaitent le plus.

    Oui, puisque ce héros veut que j’ouvre mon âme,

    J’écoute avec plaisir le récit de sa flamme ;

    Je craignais que le temps n’en eût borné le cours,

    Je souhaite qu’il m’aime, et qu’il m’aime toujours.

    Je dis plus. Quand son bras força notre frontière,

    Et dans les murs d’Omphis m’arrêta prisonnière,

    Mon coeur qui le voyait maître de l’univers,

    Se consolait déjà de languir dans ses fers ;

    Et loin de murmurer contre un destin si rude,

    Il s’en fit, je l’avoue, une douce habitude,

    Et de sa liberté perdant le souvenir,

    Même en la demandant, craignait de l’obtenir.

    Jugez si son retour me doit combler de joie.

    Mais tout couvert de sang, veut-il que je le voie ?

    Est-ce comme ennemi qu’il se vient présenter,

    Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter ?

    ÉPHESTION

    Non, Madame, vaincu du pouvoir de vos charmes,

    Il suspend aujourd’hui la terreur de ses armes.

    Il présente la paix à des rois aveuglés,

    Et retire la main qui les eût accablés.

    Il craint que la victoire à ses voeux trop facile,

    Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile;

    Son courage sensible à vos justes douleurs,

    Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs.

    Favorisez les soins où son amour l’engage,

    Exemptez sa valeur d’un si triste avantage,

    Et disposez des rois qu’épargne son courroux,

    À recevoir un bien qu’ils ne doivent qu’à vous.

    CLÉOFILE

    N’en doutez point, Seigneur, mon âme inquiétée,

    D’une crainte si juste est sans cesse agitée.

    Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas,

    D’un ennemi si cher n’ensanglante le bras.

    Mais en vain je m’oppose à l’ardeur qui l’enflamme,

    Axiane et Porus tyrannisent son âme ;

    Les charmes d’une reine, et l’exemple d’un roi,

    Dès que je veux parler, s’élèvent contre moi.

    Que n’ai-je point à craindre en ce désordre extrême ?

    Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même.

    Je sais qu’en l’attaquant, cent rois se sont perdus,

    Je sais tous ses exploits ; mais je connais Porus.

    Nos peuples qu’on a vus triomphants à sa suite,

    Repousser les efforts du Persan et du Scythe,

    Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés,

    Vaincront à son exemple, ou périront vengés.

    Et je crains…

    ÉPHESTION

    Ah ! Quittez une crainte si vaine,

    Laissez courir Porus où son malheur l’entraîne ;

    Que l’Inde en sa faveur arme tous ses États,

    Et que le seul Taxile en détourne ses pas.

    Mais les voici.

    CLÉOFILE

    Seigneur, achevez votre ouvrage.

    Par vos sages conseils dissipez cet orage.

    Ou s’il faut qu’il éclate, au moins souvenez-vous

    De la faire tomber sur d’autres que sur nous.

    SCÈNE II

    Porus, Taxile, Éphestion.

    ÉPHESTION

    Avant que le combat qui menace vos têtes,

    Mette tous vos États au rang de nos conquêtes,

    Alexandre veut bien différer ses exploits,

    Et vous offrir la paix pour la dernière fois.

    Vos peuples prévenus de l’espoir qui vous flatte,

    Prétendaient arrêter le vainqueur de l’Euphrate ;

    Mais l’Hydaspe malgré tant d’escadrons épars,

    Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards.

    Vous les verriez plantés jusques sur vos tranchées,

    Et de sang et de morts vos campagnes jonchées,

    Si ce héros couvert de tant d’autres lauriers,

    N’eût lui-même arrêté l’ardeur de nos guerriers.

    Il ne vient point ici, souillé du sang des princes,

    D’un triomphe barbare effrayer vos provinces ;

    Et cherchant à briller d’une triste splendeur,

    Sur le tombeau des rois élever sa grandeur.

    Mais vous-mêmes trompés d’un vain espoir de gloire,

    N’allez point dans ses bras irriter la Victoire ;

    Et lorsque son courroux demeure suspendu,

    Princes, contentez-vous de l’avoir attendu.

    Ne différez point tant à lui rendre l’hommage,

    Que vos coeurs, malgré vous rendent à son courage,

    Et recevant l’appui que vous offre son bras,

    D’un si grand défenseur honorez vos États.

    Voilà ce qu’un grand roi veut bien vous faire entendre,

    Prêt à quitter le fer, et prêt à le reprendre.

    Vous savez son dessein. Choisissez aujourd’hui,

    Si vous voulez tout perdre, ou tenir tout de lui.

    TAXILE

    Seigneur, ne croyez point qu’une fierté barbare

    Nous fasse méconnaître une vertu si rare,

    Et que dans leur orgueil nos peuples affermis,

    Prétendent malgré vous être vos ennemis.

    Nous rendons ce qu’on doit aux illustres exemples,

    Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples.

    Des héros qui chez vous passaient pour des mortels,

    En venant parmi nous, ont trouvé des autels.

    Mais en vain l’on prétend chez des peuples si braves,

    Au lieu d’adorateurs, se faire des esclaves,

    Croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher,

    Ils refusent l’encens qu’on leur veut arracher.

    Assez d’autres États devenus vos conquêtes,

    De leurs rois sous le joug ont vu ployer les têtes.

    Après tous ces États qu’Alexandre a soumis,

    N’est-il pas temps, Seigneur, qu’il cherche des amis ?

    Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d’un maître,

    Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître.

    Ils ont, pour s’affranchir, les yeux toujours ouverts.

    Votre empire n’est plein que d’ennemis couverts.

    Ils pleurent en secret leurs rois sans diadèmes.

    Vos fers trop étendus se relâchent d’eux-mêmes ;

    Et déjà dans leur coeur les Scythes mutinés,

    Vont sortir de la chaîne, où vous nous destinez.

    Essayez, en prenant notre amitié pour gage,

    Ce que peut une foi qu’aucun serment n’engage ;

    Laissez un peuple au moins qui puisse quelquefois

    Applaudir sans contrainte au bruit de vos exploits.

    Je reçois à ce prix l’amitié d’Alexandre.

    Et je l’attends déjà, comme un roi doit attendre

    Un héros dont la gloire accompagne les pas,

    Qui peut tout sur mon coeur, et rien sur mes États.

    PORUS

    Je croyais, quand l’Hydaspe assemblant ses provinces

    Au secours de ses bords fit voler tous ses princes,

    Qu’il n’avait avec moi, dans des desseins si grands,

    Engagé que des rois ennemis des tyrans.

    Mais puisqu’un roi flattant la main qui nous menace,

    Parmi ses alliés brigue une indigne place,

    C’est à moi de répondre aux voeux de mon pays,

    Et de parler pour ceux que Taxile a trahis.

    Que vient chercher ici le roi qui vous envoie ?

    Quel est ce grand secours que son bras nous octroie ?

    De quel front ose-t-il prendre sous son appui

    Des peuples qui n’ont point d’autre ennemi que lui ?

    Avant que sa fureur ravageât tout le monde,

    L’Inde se reposait dans une paix profonde ;

    Et si quelques voisins en troublaient les douceurs,

    Il portait dans son sein d’assez bons défenseurs.

    Pourquoi nous attaquer ? Par quelle barbarie

    A-t-on de votre maître excité la furie ?

    Vit-on jamais chez lui nos peuples en courroux

    Désoler un pays inconnu parmi nous ?

    Faut-il que tant d’États, de déserts, de rivières,

    Soient entre nous et lui d’impuissantes barrières ?

    Et ne saurait-on vivre au bout de l’univers,

    Sans connaître son nom, et le poids de ses fers ?

    Quelle étrange valeur, qui ne cherchant qu’à nuire,

    Embrase tout, sitôt qu’elle commence à luire,

    Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison,

    Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison,

    Et que maître absolu de tous tant que nous sommes,

    Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes.

    Plus d’États, plus de rois. Ses sacrilèges mains

    Dessous un même joug rangent tous les humains.

    Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore.

    De tant de souverains nous seuls régnons encore.

    Mais que dis-je nous seuls ? Il ne reste que moi,

    Où l’on découvre encor les vestiges d’un roi.

    Mais c’est pour mon courage une illustre matière.

    Je vois d’un oeil content trembler la terre entière,

    Afin que par moi seul les mortels secourus,

    S’ils sont libres, le soient de la main de Porus,

    Et qu’on dise partout dans une paix profonde :

    « Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde,

    Mais un roi l’attendait au bout de l’univers,

    Par qui le monde entier a vu briser ses fers. »

    ÉPHESTION

    Votre projet du moins nous marque un grand courage.

    Mais, Seigneur, c’est bien tard s’opposer à l’orage.

    Si le monde penchant n’a plus que cet appui,

    Je le plains, et vous plains vous-même autant que lui.

    Je ne vous retiens point. Marchez contre mon maître,

    Je voudrais seulement qu’on vous l’eût fait connaître,

    Et que la Renommée eût voulu par pitié

    De ses exploits au moins vous conter la moitié.

    Vous verriez…

    PORUS

    Que verrais-je ? Et que pourrais-je apprendre

    Qui m’abaisse si fort au dessous d’Alexandre ?

    Serait-ce sans effort les Persans subjugués,

    Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?

    Quelle gloire en effet d’accabler la faiblesse

    D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse,

    D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,

    Qui gémissait sous l’or dont il était armé,

    Et qui tombant en foule, au lieu de se défendre,

    N’opposait que des morts au grand coeur d’Alexandre ?

    Les autres éblouis de ses moindres exploits

    Sont venus à genoux lui demander des lois,

    Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles,

    Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles.

    Mais nous, qui d’un autre oeil jugeons des conquérants,

    Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;

    Et de quelque façon qu’un esclave le nomme,

    Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.

    Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin,

    Il nous trouve partout les armes à la main.

    Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes.

    Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes,

    Plus de soins, plus d’assauts, et presque plus de temps

    Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.

    Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,

    L’or qui naît sous nos pas, ne corrompt point nos âmes.

    La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,

    Et le seul que mon coeur cherche à lui disputer.

    C’est elle…

    ÉPHESTION, en se levant.

    Et c’est aussi ce que cherche Alexandre.

    À de moindres objets son coeur ne peut descendre.

    C’est ce qui l’arrachant du sein de ses États,

    Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas,

    Et du plus ferme empire ébranlant les colonnes,

    Attaquer, conquérir, et donner les couronnes.

    Et puisque votre orgueil ose lui disputer

    La gloire du pardon qu’il vous fait présenter,

    Vos yeux dès aujourd’hui témoins de sa victoire,

    Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire.

    Bientôt le fer en main vous le verrez marcher.

    PORUS

    Allez donc, je l’attends, ou je le vais chercher.

    SCÈNE III

    Porus, Taxile.

    TAXILE

    Quoi vous voulez au gré de votre impatience…

    PORUS

    Non, je ne prétends point troubler votre alliance.

    Éphestion aigri seulement contre moi,

    De vos soumissions rendra compte à son roi.

    Les troupes d’Axiane à me suivre engagées

    Attendent le combat sous mes drapeaux rangées :

    De son trône et du mien je soutiendrai l’éclat,

    Et vous serez, Seigneur, le juge du combat.

    À moins que votre coeur animé d’un beau zèle

    De vos nouveaux amis n’embrasse la querelle.

    SCÈNE IV

    Axiane, Porus, Taxile.

    AXIANE, à Taxile.

    Ah ! que dit-on de vous, Seigneur ? Nos ennemis

    Se vantent que Taxile est à moitié soumis,

    Qu’il ne marchera point contre un roi qu’il respecte.

    TAXILE

    La foi d’un ennemi doit être un peu suspecte,

    Madame, avec le temps ils me connaîtront mieux.

    AXIANE

    Démentez-donc, Seigneur, ce bruit injurieux,

    De ceux qui l’ont semé confondez l’insolence.

    Allez comme Porus les forcer au silence,

    Et leur faire sentir par un juste courroux,

    Qu’ils n’ont point d’ennemi plus funeste que vous.

    TAXILE

    Madame, je m’en vais disposer mon armée.

    Écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée.

    Porus fait son devoir, et je ferai le mien.

    SCÈNE V

    Axiane, Porus.

    AXIANE

    Cette sombre froideur ne m’en dit pourtant rien,

    Lâche, et ce n’est point là, pour me le faire croire,

    La démarche d’un roi qui court à la victoire.

    Il n’en faut plus douter. Et nous sommes trahis.

    Il immole à sa soeur sa gloire et son pays,

    Et sa haine, Seigneur, qui cherche à vous abattre

    Attend pour éclater que vous alliez combattre.

    PORUS

    Madame, en le perdant je perds un faible appui,

    Je le connaissais trop pour m’assurer sur lui.

    Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance.

    Je craignais beaucoup plus sa molle résistance.

    Un traître en nous quittant pour complaire à sa soeur,

    Nous affaiblit bien moins qu’un lâche défenseur.

    AXIANE

    Et cependant, Seigneur, qu’allez-vous entreprendre ?

    Vous marchez sans compter les forces d’Alexandre.

    Et courant presque seul au-devant de leurs coups,

    Contre tant d’ennemis vous n’opposez que vous.

    PORUS

    Hé quoi ? Voudriez-vous qu’à l’exemple d’un traître,

    Ma frayeur conspirât à vous donner un maître ?

    Que Porus dans un camp se laissant arrêter,

    Refusât le combat qu’il vient de présenter ?

    Non, non, je n’en crois rien. Je connais mieux, Madame,

    Le beau feu que la gloire allume dans votre âme.

    C’est vous, je m’en souviens, dont les puissants appas

    Excitaient tous nos rois, les traînaient aux combats,

    Et de qui la fierté refusant de se rendre

    Ne voulait pour amant qu’un vainqueur d’Alexandre.

    Il faut vaincre, et j’y cours, bien moins pour éviter

    Le titre de captif, que pour le mériter.

    Oui, Madame, je vais dans l’ardeur qui m’entraîne

    Victorieux ou mort mériter votre chaîne.

    Et puisque mes soupirs s’expliquaient vainement

    À ce coeur que la gloire occupe seulement,

    Je m’en vais par l’éclat qu’une victoire donne

    Attacher de si près la gloire à ma personne,

    Que je pourrai peut-être amener votre coeur,

    De l’amour de la gloire à l’amour du vainqueur.

    AXIANE

    Hé bien, Seigneur, allez. Taxile aura peut-être

    Des sujets dans son camp plus braves que leur maître.

    Je vais les exciter par un dernier effort.

    Après dans votre camp j’attendrai votre sort.

    Ne vous informez point de l’état de mon âme.

    Triomphez et vivez.

    PORUS

    Qu’attendez-vous, Madame ?

    Pourquoi dès ce moment ne puis-je pas savoir

    Si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir ?

    Voulez-vous (car le sort, adorable Axiane,

    À ne vous plus revoir peut-être me condamne)

    Voulez-vous qu’en mourant, un prince infortuné

    Ignore à quelle gloire il était destiné ?

    Parlez.

    AXIANE

    Que vous dirai-je ?

    PORUS

    Ah, divine Princesse,

    Si vous sentiez pour moi quelque heureuse faiblesse,

    Ce coeur qui me promet tant d’estime en ce jour

    Me pourrait bien encor promettre un peu d’amour.

    Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre ?

    Peut-il…

    AXIANE

    Allez, Seigneur, marchez contre Alexandre.

    La victoire est à vous, si ce fameux vainqueur

    Ne se défend pas mieux contre vous que mon coeur.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Axiane, Cléofile.

    AXIANE

    Quoi, Madame, en ces lieux on me tient enfermée ?

    Je ne puis au combat voir marcher mon armée ?

    Et commençant par moi sa noire trahison,

    Taxile de son camp me fait une prison ?

    C’est donc là cette ardeur qu’il me faisait paraître ?

    Cet humble adorateur se déclare mon maître :

    Et déjà son amour lassé de ma rigueur

    Captive ma personne au défaut de mon coeur ?

    CLÉOFILE

    Expliquez mieux les soins, et les justes alarmes

    D’un roi qui pour vainqueur ne connaît que vos charmes,

    Et regardez, Madame, avec plus de bonté

    L’ardeur qui l’intéresse à votre sûreté.

    Tandis qu’autour de nous deux puissantes armées

    D’une égale chaleur au combat animées,

    De leur fureur partout font voler les éclats,

    De quel autre côté conduiriez-vous vos pas ?

    Où pourriez-vous ailleurs éviter la tempête ?

    Un plein calme en ces lieux assure votre tête.

    Tout est tranquille…

    AXIANE

    Et c’est cette tranquillité

    Dont je ne puis souffrir l’indigne sûreté.

    Quoi, lorsque mes sujets mourant dans une plaine,

    Sur les pas de Porus combattent pour leur reine,

    Qu’au prix de tout leur sang ils signalent leur foi,

    Que le cri des mourants vient presque jusqu’à moi,

    On me parle de paix ? Et le camp de Taxile

    Garde dans ce désordre une assiette tranquille ;

    On flatte ma douleur d’un calme injurieux,

    Sur des objets de joie on arrête mes yeux ?

    CLÉOFILE

    Madame, voulez-vous que l’amour de mon frère

    Abandonne aux périls une tête si chère ?

    Il sait trop les hasards…

    AXIANE

    Et pour m’en détourner

    Ce généreux amant me fait emprisonner ?

    Et tandis que pour moi son rival se hasarde,

    Sa paisible valeur me sert ici de garde ?

    CLÉOFILE

    Que Porus est heureux ! Le moindre éloignement

    À votre impatience est un cruel tourment.

    Et si l’on vous croyait, le soin qui vous travaille

    Vous le ferait chercher jusqu’au champ de bataille.

    AXIANE

    Je ferais plus, Madame. Un mouvement si beau

    Me le ferait chercher jusque dans le tombeau,

    Perdre tous mes États, et voir d’un oeil tranquille

    Alexandre en payer le coeur de Cléofile.

    CLÉOFILE

    Si vous cherchez Porus, pourquoi m’abandonner ?

    Alexandre en ces lieux pourra le ramener.

    Permettez que veillant au soin de votre tête,

    À cet heureux amant l’on garde sa conquête.

    AXIANE

    Vous triomphez, Madame, et déjà votre coeur

    Vole vers Alexandre, et le nomme vainqueur.

    Mais sur la seule foi d’un amour qui vous flatte,

    Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate.

    Vous poussez un peu loin vos voeux précipités,

    Et vous croyez trop tôt ce que vous souhaitez.

    Oui, oui…

    CLÉOFILE

    Mon frère vient, et nous allons apprendre

    Qui de nous deux, Madame, aura pu se méprendre.

    AXIANE

    Ah ! Je n’en doute plus, et ce front satisfait

    Dit assez à mes yeux que Porus est défait.

    SCÈNE II

    Taxile, Axiane, Cléofile.

    TAXILE

    Madame, si Porus avec moins de colère

    Eût suivi les conseils d’une amitié sincère,

    Il m’aurait en effet épargné la douleur

    De vous venir moi-même annoncer son malheur.

    AXIANE

    Quoi Porus…

    TAXILE

    C’en est fait. Et sa valeur trompée

    Des maux que j’ai prévus se voit enveloppée.

    Ce n’est pas (car mon coeur respectant sa vertu

    N’accable point encore un rival abattu)

    Ce n’est point que son bras disputant la victoire

    N’en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ;

    Qu’elle-même attachée à ses faits éclatants

    Entre Alexandre et lui n’ait douté quelque temps.

    Mais enfin contre moi sa vaillance irritée

    Avec trop de chaleur s’était précipitée.

    J’ai vu ses bataillons rompus et renversés,

    Vos soldats en désordre, et les siens dispersés,

    Et lui-même à la fin entraîné dans leur fuite,

    Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite,

    Et de son vain courroux trop tard désabusé,

    Souhaiter le secours qu’il avait refusé.

    AXIANE

    Qu’il avait refusé ? Quoi donc ? Pour ta patrie,

    Ton indigne courage attend que l’on te prie ?

    Il faut donc malgré toi te traîner aux combats,

    Et te forcer toi-même à sauver tes États ?

    L’exemple de Porus, puisqu’il faut qu’on t’y porte,

    Dis-moi, n’était-ce pas une voix assez forte ?

    Ce héros en péril, ta maîtresse en danger,

    Tout l’État périssant n’a pu t’encourager ?

    Va, tu sers bien le maître à qui ta soeur te donne.

    Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne.

    Garde à tous les vaincus un traitement égal,

    Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.

    Aussi bien, c’en est fait. Sa disgrâce, et ton crime

    Ont placé dans mon coeur ce héros magnanime.

    Je l’adore, et je veux avant la fin du jour

    Déclarer à la fois ma haine, et mon amour,

    Lui vouer à tes yeux une amitié fidèle,

    Et te jurer aux siens une haine immortelle.

    Adieu, tu me connais. Aime-moi si tu veux.

    TAXILE

    Ah ! N’espérez de moi que de sincères voeux,

    Madame, n’attendez ni menaces ni chaînes,

    Alexandre sait mieux ce qu’on doit à des reines.

    Souffrez que sa douceur vous oblige à garder

    Un trône que Porus devait moins hasarder ;

    Et moi-même en aveugle on me verrait combattre

    La sacrilège main qui le voudrait abattre.

    AXIANE

    Quoi par l’un de vous deux mon sceptre raffermi,

    Deviendrait dans mes mains le don d’un ennemi ?

    Et sur mon propre trône on me verrait placée

    Par le même tyran qui m’en aurait chassée ?

    TAXILE

    Des reines et des rois vaincus par sa valeur,

    Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur.

    Voyez de Darius et la femme et la mère,

    L’une le traite en fils, l’autre le traite en frère.

    AXIANE

    Non, non, je ne sais point vendre mon amitié,

    Caresser un tyran, et régner par pitié.

    Penses-tu que j’imite une faible Persane ?

    Qu’à la cour d’Alexandre on retienne Axiane ?

    Et qu’avec mon vainqueur courant tout l’univers,

    J’aille vanter partout la douceur de ses fers ?

    S’il donne les États, qu’il te donne les nôtres.

    Qu’il te pare, s’il veut, des dépouilles des autres.

    Règne, Porus ni moi n’en serons point jaloux.

    Et tu seras encor plus esclave que nous.

    J’espère qu’Alexandre amoureux de sa gloire,

    Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire,

    S’en lavera bientôt par ton propre trépas.

    Des traîtres comme toi font souvent des ingrats ;

    Et de quelques faveurs que sa main t’éblouisse,

    Du perfide Bessus regarde le supplice.

    Adieu.

    SCÈNE III

    Taxile, Cléofile.

    CLÉOFILE

    Cédez, mon frère, à ce bouillant transport.

    Alexandre et le temps vous rendront le plus fort.

    Et cet âpre courroux, quoi qu’elle en puisse dire,

    Ne s’obstinera point au refus d’un empire.

    Maître de ses destins, vous l’êtes de son coeur.

    Mais dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur ?

    Quel traitement, mon frère, en devons-nous attendre ?

    Qu’a-t-il dit ?

    TAXILE

    Oui, ma soeur, j’ai vu votre Alexandre.

    D’abord ce jeune éclat, qu’on remarque en ses traits,

    M’a semblé démentir le nombre de ses faits.

    Mon coeur plein de son nom n’osait, je le confesse,

    Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse.

    Mais de ce même front l’héroïque fierté,

    Le feu de ses regards, sa haute majesté

    Font connaître Alexandre. Et certes son visage

    Porte de sa grandeur l’infaillible présage ;

    Et sa présence auguste appuyant ses projets

    Ses yeux comme son bras font partout des sujets.

    Il sortait du combat. Ébloui de sa gloire

    Je croyais dans ses yeux voir briller la Victoire.

    Toutefois à ma vue oubliant sa fierté,

    Il a fait à son tour éclater sa bonté.

    Ses transports ne m’ont point déguisé sa tendresse.

    Retournez, m’a-t-il dit, auprès de la princesse,

    Disposez ses beaux yeux à revoir un vainqueur

    Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son coeur.

    Il marche sur mes pas. Je n’ai rien à vous dire,

    Ma soeur, de votre sort je vous laisse l’empire,

    Je vous confie encor la conduite du mien.

    CLÉOFILE

    Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien.

    Tout va vous obéir, si le vainqueur m’écoute.

    TAXILE

    Je vais donc… Mais on vient. C’est lui-même sans doute.

    SCÈNE IV

    Alexandre, Taxile, Cléofile, Éphestion, Suite d’Alexandre.

    ALEXANDRE

    Allez, Éphestion. Que l’on cherche Porus,

    Qu’on épargne sa vie, et le sang des vaincus.

    SCÈNE V

    Alexandre, Taxile, Cléofile.

    ALEXANDRE, à Taxile.

    Seigneur, est-il donc vrai qu’une reine aveuglée

    Vous préfère d’un roi la valeur déréglée ?

    Mais ne le craignez point. Son empire est à vous.

    D’une ingrate à ce prix fléchissez le courroux.

    Maître de deux États, arbitre des siens mêmes,

    Allez avec vos voeux offrir trois diadèmes.

    TAXILE

    Ah ! C’en est trop, Seigneur, prodiguez un peu moins…

    ALEXANDRE

    Vous pourrez à loisir reconnaître mes soins.

    Ne tardez point. Allez où l’amour vous appelle,

    Et couronnez vos feux d’une palme si belle.

    SCÈNE VI

    Alexandre, Cléofile.

    ALEXANDRE

    Madame, à son amour je promets mon appui.

    Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui ?

    Si prodigue envers lui des fruits de la victoire,

    N’en aurai-je pour moi qu’une stérile gloire ?

    Les sceptres devant vous ou rendus ou donnés,

    De mes propres lauriers mes amis couronnés,

    Les biens que j’ai conquis répandus sur leurs têtes,

    Font voir que je soupire après d’autres conquêtes.

    Je vous avais promis que l’effort de mon bras

    M’approcherait bientôt de vos divins appas ;

    Mais dans ce même temps, souvenez-vous, Madame,

    Que vous me promettiez quelque place en votre âme.

    Je suis venu. L’amour a combattu pour moi.

    La Victoire elle-même a dégagé ma foi.

    Tout cède autour de vous. C’est à vous de vous rendre,

    Votre coeur l’a promis, voudra-t-il s’en défendre ?

    Et lui seul pourrait-il échapper aujourd’hui

    À l’ardeur d’un vainqueur qui ne cherche que lui ?

    CLÉOFILE

    Non, je ne prétends pas que ce coeur inflexible

    Garde seul contre vous le titre d’invincible.

    Je rends ce que je dois à l’éclat des vertus

    Qui tiennent sous vos pieds cent peuples abattus.

    Les Indiens domptés sont vos moindres ouvrages.

    Vous inspirez la crainte aux plus fermes courages.

    Et quand vous le voudrez, vos bontés à leur tour

    Dans les coeurs les plus durs inspireront l’amour.

    Mais, Seigneur, cet éclat, ces victoires, ces charmes,

    Me troublent bien souvent par de justes alarmes.

    Je crains que satisfait d’avoir conquis un coeur,

    Vous ne l’abandonniez à sa triste langueur ;

    Qu’insensible à l’ardeur que vous aurez causée,

    Votre âme ne dédaigne une conquête aisée.

    On attend peu d’amour d’un héros tel que vous.

    La gloire fit toujours vos transports les plus doux.

    Et peut-être, au moment que ce grand coeur soupire,

    La gloire de me vaincre est tout ce qu’il désire.

    ALEXANDRE

    Que vous connaissez mal les violents désirs

    D’un amour qui vers vous porte tous mes soupirs !

    J’avouerai qu’autrefois au milieu d’une armée

    Mon coeur ne soupirait que pour la Renommée,

    Les peuples et les rois devenus mes sujets,

    Étaient seuls à mes voeux d’assez dignes objets,

    Les beautés de la Perse à mes yeux présentées

    Aussi bien que ses rois ont paru surmontées.

    Mon coeur d’un fier mépris armé contre leurs traits,

    N’a pas du moindre hommage honoré leurs attraits.

    Amoureux de la gloire, et partout invincible,

    Il mettait son bonheur à paraître insensible.

    Mais hélas, que vos yeux ces aimables tyrans,

    Ont produit sur mon coeur des effets différents !

    Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’il souhaite,

    Il vient avec plaisir avouer sa défaite,

    Heureux ! Si votre coeur se laissant émouvoir,

    Vos beaux yeux à leur tour avouaient leur pouvoir.

    Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire ;

    Toujours de mes exploits me reprocher la gloire ?

    Comme si les beaux noeuds où vous me tenez pris,

    Ne devaient arrêter que de faibles esprits.

    Par des faits tout nouveaux, je m’en vais vous apprendre

    Tout ce que peut l’amour sur le coeur d’Alexandre.

    Maintenant que mon bras engagé sous vos lois

    Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois,

    J’irai rendre fameux par l’éclat de la guerre

    Des peuples inconnus au reste de la terre,

    Et vous faire dresser des autels en des lieux

    Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux.

    CLÉOFILE

    Oui, vous y traînerez la victoire captive,

    Mais je doute, Seigneur, que l’amour vous y suive ;

    Tant d’États, tant de mers qui vont nous désunir,

    M’effaceront bientôt de votre souvenir.

    Quand l’Océan troublé vous verra sur son onde,

    Achever quelque jour la conquête du monde ;

    Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux,

    Et la terre en tremblant se taire devant vous,

    Songerez-vous, Seigneur, qu’une jeune princesse,

    Au fond de ses États vous regrette sans cesse,

    Et rappelle en son coeur les moments bienheureux

    Où ce grand conquérant l’assurait de ses feux ?

    ALEXANDRE

    Hé quoi ? Vous croyez donc qu’à moi-même barbare

    J’abandonne en ces lieux une beauté si rare ?

    Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer

    Au trône de l’Asie où je vous veux placer ?

    CLÉOFILE

    Seigneur, vous le savez, je dépends de mon frère.

    ALEXANDRE

    Ah ! S’il disposait seul du bonheur que j’espère,

    Tout l’empire de l’Inde asservi sous ses lois

    Bientôt en ma faveur irait briguer son choix.

    CLÉOFILE

    Mon amitié pour lui n’est point intéressée.

    Apaisez seulement une reine offensée,

    Et ne permettez pas qu’un rival aujourd’hui

    Pour vous avoir bravé soit plus heureux que lui.

    ALEXANDRE

    Porus était sans doute un rival magnanime,

    Jamais tant de valeur n’attira mon estime.

    Dans l’ardeur du combat je l’ai vu, je l’ai joint,

    Et je puis dire encor qu’il ne m’évitait point.

    Nous nous cherchions l’un l’autre. Une fierté si belle

    Allait entre nous deux finir notre querelle,

    Lorsqu’un gros de soldats se jetant entre nous

    Nous a fait dans la foule ensevelir nos coups.

    SCÈNE VII

    Alexandre, Cléofile, Éphestion.

    ALEXANDRE

    Hé bien ramène-t-on ce prince téméraire ?

    ÉPHESTION

    On le cherche partout. Mais quoi qu’on puisse faire,

    Seigneur, jusques ici sa fuite ou son trépas

    Dérobe ce captif au soin de vos soldats.

    Mais un reste des siens entourés dans leur fuite,

    Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite,

    À nous vendre leur mort semblent se préparer.

    ALEXANDRE

    Désarmez les vaincus sans les désespérer.

    Madame, allons fléchir une fière princesse,

    Afin qu’à mon amour Taxile s’intéresse ;

    Et puisque mon repos doit dépendre du sien,

    Achevons son bonheur pour établir le mien.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    AXIANE, seule.

    N’entendrons-nous jamais que des cris de victoire,

    Qui de mes ennemis me reprochent la gloire ?

    Et ne pourrai-je au moins en de si grands malheurs

    M’entretenir moi seule avecque mes douleurs ?

    D’un odieux amant sans cesse poursuivie,

    On prétend malgré moi m’attacher à la vie.

    On m’observe, on me suit. Mais, Porus, ne crois pas

    Qu’on me puisse empêcher de courir sur tes pas.

    Sans doute à nos malheurs ton coeur n’a pu survivre,

    En vain tant de soldats s’arment pour te poursuivre,

    On te découvrirait au bruit de tes efforts,

    Et s’il te faut chercher ce n’est qu’entre les morts.

    Hélas ! En me quittant, ton ardeur redoublée

    Semblait prévoir les maux dont je suis accablée,

    Lorsque tes yeux aux miens découvrant ta langueur,

    Me demandaient quel rang tu tenais dans mon coeur ;

    Que sans t’inquiéter du succès de tes armes

    Le soin de ton amour te causait tant d’alarmes.

    Et pourquoi te cachais-je avec tant de détours

    Un secret si fatal au repos de tes jours ?

    Combien de fois tes yeux forçant ma résistance

    Mon coeur s’est-il vu prêt de rompre le silence ?

    Combien de fois sensible à tes ardents désirs

    M’est-il en ta présence échappé des soupirs ?

    Mais je voulais encor douter de ta victoire.

    J’expliquais mes soupirs en faveur de la gloire,

    Je croyais n’aimer qu’elle. Ah ! Pardonne, grand Roi,

    Je sens bien aujourd’hui que je n’aimais que toi.

    J’avouerai que la gloire eut sur moi quelque empire.

    Je te l’ai dit cent fois. Mais je devais te dire

    Que toi seul en effet m’engageas sous ses lois.

    J’appris à la connaître en voyant tes exploits;

    Et de quelque beau feu qu’elle m’eût enflammée,

    En un autre que toi je l’aurais moins aimée.

    Mais que sert de pousser des soupirs superflus,

    Qui se perdent en l’air et que tu n’entends plus ?

    Il est temps que mon âme au tombeau descendue,

    Te jure une amitié si longtemps attendue.

    Il est temps que mon coeur pour gage de sa foi

    Montre qu’il n’a pu vivre un moment après toi.

    Aussi bien penses-tu que je voulusse vivre

    Sous les lois d’un vainqueur à qui ta mort nous livre ?

    Je sais qu’il se dispose à me venir parler,

    Qu’en me rendant mon sceptre il veut me consoler.

    Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée

    À sa fausse douceur servira de trophée.

    Qu’il vienne. Il me verra toujours digne de toi

    Mourir en reine ainsi que tu mourus en roi.

    SCÈNE II

    Alexandre, Axiane.

    AXIANE

    Hé bien, Seigneur, hé bien, trouvez-vous quelques charmes

    À voir couler des pleurs que font verser vos armes ?

    Ou si vous m’enviez en l’état où je suis,

    La triste liberté de pleurer mes ennuis ?

    ALEXANDRE

    Votre douleur est libre, autant que légitime.

    Vous regrettez, Madame, un prince magnanime.

    Je fus son ennemi. Mais je ne l’étais pas

    Jusqu’à blâmer les pleurs qu’on donne à son trépas.

    Avant que sur ses bords l’Inde me vît paraître,

    L’éclat de sa vertu me l’avait fait connaître.

    Entre les plus grands rois il se fit remarquer,

    Je savais…

    AXIANE

    Pourquoi donc le venir attaquer ?

    Par quelle loi faut-il qu’aux deux bouts de la terre

    Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre ?

    Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater

    Sans pousser votre orgueil à le persécuter ?

    ALEXANDRE

    Oui, j’ai cherché Porus. Mais quoi qu’on puisse dire,

    Je ne le cherchais pas afin de le détruire.

    J’avouerai que brûlant de signaler mon bras

    Je me laissai conduire au bruit de ses combats,

    Et qu’au seul nom d’un roi jusqu’alors invincible,

    À de nouveaux exploits mon coeur devint sensible.

    Tandis que je croyais par mes combats divers

    Attacher sur moi seul les yeux de l’univers,

    J’ai vu de ce guerrier la valeur répandue

    Tenir la Renommée entre nous suspendue,

    Et voyant de son bras voler partout l’effroi,

    L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne de moi.

    Lassé de voir des rois vaincus sans résistance,

    J’appris avec plaisir le bruit de sa vaillance :

    Un ennemi si noble a su m’encourager,

    Je suis venu chercher la gloire et le danger.

    Son courage, Madame, a passé mon attente.

    La Victoire à me suivre autrefois si constante

    M’a presque abandonné pour suivre vos guerriers.

    Porus m’a disputé jusqu’aux moindres lauriers.

    Et j’ose dire encor qu’en perdant la victoire,

    Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire,

    Qu’une chute si belle élève sa vertu,

    Et qu’il ne voudrait pas n’avoir point combattu.

    AXIANE

    Hélas ! Il fallait bien qu’une si noble envie

    Lui fît abandonner tout le soin de sa vie,

    Puisque de toutes parts trahi, persécuté,

    Contre tant d’ennemis il s’est précipité.

    Mais vous, s’il était vrai que son ardeur guerrière

    Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière,

    Que n’avez-vous, Seigneur, dignement combattu ?

    Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu ?

    Et loin de remporter une gloire parfaite,

    D’un autre que de vous attendre sa défaite ?

    Triomphez. Mais sachez que Taxile en son coeur

    Vous dispute déjà ce beau nom de vainqueur ;

    Que le traître se flatte avec quelque justice

    Que vous n’avez vaincu que par son artifice.

    Et c’est à ma douleur un spectacle assez doux

    De le voir partager cette gloire avec vous.

    ALEXANDRE

    En vain votre douleur s’arme contre ma gloire.

    Jamais on ne m’a vu dérober la victoire,

    Et par ces lâches soins qu’on ne peut m’imputer,

    Tromper mes ennemis au lieu de les dompter.

    Quoique partout ce semble accablé sous le nombre,

    Je n’ai pu me résoudre à me cacher dans l’ombre ;

    Ils n’ont de leur défaite accusé que mon bras,

    Et le jour a partout éclairé mes combats.

    Il est vrai que je plains le sort de vos provinces,

    J’ai voulu prévenir la perte de vos princes.

    Mais s’ils avaient suivi mes conseils et mes voeux,

    Je les aurais sauvés, ou combattu tous deux.

    Oui croyez…

    AXIANE

    Je crois tout. Je vous crois invincible ;

    Mais, Seigneur, suffit-il que tout vous soit possible ?

    Ne tient-il qu’à jeter tant de rois dans les fers ?

    Qu’à faire impunément gémir tout l’univers ?

    Et que vous avaient fait tant de villes captives,

    Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir ses rives ?

    Qu’ai-je fait, pour venir accabler en ces lieux

    Un héros sur qui seul j’ai pu tourner les yeux ?

    A-t-il de votre Grèce inondé les frontières ?

    Avons-nous soulevé des nations entières,

    Et contre votre gloire excité leur courroux ?

    Hélas ! Nous l’admirions sans en être jaloux.

    Contents de nos États, et charmés l’un de l’autre

    Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre.

    Porus bornait ses voeux à conquérir un coeur,

    Qui peut-être aujourd’hui l’eût nommé son vainqueur.

    Ah ! N’eussiez-vous versé qu’un sang si magnanime,

    Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime,

    Ne vous sentez-vous pas, Seigneur, bien malheureux,

    D’être venu si loin rompre de si beaux noeuds ?

    Non, de quelque douceur que se flatte votre âme,

    Vous n’êtes qu’un tyran.

    ALEXANDRE

    Je le vois bien, Madame,

    Vous voulez que saisi d’un indigne courroux

    En reproches honteux j’éclate contre vous.

    Peut-être espérez-vous, que ma douceur lassée

    Donnera quelque atteinte à sa gloire passée.

    Mais quand votre vertu ne m’aurait point charmé,

    Vous attaquez, Madame, un vainqueur désarmé.

    Mon âme malgré vous à vous plaindre engagée

    Respecte le malheur où vous êtes plongée.

    C’est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux,

    Qui ne regarde en moi qu’un tyran odieux.

    Sans lui vous avoueriez que le sang et les larmes

    N’ont pas toujours souillé la gloire de mes armes

    Vous verriez…

    AXIANE

    Ah, Seigneur, puis-je ne les point voir

    Ces vertus dont l’éclat aigrit mon désespoir ?

    N’ai-je pas vu partout la victoire modeste

    Perdre avec vous l’orgueil qui la rend si funeste ?

    Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus

    Se plaire sous le joug et vanter vos vertus,

    Et disputer enfin par une aveugle envie,

    À vos propres sujets le soin de votre vie ?

    Mais que sert à ce coeur que vous persécutez

    De voir partout ailleurs adorer vos bontés ?

    Pensez-vous que ma haine en soit moins violente

    Pour voir baiser partout la main qui me tourmente ?

    Tant de rois par vos soins vengés ou secourus,

    Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus ?

    Non, Seigneur, je vous hais d’autant plus qu’on vous aime,

    D’autant plus qu’il me faut vous admirer moi-même,

    Que l’univers entier m’en impose la loi,

    Et que personne enfin ne vous hait avec moi.

    ALEXANDRE

    J’excuse les transports d’une amitié si tendre.

    Mais, Madame, après tout ils doivent me surprendre.

    Si la commune voix ne m’a point abusé,

    Porus d’aucun regard ne fut favorisé.

    Entre Taxile et lui votre coeur en balance,

    Tant qu’ont duré ses jours a gardé le silence.

    Et lorsqu’il ne peut plus vous entendre aujourd’hui,

    Vous commencez, Madame, à prononcer pour lui ?

    Pensez-vous que sensible à cette ardeur nouvelle,

    Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle ?

    Ne vous accablez point d’inutiles douleurs.

    Des soins plus importants vous appellent ailleurs.

    Vos larmes ont assez honoré sa mémoire.

    Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire ;

    Et redonnant le calme à vos sens désolés,

    Rassurez vos États par sa chute ébranlés.

    Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître.

    Plus ardent que jamais Taxile…

    AXIANE

    Quoi le traître ?

    ALEXANDRE

    Hé ! De grâce prenez des sentiments plus doux,

    Aucune trahison ne le souille envers vous.

    Maître de ses États il a pu se résoudre

    À se mettre avec eux à couvert de la foudre.

    Ni serment, ni devoir ne l’avaient engagé

    À courir dans l’abîme où Porus s’est plongé.

    Enfin souvenez-vous qu’Alexandre lui-même

    S’intéresse au bonheur d’un prince qui vous aime.

    Songez que réunis par un si juste choix

    L’Inde et l’Hydaspe entiers couleront sous vos lois,

    Que pour vos intérêts tout me sera facile

    Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile.

    Il vient. Je ne veux point contraindre ses soupirs.

    Je le laisse lui-même expliquer ses désirs.

    Ma présence à vos yeux n’est déjà que trop rude.

    L’entretien des amants cherche la solitude.

    Je ne vous trouble point.

    SCÈNE III

    Axiane, Taxile.

    AXIANE

    Approche, puissant roi,

    Grand monarque de l’Inde, on parle ici de toi.

    On veut en ta faveur combattre ma colère.

    On dit que tes désirs n’aspirent qu’à me plaire,

    Que mes rigueurs ne font qu’affermir ton amour.

    On fait plus, et l’on veut que je t’aime à mon tour.

    Mais sais-tu l’entreprise où s’engage ta flamme ?

    Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon âme ?

    Es-tu prêt…

    TAXILE

    Ah Madame, éprouvez seulement

    Ce que peut sur mon coeur un espoir si charmant.

    Que faut-il faire ?

    AXIANE

    Il faut, s’il est vrai que l’on m’aime,

    Aimer la gloire, autant que je l’aime moi-même,

    Ne m’expliquer ses voeux que par mille beaux faits,

    Et haïr Alexandre autant que je le hais.

    Il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes,

    Il faut combattre, vaincre, ou périr sous les armes.

    Jette, jette les yeux sur Porus et sur toi,

    Et juge qui des deux était digne de moi.

    Oui, Taxile, mon coeur douteux en apparence,

    D’un esclave, et d’un roi faisait la différence.

    Je l’aimai, je l’adore. Et puisqu’un sort jaloux

    Lui défend de jouir d’un spectacle si doux,

    C’est toi que je choisis pour témoin de sa gloire,

    Mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire,

    Toujours tu me verras au fort de mon ennui,

    Mettre tout mon plaisir à te parler de lui.

    TAXILE

    Ainsi je brûle en vain pour une âme glacée ?

    L’image de Porus n’en peut être effacée,

    Quand j’irais pour vous plaire affronter le trépas,

    Je me perdrais, Madame, et ne vous plairais pas.

    Je ne puis donc…

    AXIANE

    Tu peux recouvrer mon estime.

    Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime.

    L’occasion te rit, Porus dans le tombeau

    Rassemble ses soldats autour de son drapeau.

    Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite.

    Les tiens même, les tiens honteux de ta conduite,

    Font lire sur leurs fronts justement courroucés

    Le repentir du crime où tu les a forcés.

    Va seconder l’ardeur du feu qui les dévore.

    Venge nos libertés qui respirent encore.

    De mon trône et du tien deviens le défenseur.

    Cours, et donne à Porus un digne successeur.

    Tu ne me réponds rien. Je vois sur ton visage,

    Qu’un si noble dessein étonne ton courage.

    Je te propose en vain l’exemple d’un héros.

    Tu veux servir. Va, sers, et me laisse en repos.

    TAXILE

    Madame, c’en est trop. Vous oubliez peut-être

    Que si vous m’y forcez, je puis parler en maître.

    Que je puis me lasser de souffrir vos dédains,

    Que vous et vos États, tout est entre mes mains,

    Qu’après tant de respects qui vous rendent plus fière,

    Je pourrai…

    AXIANE

    Je t’entends. Je suis ta prisonnière ;

    Tu veux peut-être encor captiver mes désirs,

    Que mon coeur en tremblant réponde à tes soupirs.

    Hé bien, dépouille enfin cette douceur contrainte.

    Appelle à ton secours la terreur et la crainte,

    Parle en tyran tout prêt à me persécuter.

    Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter.

    Surtout ne me fais point d’inutiles menaces.

    Ta soeur vient t’inspirer ce qu’il faut que tu fasses.

    Adieu. Si ses conseils et mes voeux en sont crus,

    Tu m’aideras bientôt à rejoindre Porus.

    TAXILE

    Ah ! Plutôt…

    SCÈNE IV

    Taxile, Cléofile.

    CLÉOFILE

    Ah ! Quittez cette ingrate princesse,

    Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse,

    Qui met tout son plaisir à vous désespérer.

    Oubliez…

    TAXILE

    Non, ma soeur, je la veux adorer.

    Je l’aime. Et quand les voeux que je pousse pour elle,

    N’en obtiendraient jamais qu’une haine immortelle,

    Malgré tous ses mépris, malgré tous vos discours,

    Malgré moi-même, il faut que je l’aime toujours.

    Sa colère après tout n’a rien qui me surprenne.

    C’est à vous, c’est à moi qu’il faut que je m’en prenne,

    Sans vous, sans vos conseils, ma soeur, qui m’ont trahi.

    Si je n’étais aimé, je serais moins haï.

    Je la verrais sans vous par mes soins défendue,

    Entre Porus et moi demeurer suspendue.

    Et ne serait-ce pas un bonheur trop charmant

    Que de l’avoir réduite à douter un moment ?

    Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine,

    Il faut que je me jette aux pieds de l’inhumaine.

    J’y cours. Je vais m’offrir à servir son courroux

    Même contre Alexandre, et même contre vous.

    Je sais de quelle ardeur vous brûlez l’un pour l’autre.

    Mais c’est trop oublier mon repos pour le vôtre,

    Et sans m’inquiéter du succès de vos feux,

    Il faut que tout périsse, ou que je sois heureux.

    CLÉOFILE

    Allez donc, retournez sur le champ de bataille,

    Ne laissez point languir l’ardeur qui vous travaille.

    À quoi s’arrête ici ce courage inconstant ?

    Courez. On est aux mains. Et Porus vous attend.

    TAXILE

    Quoi Porus n’est point mort ? Porus vient de paraître ?

    CLÉOFILE

    C’est lui. De si grands coups le font trop reconnaître.

    Il l’avait bien prévu. Le bruit de son trépas

    D’un vainqueur trop crédule a retenu le bras.

    Il vient surprendre ici leur valeur endormie,

    Troubler une victoire encor mal affermie.

    Il vient n’en doutez point, en amant furieux

    Enlever sa maîtresse ou périr à ses yeux.

    Que dis-je ? Votre camp séduit par cette ingrate,

    Prêt à suivre Porus en murmures éclate.

    Allez vous-même, allez en généreux amant

    Au secours d’un rival aimé si tendrement,

    Adieu.

    SCÈNE V

    TAXILE, seul.

    Quoi ? La fortune obstinée à me nuire

    Ressuscite un rival armé pour me détruire ?

    Cet amant reverra les yeux qui l’ont pleuré,

    Qui tout mort qu’il était me l’avaient préféré ?

    Ah ! C’en est trop. Voyons ce que le sort m’apprête,

    À qui doit demeurer cette noble conquête.

    Allons. N’attendons pas dans un lâche courroux

    Qu’un si grand différend se termine sans nous.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    Alexandre, Cléofile.

    ALEXANDRE

    Quoi ? Vous craigniez Porus même après sa défaite ?

    Ma victoire à vos yeux semblait-elle imparfaite ?

    Non, non, c’est un captif qui n’a pu m’échapper,

    Que mes ordres partout ont fait envelopper.

    Loin de le craindre encor ne songez qu’à le plaindre.

    CLÉOFILE

    Et c’est en cet état que Porus est à craindre.

    Quelque brave qu’il fût, le bruit de sa valeur

    M’inquiétait bien moins que ne fait son malheur.

    Tant qu’on l’a vu suivi d’une puissante armée,

    Ses forces, ses exploits ne m’ont point alarmée.

    Mais, Seigneur, c’est un roi malheureux et soumis,

    Et dès lors je le compte au rang de vos amis.

    ALEXANDRE

    C’est un rang où Porus n’a plus droit de prétendre,

    Il a trop recherché la haine d’Alexandre.

    Il sait bien qu’à regret je m’y suis résolu ;

    Mais enfin je le hais autant qu’il l’a voulu.

    Je dois même un exemple au reste de la terre.

    Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre ;

    Le punir des malheurs qu’il a pu prévenir,

    Et de m’avoir forcé moi-même à le punir.

    Vaincu deux fois, haï de ma belle princesse…

    CLÉOFILE

    Je ne hais point Porus, Seigneur, je le confesse.

    Et s’il m’était permis d’écouter aujourd’hui

    La voix de ses malheurs qui me parle pour lui,

    Je vous dirais qu’il fut le plus grand de nos princes,

    Que son bras fut longtemps l’appui de nos provinces,

    Qu’il a voulu, peut-être, en marchant contre vous

    Qu’on le crût digne au moins de tomber sous vos coups,

    Et qu’un même combat signalant l’un et l’autre,

    Son nom volât partout à la suite du vôtre.

    Mais si je le défends, des soins si généreux

    Retombent sur mon frère et détruisent ses voeux.

    Tant que Porus vivra, que faut-il qu’il devienne ?

    Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne.

    Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir,

    Il m’en rendra coupable et m’en voudra punir.

    Et maintenant encor, que votre coeur s’apprête

    À voler de nouveau de conquête en conquête,

    Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous,

    Qui retiendra, Seigneur, son injuste courroux ?

    Mon âme loin de vous languira solitaire.

    Hélas ! S’il condamnait mes soupirs à se taire,

    Que deviendrait alors ce coeur infortuné ?

    Où sera le vainqueur à qui je l’ai donné ?

    ALEXANDRE

    Ah c’en est trop, Madame, et si ce coeur se donne,

    Je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne,

    Bien mieux que tant d’États, qu’on m’a vu conquérir

    Et que je n’ai gardés que pour vous les offrir.

    Encore une victoire, et je reviens, Madame,

    Borner toute ma gloire à régner sur votre âme,

    Vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains

    Le destin d’Alexandre et celui des humains.

    Le Malien m’attend prêt à me rendre hommage.

    Si près de l’océan que faut-il davantage

    Que d’aller me montrer à ce fier élément,

    Comme vainqueur du monde, et comme votre amant ?

    Alors…

    CLÉOFILE

    Mais quoi, Seigneur, toujours guerre sur guerre ?

    Cherchez-vous des sujets au-delà de la terre ?

    Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants

    Des pays inconnus même à leurs habitants ?

    Qu’espérez-vous combattre en des climats si rudes ?

    Ils vous opposeront de vastes solitudes,

    Des déserts que le ciel refuse d’éclairer,

    Où la nature semble elle-même expirer.

    Et peut-être le sort, dont la secrète envie

    N’a pu cacher le cours d’une si belle vie,

    Vous attend dans ces lieux, et veut que dans l’oubli

    Votre tombeau du moins demeure enseveli.

    Pensez-vous y traîner les restes d’une armée,

    Vingt fois renouvelée, et vingt fois consumée ?

    Vos soldats dont la vue excite la pitié,

    D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié.

    Et leurs gémissements vous font assez connaître…

    ALEXANDRE

    Ils marcheront, Madame, et je n’ai qu’à paraître.

    Ces coeurs qui dans un camp d’un vain loisir déçus

    Comptent en murmurant les coups qu’ils ont reçus,

    Revivront pour me suivre, et blâmant leurs murmures,

    Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures.

    Cependant de Taxile appuyons les soupirs.

    Son rival ne peut plus traverser ses désirs,

    Je vous l’ai dit, Madame, et j’ose encor vous dire…

    CLÉOFILE

    Seigneur, voici la reine.

    SCÈNE II

    Alexandre, Axiane, Cléofile.

    ALEXANDRE

    Hé bien ! Porus respire.

    Le ciel semble, Madame, écouter vos souhaits,

    Il vous le rend…

    AXIANE

    Hélas ! Il me l’ôte à jamais !

    Aucun reste d’espoir ne peut flatter ma peine,

    Sa mort était douteuse, elle devient certaine,

    Il y court. Et peut-être il ne s’y vient offrir

    Que pour me voir encore, et pour me secourir.

    Mais que ferait-il seul contre toute une armée ?

    En vain ses grands efforts l’ont d’abord alarmée.

    En vain quelques guerriers qu’anime son grand coeur

    Ont ramené l’effroi dans le camp du vainqueur.

    Il faut bien qu’il succombe, et qu’enfin son courage

    Tombe sur tant de morts qui ferment son passage.

    Encor si je pouvais en sortant de ces lieux,

    Lui montrer Axiane, et mourir à ses yeux.

    Mais Taxile m’enferme, et cependant le traître

    Du sang de ce héros est allé se repaître

    Dans les bras de la mort il le va regarder,

    Si toutefois encore il ose l’aborder.

    ALEXANDRE

    Non, Madame, mes soins ont assuré sa vie.

    Son retour va bientôt contenter votre envie.

    Vous le verrez.

    AXIANE

    Vos soins s’étendraient jusqu’à lui ?

    Le bras qui l’accablait deviendrait son appui ?

    J’attendrais son salut de la main d’Alexandre ?

    Mais quel miracle enfin n’en dois-je point attendre ?

    Je m’en souviens, Seigneur, vous me l’avez promis

    Qu’Alexandre vainqueur n’avait plus d’ennemis.

    Ou plutôt ce guerrier ne fut jamais le vôtre.

    La gloire également vous arma l’un et l’autre,

    Contre un si grand courage il voulut s’éprouver,

    Et vous ne l’attaquiez qu’afin de le sauver.

    ALEXANDRE

    Ses mépris redoublés qui bravent ma colère,

    Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère.

    Son orgueil en tombant semble s’être affermi.

    Mais je veux bien cesser d’être son ennemi.

    J’en dépouille, Madame, et la haine et le titre,

    De mes ressentiments je fais Taxile arbitre

    Seul il peut à son choix le perdre ou l’épargner,

    Et c’est lui seul enfin que vous devez gagner.

    AXIANE

    Moi, j’irais à ses pieds mendier un asile ?

    Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile ?

    Vous voulez que Porus cherche un appui si bas ?

    Ah, Seigneur, votre haine a juré son trépas.

    Non, vous ne le cherchiez qu’afin de le détruire.

    Qu’une âme généreuse est facile à séduire !

    Déjà mon coeur crédule oubliant son courroux

    Admirait des vertus qui ne sont point en vous.

    Armez-vous donc, Seigneur, d’une valeur cruelle.

    Ensanglantez la fin d’une course si belle.

    Après tant d’ennemis qu’on vous vit relever,

    Perdez le seul enfin que vous deviez sauver.

    ALEXANDRE

    Hé bien, aimez Porus sans détourner sa perte.

    Refusez la faveur qui vous était offerte.

    Soupçonnez ma pitié d’un sentiment jaloux,

    Mais enfin s’il périt n’en accusez que vous.

    Le voici. Je veux bien le consulter lui-même.

    Que Porus de son sort soit l’arbitre suprême.

    SCÈNE III

    Alexandre, Porus, Axiane, Cléofile, Éphestion, Gardes d’Alexandre.

    ALEXANDRE

    Hé bien de votre orgueil, Porus, voilà le fruit.

    Où sont ces beaux succès qui vous avaient séduit ?

    Cette fierté si haute est enfin abaissée.

    Je dois une victime à ma gloire offensée.

    Rien ne vous peut sauver. Je veux bien toutefois

    Vous offrir un pardon refusé tant de fois.

    Cette reine elle seule à mes bontés rebelle

    Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle,

    Et que sans balancer vous mouriez seulement

    Pour porter au tombeau le nom de son amant.

    N’achetez point si cher une gloire inutile.

    Vivez. Mais consentez au bonheur de Taxile.

    PORUS

    Taxile ?

    ALEXANDRE

    Oui.

    PORUS

    Tu fais bien. Et j’approuve tes soins.

    Ce qu’il a fait pour toi ne mérite pas moins.

    C’est lui qui m’a des mains arraché la victoire.

    Il t’a donné sa soeur. Il t’a vendu sa gloire.

    Il t’a livré Porus. Que feras-tu jamais

    Qui te puisse acquitter d’un seul de ses bienfaits ?

    Mais j’ai su prévenir le soin qui te travaille.

    Va le voir expirer sur le champ de bataille.

    ALEXANDRE

    Quoi Taxile ?

    CLÉOFILE

    Qu’entends-je ?

    ÉPHESTION

    Oui, Seigneur, il est mort,

    Il s’est livré lui-même aux rigueurs de son sort.

    Porus était vaincu. Mais au lieu de se rendre,

    Il semblait attaquer et non pas se défendre.

    Ses soldats à ses pieds étendus et mourants

    Le mettaient à l’abri de leurs corps expirants.

    Là, comme dans un fort, son audace enfermée

    Se soutenait encor contre toute une armée,

    Et d’un bras qui portait la terreur et la mort

    Aux plus hardis guerriers en défendait l’abord.

    Je l’épargnais toujours. Sa vigueur affaiblie

    Bientôt en mon pouvoir aurait laissé sa vie,

    Quand sur ce champ fatal Taxile descendu,

    « Arrêtez, c’est à moi que ce captif est dû,

    C’en est fait, a-t-il dit, et ta perte est certaine,

    Porus, il faut périr ou me céder la reine. »

    Porus à cette voix ranimant son courroux,

    A relevé ce bras lassé de tant de coups.

    Et cherchant son rival d’un oeil fier et tranquille,

    « N’entends-je pas, dit-il, l’infidèle Taxile

    Ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi ?

    Viens lâche, poursuit-il, Axiane est à toi.

    Je veux bien te céder cette illustre conquête,

    Mais il faut que ton bras l’emporte avec ma tête.

    Approche. » À ce discours ces rivaux irrités

    L’un sur l’autre à la fois se sont précipités.

    Nous nous sommes en foule opposés à leur rage.

    Mais Porus parmi nous court et s’ouvre un passage,

    Joint Taxile, le frappe et lui perçant le coeur,

    Content de sa victoire, il se rend au vainqueur.

    CLÉOFILE

    Seigneur, c’est donc à moi de répandre des larmes.

    C’est sur moi qu’est tombé tout le faix de vos armes.

    Mon frère a vainement recherché votre appui,

    Et votre gloire, hélas, n’est funeste qu’à lui.

    Que lui sert au tombeau l’amitié d’Alexandre ?

    Sans le venger, Seigneur, l’y verrez-vous descendre ?

    Souffrirez-vous qu’après l’avoir percé de coups,

    On en triomphe aux yeux de sa soeur et de vous ?

    AXIANE

    Oui, Seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile.

    Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile.

    Tous ses efforts en vain l’ont voulu conserver,

    Elle en a fait un lâche, et ne l’a pu sauver.

    Ce n’est point que Porus ait attaqué son frère.

    Il s’est offert lui-même à sa juste colère.

    Au milieu du combat que venait-il chercher ?

    Au courroux du vainqueur venait-il l’arracher ?

    Il venait accabler, dans son malheur extrême,

    Un roi que respectait la Victoire elle-même.

    Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau ?

    Que voulez-vous de plus ? Taxile est au tombeau.

    Immolez-lui, Seigneur, cette grande victime.

    Vengez-vous. Mais songez que j’ai part à son crime.

    Oui, oui, Porus, mon coeur n’aime point à demi,

    Alexandre le sait, Taxile en a gémi.

    Vous seul vous l’ignoriez. Mais ma joie est extrême,

    De pouvoir en mourant vous le dire à vous-même.

    PORUS

    Alexandre, il est temps que tu sois satisfait.

    Tout vaincu que j’étais tu vois ce que j’ai fait.

    Crains Porus ; crains encor cette main désarmée,

    Qui venge sa défaite au milieu d’une armée.

    Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis,

    Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis.

    Étouffe dans mon sang ces semences de guerre,

    Va vaincre en sûreté le reste de la terre.

    Aussi bien n’attends pas qu’un coeur comme le mien

    Reconnaisse un vainqueur, et te demande rien.

    Parle, et sans espérer que je blesse ma gloire,

    Voyons comme tu sais user de la victoire.

    ALEXANDRE

    Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser.

    Jusqu’au dernier soupir vous m’osez menacer.

    En effet ma victoire en doit être alarmée.

    Votre nom peut encor plus que toute une armée.

    Je m’en dois garantir. Parlez donc. Dites-moi,

    Comment prétendez-vous que je vous traite ?

    PORUS

    En roi.

    ALEXANDRE

    Hé bien, c’est donc en roi qu’il faut que je vous traite.

    Je ne laisserai point ma victoire imparfaite.

    Vous l’avez souhaité, vous ne vous plaindrez pas.

    Régnez toujours, Porus, je vous rends vos États.

    Avec mon amitié recevez Axiane.

    À des liens si doux tous deux je vous condamne.

    Vivez, régnez tous deux, et seuls de tant de rois

    Jusques aux bords du Gange allez donner vos lois.

    À Cléofile.

    Ce traitement, Madame, a droit de vous surprendre.

    Mais enfin, c’est ainsi que se venge Alexandre.

    Je vous aime, et mon coeur touché de vos soupirs

    Voudrait par mille morts venger vos déplaisirs.

    Mais vous-même pourriez prendre pour une offense

    La mort d’un ennemi qui n’est plus en défense.

    Il en triompherait, et bravant ma rigueur

    Porus dans le tombeau descendrait en vainqueur.

    Souffrez que jusqu’au bout achevant ma carrière

    J’apporte à vos beaux yeux ma vertu toute entière.

    Laissez régner Porus couronné par mes mains.

    Et commandez vous-même au reste des humains.

    Prenez les sentiments que ce rang vous inspire,

    Faites dans sa naissance admirer votre empire ;

    Et regardant l’éclat qui se répand sur vous,

    De la soeur de Taxile oubliez le courroux.

    AXIANE

    Oui, Madame, régnez, et souffrez que moi-même

    J’admire le grand coeur d’un héros qui vous aime.

    Aimez, et possédez l’avantage charmant

    De voir toute la terre adorer votre amant.

    PORUS

    Seigneur, jusqu’à ce jour, l’univers en alarmes

    Me forçait d’admirer le bonheur de vos armes.

    Mais rien ne me forçait en ce commun effroi,

    De reconnaître en vous plus de vertus qu’en moi,

    Je me rends. Je vous cède une pleine victoire.

    Vos vertus, je l’avoue, égalent votre gloire,

    Allez, Seigneur, rangez l’univers sous vos lois,

    Il me verra moi-même appuyer vos exploits.

    Je vous suis, et je crois devoir tout entreprendre

    Pour lui donner un maître aussi grand qu’Alexandre.

    CLÉOFILE

    Seigneur, que vous peut dire un coeur triste, abattu ?

    Je ne murmure point contre votre vertu.

    Vous rendez à Porus la vie et la couronne,

    Je veux croire qu’ainsi votre gloire l’ordonne,

    Mais ne me pressez point. En l’état où je suis,

    Je ne puis que me taire et pleurer mes ennuis.

    ALEXANDRE

    Oui, Madame, pleurons un ami si fidèle,

    Faisons en soupirant éclater notre zèle

    Et qu’un tombeau superbe instruise l’avenir,

    Et de votre douleur et de mon souvenir.

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  • Jean Racine : La Thébaïde

    ÉTÉOCLE, roi de Thèbes.

    POLYNICE, frère d’Étéocle.

    JOCASTE, mère de ces deux princes et d’Antigone.

    ANTIGONE, soeur d’Étéocle et de Polynice.

    CRÉON, oncle des princes et de la princesse.

    HÉMON, fils de Créon, amant d’Antigone.

    OLYMPE, confidente de Jocaste.

    ATTALE, confident de Créon.

    UN SOLDAT de l’armée de Polynice.

    GARDES.

    La scène est à Thèbes, dans une salle du palais royal.

    Le texte est celui de l’édition 1697. Les variantes en partie sont indiquées .

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Jocaste, Olympe.

    JOCASTE

    Ils sont sortis, Olympe ? Ah mortelles douleurs !

    Qu’un moment de repos me va coûter de pleurs !

    Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes ;

    Et le sommeil les ferme en de telles alarmes ?

    Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,

    Et m’empêcher de voir le plus noir des forfaits.

    Mais en sont-ils aux mains ?

    OLYMPE

    Du haut de la muraille,

    Je les ai vus déjà tous rangés en bataille.

    J’ai vu déjà le fer briller de toutes parts,

    Et pour vous avertir, j’ai quitté les remparts.

    J’ai vu le fer en main Étéocle lui-même,

    Il marche des premiers, et d’une ardeur extrême,

    Il montre aux plus hardis à braver le danger.

    JOCASTE

    N’en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.

    Que l’on coure avertir et hâter la princesse,

    Je l’attends. Juste ciel ! soutenez ma faiblesse.

    Il faut courir, Olympe, après ces inhumains,

    Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.

    Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable

    Dont la seule frayeur me rendait misérable.

    Ni prières, ni pleurs ne m’ont de rien servi,

    Et le courroux du sort voulait être assouvi.

    Ô toi, soleil, ô toi, qui rends le jour au monde,

    Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde ?

    À de si noirs forfaits, prêtes-tu tes rayons,

    Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons ?

    Mais ces monstres, hélas ! ne t’épouvantent guères,

    La race de Laïus les a rendus vulgaires.

    Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,

    Après ceux que le père et la mère ont commis :

    Tu ne t’étonnes pas si mes fils sont perfides,

    S’ils sont tous deux méchants, et s’ils sont parricides ;

    Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux,

    Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux.

    SCÈNE II

    Jocaste, Antigone, Olympe.

    JOCASTE

    Ma fille avez-vous su l’excès de nos misères ?

    ANTIGONE

    Oui, Madame, on m’a dit la fureur de mes frères.

    JOCASTE

    Allons, chère Antigone, et courons de ce pas,

    Arrêter s’il se peut leur parricide bras.

    Allons leur faire voir ce qu’ils ont de plus tendre ;

    Voyons si contre nous ils pourront se défendre,

    Ou s’ils oseront bien dans leur noire fureur,

    Répandre notre sang pour attaquer le leur.

    ANTIGONE

    Madame, c’en est fait, voici le roi lui-même.

    SCÈNE III

    Jocaste, Antigone, Étéocle, Olympe.

    JOCASTE

    Olympe, soutiens-moi, ma douleur est extrême.

    ÉTÉOCLE

    Madame qu’avez-vous ! et quel trouble…

    JOCASTE

    Ah ! mon fils,

    Quelles traces de sang vois-je sur vos habits ?

    Est-ce du sang d’un frère, ou n’est-ce point du vôtre ?

    ÉTÉOCLE

    Non, Madame, ce n’est ni de l’un ni de l’autre.

    Dans son camp jusqu’ici Polynice arrêté,

    Pour combattre à mes yeux ne s’est point présenté.

    D’Argiens seulement une troupe hardie

    M’a voulu de nos murs disputer la sortie.

    J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux,

    Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.

    JOCASTE

    Mais que prétendiez-vous ? et quelle ardeur soudaine

    Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine ?

    ÉTÉOCLE

    Madame, il était temps que j’en usasse ainsi,

    Et je perdais ma gloire à demeurer ici.

    Le peuple à qui la faim se faisait déjà craindre,

    De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,

    Me reprochant déjà qu’il m’avait couronné,

    Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné.

    Il le faut satisfaire ; et quoi qu’il en arrive,

    Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive,

    Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats,

    Qu’elle soit seulement juge de nos combats :

    J’ai des forces assez pour tenir la campagne,

    Et si quelque bonheur nos armes accompagne,

    L’insolent Polynice et ses fiers alliés

    Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.

    JOCASTE

    Vous pourriez d’un tel sang, ô ciel ! souiller vos armes ?

    La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ?

    Si par un parricide il la fallait gagner,

    Ah ! mon fils, à ce prix voudriez-vous régner ?

    Mais il ne tient qu’à vous si l’honneur vous anime,

    De nous donner la paix, sans le secours d’un crime,

    Et de votre courroux triomphant aujourd’hui

    Contenter votre frère, et régner avec lui.

    ÉTÉOCLE

    Appelez-vous régner partager ma couronne,

    Et céder lâchement ce que mon droit me donne ?

    JOCASTE

    Vous le savez, mon fils, la justice et le sang

    Lui donnent comme à vous sa part à ce haut rang.

    OEdipe en achevant sa triste destinée

    Ordonna que chacun régnerait son année,

    Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois,

    Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.

    À ces conditions vous daignâtes souscrire.

    Le sort vous appela le premier à l’empire,

    Vous montâtes au trône, il n’en fut point jaloux,

    Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous ?

    ÉTÉOCLE

    Non, Madame, à l’empire il ne doit plus prétendre :

    Thèbes à cet arrêt n’a point voulu se rendre,

    Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer,

    C’est elle et non pas moi qui l’en a su chasser.

    Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,

    Après avoir six mois senti sa violence ?

    Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,

    Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ?

    Prendrait-elle pour roi l’esclave de Mycène,

    Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine,

    Qui s’est au roi d’Argos indignement soumis,

    Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ?

    Lorsque le roi d’Argos l’a choisi pour son gendre,

    Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre,

    L’amour eut peu de part à cet hymen honteux,

    Et la seule fureur en alluma les feux.

    Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes,

    Elle s’attend par moi de voir finir ses peines,

    Il la faut accuser si je manque de foi,

    Et je suis son captif, je ne suis pas son roi.

    JOCASTE

    Dites, dites plutôt, coeur ingrat et farouche,

    Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche.

    Mais je me trompe encor, ce rang ne vous plaît pas,

    Et le crime tout seul a pour vous des appas.

    Hé bien ! puisqu’à ce point vous en êtes avide,

    Je vous offre à commettre un double parricide,

    Versez le sang d’un frère : et si c’est peu du sien,

    Je vous invite encore à répandre le mien.

    Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre,

    D’obstacle à surmonter ni de crime à commettre,

    Et n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent,

    De tous les criminels vous serez le plus grand.

    ÉTÉOCLE

    Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous satisfaire,

    Il faut sortir du trône et couronner mon frère :

    Il faut pour seconder votre injuste projet,

    De son roi que j’étais devenir son sujet ;

    Et pour vous élever au comble de la joie,

    Il faut à sa fureur que je me livre en proie,

    Il faut par mon trépas…

    JOCASTE

    Ah ciel ! quelle rigueur !

    Que vous pénétrez mal dans le fond de mon coeur !

    Je ne demande pas que vous quittiez l’empire.

    Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire.

    Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,

    Si pour moi votre coeur garde quelque amitié,

    Et si vous prenez soin de votre gloire même,

    Associez un frère à cet honneur suprême ;

    Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous,

    Votre règne en sera plus puissant et plus doux.

    Les peuples admirant cette vertu sublime,

    Voudront toujours pour prince un roi si magnanime,

    Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits,

    Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois.

    Ou s’il faut que mes voeux vous trouvent inflexible,

    Si la paix à ce prix vous paraît impossible,

    Et si le diadème a pour vous tant d’attraits,

    Au moins consolez-moi de quelque heure de paix.

    Accordez cette grâce aux larmes d’une mère.

    Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère,

    La pitié dans son âme aura peut-être lieu,

    Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu.

    Dès ce même moment permettez que je sorte,

    J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte,

    Par mes justes soupirs j’espère l’émouvoir.

    ÉTÉOCLE

    Madame, sans sortir vous le pouvez revoir ;

    Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes,

    Il ne tiendra qu’à lui de suspendre nos armes :

    Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits,

    Et le faire venir jusque dans ce palais.

    J’irai plus loin encore, et pour faire connaître,

    Qu’il a tort en effet de me nommer un traître,

    Et que je ne suis pas un tyran odieux,

    Que l’on fasse parler et le peuple et les Dieux.

    Si le peuple y consent, je lui cède ma place.

    Mais qu’il se rende enfin si le peuple le chasse,

    Je ne force personne, et j’engage ma foi

    De laisser aux Thébains à se choisir un roi.

    SCÈNE IV

    Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon, Olympe.

    CRÉON

    Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes ;

    Thèbes qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes,

    L’épouvante et l’horreur règnent de toutes parts,

    Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.

    ÉTÉOCLE

    Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.

    Madame, je m’en vais retrouver mon armée,

    Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,

    Faire entrer Polynice, et lui parler de paix.

    Créon, la reine ici commande en mon absence,

    Disposez tout le monde à son obéissance,

    Laissez pour recevoir et pour donner ses lois,

    Votre fils Ménécée, et j’en ai fait le choix.

    Comme il a de l’honneur autant que de courage,

    Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,

    Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.

    Commandez-lui, Madame.

    À Créon.

    Et vous, vous me suivrez.

    CRÉON

    Quoi, Seigneur…

    ÉTÉOCLE

    Oui, Créon, la chose est résolue.

    CRÉON

    Et vous quittez ainsi la puissance absolue ?

    ÉTÉOCLE

    Que je la quitte ou non ne vous tourmentez pas ;

    Faites ce que j’ordonne, et venez sur mes pas.

    SCÈNE V

    Jocaste, Antigone, Créon, Olympe.

    CRÉON

    Qu’avez-vous fait, Madame, et par quelle conduite

    Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite ?

    Ce conseil va tout perdre.

    JOCASTE

    Il va tout conserver,

    Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.

    CRÉON

    Hé quoi, Madame, hé quoi, dans l’état où nous sommes,

    Lorsqu’avec un renfort de plus de six mille hommes,

    La fortune promet toute chose aux Thébains,

    Le roi se laisse ôter la victoire des mains ?

    JOCASTE

    La victoire, Créon, n’est pas toujours si belle,

    La honte et les remords vont souvent après elle.

    Quand deux frères armés vont s’égorger entre eux,

    Ne les pas séparer, c’est les perdre tous deux.

    Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,

    Que lui laisser gagner une telle victoire ?

    CRÉON

    Leur courroux est trop grand…

    JOCASTE

    Il peut être adouci.

    CRÉON

    Tous deux veulent régner.

    JOCASTE

    Ils régneront aussi.

    CRÉON

    On ne partage point la grandeur souveraine ;

    Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.

    JOCASTE

    L’intérêt de l’État leur servira de loi.

    CRÉON

    L’intérêt de l’État est de n’avoir qu’un roi,

    Qui d’un ordre constant gouvernant ses provinces,

    Accoutume à ces lois et le peuple et les princes.

    Ce règne interrompu de deux rois différents,

    En lui donnant deux rois lui donne deux tyrans.

    Par un ordre souvent l’un à l’autre contraire,

    Un frère détruirait ce qu’aurait fait un frère.

    Vous les verriez toujours former quelque attentat,

    Et changer tous les ans la face de l’État.

    Ce terme limité que l’on veut leur prescrire,

    Accroît leur violence en bornant leur empire.

    Tous deux feront gémir les peuples tour à tour.

    Pareils à ces torrents qui ne durent qu’un jour,

    Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,

    Et d’horribles dégâts signalent leur passage.

    JOCASTE

    On les verrait plutôt par de nobles projets,

    Se disputer tous deux l’amour de leurs sujets.

    Mais avouez, Créon, que toute votre peine

    C’est de voir que la paix rend votre attente vaine,

    Qu’elle assure à mes fils le trône où vous tendez,

    Et va rompre le piège où vous les attendez.

    Comme après leur trépas le droit de la naissance

    Fait tomber en vos mains la suprême puissance,

    Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils,

    Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis :

    Et votre ambition qui tend à leur fortune,

    Vous donne pour tous deux une haine commune ;

    Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,

    Et vous en servez un pour les perdre tous deux.

    CRÉON

    Je ne me repais point de pareilles chimères,

    Mes respects pour le roi sont ardents et sincères,

    Et mon ambition est de le maintenir

    Au trône où vous croyez que je veux parvenir.

    Le soin de sa grandeur est le seul qui m’anime.

    Je hais ses ennemis, et c’est là tout mon crime ;

    Je ne m’en cache point, mais à ce que je vois,

    Chacun n’est pas ici criminel comme moi.

    JOCASTE

    Je suis mère, Créon, et si j’aime son frère,

    La personne du roi ne m’en est pas moins chère ;

    De lâches courtisans peuvent bien le haïr,

    Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.

    ANTIGONE

    Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres,

    Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres ;

    Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis,

    Peut-être songez-vous que vous avez un fils.

    On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.

    CRÉON

    Oui, je le sais, Madame, et je lui fais justice,

    Je le dois en effet distinguer du commun ;

    Mais c’est pour le haïr encor plus que pas un.

    Et je souhaiterais dans ma juste colère,

    Que chacun le haït comme le hait son père.

    ANTIGONE

    Après tout ce qu’a fait la valeur de son bras,

    Tout le monde en ce point ne vous ressemble pas.

    CRÉON

    Je le vois bien, Madame, et c’est ce qui m’afflige ;

    Mais je sais bien à quoi sa révolte m’oblige,

    Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,

    C’est ce qui me le fait justement abhorrer.

    La honte suit toujours le parti des rebelles,

    Leurs grandes actions sont les plus criminelles;

    Ils signalent leur crime en signalant leur bras,

    Et la gloire n’est point où les rois ne sont pas.

    ANTIGONE

    Écoutez un peu mieux la voix de la nature.

    CRÉON

    Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure.

    ANTIGONE

    Mais un père à ce point doit-il être emporté ?

    Vous avez trop de haine.

    CRÉON

    Et vous trop de bonté.

    C’est trop parler, Madame, en faveur d’un rebelle.

    ANTIGONE

    L’innocence vaut bien que l’on parle pour elle.

    CRÉON

    Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.

    ANTIGONE

    Et je sais quel sujet vous le rend odieux.

    CRÉON

    L’amour a d’autres yeux que le commun des hommes.

    JOCASTE

    Vous abusez, Créon, de l’état où nous sommes,

    Tout vous semble permis, mais craignez mon courroux.

    Vos libertés enfin retomberaient sur vous.

    ANTIGONE

    L’intérêt du public agit peu sur son âme,

    Et l’amour du pays nous cache une autre flamme.

    Je le sais ; mais, Créon, j’en abhorre le cours,

    Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.

    CRÉON

    Je le ferai, Madame, et je veux par avance,

    Vous épargner encor jusques à ma présence.

    Aussi bien mes respects redoublent vos mépris,

    Et je vais faire place à ce bienheureux fils.

    Le roi m’appelle ailleurs, il faut que j’obéisse ;

    Adieu, faites venir Hémon et Polynice.

    JOCASTE

    N’en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux,

    Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.

    SCÈNE VI

    Jocaste, Antigone, Olympe.

    ANTIGONE

    Le perfide, à quel point son insolence monte !

    JOCASTE

    Ses superbes discours tourneront à sa honte.

    Bientôt si nos désirs sont exaucés des cieux,

    La paix nous vengera de cet ambitieux.

    Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère ;

    Appelons promptement Hémon et votre frère ;

    Je suis pour ce dessein prête à leur accorder

    Toutes les sûretés qu’il pourront demander.

    Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,

    Ciel, dispose à la paix le coeur de Polynice,

    Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs ;

    Et comme il faut enfin, fais parler mes douleurs.

    ANTIGONE, demeurant un peu après sa mère.

    Et si tu prends pitié d’une flamme innocente,

    Ô ciel ! en ramenant Hémon à son amante,

    Ramène-le fidèle, et permets en ce jour,

    Qu’en retrouvant l’amant je retrouve l’amour.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Antigone, Hémon.

    HÉMON

    Quoi, vous me refusez votre aimable présence,

    Après un an entier de supplice et d’absence ?

    Ne m’avez-vous, Madame, appelé près de vous,

    Que pour m’ôter sitôt un bien qui m’est si doux ?

    ANTIGONE

    Et voulez-vous sitôt que j’abandonne un frère ?

    Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère ?

    Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits,

    Le soin de votre amour à celui de la paix ?

    HÉMON

    Madame, à mon bonheur c’est chercher trop d’obstacles ;

    Ils iront bien sans nous consulter les oracles.

    Permettez que mon coeur en voyant vos beaux yeux,

    De l’état de son sort interroge ses Dieux.

    Puis-je leur demander sans être téméraire,

    S’ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire ?

    Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié ?

    Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié !

    Durant le triste cours d’une absence cruelle,

    Avez-vous souhaité que je fusse fidèle ?

    Songiez-vous que la mort menaçait loin de vous

    Un amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ?

    Ah! d’un si bel objet quand une âme est blessée ;

    Quand un coeur jusqu’à vous élève sa pensée,

    Qu’il est doux d’adorer tant de divins appas !

    Mais aussi que l’on souffre en ne les voyant pas !

    Un moment loin de vous me durait une année,

    J’aurais fini cent fois ma triste destinée,

    Si je n’eusse songé jusques à mon retour,

    Que mon éloignement vous prouvait mon amour ;

    Et que le souvenir de mon obéissance

    Pourrait en ma faveur parler en mon absence,

    Et que pensant à moi, vous penseriez aussi

    Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.

    ANTIGONE

    Oui je l’avais bien cru qu’une âme si fidèle

    Trouverait dans l’absence une peine cruelle.

    Et si mes sentiments se doivent découvrir,

    Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir ;

    Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume

    Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.

    Mais ne vous plaignez pas, mon coeur chargé d’ennui

    Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui.

    Surtout depuis le temps que dure cette guerre,

    Et que de gens armés vous couvrez cette terre,

    Ô Dieux ! à quels tourments mon coeur s’est vu soumis,

    Voyant des deux côtés ses plus tendres amis !

    Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles,

    J’en voyais et dehors et dedans nos murailles,

    Chaque assaut à mon coeur livrait mille combats,

    Et mille fois le jour je souffrais le trépas.

    HÉMON

    Mais enfin qu’ai-je fait en ce malheur extrême,

    Que ne m’ait ordonné ma princesse elle-même ?

    J’ai suivi Polynice, et vous l’avez voulu,

    Vous me l’avez prescrit par un ordre absolu.

    Je lui vouai dès lors une amitié sincère,

    Je quittai mon pays, j’abandonnai mon père ;

    Sur moi par ce départ j’attirai son courroux,

    Et pour tout dire, enfin, je m’éloignai de vous.

    ANTIGONE

    Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice.

    C’est moi que vous serviez en servant Polynice ;

    Il m’était cher alors comme il est aujourd’hui,

    Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui.

    Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,

    Et j’avais sur son coeur une entière puissance ;

    Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,

    Et les chagrins du frère étaient ceux de la soeur.

    Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire,

    Il aimerait la paix, pour qui mon coeur soupire.

    Notre commun malheur en serait adouci ;

    Je le verrais, Hémon, vous me verriez aussi.

    HÉMON

    De cette affreuse guerre il abhorre l’image.

    Je l’ai vu soupirer de douleur et de rage,

    Lorsque pour remonter au trône paternel,

    On le força de prendre un chemin si cruel.

    Espérons que le ciel touché de nos misères,

    Achèvera bientôt de réunir les frères ;

    Puisse-t-il rétablir l’amitié dans leur coeur,

    Et conserver l’amour dans celui de la soeur !

    ANTIGONE

    Hélas ! ne doutez point que ce dernier ouvrage

    Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage ;

    Je les connais tous deux, et je répondrais bien

    Que leur coeur, cher Hémon, est plus dur que le mien.

    Mais les Dieux quelquefois font de plus grands miracles.

    SCÈNE II

    Antigone, Hémon, Olympe.

    ANTIGONE

    Hé bien apprendrons-nous ce qu’ont dit les oracles ?

    Que faut-il faire ?

    OLYMPE

    Hélas !

    ANTIGONE

    Quoi ? Qu’en a-t-on appris ?

    Est-ce la guerre, Olympe ?

    OLYMPE

    Ah ! c’est encore pis.

    HÉMON

    Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ?

    OLYMPE

    Prince pour en juger écoutez leur réponse.

    Thébains pour n’avoir plus de guerres,

    Il faut par un ordre fatal,

    Que le dernier du sang royal,

    Par son trépas ensanglante vos terres.

    ANTIGONE

    Ô Dieux ! que vous a fait ce sang infortuné,

    Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné ?

    N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père ?

    Tout notre sang doit-il sentir votre colère ?

    HÉMON

    Madame, cet arrêt ne vous regarde pas.

    Votre vertu vous met à couvert du trépas.

    Les Dieux savent trop bien connaître l’innocence.

    ANTIGONE

    Et ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance.

    Mon innocence, Hémon, serait un faible appui,

    Fille d’Oedipe, il faut que je meure pour lui.

    Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plainte.

    Et s’il faut avouer le sujet de ma crainte,

    C’est pour vous que je crains. Oui, cher Hémon, pour vous.

    De ce sang malheureux vous sortez comme nous ;

    Et je ne vois que trop que le courroux céleste

    Vous rendra comme à nous cet honneur bien funeste,

    Et fera regretter aux princes des Thébains,

    De n’être pas sortis du dernier des humains.

    HÉMON

    Peut-on se repentir d’un si grand avantage ?

    Un si noble trépas flatte trop mon courage,

    Et du sang de ses rois il est beau d’être issu,

    Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu.

    ANTIGONE

    Et quoi si parmi nous on a fait quelque offense,

    Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance,

    Et n’est-ce pas assez du père et des enfants,

    Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ?

    C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres,

    Punissez-nous, grands Dieux, mais épargnez les autres.

    Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui

    Et je vous perds peut-être encore plus que lui.

    Le ciel punit sur vous, et sur votre famille,

    Et les crimes du père et l’amour de la fille ;

    Et ce funeste amour vous nuit encore plus,

    Que les crimes d’Oedipe et le sang de Laïus.

    HÉMON

    Quoi ? mon amour, Madame ? Et qu’a-t-il de funeste ?

    Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ?

    Et puisque sans colère il est reçu de vous,

    En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ?

    Vous seule en mes soupirs êtes intéressée,

    C’est à vous à juger s’il vous ont offensée,

    Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants,

    Ils seront criminels ou seront innocents.

    Que le ciel à son gré de ma perte dispose,

    J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause,

    Glorieux de mourir pour le sang de mes rois,

    Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.

    Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage ?

    Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ?

    En vain les Dieux voudraient différer mon trépas,

    Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas.

    Mais peut-être après tout notre frayeur est vaine,

    Attendons… Mais voici Polynice et la reine.

    SCÈNE III

    Jocaste, Polynice, Antigone, Hémon.

    POLYNICE

    Madame, au nom des Dieux, cessez de m’arrêter.

    Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter.

    J’espérais que du ciel la justice infinie

    Voudrait se déclarer contre la tyrannie,

    Et que lassé de voir répandre tant de sang,

    Il rendrait à chacun son légitime rang,

    Mais puisque ouvertement il tient pour l’injustice,

    Et que des criminels il se rend le complice,

    Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté,

    Quand le ciel est injuste, écoute l’équité ?

    Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,

    D’un fier usurpateur ministre violente,

    Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,

    Et qu’il anime encor tout éloigné qu’il est ?

    La raison n’agit point sur une populace.

    De ce peuple déjà j’ai ressenti l’audace,

    Et loin de me reprendre après m’avoir chassé,

    Il croit voir un tyran dans un prince offensé.

    Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance,

    Il croit que tout le monde aspire à la vengeance,

    De ses inimitiés rien n’arrête le cours,

    Quand il hait une fois il veut haïr toujours.

    JOCASTE

    Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,

    Et que tous les Thébains redoutent votre règne,

    Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner

    Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner ?

    POLYNICE

    Est-ce au peuple, Madame, à se choisir un maître ?

    Sitôt qu’il hait un roi doit-on cesser de l’être ?

    Sa haine ou son amour sont-ce les premiers droits,

    Qui font monter au trône ou descendre les rois ?

    Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse,

    Le sang nous met au trône, et non pas son caprice ;

    Ce que le sang lui donne il le doit accepter,

    Et s’il n’aime son prince il le doit respecter.

    JOCASTE

    Vous serez un tyran haï de vos provinces.

    POLYNICE

    Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;

    De ce titre odieux mes droits me sont garants,

    La haine des sujets ne fait pas les tyrans.

    Appelez de ce nom Étéocle lui-même.

    JOCASTE

    Il est aimé de tous.

    POLYNICE

    C’est un tyran qu’on aime,

    Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir

    Au rang où par la force il a su parvenir.

    Et son orgueil le rend par un effet contraire,

    Esclave de son peuple et tyran de son frère.

    Pour commander tout seul il veut bien obéir,

    Et se fait mépriser pour me faire haïr.

    Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître.

    Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître:

    Mais je croirais trahir la majesté des rois,

    Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.

    JOCASTE

    Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes !

    Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ?

    Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,

    Vous de verser du sang, moi de verser des pleurs ?

    N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?

    Ma fille, s’il se peut, retenez votre frère,

    Le cruel pour vous seule avait de l’amitié.

    ANTIGONE

    Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié,

    Que pourrais-je espérer d’une amitié passée,

    Qu’un long éloignement n’a que trop effacée ?

    À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang,

    Il n’aime, il ne se plaît qu’à répandre du sang.

    Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,

    Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime,

    Dont l’âme généreuse avait tant de douceur,

    Qui respectait sa mère et chérissait sa soeur.

    La nature pour lui n’est plus qu’une chimère,

    Il méconnaît sa soeur, il méprise sa mère,

    Et l’ingrat en l’état où son orgueil l’a mis,

    Nous croit des étrangers ou bien des ennemis.

    POLYNICE

    N’imputez point ce crime à mon âme affligée.

    Dites plutôt, ma soeur, que vous êtes changée ;

    Dites que de mon rang l’injuste usurpateur

    M’a su ravir encor l’amitié de ma soeur.

    Je vous connais toujours et suis toujours le même.

    ANTIGONE

    Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime,

    Que d’être inexorable à mes tristes soupirs,

    Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ?

    POLYNICE

    Mais vous-même, ma soeur, est-ce aimer votre frère,

    Que de lui faire ici cette injuste prière,

    Et me vouloir ravir le sceptre de la main ?

    Dieux ! qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain ?

    C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage.

    ANTIGONE

    Non non vos intérêts me touchent davantage ;

    Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point,

    Avec vos ennemis ils ne conspirent point.

    Cette paix que je veux me serait un supplice,

    S’il en devait coûter le sceptre à Polynice,

    Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends,

    C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps.

    Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie,

    Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie,

    Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux,

    Sans que vous répandiez un sang si précieux.

    Pouvez-vous refuser cette grâce légère

    Aux larmes d’une soeur, aux soupirs d’une mère ?

    JOCASTE

    Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter ?

    Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ?

    Quoi ce jour tout entier n’est-il pas de la trêve,

    Dès qu’elle a commencé faut-il qu’elle s’achève ?

    Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas,

    Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas.

    ANTIGONE

    Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible,

    Aux larmes de sa mère il a paru sensible,

    Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui,

    Vous l’appelez cruel, vous l’êtes plus que lui.

    HÉMON

    Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans peine,

    Laisser agir encor la princesse et la reine,

    Accordez tout ce jour à leur pressant désir,

    Voyons si leur dessein ne pourra réussir.

    Ne donnez pas la joie au prince votre frère,

    De dire que sans vous la paix se pouvait faire.

    Vous aurez satisfait une mère, une soeur,

    Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.

    Mais que veut ce soldat ? Son âme est toute émue.

    SCÈNE IV

    Jocaste, Polynice, Antigone, Hémon, un soldat.

    UN SOLDAT.

    Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue,

    Créon et les Thébains, par l’ordre de leur roi,

    Attaquent votre armée et violent leur foi.

    Le brave Hippomédon s’efforce en votre absence,

    De soutenir leur choc de toute sa puissance,

    Par son ordre, Seigneur, je vous viens avertir.

    POLYNICE

    Ah les traîtres ! Allons, Hémon, il faut sortir.

    À la reine.

    Madame, vous voyez comme il tient sa parole ;

    Mais il veut le combat, il m’attaque, et j’y vole.

    JOCASTE

    Polynice, mon fils… Mais il ne m’entend plus,

    Aussi bien que mes pleurs mes cris sont superflus.

    Chère Antigone, allez, courez à ce barbare.

    Du moins allez prier Hémon qu’il les sépare.

    La force m’abandonne, et je n’y puis courir,

    Tout ce que je puis faire, hélas ! c’est de mourir.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Jocaste, Olympe.

    JOCASTE

    Olympe, va-t-en voir ce funeste spectacle.

    Va voir si leur fureur n’a point trouvé d’obstacle.

    Si rien n’a pu toucher l’un ou l’autre parti ;

    On dit qu’à ce dessein Ménécée est sorti.

    OLYMPE

    Je ne sais quel dessein animait son courage,

    Une héroïque ardeur brillait sur son visage ;

    Mais vous devez, Madame, espérer jusqu’au bout.

    JOCASTE

    Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout.

    Éclaircis promptement ma triste inquiétude.

    OLYMPE

    Mais vous dois-je laisser en cette solitude ?

    JOCASTE

    Va, je veux être seule en l’état où je suis,

    Si toutefois on peut l’être avec tant d’ennuis.

    SCÈNE II

    JOCASTE, seule.

    Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes ?

    N’épuiseront-ils point les vengeances célestes ?

    Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,

    Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?

    Ô ciel ! que tes rigueurs seraient peu redoutables,

    Si la foudre d’abord accablait les coupables !

    Et que tes châtiments paraissent infinis,

    Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !

    Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infâme,

    Où de mon propre fils je me trouvai la femme,

    Le moindre des tourments que mon coeur a soufferts,

    Égale tous les maux que l’on souffre aux Enfers :

    Et toutefois, ô Dieux, un crime involontaire

    Devait-il attirer toute votre colère ?

    Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné ?

    Vous-mêmes dans mes bras vous l’avez amené.

    C’est vous dont la rigueur m’ouvrit ce précipice.

    Voilà de ces grands Dieux la suprême justice,

    Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas,

    Ils nous le font commettre, et ne l’excusent pas.

    Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,

    Afin d’en faire après d’illustres misérables ?

    Et ne peuvent-ils point quand ils sont en courroux,

    Chercher des criminels à qui le crime est doux ?

    SCÈNE III

    Jocaste, Antigone.

    JOCASTE

    Hé bien en est-ce fait ? L’un ou l’autre perfide

    Vient-il d’exécuter son noble parricide ?

    Parlez, parlez, ma fille !

    ANTIGONE

    Ah ! Madame, en effet,

    L’oracle est accompli, le ciel est satisfait.

    JOCASTE

    Quoi mes deux fils sont morts ?

    ANTIGONE

    Un autre sang, Madame,

    Rend la paix à l’État et le calme à votre âme :

    Un sang digne des rois dont il est découlé,

    Un héros pour l’État s’est lui-même immolé.

    Je courais pour fléchir Hémon et Polynice,

    Ils étaient déjà loin avant que je sortisse.

    Ils ne m’entendaient plus, et mes cris douloureux

    Vainement par leur nom les rappelaient tous deux.

    Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille,

    Et moi je suis montée au haut de la muraille,

    D’où le peuple étonné regardait comme moi,

    L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi.

    À cet instant fatal le dernier de nos princes,

    L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces,

    Ménécée en un mot, digne frère d’Hémon,

    Et trop indigne aussi d’être fils de Créon,

    De l’amour du pays montrant son âme atteinte,

    Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte,

    Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains,

    Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez inhumains.

    Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle,

    Les soldats étonnés de ce nouveau spectacle,

    De leur noire fureur ont suspendu le cours,

    Et ce prince aussitôt poursuivant son discours,

    Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées,

    Par qui vous allez voir vos misères bornées.

    Je suis le dernier sang de vos rois descendu,

    Qui par l’ordre des Dieux doit être répandu.

    Recevez donc ce sang que ma main va répandre,

    Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre.

    Il se tait, et se frappe en achevant ces mots,

    Et les Thébains voyant expirer ce héros,

    Comme si leur salut devenait leur supplice,

    Regardent en tremblant ce noble sacrifice.

    J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang

    Pour venir embrasser ce frère tout en sang.

    Créon à son exemple a jeté bas les armes,

    Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes,

    Et l’un et l’autre camp les voyant retirés,

    Ont quitté le combat et se sont séparés.

    Et moi le coeur tremblant, et l’âme toute émue,

    D’un si funeste objet j’ai détourné la vue,

    De ce prince admirant l’héroïque fureur.

    JOCASTE

    Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur.

    Est-il possible, ô Dieux, qu’après ce grand miracle,

    Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ?

    Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,

    Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ?

    La refuserez-vous cette noble victime ?

    Si la vertu vous touche autant que fait le crime,

    Si vous donnez les prix comme vous punissez,

    Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?

    ANTIGONE

    Oui, oui cette vertu sera récompensée,

    Les Dieux sont trop payés du sang de Ménécée ;

    Et le sang d’un héros auprès des immortels,

    Vaut seul plus que celui de mille criminels.

    JOCASTE

    Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale.

    Toujours à ma douleur il met quelque intervalle.

    Mais hélas ! quand sa main semble me secourir

    C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr.

    Il a mis cette nuit quelque fin à mes larmes,

    Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes.

    S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,

    Un oracle cruel me l’ôte pour jamais.

    Il m’amène mon fils, il veut que je le voie,

    Mais hélas ! Combien cher me vend-il cette joie !

    Ce fils est insensible, et ne m’écoute pas,

    Et soudain il me l’ôte et l’engage aux combats.

    Ainsi toujours cruel, et toujours en colère,

    Il feint de s’apaiser et devient plus sévère,

    Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler,

    Et retire son bras pour me mieux accabler.

    ANTIGONE

    Madame, espérons tout de ce dernier miracle.

    JOCASTE

    La haine de mes fils est un trop grand obstacle.

    Polynice endurci n’écoute que ses droits,

    Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix.

    Oui du lâche Créon. Cette âme intéressée

    Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée :

    En vain pour nous sauver ce grand prince se perd,

    Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.

    De deux jeunes héros cet infidèle père…

    ANTIGONE

    Ah ! le voici, Madame, avec le roi mon frère.

    SCÈNE IV

    Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon.

    JOCASTE

    Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi ?

    ÉTÉOCLE

    Madame, ce combat n’est point venu de moi,

    Mais de quelques soldats tant d’Argos que des nôtres,

    Qui s’étant querellés les uns avec les autres,

    Ont insensiblement tout le corps ébranlé,

    Et fait un grand combat d’un simple démêlé.

    La bataille sans doute allait être cruelle,

    Et son événement vidait notre querelle,

    Quand du fils de Créon l’héroïque trépas,

    De tous les combattants a retenu le bras.

    Ce prince, le dernier de la race royale,

    S’est appliqué des Dieux la réponse fatale,

    Et lui-même à la mort il s’est précipité,

    De l’amour du pays noblement transporté.

    JOCASTE

    Ah ! si le seul amour qu’il eut pour sa patrie,

    Le rendit insensible aux douceurs de la vie,

    Mon fils ce même amour ne peut-il seulement,

    De votre ambition vaincre l’emportement ?

    Un exemple si beau vous invite à le suivre,

    Il ne faudra cesser de régner ni de vivre.

    Vous pouvez en cédant un peu de votre rang,

    Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang.

    Il ne faut que cesser de haïr votre frère,

    Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.

    Ô Dieux ! aimer un frère est-ce un plus grand effort,

    Que de haïr la vie et courir à la mort ?

    Et doit-il être enfin plus facile en un autre,

    De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ?

    ÉTÉOCLE

    Son illustre vertu me charme comme vous,

    Et d’un si beau trépas je suis même jaloux.

    Et toutefois, Madame, il faut que je vous die,

    Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie ;

    La gloire bien souvent nous porte à la haïr,

    Mais peu de souverains font gloire d’obéir.

    Les Dieux voulaient son sang, et ce prince sans crime

    Ne pouvait à l’État refuser sa victime ;

    Mais ce même pays qui demandait son sang,

    Demande que je règne et m’attache à mon rang.

    Jusqu’à ce qu’il m’en ôte il faut que j’y demeure.

    Il n’a qu’à prononcer j’obéirai sur l’heure,

    Et Thèbes me verra pour apaiser son sort,

    Et descendre du trône, et courir à la mort.

    CRÉON

    Ah ! Ménécée est mort, le ciel n’en veut point d’autre.

    Laissez couler son sang sans y mêler le vôtre,

    Et puisqu’il l’a versé pour nous donner la paix,

    Accordez-la, Seigneur, à nos justes souhaits.

    ÉTÉOCLE

    Eh quoi ? même Créon pour la paix se déclare ?

    CRÉON

    Pour avoir trop aimé cette guerre barbare,

    Vous voyez les malheurs où le ciel m’a plongé.

    Mon fils est mort, Seigneur.

    ÉTÉOCLE

    Il faut qu’il soit vengé.

    CRÉON

    Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême ?

    ÉTÉOCLE

    Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thèbes même,

    Vengez-la, vengez-vous.

    CRÉON

    Ah ! dans ses ennemis,

    Je trouve votre frère, et je trouve mon fils.

    Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre ?

    Et dois-je perdre un fils pour en venger un autre ?

    Seigneur, mon sang m’est cher, le vôtre m’est sacré,

    Serai-je sacrilège ou bien dénaturé ?

    Souillerai-je ma main d’un sang que je révère ?

    Serai-je parricide, afin d’être bon père ?

    Un si cruel secours ne me peut soulager,

    Et ce serait me perdre au lieu de me venger.

    Tout le soulagement où ma douleur aspire,

    C’est qu’au moins mes malheurs servent à votre empire.

    Je me consolerai si ce fils que je plains,

    Assure par sa mort le repos des Thébains.

    Le ciel promet la paix au sang de Ménécée,

    Achevez-la, Seigneur, mon fils l’a commencée,

    Accordez-lui ce prix qu’il en a prétendu,

    Et que son sang en vain ne soit pas répandu.

    JOCASTE

    Non, puisqu’à nos malheurs vous devenez sensible,

    Au sang de Ménécée il n’est rien d’impossible :

    Que Thèbes se rassure après ce grand effort,

    Puisqu’il change votre âme, il changera son sort.

    La paix dès ce moment n’est plus désespérée,

    Puisque Créon la veut je la tiens assurée,

    Bientôt ces coeurs de fer se verront adoucis,

    Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.

    À Étéocle.

    Qu’un si grand changement vous désarme et vous touche,

    Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche,

    Soulagez une mère, et consolez Créon,

    Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon.

    ÉTÉOCLE

    Mais enfin, c’est vouloir que je m’impose un maître,

    Vous ne l’ignorez pas, Polynice veut l’être ;

    Il demande surtout le pouvoir souverain,

    Et ne veut revenir que le sceptre à la main.

    SCÈNE V

    Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon, Attale.

    ATTALE

    Polynice, Seigneur, demande une entrevue ;

    C’est ce que d’un héraut nous apprend la venue ;

    Il vous offre, Seigneur, ou de venir ici,

    Ou d’attendre en son camp.

    CRÉON

    Peut-être qu’adouci,

    Il songe à terminer une guerre si lente,

    Et son ambition n’est plus si violente :

    Par ce dernier combat il apprend aujourd’hui,

    Que vous êtes au moins aussi puissant que lui.

    Les Grecs mêmes sont las de servir sa colère,

    Et j’ai su depuis peu que le roi son beau-père,

    Préférant à la guerre un solide repos,

    Se réserve Mycène, et le fait roi d’Argos.

    Tout courageux qu’il est, sans doute il ne souhaite,

    Que de faire en effet une honnête retraite.

    Puisqu’il s’offre à vous voir croyez qu’il veut la paix.

    Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais.

    Tâchez dans ce dessein de l’affermir vous-même,

    Et lui promettez tout hormis le diadème.

    ÉTÉOCLE

    Hormis le diadème il ne demande rien.

    JOCASTE

    Mais voyez-le du moins.

    CRÉON

    Oui puisqu’il le veut bien,

    Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire,

    Et le sang reprendra son empire ordinaire.

    ÉTÉOCLE

    Allons donc le chercher.

    JOCASTE

    Mon fils, au nom des Dieux,

    Attendez-le plutôt. Voyez-le dans ces lieux.

    ÉTÉOCLE

    Hé bien, Madame, hé bien qu’il vienne, et qu’on lui donne

    Toutes les sûretés qu’il faut pour sa personne.

    Allons.

    ANTIGONE

    Ah ! Si ce jour rend la paix aux Thébains,

    Elle sera, Créon, l’ouvrage de vos mains.

    SCÈNE VI

    Créon, Attale.

    CRÉON

    L’intérêt des Thébains n’est pas ce qui vous touche,

    Dédaigneuse princesse, et cette âme farouche,

    Qui semble me flatter après tant de mépris,

    Songe moins à la paix qu’au retour de mon fils.

    Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone

    Aussi bien que mon coeur dédaignera le trône,

    Nous verrons quand les Dieux m’auront fait votre roi,

    Si ce fils bienheureux l’emportera sur moi.

    ATTALE

    Et qui n’admirerait un changement si rare ?

    Créon même, Créon pour la paix se déclare.

    CRÉON

    Tu crois donc que la paix est l’objet de mes soins.

    ATTALE

    Oui je le crois, Seigneur, quand j’y pensais le moins

    Et voyant qu’en effet ce beau soin vous anime,

    J’admire à tous moments cet effort magnanime,

    Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.

    Ménécée en mourant n’a rien fait de plus beau.

    Et qui peut immoler sa haine à sa patrie,

    Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.

    CRÉON

    Ah ! sans doute qui peut d’un généreux effort,

    Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.

    Quoi je négligerais le soin de ma vengeance ?

    Et de mon ennemi je prendrais la défense ?

    De la mort de mon fils Polynice est l’auteur,

    Et moi je deviendrais son lâche protecteur ?

    Quand je renoncerais à cette haine extrême,

    Pourrais-je bien cesser d’aimer le diadème,

    Non non tu me verras d’une constante ardeur,

    Haïr mes ennemis et chérir ma grandeur.

    Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères ;

    Je rougis d’obéir où régnèrent mes pères ;

    Je brûle de me voir au rang de mes aïeux,

    Et je l’envisageai dès que j’ouvris les yeux.

    Surtout depuis deux ans ce noble soin m’inspire,

    Je ne fais point de pas qui ne tende à l’empire.

    Des princes mes neveux j’entretiens la fureur,

    Et mon ambition autorise la leur.

    D’Étéocle d’abord j’appuyai l’injustice,

    Je lui fis refuser le trône à Polynice.

    Tu sais que je pensais dès lors à m’y placer ;

    Et je l’y mis, Attale, afin de l’en chasser.

    ATTALE

    Mais, Seigneur, si la guerre eut pour vous tant de charmes,

    D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?

    Et puisque leur discorde est l’objet de vos voeux,

    Pourquoi par vos conseils vont-ils se voir tous deux ?

    CRÉON

    Plus qu’à mes ennemis la guerre m’est mortelle,

    Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle ;

    Il s’arme contre moi de mon propre dessein,

    Il se sert de mon bras pour me percer le sein.

    La guerre s’allumait, lorsque pour mon supplice,

    Hémon m’abandonna pour servir Polynice ;

    Les deux frères par moi devinrent ennemis,

    Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.

    Enfin ce même jour je fais rompre la trêve,

    J’excite le soldat, tout le camp se soulève,

    On se bat, et voilà qu’un fils désespéré,

    Meurt et rompt un combat que j’ai tant préparé.

    Mais il me reste un fils et je sens que je l’aime,

    Tout rebelle qu’il est, et tout mon rival même.

    Sans le perdre je veux perdre mes ennemis,

    Il m’en coûterait trop s’il m’en coûtait deux fils.

    Des deux princes d’ailleurs la haine est trop puissante :

    Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente ;

    Moi-même je saurai si bien l’envenimer,

    Qu’il périront tous deux plutôt que de s’aimer.

    Les autres ennemis n’ont que de courtes haines,

    Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,

    Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir

    Ceux que des noeuds si forts n’ont pas su retenir.

    L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère.

    Mais leur éloignement ralentit leur colère.

    Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi,

    Quand il est loin de nous on la perd à demi.

    Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient ;

    Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient,

    Que rappelant leur haine au lieu de la chasser,

    Il s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser.

    ATTALE

    Vous n’avez plus, Seigneur, à craindre que vous-même,

    On porte ses remords avec le diadème.

    CRÉON

    Quand on est sur le trône on a bien d’autres soins,

    Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.

    Du plaisir de régner une âme possédée,

    De tout le temps passé détourne son idée,

    Et de tout autre objet un esprit éloigné

    Croit n’avoir point vécu tant qu’il n’a point régné.

    Mais allons : le remords n’est pas ce qui me touche,

    Et je n’ai plus un coeur que le crime effarouche.

    Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts,

    Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Étéocle, Créon.

    ÉTÉOCLE

    Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre,

    Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre :

    Nous verrons ce qu’il veut, mais je répondrais bien,

    Que par cette entrevue on n’avancera rien.

    Je connais Polynice et son humeur altière,

    Je sais bien que sa haine est encor toute entière,

    Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours,

    Et pour moi je sens bien que je le hais toujours.

    CRÉON

    Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine,

    Vous devez ce me semble apaiser votre haine.

    ÉTÉOCLE

    Je ne sais si mon coeur s’apaisera jamais :

    Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.

    Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée,

    Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année,

    Elle est née avec nous, et sa noire fureur,

    Aussitôt que la vie entra dans notre coeur.

    Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance,

    Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance.

    Triste et fatal effet d’un sang incestueux.

    Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,

    Dans les flancs de ma mère une guerre intestine

    De nos divisions lui marqua l’origine.

    Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,

    Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.

    On dirait que le ciel par un arrêt funeste,

    Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste,

    Et que dans notre sang il voulut mettre au jour

    Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour.

    Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,

    Ne crois pas que pour lui ma haine diminue.

    Plus il approche, et plus il me semble odieux,

    Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.

    J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire.

    Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.

    Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié,

    Et je crains son courroux moins que son amitié.

    Je veux pour donner cours à mon ardente haine,

    Que sa fureur au moins autorise la mienne ;

    Et puisqu’enfin mon coeur ne saurait se trahir,

    Je veux qu’il me déteste afin de le haïr.

    Tu verras que sa rage est encore la même,

    Et que toujours son coeur aspire au diadème ;

    Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner ;

    Et qu’on peut bien le vaincre et non pas le gagner.

    CRÉON

    Domptez-le donc, Seigneur, s’il demeure inflexible.

    Quelque fier qu’il puisse être il n’est pas invincible ;

    Et puisque la raison ne peut rien sur son coeur,

    Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.

    Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes,

    Je serai le premier à reprendre les armes,

    Et si je demandais qu’on en rompît le cours,

    Je demande encor plus que vous régniez toujours.

    Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse,

    S’il faut avec la paix recevoir Polynice,

    Qu’on ne nous vienne plus vanter un bien si doux.

    La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.

    Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche,

    Ne le soumettez pas à ce prince farouche,

    Si la paix se peut faire il la veut comme moi.

    Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son roi.

    Cependant écoutez le prince votre frère,

    Et s’il se peut, Seigneur, cachez votre colère.

    Feignez… Mais quelqu’un vient.

    SCÈNE II

    Étéocle, Créon, Attale.

    ÉTÉOCLE

    Sont-ils bien près d’ici ?

    Vont-ils venir, Attale ?

    ATTALE

    Oui, Seigneur, les voici.

    Ils ont trouvé d’abord la princesse et la reine,

    Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.

    ÉTÉOCLE

    Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux.

    Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous !

    CRÉON

    Ah ! le voici. Fortune achève mon ouvrage,

    Et livre-les tous deux aux transports de leur rage.

    SCÈNE III

    Jocaste, Étéocle, Polynice, Antigone, Hémon, Créon.

    JOCASTE

    Me voici donc tantôt au comble de mes voeux,

    Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.

    Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence,

    Dans ce même palais où vous prîtes naissance ;

    Et moi par un bonheur où je n’osais penser,

    L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser.

    Commencez donc, mon fils, cette union si chère,

    Et que chacun de vous reconnaisse son frère :

    Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ;

    Mais pour en mieux juger voyez-les de plus près.

    Surtout que le sang parle et fasse son office.

    Approchez Étéocle, avancez Polynice.

    Hé quoi ? loin d’approcher vous reculez tous deux ?

    D’où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux ?

    N’est-ce point que chacun d’une âme irrésolue,

    Pour saluer son frère, attend qu’il le salue,

    Et qu’affectant l’honneur de céder le dernier,

    L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier ?

    Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime,

    Où le plus furieux passe pour magnanime !

    Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux,

    Et les premiers vaincus sont les plus généreux.

    Voyons donc qui des deux aura plus de courage,

    Qui voudra le premier triompher de sa rage.

    Quoi vous n’en faites rien ? C’est à vous d’avancer,

    Et venant de si loin vous devez commencer :

    Commencez, Polynice, embrassez votre frère,

    Et montrez…

    ÉTÉOCLE

    Hé ! Madame à quoi bon ce mystère ?

    Tous ces embrassements ne sont guère à propos,

    Qu’il parle, qu’il s’explique et nous laisse en repos.

    POLYNICE

    Quoi faut-il davantage expliquer mes pensées ?

    On les peut découvrir par les choses passées :

    La guerre, les combats, tant de sang répandu,

    Tout cela dit assez que le trône m’est dû.

    ÉTÉOCLE

    Et ces mêmes combats, et cette même guerre,

    Ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre,

    Tout cela dit assez que le trône est à moi.

    Et tant que je respire il ne peut être à toi.

    POLYNICE

    Tu sais qu’injustement tu remplis cette place.

    ÉTÉOCLE

    L’injustice me plaît pourvu que je t’en chasse.

    POLYNICE

    Si tu n’en veux sortir, tu pourras en tomber.

    ÉTÉOCLE

    Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.

    JOCASTE

    Ô Dieux ! que je me vois cruellement déçue !

    N’avais-je tant pressé cette fatale vue,

    Que pour les désunir encor plus que jamais ?

    Ah ! mes fils, est-ce là comme on parle de paix ?

    Quittez au nom des Dieux, ces tragiques pensées,

    Ne renouvelez point vos discordes passées,

    Vous n’êtes pas ici dans un champ inhumain.

    Est-ce moi qui vous met les armes à la main ?

    Considérez ces lieux où vous prîtes naissance.

    Leur aspect sur vos coeurs n’a-t-il point de puissance ?

    C’est ici que tous deux vous reçûtes le jour,

    Tout ne vous parle ici que de paix et d’amour.

    Ces princes, votre soeur, tout condamne vos haines,

    Enfin moi qui pour vous pris toujours tant de peines,

    Qui pour vous réunir immolerais… Hélas !

    Ils détournent la tête, et ne m’écoutent pas.

    Tous deux pour s’attendrir ils ont l’âme trop dure,

    Ils ne connaissent plus la voix de la nature.

    À Polynice.

    Et vous que je croyais plus doux et plus soumis…

    POLYNICE

    Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis.

    Il ne saurait régner sans se rendre parjure.

    JOCASTE

    Une extrême justice est souvent une injure.

    Le trône vous est dû, je n’en saurais douter ;

    Mais vous le renversez en voulant y monter.

    Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?

    Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,

    Détruire cet empire afin de le gagner ?

    Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ?

    Thèbes avec raison craint le règne d’un prince,

    Qui de fleuves de sang inonde sa province.

    Voudrait-elle obéir à votre injuste loi ?

    Vous êtes son tyran avant qu’être son roi.

    Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire,

    Si la vertu se perd quand on gagne l’empire,

    Lorsque vous régnerez que serez-vous hélas !

    Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas ?

    POLYNICE

    Ah ! si je suis cruel on me force de l’être,

    Et de mes actions je ne suis pas le maître :

    J’ai honte des horreurs où je me vois contraint,

    Et c’est injustement que le peuple me craint.

    Mais il faut en effet soulager ma patrie,

    De ses gémissements mon âme est attendrie.

    Trop de sang innocent se verse tous les jours,

    Il faut de ses malheurs que j’arrête le cours.

    Et sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,

    À l’auteur de mes maux il faut que je m’adresse :

    Il suffit aujourd’hui de son sang ou du mien.

    JOCASTE

    Du sang de votre frère ?

    POLYNICE

    Oui Madame, du sien.

    Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.

    Oui, cruel, et c’est là le dessein qui m’amène.

    Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler,

    À tout autre qu’à toi je craignais d’en parler.

    Tout autre aurait voulu condamner ma pensée,

    Et personne en ces lieux ne te l’eût annoncée.

    Je te l’annonce donc. C’est à toi de prouver

    Si ce que tu ravis tu le sais conserver ;

    Montre-toi digne enfin d’une si belle proie.

    ÉTÉOCLE

    J’accepte ton dessein et l’accepte avec joie.

    Créon sait là-dessus quel était mon désir.

    J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir.

    Je te crois maintenant digne du diadème,

    Et te le vais porter au bout de ce fer même.

    JOCASTE

    Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein,

    Et commencez par moi votre horrible dessein.

    Ne considérez point que je suis votre mère,

    Considérez en moi celle de votre frère.

    Si de votre ennemi vous recherchez le sang,

    Recherchez-en la source en ce malheureux flanc.

    Je suis de tous les deux la commune ennemie,

    Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ;

    Cet ennemi sans moi ne verrait pas le jour.

    S’il meurt ne faut-il pas que je meure à mon tour ?

    N’en doutez point, sa mort me doit être commune,

    Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une,

    Et sans être ni doux ni cruel à demi,

    Il faut me perdre ou bien sauver votre ennemi.

    Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime,

    Barbares, rougissez de commettre un tel crime ;

    Ou si le crime enfin vous plaît tant à chacun,

    Barbares rougissez de n’en commettre qu’un.

    Aussi bien ce n’est point que l’amour vous retienne,

    Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne.

    Vous vous garderiez bien, cruels, de m’épargner,

    Si je vous empêchais un moment de régner.

    Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ?

    POLYNICE

    J’épargne mon pays.

    JOCASTE

    Et vous tuez un frère.

    POLYNICE

    Je punis un méchant.

    JOCASTE

    Et sa mort aujourd’hui,

    Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.

    POLYNICE

    Faut-il que de ma main je couronne ce traître,

    Et que de cour en cour j’aille chercher un maître ;

    Qu’errant et vagabond je quitte mes États,

    Pour observer des lois qu’il ne respecte pas ?

    De ses propres forfaits serai-je la victime ?

    Le diadème est-il le partage du crime ?

    Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ?

    Et cependant il règne et je suis exilé.

    JOCASTE

    Mais si le roi d’Argos vous cède une couronne…

    POLYNICE

    Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?

    En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté ?

    Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?

    D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse,

    Et d’un prince étranger que je brigue la place ?

    Non non, sans m’abaisser à lui faire la cour,

    Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.

    JOCASTE

    Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père,

    La main de tous les deux vous sera toujours chère.

    POLYNICE

    Non non, la différence est trop grande pour moi,

    L’un me ferait esclave, et l’autre me fait roi.

    Quoi ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme ?

    D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme.

    Le trône sans l’amour me serait donc fermé ?

    Je ne régnerais pas si l’on ne m’eût aimé ?

    Je veux m’ouvrir le trône ou jamais n’y paraître

    Et quand j’y monterai j’y veux monter en maître ;

    Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir,

    Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr.

    Enfin de ma grandeur je veux être l’arbitre,

    N’être point roi, Madame, ou l’être à juste titre ;

    Que le sang me couronne, ou s’il ne suffit pas,

    Je veux à son secours n’appeler que mon bras.

    JOCASTE

    Faites plus, tenez tout de votre grand courage,

    Que votre bras tout seul fasse votre partage,

    Et dédaignant les pas des autres souverains,

    Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains.

    Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même,

    Qu’un superbe laurier soit votre diadème ;

    Régnez et triomphez, et joignez à la fois

    La gloire des héros à la pourpre des rois.

    Quoi ! votre ambition serait-elle bornée

    À régner tour à tour l’espace d’une année ?

    Cherchez à ce grand coeur que rien ne peut dompter,

    Quelque trône où vous seul ayez droit de monter :

    Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée,

    Sans que d’un sang si cher nous la voyions trempée.

    Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux,

    Et votre frère même ira vaincre avec vous.

    POLYNICE

    Vous voulez que mon coeur flatté de ces chimères,

    Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?

    JOCASTE

    Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,

    Élevez-le vous-même à ce trône fatal.

    Ce trône fut toujours un dangereux abîme,

    La foudre l’environne aussi bien que le crime.

    Votre père et les rois qui vous ont devancés,

    Sitôt qu’ils y montaient s’en sont vu renversés.

    POLYNICE

    Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre,

    J’y monterais plutôt que de ramper à terre.

    Mon coeur jaloux du sort de ces grands malheureux,

    Veut s’élever, Madame, et tomber avec eux.

    ÉTÉOCLE

    Je saurai t’épargner une chute si vaine.

    POLYNICE

    Ah ! ta chute, crois-moi, précédera la mienne.

    JOCASTE

    Mon fils, son règne plaît.

    POLYNICE

    Mais il m’est odieux.

    JOCASTE

    Il a pour lui le peuple.

    POLYNICE

    Et j’ai pour moi les Dieux.

    ÉTÉOCLE

    Les Dieux de ce haut rang te voulaient interdire,

    Puisqu’ils m’ont élevé le premier à l’empire.

    Ils ne savaient que trop lorsqu’ils firent ce choix,

    Qu’on veut régner toujours quand on règne une fois.

    Jamais dessus le trône on ne vit plus d’un maître,

    Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’il puisse être ;

    L’un des deux tôt ou tard se verrait renversé,

    Et d’un autre soi-même on y serait pressé.

    Jugez donc par l’horreur que ce méchant me donne,

    Si je puis avec lui partager la couronne.

    POLYNICE

    Et moi je ne veux plus, tant tu m’es odieux,

    Partager avec toi la lumière des cieux.

    JOCASTE

    Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie,

    À ce cruel combat tous deux je vous convie.

    Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,

    Que tardez-vous ? Allez vous perdre et me venger.

    Surpassez s’il se peut les crimes de vos pères,

    Montrez en vous tuant comme vous êtes frères.

    Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,

    Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à son tour.

    Je ne condamne plus la fureur qui vous presse,

    Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse :

    Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir,

    Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir.

    ANTIGONE

    Madame… Ô ciel ! que vois-je ? Hélas ! rien ne les touche !

    HÉMON

    Rien ne peut ébranler leur constance farouche.

    ANTIGONE

    Princes…

    ÉTÉOCLE

    Pour ce combat choisissons quelque lieu.

    POLYNICE

    Courons. Adieu, ma soeur.

    ÉTÉOCLE

    Adieu, Princesse, adieu.

    ANTIGONE

    Mes frères, arrêtez ! Gardes, qu’on les retienne,

    Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne.

    C’est leur être cruels que de les respecter.

    HÉMON

    Madame, il n’est plus rien qui les puisse arrêter.

    ANTIGONE

    Ah ! Généreux Hémon, c’est vous seul que j’implore :

    Si la vertu vous plaît, si vous m’aimez encore,

    Et qu’on puisse arrêter leurs parricides mains,

    Hélas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    ANTIGONE, seule.

    À quoi te résous-tu princesse infortunée ?

    Ta mère vient de mourir dans tes bras,

    Ne saurais-tu suivre ses pas,

    Et finir en mourant ta triste destinée ?

    À de nouveaux malheurs te veux-tu réserver ?

    Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver

    De leurs cruelles armes.

    Leur exemple t’anime à te percer le flanc ;

    Et toi seule verses des larmes,

    Tous les autres versent du sang.

    Quelle est de mes malheurs l’extrémité mortelle ?

    Où ma douleur doit-elle recourir ?

    Dois-je vivre ? dois-je mourir ?

    Un amant me retient, une mère m’appelle.

    Dans la nuit du tombeau je la vois qui m’attend ;

    Ce que veut la raison, l’amour me le défend,

    Et m’en ôte l’envie.

    Que je vois de sujets d’abandonner le jour !

    Mais hélas ! qu’on tient à la vie,

    Quand on tient si fort à l’amour.

    Oui tu retiens, amour, mon âme fugitive,

    Je reconnais la voix de mon vainqueur,

    L’espérance est morte en mon coeur,

    Et cependant tu vis, et tu veux que je vive.

    Tu dis que mon amant me suivrait au tombeau,

    Que je dois de mes jours conserver le flambeau,

    Pour sauver ce que j’aime.

    Hémon, vois le pouvoir que l’amour a sur moi,

    Je ne vivrais pas pour moi-même,

    Et je veux bien vivre pour toi.

    Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle…

    Mais voici du combat la funeste nouvelle.

    SCÈNE II

    Antigone, Olympe.

    ANTIGONE

    Hé bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ?

    OLYMPE

    J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait.

    De haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes

    Le peuple qui courait et qui criait aux armes ;

    Et pour vous dire enfin, d’où venait sa terreur,

    Le roi n’est plus, Madame, et son frère est vainqueur.

    On parle aussi d’Hémon, l’on dit que son courage

    S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage,

    Mais que tous ses efforts ont été superflus.

    C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus.

    ANTIGONE

    Ah ! je n’en doute pas, Hémon est magnanime,

    Son grand coeur eut toujours trop d’horreur pour le crime :

    Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait,

    Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait.

    Mais hélas ! leur fureur ne pouvait se contraindre,

    Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre.

    Princes dénaturés, vous voilà satisfaits,

    La mort seule entre vous pouvait mettre la paix.

    Le trône pour vous deux avait trop peu de place,

    Il fallait entre vous mettre un plus grand espace,

    Et que le ciel vous mît pour finir vos discords,

    L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts.

    Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore !

    Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,

    Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous,

    Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous.

    OLYMPE

    Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice,

    Que si la mort vous eût enlevé Polynice.

    Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins,

    Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins.

    ANTIGONE

    Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère,

    Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère,

    Et ce qui lui donnait tant de part dans mes voeux,

    Il était vertueux, Olympe, et malheureux.

    Mais hélas ! ce n’est plus ce coeur si magnanime,

    Et c’est un criminel qu’a couronné son crime ;

    Son frère plus que lui commence à me toucher,

    Devenant malheureux, il m’est devenu cher.

    OLYMPE

    Créon vient.

    ANTIGONE

    Il est triste, et j’en connais la cause.

    Au courroux du vainqueur la mort du roi l’expose.

    C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux.

    SCÈNE III

    Antigone, Créon, Attale, Olympe.

    CRÉON

    Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ?

    Est-il vrai que la reine…

    ANTIGONE

    Oui, Créon, elle est morte.

    CRÉON

    Ô Dieux ! Puis-je savoir de quelle étrange sorte,

    Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ?

    OLYMPE

    Elle-même, Seigneur, s’est ouvert le tombeau,

    Et s’étant d’un poignard en un moment saisie,

    Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.

    ANTIGONE

    Elle a su prévenir la perte de son fils.

    CRÉON

    Ah ! Madame, il est vrai que les Dieux ennemis…

    ANTIGONE

    N’imputez qu’à vous seul la mort du roi mon frère,

    Et n’en accusez point la céleste colère.

    À ce combat fatal vous seul l’avez conduit,

    Il a cru vos conseils, sa mort en est le fruit.

    Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes,

    Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes.

    De la chute des rois vous êtes les auteurs,

    Mais les rois en tombant entraînent leurs flatteurs.

    Vous le voyez, Créon, sa disgrâce mortelle

    Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle :

    Le ciel en le perdant s’en est vengé sur vous,

    Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.

    CRÉON

    Madame, je l’avoue, et les destins contraires,

    Me font pleurer deux fils si vous pleurez deux frères.

    ANTIGONE

    Mes frères et vos fils ! Dieux ! que veut ce discours ?

    Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ?

    CRÉON

    Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire ?

    ANTIGONE

    J’ai su que Polynice a gagné la victoire,

    Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.

    CRÉON

    Madame, ce combat est bien plus inhumain.

    Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres.

    Mais hélas ! apprenez les unes et les autres.

    ANTIGONE

    Rigoureuse fortune, achève ton courroux.

    Ah ! sans doute voici le dernier de tes coups.

    CRÉON

    Vous avez vu, Madame, avec quelle furie,

    Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie,

    Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux,

    Et que jamais leurs coeurs ne s’accordèrent mieux.

    La soif de se baigner dans le sang de leur frère,

    Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire.

    Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis,

    Et prêts à s’égorger ils paraissaient amis.

    Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille,

    Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.

    C’est là que reprenant leur première fureur,

    Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.

    D’un geste menaçant, d’un ?il brûlant de rage,

    Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage ;

    Et la seule fureur précipitant leurs bras,

    Tous deux semblent courir au devant du trépas.

    Mon fils qui de douleur en soupirait dans l’âme,

    Et qui se souvenait de vos ordres, Madame,

    Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous

    Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous.

    Il leur retient le bras, les repousse, les prie,

    Et pour les séparer s’expose à leur furie.

    Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours,

    Et ces deux furieux se rapprochent toujours.

    Il tient ferme pourtant et ne perd point courage,

    De mille coups mortels il détourne l’orage,

    Jusqu’à ce que du roi le fer trop rigoureux,

    Soit qu’il cherchât son frère, ou ce fils malheureux,

    Le renverse à ses pieds prêt à rendre la vie.

    ANTIGONE

    Et la douleur encor ne me l’a pas ravie ?

    CRÉON

    J’y cours, je le relève, et le prends dans mes bras,

    Et me reconnaissant, je meurs, dit-il tout bas,

    Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse :

    En vain à mon secours votre amitié s’empresse,

    C’est à ces furieux que vous devez courir,

    Séparez-les, mon père, et me laissez mourir.

    Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle,

    À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle,

    Seulement Polynice en paraît affligé,

    Attends Hémon, dit-il, tu vas être vengé.

    En effet sa douleur renouvelle sa rage,

    Et bientôt le combat tourne à son avantage.

    Le roi frappé d’un coup qui lui perce le flanc,

    Lui cède la victoire, et tombe dans son sang.

    Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie,

    Le nôtre à la douleur et les Grecs à la joie,

    Et le peuple alarmé du trépas de son roi,

    Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.

    Polynice tout fier du succès de son crime,

    Regarde avec plaisir expirer sa victime,

    Dans le sang de son frère il semble se baigner.

    Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.

    Regarde dans mes mains l’empire et la victoire,

    Va rougir aux Enfers de l’excès de ma gloire,

    Et pour mourir encor avec plus de regret,

    Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet.

    En achevant ces mots d’une démarche fière,

    Il s’approche du roi couché sur la poussière,

    Et pour le désarmer il avance le bras.

    Le roi qui semble mort observe tous ses pas.

    Il le voit, il l’attend, et son âme irritée,

    Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée.

    L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs,

    Et retarde le cours de ses derniers soupirs.

    Prêt à rendre la vie il en cache le reste,

    Et sa mort au vainqueur est un piège funeste,

    Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain

    Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,

    Il lui perce le coeur, et son âme ravie,

    En achevant ce coup abandonne la vie.

    Polynice frappé pousse un cri dans les airs,

    Et son âme en courroux s’enfuit dans les Enfers.

    Tout mort qu’il est, Madame, il garde sa colère ;

    Et l’on dirait qu’encore il menace son frère.

    Son visage où la mort a répandu ses traits,

    Demeure plus terrible et plus fier que jamais.

    ANTIGONE

    Fatale ambition, aveuglement funeste !

    D’un oracle cruel suite trop manifeste !

    De tout le sang royal il ne reste que nous,

    Et plût aux Dieux, Créon, qu’il ne restât que vous,

    Et que mon désespoir prévenant leur colère,

    Eût suivi de plus près le trépas de ma mère.

    CRÉON

    Il est vrai que des Dieux le courroux embrasé,

    Pour nous faire périr semble s’être épuisé.

    Car enfin sa rigueur, vous le voyez, Madame,

    Ne m’accable pas moins qu’elle n’afflige votre âme.

    En m’arrachant mes fils…

    ANTIGONE

    Ah ! vous régnez, Créon,

    Et le trône aisément vous console d’Hémon.

    Mais laissez-moi de grâce un peu de solitude,

    Et ne contraignez point ma triste inquiétude;

    Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu’à vous,

    Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux.

    Le trône vous attend, le peuple vous appelle.

    Goûtez tout le plaisir d’une grandeur nouvelle.

    Adieu, nous ne faisons tous deux que nous gêner.

    Je veux pleurer, Créon, et vous voulez régner.

    CRÉON, arrêtant Antigone.

    Ah ! Madame, régnez et montez sur le trône,

    Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone.

    ANTIGONE

    Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez,

    La couronne est à vous.

    CRÉON

    Je la mets à vos pieds.

    ANTIGONE

    Je la refuserais de la main des Dieux même,

    Et vous osez, Créon, m’offrir le diadème ?

    CRÉON

    Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux,

    Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux.

    D’un si noble destin je me connais indigne.

    Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne,

    Si par d’illustres faits on la peut mériter,

    Que faut-il faire enfin, Madame ?

    ANTIGONE

    M’imiter.

    CRÉON

    Que ne ferais-je point pour une telle grâce !

    Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse.

    Je suis prêt…

    ANTIGONE, en s’en allant.

    Nous verrons.

    CRÉON, la suivant.

    J’attends vos lois ici.

    ANTIGONE, en s’en allant.

    Attendez.

    SCÈNE IV

    Créon, Attale.

    ATTALE

    Son courroux serait-il adouci ?

    Croyez-vous la fléchir ?

    CRÉON

    Oui oui, mon cher Attale,

    Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,

    Et tu vas voir en moi dans ce jour fortuné,

    L’ambitieux au trône et l’amant couronné.

    Je demandais au ciel la princesse et le trône,

    Il me donne le sceptre, et m’accorde Antigone.

    Pour couronner ma tête, et ma flamme en ce jour

    Il arme en ma faveur et la haine et l’amour.

    Il allume pour moi deux passions contraires,

    Il attendrit la soeur, il endurcit les frères,

    Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,

    Et m’ouvre en même temps et leur trône et son coeur.

    ATTALE

    Il est vrai, vous avez toute chose prospère,

    Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père.

    L’ambition, l’amour n’ont rien à désirer,

    Mais, Seigneur, la nature a beaucoup à pleurer :

    En perdant vos deux fils…

    CRÉON

    Oui, leur perte m’afflige.

    Je sais ce que de moi le rang de père exige.

    Je l’étais. Mais surtout, j’étais né pour régner,

    Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.

    Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire,

    C’est un don, que le ciel ne nous refuse guère.

    Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux ;

    Ce n’est pas un bonheur s’il ne fait des jaloux.

    Mais le trône est un bien dont le ciel est avare,

    Du reste des mortels ce haut rang nous sépare,

    Bien peu sont honorés d’un don si précieux,

    La terre a moins de rois que le ciel n’a de Dieux.

    D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse,

    Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse.

    S’il vivait, son amour au mien serait fatal,

    En me privant d’un fils le ciel m’ôte un rival.

    Ne me parle donc plus que de sujets de joie,

    Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie,

    Et sans me rappeler des ombres des Enfers,

    Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.

    Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone,

    J’aurai bientôt son coeur, et j’ai déjà le trône ;

    Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi,

    J’étais père et sujet, je suis amant et roi.

    La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,

    Que… mais Olympe vient.

    ATTALE

    Dieux ! elle est toute en larmes.

    SCÈNE V

    Créon, Olympe, Attale.

    Elle s’en va.

    OLYMPE

    Qu’attendez-vous, Seigneur ? La princesse n’est plus.

    CRÉON

    Elle n’est plus, Olympe ?

    OLYMPE

    Ah ! regrets superflus !

    Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine,

    Et du même poignard dont est morte la reine,

    Sans que je pusse voir son funeste dessein,

    Cette fière princesse a percé son beau sein.

    Elle s’en est, Seigneur, mortellement frappée,

    Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée.

    Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir.

    Mais sa belle âme enfin toute prête à sortir,

    Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie,

    Dit-elle, et ce moment a terminé sa vie.

    J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras,

    Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas.

    Heureuse mille fois si ma douleur mortelle,

    Dans la nuit du tombeau, m’eût plongée avec elle !

    SCÈNE DERNIÈRE

    Créon, Attale.

    CRÉON

    Ainsi donc vous fuyez un amant odieux,

    Et vous-même cruelle, éteignez vos beaux yeux.

    Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore,

    Et pour ne me point voir vous les fermez encore,

    Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas

    Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas.

    Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse,

    Ma présence aux Enfers vous fût-elle odieuse,

    Dût après le trépas vivre votre courroux,

    Inhumaine, je vais y descendre après vous.

    Vous y verrez toujours l’objet de votre haine,

    Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,

    Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter,

    Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter.

    Mourons donc…

    ATTALE et des gardes.

    Ah ! Seigneur quelle cruelle envie…

    CRÉON

    Ah ! C’est m’assassiner que me sauver la vie.

    Amour, rage, transports, venez à mon secours,

    Venez et terminez mes détestables jours.

    De ces cruels amis trompez tous les obstacles.

    Toi justifie, ô ciel, la foi de tes oracles.

    Je suis le dernier sang du malheureux Laïus,

    Perdez-moi, Dieux cruels, ou vous serez déçus.

    Reprenez, reprenez cet empire funeste.

    Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste.

    Le trône et vos présents excitent mon courroux.

    Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.

    Ne le refusez pas à mes voeux, à mes crimes.

    Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes.

    Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits

    Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits.

    Polynice, Étéocle, Jocaste, Antigone,

    Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône,

    Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux

    Font déjà dans mon coeur l’office de bourreaux.

    Arrêtez, mon trépas va venger votre perte,

    La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte,

    Je ressens à la fois mille tourments divers,

    Et je m’en vais chercher du repos aux Enfers.

    Il tombe entre les mains des gardes.

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  • Jean Racine : la question janséniste

    Le rapport de Racine au jansénisme, le mouvement de Port-Royal est très particulier, et a été prétexte à beaucoup de fantasmes associés par ailleurs à une lecture totalement erronée de ce courant religieux-mystique ultra, que l’Église elle-même dû supprimer.

    Né à la Ferté-Milon le 21 décembre 1639 et très tôt orphelin. Il faut ici souligner l’arrière-plan picard : Jean Racine a ainsi été baptisé dans l’église où Jean de la Fontaine s’est marié. La Ferté-Milon, ville natale de Jean Racine, fut également un bastion catholique au milieu de villes passées immédiatement au protestantisme : Compiègne, Château-Thierry, Meaux, Saint-Quentin.

    Elle résista également à l’offensive de la Fronde et un épisode fut terrible : les Souabes, formant l’arrière-garde avec des fourgons et des chariots, eurent peur d’être éventuellement pris en chasse par la cavalerie royale. Aussi, comme à leur départ les troupes de la Fronde avaient tué les prisonniers ainsi qu’une centaine de paysans, ils utilisèrent une technique de la guerre de trente ans pour créer la panique chez les chevaux : ils découpèrent les cadavres en morceaux et les semèrent sur la route.

    On notera un aspect religieux au sujet de la Picardie : les Mystères, représentations théâtrales devant les Églises de moments de le Bible, étant assez difficiles à prendre tels quels par les paysans, l’Église introduisit des farces encadrées de manière religieuse pour éviter les initiatives autonomes à ce sujet et que ce furent les Cinges Verts de Chauny, en Picardie, qui furent la source d’une importante production pour l’Église de tels intermèdes.

    Les Mystères furent par ailleurs interdits à Amiens et Arras en 1541, à Paris en 1550, mais la région du Valois échappa toutefois à cette impossibilité de les représenter, car elle était devenue le douaire de Catherine de Médicis. Celle-ci vint en 1554 assister à le Mystère de Sainte-Marguerite (sa fille s’appelant pareillement).

    Racine rejoint une partie de sa famille d’orientation janséniste et alla en 1651 ou en 1652 comme écolier à Beauvais, ville dont l’évêque (et comte) Nicolas Choart de Buzanval était un partisan du jansénisme. Son collège Pastour avait également eu comme anciens élèves Godefroy Hermant, proche du jansénisme, et surtout Walon de Beaupuis, directeur des Petites Ecoles de Port-Royal et Pierre Coustel, qui y était professeur.

    Le principal du collège venait d’être nommé quand Racine arriva : Nicolas Dessuslefour, originaire du diocèse d’Amiens, avait été ordonné prêtre par Nicolas Choart de Buzanval. Les trois années de Racine au collège furent marquées, en plus du jansénisme, par l’irruption du mouvement de la Fronde, avec les nobles en révolte contre le pouvoir central d’une monarchie absolue s’affirmant de plus en plus.

    Il quitta ensuite le collège en 1655 pour continuer ses études dans un cadre janséniste à Port-Royal, puis va en 1658 au collège d’Harcourt (qui deviendra le lycée Saint-Louis) y « faire sa logique ».

    Il y a ici deux possibilités : soit considérer que Racine a été façonné par l’esprit de Port-Royal, soit que son installation en plein Paris en 1658 est un tournant, avec une rupture complète avec le passé.

    La première thèse est dominante de manière écrasante ; elle ne correspond toutefois pas à la réalité. De fait, Racine fréquente l’abbé Le Vasseur, en réalité un libertin, ainsi qu’un oncle, Nicolas Vitard, intendant du duc, par ailleurs lié au jansénisme, de Luynes-Chevreuse, possédant l’hôtel de Luynes qui fut concrètement un lieu d’accueil de beaux esprits et d’aristocrates particulièrement cultivés.

    La rupture avec les jansénistes est de toute manière inévitable de par l’activité théâtrale de Racine, ce que sa tante Agnès de Sainte-Thède, dès début de sa carrière, dénonce dans un avertissement on ne peut plus clair :

    « J’ai appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu’on leur interdit l’entrée de l’église et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu’ils ne se reconnaissent (…).

    Je vous conjure donc, mon cher neveu, d’avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur, pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté.

    Je souhaite que ce qu’on m’a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheureux pour n’avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir nous voir. »

    Pierre Nicole écrivit en défense du jansénisme des Lettres sur l’Hérésie imaginaire ; dans la huitième, lors d’une dénonciation de Jean Desmarets de Saint-Sorlin, auteur des Visionnaires, il écrit la chose suivante :

    « Chacun sait que sa première profession a été de faire des romans et des pièces de théâtre … Ces qualités, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, sont horribles étant considérées selon les principes de la religion chrétienne et les règles de l’Évangile. Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles. »

    Racine le prit particulièrement et répondit sans signer mais tout le monde savait que c’était lui ; Port-Royal riposta par l’intermédiaire de Barbier d’Aucourt et de Du Bois, et la rupture fut dès lors totale, l’affaire se terminant avec la menace janséniste de révéler que Racine avait essayé d’intégrer le clergé pour avoir des rémunérations, ce qui n’allait guère avec son nouveau statut d’artiste.

    On notera d’ailleurs que lors de son séjour à Uzès pour ce faire, qui se soldat par un échec, il écrivit à son cousin Vitart une description enjouée :

    « Les plus beaux jours que vous donne le printemps ne valent pas ceux que l’hiver vous laisse, et jamais le mois de mai ne vous paraît si agréable que l’est ici le mois de janvier. »

    Suivent des vers, dont le dernier est un alexandrin admirable :

    « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours. »

    Ce n’est que sa carrière passée que Racine recommença à s’intéresser à Port-Royal, renouant avec ses figures tutélaires et reniant son passé théâtral. Il est alors un homme important, puisque membre de l’Académie, historiographe, conseiller du roi, son commensal habituel, trésorier de France en la généralité de Moulins.

    Mais sa richesse vient de ses postes acquis et de son mariage, le 1er juin 1677, par l’entremise de « sages amis », avec Catherine de Romanet, fille d’un conseiller du roi, trésorier de France en la généralité d’Amiens ; ses œuvres ne lui ont pas apporté la fortune et il n’a pas non plus eu la reconnaissance générale de son époque.

    A la fin de sa vie, il demanda à être enterré à Port-Royal ; à la destruction des bâtiments en raison de l’ire du Vatican et du roi, son cercueil fut ramené à Paris en décembre 1711, pour être entreposé dans l’église Saint-Étienne-du-Mont de Paris, en face de Pascal.

    Cela relève de tout un dispositif de récupération du jansénisme, mais également de Racine, par l’Église catholique. Dans la première partie du 20e siècle, J. Calvet, doyen de la Faculté libre des lettres de Paris, une institution d’obédience religieuse malgré le nom trompeur, pouvait se demander benoîtement :

    « Comme je sais que Racine a écrit ses tragédies profanes entre la vingt-cinquième et la trente-huitième année, en treize ans, et que de trente-huit à soixante ans, pendant vingt-deux ans, il les a regrettées, désavouées, expiées, je me demande quel pouvait bien être son état d’âme au moment où il les composait. Parmi les énigmes de sa vie, c’est celle-là qui me sollicite le plus (…).

    Au moment où il s’abandonne à la vie des passions et à son art, qui consiste à les revivre pour les mettre en scène, que deviennent son amour de Dieu, son amour de la vertu et de la pureté, d’un mot, que devient sa foi ? (…)

    Dès qu’il eut mirs ordre à sa vie morale, la foi reprit naturellement son rôle d’ordonnatrice de l’âme ; le chrétien n’eut pas à la reconstruire pièce par pièce ; elle était intacte ; elle commandait ; et maintenant il entendait sa voix et obéissait.

    C’était très simple, trop simple au gré de ceux qui voudraient du drame dans toute conversion sincère et profonde ; aussi, ils jureraient volontiers Racine superficiel, sinon hypocrite. »

    Une partie des critiques littéraires et historiques voit en effet dans le retour à la religion de Racine un pur opportunisme, en phase avec le tournant religieux de la Cour, que somme toute Racine ne faisait qu’accompagner. Ce ne serait rien d’autre qu’un hypocrite.

    On doit en réalité le considérer comme quelqu’un d’établi, ayant perdu le fil progressiste d’une époque, la monarchie absolue n’ayant de toutes manière fait que passer son pic, pour basculer dans la réaction pure et simple.

    Racine retourne dans le giron qu’il a connu, parce qu’il y a une dimension mystique intérieure dans le jansénisme qu’il n’y a pas dans le catholicisme : il est bien obligé de répondre à la question de la vie intérieure, qu’il n’a jamais conceptualisé.

    Les catholiques ne jouant pas avec l’opportunisme de la réparation sont d’ailleurs très clairs : Racine est inacceptable.

    Charles Péguy, dans Victor-Marie, Compte Hugo, oppose à Racine à Corneille, comme tous les esprits tournés vers l’esprit aristocratique.

    « Corneille ne travaille jamais que dans le domaine de la grâce et (…) Racine ne travaille jamais que dans le domaine de la disgrâce.

    Corneille n’opère jamais que dans le royaume du salut, Racine n’opère jamais que dans le royaume de la perdition.

    Corneille n’a jamais pu faire des criminels et des pécheurs, (ses plus grands criminels et ses plus grands pécheurs) qui ne fussent éclairés de quelque reflet, de quelque lueur de la grâce, qui ne fussent nourris de quelque infiltration de la grâce ; abreuvés ; qui ne sauvassent en quelque point, en quelque sorte. De quelque manière.

    Et même les sacrés de Racine sont pétris de disgrâce. Ce n’est pas seulement Phèdre qui est une païenne, et une chrétienne, et une janséniste à qui la grâce a manqué. Non seulement toutes ses femmes et toutes ses victimes et tous ses hommes.

    Mais ses enfants mêmes, ce qui est infiniment pire, mais ses sacrés mêmes, ses exécrables prêtres, Joad, Eliacin, Josabeth ; Esther, Mardochée ; son prophète même, ou ses prophètes.

    Ils sont tous irrévocablement pétris de disgrâce (serait-ce donc de la disgrâce janséniste, qui, placée, comme un germe, comme un virus à l’origine même, au point d’origine de l’homme et de l’œuvre, se serait ensuite et lentement et patiemment diffusée jusqu’aux membres les plus éloignés, comme naturellement, par une diffusion naturelle, sans compter les contaminations auxiliaires d’une amitié seulement interrompue), (et peut-être seulement apparemment interrompue), ils sont tous quelqu’un à qui la grâce a manqué. »

    On voit ici comment, en ne comprenant pas la question de la vie personnelle, de la vie intérieure telle que le protestantisme l’a exposée, le catholicisme, voire la société française, a eu du mal à saisir l’approche de Racine. Il y a une très grande tendance au formalisme, à vouloir emballer la démarche de Racine dans une sorte de magma mêlant prédestination, tourment pour ses péchés, souffrance et fin digne d’un criminel.

    C’est là une démarche réduisant totalement sa dimension et en démolissant sa portée.

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  • Jean Racine : les représentations à la Cour et à la ville

    Il est nécessaire d’expliquer le cadre particulier de l’activité de Racine, ce qui éclaire également sa soumission personnelle, en tant qu’intellectuel, à la monarchie absolue.

    Racine est d’une certaine manière le premier écrivain à vivre de sa plume, si l’on met de côté Molière qui était également comédien. Mais il en vivait mal et sa marge de manœuvre financière était somme toute étroite. Cela a puissamment joué sur sa capacité à être corrompu.

    Il faut également voir que la monarchie absolue se repliant sur elle-même à la fin de la vie de Louis XIV, l’impact dévastateur de l’affirmation de la vie intérieure ne s’est pas déroulé à la surface de la société française.

    Il n’y a pas eu de drapeau racinien. Ce n’est que lorsque la nation français fut définitivement élancée, après la révolution française, que l’on s’est aperçut de sa teneur particulière. A son époque, Racine était un monument culturel, il n’était pas vu comme un moment de civilisation.

    Il peut être ici utile de se confronter au nombre de représentations à son époque. Il est à noter que, malheureusement, il n’y a eu de registre qu’à partir de 1680, soit après les premières représentations.

    Voici déjà les chiffres concernant les tragédies jouées à la Cour, ainsi que de la comédie des Plaideurs. Esther n’y figure pas, n’y ayant jamais été joué.

     Louis XIV(1680-1700)Louis XIV(1700-1715)Louis XVLouis XVI
    La Thébaïde11  
    Alexandre61  
    Andromaque149174
    Les Plaideurs148186
    Britannicus199254
    Bérénice6113
    Bajazet206235
    Mithridate187154
    Iphigénie78164
    Phèdre1812229
    Athalie00103

    Il est nécessaire de faire ici une précision : Britannicus ne fut pas un succès. Abandonné au bout de quelques jours, elle ne sera reprise que plusieurs années plus tard, alors que la vague racinienne s’était élancée ; c’est alors qu’elle fut appréciée. Il est ainsi dit que Britannicus est la « pièce des connaisseurs ».

    Le peu de représentations de Bérénice est intéressant à noter, car à sa sortie, ce fut un succès, puisque jouée alors trente fois de suite ; qui plus est elle vainquit dans l’opinion publique le Tite et Bérénice de Corneille, joué au Palais-Royal de Molière.

    Il est également à noter que si Iphigénie fut moins jouée, cette pièce fut à l’origine le point culminant des divertissements à Versailles, le 18 août 1674.

    Un autre aspect important qu’il faut noter est que Corneille eut le même nombre de pièces jouées à la Cour à l’époque, grosso modo. Ses pièces furent ensuite jouées un peu moins chacune en moyenne, mais elles étaient plus nombreuses. Les œuvres de référence de Corneille furent Cinna (15, 12, 22, 9 par rapport au tableau), Le Cid (11, 12, 13, 6), Horace (14, 8, 12, 2), Polyeucte (11, 6, 17, 2) et Rodogune (12, 9, 14, 6).

    Au total, à la Cour de Louis XIV, les œuvres de Corneille furent représentées 47 fois, celles de Racine 42 fois. Racine était donc considéré comme le successeur de Corneille, mais il n’a pas provoqué de révolution culturelle. Son importance n’a pas été saisi synthétiquement par la société de son époque.

    Il est évidemment également important de regarder le nombre de représentations à la ville.

     Louis XIV(1680-1700)Louis XIV(1700-1715)Louis XVLouis XVI
    La Thébaïde717 
    Alexandre223  
    Andromaque1118715829
    Les Plaideurs12816225574
    Britannicus816816543
    Bérénice5121449
    Bajazet642612222
    Mithridate917116222
    Iphigénie877121839
    Phèdre1149826348
    Esther  8 
    Athalie  14238

    Les classiques ici, ce sont surtout Phèdre, Iphigénie, Andromaque ; on remarque également l’effondrement très marqué de Bérénice. Corneille est quant à lui relativement moins joué à la ville. Dans tous les cas, il s’agit là de chiffres encore fondamentalement restreints, comme on le voit.

    Une anecdote au sujet de Phèdre est intéressante. Une cabale se lança contre la pièce au moment de sa sortie théâtrale, la duchesse de Bouillon commandant une autre Phèdre, exécutée en vitesse par Pradon, alors qu’elle achète en même temps des places pour les six premières représentations de celui de Racine, afin de les laisser vides.

    Cela tourna à la polémique générale et au moyen d’un sonnet insultant. Racine, aidé de Boileau, ne trouva rien d’autre de mieux à faire que de répondre sur le même ton, disant du duc de Nevers la chose suivante : « Il n’est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien » et rappelant une accusation d’inceste portée contre sa sœur.

    Cela risquait de tourner à la violence, le duc de Nevers annonçant à la fin d’un sonnet « des coups de bâton donnés en plein théâtre », mais le grand Condé fit parvenir un billet :

    « Si vous n’avez pas fait le sonnet, venez à l’hôtel de Condé, où Monsieur le Prince saura bien vous garantir de ces menaces, puisque vous êtes innocents, et si vous l’avez fait, venez aussi à l’hôtel de Condé, et Monsieur le Prince vous prendra de même sous sa protection, parce que le sonnet est très plaisant et plein d’esprit. »

    Boileau fut-il « bâtonné » tout de même après cela ? En tout cas tout cela cessa lorsque le grand Condé fit savoir au duc de Nevers « qu’il vengeroit comme faites à lui-même les insultes qu’on s’aviseroit de faire à deux hommes qu’il aimoit ».

    Un point important à noter est que ce fut Molière qui soutint Racine à l’origine. Âgé de 17 années de plus, Molière était déjà célèbre, avec déjà des succès comme L’école des femmes ; il disposait du théâtre du Palais-Royal. Il accepta la première pièce de Racine, La Thébaïde, en 1664, qui fut même jouée devant le Roi lui-même, à Villers-Cotteret et à Versailles.

    Racine avait une lecture cependant uniquement opportuniste et partira à la première occasion ; déjà pour La Thébaïde il aurait espéré monter sa pièce à l’hôtel de Bourgogne, avec les Comédiens royaux. Sa seconde tragédie, Alexandre, sera donc également joué par la troupe de Molière, mais avec le scandale qu’à la sixième représentation elle fut en même temps joué à l’Hôtel de Bourgogne, après une représentation privée chez la comtesse d’Armagnac, en présence du roi.

    Le comportement de Racine témoigne d’une incompréhension de la valeur de Molière, qui prit également et évidemment l’affaire très mal. Ce qui joua aussi, c’est le passage de Marquise-Thérèse de Gorla, connu comme Mademoiselle Du Parc (1633-1668), dont Molière était épris sans succès et qui appartint de 1653 à 1667 à sa troupe, à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, jouant dans Andromaque de Racine, alors que celui-ci devint également son amant.

    De manière intéressante également, Racine montra La Thébaïde à Corneille, qui le loua pour la grande qualité de ses vers, mais lui conseilla de ne pas s’orienter vers le théâtre !

    C’était là une erreur de saisie de la dimension de Racine et il est intéressant de voir ce que Saint-Évremond, exilé en Angleterre mais réputé pour son goût, dit au sujet d’Alexandre, dans une Dissertation sur l’Alexandre :

    « Depuis que j’ai lu le Grand Alexandre, la vieillesse de Corneille me donne bien moins d’alarmes, et je n’appréhende plus tant de voir finir avec lui la tragédie ; mais je voudrais qu’avant sa mort il adoptât l’auteur de cette pièce, pour former, avec la tendresse d’un père, son vrai successeur. »

    Saint-Évremond fait cependant un reproche à Racine, tout à fait dans l’esprit de Corneille :

    « Qu’on ne croye pas que le premier but de la tragédie soit d’exciter des tendresses dans nos cœurs. Aux sujets véritablement héroïques, la grandeur d’âme doit être ménagée devant toutes choses. »

    Corneille, dans une lettre de remerciement à Saint-Évremond, reprend cette idée :

    « Vous flattez agréablement mes sentiments, quand vous confirmez ce que j’ai avancé touchant la

    part que l’amour doit avoir dans les belles tragédies…

    J’ai cru jusqu’ici que l’amour était une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement, et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions.

    Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis. »

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  • Jean Racine et l’effacement de l’écrivain

    Il est important que le parcours de Racine se soit confondu avec sa mise à la disposition au service du néo-stoïcisme. Il n’a pas choisi d’affirmer la vie intérieure, en prenant son autonomie. Il a au contraire choisi la soumission.

    Phèdre fut sa dernière tragédie, avant d’arrêter d’écrire. Il fera finalement deux tragédies, Esther et Athalie, mais d’inspiration religieuse et ne devant pas être joué devant un public ; elles étaient destinées au demoiselles de Saint-Cyr.

    Dans la préface de Phèdre, Racine présente le théâtre comme moyen de contribuer à la vertu, c’est-à-dire finalement à ce qui doit être considéré comme le néo-stoïcisme.

    « Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle−ci.

    Les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité.

    C’est là proprement le dut que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer, et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes.

    Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique, et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d’Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes.

    Ce serait peut−être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie. »

    Racine accompagne en fait le tournant réactionnaire de la monarchie absolue, à la fin du règne de Louis XIV. Il s’installe par ailleurs dans les institutions. Il est à partir de 1674 et ce grâce à Colbert trésorier en la généralité de Moulins. En 1677, il est avec Boileau nommé historiographe du roi, en 1690 il est gentilhomme ordinaire, en 1694 il est secrétaire du roi.

    Sa situation est privilégiée et il est omniprésent ; Racine était le seul avec Monsieur de Chamlay pouvant assister comme il l’entendait au lever du roi, etc.

    Certains historiens ont parlé d’une disgrâce sur la fin de sa vie, mais cela ne semble nullement réellement étayé et la situation se déroule de toutes manières dans une monarchie absolue qui n’est plus que l’ombre d’elle-même déjà.

    Racine était tout simplement devenu un parvenu ; parti d’une situation sociale faible, voire franchement pauvre, son art l’avait amené à rejoindre les plus hautes sphères. Il pratiquait la complaisance la plus totale qu’il considérait comme nécessaire.

    En 1678, en tant que directeur de l’Académie française, il concluait par exemple ainsi son discours :

    « Tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paroissent précieuses, parce que nous les regardons comme autant d’instruments qui doivent servir à la gloire de notre auguste protecteur. »

    On a là une soumission ne pouvant aller avec une productivité littéraire. Cela reflète l’effondrement d’une époque sur elle-même, la perte de tout repère. En 1685, il tint les propos suivants, qui firent réagir le roi lui-même :

    « Heureux ceux qui… ont l’honneur d’approcher de près ce grand prince… le plus sage et le plus parfait de tous les hommes. »

    Louis XIV lui expliqua à ce sujet :

    « Je suis très content ; je vous louerois davantage, si vous m’aviez moins loué. »

    Voici comment le décrit un missionné de Spanheim, l’électeur de Brandebourg :

    « M. de Racine a passé du théâtre à la cour, où il est devenu habile courtisan, dévot même. Le mérite de ses pièces dramatiques n’égale pas celui qu’il a eu l’esprit de se former en ce pays-là, où il fait toutes sortes de personnages.

    Ou il complimente avec la foule, ou il blâme et crie dans le tête-à-tête, ou il s’accommode à toutes les intrigues dont on veut le mettre ; mais celle de la dévotion domine chez lui ; il tâche toujours de tenir à ceux qui en sont le chef. »

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  • Jean Racine et la monarchie absolue comme annulation de la contradiction

    Il est tout à fait logique que l’on retrouve chez Racine le même souci que chez La Bruyère et La Rochefoucauld, ou encore La Fontaine, à savoir la tendance à l’annulation de la contradiction. La monarchie absolue fait du roi une sorte de zéro absolu, absorbant l’affrontement entre aristocratie et bourgeoisie.

    Le néo-stoïcisme exige au fond une chose simple : l’annulation de la contradiction, au lieu d’un système de valeurs supérieures. Les contradictions doivent s’effacer devant l’intérêt principal, celui de l’organe central, qui se présente comme unique afin de masquer l’existence même de ces contradictions.

    Il y a ainsi d’un côté centralité, de l’autre négativité affirmée par cette centralité. C’est le reflet direct du fait que l’appareil d’État de la monarchie absolue est issue de la féodalité, mais s’extrait de celle-ci suffisamment pour la contre-balancer par la bourgeoisie et le capitalisme s’élançant. Cela ne peut bien entendu être que temporaire, et relativement instable en tant que superstructure.

    La monarchie absolue affirme donc la bourgeoisie et l’aristocratie, et en même temps les nient. Le régime se veut l’annulation de la contradiction. L’honnête homme apparaît donc comme l’homme de cette annulation :

    – annulation de ses comportements féodaux, rétrogrades, indignes sur le plan de la civilisation ;

    – annulation de ce qui va dans le sens d’une expression du conflit aristocratie/bourgeoisie lui-même.

    Costume du XIXe siècle pour Hermione
    dans Andromaque

    L’aristocrate doit rester aristocrate, le bourgeois bourgeois, car c’est en maintenant leur identité qu’ils maintiennent l’ordre dominant s’appuyant sur leur neutralisation historique. C’est de cette neutralisation que va ressortir, de manière apparemment étrange ou surprenante, mais en fait dialectiquement inévitable, les Lumières, comme affirmation de la civilisation, mais sans l’aristocratie.

    Les Lumières posent la contradiction par l’affirmation de la science, de la raison, là où le néo-stoïcisme l’annulait en niant ce qui vient perturber, troubler. Le néo-stoïcisme est à ce titre une aberration historique, puisqu’il nie une contradiction inévitable ; cependant cette aberration correspond à un moment d’émergence du nouveau contre l’ancien, ce qui lui donne un sens historique.

    Et comme on l’a vu, Molière avec sa dimension sociale et Racine avec sa dimension psychique-psychologique portaient des éléments de dépassement de cette annulation.

    La monarchie absolue se pose en annulation de la contradiction aristocratie-bourgeoisie, mais partant de là elle la reconnaît. Son attitude négative correspond à une étape positive historique.

    La monarchie absolue est l’annulation de la contradiction, parce que, historiquement, elle est le vecteur de son affirmation.

    La scène d’exposition de Bérénice expose cela avec une clarté remarquable. Elle se déroule dans le cabinet qui se situe entre deux appartements : celui de Titus, celui de Bérénice. Ce sont les deux pôles de la contradictions, et c’est Antiochus qui se pose d’emblée comme annulation de la contradiction, en apparaissant au milieu des deux, lui l’ami de Titus, lui l’amoureux de Bérénice :

    Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

    Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

    Souvent ce cabinet superbe et solitaire

    Des secrets de Titus est le dépositaire.

    C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,

    Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.

    De son appartement cette porte est prochaine,

    Et cette autre conduit dans celui de la reine.

    Comme on est par ailleurs dans le néo-stoïcisme, Antiochus ne pourra pas bloquer la contradiction qu’il montre : il partira seul. La contradiction devra en effet être annulée, par le départ de Bérénice, alors que Titus devient roi de Rome. La contradiction s’annule, elle disparaît devant les priorités de l’ordre.

    Cela joue évidemment uniquement pour l’ordre social, pas pour l’ordre intérieur de la vie psychologique, sinon Racine ne serait qu’un simple néo-stoïcien sans envergure.

    Si l’on prend le début de Britannicus, qui se déroule dans une chambre du palais de Néron, on a également immédiatement le thème de l’annulation, du retour, de la remise en ordre :

    Quoi ? tandis que Néron s’abandonne au sommeil,

    Faut−il que vous veniez attendre son réveil ?

    Qu’errant dans le palais sans suite et sans escorte,

    La mère de César veille seule à sa porte ?

    Madame, retournez dans votre appartement.

    Le sommeil s’oppose au réveil, tout comme le fait de veiller s’oppose au retour dans son appartement, pour aller dormir. Le palais s’oppose à l’absence de suite et d’escorte, la mère au fait d’être seule.

    Si l’on prend le début d’Iphigénie, on a pareillement une annulation. On est dans la tente d’Agamemnon et voici les premiers mots :

    Agamemnon

    Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille :

    Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

    Arcas

    C’est vous−même, Seigneur ! Quel important besoin

    Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?

    A peine un faible jour vous éclaire et me guide.

    Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.

    Les yeux de l’un s’opposent aux yeux de l’autre, Agamemnon s’oppose à lui-même en parlant de lui comme d’un autre, la nuit s’oppose au jour.

    Mais les yeux ouverts des deux s’opposent aux yeux de tous qui sont fermés, qui dorment, et ainsi annulent la contradiction entre Agamemnon et Arcas.

    Dans Phèdre, on a pareillement l’annulation, puisque les premiers mots sont ceux de Hippolyte, le séjour s’opposant au départ, l’agitation à l’oisiveté. Hippolyte veut annuler l’absence de Thésée, en partant à sa recherche.

    Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,

    Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.

    Dans le doute mortel dont je suis agité,

    Je commence à rougir de mon oisiveté.

    La remise en ordre est exposée, car elle sous-tend l’ordre, et inversement la mise en valeur de l’ordre expose le non-ordre en tant qu’exposition de la vie intérieure, psychologique.

    C’est cette dynamique qui fait toute la force de l’écriture racinienne.

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  • Jean Racine : la tristesse majestueuse et le rapport à la tragédie

    Dans une tragédie, il s’agit d’inspirer au spectateur la pitié et la terreur. Cependant, ce principe de la tragédie grecque allait de paire avec une mise en scène sous forme de rituel, avec un amphithéâtre, des chœurs, un jeu marqué, une fonction sociale affirmée de manière unilatérale.

    Il faut s’imaginer tout un cadre à la fois sombre et glaçant, des scènes horribles étant montrés, les chœurs en soulignant la portée, etc., et cela il y a bien entendu à l’époque de l’antiquité.

    On n’a rien de tout cela dans la tragédie française. Celle-ci est une entreprise culturelle où on peut faire le choix de ne pas aller, le jeu est particulièrement restreint au profit d’une attention extrême au langage.

    Il y a des pauses, car il faut rallumer les chandelles ; les acteurs sont habillés en partie comme on s’imagine le passé, mais à moitié de manière contemporaine. Les acteurs sont connus, il a été parlé de la pièce, c’est une actualité de débat à la Cour, pour la vie parisienne, etc.

    A cela s’ajoute la dimension de la lecture, alors que l’imprimerie s’est développée, qu’il y a un public éduqué qui existe désormais. Dans la préface de Phèdre, Racine dit que ce sont, non pas les spectateurs, mais les lecteurs qui vont le juger :

    « Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. »

    Et effectivement, dans ses préfaces, Racine parle parfois des spectateurs, parfois des lecteurs ; son œuvre s’adresse en fait inévitablement aux deux.

    On est donc dans une configuration totalement différente d’en Grèce antique.

    Pourtant, Racine prétend rester dans son cadre conceptuel. Il faut par conséquent lire à travers sa propre conception. Lui-même s’imagine être un écrivain puisant dans les sources antiques, en quelque sorte dans le prolongement de l’humanisme du siècle précédent. Il n’a pas du tout de vision de la vie intérieure qu’il expose.

    Voici par exemple ce que Racine note, dans la préface d’Iphigénie :

    « Euripide était extrêmement tragique, c’est−à−dire qu’il avait merveilleusement excité la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie. »

    On est là dans une approche formelle ; Racine ne ferait que reprendre les codes de la tragédie classique.

    Dans la préface de Phèdre, il y souligne dans le même esprit qu’il a choisi cette figure littéraire parce qu’elle correspond à ce qu’Aristote exige pour une tragédie. Et pourtant, de la manière dont il en parle, on voit bien que ce qu’il vise, comme aspect principal, n’est pas du tout la catharsis, mais bien le dérèglement.

    « Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente.

    Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. »

    C’est là une lecture pleine de raccourcis par rapport à la question de la vie intérieure et du véritable panorama qu’en propose Racine. Emile Faguet, dans La tragédie française au XVIIe siècle, constate avec justesse que :

    « Dans cette journée de vingt-quatre heures, de dix peut-être, l’auteur a si bien pris ses mesures que tout Néron passe devant nos yeux, depuis l’enfant vicieux et lâche qui tremble devant sa mère en s’excitant à la braver, depuis l’amoureux sensuel mêlé de despote méchant qui adore les pleurs qu’il fait couler, depuis le comédien fat qu’on décide au crime en humiliant son amour-propre d’artiste, jusqu’à l’assassin hypocrite et froid qui tue en souriant, jusqu’au parricide tranquille qui rêve le meurtre de sa mère en laissant tomber sur elle, nonchalamment, quelques mots d’ironie glacée. »

    Il y a ici un profond décalage entre ce que Racine croit faire et ce qu’il réalise vraiment, en raison de la période historique. Le théâtre de Racine est avant tout rationalisé, mais lui-même s’imagine réaliser une tragédie dans l’esprit grec, qui est tourné vers le bouleversement émotionnel, et non la rationalisation.

    Il faut se rappeler des exigences de la période classique ; La Bruyère, cette immense figure du 17e siècle, a bien résumé la conception de l’époque en disant

    « Un esprit médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit écrire raisonnablement. »

    La tragédie de Racine s’inspire de la démarche grecque, mais la renverse dans le sens de la rationalisation ; il y a de l’émotion, mais l’ensemble n’est pas une sorte d’aventure métaphysique mystico-poétique.

    Sainte-Beuve parle d’ailleurs de « l’écueil poétique racinien », qui est banc de sable ou rocher, selon comment on l’aborde en fonction de sa propre orientation, et qui a comme source des vers « polis et travaillés », mais qui manqueraient de charge poétique. C’est avant tout la forme concise, la concentration qui l’emporte ; il n’y a pas d’emportement poétique.

    Cela est exact, mais c’est également justement ce qui est correct, nécessaire. Chez Racine, tout est formellement concentré, bien plus que compassé, tout à fait dans l’esprit français naissant alors, et il n’y a pas de place pour de l’exubérance relevant du subjectivisme.

    En liaison avec cette approche, et rien que cela suffirait d’ailleurs à montrer qu’on est nullement dans l’orientation grecque, il y a l’orientation néo-stoïcienne, qui est typique de l’esprit romain.

    Chez Racine, savoir prendre sur soi est l’ultime épreuve qu’exige la société : il faut savoir être à la hauteur. Le néo-stoïcisme est content de la satisfaction de son exigence d’ordre, l’affirmation de la vie intérieure est satisfaite de son exigence de richesse, présentée par le désordre.

    Racine synthétise cela admirablement bien dans la préface de Bérénice :

    « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

    Avec Racine, on a la rencontre de la sensibilité intérieure avec la société encadrée culturellement ; c’est un très grand moment historique.

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  • Jean Racine et le dérèglement à travers le début comme la fin

    L’intérêt pour la tragédie est tout à fait logique à qui entreprend de mettre la vie intérieure ; de par sa parfaite fusion avec le néo-stoïcisme, Racine est devenu l’auteur national de la monarchie absolue, et donc de la France, puisque c’est sa période classique. Il faut, à ses côtés, bien entendu associer Molière.

    On retrouve chez tous deux par ailleurs l’approche générale du siècle visant à présenter des personnages déréglés. Il ne s’agit toutefois pas pour Racine de plaire et instruire comme chez Molière (et Jean de la Fontaine), mais de faire éprouver des émotions fortes, afin de « purger les passions ». En montrant des comportements déréglés, on apprend à les éviter, à chercher à ne pas tomber dans le même travers de la passion.

    En même temps, la passion plaît et révèle la richesse de la vie intérieure : là est l’ambiguïté du projet de Racine. Le dérèglement n’est jamais unilatéralement mauvais, il est en rapport avec des choses très concrètes. On a trop souvent attribué au destin les dérèglements, et affirmé que les personnages les exprimant étaient de toutes manières condamnés par avance. Cela n’est pas du tout le sens du propos.

    C’est la vie réelle qu’entend montrer Racine et pour cette raison, si certains son troublés plus que d’autres, tous le sont. Le dérèglement est même la norme. Elle est pour cette raison présente au début des œuvres, mais également à leur fin.

    Dans Phèdre, au-delà du personnage éponyme, on a Hippolyte qui dès le départ exprime son tourment, provoqué par la longue absence de son père et l’absence de nouvelles.

    Dans le doute mortel dont je suis agité

    Dans Britannicus, Agrippine connaît une vive agitation.

    L’impatient Néron cesse de se contraindre ;

    Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.

    Dans Iphigénie, Agamemnon doute de sa situation existentielle.

    Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause

    Dans Bérénice, Antiochus exprime son trouble sans ambages.

    Va chez elle : dis−lui qu’importun à regret

    J’ose lui demander un entretien secret.

    Tous ces troubles, se situant au début des œuvres, sont très marquants, car ils concernent des personnages qui ne sont pas censés être au cœur des tourments ! Cela brise totalement la thèse bourgeoise comme quoi Racine serait une sorte de janséniste fasciné par le destin et présentant un seul être troublé, afin de faire une leçon religieuse.

    En réalité, il dresse le tableau du caractère universel de la vie intérieure et de sa richesse.

    La fin des œuvres elle-même ne pose la fin des troubles. Titus et Bérénice portent le fardeau de s’être séparés malgré leur amour, Antiochus d’avoir tout raté dans l’histoire puisqu’il aurait pu partir avec Bérénice. Xipharès doit assumer la tête de l’État alors que Mithridate est décédé. La fin d’Iphigénie semble positive pour l’avenir, mais annonce en réalité les tueries de la guerre de Troie.

    A la fin de Bajazet, Zaïre annonce sa peine prolongée, voire sans fins.

    Ah ! Madame ! … Elle expire. O ciel ! en ce malheur

    Que ne puis−je avec elle expirer de douleur !

    A la fin de Phèdre, on annonce la mort de Phèdre à Thésée , qui annonce alors que son crime va rester dans les esprits malgré sa disparition, soulignant son deuil et celui de la fiancée de Hippolyte pour longtemps, au point qu’il l’adopte comme fille.

    D’une action si noire

    Que ne peut avec elle expirer la mémoire !

    Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,

    Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !

    Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,

    Expier la fureur d’un voeu que je déteste.

    Rendons−lui les honneurs qu’il a trop mérités,

    Et pour mieux apaiser ses mânes irrités,

    Que malgré les complots d’une injuste famille

    Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille !

    A la fin d’Andromaque, Oreste devient littéralement fou, avec un passage fameux.

    Percé de tant de coups, comment t’es−tu sauvé ?

    Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.

    Mais que vois−je ? A mes yeux Hermione l’embrasse !

    Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?

    Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !

    Quels démons, quels serpents traîne−t−elle après soi ?

    Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont−elles prêtes ?

    Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

    A la fin de Britannicus, Burrhus en parlant de Néron souhaite que ce soit la fin de ses tueries.

    Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !

    Il va de soi qu’en réalité, cela annonce une suite ininterrompue de crimes de la part de Néron ! Il n’y a strictement aucune réalisation, comme le prétend le formalisme au sujet de la tragédie de Racine, mais bien une affirmation de la vie intérieure.

    Cela est flagrant et s’explique par le fait que, si auparavant, Montaigne était obligé de parler de lui pour exprimer des considérations de haut niveau, désormais la société est prête à être confronté ouvertement à l’expression d’une psychologie profonde.

    C’est pour cela que les tragédies de Racine présentent des figures extrêmement complexes sur le plan psychologique, en rupture totale avec la simplicité, la stupidité, la rudesse, le caractère étroit, la nature bornée, l’esprit limité des êtres humains de la période précédente.

    Il est intéressant de voir comment les commentateurs bourgeois entrevoient ce saut qualitatif historique, mais ont du mal à l’appréhender.

    Benjamin Constant a ainsi repris Walstein de l’allemand Schiller, et dans sa préface il aborde la question de la tragédie vue en France. Il considère qu’il faut estimer les choses de la manière suivante :

    « La Français, dans les personnages de leur tragédie, se passent d’individualité plus facilement que les Allemands et les Anglais…

    En ne peignant qu’une passion, au lieu d’embrasser tout un caractère individuel, on obtient des effets plus constamment tragiques, parce que les caractères individuels, toujours mélangés, nuisent à l’unité de l’impression, mais la vérité y perd peut-être…

    On se demande ce que seraient les héros qu’on voit, s’ils n’étaient dominés par la passion qui les agite, et l’on trouve qu’il ne resterait dans leur existence que peu de réalité.

    D’ailleurs, il y a bien moins de variété dans les passions propres à la tragédie, que dans les caractères individuels, tels que les crée la nature : les caractères sont innombrables ; les passions théâtrales sont en petit nombre.

    Sans doute l’admirable génie de Racine, qui triomphe de toutes les entraves, met de la diversité dans cette uniformité même : la jalousie de Phèdre n’est pas celle d’Hermione, et l’amour d’Hermione n’est pas celui de Roxane.

    Cependant la diversité me semble plutôt encore dans la passion que dans le caractère de l’individu. »

    Il y a ici une incompréhension du fait que pour qu’il y ait des individus, il faut déjà une époque posant leur reconnaissance personnelle. Ce n’était pas le cas en France au 17e siècle et le théâtre de Molière a donc le même « problème » que souligne Benjamin Constant.

    A l’inverse, l’Angleterre et l’Allemagne ont assumé en partie le protestantisme, d’où la notion de personnalité émergeant plus tôt et plus fortement. Racine remplit la tâche historique de poser ce qui aurait dû l’être par le protestantisme.

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  • Jean Racine et le lieu de pouvoir comme temps de la vie intérieure

    L’espace de la tragédie fut le lieu parfait pour se faire rencontrer la vie intérieure et le néo-stoïcisme, car il est chez Racine dialectique. La pièce se déroule dans un seul lieu, une seule pièce, tout comme l’ensemble se déroule purement et simplement par rapport au lieu de la vie psychique, qui s’exprime dans le temps par la parole.

    S’il y avait plusieurs lieux, les esprits auraient pu se disperser, alors que là ils sont bloqués, obnubilés, encadrés, façonnés par un lieu unique. Cela convient au néo-stoïcisme, car c’est un lieu de pouvoir ; cela convient à l’expression de la vie intérieure, comme moyen de poser une tension psychologique gigantesque.

    L’espace tragique est ainsi, pour satisfaire le néo-stoïcisme, choisi comme lieu du pouvoir. Pour La Thébaïde ou Les Frères ennemis, nous somme dans une salle du palais royal. Dans Alexandre le grand, nous sommes dans le camp militaire d’un roi. Pour Andromaque, nous sommes dans une salle du palais du roi Pyrrhus. Pour Britannicus, nous sommes dans une chambre du palais de l’empereur Néron, juste à côté de la sienne.

    Pour Bérénice, tout se déroule dans un cabinet qui est entre l’appartement du futur empereur Titus et celui de la reine Bérénice. Pour Bajazet, nous sommes dans le sérail du Grand−Seigneur à Constantinople. Pour Mithridate, nous sommes dans un port mais prétexte à la question de l’héritage du trône, ce qui est similaire pour Phèdre. Pour Iphigénie, nous sommes dans la tente du roi Agamemnon.

    Britannicus a été une œuvre formidablement marquante précisément de par sa dimension. Le passage est fameux où Néron explique à Junie qu’il va se cacher pour voir comment elle se comporte avec Britannicus.

    Néron

    Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame.

    Renfermez votre amour dans le fond de votre âme

    Vous n’aurez point pour moi de langages secrets :

    J’entendrai des regards que vous croirez muets,

    Et sa perte sera l’infaillible salaire

    D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

    Junie

    Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,

    Seigneur, permettez−moi de ne le voir jamais !

    Narcisse

    Britannicus, Seigneur, demande la princesse :

    Il approche.

    Néron

    Qu’il vienne.

    Junie

    Ah Seigneur !

    Néron

    Je vous laisse.

    Sa fortune dépend de vous plus que de moi :

    Madame, en le voyant, songez que je vous vois.

    Suivent alors ces vers merveilleux, où Junie essaie à mots voilés d’expliquer la situation à Britannicus, afin que ses propos ne les trahissent pas. Il va de soi que les paroles de Junie sur la toute puissance de l’empereur, qui voit tout, sait tout, est partout, consiste en une résonance directe de la monarchie absolue de Louis XIV.

    Britannicus

    Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !

    Est−ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?

    Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi trompé

    Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.

    Ménageons les moments de cette heureuse absence.

    Junie

    Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.

    Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,

    Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

    Britannicus

    Et depuis quand, Madame, êtes−vous si craintive ?

    Quoi ? déjà votre amour souffre qu’on le captive ?

    Il ne faut pas avoir une lecture formaliste et considérer que Racine ne choisit qu’un seul lieu, car cela est exigé par le principe de la tragédie. C’est le contraire qui est vrai : Racine a choisi la tragédie, parce que justement le lieu tel qu’il y existe est exactement ce qu’il fallait pour exprimer ce qu’il portait historiquement.

    Le fait qu’il y ait un seul lieu, qu’il soit lié toujours au pouvoir, était une exigence historique du néo-stoïcisme de la monarchie absolue, mais Racine l’a renversé en affirmation de la vie intérieure. Et ce renversement est si fort qu’il dépasse simplement les thèmes propres à la royauté, au pouvoir, à la puissance, etc.

    Cela ne veut pas dire que cela ne soit pas présent ; on a ici Burrhus, dans Britannicus, qui pose ses responsabilités avec un esprit correspondant aux exigences néo-stoïciennes.

    Mais vous avais−je fait serment de le trahir,

    D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?

    Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde,

    Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.

    J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,

    Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.

    Britannicus présente même des conseils néo-stoïciens au roi lui-même, à travers la longue demande faite par Burrhus à Néron. Il est ici très intéressant que si la pièce ne fut pas un succès à l’initial, avec seulement huit représentations, son impact fut très important culturellement. La légende veut ainsi qu’après avoir vu Britannicus, Louis XIV cessa de participer aux ballets de la cour malgré son aptitude pour cela, pour ne pas ressembler à Néron se donnant en spectacle aux Romains.

    Burrhus

    Et ne suffit−il pas, Seigneur, à vos souhaits

    Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?

    C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.

    Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être :

    Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus ;

    Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.

    Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,

    Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,

    Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,

    Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.

    (…)

    Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.

    Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,

    Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,

    Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.

    (…)

    Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur

    Ma mort m’épargnera la vue et la douleur :

    On ne me verra point survivre à votre gloire ;

    Si vous allez commettre une action si noire,

    (Il se jette à genoux.)

    Me voilà prêt, Seigneur : avant que de partir,

    Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;

    Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée,

    Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée…

    Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,

    Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.

    Ne perdez point de temps, nommez−moi les perfides

    Qui vous osent donner ces conseils parricides ;

    Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…

    Burrhus est par ailleurs la personnification du néo-stoïcisme.

    Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse,

    D’une odieuse cour j’ai traversé la presse,

    Et j’allais, accablé de cet assassinat,

    Pleurer Britannicus, César et tout l’État.

    Cependant, si cela satisfait le néo-stoïcisme, il n’en reste pas moins que le lieu de pouvoir est toujours l’endroit où s’affirme le temps de la vie intérieure. C’est pour cela que le dérèglement est omniprésent.

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  • Jean Racine : néo-stoïcisme et compensation du protestantisme

    Le théâtre tragique de Racine s’inscrit dans une phase bien précise du mode de production féodale : la monarchie absolue, qui est son stade le plus élevé. Il correspond, pour en cadrer la situation historique particulière, au classicisme de la nation française s’étant formée au XVIe siècle.

    Comme il n’est pas d’œuvre significative culturellement sans époque marquée par un développement qualitatif, avec une société connaissant des progrès scientifiques, techniques, productifs, des êtres humains connaissant des facultés plus denses, intenses, approfondies, il s’agit de saisir le moment historique où apparaît Racine.

    Il faut pour cela voir comment l’être humain, tout en conservant sa base naturelle, voit celle-ci rentrer en mouvement dialectique avec la civilisation qui, lorsqu’elle progresse, amène des types d’existence.

    En ce sens, la monarchie absolue, phase la plus haute de la féodalité, a établi en France un nouveau profil d’être humain, tout à fait reconnaissable alors et défini comme « l’honnête homme ». Il ne s’agit pas ici cependant que des mœurs, de l’intégration de chaque individu cultivé dans un système de valeurs sociales réglées, où la correction est reine.

    Il s’agit également d’une mentalité bien particulière, où l’État apparaît comme le nœud central des rapports humains et des valeurs. Ce qui caractérise le XVIIe siècle français, c’est donc que les œuvres authentiques, propres à l’époque, sont traversées de part en part par le néo-stoïcisme qui représente, du point de vue du matérialisme historique, l’idéologie de la monarchie absolue.

    Ce néo-stoïcisme s’élabore dès la genèse de la monarchie absolue, avec François Ier comme démarreur d’un processus largement prolongé et renforcé par le camp des « politiques » au moment de Henri IV, dont Montaigne est bien entendu le plus éminent représentant.

    Mais si Montaigne fait de nombreuses références au stoïcisme dans ses Essais, s’il soutient le camp de l’État contre celui de la féodalité et de la religion, on n’est pas encore dans le néo-stoïcisme qui marque le triomphe de Louis XIV.

    Versailles ne représente nullement le Roi Soleil et rien n’est plus faux que de le voir comme un despote, ou même comme un tyran. Le roi, dans la monarchie absolue, est le grand translateur des valeurs et des luttes de classe dans la société, amenant un équilibre résolument nécessaire.

    C’est de là que viendra par la suite, comme produit indirect, l’idéologie monarchiste voyant en le roi le grand « neutralisateur ». Ici est la véritable genèse de l’idéologie de l’Action française, sans que jamais celle-ci n’en ait eu conscience.

    Le néo-stoïcisme ne dit pas qu’il faut se soumettre au roi, mais que l’ordre social correspond à l’État, et l’État à l’ordre social. Les comportements doivent donc non pas simplement être adéquats, mais qui plus est renforcer tant l’ordre social que l’État.

    Le théâtre de Racine présente cela de manière tout à fait lisible à l’époque.

    Dans Phèdre, par exemple, le personnage éponyme a une vie psychique intense, en liaison avec la question de la vie intérieure, féminine. Mais ce personnage est aussi en liaison avec les protagonistes que sont Thésée et Hippolyte, qui doivent, en tant que roi et en tant que « citoyen », agir de manière conforme malgré ce trouble.

    Il y a une combinaison de l’affirmation de la vie intérieure et de l’idéologie néo-stoïcienne.

    Il en va de même dans Bérénice. Bérénice est celle par qui le trouble arrive, et ceux qui comptent pour la dimension néo-stoïcienne dans la pièce sont Titus et Antiochius, le roi et le « citoyen », qui doivent se comporter de manière juste, et ce malgré Bérénice. Dans Iphigénie, c’est pareillement Iphigénie par qui le trouble arrive, perturbant Agamemnon, Achille, Ulysse, qui doivent assumer leur fonction juridico-politique, étatique.

    Pareillement, dans Mithridate, la question de Monime trouble (de manière très différente) Mithridate, Pharnace et Xipharès dans leur rapport avec leur devoir étatique.

    Comment comprendre cette cohabitation d’une affirmation de la vie intérieure, de la dimension psychique, avec le néo-stoïcisme ? Il s’agit tout simplement d’une nécessité historique. Les Français du 17e siècle sont déjà extrêmement différents de ceux du 16e siècle. En fait, ils étaient justement mûrs à ce moment-là pour le protestantisme, mais c’était trop tard, la monarchie absolue avait déjà happé les forces rationalisatrices à son service.

    De là vient le néo-stoïcisme, très sérieux, très structuré, d’une monarchie absolue pourtant parasitaire et formant une simple période pour la modernisation étatique dans un équilibre aristocratie – bourgeoisie basculant toujours davantage en faveur de cette dernière.

    Cependant, le protestantisme n’est pas qu’un rationalisme ; il est également la reconnaissance de l’existence personnelle. Cela, la monarchie absolue ne pouvait pas l’accepter, d’où sa perte, avec la révolution française.

    Il fallait toutefois bien en admettre certains traits, même déformés : c’est là qu’intervient le théâtre de Racine, et pourquoi il a été marquant à son époque. Il joue le rôle historique d’affirmation de la vie intérieure.

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