Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • 1925 et la progression du Parti Communiste d’Italie

    Le grand problème posé par le fascisme au gouvernement est de savoir comment l’en sortir. Le PCI considère que pour l’extirper, il faut nécessairement changer de régime. Le PSI, basculant toujours plus à droite, pense qu’il est possible justement de s’appuyer sur le régime pour le chasser.

    Il y a toutefois pire comme problématique : personne ne pense que le fascisme puisse se maintenir. Tout le monde pense que Benito Mussolini pousse dans la brutalité des chemises noires justement afin de parvenir à un compromis et de s’institutionnaliser.

    Le fascisme n’aurait ainsi été qu’une vague, retombant nécessairement. La bourgeoisie n’aurait aucun intérêt au fascisme si elle n’est pas menacée, de plus la guerre civile est un processus toujours risqué pour elle à long terme.

    Pour cette raison, le PCI prend comme mot d’ordre « l’anti-Parlement », tentant de développer un mouvement qui s’élance à côté des institutions.

    Toutefois, le fascisme va de l’avant précisément parce qu’il compte triompher. Le gouvernement de Benito Mussolini avait profité, en novembre 1922, des pleins pouvoirs donnés par la Chambre des députés et le Sénat, et il ne compte pas reculer : il ne le peut pas. Le paradoxe apparent alors pour les observateurs est donc que loin de soumettre la violence aux institutions, le fascisme fait l’inverse.

    A la réouverture de la Chambre, le 3 janvier 1925, suite à l’affaire Matteoti, Benito Mussolini tient un discours très clair :

    « Je déclare ici, en présence de cette Assemblée et en présence de tout le peuple italien, que j’assume, moi seul, la responsabilité politique, morale, historique de ce qui s’est produit.

    Si les phrases plus ou moins déformées suffisent à pendre un homme, sortez le gibet et sortez la corde !

    Si le fascisme n’a été que huile de ricin et bastonnade et non en fait une passion superbe de la meilleure jeunesse italienne, la faute m’en revient ! Si le fascisme a été une association de criminels, je suis le chef de cette association de criminels ! »

    Il précise également :

    « Soyez assurés que dans les 48 heures qui suivront mon discours, la situation sera éclaircie sur toute la ligne. »

    Les préfets se chargent en effet d’organiser des séries de rafles, d’intimidations, montrant que l’État agit dans l’esprit du gouvernement. 95 lieux de rencontre militante sont fermés, 25 « organisations subversives » interdites, 111 « dangereux révolutionnaires » sont emprisonnés, les chambres du travail sont fermés à Bologne, Palerme, Trieste, Bescia, Foggia, Modène.

    Les fascistes interviennent naturellement également, menant de très nombreux assauts violents. L’Unité, le journal de front du PCI, est quant à lui saisi 11 fois entre le 3 et le 16 janvier. De fait, toute la presse devient la cible du régime lui-même, fusionnant toujours plus avec le fascisme.

    On peut comprendre la difficulté de la lutte quand on sait que si le PCI a désormais 27 000 membres, L’Unité ayant subi la répression tire à 30 000 – 40 000 exemplaires, L’État ouvrier autour des 10 000 -14 000, Avant-Garde à 15 000, L’Ordre Nouveau à 5 000 – 6 000.

    La grande majorité du Parti est composée d’ouvriers de l’industrie, avec pour le reste un quart des effectifs qui sont paysans et ouvriers agricoles, 5% étant des artisans, des employés, etc. Le Nord est toujours le centre névralgique pour le PCI, avec 15 000 membres qui y sont présents.

    C’est la raison pour laquelle il parvient, en novembre, à réaliser dans plusieurs villes ouvrières de grands meetings pour célébrer la révolution d’Octobre, alors que pour le 1er mai, désormais plus férié, 50 000 ouvriers menèrent une grève à Milan, plusieurs dizaines de milliers à Turin, plusieurs milliers à Trieste (400 ouvriers y sont arrêtés), ainsi que de manière plus restreinte à Rome, Novara, Bologne, Florence.

    Le PCI, au cours de l’année 1925, procède également à sa bolchevisation, avec 460 cellules d’usines (rassemblant environ 4000 membres), pour 750 cellules de quartiers (avec à peu près 7 000 membres) et 950 de villages (avec plus de 10 000 membres).

    Le PCI est majoritaire à l’usine historique de Fiat Lingotto ; chez Fiat aux élections de la mutuelle interne, la liste du PCI obtient 8729 voix, contre 8741 à celle de la FIOM unissant PSI et PSU.

    Le PCI dirige également la fédération des travailleurs du bois (mais celle-ci est passé de 14 000 à 5 000 membres) et celle des travailleurs des hôtels restaurants, quelques sections des fédérations de métiers, les Chambres du travail de Naples, Trieste, Bari, Trévise, Foggia, Messine ; à Turin il dirige 19 syndicats (les maximalistes du PSI et les réformistes en dirigeant huit), il est hégémonique également dans les syndicats de Padoue, Vicenza, Savona.

    Dans la FIOM, le syndicat qui s’occupe de la métallurgie, les communistes représentent la moitié environ du syndicat, mais celui-ci est passé de plus de 72 000 membres à 12 000, ce qui est une tendance générale : la fédération de la chimie avait plus de 33 000 personnes, elle n’en a plus que quelques milliers, le syndicat des chemins de fer est passé de 115 000 membres à un peu plus de 6000, etc.

    Quant à la CGdL, le PCI y est soutenu par quasiment 34 000 personnes, mais les maximalistes du PSI le sont par pratiquement 55 000 personnes et les réformistes par plus de 153 000.

    Le PCI gagne du terrain, mais ce terrain se réduit ; il avance mais c’est cependant très loin de suffire pour faire face au régime et à sa pression toujours grandissante, surtout que le Comité des oppositions a catégoriquement refusé le PCI. Ce dernier est donc en première ligne, mais les lignes sont ténues : à Rome, sur 7000 personnes prêtes à intervenir militairement pour l’antifascisme, 4000 sont communistes.

    Même au Parlement, où le PCI revient pour tenir des discours antifascistes, la situation est terriblement tendue : l’ouvrier Luigi Repossi est reçu calmement pour faire bonne figure, mais avec une pression terrible de la part des 300 députés fascistes. A l’avenir, des cassages de gueules en plein Parlement pourront avoir lieu, sauf dans le cas de la visite d’Antonio Gramsci, le 16 mai 1925.

    Sa réputation était déjà grande ; Benito Mussolini l’avait qualifié, en 1921, de « nain sarde, professeur d’économie et de philosophie au cerveau indubitablement puissant ». Au Parlement, en raison de sa voix très faible due à sa santé terriblement mauvaise, Antonio Gramsci fit face à des députés fascistes faisant le symbole de tendre l’oreille pour entendre que « les forces révolutionnaires italiennes ne se laisseront pas écraser, que votre sombre rêve ne parviendra pas à se réaliser ».

    Le PCI se renforçait, mais ses marges de manœuvres étaient terriblement restreintes. Il existe cependant en tant que Parti authentique, nouvellement forgé. A ce titre, il liquide le courant d’Amadeo Bordiga, ce qui n’avait pas été réalisé jusque-là.

    Le PCI avait été en 1924 encore largement influencé par Amadeo Bordiga : celui-ci n’était pas exclu, mais refusait toute responsabilité, exerçant encore une vaste influence occulte. On peut comprendre l’ampleur de celle-ci lors d’une vaste réunion clandestine de la direction du PCI, ayant rassemblé alors 67 personnes, dans un refuge de montagne de la région de Côme.

    Antonio Gramsci racontera de la manière suivante comment la direction du PCI se fit passer pour des employés en vacances :

    « Et puis, une réunion illégale du Parti, puis une promenade touristique en montagne des employés d’une firme de Milan : toute la journée des discussions sur les tendances, sur la tactique et pendant le repas au refuge plein de randonneurs, de discours fascistes à la gloire de Benito Mussolini, une comédie générale pour ne pas éveiller les soupçons et ne pas être dérangés dans les réunions tenues dans cette belle petite vallée blanche de narcisses. »

    A cette conférence de 1924, Amadeo Bordiga et ses partisans représentaient 35 secrétaires de fédération sur 45, 4 des 5 secrétaires interrégionaux, le représentant de la Fédération des Jeunes et un membre du Comité central, alors que le camp d’Antonio Gramsci, le « centre », avait avec lui 4 secrétaires fédéraux et 4 membres du Comité central (dont 3 sont absents), alors que la « droite » a 5 secrétaires fédéraux et 4 membres du Comité central, et que deux délégués s’abstiennent.

    Une discussion retranscrit bien l’ambiance à ce moment-là :

    « Gramsci : Il y a un début de reprise dans le mouvement ouvrier. Quel sera son déroulement ?…Ce n’est qu’à travers un lent et long travail de réorganisation politique que le prolétariat pourra devenir un facteur dominant de la situation…Il manque à notre mouvement l’adhésion de la majorité du prolétariat.

    Bordiga : Nous l’aurions si nous n’avions pas changé notre tactique par rapport au Parti socialiste ! D’ailleurs nous ne sommes pas pressés….

    Gramsci : Si ! Nous sommes pressés, au contraire ! Il y a des situations dans lesquelles ne pas être pressé provoque des défaites… »

    En 1925, la situation n’a plus rien à voir. Le PCI s’est reconstruit avec Antonio Gramsci. Amadeo Bordiga tenta bien de lever une fraction « de gauche » pour renverser la direction, se posant comme courant de gauche parallèle à celui de Trotsky en URSS, mais il est rejeté par la quasi totalité des 72 fédérations, seules trois prenant partie en sa faveur.

    Au congrès de Lyon, ville choisie pour son immigration socialiste et communiste italienne, qui se déroule du 20 au 26 janvier 1926, Amadeo Bordiga tente une dernière opération, demandant que les fractions soient autorisées dans le PCI et dans l’Internationale Communiste, refusant les cellules d’usines remplaçant les cellules territoriales car cela apporterait une mentalité qui pourrait « se prêter à la dictature commode d’un fonctionnaire bureaucratique ».

    Enfin, il considère que le Parti comme un produit organique de la classe, « qui synthétise et unifie les impulsions individuelles » des éléments combatifs et qui doit par conséquent également refuser toute tactique et particulièrement la logique de front antifasciste.

    Luigi Longo, un dirigeant d’importance du PCI aux côtés d’Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti, résume cela de la manière suivante :

    « Pour Bordiga, toutes les forces utiles à la révolution se trouvent déjà dans le Parti. C’est pourquoi, pour Bordiga, toute tentative de trouver des alliés en dehors du Parti représente une déviation, un compromis injustifiable.

    Pour Bordiga les possibilités révolutionnaires sont toutes contenues dans le Parti communiste. Pour le léninisme, au contraire, elles sont fournies par les conflits internes du capitalisme, par les luttes contre l’impérialisme dans lesquelles sont entraînées les classes moyennes et s’étendent dans la mesure de la capacité d’action du Parti de la classe vraiment révolutionnaire, le prolétariat. »

    Le Parti est avec Antonio Gramsci ; au congrès de Lyon, le courant « centriste » qu’il représente obtient 90,8 % des voix. En février, le congrès de la Jeunesse du Parti va dans le même sens ; la réunion de 32 délégués représentant 7 000 membres soutiennent la direction avec 94,6 % des voix.

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  • L’affaire Giacomo Matteotti

    1923 a été un tournant pour le Parti Communiste d’Italie : il y a d’un côté la répression légale qui nuit, la répression para-légale qui tue, la question de la direction qui est posée avec Antonio Gramsci remplaçant Amadeo Bordiga.

    Au final de la réorganisation, le PCI a 8619 activistes, principalement basés en Italie du Nord. Ils sont 1244 dans le Piémont, 350 en Ligurie, 1260 en Lombardie, 818 en Veneto, 866 en Vénétie Julienne, 1385 en Emilie-Romagne, 989 en Toscane, 280 dans les Marches, 123 en Ombrie, 585 dans le Latium, 150 dans les Abruzzes Molise, 394 en Campanie, 340 dans les Pouilles, 378 en Calabre, 338 en Sicile, 119 en Sardaigne.

    Du côté de l’unité avec le PSI, l’échec est définitif : un vote des 10 250 militants socialistes restant marque le triomphe du « Comité de Défense Socialiste » sur les « fusionnistes ». Seule la jeunesse du PSI s’unit avec celle du PCI, pour publier notamment le bimensuel La Voix de la Jeunesse.

    Cependant, le PCI est le parti le plus combattif ; avec Antonio Gramsci comme dirigeant, il prend la tête de l’unité d’action antifasciste la plus nette. Le PCI continue d’agir clandestinement, mais sa base s’élargit. En quelques mois, il passe à 12 000 membres – en quasi totalité des ouvriers des paysans – , avec 815 sections (basées sur le territoire), une influence sur une base de plusieurs dizaines de milliers de personnes sur les 120 000 du syndicat CGdL.

    Le journal L’Unité, vecteur de l’unité antifasciste, tire à 20 – 25 000 exemplaires, alors qu’il est en pratique semi-clandestin ; L’Ordre Nouveau tire quant à lui à 6 000 numéros, avant d’augmenter son tirage.

    Cette progression est continue : le PCI passe rapidement à 20 000 membres, avec notamment les partisans de la IIIe Internationale du PSI qui le rejoignent, apportant 2 000 membres, avec beaucoup de cadres (comme Giacinto Serrati et Fabrizio Maffi). Une association de défense des paysans est également fondée, avec comme revue La semence.

    C’est que durant toute cette période, le PCI a été à la pointe du combat antifasciste lors de l’affaire Giacomo Matteoti. Cette dernière suit les élections de 1924, marquées par la mise en place par Benito Mussolini d’une majorité assurée dès que 25 % sont atteints.

    Le PCI publie à ce sujet, le 23 janvier 1924, un document où il est expliqué que :

    « Le mécanisme de la loi électorale, la situation objective du Pays et la façon dont les partis prolétariens sont obligés de fonctionner enlève plus que jamais aux prochaines élections toute valeur comme moyen d’expression de la volonté politique de la majorité. »

    Cependant, le PCI est conscient de l’enjeu et il précise :

    « Le Comité Central considère la lutte électorale comme un moment de l’action que mène le Parti communiste pour la formation du front unique de défense des intérêts économiques et politiques de la classe ouvrière dont le fascisme est la négation. Il repousse toute idée de bloc qui vise seulement à l’obtention d’un déplacement dans les résultats numériques des élections et qui parte de préoccupations uniquement électorales.

    C’est pourquoi il considère que tout accord électoral doit avoir un caractère programmatique qui puisse constituer la base d’un front unique d’action permanent.

    Constatant que la bourgeoisie utilise la conquête fasciste de l’appareil d’Etat comme l’instrument le plus perfectionné et le plus efficace de sa dictature, il déclare que ce fait impose à la classe des ouvriers et des paysans la nécessité de réaliser une unité révolutionnaire pour affronter la lutte qui, à travers des développements successifs, doit conduire à remplacer le gouvernement de dictature bourgeoise par un gouvernement des ouvriers et des paysans.

    Il décide de proposer aux partis prolétariens italiens d’adhérer à un accord pour la présentation d’une liste commune d’unité prolétarienne et pour l’action, dont la lutte électorale ne doit représenter que le moment initial. »

    Palmiro Togliatti écrit alors le manifeste électoral de « l’Alliance » :

    « L’Alliance pour l‘unité prolétarienne affirme qu’il n’y a que dans la classe des ouvriers et des paysans que les forces et la capacité nécessaires existent pour organiser et mener la lutte pour abattre la dictature fasciste. Elle invite les ouvriers et les paysans à se rassembler sur le terrain révolutionnaire de classe pour établir la base nécessaire pour commencer cette lutte. Elle lance le seul mot d’ordre qui soit historiquement actuel et efficace : celui de l’unité de toutes les forces révolutionnaires qui sont sur le terrain de classe. »

    Or, le PSI n’assume pas l’unité, tendant à espérer suivre le Parti Socialiste Unitaire qui avait scissionné sur sa droite, qui lui-même espère attirer à lui l’aile sociale du catholicisme.

    Les élections d’avril 1924 sont donc un désastre. La liste nationale de Benito Mussolini – la listone, la grande liste – obtient 65,7 % des voix (plus de 4,6 millions de voix), soit 375 sièges sur 535, à quoi s’ajoute une seconde liste nationaliste créé pour happer des voix, et qui reçoit 347,552 votes, soit 19 sièges.

    La seconde force, le Parti Populaire Italien d’Alcide De Gasperi, fait 9 % et obtient 39 sièges ; la troisième force est le PSU de Giacomo Matteotti avec 5,9 % et 24 sièges.

    Le PSI a 5 % des voix avec un peu plus de 360 000 voix et le PCI obtient lui un peu plus de 268 000 voix, soit 3,74 %.

    Or, dans la foulée des élections, Giacomo Matteotti tient le 30 mai, à la Chambre des députés, un grand discours accusatoire, accusant les fascistes d’avoir truandé les élections, au moyen de magouilles, d’annulation de votes, de trucages dans le comptage, etc.

    Le 10 juin, il est enlevé et assassiné. Or, cela provoque une vague sans précédents de protestation. Il est clair pour tous les observateurs que le fascisme est allé trop loin et que si l’on pousse, il s’effondre.

    Giacomo Matteotti

    Le PCI prend la tête du combat dans cette situation, proposant la grève générale aux autres partis de gauche. L’Unité est l’outil principal de la lutte, passant à 20 000, puis 50 000 exemplaires en peu de temps, faisant le procès du régime, rendant compte du meurtre de Giacomo Matteoti le 13 juin, appelant le 15 juin à « chasser du gouvernement les assassins fascistes », alors que le 14 juin Antonio Gramsci salue la décision générale de quitter le Parlement.

    A partir de la fin de juin, tous les partis d’opposition abandonnent en effet le Parlement, dans ce qui fut appelé « la sécession de l’Aventin », en allusion à un événement de l’histoire romaine (la sécession de la plèbe). Ils forment un comité d’opposition, exigeant la fin des menées squadristes.

    L’opinion publique est clairement avec l’antifascisme ; la presse des organisations antifascistes tirent alors à 4 millions d’exemplaires, alors que la presse fasciste le fait à 400 000. Le Corriere della Sera tire à 500 000, la Stampa à 400 000, la Justice (du PSU) à 150 000, Avanti ! (du PSI) à 150 000, le journal antifasciste humoristique ll Becco Giallo – le Bec Jaune – à 350 000.

    Toutefois, sans la mobilisation des masses elles-mêmes – que le comité d’opposition refuse, espérant en le Roi et l’Armée – rien ne peut aboutir et le PCI l’abandonne, faisant un appel aux travailleurs du PSI et du PSU pour forcer « leurs chefs opportunistes à rompre avec la bourgeoisie et à s’unir au prolétariat révolutionnaire pour réaliser l’unité de la classe ouvrière ».

    Le 20 Juin, l’Unità publie ce communiqué :

    « La décision du Conseil Directif de la Confédération Générale du Travail (CGdL), l’attitude des maximalistes et celle des réformistes lors de la dernière réunion du Comité d’Opposition ont précisément le sens d’un refus de la proposition avancée par le Parti Communiste, invitant la classe ouvrière à la lutte sur un front unique pour abattre le gouvernement fasciste.

    La classe ouvrière ne peut porter sa confiance en l’ »opposition » constitutionnelle à laquelle se sont acollés les réformistes et les maximalistes. Par son comportement équivoque et par sa passivité coupable, celle-ci a démontré son impuissance et son incapacité à lutter sérieusement contre le fascisme.

    La crise politique profonde dans laquelle notre pays s’est inopinément précipité persiste dans toute sa gravité: celle-ci porte en elle les germes d’une nouvelle situation dans laquelle la classe ouvrière peut reconquérir ses droits politiques les plus élémentaires, que le fascisme lui a arraché.

    Mais pour que cela soit possible il est nécessaire que la classe ouvrière, prenant confiance en ses propres forces, , retrouve, dans l’unité d’action, la force d’intervenir activement dans l’actuelle crise politique et influencer ses développements ultérieurs.

    Les ouvriers maximalistes et réformistes doivent obliger leurs dirigeants opportunistes à rompre avec la bourgeoisie et s’unir au prolétariat révolutionnaire pour réaliser l’unité de la classe ouvrière.

    Les travailleurs communistes doivent, quant à eux, intensifier l’agitation parmi les masses avec le mot d’ordre:

    « DEHORS LE GOUVERNEMENT D’ASSASSINS – DÉSARMEMENT DE LA GARDE BLANCHE »

    Pour le salut de la classe ouvrière, il faut reprendre la marche en avant. »

    Cet appel n’est pas suivi cependant ; la CGdL, quant à elle, a proposé une grève de 10 minutes, soutenue même par les syndicats fascistes, et le PCI n’a pas les moyens de déborder le mouvement. Cela reflète la situation ouvrière : le nord ouvrier est entièrement passif, alors que dans le sud la grève déborde en barrages à Naples, avec 15 000 ouvriers en grève, des cessations massives de travail dans la construction à Rome, des grèves à Bari, etc.

    Voici comment le secrétaire interrégional de Lombardie Emilie- Romagne raconte la situation dans sa région, le 16 juillet 1924 :

    « La classe ouvrière voulait agir contre le fascisme : elle attendait un mot d’ordre des partis prolétariens et des organisations classiques…

    Quand on a su que le groupe parlementaire communiste était sorti du Comité des Oppositions, de nombreux travailleurs, même des camarades et des sympathisants, ne pouvaient s’en expliquer la raison : du côté des travailleurs l’impression immédiate ne fut pas très favorable à notre Parti.

    Ce n’est que plus tard… après des preuves évidentes que le Comité voulait combattre le fascisme seulement en paroles, que les masses ont applaudi à notre attitude…

    Mais ici surgit spontanément une question : s’il est vrai que les masses sympathisent avec notre Parti pourquoi ne le suivent-elles pas sur le plan politique ?

    Les masses sont simplistes, elles considèrent que si la Confédération générale du travail, le Part socialiste unitaire n’ont pas adhéré, par exemple au mot d’ordre lancé par notre Parti pour la grève générale, ces organisations l’ont fait parce qu’elles ont jugé la réussite impossible.

    Cette façon de voir, on peut la vérifier en parlant avec de nombreux ouvriers et paysans qui, si d’un coté ils disent que les sociaux-démocrates ont mal fait de se mettre à la traîne du mouvement légalitaire antifasciste plutôt que du mouvement révolutionnaire, ils excusent cependant leur attitude, déclarant qu’ils l’avaient fait parce qu’ils considéraient comme trop dangereuse une lutte ouverte sur le terrain de l’action.

    Dans toutes les provinces notre Parti s’est trouvé isolé après la séparation de notre groupe parlementaire du Comité des Oppositions.

    Mais les camarades ont le même vécu que les masses ouvrières, ils attendent quelque chose d’effectif des oppositions, ils regardent avec une foi intense vers notre Parti parce qu’ils voudraient très fort, mais n’ont pas encore le courage de renforcer leur adhésion. »

    Palmiro Togliatti, dans une lettre du 7 octobre 1924 à l’Exécutif de l’Internationale Communiste, présente la chose de la manière suivante :

    « La continuation de la répression fasciste sur les ouvriers et les paysans détermine chez les travailleurs un état d’esprit d’inertie et de passivité qui constitue un élément de notre situation. Les ouvriers et les paysans sont amenés à penser qu’il n’est pas possible maintenant, pour leur classe, de redevenir un élément décisif de la situation. Ils considèrent qu’aujourd’hui, leur devoir est d’attendre que d’autres forces débarrassent le terrain de la lutte politique, de l’obstacle du fascisme. »

    Ainsi, le PCI ne peut pas, la gauche réformiste et les catholiques sociaux ne veulent pas, ayant trop peur des masses. Les deux semaines où Benito Mussolini aurait pu être chassé du pouvoir sont restées inutilisées et l’opposition antifasciste est incapable de prendre l’initiative. Le fascisme comprend alors que son destin tient à ce qu’il fasse le grand saut.

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  • Le bilan de 1918-1923 par Clara Zetkine

    Le 20 juin 1923, l’Allemande Clara Zetkine présente un rapport à l’Exécutif élargi de l’Internationale Communiste : La lutte contre le fascisme. Voici la longue partie racontant comme le fascisme s’est développé en Italie pour la période 1918-1923.

    Il est clair que le fascisme présente des caractéristiques différentes suivant les pays, en fonction des situations concrètes, spécifiques à chacun. Il a néanmoins deux caractéristiques constantes : d’une part, un programme pseudo-révolutionnaire qui, de façon extrêmement habile, prend appui sur les courants d’opinion, les intérêts et les revendications des masses sociales les plus larges et, d’autre part, l’emploi de la terreur la plus brutale.

    L’Italie offre à ce jour l’exemple classique du fascisme et de son développement. Dans ce pays, le fascisme a trouvé un terrain favorable en raison du démantèlement et de la faiblesse de l’économie.

    Cela paraît surprenant puisque l’Italie fait partie des vainqueurs. Pourtant la guerre a durement touché l’économie italienne.

    La bourgeoisie a été tout à la fois victorieuse et vaincue en raison de la structure économique et du développement du pays. Seule l’Italie du nord disposait d’un capitalisme industriel moderne ; le Centre et a fortiori le Sud étaient dominés par un capitalisme agraire, voire féodal, allié à un capitalisme financier qui n’avait pas réussi à se développer de façon moderne et importante.

    Tous deux étaient hostiles à l’impérialisme, à la guerre, et n’ont pas ou ont peu profité du génocide. La paysannerie non capitaliste aussi bien que la petite bourgeoisie urbaine et le prolétariat en avaient terriblement souffert. Les capitalistes de l’industrie lourde du Nord de l’Italie, profitant d’un essor factice, avaient bien empoché de fabuleux profits, mais comme cette industrie n’était pas liée aux ressources du sous-sol — l’Italie ne possède ni charbon ni minerai — cet essor fut de courte durée.

    Tous les tragiques effets de la guerre s’abattirent sur l’économie et les finances de l’Italie. Une crise terrible se développa. L’industrie, l’artisanat et le commerce stagnèrent, les faillites s’accumulèrent, la Banca di Sconto et les usines Ansaldo — issues de l’impérialisme et de la guerre — s’effondrèrent.

    La guerre laissa derrière elle des centaines de milliers de gens à la recherche de travail et de pain, des centaines de milliers de mutilés, de veuves et d’orphelins qu’il fallait assister.

    La crise augmenta la masse de soldats démobilisés à la recherche de travail, d’une foule d’ouvriers, d’ouvrières et d’employés licenciés.

    Une énorme vague de misère déferla sur l’Italie et atteignit son point culminant entre l’été 1920 et le printemps 1921. La bourgeoisie industrielle de l’Italie du nord, qui avait poussé à la guerre sans aucun scrupule, était incapable de reconstruire l’économie ruinée ; elle ne disposait pas de la puissance politique nécessaire pour mobiliser l’État à son service.

    Le gouvernement était passé de ses mains dans celles des capitalistes agraires et financiers sous la conduite de Giolitti. Cependant, même s’il n’en avait pas été ainsi, l’État qui faisait eau de toute part n’aurait pas disposé des moyens et des possibilités nécessaires pour conjurer la crise.
    Grâce à cette situation et dans sa foulée, le fascisme put croître et prospérer. Un chef prédestiné l’attendait en la personne de Mussolini.

    A l’automne 1914, Mussolini, transfuge du socialisme pacifiste, était devenu un fanatique propagandiste de la guerre avec le slogan : « La guerre ou la république ». Dans un quotidien fondé avec l’argent de l’Entente, le Popolo d’Italia, il avait promis au peuple que la guerre lui apporterait le paradis sur terre.

    Avec la bourgeoisie industrielle il avait pataugé dans la mer de sang de la guerre mondiale, avec elle, il voulait faire de l’Italie un État capitaliste moderne. Il fallait que Mussolini essaye de rassembler les masses pour pouvoir intervenir activement dans une situation qui démentait ses prophéties et était à l’opposé de l’objectif visé.

    Après la guerre, en 1919, il organisa à Milan le premier « fascio di combattimento », une association d’anciens combattants, dont le programme voulait garantir l’essor de la nation et veiller à ce que «  les héros des tranchées et les travailleurs recueillent les fruits de la guerre révolutionnaire ».

    Des fasci s’organisèrent dans quelques villes. Dès le départ, le jeune mouvement mena un combat acharné contre les organisations ouvrières révolutionnaires, parce que, d’après Mussolini, celles-­ci, en parlant de lutte des classes, « divisaient et affaiblissaient la nation. »

    Le fascisme se tourna aussi contre le gouvernement Giolitti sur lequel il rejetait l’entière responsabilité de la noire misère de l’après­guerre. Son développement fut d’abord lent et faible.

    Il se heurtait encore à la confiance de larges masses populaires dans le socialisme. En mai 1920, il n’y avait dans toute l’Italie qu’environ cent fasci, dont aucun ne comptait plus de vingt à trente membres.

    Bientôt, le fascisme put s’alimenter à une seconde source. La situation objectivement révolutionnaire suscita dans le prolétariat italien un état d’esprit subjectivement révolutionnaire.

    Le glorieux exemple des ouvriers et paysans russes y eut une grande part. Au cours de l’été 1920, les ouvriers métallurgistes occupèrent des usines. Ici et là et jusque dans le Sud, des prolétaires agricoles, des petits paysans et petits métayers s’emparèrent de domaines ou se rebellèrent d’une façon ou de l’autre contre les grands propriétaires terriens.

    Mais les dirigeants ouvriers ne furent pas à la hauteur de ce grand moment historique. Les responsables réformistes du parti socialiste se refusèrent lâchement à élargir les occupations d’usine en lutte politique pour le pouvoir.

    Ils enfermèrent le combat des ouvriers dans la voie étroite d’une lutte purement économique sous la direction des syndicats et, en parfaite entente avec d’Aragona et d’autres responsables de l’Union générale des Syndicats, ils trahirent les esclaves révoltés, en signant avec les patrons un compromis honteux établi avec la remarquable collaboration du gouvernement, et en particulier de Giolitti.

    Les dirigeants de l’aile gauche du parti socialiste — noyau du futur parti communiste — étaient encore trop novices sur le plan politique et insuffisamment formés pour pouvoir maîtriser la situation en théorie et en pratique et donner une autre tournure au mouvement. Simultanément, les masses prolétariennes s’avérèrent incapables de déborder leurs dirigeants et de les pousser sur la voie de la révolution.

    Les occupations d’usine se terminèrent par une grave défaite du prolétariat qui fut gagné par le découragement, le doute et la pusillanimité. Des milliers de travailleurs se détournèrent du parti et des syndicats. Beaucoup retombèrent dans l’indifférence et l’apathie, d’autres adhérèrent à des organisations bourgeoises.

    Le fascisme gagna un nombre croissant de sympathisants parmi les prolétaires déçus, la petite bourgeoisie urbaine et la bourgeoisie. Il avait remporté une victoire idéologique et politique sur la classe ouvrière contaminée par le réformisme.

    En février 1921, on comptait environ mille fasci. Le fascisme gagna les masses par une agitation démagogique éhontée qui s’appuyait sur des revendications pseudo-­révolutionnaires.

    En paroles, son radicalisme grandiloquent visait surtout le gouvernement de Giolitti, « traître à la nation. »

    Mais contre le second « ennemi », les organisations ouvrières internationales, ces « ennemies de la patrie », il partit en guerre avec le glaive et le feu. Conformément à sa position républicaine, antimonarchiste et impérialiste, Mussolini réclamait qu’on dépose la dynastie et — au sens propre du terme — qu’on décapite Giolitti.

    Ses partisans instaurèrent un terrorisme actif et sanglant contre les « anti-nationaux », c’est­-à-­dire contre les organisations ouvrières. Les premières « expéditions punitives » fascistes eurent lieu au printemps 1921.

    Elles étaient dirigées contre les prolétaires agricoles ; les sièges de leurs organisations furent dévastés et incendiés, leurs dirigeants assassinés. C’est plus tard seulement que la terreur fasciste s’étendit aux prolétaires des grandes villes. Les autorités laissèrent faire au mépris du droit et de la loi.

    La bourgeoisie industrielle aussi bien qu’agraire patronna ouvertement le fascisme terroriste et le soutint par divers moyens, notamment financiers. Malgré la défaite des ouvriers lors des occupations d’usine, elle craignait un renforcement de la puissance du prolétariat. Lors des élections municipales, les socialistes avaient en effet conquis environ le tiers des 8000 communes. Il s’agissait donc d’assurer l’avenir.

    Certes, le gouvernement aurait eu à l’époque des raisons d’écraser le fascisme qui semblait constituer pour lui une menace sérieuse et il en avait les moyens. Mais dans la situation de l’Italie, cela aurait abouti à un renforcement du mouvement ouvrier. Giolitti estima donc que mieux valaient des fascistes que des socialistes, des révolutionnaires.

    Ce vieux renard décida de dissoudre la Chambre et annonça de nouvelles élections pour mai 1921. Il fonda un « bloc de l’ordre » de tous les partis bourgeois en y intégrant les organisations fascistes. Pendant la campagne électorale, les couleurs républicaines du fascisme pâlirent. L’agitation antidynastique et antimonarchique disparut au fur et à mesure que les dirigeants agrariens et les masses paysannes rejoignaient ses rangs.

    C’est en grande partie à eux que le fascisme dut ses succès électoraux, ainsi que l’extension et le renforcement des fasci dont le nombre atteignait environ 2000 en mai 1921.

    Il ne fait aucun doute que Mussolini fut conscient du danger que représentait pour lui et pour ses buts l’adhésion massive d’éléments agrariens.

    Il comprit que, sans agitation pseudo-révolutionnaire et antimonarchique, le fascisme perdait beaucoup de son pouvoir de séduction sur les masses.

    Lorsque la bataille électorale fut terminée, il voulut revenir aux slogans de 1919. Au cours d’une interview accordée au journal Giornale d’Italia, porte-parole de l’industrie lourde, il déclara que les élus fascistes n’assisteraient pas à la séance inaugurale de la Chambre, car il leur était impossible de crier « Vive le roi », après le discours du trône.

    La publication de cette interview eut pour effet de révéler la force de l’aile agrarienne dans le fascisme, car quelques-uns des députés élus grâce aux fascistes rejoignirent les rangs des monarchistes et des nationalistes.

    Les élus fascistes et les délégués départementaux des fasci se réunirent pour prendre position sur ce problème… Mussolini ne fut pas suivi. Il réfréna son républicanisme et déclara ne pas vouloir diviser le fascisme sur cette question.

    Sa défaite l’incita à faire du fascisme qui n’avait été jusqu’alors qu’un mouvement sans structures définies, un parti organisé et centralisé. La transformation eut lieu lors du premier congrès fasciste en novembre 1921. Mussolini gagna bien sur le fond, mais il fut battu lors de l’élection de la direction du parti. Seulement une moitié des sièges fut occupée par ses partisans, l’autre moitié par des agrariens monarchistes.

    Ce point a son importance, car il met en lumière les antagonismes qui se développent actuellement à l’intérieur du fascisme et qui contribueront à sa désagrégation.

    C’est l’antagonisme entre le capitalisme agraire et le capitalisme industriel ou, en termes politiques, entre monarchistes et républicains. Le parti compte, paraît-­il, 500 000 adhérents à l’heure actuelle.

    Le fait de se constituer en parti ne donna cependant pas au fascisme la force suffisante pour dominer la classe ouvrière et la contraindre, en l’exploitant plus que par le passé, à œuvrer à la reconstruction et au développement de l’économie capitaliste.

    Pour atteindre ce but, il avait besoin d’un double appareil : l’un destiné à corrompre les ouvriers et l’autre à les soumettre par les armes, par le recours à la terreur. Pour corrompre les ouvriers, il créa des syndicats fascistes qu’on appela « corporations nationales ». Elles devaient réaliser les objectifs fascistes, c’est­-à­-dire combattre de façon systématique le mouvement ouvrier révolutionnaire et mêmetout mouvement ouvrier autonome.

    Mussolini se défend toujours de vouloir lutter contre la classe ouvrière. Il déclare inlassablement qu’il veut sa promotion sur le plan matériel et culturel et non la ramener à « la douloureuse condition d’esclave ».

    Mais tout ceci doit se réaliser dans le cadre de la nation et en donnant la priorité à ses intérêts, en rejetant catégoriquement la lutte de classes. Les syndicats fascistes furent expressément créés dans le but de servir d’antidote, non seulement aux organisations révolutionnaires du prolétariat, mais aussi à toute organisation de classe des prolétaires, car Mussolini et ses séides soupçonnent automatiquement toute organisation prolétarienne d’être révolutionnaire.

    Il créa donc ses propres syndicats qui englobent les ouvriers, les employés et les employeurs d’une profession ou d’une industrie. Une partie des organisations d’employeurs a refusé d’adhérer aux syndicats de Mussolini, tels l’Union agricole et l’Union des Industriels. Pourtant cette hérésie ne les a exposés à aucune mesure de rétorsion de la part des fascistes.

    Celles-­ci sont réservées aux prolétaires qui luttent pour la défense de leurs intérêts de classe, même s’ils n’appartiennent pas au mouvement révolutionnaire. Des dizaines de milliers d’ouvriers sont ainsi contraints d’adhérer aux syndicats fascistes qui comptent, paraît-­il, environ 800000 membres.

    L’instrument fasciste destiné à soumettre la classe ouvrière italienne par la terreur, est constitué par des squadre. Ce sont des organisations militaires issues des groupes chargés des expéditions punitives contre les paysans.

    Les bandes de « condamnés de droit commun » qui s’étaient constituées à l’occasion furent regroupées en organisations permanentes de mercenaires stipendiés qui devinrent des professionnels du terrorisme. Les squadre sont devenues avec le temps une force purement militaire qui exécuta le coup d’État et sur laquelle s’appuie la dictature de Mussolini.

    Après la prise du pouvoir et la mise en place de l’État fasciste, elles furent légalisées sous forme de « milice territoriale nationale », organe de l’État bourgeois. Selon les déclarations officielles, elles sont « au service de Dieu, de la nation et du ministre­-président ». Le roi, on le notera, n’est pas mentionné. On donne de leurs effectifs des évaluations très diverses : entre 100 000 et 300 000 hommes au moment du coup d’État, un demi­-million actuellement.

    De même que l’échec et la trahison des dirigeants réformistes présidèrent à la naissance du fascisme, c’est une nouvelle trahison des réformistes qui lui a permis de conquérir le pouvoir ce qui a entraîné une nouvelle défaite du prolétariat italien.

    Le 31 juillet, les dirigeants ouvriers réformistes italiens se réunirent en séance secrète — tous étaient là, les syndicalistes et les hommes politiques, Turati comme d’Aragona — et ils décidèrent que l’Union Générale des Syndicats lancerait un ordre de grève générale pour le 1er août, une grève générale qui n’était ni préparée, ni organisée.

    Dans ces conditions elle devait nécessairement se terminer parune terrible défaite du prolétariat. A certains endroits la grève fut déclenchée au moment où elle échouait ailleurs. Ce fut une défaite aussi grave, aussi fatale que lors des occupations d’usine.

    Elle poussa les fascistes au coup d’État et démoralisa, découragea les ouvriers, si bien qu’ils renoncèrent à toute résistance et laissèrent faire, passifs et sans espoir.

    La trahison des dirigeants réformistes fut scellée lorsque après le coup d’État, Baldési, l’un des dirigeants les plus influents des syndicats italiens et du parti socialiste, se déclara prêt, à la demande de Mussolini, à participer au gouvernement fasciste. Le comble de la honte est que ce pacte odieux n’échoua pas du fait des protestations des réformistes, mais en raison de l’opposition des agrariens fascistes.

    Camarades ! Ce court aperçu vous permet de saisir les rapports existant en Italie entre le développement du fascisme et l’effondrement économique qui provoqua la misère et l’aveuglement ; entre le développement du fascisme et la trahison des dirigeants réformistes qui amenèrent les prolétaires à renoncer à la lutte.

    Il y a un autre facteur dont il faut tenir compte : c’est la faiblesse du parti communiste. Sans parler de sa faiblesse numérique, il commit sans doute l’erreur tactique de considérer le fascisme uniquement comme un phénomène militaire, en négligeant ses aspects idéologiques et politiques.

    N’oublions pas qu’avant même d’abattre le prolétariat par des actes de terrorisme, le fascisme italien avait déjà remporté une victoire idéologique et politique sur le mouvement ouvrier, et n’oublions pas non plus les causes de cette victoire. Ce serait extrêmement dangereux pour nous de ne pas tenir compte de l’importance du combat idéologique et politique contre le fascisme.

    Il est clair, que si le fascisme a pu développer son organisation et atteindre la puissance que nous avons brièvement esquissée ici, c’est uniquement parce qu’il avait un programme extrêmement séduisant pour les masses.

    La question qui se pose à nous et qui est importante pour les prolétaires de tous les pays, est la suivante : qu’a fait le fascisme en Italie pour réaliser son programme après être arrivé au pouvoir ? Comment se présente l’État dont il dit qu’il est son instrument ?

    Est-­ce cet État sans parti et sans classes qui rend justice à chaque couche de la société ou bien est-ce un organe de la minorité possédante et en particulier de la bourgeoisie industrielle ? La meilleure façon de répondre est de mettre en parallèle les principales revendications du programme fasciste et la façon dont elles sont réalisées.

    Que promettait le fascisme sur le plan politique lorsque, tel un Samson chevelu, il se lançait à l’assaut du temple ? Une réforme du code électoral, une application conséquente du mode de scrutin proportionnel.

    Que voyons nous ? On va supprimer l’ancienne proportionnelle, introduite en 1919, et la remplacer par un mode de scrutin qui est une amère et dérisoire mascarade de l’idée de la proportionnelle. Le parti qui obtient la majorité absolue des voix aura deux tiers des sièges à la Chambre.

    On a d’abord discuté pour savoir s’il aurait deux tiers ou trois quarts des mandats. Aux dernières informations, le fascisme accepte que le parti le plus fort — c’est le parti fasciste — ait deux-tiers, le tiers restant étant réparti proportionnellement entre les divers autres partis. Jolie réforme électorale.

    Mussolini avait promis que les femmes seraient électrices et éligibles. Un congrès bourgeois international pour le vote des femmes s’est récemment tenu à Rome.

    Mussolini présenta chevaleresquement ses respects aux dames et leur expliqua avec un doux sourire que les femmes recevraient le droit de vote… pour l’élection des conseils municipaux. Les droits politiques leur seront donc refusés. De plus, il n’est pas question que toutes les femmes deviennent électrices sur le plan communal, mais seules celles qui peuvent justifier d’un certain niveau d’études, les femmes « décorées pour faits de guerre » et celles dont les maris ont le portefeuille suffisamment garni pour acquitter certains impôts.

    Voilà comment sont tenues les promesses concernant l’égalité des femmes.

    Dans son programme, le fascisme avait prévu la suppression du Sénat et la création d’un parlement économique qui siégerait aux côtés du parlement politique. Il n’en est plus question. Mais lors de son premier discours devant le Sénat, ce ramassis de réactionnaires, Mussolini en célébra pompeusement les mérites passés et déclara qu’ils étaient garants de grandes actions pour le présent, ce qui justifiait un renforcement de l’influence du Sénat sur la législation.

    Les fascistes réclamaient dans leur programme la réunion immédiate d’une Assemblée nationale pour réformer la constitution. Qu’en est­-il ? Il n’est plus question d’Assemblée nationale, et voici comment se présente la réforme de la constitution : la Chambre, dont j’ai indiqué la composition, c’est-­à-­dire le parti majoritaire en son sein, propose le ministre­-président. Celui-­ci, un fasciste tant que le fascisme est majoritaire, doit être nommé par le Roi. »

    Il forme le gouvernement à son gré, le présente à la Chambre et obtient de celle-­ci un vote de confiance, après quoi le parlement prend ses cliques et ses claques et s’ajourne pour quatre ans, c’est-­à-­dire pour toute la période de son mandat.

    Confrontons maintenant quelques promesses fascistes sur le plan social avec leur réalisation : le fascisme avait promis de légaliser la journée de huit heures et de fixer un salaire minimum, tant pour les ouvriers de l’industrie que pour ceux de l’agriculture.

    Un projet de loi sur la journée de huit heures a été déposé qui prévoit cent exceptions et comporte à la fin une clause précisant que la journée de huit heures pourrait être supprimée également dans d’autres cas. Or cette journée de huit heures n’existe pratiquement déjà plus pour de larges couches du prolétariat italien dont les cheminots, les postiers et d’autres fonctionnaires des transports, pour lesquels les huit heures de service ont été remplacées par huit heures de travail effectif sur le modèle du règlement de service de Grœner.

    En ce qui concerne la fixation d’un salaire minimum, il faut dire que, grâce à l’usage de la terreur pour ligoter et détruire les syndicats, grâce à la politique d’Union sacrée pratiquée par les « corporations » fascistes, les patrons ont été si bien encouragés à résister à toute revendication salariale, que les ouvriers n’ont même pas été en mesure, étant donné la crise, de maintenir leur salaire à son niveau antérieur.

    Il a été procédé à des réductions de salaires de vingt à trente pour cent en moyenne, mais qui, pour beaucoup de travailleurs, vont jusqu’à cinquante pour cent, les cas ne sont pas rares où la baisse atteint soixante pour cent.

    Le fascisme avait promis des assurances vieillesse et invalidité destinées à alléger la pire misère et la pire souffrance. Comment cette promesse a­-t­-elle été tenue ?

    On a supprimé le fonds de cinquante millions de lires : timide tentative d’aide sociale pour les vieux, pour les handicapés et les malades. Ces cinquante millions ont été purement et simplement rayés du budget « par souci d’économie », si bien qu’actuellement en Italie les victimes du travail ne peuvent plus compter sur la moindre assistance. On a rayé également du budget les cinquante millions de lires prévus pour l’office du travail et les allocations chômage ainsi que soixante millions de lires pour les caisses de crédit des coopératives.

    Le fascisme revendiquait la participation des ouvriers à la direction technique des entreprises, en d’autres termes le contrôle de la production. Le fascisme avait promis de soumettre les entreprises publiques au contrôle technique des Comités d’entreprise.

    Aujourd’hui, on envisage une loi qui supprimerait purement et simplement les Comités d’entreprise. En outre, l’État s’apprête à livrer les entreprises publiques au patronat privé ; elles le sont déjà en partie : la fabrication des allumettes, jusqu’alors monopole d’État, appartient maintenant à l’exploitation privée ; les paquets postaux, le téléphone, le service des radios­ télégrammes ainsi que les chemins de fer connaîtront bientôt le même sort.

    Mussolini a déclaré que les fascistes étaient des « libéraux au sens classique du terme ».

    Examinons quelques fruits du fascisme dans le domaine financier. Il voulait une réforme fiscale profonde. Son État « autoritaire » allait utiliser sa puissance pour établir un impôt général, fortement progressif, sur le capital, qui aurait même, par certains aspects, le caractère d’une « expropriation du capital ».

    Actuellement, on a supprimé divers impôts sur les signes extérieurs de richesse tels que l’impôt sur les équipages, les automobiles, etc., sous prétexte que de tels impôts « freinent la production nationale et détruisent la propriété et la famille ».

    Par ailleurs, on prévoit une extension des impôts indirects en prétextant — c’est tout aussi malin — qu’une telle mesure limitera la consommation nationale et favorisera par conséquent les exportations. On a supprimé la réglementation selon laquelle les titres et valeurs devaient porter le nom de leur propriétaire, ce qui laisse la porte ouverte à la fraude fiscale.

    Mussolini et ses séides réclamaient la confiscation des biens de l’Église. Au lieu de cela, le gouvernement fasciste a remis en vigueur diverses anciennes concessions du clergé, lesquelles étaient déjà tombées en désuétude. L’enseignement religieux, supprimé depuis cinquante ans, a été rétabli par Mussolini et chaque école doit avoir son crucifix. Voilà en quoi consiste la lutte contre le clergé.

    Le fascisme exigeait que soient revus les contrats passés entre l’État et les industriels pour la livraison de matériel de guerre et que les bénéfices de guerre soient confisqués à concurrence de quatre-­vingt-­cinq pour cent.

    Que s’est-­il passé ? Le parlement avait nommé une commission, dont le rôle était d’examiner ces contrats ; elle devait rendre compte publiquement de ses travaux devant la Chambre. Si elle l’avait fait, la plupart des magnats de l’industrie lourde, les mécènes et pères nourriciers des fascistes, auraient été sans doute gravement compromis.

    L’une des premières décisions de Mussolini fut de décréter que la commission lui rendrait compte à lui personnellement et que les auteurs de toute indiscrétion sur le contenu de ce rapport seraient punis de six mois de prison.

    On fait le plus complet silence sur les bénéfices de guerre, mais l’industrie s’est déjà vu accorder des milliards pour des fournitures de toute sorte.

    Sur le plan militaire, le fascisme voulait également être novateur. Il réclamait la suppression de l’armée régulière, un service militaire court, l’organisation de l’armée aux seules fins de la défense nationale et non pas d’une guerre impérialiste, etc. Comment a­-t-­il réalisé ce programme ?

    L’armée régulière n’a pas été supprimée, le service militaire est passé de huit à dix-huit mois ce qui équivaut à une augmentation d’effectifs de 260000 à 340000 hommes. Certes la Guardia Regia, une sorte de police armée et organisée sur le modèle militaire, a été supprimée. Parce qu’elle n’était pas aimée du peuple et surtout des travailleurs en raison de ses interventions lors de manifestations, de grèves, etc. ? Au contraire !

    Mussolini la trouvait trop « démocratique », car elle ne dépendait pas de l’État­major général, mais du Ministère de l’Intérieur, et Mussolini craignait qu’elle n’entre un jour en conflit avec ses « squadre » et qu’elle se dresse contre lui. La Guardia Regia comptait 35000 hommes, or le nombre des Carabinieri est passé de 65 000 à 90 000 hommes et les effectifs de la police ont été doublés, y compris ceux de la police judiciaire et de la police des frontières.

    De plus, le gouvernement fasciste a transformé les squadre de « Chemises Noires » en milice nationale. On évalua d’abord leur force à 100 000 hommes, mais, par suite d’une décision toute récente, elles atteindraient un demi­-million d’hommes.

    Etant donné que de nombreux éléments agrariens monarchistes s’étaient infiltrés dans les sections, notamment les « Chemises Bleues », Mussolini pouvait craindre qu’elles ne se rebellent contre sa dictature. Dès la naissance des sections, il s’efforça de les placer sous la tutelle politique du parti, c’est-­à-­dire sous sa coupe.

    Il pensait y être parvenu en mettant les squadre sous l’autorité d’un commandement général nommé par la direction du parti. Mais la direction politique ne put éviter qu’il existe des oppositions à l’intérieur des sections, oppositions qui s’accrurent avec l’entrée des « Chemises Bleues » nationalistes.

    Pour briser leur influence, Mussolini fit obligation à chaque membre du parti d’entrer dans la milice nationale, si bien que les effectifs de cette dernière seraient actuellement équivalents à ceux du parti.

    Mussolini espérait ainsi parvenir à museler politiquement les éléments agrariens qui lui étaient hostiles. Cependant, en s’engageant dans la milice, les membres du parti y portent justement leurs divergences politiques et celles-ci s’y développeront obligatoirement jusqu’à la désagréger.

    La force armée devait servir uniquement à la défense de la patrie, c’est ce qui avait été dit. Mais l’augmentation des effectifs et l’énorme effort d’armement sont orientés vers de grandes aventures impérialistes.

    L’artillerie prend une extension extraordinaire, le nombre des officiers de carrière augmente et la flotte fait l’objet de soins particuliers. Un nombre important de croiseurs, de destroyers, de sous-­marins a été commandé. L’aviation prend un essor tout à fait frappant. Mille nouveaux avions sont déjà commandés, de nombreux aérodromes, construits.

    On a nommé une commission spéciale et accordé déjà des centaines de milliers de lires à l’industrie lourde pour la construction d’avions et d’instruments de meurtre les plus modernes.

    Si l’on compare le programme du fascisme italien avec ses réalisations, on constate dès maintenant la faillite totale du mouvement sur le plan idéologique. Il existe une contradiction totale entre ce que le fascisme a promis aux masses et ce qu’il leur apporte.

    Au contact de la réalité, les grandes phrases selon lesquelles l’État fasciste plaçait l’intérêt de la nation au­-dessus de tout se sont révélées aussi inconsistantes que des bulles de savon. La « nation » s’est avérée être la bourgeoisie, l’État fasciste idéal, un vulgaire État bourgeois, totalement dénué de scrupules.

    La faillite politique doit suivre, un jour ou l’autre, cette faillite idéologique. Elle est déjà en marche. Le fascisme est incapable d’unifier ne serait-­ce que les diverses forces bourgeoises dont la protection tacite et bienveillante lui a permis d’accéder au pouvoir.

    Le fascisme voulait le pouvoir pour faire œuvre de novateur sur le plan social, en s’emparant du pouvoir de l’État et en utilisant l’appareil d’État à ses fins. A ce jour, il n’a même pas réussi à se soumettre totalement l’appareil bureaucratique.

    Une âpre lutte s’est engagée entre l’ancienne bureaucratie en place et les nouveaux fonctionnaires fascistes. On retrouve le même antagonisme entre l’armée régulière avec ses officiers de carrière et la milice territoriale fasciste avec ses nouveaux chefs. Les frictions se multiplient entre le fascisme et les partis bourgeois.

    Mussolini voyait dans le parti fasciste une organisation de classe bourgeoise unitaire, la contre-partie du prolétariat révolutionnaire. C’est pourquoi tous ses efforts visaient à écraser ou à absorber tous les partis bourgeois. Il n’a réussi à absorber qu’un seul parti : les nationalistes.

    Comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, cette fusion est toutefois à double tranchant. La tentative de réunir en un parti les groupes bourgeois libéraux, républicains et démocrates, sur une base conservatrice, a lamentablement échoué.

    Inversement, la politique fasciste a eu pour conséquence d’amener les derniers tenants de la démocratie bourgeoise à se souvenir de leur ancienne idéologie. Face à la politique de puissance et de violence de Mussolini, ils ont engagé la lutte « pour la défense de la constitution et le rétablissement de l’ancienne liberté bourgeoise ».

    Une preuve particulièrement caractéristique de l’incapacité du fascisme à affirmer et élargir son pouvoir est son attitude face au parti populaire catholique, incontestablement le plus grand et le plus influent des partis bourgeois en Italie. Mussolini avait cru réussir à détacher l’aile droite agrarienne de ce parti et l’amener à s’unir aux fascistes, ce qui aurait eu pour conséquence d’affaiblir l’aile gauche et de la vouer à se dissoudre. Il en est allé tout autrement.

    Au dernier congrès des popolari à Turin, une véritable protestation s’est élevée contre le fascisme. On hua les gens de l’aile droite qui préconisaient la bienveillance et des ménagements envers le fascisme ; en revanche les critiques les plus acerbes de sa politique reçurent une approbation fougueuse.

    Au-­delà des contradictions déjà mentionnées et d’autres encore, il y a les antagonismes de classe qu’aucun sermon, qu’aucune organisation d’Union sacrée ne peut supprimer. Ils sont plus forts que toutes les idéologies qui les nient et ils s’imposent malgré le fascisme, voire grâce à lui et contre lui. Le comportement des popolari montre que les principales couches de la petite-bourgeoisie urbaine et de la petite paysannerie prennent conscience de leur position de classe et de ce qui les oppose au grand capital.

    Or ceci est extrêmement important pour juger de la solidité du fascisme en Italie, en d’autres termes pour comprendre qu’il va vers l’effondrement.

    Ces couches, et particulièrement les femmes, sont profondément catholiques et cléricales ; c’est pourquoi Mussolini a tout fait pour gagner les bonnes grâces du Vatican. Mais le Vatican lui-­même n’a pas osé aller à la rencontre de la révolte des masses paysannes du parti populaire contre le fascisme.

    Alors que les petits paysans s’aperçoivent que, pour la bourgeoisie, fascisme est synonyme d’allégements fiscaux, d’évasion fiscale et de contrats juteux, force leur est de constater qu’eux­-mêmes sont de plus en plus durement taxés par le biais des impôts indirects, et notamment par un nouveau calcul du revenu agricole.

    Il en va de même pour la petite-bourgeoisie urbaine. Son opposition la plus vive vient en outre de ce que le fascisme triomphant a supprimé la relative protection dont jouissaient les locataires ; le propriétaire a maintenant toute latitude pour les exploiter en leur imposant des loyers élevés.

    La révolte croissante des petits paysans et des ouvriers agricoles s’exprime de façon particulièrement drastique là où le fascisme imaginait avoir brisé toute résistance grâce à ses squadre. A Boscoreale, près de Naples, par exemple, plus de mille paysans ont pris la mairie d’assaut, pour protester contre le poids des impôts.

    Dans trois localités de la province de Novara, les ouvriers agricoles ont réussi à défendre leurs salaires et leurs conditions de travail contre les grands propriétaires terriens, et cela en occupant plusieurs domaines avec l’aide de squadre fascistes.

    Il apparaît que l’idée de lutte des classes commence à s’implanter même dans les rangs fascistes. Particulièrement important est le réveil des fractions du prolétariat qui avaient été grisées et intoxiquées par le fascisme.

    Ce dernier est incapable de défendre les intérêts des ouvriers contre la bourgeoisie, incapable de tenir les promesses qu’il a faites, entre autres aux syndicats fascistes. Plus il remporte de victoires, moins il est en mesure d’être le défenseur des prolétaires.

    Il ne peut même pas contraindre les patrons à tenir les promesses relatives aux avantages de l’organisation commune. Lorsque les syndicats fascistes ne regroupent que peu d’ouvriers, il est bien possible que le capitaliste les favorise sur le plan du salaire.

    Mais là où la syndicalisation est massive, les patrons n’auront pas d’égards pour le « frère fasciste » car ce serait trop onéreux ; et quand il s’agit du portefeuille, du profit, ces messieurs les capitalistes cessent de se montrer compréhensifs.

    Le nombre considérable d’ouvriers jetés à la rue, non seulement par les entreprises privées, mais aussi par les entreprises d’État a contribué tout particulièrement à l’éveil des prolétaires.

    Après le coup d’État fasciste, 17000 cheminots ont été licenciés. D’autres licenciements ont suivi et d’autres sont encore en vue. Les arsenaux ont été fermés ; 24000 ouvriers se sont ainsi retrouvés au chômage et sont livrés à l’exploitation incontrôlée des entreprises privées. La révolte passionnée contre la politique économique fasciste vient justement des milieux ouvriers fascistes.

    A Turin, Naples, Trieste, Venise et dans un grand nombre d’autres villes, les syndicats fascistes se sont rassemblés avec les ouvriers de tous les partis et de toutes les organisations — communistes et anarcho-­syndicalistes inclus — pour organiser une grande manifestation publique de protestation contre la fermeture des arsenaux et contre les licenciements.

    Plusieurs centaines d’invalides de guerre, également licenciés par l’arsenal de Naples, sont allés à Rome pour protester contre l’injustice dont ils étaient victimes. Ils attendaient de Mussolini justice et protection et on les récompensa de leur crédulité en les arrêtant à leur descente du train.

    Les ouvriers des chantiers navals de Monfalcone et Trieste, les ouvriers de nombreuses villes et de diverses grandes industries qui adhéraient aux syndicats fascistes, se sont mis en mouvement. Les occupations d’usines ont repris en plusieurs endroits, elles sont le fait d’ouvriers fascistes organisés et bénéficient de la bienveillance ou du soutien des squadre.

    Ces faits montrent que la faillite politique va suivre la faillite idéologique et que ce sont surtout les ouvriers qui reprennent conscience de leurs intérêts et de leurs devoirs de classe. Il nous faut en tirer une série de conclusions. Tout d’abord, nous ne devons pas considérer le fascisme comme un phénomène homogène, comme un « bloc de granit », contre lequel se briseraient tous nos efforts.

    Le fascisme est une construction hétérogène qui renferme divers éléments antagonistes ; c’est donc de l’intérieur qu’il se désagrégera et se dissoudra. Il nous faut engager la lutte avec la plus grande énergie, non seulement pour sauver les âmes des prolétaires séduits par le fascisme mais aussi pour gagner les petits et moyens bourgeois, les petits paysans, les intellectuels, bref, toutes les couches qui sont actuellement, en raison de leur position économique et sociale, en opposition croissante avec le grand capital et se battent contre lui.

    Mais il serait extrêmement dangereux de croire qu’en Italie l’effondrement militaire doive succéder inévitablement au déclin politique et idéologique.

    Certes, l’effondrement militaire du fascisme se produira aussi, il doit inévitablement se produire, mais il peut être retardé encore longtemps par le poids des moyens dont il dispose.

    Et tandis qu’en Italie le prolétariat se détache du fascisme et que, plus conscient, plus fort, et plus sûr de lui, il reprend la lutte pour défendre ses intérêts, une lutte de classe révolutionnaire pour sa liberté, les camarades italiens, les prolétaires doivent s’attendre à ce que le fascisme, qui sur le plan idéologique et politique va à sa perte, jette contre eux ses forces militaires et fasse régner la terreur la plus brutale et la plus cynique.

    Il s’agit d’être prêts ! Un monstre à l’agonie est encore capable de porter des coups mortels. C’est pourquoi les prolétaires révolutionnaires, les communistes et les socialistes qui marchent avec eux sur la voie de la lutte des classes, doivent être prêts à de durs combats.

    Nous commettrions une erreur, si l’analyse historique du fascisme nous incitait à ne rien faire, à attendre, à cesser de nous armer et de nous battre contre lui.

    Certes, le fascisme est condamné à se désagréger de l’intérieur. Il ne peut être que provisoirement l’instrument de lutte de classe de la bourgeoisie, il ne peut que provisoirement renforcer, légalement ou non, le pouvoir de l’État bourgeois contre le prolétariat.

    Il serait pourtant fatal d’attendre la fin du processus de décomposition en jouant les spectateurs intelligents comme s’il s’agissait d’un phénomène esthétique. Notre premier devoir est au contraire de précipiter et d’accélérer ce processus par tous les moyens.

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  • «un an de fascisme en Italie»

    Ce qui caractérise la gauche italienne en 1923, c’est qu’à ses yeux le fascisme est déjà instauré depuis 1922 : celui-ci est compris comme une simple modalité de la démocratie bourgeoise.

    Voici l’article Un an de fascisme en Italie, publié dans le journal communiste milanais Lo Stato Operaio, du 18 Octobre 1923, qui fait un état des lieux.

    Un an après la soi-disant révolution fasciste, on ne peut rester indifférent au souvenir de ce qu’était le programme du fascisme à la veille de la conquête du pouvoir, et en examinant les résultats atteints pendant ce laps de temps. Une période de douze mois, dans cette époque vertigineuse durant lesquels les mois semblent des décennies, ne peut pas être considerée trop brève pour juger d’un gouvernement, même si ce dernier – comme celui fasciste en l’occurrence – déclare qu’avant d’accepter le jugement de qui que ce soit, il a besoin de « temps ».

    Le programme fasciste à la veille de la marche sur Rome pouvait se résumer ainsi:

    Politique Interieure

    a) Retour à l’ordre ; cela revient à dire plus de grèves, plus d’agitation ouvrière, davantage de squadrisme (NDT: terme propre au fascisme de l’époque, emploi de la force par des bandes armées), et davantage  de… bastonnades.

    b) Collaboration entre les différentes classes sociales dans le but d’augmenter la production et de transformer la « divisée et belligérante population italienne, en un bloc unique et homogène face à l’étranger ».

    c) Résolution du problème des « classes moyennes », « courbées sous le poids de la haute finance et tenues à distance du prolétariat ».

    d) Lutte sans pitié contre toute forme de parasitisme et libération de l’industrie et de l’agriculture de toutes sortes de brides.

    e) Rapide retour à l’équilibre des comptes de l’Etat.

    Politique Exterieure: Rapide règlement de la situation en Tripolitaine grâce à une offensive « décisive » contre les rebelles, et utilisation de la colonie pour absorber la main d’oeuvre italienne émigrante; défense énergique (même « fasciste ») des intérêts de l’Italie, depuis trop longtemps sacrifiés par la bien-pensance des gouvernements précédents (surtout au profit de l’Angleterre et de la France), aussi bien durant la guerre qu’à travers tous les traités de paix; redéfinition italienne des positions de Fiume.

    Tant la politique intérieure que celle extérieure devaient être, à un moment, la cause et l’effet de la destruction du vieil Etat libéral ramolli, fils du « stupide dix-neuvième siècle », et de la constitution de l’ »Etat National », de l’ »Etat Fasciste », lequel, s’élevant au dessus des catégories et des appartenances aux divers échelons de l’échelle hiérarchique de la société, les dominant toutes, était censé exercer une sorte de patronage arrondissant les angles, et harmonisant toutes les fonctions et les intérêts.

    La création d’une telle sorte d’Etat, tenant sa raison d’être de rien de moins que la volonté du « libre citoyen », mais assumant toute la structure hiérarchique du processus moderne de production, formait le point d’orgue du Parti Fasciste, lequel pensait donner ainsi un nouvel exemple d’originalité et de grandeur, voyant le monde se tourner tout entier d’admiration vers le prodige de la race romaine!

    De ce programme, sur lequel chacun devait porter serment, voyons aujourd’hui ce qu’il en reste, voyons s’il existe au moins des traces de réalisation.

    Du retour à l’ordre, il ne nous semble pas nécessaire de parler. Il suffit de parcourir la presse pour s’en faire une idée. Partout, d’un bout à l’autre de la Péninsule, la chasse aux éléments subversifs continue sans pitié, inexorablement, comme avant octobre 1922, et peut-être même plus qu’avant.

    L’exemple de ce qui s’est passé dernièrement à Molinella en est typique. Pendant que le Duce, à l’Assemblée, invitait les membres de la Confédération du Travail à collaborer cordialement avec son gouvernement; ses sbires en province, son préfet, piétinaient leurs sermons sur la nécessité de l’ordre et toutes les dispositions de la loi concernant la liberté des citoyens, et massacraient, emprisonnaient les travailleurs, coupables de rien d’autre que de défendre leur propriété coopérative, accumulée pendant trente ans de sacrifices et de travail ininterrompu.

    Le nombre d’expéditions punitives a, il est vrai, diminué; les morts, coupables d’avoir le crâne si peu résistant aux coups des matraques et des crosses fascistes, sont moins fréquents; voilà peut-être un signe de cet « ordre » en voie de rétablissement?

    Ou est ce le signe de quelque chose d’autre? La classe ouvrière d’Italie est intimidée.

    Elle a vu ses meilleurs éléments assassinés et condamnés à la prison et à l’exil; ses organisations sont défigurées. Elle voit chacune de ses faibles tentatives de reprendre des positions perdues et de les défendre d’un ultérieur assaut violemment réprimé au premier geste.

    Le spectre du chômage qui déjà frappe des centaines de milliers de travailleurs italiens, rend encore plus difficile un quelconque mouvement de la part de la classe ouvrière. Pour cela celle ci se tait, se tient tranquille de peur de s’enfoncer dans les ennuis. Ce genre de « tranquillité » peut-il être interprété comme une preuve de cet ordre en voie de reconstitution? Il faudrait être aveugles pour ne pas voir le contraire et pour ne pas se rendre compte qu’il s’agit bien d’une situation fictive, sans aucune base dans les rapports réels existants entre les classes, mais seulement maintenue grace à un régime de terreur et de violence.

    De plus, là où la classe ouvrière peut encore donner signe de vie, nous assistons, outre l’intervention des forces armées de l’Etat, lesquelles massacrent les ouvriers en leur donnant au moins la satisfaction d’être massacrés de manière légale, aux mobilisations fascistes comme elles sont survenues pendant la dernière grève des maçons romains.

    Ainsi, non seulement on assiste toujours aux violences, mais aussi au squadrisme. Squadrisme qui, s’il ne trouve plus tellement le moyen de s’appliquer contre les ouvriers et les travailleurs subversifs, ne reste pas inefficace pour ce qui est de résigner les têtes et les coeurs des adhérents au PP qui, dans leur grande majorité appartiennent aux catégories des petits propriétaires, journaliers, petits commerçants et employés; pour ainsi dire les classes moyennes que le fascisme déclarait vouloir représenter.

    Mais si le squadrisme, même non légalisé, même non reconnu et combattu, reste et constitue la manifestation la plus caractéristique de la violence des conflits d’intérêts, des contradictions, nous voyons bien alors que le désordre, loin d’avoir disparu, se généralise toujours de manière plus profonde, en ce que sont toujours plus nombreuses les masses impliquées dans le mouvement et contraintes à prendre position, soit pour les dominants, soit pour les dominés.

    Le problème de l’ »ordre » restant donc tel qu’il était il y a un an, il en va de même pour l’autre problème, celui de la collaboration entre les différentes classes. En fait, pour le fascisme il n’existe pas de classes sociales, mais simplement des catégories caractérisées par la place qu’elles occupent dans la hiérarchie de la production. Il ne suffit pourtant pas de nier quelque chose sur le papier, car malgré les élucubrations cérébroïdes des écrivains fascistes, les classes existent encore en Italie et dans le monde, elles luttent et combattent pour vaincre et s’écraser mutuellement.

    L’existence des classes se manifeste en Italie comme partout, non seulement à travers la persistance des organisations syndicales et des partis aux principes et aux méthodes différentes, mais aussi les luttes inévitables que ces organisations et ces partis engagent les uns contre les autres. Pour éliminer ces luttes, le fascisme a donné vie aux corporations syndicales, a conduit de part et d’autre une violente campagne pour désagréger les partis et les groupements traditionnels et pour absorber les éléments les plus affûtés.

    Pourtant, toutes ces tentatives se sont avérées être de complets fiascos. Toutes les organisations syndicales nationales, soit patronales qu’ouvrières, existantes il y a un an, existent encore.

    Même si leur activité directe a provisoirement cessé, même si ils ont modifié leur tactique et leur programme de façon à pouvoir se mouvoir dans l’orbite des lois fascistes, elles restent debout comme principaux points de référence des divers courants qui évoluent dans le champ économique, et restent prêtes à recueillir en leur sein les larges masses à peine le régime de terreur manifestera le moindre signe d’affaiblissement. Dans le champ syndical, on peut même noter quelque chose de plus.

    Les corporations qui devaient se substituer aux organes de collaboration citées plus haut se sont vues contraintes à utiliser l’arme de la grève et de l’occupation d’ateliers; concrètement aux méthodes caractéristiques des organisations de classe.

    De leur coté, les industriels et les propriétaires fonciers n’ont jamais cessé de pratiquer l’attaque et la défense directes, court-circuitant les corporations et le parti fasciste chaque fois qu’ils le jugeaient opportun, recourant jusqu’à l’organisation squadriste de bastonnades contre des dirigeants de corporations auxquelles ils adhéraient, comme c’est arrivé par exemple à Padoue et à Sienne.

    Sur le terrain politique, l’unique résultat organisationnel que le fascisme a atteint avec sa tentative de désagrégation des partis adversaires et d’absorber leurs éléments, a été l’incorporation des partis nationalistes, par ailleurs payé assez cher avec les conflits survenus en Italie méridionale et la confusion des langues s’étant développée en son propre sein. En Italie, l’expression collaboration de classe, n’est rien d’autre qu’une formule démagogique censée piéger les esprits, mais privée de correspondance dans le monde matériel.

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  • Italie, 1922, le fascisme au gouvernement

    C’est donc une chose très importante à comprendre : en 1922, le fascisme ne prend pas le pouvoir, il prend seulement la tête du gouvernement.

    Il y a une répression illégale menée par les squadristes, il y a des interdictions, mais le régime n’a pas changé officiellement de nature.

    Ainsi, en 1923 l’État procède à un très vaste coup de filet anti-communiste, décapitant la direction du Parti Communiste d’Italie. Or, les 2000 personnes arrêtées ne le sont que pour peu de temps, quelques mois au maximum, 97 sont libérées pour manques de preuves alors que les 31 personnes passant en procès sont acquittées, sauf une condamnée à quatre mois de prison.

    La sentence explique que, dans les faits, le PCI n’est pas interdit et qu’on ne peut pas condamner ses membres pour appartenance au PCI en s’appuyant sur les chefs d’accusation (association de malfaiteurs, incitation à la révolte et à la désertion militaire et à la conspiration pour renverser les pouvoirs constitutifs de l’État, incitation à la haine, etc.) :

    « Le Parti communiste en Italie a été toléré et reconnu comme parti politique ; c’est tellement vrai qu’après la scission survenue au Congrès socialiste de Livourne, il s’est affirmé comme tel au Parlement national par le truchement de ses représentants politiques. D’où le fait que les appartenants au dit parti, qui, bien que subversif, n’a pas été élevé au titre de crime par nos lois libérales, et ne peuvent, par leur profession de foi ou par les charges qu’ils peuvent occuper, constituer une association de malfaiteurs qui sont une forme typique et caractéristique de la délinquance sociale. »

    Une note de l’agence officieuse du gouvernement dirigé par Benito Mussolini, la Volta, salue de la manière suivante cette décision :

    « La sentence est simplement conforme à cette orientation de clémence et ces actes de pacification que le gouvernement fasciste s’est proposé d’accomplir pour la fête du premier anniversaire de la marche sur Rome, de sorte que la sentence, loin de la contredire, seconde et fait sienne l’inspiration de l’autorité politique. »

    Ce qu’il s’agit de comprendre ici, c’est la tactique de Benito Mussolini, fonctionnant sur le principe du pouvoir parallèle. Le procès contre les communistes a servi à démanteler la direction du PCI, tout en permettant de présenter le PNF comme institutionnel.

    Benito Mussolini

    Mais en même temps, il y a les actions violentes ininterrompues, souvent meurtrières, où la police et le fascisme marchent main dans la main. Le 10 décembre 1932, les fascistes saccagent une imprimerie à Milan d’où partait notamment « Le syndicat rouge » ; dans la foulée l’État suspend tous les journaux concernés.

    Une semaine plus tard, les fascistes organisent une série de massacres à Turin, incendiant la Chambre du travail, saccageant les locaux de l’Ordre Nouveau, tuant 22 personnes ayant été ciblés précisément, notamment en allant à leurs domiciles, en blessant autant. Le sort du secrétaire du syndicat métallurgiste FIOM, Pietro Ferrero, est exemplaire de ce qui se passe : il est battu à mort, torturé, traîné par un câble accroché à un camion sur plusieurs centaines de mètres, avant de se voir arraché les yeux et les testicules.

    Appelé par le préfet, Benito Mussolini explique qu’en tant que chef de fascistes, il regrette qu’il n’y ait pas plus de tués, qu’en tant que chef du gouvernement il se voit obligé de libérer les communistes emprisonnés. Le 22 décembre, il fait signer un décret par le roi promouvant une amnistie pour les crimes commis avec une fin « même indirectement nationale ».

    Telle est la ligne de Benito Mussolini : avancer dans les institutions, exercer la pression dans la rue parallèlement pour démanteler le PSI et le PCI, la seule opposition réelle.

    En 1922, le fascisme tue, mais il n’a pas systématisé son existence. Il s’agit là d’un processus pour toute une période et Benito Mussolini l’assume ouvertement ; dans son discours au parlement, il dit ainsi :

    « Je me suis refusé de remporter une victoire éclatante, et je pouvais remporter une victoire éclatante. Je me suis imposé des limites. Je me suis dit que la meilleure sagesse est celle qui ne s’abandonne pas après la victoire. Avec trois cent mille jeunes armés, décidés à tout et presque mystiquement prêts à un de mes ordres, moi, je pouvais punir tous ceux qui ont diffamé ou tenté de salir le fascisme. Je pouvais faire de cette salle sourde et grise un bivouac de pantins : je pouvais barrer le Parlement et constituer un gouvernement exclusivement de fascistes. Je pouvais : mais je n’ai pas, au moins dans ce premier temps, voulu. »

    C’est là, en fait, un coup de bluff. Son gouvernement a le soutien de 316 députés, 116 s’opposant et 7 s’abstenant, mais le Parti National Fasciste n’a pas les moyens ni politiques ni militaires de renverser le régime, ce qu’il n’entend d’ailleurs pas faire.

    L’objectif de Benito Mussolini est en effet de fusionner le fascisme comme mouvement avec les institutions, afin de les régénérer, et donc de les faire changer de forme, mais de l’intérieur. Le NSDAP ne fera pas autrement en Allemagne.

    Ainsi, dès janvier 1923, Benito Mussolini fonde la Milizia Volontaria per la Sicurezza Nazionale – Milice volontaire pour la sécurité nationale. Cette structure, composée des chemises noires abandonnant donc leurs « faisceaux », est divisée sur le modèle de l’armée romaine, en légion, cohorte, centurie, manipule, etc.

    Elle devient le bras armé du gouvernement à qui est prêté serment (et non au Roi comme cela devrait être le cas), permettant à Benito Mussolini d’avoir un bras armé disponible en plus des institutions elles-mêmes, qu’il ne maîtrise pas encore et qu’il compte happer par les chemises noires.

    Il nomme ainsi des chefs de sections squadristes comme « préfets volants », formant un double pouvoir avec les institutions, légitimé et soutenu par les chemises noires.

    Dans un même esprit, Benito Mussolini fonde un « Grand Conseil du fascisme » en décembre 1922. Il s’agit là encore d’une structure para-étatique, sans existence institutionnelle. L’objectif est de préparer le fascisme à la gestion, avec une sorte d’État fantôme cherchant à phagocyter le véritable État.

    On retrouve dans ce Grand Conseil le « quadriumvirat » des dirigeants fascistes historiques ayant accompagné Benito Mussolini dans la marche sur rome : Michele Bianchi, Emilio De Bono, Cesare Maria De Vecchi, Italo Balbo.

    On a également le secrétaire du PNF (qui dirige le Grand Conseil) et le dirigeant de la Milizia Volontaria per la Sicurezza Nazionale, les président du Sénat, du parlement, de la Chambre des corporations, du tribunal spécial pour la sécurité de l’État, de l’Académie d’Italie, ainsi que ceux des confédérations fascistes (industrie, agriculture, travailleurs de l’industrie, travailleurs de l’agriculture).

    A cela s’ajoutent les ministres des Affaires extérieures, de l’Intérieur, de la Justice, des Finances, de l’Éducation nationale, de l’agriculture et des forêts, des corporations, de la culture populaire.

    A terme, ce Grand Conseil décidera en théorie de tout dans les institutions : depuis la nomination du successeur du Roi à celle du président du conseil des ministres, en passant par le choix des députés, la forme des différentes structures d’État, etc.

    Le Grand Conseil est censé devenir la structure suprême, le noyau dur de l’État lui-même ; à ce titre, dès janvier 1923 est procédé à la dissolution de la garde royale. Benito Mussolini était républicain, mais ne toucha pas à la royauté, mise de côté afin de ne pas en rajouter dans la problématique mise en place progressive du nouveau régime.

    Benito Mussolini sait se présenter comme incontournable et de fait l’Associazione Nazionalista Italiana, portée par des factions de la haute bourgeoisie, rejoint le PNF, tout comme le secteur des cléricaux dits modérés du parti catholique Partito Popolare Italiano, les chrétiens-démocrates étant marginalisés.

    L’esprit carriériste se retrouve dans la population : alors qu’en octobre 1922, le PNF avait moins de 300 000 adhérents, il en a 783 000 une année plus tard.

    Benito Mussolini organisa alors la modification du code électoral, réalisée par le baron Giacomo Acerbo : le parti dépassant 25 % des voix recevrait les 2/3 des places de députés, les autres partis recevant le reste.

    Tout était en place pour l’absorption du régime par le fascisme.

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  • Gramsci remplace Bordiga

    L’Internationale Communiste, depuis le début, a un problème avec la direction du PCI, qui n’hésite pas à faire comme bon lui semble, au nom de la révolution qui serait imminente dans toutes les situations, ce qui nécessiterait une position ultra-gauchiste afin d’apparaître comme la seule option aux yeux des masses.

    Lorsque l’Internationale Communiste exige que le Parti Communiste d’Italie fusionne avec le Parti Socialiste italien, Amadeo Bordiga qui est emprisonné parvient à exposer sa ligne dans ses messages : il faut dire non et rejeter l’Internationale Communiste.

    La rupture est alors complète et l’Internationale Communiste peut enfin remplacer la direction du PCI, ce qui se réalise à la mi-1924, avec enfin un poste de secrétaire général qui est formé, Antonio Gramsci assumant cette fonction.

    A l’opposé complet d’Amadeo Bordiga qui n’a pas de formation intellectuelle et a toujours été un activiste de type syndicaliste révolutionnaire, Antonio Gramsci a étudié pendant longtemps, en partie également de par sa santé extrêmement fragile, le rendant vite exténué ; il a ainsi obligatoirement besoin d’un camarade pour l’épauler physiquement.

    Le grand problème est qu’Antonio Gramsci a un fond idéologique qui est également syndicaliste révolutionnaire, comme l’ont montré ses positions purement conseilliste au tout début des années 1920. Il n’a pas compris le matérialisme dialectique et il considère ainsi comme une question tout à fait secondaire la question de la dialectique de la nature.

    Antonio Gramsci

    Toutefois, Antonio Gramsci progresse. Il est l’envoyé du PCI à Moscou de mai 1922 à décembre 1923, avant de passer ensuite six mois à Vienne, jusqu’en mai 1924. Il échappe à l’influence de la culture syndicaliste révolutionnaire du PCI et comprend le fonctionnement de l’Internationale Communiste.

    En septembre 1923, il établit ainsi le plan d’un quotidien destiné à la gauche en général, porté par le PCI et la gauche du PSI, qui se fait d’ailleurs expulser du PSI, avec notamment Fabrizio Maffi, Giacinto Menotti Serrati, Ezio Riboldi, Francesco Buffoni, Mario Malatesta.

    Il a enfin compris la question du front et il pose la nécessité d’une conformité avec la situation italienne, dans la logique de la Pensée-Guide ; voici comment il expose son point de vue à l’Internationale Communiste :

    « Je propose comme titre « L’Unité » qui aura une signification pour les travailleurs et une signification générale, parce que je crois qu’après la décision de l’Exécutif élargi nous devons accorder de l’importance, tout spécialement, à la question méridionale, c’est à dire à la question où se pose le problème des rapports entre ouvriers et paysans.

    Il se pose non seulement comme un rapport de classe mais également et particulièrement comme un problème territorial, c’est à dire comme un aspect de la question nationale. Je pense personnellement que le mot d’ordre de «gouvernement ouvrier et paysan » doit être adapté en Italie de la manière suivante : « République fédérale des ouvriers et des paysans ».

    Je ne sais pas si le moment actuel est favorable à cela mais je crois que la situation que le fascisme est en train de créer et la politique coopérative et protectionniste des confédérations amènera notre Parti à ce mot d’ordre. A ce propos je suis en train de préparer un rapport que vous examinerez et discuterez.

    Si cela s’avère utile, après quelques numéros, on pourra commencer une polémique dans le journal sous des pseudonymes et voir quelles répercussions cela aura dans le pays et dans les couches de gauche des populistes et des démocrates qui représentent des tendances réelles de la classe paysanne qui ont toujours dans leur programme de mot d’ordre de l’autonomie locale et de la décentralisation.

    Si vous acceptez la proposition du titre « L’Unité » vous laisserez le champ libre pour une solution de ces problèmes et le titre sera une garantie contre les dégénérescences autonomistes et les tentatives réactionnaires de donner des interprétations tendancieuses et policières aux campagnes que l’on pourra faire : je crois, d’autre part que le régime des Soviets, avec son centralisme politique donné par le Parti communiste et sa décentralisation administrative et sa colorisation des forces populaires locales, trouve une excellente préparation idéologique dans le mot d’ordre de « République fédérale des ouvriers et des paysans. »

    De fait, la question méridionale est selon Antonio Gramsci la clef de l’histoire italienne et pour forger un corpus idéologique au PCI, il refonde également L’Ordre Nouveau comme organe idéologique et culturel. C’était également une demande de Palmiro Togliatti et d’autres camarades autour de lui, qui avaient formé en août 1923 Lo Stato Operaio – L’État Ouvrier – comme organe politique du PCI et qui voyaient un manque idéologique et culturel qu’à leurs yeux seul Antonio Gramsci pouvait combler.

    Ce n’est pas tout : Antonio Gramsci comprend que contrairement à la Russie qui était arriérée, les pays capitalistes ont davantage développé des appareils culturels et idéologiques. Il constate ainsi :

    « Amadeo… pense que la tactique de l’Internationale souffre de l’influence de la situation russe, c’est à dire d’une civilisation capitaliste arriérée et primitive.

    Pour lui, cette tactique est extrêmement volontariste et théâtrale parce que ce n’est que par un immense effort de volonté que l’on pouvait obtenir des masses russes une activité révolutionnaire et que ce n’était pas déterminé par une situation historique.

    Il pense que pour les pays plus évolués de l’Europe centrale et occidentale cette tactique est inadéquate et carrément inutile. Dans ces pays, le mécanisme fonctionne selon toutes les règles marxistes : c’est la détermination qui manque en Russie et c’est pourquoi le devoir, absorbant, devait être d’organiser le Parti en soi et pour soi.

    Je crois que la situation est très différente. En premier lieu parce que la conception pratique des communistes russes s’est formée sur le terrain international et non sur le terrain national ; deuxièmement parce qu’en Europe centrale et occidentale, le développement du capitalisme a déterminé, non seulement la formation de larges couches prolétariennes mais que, également à cause de cela, s’est formée une couche supérieure de bureaucrates syndicaux et de groupes sociaux-démocrates.

    La détermination qui existait en Russie et qui lançait les masses sur la voie de l’assaut révolutionnaire se complique en Europe centrale et occidentale à cause de toute cette superstructure politique créée par le développement plus grand du capitalisme, et rend l’action des masses plus lente et plus prudente et demande donc au Parti révolutionnaire toute une stratégie et une tactique bien différentes de celles qui furent nécessaires aux bolcheviques entre mars et novembre 1917. »

    Pour cette raison, le Parti a une autre signification chez Antonio Gramsci que chez Amadeo Bordiga. S’il considère que la rupture PCI-PSI a été juste et que le PCI forme vraiment le noyau du de la révolution, il ne pense pas pour autant que l’Internationale Communiste ait tort pour autant.

    Aussi faut-il, selon lui, remettre en cause la conception du Parti qui a prévalu jusque-là.

    Antonio Gramsci

    Dans une lettre du 9 février 1924, Antonio Gramsci dit ainsi, remettant en cause la conception pratique de construction du Parti selon Amadeo Bordiga :

    « Le Parti n’a pas été conçu comme le résultat d’un processus dialectique dans lequel convergent le mouvement spontané des masses révolutionnaires et la volonté d’organisation et de direction du centre mais seulement comme quelque chose en l’air qui se développe en soi et pour soi et que les masses rejoignent quand la situation est propice et que la crête de la vague révolutionnaire arrive à sa hauteur ou bien quand la direction du Parti considère devoir commencer une offensive et s’abaisser vers les masses pour les stimuler et les conduire à l’action (…).

    Certains pensent qu’une reprise prolétarienne peut et doit survenir au profit de notre Parti. Je crois que, au contraire, en cas de reprise, notre parti sera encore minoritaire, que la majorité de la classe ouvrière ira avec les réformistes et que la bourgeoisie démocratique libérale aura encore beaucoup à dire.

    Que la situation soit activement révolutionnaire, je n’en doute pas ni qu’ensuite, dans une période de temps déterminé, notre Parti ait la majorité avec lui.

    Mais si cette période n’est peut-être pas longue chronologiquement, elle sera indubitablement riche en phases supplétives que nous devrons prévoir avec une certaine exactitude pour pouvoir manœuvrer et ne pas tomber dans des erreurs qui prolongeraient les expériences du prolétariat. »

    Il y a ainsi un tournant Antonio Gramsci : la parenthèse Amadeo Bordiga se referme, le Parti Communiste d’Italie redémarre son processus, après la faillite gauchiste.

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  • Italie, 1923, l’année terrible

    Les avancées énormes du fascisme ont deux conséquences à gauche. La première est l’organisation militaire du PCI, la seconde la scission du Parti Socialiste italien.

    A partir de 1921 et du tournant de 1922, le PCI dispose de structures clandestines qui sont progressivement efficaces, principalement dans les villes : Turin est son bastion, à quoi il faut ajouter Milan et Rome, ainsi que Novara, Trieste et Gênes.

    En fait, à partir de 1922, le PCI n’a plus de structures légales réellement actives ; nombre de ses membres sont licenciés, les isolant socialement. A cela s’ajoute des capitulations, au point que le nombre d’adhérents est passé de 42 956 à la fin de 1921 à 24 638 en septembre 1922.

    De son côté, le PSI n’envisage pas du tout la clandestinité. Il est cependant profondément divisé, avec plusieurs fractions ; finalement, en octobre 1922, les réformistes avec à leur tête Filippo Turati et Giacomo Matteotti sont battus, avec 29 119 voix contre 32 106 pour la gauche.

    Cela aboutit à l’exclusion de l’aile droite, qui forme alors le Partito Socialista Unitario, avec comme organe de presse La Giustizia (La Justice), emportant 61 parlementaires et de nombreux cadres des syndicats et des coopératives.

    Le PSI bascule à gauche, avec 25 000 militants et 30 députés et envoie une délégation au IVe congrès de l’Internationale Communiste, qui décide – contre la direction du PCI – de faire fusionner le PCI et le PSI dans un Parti communiste unifié d’Italie.

    Dans la résolution sur la question italienne, on lit ainsi notamment :

    « L’absence d’un parti ouvrier révolutionnaire décida du sort de la classe ouvrière, consacra sa défaite et prépara le triomphe actuel du fascisme. La classe ouvrière n’a pas su trouver suffisamment de forces, au point culminant de son mouvement, pour s’emparer du pouvoir ; voilà pourquoi la bourgeoisie, en la personne du fascisme, son aile la plus énergique, réussit bientôt à faire mordre la poussière à la classe ouvrière et à établir sa dictature.

    Nulle part, la preuve de la grandeur du rôle historique d’un Parti Communiste pour la révolution mondiale n’a été fournie d’une façon plus nette que dans ce pays, où précisément, faute d’un tel parti, le cours des événement a pris une tournure favorable à la bourgeoisie.

    Non pas qu’il n’y ait pas eu en Italie, pendant ces années décisives, de parti ouvrier : le vieux Parti Socialiste était considérable par le nombre de ses membres et jouissait, extérieurement du moins, d’une grande influence. Mais il abritait dans son sein des éléments réformistes qui le paralysaient à chaque pas.

    Malgré la première scission qui avait eu lieu en 1912 (exclusion de l’extrême-droite) et en 1914 (exclusion des Francs-Maçons), il restait encore dans le Parti Socialiste Italien, en 1919-1920, un grand nombre de réformistes et de centristes. A tous les moments décisifs, les réformistes et les centristes étaient comme un boulet aux pieds du Parti. Nulle part ils n’étaient autre chose que des agents de la bourgeoisie dans le camp de la classe ouvrière (…).

    Si la classe ouvrière italienne est obligée en ce moment de reprendre, pour ainsi dire, par le commencement, un chemin terriblement dur à parcourir, c’est parce que les réformistes ont été trop longtemps tolérés dans le Parti Italien.

    Au début de 1921 se produisit la rupture de la majorité du Parti Socialiste avec l’Internationale Communiste. A Livourne, le centre préféra se séparer de l’Internationale Communiste et de 58.000 communistes italiens, simplement pour ne pas rompre avec 16.000 réformistes.

    Deux partis se constituèrent : d’une part, le jeune Parti Communiste qui, en dépit de tout son courage et de tout son dévouement, était trop faible pour mener la classe ouvrière à la victoire ; d’autre part, le vieux Parti Socialiste dans lequel, après Livourne, l’influence corruptrice des réformistes alla grandissante. La classe ouvrière était divisée et sans ressources. Avec l’aide des réformistes, la bourgeoisie consolida ses positions (…).

    La situation générale en Italie, surtout après la victoire de la réaction fasciste, exige impérieusement la fusion rapide de toutes les forces révolutionnaire du prolétariat. Les ouvriers italiens reprendront courage s’ils voient se produire,après les défaites et les scissions, une nouvelle concentration de toutes les forces révolutionnaires. »

    Cependant, la fusion ne va pas se réaliser : la direction du PCI, par l’intermédiaire d’Amadeo Bordiga, ne la veut pas, pas plus d’ailleurs qu’Antonio Gramsci au final même s’il est davantage ouvert pour que le PSI soit avalé. Or, le PSI ne le veut justement pas et toute une fraction se lève contre ce qui est considéré comme sa disparition pure et simple.

    De son côté, le gouvernement n’attend pas et entend précisément empêcher cette fusion qui formerait un réel bloc antifasciste. Au début de l’année 1923, 5 000 communistes sont arrêtés, soit tous les militants ayant des responsabilités publiques en tant que chefs de fédération et de section, élus, responsables syndicaux, etc. Giacinto Serrati est arrêté dès son retour de Moscou.

    Entre février et avril 1923, Amadeo Bordiga est en prison, ainsi que pratiquement tout le Comité Central, 72 secrétaires fédéraux, 41 secrétaires des organisations de jeunesse de province. Il ne reste plus qu’environ 5000 communistes militants, largement éparpillés : on en retrouve 120 à Rome, 54 à Naples, 78 à Gênes, 34 à Pise, 15 à Mantoue, 50 à Bologne, 68 à Turin, etc.

    Le PCI doit alors organiser des fonctionnaires du Parti vivant dans la clandestinité, abandonnant tous leurs anciens liens pour s’immerger comme « monsieur et madame tout le monde » dans des zones où ils organisent la presse clandestine, des caches, des planques, les liens entre les cellules clandestines, au départ par des « interrégionales » (Piémont et Ligurie ; Lombardie et Emilie ; Veneto et Vénétie Julienne ; Toscane, Ombrie, Marches, Latium et Abruzzes ; Mezzogiorno).

    Voici ce que donne par exemple une circulaire communiste à Ravenne comme conseil face à la répression :

    « La police et la magistrature essaieront d’arracher des informations et des dates en interrogeant les camarades arrêtés, en utilisant tantôt la manière violente, la menace, tantôt la manière polie et la flatterie, avec une négligence apparente.

    Il arrive souvent que nos camarades aient l’illusion de mieux s’en tirer en donnant des demi informations et en jouant d’astuce.

    Cette attitude conduit presque toujours l’interrogé à s’empêtrer dans des contradictions, des omissions, des réticences, des sottises dont l’interrogateur se sert pour le faire chanter.

    L’interrogateur a souvent recours à un système de feinte délation, de fausse trahison de la part de camarades pour ébranler l’esprit de l’interrogé, pour lui faire croire qu’il est vain de nier et le pousser à la délation.

    Le camarade arrêté ou également interrogé, s’il n’est pas sûr de lui, qu’il nie quelle que soit la question et quelle que soit la manière dont elle est posée : sur les choses du Parti, sur ses membres, ses dirigeants, sur leur travail etc… »

    Un élément décisif est également le fait que la répression provoque l’émigration de 100 000 personnes membres de la gauche italienne. L’apathie, le désespoir et l’esprit de capitulation prédominent dans les masses. Les syndicats se retrouvent souvent avec 5 % de leurs membres, alors qu’au niveau national la CGdL voit son nombre d’adhérents passer de 900 000 à 300 000, 30 000 cheminots sont licenciés, les salaires diminuent jusqu’à 50 %, le chômage touche pratiquement 500 000 personnes, la journée de huit heures est de moins en moins respectée.

    Les syndicats sous l’égide du fascisme ont, de leur côté, 1,295 million de membres, la majorité dans les campagnes.

    Le 1er mai est même remplacé par le « Noël de Rome », le 21 avril, en tant que fête du travail, avec toutefois une série de grèves le 1er mai, dont 20 000 ouvriers à Testaccio, un quartier de Rome. La situation est proche à Gênes, Parme, Milan, Florence et Bari, alors que le drapeau rouge est hissé sur le principal bâtiment de Turin, la Mole Antonelliana.

    Le PCI est battu : il ne lui reste plus qu’à renaître.

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  • La marche sur Rome

    La marche sur Rome est l’événement le plus connu du fascisme italien. Il est souvent associé à la prise du pouvoir en tant que tel, ce qui est tout à fait erroné : avec cette marche, le fascisme a progressé d’une étape, mais il ne possède pas encore réellement le pouvoir.

    Ce qui se passe est que, après que les faisceaux italiens de combat se soient lancés contre la gauche par la violence, il y a une tentative de capitaliser cela politiquement avec la fondation, le 9 novembre 1921, d’un Parti National Fasciste (PNF).

    Benito Mussolini tente, par cette manœuvre, d’unifier un mouvement disparate. Avant la fondation du PNF, les 2200 faisceaux regroupent 320 000 personnes, dont la majorité consiste en des étudiants, des employés, des commerçants et artisans, des propriétaires terriens.

    Il parvient à réaliser son coup politique en faisant défiler à Rome, le 22 octobre 1922, 30 000 chemises noires, sous la pluie et avec la passivité de 28 000 soldats, alors qu’à Naples se rassemble deux jours après 60 000 chemises noires pour le conseil national du PNF.

    Le Parti Socialiste ne prend pas les choses au sérieux et alors qu’il scissionne, son nouveau dirigeant part à Moscou dans une délégation. De son côté, le PCI appelle à la grève générale, mais elle est réfutée ouvertement par le syndicat CGdL :

    « La CGdL, au moment où la passion politique s’embrase et que des forces étrangères aux syndicats ouvriers se disputent violemment la possession du pouvoir, ressent le besoin précis de mettre en garde les travailleurs contre les spéculations de partis ou de groupements politiques qui ont l’intention d’entraîner le prolétariat dans une contestation à laquelle nous devons absolument rester étrangers pour ne pas compromettre notre indépendance. »

    Dans ce contexte, le roi Victor-Emmanuel III décide alors de nommer, le 29 octobre, Benito Mussolini chef du gouvernement à la place du libéral Luigi Facta qui voulait instaurer l’état d’urgence, alors que 25 000 chemises noires défilent dans Rome.

    Benito Mussolini devient alors, en plus du président du conseil, ministre tant de l’intérieur que des affaires étrangères, alors que des fascistes sont aux commandes de la justice, des finances et des terres libérées, tous les autres postes étant confiés à tous les partis, sauf le PSI et le PCI.

    Les fascistes procédèrent d’ailleurs immédiatement à la mise à sac, avec l’aide de la police, de tous les journaux de gauche : la Voix Républicaine, l’Ordre Nouveau, l’Avanti !, le Communiste, avec dans ce dernier cas le rédacteur Palmiro Togliatti s’enfuyant par les toits héroïquement, échappant in extremis à un peloton d’exécution.

    On notera que Benito Mussolini avait même demandé qu’il y ait un ministre du syndicat CGdL, mais la droite y avait mis son veto. Et lorsque 306 députés contre 116 votent pour Benito Mussolini, ce dernier salue la décision… de ne pas le soutenir faite par Ludovico D’Aragona, secrétaire général de la CGdL, au nom de l’indépendance syndicale par rapport à la politique.

    De fait, Benito Mussolini n’a pas de majorité. Aux élections de 1921, sa liste était un front intitulé « blocs nationaux » avec, en plus du Parti National Fasciste, l’Associazione Nazionalista Italiana (ANI) d’Enrico Corradini et d’autres regroupements nationalistes, ainsi que des libéraux soutenant Giovanni Giolitti, qui fut premier ministre à de nombreuses reprises et notamment de juin 1920 à juin 1921.

    Elle avait obtenu un peu plus de 1,2 million de voix, soit 19,7 %, avec 105 sièges sur 535, dont 35 pour le PNF, 20 pour l’ANI.

    Or, le PSI avait obtenu plus de 1,6 million de voix, soit 24,7 % et 123 sièges et le Parti populaire italien, d’orientation catholique sociale, plus de 1,3 million de voix, soit 20,4 % des voix et 108 sièges. Le PCI, de son côté, avait reçu plus de 304 000 voix, soit 4,6 % et 15 sièges.

    Si Benito Mussolini voulait avoir un gouvernement stable et dépasser sa situation de minorité avec 35 députés, il lui fallait conquérir la majorité, en brisant le PSI et en scindant le Parti Populaire italien pour qu’une partie le rejoigne.

    Le PSI et le PCI ne pensaient pas que cela soit faisable : ils s’attendaient à une répression, mais dans un cadre légal ou para-légal. A leurs yeux, le fascisme serait intégré lentement, mais sûrement, dans les institutions. Pourquoi en serait-il autrement, alors que le bienno rosso avait échoué, que le prolétariat avait vu ses principales structures pratiquement démantelées?

    Dans son article pour l’Internationale Communiste sur les origines du cabinet Benito Mussolini, Antonio Gramsci ne parle ainsi pratiquement pas des fascistes : pour lui, c’est juste un aléa de la vie politique italienne.

    Dans l’Ordre Nouveau, qui paraît désormais clandestinement, on lit le 21 novembre 1922, dans la déclaration du PCI quant à sa presse supprimée par les fascistes, on peut lire : 

    « La fusion de tous les partis bourgeois autour du fascisme est une confirmation de l’exactitude de notre critique. Le fascisme au gouvernement démontre beaucoup mieux que certaines de nos conférences qu’une période révolutionnaire s’est ouverte.

    La mort de la démocratie coïncide avec l’agonie de la classe dominante.

    Que demande le prolétariat au nouveau gouvernement ? Rien. Nous donnerez-vous peu ou beaucoup de libertés ? Nous nous servirons de cette liberté que vous nous donnerez. Les bribes de libertés n’existeront que quelques heures et nous les emploierons de manière rentable.

    Vous, les fascistes, vous êtes les continuateurs et les héritiers légitimes de toute la tradition politique de la bourgeoisie italienne. »

    La gauche italienne n’avait pas compris que le fascisme n’était pas une simple forme particulière de la démocratie bourgeoise, mais sa transformation nécessaire sous la pression des monopoles, dans le cadre de la concurrence au sein même des fractions de la bourgeoisie.

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  • Amadeo Bordiga et le bordiguisme

    Né en 1889, Amadeo Bordiga a été le premier dirigeant du Parti Communiste d’Italie, sa grande figure théorique. A ce titre, il a une responsabilité absolue dans la défaite du PCI.

    Amadeo Bordiga était quelqu’un se plaçant directement dans la lignée du syndicalisme révolutionnaire, rejetant la politique : à ses yeux, le Parti Communiste jouait le rôle moteur, comme le syndicat pour les syndicalistes révolutionnaires, et c’était absolument suffisant pour le processus révolutionnaire. 

    Le Parti Communiste ne peut d’ailleurs, selon Amadeo Bordiga, exister qu’en période révolutionnaire ; il est le vecteur de la révolution lui-même. Pour cette raison, du moment qu’il y a un Parti Communiste qui est fondé, il doit refuser tout lien avec les institutions, pour des raisons de cohérence tactique.

    Amadeo Bordiga prône, et à sa suite le courant qu’on appellera le bordiguisme, la réfutation intégrale de toute participation à la vie sociale, politique, culturelle, idéologique, scientifique, en raison de l’affirmation de l’autonomie intégrale du prolétariat.

    Cette notion d’intégralité est typiquement italienne ; si Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci ne l’utilisent pas, elle est au cœur de leur démarche, de par la base syndicaliste révolutionnaire et le fascisme, quant à lui, parlera de syndicalisme intégral.

    Pour cette raison, Amadeo Bordiga a joué un rôle terriblement négatif au début des années 1920, en refusant tout front unique, tout front antifasciste, au nom d’une lecture catastrophiste du monde. Dans l’article Le régime à la dérive, publié dans L’Ordre Nouveau du 26 juillet 1922, il explique sans ambages :

    « Les fascistes veulent jeter à terre la barque parlementaire ? Mais nous en serons très contents.

    Les collaborationnistes veulent la grève générale qu’ils ont toujours contrecarrée et sabotée pour la défense directe et effective des travailleurs si elle s’avère nécessaire pour les manœuvres de la crise ? Très bien.

    Le plus grand danger est encore et toujours qu’ils se mettent tous d’accord pour ne pas remuer les eaux pour une solution parlementaire et légale. »

    La position de Amadeo Bordiga, largement exposé dans ses Thèses de la fraction communiste abstentionniste du P.S. Italien en 1920, n’est pas originale ; elle rejoint à bien des égards la position de ceux qui se désigneront comme la « gauche allemande » et la « gauche hollandaise », bien que dans ces cas, ils mettent en avant les Conseils, et non comme Amadeo Bordiga, le Parti Communiste.

    La gauche dite germano-hollandaise réfutait la centralisation au nom de la démocratie à la base ; Amadeo Bordiga fait la théorie inverse : la démocratie est une notion ouvertement rejetée – il conceptualise cela dans son article Le principe démocratique – au profit du seul centralisme.

    C’est pour cela que ces prétendues gauches – italienne d’un côté, germano-hollandaise de l’autre – seront dénoncées par Lénine dans son fameux écrit sur le gauchisme comme maladie infantile du communisme. Amadeo Bordiga n’hésitera pas à défendre son point de vue devant l’Internationale Communiste ; par la suite, il expliquera qu’il était en accord avec Lénine du point de vue programmatique, mais avec des divergences sur la tactique.

    Dans le contexte italien, Amadeo Bordiga a surtout théorisé, par exemple dans son article de 1921 intitulé Le Fascisme, la conception du dédoublement du programme de la bourgeoisie : démocratie bourgeoise et fascisme convergent vers le même but, à savoir empêcher l’avènement de la révolution.

    Aux yeux de Amadeo Bordiga, le fascisme et la démocratie bourgeoise ne se distinguent pas, c’est le même phénomène. Dans les Thèses de Rome, en 1922, il explique ainsi :

    « Il pourra arriver que le gouvernement de gauche laisse des organisations de droite, des bandes blanches de la bourgeoisie mener leur action contre le prolétariat et, bien loin de réclamer l’appui de ce dernier, lui refuse le droit de répondre par les armes.

    Dans ce cas, les communistes dénonceront la complicité de fait, la véritable division du travail entre le gouvernement libéral et les forces irrégulières de la réaction, la bourgeoisie ne discutant plus alors des avantages respectifs de l’anesthésie démocratico-réformiste et de la répression violente, mais les employant toutes les deux à la fois. »

    Pour Amadeo Bordiga, le fascisme n’est d’ailleurs qu’une forme de la démocratie bourgeoise elle-même, un simple facteur répressif. Seule la révolution est à l’ordre du jour et le capitalisme ne peut exister que sous la forme démocratique bourgeoise, aussi les communistes doivent-ils être les plus anti-démocratiques.

    Dans Sur le cadavre de la démocratie, Amadeo Bordiga résume de la manière suivante sa thèse, selon laquelle le fascisme n’est qu’un avatar temporaire, qui ramènera inéluctablement un système démocratique bourgeois :

    « L’idéologie anti-démocratique du fascisme ne contient donc rien de respectable et de vivant.

    Parti du mensonge démocratique, le fascisme y retournera ; et comme il s’agit d’un cadavre, il en partagera le sort, sans ouvrir au régime actuel les horizons d’une nouvelle histoire. »

    Amadeo Bordiga n’a donc nullement compris que le fascisme était d’une substance différence de la démocratie bourgeoise ; il ne voit pas les monopoles, le rôle du capital financier. Le capitalisme est pour lui une forme statique, pouvant apparaître comme démocratie bourgeoise, comme fascisme, ou les deux simultanément. Tout front antifasciste est donc, par définition, contre-révolutionnaire.

    Amadeo Bordiga a ici inauguré une ligne anti-antifasciste qui sera toujours celle de l’ultra-gauche, y compris trotskyste ; à l’opposé des communistes qui soutiennent la ligne comme quoi la démocratie s’oppose au fascisme, l’ultra-gauche explique que la révolution seule s’oppose au fascisme. Il faut donc s’opposer coûte que coûte à l’antifascisme.

    On a un excellent exemple de convergence de cette ultra-gauche lorsqu’on voit que, durant la guerre d’Espagne, la « colonne Lénine » du POUM – le parti d’ultra-gauche en Catalogne – était composée de bordiguistes et de trotskystes ayant décidé de rejoindre l’Espagne.

    Dans le contexte italien, Amadeo Bordiga a saboté l’unité avec la gauche, sur une base unitaire antifasciste. A ce titre, il fut considéré par l’Internationale Communiste comme un gauchiste de type trotskyste et expulsé.

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  • La défaite des Arditi del Popolo et de la grève générale de l’Alleanza del Lavoro

    Pendant que les forces du PCI sont harcelées et débordées sur tout le territoire, des antifascistes se regroupent spontanément, principalement des anciens combattants progressistes, des républicains du Parti Populaire Italien (catholique), des anarchistes, des socialistes…

    En quelques mois, ce phénomène de cellules autonomes, les Arditi del Popolo, prend une ampleur telle que leur nombre atteint 20 000 hommes pour 144 sections.

    Le style des Arditi del Popolo était au moins en partie problématique, car il reprenait le principe de la brigade de choc de la première guerre mondiale, l’esthétique rebelle sans délimitations culturelles et politiques, etc. C’était une révolte populaire épidermique, née sur le terrain de la contre-violence face aux violences fascistes.

    A l’été 1921, s’ouvra ainsi un débat au sein du PCI pour décider de la conduite à tenir vis à vis de ces brigades. Le PSI réformiste et son syndicat la CGL venaient alors juste de signer une trêve avec les fascistes (le Pacte de Pacification, qui tiendra jusqu’à novembre de la même année), et en ont profité dans le même temps pour dénoncer les Arditi Del Popolo, dont justement de nombreux membres étaient des socialistes.

    Antonio Gramsci opta pour un rapprochement et un soutien de ce mouvement de masse :

    «  Les masses laborieuses qui ont continué à soutenir le PSI après la scission étaient persuadées que le mot d’ordre de non-résistance lancé par celui ci était en fait un masque tactique, qui servait à la préparation d’une grande initiative stratégique contre le fascisme. Ceci explique le grand enthousiasme avec lequel fut accueillie l’apparition des Arditi Del Popolo.

    Beaucoup d’ouvriers croyaient que la prédication de non-résistance était en fait mise en avant par le Parti Socialiste et par la Confédération Générale du Travail pour minutieusement organiser le corps des Arditi Del Popolo, pour donner une forme solide et cohérente à l’insurrection populaire.

    Cette illusion s’est désormais éventée. Les grandes masses populaires doivent maintenant se convaincre que derrière la position des réformistes il n’y avait rien.

    Si de nombreux socialistes (aussi bien parmi les plus droitiers) ont participé à la création des premiers noyaux d’Arditis, il est désormais certain que la fulminante diffusion de l’initiative n’as pas été poussée par un plan général, préparé par le PSI, mais était dû simplement à l’état d’esprit se généralisant dans le pays, à la volonté d’insurrection qui couvait dans les larges masses. Tout ceci fut dévoilé à l’occasion du Pacte de Pacification, lequel ne pouvait que déterminer une période de reflux dans le mouvement de défense prolétarienne. »

    L’Internationale Communiste défendit la même ligne et expédia alors cette lettre :

    « Le PCI doit pénétrer immédiatement et énergiquement le mouvement des Arditi, s’entourer d’ouvriers et convertir en sympathisants les éléments petits bourgeois, dénoncer les aventuriers et les écarter des postes de direction, placer des éléments de confiance à la tête de mouvement.

    Le Parti Communiste est le cerveau et le cœur de la classe ouvrière, il n’y a aucun mouvement auquel participe la classe ouvrière qui ne soit trop « bas » ou trop impur (…). 

    Votre jeune parti doit utiliser toutes les opportunités de contact direct avec les larges masses et vivre avec elles. Pour notre mouvement il est toujours préférable de commettre des erreurs avec les masses que loin d’elles, enfermé dans un cercle de dirigeants de parti, affirmant leur chasteté par principe. »

    Toutefois, la majorité des cadres du Parti, dirigé par Amadeo Bordiga et sa ligne de  « purisme » révolutionnaire, décidèrent de se tenir à l’écart des Arditi, de peur d’affaiblir leur propre organisation armée en se dispersant et de corrompre la direction idéologique du mouvement.

    Il sera même envoyé un émissaire pour faire savoir aux Arditi que leurs dirigeants étaient des provocateurs et que le PCI appelait les communistes à quitter leurs rangs.

    Il est vrai que la situation était complexe : ainsi, si à Parme les fascistes, pourtant composés de 15 000 fascistes, se brisèrent en 1922 à la résistance populaire, avec surtout les Arditi, on voit qu’il y a dans le mouvement une légion prolétarienne Filippo Corridoni, du nom d’un syndicaliste révolutionnaire partisan de la participation à la première guerre mondiale et proche de Benito Mussolini, qui le présentera par la suite comme une grande figure historique.

    On a ici un mouvement d’une très grande ambiguïté, avec une nature à la fois rebelle et irrationnelle, largement ouverte culturellement au romantisme nationaliste.

    Au final, les Arditi del Popolo ne purent se maintenir, leur formation étant trop spontanée, sans aucune ossature idéologique et culturelle, voire littéralement poreux au fascisme ; en octobre de la même année, on ne comptait déjà plus que 5 000 Arditi, et le mouvement s’éteignit rapidement de lui-même, mis en quarantaine par les organisations ouvrières et privé de direction stratégique conséquente.

    Ce fut une perte d’énergie populaire considérable, et, de par l’ampleur du désastre face au fascisme, la gauche devait faire vite.

    Pourtant, la seule chose qu’elle fut en mesure de faire, c’est de tenter une unité syndicale. Idéologiquement et culturellement, la gauche était battue : il ne restait que la substance commune à toutes les structures de gauche, le seul dénominateur commun : le syndicalisme.

    Le constat sur ce point est facile à faire au niveau du PCI. C’est un parti de combat syndical, strictement équivalent au PCF de Maurice Thorez en France dans les années 1930.

    En mars 1922, il y a au PCI de Turin seulement neuf intellectuels, un professeur et trois avocats, à Gênes les chiffres sont de respectivement 10, 1 et 6, ainsi que de 13, 5 et 4 à Milan, 4, 0 et 3 à Bologne, 10, 8 et 0 à Florence, 41,3 et 2 à Rome, 9, 4, et 0 à Naples, pratiquement rien pour les autres localités.

    Seulement 0,5% des membres sont des intellectuels ; la démarche ne possède pas de socle idéologique et culturel développé. Reflet de ce positionnement syndicaliste éloigné du travail du Parti, il n’y a que très peu de permanents : 5 sont membres de l’Exécutif de l’Internationale Communiste, 1 est secrétaire de la Fédération de jeunesse, 4 sont des inspecteurs propagandistes, à quoi s’ajoute 12 employés et commissionnaires. A côté de cela, seulement 3 fédérations disposent de permanents.

    La presse est, quant à elle, en déficit ; son tirage est faible : 45 000 pour le quotidien l’Ordine Nuovo (l’Ordre Nouveau), 16 000 pour Il lavoratore (Le travailleur) bi-hebdomadaire, pas plus de 10 000 quand il passe quotidien.

    Le premier quotidien est basé à Turin et dirigé par Antonio Gramsci qui reçoit 1294 lires comme salaire, le second est basé à Trieste et dirigé par Palmiro Togliatti, avec 1500 lires comme salaire, alors que la sténo, non communiste, en touche 2000.

    L’Ordine Nuovo dispose de deux rédacteurs, trois chroniqueurs, une sténo, une dactylo, trois commissionnaires, cinq employés, alors que Il lavoratore a cinq rédacteurs et deux chroniqueurs, en plus de la sténo.

    Tout cela est très peu, qualitativement et quantitativement ; même Le Syndicat rouge édité par le comité syndical ne dépasse pas 15 000 exemplaires, l’organe de la jeunesse Avant-Garde fait tout juste un peu mieux avec 25 000 exemplaires.

    La seule base, réelle, était le syndicalisme ouvrier, sans autre perspective. Ce qui était valable pour le PCI était valable pour le reste de la gauche ; c’est pourquoi fut fondée une organisation unitaire, une Alleanza del Lavoro – alliance du travail – regroupant en 1922 les organisations syndicales de la gauche, sur la base de l’unanimité pour décider des actions.

    On y retrouve évidemment la Confederazione Generale del Lavoro lié au PSI et marquée par une présence communiste : au congrès de Livourne de 1921, les communistes obtinrent 288.000 voix contre 556.000 aux socialistes dans les Chambres du travail, 136.000 contre 798.000 dans les fédérations de métiers.

    Mais on a également l’Unione Sindacale Italiana, d’orientation syndicaliste révolutionnaire, historiquement opposé à la CGL ; même durant le bienno rosso, il n’y avait pas eu d’unité. L’USI n’a d’ailleurs accepté de participer qu’avec la précision qu’elle n’accepte que l’action directe.

    On a aussi l’Unione Sindacale del Lavoro et la Federazione Italiana del Mare, ainsi que parfois localement des structures catholiques.

    A la direction de l’alliance, les réformistes dominent entièrement, avec les 5 représentants de la CGL, un représentant de la Fédération des travailleurs des ports (le second étant « syndicaliste »), un représentant du syndicat des chemins de fer.

    Le second représentant de ce dernier syndicat est anarchiste, tout comme les deux représentants de l’Union Syndicale. On a, enfin, deux syndicalistes républicains représentant l’Union italienne du travail.

    L’Alliance est donc une initiative purement défensive, visant des revendications sociales ; ce n’est pas un Front populaire capable d’initiative. C’est cependant la dernière chance, comme le constate Antonio Gramsci :

    « Des ministères ont été renversés, on a cru trouver une limite aux prétentions des industriels, en nommant une commission d’enquête tout exprès, mais toutes les promesses, toutes les tentatives se sont soldées sur ce terrain au détriment des ouvriers.

    C’est donc la réalité qui a entraîné l’adhésion du prolétariat à la lutte générale. Sous la poussée de cette conviction, qui a pénétré dans la conscience des ouvriers, même les plus hostiles au front unique ont dû modifier leur attitude et s’orienter bon gré mal gré, vers l’action de toutes les forces ouvrières, déployées sur un unique champ de bataille. Cette même force féconde de l’unité a donné naissance en Italie à l’organisme de l’Alliance du travail dans laquelle les ouvriers placent aujourd’hui toutes leurs espérances de lutte.

    L’Alliance du travail est comme la nouvelle forteresse, dans laquelle la classe ouvrière espère enfin trouver la raison de sa sérénité.

    Pour cette raison même, grande est la tâche de l’Alliance du travail en ce moment décisif pour la vie du prolétariat italien.

    En demandant qu’intervienne à leurs côtés l’Alliance du travail, les métallos du Piémont et de Lombardie n’avaient certainement pas pour but de faire peser une menace, afin d’obtenir un geste de solidarité des plus vagues, mais ils l’ont fait en étant fermement persuadés que c’est seulement en combattant sous le drapeau de l’unité prolétarienne qu’il est possible de faire face aujourd’hui à l’offensive patronale.

    Si cette vérité n’est pas entendue aujourd’hui de ceux qui portent la responsabilité de la totale défaite de la classe ouvrière, cette dernière a bien le droit de demander demain des comptes aux responsables, en leur faisant expier par le sang leurs lâchetés et leurs trahisons. » (L’expérience des métallurgistes en faveur d’une action généralisée, 23 mai 1922)

    Les communistes, à ce titre, poussent dans la CGL : en novembre 1921, la motion communiste pour une grève générale nationale, alors qu’il y a 600 000 personnes au chômage, obtient 415 712 voix, le refus triomphant avec 1 466 000 voix, mais témoignant de la polarisation.

    La première manifestation publique de l’Alliance du travail se déroule d’ailleurs à Milan, fin mars 1922, à l’occasion d’un cortège funéraire d’Emilio Corazza, un ouvrier tué par les fascistes. En mai a lieu une très grande manifestation à Rome, ville où est même proclamée par la suite la grève générale, dans un contexte d’affrontements, y compris armés.

    Mais la grande catastrophe se produit lors du congrès de la CGL, à Gênes, plus tard dans l’année. Pas moins de cinq motions sont présentées. Les réformistes, partisans du refus de la lutte pour tenter d’arriver à un gouvernement dont le PSI est une composante, reçoit 537 651 voix, alors que les centristes en ont 43 533.

    La gauche est plus forte, mais elle est incapable de s’unir : les communistes obtiennent 253 558 voix et du côté de la gauche du PSI les maximalistes ont 247 433 voix, les partisans de la IIIe Internationale 37 734.

    La conséquence est fatale : alors que l’Alliance du travail parvient à appeler à une grève générale, dite « grève légalitaire », le 31 juillet 1922, la réaction fasciste est immense et d’une extrême violence, avec l’appui de l’État, et finalement la CGL et l’Union italienne du travail reculent. La voie est libre pour la prise du pouvoir par Benito Mussolini.

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  • Le fascisme italien : un syndicalisme nationaliste de masse

    La gauche, à la suite du bienno rosso, a de plus en plus perdu les masses. Les fascistes ont réussi à happer des secteurs entiers dans le corporatisme, c’est-à-dire le syndicalisme révolutionnaire sans la révolution, l’énergie sociale-révolutionnaire passant dans le nationalisme.

    On reste dans l’apolitisme, au nom de l’anti-parlementarisme, mais la sortie n’est plus une hypothétique révolution, mais la transformation nationale-révolutionnaire.

    Benito Mussolini est historiquement le dirigeant socialiste qui a le plus accepté et soutenu le syndicalisme révolutionnaire.

    C’est paradoxal, car le syndicalisme révolutionnaire se pose comme anti-socialiste : la social-démocratie est considérée comme réformiste par nature et la politique comme une source de corruption institutionnelle et de division.

    Mais c’est justement que Benito Mussolini représente un esprit de synthèse, celui entre le syndicalisme révolutionnaire et la révolution nationale comme « moteur », en remplacement de la révolution socialiste.

    Le subjectivisme des syndicalistes révolutionnaires, théorisé principalement par Georges Sorel, accouplé au rejet du matérialisme comme idéologie, a fortiori du matérialisme dialectique, a fait que le pessimisme quant aux perspectives de révolution a été remplacé en optimisme nationaliste.

    La bataille pour l’Italie, présentée comme « nation prolétaire », apparaît comme une grande source de mobilisation de masse, de possibilité de renouvellement social.

    Benito Mussolini est ici l’homme clef, celui qui combine, qui reformule, qui unifie, qui synthétise, lorsqu’il affirme dans le Popolo di Trento, en 1909 :

    « Je crois que c’est de la masse ouvrière, purifiée par la pratique syndicaliste, que sortira le nouveau caractère humain. »

    Benito Mussolini réussit, en fait, là où le Cercle Proudhon avait échoué en France, dans sa synthèse du syndicalisme révolutionnaire et du nationalisme de l’Action française.

    Lorsque la direction du syndicalisme révolutionnaire se lance dans le soutien à la guerre, au nom du « travail » soutenant la patrie, et que la victoire arrive, il y a comme une légitimité historique à s’approprier le sort de la nation, à devenir des « travailleurs » en lieu et place de « prolétaires ».

    A la rupture culturelle et idéologique voulue par les communistes, le syndicalisme révolutionnaire oppose l’esprit de producteur capable de gérer sa production.

    A ce titre, l’Union Italienne du Travail, fondée en 1918, combinait lutte sociale et nationalisme ; lorsqu’en mars 1919 une grève générale est organisée par cette structure dans un atelier de métallurgie dans la région de Bergame, les ouvriers pratiquant la première expérience d’autogestion italienne agitent le drapeau italien comme bannière.

    C’est Benito Mussolini qui harangua les grévistes avant de fonder justement une semaine après les Faisceaux Italiens de combat.

    Voici ce qu’il dit notamment aux grévistes, témoignant de cette fusion de volontarisme syndicaliste révolutionnaire et d’esprit gestionnaire « responsable » d’orientation nationaliste :

    « L’avenir du prolétariat est un problème de capacité et de volonté, non pas uniquement de volonté, non pas uniquement de capacité, mais tout à la fois de capacité et de volonté…

    C’est le travail qui s’exprime par vos lèvres. C’est le travail qui, dans les tranchées, s’est conquis le droit de n’être plus fait et symbole de fatigue et de désespoir, celui de devenir synonyme d’orgueil, de création, de conquête pour des hommes libres, évoluant dans une Patrie libre et grande, tant dans les limites de ses frontières qu’au dehors. »

    Mieux encore, leur expérience représente l’avenir :

    « Vous obscurs travailleurs de Dalmine, vous avez ouvert l’horizon. C’est le travail qui parle en vous, non pas le dogme idiot ou l’église intolérante, bien que rouge, c’est le travail qui a consacré dans les tranchées son droit de ne pas être plus de fatigue, de pauvreté ou de désespoir, parce qu’il doit devenir la joie, l’orgueil, la création, la conquête de l’homme libre dans la patrie libre et grande au-delà des frontières. »

    C’est cette démarche qui triomphe, à partir de 1922, avec la Confederazione nazionale delle corporazioni sindacali, qui a dès le départ 800 000 adhérents. Au tout début de 1925, elle a 1,7 million d’adhérents, 2,3 millions à la fin de l’année.

    Bien sûr, cette orientation, ouvertement dans une logique de collaboration entre les classes sociales, amena une rupture avec certains syndicalistes-révolutionnaires nationalistes désirant « sincèrement » la révolution ; le plus connu fut Alceste de Ambris, qui se réfugia en France et devint un opposant au fascisme.

    Les autres devinrent les grands théoriciens du fascisme : Sergio Panunzio surtout, le grand précurseur de la conception corporatiste, mais aussi Michele Bianchi, Edmondo Rossoni, ce dernier tentant de développer une ligne de « gauche » au sein de la collaboration de classes, ce qui lui valut d’être relativement mis à l’écart.

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  • Scission du PSI et naissance du PCI

    Les fascistes avaient réussi à s’organiser et à développer une réelle pratique. Qu’en était-il à gauche ? Tout dépendrait de cela.

    Soit la gauche s’épuisait, soit elle avançait réellement et alors elle pouvait faire face au fascisme.

    L’aile droite du PSI ne le voulait pas, appelant à « tendre l’autre joue », à respecter la « civilité socialiste » à tout prix, pensant que le fascisme n’était qu’un phénomène faible et passager.

    Aller de l’avant était par contre le point de vue des révolutionnaires maximalistes, qui voyaient la révolution comme imminente, entraînant les partisans de la Russie soviétique.

    Ils entendaient pousser le Parti Socialiste italien à l’action révolutionnaire ; ne parvenant pas à briser l’aile droite, ils quittèrent la salle de débat en janvier 1921, en chantant l’Internationale, lors du XVIIe congrès du PSI à Livourne, pour aller dans une autre salle de conférence fonder le Parti Communiste d’Italie (PCI).

    Ce nouveau parti est rejoint notamment par de fortes bases socialistes à Turin, Florence, Trieste, Novara, Gênes, Crémone, Forli, Ravenne, Alessandria, mais il est particulièrement faible dans le sud, ainsi qu’en Vénétie.

    Un programme officiel fut établi, en dix points, ainsi qu’un règlement intérieur de 67 articles, extrêmement militarisé : le PCI est alors un parti de militants éprouvés, à la discipline de fer.

    Il est porté par une jeunesse volontaire, ardente ; dès l’année suivante, la motion pour que la Fédération de Jeunesse Socialiste d’Italie remplace le mot socialiste par communiste et rejoigne le PCI reçoit 35 000 voix sur 43 000 – et le PCI a au total 40 000 membres.

    Si la direction est collégiale, le grand dirigeant est Amadeo Bordiga ; Antonio Gramsci n’a même pas pris la parole au Congrès : il est à l’écart, considéré comme un intellectuel influencé par Henri Bergson, ayant eu en 1914 des sympathies pour le social-patriotisme de Benito Mussolini.

    Or, Amadeo Bordiga est un « ultra », tout à fait représentant de la jeunesse maximaliste, dont une des campagnes en 1920 fut effectuée sous le mot d’ordre « Camarades députés, hors du Parlement ».

    Amadeo Bordiga réfute la participation à toute institution que ce soit ; à ses yeux, la révolution est imminente et le camp prolétarien doit être d’une clarté limpide.

    Le fascisme n’est à ses yeux qu’un mouvement de soutien à la réaction, mais la nature du régime ne saurait changer, le capitalisme ayant besoin du libéralisme et n’ayant aucun intérêt à un retour en arrière à l’absolutisme de type féodal.

    Antonio Gramsci, de son côté, est totalement minoritaire, et n’est pas en accord avec Amadeo Bordiga sur ce point. Néanmoins, il le rejoint sur la conception d’un système formant un bloc uni, où les différences sont secondaires.

    A ce titre, tout comme Amadeo Bordiga, il voit en les socialistes des ennemis. Dans l’article Coup d’État, non signé, et publié dans l’Ordre Nouveau du 27 juillet 1921, il dit :

    « Il se produira en Italie le même processus qui s’est produit dans les autres pays capitalistes.

    Il y aura, contre l’avancée de la classe ouvrière la coalition de tous les éléments réactionnaires, des fascistes aux populaires et aux socialistes.

    Mieux encore ; les socialistes deviendront l’avant-garde de la réaction anti-prolétarienne parce que ce sont eux qui connaissent le mieux la faiblesse de la classe ouvrière. »

    Le PCI voit en le PSI un organe de la réaction. Voici comment Antonio Gramsci, dans l’Ordre Nouveau, résume la position du PCI, dans l’article Le Congrès socialiste du 9 octobre 1921 :

    « Après le Congrès de Livourne, le Parti socialiste italien s’est placé en dehors de la vie morale de la classe ouvrière.

    Avec la rupture des communistes et le départ d’environ 50.000 autres travailleurs, le Parti socialiste a été réduit à un parti de petits bourgeois, de fonctionnaires attachés à leur charge comme l’huître à son rocher, capables de n’importe quelle faute et n’importe quelle infamie pour ne pas perdre la place qu’il occupe.

    Le Parti socialiste entra ainsi dans la plus pure tradition nationale italienne, la tradition de l’habitude inculquée par les sbires et les jésuites, la tradition de n’avoir pas de parole d’honneur, la tradition de la déloyauté et de l’opportunisme le plus honteux, la tradition de Maramaldo. »

    Or, le PCI n’a pas du tout arraché au PSI toutes ses forces, il reste minoritaire. Au congrès de Livourne, les communistes obtinrent 58 783 voix, contre 98 028 aux maximalistes unitaires et 14 695 aux réformistes.

    Seulement 16 députés PSI sur 156 rejoignent le PCI ; de même il y a très peu de maires devenant communistes (Savona,Tivoli, Crémone, San Remo, Bussoleno, Trecate). Au niveau des chambres du travail, seules celles de Salerne, Trieste, Taranto et Livourne passent au nouveau parti. Aux élections de mai 1921, le PSI obtient 24,7% (soit 1,6 millions de voix), le PCI 4,6 % (soit 304 000 voix).

    Or, de son côté, le PSI qui prétendait soutenir l’Internationale Communiste bascule ouvertement dans une tendance droitière, les réformistes dominant très largement, avec un petit courant centriste et un encore plus petit courant partisan de la IIIe Internationale.

    L’allemande Clara Zetkine, qui a suivi le PSI, constate la chose suivante :

    « Ma plus forte impression a été celle d’une confusion générale au sein du PSI.

    Seuls les réformistes de Turati ont une position conséquente sur la situation et savent ce qu’ils veulent. Les maximalistes, les centristes et les unitaires n’ont aucune clarté sur ce qu’ils voient ou sur la manière dont ils le voient, ni sur la position à prendre.

    Le débat est serré, grondant et tempétueux mais il ne va jamais au-delà de la surface des problèmes et ne les approfondit pas. Il n’y a pas de large perspective…

    L’autorité des chefs vit de souvenirs sentimentaux et de grandeur passée, un capital qui se consume rapidement au cas où le développement objectif continue et se fait plus aigu. Étant donné le caractère du Congrès, je suis extrêmement sceptique sur la possibilité d’un renouvellement et d’un assainissement du parti de l’intérieur.

    On ne peut regarder le centre fondamental des masses prolétariennes dans le cadre du PSI. C’est au PCI que revient la tâche d’employer toutes ses énergies pour le rassemblement, l’éducation politique et la mobilisation des masses. »

    Le problème est alors que le PSI ne veut plus avancer vers la révolution, que le PCI ne le peut pas, et cela se déroule alors que le fascisme est à l’offensive et qu’il a réussi en cela.

    La syndicat CGL avait 2 millions d’adhérents, il n’en a plus que 800 000, le PSI qui avait 216 000 membres en 1921 en a un peu plus de 73 000 en octobre 1922 à son IXe congrès, et 10 250 en avril 1923 à son Xe congrès. En 1922, les salaires ont été réduits de 30 %, il y a 500 000 chômeurs (sur 4 millions de travailleurs industriels, 4 millions de salariés agricoles et 4 millions de paysans).

    Benito Mussolini, dans l’éditorial de son journal, Popolo d’Italia, peut annoncer le 15 juillet 1922 :

    « Le fascisme italien est actuellement engagé dans quelques batailles décisives d’épuration locale…Il suffit de lire les journaux des adversaires pour comprendre que la plus grande confusion règne dans le camp ennemi. L’un invoque l’aide du gouvernement, l’autre menace de la grève générale, l’autre incite encore au crime individuel, il y en a qui recommandent d’attendre et de patienter…

    Nous vous répondons en vous sciant politiquement et syndicalement les os. Avec une chirurgie inexorable. »

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  • Le squadrisme fasciste

    En réaction au mouvement ouvrier, ainsi que dans le prolongement de l’irrédentisme et du nationalisme, le fascisme s’est développé en Italie avec un grand succès. Son symbole était un faisceau, un fascio, d’où le qualificatif de fasciste (qui se prononce ainsi initialement en français avec un son en « s » et non en « ch »).

    Le faisceau avait été utilisé comme symbole révolutionnaire, surtout démocrate, dans l’Italie de la fin du XIXe siècle, notamment en Sicile ; composé de verges, c’est-à-dire de baguettes en bois, le faisceau représentait la force de l’unité, de par la solidité de l’ensemble par rapport à la fragilité d’une verge seule.

    Le faisceau date également de l’Antiquité romaine, symbolisant le pouvoir de fouetter au moyen des verges, mais également de décapiter puisque une hache y était accrochée par des lanières.

    Les magistrats romains l’utilisaient comme symbole, étant accompagnés d’un officier licteur le portant sur son épaule gauche et ouvrant la marche. A ce titre, il est également utilisé dans les armoiries de la République française actuelle (qui sont toutefois officieuses seulement, car non précisées dans la Constitution).

    Les fascistes italiens, qui apparaissent alors, reprennent le symbole, car se présentant eux-mêmes à la fois comme « révolutionnaires » et comme des miliciens dans une sorte d’esprit romain antique.

    Des chemises noires formant une squadra

    L’esprit est combattant et le fascisme italien a une caractéristique essentiel : le squadrisme. Le terme vient de « squadra », signifiant l’équipe, l’escouade, et désigne des petites équipes paramilitaires menant des opérations coup de poing.

    Il n’y a initialement pas tant un fascisme, que des fascistes, qui reprennent la tradition de la Première Guerre mondiale et de son esprit d’équipe menant des offensives sur le front, le tout bien entendu idéalisé en « refus de la vie commode », en camaraderie et en esprit chevaleresque au service de la Nation.

    La nature des slogans fascistes est ici absolument expressive. Le grand classique du genre est Me ne frego, signifiant Je m’en fous. Le fasciste se veut un pirate des temps modernes, ayant une existence sociale reconnue mais en étant en même temps un non conformiste à l’esprit d’aventure : Boia chi molla dit le slogan, c’est-à-dire Qui abandonne doit crever.

    Faire partie des chemises noires – l’uniforme donnant esprit de corps – va avec la logique du combat : le mot d’ordre Libro e moschetto, fascista perfetto – Livre et mousquet, fasciste parfait – reflète cet état d’esprit où le fasciste met sa vie en jeu dans une bataille qui donne un sens à sa vie, comme dans un duel avec un pistolet avec un coup, ce que retranscrit bien le slogan Chi si ferma è perduto – Qui hésite a perdu.

    L’idéologie viriliste est outrancièrement présente bien entendu, des slogans comme La guerra è per l’uomo come la maternità è per la donna – La guerre est pour l’homme comme la maternité pour la femme – en témoignant. Tout était extrêmement hiérarchisé de manière anti-démocratique, avec à chaque fois des Ras locaux, petits seigneurs de la guerre, le terme venant de celui pour désigner des chefs éthiopiens.

    D’ailleurs, pour renforcer cette dimension hiérarchique, le Ministère de la Guerre viendra même aider à renforcer leurs rangs fascistes en démobilisant 60 000 officiers en juillet 1920, maintenant leur solde à condition qu’ils rejoignent un Fascio di Combattimento.

    Au centre, Benito Mussolini, dirigeant des chemises noires

    La cible des fascistes est ce qui est anti-national, avec des expéditions punitives allant de faire forcer à boire de l’huile de ricin jusqu’au meurtre à coups de poignards ou de pistolets, en passant par les incendies et les bombes.

    A partir de l’automne 1920, les fascistes ont attaqué toutes les structures de gauche, depuis les coopératives jusqu’aux chambres du travail, en passant par les syndicats agricoles et les groupements ouvriers.

    Giacinto Serrati, alors président du Parti Socialiste italien, décrit ainsi la stupeur des socialistes en la fin d’année 1920 :

    « C’est tout notre mouvement qui se voit défiguré par un déchaînement de violence qui n’a d’égal dans aucun autre pays. Giolitti n’a rien à voir là dedans. Ce vieux routinier parlementaire avait évoqué le diable fasciste pour gagner les élections, mais en est aujourd’hui lui même victime.

    La réaction qui nous tourmente est telle qu’il est difficile de l’imaginer, car elle ne vient pas de l’Etat, elle ne part pas des pouvoirs publics, elle vient d’en bas (…). La bourgeoisie a eu tellement peur de nos aboiements qu’elle mord, elle, sans hésiter. » 

    Le financement venait du patronat, avec un petit salaire quotidien ; l’armée et la police prêtait main-forte en sécurisant les alentours. Les fascistes eux-mêmes avaient un mode opératoire très précis, débarquant en force dans des camions depuis des localités voisines, pratiquant le coup de force contre la gauche puis rassemblant les forces opposées à la gauche afin de faire bloc.

    En 1920, il y a 108 faisceaux, 1600 en 1921 ; en quelques mois, les fascistes sont 80 000, puis pratiquement 200 000 et les affrontements font des dizaines de morts de manière régulière.

    Les fascistes détruisent, par exemple, rien qu’en six mois, 83 ligues paysannes, 1090 centres culturels, 28 syndicats, 141 sections socialistes et communistes, 107 coopératives, 59 maisons du peuple, 119 chambres du travail, y compris celle de Turin.

    L’assassinat en février 1921, de la figure communiste Spartaco Lavagnini, secrétaire du Syndicat ferroviaire de Florence, fut un très rude coup contre le mouvement ouvrier.

    Il y a cependant plus que cela encore : le fascisme a comme base mobilisatrice le syndicalisme révolutionnaire qui s’est tourné vers le nationalisme. Il porte un économisme idéalisé au moyen de la Nation – le corporatisme – qui n’a aucun mal à bousculer idéologiquement et culturellement la gauche, elle-même fondée sur cette base syndicaliste révolutionnaire.

    Le dirigeant des fascistes, Benito Mussolini, né en 1883, vient lui-même de cette gauche qui ne connaît pas le marxisme et est entièrement façonné par le syndicalisme révolutionnaire. Il a vécu dans la pauvreté en Suisse tout en menant une activité de révolutionnaire d’orientation syndicaliste révolutionnaire de 1902 à 1904, avant de devenir un activiste accédant à la direction du Parti Socialiste italien, devenant le directeur de son quotidien, L’Avanti!.

    Benito Mussolini

    Avec la guerre de 1914 qui s’ouvre, une partie de la gauche, d’esprit syndicaliste révolutionnaire, soutient celle-ci, appelle à la participation et publie un manifeste intitulé Faisceaux d’action internationaliste, qui se voit succédé par la naissance d’une structure politique, les Faisceaux d’action révolutionnaire interventionniste.

    En mars 1919, Mussolini reprend le principe et fonde des Fasci italiani di combattimento – Faisceaux italiens de combat –, organisation dont l’option militante fait qu’elle est massivement rejointe par des éléments bourgeois et petit-bourgeois paniqués par le mouvement ouvrier.

    Benito Mussolini a été influencé par Georges Sorel, par Friedrich Nietzsche, il a compris que le syndicalisme intégral qu’il entrevoit peut profiter de l’élan nationaliste ; il a compris que le marxisme s’opposait à sa démarche.

    Il peut donc profiter d’une aura « révolutionnaire » avec sa démarche syndicaliste, soutenu par la bourgeoisie, avec la petite-bourgeoisie comme forces sociales militantes, avec le nationalisme comme facteur de mobilisation. Benito Mussolini conserve du syndicalisme révolutionnaire l’union sociale et l’esprit mobilisateur, il reprend son refus du programme, il en fait un style de vie ; il dira quelques années plus tard :

    « Le fascisme est une conception spiritualiste, surgie elle-même de la réaction générale du siècle contre le matérialiste et faible XIXe siècle… La vie telle que la conçoit le fascisme est par conséquent sérieuse, austère, religieuse, se déroulant toute dans un monde soutenu par les forces morales, et responsable de l’esprit. Le fascisme dédaigne la vie facile. Le fascisme est une conception religieuse… » 

    Bureau de Benito Mussolini dans les locaux du journal Popolo d’Italia

    En face, la gauche est faible culturellement et idéologiquement ; elle ne comprend pas que le fascisme est un dépassement idéaliste de l’économisme syndicaliste révolutionnaire, avec le nationalisme comme moteur.

    Elle est dépassée par la dynamique fasciste, qui combine action rapide et esthétisme, profitant d’appuis financiers d’industriels, de cadres de gauche qui par nationalisme cessent de croire au socialisme pour rejoindre une cause leur semblant transcendante, capable de changer les choses immédiatement, à la force de l’instinct, de l’intuition.

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  • Le «bienno rosso»

    Au lendemain de la Première Guerre mondiale impérialiste, ce n’est pourtant pas le nationalisme qui a immédiatement l’initiative, mais le mouvement ouvrier, avec deux années d’intenses mobilisations.

    Le drame historique est qu’il n’y eut pas de développement d’un contenu idéologique et culturel conséquent; pour cette raison, le « bienno rosso » – les « deux années rouges » – ont abouti directement à renforcer le fascisme en lui laissant un espace majeur.

    De fait, le Parti Socialiste italien disposait en 1919 d’une base solide. Il avait 200 000 membres, ayant encore ses structures intactes en s’étant surtout mis en veilleuse pendant la Première Guerre mondiale, sur une ligne refusant tant le soutien à la guerre que son refus, synthétisé par le mot d’ordre « ni adhérer ni saboter ».

    Aux premières élections à la proportionnelle, justement en 1919, il reçut 32 %, devenant la première force électorale du pays.

    La Confederazione Generale del Lavoro, le syndicat lié au PSI, avait 250 000 adhérents en 1918, 1,5 million en 1919, 2 millions en 1920.

    De son côté, l’Unione Sindacale Italiana, d’esprit anarcho-syndicaliste, possédait plusieurs centaines de milliers de membres. Une grève générale de solidarité avec la Russie révolutionnaire eut ainsi lieu les 20 et 21 juillet 1919.

    Cela se déroulait dans un contexte explosif : l’Italie avait gagné la guerre, mais sans en obtenir de profits ; l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie qui étaient des partenaires économiques importants étaient totalement ruinés ; l’industrie de guerre parvenait très difficilement à se reconvertir.

    Cela aboutit à un vaste mouvement, engageant pratiquement un million d’ouvriers et un million de paysans dans des grèves, marquées souvent par des occupations d’usines et de terres.

    Le fait le plus marquant, déclenchant toute une démarche qui se généralisa, se passa à la Fiat-Centro de Turin, où les ouvriers décidèrent d’élire des délégués d’ateliers.

    Le mouvement se développa et au milieu du mois d’octobre 1919, la première assemblée des délégués représentait 30 000 ouvriers.

    Initialement isolée, avec l’armée bloquant la ville, le mouvement s’étendit rapidement de Turin aux autres villes du nord industriel, comme Gênes, Pise, Livourne, Florence. 500 000 ouvriers occupaient leurs usines, donnant aux conseils ouvriers formés une signification historique.

    Les cheminots du Ferrovie dello Stato rejoignirent le mouvement, qui eut même un très large écho dans la paysannerie, notamment en Émilie-Romagne, avec des occupations de terres agricoles, marquées par des affrontements armés avec les bandes des propriétaires terriens.

    La chose se réédita, à Turin seulement, avec 200 000 ouvriers, en avril 1920. Une nouvelle vague de grèves et d’occupations se déroula en septembre 1920, puis en mars 1921 : cette fois-ci elle fut cependant écrasée par les fascistes.

    Les ouvriers avaient obtenu des victoires, comme la journée de huit heures, une hausse des salaires ; les paysans avaient toutefois peu gagné : 30 000 hectares illégalement, 60 000 avec des accords, mais sur 27 millions d’hectares c’était infime.

    En fait, ouvriers et paysans avaient surtout atteint une riche expérience, notamment combattante, alors que l’année 1920 a amené à elle seule la mort de 227 personnes, alors que 1072 furent blessées.

    Les occupations d’usines étaient gérées par des gardes rouges ; les entrées et sorties étaient surveillées, l’alcool interdit, le vol sévèrement puni.

    Pourtant, c’est le paradoxe, il n’existait pas d’atmosphère révolutionnaire. Absolument aucun commentateur ne considérait qu’il s’agissait là d’une vague révolutionnaire, que la révolution était possible. Par contre, la gauche de la social-démocratie voyait dans la lutte une forme idéale de combat, voire même le combat lui-même.

    Antonio Gramsci et Amaedo Bordiga représentent ici les deux options possibles au sein de la gauche de la social-démocratie italienne ; ils seront à ce titre les deux premiers dirigeants du Parti Communiste d’Italie qui va naître suite au bienno rosso.

    Ils s’étaient déjà rencontrés le 18 novembre 1917, lors d’une conférence clandestine d’une vingtaine de personnes, délégués des sections socialistes italiennes les plus importantes. Antonio Gramsci, basé à Turin et fils d’un employé, avait alors 26 ans ; Amadeo Bordiga, âgé de 28 ans et fils d’un enseignant à une école supérieure d’agriculture, venait de Naples.

    S’ils appartenaient tous deux à la fraction dite « maximaliste », leurs options divergeaient déjà. Il est symbolique qu’Amadeo Bordiga ait fondé en décembre 1918 le journal « Le Soviet », dans une optique d’un léninisme idéalisé comme force donnant par en haut la vigueur au soviet (c’est-à-dire au « conseil », en russe), alors que le journal d’Antonio Gramsci soit « Ordre nouveau », fondé en mai 1919, avait une ligne qu’on peut qualifier de « basiste », insistant sur la question de l’organisation à la base.

    La position d’Antonio Gramsci au sujet du bienno rosso est significative ; dans son article intitulé Aux délégués d’ateliers de l’usine Fiat-centre et de l’usine Brevetti-Fiat, connu pour exprimer une sorte de synthèse à ce sujet, il salue le mouvement dans son ensemble et affirme :

    « La nouvelle forme prise dans votre usine par le comité d’entreprise, avec la nomination de délégués d’ateliers ainsi que les discussions qui ont précédé et accompagne cette transformation, ne sont pas passées inaperçues dans le monde ouvrier ni dans le monde patronal turinois.

    Dans l’un des camps, les ouvriers d’autres établissements de la ville et de la province s’appliquent à vous imiter, dans l’autre, les propriétaires et leurs agents directs, les dirigeants des grandes entreprises industrielles, observent ce mouvement avec un intérêt croissant, et ils se demandent, et ils vous demandent, quel peut être son but, quel est le programme que la classe ouvrière turinoise se propose de réaliser (…).

    Et c’est ainsi que les organismes centraux qui seront créés pour chaque groupe d’ateliers, pour chaque groupe d’usines, pour chaque ville, pour chaque région, et qui aboutiront au Conseil ouvrier national suprême, poursuivront, élargiront, intensifieront l’œuvre de contrôle, de préparation et d’organisation de la classe tout entière avec, comme objectif, la prise du pouvoir et la conquête du gouvernement. »

    C’est là un point de vue absolument syndicaliste, oscillant entre syndicalisme-révolutionnaire et anarcho-syndicaliste. Les conseils ouvriers vont se développer, organiser, structurer, aboutissant par conséquent, au bout d’une certaine dimension, à la prise du pouvoir.

    Les syndicalistes-révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes ne disent pas autre chose, par l’intermédiaire du syndicat et non des conseils, mais la démarche est strictement la même dans le fond.

    La réaction d’Amadeo Bordiga, l’autre grand dirigeant de la gauche de la social-démocratie italienne, est tout autant parlante. Dans le bilan qu’il fait du bienno rosso, il s’oppose de manière frontale à Antonio Gramsci. Dans Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie, il explique :

    « Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste.

    Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur.

    Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin [dont le dirigeant est Antonio Gramsci], qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique. »

    Amadeo Bordiga s’oppose à l’économisme de la ligne en faveur des conseils prônée par Antonio Gramsci, mais pour lui opposer la ligne de l’économisme en faveur du « Parti ». Car tous deux restent économistes, au sens où les questions idéologiques, théoriques, culturelles, sont absolument remises à l’arrière-plan, quand elles ne sont pas directement niées.

    Or, cette réduction économiste d’Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga, leur affrontement en fait fictif, a une importance capitale, puisque dès 1917, au sein du Parti Socialiste italien, la motion des « maximalistes » avaient reçu 14 000 voix, contre 17 000 aux « centristes ». Lorsque le PSI progresse, les maximalistes ont le dessus en son sein ; dès 1919, il y avait pratiquement 88 000 membres, alors que le quotidien du Parti tire à 300 000 exemplaires.

    Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga vont se voir propulser à la direction du nouveau parti, le PCI, avec la responsabilité de diriger des milliers de militants suivant leurs principes. Et ils vont devoir le faire alors que le fascisme se développe massivement, en réaction au mouvement ouvrier, dans le prolongement de l’irrédentisme et du nationalisme.

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  • Italie : irrédentisme et «victoire mutilée»

    La contradiction entre l’Italie du Nord et celle du Sud devait être résolue soit par une révolution démocratique – qui ne pouvait plus être menée que par le prolétariat, la bourgeoisie étant devenue réactionnaire alors – soit par une tentative de modernisation par en haut ossifiant la contradiction dans une fuite en avant.

    L’irruption de la première guerre mondiale impérialiste précipita la seconde option ; tel est la nature du fascisme qui triomphera à sa suite.

    Initialement, l’Italie n’entra pas en guerre, bien qu’elle faisait alors partie de l’alliance dite de la Triplice, avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Une intense agitation nationaliste poussa pourtant le régime à aller vers la guerre, ce qui se fit en prenant partie pour la Triple-Entente, composée de la France, du Royaume-Uni et de de la Russie.

    Deux raisons sont essentielles ici. La première est que la participation à la guerre renforce le bloc industriel et la conception d’une gestion modernisatrice du pays par en haut pour faire face à la mobilisation générale.

    La seconde est qu’il y a l’idée, à l’arrière-plan, que l’ennemi héréditaire autrichien ne sera pas en mesure de maintenir son empire et que l’expansionnisme italien a de vastes possibilités, d’ailleurs encouragées par les forces de la Triple-Entente en l’échange d’une participation à la guerre.

    Cet expansionnisme disposait d’une base extrêmement solide, de par les échecs de l’unité italienne, dont les contours devenaient par là extrêmement lâches et prétextes à un nationalisme dépassant largement le cadre du simple droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

    Le mouvement italien dit « irrédentiste » commença ; de fait, dès la seconde moitié du XIXe siècle, avec la formation en 1877 de l’Associazione in pro Italia irredenta, suivi en 1885 de celle du mouvement Pro Patria, qui suite aux interdictions deviant en 1891 la Lega Nazionale Italiana dans le Trentin et à Trieste, territoires austro-hongrois.

    Le vigoureux irrédentisme italien commençait, à partir de là, à viser directement des territoires sous domination autrichienne et considérés comme italiens, notamment le Trentin, l’Istrie, la Dalmatie, mais également Monaco, la Savoie, Nice, la Corse, Malte ainsi que d’autres territoires appelés irrédents car appelant à la rédemption nationale.

    Ce courant expansionniste était puissant ; même Antonio Labriola, dirigeant de l’aile gauche du Parti Socialiste italien, avait soutenu l’opération coloniale en Éthiopie.

    Le traité de Londres, établi en 1915 pour amener l’Italie à participer à la première guerre mondiale, fit les promesses territoriales suivantes à celle-ci :

    « le Trentin, le Tyrol du Sud avec ses frontières naturelles et géographiques, le Brenner, la ville de Trieste et ses environs, le comté de Gorizia et de Gradisca, l’Istrie entière jusqu’à Kvarner, y compris Volosko, et les îles istriennes de Cres (Cherso) et de Losinj (Lussino), ainsi que les petites îles de Plavnik, Unije, Vele Srakane, Palazzuoli, Sveti Petar, Asinello et Gruica ainsi que leurs îlots voisins. »

    A cela s’ajoute la Dalmatie septentrionale, ainsi que « toutes les îles situées au nord et à l’ouest de la Dalmatie depuis Premuda, Selve, Olib, Scherda, Maona, Pag et Vir au nord jusqu’à Mljet au sud, comprenant les îles de Sveti Andrija, Biševo, Vis (Lissa), Hvar (Lesina), Šćedro, Korcula (Curzola), Sušac et Lastovo (Lagosta) ainsi que les îlots et de rochers avoisinants et Pelagosa, à l’exception seulement des îles de Drvenik Veli et Drvenik Mali, Čiovo, Šolta et Brač (Brazza) ».

    De plus, la côte yougoslave devait être pratiquement neutralisée militairement.

    Qui plus est, l’Albanie devait être démantelée, avec une protectorat italien fondé dans sa partie centrale, la souveraineté sur la ville albanaise de Vlora, ainsi que sur les îles de Dodécanèse.

    L’Italie participa ainsi de plain-pied à la première guerre mondiale, mobilisant 5,6 millions d’hommes, mais n’obtenant, en fin de compte, qu’une « victoire mutilée » selon elle, puisque le traité de Londres n’est pas appliqué, notamment sous la pression de l’impérialisme américain.

    Cette expression de « victoire mutilée » fut façonnée par l’écrivain dandy, lié au symbolisme-décadentisme, Gabriele D’Annunzio (1863-1938).

    Ce dernier avait été un ardent partisan de l’entrée en guerre et en 1918 organisa un vaste largage de centaines de milliers de tracts depuis des avions au-dessus de la capitale autrichienne, Vienne, appelant à cesser la guerre et célébrant la « liberté » italienne.

    Déçu que la ville de Rijeka, Fiume en italien, ne soit pas remise à l’Italie malgré que la majorité de la ville soit de culture italienne, il décide de l’occuper militairement avec une 2000 aventuriers, chassant en 1919 les forces anglo-franco-américaines et instaurant une « Régence italienne du Carnaro ».

    Le syndicaliste, d’orientation national-syndicaliste, Alceste De Ambris (1874-1934) écrivit la constitution de ce projet, Gabriele D’Annunzio ajoutant la dimension mystico-poétique.

    Gabriele D’Annunzio en devint le « Commandant », mais surtout le Vate (magicien-prophète) puisque le projet se voulait une sorte de cité idéale, dans une démarche nietzschéenne, avec l’établissement du salut romain comme symbole absolu, la généralisation des cérémonies et des discours depuis un balcon, etc.

    Gabriele D’Annunzio

    Un conseil des « meilleurs », composés de membres élus pour trois ans, s’occupait de la vie politique, alors qu’un conseil des « corporations » dirigeait l’économie qui se divisait en neuf corporations, la dixième étant artistique, rassemblant les poètes, les héros, les prophètes, les surhommes, etc.

    En 1920, l’Italie mit elle-même fin à ce projet qui, toutefois, avait canalisé et galvanisé tout le courant irrédentiste qui, désormais, par la victoire mutilée, se combinait avec l’exaltation nationaliste de l’Italie comme pays trahi et opprimé.

    Tout un espace était ouvert pour considérer l’Italie comme la grande prolétaire, pour que le nationalisme se transforme en vecteur d’une lutte présentée comme celle pour l’existence sociale.

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