Port-Royal, le jansénisme et la demi-mesure historique

C’est un phénomène historique qui a eu relativement peu d’importance en France, voire qui a été insignifiant. Pourtant, il a exercé une fascination continuelle dans la petite-bourgeoisie intellectuelle. Cela est tellement vrai que les professeurs de français, en classe de première, y accordent encore aujourd’hui systématiquement toute leur attention.

Il y a une bonne raison pour cela : le jansénisme possède, en son cœur, quelque chose qui frappe la petite-bourgeoisie intellectuelle, qui l’attire, qui exerce une fascination qui ne s’est jamais démentie. C’est une forme ambiguë, une manière de voir les choses qui aboutit à une démarche visant à faire pression, pas à contester ou à révolutionner.

Or, dans notre pays, on apprécie historiquement la demi-mesure, notamment bien sûr de par l’importance de la petite-bourgeoisie, mais également historiquement en tant que faiblesse de notre histoire nationale.

En effet, le protestantisme, qui portait les valeurs essentielles de la société bourgeoise, n’a pas triomphé. Et ce n’était pas un phénomène d’importation : c’est en France qu’est né le calvinisme.

Or, il portait en lui le principe bourgeois d’autonomie, d’individu responsable. Au lieu de cela, c’est la figure du catholique prenant des libertés avec ses propres principes qui a triomphé. Et les jésuites ont développé l’approche permettant de justifier ce double jeu des catholiques : il suffirait de respecter les formes de la religion et cela suffirait pour aller au paradis.

Ce qui a été appelé le jansénisme, et dont le chef de file fut Antoine Arnauld (1612-1694), réfute cela au nom de l’amour de Dieu ; c’est un fanatisme mystique exigeant des gémissements dans la prière, un amour de tout son cœur pour Jésus, et certainement pas la simple reconnaissance formelle de la religion.

Ce qu’on appelle jansénisme est ainsi une fracture dans le développement de la société française, au moment de la monarchie absolue. Il y a un refus de la modernisation, au nom d’un spiritualisme catholique.

C’est un débat interne au catholicisme, car au XVIe siècle, l’humanisme n’est pas allé très loin dans son affirmation de par le blocage provoqué par l’influence de la renaissance italienne ; humanisme et renaissance (italienne) n’ont strictement rien à voir, c’est justement propre à la situation française que d’assimiler les deux phénomènes.

L’origine de la confusion vient de ce que le catholicisme a pu maintenir nombre de ses positions, au prix d’une adaptation et en en profitant pour effacer la distinction entre humanisme et renaissance, en gommant historiquement l’existence du calvinisme en France. On ne trouve trace du calvinisme dans aucun manuel scolaire d’Histoire d’aujourd’hui. La relecture catholique a triomphé, révisant l’histoire des faits et leur interprétation en son sens.

Jean Calvin

De fait, c’est la méthode de l’adaptation qui amène le conflit entre les jésuites et ceux qui furent désignés par le terme de jansénistes. C’est un phénomène unique en Europe, qui a marqué les esprits de par sa vivacité, plus que de par sa teneur. C’est que l’identité française en formation alors y pesait de tout son poids.

Il faut bien avoir en tête ici que la monarchie absolue est féodale de par sa reconnaissance de l’aristocratie, mais déjà ouverte à la bourgeoisie de par les attentes de l’État d’une administration moderne et d’une économie efficace. La culture française naît en ce XVIIe siècle, son grand siècle, en combinant des choses très différentes, en s’appliquant à cultiver la demi-mesure, l’unité des contraires, pour parvenir à avancer au-delà des blocages.

Dans une même logique historique spécifiquement française, le protestant Henri IV est devenu catholique, René Descartes a proposé un matérialisme mais dans une forme ouvertement liée à la religion, Jean de La Fontaine écrit des fables destinées au Roi où il se moque pourtant de la cour, le grand mathématicien Blaise Pascal a basculé dans le mysticisme religieux, Pierre Corneille écrit des pièces pour le Roi où est célébrée la noblesse indépendante, tout comme par la suite Voltaire était radical verbalement mais un déiste ami des despotes éclairés, Jean-Jacques Rousseau théorisera la République tout en étant radicalement anti-social sur le plan personnel, etc.

Des auteurs comme Jean de La Bruyère, François de La Rochefoucauld, Jean Racine… abordent au XVIIe siècle les contradictions, notamment psychologiques, mais ne sachant pas comment les résoudre, ils tendent à l’union des contraires, comme « résolution ».

Blaise Pascal, le plus célèbre de ceux qui ont basculé dans le jansénisme

La forme de « compromis » fut très appréciée en France et on en connaît encore les effets ; si le principe de dialectique n’a jamais été compris, c’est qu’on a toujours apprécié dans notre pays la synthèse comme union de la thèse et de l’antithèse, et non comme son dépassement.

Cela tient à la nature du régime, à la monarchie absolue, compromis historique entre bourgeoisie et aristocratie, sous l’égide de l’État central qui en a besoin.

La fascination pour le jansénisme tient à cela : rien n’est plus dans la demi-mesure, justement, que le jansénisme, jusqu’au nihilisme. Le jansénisme considère en effet qu’il faut refuser ce qui est naturel, surtout les passions, afin de toujours se maîtriser, jusqu’à la négation de la réalité et du bonheur s’il le faut, pour démontrer la supériorité de l’esprit, sa capacité à pratiquer la demi-mesure.

L’exemple le plus célèbre de ce nihilisme de type janséniste, et célébré par les mêmes personnes, est La Princesse de Clèves, roman de Madame de La Fayette. L’héroïne refuse de se marier avec l’homme qu’elle a aimé durant tout le roman, par respect d’un principe moral qui la rendrait supérieure, qui donnerait à son esprit une supériorité, par sa capacité à accepter la demi-mesure.

Tout cela est absolument catholique, mais sans nulle besoin de théologie : c’est un style de vie. Comme la bourgeoisie a toujours prétendu du jansénisme qu’il s’agissait d’un phénomène « inexplicable », il existe une fascination d’autant plus grande pour cela de la part de couches sociales petites-bourgeoises cherchant à nier la grande contradiction de classe entre prolétariat et bourgeoisie. C’est cela l’intérêt de l’utilisation idéologique et culturelle du jansénisme aujourd’hui : diffuser une attitude psychologique qui célèbre la demi-mesure.

Au-delà de la réalité historique, que le matérialisme dialectique peut bien entendu analyser tout à fait avec justesse, il y a donc une dimension importante : il faut également porter son attention sur la façon dont le jansénisme propose une perspective pratique pour des couches sociales intermédiaires entre les principales classes sociales, parce que sa démarche est idéaliste, irrationnelle, formant un fondamentalisme religieux.

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Les peintres-photographes naturalistes: Paul Gondrexon, Paul-Louis Delance, Jules Adler

Paul Gondrexon (1863-1915) n’a réalisé que très peu d’oeuvres, mais il serait dommage de ne pas mentionner En grève (1889) et Un accident (1891).

Si l’on est là dans un naturalisme typique, avec son pittoresque, ses traits forcés concernant les attitudes, la posture photographique, le ton misérabiliste, il est à noter que ce style marqué par une luminosité « asséchée » pour ainsi dire est extrêmement proche d’œuvres des pays de l’Est européen après 1945, avec une sorte de réalisme faible.

En grève
Un accident

Ces deux oeuvres représentent indéniablement une forme de naturalisme tendant dans la bonne direction, malgré la dimension affaiblie, qui fait que l’oeuvre marque, mais n’imprime pas, n’accède pas à l’esprit de synthèse. 

L’oeuvre de Paul-Louis Delance (1848-1924), Grève à Saint-Ouen, se situe dans la même perspective. On notera qu’il s’agit d’une manifestation, liée à une grève – on voit les usines à l’arrière-plan – mais dans le cadre de deux enterrements, évidemment à la suite d’une lutte, puisqu’on peut entrevoir deux corbillards.

Grève à Saint-Ouen

On notera que cela se situe, ici encore dans une perspective républicaine, comme en témoigne une autre œuvre du peintre, Le Dimanche 4 septembre 1870, Jules Simon proclame la Répulique sur la place de la Concorde.

 Le Dimanche 4 septembre 1870, Jules Simon proclame la Répulique sur la place de la Concorde

Parmi ces peintres témoignant d’une lutte ouvrière, mais avec une forme naturaliste non réaliste et par ailleurs éphémère, il faut mentionner Jules Adler (1865-1952), « le peintre des humbles ».

La grève au Creusot, une peinture de 1899, reflète tout à fait cette incapacité à ne pas basculer dans le pittoresque au lieu du typique, avec des personnages schématisés à l’extrême. Ce n’est évidemment pas pour rien qu’ici les drapeaux ne sont pas rouges, mais tricolores.

La grève au Creusot

La manifestation Ferrer (le pédagogue franc-maçon libertaire Francisco Ferrer ayant été condamné à mort en Espagne), La Soupe des pauvres et Les las sont peut-être davantage intéressantes comme œuvres, dans la mesure où, au moins, le naturalisme souligne un certain côté sombre.

La manifestation Ferrer
La Soupe des pauvres
Les las

Le chemineau, de 1902, montre cependant à quel point on a affaire à un naturalisme très basique en général. La Transfusion de sang de chèvre de 1892, est une sorte de cliché naturaliste. On en revient directement à Emile Zola et sa conception expérimentale expliquée dans Le roman expérimental.

Le chemineau
La Transfusion de sang de chèvre

Le naturalisme est parallèle à l’émergence de la photographie, mais également de la décadence anti-réaliste de la bourgeoisie. L’engagement à travers des tableaux s’intègre de ce fait dans l’idéologie bourgeoise républicaine, parce la forme de ceux-ci est éloignée du réalisme, voire s’y opposant franchement.

D’ailleurs, le naturalisme s’effondrera d’une manière abrupte face aux coups de boutoirs des prétendues avant-gardes, reflet d’une bourgeoisie passée dans le camp définitif du subjectivisme, conformément à sa position de classe dominante.

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Les peintres-photographes naturalistes: Alfred Roll

Alfred Roll (1846-1919) témoigne tout à fait de comment le naturalisme, en raison de sa charge sociale contrôlée et de son réalisme non synthétique, pouvait tout à fait s’intégrer dans l’idéologie républicaine.

Pour preuve, ce peintre chevalier de la Légion d’honneur en 1883, grand officier de la Légion d’honneur en 1913, a commencé sa carrière avec La Grève des mineurs (1880), qui a eu une reconnaissance institutionnelle et sociale immédiate.

Voici cette œuvre, qui est de grande taille (345 x 434 cm) et a immédiatement achetée, à la suite du du Salon de la Société des Artistes Français, par l’État français qui l’a placé Musée de Valenciennes, avec un passage à l’Exposition Nationale des Beaux-Arts de Paris en 1883.

Suit une représentation dans Le Petit Journal, supplément illustré, en octobre 1892.

La Grève des mineurs

La Grève des mineurs est à la fois pathétique dans sa tonalité, défaitiste dans sa lecture de la classe ouvrière, misérabiliste pour sa philosophie, d’un naturalisme tendant à l’impressionnisme dans sa forme.

Avec cette œuvre, Alfred Roll acquit la position de peintre officiellement reconnu par les institutions qui passèrent de nombreuses commandes. La rétrospective de 1931 se fit sous le haut patronage du président de la République d’alors, du sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts, du directeur général des Beaux-Arts, du président du conseil des musées, du directeur des musées nationaux, du directeur de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts, etc.

On ne sera guère étonné que dès l’année suivante, en 1881, Alfred Roll réalisait une commande officielle, intitulée Le 14 juillet 1880, inauguration du monument à la République. La foule en liesse en bas de la Marianne s’agite sous les drapeaux nationaux, alors que des musiciens s’évertuent à donner un contenu culturel à une opération idéologique dont le contenu se lit bien avec l’absence de tout réalisme de l’oeuvre.

On préfigure ici tout à fait l’esprit naïf, où les couleurs se mélangent avec une fascination pour le coup de pinceau vif, d’esprit primitif.

Le 14 juillet 1880, inauguration du monument à la République

Le Président Carnot à Versailles pour le centenaire des États-généraux n’est pas une œuvre avec plus de validité, c’est-à-dire sans aucune du point de vue du réalisme.

Le Président Carnot à Versailles pour le centenaire des États-généraux

La peinture Les funérailles de Victor Hugo, en 1885, est encore pire ; on est là pratiquement dans le camp de l’impressionnisme. On notera bien le caractère photographique du cadrage.

Les funérailles de Victor Hugo

Manda Lamétrie, fermière, une œuvre 1887, est bien représentative d’un naturalisme photographique d’une très grande faiblesse, et d’ailleurs l’œuvre fut considérée comme majeure lors du Salon de 1888, ce qui en dit long sur l’idéologie dominante.

Manda Lamétrie, fermière

Il en va de même pour le portrait d’Adolphe Alphand, ingénieur ayant travaillé avec le baron Haussmann et ayant aménagé un nombre très important d’espaces verts parisiens, dont les Bois de Boulogne et de Vincennes, ainsi que le parc des Buttes-Chaumont et les jardins des Champs-Élysées.

La chose n’est pas différente pour Après le bal.

Adolphe Alphand
Après le bal

On notera qu’avec La malade, on confine au symbolisme.

La malade

Le laboureur est la seule œuvre qui ressort du lot. De par la forme de la peinture, il y a une certaine idée de mouvement, et un réel mouvement typique. La dignité du réel concernant l’animal est relativement limpide. Le cadre est bien posé, le contraste efficace dans la valorisation de l’image.

Si la forme tend au symbolisme, on peut y voir peut-être un esprit art nouveau, et en tout cas une tentative d’esthétiser la vie de travail des paysans. Il y a ici indéniablement une source d’inspiration.

Le laboureur

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Les peintres-photographes naturalistes: Victor Gilbert

D’origine populaire, Victor Gilbert (1847-1933) a été d’abord apprenti chez un peintre et décorateur, Eugène Adam, tout en prenant des cours d’art le soir à l’École de la Ville de Paris. Il va réussir sa carrière de peintre, devenant chevalier de la Légion d’honneur en 1897 ; voici une photo de lui dans son atelier, à cette période.

Cette intégration institutionnelle ne doit pas étonner ; la République n’a rien à craindre du naturalisme, qui n’a pas l’esprit synthétique et incisif du réalisme. La force des peintures des Ambulants russes lui fait défaut et il en va de ses œuvres comme de celles d’Émile Zola : c’est au mieux socialisant, au pire pittoresque.

C’est tout à fait visible dans Le carreau des halles, de 1880. Le typique disparaît derrière une sorte d’image pouvant servir de carte postale pittoresque. L’attention portée aux animaux est intéressante, mais le tout reste mièvre.

Le carreau des halles

Le jour de marché, de 1881, est du même acabit : la fragilité des travailleurs est dégradée en scène touchante, pathétique, originale, pittoresque, etc. Le marché aux fleurs, de 1885, est quant à lui carrément niais.

Le jour de marché
Le marché aux fleurs

Son œuvre la plus connue est sans doute La halle aux poissons, le matin, de 1880. Ici, le pittoresque devient grotesque. La déformation de la dignité du travail dans des traits grossiers est une caractéristique du naturalisme, tant en peintre qu’en littérature.

La halle aux poissons, le matin

La peinture Les cuisiniers aurait pu être plus élaboré, mais à la démarche tendant à l’impressionniste s’associe toujours cette fascination pour le grotesque, jusqu’au glauque, avec ces cuisiniers trinquant devant des animaux morts. On est ici aux antipodes de la dignité du réel.

Les cuisiniers

Le caractère moderniste, tendant à l’impressionniste, d’Une soirée élégante, témoigne de la faiblesse générale de ce peintre, photographe naturaliste figeant la réalité, en niant la vigueur.

Une soirée élégante

La moisson est déjà supérieure dans son approche du typique, mais sur le plan technique c’est encore d’une terrible faiblesse, le découpage photographique est forcé, l’aspect général mièvre, le pittoresque de rigueur, etc.

La moisson

Le marché aux légumes, de 1878, est sans doute l’œuvre la plus gâchée. Les bâtiments sont d’une atmosphère puissante, mais les personnages sont fictifs et leurs poses artificielles, la couleur verte de la salade omniprésente jusqu’au dégoût.

Le marché aux légumes

Voici enfin trois œuvres relativement plus intéressantes : Scène sur un marché français, Pêcheurs au déchargement.

Scène sur un marché français
Pêcheurs au déchargement

Tout cela ne va pas bien loin et comme en témoignent les deux œuvres suivantes (aux titres non trouvés en français), ainsi que Le marché aux fleurs (1880), on ne sort pas du pittoresque.

Le marché aux fleurs

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Les peintres-photographes naturalistes: Émile Friant

Pour comprendre la peinture d’Émile Friant (1863-1932), qui lui aussi s’appuyait sur la photographie, il suffit de porter son regard sur Idylle sur la passerelle, une œuvre de 1888. Nous sommes à Nancy, au-dessus de la rivière appelée la Meurthe.

L’arrière-plan est flou, de logique impressionniste, nuisant fondamentalement au réalisme. Même le couple est atteint par cette faiblesse, à ceci près que la pose naturelle, franche, sincère des amoureux fait basculer la situation dans le typique.

Il y a ici quelque chose d’admirable, d’entier, où les amoureux sont eux-mêmes. La sensibilité est vigoureuse, le ton sentimental.

Idylle sur la passerelle

On a précisément la même démarche pour l’Autoportrait en gris clair de 1887. Il y a beaucoup d’intensité, de dignité, de force dans l’attitude du peintre. Le regard, porté comme sur un miroir, est sans vanité.

On devine que les deux tableaux sont dans un style photographique, avec une focalisation sur une partie particulière de l’image et le peintre vise à faire ressortir un aspect bien précis, une fragilité sans vanité.

Autoportrait en gris clair

Il va de soi qu’une telle démarche se rompt dans ses fondamentaux dès qu’il y a mouvement. Ici, dans Les Canotiers de la Meurthe, de 1888, la scène est plaisante, vivante, mais on n’échappe pas à ce travers français de théâtraliser les moments concrets.

Cette dérive, issue de la vigueur du théâtre au 17e siècle, de sa force de représentation de caractères bien déterminés, donne de la vie au tableau, mais empêche ici un capacité à synthétiser le moment, à en saisir l’ensemble des aspects.

Chaque personnage est, finalement, individualisé.

Les Canotiers de la Meurthe

Ce défaut est particulièrement net dans La Douleur de 1898, ainsi que dans La discussion politique de 1889, ainsi que La petite barque de 1895.

Il y a de la qualité, le principe du mouvement indique une voie particulièrement intéressante, mais la réduction à des figures individuelles et le jeu sur l’atmosphère font qu’on s’éloigne du réalisme, pour aller dans la direction d’un naturalisme s’effaçant devant l’impressionnisme.

La Douleur 
La discussion politique
La petite barque

Cela se lit bien dans Le repas frugal. Le caractère populaire de l’œuvre – par sa pauvreté, sa dignité – est évident, le caractère typique est indéniable, et pourtant tout est affaibli, amoindri, par un manque d’incisivité dans l’affirmation clairement réaliste.

Il manque un saut au réalisme.

Le repas frugal


La Toussaint de 1888, qui a immédiatement été reconnu officiellement par les institutions françaises, témoigne de ce même défaut, ce même contournement des problèmes, avec ici d’ailleurs une image forcée, ouvertement pro-religieuse en jouant sur la commisération, etc. L’oeuvre, Prix du Salon de 1889 en tant « récompense donnée par le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts », est ratée ; elle reflète un mauvais virage, tournant le dos au réalisme.

La Toussaint


Avec Chagrin d’enfant, de 1898, on repart par contre dans la bonne direction. La scène est un peu forcé, de type naturaliste, mais on lit le moment comme étant vraiment concret, ce qui est réaliste.

Chagrin d’enfant

Le tableau La lutte de 1889 est une sorte de compromis entre les différences tendances – à l’impressionnisme, au naturalisme, au réalisme – mais c’est alors le cadrage, photographique, qui nuit à l’esprit de synthèse.

La lutte

La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige révèle finalement encore le défaut d’Emile Friant : la volonté de saisir la sensibilité, comme séparé de l’ensemble, tout en étant relié. Il n’y a pas de dialectique.

La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige

Cela n’est par contre pas vrai pour Ombres portées, de 1891. Émile Friant s’en sort encore avec la théâtralisation, mais il le fait de manière magistrale. Au réalisme de ce tableau s’ajoute de la vie, de la complicité, comme dans le couple d’Idylle sur la passerelle.

Il y a ici un style photographique indéniable, qui a puissamment aidé le peintre à la réalisation de cette œuvre magistrale.

Ombres portées

Les buveurs possède également beaucoup de force. Il y a une qualité très forte ici dans la représentation, de par le typique, la dignité du réel, tant des deux hommes que du chien. S’il y a encore ce côté photographique qui nuit à l’arrière-plan – comme si l’amoindrissement de celui-ci permettait de ne pas avoir à saisir les inter-relations dialectiques, ce qui est une erreur – il y a une dimension réaliste incontournable.

Les buveurs

Voici enfin une photographie Émile Friant dans son atelier. Il peint Les Canotiers de la Meurthe, et on reconnaît juste derrière lui La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige, ainsi que plus à gauche l’Autoportrait en gris clair, ou tout au moins des versions de ces œuvres.

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Les peintres-photographes naturalistes: Jules-Alexis Muenier

Avec Jules-Alexis Muenier (1863-1942), on a la figure même du peintre s’appuyant de manière résolue et professionnelle sur la photographie.

Très proche de Pascal Dagnan-Bouveret, Jules-Alexis Muenier fut l’élève d’une très importante figure de la peinture académique française, Jean-Léon Gérôme, avec un style « oriental » et « antique » ; il en récupérera d’ailleurs le manoire, dans le village de Coulevon, près de Vesoul.

Jules-Alexis Muenier et Pascal Dagnan-Bouveret

La première œuvre qui le fit remarquer est une peinture de 1886, intitulée La retraite de l’aumônier ou Le bréviaire. On reconnaît immanquablement une tentative de faire le portrait d’un personnage typique dans une situation typique, avec une tentative naturaliste toutefois de souligner les traits de la scène, d’en faire une image « forte ».

Il est évident qu’on a déjà ici une image d’esprit photographique.

La retraite de l’aumônier

Voici un exemple de cette approche avec Aux beaux jours, datant de 1890. On a la chance ici de profiter de quelques photos effectuées en amont de la peinture, montrant nettement le travail du peintre, sa visée photographique. Voici déjà le tableau, qui se veut typique, mais dont la dimension expérimentatrice est évidente, de par son côté forcé. C’est ainsi une peinture naturaliste, et non pas réaliste.

Aux beaux jours

Voici quelques unes des photographies faites par le peintre, puis utilisées pour la peinture.

C’est une grande chance de disposer de ces photographies, qui permettent de bien voir l’arrière-plan de la démarche. Voici une photographie de lui en train de peindre.

Regardons ce qu’il en est avec La leçon de catéchisme, datant de 1890. C’est la meilleure œuvre de Jules-Alexis Muenier; elle présente également une nature photographique, au sens où l’on dirait qu’un photographe a pris sur le vif un moment, une scène.

Il faut bien ici faire attention : il ne s’agit pas de réalisme pour autant. La facture n’est pas synthétique, la luminosité puissante, typique de la photographie, reflète l’idéalisation de cette leçon, avec des jeunes de la paysannerie qui semblent, sans pour autant être très attentifs (ce qui souligne la bonhomie du religieux), posséder une certaine pureté, en équilibre avec la bienveillance sérieuse du religieux.

La leçon de catéchisme

Voici quelques photographies faites et utilisées par le peintre pour ce tableau.

Voici un tableau également intéressant, de 1887, intitulé Les chemineaux. Si le geste du personnage en bas va vers le typique, la pose du second est clairement forcé, la lumière et le côté flou tend à l’impressionnisme, etc.

Les chemineaux

Voici deux photographies d’un abri à roues habilement construit par l’auteur pour pouvoir peindre à l’extérieur en étant protégé.

Ce qui nuit fondamentalement à la peinture de Jules-Alexis Muenier, comme ici pour La visite du grand-père de 1898, c’est une tendance à assouplir les traits, à neutraliser la vigueur du vivant pour un portrait sans accrocs, sans profondeur, sans interaction. La tendance à l’impressionnisme, à l’incapacité à aller au complexe, est flagrante, d’où le côté niais qui ressort et qui sera pris comme prétexte par les prétendues avant-gardes pour justifier leur soi-disant révolution picturale.

La visite du grand-père

Voici des photographies prises par le peintre dans son village.

Voici La conversation (à l’ombre), ainsi que deux photographies prises en amont.

La conversation (à l’ombre)

Voici l’atelier construit par le peintre, une sorte de serre, pour bien sûr profiter de la lumière et de la chaleur. On notera que dans son manoire il avait fait d’une pièce un studio pour développer les photographies.

Voici une photographie de l’appareil lui servant à projet les photographies de manière agrandie, afin de s’aider pour les peintures. Pour l’anecdote, son chevalet était composé du bois de la guillotine ayant servi localement à la révolution.

Voici la peinture L’abreuvoir, de 1892.

L’abreuvoir

Voici quelques photographies prises en amont de l’oeuvre.

Les nombreuses oeuvres de Jules-Alexis Muenier sont au final d’une grande médiocrité, à part ces quelques oeuvres très intéressantes, mais également d’une grande faiblesse, même si reste l’intérêt de la question photographique. Concluons avec La lessive dans le verger, de 1893.

L’orientation moderniste qui en ressort, effaçant la dimension réaliste, rend ce naturalisme très peu puissant.

La lessive dans le verger

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Les peintres-photographes naturalistes: Jean-Eugène Buland

Jean-Eugène Buland (1852-1926) utilisait également la photographie pour élaborer ses peintures et ici la déformation est évidente. Le risque avec la photographie est de se focaliser sur le sujet central, de le faire irradier son environnement, au lieu de la placer en harmonie, en synthèse avec lui.

Jean-Eugène Buland est ici exemplaire de cette erreur. Le repas du jardinier, de 1900, témoigne d’un style qu’il développe et qu’on considère aujourd’hui comme du « super-réalisme », d’« hyper-réalisme », etc., alors qu’en réalité on a quitté le terrain du réalisme.

Le repas du jardinier

Si l’on prend Le tripot, une peinture de 1883, l’aspect erroné est flagrant. En cherchant un rendu photographique, les personnages deviennent des figures fantomatiques, car l’environnement est comme aspiré par eux.

Il y a une dimension irréelle qui se développe, une dimension quasi fantastique qui se dégage. Les personnages ne sont d’ailleurs pas présentés dans un moment typique, mais dans une attitude individuelle personnelle bien choisie et censée reflétée leur démarche psychologique.

Cela en fait quelque chose de plus inquiétant que réaliste, même si l’atmosphère qui est alors formée gagne en puissante complexité. Cela reste pour cette raison indéniablement une œuvre majeure.

Le tripot

Une œuvre très proche et par ailleurs la plus célèbre du peintre est Propagande, de 1889. Il y a ici une allusion au général Boulanger, qui à force de populisme fut une figure très appréciée soutenus par des partisans d’un coup d’État, avant que celui-ci ne s’enfuit finalement.

Ce sont en effet des portraits de Boulanger qu’apporte le propagandiste. La scène se veut typique, mais c’est en réalité clairement une construction, une sorte d’image d’Épinal de la France profonde rencontrant le patriotisme, avec le vétéran de l’armée rencontrant le peuple « réel ».

Propagande

On trouvera davantage d’intérêt dans L’aumône d’un mendiant, de 1880. En effet, ici la volonté d’un réalisme centralisé et pour ainsi dire illuminé revient ouvertement à ce qu’elle est en substance : une perspective religieuse.

Il y a une irradiation depuis le personnage central et ici le contraste permet de véritablement saisir cette dimension se voulant mystique. On s’écarte encore plus du réalisme, mais sur le plan esthétique c’est plus travaillé.

L’aumône d’un mendiant

Il en va de même pour Prière devant les Reliques, de 1897, et bien sûr Visite à la Vierge de Bénodet, de 1898.

Prière devant les Reliques
Visite à la Vierge de Bénodet

On bascule ici dans une sorte de romantisme religieux, où la dignité du réel est déviée vers une expression idéalisée du sentiment religieux.

Il est intéressant de comparer ces œuvres avec La Restitution à la Vierge le lendemain du mariage, de 1885. L’oeuvre tend bien plus au typique que les autres, mais on voit aisément comment elle a perdu de sa vigueur esthétique, donnant un air finalement relativement terne.

La Restitution à la Vierge le lendemain du mariage

Parmi les autres œuvres marquantes, notons le Mariage innocent de 1884, le Conseil Municipal et commission de Pierrelaye organisant la fête, et Les héritiers, de 1887.

Mariage innocent
Conseil Municipal et commission de Pierrelaye organisant la fête
Les héritiers

Notons surtout Un patron, de 1888, ainsi que Le bonheur des parents, de 1903. Si le jeu de lumières est trop forcé, cela reste certainement des œuvres très significatives, pratiquement réalistes.

Un patron
Le bonheur des parents

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Les peintres-photographes naturalistes: Pascal Dagnan-Bouveret

Proche de Jules Bastien-Lepage, Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929) est également un peintre qui témoigne de comment le naturalisme se détache du réalisme, tout en en retrouvant le chemin par moments.

La peinture intitulée Un accident, de 1879, est ainsi réaliste. Le chat se couche sous le lit, l’attention des adultes est complète, pleine de gravité devant le médecin sûr de lui, bandant le jeune blessé qui a perdu du sang au point que son visage a blêmi.

L’adulte à droite, le père indubitablement, se sent coupable et sent le terrible poids de son impuissance par rapport au savoir du médecin, alors que le petit frère à ses côtés observe une scène qui l’impressionne.

Le portrait des différents objets, de la disposition de la salle, fait que l’œuvre est typique.

Un accident

Par contre, ce portrait de 1880 montrant son ami Gustave Courtois dans son atelier n’a par contre rien de typique, c’est pratiquement une allégorie symboliste se masquant derrière le masque d’une expérimentation naturaliste.

Bouderie (Gustave Courtois dans son atelier)

Le tableau intitulé Bénédiction des jeunes mariés a quant à lui une construction réaliste, mais la facture est résolument marquée par l’impressionnisme, avec une impression de clarté qui tente de compenser la faiblesse technique de l’oeuvre.

Bénédiction des jeunes mariés

De la même manière, Le Pardon en Bretagne de 1886, Les Bretonnes au Pardon de 1887 sont des constructions naturalistes, des photographies qui visent à expérimenter une situation pour la montrer, et Pascal Dagnan-Bouveret a pris justement des photographies pour ensuite en profiter lors de son travail en atelier.

Il n’y a pas d’âme, la dignité du réel est comme absente, absorbée par le pittoresque.

Le Pardon en Bretagne
Les Bretonnes au Pardon

Le Pardon en Bretagne est issu d’ailleurs d’un travail photographique en amont. Pascal Dagnan-Bouveret a pris des photographies à Rumengol en 1886, puis a ensuite mis des paysans en scène à Ormoy en Franche-Comté en 1887, afin de visualiser l’assemblée peinte. 

Ici, on peut voir le peintre dessinant des travaux préparatoires pour le tableau en question.

De même, les Chevaux à l’abreuvoir, de 1884, sont issus de photographies préliminaires et il s’agit nullement de chevaux de trait, la mise en scène étant ici totale.

Chevaux à l’abreuvoir

Il y a davantage d’âme dans Une noce chez le photographe, qui date de la même année que la peinture Un accident ; on notera que la scène se déroule à Vesoul. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’une œuvre à mi-chemin du réalisme et du naturalisme.

Le fait que la petite fille regarde le peintre, comme une mise en abîme par rapport au photographe avec les photographiés, rappelle toutefois l’orientation résolument « photographique » des peintres commençant à utiliser les clichés photographiques afin de prévoir leurs peintures.

La présence d’un grand miroir, avec un reflet de quelques personnages, témoigne également de ce jeu de reflet qui, incontestablement, tend davantage au stéréotype qu’au portrait typique.

Une noce chez le photographe

Les conscrits, de 1889, est également un excellent exemple d’une telle tendance au stéréotype, de déformation de la réalité de manière subjectiviste.

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Les peintres-photographes naturalistes: Jean Geoffroy, le «peintre des enfants et des humbles»

Il est courant d’assimiler le naturalisme à un simple prolongement du réalisme, un prolongement de type photographique. Rien n’est plus faux, car le naturalisme est un réalisme décadent. Le réalisme prend les personnages typiques, dans les situations typiques, tandis que le naturalisme dresse un état des lieux d’une situation comprise comme une accumulation de données sociales.

Là où le réalisme fait une synthèse, le naturalisme montre le tableau d’une expérience sociale. On voit aisément cette différence avec les deux tableaux suivants de Jean Geoffroy (1853-1924), le « peintre des enfants et des humbles » comme le précise l’épitaphe sur sa tombe au cimetière de Pantin, en banlieue parisienne.

Ce peintre va être proche de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, ce qui va l’amener à mener une grande carrière dans l’illustration et la gravure d’ouvrages du ministère de l’instruction publique, comme les manuels scolaires, les planches éducatives, etc.

Si l’on prend son tableau de 1889 intitulé Le Jour de la visite à l’hôpital, on a un bon exemple de réalisme. Il est vrai que la luminosité trop forte de l’œuvre est très clairement une concession à l’impressionnisme ; on est censé être marqué par le caractère clair de l’hôpital, sous la forme d’une impression.

Ce n’est pas conforme au réalisme. Cependant, la construction de l’oeuvre est résolument réaliste. Un homme, aux habits en couleurs, aux habits de pauvre, se tient avec toute la chaleur populaire auprès d’un enfant blafard.

A l’arrière-plan, on a une étreinte, plus au fond un enfant qui dort, un groupe qui se parle. La fragilité humaine dans un hôpital est bien présente, tout à fait bien orchestrée.

Il manque il est vrai un certain dynamisme dialectique, tant par la luminosité qui asservit la pensée et les sens à l’impression que par le détail des choses sur la table de chevet, censé témoigner de la qualité du service républicain au peuple.

Le Jour de la visite à l’hôpital

Si l’on regarde par contre Qui casse les verres les paie, on a par contre une scène clairement reconstruite, qui se veut d’esprit portraitiste mais où on voit bien l’assemblage subjectif d’éléments censés être marquants.

L’ensemble est forcé, avec une tonalité pittoresque ; c’est une scène, coupée de l’ensemble de la société, vivant pour elle-même, telle une expérimentation : c’est du naturalisme.

Qui casse les verres les paie

Jean Geoffroy a largement sombré dans la décadence des imageries qui sont en quelque sorte des portraits impressionnistes, comme ici Le partage difficile.

Mentionnons quelques autres tableaux notables de ce peintre, comme ici L’asile de nuit, de 1891, ainsi que En classe, le travail des petits, de 1889.

L’asile de nuit
En classe, le travail des petits

La faiblesse de Jean Geoffroy est patente dans Une leçon de dessin, de 1895, ainsi que Dans l’école, d’autour de 1900. Cela se veut un portrait, mais c’est une vision hagiographique de l’instruction dans les écoles de la république.

Il y manque la vie, la multiplicité, l’interaction dialectique, la dignité du réel.

Une leçon de dessin
Dans l’école

Il en va de même pour des œuvres comme École professionnelle à Dellys, travail du fer, Une classe franco-arabe à Tlemcen… Qui vaudront à Jean Geoffroy d’être le seul peintre dont les œuvres seront placées dans le pavillon de l’instruction publique pour vanter ses actions, lors de l’Exposition universelle de 1900, le pavillon étant placé par ailleurs au niveau de la tour Eiffel.

Notons toutefois La Goutte de lait à Belleville, ainsi que Les affamés et Les résignés. La « Goutte de lait » désigne une institution de surveillance médicale des nourrissons, avec distribution de lait de vache stérilisé pour tenter de pallier au manque de lait maternel dû au travail des femmes.

Au centre du tableau qui est un triptyque, on a le docteur Gaston Variot, qui contribuera à la puériculture et travaillant dans un tel dispensaire dans le quartier de Belleville à Paris.

La Goutte de lait à Belleville
Les affamés
Les résignés

Si Les affamés est davantage pathétique dans la veine naturaliste, Les résignés se tournent tendanciellement davantage vers le réalisme.

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Victor Hugo – préface de «Hernani» (1830)

L’auteur de ce drame écrivait, il y a peu de semaines, à propos d’un poète mort avant l’âge :

«… Dans ce moment de mêlée et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent ou ceux qui combattent ? Sans doute, il est triste de voir un poète de vingt ans qui s’en va, une lyre qui se brise, un avenir qui s’évanouit ; mais n’est-ce pas quelque chose aussi que le repos ?

N’est-il pas permis à ceux autour desquels s’amassent incessamment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses trahisons ; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale ; hommes dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d’une liberté de plus, celle de l’art, celle de l’intelligence ; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur œuvre de conscience, en proie d’un côté à de viles machinations de censure et de police, en butte de l’autre, trop souvent, à l’ingratitude des esprits mêmes pour lesquels ils travaillent ; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux, et qui dorment dans le tombeau ? Invideo, disait Luther dans le cimetière de Worms, invideo, quia quiescunt.

« Qu’importe toutefois ? Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l’œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.

La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences près (lesquelles s’éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d’aujourd’hui ; puis, avec la jeunesse et à sa tête, l’élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d’examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique.

Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Les ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles.

En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d’excellent que tout ce qu’on fait pour elles, et tout ce qu’on fait contre elles, les sert également. Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites, et que nous avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale ; comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme poétique ? À peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance (1). »

Qu’on pardonne à l’auteur de ce drame de se citer ici lui-même ; ses paroles ont si peu le don de se graver dans les esprits, qu’il aurait souvent besoin de les rappeler.

D’ailleurs, aujourd’hui, il n’est peut-être point hors de propos de remettre sous les yeux des lecteurs les deux pages qu’on vient de transcrire. Ce n’est pas que ce drame puisse en rien mériter le beau nom d’art nouveau, depoésie nouvelle, loin de là, mais c’est que le principe de la liberté, en littérature, vient de faire un pas ; c’est qu’un progrès vient de s’accomplir, non dans l’art, ce drame est trop peu de chose, mais dans le public ; c’est que, sous ce rapport du moins, une partie des pronostics hasardés plus haut viennent de se réaliser.

Il y avait péril, en effet, à changer ainsi brusquement d’auditoire, à risquer sur le théâtre des tentatives confiées jusqu’ici seulement au papier qui souffre tout ; le public des livres est bien différent du public des spectacles, et l’on pouvait craindre de voir le second repousser ce que le premier avait accepté. Il n’en a rien été. Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par le monde qui lit et qui médite, n’a pas été moins complètement adopté par cette immense foule, avide des pures émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris. Cette voix haute et puissante du peuple qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : tolérance et liberté.

Maintenant, vienne le poète ! Il y a un public.

Et cette liberté, le public la veut telle qu’elle doit être, se conciliant avec l’ordre, dans l’état, avec l’art, dans la littérature. La liberté a une sagesse qui lui est propre, et sans laquelle elle n’est pas complète. Que les vieilles règles de d’Aubignac meurent avec les vieilles coutumes de Cujas, cela est bien ; qu’à une littérature de cour succède une littérature de peuple, cela est mieux encore ; mais surtout qu’une raison intérieure se rencontre au fond de toutes ces nouveautés.

Que le principe de liberté fasse son affaire, mais qu’il la fasse bien. Dans les lettres, comme dans la société, point d’étiquette, point d’anarchie : des lois. Ni talons rouges, ni bonnets rouges. Voilà ce que veut le public, et il veut bien.

Quant à nous, par déférence pour ce public qui a accueilli avec tant d’indulgence un essai qui en méritait si peu, nous lui donnons ce drame aujourd’hui tel qu’il a été représenté. Le jour viendra peut-être de le publier telqu’il a été conçu par l’auteur (2), en indiquant et en discutant les modifications que la scène lui a fait subir.

Ces détails de critique peuvent ne pas être sans intérêt ni sans enseignements, mais ils sembleraient minutieux aujourd’hui ; la liberté de l’art est admise, la question principale est résolue, à quoi bon s’arrêter aux questions secondaires ?

Nous y reviendrons du reste quelque jour ; et nous parlerons aussi, bien en détail, en la ruinant par les raisonnements et par les faits, de cette censure dramatique qui est le seul obstacle à la liberté du théâtre, maintenant qu’il n’y en a plus dans le public. Nous essaierons, à nos risques et périls et par dévouement aux choses de l’art, de caractériser les mille abus de cette petite inquisition de l’esprit, qui a, comme l’autre saint-office, ses juges secrets, ses bourreaux masqués, ses tortures, ses mutilations, et sa peine de mort. Nous déchirerons, s’il se peut, ces langes de police dont il est honteux que le théâtre soit encore emmailloté au dix-neuvième siècle.

Aujourd’hui il ne doit y avoir place que pour la reconnaissance et les remerciements. C’est au public que l’auteur de ce drame adresse les siens, et du fond du cœur. Cette œuvre, non de talent, mais de conscience et de liberté, a été généreusement protégée contre bien des inimitiés par le public, parce que le public est toujours, aussi lui, consciencieux et libre. Grâces lui soient donc rendues, ainsi qu’à cette jeunesse puissante qui a porté aide et faveur à l’ouvrage d’un jeune homme sincère et indépendant comme elle !

C’est pour elle surtout qu’il travaille, parce que ce serait une gloire bien haute que l’applaudissement de cette élite de jeunes hommes, intelligente, logique, conséquente, vraiment libérale en littérature comme en politique, noble génération qui ne se refuse pas à ouvrir les deux yeux à la vérité et à recevoir la lumière des deux côtés.

Quant à son œuvre en elle-même, il n’en parlera pas. Il accepte les critiques qui en ont été faites, les plus sévères comme les plus bienveillantes, parce qu’on peut profiter à toutes. Il n’ose se flatter que tout le monde ait compris du premier coup ce drame, dont le Romancero general est la véritable clef. Il prierait volontiers les personnes que cet ouvrage a pu choquer de relire le Cid, Don Sanche, Nicomède, ou plutôt tout Corneille, et tout Molière, ces grands et admirables poètes.

Cette lecture, si pourtant elles veulent bien faire d’abord la part de l’immense infériorité de l’auteur d’Hernani, les rendra peut-être moins sévères pour certaines choses qui ont pu les blesser dans la forme ou dans le fond de ce drame.

En somme, le moment n’est peut-être pas encore venu de le juger. Hernani n’est jusqu’ici que la première pierre d’un édifice qui existe tout construit dans la tête de son auteur, mais dont l’ensemble peut seul donner quelque valeur à ce drame. Peut-être ne trouvera-t-on pas mauvaise un jour la fantaisie qui lui a pris de mettre, comme l’architecte de Bourges, une porte presque moresque à sa cathédrale gothique.

En attendant, ce qu’il a fait est bien peu de chose, il le sait. Puissent le temps et la force ne pas lui manquer pour achever son œuvre. Elle ne vaudra qu’autant qu’elle sera terminée. Il n’est pas de ces poètes privilégiés qui peuvent mourir ou s’interrompre avant d’avoir fini, sans péril pour leur mémoire ; il n’est pas de ceux qui restent grands, même sans avoir complété leur ouvrage, heureux hommes dont on peut dire ce que Virgile disait de Carthage ébauchée :

Pendent opera interupta, minæque
Murorum ingentes !

9 mars 1830.

  1.  Lettre aux éditeurs des poésies de M. Dovalle
  2. Ce jour, prédit par l’auteur, est venu. Nous donnons dans cette édition Hernani tout entier, tel que le poëte l’avait écrit, avec les développements de passion, les détails de mœurs et les saillies de caractères que la représentation avait retranchés. Quant à la discussion critique que l’auteur indique, elle sortira d’elle-même, pour tous les lecteurs, de la comparaison qu’ils pourront faire entre l’Hernani tronqué du théâtre et l’Hernani de cette édition. Espérons tout des progrès que le public des théâtres fait chaque jour.Mai 1836.(Note de l’éditeur.)

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Victor Hugo – préface de «Cromwell» (1827)

Le drame qu’on va lire n’a rien qui le recommande à l’attention ou à la bienveillance du public. Il n’a point, pour attirer sur lui l’intérêt des opinions politiques, l’avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d’abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l’honneur d’avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible.

Il s’offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l’infirme de l’Evangile, solus, pauper, nudus.

Ce n’est pas du reste sans quelque hésitation que l’auteur de ce drame s’est déterminé à le charger de notes et d’avant-propos. Ces choses sont d’ordinaire fort indifférentes aux lecteurs. Ils s’informent plutôt du talent d’un écrivain que de ses façons de voir ; et, qu’un ouvrage soit bon ou mauvais, peu leur importe sur quelles idées il est assis, dans quel esprit il a germé. On ne visite guère les caves d’un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l’arbre, on se soucie peu de la racine.

D’un autre côté, notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode d’augmenter le poids d’un livre et d’accroître, en apparence du moins, l’importance d’un travail ; c’est une tactique semblable à celle de ces généraux d’armée, qui, pour rendre plus imposant leur front de bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. Puis, tandis que les critiques s’acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il peut arriver que l’ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers leurs feux croisés, comme une armée qui se tire d’un mauvais pas entre deux combats d’avant-postes et d’arrière-garde.

Ces motifs, si considérables qu’ils soient, ne sont pas ceux qui ont décidé l’auteur. Ce volume n’avait pas besoin d’être enflé, il n’est déjà que trop gros. Ensuite, et l’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. Loin de lui être de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et ne sont à l’épreuve d’aucun.

Des considérations d’un autre ordre ont influé sur l’auteur. Il lui a semblé que si, en effet, on ne visite guère par plaisir les caves d’un édifice, on n’est pas fâché quelquefois d’en examiner les fondements. Il se livrera donc, encore une fois, avec une préface, à la colère des feuilletons. Che sara, sara. Il n’a jamais pris grand souci de la fortune de ses ouvrages, et il s’effraye peu du qu’en dira-t-on littéraire.

Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l’école, le public et les académies, on n’entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d’un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s’est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres, et qui apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à défaut de talent, des études à défaut de science. Il se bornera du reste à des considérations générales sur l’art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ni un plaidoyer pour ou contre qui que ce soit. L’attaque ou la défense de son livre est pour lui moins que pour tout autre la chose importante.

Et puis les luttes personnelles ne lui conviennent pas. C’est toujours un spectacle misérable que de voir ferrailler les amours-propres. Il proteste donc d’avance contre toute interprétation de ses idées, toute application de ses paroles, disant avec le fabuliste espagnol :

Quien haga aplicaciones
Con su pan se lo coma.

A la vérité, plusieurs des principaux champions des « saines doctrines littéraires » lui ont fait l’honneur de lui jeter le gant, jusque dans sa profonde obscurité, à lui, simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée. Il n’aura pas la fatuité de le relever. Voici, dans les pages qui vont suivre, les observations qu’il pourrait leur opposer ; voici sa fronde et sa pierre ; mais d’autres, s’ils veulent, les jetteront à la tête des Goliaths classiques.

Cela dit, passons.

Partons d’un fait : la même nature de civilisation, ou, pour employer une expression plus précise, quoique plus étendue, la même société n’a pas toujours occupé la terre. Le genre humain dans son ensemble a grandi, s’est développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme ; nous assistons maintenant à son imposante vieillesse. Avant l’époque que la société moderne a nommée antique, il existe une autre ère, que les anciens appelaient fabuleuse, et qu’il serait plus exact d’appeler primitive.

Voilà donc trois grands ordres de choses successifs dans la civilisation, depuis son origine jusqu’à nos jours. Or, comme la poésie se superpose toujours à la société, nous allons essayer de démêler, d’après la forme de celle-ci, quel a dû être le caractère de l’autre, à ces trois grands âges du monde : les temps primitifs, les temps antiques, les temps modernes.

Aux temps primitifs, quand l’homme s’éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s’éveille avec lui. En présence des merveilles qui l’éblouissent et qui l’enivrent, sa première parole n’est qu’un hymne.

Il touche encore de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases, tous ses rêves des visions. Il s’épanche, il chante comme il respire. Sa lyre n’a que trois cordes, Dieu, l’âme, la création ; mais ce triple mystère enveloppe tout, mais cette triple idée comprend tout. La terre est encore à peu près déserte. Il y a des familles, et pas de peuples ; des pères, et pas de rois.

Chaque race existe à l’aise ; point de propriété, point de loi, point de froissements, point de guerres. Tout est à chacun et à tous. La société est une communauté. Rien n’y gêne l’homme. Il mène cette vie pastorale et nomade par laquelle commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux capricieuses rêveries. Il se laisse faire, il se laisse aller. Sa pensée, comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon le vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l’ode est toute sa poésie.

Ce poème, cette ode des temps primitifs, c’est la Genèse.

Peu à peu cependant cette adolescence du monde s’en va. Toutes les sphères s’agrandissent ; la famille devient tribu, la tribu devient nation. Chacun de ces groupes d’hommes se parque autour d’un centre commun, et voilà les royaumes. L’instinct social succède à l’instinct nomade.

Le camp fait place à la cité, la tente au palais, l’arche au temple. Les chefs de ces naissants états sont bien encore pasteurs, mais pasteurs de peuples ; leur bâton pastoral a déjà forme de sceptre. Tout s’arrête et se fixe. La religion prend une forme ; les rites règlent la prière ; le dogme vient encadrer le culte. Ainsi le prêtre et le roi se partagent la paternité du peuple ; ainsi à la communauté patriarchale succède la société théocratique.

Cependant les nations commencent à être trop serrées sur le globe. Elles se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre. Elles débordent les unes sur les autres ; de là les migrations de peuples, les voyages. La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle devient épique, elle enfante Homère.

Homère, en effet, domine la société antique. Dans cette société, tout est simple, tout est épique. La poésie est religion, la religion est loi. A la virginité du premier âge a succédé la chasteté du second. Une sorte de gravité solennelle s’est empreinte partout, dans les mœurs domestiques comme dans les mœurs publiques. Les peuples n’ont conservé de la vie errante que le respect de l’étranger et du voyageur. La famille a une patrie ; tout l’y attache ; il y a le culte du foyer, le culte des tombeaux.

Nous le répétons, l’expression d’une pareille civilisation ne peut être que l’épopée. L’épopée y prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère. Pindare est plus sacerdotal que patriarchal, plus épique que lyrique. Si les annalistes, contemporains nécessaires de ce second âge du monde, se mettent à recueillir les traditions et commencent à compter avec les siècles, ils ont beau faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ; l’histoire reste épopée. Hérode est un Homère.

Mais c’est surtout dans la tragédie antique que l’épopée ressort de partout. Elle monte sur la scène grecque sans rien perdre en quelque sorte de ses proportions gigantesques et démesurées. Ses personnages sont encore des héros, des demi-dieux, des dieux ; ses ressorts, des songes, des oracles, des fatalités ; ses tableaux, des dénombrements, des funérailles, des combats. Ce que chantaient les rapsodes, les acteurs le déclament, voilà tout.

Il y a mieux. Quand toute l’action, tout le spectacle du poëme épique ont passé sur la scène, ce qui reste, le chœur le prend. Le chœur commente la tragédie, encourage les héros, fait des descriptions, appelle et chasse le jour, se réjouit, se lamente, quelquefois donne la décoration, explique le sens moral du sujet, flatte le peuple qui l’écoute. Or, qu’est-ce que le chœur, ce bizarre personnage placé entre le spectacle et le spectateur, sinon le poëte complétant son épopée ?

Le théâtre des anciens est, comme leur drame, grandiose, pontifical, épique. Il peut contenir trente mille spectateurs ; on y joue en plein air, en plein soleil ; les représentations durent tout le jour. Les acteurs grossissent leur voix, masquent leurs traits, haussent leur stature ; ils se font géants, comme leurs rôles. La scène est immense. Elle peut représenter tout à la fois l’intérieur et l’extérieur d’un temple, d’un palais, d’un camp, d’une ville. On y déroule de vastes spectacles.

C’est, et nous ne citons que de mémoire, c’est Prométhée sur sa montagne ; c’est Antigone cherchant du sommet d’une tour son frère Polynice dans l’armée ennemie (les Phéniciennes) ; c’est Évadné se jetant du haut d’un rocher dans les flammes où brûle le corps de Capanée (les Suppliantes d’Euripide) ; c’est un vaisseau qu’on voit surgir au port, et qui débarque sur la scène cinquante princesses avec leur suite (les Suppliantes d’Eschyle).

Architecture et poésie, là, tout porte un caractère monumental. L’antiquité n’a rien de plus solennel, rien de plus majestueux. Son culte et son histoire se mêlent à son théâtre. Ses premiers comédiens sont des prêtres ; ses jeux scéniques sont des cérémonies religieuses, des fêtes nationales.

Une dernière observation qui achève de marquer le caractère épique de ces temps, c’est que par les sujets qu’elle traite, non moins que par les formes qu’elle adopte, la tragédie ne fait que répéter l’épopée. Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie.

Cependant l’âge de l’épopée touche à sa fin. Ainsi que la société qu’elle représente, cette poésie s’use en pivotant sur elle-même. Rome calque la Grèce, Virgile copie Homère ; et, comme pour finir dignement, la poésie épique expire dans ce dernier enfantement.

Il était temps. Une autre ère va commencer pour le monde et pour la poésie.

Une religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d’une civilisation décrépite dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale. Et d’abord, pour premières vérités, elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel.

Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps ; en un mot, qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu.

Une partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains sages de l’antiquité, mais c’est de l’évangile que date leur pleine, lumineuse et large révélation. Les écoles payennes marchaient à tâtons dans la nuit, s’attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté, et rendaient plus grande l’ombre de l’autre.

De là tous ces fantômes créés par la philosophie ancienne. Il n’y avait que la sagesse divine qui dût substituer une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le Christ, c’est le jour. Du reste, rien de plus matériel que la théogonie antique. Loin qu’elle ait songé, comme le christianisme, à diviser l’esprit du corps, elle donne forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d’un nuage pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment.

On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement. Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur une enclume, et l’on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le monde à une chaîne d’or ; son soleil monte un char à quatre chevaux ; son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le globe ; son ciel est une montagne.

Aussi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile, rapetisse la divinité et grandit l’homme. Les héros d’Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps, un abîme entre l’homme et Dieu.

À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse, la mélancolie.

Et en effet, le cœur de l’homme, jusqu’alors engourdi par des cultes purement hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne pas s’éveiller et sentir germer en lui quelque faculté inattendue, au souffle d’une religion humaine parce qu’elle est divine, d’une religion qui fait de la prière du pauvre la richesse du riche, d’une religion d’égalité, de liberté, de charité ? Pouvait-il ne pas voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis que l’évangile lui avait montré l’âme à travers les sens, l’éternité derrière la vie ?

D’ailleurs, en ce moment-là même, le monde subissait une si profonde révolution, qu’il était impossible qu’il ne s’en fît pas une dans les esprits. Jusqu’alors les catastrophes des empires avaient été rarement jusqu’au cœur des populations ; c’étaient des rois qui tombaient, des majestés qui s’évanouissaient, rien de plus. La foudre n’éclatait que dans les hautes régions, et, comme nous l’avons déjà indiqué, les événements semblaient se dérouler avec toute la solennité de l’épopée. Dans la société antique, l’individu était placé si bas, que, pour qu’il fût frappé, il fallait que l’adversité descendît jusque dans sa famille.

Aussi ne connaissait-il guère l’infortune, hors des douleurs domestiques. Il était presque inouï que les malheurs généraux de l’état dérangeassent sa vie. Mais à l’instant où vint s’établir la société chrétienne, l’ancien continent était bouleversé. Tout était remué jusqu’à la racine. Les événements, chargés de ruiner l’ancienne Europe et d’en rebâtir une nouvelle, se heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu’il était impossible que quelque chose de ce tumulte n’arrivât pas jusqu’au cœur des peuples. Ce fut plus qu’un écho, ce fut un contre-coup.

L’homme, se repliant sur lui-même en présence de ces hautes vicissitudes, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie.

En même temps, naissait l’esprit d’examen et de curiosité. Ces grandes catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de frappantes péripéties. C’était le nord se ruant sur le midi, l’univers romain changeant de forme, les dernières convulsions de tout un monde à l’agonie. Dès que ce monde fut mort, voici que des nuées de rhéteurs, de grammairiens, de sophistes, viennent s’abattre, comme des moucherons, sur son immense cadavre.

On les voit pulluler, on les entend bourdonner dans ce foyer de putréfaction. C’est à qui examinera, commentera, discutera. Chaque membre, chaque muscle, chaque fibre du grand corps gisant est retourné en tout sens. Certes, ce dut être une joie, pour ces anatomistes de la pensée, que de pouvoir, dès leur coup d’essai, faire des expériences en grand ; que d’avoir, pour premier sujet, une société morte à disséquer.

Ainsi, nous voyons poindre à la fois et comme se donnant la main, le génie de la mélancolie et de la méditation, le démon de l’analyse et de la controverse. A l’une des extrémités de cette ère de transition, est Longin, à l’autre saint-Augustin. Il faut se garder de jeter un œil dédaigneux sur cette époque où était en germe tout ce qui depuis a porté fruit, sur ce temps dont les moindres écrivains, si l’on nous passe une expression triviale, mais franche, ont fait fumier pour la moisson qui devait suivre. Le moyen-âge est enté sur le bas-empire.

Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu’alors, et qu’on nous pardonne d’exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu’alors, agissant en cela comme le polythéisme et la philosophie antique, la muse purement épique des anciens n’avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l’art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. Type d’abord magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est systématique, devenu dans les derniers temps faux, mesquin et conventionnel. Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large.

Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue, du créateur ; si c’est à l’homme à rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si l’art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l’homme, la vie, la création ; si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son ressort ; si, enfin, c’est le moyen d’être harmonieux que d’être incomplet.

C’est alors que, l’œil fixé sur des événements tout à la fois risibles et formidables, et sous l’influence de cet esprit de mélancolie chrétienne et de critique philosophique que nous observions tout à l’heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel.

Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient.

Ainsi voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et, comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie.

Et ici, qu’il nous soit permis d’insister ; car nous venons d’indiquer le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre avis, l’art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou, pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature classique.

– Enfin ! vont dire ici les gens qui, depuis quelque temps nous voient venir, nous vous tenons ! vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous faites du laid un type d’imitation, du grotesque un élément de l’art ! Mais les grâces… mais le bon goût… Ne savez-vous pas que l’art doit rectifier la nature ? qu’il faut l’anoblir ? qu’il faut choisir ? Les anciens ont-ils jamais mis en œuvre le laid et le grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tragédie ? L’exemple des anciens, messieurs ! D’ailleurs, Aristote… D’ailleurs, Boileau… D’ailleurs, La Harpe. – En vérité !

Ces arguments sont solides, sans doute, et surtout d’une rare nouveauté. Mais notre rôle n’est pas d’y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système, parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous constatons un fait. Nous sommes historien et non critique.

Que ce fait plaise ou déplaise, peu importe ! il est. – Revenons donc, et essayons de faire voir que c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique ; montrons que c’est de là qu’il faut partir pour établir la différence radicale et réelle des deux littératures.

Ce n’est pas qu’il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient absolument inconnus des anciens. La chose serait d’ailleurs impossible. Rien ne vient sans racine ; la seconde époque est toujours en germe dans la première. Dès l’Iliade, Thersite et Vulcain donnent la comédie, l’un aux hommes, l’autre aux dieux. Il y a trop de nature et trop d’originalité dans la tragédie grecque, pour qu’il n’y ait pas quelquefois de la comédie.

Ainsi, pour ne citer toujours que ce que notre mémoire nous rappelle, la scène de Ménélas avec la portière du palais (Hélène, acte I) ; la scène du phrygien (Oreste, acte IV). Les tritons, les satyres, les cyclopes, sont des grotesques ; les sirènes, les furies, les parques, les harpies, sont des grotesques ; Polyphème est un grotesque terrible ; Silène est un grotesque bouffon.

Mais on sent ici que cette partie de l’art est encore dans l’enfance. L’épopée, qui, à cette époque, imprime sa forme à tout, l’épopée pèse sur elle, et l’étouffe. Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se cacher. On sent qu’il n’est pas sur son terrain, parce qu’il n’est pas dans sa nature. Il se dissimule le plus qu’il peut. Les satyres, les tritons, les sirènes sont à peine difformes.

Les parques, les harpies sont plutôt hideuses par leurs attributs que par leurs traits, les furies sont belles, et on les appelle euménides, c’est-à-dire douces, bienfaisantes. Il y a un voile de grandeur ou de divinité sur d’autres grotesques. Polyphème est géant ; Midas est roi ; Silène est dieu.

Aussi la comédie passe-t-elle presque inaperçue dans le grand ensemble épique de l’antiquité. À côté des chars olympiques, qu’est-ce que la charrette de Thespis ? Près des colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont Aristophane et Plaute ? Homère les emporte avec lui, comme Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa peau de lion.

Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris.

C’est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l’enfer chrétien ces hideuses figures qu’évoquera l’âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple de ces formes ridicules au milieu desquelles se jouera Callot, le Michel-Ange burlesque. Si du monde idéal il passe au monde réel, il y déroule d’intarissables parodies de l’humanité.

Ce sont des créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de l’homme, types tout à fait inconnus à la grave antiquité, et sortis pourtant de la classique Italie. C’est lui enfin qui, colorant tour à tour le même drame de l’imagination du midi et de l’imagination du nord, fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust.

Et comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppés de langes ! La poésie antique, obligée de donner des compagnons au boiteux Vulcain, avait tâché de déguiser leur difformité en l’étendant en quelque sorte sur des proportions colossales. Le génie moderne conserve ce mythe des forgerons surnaturels, mais il lui imprime brusquement un caractère tout opposé et qui le rend bien plus frappant ; il change les géants en nains ; des cyclopes il fait les gnomes.

C’est avec la même originalité qu’à l’hydre, un peu banale, de Lerne, il substitue tous ces dragons locaux de nos légendes, la gargouille de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chairsallée de Troyes, la drée de Montlhéry, la tarasque de Tarascon, monstres de formes si variées et dont les noms baroques sont un caractère de plus. Toutes ses créations puisent dans leur propre nature cet accent énergique et profond devant lequel il semble que l’antiquité ait parfois reculé. Certes, les euménides grecques sont bien moins horribles, et par conséquent bien moins vraies, que les sorcières de Macbeth. Pluton n’est pas le diable.

Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l’heure amené par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau. Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art.

Rubens le comprenait sans doute ainsi, lorsqu’il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à des couronnements, à d’éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de nain de cour. Cette beauté universelle que l’antiquité répandait solennellement sur tout n’était pas sans monotonie ; la même impression, toujours répétée, peut fatiguer à la longue. Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l’on a besoin de se reposer de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un temps d’arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d’où l’on s’élève vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée. La salamandre fait ressortir l’ondine ; le gnome embellit le sylphe.

Et il serait exact aussi de dire que le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique ; et cela doit être. Quand l’art est conséquent avec lui-même, il mène bien plus sûrement chaque chose à sa fin. Si l’élysée homérique est fort loin de ce charme éthéré, de cette angélique suavité du Paradis de Milton, c’est que sous l’éden il y a un enfer bien autrement horrible que le tartare payen.

Croit-on que Françoise de Rimini et Béatrix seraient aussi ravissantes chez un poëte qui ne nous enfermerait pas dans la tour de la Faim et ne nous forcerait point à partager le repoussant repas d’Ugolin ? Dante n’aurait pas tant de grâce, s’il n’avait pas tant de force. Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphyrs libertins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides ?

N’est-ce pas parce que l’imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques, les aspioles, qu’elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle, cette pureté d’essence dont approchent si peu les nymphes payennes ? La Vénus antique est belle, admirable sans doute ; mais qui a répandu sur les figures de Jean Goujon cette élégance svelte, étrange, aérienne ? qui leur a donné ce caractère inconnu de vie et de grandiose, sinon le voisinage des sculptures rudes et puissantes du moyen-âge ?

Si, au milieu de ces développements nécessaires, et qui pourraient être beaucoup plus approfondis, le fil de nos idées ne s’est pas rompu dans l’esprit du lecteur, il a compris sans doute avec quelle puissance le grotesque, ce germe de la comédie, recueilli par la muse moderne, a dû croître et grandir dès qu’il a été transporté dans un terrain plus propice que le paganisme et l’épopée.

En effet, dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine. Le premier type, dégagé de tout alliage impur, aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces, toutes les beautés ; il faut qu’il puisse créer un jour Juliette, Desdémona, Ophélia. Le second prendra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes les laideurs. Dans ce partage de l’humanité et de la création, c’est à lui que reviendront les passions, les vices, les crimes ; c’est lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide, brouillon, hypocrite c’est lui qui sera tour à tour Iago, Tartufe, Basile ; Polonius, Harpagon, Bartholo ; Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille.

C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.

C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une invasion, une irruption, un débordement, c’est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dons les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :

Un grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.

Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais. Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu’il fait applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois les fous de cour.

Plus tard, dans le siècle de l’étiquette, il nous montrera Scarron sur le bord même de la couche de Louis XIV. En attendant, c’est lui qui meuble le blason, qui dessine sur l’écu des chevaliers ces symboliques hiéroglyphes de la féodalité. Des mœurs, il pénètre dans les lois ; mille coutumes bizarres attestent son passage dans les institutions du moyen-âge. De même qu’il avait fait bondir dans son tombereau Thespis barbouillé de lie, il danse avec la basoche sur cette fameuse table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre aux farces populaires et aux banquets royaux. Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs, dans les lois, il entre jusque dans l’église.

Nous le voyons ordonner, dans chaque ville de la catholicité, quelqu’une de ces cérémonies singulières, de ces processions étranges où la religion marche accompagnée de toutes les superstitions, le sublime environné de tous les grotesques. Pour le peindre d’un trait, telle est, à cette aurore des lettres, sa verve, sa vigueur, sa sève de création, qu’il jette du premier coup sur le seuil de la poésie moderne trois Homères bouffons : Arioste, en Italie ; Cervantes, en Espagne ; Rabelais, en France.

Il serait surabondant de faire ressortir davantage cette influence du grotesque dans la troisième civilisation. Tout démontre, à l’époque dite romantique, son alliance intime et créatrice avec le beau. Il n’y a pas jusqu’aux plus naïves légendes populaires qui n’expliquent quelquefois avec un admirable instinct ce mystère de l’art moderne. L’antiquité n’aurait pas fait la Belle et la Bête.

Il est vrai de dire qu’à l’époque où nous venons de nous arrêter la prédominance du grotesque sur le sublime, dans les lettres, est vivement marquée. Mais c’est une fièvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe ; c’est un premier flot qui se retire peu à peu.

Le type du beau reprendra bientôt son rôle et son droit, qui n’est pas d’exclure l’autre principe, mais de prévaloir sur lui. Il est temps que le grotesque se contente d’avoir un coin du tableau dans les fresques royales de Murillo, dans les pages sacrées de Véronèse ; d’être mêlé aux deux admirables Jugements derniers dont s’enorgueilliront les arts, à cette scène de ravissement et d’horreur dont Michel-Ange enrichira le Vatican, à ces effrayantes chutes d’hommes que Rubens précipitera le long des voûtes de la cathédrale d’Anvers. Le moment est venu où l’équilibre entre les deux principes va s’établir. Un homme, un poëte roi, pœta soverano, comme Dante le dit d’Homère, va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de cette flamme jaillit Shakespeare.

Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle.

Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité.

Les rapsodes marquent la transition des poëtes lyriques aux poëtes épiques, comme les romanciers des poëtes épiques aux poëtes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et les critiques avec la troisième. Les personnages de l’ode sont des colosses : Adam, Caïn, Noé ; ceux de l’épopée sont des géants : Achille, Atrée, Oreste ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare.

Telles sont donc, et nous nous bornons en cela à relever un résultat, les diverses physionomies de la pensée aux différentes ères de l’homme et de la société. Voilà ses trois visages, de jeunesse, de virilité et de vieillesse. Qu’on examine une littérature en particulier, ou toutes les littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poëtes lyriques avant les poëtes épiques, les poëtes épiques avant les poëtes dramatiques.

En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ; dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de toutes les poésies que nous parcourions tout à l’heure, la Bible avant l’Iliade, l’Iliade avant Shakespeare.

La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons-le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque.

Il serait conséquent d’ajouter ici que tout dans la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du lyrique, de l’épique et du dramatique, parce que tout naît, agit et meurt. S’il n’était pas ridicule de mêler les fantasques rapprochements de l’imagination aux déductions sévères du raisonnement, un poëte pourrait dire que le lever du soleil, par exemple, est un hymne, son midi une éclatante épopée, son coucher un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort. Mais ce serait là de la poésie, de la folie peut-être ; et qu’est-ce que cela prouve ?

Tenons-nous-en aux faits rassemblés plus haut : complétons-les d’ailleurs par une observation importante. C’est que nous n’avons aucunement prétendu assigner aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer leur caractère dominant.

La Bible, ce divin monument lyrique, renferme, comme nous l’indiquions tout à l’heure, une épopée et un drame en germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poëmes homériques un reste de poésie lyrique et un commencement de poésie dramatique. L’ode et le drame se croisent dans l’épopée. Il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre.

Le drame est la poésie complète. L’ode et l’épopée ne le contiennent qu’en germe ; il les contient l’une et l’autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux. Certes, celui qui a dit : les français n’ont pas la tête épique, a dit une chose juste et fine ; si même il eût dit les modernes, ce mot spirituel eût été un mot profond. Il est incontestable cependant qu’il y a surtout du génie épique dans cette prodigieuse Athalie, si haute et si simplement sublime que le siècle royal ne l’a pu comprendre. Il est certain encore que la série des drames-chroniques de Shakespeare présente un grand aspect d’épopée.

Mais c’est surtout la poésie lyrique qui sied au drame ; elle ne le gêne jamais, se plie à tous ses caprices, se joue sous toutes ses formes, tantôt sublime dans Ariel, tantôt grotesque dans Caliban. Notre époque, dramatique avant tout, est par cela même éminemment lyrique. C’est qu’il y a plus d’un rapport entre le commencement et la fin ; le coucher du soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard redevient enfant.

Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la première ; elle est aussi triste que l’autre était joyeuse. Il en est de même de la poésie lyrique. Éblouissante, rêveuse à l’aurore des peuples, elle reparaît sombre et pensive à leur déclin. La Bible s’ouvre riante avec la Genèse, et se ferme sur la menaçante Apocalypse. L’ode moderne est toujours inspirée, mais n’est plus ignorante. Elle médite plus qu’elle ne contemple ; sa rêverie est mélancolie. On voit, à ses enfantements, que cette muse s’est accouplée au drame.

Pour rendre sensibles par une image les idées que nous venons d’aventurer, nous comparerions la poésie lyrique primitive à un lac paisible qui reflète les nuages et les étoiles du ciel ; l’épopée est le fleuve qui en découle et court, en réfléchissant ses rives, forêts, campagnes et cités, se jeter dans l’océan du drame. Enfin, comme le lac, le drame réfléchit le ciel ; comme le fleuve, il réfléchit ses rives ; mais seul il a des abîmes et des tempêtes.

C’est donc au drame que tout vient aboutir dons la poésie moderne. Le Paradis perdu est un drame avant d’être une épopée. C’est, on le sait, sous la première de ces formes qu’il s’était présenté d’abord à l’imagination du poëte, et qu’il reste toujours imprimé dans la mémoire du lecteur, tant l’ancienne charpente dramatique est encore saillante sous l’édifice épique de Milton ! Lorsque Dante Alighieri a terminé son redoutable Enfer, qu’il en a refermé les portes, et qu’il ne lui reste plus qu’à nommer son œuvre, l’instinct de son génie lui fait voir que ce poëme multiforme est une émanation du drame, non de l’épopée ; et sur le frontispice du gigantesque monument, il écrit de sa plume de bronze : Divina Commedia.

On voit donc que les deux seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille de Shakespeare se rallient à son unité. Ils concourent avec lui à empreindre de la teinte dramatique toute notre poésie ; ils sont comme lui mêlés de grotesque et de sublime ; et, loin de tirer à eux dans ce grand ensemble littéraire qui s’appuie sur Shakespeare, Dante et Milton sont en quelque sorte les deux arcs-boutants de l’édifice dont il est le pilier central, les contre-forts de la voûte dont il est la clef.

Qu’on nous permette de reprendre ici quelques idées déjà énoncées, mais sur lesquelles il faut insister. Nous y sommes arrivé, maintenant il faut que nous en repartions.

Du jour où le christianisme a dit à l’homme :  » Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie  » ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ?

La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c’est ici surtout que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l’art.

En se plaçant à ce point de vue pour juger nos petites règles conventionnelles, pour débrouiller tous ces labyrinthes scolastiques, pour résoudre tous ces problèmes mesquins que les critiques des deux derniers siècles ont laborieusement bâtis autour de l’art, on est frappé de la promptitude avec laquelle la question du théâtre moderne se nettoie. Le drame n’a qu’à faire un pas pour briser tous ces fils d’araignée dont les milices de Lilliput ont cru l’enchaîner dans son sommeil.

Ainsi, que des pédants étourdis (l’un n’exclut pas l’autre) prétendent que le difforme, le laid, le grotesque, ne doit jamais être un objet d’imitation pour l’art, on leur répond que le grotesque, c’est la comédie, et qu’apparemment la comédie fait partie de l’art. Tartufe n’est pas beau, Pourceaugnac n’est pas noble ; Pourceaugnac et Tartufe sont d’admirables jets de l’art.

Que si, chassés de ce retranchement dans leur seconde ligne de douanes, ils renouvellent leur prohibition du grotesque allié au sublime, de la comédie fondue dans la tragédie, on leur fait voir que, dans la poésie des peuples chrétiens, le premier de ces deux types représente la bête humaine, le second l’âme.

Ces deux tiges de l’art, si l’on empêche leurs rameaux de se mêler, si on les sépare systématiquement, produiront pour tous fruits d’une part des abstractions de vices, de ridicules ; de l’autre des abstractions de crime, d’héroïsme et de vertu. Les deux types ainsi isolés et livrés à eux-mêmes, s’en iront chacun de leur côté, laissant entre eux le réel, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. D’où il suit qu’après ces abstractions il restera quelque chose à représenter, l’homme ; après ces tragédies et ces comédies quelque chose à faire, le drame.

Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : À la mort, et allons dîner ! Ainsi le sénat romain délibérera sur le turbot de Domitien.

Ainsi Socrate, buvant la ciguë et conversant de l’âme immortelle et du dieu unique, s’interrompra pour recommander qu’on sacrifie un coq à Esculape. Ainsi Élisabeth jurera et parlera latin.

Ainsi Richelieu subira le capucin Joseph, et Louis XI son barbier, maître Olivier-le-Diable. Ainsi Cromwell dira : J’ai le parlement dans mon sac et le roi dans ma poche ; ou, de la main qui signe l’arrêt de mort de Charles 1er, barbouillera d’encre le visage d’un régicide qui le lui rendra en riant. Ainsi César dans le char de triomphe aura peur de verser. Car les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête, qui parodie leur intelligence.

C’est par là qu’ils touchent à l’humanité, c’est par là qu’ils sont dramatiques.  » Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas « , disait Napoléon, quand il fut convaincu d’être homme ; et cet éclair d’une âme de feu qui s’entr’ouvre illumine à la fois l’art et l’histoire, ce cri d’angoisse est le résumé du drame et de la vie.

Chose frappante, tous ces contrastes se rencontrent dans les poëtes eux-mêmes, pris comme hommes. A force de méditer sur l’existence, d’en faire éclater la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément tristes. Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumarchais était morose, Molière était sombre, Shakespeare mélancolique.

C’est donc une des suprêmes beautés du drame que le grotesque. Il n’en est pas seulement une convenance, il en est souvent une nécessité. Quelquefois il arrive par masses homogènes, par caractères complets : Dandin, Prusias, Trissotin, Brid’oison, la nourrice de Juliette ; quelquefois empreint de terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartufe, Méphistophélès ; quelquefois même voilé de grâce et d’élégance, comme Figaro, Osrick, Mercutio, don Juan. Il s’infiltre partout, car de même que les vulgaires ont mainte fois leur accès de sublime, les plus élevés payent fréquemment tribut au trivial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable, souvent imperceptible, est-il toujours présent sur la scène, même quand il se tait, même quand il se cache.

Grâce à lui, point d’impressions monotones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l’horreur dans la tragédie. Il fera rencontrer l’apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l’âme.

Voilà ce qu’a su faire entre tous, d’une manière qui lui est propre et qu’il serait aussi inutile qu’impossible d’imiter, Shakespeare, ce dieu du théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais.

On voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.

Des contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-aristotélique. Au reste, le combat ne devait pas être long. A la première secousse elle a craqué, tant était vermoulue cette solive de la vieille masure scolastique !

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :

Alternis cantemus ; amant alterna Camenae.

Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions.

De graves personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous, viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur crier :  » Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas ! On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir !  » A quoi ils répondraient sans doute :  » Il serait possible que cela vous amusât ou vous intéressât, mais ce n’est point là la question ; nous sommes les gardiens de la dignité de la Melpomène française.  » Voilà !

Mais, dira-t-on, cette règle que vous répudiez est empruntée au théâtre grec. En quoi le théâtre et le drame grecs ressemblent-ils à notre drame et à notre théâtre ? D’ailleurs nous avons déjà fait voir que la prodigieuse étendue de la scène antique lui permettait d’embrasser une localité tout entière, de sorte que le poëte pouvait, selon les besoins de l’action, la transporter à son gré d’un point du théâtre à un autre, ce qui équivaut bien à peu près aux changements de décorations.

Bizarre contradiction ! le théâtre grec, tout asservi qu’il était à un but national et religieux, est bien autrement libre que le nôtre, dont le seul objet cependant est le plaisir, et, si l’on veut, l’enseignement du spectateur. C’est que l’un n’obéit qu’aux lois qui lui sont propres, tandis que l’autre s’applique des conditions d’être parfaitement étrangères à son essence. L’un est artiste, l’autre est artificiel.

On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans l’esprit du spectateur la fidèle empreinte des faits. Le lieu où telle catastrophe s’est passée en devient un témoin terrible et inséparable ; et l’absence de cette sorte de personnage muet décomplèterait dans le drame les plus grandes scènes de l’histoire.

Le poëte oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute obstruée de haquets et de voitures ? brûler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? dépêcher le duc de Guise autre part que dans ce château de Blois où son ambition fait fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles 1er et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d’où l’on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à leur palais ?

L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout ! On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds.

Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire. Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent a leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette.

Et puis si vingt-quatre heures peuvent être comprises dans deux, il sera logique que quatre heures puissent en contenir quarante-huit. L’unité de Shakespeare ne sera donc pas l’unité de Corneille. Pitié !

Ce sont là pourtant les pauvres chicanes que depuis deux siècles la médiocrité, l’envie et la routine font au génie ! C’est ainsi qu’on a borné l’essor de nos plus grands poëtes. C’est avec les ciseaux des unités qu’on leur a coupé l’aile. Et que nous a-t-on donné en échange de ces plumes d’aigle retranchées à Corneille et à Racine ? Campistron.

Nous concevons qu’on pourrait dire : – Il y a dans des changements trop fréquents de décoration quelque chose qui embrouille et fatigue le spectateur, et qui produit sur son attention l’effet de l’éblouissement ; il peut aussi se faire que des translations multipliées d’un lieu à un autre lieu, d’un temps à un autre temps, exigent des contre-expositions qui le refroidissent ; il faut craindre encore de laisser dans le milieu d’une action des lacunes qui empêchent les parties du drame d’adhérer étroitement entre elles, et qui en outre déconcertent le spectateur parce qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il peut y avoir dans ces vides… – Mais ce sont là précisément les difficultés de l’art. Ce sont là de ces obstacles propres à tels ou tels sujets et sur lesquels on ne saurait statuer une fois pour toutes. C’est au génie à les résoudre, non aux poétiques à les éluder.

Il suffirait enfin, pour démontrer l’absurdité de la règle des deux unités, d’une dernière raison, prise dans les entrailles de l’art. C’est l’existence de la troisième unité, l’unité d’action, la seule admise de tous parce qu’elle résulte d’un fait : l’œil ni l’esprit humain ne sauraient saisir plus d’un ensemble à la fois.

Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C’est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action.

L’unité d’ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s’appuyer l’action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L’unité d’ensemble est la loi de perspective du théâtre.

Mais, s’écrieront les douaniers de la pensée, de grands génies les ont pourtant subies, ces règles que vous rejetez !

Eh oui, Qu’auraient-ils donc fait, ces admirables hommes, si l’on les eût laissés faire ? Ils n’ont pas du moins accepté vos fers sans combat. Il faut voir comme Pierre Corneille, harcelé à son début pour sa mer veille du Cid, se débat sous Mairet, Claveret, d’Aubignac et Scudéry ! comme il dénonce à la postérité les violences de ces hommes qui, dit-il, se font tout blancs d’Aristote !

Il faut voir comme on lui dit, et nous citons des textes du temps :  » Jeune homme, il faut apprendre avant que d’enseigner, et à moins que d’être uv Scaliger ou uv Heinsius, cela n’est pas supportable !  » Là-dessus Corneille se révolte et demande si c’est donc qu’on veut le faire descendre,  » beaucoup au dessovbs de Claueret ! « .

Ici Scudéry s’indigne de tant d’orgueil et rappelle à  » ce trois fois grand avthevr du Cid… les modestes paroles par où le Tasse, le plus grand homme de son siècle, a commencé l’apologie du plus beau de ses ouvrages, contre la plus aigre et la plus injuste Censure, qu’on fera peut-être jamais. M. Corneille, ajoute-t-il, tesmoigne bien en ses Responses qu’il est aussi loing de la modération que du mérite de cet excellent avthevr. « 

Le jeune homme si justement et si doucement censuré ose résister ; alors Scudéry revient à la charge ; il appelle à son secours l’Académie Éminente :  » Prononcez, O MES IVGES, un arrest digne de vous, et qui face sçavoir à toute l’Europe que le Cid n’est point le chef-d’œuure du plus grand homme de France, mais ouy bien la moins iudicieuse pièce de M. Corneille mesme. Vous le deuez, et pour vostre gloire en particulier, et pour celle de nostre nation en général, qui s’y trouue intéressée : veu que les estrangers qui pourroient voir ce beau chef-d’œuure, eux qui ont eu des Tassos et des Guarinis, croyroient que nos plus grands maistres ne sont que des apprentifs. « 

Il y a dans ce peu de lignes instructives toute la tactique éternelle de la routine envieuse contre le talent naissant, celle qui se suit encore de nos jours, et qui a attaché, par exemple, une si curieuse page aux jeunes essais de lord Byron. Scudéry nous la donne en quintessence.

Ainsi, les précédents ouvrages d’un homme de génie toujours préférés aux nouveaux, afin de prouver qu’il descend au lieu de monter, Mélite et la Galerie du Palais mis au-dessus du Cid ; puis les noms de ceux qui sont morts toujours jetés à la tête de ceux qui vivent : Corneille lapidé avec Tasso et Guarini (Guarini !), comme plus tard on lapidera Racine avec Corneille, Voltaire avec Racine, comme on lapide aujourd’hui tout ce qui s’élève avec Corneille, Racine et Voltaire.

La tactique, comme on voit, est usée, mais il faut qu’elle soit bonne, puisqu’elle sert toujours. Cependant le pauvre diable de grand homme soufflait encore. C’est ici qu’il faut admirer comme Scudéry, le capitan de cette tragi-comédie, poussé à bout, le rudoie et le malmène, comme il démasque sans pitié son artillerie classique, comme il  » fait voir  » à l’auteur du Cid  » quels doiuent estre les épisodes, d’après Aristote, qui l’enseigne aux chapitres dixiesme et seiziesme de sa Poétique « , comme il foudroie Corneille, de par ce même Aristote  » au chapitre vnziesme de son Art Poétique, dans lequel on voit la condamnation du Cid  » ; de par Platon  » liure dixiesme de sa République : « , de par Marcelin,  » au liure vingt-septiesme ; on le peut voir  » ; de par les tragédies de Niobé et de Jephté ; de par  » l’Ajax de Sophocle  » ; de par  » l’exemple d’Euripide  » ; de par  » Heinsius, au chapitre six, Constitution de la Tragédie ; et Scaliger le fils dans ses poésies  » ; enfin, de par  » les Canonistes et les Iurisconsultes, au titre des Nopces « . Les premiers arguments s’adressaient à l’académie, le dernier allait au cardinal.

Après les coups d’épingle, le coup de massue. Il fallut un juge pour trancher la question. Chapelain décida.

Corneille se vit donc condamné, le lion fut muselé, ou, pour dire comme alors, la corneille fut déplumée.

Voici maintenant le côté douloureux de ce drame grotesque : c’est après avoir été ainsi rompu dès son premier jet, que ce génie, tout moderne, tout nourri du moyen-âge et de l’Espagne, forcé de mentir à lui-même et de se jeter dans l’antiquité, nous donna cette Rome castillane, sublime sans contredit, mais où, excepté peut-être dans le Nicomède si moqué du dernier siècle pour sa fière et naïve couleur, on ne retrouve ni la Rome véritable, ni le vrai Corneille.

Racine éprouva les mêmes dégoûts, sans faire d’ailleurs la même résistance. Il n’avait, ni dans le génie ni dans le caractère, l’âpreté hautaine de Corneille.

Il plia en silence, et abandonna aux dédains de son temps sa ravissante élégie d’Esther, sa magnifique épopée d’Athalie. Aussi on doit croire que, s’il n’eût pas été paralysé comme il l’était par les préjugés de son siècle, s’il eût été moins souvent touché par la torpille classique, il n’eût point manqué de jeter Locuste dans son drame entre Narcisse et Néron, et surtout n’eût pas relégué dans la coulisse cette admirable scène du banquet où l’élève de Sénèque empoisonne Britannicus dans la coupe de la réconciliation.

Mais peut-on exiger de l’oiseau qu’il vole sous le récipient pneumatique ? – Que de beautés pourtant nous coûtent les gens de goût, depuis Scudéry jusqu’à La Harpe ! on composerait une bien belle œuvre de tout ce que leur souffle aride a séché dans son germe. Du reste, nos grands poëtes ont encore su faire jaillir leur génie à travers toutes ces gênes. C’est souvent en vain qu’on a voulu les murer dans les dogmes et dans les règles. Comme le géant hébreu, ils ont emporté avec eux sur la montagne les portes de leur prison.

On répète néanmoins, et quelque temps encore sans doute on ira répétant : – Suivez les règles ! Imitez les modèles ! Ce sont les règles qui ont formé les modèles ! – Un moment ! Il y a en ce cas deux espèces de modèles, ceux qui se sont faits d’après les règles, et, avant eux, ceux d’après lesquels on a fait les règles.

Or dans laquelle de ces deux catégories le génie doit-il se chercher une place ? Quoiqu’il soit toujours dur d’être en contact avec les pédants, ne vaut-il pas mille fois mieux leur donner des leçons qu’en recevoir d’eux ? Et puis, imiter ? Le reflet vaut-il la lumière ? le satellite qui se traîne sans cesse dans le même cercle vaut-il l’astre central et générateur ? Avec toute sa poésie, Virgile n’est que la lune d’Homère.

Et voyons : qui imiter ? – Les anciens ? Nous venons de prouver que leur théâtre n’a aucune coïncidence avec le nôtre. D’ailleurs, Voltaire, qui ne veut pas de Shakespeare, ne veut pas des grecs non plus. Il va nous dire pourquoi :  » Les grecs ont hasardé des spectacles non moins révoltants pour nous. Hippolyte, brisé par sa chute, vient compter ses blessures et pousser des cris douloureux. Philoctète tombe dans ses accès de souffrance ; un sang noir coule de sa plaie. Œdipe, couvert du sang qui dégoutte encore du reste de ses yeux qu’il vient d’arracher, se plaint des dieux et des hommes.

On entend les cris de Clytemnestre que son propre fils égorge, et Électre crie sur le théâtre :  » Frappez, ne l’épargnez pas, elle n’a pas épargné notre père.  » Prométhée est attaché sur un rocher avec des clous qu’on lui enfonce dans l’estomac et dans les bras. Les Furies répondent à l’ombre sanglante de Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation… L’art était dans son enfance du temps d’Eschyle comme à Londres du temps de Shakespeare.  » – Les modernes ? Ah ! imiter des imitations ! Grâce !

– Mais, nous objectera-t-on encore, à la manière dont vous concevez l’art, vous paraissez n’attendre que de grands poëtes, toujours compter sur le génie ? – L’art ne compte pas sur la médiocrité. Il ne lui prescrit rien, il ne la connaît point, elle n’existe point pour lui ; l’art donne des ailes et non des béquilles. Hélas ! d’Aubignac a suivi les règles, Campistron a imité les modèles. Que lui importe ! il ne bâtit point son palais pour les fourmis. Il les laisse faire leur fourmilière, sans savoir si elles viendront appuyer sur sa base cette parodie de son édifice.

Les critiques de l’école scolastique placent leurs poëtes dans une singulière position. D’une part, ils leur crient sans cesse : Imitez les modèles ! De l’autre, ils ont coutume de proclamer que  » les modèles sont inimitables  » Or, si leurs ouvriers, à force de labeur, parviennent à faire passer dans ce défilé quelque pâle contre-épreuve, quelque calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l’examen du refaccimiento nouveau, s’écrient tantôt :  » Cela ne ressemble à rien !  » tantôt :  » Cela ressemble à tout !  » Et, par une logique faite exprès, chacune de ces deux formules est une critique.

Disons-le donc hardiment. Le temps en est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art !

Il n’y a ni règles, ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui pour chaque composition résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet. Les unes sont éternelles, intérieures et restent ; les autres variables, extérieures, et ne servent qu’une fois. Les premières sont la charpente qui soutient la maison ; les secondes l’échafaudage qui sert à la bâtir et qu’on refait a chaque édifice. Celles-ci enfin sont l’ossement, celles-là le vêtement du drame. Du reste, ces règles-là ne s’écrivent pas dans les poétiques.

Richelet ne s’en doute pas. Le génie, qui devine plutôt qu’il n’apprend, extrait pour chaque ouvrage les premières de l’ordre général des choses, les secondes de l’ensemble isolé du sujet qu’il traite ; non pas à la façon du chimiste qui allume son fourneau, souffle son feu, chauffe son creuset, analyse et détruit ; mais à la manière de l’abeille, qui vole sur ses ailes d’or, se pose sur chaque fleur, et en tire son miel, sans que le calice perde rien de son éclat, la corolle rien de son parfum.

Le poëte, insistons sur ce point, ne doit donc prendre conseil que de la nature, de la vérité, et de l’inspiration qui est aussi une vérité et une nature. Quando he, dit Lope de Vega,

: Quando he de escrivir una comedia, : Encierro los preceptos con seis llaves.

Pour enfermer les préceptes, en effet, ce n’est pas trop de six clefs. Que le poëte se garde surtout de copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Molière, pas plus Schiller que Corneille. Si le vrai talent pouvait abdiquer à ce point sa propre nature, et laisser ainsi de côté son originalité personnelle, pour se transformer en autrui, il perdrait tout à jouer ce rôle de sosie.

C’est le dieu qui se fait valet. Il faut puiser aux sources primitives. C’est la même sève, répandue dans le sol, qui produit tous les arbres de la forêt, si divers de port, de fruits, de feuillage.

C’est la même nature qui féconde et nourrit les génies les plus différents. Le vrai poëte est un arbre qui peut être battu de tous les vents et abreuvé de toutes les rosées, qui porte ses ouvrages comme ses fruits, comme le fablier portait ses fables. A quoi bon s’attacher à un maître, se greffer sur un modèle ? Il vaut mieux encore être ronce ou chardon, nourri de la même terre que le cèdre et le palmier, que d’être le fungus ou le lichen de ces grands arbres.

La ronce vit, le fungus végète. D’ailleurs, quelque grands qu’ils soient, ce cèdre et ce palmier, ce n’est pas avec le suc qu’on en tire qu’on peut devenir grand soi-même. Le parasite d’un géant sera tout au plus un nain. Le chêne, tout colosse qu’il est, ne peut produire et nourrir que le gui.

Qu’on ne s’y méprenne pas, si quelques-uns de nos poëtes ont pu être grands, même en imitant, c’est que, tout en se modelant sur la forme antique, ils ont souvent encore écouté la nature et leur génie, c’est qu’ils ont été eux-mêmes par un côté. Leurs rameaux se cramponnaient à l’arbre voisin, mais leur racine plongeait dans le sol de l’art. Ils étaient le lierre, et non le gui. Puis sont venus les imitateurs en sous-ordre, qui n’ayant ni racine en terre, ni génie dans l’âme, ont dû se borner à l’imitation.

Comme dit Charles Nodier, après l’école d’Athènes, l’école d’Alexandrie. Alors la médiocrité a fait déluge ; alors ont pullulé ces poétiques, si gênantes pour le talent, si commodes pour elle. On a dit que tout était fait, on a défendu à Dieu de créer d’autres Molières, d’autres Corneilles. On a mis la mémoire à la place de l’imagination. La chose même a été réglée souverainement : il y a des aphorismes pour cela.  » Imaginer, dit La Harpe avec son assurance naïve, ce n’est au fond que se ressouvenir. « 

La nature donc ! La nature et la vérité. Et ici, afin de montrer que, loin de démolir l’art, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire plus solide et mieux fondé, essayons d’indiquer quelle est la limite infranchissable qui, à notre avis, sépare la réalité selon l’art de la réalité selon la nature. Il y a étourderie à les confondre, comme le font quelques partisans peu avancés du romantisme. La vérité de l’art ne saurait jamais être, ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue.

L’art ne peut donner la chose même. Supposons en effet un de ces promoteurs irréfléchis de la nature absolue, de la nature vue hors de l’art, à la représentation d’une pièce romantique, du Cid, par exemple. – Qu’est cela ? dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! Il n’est pas naturel de parler en vers. – Comment voulez-vous donc qu’il parle ? – En prose. – Soit. – Un instant après : – Quoi, reprendra-t-il s’il est conséquent, le Cid parle français ! – Eh bien ? – La nature veut qu’il parle sa langue, il ne peut parler qu’espagnol. – Nous n’y comprendrons rien ; mais soit encore – Vous croyez que c’est tout ? Non pas ; avant la dixième phrase castillane, il doit se lever et demander si ce Cid qui parle est le véritable Cid, en chair et en os ? De quel droit cet acteur, qui s’appelle Pierre ou Jacques, prend-il le nom de Cid ? Cela est faux. – Il n’y a aucune raison pour qu’il n’exige pas ensuite qu’on substitue le soleil à cette rampe, des arbres réels, des maisons réelles à ces menteuses coulisses. Car, une fois dans cette voie, la logique nous tient au collet, on ne peut plus s’arrêter.

On doit donc reconnaître, sous peine de l’absurde, que le domaine de l’art et celui de la nature sont parfaitement distincts. La nature et l’art sont deux choses, sans quoi l’une ou l’autre n’existerait pas. L’art, outre sa partie idéale, a une partie terrestre et positive. Quoi qu’il fasse, il est encadré entre la grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Richelet. Il a, pour ses créations les plus capricieuses, des formes, des moyens d’exécution, tout un matériel à remuer. Pour le génie, ce sont des instruments ; pour la médiocrité, des outils.

D’autres, ce nous semble, l’ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art.

Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art.

L’art feuillette les siècles, feuillette la nature, interroge les chroniques, s’étudie à reproduire la réalité des faits, surtout celle des mœurs et des caractères, bien moins léguée au doute et à la contradiction que les faits, restaure ce que les annalistes ont tronqué, harmonise ce qu’ils ont dépouillé, devine leurs omissions et les répare, comble leurs lacunes par des imaginations qui aient la couleur du temps, groupe ce qu’ils ont laissé épars, rétablit le jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines, revêt le tout d’une forme poétique et naturelle à la fois, et lui donne cette vie de vérité et de saillie qui enfante l’illusion, ce prestige de réalité qui passionne le spectateur, et le poëte le premier, car le poëte est de bonne foi. Ainsi le but de l’art est presque divin : ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il fait de la poésie.

C’est une grande et belle chose que de voir se déployer avec cette largeur un drame où l’art développe puissamment la nature ; un drame où l’action marche à la conclusion d’une allure ferme et facile, sans diffusion et sans étranglement ; un drame enfin où le poëte remplisse pleinement le but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur des hommes ; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions ; l’intérieur, par les a parte et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.

On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poëte doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. Non qu’il convienne de faire, comme on dit aujourd’hui, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel.

Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère. Il faut quelque étude, quelque labeur pour en venir là ; tant mieux. Il est bon que les avenues de l’art soient obstruées de ces ronces devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes.

C’est d’ailleurs cette étude, soutenue d’une ardente inspiration, qui garantira le drame d’un vice qui le tue, le commun. Le commun est le défaut des poëtes à courte vue et à courte haleine. Il faut qu’à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un accent. Rien ne doit être abandonné.

Comme Dieu, le vrai poëte est présent partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l’effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d’or.

Nous n’hésitons pas, et ceci prouverait encore aux hommes de bonne foi combien peu nous cherchons à déformer l’art, nous n’hésitons point à considérer le vers comme un des moyens les plus propres à préserver le drame du fléau que nous venons de signaler, comme une des digues les plus puissantes contre l’irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à pleins bords dans les esprits.

Et ici, que la jeune littérature, déjà riche de tant d’hommes et de tant d’ouvrages, nous permette de lui indiquer une erreur où il nous semble qu’elle est tombée, erreur trop justifiée d’ailleurs par les incroyables aberrations de la vieille école. Le nouveau siècle est dans cet âge de croissance où l’on peut aisément se redresser.

Il s’est formé, dans les derniers temps, comme une pénultième ramification du vieux tronc classique, ou mieux comme une de ces excroissances, un de ces polypes que développe la décrépitude et qui sont bien plus un signe de décomposition qu’une preuve de vie, il s’est formé une singulière école de poésie dramatique.

Cette école nous semble avoir eu pour maître et pour souche le poëte qui marque la transition du dix-huitième siècle au dix-neuvième, l’homme de la description et de la périphrase, ce Delille qui, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d’Homère, d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil, et tant d’aurores qu’il se perdait à les compter.

Or Delille a passé dans la tragédie. Il est le père (lui, et non Racine, grand Dieu !) d’une prétendue école d’élégance et de bon goût qui a flori récemment. La tragédie n’est pas pour cette école ce qu’elle est pour le bonhomme Gilles Shakespeare, par exemple, une source d’émotions de toute nature ; mais un cadre commode à la solution d’une foule de petits problèmes descriptifs qu’elle se propose chemin faisant.

Cette muse, loin de repousser, comme la véritable école classique française, les trivialités et les bassesses de la vie, les recherche au contraire et les ramasse avidement. Le grotesque, évité comme mauvaise compagnie par la tragédie de Louis XIV, ne peut passer tranquille devant celle-ci. Il faut qu’il soit décrit ! c’est-à-dire anobli. Une scène de corps de garde, une révolte de populace, le marché aux poissons, le bagne, le cabaret, la poule au pot de Henri IV, sont une bonne fortune pour elle.

Elle s’en saisit, elle débarbouille cette canaille, et coud à ses vilenies son clinquant et ses paillettes ; purpureus assuitur pannus. Son but paraît être de délivrer des lettres de noblesse à toute cette roture du drame ; et chacune de ces lettres du grand scel est une tirade.

Cette muse, on le conçoit, est d’une bégueulerie rare. Accoutumée qu’elle est aux caresses de la périphrase, le mot propre, qui la rudoierait quelquefois, lui fait horreur. Il n’est point de sa dignité de parler naturellement. Elle souligne le vieux Corneille pour ses façons de dire crûment :

… Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes. … Chimène, qui l’eût cru ? Rodrigue, qui l’eût dit ? … Quand leur Flaminius marchandait Annibal. … Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! Etc., etc.

Elle a encore sur le cœur son : Tout beau, monsieur ! Et il a fallu bien des seigneur ! et bien des madame ! pour faire pardonner à notre admirable Racine ses chiens si monosyllabiques, et ce Claude si brutalement mis dans le lit d’Agrippine.

Cette Melpomène, comme elle s’appelle, frémirait de toucher une chronique. Elle laisse au costumier le soin de savoir à quelle époque se passent les drames qu’elle fait. L’histoire à ses yeux est de mauvais ton et de mauvais goût. Comment, par exemple, tolérer des rois et des reines qui jurent ? Il faut les élever de leur dignité royale à la dignité tragique. C’est dans une promotion de ce genre qu’elle a anobli Henri IV.

C’est ainsi que le roi du peuple, nettoyé par M. Legouvé, a vu son ventre-saint-gris chassé honteusement de sa bouche par deux sentences, et qu’il a été réduit, comme la jeune fille du fabliau, à ne plus laisser tomber de cette bouche royale que des perles, des rubis et des saphirs ; le tout faux, à la vérité.

En somme, rien n’est si commun que cette élégance et cette noblesse de convention. Rien de trouvé, rien d’imaginé, rien d’inventé dans ce style. Ce qu’on a vu partout, rhétorique, ampoule, lieux communs, fleurs de collège, poésie de vers latins.

Des idées d’emprunt vêtues d’images de pacotille. Les poëtes de cette école sont élégants à la manière des princes et princesses de théâtre, toujours sûrs de trouver dans les cases étiquetées du magasin manteaux et couronnes de similor, qui n’ont que le malheur d’avoir servi à tout le monde. Si ces poëtes ne feuillettent pas la Bible, ce n’est pas qu’ils n’aient aussi leur gros livre, le Dictionnaire des rimes. C’est là leur source de poésie, fontes aquarum.

On comprend que dans tout cela la nature et la vérité deviennent ce qu’elles peuvent. Ce serait grand hasard qu’il en surnageât quelque débris dans ce cataclysme de faux art, de faux style, de fausse poésie. Voilà ce qui a causé l’erreur de plusieurs de nos réformateurs distingués.

Choqués de la roideur, de l’apparat, du pomposo de cette prétendue poésie dramatique, ils ont cru que les éléments de notre langage poétique étaient incompatibles avec le naturel et le vrai. L’alexandrin les avait tant de fois ennuyés, qu’ils l’ont condamné, en quelque sorte, sans vouloir l’entendre, et ont conclu, un peu précipitamment peut-être, que le drame devait être écrit en prose.

Ils se méprenaient. Si le faux règne en effet dans le style comme dans la conduite de certaines tragédies françaises, ce n’était pas aux vers qu’il fallait s’en prendre, mais aux versificateurs. Il fallait condamner, non la forme employée, mais ceux qui avaient employé cette forme ; les ouvriers, et non l’outil.

Pour se convaincre du peu d’obstacles que la nature de notre poésie oppose à la libre expression de tout ce qui est vrai, ce n’est peut-être pas dans Racine qu’il faut étudier notre vers, mais souvent dans Corneille, toujours dans Molière. Racine, divin poëte, est élégiaque, lyrique, épique ; Molière est dramatique.

Il est temps de faire justice des critiques entassées par le mauvais goût du dernier siècle sur ce style admirable, et de dire hautement que Molière occupe la sommité de notre drame, non seulement comme poëte, mais encore comme écrivain. Palmas vere habet iste duas.

Chez lui, le vers embrasse l’idée, s’y incorpore étroitement, la resserre et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complète, et nous la donne en quelque sorte en élixir. Le vers est la forme optique de la pensée.

Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique. Fait d’une certaine façon, il communique son relief à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C’est le nœud qui arrête le fil. C’est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ? Nous le demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que perdent-ils à la poésie de Molière ? Le vin, qu’on nous permette une trivialité de plus, cesse-t-il d’être du vin pour être en bouteille ?

Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.

Il n’y aurait aucun rapport entre une poésie de ce genre et celle dont nous faisions tout à l’heure l’autopsie cadavérique. La nuance qui les sépare sera facile à indiquer, si un homme d’esprit, auquel l’auteur de ce livre doit un remerciement personnel, nous permet de lui en emprunter la piquante distinction : l’autre poésie était descriptive, celle-ci serait pittoresque.

Répétons-le surtout, le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute exigence, toute coquetterie. Il n’est là qu’une forme, et une forme qui doit tout admettre, qui n’a rien à imposer au drame, et au contraire doit tout recevoir de lui pour tout transmettre au spectateur : français, latin, textes de lois, jurons royaux, locutions populaires, comédie, tragédie, rire, larmes, prose et poésie. Malheur au poëte si son vers fait la petite bouche !

Mais cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible, qui le grave plus avant dans l’esprit de l’acteur, avertit celui-ci de ce qu’il omet et de ce qu’il ajoute, l’empêche d’altérer son rôle, de se substituer à l’auteur, rend chaque mot sacré, et fait que ce qu’a dit le poëte se retrouve longtemps après encore debout dans la mémoire de l’auditeur. L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C’est le fer qui devient acier.

On sent que la prose, nécessairement bien plus timide, obligée de sevrer le drame de toute poésie lyrique ou épique, réduite au dialogue et au positif, est loin d’avoir ces ressources. Elle a les ailes bien moins larges. Elle est ensuite d’un beaucoup plus facile accès ; la médiocrité y est à l’aise ; et, pour quelques ouvrages distingués comme ceux que ces derniers temps ont vus paraître, l’art serait bien vite encombré d’avortons et d’embryons.

Une autre fraction de la réforme inclinerait pour le drame écrit en vers et en prose tout à la fois, comme a fait Shakespeare. Cette manière a ses avantages. Il pourrait cependant y avoir disparate dans les transitions d’une forme à l’autre, et quand un tissu est homogène, il est bien plus solide.

Au reste, que le drame soit écrit en prose, qu’il soit écrit en vers, qu’il soit écrit en vers et en prose, ce n’est là qu’une question secondaire. Le rang d’un ouvrage doit se fixer non d’après sa forme, mais d’après sa valeur intrinsèque. Dans des questions de ce genre, il n’y a qu’une solution ; il n’y a qu’un poids qui puisse faire pencher la balance de l’art : c’est le génie.

Au demeurant, prosateur ou versificateur, le premier, l’indispensable mérite d’un écrivain dramatique, c’est la correction. Non cette correction toute de surface, qualité ou défaut de l’école descriptive, qui fait de Lhomond et de Restaut les deux ailes de son Pégase ; mais cette correction intime, profonde, raisonnée, qui s’est pénétrée du génie d’un idiome, qui en a sondé les racines, fouillé les étymologies ; toujours sûre, parce qu’elle est sûre de son fait, et qu’elle va toujours d’accord avec la logique de la langue.

Notre Dame la grammaire mène l’autre aux lisières ; celle-ci tient en laisse la grammaire. Elle peut oser, hasarder, créer, inventer son style : elle en a le droit. Car, bien qu’en aient dit certains hommes qui n’avaient pas songé à ce qu’ils disaient, et parmi lesquels il faut ranger notamment celui qui écrit ces lignes, la langue française n’est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi.

Quand le corps change, comment l’habit ne changerait-il pas ? Le français du dix-neuvième siècle ne peut pas plus être le français du dix-huitième, que celui-ci n’est le français du dix-septième, que le français du dix-septième n’est celui du seizième.

La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent sans cesse.

A certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s’efface du sol. C’est de cette façon que des idées s’éteignent, que des mots s’en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle lui apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? cela est fatal. C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée.

C’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. – Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte.

Telles sont, à peu près, et moins les développements approfondis qui en pourraient compléter l’évidence, les idées actuelles de l’auteur de ce livre sur le drame. Il est loin du reste d’avoir la prétention de donner son essai dramatique comme une émanation de ces idées, qui bien au contraire, ne sont peut-être elles-mêmes, à parler naïvement, que des révélations de l’exécution. Il lui serait fort commode sans doute et plus adroit d’asseoir son livre sur sa préface et de les défendre l’un par l’autre. Il aime mieux moins d’habileté et plus de franchise. Il veut donc être le premier à montrer la ténuité du nœud qui lie cet avant-propos à ce drame.

Son premier projet, bien arrêté d’abord par sa paresse, était de donner l’œuvre toute seule au public ; el demonio sin las cuernas, comme disait Yriarte. C’est après l’avoir dûment close et terminée, qu’à la sollicitation de quelques amis probablement bien aveuglés, il s’est déterminé à compter avec lui-même dans une préface, à tracer, pour ainsi parler, la carte du voyage poétique qu’il venait de faire, à se rendre raison des acquisitions bonnes ou mauvaises qu’il en rapportait, et des nouveaux aspects sous lesquels le domaine de l’art s’était offert à son esprit. On prendra sans doute avantage de cet aveu pour répéter le reproche qu’un critique d’Allemagne lui a déjà adressé, de faire  » une poétique pour sa poésie « .

Qu’importe ? Il a d’abord eu bien plutôt l’intention de défaire que de faire des poétiques. Ensuite, ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques d’après une poésie, que de la poésie d’après une poétique ? Mais non, encore une fois, il n’a ni le talent de créer, ni la prétention d’établir des systèmes. « 

Les systèmes, dit spirituellement Voltaire, sont comme des rats qui passent par vingt trous, et en trouvent enfin deux ou trois qui ne peuvent les admettre.  » C’eût donc été prendre une peine inutile et au-dessus de ses forces.

Ce qu’il a plaidé, au contraire, c’est la liberté de l’art contre le despotisme des systèmes, des codes et des règles. Il a pour habitude de suivre à tout hasard ce qu’il prend pour son inspiration, et de changer de moule autant de fois que de composition. Le dogmatisme, dans les arts, est ce qu’il fuit avant tout. À Dieu ne plaise qu’il aspire à être de ces hommes, romantiques ou classiques, qui font des ouvrages dans leur système, qui se condamnent à n’avoir jamais qu’une forme dans l’esprit, à toujours prouver quelque chose, suivre d’autres lois que celles de leur organisation et de leur nature.

L’œuvre artificielle de ces hommes-là, quelque talent qu’ils aient d’ailleurs, n’existe pas pour l’art. C’est une théorie, non une poésie.

Après avoir, dans tout ce qui précède, essayé d’indiquer quelle a été, selon nous, l’origine du drame, quel est son caractère, quel pourrait être son style, voici le moment de redescendre de ces sommités générales de l’art au cas particulier qui nous y a fait monter. Il nous reste à entretenir le lecteur de notre ouvrage, de ce Cromwell ; et comme ce n’est pas un sujet qui nous plaise, nous en dirons peu de chose en peu de mots.

Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de l’histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. La plupart de ses biographes, et dans le nombre il en est qui sont historiens, ont laissé incomplète cette grande figure. Il semble qu’ils n’aient pas osé réunir tous les traits de ce bizarre et colossal prototype de la réforme religieuse, de la révolution politique d’Angleterre. Presque tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et sinistre profil qu’en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa chaire d’évêque ancrée au trône de Louis XIV.

Comme tout le monde, l’auteur de ce livre s’en tenait là. Le nom d’Olivier Cromwell ne réveillait en lui que l’idée sommaire d’un fanatique régicide, grand capitaine. C’est en furetant la chronique, ce qu’il fait avec amour, c’est en fouillant au hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle, qu’il fut frappé de voir se dérouler peu à peu devant ses yeux un Cromwell tout nouveau.

Ce n’était plus seulement le Cromwell militaire, le Cromwell politique de Bossuet ; c’était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ; une sorte de Tibère Dandin, tyran de l’Europe et jouet de sa famille ; vieux régicide, humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille royaliste ; austère et sombre dans ses mœurs et entretenant quatre fous de cour autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre, simple, frugal, et guindé sur l’étiquette ; soldat grossier et politique délié ; rompu aux arguties théologiques et s’y plaisant ; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu’il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ; visionnaire dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant ; défiant à l’excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu’il redoutait ; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience ; intarissable en adresse, en pièges, en ressources ; maîtrisant son imagination par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l’algèbre, colorée comme la poésie.

Celui qui écrit ceci, en présence de ce rare et frappant ensemble, sentit que la silhouette passionnée de Bossuet ne lui suffisait plus. Il se mit à tourner autour de cette haute figure, et il fut pris alors d’une ardente tentation de peindre le géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects. La matière était riche.

A côté de l’homme de guerre et de l’homme d’état, il restait à crayonner le théologien, le pédant, le mauvais poëte, le visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l’homme-Protée, en un mot le Cromwell double, homo et vir.

Il y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe sous toutes ses formes. Ce n’est pas, comme on le croirait au premier coup d’œil, celle du procès de Charles 1er, toute palpitante qu’elle est d’un intérêt sombre et terrible ; c’est le moment où l’ambitieux essaya de cueillir le fruit de cette mort.

C’est l’instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d’une fortune possible, maître de l’Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l’Écosse dont il fait un pachalik, et de l’Irlande, dont il fait un bagne, maître de l’Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d’accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L’histoire n’a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut.

Le Protecteur se fait d’abord prier ; l’auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de villes, des adresses de comtés ; puis c’est un bill du parlement. Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent ; on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer ; il s’approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se décide brusquement ; par son ordre, Westminster est pavoisé, l’estrade est dressée, la couronne est commandée à l’orfèvre, le jour de la cérémonie est fixé. Dénouement étrange !

C’est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Westminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l’aspect de la couronne, demande s’il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures, refuse la dignité royale. – Était-ce que ses espions l’avaient averti de deux conspirations combinées des cavaliers et des puritains qui devaient, profitant de sa faute, éclater le même jour ? Était-ce révolution produite en lui par le silence ou les murmures de ce peuple, déconcerté de voir son régicide aboutir au trône ?

Était-ce seulement sagacité du génie, instinct d’une ambition prudente, quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus change souvent la position et l’attitude d’un homme, et qui n’ose exposer son édifice plébéien au vent de l’impopularité ? Était-ce tout cela à la fois ? C’est ce que nul document contemporain n’éclaircit souverainement. Tant mieux ; la liberté du poëte en est plus entière et le drame gagne à ces latitudes que lui laisse l’histoire.

On voit ici qu’il est immense et unique ; c’est bien là l’heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell. C’est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l’avenir, ou pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate. Tout Cromwell est en jeu dans cette comédie qui se joue entre l’Angleterre et lui.

Voilà donc l’homme, voilà l’époque qu’on a tenté d’esquisser dans ce livre.

L’auteur s’est laissé entraîner au plaisir d’enfant de faire mouvoir les touches de ce grand clavecin.

Certes, de plus habiles en auraient pu tirer une haute et profonde harmonie, non de ces harmonies qui ne flattent que l’oreille, mais de ces harmonies intimes qui remuent tout l’homme, comme si chaque corde du clavier se nouait à une fibre du cœur. Il a cédé, lui, au désir de peindre tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, maladies des religions à certaines époques ; à l’envie de jouer de tous ces hommes, comme dit Hamlet ; d’étager au-dessous et autour de Cromwell, centre et pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à son unité et imprimant à tout son impulsion, et cette double conspiration tramée par deux factions qui s’abhorrent, se liguent pour jeter bas l’homme qui les gêne, mais s’unissent sans se mêler ; et ce parti puritain, fanatique, divers, sombre, désintéressé, prenant pour chef l’homme le plus petit pour un si grand rôle, l’égoïste et pusillanime Lambert ; et ce parti des cavaliers, étourdi, joyeux, peu scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé par l’homme qui, hormis le dévouement, le représente le moins, le probe et sévère Ormond ; et ces ambassadeurs, si humbles devant le soldat de fortune ; et cette cour étrange toute mêlée d’hommes de hasard et de grands seigneurs disputant de bassesse ; et ces quatre bouffons que le dédaigneux oubli de l’histoire permettait d’imaginer ; et cette famille dont chaque membre est une plaie de Cromwell ; et ce Thurloë, l’Achates du Protecteur ; et ce rabbin juif, cet Israel Ben-Manassé, espion, usurier et astrologue, vil de deux côtés, sublime par le troisième ; et ce Rochester, ce bizarre Rochester, ridicule et spirituel, élégant et crapuleux, jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours ivre, ainsi qu’il s’en vantait à l’évêque Burnet, mauvais poëte et bon gentilhomme, vicieux et naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner la partie pourvu qu’elle l’amuse, capable de tout, en un mot, de ruse et d’étourderie, de folie et de calcul, de turpitude et de générosité ; et ce sauvage Carr, dont l’histoire ne dessine qu’un trait, mais bien caractéristique et bien fécond ; et ces fanatiques de tout ordre et de tout genre, Harrison, fanatique pillard ; Barebone, marchand fanatique ; Syndercomb, tueur ; Augustin Garland, assassin larmoyant et dévot ; le brave colonel Overton, lettré un peu déclamateur ; l’austère et rigide Ludlow, qui alla plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à Lausanne ; enfin  » Milton et quelques autres qui avaient de l’esprit « , comme dit un pamphlet de 1675 (Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem quemdam de la chronique italienne.

Nous n’indiquons pas beaucoup de personnages plus secondaires, dont chacun a cependant sa vie réelle et son individualité marquée, et qui tous contribuaient à la séduction qu’exerçait sur l’imagination de l’auteur cette vaste scène de l’histoire. De cette scène il a fait ce drame. Il l’a jeté en vers parce que cela lui a plu ainsi.

On verra du reste à le lire combien il songeait peu à son ouvrage en écrivant cette préface, avec quel désintéressement, par exemple, il combattait le dogme des unités. Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi.

On voit qu’il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Qu’ils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce n’est pas avec la permission d’Aristote, mais avec celle de l’histoire, que l’auteur a groupé ainsi son drame ; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré qu’un sujet éparpillé.

Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique.

Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préféré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s’ils achèvent d’éloigner son drame du théâtre, ont du moins l’avantage de le rendre presque complet sous le rapport historique.

Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès du théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.

Jusque-là il continuera de se tenir éloigné du théâtre.

Et il quittera toujours assez tôt, pour les agitations de ce monde nouveau, sa chère et chaste retraite. Fasse Dieu qu’il ne se repente jamais d’avoir exposé la vierge obscurité de son nom et de sa personne aux écueils, aux bourrasques, aux tempêtes du parterre, et surtout (car qu’importe une chute ?) aux tracasseries misérables de la coulisse ; d’être entré dans cette atmosphère variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l’ignorance, où siffle l’envie, où rampent les cabales, où la probité du talent a si souvent été méconnue, où la noble candeur du génie est quelquefois si déplacée, où la médiocrité triomphe de rabaisser à son niveau les supériorités qui l’offusquent, où l’on trouve tant de petits hommes pour un grand, tant de nullités pour un Talma, tant de myrmidons pour un Achille !

Cette esquisse semblera peut-être morose et peu flattée ; mais n’achève-t-elle pas de marquer la différence qui sépare notre théâtre, lieu d’intrigues et de tumultes, de la solennelle sérénité du théâtre antique ?

Quoi qu’il advienne, il croit devoir avertir d’avance le petit nombre de personnes qu’un pareil spectacle tenterait, qu’une pièce extraite de Cromwell n’occuperait toujours pas moins de la durée d’une représentation. Il est difficile qu’un théâtre romantique s’établisse autrement.

Certes, si l’on veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages, types abstraits d’une idée purement métaphysique, se promènent solennellement sur un fond sans profondeur, à peine occupé par quelques têtes de confidents, pâles contre-calques des héros, chargés de remplir les vides d’une action simple, uniforme et monocorde ; si l’on s’ennuie de cela, ce n’est pas trop d’une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d’élite, toute une époque de crise ; l’un avec son caractère, son génie qui s’accouple à son caractère, ses croyances qui les dominent tous deux, ses passions qui viennent déranger ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musèlent ses passions, et ce cortège innombrable d’hommes de tout échantillon que ces divers agents font tourbillonner autour de lui ; l’autre, avec ses mœurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle.

On conçoit qu’un pareil tableau sera gigantesque. Au lieu d’une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais je ? de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame.

Ne serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée pour donner le reste de la représentation à l’opéra-comique ou à la farce ? d’étriquer Shakespeare pour Bobèche ? – Et qu’on ne pense pas, si l’action est bien gouvernée, que de la multitude des figures qu’elle met en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame. Shakespeare, abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de cela même, imposant par un grand ensemble. C’est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées.

Espérons qu’on ne tardera pas à s’habituer en France à consacrer toute une soirée à une seule pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui durent six heures. Les grecs, dont on nous parle tant, les grecs, et à la façon de Scudéry nous invoquons ici le classique Dacier, chapitre VII de sa Poétique, les grecs allaient parfois jusqu’à se faire représenter douze ou seize pièces par jour. Chez un peuple ami des spectacles, l’attention est plus vivace qu’on le croit.

Le Mariage de Figaro, ce nœud de la grande trilogie de Beaumarchais, remplit toute la soirée, et qui a-t-il jamais ennuyé ou fatigué ? Beaumarchais était digne de hasarder le premier pas vers ce but de l’art moderne, auquel il est impossible de faire, avec deux heures, germer ce profond, cet invincible intérêt qui résulte d’une action vaste, vraie et multiforme. Mais, dit-on, ce spectacle, composé d’une seule pièce, serait monotone et paraîtrait long.

Erreur ! Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie actuelles. Que fait-on en effet maintenant ? On divise les jouissances du spectateur en deux parts bien tranchées. On lui donne d’abord deux heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre ; avec l’heure d’entr’actes que nous ne comptons pas dans le plaisir, en tout quatre heures. Que ferait le drame romantique ? Il broierait et mêlerait artistement ces deux espèces de plaisir.

Il ferait passer à chaque instant l’auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, du grave au doux, du plaisant au sévère. Car, ainsi que nous l’avons déjà établi, le drame, c’est le grotesque avec le sublime, l’âme sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie. Ne voit-on pas que, vous reposant ainsi d’une impression par une autre, aiguisant tour à tour le tragique sur le comique, le gai sur le terrible, s’associant même au besoin les fascinations de l’opéra, ces représentations, tout en n’offrant qu’une pièce, en vaudraient bien d’autres ?

La scène romantique ferait un mets piquant, varié, savoureux, de ce qui sur le théâtre classique est une médecine divisée en deux pilules.

Voici que l’auteur de ce livre a bientôt épuisé ce qu’il avait à dire au lecteur. Il ignore comment la critique accueillera et ce drame, et ces idées sommaires, dégarnies de leurs corollaires, appauvries de leurs ramifications, ramassées en courant et dans la hâte d’en finir.

Sans doute elles paraîtront aux  » disciples de La Harpe  » bien effrontées et bien étranges. Mais si, par aventure, toutes nues et tout amoindries qu’elles sont, elles pouvaient contribuer à mettre sur la route du vrai ce public dont l’éducation est déjà si avancée, et que tant de remarquables écrits, de critique ou d’application, livres ou journaux, ont déjà mûri pour l’art, qu’il suive cette impulsion sans s’occuper si elle lui vient d’un homme ignoré, d’une voix sans autorité, d’un ouvrage de peu de valeur. C’est une cloche de cuivre qui appelle les populations au vrai temple et au vrai Dieu.

Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. Le dernier siècle pèse encore presque de tout point sur le nouveau. Il l’opprime notamment dans la critique. Vous trouvez, par exemple, des hommes vivants qui vous répètent cette définition du goût échappée à Voltaire :  » Le goût n’est autre chose pour la poésie que ce qu’il est pour les ajustements des femmes. « 

Ainsi, le goût, c’est la coquetterie. Paroles remarquables qui peignent à merveille cette poésie fardée, mouchetée, poudrée, du dix-huitième siècle, cette littérature à paniers, à pompons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé d’une époque avec laquelle les plus hauts génies n’ont pu être en contact sans devenir petits, du moins par un côté, d’un temps où Montesquieu a pu et dû faire le Temple de Gnide, Voltaire le Temple du Goût, Jean-Jacques le Devin du Village.

Le goût, c’est la raison du génie. Voilà ce qu’établira bientôt une autre critique, une critique forte, franche, savante, une critique du siècle qui commence à pousser des jets vigoureux sous les vieilles branches desséchées de l’ancienne école. Cette jeune critique, aussi grave que l’autre est frivole, aussi érudite que l’autre est ignorante, s’est déjà créé des organes écoutés, et l’on est quelquefois surpris de trouver dans les feuilles les plus légères d’excellents articles émanés d’elle.

C’est elle qui, s’unissant à tout ce qu’il y a de supérieur et de courageux dans les lettres, nous délivrera de deux fléaux : le classicisme caduc, et le faux romantisme, qui ose poindre aux pieds du vrai.

Car le génie moderne a déjà son ombre, sa contre-épreuve, son parasite, son classique, qui se grime sur lui, se vernit de ses couleurs, prend sa livrée, ramasse ses miettes, et semblable à l’élève du sorcier, met en jeu, avec des mots retenus de mémoire, des éléments d’action dont il n’a pas le secret. Aussi fait-il des sottises que son maître a mainte fois beaucoup de peine à réparer. Mais ce qu’il faut détruire avant tout, c’est le vieux faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle.

C’est en vain qu’il la ronge et la ternit. Il parle à une génération jeune, sévère, puissante, qui ne le comprend pas. La queue du dix-huitième siècle traîne encore dans le dix-neuvième ; mais ce n’est pas nous, jeunes hommes qui avons vu Bonaparte, qui la lui porterons.

Nous touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une base large, solide et profonde.

On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d’après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l’art, mais d’après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle. La raison de tous aura honte de cette critique qui a roué vif Pierre Corneille, bâillonné Jean Racine, et qui n’a visiblement réhabilité John Milton qu’en vertu du code épique du père le Bossu. On consentira, pour se rendre compte d’un ouvrage, à se placer au point de vue de l’auteur, à regarder le sujet avec ses yeux.

On quittera, et c’est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés. Il est temps que tous les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté. Les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition native, nécessaire, fatale, des qualités.

Scit genius, natale comes qui temperat astrum.

Où voit-on médaille qui n’ait son revers ? talent qui n’apporte son ombre avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme ? Telle tache peut n’être que la conséquence indivisible de telle beauté. Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l’effet et donne la saillie à l’ensemble.

Effacez l’une, vous effacez l’autre. L’originalité se compose de tout cela. Le génie est nécessairement inégal. Il n’est pas de hautes montagnes sans profonds précipices. Comblez la vallée avec le mont, vous n’aurez plus qu’une steppe, une lande, la plaine des Sablons au lieu des Alpes, des alouettes et non des aigles.

Il faut aussi faire la part du temps, du climat, des influences locales. La Bible, Homère, nous blessent quelquefois par leurs sublimités mêmes. Qui voudrait en retrancher un mot ? Notre infirmité s’effarouche sauvent des hardiesses inspirées du génie, faute de pouvoir s’abattre sur les objets avec une aussi vaste intelligence.

Et puis, encore une fois, il y a de ces fautes qui ne prennent racine que dans les chefs-d’œuvre ; il n’est donné qu’à certains génies d’avoir certains défauts. On reproche à Shakespeare l’abus de la métaphysique, l’abus de l’esprit, des scènes parasites, des obscénités, l’emploi des friperies mythologiques de mode dans son temps, de l’extravagance, de l’obscurité, du mauvais goût, de l’enflure, des aspérités de style. Le chêne, cet arbre géant que nous comparions tout à l’heure à Shakespeare et qui a plus d’une analogie avec lui, le chêne a le port bizarre, les rameaux noueux, le feuillage sombre, l’écorce âpre et rude ; mais il est le chêne.

Et c’est à cause de cela qu’il est le chêne. Que si vous voulez une tige lisse, des branches droites, des feuilles de satin, adressez-vous au pâle bouleau, au sureau creux, au saule pleureur ; mais laissez en paix le grand chêne. Ne lapidez pas qui vous ombrage.

L’auteur de ce livre connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses ouvrages. S’il lui arrive trop rarement de les corriger, c’est qu’il répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d’une tache, et il n’a jamais pu rappeler l’inspiration sur une œuvre refroidie. Qu’a-t-il fait d’ailleurs qui vaille cette peine ? Le travail qu’il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l’employer à dépouiller son esprit de ses défauts. C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage.

Au demeurant, de quelque façon que son livre soit traité, il prend ici l’engagement de ne le défendre ni en tout ni en partie. Si son drame est mauvais, que sert de le soutenir ? S’il est bon, pourquoi le défendre ? Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra.

Le succès du moment n’est que l’affaire du libraire. Si donc la colère de la critique s’éveille à la publication de cet essai, il la laissera faire. Que lui répondrait-il ? Il n’est pas de ceux qui parlent, ainsi que le dit le poëte castillan, par la bouche de leur blessure,

Por la boca de su herida.

Un dernier mot. On a pu remarquer que dans cette course un peu longue à travers tant de questions diverses, l’auteur s’est généralement abstenu d’étayer son opinion personnelle sur des textes, des citations, des autorités.

Ce n’est pas cependant qu’elles lui eussent fait faute. –  » Si le poëte établit des choses impossibles selon les règles de son art, il commet une faute sans contredit ; mais elle cesse d’être faute, lorsque par ce, moyen il arrive à la fin qu’il s’est proposée ; car il a trouvé ce qu’il cherchait.  » –  » Ils prennent pour galimatias tout ce que la faiblesse de leurs lumières ne leur permet pas de comprendre. Ils traitent surtout de ridicules ces endroits merveilleux où le poëte, afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même. Ce précepte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de l’art qu’il n’est pas aisé de faire entendre à des hommes sans aucun goût… et qu’une espèce de bizarrerie d’esprit rend insensibles à ce qui frappe ordinairement les hommes.  » – Qui dit cela ? c’est Aristote. Qui dit ceci ? c’est Boileau. On voit à ce seul échantillon que l’auteur de ce drame aurait pu comme un autre se cuirasser de noms propres et se réfugier derrière des réputations. Mais il a voulu laisser ce mode d’argumentation à ceux qui le croient invincible, universel et souverain. Quant à lui, il préfère des raisons à des autorités ; il a toujours mieux aimé des armes que des armoiries.

Octobre 1827

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Jean Mairet – La Sophonisbe (1634)

Jean MAIRET
LA SOPHONISBE


ACTE I
SCÈNE 1
SYPHAX, SOPHONISBE

SYPHAX
Quoi, perfide ! s’entendre avec mes ennemis ?
Est-ce là cet amour que tu m’avais promis ?
Est-ce là cette foi que tu m’avais donnée,
Et le sacré respect qu’on doit à l’hyménée ?
Ingrate Sophonisbe, as-tu si tôt perdu
La mémoire du soin que Syphax t’a rendu ?
Quelque inégalité qui soit entre nos âges,
Parmi mille sujets de soupçons et d’ombrages
Qu’un mari plus crédule eût pris à tout propos,
Ai-je rien entrepris qui troublât ton repos ?
As-tu pas toujours eu, comme reine absolue
Toute la liberté que toi-même a voulue ?
Cependant ton caprice, ennemi de mon bien,
Trahit ingratement mon honneur et le tien.
Tu sais que pour complaire à cette vieille haine
Que ta race eut toujours pour la race romaine,
J’ai quitté l’amitié de ce peuple puissant
Par où je conservais mon État florissant.
Sans tes mauvais conseils, à qui j’ai voulu plaire
Et de qui ma ruine est le juste salaire,
On ne me verrait pas détruit comme je suis,
Ni l’esprit aveuglé d’un nuage d’ennuis ;
J’aurais dessus le front ma couronne affermie,
Car j’aurais Rome encore et la Fortune amie.
Mais quoi ? m’ayant perdu de gloire et de bonheur,
Il te restait encore à me perdre d’honneur ;
Il te restait encore pour comble de malice
À te lier d’amour avecque Massinisse.
Je veux que je te pèse et que mes cheveux gris
Soient à tes jeunes ans un sujet de mépris ;
Hais-moi si tu veux, abhorre ma personne,
Mais que t’ont fait les miens, que t’a fait ma couronne,
Pour faire un ennemi l’objet de tes désirs ?
Ne pouvais-tu treuver où prendre tes plaisirs
Qu’en cherchant l’amitié de ce prince numide
Qui te rend tout ensemble impudique et perfide,
Vu que tu ne saurais l’aimer sans me haïr,
Ni t’entendre avec lui sans me vouloir trahir ?
Je n’ai pour mon malheur que trop de connaissance
Du sujet dont ta flamme a tiré sa naissance :
Tu l’as toujours aimé, depuis le jour fatal
Qu’il te fut accordé par ton père Asdrubal,
Et que de tes regards l’atteinte empoisonnée
Me fit prendre pour moi ce funeste hyménée,
heureux dans ce malheur, si le même flambeau
Qui nous mit dans le lit nous eût mis au tombeau !
SOPHONISBE
Ha ! Sire, plût aux Dieux m’eussiez-vous écoutée !
SYPHAX
Que me pourrais-tu dire, impudente, effrontée ?
SOPHONISBE
Ce qui m’exempterait de ces noms odieux.
SYPHAX
Oui, si j’étais perclus de l’esprit et des yeux ;
Oui, si je ne savais quelle est ton écriture ;
Convaincs-moi toutefois d’erreur et d’imposture :
Je serai satisfait quand tu te purgeras ;
Fais-le donc si tu peux, et tu m’obligeras.
Il lui montre la lettre.
Désavoueras-tu point ces honteux caractères,
Complices et témoins de tes feux adultères ?
SOPHONISBE
Non, Sire, ils sont de moi, je ne puis le nier,
Et n’ai pas entrepris de me justifier
Par un trait effronté de visible impudence ;
Il est vrai, j’ai failli, mais c’est par imprudence,
C’est manque de conduite, et pour vous avoir tu
Un généreux dessein que mon cœur avait eu,
Dont ma bouche en effet vous devait rendre compte.
SYPHAX
Ô Dieux ! as-tu perdu le sens avec la honte ?
Ta faute, ce dis-tu, vient de m’avoir caché
Le généreux dessein de commettre un pêché ;
Ô réponse indiscrète autant comme insensée !
Explique, explique mieux ta confuse pensée,
Excuse ton offense au lieu de l’aggraver,
Et ne te souille pas au lieu de te laver.
Songe à ce que tu dis, et que jamais oreille
N’ouït extravagance à la tienne pareille ;
Remets donc ton esprit de sa chute étourdi.
SOPHONISBE
Vous prenez mal le sens des choses que je dis ;
Je veux dire, Seigneur, afin que je m’explique,
Que jamais le flambeau d’un amour impudique,
Quoi que vous en croyez, ne m’échauffa le sein,
Et que j’avais écrit pour un autre dessein ;
C’est par où je prétends prouver mon innocence,
Si votre Majesté m’en donne la licence. 
SYPHAX
Parlez, parlez, Madame, et si vous le pouvez,
Mettez votre innocence au point que vous devez.
C’est le plus grand plaisir que vous me sauriez faire ;
Mais qu’avecque raison j’ai crainte du contraire !
SOPHONISBE
Sire, vous voyez trop à quelle extrémité
Les armes des Romains vous ont précipité :
Votre Empire perdu, votre ville assiégée,
Et l’armée ennemie à nos portes logée,
De nos meilleurs soldats les courages faillis,
Nos dehors emportés, nos remparts assaillis,
Et qu’il n’est quasi plus en la puissance humaine
De repousser de nous l’insolence romaine.
Moi, qui Carthaginoise, et vrai sang d’Asdrubal,
N’ai jamais reconnu ni craint un pire mal
Que celui dont le sort affligerait ma vie
Si ce peuple odieux la tenait asservie,
J’ai cru qu’il serait bon de m’acquérir de loin
Un bras qui conservât ma franchise au besoin ;
C’est pourquoi j’écrivais au prince Massinisse,
Sous une feinte amour couvrant mon artifice ;
Et pour vous mieux prouver la chose comme elle est,
Que votre Majesté regarde, s’il lui plaît,
Que méprisant la fleur des princes d’Italie,
Et le grand Scipion, et le sage Lélie,
J’ai voulu m’assurer de l’assistance d’un
À qui le nom libyque avec nous fût commun.
Voilà, Sire, en deux mots la cause véritable
De l’erreur qui me rend apparemment coupable ;
Mais les Dieux après tout que je prends à témoins
Savent bien, en effet, que je ne suis rien moins.
SYPHAX
Crois plutôt que ces Dieux ennemis des parjures
Vengeront en ceci nos communes injures,
Et qu’un jour déjà proche ils puniront sur toi
Le mépris que ton cœur a fait d’eux et de moi.
Je te tiens si tu veux innocente et pudique ;
Mais tu te souviendras qu’un esprit prophétique
T’annonce par ma voix qu’un succès malheureux
Doit suivre de bien près tes desseins amoureux.
C’est la seule raison qui peut faire à cette heure
Que sans punition ton offense demeure,
Aimant mieux que le Ciel m’en fasse la raison,
Que si je la tirais du fer ou du poison.
SOPHONISBE
Quoi donc, votre soupçon rejette mes excuses ?
Ô Dieux !
SYPHAX
 Déguise mieux tes inutiles ruses
De qui le faux éclat ne saurait m’éblouir ; 
Adieu, je ne veux plus te voir, ni t’ouïr.
Va-t’en, va, que sur toi ma colère n’éclate,
Femme sans foi, sans cœur, et sur toutes ingrate.
Elle rentre.
Va répandre plus loin tes infidèles pleurs,
Et me laisse tout seul avecque mes douleurs.
Il demeure seul.
Ô Ciel, pouvais-tu mieux me témoigner ta haine
Qu’en mettant dans mon lit cette impudique Hélène,
Ou plutôt cette peste, et ce fatal tison,
De qui déjà la flamme embrase ma maison ?
Quel roi, sans cette horreur de la foi conjugale,
Aurait une fortune à ma fortune égale ?
Soit maudit à jamais le lieu, l’heure et le jour
Que son aspect charmeur me donna de l’amour !
Quand j’aurais en un jour trois batailles perdues,
Et cent places de marque aux ennemis rendues,
J’eusse encor moins perdu qu’alors que sa beauté
Me fit perdre le sens avec la liberté.
Depuis que cette tache eut obscurci ma vie,
La mauvaise fortune a ma faute suivie.
Il n’est point de malheur qui ne m’ait accueilli,
Et bien plus que mon corps mon esprit a vieilli ;
Depuis, mon jugement a bien moins de lumière,
Et semble être déchu de sa force première.
Tout ce que j’entreprends me succède à rebours,
Soit manque de bonheur, ou manque de discours.
Ô trois et quatre fois malheureux hyménée
Qui rend de mes vieux ans la course infortunée !


SCÈNE 2
PHILON, SYPHAX


PHILON, général de Syphax
Sire, l’on n’attend plus que votre Majesté,
Pour charger Massinisse au combat apprêté.
Déjà ses légions, de trop d’heurs insolentes,
Ont tiré loin du camp leurs enseignes volantes,
Et vos gens, hors la ville en bataille rangés,
Jurent de n’y rentrer que vainqueurs et vengés.
Tandis que leurs esprits la vengeance respirent,
Il les faudrait mener au combat qu’ils désirent,
De peur qu’à différer ils ne perdent sans fruit
Cette bouillante ardeur que la victoire suit.
SYPHAX
Allons, et plaise aux Dieux qu’un trépas honorable
Me délivre bientôt d’un sort si déplorable.
PHILON
Quoi, Sire, et depuis quand votre cœur abattu
Laisse-t-il au malheur accabler sa vertu ? 
D’où vient qu’en vos discours, et sur votre visage,
On remarque les traits d’un sinistre présage ?
Vous n’êtes pas encor si maltraité du sort
Que vous soyez réduit à désirer la mort,
Et quoique jusqu’ici la Fortune contraire
Nous ait fait tout du pis qu’elle nous pouvait faire,
Si faut-il espérer que sa légèreté
La fera revenir à votre Majesté.
SYPHAX
Ha ! Philon, souviens-toi que la Fortune est femme,
Et que de quelque ardeur que Syphax la réclame,
Elle est pour Massinisse, et qu’elle aimera mieux
Suivre un jeune empereur qu’un autre déjà vieux ;
Mais que ce n’est pas le sujet de ma crainte,
Ni de l’extrême deuil dont mon âme est atteinte !
Ma vie est bien soumise à de pires dangers,
Et tous mes ennemis ne sont pas étrangers.
PHILON
Comment, Sire, quelqu’un entre vos domestiques
A-t-il fait contre vous d’infidèles pratiques ?
SYPHAX
Oui, je suis odieux à ceux de ma maison
Qui me devraient chérir avec plus de raison.
PHILON
Il faut donc dans leur sang, avec promptitude,
Noyer leur perfidie et leur ingratitude ;
Le secret de l’affaire est de les prévenir
Et votre sûreté consiste à les punir.
Mais qui sont ces ingrats, ces courages perfides,
Qui peuvent concevoir des pensers homicides,
Pour le plus digne roi qui soit en l’Univers,
Et que ne les perd-on, puisqu’ils sont découverts ?
SYPHAX
Pour ce qu’en les perdant, je me perdrais moi-même,
Qui tout traîtres qu’ils sont les excuse et les aime.
C’est en quoi ma fortune est digne de pitié,
D’avoir encor pour elle un reste d’amitié,
Au lieu de la punir de mépris et de haine.
PHILON
Pour elle ?
SYPHAX
 Oui, cher Philon, je parle de la Reine,
Et je veux bien confier à ton esprit discret
Un malheur que je tiens pour tout autre secret.
J’ai des preuves en main qui te feront paraître
Que si je suis troublé, j’ai bien sujet de l’être,
Et que la peur qu’imprime un ennemi vainqueur
N’est pas ce qui m’abat le visage et le cœur ; 
Vois ce papier honteux, et par son écriture,
Apprends à même temps, et plains mon aventure.
Il lit.

 LETTRE DE SOPHONISBE
 À MASSINISSE

« Voyez à quel malheur mon destin est soumis ;
Le bruit de vos vertus et de votre vaillance
Me contraint aujourd’hui d’aimer mes ennemis,
D’un sentiment plus fort que n’est la bienveillance. » »
Eh bien, aurais-tu cru que sous tant de beauté
Logeât tant de malice et de déloyauté ?
PHILON
Certes, les Dieux encor n’ont point fait de courage
Qui soit inébranlable aux coups de cet orage,
Et c’est avec raison que le vôtre aujourd’hui,
Pour un si grand malheur montre un si grand ennui.
Mais, Sire, il faut penser que c’est aux grandes âmes
À souffrir les grands maux, et que femmes sont femmes ;
Courons remédier d’un courage constant
Au danger le plus proche, et le plus important.
Songez qu’en détruisant la puissance romaine,
Vous détruisez aussi les desseins de la Reine,
Qu’il est bon cependant d’observer de plus près,
Par des yeux vigilants qu’on y peut mettre exprès.
SYPHAX
Allons, Philon, allons où le Destin m’appelle,
Et que ma mort contente une épouse infidèle.
Cependant Massinisse…
PHILON
 Ô Dieux, il a blêmi.
SYPHAX
Pour te faire un présent digne d’un ennemi,
Et te souhaiter pis que le fer ni la flamme,
Je te souhaite encor Sophonisbe pour femme.


SCÈNE 3
SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


SOPHONISBE
Ah ! Phénice, il est vrai qu’il a manqué de foi,
Qu’il a remis ma lettre entre les mains du Roi,
Et que son imprudence…
PHÉNICE
 Assurez-vous, Madame,
Que l’eunuque en ceci n’est point digne de blâme,
Et qu’il ne vous manque ni de foi, ni d’esprit,
Ni de constance même, alors qu’on le surprit. 
Ne soupçonnez donc plus sa franchise éprouvée,
Et sachez comme quoi la chose est arrivée.
Déjà ce malheureux, sans nuls empêchements,
Était prêt à sortir de nos retranchements,
Et d’un camp endormi se couler dans un autre,
Quand son propre malheur, aussi bien que le vôtre,
Sur la pointe du jour le fit tomber ès mains
D’un escadron errant de chevaux africains,
Qui comme fugitif entre eux le dépouillèrent,
Et si soigneusement à l’envi le fouillèrent,
Que l’un d’eux aperçut le papier attaché
Dans le bord de sa robe, où nous l’avions caché ;
Et tous, pour profiter d’une telle aventure,
Le rendirent au Roi, sans faire ouverture.
Ainsi le pauvre Esilique à sa rage exposé
Mérite d’être plaint, et non d’être accusé ;
Voilà comme en effet la chose s’est passée.
SOPHONISBE
Cependant, Massinisse ignore ma pensée ;
Ce glorieux vainqueur est encore à savoir
Le mauvais traitement qu’il me fait recevoir.
Combien me va coûter l’amour que je lui garde,
Et comme à son sujet mon honneur se hasarde !
Dieux, que j’approcherais du comble de mes vœux,
S’il savait seulement le bien que je lui veux !
J’éprouverais au moins, hors de l’incertitude,
Ou sa reconnaissance, ou son ingratitude.
Phénice, pensez-vous que s’il connaissait bien
Qu’il possède mon cœur, il me donnât le sien ?
Mes yeux à votre avis ont-ils assez de charmes
Pour cet esprit nourri dans la fureur des armes ?
PHÉNICE
Que trop, que trop, Madame, et je ne doute pas
Que ce jeune vainqueur ne cède à vos appas,
Puisqu’on a vu Syphax en l’hiver de son âge
Concevoir tant de feux pour un si beau visage,
Lui de qui les cheveux ont blanchi sous l’armet,
À la suite du bien que la gloire promet.
Croyez assurément que s’il vous avait vue
Avec tous les attraits dont vous êtes pourvue,
Il serait sans raison, s’il ne changeait un jour
Les lauriers de la guerre aux myrtes de l’amour,
Si ce n’est qu’autre part sa franchise asservie
De toute autre amitié lui fît perdre l’envie ;
Car à bien discourir, il n’est pas apparent
Qu’il ait pu conserver un cœur indifférent,
Parmi tant de beautés dont l’Espagne se vante.
SOPHONISBE
Ô Dieux ! que ce soupçon me trouble et m’épouvante !
Et que je souffrirais, si mon amour trompé,
Treuvait en Massinisse un cœur préoccupé !
Certes autant de fois que mon âme insensée 
A voulu s’arrêter dessus cette pensée,
Nourrice, autant de fois j’ai changé de couleur,
Et mes sens interdits ont montré ma douleur.
PHÉNICE
Mais, Madame, après tout cette amour découverte
Cause visiblement votre honte et ma perte.
Le Roi témoigne assez par le bruit qu’il a fait
Que toutes vos raisons ne l’ont pas satisfait,
Et je crains qu’au retour du combat qui l’arrête
Il ne fasse éclater la dernière tempête.
SOPHONISBE
Rien moins, je connais trop la puissance d’Amour
Pour craindre que le Roi me fasse un mauvais tour ;
Celle qu’il a pour moi ne lui saurait permettre
de me déshonorer sur une simple lettre ;
Il a puni ma faute en me la reprochant,
Et, s’il m’eût voulu perdre, il l’eût fait sur-le-champ ;
C’est en quoi mon offense est plus blâmable encore
De tromper lâchement un mari qui m’adore.
Mais un secret destin que je ne puis forcer,
Contre ma volonté m’oblige à l’offenser ;
Moi-même mille fois je me suis étonnée,
Et de ma passion, et de ma destinée.
Encore à ce matin je pleurais en rêvant
Au malheur inconnu qui me va poursuivant ;
Faisant réflexion sur mon erreur extrême,
Je ne pouvais treuver que je fusse moi-même
Et que dans la rigueur d’un temps si malheureux,
Je pusse concevoir des pensers amoureux.
Hélas, il paraît bien que l’Amour pour mes crimes
M’alluma dans le cœur ces feux illégitimes !
Car enfin il arrive, ou souvent, ou toujours,
Que l’aise et le repos engendrent les amours ;
Mais qu’ils aient pris naissance au milieu des alarmes
Et qu’ils aient allumé leurs flambeaux dans les larmes,
C’est bien un accident aussi prodigieux
Que d’un sort non commun il est présagieux.
CORISBÉ
Madame, tout est prêt, et pour le sacrifice,
Et pour le vœu public.
SOPHONISBE
 Allons-y donc, Phénice,
Et de peur de prier contre mon propre bien,
En adorant les Dieux, ne leur demandons rien. 

ACTE II
SCÈNE 1
SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE


PHÉNICE
Enfin toute la ville est dessus la muraille,
D’où comme d’un théâtre, elle voit la bataille,
Et Votre Majesté, sans aller loin d’ici,
Si c’était son plaisir la pourrait voir aussi.
SOPHONISBE
Non, j’ai trop de frayeur, et suis trop désolée
Pour voir cette mortelle et douteuse mêlée,
Où Mars et la Fortune achèvent le destin,
Et du peuple africain et du peuple latin.
Mais si vous souhaitez ce tragique spectacle,
Pour le voir sans danger ainsi que sans obstacle,
Rendez-vous au sommet de la plus haute tour,
D’où l’œil découvre à plein tous les champs d’alentour ;
Et que de temps en temps l’une ou l’autre descende
Pour m’assurer toujours des maux que j’appréhende ;
Car quelque grand combat que Syphax ait rendu,
J’en espère si peu que je le tiens perdu,
Tant nos communs desseins ont un malheur étrange.
CORISBÉ
Madame, en un moment la fortune se change,
Fait rire bien souvent ceux qu’elle a fait pleurer,
Et soumet sa malice à qui peut l’endurer.
SOPHONISBE, seule.
Ô sagesse ! ô raison ! adorables lumières,
Rendez à mon esprit vos clartés coutumières,
Et ne permettez pas que mon cœur endormi
Fasse des vœux secrets pour son propre ennemi,
Ni que mes passions aujourd’hui me réduisent
À vouloir le salut de ceux qui me détruisent.
Mais je réclame en vain cette faible raison,
Puisque c’est un secours qui n’est plus de saison,
Et qu’il faut obéir à ce Dieu qui m’ordonne
De suivre les conseils que sa fureur me donne.
Je ne puis ignorer qu’à ce même moment
Que je passe ma vie avec tant de tourment,
Ce jeune conquérant ne songe et ne travaille
À joindre ma couronne au gain d’une bataille,
Et qu’il ne fût ravi de m’avoir en ses mains,
Pour servir de trophée aux triomphes romains.
Cependant tant s’en faut que je brûle d’envie
De conserver ma gloire aux dépens de sa vie, 
Qu’il est très assuré que je mourrais de deuil
Si le glaive des miens l’avait mis au cercueil.
Ô ! vous hommes vaillants de qui les funérailles
Se font dans la mêlée au pied de nos murailles,
Et qui faisant bouclier et rempart de vos corps,
Soutenez du Romain les superbes efforts,
Que vous employez mal cette valeur insigne,
Pour un sujet ingrat, qui n’en fut jamais digne !
À quoi tant de combats, si grands et si connus,
Avec tant de valeur donnés et soutenus,
Si bien loin d’obliger, votre courage offense
Celle dont votre zèle entreprend la défense,
Puisque son intérêt en amour converti
Lui fait aimer le chef d’un contraire parti ?
Que vous sert de défendre avecque tant de peine
Les portes et les tours qui couvrent votre reine,
Si déjà l’insensée aime tant son vainqueur
Que d’en porter l’image au milieu de son cœur ?
Que vous sert de défendre une place rendue,
En voulant conserver sa liberté perdue ?
Plutôt, braves sujets, armez-vous contre moi,
Qui suis le plus mortel des ennemis du Roi,
Et qui fais de mon cœur le temple et la retraite
De celui qui poursuit votre entière défaite.
Revenez du combat, ou vainqueurs ou vaincus,
M’accabler sous le faix de vos larges écus,
Moi qui trahis mon nom, ma gloire, et ma patrie,
Pour aimer Massinisse avec idolâtrie.
Ô funeste rencontre ! Ô malheureux moment
Où le sort me fit voir ce visage charmant !
Quel orgueil vers le Ciel ou quelle ingratitude
Avait pu m’attirer un châtiment si rude ?
Quel crime envers l’Amour pouvais-je avoir commis,
Qu’il a juré ma perte avec mes ennemis ?
Enfin si ma défaite importait à sa gloire,
Il pouvait l’établir par une autre victoire.
Mais qui ne connaît pas qu’en cette occasion,
Il la cherchait bien moins que ma confusion ?
Était-ce, Sophonisbe, un crime nécessaire,
D’aimer un Massinisse, un mortel adversaire,
Un ami des Romains, et de qui la valeur
Donne les derniers coups à mon dernier malheur,
Puisqu’en ce même instant que je plains et soupire,
Peut-être que Syphax a perdu son Empire,
Et que dans peu de temps… Mais voici de retour
Mes filles sans couleur, qui viennent de la tour ;
Leur crainte me fait peur ; n’importe, allons entendre
Ce qu’il faut que je sache, et que je n’ose apprendre.
Eh bien qu’avez-vous vu ?
CORISBÉ
 Le plus rude combat
Qui se verra jamais. 
SOPHONISBE
 Ô Dieux ! le cœur me bat,
Et m’annonce déjà que nous avons du pire.
PHÉNICE
C’est ce qu’assurément nous ne saurions vous dire,
Car outre que de soi la distance des lieux
Montrait confusément les objets à nos yeux,
C’est qu’un nuage épais de poudre et de fumée
Nous empêchait de voir et l’une et l’autre armée.
Nous voyions seulement éclater dans les airs
À travers la poussière une suite d’éclairs,
Qui sortaient à longs traits de flammes ondoyantes,
De l’acier bien poli de leurs armes luisantes ;
Parmi cela, des cris poussés de temps en temps,
Mêlés et confondus aux coups des combattants,
De qui le bruit terrible, en frappant nos oreilles,
Nous portait dans l’esprit des frayeurs nonpareilles.
CORISBÉ
Aussi, n’avons-nous pu, ma compagne ni moi,
Soutenir plus longtemps ces matières d’effroi ;
C’est la raison pourquoi nous sommes descendues,
Et tremblantes d’horreur, et de craintes éperdues.
SOPHONISBE
Et le peuple ?
CORISBÉ
 Le peuple ! Il est sur les remparts,
Qui pousse vers le ciel ses cris et ses regards,
Autant pour témoigner sa faiblesse ordinaire
Que pour encourager les nôtres à bien faire ;
Et l’on en voit beaucoup, par des chemins divers,
Aller faire leurs vœux dans les temples ouverts,
De manière que Cirte, en toute son enceinte,
N’est rien qu’un grand tableau de désordre et de crainte.
Mais après tant de maux, possible que les Dieux
Changeront aujourd’hui nos fortunes en mieux.
SOPHONISBE
Ha ! Corisbé, le Sort a juré ma ruine,
Et la puissance humaine a choqué la divine ;
Les Dieux, que mon bonheur a sans doute lassés,
Ne sont pas satisfaits de mes malheurs passés,
Et je m’ose moi-même à moi-même prédire
Qu’ils me gardent encor quelque chose de pire.
Les songes que je fais depuis deux ou trois nuits
Ne me présagent pas de vulgaires ennuis ;
Et ce qui m’en assure avec plus de science,
C’est que moi, qui bien loin de leur donner créance,
Les ai toujours tenus ridicules, trompeurs,
Et produits d’un amas de grossières vapeurs,
Je ne puis m’empêcher, si bien que je résiste,
De croire à ces derniers, qui n’ont rien que de triste. 
PHÉNICE
Madame, volontiers nos seules passions
Sans suite et sans dessein font ces impressions ;
Et notre fantaisie en dormant imagine,
Suivant les qualités de l’humeur qui domine.
Si les pensers du jour sont remplis de souci,
Les songes de la nuit seront fâcheux aussi.
Vraiment vous n’avez garde, en l’état où vous êtes,
De songer des festins, des danses et des fêtes.
Votre esprit inquiet, triste, noir, soucieux,
Ne vous produira pas des songes gracieux.
Ne redoutez donc plus ces monstres en peinture,
Et ne présumez pas de voir votre aventure
Dans ces miroirs obscurs, qui donnent, quoique faux,
Aux crédules esprits de véritables maux.
Mais quelqu’un ce me semble a fait bruit à la porte,
Irai-je ouvrir ?
SOPHONISBE
 Allez, c’est quelqu’un qui m’apporte
La nouvelle du bien ou du mal que j’attends.


SCÈNE 2
CALIODORE, SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE

CALIODORE
Ha ! Phénice, le Roi !
PHÉNICE
 Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?
Mais de grâce, de peur de surprendre la Reine,
Déguise-lui d’abord le sujet qui t’amène.
CALIODORE
Si ferai, si je puis ; mais j’appréhende bien
Qu’un esprit pénétrant et clair comme est le sien
Ne le découvre trop.
SOPHONISBE
 Eh bien, Caliodore,
Le destin de jadis nous poursuit-il encore ?
Et ce même malheur tant de fois éprouvé,
A-t-il à nos dépens le combat achevé ?
Parlez ; si peu d’espoir de mon bonheur me reste
Que je n’attends de vous qu’un message funeste.
CALIODORE
Madame, il est bien vrai que le Ciel en courroux
Frappe encore aujourd’hui visiblement sur nous,
Et qu’il est malaisé de vaincre la Fortune,
Quand elle veut montrer sa dernière rancune.
Certes jamais l’espoir de voir notre vertu 
Relever aujourd’hui votre Empire abattu
Ne flatta notre armée avec plus d’apparence
Et ne la fit combattre avec plus d’assurance.
D’abord tout a fait jour aux merveilleux efforts
Dont nous avons couvert la campagne de morts.
Deux fortes légions superbement armées,
Et presque de tout temps à vaincre accoutumées,
N’ayant pu soutenir nos bataillons pressés,
Ont tombé sur les leurs, qu’elles ont renversés ;
Et se montrant alors à la peur accessibles,
Ont perdu contre nous le titre d’invincibles.
À ce premier succès plus forts qu’auparavant,
Nous poussons hardiment nos armes plus avant ;
Le Roi tout le premier, payant de sa personne,
Nous conduit à leur camp que l’on nous abandonne
Par un combat si faible et si peu résolu
Que nous pouvions juger qu’on l’avait bien voulu
Et que ce stratagème était un coup de maître,
Comme l’événement le fit bientôt paraître.
Car au lieu d’achever l’ouvrage glorieux
Qui devait couronner nos fronts victorieux,
Le soldat en désordre imprudemment s’engage
Tant à brûler le camp qu’à piller le bagage ;
Et soûlant de butin son avare appétit,
Ne sent pas que par là son ardeur s’alentit.
Sur cet amusement l’ennemi se rallie ;
D’un côté Massinisse, et de l’autre Lélie,
Sans nous donner loisir de reprendre nos rangs,
Viennent fondre sur nous, comme deux fiers torrents.
SOPHONISBE
Que sert de me cacher le poignard qui me tue ?
Non, non, il faut mourir, la bataille est perdue.
CALIODORE
Vous l’avez dit, Madame, et c’est la vérité ;
Même s’il faut tout dire à Votre Majesté,
C’est que si les Romains, comme il est trop à croire,
Ménagent mieux que nous le fruit de leur victoire,
Ils entreront dans Cirte aussi facilement
Que s’ils n’y treuvaient pas un soldat seulement ;
Le peuple épouvanté leur ouvrira les portes,
Dès qu’il verra venir leurs premières cohortes.
SOPHONISBE
Le Roi par conséquent est mort, ou prisonnier ?
CALIODORE
De tous nos maux publics c’est ici le dernier ;
Il est vrai qu’en montrant sa valeur infinie,
Ce prince malheureux a sa trame finie.
SOPHONISBE
Plutôt qu’il est heureux de n’avoir pas vécu,
Pour être à la merci de ceux qui l’ont vaincu. 
 » Et qu’il est importun de conserver sa vie,
 » En un temps où la mort est si digne d’envie !
PHÉNICE
Madame, en un malheur si grand, et si pressant,
Il faut faire paraître un esprit agissant,
Et penser qu’en l’état où vous êtes réduite,
Vous devez sur-le-champ vous résoudre à la fuite ;
En pareil accident les pleurs sont superflus,
Et la perte du temps ne se répare plus.
SOPHONISBE
Bons Dieux ! quel bruit de peuple entremêlé de plaintes
Replonge mon esprit en de nouvelles craintes ?


SCÈNE 3
CALIODORE, SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE


CALIODORE
Madame, attendez-moi, j’irai voir s’il vous plaît
D’où provient ce tumulte.
SOPHONISBE
 Oui, sachez ce que c’est.
Elle demeure seule, parlant à ses filles.
Ô vous de mes travaux compagnes généreuses,
Faut-il que mes malheurs vous rendent malheureuses ?
Et que l’affection que vous avez pour moi
Mette votre disgrâce au point où je la vois ?
CORISBÉ
Hé ! Madame, plaignez votre seule infortune,
Et souffrez qu’avec vous elle nous soit commune ;
En cela seulement le Sort nous fait plaisir,
Et veut bien nous traiter selon notre désir.
Cette même rigueur du mal qui nous afflige,
En la souffrant pour vous, nous plaît et nous oblige ;
Comme nous eûmes part à vos prospérités,
Il faut bien nous sentir de vos adversités.
SOPHONISBE
Il faut donc à mon aide appelant mon courage,
Éviter par la mort la honte du servage.
Sus donc, qui de vous trois me prêtera la main,
Qui de vous au besoin sera le plus humain ?
Toi, fidèle sujet, si ma chute certaine
Me laisse encor sur toi la qualité de reine,
Employe ton épée à cet acte d’amour,
Puisque c’est m’aimer bien que me priver du jour.
Dépêche, et n’attends pas que Rome ait l’avantage
De triompher en moi de l’honneur de Carthage. 
CALIODORE
Pour de tels commandements mon cœur a protesté
De n’obéir jamais à Votre Majesté.
SOPHONISBE
Hélas ! de quel endroit espérer du remède,
Si les miens aujourd’hui me refusent leur aide ?
PHÉNICE
Comme on ne doute point qu’un mal désespéré
N’ait toujours en la mort un remède assuré,
Ce remède est aussi le dernier qu’on essaie,
Et qu’on doit appliquer à la dernière plaie.
Pour moi je suis d’avis qu »oubliant le trépas
Vous tiriez du secours de vos propres appas.
Vous n’aurez pas besoin de beaucoup d’artifice
Pour vous rendre agréable aux yeux de Massinisse,
Essayez de gaigner son inclination.
SOPHONISBE
Plût aux Dieux !
PHÉNICE
 Il est jeune, et d’une nation
Qui par toute l’Afrique est la plus renommée
Pour aimer aussitôt et vouloir être aimée.
De grâce, au nom des Dieux, essayez le pouvoir
Que sur un cœur numide un bel œil doit avoir,
Et donnez cette épreuve à nos communes larmes.
SOPHONISBE
Je n’attends rien du tout du côté de mes charmes.
Ce remède, Phénice, est ridicule et vain ;
Il vaut mieux se servir de celui de la main
Et d’un coup généreux, digne de mon courage,
Me jeter dans le port en dépit de l’orage.
Mais pour vous contenter, je me force, et veux bien
Faire une lâcheté qui ne serve de rien. 

ACTE III
SCÈNE 1
MASSINISSE, PHILIPPE, SOLDATS ROMAINS


MASSINISSE
Grâce aux Dieux, cette insigne et dernière victoire
Me rend tous les rayons de ma première gloire.
Il est mort ce barbare et lâche usurpateur
Qui de tant de combats fut l’objet et l’auteur.
Le Ciel par sa ruine a fait voir à la terre
Qu’un succès malheureux suit une injuste guerre.
Ô vous à qui je dois la fortune et l’honneur,
Instruments et témoins de mon dernier bonheur,
Croyez, chers compagnons, dont les armes prospères
M’ont ouvert le chemin du trône de mes pères,
Que par vos longs travaux mon repos rétabli
N’est pas dans mon estime un bien digne d’oubli.
Je sais trop quel salaire exigent vos services,
Et que l’ingratitude est le plus noir des vices.
Mais il nous reste encore à faire une action
Qui conduise ma gloire à sa perfection.
PHILIPPE
Magnanime Empereur, disposez de nos vies ;
Et si vous concevez de plus hautes envies,
Si l’État de Syphax ne vous contente pas,
Poussez vos vœux plus outre, et nous suivrons vos pas.
Sous l’aveu du sénat vous pouvez entreprendre
De nous mener plus loin que ne fut Alexandre.
Vous possédez l’amour de quatre légions,
Qui vous peuvent donner autant de régions,
Et qui ne cèdent pas à ces vieilles phalanges,
Qui virent tant de mers et de terres étranges.
MASSINISSE
Je ne refuse pas, invincibles Romains,
Ni ces cœurs généreux, ni ces puissantes mains,
Qui par tout l’Univers, quand les causes sont bonnes,
Ôtent comme il leur plaît et donnent des couronnes.
Je sais que vous m’aimez et que votre amitié
Établit ma puissance, et l’accroît de moitié,
Enfin que vous pourriez, si vous vouliez le faire,
Rendre toute l’Afrique à mes vœux tributaire.
Mais ces bons mouvements que vous avez pour moi
Se doivent réserver pour un meilleur emploi
Et pour l’achèvement d’une plus grande chose,
Que celle que je veux, et que je vous propose. 
PHILIPPE
Commandez seulement, et dites ce qu’il faut.
MASSINISSE
Allez droit au palais, et l’emportez d’assaut,
S’il est vrai, comme on dit, qu’il fasse résistance ;
Non que de soi le lieu soit de telle importance
Qu’il faille absolument sans attendre à demain,
Au prix de notre sang l’avoir à coups de main.
Mais c’est que Sophonisbe, à l’extrême réduite,
S’y trouve enveloppée avec toute sa suite.
Or je crains qu’attendant jusqu’à demain matin,
Cette longueur ne nuise à l’Empire latin ;
Car si cette Africaine, aussi fine que belle,
Emploie à se sauver quelque ruse nouvelle,
Il a toujours en elle un puissant ennemi,
Et nous n’avons gaigné ni vaincu qu’à demi ;
Outre que cette reine en beautés non pareille,
Doit de notre triomphe accomplir la merveille,
Qui sans cet ornement sera défectueux,
Et rendra moins brillants vos actes vertueux.
Allons donc de ce pas attaquer cette place,
Que défend une faible et lâche populace ;
Que s’il faut l’emporter par un sanglant moyen,
Séparez le soldat d’avec le citoyen ;
Épargnez, s’il se peut, ces vaillantes âmes,
Et surtout respectez la Princesse et ses femmes,
Et qu’en faveur du sexe, ou de la qualité,
On ne fasse à pas une aucune indignité.


SCÈNE 2
SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


SOPHONISBE
Phénice, encore un coup, tandis qu’il m’est loisible,
Que j’applique à mes maux un remède infaillible,
Celui que je propose, outre qu’il est honteux,
Ne promet qu’un effet extrêmement douteux ;
Le pouvoir de mes yeux, s’il faut que je le tente,
Vaut moins que le secours que ma main me présente ;
C’est le plus prompt de tous, comme le plus certain,
Et le plus digne aussi d’un courage hautain.
Un seul coup de poignard épuisera mes veines,
Et presque sans douleur achèvera mes peines.
Ha ! que déjà sans vous j’aurais bien évité
La honte et le malheur de la captivité !
PHÉNICE
Donnez-vous, s’il vous plaît, un peu de patience,
Et de votre beauté faites expérience ;
Sachez ce qu’elle vaut, et ce que vous pouvez.
Mais comment le savoir, si vous ne l’éprouvez ? 
CORISBÉ
De fait la défiance où la reine se treuve,
Ne peut venir d’ailleurs que d’un manque d’épreuve.
SOPHONISBE
Corisbé, prenez garde à l’état où je suis,
Et par là, comme moi, voyez ce que je puis.
Quand hier j’aurais été la vivante peinture
Des plus rares beautés qu’on voit en la Nature,
Le moyen que mes yeux conservent aujourd’hui
Une extrême beauté sous un extrême ennui ?
Et n’ayant plus en moi que des attraits vulgaires,
Ils ne toucheraient point, ou ne toucheraient guère,
De sorte qu’après tout je conclus qu’il vaut mieux
Essayer le secours de la main que des yeux.
CORISBÉ
Madame, si vos yeux n’ont pas assez d’amorce,
Vos mains au pis aller auront assez de force
Pour vous faire sentir la pointe d’un poignard.
SOPHONISBE
Mais peut-être qu’alors je le voudrai trop tard,
Et que je n’aurai pas un glaive qui me tue.
PHÉNICE
Ce que le fer ne peut la douleur l’effectue.
Tant de chemins divers conduisent au trépas
Que qui n’en treuve point veut bien n’en treuver pas ;
Il faut donc, s’il vous plaît, vous résoudre à la vie,
Et ravir la franchise à qui vous l’a ravie.
Pour moi je ne vois point qu’à votre seul aspect
Il ne brûle d’amour et tremble de respect,
Et qu’à son jugement vous n’emportiez la pomme
Sur toutes les beautés de Capoue et de Rome.
Au reste la douleur ne vous a point éteint
Ni la clarté des yeux, ni la beauté du teint ;
Vos pleurs vous ont lavée, et vous êtes de celles
Qu’un air triste et dolent rend encore plus belles.
Vos regards languissants font naître la pitié
Que l’amour suit parfois, et toujours l’amitié,
N’étant rien de pareil aux effets admirables
Que font dans les beaux cœurs des beautés misérables.
Croyez que Massinisse est un vivant rocher
Si vos perfections ne peuvent ne le peuvent toucher,
Et qu’il est plus cruel qu’un tigre d’Hyrcanie
S’il exerce envers vous la moindre tyrannie. 

SCÈNE 3
CALIODORE , SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


CALIODORE, survenant.
Madame, Massinisse est dans la grande cour,
Qu’on prendrait pour un temple où tout le monde accourt,
Tant ses soins d’empêcher le désordre et l’outrage
Des plus épouvantés assurent le courage,
Au reste si bénin que Votre Majesté
Doit beaucoup espérer de son humanité.
Mais le degré royal retentit, ce me semble,
D’un grand bruit de boucliers.
SOPHONISBE
 Ah ! Phénice, je tremble.
PHÉNICE
C’est pourtant maintenant qu’il se faut assurer,
Et lui tirer des traits qu’il ne puisse parer.
Sitôt qu’il entrera, faites-lui la harangue
Que la nécessité vous mettra sur la langue,
Et dont les doux regards et les soupirs fréquents
Fassent les beaux traits, et les plus éloquents.
Au reste un jeune esprit facilement s’engage
Par la douceur des yeux, du geste et du langage.
Que Votre Majesté ne refuse donc pas
D’attaquer son vainqueur avec tous ses appas.
VŒU DE SOPHONISBE À L’AMOUR
Voici, puissant Amour, un sujet assez ample
Pour laisser de ta force un mémorable exemple.
Entreprends ce miracle, afin que les mortels
De soupirs et d’encens échauffent tes autels ;
Fais donc, et je te voue un temple magnifique,
Comme au restaurateur des affaires d’Afrique.


SCÈNE 4
MASSINICE, SOPHONISBE, PHENICE, CORISBE


MASSINISSE, entrant avec ses soldats.
Soldats, attendez-moi, n’entrez pas plus avant ;
La majesté du lieu ne veut point de suivant.
Autant que sa douleur sa beauté nous la montre,
Qui d’un pas triste et lent nous vient à la rencontre.
 HARANGUE DE MASSINISSE
Madame, je sais bien que c’est renouveler
Ou croître vos ennuis que de vous en parler,
Et qu’il me siérait mieux d’avoir la bouche close
Que de vous consoler du mal que je vous cause. 
Mais vos Dieux et les miens, à qui rien n’est segret,
Savent qu’en vous perdant je vous perds à regret,
Et qu’en quelque façon mon bonheur m’importune,
Pour ce qu’il ne me vient que de votre infortune.
Mais puisque le Destin, pour montrer qu’il vous hait,
N’a pas laissé la chose au gré de mon souhait,
Treuvez bon que mon cœur vous jure par ma bouche
Que très sensiblement votre douleur le touche,
Et qu’il diminuerait et vos maux et vos soins
Si pour y prendre part il vous en restait moins.
Ne m’étant pas permis d’empêcher vos misères,
Je ferai pour le moins qu’elles vous soient légères ;
Et si je ne le puis, j’aurai soin en tout cas
Que de nombreux malheurs ne les aggravent pas,
Et qu’on vous traite en reine, et non pas en captive ;
Rendez donc l’assurance à votre âme craintive,
Et que votre douleur se dispose à songer
En quoi les miens ou moi la pouvons soulager.
 RÉPONSE DE SOPHONISBE
C’est bien très justement, ô vainqueur magnanime,
Que le monde est rempli du bruit de votre estime ;
Vos rares qualités m’apprennent la raison
Du malheur obstiné qui suit notre maison.
Leur éclat est si grand que la Fortune même,
Tout aveugle qu’elle est, les connaît et les aime,
Et vous favorisant, agit si sagement
Qu’elle montre en cela qu’elle a du jugement.
Mais pour le juste prix d’une vertu si haute,
Si par de plus grands biens que ceux qu’elle nous ôte
L’inconstante n’ajoute à vos prospérités,
Vous avez beaucoup moins que vous ne méritez.
Assez de conquérants à force de puissance
Rangent les nations à leur obéissance ;
Mais fort peu savent l’art de vaincre les esprits
Et de bien mériter le sceptre qu’ils ont pris.
Il n’appartient qu’à vous de faire l’un et l’autre ;
C’est la propre vertu d’un cœur comme le vôtre ;
Même c’est un destin, que les rois ennemis
Sont d’abord odieux à ceux qu’ils ont soumis,
Où votre courtoisie, ô vainqueur débonnaire,
Fait un miracle en moi qui n’est pas ordinaire.
Tant s’en faut que votre heur m’oblige à murmurer,
Que je demande aux Dieux de le faire durer ;
Et vous n’aurez jamais une grandeur parfaite
Que lorsque vous aurez ce que je vous souhaite ;
Les présents que le Sort vous fait à mes dépens
Ne sont pas le sujet des pleurs que je répands ;
Je vois votre bonheur sans haine et sans envie,
Et je plains seulement le malheur de ma vie,
Qui m’est d’autant plus dur que, m’ayant tout ôté,
Espérance, repos, fortune, liberté,
Pour faire de tout point mon destin pitoyable,
Il m’ôte le moyen de me rendre croyable.
Dans la condition du temps où je me vois, 
Je vous serai suspecte, ou peu digne de foi.
Mais n’ayant quasi plus qu’espérer et que craindre,
Il me siérait fort mal de flatter ou de feindre ;
Et je me haïrais, si j’avais racheté
L’Empire de Syphax par une lâcheté.
PHÉNICE
Ma compagne, il se prend.
MASSINISSE
 Ô Dieux ! que de merveilles
Enchantent à la fois mes yeux et mes oreilles !
Certes jamais esprit n’eut un plaisir si doux
Que celui que je sens d’être estimé de vous.
Mars n’a point de lauriers dont la gloire me touche,
Au prix d’être loué d’une si belle bouche ;
Mais je n’aurai jamais qu’un bonheur imparfait
Si votre compliment n’est suivi de l’effet,
Si vous ne témoignez estimer Massinisse,
En lui donnant sujet de vous rendre service.
Commandez donc, Madame, éprouvez aujourd’hui
Le pouvoir absolu que vous avez sur lui ;
Et tout malheur le suive, au cas qu’il ne vous serve
Aux choses qu’il pourra, sans feinte et sans réserve.
SOPHONISBE
Grand Roi, puisqu’il vous faut un sujet malheureux
Où pouvoir exercer vos actes généreux,
Pour ne me rendre pas votre grâce inutile,
Je ne vous ferai point de requête incivile.
PHÉNICE
La victoire est à nous, ou je n’y connais rien.
SOPHONISBE
Non, je ne veux de vous ni puissance ni bien ;
Je ne demande pas à vos mains libérales
Ni mon sceptre perdu, ni ses pompes royales ;
Car j’atteste les Dieux que quand je les aurais,
Avec l’âme et le cœur je vous les donnerais ;
Mais si le sentiment de la misère humaine
Vous fait avoir pitié d’une dolente reine,
Naguère l’ornement de sa condition
Et maintenant l’objet de la compassion,
Donnez-moi l’un des deux : ou que jamais le Tibre
Ne me reçoive esclave, ou que je meure libre.
Nous vous en conjurons, mes disgrâces et moi,
Par le nom africain, par le titre de roi,
De qui la majesté de tout temps sacre-sainte
Souffrirait en ma honte une publique atteinte,
Par les sceptres que j’eus, par ceux que vous avez,
Par ces sacrés genoux de mes larmes lavés,
Par ces vaillantes mains toujours victorieuses,
Bref par vos actions en tout si glorieuses. 
MASSINISSE
Dieux ! faut-il qu’un vainqueur expire sous les coups
De ceux qu’il a vaincus ? Madame, levez-vous.
SOPHONISBE
Non, Seigneur, que mes pleurs n’obtiennent ma demande.
MASSINISSE
Vous obtenez encore une chose plus grande
C’est un cœur que beauté n’a jamais asservi,
Et que présentement la vôtre m’a ravi.
SOPHONISBE
En l’état où je suis, il faut bien que j’endure
L’outrageuse rigueur de votre procédure :
Mais sachez que jamais un généreux vainqueur
N’affligea son vaincu d’un langage moqueur.
MASSINISSE
Ah ! Madame, perdez cette injuste créance
Qui dans sa fausseté me nuit et vous offense ;
Jugez mieux des respects qu’un prince doit avoir,
Et dans votre beauté voyez votre pouvoir.
Trop de gloire pour moi se trouve en ma défaite
Pour la désavouer et la tenir secrète.
Vantez-vous d’avoir fait avec vos seuls regards
Ce que n’ont jamais pu ni les feux, ni les dards ;
Il est vrai, j’affranchis une reine captive,
Mais de la liberté moi-même je me prive ;
Mes transports violents, et mes soupirs non feints,
Vous découvrent assez le mal dont je me plains.
SOPHONISBE
Certes ma vanité serait trop ridicule,
Ou j’aurais un esprit extrêmement crédule,
Si je m’imaginais qu’en l’état où je suis,
Captive, abandonnée, au milieu des ennuis,
Le cœur gros de soupirs, et les yeux pleins de larmes,
Je conservasse encor des beautés et des charmes
Capables d’exciter une ardente amitié.
MASSINISSE
Il est vrai que d’abord j’ai senti la pitié ;
Mais comme le Soleil suit les pas de l’Aurore,
L’Amour qui l’a suivie, et qui la suit encore,
A fait en un instant dans mon cœur embrasé
Le plus grand changement qu’il ait jamais causé.
SOPHONISBE
Il est trop violent pour être de durée.
MASSINISSE
Oui, car en peu de temps la mort m’est assurée
Si vous ne consolez d’un traitement plus doux
Celui qui désormais ne peut vivre sans vous. 
CORISBÉ
Comme de plus en plus cet esprit s’embarrasse !
MASSINISSE
Donnez-moi l’un des deux, la mort, ou votre grâce.
Nous vous en conjurons mes passions et moi,
Non par la dignité de vainqueur et de roi,
Puisque Amour me fait perdre et l’un et l’autre titre,
Mais par mon triste sort, dont vous êtes l’arbitre,
Par mon sang enflammé, par mes soupirs brûlants,
Mes transports, mes désirs, si prompts, si violents,
Par vos regards, ces traits de lumière et de flamme,
Dont j’ai senti les coups au plus profond de l’âme,
Et par ces noirs tyrans dont j’adore les lois,
Ces vainqueurs des vainqueurs, vos yeux, maîtres des rois,
Enfin par la raison que vous m’avez ôtée.
Rendez-moi la pitié que je vous ai prêtée,
Ou s’il faut dans mon sang noyer votre courroux,
Que ce fer par vos mains l’immole à vos genoux,
Victime infortunée et d’amour et de haine.
SOPHONISBE
Votre mort au contraire augmenterait ma peine ;
Mais plaignez, ô grand roi, votre sort et le mien,
Qui par nécessité rend le mal pour le bien ;
Je vous plains de souffrir, et moi je suis à plaindre
D’allumer un brasier que je ne puis éteindre.
MASSINISSE
Quand on n’a point de cœur, ou qu’il est endurci…
SOPHONISBE
C’est pour en avoir trop que je vous parle ainsi.
MASSINISSE
Ce discours cache un sens que je ne puis entendre.
SOPHONISBE
Ce discours toutefois est facile à comprendre
Le déplorable état de ma condition
M’empêche de répondre à votre affection ;
La veuve de Syphax est trop infortunée
Pour avoir Massinisse en second hyménée,
Et son cœur généreux formé d’un trop bon sang
Pour faire une action indigne de son rang ;
Car enfin la Fortune avec toute sa rage
M’a bien ôté le sceptre, et non pas le courage.
Je sais qu’usant des droits de maître et de vainqueur,
Vous pouvez me traiter avec toute rigueur,
Mais j’ai cru jusqu’ici que votre âme est trop haute
Pour le simple penser d’une si lâche faute.
MASSINISSE
Croyez-le encor, Madame, et sachez qu’en ce point
Votre créance et moi ne vous tromperons point. 
Donc pour vous faire voir que c’est la belle voie
Par où je veux monter au comble de ma joie,
Puisque Syphax n’est plus, il ne tiendra qu’à vous
D’avoir en Massinisse un légitime époux.
SOPHONISBE
Quelles reines au monde en beautés si parfaites
Ont jamais mérité l’honneur que vous me faites ?
Ô merveilleux excès de grâce et de bonheur
Qui met une captive au lit de son seigneur !
MASSINISSE
Puisque vous me rendez le plus heureux des hommes
Ma violente ardeur, et le temps où nous sommes,
Ne me permettent pas de beaucoup différer
Un bien le plus parfait qu’on saurait espérer.
C’est pourquoi treuvez bon qu’en la forme ordinaire
Le flambeau d’hyménée aujourd’hui nous éclaire
Tant pour hâter le temps d’un bien qui m’est si cher
Que pour d’autres raisons qui pourraient l’empêcher
Et que pour le présent il faut que je vous taise.
Cependant permettez que je prenne à mon aise
Un honnête baiser, pour gage de la foi
Que le Dieu conjugal veut de vous et de moi.
Il la baise.
Ô transports ! ô baiser de nectar et de flamme,
À quel ravissement élèves-tu mon âme
Madame, s’il vous plaît, j’irai voir mes soldats
Et les ordres donnés, je reviens sur mes pas.
Adieu, vous voyez trop en mon visage blême
Que m’arracher de vous, c’est m’ôter à moi-même.
Il s’en va.
SOPHONISBE
Ô miracle d’amour à nul autre pareil !
PHÉNICE
Peut-être une autre fois vous suivrez mon conseil ?
SOPHONISBE
Ha ! Phénice, il est vrai qu’une telle merveille
Fait que très justement je doute que je veille,
Et qu’un songe trompeur n’abuse mes esprits.
PHÉNICE
Madame, le Numide est tellement épris,
Son brasier est si grand, qu’il ne vous faut pas craindre
Que rien que le trépas ait pouvoir de l’éteindre.
Cependant en ceci la prudence des Dieux
Contre nos sentiments a fait tout pour le mieux.
S’il avait aujourd’hui votre lettre reçue,
Vos desseins n’auraient pas une si bonne issue.
S’il savait seulement que vous l’avez chéri,
Vous l’auriez pour amant plutôt que pour mari. 
Croyez assurément que votre modestie
Fait de sa passion la meilleure partie.
C’est pourquoi tenez bon, et ne relâchez point,
Que l’ouvrage entrepris ne soit au dernier point.
Après, quand vous serez sa véritable femme,
Vous pourrez lui montrer votre première flamme,
Afin qu’il vous chérisse avecque plus d’ardeur,
Voyant que vous l’aimez, et non pas sa grandeur.
Allons donc achever les apprêts nécessaires
Au rétablissement du bien de vos affaires.
Mais quel sujet, Madame, avez-vous de rêver ?
SOPHONISBE
Phénice, je ne sais ce qui doit m’arriver,
Mais quelque doux présent que le bonheur m’envoie,
Mon cœur ne goûte point une parfaite joie.
Syphax n’a pas encor les honneurs du tombeau,
Et d’un second hymen j’allume le flambeau ;
Certes son amitié jointe à la bienséance
Me donne du remords et de la répugnance.
CORISBÉ
Madame, il est bien vrai qu’en une autre saison
Vous auriez ces pensers avec juste raison ;
Mais songez qu’en l’état où vous êtes réduite,
C’est la nécessité qui fait votre conduite.
Mille raisons d’État que vous n’ignorez pas
Sont de votre action l’excuse et le compas.
Celles de votre rang sont toujours dispensées
D’attacher leur conduite à toutes ces pensées.
SOPHONISBE
Allons donc travailler à notre liberté,
Et cédons aux rigueurs de la nécessité. 

ACTE IV
SCÈNE 1
MASSINISSE, SOPHONISBE, PUIS ARISTON


MASSINISSE
Quelque insigne bonheur dont je sois redevable
Aux caresses du Sort qui m’est si favorable,
C’est ici le plus grand qui m’ait jamais suivi.
Oui, Madame, il est vrai que je suis plus ravi
De voir que votre amour à la mienne réponde,
Que si j’avais soumis tous les peuples du monde.
J’aime plus de moitié quand je me sens aimé,
Et ma flamme s’accroît pour un cœur enflammé ;
Dans la possession d’une beauté de glace,
La plus chaude fureur s’alentit et se lasse.
Un plaisir légitime en veut un de retour,
Et l’amour seulement est le prix de l’amour.
Comme par une vague une vague s’irrite,
Un soupir amoureux par un autre s’excite.
Quand les chaînes d’Hymen étreignent deux esprits,
Un baiser se doit rendre aussitôt qu’il est pris.
De sorte que toujours la plus honnête femme
Est celle qui témoigne une plus vive flamme ;
C’est là que sa vertu se montre en son ardeur,
Et que la retenue est de mauvaise odeur.
Pour moi, quoique déjà ma passion fût telle
Que sa force excédât toute force mortelle,
Mes désirs toutefois ont accru de moitié
Depuis que j’ai connu votre ardente amitié.
SOPHONISBE
Il me faudrait la voix de l’Éloquence même
Pour vous représenter à quel point je vous aime.
Il suffit que pour trop, et trop bien vous aimer,
Il n’est point de discours qui le puisse exprimer.
Pourtant, et c’est ici la peur qui m’assassine,
Votre esprit abusé peut-être s’imagine
Que mon affection, toute pure qu’elle est,
Mêle dans sa ferveur quelque peu d’intérêt.
Mais j’atteste le Ciel que ma foi non commune
Regarde Massinisse, et non pas sa fortune,
Et qu’en pareil degré de fortune et d’ennui,
Ce qu’il a fait pour moi, je l’aurais fait pour lui.
MASSINISSE
Je ne veux pour témoin des choses que vous dites
Que mon propre bonheur. 
SOPHONISBE
 Mais vos propres mérites.
MASSINISSE
À propos où naquit, en quel temps et pourquoi,
La bonne volonté que vous avez pour moi ?
De grâce accordez-moi le plaisir de l’entendre,
Vous plaît-il ?
SOPHONISBE
 Volontiers, je m’en vais vous l’apprendre.
Vous savez qu’autrefois nous fûmes sur le point
De conclure un hymen qui ne s’acheva point.
Ce prince malheureux, à qui les Destinées
Voulaient sacrifier mes premières années,
Fut cause que mon père, à ses vœux complaisant,
Rompit le nœud sacré qui nous lie à présent.
Cependant, sous l’espoir d’être un jour votre femme,
J’avais conçu pour vous une secrète flamme
Et reçu dans l’esprit une douce langueur
Dont le temps m’eût guérie avecque sa longueur,
Si l’étrange accident que vous allez entendre
N’eût rallumé ce feu qui mourait sous sa cendre.
Vous souvient-il du jour que Syphax et les siens
Sortirent pour forcer vos Massessyliens ?
Il se passa pour vous avecque tant de gloire
Que vous en devez bien conserver la mémoire,
Car par votre vertu les nôtres repoussés
Vous laissèrent venir jusqu’au bord des fossés,
Où je vous vis combattre avec tant de vaillance
Que j’eus déjà pour vous assez de bienveillance
Pour ne souhaiter pas qu’un succès malheureux
Achevât à mes yeux vos exploits valeureux.
Mais lorsque de la tour où je m’étais placée,
Je vis de votre armet la visière haussée
Que pour vous rafraîchir vous levâtes exprès,
Et qu’il me fut permis d’observer d’assez près
Ce visage où l’Amour et le Dieu de la Thrace
Mêlent tant de douceur avecque tant d’audace,
De là je commençai de vendre mon pays,
Et de là dans mon cœur les miens furent trahis ;
D’une flèche de feu j’eus l’âme outrepercée,
De sorte que de tous je fus la plus blessée.
il est vrai qu’à présent mon mal est apaisé
Par la main de celui qui me l’avait causé
Et que la guérison qui s’en est ensuivie
Me le fera bénir tout le temps de ma vie.
MASSINISSE
Certes je suis heureux d’une telle façon
Que ma prospérité me donne du soupçon :
Je treuve désormais ma fortune si grande
Que j’en suis aveuglé, si je ne l’appréhende.
Le bonheur a cela de la mer et du flux
Qu’il doit diminuer sitôt qu’il ne croît plus. 
Mais s’il faut que les Cieux, comme c’est leur coutume,
Fassent à la douceur succéder l’amertume,
Que tout seul, s’il se peut, je boive tout le fiel
Que répandrait sur nous la colère du Ciel !
Mais que veut ce soldat couvert à la romaine ?
Ha ! mon cher Ariston, quel sujet vous amène ?
Et que fait Scipion ?
ARISTON
 Sire, il vient d’arriver,
Qui vous mande par moi de le venir treuver.
MASSINISSE
Où l’avez-vous laissé ?
ARISTON
 Dans la salle prochaine,
Où seulement Lélie avec lui se promène.
MASSINISSE
Oui, j’irai le treuver dans un moment d’ici.
Ariston sort.
SOPHONISBE
Je n’attends rien de bon de ce message-ci ;
Ce nom de Scipion m’est de mauvais présage.
MASSINISSE
Ô Dieux !
SOPHONISBE
 Eh quoi, Seigneur, vous changez de visage ?
Quel sujet avez-vous de vous inquiéter ?
MASSINISSE
Nul, que le déplaisir que j’ai de vous quitter.
SOPHONISBE
Un si prompt changement marque encore autre chose,
Et votre inquiétude a tout une autre cause ;
Dites la vérité, vous craignez le pouvoir
De celui qui vous mande, et que vous allez voir ?
MASSINISSE
Il est vrai que je crains que ce courage austère
N’empêche nos plaisirs, ou qu’il ne les altère ;
Je vois ma destinée et sais que Scipion
Est venu pour troubler notre sainte union ;
C’est pourquoi j’ai voulu hâter ma procédure,
Car la chose étant faite, il faudra qu’il l’endure.
Il sera moins fâché que si j’eusse attendu
D’accomplir notre hymen quand il l’eût défendu.
Il ne faut pas douter qu’il ne me sollicite,
Me presse, et me tourmente, afin que je vous quitte. 
Mais que vif aux Enfers je sois précipité,
Si jamais je consens à cette lâcheté !
SOPHONISBE
Que je perde plutôt la lumière céleste
Que de voir mon amour vous devenir funeste !
Non, non, si Scipion, comme on n’en doute point,
Veut séparer en nous ce que l’hymen a joint,
Il faut que vous fassiez toute chose possible,
Pour vaincre la rigueur de ce cœur insensible ;
Que si rien ne le peut, je vous demande au moins,
Au nom de tous les Dieux de nos noces témoins,
Et par la pureté de l’amour conjugale,
De conserver en moi la dignité royale.
Enfin je vous conjure autant que je le puis
De vous bien souvenir de ce que je vous suis.
Ne souffrez pas qu’un jour votre femme enchaînée
Soit dans un Capitole en triomphe menée.
Je ne vous parle plus comme hier je vous parlois,
En veuve de Syphax et sujette à vos lois ;
Je sais bien que le nœud qui nos âmes assemble
Confond pareillement nos intérêts ensemble,
Que vous devez souffrir des maux qu’on me fera,
Et que c’est de tous deux que l’on triomphera.
MASSINISSE
J’ai pour vous trop d’amour, pour moi trop de courage,
Pour souffrir, sans me perdre, un si sensible outrage ;
Mais on n’en viendra pas à cette extrémité.
SOPHONISBE
Je connais Scipion et sa sévérité.
MASSINISSE
Je vous donne ma foi que, quoi qu’il en arrive,
Rome ne verra point Sophonisbe captive.
SOPHONISBE
Me le promettez-vous ?
MASSINISSE
 Oui, je vous le promets.
SOPHONISBE
Allons donc, mon esprit est content désormais.
SCÈNE 2
SCIPION, LELIE
SCIPION
Mais vous qui par un long et familier usage
Vous devez mieux connaître en cet esprit volage,
Quel remède à son mal vous semble le plus seur ? 
Est-ce la violence, ou si c’est la douceur ?
Et duquel maintenant faut-il que je me serve ?
LÉLIE
L’un perd souvente fois ce que l’autre conserve ;
Je crois que le dernier y fera plus que tout.
SCIPION
Et moi, que le premier en viendra mieux à bout.
LÉLIE
La douceur néanmoins est le meilleur dictame
Que l’on puisse appliquer aux maux d’une belle âme.
SCIPION
Mais, quand une belle âme a perdu la raison,
Ce remède est sans force, ou n’est plus de saison ;
Ce qu’a fait Massinisse est si déraisonnable
Qu’à peine mon esprit le treuve imaginable,
Et marque en sa raison un tel dérèglement
Qu’il porte son excuse en son aveuglement.
Loin de m’imaginer que sans beaucoup de peine
On tire ce Pâris du lit de son Hélène,
Je crains que cet hymen, augmentant sa fureur,
Ne lui fasse plus outre étendre son erreur,
Et que le même esprit qui le fit entreprendre
Ne porte sa manie à le vouloir défendre.
En ce cas nous voyons à quelle extrémité
Cette funeste amour l’aurait précipité.
Mais le voici venir, triste et sans contenance ;
Essayons la douceur avant la violence.
Je treuve cependant qu’il serait à propos,
Et pour notre conduite, et pour notre repos,
D’aller prendre nous-même et le temps et la peine
Que nos gardes sans bruit s’assurent de la reine.


SCÈNE 3
MASSINISSE, SCIPION

SCIPION
Eh bien, cher Massinisse, est-il sous le soleil
Un roi dont le bonheur soit au vôtre pareil ?
Quoi ? bons Dieux ! dans le cours d’une même journée
Recouvrer un royaume et faire une hyménée ?
Pour moi, je ne crois pas que sans enchantement
On puisse aller plus loin, et plus légèrement.
Certes, quand le récit de toutes ces merveilles
De Lélie et de moi vint frapper les oreilles,
Tous deux poussés pour vous d’une même amitié,
Ô grands Dieux ! dîmes-nous, c’est trop de la moitié.
En effet vous pouviez, sans ternir votre gloire,
Vous contenter pour lors de la seule victoire.
Il n’était pas besoin de faire en même temps 
Deux exploits si fameux, et si forts importants.
Mais peut-être est-ce un bruit qui court à l’aventure
Et que toute une armée a cru par conjecture.
De moi, mon jugement jusqu’ici suspendu
Ne concevra jamais cet hymen prétendu,
Que la confession qu’en fait la renommée
Par votre propre aveu ne me soit confirmée.
Ôtez-nous donc de doute, et faites, s’il vous plaît,
Que nous sachions de vous la chose comme elle est.
MASSINISSE
Ici le sens commun ne veut pas que je cache
Ce qu’il faut aussi bien que tout le monde sache ;
Et la terre et le Ciel exigent mon aveu,
Sur un mystère saint, que l’un et l’autre a veu.
Enfin j’abuserais de votre patience
Si je vous en parlais contre ma conscience.
Il est vrai, Scipion, que Sophonisbe et moi
Avons pris et donné la conjugale foi,
Et nous sommes liés d’une chaîne si sainte
Qu’on ne saurait sans crime en défaire l’étreinte.
Je vois bien que déjà votre sévérité
Condamne mon amour et ma légèreté
D’autant mieux que votre âme est encore à connaître
Ce qu’il peut sur un cœur dont il s’est rendu maître.
Aussi dans mon malheur je serais trop heureux
Si j’avais un censeur autrefois amoureux ;
Mais ayant au contraire un Scipion pour juge,
Quel sera mon espoir ? où sera mon refuge ?
Et de quelles raisons me faudra-t-il user
S’il n’a jamais connu ce qui peut m’excuser,
S’il ignore d’Amour la puissance suprême
Qui seule a fait ma faute, et l’excuse elle-même ?
Et quelle grâce enfin puis-je attendre de lui,
Si par ses sentiments il juge ceux d’autrui ?
SCIPION
Il est vrai que toujours j’ai gardé ma franchise
De se prendre aux filets où la vôtre s’est prise,
Et toujours évité ces folles passions
Comme un chemin contraire aux belles actions.
Ce n’est pas que mon sein soutienne un cœur de roche,
Impénétrable aux traits que l’amour nous décoche ;
La main qui fit le vôtre a fait le mien aussi,
Et la seule vertu me le rend endurci.
C’est avec ce bouclier qu’il fallait se défendre,
Et mon exemple seul vous le devait apprendre.
Ha ! mon cher Massinisse, il fallait en effet,
Vous défendre un peu mieux que vous n’avez pas fait.
Je sais que dès longtemps les histoires sont pleines
Des transports amoureux des meilleurs capitaines ;
Mais où trouvera-ton que les plus signalés
Puissent être en fureur aux vôtres égalés ?
Massinisse, en un jour, voit, aime, et se marie.
A-t-on jamais parlé d’une telle furie ? 
Bien plus, l’aveuglement de sa raison est tel
Qu’il entre dans le lit d’un ennemi mortel,
D’un Syphax, d’un tyran, de qui l’injuste épée
A sur son père mort la couronne usurpée.
Certes si, pour venger la mort de nos parents,
Il fallait épouser les veuves des tyrans,
Les vôtres qu’il perdit ont toute l’allégeance
Qu’ils pourraient désirer d’une telle vengeance.
Il est vrai que chacun en son propre intérêt
Se rend compte à soi-même, et fait comme il lui plaît ;
Et par cette raison vous avez cru possible
Qu’en cette affaire-ci tout vous était loisible.
Mais à mon jugement, il est bien malaisé
Que le vôtre en ce point ne se soit abusé.
Peut-être croyez-vous que par cet hyménée
Sophonisbe soit vôtre ; et qui vous l’a donnée ?
Par quelle autorité prenez-vous le butin
Qui doit appartenir à l’Empire latin ?
Ne savez-vous pas bien que c’est là son partage,
Et qu’il vous rétablit dedans votre héritage ?
Par le congé de qui l’avez-vous entrepris ?
Non, non, notre allié, rappelez vos esprits ;
La plus courte fureur est toujours la meilleure.
Quittez donc Sophonisbe, et la rendez sur l’heure ;
C’est par là seulement que vous seront rendus
Le repos et l’honneur, que vous avez perdus.
MASSINISSE
Quel honneur, ô grands Dieux ! et quel repos en l’âme
Peut avoir un mari d’abandonner sa femme ?
SCIPION
N’ayant pu l’épouser, puisqu’elle était à nous,
Ce mariage est nul au jugement de tous.
MASSINISSE
Et la force et le droit veulent que je la rende ;
Elle est vôtre, il est vrai, mais je vous la demande.
SCIPION
Je ferais une faute indigne de pardon,
Si je vous octroyais un si funeste don.
Accorder ce présent à l’ardeur qui vous brûle,
Ce serait vous donner la chemise d’Hercule.
MASSINISSE
S’il m’est permis ici de vous rendre présents
Les services rendus dès mes plus jeunes ans,
Et si dans le passé je puis aussi comprendre
Tous ceux qu’à l’avenir je désire vous rendre,
Ma tristesse aujourd’hui vous conjure par eux
De ne me ravir pas ce salaire amoureux.
Non que toute ma vie en services passée
Ne fût trop dignement déjà récompensée ;
Mais à quoi bon tant d’honneur et de biens superflus, 
Si l’on m’ôte celui que j’estime le plus ?
Je sais que demandant la chose qu’on me nie,
Je demande un trésor de valeur infinie ;
Aussi n’appartient-il qu’aux Romains seulement
De m’accorder un don qui vaille infiniment.
Faites-moi donc encor cette dernière grâce,
Par ces mains que je baise, et ces pieds que j’embrasse.
SCIPION
Levez-vous, Massinisse, et vous ressouvenez
De conserver l’honneur du rang que vous tenez.
Oui, comme votre ami qui plains votre infortune,
Je vous accorde tout, sans différence aucune,
Mais d’autre part aussi, comme votre Empereur,
Qui plains et blâme en vous cette aveugle fureur,
Pour la dernière fois il faut que je vous nie
Ce qu’exige de moi votre mauvais génie ;
Les raisons que j’en ai sont de tel intérêt
Que rien ne peut changer cet immuable arrêt
Nécessaire au salut de la chose publique.
MASSINISSE
Ô mortelle sentence ! ô décret tyrannique !
Quoi donc ? de tant de coups mon estomac ouvert,
Et tout mon triste corps de blessures couvert,
Dont vous fûtes jadis le témoin oculaire,
Ne pourront m’obtenir un plus digne salaire ?
M’a-t-on vu tant de fois, une pique à la main,
Soutenir la grandeur de l’Empire romain,
Pour me voir maintenant demander avec larmes
Ce que j’ai mérité par le sang et les armes ?
Mais celui qui le vit en fait si peu de cas
Qu’il est à présumer qu’il ne s’en souvient pas.
Montrez, montrez-vous donc mes blessures fermées,
Vaines marques d’honneur par le fer imprimées,
Telles, s’il se pouvait, que vous étiez alors
Que vous fîtes tomber ce misérable corps ;
Voyez, si vous changeant en de sanglantes bouches,
Vous n’adoucirez point ses sentiments farouches.
Ô Dieux ! rien ne l’émeut, ô cœur sans amitié,
Et sourd à la prière, et sourd à la pitié !
Ici il se pourmène sans rien dire.
SCIPION
Laissons-le un peu nager dans la mélancolie
Et nous servons après de l’esprit de Lélie.
Bon, il vient à propos. 

SCÈNE 4
LELIE, SCIPION, MASSINISSE

LÉLIE
 Eh bien, se rend-il pas ?
SCIPION
Vous voyez comme il rêve et chemine à grands pas ;
Adieu, je vous laisse, essayez, je vous prie,
De calmer doucement les flots de sa furie ;
Comme il est violent, il pourrait s’emporter,
Et moi, je ferai mieux de ne pas l’écouter.
Il rentre.
MASSINISSE
Non, je n’en ferai rien, la chose est résolue,
Ou l’on m’y contraindra de puissance absolue.
LÉLIE
Ces mots interrompus de soupirs redoublés
Montrent qu’il a les sens extrêmement troublés ;
Les tragiques pensers où je vois qu’il se plonge
Irritent sa fureur, et l’ennui qui le ronge ;
C’est pourquoi de bonne heure il faut l’en divertir ;
Eh quoi ?
MASSINISSE
 Non, Scipion, je n’y puis consentir…
LÉLIE
L’excès de sa douleur l’aveugle et le transporte.
Quoi, vous méconnaissez vos amis de la sorte ?
MASSINISSE
Ha ! Lélie, il est vrai que je croyais parler
À cet inexorable.
LÉLIE
 Il vient de s’en aller,
Qui plaint votre aventure.
MASSINISSE
 Ô ridicule chose !
Il plaint mon aventure, et c’est lui qui la cause.
Ha ! qu’un parfait ami se treuve rarement !
LÉLIE
Croyez que Scipion vous aime assurément ;
Il vous aime, et surtout, c’est en cette rencontre
Que pour votre salut son amitié se montre.
Considérez de grâce, et sans vous emporter,
Quel est le grand trésor qu’il voudrait vous ôter :
C’est la veuve d’un roi qui cent fois en sa vie
A par cent cruautés la vôtre poursuivie, 
Employant contre vous le fer et le poison,
Après avoir détruit toute votre maison.
Pour elle, à ce qu’on dit, c’est une belle chose ;
Mais voyons son esprit et les maux qu’elle cause.
Avant que le poison de ses regards charmants
Eut mis le vieux Syphax au rang de ses amants,
Ce prince était-il pas, ôté la perfidie,
Le plus grand que jamais ait vu la Numidie ?
Et dès qu’ils furent joints par le nœud conjugal,
Fut-il jamais malheur à son malheur égal ?
Elle ne cessa point que, pour plaire à sa haine,
Il n’eût abandonné la puissance romaine,
Et par cette imprudence, à sa perte animé
Ceux qu’il aima jadis et dont il fut aimé.
Ô vous dont la vertu, le cœur et la vaillance
Sont le plus cher objet de notre bienveillance,
Voyez si sans sujet nous craignons aujourd’hui
Que le même rocher ne vous perde avec lui.
MASSINISSE
Croyez, mon cher Lélie, avecque certitude,
Que sur tous actes noirs je hais l’ingratitude,
Et qu’il n’est ni beauté, ni conjugale loi
Qui m’éloigne jamais de ce que je vous dois.
Je tiens tout du Sénat, et sais quel avantage
A l’Empire romain sur celui de Carthage.
Non, non, cher confident, assurez Scipion
De la sincérité de mon affection ;
Dites-lui que jamais cette innocente reine
Ne me divertira de l’amitié romaine,
Qu’on ôtera plutôt les feux du firmament ;
Enfin qu’il ait pitié d’un misérable amant.
Tâchez de m’adoucir ce courage insensible,
Je n’espère qu’en vous.
LÉLIE
 J’y ferai mon possible.
Pauvre esprit aveuglé, qui ne reconnais pas
Que l’amour te séduit avec ses faux appas !
Certes je plains ton sort, quoique en cet hyménée
Ton obstination fasse ta destinée. 

ACTE V
SCÈNE 1
MASSINISSE, seul.

MASSINISSE
Que les Dieux, tout parfaits de nature qu’ils sont,
Témoignent d’inconstance aux présents qu’ils nous font !
Qu’il est aisé de voir, au malheur de ma vie,
Que nos prospérités leur causent de l’envie,
Et qu’ils ne donnent point un plaisir sans douleur,
De peur qu’un bien entier ne soit semblable au leur !
En vain dans le destin des affaires humaines,
D’autres se promettront des voluptés certaines,
Si je montre aujourd’hui que le même soleil
Qui vit hier mon bonheur à nul autre pareil,
Comme déjà son char s’allait cacher sous l’onde,
Me treuve à son retour le plus triste du monde.
Que me sert la puissance et le titre de roi,
Si dans mon propre État on me donne la loi ?
Que me sert le laurier qui me couvre la tête,
S’il ne peut empêcher la prochaine tempête
Dont s’en va foudroyer ma gloire et mes plaisirs
Ce mortel ennemi des amoureux désirs,
Ce naturel chagrin qui, n’aimant rien lui-même,
Ne saurait approuver ni souffrir que l’on aime ;
Enfin, de quoi me sert l’audace et la valeur,
Si j’ai les bras liés en ce dernier malheur ?
Hélas ! si ce trésor de beautés et de charmes,
Comme je l’ai gaigné par la force des armes,
Par les armes aussi se pouvait conserver,
Que ne ferais-je point afin de le sauver ?
S’il me fallait dompter le monstre d’Andromède,
Mon malheur en ma main treuverait son remède ;
S’il me fallait encore aller contre les morts,
Sur les pas d’un Hercule éprouver mes efforts,
Et l’arracher des fers comme un autre Thésée,
Mon amour me rendrait cette entreprise aisée.
Mais ayant à combattre un monstre renaissant,
Une fière Harpie, un aigle ravissant
De qui le vol s’étend par tout notre hémisphère,
Que pourrais-je entreprendre ou que pourrais-je faire
Qui n’excédât l’effort et le pouvoir humain ?
Forcerai-je moi seul tout un peuple romain ?
Ou ferai-je moi seul ce qu’en seize ans de guerre
N’a pu faire Hannibal, ni par mer ni par terre ?
Non, non, ma Sophonisbe, il n’y faut plus penser,
Notre sort n’est pas tel qu’on puisse le forcer ;
C’est la seule douceur qui vous peut rendre mienne ; 
Hors cela, mon espoir n’a rien qui le soutienne.
Possible que Lélie aura mieux réussi
Que je n’ose espérer. Ô grands dieux ! le voici,
Qui me vient prononcer ma dernière sentence.
Sus, mon cœur, à ce coup arme-toi de constance.


SCÈNE 2
LELIE, MASSINISSE

MASSINISSE
Eh bien, mon cher Lélie, irons-nous à la mort ?
Venez-vous m’annoncer le naufrage ou le port ?
LÉLIE
Sire, c’est à regret que je suis le ministre
Et le triste porteur d’un mandement sinistre ;
J’ai charge de vous dire et de vous ordonner
De rendre Sophonisbe ou de l’abandonner
Comme chose au public utile et nécessaire.
Avisez maintenant de ce que vous voulez faire.
MASSINISSE
Me perdre, et par ma mort apprendre à tous les rois
À ne suivre jamais ni vos mœurs ni vos lois,
Cruels qui, sous le nom de la chose publique,
Usez impunément d’un pouvoir tyrannique,
Et qui pour témoigner que tout vous est permis,
Traitez vos alliés comme vos ennemis.
LÉLIE
Ne lui répliquons rien, que toutes ces fumées
En semblables transports ne se soient consumées ;
La fureur diminue à force de parler.
MASSINISSE
Ha ! que si le passé se pouvait rappeler,
Je m’empêcherais bien de servir de matière
À la sévérité de ton humeur altière,
Peuple vain, qui croirais n’avoir pas triomphé,
À moins d’un pauvre roi sous les fers étouffé.
C’est par cette raison, ou publique, ou privée,
Puisqu’un particulier l’a possible treuvée,
Que de force absolue on me fait rendre un bien
Sans lequel je ne veux, ni n’espère plus rien.
Oui, Lélie, il importe à la gloire d’un homme
Que ma femme elle-même aille esclave dans Rome,
Et que sa vanité seule semblable à soi
Triomphe à même temps de Syphax et de moi.
Ô bienheureux vieillard dont la trame est finie
Sur le point qu’il tombait sous votre tyrannie !
Et moi très malheureux d’éprouver à présent
Combien même aux vainqueurs votre joug est pesant.
Qu’il s’en saisisse donc, qu’il l’enlève et l’entraîne, 
Cette désespérée et pitoyable reine ;
Il faut que son triomphe ait tout son ornement ;
Je n’y contredis plus, je l’ai fait vainement ;
Suffit, si je ne puis y faire plus d’obstacle,
Que ma mort préviendra cet indigne spectacle.
LÉLIE
Il lui faut pardonner ces violents transports.
Mais parlons maintenant qu’il a tout mis dehors.
Sire, si vous pouviez à force d’invectives
Rendre vos passions et vos douleurs moins vives,
Je vous conseillerai de les continuer,
Tant que votre souffrance en pût diminuer ;
Décriez devant moi le joug de notre Empire,
J’y consens, et dirai qu’il est encore pire ;
Mais je ne puis souffrir que vous blâmiez à tort
Un homme qui vous plaint, et vous aime si fort,
Et dont l’ambition n’est pas si déréglée
Que vous la concevez en votre âme aveuglée.
Vous savez, et le temps vous y fera songer,
La raison qui l’oblige à vous désobliger.
Je ne la dirai point vous l’ayant déjà dite ;
C’est pourquoi jugez mieux d’un si rare mérite,
Que de vous figurer que pour sa vanité,
Il voulut vous traiter avec indignité.
Il connaît votre cœur, il en fait trop de compte ;
Bref, il vous aime trop pour chercher votre honte.
Il ne veut rien de vous, sinon que vous rendiez
Celle qui vous perdait, si vous ne la perdiez ;
Et pour l’amour de vous et de votre hyménée,
Elle ne sera point en triomphe menée.
MASSINISSE
À quoi donc Scipion la veut-il destiner ?
LÉLIE
C’est à vous maintenant à vous l’imaginer.
Vous savez du sénat l’ordonnance dernière
Par laquelle, arrivant qu’elle fût prisonnière,
Il nous est à tous deux expressément enjoint
De l’envoyer à Rome, et de n’y manquer point.
Regardez maintenant si vous avez envie
De lui sauver l’honneur aux dépens de la vie ;
Et ne vous plaignez plus, puisque à bien discourir,
Votre ami lui fait grâce en la laissant mourir.
MASSINISSE
Quelle grâce, ô bons Dieux !
LÉLIE
 C’est pourtant la plus grande
Qui se puisse accorder, et que le temps demande ;
Sire, relevant donc votre esprit abattu,
D’une nécessité faites une vertu. 
MASSINISSE
Hélas ! quelle vertu voulez-vous que je fasse,
Qui ne soit ridicule, et de mauvaise grâce ?
Voulez-vous que je montre un visage serein ?
Rendrai-je encore grâce au juge souverain
De qui l’arrêt sanglant a conclu ma ruine,
Ou si je baiserai le bras qui m’assassine ?
LÉLIE
La plus haute vertu qu’on exige de vous
C’est de souffrir un mal qui nous afflige tous.
MASSINISSE
Il faut bien souffrir, puisque mon impuissance…
LÉLIE
Je veux dire souffrir avecque patience,
En vous représentant que par cette action
Vous gaignez un laurier sur votre passion,
Que Rome, le Sénat et toute l’Italie,
À qui dorénavant votre sceptre s’allie,
Si vous prenez pour eux cette fortune en gré,
Vous chériront en un plus haut degré.
Regardez, s’il vous plaît, vos dernières conquêtes,
Le trouble où vous étiez, et le calme où vous êtes ;
Ne m’avouerez-vous pas que vous seriez ingrat
Et point ou peu soigneux du bien de votre État,
Si vous nous obligiez par quelque violence
À retrancher pour vous de notre bienveillance ?
Quel malheur et pour vous et pour tous les Romains,
S’il leur fallait défaire avec leurs propres mains
Leur plus considérable et plus parfait ouvrage !
Mais posons qu’en ceci le Sénat vous outrage ;
Quoi, pour un déplaisir qu’il vous fait aujourd’hui,
Perdra-t-il cent bienfaits que vous tenez de lui ?
Ne condamnez donc point avecque vos murmures
Ni nos mœurs, ni nos lois.
MASSINISSE
 Ô Dieux qu’elles sont dures !
En effet il est vrai, je serais plus qu’ingrat,
Si je ne répondais aux bienfaits du Sénat ;
Mais je serais moins qu’homme, ou bien plus que barbare,
Si je ne frémissais du mal qu’on me prépare ;
Eh bien, n’en parlons plus, m’y voilà résolu ;
Il faut bien le vouloir, quand Rome l’a voulu.
Ô mari déplorable ! Ô malheureuse femme !
LÉLIE
Sire, n’y songez plus.
MASSINISSE
 Arrachez-moi donc l’âme,
Quoique en vain, car encore on m’y verra songer
Au milieu des Enfers. 
LÉLIE
 Que veut ce messager ?
C’est infailliblement la Reine qui l’envoie ;
Il faut bien empêcher qu’elle ne le revoie.
SCÈNE 3
CALIODORE, LELIE, MASSINISSE
CALIODORE
Sire, quand vous lirez le papier que voici,
Vous saurez le sujet pourquoi je suis ici.
 LETTRE DE SOPHONISBE
« Si rien ne peut fléchir la rigueur obstinée
De ceux que mon courage a faits mes ennemis,
Plutôt qu’être captive en triomphe menée,
Donnez-moi le présent que vous m’avez promis. »
LÉLIE
Sire, ne le donnez que par la main d’autrui !
Vos maux en la voyant s’augmenteront.
MASSINISSE
 N’importe.
LÉLIE
Croyez-moi.
MASSINISSE
 Non, Lélie, il faut que je le porte.
LÉLIE
Vous ne le ferez pas, ce n’est que temps perdu.
MASSINISSE
Et pourquoi ?
LÉLIE
 C’est un point qu’on vous a défendu,
De peur que cette vue accrût votre supplice.
MASSINISSE
Bien donc, que de tout point mon destin s’accomplisse !
Tu le vois, mon ami, qu’avec tout mon pouvoir
Il ne m’est pas permis seulement de la voir.
Ô Dieux ! souffrirez-vous qu’une injuste puissance
Règne sur vos enfants avec tant de licence ?
LÉLIE
Ce violent esprit s’échappe à tout moment ;
Certes il est à plaindre en son aveuglement.
Je crains quelque révolte en son âme agitée,
Le voilà qui rumine. 
MASSINISSE
 La pierre en est jetée,
Mon ami, viens querir ce funeste présent ;
Allons, Lélie, allons, vous y serez présent.
SCÈNE 4
SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE
PHÉNICE
Madame, votre humeur craintive et soucieuse,
À vous inquiéter est trop ingénieuse.
Le moindre objet vous trouble, un songe, une vapeur,
Un corbeau qui croasse, enfin tout vous fait peur.
SOPHONISBE
Phénice, croyez-moi, je suis venue aux termes
Où doivent s’ébranler les esprits les plus fermes ;
Le malheur qui m’attend est si prodigieux,
Les signes que j’en ai sont si présagieux,
Et tous si clairement marquent ma destinée,
Que vous qui m’assurez en serez étonnée.
Vous savez qu’hier au soir lorsque hymen nous joignit,
Par deux diverses fois son flambeau s’éteignit,
Que même à ce matin une brebis frappée
S’est de la main du prêtre et du temple échappée,
Et qu’étant ramenée avec le coup mortel,
La foudre a consumé la victime et l’autel.
Deux funestes oiseaux, dans l’horreur des ténèbres,
Ont troublé mon repos avec leurs cris funèbres ;
Encore aujourd’hui même au lever du soleil,
Un songe épouvantable a causé mon réveil.
Du malheureux Syphax l’image ensanglantée,
Avec ces tristes mots à moi s’est présentée :
Ingrate, je reviens de l’éternelle nuit
Pour t’assurer encore du malheur qui te suit ;
D’un mari méprisé le courroux légitime
Te demande aux Enfers où t’appelle ton crime.
Adieu, tes voluptés feront naufrage au port,
Je te l’ai dit vivant, et je te le dis mort.
Là certes le sommeil à la crainte fait place,
Et je me suis treuvée aussi froide que glace ;
Puis embrassant le Roi, par un contraire effet,
La peur a fait en moi ce que l’Amour eût fait.
CORISBÉ
Il est vrai qu’après tout voilà des pronostiques,
Qui sont avant-coureurs d’aventures tragiques ;
Mais le Père des Dieux, à qui tout est permis,
En détourne l’effet dessus nos ennemis !
SOPHONISBE
Ce qui me met en peine avec plus d’apparence,
C’est l’extrême longueur de cette conférence ;
Le Roi dorénavant met trop à revenir, 
Pour croire avec raison qu’il ait pu m’obtenir ;
Mais voici de retour celui par qui la vie
Me sera conservée, ou me sera ravie.

SCÈNE 5
CALIODORE, SOPHONISBE, CORISBE, PHENICE

CALIODORE
Que je suis malheureux de servir d’instrument
À la fureur du Sort !
SOPHONISBE
 Avancez hardiment ;
Montrez-moi ce papier, donnez-moi ce breuvage
Par où j’éviterai la honte du servage.
 LETTRE DE MASSINISSE
 À SOPHONISBE
« Puisqu’il faut obéir à la nécessité,
Recevez de ma part cette coupe funeste ;
De tant de biens que j’eus, c’est le seul qui me reste
Et le dernier témoin de ma fidélité. »
Ô Dieux ! que ce présent m’apporterait de joie,
Si je pouvais baiser la main qui me l’envoie !
Dites, Caliodore, et ne me trompez point,
Avez-vous observé ce qui vous fut enjoint ?
CALIODORE
Madame, en le voyant vous avoueriez vous-même
Qu’ainsi que son amour sa douleur est extrême ;
La couleur du trépas, dont son visage est peint,
Montre de quel ennui son esprit est atteint.
Mon ami, m’a-t-il dit, va-t-en dire à Madame
Que Rome ne veut pas qu’elle vive ma femme,
Et que c’est sa vertu, qu’on ne saurait souffrir,
Qui fournit le poison que tu lui vas offrir.
Il porte dans le cœur une mort si soudaine
Que presque en un instant il achève sa peine.
Après en m’embrassant et me parlant tout bas,
Afin que les Romains ne l’entendissent pas,
Jure-lui, m’a-t-il dit, que la main de la Parque
M’eût poussé premier le premier dans la fatale barque,
N’était qu’après ma mort nos communs ennemis
perdraient le souvenir de ce qu’ils m’ont promis.
Quelle s’assure donc qu’un trépas digne d’elle
Lui prouvera dans peu que je lui suis fidèle.
Avec ces derniers mots il s’est évanoui.
CORISBÉ
Ô de parfaite amour témoignage inouï !
PHÉNICE
Ô barbares Romains ! ô Ciel impitoyable ! 
SOPHONISBE
Enfin voici l’effet de mon songe effroyable ;
Vous voyez maintenant que ce n’est pas à tort
Que je prenais pour moi tous ces signes de mort.
Mais il m’est aussi doux de mourir que de vivre,
Puisque mon Massinisse a juré de me suivre.
Montre donc, cher époux, ta constance et ta foi,
Et ne diffère pas un instant après moi.
Oui, pour trop te chérir je te suis inhumaine
Tant j’ai peur que peut-être une dame romaine,
Par l’ordre des Romains, mes tyrans et les tiens,
Ne prenne auprès de toi la place que j’y tiens.
Corisbé, je vous prie, et vous aussi Phénice,
De me faire plaisir avant que je finisse ;
Me l’accorderez-vous ?
CORISBÉ
 Hé ! Madame, parlez,
Commandez seulement.
SOPHONISBE
 Puisque vous le voulez,
Je vous commande donc, comme votre maîtresse,
De contenir si bien la douleur qui vous presse
Que vos pleurs ni vos cris ne déshonorent pas
La gloire qui doit suivre un si noble trépas.
N’est-ce point à mes jours une gloire assez grande
Que, tout obscurs qu’ils sont, Rome les appréhende ?
Nos vainqueurs sont vaincus, si nous leur témoignons
Qu’ils nous craignent bien plus que nous ne les craignons.
Sus donc, ne perdons plus en discours infertiles
Le temps qu’il faut donner aux effets plus utiles.
Délivrons les Romains de la peur et du mal
Que leur pourrait causer la fille d’Asdrubal.
Elle avale le poison.
PHÉNICE
Ô Dieux ! c’est maintenant que nous sommes perdues !
SOPHONISBE
Certes si les Romains vous avaient entendues,
Ils auraient bien raison de penser à ce coup
Que les maux qu’ils nous font nous affligent beaucoup.
Non, non témoignons-leur que s’ils n’ont rien de pire,
Nous n’avons pas sujet à craindre leur Empire,
Et leur ôtons par là le plaisir et l’orgueil
Qui les transporteraient, s’ils savaient notre deuil.
Mais la Parque dans peu me fermera la bouche ;
Mes filles aidez-moi, portez-moi sur ma couche,
Et que je meure au moins dessus le même lit
Où mon funeste hymen hier soir s’accomplit. 

SCÈNE 6
SCIPION, MASSINISSE, LELIE

SCIPION
Il est vrai qu’en ceci votre constance est telle
Qu’on la doit couronner d’une gloire immortelle ;
Aussi ne doutez pas que Rome et le Sénat
N’en fassent quelque jour un merveilleux état ;
Sophonisbe n’est pas la dernière des femmes ;
Assez d’autres encor sont dignes de vos flammes.
Quand votre jugement se sera reconnu,
Vous bénirez le mal qui vous est advenu,
Si l’on peut dire mal un fortuné veuvage
Que je n’ai souhaité que pour votre avantage.
MASSINISSE
Ô Dieux, quel avantage !
SCIPION
 En une autre saison
Vous en connaîtrez mieux la suite et la raison ;
Lélie à mon avis vous les a fait comprendre,
Dans la charge et le soin qu’il en a voulu prendre,
Au moins si vos transports ne me font point douter
Qu’il ait pu vous les dire, et vous les écouter.
LÉLIE
Seigneur, par sa froideur et par sa retenue,
On voit que sa raison est un peu revenue ;
Et je ne doute point qu’il ne confesse un jour
À quel point de malheur l’eût porté cette amour,
Et qu’on n’a travaillé que pour sa seule gloire ;
Aussi devez-vous, Sire, en perdre la mémoire,
Bannir ces noirs soucis, vous divertir ailleurs,
Et donner vos pensers à des objets meilleurs.
SCIPION
La chute de Syphax vous laisse une matière
Capable d’exercer une âme tout entière.
Un royaume nouveau fournit assez de quoi
Occuper le loisir et l’esprit de son roi.
C’est à si digne emploi que votre âme occupée
Se guérira dans peu du trait qui l’a frappée,
Et que Lélie et moi vous verrons censurer
L’aveugle passion qui vous fait murmurer.
MASSINISSE
Je vous tromperai bien avant que le jour passe. 

SCÈNE 7
CALIODORE, MASSSINISSE, SCIPION, LELIE

CALIODORE
Ô constance incroyable ! ô mortelle disgrâce !
MASSINISSE
Ha Dieux ! la Reine est morte !
CALIODORE
 Oui, Sire, c’en est fait :
Hélas ! jamais poison n’eut un si prompt effet.
MASSINISSE
Eh bien, mes souverains, aurez-vous agréable
Que n’ayant pu la voir en sa fin lamentable,
Nous la fassions au moins apporter devant nous ?
Oui, vous en trouverez le spectacle si doux ;
Il est si nécessaire au bien de votre Empire
Que j’obtiens ma demande.
SCIPION
 Il faut le laisser dire.
MASSINISSE
Voyons donc ce trésor de grâce et de beauté ;
Mon ami, que sur l’heure il nous soit apporté.
CALIODORE
Si votre majesté désire qu’on lui montre
Ce pitoyable objet, il est ici tout contre ;
La porte de sa chambre est à deux pas d’ici,
Et vous le pourrez voir de l’endroit que voici,
En levant seulement cette tapisserie.
SCIPION
Je crains que cette vue éveille sa furie.
La chambre paraît.
Ici Caliodore rentre.
MASSINISSE
Ô vue ! ô désespoir ! regardez maintenant,
Ô vous consul romain, et vous son lieutenant,
Si je vous ai rendu l’aveugle obéissance
Que votre autorité veut de mon impuissance.
Ai-je été, qu’il vous semble, ou rebelle, ou trop lent
À l’exécution de ce coup violent ?
Ôtez-vous tout sujet de soupçon et de crainte,
Et voyez si sa mort est point une mort feinte.
Voyez si de son teint les roses et les lis
Dans l’hiver de la mort sont bien ensevelis ;
Observez ces yeux clos, considérez-la toute,
Tant qu’il ne vous demeure aucun sujet de doute.
Mais sans considérer ses yeux ni sa couleur, 
Il ne faut regarder que ma seule douleur ;
Il ne faut qu’observer le deuil qui me transporte,
Pour croire assurément que Sophonisbe est morte.
Elle est morte, et ma main par cet assassinat
M’a voulu rendre quitte envers votre Sénat ;
Si la reconnaissance aux bienfaits se mesure,
Cette seule action le paie avec usure.
Par cet acte témoin de votre cruauté,
J’ai mis dans le tombeau l’amour et la beauté ;
Enfin par cette mort qui fait votre assurance,
Vous n’avez plus de peur, ni moi plus d’espérance.
Ne me dites donc plus que je serais ingrat
Et bien peu soucieux du bien de mon État,
Si je vous obligeais par quelque violence
À retrancher pour moi de votre bienveillance.
Quant à moi désormais tout m’est indifférent,
Et quant à mon État ma douleur vous le rend.
Après m’avoir ôté le désir de la vie,
Vos biens, ni vos honneurs ne me font point envie.
Usurpez l’univers de l’un à l’autre bout,
Je n’y demande rien, je vous le cède tout.
Rendez-moi seulement une chose donnée
Par Hymen, par l’Amour, et par la Destinée :
En un mot, donnez-moi ce que vous craignez tous,
Et je serai plus riche et plus content que vous.
Rendez-moi Sophonisbe.
SCIPION
 Allons-nous-en, Lélie ;
Puisque notre présence irrite sa folie,
Et que nous ne voyons fer ni poison sur lui :
Laissons-le par la plainte adoucir son ennui.
Ils rentrent.

SCÈNE 8
MASSINISSE seul

PLAINTE DE MASSINISSE SUR LE CORPS DE SOPHONISBE
Miracle de beauté, Sophonisbe mon âme,
Que je n’ose appeler de ce doux nom de femme,
Tant les chastes plaisirs d’Hymen et de Junon
M’ont duré peu de temps pour te donner ce nom,
Vive source autrefois d’amour et d’éloquence,
Où la mort maintenant a logé le silence,
Belle bouche, beaux yeux de tant d’attraits pourvus,
Par mon contentement et trop et trop peu vus,
Vous avez donc perdu ces puissantes merveilles
Qui dérobaient les cœurs et charmaient les oreilles ?
Clair soleil, la terreur d’un injuste Sénat,
Et dont l’aigle romain n’a pu souffrir l’éclat,
Doncque votre lumière a donné de l’ombrage ?
Donc vous êtes couvert d’un éternel nuage,
Et sans aucun midi, la Mort et le Destin
Confondent votre soir avec votre matin ! 
Triste et superbe lit presque en même journée
Témoin de mon veuvage et de mon hyménée,
Fallait-il que le Ciel à ma perte obstiné
M’ôtât si tôt le bien que tu m’avais donné ?
Félicité ravie aussitôt que connue,
Sophonisbe, en un mot, qu’êtes-vous devenue ?
Mais Dieux ! que ma demande a bien peu de raison
Puisque ma propre main a fourni le poison
Qui fait qu’elle m’attend sur le rivage sombre
Où mon fidèle esprit va rejoindre son ombre ;
C’est là, cruel Sénat, que tes superbes lois
Ne feront point trembler les misérables rois.
Un poignard, malgré toi, trompant ta tyrannie,
M’accorde le repos que ta rigueur me nie.
Cependant, en mourant, ô peuple ambitieux
J’appellerai sur toi la colère des Cieux.
Puisses-tu rencontrer, soit en paix, soit en guerre,
Toute chose contraire, et sur mer, et sur terre.
Que le Tage et le Pô contre toi rebellés,
Te reprennent les biens que tu leur as volés ;
Que Mars faisant de Rome une seconde Troie
Donne aux Carthaginois tes richesses en proie,
Et que dans peu de temps le dernier des Romains
En finisse la race avec ses propres mains.
Mais consumer le temps en des plaintes frivoles
Et flatter sa douleur avecque des paroles,
C’est à ces lâches cœurs que l’espoir de guérir
Persuade plutôt que l’ardeur de mourir.
Meurs, misérable prince, et d’une main hardie,
Ferme l’acte sanglant de cette tragédie.
Il tire le poignard caché sous sa robe.
Sophonisbe en ceci t’a voulu prévenir ;
Et puisque tes efforts n’ont pu la retenir,
Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre,
Et cesse de mourir en achevant de vivre.
Montre que les rigueurs du Romain sans pitié
Peuvent tout sur l’amant, et rien sur l’amitié.
Il se tue. 

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André Mareschal – Préface de la «La Généreuse Allemande» (1631)

Qu’on ne s’étonne point que j’aie remis en ce lieu les raisons que j’ai à donner sur cet ouvrage, pour en justifier ensemble et les moindres parties et tout le dessein.

J’ai laissé lire expressément la première Journée, afin qu’on pût en reconnaître les défauts, avant que je les disse ; et comme il est de la nature et de l’ordre des choses de pécher avant que de s’en confesser, je prétends aussi que ma confession me serve d’excuse, et que la raison qui ne peut faillir tienne partie en mon erreur. Je parle hardiment, et de la même sorte que j’ai bien osé commettre un crime contre les maximes de l’ancienne poésie, qui se plaindra que je viole avec effronterie de certaines lois pour le théâtre, que les plus doux esprits ont révérées, et que les plus forts ont reçues [?]

Toutefois, quelque plainte qu’elle fasse, je ne saurais me repentir d’un péché que je trouve raisonnable, et n’ai pas voulu me restreindre à ces étroites bornes ni du lieu, ni du temps, ni de l’action, qui sont les trois points principaux que regardent les règles des Anciens. Qu’ils me soutiennent que le sujet de théâtre doit être un en l’action, c’est-à-dire être simple en son événement, et ne recevoir d’incidents qui ne tendent tous à un seul effet d’une personne seule, je leur déclarerai que le mien en a deux diverses.

Qu’ils soutiennent encore que la scène ne connaît qu’un lieu, et que pour faire quelque rapport du spectacle aux spectateurs qui ne remuent point, elle n’en peut sortir qu’en même temps elle ne sorte aussi de la raison, j’avouerai que la mienne du commencement et pendant les deux premiers actes est en la ville de Prague, et presque tout le reste en celle d’Aule, en un mot qu’elle passe de Bohême en Silésie.

De plus, qu’ils jurent qu’un sujet, pour être juste, ne doit contenir d’actions qui s’étendent au delà d’un jour, et qui ne puissent avoir été faites entre deux soleils; je ne suis pas pour cela prêt à croire que celles que j’ai décrites, et qui sont véritables, pour avoir franchi ces limites aient plus mauvaise grâce. Si l’on ne trouve que ces fautes dans mes deux poèmes, je n’en rougirai point, puisque ce sont des vices agréables quand ils sont dans un bon ordre, et qu’ils ne jettent point un sujet dedans la confusion. Et c’est, à mon avis, ce qu’ont voulu éviter les Anciens par tant de règles ; mais ils se sont montrés encore plus sévères que subtils, employant cette rigueur contre eux-mêmes, qui souvent de peur de rendre un sujet confus le mettent à la gêne.

Que donc l’on n’espère pas que je soutienne autrement une pièce que j’avoue irrégulière, qu’en publiant que c’est une faute ingénieuse et préméditée que j’ai voulu faire par d’autres règles plus sensibles et plus fortes qui m’obligent davantage, qui sont celles du devoir et de l’amitié. Il me fallait être mauvais ami, pour paraître ici bon poète, et quitter la philosophie des honnêtes gens, qui est la plus solide et la plus juste, pour suivre celle qui n’a point de corps, et qui n’est qu’en l’imagination.

Pour moi qui ne m’arrête pas volontiers à des songes ridicules, et qui ne saurais mettre de fondement sur des rêveries, je traite dans ces vers une histoire aussi véritable qu’elle est belle et glorieuse, et n’ai pas voulu laisser à la conscience seule des témoins, qui vivent encore et la savent, la plus agréable partie des effets que la sévérité des règles m’eût obligé de couper.

L’honneur qu’on doit généralement à la vérité, et celui que j’ai voué de particulier à ce seigneur, qui tire sa naissance de la fin de cette histoire et qui l’achève encore tous les jours par la plus noble vie qu’Aristandre pouvait souhaiter à un si digne successeur, m’ont demandé également ces circonstances nécessaires à l’intelligence et à la beauté de la pièce, qu’un autre que moi plus exact et moins considéré eût retranchées pour habiller à l’antique un sujet de ce temps.

La poésie, que j’estime et que je tiens être une chose fort honnête, ne me forcera jamais d’en faire une qui ne la soit point ; et le respect que je porte aux Anciens ne me dispense pas de celui que je dois à Aristandre, ou du moins à ce généreux seigneur, qui en est la vivante image aussi bien que le fils. J’honore la mémoire des premiers ; mais ils me permettront de n’oublier rien de tout ce qui peut servir à relever celle d’un héros que notre siècle a perdu ; et si j’ai péché contre leurs préceptes, ce n’est que par une autre bienséance plus haute et plus importante aussi que celle qu’ils ont observée.

Je leur défère tout, pourvu que ce soit sans rien ôter à la gloire d’Aristandre ; mais qu’en la liberté de son humeur et de la mienne, je le fasse servilement dépendre de certaines règles qu’ils nous ont prescrites pour effacer tout l’éclat et toute la force d’un sujet, c’est un point sur lequel sans hérésie on peut se retirer de la créance de nos pères, et où je manque de religion, je le confesse, pour les imiter.

Ils me pardonneront bien cette licence judicieuse ; et si les rigueurs de la mort ne leur ont point ôté le sentiment des douceurs de la vie, ils avoueront que l’amitié fait ses dispenses et ses règles d’elle-même ; que par une façon subtile et qu’ils n’ont pas connue, on peut louer un mort pour les intérêts et la gloire d’un vivant ; que le devoir est plus fort qu’une loi imaginaire ; qu’il y a des péchés qu’on peut faire de bonne grâce ; et qu’il ne s’en trouvera point dans toutes les observations de la poésie qui puisse détourner un honnête homme de témoigner son affection.

Si je puis me réconcilier avec eux, et trouver lieu d’accommodement et de paix auprès de cette rigoureuse Antiquité, de qui la vieillesse est capricieuse et se donne autorité sous le droit d’aînesse, avec des scrupules si sévères au théâtre qu’elle y faisait passer pour crime toutes nouveautés aussi bien qu’à l’État, je n’aurai qu’un léger combat à rendre contre les esprits du temps, et tiens déjà plus de moitié la partie avancée.

Que s’il s’en trouve de ceux-ci qui blâment mon sujet, et la licence que j’ai prise de le mettre hors des règles des Anciens, je n’ai qu’à dire que c’est une histoire de ce siècle, qui ne relève point du leur ; que nous avons un peuple, des esprits et des façons contraires ; que mon Aristandre est Français moderne ; que je parle à ceux qui le sont ; et que de tous les mauvais jugements qu’on pourrait faire, j’en appelle à leurs humeurs qui n’ont point de borne en leurs changements, bien loin de souffrir celle du temps qu’on réduit à vingt-quatre heures, encore moins celle du lieu, puisqu’elles semblent ne reposer qu’en allant : enfin, que j’ai voulu tracer ici le tableau du Français, et décrire les actions d’un seul, pour plaire à ses semblables.

Mais afin de donner quelques clartés à ces raisons, pour les rendre plus fortes, je laisse à considérer aux meilleurs esprits la différence qu’il y a entre une histoire et une fable ; car tout le monde sait qu’Aristote a baptisé de ce nom tous les sujets sur qui les Grecs et les Latins ont travaillé pour faire des poèmes dramatiques ou épiques. Je sais bien que ce mot de fable est pris par ce savant génie en autre sens que le vulgaire ne l’entend, qui croit que toute fable ne soit qu’un mensonge ; et qu’Aristote par là veut signifier la constitution des choses qui font la matière du poème, feintes ou véritables. Mais où trouvera-t-on ces vérités ?

Parmi l’idolâtrie et les erreurs continuelles d’un peuple gâté, où le mensonge était en prix, et où la fable faisait les héros aussi bien que les dieux. Et qui ne voit, s’il y en a, que c’est un soleil parmi les nuages, qui emploie sa lumière à la perdre, et de qui les rayons ne s’éclaircissent que de l’ombre, au lieu de la chasser [?]

À leur façon il n’est rien d’impossible qui ne soit faisable ; un oracle, un Dieu de machine, une sorcière accordent tout. Pour faire mourir Hippolyte, il faut que Thésée implore Neptune, et que Neptune, qui n’est qu’homme ou qui ne fut jamais du tout, soit Dieu, et père d’un mortel, à qui il a promis l’effet et l’accomplissement de trois souhaits qu’il aurait remis à son choix : qui croira que cela soit une histoire, où tout est impossible ?

Avouons que Médée tua ses enfants, et qu’elle fut plus forte seule que tout un palais ; Sénèque toutefois se trouvera bien empêché de l’en faire sortir.

Elle est furieuse, elle est magicienne, son désespoir lui peut servir d’armes et de courage, elle peut renverser du peuple et des soldats tous effrayés ; mais le chemin qu’il lui fait prendre est bien hardi, tant pour lui que pour elle, c’est celui des oiseaux. En quel lieu de réserve tenait-elle cachés ces dragons volants et ce chariot sur qui elle s’enleva dans l’air, elle qui ne trouva qu’à peine où faire ses deux meurtres, sans avoir autre loisir de les méditer qu’en les exécutant, dont le dernier fut achevé sur le haut d’une tour, où sa furie la porta et non pas son conseil ?

Comme aujourd’hui notre créance ne peut rien admettre de cela, elle nous permet aussi de chercher d’autres moyens et d’autres voies pour aller à cette vraisemblance, qui répond aux humeurs de nos Français et aux façons du temps, et qui donne une face bien plus gaie et bien plus juste à nos poèmes.

En effet si la fin du [poème] dramatique est l’action, ce que son nom semble porter, même au sentiment d’Aristote, et si la différence du théâtre moderne à l’antique consiste en ce point que celui-ci raconte seulement, et que le nôtre veut toujours agir dans les diversités, qui pourraient ennuyer si elles n’étaient que simplement racontées, on doit juger que le moderne atteint sa fin plus agréablement. Or est-il que de leur temps et du nôtre le théâtre n’est destiné qu’au plaisir, que c’était le jeu des Anciens, tout sérieux, tout noble, et passe encore pour le divertissement le plus beau des Français, et le plus honnête et le plus subtil des Italiens.

La fin de cette sorte de poème est donc tout à fait d’agir, et celle de l’action est de plaire ; encore qu’Aristote en son Art Poétique nous en donne deux contraires, qui sont la compassion et la crainte. J’avoue que ces deux se doivent ordinairement rencontrer en la tragédie, qui finit toujours en des choses misérables et terribles.

Mais sans mentir tout cela est si voisin de l’horreur, que même les anciens auteurs, qui voyaient comme ils se contredisaient en leur fin propre, et que l’esprit pouvait s’effaroucher plutôt que de se rendre à la peur ou à la compassion, ont réduit pauvrement la catastrophe, qui devrait être toute en action, à raconter des plaies [et] des morts qu’ils n’osaient faire voir ; et auraient désiré de pouvoir faire massacrer sans répandre le sang, qu’ils pensent dérober de notre imagination comme ils le cachent à nos yeux.

C’est ce qui a plus décrié l’ancienne tragédie, pour laquelle il faut avoir un goût âpre, et contraire aux délicatesses de nos peuples d’aujourd’hui qui, sur la compassion et la crainte que leur donnent les objets funestes, ont voulu prendre de la consolation et de la joie, par un agréable passage de la douleur au plaisir, et un changement de succès heureux, que le Ciel ou la seule patience fait trouver à la vertu tant de fois traversée.

Voilà cette troisième fin de l’action qui contient et suppose les deux autres, et qui a donné jour aux Italiens d’inventer un nouveau poème, ajoutant aux premiers la tragi-comédie que l’Antiquité n’avait jamais connue, et qui est la perfection des autres à mon sentiment.

Si l’on me dit que ceux-là mêmes qui ont trouvé ce chemin nouveau toutefois ne le suivent que sur les pas des Anciens, je ferai voir que s’ils ne l’ont rompu, ils l’ont bien étendu, et que partout cette nouvelle fin de plaire les a fait gauchir aux règles, lorsqu’elles lui étaient contraires. Pour le connaître, et pour me croire, il ne faut que considérer deux des meilleures pièces que nous puisse vanter l’Italie : La Phillis de Scire a pour but deux actions diverses, le mariage de Phillis avec Tircis, et celui de Célie avec Aminte ; c’est un péché contre les règles d’Aristote qui n’en souffrent qu’une seule. 

Le Pasteur fidèle a perdu pour ce regard la fidélité qu’il devait à ces préceptes, et tout parfait comme on nous le décrit, est tombé dans ce vice ; en faveur duquel je dirai que si c’est une faute, et que la vertu soit contraire, sans mentir le vice est plus beau que la vertu, et il y a des fautes qui valent mieux qu’elle. J’en pourrais rapporter un nombre d’autres, qui sont moins travaillées et moins délicates, et dont les fautes aussi sont bien plus grossières ; mais c’est mon dessein d’épargner celles de notre temps, puisque leurs péchés sont les miens, encore que plusieurs aient commis par ignorance ce que j’ai fait par considération.

Revenons aux Anciens. Je n’ai pas résolu de les combattre, ces puissants génies, à qui nous devons du moins cette gloire de nous avoir ouvert le chemin aux grandes choses : les moindres de l’Antiquité me passeront toujours pour excellents ; mais les plus excellents aussi me permettront de dire qu’ils n’ont pu s’empêcher de faillir. Sophocle, le plus juste des poètes grecs, Euripide, qui lui dispute cette gloire, Eschyle, Ménandre, et tous les autres seraient contraints de me l’avouer, si je n’avais peur que ma témérité leur tournât à honte, de leur montrer dans leurs écrits des fautes qui ont été des exemples d’imitation à la postérité.

Mais sans faire injure à l’Antiquité, celui qui dedans la préface de Tyr et Sidon lui a découvert presque tout le sein à nu, pour couvrir les défauts judicieux de son ami, nous fait voir assez clairement que ceux qui ont fait les préceptes ne les ont pu suivre, encore que leurs sujets semblent avoir été faits plus pour les règles, que les règles pour eux. Comme ce n’est pas mon dessein de rechercher l’enfance de la poésie, ni d’entrer dans son berceau qu’il nous a ouvert, je tire le rideau sur les Grecs pour en venir aux Latins, et dire quelque chose qu’il nous a laissée à remarquer plutôt qu’il n’a omise.

Sénèque est-il plus réglé que les autres ? il n’est personne qui le nie ; cependant il y a deux actions diverses dans la tragédie Agamemnon : la mort de ce roi malheureux, et celle de Cassandre. Il y en a autant dans la Troade : Astyanax est précipité d’une tour, et Polyxène immolée au tombeau d’Achille ; l’Hippolyte est de même : Phèdre s’y tue pour avoir causé la mort de son beau-fils ; La Thébaïde était en danger de courir le même sort, si on l’eût achevée, à cause qu’Étéocle et Polynice y devaient demeurer et se faire encore la guerre après la mort par les flammes de leur bûcher.

J’appelle cette pièce ainsi honteusement tronquée un beau corps qui n’a point de tête ; je pense que Sénèque n’osa lui en faire, pour ce qu’il lui en fallait deux, et c’eût été un monstre. Mais voyant que sa plus belle partie est encore à éclore et demeure enfermée dans l’esprit de son auteur, je dis qu’elle est pareille aux enfants conçus dans cette imperfection qu’apporte la nature, qui sont coupables avant que de naître.

De tout ceci on peut connaître que Sénèque n’est pas d’accord avec Aristote, qui veut qu’il n’y ait qu’une action principale, où toutes les autres s’unissent comme dans leur centre ; mais bien loin de les accorder, j’ajoute encore à la sévérité de ce savant législateur que notre auteur latin, qui partout ailleurs me semble admirable, ne se peut laver de cette faute, puisque ces règles étaient parmi eux ce que nous sont aujourd’hui les articles de la foi, où qui pèche en un, pèche en tout. Outre ce que j’ai remarqué qui choque cette règle de l’unité d’action, je trouve que pour faire l’unité de lieu dans Hercule Œtæan, Sénèque introduit Philoctète qui raconte la mort de ce héros invincible, au lieu qu’il nous le devait faire voir combattre sa douleur et ses furies, et surmonter la mort même en mourant : mais cela demandait la montagne et la forêt d’Œta, qui eût fait un lieu différent de celui de toute la pièce.

Si chacun était de mon sentiment, il eût été plus à propos de relâcher un peu de la sévérité des règles, et nous faire voir cette mort, que nous sommes contraints d’apprendre d’un messager par gazette. En effet y a-t-il rien de si importun que ces rapports et ces longues narrations, qui feraient mourir d’ennui la plus ferme patience, qui nous surchargent la mémoire de paroles sans effets, nous ravissant par un tissu de longs discours tout le plaisir qu’on recevrait des actions ? et quelle faute ne doit-on pas rechercher, pour fuir celle-là ?

Ces actions, pour peu qu’elles soient disposées par une discrète économie, font plus de prise dans l’esprit et valent mieux que les messages et les narrations les mieux travaillées.

Ils tiennent pour perdu le temps que nous employons à agir ; et je tiens pour injurieux, et pour trop long encore le peu qu’ils en prennent pour nous ennuyer, et pour nous rendre malheureux par les oreilles. Ils dépouillent tout un sujet, pour le revêtir à leur mode ; s’il a de diverses rencontres et d’incidents agréables, qui sont ses beautés naturelles, ils font passer les règles par-dessus, comme un rasoir qui en retranche jusqu’à la racine et ne lui laisse rien d’entier bien souvent que le nom.

J’apprendrais volontiers, s’ils eussent eu à traiter quelque histoire autrement que de fable, par quel droit ils auraient ôté ces circonstances que la vérité demande ; si le nœud d’une intrigue qui se lie par une chaîne étendue d’accidents divers, qui vraisemblablement, ou en effet, regardent une suite de journées, se peut faire comprendre en un instant, et résoudre en un autre.

Mais s’ils ont cultivé cette hérésie avec tant de religion et de soins, qu’ils l’ont fait passer jusqu’à nous, pour en gâter un nombre d’esprits difficiles qui pensent acquérir un grand renom d’une petite et vaine curiosité, comment auront-ils pu souffrir l’Amphitryon de Plaute, où au lieu d’enfermer l’action dans les vingt-quatre heures, un enfant est conçu et né dans une même pièce, sans préjudice des neuf mois ?

Ne faut-il pas que le théâtre latin en rougisse, ou qu’il abjure avec nous cette créance ridicule, contre laquelle pèchent aussi bien ceux qui en ont donné les lois, que tous ceux qui les ont reçues ? Sénèque n’est pas moins aveugle que Thyeste en cette tragédie qui porte ce nom, quand après l’avoir fait rechercher par son frère Atrée, qui l’appelle à la moitié du royaume par la voix de ses propres enfants, il fait venir ce misérable prince d’un lieu éloigné, hors du royaume, où son crime et la peur qu’il avait de son frère le retenaient en exil.

Jamais l’impatience et la crédulité n’ont fait aller si vite un malheureux à sa prochaine perte que celui-ci, qu’il faut croire avoir été porté par les vents, pour arriver d’heure et se trouver présent à sa propre tragédie ; ou certes qu’il y a d’autres royaumes qu’Yvetot, que l’on peut traverser de l’œil, et passer en ce peu de temps que demande sur le théâtre un acte fini pour commencer l’autre. Allons d’un pied égal, et passons outre.

Pour se réduire dans le temps prescrit, ils nous donnent bien d’autres actes de leur diligence ; ils feront venir sans marcher un homme de quatre cents lieues, qui sans avis, sans apparence, sans dessein, et le plus souvent sans raison, en un moment qu’on lui dirait être assigné, nous apparaît comme tombé des nues : et sans ce personnage que l’on voit venu, combien qu’on n’ait pu le faire venir, toute la pièce serait en désordre.

Si cela se peut dire juste, il n’est rien qui ne le soit au théâtre : et certes je crois que les meilleurs jugements seront de mon côté, et trouveraient avec moi plus de plaisir et de raison de voir venir cet homme à ses journées, ou du moins dans le dessein de les entreprendre, que de le jeter par force et à l’étourdi sur le théâtre. Où est cette apparence qui doit être l’âme de toutes les actions ? ne vaudrait-il pas mieux tirer des règles un sujet, pour le mettre en la vraisemblance ? voilà un nœud bien délié.

Nous autres prenons du lieu, du temps et de l’action ce qu’il nous en faut pour le faire curieusement, et pour le dénouer avec grâce, en surprenant les esprits par des accidents qui sont hors d’attente et non point hors d’apparence : eux ne le démêlent point, ils le coupent.

Et qu’on ne pense pas nous faire passer leur scrupule pour vertu.

La simple imagination porte autant mon esprit, mais bien moins agréablement, aux pays d’Orient, et dans les villes qu’Alexandre subjugua, quand on m’en fait seulement la narration pour la joindre à la dernière journée de sa vie, que quand je le vois sur le théâtre en personne, ici combattre Darius, là pleurer sur la perte de son ennemi ; témoigner en un acte son courage, en l’autre sa continence et la force de son cœur à surmonter tous les appas d’une beauté parfaite ; promener par toute la Perse sa valeur, et enfin prendre Babylone pour en faire son tombeau.

La description m’importune en sa longueur, l’action me récrée ; celle-là n’appartient qu’à l’histoire ou bien au poème épique ; celle-ci donne la grâce au théâtre, qui nous peut faire voir en raccourci les lieux, le temps, les actions qui concernent l’essence d’un sujet, sans préjudice de ces règles ombrageuses, qui ne sont point du temps, ne doivent point obtenir de lieu parmi nous, et pour lesquelles on ne peut avoir d’action contre nous qu’en l’autre monde.

Mais là nous aurons des lumières et une raison plus haute, qui nous feront voir que tout n’est que vanité, que notre vie n’est qu’un songe, et nos raisonnements des rêveries de malades ; que les Anciens ont commencé les fautes, et nous les achevons ; qu’en pensant donner du jour à l’erreur, eux et nous avons mis l’erreur au jour. Enfin nous pourrons nous accorder en ce point, que nous nous moquerons également de ces douces folies.

Et de moi, je ne crois pas que j’attende jusqu’à ce temps-là de rire du soin inutile que j’ai pris de former ce discours, pour soutenir ou reprendre des fautes que les ignorants n’entendront point, et que les plus savants mépriseront quand ils auraient dessein de me flatter, prenant ceci comme une chose superflue, et qui ne peut servir qu’à ceux qui voudront faillir comme moi.

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Jean de Schélandre – Préface de « Tyr et Sidon » (1608)

Puisque le jugement que j’ai fait de cet ouvrage est une des principales causes qui a porté Monsieur de Schélandre à le publier, il me semble que je suis responsable de toutes les objections qu’on lui peut faire en cette occasion, et qu’il sera pleinement excusé de tout le blâme qu’il pourrait encourir de cette action, s’il en rejette la faute sur moi.

Je lui ai dit tant de fois que Tyr et Sidon était une bonne pièce, qu’à la fin il s’est laissé persuader qu’elle n’était pas mauvaise, et qu’il pouvait la donner au public à mes périls et fortunes. C’est une chose étrange, que l’homme dont je parle, qui à l’âge de vingt-cinq ans a composé trois livres d’une Stuartide admirée de ce docte roi de la Grande-Bretagne, qui a fait asseoir auprès de lui les Muses dans son propre trône, ait maintenant de la peine à se résoudre de nous faire voir une tragi-comédie qu’il a travaillée avec tant d’art et tant de soin.

Mais il en est ainsi, que plus nous avançons en la connaissance de quelque chose, plus avons-nous de défiance de notre capacité, et par je ne sais quel contrepoids d’humilité, les plus excellents écrivains, et les plus capables de contenter autrui, sont sujets à ne se contenter pas eux-mêmes ; soit à cause que reconnaissant mieux que les autres la faiblesse de l’esprit humain, ils en méprisent davantage les opérations ; soit que se proposant toujours en leur imagination une idée très parfaite, ils se fâchent de ne la pouvoir exécuter à cause du défaut des termes qui ne peuvent jamais assez bien exprimer leur pensée.

Quoi que c’en soit, la crainte de ne pouvoir satisfaire à autrui n’est pas la principale raison qui fait que les plus habiles hommes retiennent si longtemps leurs œuvres dedans le cabinet, et qu’ils passent tant d’années à les polir paravant que de les présenter aux yeux de tout le monde. Si est-ce qu’il faut donner beaucoup de choses à l’opinion des autres, et puisque nous sommes obligés d’y régler la plupart des actions de notre vie, il faut y conformer aussi, tant que nous le pouvons faire sans intérêt de la sagesse, nos paroles et nos pensées.

Que s’il arrive qu’elles s’en écartent quelquefois, il ne faut point être si dédaigneux, que de ne vouloir pas rendre raison de notre fait ; au contraire il me semble qu’il est très honnête d’éclaircir chacun pourquoi nous nous sommes jetés à quartier du chemin ordinaire, pour tenir une route particulière. Or comme le monde est presque toujours divisé en opinions contraires, il arrive ordinairement que nous sommes mieux accompagnés, et que notre parti est plus fort que nous ne pensons, et au sujet que je traite je suis assuré d’avoir la moitié du monde de mon côté, tandis que je tâcherai de convertir l’autre.

Ceux qui défendent les anciens poètes reprendront quelque chose en l’invention de notre auteur, et ceux qui suivent les modernes trouveront à dire quelque peu à son élocution.

Les premiers, qui sont les doctes, à la censure desquels nous déférons infiniment, disent que notre tragi-comédie n’est pas composée selon les lois que les Anciens ont prescrites pour le théâtre, sur lequel ils n’ont rien voulu représenter que les seuls événements qui peuvent arriver dans le cours d’une journée.

Et cependant tant en la première, qu’en la seconde partie de notre pièce, il se trouve des choses qui ne peuvent être comprises en un seul jour, mais qui requièrent l’étendue de plusieurs jours pour être mises à exécution.

Mais aussi les Anciens pour éviter cet inconvénient de joindre en peu d’heures des actions grandement éloignées de temps, sont tombés en deux fautes, aussi importantes que celles qu’ils voulaient fuir : l’une, en ce que prévoyant bien que la variété des événements est nécessaire pour rendre la représentation agréable, ils font échoir en un même jour quantité d’accidents et de rencontres qui probablement ne peuvent être arrivés en si peu d’espace.

Cela offense le judicieux spectateur qui désire une distance, ou vraie, ou imaginaire entre ces actions-là, afin que son esprit n’y découvre rien de trop affecté, et qu’il ne semble pas que les personnages soient attitrés pour paraître à point nommé comme des Dieux de machine, dont on se servait aussi bien souvent hors de saison. Ce défaut se remarque presque dans toutes les pièces des Anciens, et principalement où il se fait quelque reconnaissance d’un enfant autrefois exposé.

Car sur l’heure même, pour fortifier quelque conjecture fondée sur l’âge, les traits de visage, ou sur quelque anneau, ou autre marque, la personne dont on s’est servi pour le perdre, le pasteur qui l’a nourri, la bonne femme qui l’a allaité, etc. se rencontrent et paraissent soudainement, comme par art de magie sur le théâtre ; quoique vraisemblablement, tout ce peuple-là ne se puisse ramasser qu’avec beaucoup de temps et de peine. Toutes les tragédies, et les comédies des Anciens sont pleines de ces exemples.

Sophocle même, le plus réglé de tous, en son Œdipe Régnant, qui nous est proposé par les experts, comme le modèle d’une parfaite tragédie, est tombé en cet inconvénient : car sur l’heure même que Créon est de retour de l’oracle de Delphes, qu’on est en peine de trouver l’auteur de la mort de Laïus, qu’on a envoyé quérir un ancien serviteur qui en peut savoir des nouvelles et qui doit arriver incontinent, le poète fait survenir de Corinthe le vieillard qui avait autrefois enlevé l’enfant Œdipe, et qui l’avait reçu des mains de ce vieil serviteur qu’on attend.

De sorte que toute l’affaire est découverte en un moment, de peur que l’état de la tragédie n’excède la durée d’un jour.

Qui ne voit en cet endroit, que la survenue du vieillard de Corinthe est apostée et mendiée de trop loin, et qu’il n’est pas vraisemblable qu’un homme, qui n’était point mandé pour cet effet, arrivât et s’entretînt avec Œdipe justement dans l’intervalle du peu de temps qui s’y écoule, depuis qu’on a envoyé quérir le vieil serviteur de Laïus ?

N’est-ce pas afin de faire rencontrer ces deux personnages ensemble, malgré qu’ils en aient, et pour découvrir en un même instant le secret de la mort de ce pauvre prince ?

De cette observation de ne rien remettre à un lendemain imaginé, il arrive encore que les poètes font que certaines actions se suivent immédiatement, quoiqu’elles désirent nécessairement une distance notable entre elles, pour être faites avec bienséance. Comme quand Æschylus fait enterrer Agamemnon avec pompe funèbre, accompagné d’une longue suite de pleureurs et de libations, sur le point même qu’il vient d’être tué.

Cependant que ce parricide doit avoir mis toute la maison royale, et toute la ville en désordre, que ce corps doit être caché ou abandonné par les meurtriers, et que le théâtre doit être tout plein de mouvements violents, de compassion et de vengeance ; ils marchent en grande solennité et en bel ordre au convoi de ce malheureux prince, de qui le sang est encore tout chaud, et qui par manière de dire n’est que demi-mort.

Le second inconvénient qu’ont encouru les poètes anciens, pour vouloir resserrer les accidents d’une tragédie entre deux soleils, est d’être contraints d’introduire à chaque bout de champ des messagers, pour raconter les choses qui se sont passées les jours précédents, et les motifs des actions qui se font pour l’heure sur le théâtre. De sorte que presque à tous les actes, ces messieurs entretiennent la compagnie d’une longue déduction de fâcheuses intrigues, qui font perdre patience à l’auditeur, quelque disposition qu’il apporte à écouter.

De fait c’est une chose importune, qu’une même personne occupe toujours le théâtre : et il est plus commode à une bonne hôtellerie, qu’il n’est convenable à une excellente tragédie d’y voir arriver incessamment des messagers. Ici il faut éviter tant que l’on peut ces discoureurs ennuyeux, qui racontent les aventures d’autrui, et mettre les personnes mêmes en action, laissant ces longs narrés aux historiens, ou à ceux qui ont pris la charge de composer les arguments et les sujets des pièces que l’on représente.

Quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre Les Perses d’Eschyle, et une simple relation de ce qui s’est passé entre Xerxès et les Grecs ? y a-t-il rien de si plat et de si maigre, et le dégoût du lecteur d’où vient-il, sinon de ce qu’un messager y joue tous les personnages, et que le poète n’a pas voulu franchir cette loi qu’on nous accuse à tort d’avoir violée ?

Mais ce n’est pas mon humeur de trouver davantage à redire aux œuvres d’un poète, qui a eu le courage de combattre vaillamment pour la liberté de son pays, en ces fameuses journées de Marathon, de Salamine, et de Platées : Laissons-le discourir en telle forme qu’il voudra de la fuite des Perses, puisqu’il a eu si bonne part à leur défaite et passons outre.

La poésie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n’est faite que pour le plaisir et le divertissement, et ce plaisir ne peut procéder que de la variété des événements qui s’y représentent, lesquels ne pouvant pas se rencontrer facilement dans le cours d’une journée, les poètes ont été contraints de quitter peu à peu la pratique des premiers qui s’étaient resserrés dans des bornes trop étroites.

Et ce changement n’est point si nouveau que nous n’en ayons des exemples de l’antiquité. Qui considérera attentivement l’Antigone de Sophocle, trouvera qu’il y a une nuit entre le premier et le second enterrement de Polynice : autrement comment Antigone eût-elle pu tromper les gardes du corps de ce pauvre prince la première fois, et se dérober à la vue de tant de monde, que par l’obscurité de la nuit ?

Car à la seconde fois elle y vient à la faveur d’une tempête et d’une grande pluie, qui fait retirer toutes les gardes, cependant qu’elle, au milieu de l’orage, ensevelit son frère et lui rend les derniers devoirs.

D’où il résulte que la tragédie d’Antigone représente les actions de deux jours pour le moins, puisque le crime prétendu de cette princesse, présuppose la loi de Créon, qui est faite publiquement et en plein jour sur le théâtre, en présence des anciens bourgeois de la ville de Thèbes. Voici donc l’ordre de cette tragédie. La loi ou la défense de Créon faite et publiée durant le jour ; le premier enterrement de Polynice que je soutiens avoir été fait la nuit ; le second durant un grand orage en plein midi ; voilà le second jour.

Mais nous avons un exemple bien plus illustre, d’une comédie de Ménandre (car nos censeurs veulent qu’on observe la même règle aux comédies qu’aux tragédies, pour le regard de la difficulté que nous traitons) intitulée eautòn timwroύmeno, traduite par Térence; en laquelle le Poète comprend sans aucun doute les actions de deux jours, et introduit des acteurs qui le témoignent en termes très intelligibles.

En l’acte premier, scène seconde, Chrémès avertit son fils de ne s’écarter pas trop loin de la maison, vu qu’il est déjà tard. En l’acte second, scène quatrième, Clitipho et sa bande entre au logis pour souper avec le vieillard, et la nuit s’y passe en de beaux exercices.

Le lendemain Chrémès se lève de bon matin pour avertir Menedemus du retour de Clinia son fils, et sort de la maison en s’essuyant les yeux, et prononçant ces mots, Lucescit hoc jam, etc. le jour commence à poindre, etc.

Que s’il se trouve quelqu’un si hardi de dire que Ménandre et Térence ont failli en cet endroit, et qu’ils se sont oubliés de la bienséance qu’il faut garder au théâtre, qu’il prenne garde de n’offenser pas quant et quant les premiers hommes des Romains, Scipion et Laelius, que Cornelius Nepos tient pour être les vrais auteurs de cette comédie, plutôt que Térence.

Il se voit donc par là que les anciens et les plus excellents maîtres du métier, n’ont pas toujours observé cette règle, que nos critiques nous veulent faire garder si religieusement à cette heure. Que si toutefois ils l’ont pratiquée le plus souvent, ce n’est pas qu’ils crussent d’y être obligés absolument pour contenter l’imagination du spectateur, contre laquelle on fait bien autant de force par les deux voies que j’ai déclarées ; mais c’était leur coutume de n’oser se départir que de bien peu, du chemin que leurs devanciers leur avaient tracé.

Ce qui paraît en ce que les moindres innovations du théâtre sont comptées par les Anciens comme des changements fort importants et fort remarquables en l’État. Sophocle a inventé le cothurne et ajouté trois personnages aux chœurs, qui auparavant lui n’étaient que de douze. Ce changement est de bien peu de conséquence, et ne touche que la taille de l’acteur, et le nombre des chœurs, qui sont toujours désagréables, en quelque quantité ou qualité qu’ils paraissent.

Or il y a deux raisons, à mon avis, pour lesquelles les anciens tragiques n’ont osé s’éloigner, si ce n’est de bien peu, et pied à pied, de leurs premiers modèles.

La  première est que leurs tragédies faisaient partie de l’office des Dieux et des cérémonies de la religion, en laquelle les nouveautés étant toujours odieuses et les changements difficiles à goûter s’ils ne se font d’eux-mêmes et comme insensiblement, il est arrivé que les poètes n’ont osé rien entreprendre qui ne fût conforme à la pratique ordinaire.

Et c’est peut-être aussi la cause pour laquelle, encore qu’ils représentent des actions atroces, accompagnées et suivies de meurtres et autres espèces de cruauté, si est-ce qu’ils ne répandent jamais de sang en présence des spectateurs, et toutes ces sanglantes exécutions, s’entendent être faites derrière la tapisserie; et cela de peur que la solennité ne soit profanée par le spectacle de quelque homicide : car si l’on y prend bien garde, l’Ajax de Sophocle ne se tue pas dessus le théâtre, mais dans un bocage voisin, d’où l’on peut facilement entendre sa voix et les derniers soupirs de sa vie.

La seconde raison, qui fait que les anciennes tragédies ont presque une même face, et sont toutes pleines de chœurs et de messagers, à bien peu près l’une comme l’autre, vient de ce que les poètes désirant d’emporter le prix destiné à celui qui aurait le mieux rencontré, s’obligeaient d’écrire à l’appétit et au goût du peuple et des juges, qui sans doute eussent refusé d’admettre au nombre des contendants celui qui n’eût pas gardé les formes d’écrire, observées en telles occasions auparavant lui.

Les matières mêmes étaient prescrites et proposées, sur lesquelles les poètes devaient travailler cette année-là.

D’où l’on voit, que presque toutes les anciennes tragédies ont un même sujet, et que les mêmes arguments sont traités par Eschyle, Sophocle et Euripide, tragiques desquels seuls quelques ouvrages entiers sont parvenus jusques à nous.

Il est encore arrivé de là, que ces sujets et ces  arguments ont été pris de quelques fables, ou histoires grecques en petit nombre, et fort connues du peuple qui n’eût pas agréé qu’on l’eût entretenu d’autres spectacles que de ceux qui sont tirés des choses arrivées à Thèbes et à Troie.

Ajoutez à cela que les Athéniens, ayant reçu les tragédies d’Eschyle avec un applaudissement extraordinaire, voulurent par privilège spécial, qu’elles pussent encore être jouées en public après la mort de leur auteur. Ce qui les mit en tel crédit, que les poètes tragiques suivants estimèrent qu’ils ne se devaient pas beaucoup écarter d’un exemple dont on faisait tant d’état, et qu’il fallait s’accommoder à l’opinion populaire, puisque c’était celle du maître.

Depuis, les Latins s’étant assujettis aux inventions des Grecs, comme tenant d’eux les lettres et les sciences, n’ont osé remuer les bornes qu’on leur avait plantées, et particulièrement au sujet dont nous parlons.

Car les Romains, ayant imité les Grecs aux autres genres de poésie, et même ayant disputé du prix avec eux pour le poème héroïque et lyrique, se sont contenus, ou bien peu s’en faut, dans les simples termes de la traduction en leurs tragédies, et n’ont traité aucun sujet qui n’ait été promené plusieurs fois sur les théâtres de la Grèce.

Je ne veux point parler d’Accius, de Naevius, de Pacuvius et de quelques autres, desquels nous avons quantité de fragments, cités sous titre de fables grecques par les grammairiens : les seules tragédies latines, qui ont été composées en un meilleur siècle, qui nous restent, sont presque toutes Grecques, tant en la matière, qu’en la forme : excepté la Thébaïde, en ce qu’elle n’introduit point de chœurs, et l’Octavie en ce qu’elle a pour sujet une histoire romaine; mais celle-ci est l’ouvrage d’un apprenti, si nous en croyons Juste Lipse, et ne mérite que nous en fassions beaucoup de compte.

En suite des Latins, le théâtre ayant été abandonné aussi bien que les autres lettres plus polies, la barbarie a succédé, et ce long interrègne des lettres humaines, qui n’ont repris leur autorité que de la mémoire de nos pères.

En cette restauration toutefois il s’est commis plusieurs fautes ; mais ce n’est pas mon dessein d’en parler en ce lieu, et je ne le peux entreprendre sans faire un livre d’une préface, et dire beaucoup de bonnes choses hors de propos. Seulement désirerais-je que François Bacon le censeur public des défauts de la science humaine, en eût touché quelque chose dans ses livres, comme il semble que sa matière l’y obligeait.

Je me resserre ici dans les limites de la seule poésie, et je dis que l’ardeur trop violente de vouloir imiter les Anciens a fait que nos premiers poètes ne sont pas arrivés à la gloire, ni à l’excellence des Anciens.

Ils ne considéraient pas, que le goût des nations est différent aussi bien aux objets de l’esprit, qu’en ceux du corps, et que tout ainsi que les Mores, et sans aller si loin, les Espagnols, se figurent et se plaisent à une espèce de beauté toute différente de celle que nous estimons en France, et qu’ils désirent en leurs maîtresses une autre proportion de membres et d’autres traits de visage que ceux que nous y recherchons : jusque-là qu’il se trouvera des hommes qui formeront l’idée de leur beauté des mêmes linéaments dont nous voudrions composer la laideur : de même il ne faut point douter que les esprits des peuples n’aient des inclinations bien différentes les uns des autres, et des sentiments tous dissemblables pour la beauté des choses spirituelles telles qu’est la poésie.

Ce qui se fait néanmoins sans intérêt de la philosophie ; car elle entend bien que les esprits de tous les hommes, sous quelque ciel qu’ils naissent, doivent convenir en un même jugement touchant les choses nécessaires pour le  souverain bien, et s’efforce tant qu’elle peut de les unir en la recherche de la vérité, parce qu’elle ne saurait être qu’une ; mais pour les objets simplement plaisants et indifférents, tel qu’est celui-ci dont nous parlons, elle laisse prendre à nos opinions telle route qu’il leur plaît, et n’étend point sa juridiction sur cette matière.

Cette vérité posée nous ouvre une voie douce et aimable pour composer les disputes qui naissent journellement entre ceux qui attaquent et ceux qui défendent les ouvrages des Poètes anciens.

Car comme je ne saurais que je ne blâme deux ou trois faiseurs de chansons qui traitent Pindare de fol et d’extravagant, Homère de rêveur, etc. et ceux qui les ont imités en ces derniers temps: aussi trouvé-je injuste qu’on nous les propose pour des modèles parfaits, desquels il ne nous soit pas permis de nous écarter tant soit peu.

À cela il faut dire que les Grecs ont travaillé pour la Grèce, et ont réussi au jugement des honnêtes gens de leur temps ; et que nous les imiterons bien mieux si nous donnons quelque chose au génie de notre pays et au goût de notre langue, que non pas en nous obligeant de suivre pas à pas et leur invention et leur élocution, comme ont fait quelques-uns des nôtres.

C’est en cet endroit qu’il faut que le jugement opère, comme partout ailleurs, choisissant des Anciens, ce qui se peut accommoder à notre temps et à l’humeur de notre nation, sans toutefois blâmer des ouvrages sur lesquels tant de siècles ont passé avec une approbation publique.

On les regardait en leur temps d’un autre biais que nous ne faisons à cette heure, et y observait-on certaines grâces qui nous sont cachées, et pour la découverte desquelles il faudrait avoir respiré l’air de l’Attique en naissant, et avoir été nourri avec ces excellents hommes de l’ancienne Grèce. Certes comme notre estomac se rebute de quelques viandes et de quelques fruits qui sont en délices aux pays étrangers ; aussi notre esprit ne goûte pas tel trait ou telle invention d’un Grec ou d’un Latin, qui autrefois a été en grande admiration.

Il fallait bien que les Athéniens trouvassent d’autres beautés dans les vers de Pindare que celles que nos esprits d’à présent y remarquent, puisqu’ils ont récompensé plus libéralement un seul mot, dont ce poète a favorisé leur ville, que les princes d’aujourd’hui ne feraient une Iliade composée à leur louange.

Il ne faut donc pas tellement s’attacher aux méthodes que les Anciens ont tenues, ou à l’art qu’ils ont dressé, nous laissant mener comme des aveugles ; mais il faut examiner et considérer ces méthodes mêmes par les circonstances du temps, du lieu, et des personnes pour qui elles ont été composées, y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage : ce qu’Aristote même eût avoué.

Car ce Philosophe, qui veut que la suprême raison soit obéie partout, et qui n’accorde jamais rien à l’opinion populaire, ne laisse pas de confesser en cet endroit, que les poètes doivent donner quelque chose à la commodité des comédiens, pour faciliter leur action, et céder beaucoup à l’imbécillité et à l’humeur des spectateurs.

Certes il en eût accordé bien davantage à l’inclination et au jugement de toute une nation ; et s’il eût fait des lois pour une pièce qui eût dû être représentée devant un peuple impatient et amateur de changement et de nouveauté comme nous sommes, il se fût bien gardé de nous ennuyer par ces narrés si fréquents et si importuns de messagers, ni de faire réciter près de cent cinquante vers tout d’une tire à un chœur, comme fait Euripide en son Iphigénie en Aulide.

Aussi les Anciens même, reconnaissant le défaut de leur théâtre, et que le peu de variété qui s’y pratiquait rendait les spectateurs mélancoliques, furent contraints d’introduire des satyres par forme d’intermède, qui par une licence effrénée de médire et d’offenser les plus qualifiés personnages, retenaient l’attention des hommes, qui se plaisent ordinairement à entendre mal parler d’autrui.

Cette économie et disposition, dont ils se sont servis, fait que nous ne sommes point en peine d’excuser l’invention des tragi-comédies, qui a été introduite par les Italiens, vu qu’il est bien plus raisonnable de mêler les choses graves avec les moins sérieuses, en une même suite de discours, et les faire rencontrer en un même sujet de fable ou d’histoire, que de joindre hors d’œuvre, des satyres avec des tragédies, qui n’ont aucune connexité ensemble, et qui confondent et troublent la vue et la mémoire des auditeurs.

Car de dire qu’il est malséant de faire paraître en une même pièce les mêmes personnes traitant tantôt d’affaires sérieuses, importantes et tragiques, et incontinent après de choses communes, vaines, et comiques, c’est ignorer la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont bien souvent entrecoupées de ris et de larmes, de contentement et d’affliction, selon qu’ils sont agités de la bonne ou de la mauvaise fortune.

Quelqu’un des Dieux voulut autrefois mêler la joie avec la tristesse pour en faire une même composition ; il n’en put venir à bout, mais aussi il les attacha queue à queue.

C’est pourquoi ils s’entre-suivent ordinairement de si près : et la nature même nous a montré qu’ils ne différaient guère l’un de l’autre, puisque les peintres observent que les mêmes mouvements de muscles et de nerfs qui forment le ris dans le visage, sont les mêmes qui servent à nous faire pleurer et à nous mettre en cette triste posture, dont nous témoignons une extrême douleur.

Et puis au fond, ceux qui veulent qu’on n’altère et qu’on ne change rien des inventions des Anciens, ne disputent ici que du mot, et non de la chose : car qu’est-ce que leCyclope d’Euripide, qu’une tragi-comédie pleine de raillerie et de vin, de satyres et de silènes d’un côté ; de sang et de rage de Polyphème éborgné, de l’autre ?

La chose est donc ancienne, encore que le nom en soit nouveau: il reste seulement de la traiter comme il appartient, de faire parler chaque personnage selon le sujet et la bienséance, et de savoir descendre à propos du cothurne de la tragédie (car il est ici permis d’user de ces termes) à l’escarpin de la comédie, comme fait notre auteur.

Personne n’ignore combien le style qu’on emploie en de si différentes matières, doit être différent : l’un haut, élevé, superbe ; l’autre médiocre et moins grave. C’est pourquoi Pline le Jeune avait assez plaisamment surnommé deux de ses maisons des champs, tragédie et comédie, parce que l’une était située sur une montagne, et l’autre au bas sur le bord de la mer.

Or comme cette différente situation les rendait diversement agréables, aussi je crois que le style de notre auteur contentera les esprits bien faits : soit alors qu’il s’élève et qu’il fait parler Pharnabaze avec la pompe et la gravité convenable à un Prince enflé de ses prospérités, et de la bonne opinion de soi-même ; soit alors qu’il s’abaisse et qu’il introduit Timadon qui dresse une partie d’amour, ou un page déguisé en fille qui s’en va tromper un vieillard.

Je sais bien que nos censeurs modernes passeront légèrement les yeux sur toutes les beautés de notre tragi-comédie, et laisseront en arrière tant d’excellents discours, de riches descriptions, et autres rares inventions toutes nouvelles qui s’y rencontrent, pour s’arrêter à quelques vers un peu rudes, et à trois ou quatre termes qui ne seront pas de leur goût.

Mais il faut qu’ils considèrent, s’il leur plaît, qu’il y a bien de la différence d’une chanson et d’un sonnet, à la description d’une bataille, ou de la furie d’un esprit transporté de quelque passion violente : et qu’ici il est nécessaire d’employer des façons de parler toutes autres que là, et des mots qui peut-être ne seraient pas tolérables ailleurs.

Joint que tout ce que reprennent ces messieurs n’est pas incontinent pour cela digne de correction. Ils se mécomptent fort souvent, et en l’approbation et en la réprobation des ouvrages d’autrui, et des leurs propres. Et certes qui voudra plaire aux doctes et à la postérité, est en danger de déplaire à quelques esprits faibles et envieux d’à présent.

Aussi n’est-ce pas la raison que notre poète soit exempt de la fatalité qui accompagne les meilleurs écrivains d’aujourd’hui, ni que ses vers tirent meilleure composition de l’envie que leur prose : comme ils ont rencontré des Phyllarques, il trouvera sans doute des Aristarques, ou pour mieux parler avec Cicéron contre Pison, des Tyrans et des Phalaris de grammairiens, qui ne se contenteront pas de censurer et de passer un trait de plume sur un méchant vers, mais qui poursuivront par armes le poète qui l’aura composé.

Car voilà certainement le point auquel en est venue la fureur de certains pédants, qui ne pouvant rien faire qu’égratigner les écrits des honnêtes gens, décrient leur vie, déchirent leur réputation, et les persécutent à mort, pour ce seul crime qu’ils ne sont pas de leur opinion. Mais ils seront traités ailleurs et par d’autres comme ils le méritent, et enfin ils verront que le temps ne se mêlera pas tout seul d’ôter le crédit à leurs inepties et à leurs médisances.

Quant à moi je les laisse à leurs ennemis irrités, et revenant à Monsieur de Schélandre, je passe de son ouvrage à sa personne, pour t’avertir, Lecteur, que faisant profession des lettres et des armes, comme il fait, il sait les employer chacune en leur saison.

De sorte qu’il ne serait pas homme pour entretenir le théâtre de combats en peinture, tandis que les autres se battent à bon escient, si des considérations importantes, qu’il n’est pas besoin que tu saches, ne lui donnaient malgré lui le loisir de solliciter des procès et de faire des livres.

Que si en ces deux exercices il réussit heureusement, j’estimerai qu’on ne lui fait que justice, et lui se consolera en quelque sorte de la perte des occasions où l’on acquiert des lauriers plus sanglants à la vérité, mais non peut-être plus illustres, que ceux qu’une excellente poésie, telle que celle-ci, doit espérer de la main des Muses et de l’approbation de tout le monde.

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Robert Garnier – Bradamante (1582) – seconde partie

Acte III

Scène I

Scène I

LEON, ROGER

LEON

Si par vostre valeur qui n’a point de pareille,

Bradamante j’acquiers, du monde la merveille,

Que j’en recevray d’aise, et que j’auray d’honneur!

O que je vous seray tenu d’un si grand heur!

ROGER

Ah! quel malheur me suit! mechante destinee!

LEON

Mon ame à la servir est si fort obstinee,

A l’aimer, l’adorer, qu’en moy plus je ne vy;

Je ne vy qu’en ses yeux, que jamais je ne vey.

Une heure m’est un siecle, un jour mille ans me dure,

Que je ne suis l’object de si belle figure.

ROGER

Hélas pauvre Roger, qu’extreme est ton malheur!

LEON

Que n’est à mon amour égale ma valeur,

Pour meriter sa grace! ô Nature fautiere,

Indigne tu m’as fait de cette âme emperiere!

Je ne me suis pas bon, je connois mon defaut;

De la main d’un plus digne accommoder me faut.

Pourquoy me connoissant me suis-je laissé prendre

Aux rets d’une beauté que je ne puis pretendre?

Amour est bien aveugle, aveugle il est vrayment,

De nous contraindre aimer si dissemblablement.

Las! frere, c’est de vous qu’elle deust estre dame.

ROGER

Hà propos douloureux qui me torturent l’ame!

Ma force s’affoiblist; frissonner je me voy;

Mon sang et sens se trouble et ne suis plus à moy.

LEON

Quoy? vous sentez-vous mal? la couleur vous abaisse.

ROGER

Vos langoureux discours me plongent en tristesse.

LEON

Ha là mon bon ami, c’est de franche amitié

Que vous avez ainsi de mes tourmens pitié.

Prenons bon coeur tous deux, car aujourdhuy j’espere

Recevoir beaucoup d’heur.

ROGER

Moy beaucoup de misere.

LEON

Je seray de ma Dame aujourdhuy le vaincueur,

Et tenu d’un chacun pour brave belliqueur

Par vostre vaillantise: or’ qu’il soit deshonneste

De se vouloir parer d’une faulse conqueste.

ROGER

Ma vie est toute vostre; elle fust aux enfers

Si, prompt, vous ne m’eussiez tiré d’entre les fers.

Quand au fond d’une tour vostre tante inhumaine

Me détint pour souffrir une cruelle peine,

Vostre âme pitoyable eslargir me voulut.

Vous me fustes alors ma vie et mon salut.

Faites-en vostre propre; elle vous est acquise.

Ne craignez le hasard d’une dure entreprise:

Pour vous je graviray sur les rochers moussus,

Et plongeray mon chef dedans les flots bossus;

J’iray nu de poitrine à travers mille picques,

A travers les Lyons et les Ourses Libyques.

Je ne vy que pour vous, et desja m’est à tard

Que je n’entre pour vous en quelque bon hasard.

J’iray quand vous plaira sous vos armes combatre

La guerriere beauté que vostre ame idolatre.

LEON

Mon frere, ô que le jour bien-heureux m’eclaira,

Quand des seps outrageux ma main vous retira.

Nulle chose m’esmeut à ce plaisir vous faire,

Sinon vostre vertu, qui nous estoit contraire.

C’est un estrange cas, le dommage que fist

Vostre extrême valeur, quand elle nous desfist,

M’engrava dedans l’ame une amitié soudaine,

Au lieu de vous porter une implacable haine.

Mais vrayment vostre coeur en est bien desgagé.

Je vous suis maintenant beaucoup plus obligé.

Par vous j’auray le bien qui d’amour me consomme.

ROGER

Et moy le plus grief mal que jamais souffrit homme.

LEON

Je vay voir l’Empereur.

ROGER

Le coeur au sein me bat.

LEON

Pour entendre le temps et le lieu du combat:

Demeurez en la tente.

ROGER

Allez à la bonne heure.

LEON

Je reviendray bien tost.

ROGER

Faites peu de demeure.

Astres qui conduisez la torche de nos jours,

Tournants sous le mouvoir de vos célestes cours

Abregez ma detresse, accourcissant ma vie,

Trop long temps jusqu’ici des malheurs poursuivie.

L’espoir ne flate plus ma douteuse raison.

Je n’ay plus qu’esperer, je suis sans guarison.

Quel estrange destin! ô ciel, je vous appelle,

Soyez tesmoing, ô ciel, de ma peine cruelle:

Il me fault despouiller moymesme de mon bien,

Delivrer à un autre un amour qui est mien,

En douer mon contraire, et l’emplir de liesse,

M’enfiellant l’estomach d’une amere tristesse.

O des pauvres mortels avantureux desseins!

O attente trompeuse! ô longs voyages vains!

O nuisible entreprise! helas! pour me desfaire

Des brigues de Leon, mon rival adversaire

Que j’avois en horreur, je fus n’aguère expres

Jusqu’aux murs de Belgrade ou campageoyent les Grecs,

Pour rompre son armee, en combatant l’occire

Avec son père Auguste, et conquester l’Empire.

Mais quoy? de ce haineur l’amitié me sauva.

Celuy que j’offensois à mon bien se trouva.

Je le cherchois à mort, il me donna la vie.

J’estois jaloux de luy, je luy livre m’amie.

L’eussé-je refusé, d’un tel bien-faict ingrat,

Me priant d’esprouver Bradamante au combat?

M’en fussé-je excusé? luy fussé-je allé dire

Que j’avois nom Roger, que j’allois pour l’occire?

Hélas! non. Mais quoy donc? Las! je ne sçay; je suis

En une mer de maux, en un gouffre d’ennuis.

Scène II

BRADAMANTE

Et quoy? Roger, tousjours languiray-je de peine?

Sera tousjours, Roger, mon esperance vaine?

Où estes-vous, mon coeur? quelle terre vous tient,

Quelle mer, quel rivage ha ce qui m’appartient?

Entendez mes soupirs, Roger, oyez mes plaintes;

Voyez mes yeux lavez en tant de larmes saintes,

O Roger, mon Roger, vous me cachez le jour,

Quand vostre oeil, mon soleil, ne luist en ceste Cour.

Comme un rosier privé de ses roses vermeilles,

Un pré de sa verdure, un taillis de ses fueilles,

Un ruisseau de son onde, un champ de ses épis,

Telle je suis sans vous, telle et encore pis.

Quelque nouvelle amour (ce que Dieu ne permette)

Vous eschauferoit point d’une flamme secrette?

Quelque face angelique auroit point engravé

Ses traits dans vostre coeur de ses yeux esclavé?

Hé, Dieu! que sçay-je? hélas! si d’Aymon la rudesse

Vous a desesperé de m’avoir pour maistresse,

Que pour vous arracher cet amour ennuyeux

Vous soyez pour jamais esloigné de mes yeux!

Vous ne l’avez pas fait, vostre ame est trop constante;

Vous ne sçauriez aimer autre que Bradamante.

Retournez donc, mon coeur, las! revenez à moy,

Je ne sçaurois durer si vos yeux je ne voy.

Je ressemble à celuy qui, de son or avare,

Ne l’esloigne de peur qu’un larron s’en empare,

Toujours le voudroit voir, l’avoir à son costé,

Craignant incessamment qu’il ne luy soit osté.

Retournez donc, mon coeur, ostez-moy cette crainte:

Las vostre seule absence est cause de ma plainte!

Comme, quand le Soleil cache au soir sa clairté,

Vient la palle frayeur avec l’obscurité,

Mais si tost qu’apparoist sa rayonnante face,

La nuit sombre nous laisse, et la crainte se passe;

Ainsi sans mon Roger je suis tousjours en peur,

Mais quand il est présent, elle sort de mon coeur.

Comme durant l’Hyver, quand le Soleil s’absente,

Que nos jours sont plus courts, sa torche moins ardente,

Viennent les Aquilons dans le ciel tempester,

On voit sur les rochers les neiges s’afester,

Les glaces et frimas rendre la terre dure,

Le bois rester sans feuille, et le pré sans verdure:

Ainsi quand vous, Roger, vous absentez de moy,

Je suis en un hyver de tristesse et d’esmoy.

Retournez donc, Roger, revenez ma lumiere,

Las! et me ramenez la saison printaniere.

Tout me desplaist sans vous, le jour m’est une nuit;

Tout plaisir m’abandonne, et tout chagrin me suit:

Je vis impatiente, et si guere demeure

Vostre oeil à me revoir, il faudra que je meure,

Que je meure d’angoisse, et qu’au lieu du flambeau

De nostre heureux Hymen, vous trouvez mon tombeau.

Scène III

LEON, CHARLEMAGNE

LEON

Sire, ce m’est grand heur qu’au theatre du monde,

Ici, dans vostre France, en Chevaliers feconde

Et feconde en vertus, vos yeux j’aye ce jour

Tesmoins de ma prouesse, et de ma ferme amour,

Et que vostre bonté pour fruit de ma victoire

Me face recevoir du bien et de la gloire.

Bradamante est mon ame, et ne crains de mourir,

Si mourir me convient en voulant l’acquerir.

Mais j’espere (et le ciel ceste faveur me face)

Qu’avecques de l’honneur je conquerray sa grace.

Quoy que soit, je luy veux ma vie avanturer,

Et l’avoir pour maistresse ou la mort endurer.

Je pry’ vostre bonté que promesse on me tienne,

Et qu’ayant la victoire elle demeure mienne.

Vous n’auriez point d’honneur qu’on me vint décevoir

Et qu’on m’ostast, vainqueur, ce que je deusse avoir.

CHARLEMAGNE

N’ayez doute, mon fils; n’ayez point cette crainte.

Ma parole est toujours inviolable et sainte.

Si Bradamante en force au combat vous passez,

Vos pas ne seront point ingratement tracez.

Vous l’aurez pour espouse avec la gloire acquise

D’avoir fait preuve icy de vostre vaillantise.

Allez à la bonne heure et ne vous espargnez.

Montrez-vous digne d’elle et son amour gaignez.

La lice est toute preste, allez en vostre tente

Endosser le harnois, j’apperçoy Bradamante.

Scène IV

BRADAMANTE, HIPPALQUE, CHARLEMAGNE

BRADAMANTE

Hippalque, mon amour, que feray-je? tu vois

Que j’aime un arrogant qui est sourd à ma vois,

Qui se rit des langueurs dont sa beauté me lime,

Qui n’a que sa valeur et sa force en estime.

Las pauvrette!

CHARLEMAGNE

Ma fille, il vous faut apprester.

Leon veut par le fer vostre amour conquester.

Il s’offre à la bataille avecques la cuirace,

Le brassart, le bouclier, l’armet, la coutelace.

Il ne tardera guère; allez, dépeschez-vous:

Je désire beaucoup que l’ayez pour espoux.

BRADAMANTE

Sire, par vostre loy je ne seray tenue

De prendre aucun mary qui ne m’aura vaincue.

CHARLEMAGNE

Je ne l’entens qu’ainsi, telle est ma volonté.

BRADAMANTE

J’espere qu’il sera de ma main surmonté.

HIPPALQUE

Il n’est venu si loin de la mer Thracienne

Sans avoir balancé vostre force à la sienne.

BRADAMANTE

Ce debile Gregeois, ce jeune effeminé?

HIPPALQUE

Voyez combien il est à combatre obstiné.

BRADAMANTE

Il se pense assez fort pour vaincre une pucelle.

HIPPALQUE

Pucelle qui a peu d’hommes pareils à elle.

BRADAMANTE

Il a sous cest espoir son voyage entrepris.

HIPPALQUE

S’il n’a point d’autre attente, il n’aura pas le prix.

BRADAMANTE

Plutost palle à ses pieds je resteray sans ame,

Qu’autre que mon Roger m’ait jamais pour sa femme.

Est l’empire Gregeois de beautez despourveu?

Pourquoy me poursuit-il? je ne l’ay jamais veu.

Veut-il avoir de force en son lict une amie?

Ne sçait-il pas assez que Roger est ma vie,

Que je n’aime que luy? Pourquoy vient-il tenter

Le desir de mon père, et ses sceptres vanter?

Ce n’est rien de grandeurs, de royaumes, d’empires,

De havres et de ports, de flottes, de navires,

Si l’amour nous bourrelle. Et vaudroit mieux cent fois

Mener paistre, bergere, un troupeau par les bois,

Contente en son amour, qu’Emperière du monde

Regir sans son amy toute la terre ronde.

HIPPALQUE

Mais pensons à combatre. Il est temps d’aviser

De vestir le harnois et l’espee aiguiser,

Puis que Leon est prest, que la lice est ouverte,

Et la place de peuple autour du champ couverte.

BRADAMANTE

Je seray tost armee, et preste de ranger

Avec le fer luisant ce fascheux estranger.

Scène V

ROGER, sous les armes de Leon

O Dieu! jusques à quand ardra sur moy ton ire?

Jusqu’à quand languiray-je en ce cruel martyre?

Jusqu’à quand ma pauvre ame habitera ce corps?

Quand seray-je insensible en la plaine des morts?

Qui suis-je? où suis-je? où vay-je? O dure destinee

O fatale misere à me nuire obstinee!

Quel harnois est-ce cy? contre qui l’ay-je pris?

Quel combat ay-je à faire? Hé Dieu qu’ay-je entrepris!

Veillé-je ou si je dors! sont ce point des allarmes

De l’enchanteur Atlant, ou d’Alcine les charmes?

Me voici desguisé, mais c’est pour me tromper.

Je porte un coutelas, mais c’est pour m’en frapper.

J’entre dans le combat pour me vaincre moymesme.

Le prix de ma victoire est ma despouille mesme.

Qui veit onc tel malheur? Leon triomphera

De Roger, et Roger sa victoire acquerra:

Je suis ore Leon et Roger tout ensemble.

Chose estrange! un contraire au contraire s’assemble.

Qu’il m’eust bien mieux valu souffrir l’affliction

D’où Leon me tira, que cette passion!

Helas je suis entré d’un mal en un martyre!

De tous aspres tourmens mon tourment est le pire.

A mon sort les Enfers de semblables n’ont rien:

Ils ont divers tourmens, mais moy je suis le mien,

Moymesme me punis, moymesme me bourrelle;

Je suis mon punisseur et ma peine cruelle;

Je me suis ma Mégère et mes noirs coulevreaux,

Mes cordes et mes fers, mes fouets et mes flambeaux.

O piteux infortune! Ay-je esté si mal sage,

Si privé de bon sens que jurer mon dommage?

Que promettre à Leon de luy livrer mon coeur,

Et d’estre de moymesme à son profit vaincueur?

Encor si à moy seul je faisois cet outrage.

Mais Bradamante, hélas! le souffre davantage.

Il faut n’en faire rien. Mais quoy? tu l’as promis.

C’est tout un; ne m’en chaut, il n’estoit pas permis.

Si ma promesse estoit de faire à Dieu la guerre,

A mon pere, à ma race, à ma natale terre,

La devroy-je tenir? non, non, seroit mal fait.

De promesse mechante est tres mechant l’effet.

Voire, mais tu luy es attenu de ta vie.

Las! de ma vie, ouy bien, mais non pas de m’amie.

Il est venu de Grece en France sous ta foy.

S’est offert au combat se faisant fort de toy;

Tout son honneur y pend, il n’est pas raisonnable

De luy faulser promesse estant son redevable.

Allons donc, de par Dieu, puis que j’y suis tenu.

Combatons l’estomach, le col ou le flanc nu,

Pour mourir de la main de celle que j’offense.

Je recevray la peine en commettant l’offense.

Je ne puis mieux mourir, puis qu’il faut que ce jour

M’arrache par ma faute et: la vie et l’amour.

Mais d’ailleurs je faudrois car de ma foy promise

Je ne m’acquitte point combattant par feintise:

Puis l’ennuy de la vierge en deviendroit plus grand

Et se tueroit possible avec le mesme brand.

Quoy donc? l’offenseray-je? hélas! je n’ay pas garde!

Je me mettroy l’espee au coeur jusqu’à la garde

Si je voyoy rougir sur son estomac blanc

Ou dessur son armeure une goute de sang.

Je ne veux que parer aux coups de son espee,

Sans qu’elle soit au vif de la mienne frapee.

Scène VI

BRADAMANTE

Si je le puis atteindre avec le coutelas,

Je l’envoiray chercher une femme là-bas.

Ce mignon, ce beau-fils, qui n’a bougé de Grece,

Et qui ne feit jamais preuve de sa prouesse,

N’a couru la fortune et ne s’est hasardé:

Mais s’est tousjours le corps sans mal contregardé,

Contant de son beau nom, et ores vient en France

Faire monstre à nos yeux de sa magnificence.

Aux François ne se voit un teint si delicat,

Mais une main robuste endurcie au combat.

La sueur du harnois est nostre commun baume.

Les combats, les assauts sont l’esbat du royaume.

Les cuiraces d’acier, les armets bien fourbis,

Les brassarts, les cuissots sont nos riches habits.

Nos licts sont une tante, et souvent la vouture

De ce grand Ciel courbé nous sert de couverture.

Nostre ame est courageuse, et ne craint nul effort.

Nous ne prisons rien tant qu’une honorable mort,

Et nous, Filles, n’avons nos poitrines eprises

Des yeux de nos amants, mais de leurs vaillantises.

Or vienne ce musqué, qui ne feit jamais rien

Et qui n’est renommé que pour l’Empire sien:

A son dam apprendra qu’il n’est point de vaillance

Qu’on doive comparer à la valeur de France,

Et qu’acquerir ne faut par importunité,

D’une fille l’amour qu’on n’a point merité.

Acte IIII

Scène I

Scène I

LA MONTAGNE, AYMON, BEATRIX

LA MONTAGNE

Qui eust jamais pensé que ce prince de Grece

Eust en luy tant de coeur, tant de force et d’adresse,

Veu qu’il n’estoit cogneu des Paladins François,

Et qu’on prise assez peu les armes des Gregeois?

Toutefois il est brave et vaillant au possible.

Son ame est genereuse et sa force invincible.

AYMON

Que dit ce gentilhomme?

LA MONTAGNE

Il est César de nom,

Mais il l’est maintenant de faict et de renom.

AYMON

C’est de Leon qu’il parle, escoutons-le un peu dire.

LA MONTAGNE

Chacun luy fait honneur, tout le monde l’admire.

AYMON

Il a doncques vaincu; nous voylà hors d’ennuy.

LA MONTAGNE

Certe il est digne d’elle autant qu’elle de luy.

Beatrix.

Arraisonnons-le un peu.

AYMON

J’en ay fort grand’envie.

Et quoy? nostre bataille est-elle ja finie?

LA MONTAGNE

C’en est fait.

AYMON

Et qui gaigne?

LA MONTAGNE

Ils ont egal honneur.

AYMON

Egal? comment cela?

LA MONTAGNE

Mais Leon est vaincueur.

AYMON

Hà que j’en ay de joye!

BEATRIX

Et moy, que j’en suis aise!

AYMON

Je ne sçaurois ouir chose qui tant me plaise!

Mais de grace contez comme tout s’est passé.

LA MONTAGNE

Autour du camp estoit tout le peuple amassé,

Et Charles devisoit avec les preux de France,

Quand les deux champions après la reverence

Se plantent opposez l’un à l’autre, aux deux bouts,

L’un attisé d’amour, et l’autre de courroux.

Un pennache ondoyoit sur leurs brillantes armes.

Chacun prisoit le port de ce pair de gensdarmes,

Leur demarche et leur grace: ils sembloyent deux soleils,

Ils paroissoyent en force et prouesse pareils.

Ils firent quelque pause aux portes des barrieres,

S’entroeilladant l’un l’autre au travers des visieres:

Et ressembloit la vierge, au mouvoir de son corps,

Un genereux cheval qu’on retient par le mors

Trop ardent de la course, et qui, l’oreille droite,

La narine tendue et la bouche mouete,

Frappe du pié la terre, et marchant çà et là,

Monstre l’impatience et la fureur qu’il a.

La voix ne fut si tost de la trompette ouye,

Que l’espee en la main elle court resjouye

Contre son adversaire, et semble à l’approcher

D’une tourmente esmeue encontre un grand rocher.

L’autre marche à grand pas, et plus grave, ne montre

Avoir tant de fureur qu’elle, à ce dur rencontre:

Il saque au poing l’espee, et destourne et soustient

Les grands coups qu’elle rue, et ferme se maintient.

Comme une forte tour sur le rivage assise,

Par les vagues battue, et par la froide bise,

Ne s’en esbranle point, dure contre l’effort

De l’orage qui bruit et tempeste si fort,

Ainsi luy sans ployer sous l’ardente furie

Et les aspres assauts de sa douce ennemie

Qui chamaille sans cesse, ores haut, ores bas,

Par le chef, par le col, par les flancs, par les bras,

Ne s’esmeut de la charge, ains s’avance, ou se tourne,

Ou recule en arrière, et le malheur destourne.

Il s’arreste par fois, et par fois s’avançant,

De la main et du pié se va comme elançant,

Puis soudain se retire, et jette la rudache

Au devant de l’espee et rend le coup plus lasche.

Il tire peu souvent, et encores ses coups,

Comme en feinte tirez, sont debiles et mous.

Il prend garde à frapper où sa dextre ne nuise,

Et là par grande addresse à tous les coups il vise:

Mais elle s’en courrouce, et ce courtois devoir

Fait redoubler sa haine, ainsi qu’il semble à voir.

Tantost fiert du trenchant, et tantost de la pointe;

Elle cherche où l’armure est à l’armure jointe;

Elle voltige, et tourne incessamment la main,

Le sonde en tous endroits, mais son labeur est vain.

Comme un qui pour forcer une ville travaille,

Ceinte de grands fossez et d’espaisse muraille

De toutes parts flanquee, ore fait son effort

Contre un gros boulevard ou contre un autre fort,

Ore bat une tour, ore assaut une porte,

Ore donne escalade à la muraille forte,

S’attaque à tous endroits, en vain essaye tout:

Il y perd ses soldats et n’en vient point à bout.

La vierge ainsi se peine, et tant moins elle espere

Vaincre son ennemi, d’autant plus se colere,

D’autant plus fait d’effort; le feu sort de ses coups,

Et ne sçauroit briser mailles, lames, ne clous.

En fin elle se lasse, et halette de peine;

Elle fond en sueur et se met hors d’haleine;

La main luy devient foible, et ne peut plus tenir

L’indigne coutelace, et l’escu soutenir.

La force luy défaut: mais la colere aigue,

La honte et le despit de se trouver vaincue

Luy renfle le courage: et laschant le pavois

Prend à deux mains l’espee, et bat sur le harnois

Comme sur une enclume au milieu d’une forge,

Où quelque grand Cyclope un corps d’armures forge.

Ses coups drus et pesans passent l’humain pouvoir;

La force luy redouble avec le desespoir;

D’ahan elle se courbe, et semble avoir envie

De perdre en cet effort la victoire et la vie.

Leon frais et dispos comme en ayant pitié,

Pour finir ce combat, entrepris d’amitié,

Commence à la presser la suivre, la contraindre,

Feint redoubler ses coups, sans toutefois l’atteindre,

La poursuit,la resserre; il la pousse et la poind,

Et lasse la reduit jusques au dernier point.

Charles fait le signal, et Leon se retire:

Bradamante fremist de dueil, de honte, et d’ire.

Le Conseil s’assembla, qui, de Charles requis,

Dit que Leon avoit Bradamante conquis,

Qu’il la devoit avoir pour legitime espouse.

AYMON

Et que dit l’Empereur?

LA MONTAGNE

Qu’il entend qu’il l’espouse.

AYMON

O Dieu, que de ta main les faits sont merveilleux!

Tu as ore abatu le coeur des orgueilleux:

Bradamante a trouvé maintenant qui la donte.

BEATRIX

Elle n’en faisoit cas.

AYMON

Mais elle en avoit honte.

Je vay trouver le Roy, pour ensemble adviser

De l’endroit et du jour de les faire espouser.

Scène II

ROGER

Gouffres des creux enfers, Tenariens rivages,

Ombres, Larves, Fureurs, Monstres, Démons et Rages,

Arrachez-moy d’ici pour me rouer là-bas:

Tous tous à moy venez, et me tendez les bras.

Je sens plus de douleurs, je souffre plus de peines

Qu’on n’en sçauroit souffrir sur vos dolentes plaines.

Je suis au desespoir, je suis plein de fureur;

Je ne projette en moy que désastre et qu’horreur.

Je ne veux plus du jour, j’ay sa lampe odieuse;

Je veux chercher des nuits la nuit la plus ombreuse,

Un lieu le plus sauvage et le plus escarté

Qui se trouve sur terre, un rocher deserté,

Solitaire, effroyable, où, sans destourbier d’homme,

Le dueil, l’amour, la rage, et la faim me consomme.

Où me puis-je laver de l’horrible forfaict

Que j’ay, monstre exécrable, à ma maistresse faict?

Je l’ay prise de force, et de force ravie

A moy, à son amour, et à sa propre vie,

Pour la donner en proye, et en faire seigneur

(Ingrate cruauté!) son principal haineur?

O terre, ouvre ton sein! ô ciel lasche ton foudre,

Et mon parjure chef broye soudain en poudre!

J’ay madame conquise, et un autre l’aura;

J’ay gaigné la victoire, un autre en bravera.

Ainsi pour vous, taureaux, vous n’escorchez la plaine;

Ainsi, pour vous, moutons, vous ne portez la laine;

Ainsi, mousches, pour vous aux champs vous ne ruchez,

Ainsi pour vous, oiseaux, aux bois vous ne nichez.

Hà regret éternel, crèvecoeur, jalousie,

Dont ma detestable ame est justement saisie!

Mourons tost, depeschons, ne tardons plus ici;

Allons voir les Enfers le Royaume noirci;

Je n’ay plus que du mal, et des langueurs au monde;

Ce qu’il ha de plaisir à douleur me redonde.

Adieu cuirace, armet, cuissots, greves, brassars;

Adieu, rudache, espee, outils sanglans de Mars,

Dont le Troyen Hector s’arma jadis en guerre:

Je ne vous verray plus, devalé sous la terre.

Et vous Maistresse adieu adieu Maistresse helas!

Pardonnez-moy ma coulpe, et n’y repensez pas.

J’ay failli, j’ay forfait, il faut qu’on me punisse.

Je soumets corps et ame à tout aspre supplice.

Je ne refuse rien, pourveu que mon tourment

Tire de vostre coeur tout mescontentement,

Que vous me pardonnez devant que je trespasse,

Si que mourir je puisse en vostre bonne grace.

Scène III

BRADAMANTE, HIPPALQUE

BRADAMANTE

Ha fille miserable et regorgeant de maux!

O du Sort outrageux trop outrageux assauts!

O malheureuse vie en miseres plongee!

O mon ame, ô mon ame à jamais affligee!

Que feray-je? où iray-je? et que diray-je plus?

Je suis prise à mes rets, je suis prise à ma glus.

Ah Bradamante où est ta prouesse guerriere?

Où est plus ta vigueur et ta force premiere?

Bras traistres, traistres acier, et pourquoy n’avez-vous

Poussé dans son gosier la roideur de vos coups?

Une goutte de sang n’est de son corps sortie;

Nulle escaille ne lame est de son lieu partie;

Il n’a point chancelé, ferme comme une tour

Que la mer abayante assaut tout alentour.

Et folle je pensois ne trouver rien sur terre

Que Roger seulement, qui me vainquist en guerre:

Toutefois ce Gregeois qui n’est pareil à luy,

Qui n’acquist onc honneur, m’a domtee aujourdhuy.

Las! Roger, où es-tu, où es-tu ma chere ame?

Où es-tu, mon Roger? en vain je te reclame,

Tu n’entens à mes cris. Es-tu seul des mortels

Qui n’ayes entendu publier mes cartels?

Chacun l’a sceu, Roger: les peuples Iberides,

Les Mores, les Persans, les Getes, les Colchides,

Et tu l’ignores seul; cela toy seul ne scais,

Qu’espandre pour toy seul par le monde je fais.

HIPPALQUE

Hé mon Dieu, que vous sert ceste larmeuse plainte?

Pourquoy vous gesnez-vous d’une chose contrainte?

Pourquoy plorez-vous tant? que souspirez-vous tant?

Pensez-vous le malheur rompre en vous tourmentant?

BRADAMANTE

Ma compagne, m’amie, hé que j’ay de tristesse!

Le dueil, l’amour, la haine et la crainte m’oppresse.

Je suis au desespoir, au desespoir je suis:

Je n’ay plus que la mort pour borner mes ennuis.

HIPPALQUE

Ne vous desolez point. Il n’y a maladie,

Tant soit elle incurable; où lon ne remedie:

Il fault prendre courage et tousjours esperer.

Dieu vous peut (s’il luy plaist) de ces malheurs tirer.

BRADAMANTE

Et comment? quel moyen? qu’à Leon j’obeisse

Par ses armes vaincue, et sois Imperatrice?

Hà non! plustost la mort se coule dans mon sein,

Et plustost me puissé-je enferrer de ma main

Que d’estre oncques à luy: j’en suis là resolue.

Je sçay que d’un chacun j’en seray mal-voulue:

Charles s’en faschera, et mon père sur tous

Vomira contre moy le fiel de son courroux.

Je seray justement inconstante estimee,

Des Grecs et des François impudente nommee;

Leon j’offenseray: mais tout m’est plus leger

Et de moindre peché que d’offenser Roger.

HIPPALQUE

Je voy Marphise seule, allons par devers elle:

Elle en pourra possible avoir quelque nouvelle.

Scène IV

MARPHISE, BRADAMANTE, HIPPALQUE

MARPHISE

Quelle fureur, mon frere, a vostre esprit espoind

De quitter vostre Dame et ne la revoir point?

D’abandonner la Cour, et moy vostre germaine,

Me laissant en destresse, et Bradamante en peine?

La pauvre Bradamante, ha que j’en ay pitié!

Jamais ne fut je croy, plus constante amitié.

Las! que sera-ce d’elle? Elle avoir esperance

Qu’au bruit de son cartel vous reviendriez en France;

Un chacun l’estimoit, son pere en avoit peur,

Qui a tant ce Leon et son Empire au coeur:

Et ores la pauvrette, et mocquée et trompee,

Est la femme du Grec par le droit de l’espee.

BRADAMANTE

Dieu m’en garde, ma soeur, je veux plustost mourir.

MARPHISE

Helas! que je voudrois vous pouvoir secourir.

Mais quoy? tout est perdu, que sçaurions-nous plus faire?

La peine en est à vous, et la coulpe à mon frère.

Prenez le sort en gré, c’est Dieu qui l’a permis.

Leon vous doit avoir, puis qu’on luy a promis.

BRADAMANTE

Jamais, ma soeur.

MARPHISE

Mais quoy? seroit-il raisonnable?

BRADAMANTE

Le soit ou ne le soit, mon coeur est immuable.

MARPHISE

Quelle excuse aurez-vous de ne le faire pas?

BRADAMANTE

J’auray pour mon excuse un violent trespas.

MARPHISE

Un trespas! et pourquoy? n’avances point vostre heure.

BRADAMANTE

Je mourray, je mourray: je n’ay chose meilleure.

MARPHISE

Et que diroit Roger entendant vostre mort?

BRADAMANTE

Que morte je seray pour ne luy faire tort.

MARPHISE

Mais il auroit causé vostre mort outrageuse.

BRADAMANTE

Non, ainçois la fortune à mon bien envieuse.

MARPHISE

Il mourroit à l’instant qu’il sçauroit vostre fin.

BRADAMANTE

J’ay peur qu’il soit desja de la mort le butin.

MARPHISE

Non est pas, si Dieu plaist il en seroit nouvelle.

BRADAMANTE

S’il vit, il est épris de quelque amour nouvelle.

MARPHISE

N’ayez peur qu’il soit onc d’autre amour retenu.

BRADAMANTE

Qu’au bruit de ce combat n’est-il donques venu?

MARPHISE

Hélas! je n’en sçay rien; j’ay peur qu’il soit malade.

BRADAMANTE

Leon luy auroit bien dressé quelque embuscade,

Comme il est fraudulent, et l’aurois pris, de peur

Qu’il fust à son dommage encontre moy vaincueur.

HIPPALQUE

Je sçay bien un moyen pour brouiller tout l’affaire.

MARPHISE

Et quel? ma grand amie.

BRADAMANTE

Et que faudroit-il faire?

MARPHISE

Je volle toute d’aise.

BRADAMANTE

Hippalque, mon amour.

MARPHISE

Mon coeuret je te piy, fay nous quelque bon tour.

HIPPALQUE

La fourbe est bien aisee, il faut que vous, Marphise,

Allez vers l’empereur, et que de galantise

Soustenez qu’on fait tort à vostre frere absent,

Mariant Bradamante, et la luy ravissant,

Veu qu’ils ont devant vous par paroles expresses

Fait de s’entre-espouser l’un à l’autre promesses:

Qu’un sceptre ne doit pas la faire varier,

Qu’on ne la sçauroit plus à d’autres marier:

Que si par arrogance elle veut contredire,

Les armes en la main soustiendrez vostre dire.

Bradamante y sera qui, le front abbaissant,

Ira par son maintien vos propos confessant;

Lors Charles et ses Pairs ne voulans faire outrage

A Roger, suspendront ce dernier mariage.

Il viendra ce pendant, ou quelque autre moyen

Se pourra presenter commode à nostre bien.

MARPHISE

J’approuve ce conseil: car si Leon s’y treuve,

Il faudra qu’avec moy par l’honneur il s’espreuve

Pour défendre sa cause, et j’espère qu’apres

Vous n’aurez plus de mal de luy, ny d’autres Grecs.

Scène V

LEON, CHARLES, AYMON, MARPHISE, BEATRIX

LEON

Magnanime empereur, dont le nom venerable

Est aus fiers Sarrasins et aus Turcs redoutable,

Qui le sceptre François faites craindre par tout

D’un bout de l’univers jusques à l’autre bout,

Et qui ce grand Paris, vostre cité Royale,

En majesté rendez aux deux Rommes égale,

Heureuse est vostre France, et moy plein de grand

De m’estre ici trouvé pour voir vostre grandeur,

Et d’avoir eu de vous tesmoignage honorable

Aux prix de ma valeur, qui vous est redevable.

CHARLES

Mon fils, vostre vertu s’est montree à nos yeux

Comme l’alme clairté d’un soleil radieux.

Ma voix ne la sçauroit rendre plus héroïque.

Le tesmoignage est vain en chose si publique.

Vrayment vous méritez d’un Auguste le nom,

Et méritez aussi d’estre gendre d’Aymon,

Bradamante espousant, que vostre vaillantise

Et vostre ferme amour a doublement conquise.

LEON

Sire, vous plaist-il pas la faire icy venir,

Pour de nostre nopçage ensemble convenir?

CHARLES

Je le veux. Hà voicy le bon duc de Dordonne,

Noble sang de Clairmont qui vous affectionne,

Vostre race et vaillance il honore: et voici

La duchesse sa femme, et Bradamante aussi.

Vous, Aymon, sçavez bien que le prince de Grece,

Aussi grand en vertu comme il est en noblesse,

Poursuit vostre alliance, et s’est acquis vaincueur

En publique combat vostre fille, son coeur.

Ore voulez-vous pas vos promesses conclure,

Et determiner jour pour la nopce future?

AYMON

Ouy, Sire. Je n’ay rien qui me plaise si fort

Que me voir allié d’un prince si accort.

Je me sens bien-heureux, et Bradamante heureuse

D’entrer en une race et noble et valeureuse.

LEON

Moy plus heureux encor, d’avoir une beauté

Dont mon coeur si long temps idolâtre a esté,

Et qui, vraye Amazone, est aussi belliqueuse

(Rare faveur du ciel) que belle et gracieuse.

Puis elle est d’un estoc d’hommes vaillants et forts,

Les premiers de la terre en Martiaus efforts,

De Renauts, de Rolands, les foudres de la guerre,

D’Ogers et d’Oliviers, plus craints que le tonnerre.

CHARLES

Tout l’Orient n’est point en gemmes si fécond

Qu’est en hommes guerriers la race de Clairmont.

Jadis le cheval grec n’eut les entrailles pleines

De tant de bons soldats et de bons capitaines

Que de cette famille, il en sort tous les jours,

Indomtez de courage aux belliqueux estours.

La loy de Jesus-Christ par eux est maintenue,

Et la fureur Payenne en ses bords retenue,

Comme un torrent enflé, qui par la plaine bruit

Et jà prez et jardins de ses ondes destruit,

Entraîneroit maisons, granges, moulins, estables,

S’il n’estoit arresté par rempars défensables,

Qui rompent sa fureur, et ne permettent pas

Qu’il desborde, et s’espande aux endroits les plus bas.

AYMON

C’est par vostre vertu, que cette heureuse France

Sert encor’ Jesus-Christ, vous estes sa defense.

CHARLES

La puissance Chrestienne accroistra de moitié

Par ce noeu conjugal qui joint nostre amitié,

Quand l’un et l’autre Empire, unissant ses armées,

Guerroyra les Payens aux terres Idumees,

Ou en la chaude Egypte, en l’Afrique, et aux bords

De l’Espagne indomtee, où j’ay fait tant d’efforts.

BEATRIX

Mais pensons d’ordonner du jour du mariage,

A fin qu’on se prepare et mette en equipage.

LEON

Ce ne sera si tost que j’en ay de desir.

AYMON

Sire, il depend de vous, s’il vous plaist le choisir

CHARLES

Je veux que par tout soit la feste publiee.

MARPHISE

Il n’est pas raisonnable, elle est ja mariee.

AYMON, BEATRIX

Mariee? et à qui? Elle ne le fut onc;

Jamais n’en fut parlé.

MARPHISE

Elle vous trompe donc.

BEATRIX

Ma fille mariée?

AYMON

Il n’en fut onc nouvelle.

BEATRIX

Sans le respect que j’ay.

CHARLES

Que sert ceste querelle?

Bradamante est presente, il la faut enquerir.

AYMON

Qu’elle disse à qui c’est.

Cela me fait mourir.

MARPHISE

C’est à Roger, mon frere.

AYMON, BEATRIX

O Dieu! quelle impudence!

CHARLES

Comment le sçavez-vous?

MARPHISE

Ce fut en ma presence.

BEATRIX

Ils s’entre-sont promis?

MARPHISE

Voire avecque serment.

LEON

J’ay tousjours entendu qu’il estoit son amant.

AYMON, BEATRIX

O qu’elle est effrontee!

MARPHISE

O fille desloyale!

Et faut-il sous couleur d’une Aigle imperiale,

D’un sceptre, d’un tiare ainsi vous oublier?

O! que l’ambition fait nos ames plier!

CHARLES

Mais qu’en dit Bradamante?

MARPHISE

Et que peut elle dire?

CHARLES

Levez un peu le front.

AYMON

Ne la croyez pas, Sire.

MARPHISE

Si elle contredit, je la veux desfier:

J’ay les armes au poing pour le verifier.

S’y offre qui voudra, je soustiens obstinee

Qu’elle s’est pour espouse à mon frere donnee,

Et que l’on ne sçauroit, qui ne luy fera tort,

A d’autres la donner jusqu’à tant qu’il soit mort.

CHARLES

Elle ne répond rien.

MARPHISE

Elle se sent coupable,

Et reconnoist assez mon dire veritable.

AYMON

C’est une pure fraude ourdie encontre moy.

Bradamante à Roger n’a point donné sa foy.

Aussi ne pouvoit-elle, estant en ma puissance.

Une telle promesse est de nulle importance.

Puis, où fut-ce? quand fut-ce? estoit-il ja chrestien?

Il n’y a que deux jours qu’il combatoit, payen,

Nos peuples baptisez: or, estant infidelle,

Il ne pouvoit avoir d’alliance avec elle.

C’est abus, c’est abus; jamais n’en fut rien dit:

Au contraire elle-mesme a pratique l’edit

Qui a conduit Leon, un si notable prince,

Depuis le bord Gregeois jusqu’en cette province,

Pour entrer en bataille: et ore, estant vaincueur,

Qu’on le vienne frauder par un propos mocqueur,

Une baye, un affront, et sur tout que vous, Sire,

Vueillez pour tout cela revoquer vostre dire,

Il est deraisonnable. Il faut que le combat

Faict aux yeux d’un chacun ait vuidé tout debat.

CHARLES

Je ne veux rien resoudre en affaire si grande

Que des gens de conseil advis je ne demande.

Un roy, qui tout balance au poix de l’equité,

Doit juger toute chose avecque meureté.

MARPHISE

Puisque cette pucelle à Roger s’est donnee,

Leon ne peut l’avoir sous un juste Hymenee

Tant que Roger vivra. Qu’ils se battent tous deux

A la lance et l’espee, et cil qui vaincra d’eux

Son rival, envoyé làbas chez Rhadamante,

Ait sans aucun debat l’amour de Bradamante.

AYMON

Ce n’est pas la raison, Leon a combattu,

Son droit suffisamment est par luy debatu.

MARPHISE

Que vous nuist ce combat?

AYMON

Il seroit inutile.

Car vaincueur ou vaincu Roger n’aura ma fille.

LEON

J’accepte le party. Non, non, ne craignez point;

J’ay pour luy cet estoc, qui tousjours trenche et poind.

Sire, permettez-moy d’entrer encore en lice,

Et que de s’y trouver Roger on advertisse.

CHARLES

Je desire plustost par douceur accorder

Vos differens esmeus que de vous hasarder.

Je ne veux pas vous perdre, estans de tel merite

Tous deux braves guerriers et champions d’elite.

Ce seroit grande perte à nostre chrestienté,

Que l’un de vous mourust outre nécessité,

LEON

Dieu dispose de tout; il donra la victoire

A celuy qu’il voudra, l’autre au Styx ira boire.

Marphise, c’est à vous de faire icy trouver

Vostre Roger, à fin de nous entresprouver.

Scène VI

LEON, BASILE

LEON

Quand ce seroit Renaut, quand seroit Roland mesme,

Que le ciel a doué d’une force supreme,

Je l’oserois combatre, ayant ce chevalier,

Qui est plus mille fois que nul autre guerrier,

Il n’a point de pareil: que ce beau Roger vienne,

Et l’espee à la main ses promesses soustienne,

Il luy fera bien tost son ardeur appaiser,

Et au lieu d’une amie une tombe espouser.

Mais voylà pas Basile, honneur de nostre Grece,

A qui tous mes secrets fidellement j’addresse?

Basile mon amy, je me vien d’engager,

De promesse à la Cour, de combatre Roger.

BASILE

Roger, ce grand Achille, à qui la France toute

Ne sçauroit opposer Paladin qu’il redoute!

LEON

C’est ce mesme Roger.

BASILE

Il n’est pas à la Cour.

LEON

Sa soeur Marphise y est.

BASILE

Est ce un combat d’amour?

LEON

C’est pour ma Bradamante.

BASILE

Et qui vous la querelle?

LEON

Marphise pour Roger.

BASILE

Que pretend-il en elle?

LEON

Il pretend l’espouser.

BASILE

L’espouser? et comment?

LEON

Pour luy avoir promis.

BASILE

J’estime qu’elle ment.

LEON

C’est d’où vient nostre guerre.

BASILE

Et qu’en dit Bradamante?

LEON

Elle monstre à son geste en estre consentante.

BASILE

Monsieur. Laissez-la donc et vous tirez de là.

LEON

Basile, je ne puis consentir à cela.

BASILE

Quoy? voulez-vous mourir pour une ingrate amie?

LEON

Je voudrois bien pour elle abandonner la vie.

Je n’entens toutefois combatre contre luy

D’autre sorte que j’ay combatu ce jourdhuy.

BASILE

Par la force d’un autre?

LEON

Ouy bien, de celuy mesme

Qui m’a tantost conquis ceste beauté que j’aime.

BASILE

Il n’est plus avec nous.

LEON

Et où donc? ô mon Dieu!

BASILE

Il s’en est ore allé.

LEON

Helas! et en quel lieu?

Quel chemin a-t-il pris? qui l’a meu de ce faire?

BASILE

Il estoit tout chagrin, et sembloit se desplaire.

LEON

Hé Dieu je suis perdu! malheureux, qu’ay-je fait?

Me voilà blasonné de mon deloyal fait.

On sçaura mon diffame, et la tourbe accourue

Du peuple autour de moy me hûra par la rue.

Ces chevaliers françois, du monde la terreur,

Qui ont l’honneur si cher, m’auront tous en horreur,

Et ma maistresse mesme (ah! que la terre s’ouvre)

Crèvera de despit. Charles et tout le Louvre

Se riront bien de moy, d’avoir homme peureux

Usurpé le loyer d’un homme valeureux.

Ha timide poltron, par mon dol je décrie

Moy, mon pere, ma race, et toute ma patrie!

J’ay promis de combattre en autruy me fiant,

Et du premier succez trop me glorifiant,

Et faudray de promesse, et la cour abusee

Fera de ma vergongne une longue risee.

Ha chetif!

BASILE

Mais tandis qu’ici vous souspirez,

Au lieu de vous guarir vostre mal empirez.

Ne perdons point de temps, ains suyvons-le à la trace,

Et le cherchons par tout courans de place en place.

Acte V

Scène I

LEON, ROGER

LEON

Dea mon frere, et pourquoy ne me l’avies-vous dit?

Pensiez-vous qu’en cela je vous eusse desdit?

Que j’eusse voulu perdre, après un tel merite,

Le meilleur chevalier qui sur la terre habite?

Vous m’avez fait grand tort de douter de ma foy,

Et d’avoir eu besoin de ce qui est à moy.

ROGER

Invincible Cesar, je n’eusse osé vous dire

La cause de mon dueil, et de mon long martyre.

Las! vous eussé-je dit que j’avoy nom Roger,

Que j’estoy là venu pour vous endommager?

Que j’estoy le souci de vostre belle Dame,

Brûlé du mesme feu qui consomme vostre ame?

LEON

Je fus de vostre amour si ardemment épris

Pour vos faits valeureux, que quand vous fustes pris,

Si j’eusse eu de vostre estre et dessein connoissance,

Je ne vous eusse moins porté de bien-veillance.

Mais depuis, que privant vostre coeur de son bien,

Au prix de vostre vie avez basti le mien,

Vous ne deviez douter que mon ame obligee

Ne fust de vostre mort durement affligee,

Et que plustost qu’en estre autheur, j’eusse quitté

Non l’amour, ou le bien, mais la douce clairté.

ROGER

Ne vous privez pour moy d’une telle maistresse:

Ayez-la, prenez-la.

LEON

Non, non, je vous la laisse.

ROGER

Ne me destournez point de ce constant desir.

La mort ne mettra guere à me venir saisir.

Je suis plus que demy dans la barque legere.

Mon ame veut sortir de sa geole ordinaire;

Ne la renfermez point; n’enviez son repos;

Ma mort à vos desirs viendra bien à propos.

Car tant que je vivray, celle qui vous enflame

Vous ne pouvez avoir pour légitime femme:

Il y a mariage entre nous accordé,

Dont vous avez l’effet jusqu’ici retardé.

Or ma mort dissoudra ce contract miserable,

Et ne restera rien qui vous doit dommageable.

LEON

Je ne veux pas mon aise avoir par le trespas

Du meilleur chevalier qui se trouve icy bas.

Car combien que je l’aime autant que mon coeur mesme,

Plus qu’elle toutefois vostre vaillance j’aime.

Ayez-la pour espouse, et n’y soit desormais

Fait obstacle pour moy qui ne l’auray jamais!

Je vous cede mon droit; prenez-le à la bonne heure,

Que sans plus différer vostre amour vous demeure.

ROGER

Je supply’ le bon Dieu que sans juste loyer

Longuement ne demeure un amour si entier,

Et que j’aye cet heur de quelquefois despendre

Cette vie pour vous que vous me venez rendre

Pour la seconde fois. J’en voudrois avoir deux

Pour en vostre service en estre hasardeux.

Je vy deux fois par vous; mais combient que l’on rende

Les biensfaits qu’on reçoit avec usure grande,

Je ne puis toutefois les rendre que demis,

Car de les rendre entiers il ne m’est pas permis.

Vostre amour m’a donné, par deux fois opportune,

Deux vies, et (malheur!) je n’en puis mourir qu’une.

LEON

Laissons-là ces propos; plus grands sont les biensfaits

Que j’ay receu de vous que ceux-là que j’ay faits.

Retournons au logis pour un peu vous refaire,

Puis irons au chasteau pour vos nopces parfaire.

Scène II

LES AMBASSADEURS BULGARES, CHARLEMAGNE

LES AMBASSADEURS

Que cet Empire est grand en biens et en honneurs!

Que cette Cour est grosse et pleine de seigneurs!

Que je voy de beautez! sont-ce des immortelles?

J’estime que le ciel n’a point choses si belles,

Le Soleil ne luist point si agreable aux yeux,

Et le Printemps flori n’est point si gracieux

Que leurs divins regars, que leurs beautez decloses,

Que leurs visages saints, faits de lis et de roses.

Durant la brune nuit les célestes flambeaux,

Qui brillent escartez, n’éclairent point si beaux.

Vray Dieu que ce n’est rien de nostre Bulgarie!

Ce n’est, ma foy, ce n’est que pure barbarie

Auprès de ce païs: la douceur et l’amour,

La richesse et l’honneur font à Paris sejour.

Sire, nos Palatins ont sur nostre province,

Depuis le dur trespas de Vatran nostre prince,

Un Chevalier esleu pour nous commander Roy,

Qui n’a par tout le monde homme pareil à soy.

Il nous est inconneu, fors à son brand qui tranche,

Et à son Escu peint d’une licorne blanche.

Nagueres Constantin avec Leon, son fils,

Aux plaines de Belgrade eust nos gens deconfis

Sans ce brave guerrier, qui leur donna courage,

Et des Grecs ennemis fit un sanglant carnage.

Seul il les repoussa, terraçant par milliers,

Au coeur de leurs scadrons, les soldats plus guerriers.

Il en couvrit la terre en leur sang ondoyante,

Et du Danube fut la claire eau rougissante.

L’effroy, l’horreur, le meurtre à ses costez marchoyent,

Et, quelque part qu’il fust, ennemis trebuschoyent.

Ils se mirent en route, et la nuit tenebreuse

Couvrit de son bandeau leur fuitte vergongneuse.

La noblesse, le peuple, et ceux qui à l’autel

Font devote priere au grand Dieu immortel,

Prosternez à ses pied, humbles le mercierent,

Et que le sceptre il print d’un accord le prierent.

Mais luy, les refusant, ne daigna sejourner,

Et personne depuis ne l’a veu retourner.

Les Estats toutefois l’ont tous eleu pour maistre,

Ne voulans autre roy que luy seul reconnoistre.

Ores nous le cherchons par royaumes divers.

Et pource qu’il n’est Cour en tout cet Univers

Qui soit en chevaliers tant que la vostre belle,

Nous y sommes venus pour en ouir nouvelle.

CHARLEMAGNE

De ce preux Chevalier sçavez-vous point le nom?

LES AMBASSADEURS

Nous ne l’eussions points sceu, ne le disant, sinon

Que par son Escuyer depuis nostre entreprise

Nous avons entendu que c’est Roger de Rise.

CHARLEMAGNE

Hà puisque c’est Roger, lon ne s’est pas mespris:

C’est un grand chevalier, d’inestimable prix,

Il n’est pas maintenant en ceste Cour de France.

Sa soeur Marphise y est qui a pris sa defense:

Retirez-vous vers elle, elle pourra sçavoir

Quand et en quel endroit vous le pourrez revoir.

Scène III

CHARLES, AYMON, BEATRIX

CHARLES

Que c’est de la vertu! Dieu, que sa force est grande!

Elle vainc la fortune, et grave luy commande.

Les biens et les honneurs près d’elle ne sont rien.

Quiconque est vertueux n’a point faute de bien;

Il est conneu par tout, tout le monde l’honore;

Soit qu’il soit en Scythie, ou sur la terre More,

Aux Bactres, aux Indois, il fait bruire son nom,

Et tousjours sa vertu luy acquiert du renom.

Les sceptres luy sont vils, et les richesses blesmes

Ne luy chaut de porter au front des diadêmes,

S’enfermer de soudars, et se voir au milieu

Des peuples amassez reverer comme un dieu.

Il fait de tels honneurs moindre cas que de fange.

Son coeur ne va beant qu’à la seule louange.

Tel est ce preux Roger qui n’ayant rien à soy,

Voit des peuples felons s’asservir à sa loy,

Luy offrir leur couronne, et à grande despense,

L’en faire importuner jusques au coeur de France.

Qu’en dites-vous, Aymon?

AYMON

J’en fay bien plus de cas,

Le voyant recherché, que je ne faisois pas.

CHARLES

Puisque vostre guerriere entre tous le desire,

Il seroit bon qu’il l’eust.

AYMON

Je le voudrois bien, Sire.

CHARLES

Mesme si vous sçavez qu’ils s’entre soyent promis.

AYMON

Mais nous aurons Leon et son père ennemis.

CHARLES

Nous n’aurons pas, peut-estre, ains plustost est croyable

Que Leon se voyant moins que l’autre agréable,

Luy porte moindre amour, et possible voudroit,

Content de sa victoire, entendre en autre endroit.

AYMON

J’en auroy grand desir.

BEATRIX

Je n’en serois marrie,

Puis qu’il est maintenant Roy de la Bulgarie.

CHARLES

Voicy Leon qui vient en magnifique arroy.

Il meine un chevalier tout armé quant et soy.

Sont ses armes qu’il a: mais quoy? que veut-il dire,

De faire ainsi porter les armes de l’Empire?

Scène IV

LEON, CHARLEMAGNE, MARPHISE, AYMON, BEATRIX, LES AMBASSADEURS, ROGER

LEON

Voici le Chevalier d’incroyable vertu,

Qui en champ clos naguiete a si bien combatu.

Puisqu’il a surmonté la pucelle en bataille,

Sire, c’est la raison qu’espouse on la luy baille.

Vous ne voudriez vous-mesme enfeindre vostre ban,

Le fraudant de sa Dame, honneur de Montauban.

Nul autre tant que luy merite Bradamante,

Soit en digne valeur, soit en amour ardante.

S’il se présente aucun qui le vueille nier,

Il est prest sur le champ de le verifier.

CHARLEMAGNE

Et n’estoit-ce pas vous qui combatiez naguiere,

Et qui estes vaincueur sorti de la barrière?

Nous l’avons ainsi creu. Qui est don cestuy-ci,

Qui pour vous combattant nous a trompez ainsi?

LEON

C’est un bon Chevalier de qui la dextre et preste

De defendre en tous lieux le droit de sa conqueste.

AYMON

Qui est cet abuseur? d’où nous est-il venu?

Je ne veux que ma fille ait un homme inconnu.

MARPHISE

Puisque, mon frère absent, cetuy-ci veut pretendre

Sa femme meriter, je suis pour le defendre:

Je mourray sur la place, ou luy feray sentir

Qu’on a de l’offenser un soudain repentir.

Il ne faut différer; que ce soit à ceste heure,

Que sans bouger d’icy l’un ou l’autre y demeure.

LEON

Il n’est point incogneu, voyez-le sur le front:

Pleines de son renom toutes les terres sont.

Hà mon frere, est-ce vous? est-ce vous, ma lumiere?

Je vous pensois enclos en une triste biere.

Pourquoy vous celez-vous à vostre cher soeur?

Pourquoy vous celez-vous à vostre tendre coeur,

A vostre Bradamante? hé mon frere, hé mon frere,

Luy vouliez-vous ourdir une mort volontaire?

Que je vous baise encor; je ne me puis lasser

De vous baiser sans cesse et de vous embrasser.

ROGER

Ne m’en accusez point, ma soeur, ce n’est ma faute.

Sire, puisse tousjours vostre Majesté haute

Prosperer en tout bien, et l’Empire Romain

Paisible reverer vostre indomtable main.

Vous, Princes, Chevaliers, estonnement du monde,

Dont vole dans le ciel la gloire vagabonde,

Soyez tousjours prisez, soyez tousjours heureux,

Et durent eternels vos faicts chevaleureux.

CHARLEMAGNE

Mais dites-moy, mon fils, pourquoy Roger de Rise

De combatre pour vous a-t-il la charge prise,

Contre son propre amour? où l’avez-vous trouvé?

Aviez-vous quelquefois sa valeur esprouvé?

LEON

Magnanime Empereur, et vous astres de France,

Vous connoistrez combien l’amour ha de puissance

Qui sourd de la vertu, par l’estrange accident

De Roger en Bulgare arrivé d’Occident.

CHARLEMAGNE

J’entendray volontiers cette estrange avanture,

Si de la nous conter ne vous est chose dure.

LEON

Aux champs Bulgariens mon père guerroyoit,

Et d’hommes et chevaux la campagne effroyoit,

Pour recouvrer Belgrade à l’empire ravie.

Vatran, leur Roy Vatran, se l’estoit asservie

Et la vouloit defendre, ayant de toutes pars

Pour tenir la campagne amassé des soudars.

Ils sortent dessur nous d’une ardeur animee,

Renversant, terraçant la plus part de l’armee,

Jusqu’à tant que Vatran de ma main abatu

Leur fist perdre, mourant, le coeur et la vertu.

Lors nous les repoussons, les hachant mille à mille,

Et fussions pesle-mesle entrez dedans la ville,

Sans Roger, qui survint aux deux parts inconnu,

Par qui de nos soudars fut l’effort retenu.

Il feit tant de beaux faicts, de prouesses si grandes,

Qu’il rompit, qu’il chassa nos vainqueresses bandes.

Je le vey dans les rangs foudroyer tout ainsi

Qu’en un blé prest à tondre un orage obscurci.

Je le prins en amour, bien qu’il nous fist outrage,

Et l’eu tousjours depuis gravé dans mon courage.

Nous retirons nos gens pour nos maisons revoir.

Mais Roger, qui eut lors de m’occire vouloir,

Vint jusqu’en Novengrade, où cogneu d’avanture

Fut prins et devalé dans une fosse obscure.

On le condamne à mort: dont estant adverti,

Du chasteau de mon père en secret je parti.

J’entre dans la prison, les fers je luy arrache;

Je le meine en ma chambre ou long temps je le cache.

Aussi tost fut le ban de Bradamante ouy,

Dont, pour avoir Roger, je fus fort resjouy,

Esperant que pour moy, comme il me feit promesse,

Il iroit au combat et vaincroit maistresse.

Nous arrivons icy, sans qu’aucun de nous sceust

Son nom, sa qualité, ny que Roger il fust.

Il entre dans la lice, il combat, il surmonte,

Retourne en mon logis, et sur son cheval monte,

S’en part secrettement, entre en un bois espais,

Voulant s’y confiner et n’en sortir jamais.

Or ayant malgré moy la bataille entreprise,

Pour maintenir mon droit, contre sa soeur Marphise,

Ne le retrouvant plus, fasché, je cours apres,

Et le trouve en ce fort confit en durs regrets,

Résolu de mourir d’une faim languissante,

Pour m’avoir surmonté sa chère Bradamante;

Me conte son malheur, son estre et son dessein,

Me pry’ de le laisser consommer par la faim.

Je demeure éperdu d’entendre telle chose,

Puis à le consoler mon esprit je dispose,

Luy redonne sa Dame, et jurant, luy promets,

Plustost qu’il en ait mal, n’y pretendre jamais.

Sire, elle est toute à luy: ne tardez d’avantage

De faire consommer un si bon mariage.

CHARLEMAGNE

Je le veux, je le veux. Qu’en dites-vous, Aymon?

AYMON

Je le veux bien aussi, je le trouve tresbon.

Roger mon cher enfant, ça que je vous embrasse!

J’ay grand peur que je sois en vostre male-grace:

Pardonnez-moy, mon fils, si j’ay si longuement

Tenu par ma rigueur vos amours en tourment.

LES AMBASSADEURS

Nous, premiers Palatins de la grand’ Bulgarie,

Venons offrir aux pieds de vostre seigneurie

Nos personnes, nos biens, nos honneurs, nostre foy,

Vous ayant d’un accord eleu pour nostre Roy.

Ne vueillez refuser nostre humble servitude:

Nous vous avons cherché en grand’ sollicitude:

Par maintes regions, pour avoir un seigneur

Qui nos peuples remplisse et de biens et d’honneur.

ROGER

J’accepte le présent qui me fait la province:

Soyez-moy bons sujets, je vous seray bon prince.

Je maintiendray le peuple en une heureuse paix,

Faisant justice droicte à bons et à mauvais.

Je me consacre à vous, et promets vous defendre

Contre tous ennemis qui voudront vous offendre.

LES AMBASSADEURS

Constantin l’empereur leve de toutes parts

Pour domter le Royaume un monde de soudars.

Le peuple est en effroy, la frontiere s’estonne.

Nous n’avons plus voisin qui ne nous abandonne.

Mais vous nous conduisant hardis nous passerons,

Jusqu’au sein de la Grece, et l’en dechasserons.

ROGER

S’il plaist à nostre Dieu, qui toute chose ordonne,

J’iray dans peu de mois recevoir la couronne,

Pour avec le conseil et l’appuy de vous tous

Empescher l’ennemy d’entreprendre sur vous.

LEON

Il n’en sera besoin, que cela ne vous presse:

Car puis qu’ils sont à vous, je leur feray promesse,

Et sous foy d’Empereur, qu’ils seront desormais

De la part de mon pere asseurez à jamais.

Vivez en doux repos, et que dans vostre teste

Ne reste aucun souci qui trouble vostre feste.

BEATRIX

Puisque Roger est roy, j’ay mon esprit contant.

Qu’on mande tost ma fille: et qu’est-ce qu’on attend?

Dites-luy qu’elle est royne, et que l’on la marie

A son amy Roger, le Roy de Bulgarie;

Qu’elle se face belle, et reprenne son teint,

Qui par ses longues pleurs estoit si fort desteint.

Scène V

HIPPALQUE, BRADAMANTE

HIPPALQUE

Vray Dieu, que j’ay de joye! ô l’heureuse journee!

Heureuse Bradamante ! ô moy bien fortunee!

Jesus, que je suis aise! et qu’aise je me voy!

Je ne sçay que je fais, tant je suis hors de moy!

Qui eust jamais pensé d’une amère tristesse

Voir sourdre tout soudain une telle liesse?

Tout estoit desastreux, chetif, infortuné.

Mon âme n’eust deux jours en mon corps sejourné

Si le mal eust eu cours, car avec ma maistresse

J’eusse triste rompu le fil de ma jeunesse.

Hé dieux qu’elle a de mal! l’amour brusle son coeur.

Le forçant desespoir, le despit, la rancoeur

La bourelle sans cesse, et la chetive dame

A la mort, à la mort continûment reclame.

De son teint, où l’albâtre opposé jaunissoit,

De sa levre, où la rose en ses plis ternissoit,

La grace est effacee: une palleur mortelle,

L’amaigrissant, déteint toute la beauté d’elle.

Or, grace à nostre Dieu, nostre bon Dieu, l’ennuy

Qui luy brassoit ce mal est esteint aujourd’huy.

Je luy vais annoncer nouvelle assez bastante

Pour morte l’arracher de la tombe relante.

Que de joye elle aura! Celuy, comme je croy,

Qui condamné reçoit la grace de son Roy

Sur le triste eschafaut prest de laisser la vie,

N’est d’aise si ravi qu’elle en sera ravie.

Mais je la voy venir: hélas! quelle pitié!

Quelle est deconfortee! ô cruelle amitié!

Elle croise les bras, et tourne au ciel la veuë.

Elle souspire helas! je m’en sens toute esmeuë.

Je m’en vay l’aborder, car ma foy je ne puis,

Je ne puis plus la veoir en de si durs ennuis.

Pourquoy de la douleur vous faites-vous la proye,

Ores que tout le monde est transporté de joye,

Que tout rit, que tout danse? Il faut quiter ces pleurs,

Et ces trenchans soupirs compagnons de douleurs.

BRADAMANTE

Las qui vous meut Hippalque? estes-vous en vous-mesme?

HIPPALQUE

Je ne veux plus vous voir le visage ainsi blesme.

Reprenez vostre teint de roses et de lis.

Ne vous torturez plus: vos malheurs sont faillis.

Il nous faut nous ébatre.

BRADAMANTE

Et qu’est-ce que vous dites?

HIPPALQUE

Qu’il nous faut despouiller ces tristesses maudites.

BRADAMANTE

Hà Dieu!

HIPPALQUE

Ne plorez plus, tout est hors de danger.

BRADAMANTE

Voire, rien n’est à craindre.

HIPPALQUE

On vous donne Roger.

BRADAMANTE

Me venez-vous moquer en destresse si grande?

HIPPALQUE

Je ne vous moque point, allons, on vous demande;

L’Empereur vous attend et vostre pere aussi

Avec vostre Roger.

BRADAMANTE

Roger?

HIPPALQUE

Il est ainsi.

BRADAMANTE

Dites-moy seurement, sans de mon mal vous rire.

HIPPALQUE

Je ne puis par ma foy plus au vray vous le dire.

BRADAMANTE

Que Roger est ici?

HIPPALQUE

Voire.

BRADAMANTE

Vous m’abusez.

HIPPALQUE

Il est avec Aymon qui veut que l’espousez.

BRADAMANTE

Mon Dieu! le sens me trouble! Est-ce point quelque songe?

HIPPALQUE

Non, ce que je vous dy n’est songe ne mensonge.

BRADAMANTE

Mais dy-moy, ma soeurete, est mon Roger venu?

HIPPALQUE

Il est dans le chasteau.

BRADAMANTE

Mais l’as-tu bien connu?

HIPPALQUE

Si j’ay connu Roger? Vous le pouvez bien croire.

BRADAMANTE

Que dit-il de Leon, d’avoir eu la victoire?

HIPPALQUE

C’est Leon qui le guide et qui parle pour luy.

BRADAMANTE

Quoy? Leon auroit-il combatu pour autruy?

HIPPALQUE

Non, ainçois c’est Roger qui vous a combatue.

BRADAMANTE

C’est Roger, c’est Roger qui m’a tantost vaincue?

HIPPALQUE

C’est Roger voirement.

BRADAMANTE

J’ay le coeur tout transi.

Mais comment le sçait-on?

HIPPALQUE

Léon le conte ainsi.

BRADAMANTE

O chose merveilleuse!

HIPPALQUE

Ell’l’est bien plus encores

Que vous ne pensez pas: Royne vous estes ores.

BRADAMANTE

Voire de mille ennuis.

HIPPALQUE

Non, d’un peuple estranger

Qui a naguere eleu pour son prince, Roger.

Encor les Palatins en ceste cour sejournent;

Vous les pourrez-bien voir devant qu’ils s’en retournent.

BRADAMANTE

Hé Dieu que dit mon père?

HIPPALQUE

Il saute de plaisir.

BRADAMANTE

Et ma mere si dure?

HIPPALQUE

Elle a tout son desir.

Ils brûlent de vous voir: allons je vous supplie.

BRADAMANTE

Hà ma soeur que tu m’as de liesse remplie!

Que j’ay d’aise en mon coeur! Je ne le puis porter;

Je me sens, je me sens hors de moy transporter.

Tout ce que j’eu jamais en amour de malaise

Ne sçauroit egaler le moindre de mon aise.

Onques je n’eusse osé seulement concevoir

Tant de biens qu’en un coup Dieu m’en fait recevoir.

Son nom en soit benist, et me donne la grace

De ne le mescognoistre en chose que je face.

Scène VI

MELISSE

Du grand moteur du ciel merveilleux sont les faits,

Que ne comprennent point nos discours imparfaits:

Lors qu’on n’y pense point, son pouvoir il découvre:

En faits desesperez miraculeux il ouvre

C’est pourquoy nous faillons, quand par faute de foy

Nous ne l’invoquons point en un trop grand esmoy

Nous pensons nostre mal estre irremediable,

Comme s’il n’estoit pas en ses faits merveillable,

Qu’il ne peust toute chose, et peinassent ses mains

A l’une plus qu’à l’autre, ainsi que nous humains.

On n’eust jamais pensé voir sans quelques miracles

Ce mariage faict, tant y avoit d’obstacles:

Toutefois tout soudain, lors qu’on l’espéroit-moins,

Ils sont prests, grace à Dieu, d’estre ensemble conjoins.

Qu’il en viendra de bien à nostre foy Chrestienne!

Que de mal au contraire en aura la Payenne!

Que de sang coulera du gosier Sarasin

Au rivage d’Afrique et au bord Palestin!

La France en est heureuse avec la Bulgarie,

Et heureuse en sera l’une et l’autre Hesperie.

Tout chacun en est aise, et je croy fermement

Que l’air, l’onde et la terre en ont contentement.

Scène VII

CHARLEMAGNE, AYMON, BEATRIX, LEON, ROGER, BRADAMANTE

CHARLEMAGNE

Grace à Dieu qui le ciel et la terre tempere,

Je voy qu’en ceste Cour toute chose prospere.

Bradamante et Roger sont conjoints à la fin,

Après avoir domté les rigueurs du destin.

Je suis aussi contant d’une telle alliance

Que de bienfaict de Dieu qu’ait receu nostre France.

Mon coeur en nage d’aise; en verité je croy

Que les peres n’en sont plus resjouis que moy.

AYMON

Sire, vostre bonté s’est tousjours fait cognoistre

A vouloir en honneurs et en biens nous accroistre.

CHARLEMAGNE

Les merites sont grands des vostres et de vous.

La France sans leurs mains se verroit à tous coups

De Sarasins couverte: elle n’a guere adresse

Après l’aide du ciel qu’à leur grand prouesse,

Et outre je prevoy qu’à l’empire Chrestien

De ce nopçage icy n’adviendra que du bien.

Escoutez mes Enfans: vos nopces ordonnees

De tout temps ont esté dans le ciel destinees.

Merlin, ce grand prophete à qui Dieu n’a celé

Ses conseils plus secrets, m’a jadis revelé

Que de vostre lignee, en Demidieux feconde,

Il naistroit des enfans qui regiroyent le monde.

Ils seront de mon sang comme du vostre issus;

Ils luiront eclatans d’heroïques vertus;

Les monstres ils vaincront, indomtables Alcides,

Et seront le support des vierges Pierides.

Or vivez bien-heureux, et vostre sainte amour

Sans chagrin ne debat croisse de jour en jour.

ROGER

Dieu face prosperer à jamais vostre Empire,

Et qu’onques ennemy n’ait pouvoir de vous nuire.

AYMON

Sire, vous plaist-il pas pour la feste combler,

Léonor, vostre fille, à Leon assembler

Sous les loix d’Hymenee? à cela son merite

Et l’auguste grandeur de sa race m’incite.

ROGER

Je vous en suppli, Sire.

BRADAMANTE

Et moy tres humblement.

BEATRIX

On ne la peut placer plus honorablement.

CHARLEMAGNE

Vrayment je le veux bien: que ma fille on appelle.

LEON

Sire, vous m’honorez et obliger plus qu’elle.

CHARLEMAGNE

Il faut d’un fort lien nos empires unir,

Pour contre les Payens nous entremaintenir.

LEON

Quel heur le Dieu du ciel insperément me donne!

Oncq, je croy, sa bonté n’en feit tant à personne.

O que je suis heureux! Je vaincray desormais

L’heur des mieux fortunez qui vesquirent jamais.

Fin

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