ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
Acomat, Osmin.
ACOMAT
Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.
Je pourrai cependant te parler, et t’entendre.
OSMIN
Et depuis quand Seigneur, entre-t-on dans ces lieux,
Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?
Jadis une mort prompte eut suivi cette audace.
ACOMAT
Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardait à mon impatience !
Et que d’un oeil content je te vois dans Byzance !
Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris
Un voyage si long pour moi seul entrepris.
De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère.
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,
Dépendent les destins de l’empire ottoman.
Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?
OSMIN
Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,
Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle,
Les Persans rassemblés marchaient à son secours,
Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.
Lui-même fatigué d’un long siège inutile,
Semblait vouloir laisser Babylone tranquille,
Et sans renouveler ses assauts impuissants,
Résolu de combattre, attendait les Persans.
Mais comme vous savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare et le camp et Byzance.
Mille obstacles divers m’ont même traversé,
Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.
ACOMAT
Que faisaient cependant nos braves janissaires ?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?
Dans le secret des cours, Osmin, n’as-tu rien lu ?
Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?
OSMIN
Amurat est content, si nous le voulons croire,
Et semblait se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir.
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C’est en vain que forçant ses soupçons ordinaires
Il se rend accessible à tous les janissaires.
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle
Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours :
Comme il les craint sans cesse ils le craignent toujours.
Ses caresses n’ont point effacé cette injure.
Votre absence est pour eux un sujet de murmure.
Ils regrettent le temps à leur grand coeur si doux,
Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.
ACOMAT
Quoi ! Tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?
OSMIN
Le succès du combat réglera leur conduite.
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois,
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits.
Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années.
Mais enfin le succès dépend des destinées.
Si l’heureux Amurat secondant leur grand coeur
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance
L’exemple d’une aveugle et basse obéissance.
Mais si dans le combat le destin plus puissant
Marque de quelque affront son empire naissant ;
S’il fuit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce
À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,
Et n’expliquent, Seigneur, la perte du combat,
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s’il en faut croire la renommée,
Il a depuis trois mois fait partir de l’armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet.
On craignait qu’Amurat par un ordre sévère
N’envoyât demander la tête de son frère.
ACOMAT
Tel était son dessein. Cet esclave est venu.
Il a montré son ordre et n’a rien obtenu.
OSMIN
Quoi, Seigneur ! Le sultan reverra son visage,
Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?
ACOMAT
Cet esclave n’est plus. Un ordre, cher Osmin,
L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin.
OSMIN
Mais le sultan surpris d’une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous ?
ACOMAT
Peut-être avant ce temps
Je saurai l’occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine.
Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.
Tu vois pour m’arracher du coeur de ses soldats,
Qu’il va chercher sans moi les sièges, les combats.
Il commande l’armée. Et moi dans une ville
Il me laisse exercer un pouvoir inutile.
Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un Vizir !
Mais j’ai plus dignement employé ce loisir.
J’ai su lui préparer des craintes et des veilles.
Et le bruit en ira bientôt a ses oreilles.
OSMIN
Quoi donc ? Qu’avez-vous fait ?
ACOMAT
J’espère qu’aujourd’hui
Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.
OSMIN
Quoi ! Roxane, Seigneur, qu’Amurat a choisie
Entre tant de beautés, dont l’Europe et l’Asie
Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?
Car on dit qu’elle seule a fixé son amour.
Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,
Avant qu’elle eut un fils, prît le nom de sultane.
ACOMAT
Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu
Qu’elle eut dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires.
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang,
Qui les a de trop près approchés de son rang.
L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance.
Indigne également de vivre et de mourir,
On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
L’autre trop redoutable, et trop digne d’envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps.
La molle oisiveté des enfants des sultans.
Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu l’as vu courir dans les combats
Emportant après lui tous les coeurs des soldats,
Et goûter tout sanglant le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes coeurs la première victoire.
Mais malgré ses soupçons le cruel Amurat,
Avant qu’un fils naissant eut rassuré l’État,
N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,
Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.
Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.
Il partit, et voulut que fidèle a sa haine,
Et des jours de son frère arbitre souveraine,
Roxane au moindre bruit, et sans autres raisons,
Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes voeux du côté de son frère.
J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,
Lui montrai d’Amurat le retour incertain,
Les murmures du camp, la fortune des armes.
Je plaignis Bajazet. Je lui vantai ses charmes,
Qui par un soin jaloux dans l’ombre retenus,
Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.
Que te dirai-je enfin ? La sultane éperdue
N’eut plus d’autres désirs que celui de sa vue.
OSMIN
Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?
ACOMAT
Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle
De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.
La sultane à ce bruit feignant de s’effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent.
De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent,
Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.
Roxane vit le prince. Elle ne put lui taire
L’ordre dont elle seule était dépositaire.
Bajazet est aimable. Il vit que son salut
Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.
Tout conspirait pour lui. Ses soins, sa complaisance,
Ce secret découvert, et cette intelligence,
Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,
L’embarras irritant de ne s’oser parler,
Même témérité, périls, craintes communes,
Lièrent pour jamais leurs coeurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,
Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.
OSMIN
Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme,
Osa-t-elle a leurs yeux faire éclater sa flamme ?
ACOMAT
Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,
Atalide a prété son nom à cet amour.
Du père d’Amurat Atalide est la nièce,
Et même avec ses fils partageant sa tendresse,
Elle a vu son enfance élevée avec eux.
Du prince en apparence elle reçoit les voeux ;
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
Et veut bien sous son nom qu’il aime la sultane.
Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,
L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.
OSMIN
Quoi ! Vous l’aimez, Seigneur ?
ACOMAT
Voudrais-tu qu’a mon âge
Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?
Qu’un coeur qu’ont endurci la fatigue et les ans,
Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?
C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue.
J’aime en elle le sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,
Me va contre lui-même assurer un appui.
Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage :
À peine ils l’ont choisi, qu’ils craignent leur ouvrage.
Sa dépouille est un bien, qu’ils veulent recueillir ;
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse.
Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse.
Ce même Bajazet sur le trône affermi
Méconnaîtra peut-être un inutile ami.
Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,
S’il ose quelque jour me demander ma tête…
Je ne m’explique point, Osmin. Mais je prétends
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Je sais rendre aux sultans de fidèles services.
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.
Voila donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,
Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.
Invisible d’abord elle entendait ma voix,
Et craignait du sérail les rigoureuses lois.
Mais enfin bannissant cette importune crainte
Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,
Elle-même a choisi cet endroit écarté,
Ou nos coeurs a nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur une esclave me guide,
Et… Mais on vient. C’est elle, et sa chère Atalide.
Demeure. Et s’il le faut, sois prêt a confirmer
Le récit important dont je vais l’informer.
SCÈNE II
Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre, Acomat, Osmin.
ACOMAT
La vérité s’accorde avec la renommée,
Madame, Osmin a vu le sultan, et l’armée.
Le superbe Amurat est toujours inquiet,
Et toujours tous les coeurs penchent vers Bajazet.
D’une commune voix ils l’appellent au trône.
Cependant les Persans marchaient vers Babylone,
Et bientôt les deux camps aux pieds de son rempart
Devaient de la bataille éprouver le hasard.
Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées.
Et même, si d’Osmin je compte les journées,
Le ciel en a déjà réglé l’événement,
Et le sultan triomphe, ou fuit en ce moment.
Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence.
Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance.
Et sans nous informer s’il triomphe, ou s’il fuit,
Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.
S’il fuit, que craignez-vous ? S’il triomphe au contraire,
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
Pour moi, j’ai su déjà par mes brigues secrètes
Gagner de notre loi les sacrés interprètes.
Je sais combien crédule en sa dévotion
Le peuple suit le frein de la religion.
Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière.
Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière.
Déployez en son nom cet étendard fatal,
Des extrêmes périls l’ordinaire signal.
Les peuples prévenus de ce nom favorable,
Savent que sa vertu le rend seule coupable.
D’ailleurs, un bruit confus, par mes soins confirmé,
Fait croire heureusement à ce peuple alarmé,
Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance
Transporter désormais son trône et sa présence.
Déclarons le péril dont son frère est pressé.
Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé.
Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,
Et fasse voir ce front digne du diadème.
ROXANE
Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.
Allez brave Acomat, assembler vos amis.
De tous leurs sentiments venez me rendre compte.
Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.
Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,
Sans savoir si son coeur s’accorde avec le mien.
Allez, et revenez.
SCÈNE III
Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.
ROXANE
Enfin, belle Atalide,
Il faut de nos destins que Bajazet décide.
Pour la dernière fois je le vais consulter.
Je vais savoir s’il m’aime.
ATALIDE
Est-il temps d’en douter,
Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.
Vous avez du vizir entendu le langage.
Bajazet vous est cher. Savez-vous si demain
Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?
Peut-être en ce moment Amurat en furie
S’approche pour trancher une si belle vie.
Et pourquoi de son coeur doutez-vous aujourd’hui ?
ROXANE
Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?
ATALIDE
Quoi, Madame ! Les soins qu’il a pris pour vous plaire,
Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,
Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,
Tout cela de son coeur ne vous répond-il pas ?
Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.
ROXANE
Hélas ! Pour mon repos que ne le puis-je croire ?
Pourquoi faut-il au moins que pour me consoler
L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?
Vingt fois sur vos discours pleine de confiance,
Du trouble de son coeur jouissant par avance,
Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,
Et l’ai fait en secret amener devant moi.
Peut-être trop d’amour me rend trop difficile.
Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,
Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur,
Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.
Enfin si je lui donne et la vie et l’Empire
Ces gages incertains ne me peuvent suffire.
ATALIDE
Quoi donc ? À son amour qu’allez-vous proposer ?
ROXANE
S’il m’aime, des ce jour il me doit épouser.
ATALIDE
Vous épouser ! Ô ciel ! Que prétendez-vous faire ?
ROXANE
Je sais que des sultans l’usage m’est contraire.
Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi
De ne point à l’hymen assujettir leur foi.
Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,
Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse,
Mais toujours inquiète avec tous ses appas,
Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras ;
Et sans sortir du joug ou leur loi la condamne,
Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.
Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour
A voulu que l’on dut ce titre à son amour.
J’en reçus la puissance aussi bien que le titre,
Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.
Mais ce même Amurat ne me promit jamais
Que l’hymen dut un jour couronner ses bienfaits.
Et moi qui n’aspirais qu’a cette seule gloire,
De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.
Toutefois, que sert-il de me justifier ?
Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.
Malgré tous ses malheurs plus heureux que son frère
Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire.
Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit.
En un mot vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.
Grâces à mon amour, je me suis bien servie
Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.
Bajazet touche presque au trône des sultans.
Il ne faut plus qu’un pas. Mais c’est où je l’attends.
Malgré tout mon amour, si dans cette journée
Il ne m’attache à lui par un juste hyménée,
S’il ose m’alléguer une odieuse loi,
Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi,
Dès le même moment sans songer si je l’aime,
Sans consulter enfin si je me perds moi-même,
J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer
Dans l’état malheureux, d’où je l’ai su tirer.
Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce.
Sa perte, ou son salut dépend de sa réponse.
Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui
Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui.
Je veux que devant moi sa bouche, et son visage,
Me découvrent son coeur, sans me laisser d’ombrage,
Que lui-même en secret amené dans ces lieux,
Sans être préparé se présente à mes yeux.
Adieu, vous saurez tout après cette entrevue.
SCÈNE IV
Atalide, Zaïre.
ATALIDE
Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue.
ZAÏRE
Vous !
ATALIDE
Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.
Mon unique espérance est dans mon désespoir.
ZAÏRE
Mais, Madame, pourquoi ?
ATALIDE
Si tu venais d’entendre
Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,
Quelles conditions elle veut imposer !
Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.
S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?
Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?
ZAÏRE
Je conçois ce malheur. Mais à ne point mentir
Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.
ATALIDE
Ah, Zaïre ! L’amour a-t-il tant de prudence ?
Tout semblait avec nous être d’intelligence.
Roxane se livrant toute entière à ma foi,
Du coeur de Bajazet se reposait sur moi,
M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,
Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche,
Et je croyais toucher au bienheureux moment,
Ou j’allais par ses mains couronner mon amant.
Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.
Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?
À l’erreur de Roxane, ai-je du m’opposer,
Et perdre mon amant pour la désabuser ?
Avant que dans son coeur cette amour fut formée,
J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.
Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,
L’amour serra les noeuds par le sang commencés.
Élevée avec lui dans le sein de sa mère,
J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;
Elle-même avec joie unit nos volontés ;
Et quoiqu’après sa mort l’un de l’autre écartés,
Conservant sans nous voir le désir de nous plaire,
Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,
À ses desseins secrets voulut m’associer,
Ne put voir sans amour ce héros trop aimable,
Elle courut lui tendre une main favorable.
Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,
Lui rendit des respects. Pouvait-il faire moins ?
Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !
De ses moindres respects Roxane satisfaite
Nous engagea tous deux, par sa facilité,
À la laisser jouir de sa crédulité.
Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse.
D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
Ma rivale accablant mon amant de bienfaits,
Opposait un empire à mes faibles attraits.
Mille soins la rendaient présente à sa mémoire.
Elle l’entretenait de sa prochaine gloire.
Et moi je ne puis rien. Mon coeur pour tous discours
N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.
Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.
Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes.
Je condamnais mes pleurs, et jusques aujourd’hui
Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.
Hélas ! Tout est fini. Roxane méprisée
Bientôt de son erreur sera désabusée.
Car enfin Bajazet ne sait point se cacher.
Je connais sa vertu prompte a s’effaroucher.
Il faut qu’a tous moments tremblante et secourable,
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah ! Si comme autrefois,
Ma rivale eut voulu lui parler par ma voix !
Au moins si j’avais pu préparer son visage !
Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage.
D’un mot, ou d’un regard je puis le secourir.
Qu’il l’épouse en un mot plutôt que de périr.
Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.
Il se perdra, te dis-je. Atalide demeure.
Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.
Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?
Peut-être Bajazet secondant ton envie,
Plus que tu ne voudras, aura soin de sa vie.
ZAÏRE
Ah dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger ?
Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?
Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.
Suspendez, ou cachez l’ennui qui vous dévore.
N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,
Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale
Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.
Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,
Et de leur entrevue attendre le succès.
ATALIDE
Hé bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
De deux jeunes amants veut punir l’artifice,
Ô ciel ! Si notre amour est condamné de toi,
Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
Bajazet, Roxane.
ROXANE
Prince, l’heure fatale est enfin arrivée
Qu’a votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour
Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.
Non que vous assurant d’un triomphe facile,
Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis.
J’arme votre valeur contre vos ennemis.
J’écarte de vos jours un péril manifeste.
Votre vertu, Seigneur, achèvera le reste.
Osmin a vu l’armée, elle penche pour vous.
Les chefs de notre loi conspirent avec nous.
Le vizir Acomat vous répond de Byzance.
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,
Peuple que dans ses murs renferme ce palais,
Et dont à ma faveur les âmes asservies
M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant. C’est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.
Vous n’entreprenez point une injuste carrière
Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière.
L’exemple en est commun. Et parmi les sultans
Ce chemin a l’Empire a conduit de tout temps.
Mais pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre
D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
Montrez à l’univers, en m’attachant a vous,
Que quand je vous servais, je servais mon époux ;
Et par le noeud sacré d’un heureux hyménée
Justifiez la foi que je vous ai donnée.
BAJAZET
Ah ! Que proposez-vous, Madame ?
ROXANE
Hé quoi, Seigneur ?
Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?
BAJAZET
Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…
Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire ?
ROXANE
Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,
Bajazet d’un barbare éprouvant les fureurs,
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
Et par toute l’Asie à sa suite traînée ;
De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux
Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.
Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires,
Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,
Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux,
Dont l’univers a craint le bras victorieux,
Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane)
Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier
À son trône, à son lit daigna l’associer.
Sans qu’elle eut d’autres droits au rang d’impératrice
Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.
BAJAZET
Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.
Soliman jouissait d’une pleine puissance :
L’Égypte ramenée a son obéissance,
Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil
De tous ses défenseurs devenu le cercueil,
Du Danube asservi les rives désolées,
De l’Empire Persan les bornes reculées,
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
Faisaient taire les lois devant ses volontés.
Que suis-je ? J’attends tout du peuple, et de l’armée.
Mes malheurs font encor toute ma renommée.
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Dois-je irriter les coeurs, au lieu de les gagner ?
Témoins de nos plaisirs plaindront-ils nos misères ?
Croiront-ils mes périls, et vos larmes sincères ?
Songez, sans me flatter du sort de Soliman,
Au meurtre tout récent du malheureux Osman.
Dans leur rébellion les chefs des janissaires
Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,
Se crurent à sa perte assez autorisés
Par le fatal hymen que vous me proposez.
Que vous dirai-je enfin ? Maître de leur suffrage,
Peut-être avec le temps j’oserai davantage.
Ne précipitons rien. Et daignez commencer
À me mettre en état de vous récompenser.
ROXANE
Je vous entends, Seigneur. Je vois mon imprudence.
Je vois que rien n’échappe a votre prévoyance.
Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger
Ou mon amour trop prompt vous allait engager.
Pour vous, pour votre honneur vous en craignez les suites,
Et je le crois, Seigneur, puisque vous me le dites.
Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,
Les périls plus certains ou vous vous exposez ?
Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire,
Que c’est a moi surtout qu’il importe de plaire ?
Songez-vous que je tiens les portes du palais,
Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais,
Que j’ai sur votre vie un empire supreme,
Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?
Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,
Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?
BAJAZET
Oui, je tiens tout de vous, et j’avais lieu de croire,
Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,
En voyant devant moi tout l’empire a genoux,
De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.
Je ne m’en défends point. Ma bouche le confesse,
Et mon respect saura le confirmer sans cesse.
Je vous dois tout mon sang. Ma vie est votre bien.
Mais enfin voulez-vous…
ROXANE
Non, je ne veux plus rien.
Ne m’importune plus de tes raisons forcées.
Je vois combien tes voeux sont loin de mes pensées.
Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir.
Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.
Car enfin qui m’arrête ? Et quelle autre assurance
Demanderais-je encor de son indifférence ?
L’ingrat est-il touché de mes empressements ?
L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?
Ah ! Je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
Que mes propres périls t’assurent de ta grâce,
Qu’engagée avec toi par de si forts liens,
Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère.
Il m’aime, tu le sais. Et malgré sa colère
Dans ton perfide sang je puis tout expier,
Et ta mort suffira pour me justifier.
N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même.
Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime.
Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir.
Le chemin est encore ouvert au repentir.
Ne désespérez point une amante en furie.
S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.
BAJAZET
Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains.
Peut-être que ma mort, utile a vos desseins,
De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,
Vous rendra dans son coeur votre première place.
ROXANE
Dans son coeur ? Ah ! Crois-tu, quand il le voudrait bien,
Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,
D’une si douce erreur si longtemps possédée,
Je puisse désormais souffrir une autre idée,
Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
Je te donne, cruel, des armes contre moi,
Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse.
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
J’affectais à tes yeux une fausse fierté.
De toi dépend ma joie et ma félicité.
De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie ?
Tu soupires enfin, et sembles te troubler.
Achève, parle.
BAJAZET
Ô ciel ! Que ne puis-je parler !
ROXANE
Quoi donc ! Que dites-vous ? Et que viens-je d’entendre ?
Vous avez des secrets que je ne puis apprendre !
Quoi ! De vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?
BAJAZET
Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir.
Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime,
Ou bien, me voila prêt, prenez votre victime.
ROXANE
Ah ! C’en est trop enfin, tu seras satisfait.
Hola, gardes, qu’on vienne.
SCÈNE II
Roxane, Acomat, Bajazet.
ROXANE
Acomat, c’en est fait.
Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.
Du sultan Amurat je reconnais l’empire.
Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.
SCÈNE III
Bajazet, Acomat.
ACOMAT
Seigneur, qu’ai-je entendu ? Quelle surprise extrême !
Qu’allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ?
D’où naît ce changement ? Qui dois-je en accuser ?
Ô ciel !
BAJAZET
Il ne faut point ici vous abuser.
Roxane est offensée et court a la vengeance.
Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
Vizir, songez à vous, je vous en averti,
Et sans compter sur moi prenez votre parti.
ACOMAT
Quoi ?
BAJAZET
Vous et vos amis cherchez quelque retraite.
Je sais dans quels périls mon amitié vous jette,
Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.
Mais c’en est fait, vous dis-je, il n’y faut plus penser.
ACOMAT
Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible ?
Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.
Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?
BAJAZET
Elle veut, Acomat, que je l’épouse.
ACOMAT
Hé bien ?
L’usage des sultans à ses voeux est contraire.
Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère
Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?
La plus sainte des lois, ah ! C’est de vous sauver,
Et d’arracher, Seigneur, d’une mort manifeste
Le sang des Ottomans dont vous faites le reste.
BAJAZET
Ce reste malheureux serait trop acheté,
S’il faut le conserver par une lâcheté.
ACOMAT
Et pourquoi vous en faire une image si noire ?
L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?
Cependant Soliman n’était point menacé
Des périls évidents dont vous etes pressé.
BAJAZET
Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie,
Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.
Soliman n’avait point ce prétexte odieux.
Son esclave trouva grâce devant ses yeux.
Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,
Il lui fit de son coeur un présent volontaire.
ACOMAT
Mais vous aimez Roxane.
BAJAZET
Acomat, c’est assez.
Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces,
J’osai tout jeune encor la chercher sur vos traces.
Et l’indigne prison ou je suis renfermé
À la voir de plus près m’a même accoutumé.
Amurat a mes yeux l’a vingt fois présentée.
Elle finit le cours d’une vie agitée.
Hélas ! Si je la quitte avec quelque regret…
Pardonnez, Acomat, je plains, avec sujet,
Des cours dont les bontés trop mal récompensées
M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.
ACOMAT
Ah ! Si nous périssons, n’en accusez que vous,
Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous.
Tout ce qui reste ici de braves janissaires,
De la religion les saints dépositaires,
Du peuple byzantin ceux qui plus respectés
Par leur exemple seul règlent ses volontés,
Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée
D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.
BAJAZET
Hé bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,
Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher.
Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte.
Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,
Que chargé, malgré moi, du nom de son époux.
Peut-être je saurai dans ce désordre extrême,
Par un beau désespoir me secourir moi-même,
Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,
Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.
ACOMAT
Hé ! Pourrai-je empêcher malgré ma diligence,
Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?
Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,
Qu’a charger vos amis d’un crime infructueux ?
Promettez. Affranchi du péril qui vous presse,
Vous verrez de quel poids sera votre promesse.
BAJAZET
Moi !
ACOMAT
Ne rougissez point. Le sang des Ottomans
Ne doit point en esclave obéir aux serments.
Consultez ces héros, que le droit de la guerre
Mena victorieux jusqu’au bout de la terre.
Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
L’intérêt de l’État fut leur unique loi,
Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée
Que sur la foi promise et rarement gardée.
Je m’emporte, Seigneur.
BAJAZET
Oui, je sais, Acomat,
Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.
Mais ces mêmes héros prodigues de leur vie,
Ne la rachetaient point par une perfidie.
ACOMAT
Ô courage inflexible ! Ô trop constante foi
Que même en périssant j’admire malgré moi !
Faut-il qu’en un moment un scrupule timide
Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?
SCÈNE IV
Bajazet, Atalide, Acomat.
ACOMAT
Ah, Madame ! venez avec moi vous unir.
Il se perd.
ATALIDE
C’est de quoi je viens l’entretenir.
Mais laissez-nous. Roxane à sa perte animée
Veut que de ce palais la porte soit fermée.
Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas.
Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.
SCÈNE V
Bajazet, Atalide.
BAJAZET
Hé bien ! C’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.
Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse.
Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :
Il fallait, ou mourir, ou n’être plus à vous.
De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?
Je meurs plus tard. Voilà tout le fruit de ma feinte.
Je vous l’avais prédit. Mais vous l’avez voulu.
J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.
Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
Daignez de la sultane éviter la présence.
Vos pleurs vous trahiraient, cachez-les à ses yeux,
Et ne prolongez point de dangereux adieux.
ATALIDE
Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner.
Il faut vous rendre. Il faut me quitter, et régner.
BAJAZET
Vous quitter ?
ATALIDE
Je le veux. Je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,
Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi
Que Bajazet put vivre, et n’être plus à moi.
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
Je me représentais l’image douloureuse,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s’était pas montrée.
Je ne vous voyais pas ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence.
Je sais que votre coeur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.
Mais hélas ! Épargnez une âme plus timide.
Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide,
Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs,
Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs.
BAJAZET
Et que deviendrez-vous, si dès cette journée
Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?
ATALIDE
Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, Seigneur, j’obéirai.
Que sais-je ? À ma douleur je chercherai des charmes.
Je songerai peut-être au milieu de mes larmes,
Qu’a vous perdre pour moi vous étiez résolu,
Que vous vivez, qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.
BAJAZET
Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
Plus vous me commandez de vous être infidèle,
Madame, plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi ! Cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
Dont les feux avec nous ont cru dans le silence,
Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter,
Mes serments redoublés de ne vous point quitter,
Tout cela finirait par une perfidie ?
J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)
Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,
Qui m’offre ou son hymen, ou la mort infaillible ;
Tandis qu’a mes périls Atalide sensible,
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour.
Ah ! Qu’au jaloux sultan ma tête soit portée
Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée.
ATALIDE
Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.
BAJAZET
Parlez. Si je le puis, je suis prêt d’obéir.
ATALIDE
La sultane vous aime. Et malgré sa colère,
Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire,
Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir
Qu’un jour…
BAJAZET
Je vous entends, je n’y puis consentir.
Ne vous figurez point que dans cette journée
D’un lâche désespoir ma vertu consternée
Craigne les soins d’un trône ou je pourrais monter,
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
J’écoute trop, peut-être, une imprudente audace.
Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,
J’espérais que fuyant un indigne repos
Je prendrais quelque place entre tant de héros.
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain pour me sauver je vous l’aurais promis.
Et ma bouche, et mes yeux du mensonge ennemis,
Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,
Feraient par leur désordre un effet tout contraire,
Et de mes froids soupirs ses regards offensés
Verraient trop que mon coeur ne les a point poussés.
Ô ciel ! Combien de fois je l’aurais éclaircie,
Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie,
Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux
N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !
Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse ?
Je me parjurerais ? Et par cette bassesse…
Ah ! Loin de m’ordonner cet indigne détour,
Si votre coeur était moins plein de son amour,
Je vous verrais sans doute en rougir la première.
Mais pour vous épargner une injuste prière,
Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte.
ATALIDE
Et moi, je ne vous quitte pas.
Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire,
Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.
Puisque malgré mes pleurs mon amant furieux
Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,
Roxane malgré vous nous joindra l’un et l’autre.
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre,
Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.
BAJAZET
Ô ciel ! Que faites-vous ?
ATALIDE
Cruel, pouvez-vous croire
Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?
Pensez-vous que cent fois en vous faisant parler
Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?
Mais on me présentait votre perte prochaine.
Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,
Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?
Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux.
Roxane dans son coeur peut-être vous pardonne.
Vous-même vous voyez le temps qu’elle vous donne.
A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?
Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?
Enfin dans sa fureur implorant mon adresse,
Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?
Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain
Qui lui fasse tomber les armes de la main.
Allez, Seigneur. Sauvez votre vie, et la mienne.
BAJAZET
Hé bien. Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?
ATALIDE
Ah ! Daignez sur ce choix ne me point consulter.
L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.
Allez. Entre elle et vous je ne dois point paraître.
Votre trouble, ou le mien, nous feraient reconnaître.
Allez encore un coup, je n’ose m’y trouver.
Dites… tout ce qu’il faut, Seigneur, pour vous sauver.
ACTE III
SCÈNE PREMIERE
Atalide, Zaïre.
ATALIDE
Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée.
ZAÏRE
Je vous l’ai dit, Madame, une esclave empressée,
Qui courait de Roxane accomplir le désir,
Aux portes du sérail a reçu le vizir.
Ils ne m’ont point parlé. Mais mieux qu’aucun langage
Le transport du vizir marquait sur son visage
Qu’un heureux changement le rappelle au palais,
Et qu’il y vient signer une éternelle paix.
Roxane a pris sans doute une plus douce voie.
ATALIDE
Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie
M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.
J’ai fait ce que j’ai dû, je ne m’en repens pas.
ZAÏRE
Quoi, Madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?
ATALIDE
Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,
Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement
Bajazet a pu faire un si prompt changement ?
Roxane en sa fureur paraissait inflexible.
A-t-elle de son coeur quelque gage infaillible ?
Parle. L’épouse-t-il ?
ZAÏRE
Je n’en ai rien appris.
Mais enfin, s’il n’a pu se sauver qu’a ce prix,
S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,
S’il l’épouse en un mot…
ATALIDE
S’il l’épouse, Zaïre !
ZAÏRE
Quoi ! Vous repentez-vous des généreux discours,
Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?
ATALIDE
Non, non, il ne fera que ce qu’il a dû faire.
Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire.
Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés.
Respectez ma vertu qui vous a surmontés.
À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre.
Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,
Laissez-moi sans regret me le représenter
Au trône où mon amour l’a forcé de monter.
Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.
Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre, il m’aime,
Et du moins cet espoir me console aujourd’hui,
Que je vais mourir digne, et contente de lui.
ZAÏRE
Mourir ! Quoi vous auriez un dessein si funeste ?
ATALIDE
J’ai cédé mon amant, tu t’étonnes du reste.
Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
Une mort, qui prévient et finit tant de pleurs ?
Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute,
Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.
Je n’examine point ma joie ou mon ennui.
J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais hélas ! Il peut bien penser avec justice,
Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,
Ce coeur, qui de ses jours prend ce funeste soin,
L’aime trop pour vouloir en être le témoin.
Allons, je veux savoir…
ZAÏRE
Modérez-vous de grâce.
On vient vous informer de tout ce qui se passe.
C’est le vizir.
SCÈNE II
Atalide, Acomat, Zaïre.
ACOMAT
Enfin nos amants sont d’accord,
Madame. Un calme heureux nous remet dans le port.
La sultane a laissé désarmer sa colère.
Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;
Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté
Du prophète divin l’étendard redouté,
Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
Je vais de ce signal faire entendre la cause,
Remplir tous les esprits d’une juste terreur,
Et proclamer enfin le nouvel empereur.
Cependant permettez que je vous renouvelle
Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.
N’attendez point de moi ces doux emportements,
Tels que j’en vois paraître au coeur de ces amants.
Mais si par d’autres soins plus dignes de mon âge,
Par de profonds respects, par un long esclavage,
Tel que nous le devons au sang de nos sultans,
Je puis…
ATALIDE
Vous m’en pourrez instruire avec le temps.
Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.
Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?
ACOMAT
Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?
ATALIDE
Non. Mais à dire vrai ce miracle m’étonne.
Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?
L’épouse-t-il enfin ?
ACOMAT
Madame, je le crois
Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi.
Surpris, je l’avouerai, de leur fureur commune,
Querellant les amants, l’amour, et la fortune,
J’étais de ce palais sorti désespéré.
Déjà sur un vaisseau dans le port préparé,
Chargeant de mon débris les reliques plus chères,
Je méditais ma fuite aux terres étrangères.
Dans ce triste dessein au palais rappelé,
Plein de joie et d’espoir j’ai couru, j’ai volé.
La porte du sérail à ma voix s’est ouverte.
Et d’abord une esclave a mes yeux s’est offerte,
Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement
Ou Roxane attentive écoutait son amant.
Tout gardait devant eux un auguste silence.
Moi-même résistant à mon impatience,
Et respectant de loin leur secret entretien,
J’ai longtemps immobile observé leur maintien.
Enfin avec des yeux qui découvraient son âme,
L’une a tendu la main pour gage de sa flamme,
L’autre avec des regards éloquents, pleins d’amour,
L’a de ses feux, Madame, assurée à son tour.
ATALIDE
Hélas !
ACOMAT
Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.
« Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.
Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
Allez lui préparer les honneurs souverains.
Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple.
Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »
Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé,
Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé.
Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,
De leur paix en passant vous conter la nouvelle,
Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds,
Je vais le couronner, Madame, et j’en réponds.
SCÈNE III
Atalide, Zaïre.
ATALIDE
Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.
ZAÏRE
Ah, Madame ! Croyez…
ATALIDE
Que veux-tu que je croie ?
Quoi donc ? À ce spectacle irai-je m’exposer ?
Tu vois que c’en est fait. Ils se vont épouser.
La sultane est contente, il l’assure qu’il l’aime.
Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.
Cependant croyais-tu, quand jaloux de sa foi,
Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi,
Lorsque son coeur tantôt m’exprimant sa tendresse,
Refusait à Roxane une simple promesse,
Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir,
Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir ;
Croyais-tu que son coeur contre toute apparence,
Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?
Ah ! Peut-être, après tout, que sans trop se forcer,
Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.
Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle
Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.
Elle aura devant lui fait parler ses douleurs,
Elle l’aime, un Empire autorise ses pleurs,
Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.
Hélas ! Que de raisons contre une malheureuse !
ZAÏRE
Mais ce succès, Madame, est encore incertain.
Attendez.
ATALIDE
Non, vois-tu, je le nierais en vain.
Je ne prends point plaisir à croître ma misère.
Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.
Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,
Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas.
Mais après les adieux que je venais d’entendre,
Après tous les transports d’une douleur si tendre,
Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer
La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.
Toi-même juge-nous, et vois si je m’abuse :
Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?
Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?
À me chercher lui-même attendrait-il si tard,
N’était que de son coeur le trop juste reproche
Lui fait peut-être, hélas ! Éviter cette approche ?
Mais non, je lui veux bien épargner ce souci.
Il ne me verra plus.
ZAÏRE
Madame, le voici.
SCÈNE IV
Bajazet, Atalide, Zaïre.
BAJAZET
C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.
Vous n’avez plus, Madame, à craindre pour ma vie.
Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur
Ne me reprochait point mon injuste bonheur,
Si mon coeur, dont le trouble en secret me condamne,
Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.
Mais enfin je me vois les armes a la main.
Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,
Non plus par un silence aidé de votre adresse
Disputer en ces lieux le coeur de sa maîtresse,
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers,
Lui disputer les coeurs du peuple et de l’armée,
Et pour juge entre nous prendre la Renommée.
Que vois-je ? Qu’avez-vous ? Vous pleurez !
ATALIDE
Non, Seigneur,
Je ne murmure point contre votre bonheur.
Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle.
Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins
Que votre seul péril occupait tous mes soins,
Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,
C’est sans regret aussi que je la sacrifie.
Il est vrai, si le ciel eut écouté mes voeux,
Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux.
Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale.
Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale.
Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux,
Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.
Roxane s’estimait assez récompensée,
Et j’aurais en mourant cette douce pensée,
Que vous ayant moi-même imposé cette loi,
Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi,
Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse
Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.
BAJAZET
Que parlez-vous, Madame, et d’époux et d’amant ?
Ô ciel ! De ce discours quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,
Madame ! Ah croyez-vous que loin de le penser,
Ma bouche seulement eut pu le prononcer ?
Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire,
La sultane a suivi son penchant ordinaire :
Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour
Comme un gage certain qui marquait mon amour,
Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre :
À peine ai-je parlé, que sans presque m’entendre,
Ses pleurs précipités ont coupé mes discours.
Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,
Et se fiant enfin a ma reconnaissance,
D’un hymen infaillible a formé l’espérance.
Moi-même rougissant de sa crédulité,
Et d’un amour si tendre et si peu mérité,
Dans ma confusion, que Roxane, Madame,
Attribuait encore à l’excès de ma flamme,
Je me trouvais barbare, injuste, criminel.
Croyez qu’il m’a fallu dans ce moment cruel,
Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,
Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.
Cependant quand je viens après de tels efforts
Chercher quelque secours contre tous mes remords,
Vous-même contre moi je vous vois irritée
Reprocher votre mort à mon âme agitée.
Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.
Madame, finissons et mon trouble, et le vôtre.
Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.
Roxane n’est pas loin. Laissez agir ma foi.
J’irai, bien plus content et de vous et de moi,
Détromper son amour d’une feinte forcée,
Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.
La voici.
ATALIDE
Juste ciel ! Où va-t-il s’exposer ?
Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.
SCÈNE V
Bajazet, Roxane, Atalide.
ROXANE
Venez, Seigneur, venez. Il est temps de paraître,
Et que tout le sérail reconnaisse son maître.
Tout ce peuple nombreux, dont il est habité,
Assemblé par mon ordre attend ma volonté.
Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,
Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.
L’auriez-vous cru, Madame, et qu’un si prompt retour
Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?
Tantôt à me venger fixe et déterminée,
Je jurais qu’il voyait sa dernière journée.
À peine cependant Bajazet m’a parlé,
L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.
J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse,
J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.
BAJAZET
Oui, je vous ai promis, et j’ai donné ma foi
De n’oublier jamais tout ce que je vous dois ;
J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,
Vous répondront toujours de ma reconnaissance.
Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,
Je vais de vos bontés attendre les effets.
SCÈNE VI
Roxane, Atalide.
ROXANE
De quel étonnement, ô ciel ! Suis-je frappée ?
Est-ce un songe ? Et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?
Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé
Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?
Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,
Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?
J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort
Son amour me laissait maîtresse de son sort.
Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?
Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?
Ah !… Mais il vous parlait. Quels étaient ses discours,
Madame ?
ATALIDE
Moi, Madame ! Il vous aime toujours.
ROXANE
Il y va de sa vie au moins que je le croie.
Mais de grâce, parmi tant de sujets de joie,
Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer
Ce chagrin, qu’en sortant il m’a fait remarquer ?
ATALIDE
Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.
Il m’a de vos bontés longtemps entretenue.
Il en était tout plein quand je l’ai rencontré.
J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.
Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise,
Que tout prêt d’achever cette grande entreprise
Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper
Quelque marque des soins qui doivent l’occuper ?
ROXANE
Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême.
Vous parlez mieux pour lui, qu’il ne parle lui-même.
ATALIDE
Et quel autre intérêt…
ROXANE
Madame, c’est assez.
Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.
Laissez-moi. J’ai besoin d’un peu de solitude.
Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.
J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,
Et je veux un moment y penser sans témoins.
SCÈNE VII
ROXANE, seule.
De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?
Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?
Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?
N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
Bajazet interdit ! Atalide étonnée !
Ô ciel ! À cet affront m’auriez-vous condamnée ?
De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?
Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits,
Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,
N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !
Mais peut-être qu’aussi trop prompte à m’affliger
J’observe de trop près un chagrin passager.
J’impute à son amour l’effet de son caprice.
N’eut-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?
Prêt à voir le succès de son déguisement,
Quoi, ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?
Non, non, rassurons-nous. Trop d’amour m’intimide.
Et pourquoi dans son coeur redouter Atalide ?
Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?
Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?
Mais hélas ! De l’amour ignorons-nous l’empire ?
Si par quelque autre charme Atalide l’attire,
Qu’importe qu’il nous doive, et le sceptre, et le jour ?
Les bienfaits dans un coeur balancent-ils l’amour ?
Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,
Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?
Ah ! Si d’une autre chaîne il n’était point lié,
L’offre de mon hymen l’eut-il tant effrayé ?
N’eut-il pas sans regret secondé mon envie ?
L’eut-il refusé même aux dépens de sa vie ?
Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?
Que veut-on ?
SCÈNE VIII
Roxane, Zatime.
ZATIME
Pardonnez si j’ose vous troubler.
Mais, Madame, un esclave arrive de l’armée ;
Et quoique sur la mer la porte fut fermée,
Les gardes sans tarder l’ont ouverte à genoux
Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.
Mais, ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.
ROXANE
Orcan !
ZATIME
Oui, de tous ceux que le sultan emploie,
Orcan le plus fidèle a servir ses desseins,
Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
Madame, il vous demande avec impatience.
Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance,
Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas
Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.
ROXANE
Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
Quel peut être cet ordre ? Et que puis-je répondre ?
Il n’en faut point douter, le sultan inquiet
Une seconde fois condamne Bajazet.
On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre.
Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?
Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?
J’ai trahi l’un. Mais l’autre est peut-être un ingrat.
Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?
Allons. Employons bien le moment qui nous reste.
Ils ont beau se cacher. L’amour le plus discret
Laisse par quelque marque échapper son secret.
Observons Bajazet. Étonnons Atalide.
Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.
ACTE IV
SCÈNE PREMIERE
Atalide, Zaïre.
ATALIDE
Ah ! Sais-tu mes frayeurs ? Sais-tu que dans ces lieux
J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?
En ce moment fatal que je crains sa venue !
Que je crains… Mais dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?
Qu’a-t-il dit ? Se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?
Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?
ZAÏRE
Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande.
Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.
Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.
J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.
J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.
Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.
ATALIDE, lit.
« Après tant d’injustes détours
Faut-il qu’à feindre encor votre amour me convie ?
Mais je veux bien prendre soin d’une vie,
Dont vous jurez que dépendent vos jours.
Je verrai la sultane. Et par ma complaisance,
Par de nouveaux serments de ma reconnaissance,
J’apaiserai, si je puis, son courroux.
N’exigez rien de plus. Ni la mort, ni vous-même,
Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,
Puisque jamais je n’aimerai que vous. »
Hélas ! Que me dit-il ? Croit-il que je l’ignore ?
Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?
Est-ce ainsi qu’à mes voeux il sait s’accommoder ?
C’est Roxane, et non moi qu’il faut persuader.
De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie ?
Funeste aveuglement ! Perfide jalousie !
Récit menteur ! Soupçons que je n’ai pu celer !
Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler ?
C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente.
J’étais aimée, heureuse, et Roxane contente.
Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas.
Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas.
Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime.
Qu’elle le croie enfin. Que ne puis je moi-même
Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,
Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !
Mais à d’autres périls je crains de le commettre.
ZAÏRE
Roxane vient à vous.
ATALIDE
Ah ! Cachons cette lettre.
SCÈNE II
Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.
ROXANE, à Zatime.
Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.
ATALIDE, à Zaïre.
Va, cours, et tâche enfin de le persuader.
SCÈNE III
Roxane, Atalide, Zatime.
ROXANE
Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée,
De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?
ATALIDE
On m’a dit que du camp un esclave est venu,
Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.
ROXANE
Amurat est heureux, la fortune est changée,
Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.
ATALIDE
Hé quoi, Madame ? Osmin…
ROXANE
Était mal averti.
Et depuis son départ cet esclave est parti.
C’en est fait.
ATALIDE
Quel revers !
ROXANE
Pour comble de disgrâces
Le sultan qui l’envoie est parti sur ses traces.
ATALIDE
Quoi ! Les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?
ROXANE
Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.
ATALIDE
Que je vous plains, Madame ! Et qu’il est nécessaire
D’achever promptement ce que vous vouliez faire !
ROXANE
Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.
ATALIDE
Ô ciel !
ROXANE
Le temps n’a point adouci sa rigueur.
Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.
ATALIDE
Et que vous mande-t-il ?
ROXANE
Voyez. Lisez vous-même.
Vous connaissez, Madame, et la lettre, et le seing.
ATALIDE
Du cruel Amurat je reconnais la main.
Elle lit.
« Avant que Babylone éprouvât ma puissance,
Je vous ai fait porter mes ordres absolus.
Je ne veux point douter de votre obéissance,
Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
Et confirme en partant mon ordre souverain.
Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
Ne vous montrez a moi que sa tête à la main. »
ROXANE
Hé bien ?
ATALIDE
Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.
ROXANE
Que vous semble ?
ATALIDE
Il poursuit son dessein parricide.
Mais il pense proscrire un prince sans appui.
Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui,
Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme,
Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…
ROXANE
Moi, Madame ?
Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr.
Mais…
ATALIDE
Quoi donc ? Qu’avez-vous résolu ?
ROXANE
D’obéir.
ATALIDE
D’obéir !
ROXANE
Et que faire en ce péril extrême ?
Il le faut.
ATALIDE
Quoi ! Ce prince aimable… qui vous aime
Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !
ROXANE
Il le faut. Et déjà mes ordres sont donnés.
ATALIDE
Je me meurs.
ZATIME
Elle tombe, et ne vit plus qu’a peine.
ROXANE
Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine.
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.
SCÈNE IV
ROXANE, seule.
Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.
Voila sur quelle foi je m’étais assurée.
Depuis six mois entiers j’ai cru que nuit et jour
Ardente elle veillait au soin de mon amour.
Et c’est moi qui du sien ministre trop fidèle
Semble depuis six mois ne veiller que pour elle,
Qui me suis appliquée à chercher les moyens
De lui faciliter tant d’heureux entretiens,
Et qui même souvent prévenant son envie
Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.
Ce n’est pas tout. Il faut maintenant m’éclaircir,
Si dans sa perfidie elle a su réussir.
Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?
Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?
Vois-je pas au travers de son saisissement,
Un coeur dans ses douleurs content de son amant ?
Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,
Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.
N’importe. Poursuivons. Elle peut comme moi
Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.
Pour le faire expliquer tendons-lui quelque piège.
Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je ?
Quoi donc ! À me gêner appliquant mes esprits
J’irai faire a mes yeux éclater ses mépris ?
Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.
D’ailleurs l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.
Il faut prendre parti, l’on m’attend. Faisons mieux.
Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux.
Laissons de leur amour la recherche importune.
Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune.
Voyons, si par mes soins sur le trône élevé,
Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé.
Et si de mes bienfaits lâchement libérale
Sa main en osera couronner ma rivale.
Je saurai bien toujours retrouver le moment
De punir, s’il le faut, la rivale, et l’amant.
Dans ma juste fureur observant le perfide
Je saurai le surprendre avec son Atalide.
Et d’un même poignard les unissant tous deux,
Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.
Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre,
Je veux tout ignorer.
SCÈNE V
Roxane, Zatime.
ROXANE
Ah ! Que viens-tu m’apprendre,
Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?
Vois-tu dans ses discours qu’ils s’entendent tous deux ?
ZATIME
Elle n’a point parlé. Toujours évanouie,
Madame, elle ne marque aucun reste de vie
Que par de longs soupirs, et des gémissements,
Qu’il semble que son coeur va suivre à tous moments.
Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,
Ont découvert son sein, pour leur donner passage.
Moi-même avec ardeur secondant ce dessein,
J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein.
Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,
Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.
ROXANE
Donne. Pourquoi frémir ? Et quel trouble soudain
Me glace a cet objet et fait trembler ma main ?
Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée.
Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée.
« ……………… Ni la mort, ni vous-même,
Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,
Puisque jamais je n’aimerai que vous. »
Ah ! De la trahison me voilà donc instruite.
Je reconnais l’appas, dont ils m’avaient séduite.
Ainsi donc mon amour était récompensé,
Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé ?
Ah ! Je respire enfin. Et ma joie est extrême
Que le traître une fois se soit trahi lui-même.
Libre des soins cruels, ou j’allais m’engager,
Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.
Qu’il meure. Vengeons-nous. Courez. Qu’on le saisisse.
Que la main des muets s’arme pour son supplice.
Qu’ils viennent préparer ces noeuds infortunés,
Par qui de ses pareils les jours sont terminés.
Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.
ZATIME
Ah Madame !
ROXANE
Quoi donc ?
ZATIME
Si sans trop vous déplaire,
Dans les justes transports, Madame, où je vous vois,
J’osais vous faire entendre une timide voix ;
Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,
Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre.
Mais tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui
Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?
Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?
Des coeurs comme le sien, vous le savez assez,
Ne se regagnent plus, quand ils sont offensés,
Et la plus prompte mort dans ce moment sévère
Devient de leur amour la marque la plus chère.
ROXANE
Avec quelle insolence, et quelle cruauté,
Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !
Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !
Tu ne remportais pas une grande victoire,
Perfide, en abusant ce coeur préoccupé,
Qui lui-même craignait de se voir détrompé.
Moi ! Qui de ce haut rang qui me rendait si fière,
Dans le sein du malheur t’ai cherché la première,
Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
Aux périls dont tes jours étaient environnés,
Après tant de bonté, de soin, d’ardeurs extrêmes,
Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !
Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?
Tu pleures malheureuse ? Ah ! Tu devais pleurer,
Lorsque d’un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée.
Tu pleures ? Et l’ingrat tout prêt à te trahir
Prépare les discours dont il veut t’éblouir.
Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie.
Ah ! Traître, tu mourras. Quoi ! Tu n’es point partie ?
Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas.
Qu’il me voie attentive au soin de son trépas,
Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,
Et de sa trahison ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
Qu’il n’ait en expirant que ses cris pour adieux.
Qu’elle soit cependant fidèlement servie.
Prends soin d’elle. Ma haine a besoin de sa vie.
Ah ! Si pour son amant facile à s’attendrir
La peur de son trépas la fit presque mourir,
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle,
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.
Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?
SCÈNE VI
Roxane, Acomat, Osmin.
ACOMAT
Que faites-vous, Madame ? En quels retardements
D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?
Byzance par mes soins presque entière assemblée
Interroge ses chefs, de leur crainte troublée.
Et tous, pour s’expliquer, ainsi que mes amis,
Attendent le signal que vous m’aviez promis.
D’où vient que sans répondre à leur impatience,
Le sérail cependant garde un triste silence ?
Déclarez-vous, Madame, et sans plus différer…
ROXANE
Oui, vous serez content, je vais me déclarer.
ACOMAT
Madame, quel regard, et quelle voix sévère
Malgré votre discours m’assure du contraire ?
Quoi ! Déjà votre amour des obstacles vaincu…
ROXANE
Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.
ACOMAT
Lui !
ROXANE
Pour moi, pour vous-même également perfide,
Il nous trompait tous deux.
ACOMAT
Comment ?
ROXANE
Cette Atalide,
Qui même n’était pas un assez digne prix,
De tout ce que pour lui vous avez entrepris…
ACOMAT
Hé bien ?
ROXANE
Lisez. Jugez après cette insolence,
Si nous devons d’un traître embrasser la défense.
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur,
Et livrant sans regret un indigne complice,
Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.
ACOMAT, lui rendant le billet.
Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,
Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,
Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre
Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
Montrez-moi le chemin, j’y cours.
ROXANE
Non, Acomat.
Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.
Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Je vais tout préparer. Vous cependant allez
Disperser promptement vos amis assemblés.
SCÈNE VII
Acomat, Osmin.
ACOMAT
Demeure. Il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.
OSMIN
Quoi ! Jusque-là, Seigneur, votre amour vous transporte ?
N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?
Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?
ACOMAT
Que veux tu dire ? Es-tu toi-même si crédule,
Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ;
Moi jaloux ? Plut au ciel qu’en me manquant de foi,
L’imprudent Bajazet n’eut offensé que moi !
OSMIN
Et pourquoi donc, Seigneur, au lieu de le défendre…
ACOMAT
Et la sultane est-elle en état de m’entendre ?
Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,
Que j’allais avec lui me perdre, ou me sauver ?
Ah, de tant de conseils événement sinistre !
Prince aveugle ! Ou plutôt trop aveugle ministre !
Il te sied bien, d’avoir en de si jeunes mains
Chargé d’ans, et d’honneurs, confié tes desseins,
Et laissé d’un vizir la fortune flottante
Suivre de ces amants la conduite imprudente.
OSMIN
Hé ! Laissez-les entre eux exercer leur courroux.
Bajazet veut périr, Seigneur, songez à vous.
Qui peut de vos desseins révéler le mystere,
Sinon quelques amis engagés à se taire ?
Vous verrez par sa mort le sultan adouci.
ACOMAT
Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi ;
Mais moi, qui vois plus loin, qui par un long usage
Des maximes du trône ai fait l’apprentissage,
Qui d’emplois en emplois vieilli sous trois sultans,
Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,
Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,
Et qu’une mort sanglante est l’unique traité
Qui reste entre l’esclave, et le maître irrité.
OSMIN
Fuyez donc.
ACOMAT
J’approuvais tantôt cette pensée,
Mon entreprise alors était moins avancée.
Mais il m’est désormais trop dur de reculer.
Par une belle chute il faut me signaler,
Et laisser un débris du moins après ma fuite,
Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
Bajazet vit encor. Pourquoi nous étonner ?
Acomat de plus loin a su le ramener.
Sauvons-le, malgré lui, de ce péril extrême,
Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.
Tu vois combien son coeur prêt à le protéger,
A retenu mon bras trop prompt à la venger.
Je connais peu l’amour. Mais j’ose te répondre
Qu’il n’est pas condamné puisqu’on le veut confondre,
Que nous avons du temps. Malgré son désespoir
Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.
OSMIN
Enfin que vous inspire une si noble audace ?
Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place.
Ce palais est tout plein…
ACOMAT
Oui, d’esclaves obscurs,
Nourris loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.
Mais toi, dont la valeur d’Amurat oubliée
Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,
Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?
OSMIN
Seigneur, vous m’offensez. Si vous mourez, je meurs.
ACOMAT
D’amis, et de soldats une troupe hardie
Aux portes du palais attend notre sortie.
La sultane d’ailleurs se fie à mes discours.
Nourri dans le sérail j’en connais les détours.
Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure.
Ne tardons plus. Marchons. Et s’il faut que je meure,
Mourons, moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,
Comme le favori d’un homme tel que moi.
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
ATALIDE, seule.
Hélas ! Je cherche en vain. Rien ne s’offre a ma vue.
Malheureuse ! Comment puis-je l’avoir perdue ?
Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour
Exposât mon amant tant de fois en un jour ?
Que pour dernier malheur, cette lettre fatale
Fut encor parvenue aux yeux de ma rivale ?
J’étais en ce lieu même, et ma timide main,
Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.
Sa présence a surpris mon âme désolée.
Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée.
J’ai senti défaillir ma force, et mes esprits.
Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris,
À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
Ah ! Trop cruelles mains qui m’avez secourue,
Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains,
Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.
Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?
Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?
Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?
Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
Cependant on m’arrête, on me tient enfermée.
On ouvre. De son sort je vais être informée.
SCÈNE II
Roxane, Atalide, Zatime.
ROXANE
Retirez-vous.
ATALIDE
Madame… Excusez l’embarras…
ROXANE
Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez pas.
Gardes, qu’on la retienne.
SCÈNE III
Roxane, Zatime.
ROXANE
Oui, tout est pret, Zatime.
Orcan, et les muets attendent leur victime.
Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort.
Je puis le retenir. Mais s’il sort, il est mort.
Vient-il ?
ZATIME
Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;
Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
Il m’a paru, Madame, avec empressement
Sortir, pour vous chercher, de son appartement.
ROXANE
Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,
Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?
Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?
Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?
Quoi ! Ne devrais-tu pas être déjà vengée ?
Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?
Sans perdre tant d’efforts sur ce coeur endurci,
Que ne le laissons-nous périr… Mais le voici.
SCÈNE IV
Bajazet, Roxane.
ROXANE
Je ne vous ferai point des reproches frivoles.
Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.
Mes soins vous sont connus. En un mot, vous vivez,
Et je ne vous dirais que ce que vous savez.
Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,
Je n’en murmure point. Quoique à ne vous rien taire,
Ce même amour peut-être, et ces mêmes bienfaits,
Auraient du suppléer à mes faibles attraits.
Mais je m’étonne enfin que pour reconnaissance,
Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,
Vous ayez si longtemps par des détours si bas,
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.
BAJAZET
Qui ? Moi, Madame ?
ROXANE
Oui, toi. Voudrais-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ;
Ne prétendrais-tu point par tes fausses couleurs
Déguiser un amour qui te retient ailleurs,
Et me jurer enfin d’une bouche perfide,
Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?
BAJAZET
Atalide, Madame ! Ô ciel ! Qui vous a dit…
ROXANE
Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.
BAJAZET
Je ne vous dis plus rien. Cette lettre sincère
D’un malheureux amour contient tout le mystère.
Vous savez un secret que tout prêt à s’ouvrir
Mon coeur a mille fois voulu vous découvrir.
J’aime, je le confesse. Et devant que votre âme
Prévenant mon espoir m’eut déclaré sa flamme,
Déjà plein d’un amour des l’enfance formé
À tout autre désir mon coeur était fermé.
Vous me vîntes offrir, et la vie, et l’empire,
Et même votre amour, si j’ose vous le dire,
Consultant vos bienfaits, les crut, et sur leur foi
De tous mes sentiments vous répondit pour moi.
Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?
Je vis en même temps qu’elle vous était chère.
Combien le trône tente un coeur ambitieux !
Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
Je chéris, j’acceptai sans tarder davantage,
L’heureuse occasion de sortir d’esclavage ;
D’autant plus qu’il fallait l’accepter, ou périr ;
D’autant plus que vous-même ardente à me l’offrir
Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée,
Que même mes refus vous auraient exposée,
Qu’après avoir osé me voir et me parler,
Il était dangereux pour vous de reculer.
Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes.
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?
Songez combien de fois vous m’avez reproché
Un silence témoin de mon trouble caché.
Plus l’effet de vos soins, et ma gloire étaient proches,
Plus mon coeur interdit se faisait de reproches.
Le ciel, qui m’entendait, sait bien qu’en même temps
Je ne m’arrêtais pas à des voeux impuissants.
Et si l’effet enfin suivant mon espérance
Eut ouvert un champ libre a ma reconnaissance,
J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,
Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,
Que vous-même peut-être…
ROXANE
Et que pourrais-tu faire ?
Sans l’offre de ton coeur par ou peux-tu me plaire ?
Quels seraient de tes voeux les inutiles fruits ?
Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?
Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,
Et même de l’État qu’Amurat me confie,
Sultane, et ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,
Souveraine d’un coeur qui n’eut aimé que moi.
Dans ce comble de gloire, ou je suis arrivée,
À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?
Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,
Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,
De mon rang descendue, à mille autres égale,
Ou la première esclave enfin de ma rivale ?
Laissons ces vains discours. Et sans m’importuner,
Pour la dernière fois veux-tu vivre et régner ?
J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.
Mais tu n’as qu’un moment. Parle.
BAJAZET
Que faut-il faire ?
ROXANE
Ma rivale est ici. Suis-moi sans différer.
Dans les mains des muets viens la voir expirer.
Et libre d’un amour à ta gloire funeste
Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.
Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.
BAJAZET
Je ne l’accepterais que pour vous en punir,
Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire
L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.
Mais à quelle fureur me laissant emporter
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter ?
De mes emportements elle n’est point complice,
Ni de mon amour même, et de mon injustice.
Loin de me retenir par des conseils jaloux,
Elle me conjurait de me donner à vous.
En un mot séparez ses vertus de mon crime.
Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime,
Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir.
Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
Amurat avec moi ne l’a point condamnée.
Épargnez une vie assez infortunée.
Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,
Madame. Et si jamais je vous fus cher…
ROXANE
Sortez.
SCÈNE V
Roxane, Zatime.
ROXANE
Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,
Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.
ZATIME
Atalide à vos pieds demande à se jeter,
Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,
Madame. Elle vous veut faire l’aveu fidèle,
D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.
ROXANE
Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort,
Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.
SCÈNE VI
Roxane, Atalide.
ATALIDE
Je ne viens plus, Madame, à feindre disposée
Tromper votre bonté si longtemps abusée.
Confuse, et digne objet de vos inimitiés,
Je viens mettre mon coeur, et mon crime à vos pieds.
Oui, Madame, il est vrai que je vous ai trompée.
Du soin de mon amour seulement occupée,
Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,
Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.
Je l’aimai des l’enfance. Et des ce temps, Madame,
J’avais par mille soins su prévenir son âme.
La sultane sa mère ignorant l’avenir,
Hélas ! Pour son malheur, se plut à nous unir.
Vous l’aimâtes depuis. Plus heureux l’un et l’autre,
Si connaissant mon coeur, ou me cachant le vôtre,
Votre amour de la mienne eut su se défier !
Je ne me noircis point, pour le justifier.
Je jure par le ciel, qui me voit confondue,
Par ces grands Ottomans, dont je suis descendue,
Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,
Pour le plus pur du sang, qu’ils ont transmis en nous.
Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,
Madame, a tant d’attraits n’était pas invincible.
Jalouse, et toujours prête à lui représenter
Tout ce que je croyais digne de l’arrêter,
Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,
Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;
Ce jour même, des jours le plus infortuné,
Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,
Et de ma mort enfin le prenant à partie,
Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,
Qu’arrachant, malgré lui des gages de sa foi,
Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.
Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?
Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées.
C’est moi qui l’y forçai. Les noeuds que j’ai rompus
Se rejoindront bientôt, quand je ne serai plus.
Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,
N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,
Et ne vous montrez point à son coeur éperdu,
Couverte de mon sang par vos mains répandu.
D’un coeur trop tendre encore épargnez la faiblesse.
Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,
Madame, mon trépas n’en sera pas moins prompt.
Jouissez d’un bonheur, dont ma mort vous répond.
Couronnez un héros, dont vous serez chérie.
J’aurai soin de ma mort, prenez soin de sa vie.
Allez, Madame, allez. Avant votre retour
J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.
ROXANE
Je ne mérite pas un si grand sacrifice.
Je me connais, Madame, et je me fais justice.
Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui,
Par des noeuds éternels vous unir avec lui.
Vous jouirez bientôt de son aimable vue.
Levez-vous. Mais que veut Zatime tout émue ?
SCÈNE VII
Roxane, Atalide, Zatime.
ZATIME
Ah ! Venez vous montrer, Madame, ou désormais
Le rebelle Acomat est maître du palais.
Profanant des sultans la demeure sacrée,
Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.
Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,
Doutent si le Vizir vous sert, ou vous trahit.
ROXANE
Ah les traîtres ! Allons, et courons le confondre.
Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.
SCÈNE VIII
Atalide, Zatime.
ATALIDE
Hélas ! Pour qui mon coeur doit-il faire des voeux ?
J’ignore quel dessein les anime tous deux,
Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,
Je ne demande point, Zatime, que ta bouche
Trahisse en ma faveur Roxane et son secret.
Mais de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.
L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien a craindre ?
ZATIME
Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.
ATALIDE
Quoi, Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?
ZATIME
Madame, le secret m’est sur tout ordonné.
ATALIDE
Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.
ZATIME
Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.
ATALIDE
Ah ! C’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main
Lui donne de ton zèle un gage plus certain.
Perce toi-même un coeur que ton silence accable,
D’une esclave barbare esclave impitoyable.
Précipite des jours qu’elle me veut ravir,
Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.
Tu me retiens en vain. Et dès cette même heure
Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.
SCÈNE IX
Atalide, Acomat, Zatime.
ACOMAT
Ah que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,
Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?
Je cours tout le sérail. Et même des l’entrée
De mes braves amis la moitié séparée
A marché sur les pas du courageux Osmin,
Le reste m’a suivi par un autre chemin.
Je cours, et je ne vois que des troupes craintives,
D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.
ATALIDE
Ah ! Je suis de son sort moins instruite que vous.
Cette esclave le sait.
ACOMAT
Crains mon juste courroux.
Malheureuse, réponds.
SCÈNE X
Atalide, Acomat, Zatime, Zaïre.
ZAÏRE
Madame !
ATALIDE
Hé bien, Zaïre ?
Qu’est-ce ?
ZAÏRE
Ne craignez plus. Votre ennemie expire.
ATALIDE
Roxane ?
ZAÏRE
Et ce qui va bien plus vous étonner,
Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.
ATALIDE
Quoi ! Lui ?
ZAÏRE
Désespéré d’avoir manqué son crime,
Sans doute il a voulu prendre cette victime.
ATALIDE
Juste ciel ! L’innocence a trouvé ton appui.
Bajazet vit encor, vizir, courez à lui.
ZAÏRE
Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite,
Il a tout vu.
SCÈNE XI
Atalide, Acomat, Zaïre, Osmin.
ACOMAT
Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?
Roxane est-elle morte ?
OSMIN
Oui, j’ai vu l’assassin
Retirer son poignard tout fumant de son sein.
Orcan qui méditait ce cruel stratagème,
La servait a dessein de la perdre elle-même,
Et le sultan l’avait chargé secrètement,
De lui sacrifier l’amante après l’amant.
Lui-même d’aussi loin qu’il nous a vus paraître.
« Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître.
De son auguste seing reconnaissez les traits,
Perfides, et sortez de ce sacré palais. »
À ce discours laissant la sultane expirante,
Il a marché vers nous, et d’une main sanglante
Il nous a déployé l’ordre, dont Amurat
Autorise ce monstre à ce double attentat.
Mais, Seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,
Transportés à la fois de douleur, et de rage,
Nos bras impatients ont puni son forfait,
Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.
ATALIDE
Bajazet !
ACOMAT
Que dis-tu ?
OSMIN
Bajazet est sans vie.
L’ignoriez-vous ?
ATALIDE
Ô ciel !
OSMIN
Son amante en furie
Près de ces lieux, Seigneur, craignant votre secours,
Avait au noeud fatal abandonné ses jours.
Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,
Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste,
Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré
De morts et de mourants noblement entouré,
Que vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,
Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.
Mais puisque c’en est fait, Seigneur, songeons à nous.
ACOMAT
Ah ! Destins ennemis, où me réduisez-vous !
Je sais en Bajazet la perte que vous faites,
Madame. Je sais trop qu’en l’état où vous êtes,
Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui
De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui.
Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,
Je vais, non point sauver cette tête coupable,
Mais redevable aux soins de mes tristes amis
Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.
Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée
Nous allions confier votre tête sacrée,
Madame, consultez. Maîtres de ce palais,
Mes fidèles amis attendront vos souhaits.
Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,
Je cours ou ma présence est encor nécessaire,
Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,
Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.
SCÈNE DERNIÈRE
Atalide, Zaïre.
ATALIDE
Enfin c’en est donc fait. Et par mes artifices,
Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,
Je suis donc arrivée au douloureux moment,
Où je vois par mon crime expirer mon amant.
N’était-ce pas assez, cruelle destinée,
Qu’a lui survivre hélas ! Je fusse condamnée ?
Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs
Je ne pusse imputer sa mort qu’a mes fureurs ?
Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie,
Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie.
Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux
Dont tu viens d’éprouver les détestables noeuds.
Et je puis, sans mourir, en souffrir la pensée ?
Moi, qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,
Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !
Ah ! N’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?
Mais c’en est trop. Il faut par un prompt sacrifice
Que ma fidèle main te venge, et me punisse.
Vous, de qui j’ai troublé la gloire, et le repos,
Héros, qui deviez tous revivre en ce héros,
Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance,
Me confias son coeur, dans une autre espérance,
Infortuné vizir, amis désespérés,
Roxane, venez tous contre moi conjurés,
Tourmenter à la fois une amante éperdue,
Elle se tue.
Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.
ZAÏRE
Ah ! Madame… Elle expire. Ô ciel ! En ce malheur
Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !