Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Molière et les contradictions au sein du peuple

    La question de la maternité et de la sexualité par rapport à l’éducation et l’activité sociale a été un problème fondamental, comme en témoigne Les femmes savantes.

    Cependant, ce n’était pas le seul écueil à l’appui fait par Molière aux femmes et à leur quête de savoir : il y a également la question de la famille. Comment s’expriment les contradictions au sein du peuple ?

    Comment les contradictions villes-campagnes jouent-elles dans les rapports au sein du couple ? Comment éviter que les progrès de la culture ne tombent dans le pédantisme, et comment éviter que le pragmatisme bourgeois ne sombre dans la facilité ?

    C’est encore là un problème essentiel d’une modernité très grande ; ce qui est vrai au 17e siècle l’est encore au début du 21e siècle.

    C’est par exemple le thème d’une discussion d’un couple au sujet de l’expression « rustique » d’une servante : cela semble intolérable à la femme, et tout à fait secondaire vis-à-vis du mari placide et pragmatique.

    « PHILAMINTE

    Vous voulez que toujours je l’aie à mon service,

    Pour mettre incessamment mon oreille au supplice ?

    Pour rompre toute loi d’usage et de raison,

    Par un barbare amas de vices d’oraison,

    De mots estropiés, cousus par intervalles,

    De proverbes traînés dans les ruisseaux des Halles* ?

    BÉLISE

    Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours.

    Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;

    Et les moindres défauts de ce grossier génie,

    Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

    CHRYSALE

    Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,

    Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?

    J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,

    Elle accommode mal les noms avec les verbes,

    Et redise cent fois un bas ou méchant mot,

    Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.

    Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.

    Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage,

    Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,

    En cuisine peut-être auraient été des sots.

    PHILAMINTE

    Que ce discours grossier terriblement assomme !

    Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,

    D’être baissé sans cesse aux soins matériels,

    Au lieu de se hausser vers les spirituels !

    Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,

    D’un prix à mériter seulement qu’on y pense,

    Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?

    CHRYSALE

    Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin,

    Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. »

    Le problème est, bien sûr, que le refus du pédantisme bascule vite dans le refus de voir les femmes être savantes :

    « CHRYSALE.

    C’est à vous que je parle, ma sœur.

    Le moindre solécisme en parlant vous irrite :

    Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.

    Vos livres éternels ne me contentent pas,

    Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,

    Vous devriez brûler tout ce meuble* inutile,

    Et laisser la science aux docteurs de la ville ;

    M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans,

    Cette longue lunette à faire peur aux gens,

    Et cent brimborions dont l’aspect importune :

    Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,

    Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,

    Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.

    Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,

    Qu’une femme étudie, et sache tant de choses.

    Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,

    Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,

    Et régler la dépense avec économie,

    Doit être son étude et sa philosophie.

    Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,

    Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,

    Quand la capacité de son esprit se hausse

    À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.

    Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;

    Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,

    Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles,

    Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.

    Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs,

    Elles veulent écrire, et devenir auteurs.

    Nulle science n’est pour elles trop profonde,

    Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde.

    Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,

    Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.

    On y sait comme vont lune, étoile polaire,

    Vénus, Saturne, et Mars, dont je n’ai point affaire ;

    Et dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,

    On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.

    Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,

    Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire ;

    Raisonner est l’emploi de toute ma maison,

    Et le raisonnement en bannit la raison ;

    L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,

    L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;

    Enfin je vois par eux votre exemple suivi,

    Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi. »

    Ce n’est pas tout : le rapport mère-fille rencontre le même problème : si la jeune femme veut être épanouie et méprise les pédants au nom, en quelque sorte, de la dignité du réel, la mère pour autant connaît la valeur de l’éducation…

    « HENRIETTE

    C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire,

    Les doctes entretiens ne sont point mon affaire.

    J’aime à vivre aisément, et dans tout ce qu’on dit

    Il faut se trop peiner, pour avoir de l’esprit.

    C’est une ambition que je n’ai point en tête,

    Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête,

    Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,

    Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

    PHILAMINTE

    Oui, mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon compte

    De souffrir dans mon sang une pareille honte.

    La beauté du visage est un frêle ornement,

    Une fleur passagère, un éclat d’un moment,

    Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;

    Mais celle de l’esprit est inhérente et ferme.

    J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner

    La beauté que les ans ne peuvent moissonner,

    De faire entrer chez vous le désir des sciences,

    De vous insinuer les belles connaissances ;

    Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,

    C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit,

    Et cet homme est Monsieur que je vous détermine

    À voir comme l’époux que mon choix vous destine. »

    On est, ici encore, dans une contradiction au sein du peuple, avec différents aspects.

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  • Les limites historiques de Molière

    Les dernières œuvres de Molière prolongent, une dernière fois, l’offensive anti-féodale. Elles atteignent cependant une limite : celle propre à la monarchie absolue.

    Les Fourberies de Scapin défendent ainsi, encore une fois, le droit au choix de la personne avec qui on veut se marier. On trouve toutefois de présente une réflexion sur le fatalisme, dans l’esprit stoïcien. Il faudrait accepter les choses telles qu’elles sont : ici se reflète le caractère passif de la bourgeoisie dans le cadre de l’alliance avec la cour.

    Scapin, personnage qui manigance et qui trompe, rappelle qu’il faut prendre pourtant les choses telles qu’elles sont :

    « Scapin

    Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé ; et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue.

    Argante

    Quoi ?

    Scapin

    Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer : se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin. »

    Lorsqu’il fait croire à un père que son fils a été enlevé par des Ottomans, il souligne le rôle de la « destinée » :

    « Géronte

    Que diable allait-il faire dans cette galère ?

    Scapin

    Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. »

    C’est très important, car ici on voit que Molière commence à glisser ouvertement sur le terrain de la culture baroque.

    La raison de cela tient à la réalité de la société française. De fait, la pièce qui suit, Les Femmes savantes, reprend la ligne générale de l’offensive anti-féodale, tout en posant une question compliquée, difficile à répondre alors.

    Historiquement en effet, au début de l’humanité, la femme avait davantage d’importance que l’homme car elle donnait la vie. La hiérarchie s’est imposée avec la période de l’agriculture et de la domestication, du « triomphe » patriarcal sur la nature.

    Or, si la bourgeoisie et le progrès rétablissent la dignité féminine, reste la question de la maternité. En l’absence de société collectivisée, la femme est obligée de « choisir » entre une vie de famille et la science. Telle est la contradiction montrée dans la pièce Les Femmes savantes.

    Dès le début, on a deux femmes opposant leurs points de vue à ce sujet :

    « ARMANDE

    De tels attachements, ô Ciel ! sont pour vous plaire ?

    HENRIETTE

    Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,

    Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,

    Un homme qui vous aime, et soit aimé de vous ;

    Et de cette union de tendresse suivie,

    Se faire les douceurs d’une innocente vie ?

    Ce nœud bien assorti n’a-t-il pas des appas ?

    ARMANDE

    Mon Dieu, que votre esprit est d’un étage bas !

    Que vous jouez au monde un petit personnage,

    De vous claquemurer aux choses du ménage,

    Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants,

    Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !

    Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,

    Les bas amusements de ces sortes d’affaires.

    À de plus hauts objets élevez vos désirs,

    Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,

    Et traitant de mépris les sens et la matière,

    À l’esprit comme nous donnez-vous toute entière :

    Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,

    Que du nom de savante on honore en tous lieux,

    Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille,

    Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,

    Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs

    Que l’amour de l’étude épanche dans les cœurs :

    Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie ;

    Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,

    Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,

    Et donne à la raison l’empire souverain,

    Soumettant à ses lois la partie animale

    Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.

    Ce sont là les beaux feux, les doux attachements,

    Qui doivent de la vie occuper les moments ;

    Et les soins où je vois tant de femmes sensibles,

    Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles. »

    Henriette répond alors simplement que si les femmes n’avaient pas assumé leur sexualité, il n’y aurait pas de naissance : il n’y aurait pas eu Armande, il n’y aurait pas peut-être de savant auquel elle va donner naissance…

    « HENRIETTE

    Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,

    Si ma mère n’eût eu que de ces beaux côtés ;

    Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie

    N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.

    De grâce souffrez-moi par un peu de bonté

    Des bassesses à qui vous devez la clarté ;

    Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,

    Quelque petit savant qui veut venir au monde. »

    Cette question est, de fait, d’une grande modernité. Elle amène évidemment les femmes bourgeoises à vouloir supprimer la dimension naturelle : « on ne naît pas femme, on le devient ». La femme bourgeoise veut devenir un homme capitaliste.

    Molière, portraitiste bourgeois, est confronté à cette contradiction historique, déjà au 17e siècle.

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  • Molière : comédies-ballet et apothéose avec le Bourgeois gentilhomme

    Après L’Avare, Molière revient à la comédie-ballet, avec Monsieur de Pourceaugnac. C’est une comédie où on se moque des langages incorrects aux yeux de la cour, comme le picard et l’occitan, où l’on montre que, hors de Paris, tout est naïveté. La conclusion, en elle-même, témoigne du caractère divertissant de la pièce, comme reflet de l’idéologie de la cour :

    « Ne songeons qu’à nous réjouir :
    La grande affaire est le plaisir. »

    Dans la continuité, on a ensuite la comédie-ballet Les Amants magnifiques, joué à l’occasion du carnaval de 1670, au cours des festivités appelées pas moins que Divertissement royal. Louis XIV devait monter sur scène pour danser deux rôles, mais apparemment il ne fit pas (et par ailleurs il ne le fit plus non plus par la suite).

    On est là, encore dans l’esprit de la Renaissance et du divertissement pastoral, avec des références à la Grèce, une princesse devant se marier et allant à la chasse, etc.

    On est dans la même démarche avec Psyché, une tragi-comédie utilisant également le principe du ballet, durant cinq heures et présenté à Paris pendant de longues périodes : du 24 juillet au 25 octobre 1671, du 15 janvier au 6 mars 1672 et du 11 novembre au 23 janvier 1673.

    4000 personnes purent ainsi voir un spectacle faste dans la « Salle des Machines », avec des décors mobiles permettant de multiplier les lieux des différentes scènes. Psyché, une jeune femme, est ainsi transporté dans un palais, dans une campagne sauvage, aux enfers, pour être finalement enlevé enfin par le dieu Amour qui l’emmène au ciel, avec l’accord tant attendu de Vénus et de Jupiter.

    On retrouve encore les nymphes et les naïades, des sylvains, bref des esprits des forêts et des eaux. L’une des divinités, Flore, résume l’esprit de la cour :

    « Est-on sage,
    Dans le bel âge,
    Est-on sage
    De n’aimer pas ?
    Que sans cesse,
    L’on se presse
    De goûter les plaisirs ici-bas.
    La sagesse
    De la jeunesse,
    C’est de savoir jouir de ses appas
    L’Amour charme
    Ceux qu’il désarme ;
    L’Amour charme,
    Cédons-lui tous.
    Notre peine
    Seroit vaine
    De vouloir résister à ses coups :
    Quelque chaîne
    Qu’un amant prenne,
    La liberté n’a rien qui soit si doux. »

    Entre ces deux œuvres, Molière a réalisé une autre comédie-ballet, qui est extrêmement connu en France : Le Bourgeois gentilhomme.

    C’est une pièce qui, de fait, prolonge l’ambiguïté de la situation de Molière. Là encore, comme dans L’Avare, on a un personnage plus conforme aux exigences de la cour que de celles de la bourgeoisie.

    On a ainsi un bourgeois, « Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête ».

    Le personnage tente de saisir les règles de la cour, et il est simplement ridicule, incapable de devenir réellement raffiné. En même temps, cela révèle une certaine vanité et un certain ridicule des nobles eux-mêmes.

    On a ainsi en même temps une cour qui se moque des « ploucs » et des bourgeois se moquant de la rigidité des nobles, le tout dans une œuvre qui terminera dans une apothéose délirante absolument incroyable.

    Voici un extrait présentant bien le caractère de Monsieur Jourdain, celui dont on se moque dans toute l’oeuvre.

    « Madame Jourdain

    Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.

    Monsieur Jourdain

    Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.

    Madame Jourdain

    Çamon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau Monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné.

    Monsieur Jourdain

    Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étais son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devinerait jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.

    Madame Jourdain

    Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.

    Monsieur Jourdain

    Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?

    Madame Jourdain

    Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?

    Monsieur Jourdain

    Des choses dont on serait étonné, si on les savait.

    Madame Jourdain

    Et quoi ?

    Monsieur Jourdain

    Baste, je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.

    Madame Jourdain

    Oui, attendez-vous à cela.

    Monsieur Jourdain

    Assurément. : ne me l’a-t-il pas dit ?

    Madame Jourdain

    Oui, oui : il ne manquera pas d’y faillir.

    Monsieur Jourdain

    Il m’a juré sa foi de gentilhomme.

    Madame Jourdain

    Chansons. »

    On a donc l’opposition entre la femme, rationnelle et attachée à la bourgeoisie, et l’homme qui délire et essaie de basculer dans l’aristocratie, au point de refuser un mari pour sa fille car n’appartenant pas à l’aristocratie, dont lui-même n’est pourtant pas issu, malgré ses dénégations.

    « Monsieur Jourdain

    Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.

    Madame Jourdain

    Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?

    Monsieur Jourdain

    Taisez-vous, ma femme : je vous vois venir.

    Madame Jourdain

    Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?

    Monsieur Jourdain

    Voilà pas le coup de langue ?

    Madame Jourdain

    Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?

    Monsieur Jourdain

    Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

    Madame Jourdain

    Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.

    Nicole

    Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.

    Monsieur Jourdain

    Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille, je n’ai besoin que d’honneur, et je la veux faire marquise. »

    Le bourgeois voulant devenir gentilhomme, en fait, n’est qu’un vaniteux, totalement hors de propos :

    « Maître tailleur

    Voulez-vous mettre votre habit ?

    Monsieur Jourdain

    Oui, donnez-le-moi.

    Maître tailleur

    Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.

    Quatre garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole ; puis ils lui mettent son habit neuf ; et M. Jourdain se promène entre eux, et leur montre son habit, pour voir s’il est bien. Le tout à la cadence de toute la symphonie.

    Garçon tailleur

    Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.

    Monsieur Jourdain

    Comment m’appelez-vous ?

    Garçon tailleur

    Mon gentilhomme.

    Monsieur Jourdain

    « Mon gentilhomme ! » Voilà ce que c’est de se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : « Mon gentilhomme ». Tenez, voilà pour « Mon gentilhomme ».

    Garçon tailleur

    Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

    Monsieur Jourdain

    « Monseigneur », oh, oh ! « Monseigneur » ! Attendez, mon ami : « Monseigneur » mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que « Monseigneur ». Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.

    Garçon tailleur

    Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.

    Monsieur Jourdain

    « Votre Grandeur ! » Oh, oh, oh ! Attendez, ne vous en allez pas. à moi « Votre Grandeur ! » Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. Tenez, voilà pour Ma Grandeur.

    Garçon tailleur

    Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.

    Monsieur Jourdain

    Il a bien fait : je lui allais tout donner.

    Les quatre garçons tailleurs se réjouissent par une danse, qui fait le second intermède. »

    Les situations sont cocasses au possible, comme la leçon sur les voyelles, où la vanité du pédantisme intellectuel saute aux yeux :

    « Maître de philosophie

    La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.

    Monsieur Jourdain

    O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, I, I, O.

    Maître de philosophie

    L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.

    Monsieur Jourdain

    O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose ! »

    L’oeuvre termine dans une apothéose anti-féodale. En théorie, le roi Louis XIV voulait une pièce pour se moquer des Ottomans, car un de leurs émissaires n’a pas été impressionné par un de ses luxueux habits.

    En pratique, on se moque ici de la tyrannie et de la religion : sous couvert de se moquer de la tyrannie régissant l’empire ottoman et de l’obscurantisme musulman, c’est en fait la religion chrétienne dont on se moque, avec également la conception d’un tyran dont on célébrerait le culte sans aucune réalité de civilisation.

    Monsieur Jourdain se croit nommé « mamamouchi », comme paladin de l’empire ottoman, par un ottoman qui est en fait le fiancé déguisé. La scène est délirante au possible :

    « Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son de tous les instruments. Ils portent trois tapis fort longs, dont ils font plusieurs figures, et, à la fin de cette première cérémonie, ils les lèvent fort haut ; les Turcs musiciens, et autres joueurs d’instruments, passent par dessous ; quatre Derviches qui accompagnent le Mufti ferment cette marche.

    Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux ; le Mufti est debout au milieu, qui fait une invocation avec des contorsions et des grimaces, levant le menton et remuant les mains contre sa tête comme si c’était des ailes. Les Turcs se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, puis se relèvent, chantant Alla, ce qu’ils continuent alternativement jusqu’à la fin de l’invocation ; puis ils se lèvent tous, chantant Alla ekber.

    Alors les Derviches amènent devant le Mufti le Bourgeois vêtu à la turque, rasé, sans turban, sans sabre, auquel il chante gravement ces paroles :

    Le Mufti
    Se ti sabir,
    Ti respondir ;
    Se nou sabir,
    Tazir, tazir.

    Mi star Mufti :
    Ti qui star ti ?
    Non intendir :
    Tazir, tazir.

    Deux Derviches font retirer le Bourgeois (…).

    Le Mufti
    Star bon Turca Giourdina ? Bis.

    Les Turcs
    Hey valla. Hey valla. Bis.

    Le Mufti chante et danse.
    Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

    Après que le Mufti s’est retiré, les Turcs dansent, et répètent ces mêmes paroles.

    Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

    Le Mufti revient, avec son turban de cérémonie qui est d’une grosseur démesurée, garni de bougies allumées, à quatre ou cinq rangs.

    Deux Derviches l’accompagnent, avec des bonnets pointus garnis aussi de bougies allumées, portant l’Alcoran : les deux autres Derviches amènent le Bourgeois, qui est tout épouvanté de cette cérémonie, et le font mettre à genoux le dos tourné au Mufti, puis, le faisant incliner jusques à mettre ses mains par terre, ils lui mettent l’Alcoran sur le dos, et le font servir de pupitre au Mufti, qui fait une invocation burlesque, fronçant le sourcil, et ouvrant la bouche, sans dire mot ; puis parlant avec véhémence, tantôt radoucissant sa voix, tantôt la poussant d’un enthousiasme à faire trembler, en se poussant les côtes avec les mains, comme pour faire sortir ses paroles, frappant quelquefois les mains sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation, et finit enfin en levant les bras, et criant à haute voix : Hou.

    Pendant cette invocation, les Turcs assistants chantent Hou, hou, hou, s’inclinant à trois reprises, puis se relèvent de même à trois reprises, en chantant Hou, hou, hou, et continuant alternativement pendant toute l’invocation du Mufti.

    Après que l’invocation est finie, les Derviches ôtent l’Alcoran de dessus le dos du Bourgeois, qui crie Ouf, parce qu’il est las d’avoir été longtemps en cette posture, puis ils se relèvent.

    Le Mufti s’adressant au Bourgeois.
    Ti non star furba ?

    Les Turcs
    No, no, no.

    Le Mufti
    Non star forfanta ?

    Les Turcs
    No, no, no.

    Le Mufti aux Turcs.
    Donar turbanta. Donar turbanta.
    Et s’en va.

    Les Turcs répètent tout ce que dit le Mufti, et donnent en dansant et en chantant, le turban au Bourgeois.

    Le Mufti revient et donne le sabre au Bourgeois.
    Ti star nobile, non star fabola.
    Pigliar schiabola.

    Puis il se retire.

    Les Turcs répètent les mêmes mots, mettant tous le sabre à la main ; et six d’entre eux dansent autour du Bourgeois auquel ils feignent de donner plusieurs coups de sabre.

    Le Mufti revient, et commande aux Turcs de bâtonner le Bourgeois, et chante ces paroles.

    Dara, dara, bastonara, bastonara, bastonara.

    Puis il se retire.

    Les Turcs répètent les mêmes paroles, et donnent au Bourgeois plusieurs coups de bâton en cadence.

    Le Mufti revient et chante.

    Non tener honta :
    Questa star l’ultima affronta.

    Les Turcs répètent les mêmes vers.

    Le Mufti, au son de tous les instruments, recommence une invocation, appuyé sur ses Derviches : après toutes les fatigues de cette cérémonie, les Derviches le soutiennent par-dessous les bras avec respect, et tous les Turcs sautant dansant et chantant autour du Mufti, se retirent au son de plusieurs instruments à la turque. »

    On a ici une production de très haut niveau, d’une très grande subtilité, bien loin de la simple « farce ».

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  • Molière : paysans, usuriers et traditions féodales

    Le Ballet des Muses, à Saint-Germain-en-Laye, a consisté en une série de comédies utilisant également la danse et le chant ; Molière y participe avec trois œuvres : Mélicerte, Pastorale comique, Le Sicilien ou l’Amour peintre.

    On est dans l’esprit de la pastorale, ces histoires de campagne idéalisée, avec l’antiquité gréco-romaine en référence, avec la culture de la Renaissance en arrière-plan.

    Il y a ainsi deux Molière : celui qui d’un côté, bourgeois, tend à l’idéologie représentée par l’humanisme et la peinture flamande, celui qui, de l’autre, contribuant à la monarchie absolue, est lié à l’idéologie de la Renaissance.

    Lorsqu’il écrit Amphitryon, après ses trois œuvres pour le Ballet des muses, il sert ainsi le Roi soleil, qui est en quelque sorte représenté par Jupiter, qui lui-même prend l’apparence d’Amphitryon afin de charmer, en fait abuser, sa femme Alcmène.

    Mercure prend, lui, l’apparence du valet, qui s’appelle Sosie et philosophe sur ce « sosie » qu’il retrouve devant lui :

    « Sosie

    Il ne ment pas d’un mot à chaque repartie,
    Et de moi je commence à douter tout de bon.
    Près de moi, par la force, il est déjà Sosie ;
    Il pourrait bien encor l’être par la raison.
    Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,
    Il me semble que je suis moi.
    Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
    Pour démêler ce que je voi ?
    Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
    À moins d’être moi-même, on ne le peut savoir. »

    Une autre comédie-ballet suit, qui n’aura guère de succès : George Dandin ou le Mari confondu. Riche paysan, Georges Dandin achète un titre de noblesse et est devenu Monsieur de la Dandinière, il se marie avec une famille noble désargentée, mais sa femme le méprise et s’empresse de se laisser courtiser.

    La pièce consiste donc en la description des malheurs du paysan, comme la scène d’exposition le présente même directement, dans une sorte d’adresse au public :

    « George Dandin

    Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin. »

    Cependant, au-delà du portrait du paysan parvenu qui vient se fracasser sur les exigences féodales – une contradiction évidente, qui ne se résoudra que lorsque le capitalisme se développera plus avant – on a de nouveau la figure de la femme se libérant, s’arrachant à la féodalité.

    « Angélique

    Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

    George Dandin

    C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

    Angélique

    Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis. »

    Le problème de Molière est qu’ici, s’il dénonce les mœurs féodales et leur inhumanité, il ne peut pas aller trop loin dans le portrait, car cela amènerait à rejeter la monarchie absolue elle-même. L’Avare, pièce qui suit George Dandin ou le Mari confondu, sera ainsi également un échec.

    Ce n’est que par la suite que cette pièce sera reconnue comme ayant de la valeur, au point d’être la seconde pièce la plus jouée à la Comédie française après Tartuffe.

    C’est très révélateur de la fonction idéologique de L’Avare. Molière pouvait avoir du succès dans la mesure où il était un portraitiste bourgeois utilisé par la monarchie absolue dans le cadre d’une alliance contre la féodalité.

    Cependant, L’Avare se concentre sur la question du rapport entre la bourgeoisie et le style de vie exigé à l’époque par la cour.

    Pour le paysan Georges Dandin, la bourgeoisie ne pouvait que regretter son triste sort dans la mesure où c’était un parvenu, tout en se moquant en même temps de ses traditions paysannes féodales.

    Pour l’Avare, la cour méprisait la figure de l’usurier, composante essentielle de la féodalité, symbole d’une logique rejetant tout principe de culture au nom de l’argent. Si l’on rit de l’avare, c’est parce qu’on rit de l’usurier, comme le fameux passage où il découvre le vol de sa cassette enterrée dans le jardin et contenant son argent :

    « Harpagon.

    Harpagon criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.
    Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. »

    Mais la bourgeoisie ne pouvait pas appuyer une critique de quelqu’un accumulant du capital et revendiquant la frugalité, même si l’usurier est très différent du capitaliste…

    En critiquant l’Avare comme figure, Molière assume ainsi l’idéologie dominante, où la bourgeoisie est déjà en recul sur le plan idéologique dans la mesure où elle est obligée de bricoler son échec à assumer le protestantisme, ce qui amène à la genèse d’une sorte de catholicisme d’esprit déiste, que l’on retrouve chez Descartes, Rousseau, Voltaire, la franc-maçonnerie, etc.

    Mais la bourgeoisie, si elle accepte cela, ne peut pas prendre partie de manière réelle dans cette bataille qui ne lui est, en fin de compte, que d’un intérêt secondaire, alors qu’inversement l’idéologie de la monarchie absolue – paraître, civilisation et raison d’Etat – se donne comme tâche d’écraser toutes les autres idéologies sous sa pression.

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  • Molière : médecins et autres réactionnaires

    L’échec, en raison de la répression, des pièces ayant comme personnages « principaux » Tartuffe et Dom Juan – avec en leur cœur la dénonciation anti-féodale de la religion catholique – n’a pas déçu le roi.

    Celui-ci fait de la troupe de Molière pas moins que la « Troupe du Roy », en 1665. La nouvelle pièce, appelée L’Amour médecin et consistant de nouveau en une comédie-ballet, est jouée à Versailles.

    Elle a été écrite rapidement, et son portrait vise surtout à se moquer des médecins, à la science improbable masquée par un jargon élaboré pour mystifier. Il y a même une servante qui vient se moquer des médecins en disant que quelqu’un marche sur leurs plate-bandes, en ayant tué quelqu’un à l’épée, concurrençant les médecins qui justement envoient plus au cimetière qu’ils ne guérissent…

    « Lisette

    Quoi, Messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu’on vient de faire à la médecine ?

    M. Tomès

    Comment, Qu’est-ce ?

    Lisette

    Un insolent, qui a eu l’effronterie d’entreprendre sur votre métier : et qui sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d’un grand coup d’épée au travers du corps »

    Bien entendu, il y a une charge anti-religieuse, car les naïfs croyant les médecins sont aussi ceux qui sont superstitieux, qui ont été façonnés par l’obscurantisme religieux… Le jeune homme qui veut parler secrètement à la femme qu’il aime se fait passer pour un médecin auprès du père de celle-ci, et son discours joue là-dessus :

    « Clitandre

    Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres : ils ont l’émétique, les saignées, les médecines et les lavements : mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans, et par des anneaux constellés.

    Lisette

    Que vous ai-je dit ?

    Sganarelle

    Voilà un grand homme ! »

    Si le scénario est grossier, Molière réussit par le portrait à ne pas limiter cela à la farce. Il y a la révolte contre l’obscurantisme, comme lorsque le jeune homme dit la vérité, mais que père mystifié croit que c’est un discours visant à tromper sa fille devenue « folle ».

    « Clitandre

    N’en doutez point, Madame, ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous aime, et que je brûle de me voir votre mari, je ne suis venu ici que pour cela : et si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme elles sont, cet habit n’est qu’un pur prétexte inventé, et je n’ai fait le médecin que pour m’approcher de vous, et obtenir ce que je souhaite.

    Lucinde

    C’est me donner des marques d’un amour bien tendre, et j’y suis sensible autant que je puis.

    Sganarelle

    Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! »

    Comme il s’agit d’une comédie-ballet, on comprend que l’appel est à la joie, et qu’il faut savoir se passer des médecins, dans la mesure où ce sont des charlatans…

    « La Comédie, Le Ballet et La Musique, tous trois ensemble.
    Sans nous tous les hommes
    Deviendraient mal sains :
    Et c’est nous qui sommes
    Leurs grands médecins.

    La Comédie.
    Veut-on qu’on rabatte
    Par des moyens doux,
    Les vapeurs de rate
    Qui vous minent tous,
    Qu’on laisse Hippocrate,
    Et qu’on vienne à nous.

    Tout trois, ensemble.
    Sans nous… »

    On retrouve la même chose dans Le Médecin malgré lui, où là encore on a une servante qui exprime les choses simples de la vie.

    « Jacqueline

    on n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerais mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse. »

    Le Médecin malgré lui se moque d’ailleurs fondamentalement de la médecine, puisqu’un coupeur de bois se fait passer brillamment pour un médecin. Il y a là une critique approfondie de la mystification obscurantiste de la caste des médecins, dans une œuvre fameuse et savoureuse.

    On a le même principe dans la pièce montée entre les deux précédentes, Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux. Si elle est bien moins réussie, elle se veut un portrait également, mais le public n’a pas réellement apprécié, et pour cause : le personnage du misanthrope est attachant dans son isolement face à ceux et celles pour qui ne comptent que le paraître.

    Voici ce que dit le misanthrope :

    « Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
    Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
    Et je ne hais rien tant que les contorsions
    De tous ces grands faiseurs de protestations,
    Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
    Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
    Qui de civilités avec tous font combat,
    Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
    Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
    Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
    Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
    Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?

    (…)

    Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
    Une âme compatible avec l’air de la cour.
    Je ne me trouve point les vertus nécessaires
    Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
    Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
    Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
    Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
    Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
    Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
    Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
    Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
    Le chagrin de jouer de fort sots personnages »

    Faut-il alors comprendre que l’hypocrisie de la cour est intenable ? Ou bien inversement que le « misanthrope » est un aristocrate lié à la féodalité et incapable de suivre l’exigence culturelle nouvelle ? Ou encore, comme ce misanthrope haïssant l’humanité manie à perfection le langage exigé par son époque, n’est-il pas finalement un égocentrique refusant faussement les manières délicates ?

    En pratique, c’est en fait la contradiction villes-campagnes qui permet de comprendre que ce personnage du misanthrope est réactionnaire : il est contre le développement des mœurs, il est débordé par le développement culturel. Il est donc condamné historiquement.

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  • Molière et l’offensive anti-religieuse avec la Princesse d’Elide, Tartuffe, Dom Juan

    Molière, avec le premier succès permis par la querelle de l’école de femmes, se retrouve lié à la cour et son positionnement historiquement en conflit avec la religion. La raison d’Etat et les intérêts nationaux priment, et exigent s’il le faut la soumission du clergé. Molière, représentant de la bourgeoisie, est ici un allié important.

    Il est ainsi placé au cœur, avec le compositeur Lully, de la grande fête des Plaisirs de l’Ile Enchantée, au château de Versailles. Le nom de la fête vient d’un passage d’un poème épique de 30 000 vers, le Roland furieux, de l’auteur italien de la Renaissance Ludovico Ariosto, dit « l’Arioste ».

    Elle se déroule du 7 au 13 mai 1664, pour un public trié sur le volet dans la cour (600 personnes furent invitées), allant de divertissement en divertissement, depuis le feu d’artifice jusqu’à la loterie, du théâtre au carrousel, du ballet aux collations, etc.

    On y retrouve Lully comme surintendant de la musique de chambre, Beauchamp le maître de ballet, Mademoiselle Hilaire qui est cantatrice, Vigarini qui est machiniste et scénographe, toute une série de comédiens pour réciter les vers des poètes de cour Benserade et Périgny.

    Ces comédiens viennent exclusivement de la « troupe de monsieur », le nom de la troupe de Molière avec monsieur représentant le frère du roi; ce qui signifie qu’ont été mises de côté les autres troupes parisiennes : celles de Bourgogne et du Marais, ainsi que les Italiens du Palais-Royal et les Espagnols du Louvre.

    La Princesse d’Elide y est jouée pour la première fois, dans une pièce plaisante qui, justement, témoigne de l’écrasement de l’idéologie religieuse par la cour. La pièce raconte comment une princesse revendique la solitude, mais cède devant un prince feignant l’indifférence.

    On peut et on doit céder à l’amour : il y a là une affirmation des sentiments en contradiction flagrante avec la mentalité religieuse. C’est le sens du soutien à Molière effectué par Louis XIV.

    Comme le formule un personnage :

    « Cynthie

    Et serait-ce un bonheur de respirer le jour
    Si d’entre les mortels on bannissait l’amour ?
    Non, non tous les plaisirs se goûtent à le suivre,
    Et vivre sans aimer n’est pas proprement vivre. »

    Et c’est le choix de deux autres personnages, qui avouent qu’il faut oser aller de l’avant :

    « Clymène

    Chère Philis, dis-moi, que crois-tu de l’amour ?

    Philis

    Toi-même, qu’en crois-tu, ma compagne fidèle ?

    Clymène

    On m’a dit que sa flamme est pire qu’un vautour, Et qu’on souffre en aimant une peine cruelle.

    Philis

    On m’a dit qu’il n’est point de passion plus belle, Et que ne pas aimer c’est renoncer au jour.

    Clymène

    À qui des deux donnerons-nous victoire ?

    Philis

    Qu’en croirons-nous, ou le mal ou le bien ?

    Clymène et Philis ensemble.

    Aimons, c’est le vrai moyen De savoir ce qu’on en doit croire. »

    Enfin, comme il y a une dimension relevant du portrait, on trouve de mis en avant le thème de la coquetterie féminine, avec le jeu féminin de l’indifférence exigeant des hommes de jouer les chevaliers servants :

    « La Princesse

    Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir. »

    On est là dans un éloge de la vie en elle-même, s’arrachant à la religion. Aussi, on ne sera guère étonné de trouver, lors des fêtes des Plaisirs de l’Ile Enchantée, la présentation de trois actes de Tartuffe.

    Cette pièce est, en effet, la première offensive ouverte contre la religion catholique, au point que Louis XIV sera obligé, tactiquement, de céder aux injonctions immédiates de l’Église et d’empêcher qu’il y ait des représentations publiques.

    Voici comment Pierre Roullé, dans Le Roi glorieux au monde, ou Louis XIV, le plus glorieux de tous les rois du monde, publié en 1664, attaque à la fois Molière et la pièce, de manière frontale:

    « Un homme, ou plutôt un Démon vêtu de chair et habillé en homme et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le Théâtre, à la dérision de toute l’Église, et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné [sic] du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux.

    Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même, avant-coureur de celui de l’Enfer, pour expier un crime si grief de lèse-Majesté divine, qui va à [sic] ruiner la Religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et direction des Ames et des familles par de sages Guides et Conducteurs pieux.

    Mais sa [sic] Majesté après lui avoir fait un sévère reproche, animé d’une juste colère, par un trait de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a par abolition remis son insolence, et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. Et afin d’arrêter avec succès la vue et le débit de sa production impie et irréligieuse, et de sa Poésie licencieuse et libertine.

    Elle lui a ordonné sur peine de la vie d’en supprimer et déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait, et de ne plus rien faire à l’avenir de si indigne et infamant, ni rien produire au jour de si injurieux à Dieu et outrageant l’Église, la Religion, les Sacrements et les Officiers les plus nécessaires au salut, lui déclarant publiquement et à toute la terre qu’on ne saurait rien faire ni dire qui lui soit plus désagréable et odieux, et qui le touche le plus au cœur, que ce qui fait atteinte à l’honneur de Dieu, au respect de l’Église, au bien de la Religion, à la révérence due aux Sacrements, qui sont les canaux de la grâce que JÉSUS-CHRIST a méritée aux hommes par sa mort en la Croix, à la faveur desquels elle est transfuse et répandue dans les Ames des Fidèles qui sont saintement dirigés et conduits. Sa Majesté pouvait-elle mieux faire contre l’impiété et cet impie, que de lui témoigner un zèle si sage et si pieux, et une exécration d’un crime si infernal ? »

    Il faudra attendre plusieurs années avant qu’une version remaniée, connue sous le nom de Le Tartuffe ou l’Imposteur, puisse être jouée avec un grand succès. L’autorisation ne doit rien au hasard : elle intervient au moment de « l’armistice » entre l’Église alliée au roi et les forces religieuses dites jansénistes, prônant une interprétation passive de la religion et exprimant les intérêts de la noblesse au refus d’un État centralisé.

    La religion est obligée de lâcher du lest, et la monarchie absolue peut se permettre d’autoriser Tartuffe, qui est alors un immense succès.

    La pièce raconte comment un homme, fidèle au régime, se fait manipuler par quelqu’un prétendant être « dévot » en religion et parasitant en réalité sa famille. Molière attaque la réalité sociale, il accuse ceux qui dérangent la bonne conduite des fidèles du roi :

    « Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
    Et, pour servir son prince, il montra du courage.
    Mais il est devenu comme un homme hébété
    Depuis que de Tartuffe on le voit entêté »

    C’est d’ailleurs la société bien ordonnée permise par le roi qui sauvera la situation à la fin ; voici comment le fonctionnaire venant rétablir l’ordre et expulser Tartuffe présente l’ordre dominant :

    « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
    Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
    Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
    D’un fin discernement sa grande âme pourvue
    Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
    Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
    Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
    Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
    À tout ce que les faux doivent donner d’horreur. »

    Le seul ordre, c’est celui de l’Etat ; personne ne peut imposer sa violence, même pas un fils en colère contre Tartuffe :

    « Cléante

    Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
    Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
    Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
    Où par la violence on fait mal ses affaires. »

    Le début de la pièce est également marqué par une grand-mère, Madame Pernelle, défendant le personnage appelé Tartuffe, appuyant sa « critique » systématique des mœurs non conformes aux valeurs religieuses et critiquant les jeunes pour leur non respect de ces valeurs. Voici comment ceux-ci expriment par la suite leur opinion bourgeoise, libérale :

    « Damis

    Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
    Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
    Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
    Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

    Dorine

    S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,
    On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
    Car il contrôle tout, ce critique zélé.

    Madame Pernelle

    Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
    C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire »

    Il y a une critique de la superstition, et au sens strict Madame Pernelle représente l’idéologie baroque, avec ses refus de reconnaître que la science peut expliquer le monde et considérant que tout, à part Dieu, n’est que trompe-l’oeil.

    Même quand son fils lui révèle que Tartuffe a tenté de coucher avec sa femme, Madame Pernelle nie qu’il faille se fier à la réalité et qu’on puisse vraiment la comprendre :

    « Orgon

    C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
    Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
    Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
    Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

    Madame Pernelle

    Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :
    Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit. »

    Orgon, fidèle au roi, est ainsi une victime de la religion et des préjugés du passé. Or, comme il est dans l’intérêt de la monarchie absolue qu’il reste rationnel, il faut combattre la superstition.

    L’accent est donc mis non pas sur Tartuffe, bien secondaire dans la pièce, mais sur l’attitude d’Orgon, passé d’homme mesuré fidèle au roi à une figure crédule, soumise à un parasite qui, de fait, concurrence le roi en tant que représentant de l’ordre social.

    Voici comment est raconté la position d’Orgon par rapport à Tartuffe :

    « C’est de tous ses secrets l’unique confident,
    Et de ses actions le directeur prudent ;
    Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
    On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
    À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
    Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
    Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
    Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide.
    Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
    Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
    Ses moindres actions lui semblent des miracles,
    Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles. »

    La désarroi moral d’Orgon est tellement fort, qu’il en vient à posséder un dédain complet pour le monde, et pour sa famille même. C’est là en fait la position, en pratique, du jansénisme, et c’est intolérable à la fois pour la bourgeoisie et pour la raison d’Etat.

    Voici un passage témoignant de cet état d’esprit :

    « Orgon

    C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
    Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
    Et comme du fumier regarde tout le monde.
    Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
    Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
    De toutes amitiés il détache mon âme ;
    Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
    Que je m’en soucierais autant que de cela.

    Cléante

    Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! »

    La solution est bien sûr le réalisme, à la fois bourgeois et conforme aux exigences de la raison d’Etat et de son pragmatisme. Il faut, à tout prix, savoir évaluer une situation :

    « Cléante

    Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
    Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
    Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
    Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
    Égaler l’artifice à la sincérité,
    Confondre l’apparence avec la vérité,
    Estimer le fantôme autant que la personne,
    Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ? »

    La pièce qui va suivre le Tartuffe, Dom Juan ou le Festin de pierre, va aller encore plus loin. Elle mérite une analyse approfondie à elle toute seule, de par sa complexité.

    Le cœur de l’oeuvre, c’est un libertin appelé Dom Juan qui fonde toute sa vie sur le raisonnement, sur le réalisme, le matérialisme ou bien le pragmatisme, selon. Il est présenté comme quelqu’un d’intéressant, voire à valoriser.

    Et surtout, son alter ego, qui est son valet Sganarelle, par ailleurs joué par Molière lui-même, est un idiot fini croyant en toutes les superstitions, tout en obéissant à Dom Juan et en l’aidant dans toutes ses entreprises.

    Les religieux ne seront nullement dupes et comprendront bien sûr que le danger ce n’est pas que Dom Juan, c’est aussi voire surtout la figure de Sganarelle, qui ridiculise les croyants. Rochemont, dans un pamphlet, dénonce ainsi la pièce de Molière, et plus particulièrement du personnage de Sganarelle, joué par Molière lui-même :

    « Une religieuse débauchée et dont l’on publie la prostitution.
    Un pauvre à qui l’on donne l’aumône à condition de renier Dieu.
    Un libertin qui séduit autant de filles qu’il en rencontre.
    Un enfant qui se moque de son père et qui souhaite sa mort.
    Un impie qui raille le ciel et qui se rit de ses foudres.
    Un athée qui réduit toute la foi à deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit.
    Un extravagant [c’est-à-dire le valet Sganarelle] qui raisonne grotesquement de Dieu et qui par une chute affectée casse le nez à ses arguments .
    Un valet infâme créé au badinage de son maître, dont la créance aboutit au moine bourru car pourvu que l’on croit au moine bourru tout va bien, le reste n’est que bagatelle.
    Un démon qui se mêle dans toutes les scènes et qui répand sur le théâtre les plus noirs fumées de l’enfer.
    Et enfin, un Molière, pire que tout cela, habillé en Sganarelle, qui se moque de Dieu et du Diable, qui joue le Ciel et l’Enfer, qui souffle le chaud et le froid, qui confond la vertu et le vice, qui croit et ne croit pas, qui pleure et qui rit, qui reprend et qui approuve, qui est censeur et athée, qui est hypocrite et libertin, qui est homme et démon tout ensemble. Un diable incarné comme lui-même se définit. »

    Notons également que ce pamphlet fut imprimé avant même la publication de la pièce : à l’époque fut en fait tout à fait compris la position et le rôle de Molière.

    Le prince de Conti, devenu dévot, dit dans un même sens :

    « Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ?

    Et il prétend justifier à la fin sa comédie, si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans l’esprit des spectateurs, il faut dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure. » (Sentiments des Pères de l’Eglise sur la comédie et les spectacles)

    Le pragmatisme de Dom Juan est ainsi la réponse à la crédulité d’Orgon face à Tartuffe, et tout cela est permis, dans la mesure du possible, comme critique parce que la monarchie absolue a tout intérêt à affaiblir la religion et l’Eglise, pour renforcer l’Etat et sa « raison ».

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  • Molière et l’esprit brillant avec Le Mariage forcé

    Une fois la querelle de l’école des femmes ayant ouvert la voie à la démarche de Molière, il ne restait plus qu’à continuer. La pièce réellement nouvelle qui suit, Le Mariage forcé, est ainsi de nouveau une comédie-ballet.

    Pour que les choses restent claires, pour ainsi dire, c’est sur ordre de sa Majesté qu’elle est jouée en janvier 1664 au palais du Louvre, puis en février 1664 par la troupe de Monsieur, frère unique du Roi, au Théâtre du Palais-Royal devant le public.

    La pièce est indéniablement brillante, puissamment intelligente. Le thème est encore une fois un homme désireux de se marier, alors qu’il ne l’a jamais fait. Il a changé d’avis, parce qu’il a adopté un point de vue réactionnaire, voyant la femme comme un objet, comme une esclave satisfaisant ses vieux jours :

    « Sganarelle

    J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi. »

    Il va la rejoindre, le jour de son mariage, avec un esprit patriarcal tout à fait traditionnel…

    « Sganarelle

    Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ? »

    Cependant, la femme qu’il doit marier, Dorimène, est moderne et explique bien qu’elle compte profiter d’une totale liberté… et qui compte déjà lui envoyer les factures de ses achats.

    « Dorimène

    J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

    Sganarelle

    Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

    Dorimène

    C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands. »

    Sganarelle, le vieil homme (il n’a en fait qu’une cinquantaine d’années, mais pour l’époque c’est beaucoup), se met alors à hésiter et va demander des conseils, allant voir deux philosophes qui lui répondent de manière totalement à côté de manière extrêmement humoristique, ou encore des diseuses de bonne aventure égyptiennes, un magicien qui appelle des diables… On notera d’ailleurs, que bien sûr, il s’adresse à tout le monde sauf au clergé, comme si l’avis de ce dernier n’avait pas de valeurs… On a ici un esprit bourgeois, urbain, moderne.

    Le tout est prétexte à des intermèdes musicaux composés par l’italien Jean-Baptiste Lully (1632-1687), devenu Français en s’intégrant à cette nouvelle idéologie formée par Louis XIV par l’intermédiaire de Versailles.

    Voici le passage concernant l’un des deux philosophes interrogés. Le premier était un disciple d’Aristote, n’écoutant jamais Sganarelle et se préoccupant uniquement de raisonnement technique au moyen de concepts philosophiques, dans l’esprit, finalement, de la scolastique religieuse (qui avait repris Aristote, tout en « modifiant » sa conception générale de l’univers).

    Nous reverrons cette question de la présence importante d’Aristote dans les œuvres de Molière, preuve indubitable de l’influence de l’averroïsme (et, apparemment, jamais remarqué par aucun commentateur bourgeois !).

    Ici, le second philosophe est un sceptique, niant la réalité au nom du doute systématique.

    « MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ?

    SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit ; et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

    MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive ; de parler de tout avec incertitude ; de suspendre toujours son jugement : et par cette raison vous ne devez pas dire « Je suis venu » ; mais « Il me semble que je suis venu. »

    SGANARELLE.- Il me semble ?

    MARPHURIUS.- Oui.

    SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu’il me semble, puisque cela est.

    MARPHURIUS.- Ce n’est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable.

    SGANARELLE.- Comment, il n’est pas vrai que je suis venu ?

    MARPHURIUS.- Cela est incertain ; et nous devons douter de tout.

    SGANARELLE.- Quoi ? je ne suis pas ici ; et vous ne me parlez pas ?

    MARPHURIUS.- Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle : mais il n’est pas assuré que cela soit.

    SGANARELLE.- Eh ! que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement ; et il n’y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie ; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

    MARPHURIUS.- Je n’en sais rien.

    SGANARELLE.- Je vous le dis.

    MARPHURIUS.- Il se peut faire.

    SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle.

    MARPHURIUS.- Il n’est pas impossible.

    SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ?

    MARPHURIUS.- L’un, ou l’autre.

    SGANARELLE.- Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.

    MARPHURIUS.- Selon la rencontre.

    SGANARELLE.- Ferai-je mal ?

    MARPHURIUS.- Par aventure.

    SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut.

    MARPHURIUS.- C’est mon dessein.

    SGANARELLE.- J’ai une grande inclination pour la fille.

    MARPHURIUS.- Cela peut être.

    SGANARELLE.- Le père me l’a accordée.

    MARPHURIUS.- Il se pourrait.

    SGANARELLE.- Mais en l’épousant, je crains d’être cocu.

    MARPHURIUS.- La chose est faisable.

    SGANARELLE.- Qu’en pensez-vous ?

    MARPHURIUS.- Il n’y a pas d’impossibilité.

    SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place ?

    MARPHURIUS.- Je ne sais.

    SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire ?

    MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira.

    SGANARELLE.- J’enrage !

    MARPHURIUS.- Je m’en lave les mains.

    SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur.

    MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra.

    SGANARELLE.- La peste du bourreau. Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

    MARPHURIUS.- Ah ! ah ! ah !

    SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias ; et me voilà content.

    MARPHURIUS.- Comment ? Quelle insolence ! M’outrager de la sorte ! Avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

    SGANARELLE.- Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu ; mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

    MARPHURIUS.- Ah ! je m’en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j’ai reçus.

    SGANARELLE.- Je m’en lave les mains.

    MARPHURIUS.- J’en ai les marques sur ma personne.

    SGANARELLE.- Il se peut faire.

    MARPHURIUS.- C’est toi, qui m’as traité ainsi.

    SGANARELLE.- Il n’y a pas d’impossibilité.

    MARPHURIUS.- J’aurai un décret contre toi.

    SGANARELLE.- Je n’en sais rien.

    MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice.

    SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra.

    MARPHURIUS.- Laisse-moi faire.

    SGANARELLE.- Comment ? on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin, qu’au commencement. Que dois-je faire dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure. »

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  • Molière et la querelle de L’École des femmes

    Molière, en 1662, produit une œuvre qui va avoir un très profond retentissement et restera appelé historiquement la « Querelle de L’École des femmes ».

    Cela commence donc avec la pièce L’École des femmes en 1662, à quoi suit une série de critiques et d’attaques, auxquelles Molière fournit une réponse en 1663 dans La Critique de l’école des femmes.

    Une autre pièce de 1663, intitulée L’Impromptu de Versailles, est à ajouter en fait dans cette querelle, de par sa forme particulière.

    La pièce qui lance la « querelle », L’École des femmes, est une comédie somme toute banale dans la forme : c’est le contenu qui possède une dimension anti-féodale extrêmement forte.

    L’École des femmes, gravure de 1719

    La pièce sera jouée à la cour quinze jours après la première, et au milieu de l’année 1663, « l’excellent poète comique » Molière reçoit 1000 livres de gratifications royales (à titre de comparaison, une famille modeste vivait alors avec 300 livres par an).

    De fait, son caractère offensif est patent. On y trouve en effet un homme âgé, Arnolphe, qui est le tuteur d’une fille qu’il a placé dans un couvent afin de la rendre la plus idiote possible, pour la marier par la suite. Cependant, celle-ci devenue jeune femme a par hasard vu un autre homme et c’est le coup de foudre, qui lui fournit toute l’intelligence possible pour faire triompher son amour.

    C’est le triomphe de la nature face aux manigances féodales. Les valeurs féodales sont ridiculisées par le portrait d’Arnolphe, qui est d’ailleurs présent tout au long de la pièce, en formant le personnage central.

    De la même manière, on trouve dans la pièce de nombreuses allusions érotiques, afin de souligner l’importance du corps et de la sexualité.

    Arnolphe, qui nie l’existence de la femme, qui rejette tant son esprit que son corps, est une figure réactionnaire, ses propos étant présentés comme absolument représentatifs de l’ancien point de vue, relevant de l’idéologie féodale.

    « Chrysalde.

    Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

    Arnolphe.


    Épouser une sotte est pour n’être point sot.
    Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
    Mais une femme habile est un mauvais présage ;
    Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
    Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
    Moi, j’irais me charger d’une spirituelle
    Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,
    Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,
    Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
    Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
    Je serais comme un saint que pas un ne réclame ?
    Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
    Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
    Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
    Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
    Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon [jeu avec des rimes en « on »]
    Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? »
    Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;
    En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
    Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
    De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

    Chrysalde.

    Une femme stupide est donc votre marotte ?

    Arnolphe.

    Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte
    Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit. »

    D’ailleurs, et bien évidemment, Arnolphe a changé son nom afin de se faire passer pour un noble. C’est un exemple typique du théâtre de Molière, où la cour et la bourgeoisie attaquent la féodalité, qui n’apporte rien que valeurs réactionnaires et vanité ridicule. Voici comment un personnage de moque de la prétention d’Arnolphe :

    « Chrysalde.

    Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

    Arnolphe.

    Bon !
    Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

    Chrysalde.

    Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
    Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
    Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
    À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
    Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
    Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

    Arnolphe.

    Outre que la maison par ce nom se connaît,
    La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

    Chrysalde.

    Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
    Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
    De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
    Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
    Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
    Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
    Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
    Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

    Arnolphe.

    Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
    Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
    J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
    Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas. »

    Les réactions à la pièce sont vigoureuses et, en réponse, Molière réalise en 1663 une comédie appelée La Critique de l’École des femmes. Elle consiste en une discussion de personnes ayant vu la pièce, la majorité la critiquant, d’autres la défendant.

    La pièce est un très grand succès, et sert de manifeste théorique pour Molière, qui y fait l’éloge du portrait, et également ainsi de l’amour naturel, de l’expression sincère des sentiments, de la reconnaissance du désir sexuel, que bien entendu les pédants réfutent.

    Ce qui compte cependant également, c’est l’affirmation de l’existence d’un bon sens, qui permet d’évaluer ce qui est bien.

    « Le Marquis

    Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.

    Dorante

    Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, et de la pièce de quinze sols, ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout ou assis, l’on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

    Le Marquis

    Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

    Dorante

    Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens. »

    C’est une pièce qui prend littéralement en photo un débat dans le milieu cultivé de l’époque.

    Elle est d’ailleurs suivie très rapidement de L’Impromptu de Versailles, qui est cette fois une photographie des acteurs eux-mêmes, Molière en faisant d’ailleurs partie, donnant ses consignes, répétant également avec les autres.

    Ce qui est également important, c’est que, plusieurs fois, Molière affirme que son existence est liée à la cour : c’est une affirmation politique. Son théâtre progressiste, bourgeois, est soutenu par la cour. Il n’est possible que dans ce cadre là, et le personnage de Molière dit dans la pièce :

    « Molière

    Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu’ils les souhaitent ; et leur en vouloir reculer le divertissement, est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre ; et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu’ils désirent de nous : nous ne sommes que pour leur plaire ; et lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous à profiter vite de l’envie où ils sont. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt ; et si l’on a la honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s’il vous plaît. »

    L’offensive contre la noblesse est ouvertement présentée comme actualité politique :

    « Molière

    (Parlant à de la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.

    Mademoiselle Molière

    Toujours des marquis !

    Molière

    Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

    La « Querelle de L’École des femmes » est une étape historique de l’offensive anti-féodale.

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  • Molière : Les Fâcheux, du baroque au classicisme

    Avec Les Fâcheux en 1661, on a le grand tournant dans l’oeuvre de Molière. Non seulement on retrouve de développé le thème du portrait, mais on a cette fois bien plus : l’appui de Louis XIV, qui va donner une dimension historique à l’ensemble.

    Comédie-ballet, Les Fâcheux décrit justement des personnes ennuyeuses, empêchant un homme d’aller voir la femme qu’il aime, parce qu’elles leur racontent une partie de cartes fameuse, ou bien parce qu’elles viennent chanter un air, etc.

    On devine que ces fâcheux sont le genre d’importuns que connaît, en quelque sorte Louis XIV, qui va même, alors que l’oeuvre était encore à l’écriture mais que la liste était établie, en mentionner un qui manque : le fâcheux ne pensant qu’à la chasse à courre.

    Molière s’empressera de l’ajouter, ce qui donnera :

    « Dorante.

    Ha ! Marquis, que l’on voit de fâcheux, tous les jours,
    Venir de nos plaisirs interrompre le cours  !
    Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,
    Qu’un fat… C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

    Éraste.

    Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.

    Dorante, le retenant.

    Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.
    Nous étions une troupe assez bien assortie »

    Et le Dorante de ne plus s’arrêter.

    La comédie – qui a toute une partie musicale et dansée – est un immense succès, avec 106 représentations. Ce n’est pas tout : la première eut lieu au château de Vaux-le-Vicomte, lors d’une immense fête donnée par le surintendant Nicolas Fouquet, dont le faste choquera Louis XIV au point que Fouquet sera par la suite mis en prison pour avoir accumulé tant de richesses aux dépens du pays.

    Cela signifie que, symboliquement, on a le choix de Molière, de la culture nationale, contre le parasitage par des esprits qui, aussi brillants qu’ils soient, ne servent pas la cause publique. On est là très précisément dans l’esprit de Richelieu, de l’affirmation nationale, de la monarchie absolue comme forme permettant au pays de dépasser la féodalité (et, également, la bureaucratie liée au développement de l’État).

    On a ici un moment clef historiquement, expliquant l’apparition du classicisme. Alors que le baroque était la forme idéologique apparue en réaction à l’humanisme, l’existence de la monarchie absolue renverse la forme pour lui donner un contenu progressiste de dépassement de la féodalité.

    Cela se voit dans Les Fâcheux, dont le prologue commence avec une naïade (une nymphe d’eau douce) sortant d’une grotte, avec des dryades (des nymphes), des faunes et des satyres sortant des forêts ou des statues qui se mettent à bouger, à l’appel suivant :

    « Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
    C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez »

    La forme baroque des grottes, des personnages liés à l’antiquité dans l’esprit de la Renaissance qui s’est intégré au baroque, tout cela est assimilé, intégré à l’affirmation de l’idéologie de la monarchie absolue qui, dans son besoin d’ordre et de régularité étatique, affirme le classicisme.

    Voici comment cela est résumé par André Félibien, dans sa « Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vaux-le-Vicomte lorsque le roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu » :

    « Le théâtre était dressé dans le bois de haute futaie, avec quantité de jets d’eau, plusieurs niches et autres enjolivements : et l’ouverture en fut faite par Molière, qui dit au roi qu’il ne pouvait divertir Sa Majesté, ses camarades étant malades, si quelque secours étranger ne lui arrivait.

    A l’instant un rocher s’ouvrit et la Béjart en sortit en équipage de Déesse. Elle récita un prologue au roi sur toutes ses vérités, c’est-à-dire sur toutes les grandes choses qu’il a faites, et en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres.

    Il en sortit des divinités qui dansèrent la première entrée du ballet au son des violons et des hautbois qui s’unissaient avec tant de justesse qu’il n’y a rien de si doux ni de si agréable. »

    Par la suite, la comédie-ballet se poursuivra avec une incroyable magnificence :

    « De cet amphithéâtre sortit une quantité innombrable de fusées qu’on perdait de vue et qui semblaient vouloir porter le feu dans la voûte des cieux, dont quelques-unes retombant faisaient mille figures, formaient des fleurs de lys, marquaient des noms et représentaient des étoiles, pendant qu’une baleine s’avançait sur le canal du corps de laquelle on entendit sortir d’épouvantables coups de pétards, et d’où l’on vit s’élancer en l’air toutes sortes de figures, de sorte qu’on s’imaginait que le feu et l’eau s’étant unis n’étaient qu’une même chose : les cascades des deux côtés, le canal au milieu, le feu de l’amphithéâtre, celui de la baleine et des fusées serpentant sur l’eau, faisaient assurément un fort beau mélange.

    Les fusées, après avoir serpenté longtemps sur l’eau, s’élançant d’elles-mêmes en produisaient d’autres qui faisaient le même effet des premières.

    La prodigieuse quantité de boîtes, de pétards et de fusées rendaient l’air aussi clair que le jour, et le bruit des uns et des autres mêlé à celui des tambours et des trompettes représentait fort bien une grande et furieuse bataille : et je vous avoue que mon âme pacifique sentait enfler son courage et que je serais devenu guerrier, si l’occasion en eût été aussi véritable qu’elle était bien représentée. »

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  • Molière et l’affirmation du portrait type avec L’École des maris

    Molière a tenté, après Sganarelle ou le Cocu imaginaire, de développer certains aspects propres aux portraits. Le choix fut cependant erroné, puisqu’il tenta de faire une comédie héroïque, c’est-à-dire une comédie dont les principaux protagonistes sont des aristocrates aux valeurs typiques selon eux-mêmes : vertueux, combatifs, etc.

    La pièce, intitulée Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux, ne fut pas un succès. L’intrigue consistait en fait en une farce transposée chez les aristocrates, avec un homme jaloux alors qu’en fait son concurrent, qui aide la princesse à revenir sur le trône, était en fait le frère de celle-ci. Une telle démarche ne pouvait qu’échouer.

    Aussi, l’oeuvre suivante de Molière, L’École des maris, nous ramène dans la société elle-même, dans une problématique bourgeoise. Deux frères s’occupent de l’éducation de deux sœurs qu’ils veulent marier par la suite.

    Celui qui l’éduque de manière libérale arrive à aboutir au mariage, la seconde privée de liberté s’enfuit dès qu’elle le peut pour marier un jeune homme. On est ici dans la mise en valeur de l’épanouissement libéral propre à la bourgeoisie progressiste à l’époque.

    Voici comment s’exprime le frère réactionnaire, tourné en définitive vers la féodalité, défendant l’enfermement des femmes :

    « Sganarelle

    Vous souffrez que la vôtre aille leste et pimpante :
    Je le veux bien ; qu’elle ait et laquais et suivante :
    J’y consens ; qu’elle coure, aime l’oisiveté,
    Et soit des damoiseaux fleurée en liberté :
    J’en suis fort satisfait. Mais j’entends que la mienne
    Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne ;
    Que d’une serge honnête elle ait son vêtement,
    Et ne porte le noir qu’aux bons jours seulement ;
    Qu’enfermée au logis, en personne bien sage,
    Elle s’applique toute aux choses du ménage,
    À recoudre mon linge aux heures de loisir,
    Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir ;
    Qu’aux discours des muguets elle ferme l’oreille,
    Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille.
    Enfin la chair est foible, et j’entends tous les bruits.
    Je ne veux point porter de cornes, si je puis ;
    Et comme à m’épouser sa fortune l’appelle,
    Je prétends corps pour corps pouvoir répondre d’elle. »

    A l’inverse, l’autre frère explique que « les soins défiants, les verrous et les grilles Ne font pas la vertu des femmes ni des filles », et les femmes elles-mêmes s’expriment de manière rationnelle, organisée, convaincante.

    C’est à ce titre que le frère « moderne » donne le choix à la femme :

    « Ariste

    Si quatre mille écus de rente bien venants,
    Une grande tendresse et des soins complaisants
    Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
    Réparer entre nous l’inégalité d’âge,
    Elle peut m’épouser ; sinon, choisir ailleurs.
    Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs ;
    Et j’aime mieux la voir sous un autre hyménée,
    Que si contre son gré sa main m’était donnée.

    Sganarelle

    Hé ! Qu’il est doucereux ! C’est tout sucre et tout miel. »

    Il y a même plus : à la rationalité s’ajoute la confiance. Le frère progressiste a toute confiance en la vérité et en le libéralisme. Il explique ainsi :

    « Ariste

    Moi je n’aurai jamais cette foiblesse extrême
    De vouloir posséder un coeur malgré lui-même.
    Mais je ne saurais croire enfin… »

    Ce qui est également frappant, c’est que la figure du frère réactionnaire est exposé en prenant en compte la contradiction villes-campagnes. Sganarelle, qui donc entend obliger la femme à se soumettre, dénonce la ville de Paris, se sent malade en ville et salue la morale des « champs » :

    « Sganarelle

    Il faut sortir d’ici.
    Le séjour de la ville en moi ne peut produire
    Que des…

    Valère

    Il faut chez lui tâcher de m’introduire.

    Sganarelle

    Heu !… J’ai cru qu’on parloit. Aux champs, grâces aux cieux,
    Les sottises du temps [c’est-à-dire de l’époque] ne blessent point mes yeux. »

    Dans un même esprit, la jeune femme qui se rebelle assimile sa situation à celle de femmes en Orient. Là encore on a une dénonciation de la féodalité et de ses mœurs.

    L’École des maris est ainsi une œuvre véritablement de haute valeur, car présentant deux personnages typiques par rapport à une question sociale brûlante. C’est tout l’affrontement entre le progrès et la réaction qui est exposé.

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  • La figure type du Cocu imaginaire chez Molière

    Avec Les Précieuses ridicules, Molière fait donc passer la farce à la comédie consacrée aux portraits. Ce n’est qu’un début, bien entendu, et les figures types représentées – les Précieuses – visent plus un style, une approche, qu’une véritable catégorie de gens bien définie.

    Cependant, voici un extrait de cette œuvre où justement, on trouve une mise en abyme – forme typique du 17e siècle et lié au Baroque – où l’on voit un personnage raconter… qu’il fait des portraits, alors que justement lui-même en est un.

    Cette mise en abyme, cette image dans l’image, montre que Molière savait ce qu’il faisait, et c’est sa manière de l’expliquer au public.

    « Mascarille

    Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.

    Magdelon

    Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.

    Mascarille

    Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. »

    L’oeuvre de Molière qui a suivi, intitulé Sganarelle ou le Cocu imaginaire, conserve-t-elle cette approche ? De fait, elle a eu un grand succès, et justement elle présente un bourgeois. C’est quelque chose de très important : on a ici un portrait d’un élément de la classe bourgeoise.

    C’est un témoignage de l’affirmation de la classe bourgeoise et de son style de vie, avec tous ses défauts. Ici, en l’occurrence, on a Sganarelle, « bourgeois de Paris », qui aide une jeune femme évanouie. Sa femme croit qu’il la trompe, et inversement elle a ramassé un portrait qu’a laissé tomber la jeune femme évanouie, et Sganarelle en retour croit qu’il représente son amant !

    Un imbroglio qui a une dimension propre à la farce mais qui concerne à la fois une classe sociale construite et développée, et également une attitude existante : la jalousie sans limites, avec ce « cocu imaginaire ». On a donc bien l’élaboration d’un portrait.

    Molière par Pierre Mignard (1612-1695)

    Cependant, ce n’est pas tout : on retrouve encore la question démocratique du droit des femmes. La jeune femme s’est évanouie en effet, car on veut la marier à un autre que celui qu’elle aime. Son père raisonne en ne se fondant que sur l’argent.

    Cela témoigne du conflit naissant entre droits individuels et développement du capital, propre à la bourgeoisie ascendante. Si la bourgeoisie avance et est progressiste alors, elle possède une terrible contradiction la déchirant : les bourgeois s’affranchissent, mais restent des possessions du capital…

    « Gorgibus

    Et cet époux ayant vingt mille bons ducats,
    Pour être aimé de vous doit-il manquer d’appas.
    Allez tel qu’il puisse être avecque cette somme,
    Je vous suis caution qu’il est très honnête homme.

    Célie

    Hélas !

    Gorgibus

    Eh bien, hélas ! que veut dire ceci,
    Voyez le bel hélas ! qu’elle nous donne ici.
    Hé ! que si la colère une fois me transporte,
    Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte.
    Voilà, voilà le fruit de ces empressements
    Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans,
    De quolibets d’amour votre tête est remplie,
    Et vous parlez de Dieu, bien moins que de Clélie.
    Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
    Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits (…)

    Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner,
    Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner,
    Trêve donc je vous prie à vos impertinences,
    Que je n’entende plus vos sottes doléances »

    Il est remarquable également que c’est une servante qui arrive à démêler les fils de l’intrigue, comprenant les quiproquos, faisant se calmer tout le monde et et rétablissant la vérité. L’attribution d’une fonction si grande à un personnage socialement si bas révèle l’entreprise démocratique de Molière.

    Il faut pourtant noter un point, à la toute fin, où l’on retrouve le principe propre au baroque selon lequel les apparences sont trompeuses et qu’on ne peut faire confiance en rien. Ici Molière n’a pas rompu avec la culture baroque, fondée par les jésuites et relativisant toute entreprise scientifique.

    Voici la morale « baroque » enseignée à la fin de l’oeuvre :

    « Sganarelle

    A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi.
    Vous voyez qu’en ce fait la plus forte apparence
    Peut jeter dans l’esprit une fausse créance :
    De cet exemple-ci, ressouvenez-vous bien,
    Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien. »

    Molière a donc, à ce stade, rompu avec le simplisme de la farce, mais pas avec l’idéologie baroque et son interprétation de la réalité comme insaisissable.  

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  • Le tournant des Précieuses ridicules

    La troisième œuvre de Molière, L’Étourdi ou les Contretemps, prolonge l’esprit de la farce ; on retrouve un personnage à l’espagnol, Mascarille, valet ingénieux aidant dans une entreprise amoureuse son maître maladroit qui fait tout rater.

    On est ici encore dans les bons mots, du type « Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures », tout comme dans l’oeuvre suivante, Le Dépit amoureux, où l’on retrouve Mascarille et des propos comme « On ne meurt qu’une fois, et c’est pour si longtemps ! »

    Le scénario de cette quatrième pièce est toujours aussi impossible, avec un homme dépité car la femme qu’il aime se serait marié avec un autre, alors qu’en fait c’est une sœur cachée qui l’a fait, sans que son futur mari le sache par ailleurs.

    L’invraisemblance, la dimension burlesque, la recherche du bon mot pour faire avancer le processus théâtral, tout cela réduit ces premières comédies à un simple prolongement des premières farces.

    Les Précieuses ridicules, illustration du 18e siècle

    L’oeuvre qui suit, Les Précieuses ridicules, en 1659, modifie par contre radicalement la direction prise. En apparence, on a le même principe qu’auparavant, on retrouve par ailleurs encore Mascarille. Encore une fois, on a deux valets ingénieux.

    Toutefois, ces deux valets jouent aux aristocrates pédants afin de charmer deux femmes qui sont des « précieuses » et dont veulent se moquer deux jeunes hommes éconduits en raison de leur « simplicité ».

    On a donc ici de posé une typologie : au-delà de la comédie tendant à la farce, il y a le portrait des précieuses, de leur manière, de leurs prétentions. Les deux femmes, Magdelon et Cathos, ont même pris les noms plus « ronflants » d’Aminte et de Polixène.

    On apprend ainsi :

    « Gorgibus

    Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

    Magdelon

    Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m’avouerez-vous pas que ce seroit assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

    Cathos

    Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord. »

    Dès la scène d’exposition, la dimension culturelle nationale de cette attitude de préciosité est soulignée par un des hommes éconduits :

    « Je connois ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. »

    Cependant, il serait erroné de ne voir que ce seul aspect. A travers les « précieuses », Molière souligne, comme il l’avait déjà fait auparavant, les exigences féminines. Les précieuses sont trop exigeantes sur le plan du « style », mais en même temps elles exigent de la romance.

    Cette exigence est-elle réactionnaire ? Absolument pas, elle correspond à la revendication démocratique des femmes. Dans le passage suivant, il y a deux aspects : d’un côté, il y a le style pédant, forcé des précieuses, de l’autre il y a la revendication du droit à l’amour.

    « Magdelon

     Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures.

    Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée.

    Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence.

    Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser.

    Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

    Gorgibus

    Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

    Cathos

    En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux.

    Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là !

    Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. »

    D’une certaine manière, on reconnaît là que cette approche a marqué la France : les femmes basculent, y compris dans la société bourgeoise, entre le mariage « utilitaire » et l’attente idéalisée du « prince charmant ».

    Le carte de Tendre est un « principe » tiré du roman Clélie de Madeleine de Scudéry. Au pays de « Tendre », on traverse un fleuve d’Inclination, une mer d’Inimitié, un lac d’Indifférence, le village de Billets-galants, le hameau de Billets-doux, pour enfin parvenir au château de Petits-soins.

    On reconnaît là bien sûr les « étapes » successives de la romance telle que les femmes françaises, historiquement, la conçoivent.

    En ce sens, les critiques bourgeois ont tort de se demander si les « précieuses » ont existé en tant que tel comme figure historique du 17e siècle. Les « précieuses » ont un double caractère et à travers elle c’est le statut de la femme que l’on retrouve.

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  • Molière : un début dans l’esprit de la farce

    Au départ, inévitablement, Molière est influencé par le théâtre populaire italien, la Commedia dell’arte qui célèbre l’ingéniosité face à la naïveté, tout en jouant fondamentalement sur la bouffonnerie.

    L’une des premières œuvres de Molière, Le Médecin volant, se fonde sur cette approche avec un thème d’ailleurs traditionnel dans ce type de théâtre : le valet Sganarelle se fait passer pour un médecin. Il n’hésite pas à prétendre avoir un frère jumeau, se disputant même avec celui-ci devant quelqu’un d’autre s’il le faut, en alternant ses habits en apparaissant à la fenêtre.

    Molière, pendant de nombreuses années, va porter ce théâtre-là, dans le cadre d’une troupe itinérante, passant surtout dans le sud de la France.

    « GORGIBUS.– Oui-da, je m’en vais lui dire. Monsieur, il dit qu’il est honteux, et qu’il vous prie d’entrer, afin qu’il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer ; je vous supplie de ne me pas refuser et de me donner ce contentement.

    SGANARELLE.– Il n’y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction : vous allez entendre de quelle manière je le vais traiter. Ah ! te voilà, coquin. – Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu’il n’y a point de ma faute. – Il n’y a point de ta faute, pilier de débauche, coquin ? Va, je t’apprendrai à vivre. Avoir la hardiesse d’importuner M. Gorgibus, de lui rompre la tête de ses sottises ! – Monsieur mon frère… – Tais-toi, te dis-je. – Je ne vous désoblig… – Tais-toi, coquin.

    GROS-RENÉ.- Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent ?

    GORGIBUS.– C’est le médecin et Narcisse son frère ; ils avaient quelque différend, et ils font leur accord.

    GROS-RENÉ.– Le diable emporte ! ils ne sont qu’un.

    SGANARELLE.– Ivrogne que tu es, je t’apprendrai à vivre. Comme il baisse la vue ! il voit bien qu’il a failli, le pendard. Ah ! l’hypocrite, comme il fait le bon apôtre !

    GROS-RENÉ.– Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu’il fasse mettre son frère à la fenêtre.

    GORGIBUS.– Oui-da, Monsieur le médecin, je vous prie de faire paraître votre frère à la fenêtre.

    SGANARELLE.– Il est indigne de la vue des gens d’honneur, et puis je ne le saurais souffrir auprès de moi.

    GORGIBUS.– Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m’avez faites.

    SGANARELLE.– En vérité, Monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi que je ne vous puis rien refuser. Montre, montre-toi, coquin. – Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. – Hé bien ! avez-vous vu cette image de la débauche  ?

    GROS-RENÉ.– Ma foi, ils ne sont qu’un ; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble.

    GORGIBUS.– Mais faites-moi la grâce de le faire paraître avec vous, et de l’embrasser devant moi à la fenêtre.

    SGANARELLE.– C’est une chose que je refuserais à tout autre qu’à vous ; mais pour vous montrer que je veux tout faire pour l’amour de vous, je m’y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu’il vous demande pardon de toutes les peines qu’il vous a données. – Oui, Monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de M. Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n’aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s’est passé.

    Il embrasse son chapeau et sa fraise. 

    GORGIBUS.– Hé bien ! ne les voilà pas tous deux ?

    GROS-RENÉ.– Ah ! par ma foi, il est sorcier.

    SGANARELLE.- Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends ; je n’ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu’il me fait honte : je ne voudrais pas qu’on le vît en ma compagnie dans la ville, où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre, etc . »

    Dans une autre pièce parmi les premières de Molière, La Jalousie du barbouillé, on retrouve le même esprit bouffon : une femme que son mari refuse de laisser rentrer à la maison fait semblant de se tuer, pour inverser la situation ensuite et l’accuser d’être un ivrogne rentrant tard, sans aucun sens des responsabilités. On a là la substance même de la farce, l’esprit de l’arroseur arrosé.

    « ANGÉLIQUE.– Tu ne veux donc pas m’ouvrir ?

    LE BARBOUILLÉ.– Je t’ai déjà dit vingt fois que je n’ouvrirai point ; tue-toi, crève, va-t’en au diable, je ne m’en soucie pas.

    ANGÉLIQUEfaisant semblant de se frapper.– Adieu donc !… Ay ! je suis morte.

    LE BARBOUILLÉ.– Serait-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là ? Il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir.

    ANGÉLIQUE.– Il faut que je t’attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement, cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour.

    LE BARBOUILLÉ.– Hé bien ! ne savais-je pas bien qu’elle n’était pas si sotte ? Elle est morte, et si elle court comme le cheval de Pacolet. Ma foi, elle m’avait fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner au pied  ; car si je l’eusse trouvée en vie, après m’avoir fait cette frayeur-là, je lui aurais apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m’en vais me coucher cependant. Oh ! oh ! Je pense que le vent a fermé la porte. Hé ! Cathau, Cathau, ouvre-moi.

    ANGÉLIQUE.– Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu’a-t-elle fait, Cathau ? Et d’où venez-vous, Monsieur l’ivrogne ? Ah ! vraiment, va, mes parents, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin infâme, tu ne bouges du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s’ils ont besoin de quelque chose, à croquer le marmto tout le long du jour.

    LE BARBOUILLÉ.– Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête. »

    On n’a pas ici une originalité particulière, même si dans Le Médecin volant on a en arrière-plan le mariage forcé entre une jeune femme et un vieux, et dans La Jalousie du barbouillé, le thème du mari ennuyeux amenant sa femme à tenter de vivre mieux avec un amant.

    On est, de fait, encore dans la farce, dans la blague, la bouffonnerie. Il n’y a pas d’encore développé une véritable typologie. Pour cela, il faudra attendre le passage à la comédie. Cependant, on a déjà de présent la question démocratique du droit des femmes, qui se pose face à la féodalité et ses valeurs.

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  • Molière, auteur national

    Molière, Racine, Diderot et Balzac sont les quatre grandes figures de notre culture nationale, du génie français. Tous sont le produit d’une époque progressiste, portant un progrès de civilisation. Ils assument le réalisme, avec les caractéristiques propres aux conditions de la France d’alors : celle de la monarchie absolue pour les deux premiers, celle de la bourgeoisie ascendante pour les deux autres.

    Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673), dit Molière, a été un immense dramaturge, assumant son époque selon le principe bien connu depuis de « plaire et instruire ». A l’opposé de Racine, qui avec la tragédie s’était tourné vers la psychologie dans son rapport avec l’État, Molière s’est orienté avec la comédie vers la psychologie dans son rapport avec la société.

    Là où Racine dresse le tableau de portraits intérieurs tourmentés face aux exigences de la civilisation, Molière façonne des exemples typiques propres à certaines rapports sociaux.

    Molière 
    par Pierre Mignard, 1658

    Comme le raconte un personnage de la pièce de Molière intitulée « La Critique de l’École des femmes », défendant la valeur du théâtre tel qu’il l’a lui-même développé :

    « Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux.

    Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature.

    On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle.

    En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. »

    Molière est ainsi un portraitiste ; il reprend les bases du théâtre italien, mais les accorde avec les exigences propres à la France, s’éloignant ainsi de l’exubérance italienne pour développer les thèmes chers à la culture française : l’esprit adroit, la capacité d’adaptation, la disposition au conflit.

    Cependant, il faut ici mener une tâche rude, consistant à redécouvrir le véritable Molière. Regardons, en effet, les œuvres qui ont été le plus représentés avant la mort de Molière, et ce tant publiquement qu’en privé.

    On a Sganarelle ou le Cocu imaginaire (143 fois), L’École des maris (130 fois), Les Fâcheux (121 fois), L’École des femmes (105 fois), Tartuffe ou l’Imposteur (95 fois), Psyché (83 fois). Il faut, parmi ces œuvres qui ont le plus marqué, sans nul doute compter Dom Juan ou le Festin de pierre qui a dû faire face à la répression.

    Gravure de 1734

    Reste que, de fait, certaines œuvres les plus représentées alors ont été « oubliées » depuis, alors que d’autres œuvres plus secondaires ont pu être mises en avant, comme Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux, Le Médecin malgré lui, L’Avare.

    De la même manière, une œuvre comme Le Bourgeois gentilhomme est connu de nom, mais sans aller plus loin, en limitant cela à de la farce. Cette tendance de résumer Molière à la farce est d’ailleurs un marqueur historique de la décadence de la bourgeoisie.

    Cela est révélateur de l’interprétation bourgeoise faite de Molière, dont la portée sociale est restreinte à la moquerie, dont l’actualité à l’époque est réduite à une « protection » par Louis XIV, dont le talent est résumé au « divertissement ».

    En faisant cela, on nie l’alliance de Molière en tant que portraitiste bourgeois avec Louis XIV et la cour, alliance visant de manière évidente à affaiblir la religion et le clergé. On oublie alors, de manière significative et anti-culturelle, que Molière a réalisé des comédies-ballet, mélangeant comédie, danse et musique, dans l’esprit de la cour propre à la monarchie absolue, forme progressiste par rapport à la féodalité.

    On oublie également que Molière était un immense acteur, jouant justement les rôles les plus subtils de ses propres pièces, étant au service de leurs charges anti-féodales.

    Bref, on réduit Molière à un farceur, alors qu’il est un vecteur historique de culture, au point que pour parler de la langue française, on parlera par la suite de « la langue de Molière ».

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  • Molière : Le Médecin malgré lui

    1666

    ACTE I

    Le théâtre représente une forêt


    Scène I

    Sganarelle, Martine, paraissent sur le théâtre en se querellant.

    Sganarelle

    Non, je te dis que je n’en veux rien faire, et que c’est à moi de parler et d’être le maître.

    Martine

    Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines !

    Sganarelle

    Oh ! la grande fatigue que d’avoir une femme ! et qu’Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon !

    Martine

    Voyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote.

    Sganarelle

    Oui, habile homme. Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache comme moi raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su dans son jeune âge son rudiment par cœur.

    Martine

    Peste du fou fieffé !

    Sganarelle

    Peste de la carogne !

    Martine

    Que maudits soient l’heure et le jour où je m’avisai d’aller dire oui !

    Sganarelle

    Que maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine !

    Martine

    C’est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire ! Devrais-tu être un seul moment sans rendre grâces au ciel de m’avoir pour ta femme ? et méritais-tu d’épouser une femme comme moi ?

    Sganarelle

    Il est vrai que tu me fis trop d’honneur, et que j’eus lieu de me louer la première nuit de mes noces ! Hé ! morbleu ! ne me fais point parler là-dessus : je dirais de certaines choses…

    Martine

    Quoi ? que dirais-tu ?

    Sganarelle

    Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.

    Martine

    Qu’appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l’hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai !…

    Sganarelle

    Tu as menti : j’en bois une partie.

    Martine

    Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !…

    Sganarelle

    C’est vivre de ménage.

    Martine

    Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !…

    Sganarelle

    Tu t’en lèveras plus matin.

    Martine

    Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison…

    Sganarelle

    On en déménage plus aisément.

    Martine

    Et qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire !

    Sganarelle

    C’est pour ne me point ennuyer.

    Martine

    Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille ?

    Sganarelle

    Tout ce qu’il te plaira.

    Martine

    J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras…

    Sganarelle

    Mets-les à terre.

    Martine

    Qui me demandent à toute heure du pain.

    Sganarelle

    Donne-leur le fouet : quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison.

    Martine

    Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ?

    Sganarelle

    Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît.

    Martine

    Que j’endure éternellement tes insolences et tes débauches ?

    Sganarelle

    Ne nous emportons point, ma femme.

    Martine

    Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ?

    Sganarelle

    Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’ame endurante, et que j’ai le bras assez bon.

    Martine

    Je me moque de tes menaces.

    Sganarelle

    Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.

    Martine

    Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.

    Sganarelle

    Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.

    Martine

    Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ?

    Sganarelle

    Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.

    Martine

    Ivrogne que tu es !

    Sganarelle

    Je vous battrai.

    Martine

    Sac à vin !

    Sganarelle

    Je vous rosserai.

    Martine

    Infâme !

    Sganarelle

    Je vous étrillerai.

    Martine

    Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! belître ! fripon ! maraud ! voleur ! …

    Sganarelle

    Ah ! vous en voulez donc !

    Sganarelle prend un bâton et bat sa femme

    Martine, criant

    Ah ! ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Voilà le vrai moyen de vous apaiser.

    Scène 2

    M. Robert, Sganarelle, Martine

    Monsieur Robert

    Holà ! holà ! holà ! Fi ! Qu’est ceci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin, de battre ainsi sa femme !

    Martine, les mains sur les côtés, parle à M. Robert en le faisant reculer, et à la fin lui donne un soufflet.

    Et je veux qu’il me batte, moi.

    Monsieur Robert

    Ah ! j’y consens de tout mon cœur.

    Martine

    De quoi vous mêlez-vous ?

    Monsieur Robert

    J’ai tort.

    Martine

    Est-ce là votre affaire ?

    Monsieur Robert

    Vous avez raison.

    Martine

    Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes !

    Monsieur Robert

    Je me rétracte.

    Martine

    Qu’avez-vous à voir là-dessus ?

    Monsieur Robert

    Rien.

    Martine

    Est-ce à vous d’y mettre le nez ?

    Monsieur Robert

    Non.

    Martine

    Mêlez-vous de vos affaires.

    Monsieur Robert

    Je ne dis plus mot.

    Martine

    Il me plaît d’être battue.

    Monsieur Robert

    D’accord.

    Martine

    Ce n’est pas à vos dépens

    Monsieur Robert

    Il est vrai.

    Martine

    Et vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n’avez que faire.

    (Il passe ensuite vers Sganarelle, qui pareillement lui parle toujours en le faisant reculer, le frappe avec le même bâton et le met en fuite.)

    Monsieur Robert

    Compère, je vous demande pardon de tout mon cœur. Faites, rossez, battez comme il faut votre femme ; je vous aiderai si vous le voulez.

    Sganarelle

    Il ne me plaît pas, moi.

    Monsieur Robert

    Ah ! c’est une autre chose.

    Sganarelle

    Je la veux battre, si je le veux ; et ne la veux pas battre, si je ne le veux pas.

    Monsieur Robert

    Fort bien.

    Sganarelle

    C’est ma femme et non pas la vôtre.

    Monsieur Robert

    Sans doute.

    Sganarelle

    Vous n’avez rien à me commander.

    Monsieur Robert

    D’accord.

    Sganarelle

    Je n’ai que faire de votre aide.

    Monsieur Robert

    Très volontiers.

    Sganarelle

    Et vous êtes un impertinent de vous ingérer des affaires d’autrui. Apprenez que Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut point mettre l’écorce.

    (Il le chasse ; ensuite il revient vers sa femme et lui dit en lui pressant la main.)

    Scène 3

    Sganarelle, Martine.

    Sganarelle

    Oh çà ! faisons la paix nous deux. Touche là.

    Martine

    Oui, après m’avoir ainsi battue !

    Sganarelle

    Cela n’est rien. Touche.

    Martine

    Je ne veux pas.

    Sganarelle

    Hé ?

    Martine

    Non.

    Sganarelle

    Ma petite femme !

    Martine

    Point.

    Sganarelle

    Allons, te dis-je.

    Martine

    Je n’en ferai rien.

    Sganarelle

    Viens, viens, viens.

    Martine

    Non ; je veux être en colère.

    Sganarelle

    Fi ! c’est une bagatelle. Allons, allons.

    Martine

    Laisse-moi là.

    Sganarelle

    Touche, te dis-je.

    Martine

    Tu m’as trop maltraitée.

    Sganarelle

    Hé bien ! va, je te demande pardon ; mets là ta main.

    Martine

    Je te pardonne ; (bas, à part.) mais tu le paieras.

    Sganarelle

    Tu es une folle de prendre garde à cela : ce sont petites choses qui sont de temps en temps nécessaires dans l’amitié ; et cinq ou six coups de bâton, entre gens qui s’aiment, ne font que ragaillardir l’affection. Va, je m’en vais au bois, et je te promets aujourd’hui plus d’un cent de fagots.

    Scène 4

    Martine, seule.

    Va, quelque mine que je fasse, je n’oublierai pas mon ressentiment ; et je brûle en moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu m’as donnés. Je sais bien qu’une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d’un mari : mais c’est une punition trop délicate pour mon pendard : je veux une vengeance qui se fasse un peu mieux sentir ; et ce n’est pas contentement pour l’injure que j’ai reçue.

    Scène 5

    Valère, Lucas, Martine

    Lucas, à Valère, sans voir Martine.

    Parguienne ! j’avons pris là tous deux une guèble de commission ; et je ne sais pas, moi, ce que je pensons attraper.

    Valère, à Lucas, sans voir Martine.

    Que veux-tu, mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître : et puis, nous avons intérêt, l’un et l’autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse ; et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudra quelque récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu’on peut avoir sur sa personne ; et quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre.

    Martine, rêvant à part, se croyant seule.

    Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger ?

    Lucas, à Valère.

    Mais quelle fantaisie s’est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y avont tous pardu leur latin ?

    Valère, à Lucas.

    On trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu’on ne trouve pas d’abord ; et souvent en de simples lieux…

    Martine, se croyant toujours seule.

    Oui, il faut que je me venge à quelque prix que ce soit. Ces coups de bâton me reviennent au cœur, je ne les saurois digérer ; et… (Elle dit tout ceci en rêvant, de sorte que, ne prenant pas garde à ces deux hommes, elle les heurte en se retournant, et leur dit 🙂 Ah ! messieurs, je vous demande pardon ; je ne vous voyois pas, et cherchois dans ma tête quelque chose qui m’embarrasse,

    Valère

    Chacun a ses soins dans le monde, et nous cherchons aussi ce que nous voudrions bien trouver.

    Martine

    Seroit-ce quelque chose où je vous puisse aider ?

    Valère

    Cela se pourroit faire ; et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme, quelque médecin particulier qui pût donner quelque soulagement à la fille de notre maître, attaquée d’une maladie qui lui a ôté tout d’un coup l’usage de la langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science après elle : mais on trouve parfois des gens avec des secrets admirables, de certains remèdes particuliers, qui font le plus souvent ce que les autres n’ont su faire ; et c’est là ce que nous cherchons.

    Martine, bas, à part.

    Ah ! que le ciel m’inspire une admirable invention pour me venger de mon pendard ! (haut.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pour rencontrer ce que vous cherchez ; et nous avons un homme, le plus merveilleux homme du monde pour les maladies désespérées.

    Valère

    Hé ! de grâce, où pouvons-nous le rencontrer ?

    Martine

    Vous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s’amuse à couper du bois.

    Lucas

    Un médecin qui coupe du bois !

    Valère

    Qui s’amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire ?

    Martine

    Non ; c’est un homme extraordinaire qui se plaît à cela, fantasque, bizarre, quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu’il est. Il va vêtu d’une façon extravagante, affecte quelquefois de paroître ignorant, tient sa science renfermée, et ne fuit rien tant tous les jours que d’exercer les merveilleux talents qu’il a eus du ciel pour la médecine.

    Valère

    C’est une chose admirable que tous les grands hommes ont toujours du caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science.

    Martine

    La folie de celui-ci est plus grande qu’on ne peut croire, car elle va parfois jusqu’à vouloir être battu pour demeurer d’accord de sa capacité ; et je vous donne avis que vous n’en viendrez pas à bout, qu’il n’avouera jamais qu’il est médecin, s’il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun en bâton, et ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu’il vous cachera d’abord. C’est ainsi que nous en usons quand nous avons besoin de lui.

    Valère

    Voilà une étrange folie !

    Martine

    Il est vrai ; mais, après cela, vous verrez qu’il fait des merveilles.

    Valère

    Comment s’appelle-t-il ?

    Martine

    Il s’appelle Sganarelle. Mais il est aisé à connoître : c’est un homme qui a une large barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert.

    Lucas

    Un habit jaune et vart ! C’est donc le médecin des parroquets ?

    Valère

    Mais est-il bien vrai qu’il soit si habile que vous le dites ?

    Martine

    Comment ! c’est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu’une femme fut abandonnée de tous les autres médecins ; on la tenoit morte il y avoit déjà six heures, et l’on se disposoit à l’ensevelir, lorsqu’on y fit venir de force l’homme dont nous parlons. Il lui mit, l’ayant vue, une petite goutte de je ne sais quoi dans la bouche ; et, dans le même instant, elle se leva de son lit, et se mit aussitôt à promener dans sa chambre comme si de rien n’eût été.

    Lucas

    Ah !

    Valère

    Il falloit que ce fût quelque goutte d’or potable.

    Martine

    Cela pourroit bien être. Il n’y a pas trois semaines encore qu’un jeune enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa sur le pavé la tête, les bras, et les jambes. On n’y eut pas plus tôt amené notre homme, qu’il le frotta par tout le corps d’un certain onguent qu’il sait faire ; et l’enfant aussitôt se leva sur ses pieds, et courut jouer à la fossette.

    Lucas

    Ah !

    Valère

    Il faut que cet homme-là ait la médecine universelle.

    Martine

    Qui en doute ?

    Lucas

    Téligué ! v’là justement l’homme qu’il nous faut. Allons vite le charcher.

    Valère

    Nous vous remercions du plaisir que vous nous faites.

    Martine

    Mais souvenez-vous bien au moins de l’avertissement que je vous ai donné.

    Lucas

    Hé ! morguenne ! laissez-nous faire : s’il ne tient qu’à battre, la vache est à nous.

    Valère, à Lucas.

    Nous sommes bien heureux d’avoir fait cette rencontre ; et j’en conçois, pour moi, la meilleure espérance du monde.

    Scène 6

    Sganarelle, Valère, Lucas

    Sganarelle, chantant derrière le théâtre.

    La, la, la …

    Valère

    J’entends quelqu’un qui chante, et qui coupe du bois.

    Sganarelle, entrant sur le théâtre, avec une bouteille à la main, sans apercevoir Valère ni Lucas.

    La, la, la … Ma foi, c’est assez travaille pour boire un coup. Prenons un peu d’haleine. (Après avoir bu.) Voilà du bois qui est salé comme tous les diables

    (Il chante.)

    Qu’ils sont doux,
    Bouteille jolie,
    Qu’ils sont doux
    Vos petits glouglous !
    Mais mon sort feroit bien des jaloux,
    Si vous étiez toujours remplie.
    Ah ! bouteille, ma mie,
    Pourquoi vous videz-vous?

    Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie.

    Valère, bas, à Lucas.

    Le voilà lui-même.

    Lucas, bas, à Valère.

    Je pense que vous dites vrai, et que j’avons bouté le nez dessus.

    Valère

    Voyons de près.

    Sganarelle, embrassant sa bouteille.

    Ah ! petite friponne ! que je t’aime, mon petit bouchon ! (Il chante. Apercevant Valère et Lucas qui l’examinent, il baisse la voix.)

    Mais mon sort… feroit… bien des… jaloux, Si…

    (Voyant qu’on l’examine de plus près.)

    Que diable ! à qui en veulent ces gens-là ?

    Valère, à Lucas.

    C’est lui assurément.

    Lucas, à Valère.

    Le v’là tout craché comme on nous l’a défiguré.

    Sganarelle, à part.

    (Ici il pose sa bouteille à terre, et, Valère se baissant pour le saluer comme il croit que c’est a dessein de la prendre, il la met de l’autre côté, ensuite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre.)

    Ils consultent en me regardant. Quel dessein auroient-ils ?

    Valère

    Monsieur, n’est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle ?

    Sganarelle

    Hé ! quoi ?

    Valère

    Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle.

    Sganarelle, se tournant vers Valère, puis vers Lucas.

    Oui et non, selon ce que vous lui voulez.

    Valère

    Nous ne voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.

    Sganarelle

    En ce cas, c’est moi qui se nomme Sganarelle.

    Valère

    Monsieur, nous sommes ravis de vous voir. On nous a adressés à vous pour ce que nous cherchons ; et nous venons implorer votre aide, dont nous avons besoin.

    Sganarelle

    Si c’est quelque chose, messieurs, qui dépende de mon petit négoce, je suis tout prêt à vous rendre service.

    Valère

    Monsieur, c’est trop de grâce que vous nous faites. Mais, monsieur, couvrez-vous, s’il vous plaît ; le soleil pourroit vous incommoder.

    Lucas

    Monsieu, boutez dessus.

    Sganarelle, à part.

    Voici des gens bien pleins de cérémonie

    (Il se couvre.)

    Valère

    Monsieur, il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous ; les habiles gens sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité.

    Sganarelle

    Il est vrai, messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots.

    Valère

    Ah ! monsieur !…

    Sganarelle

    Je n’y épargne aucune chose, et les fais d’une façon qu’il n’y a rien à dire.

    Valère

    Monsieur, ce n’est pas cela dont il est question.

    Sganarelle

    Mais aussi je les vends cent dix sous le cent.

    Valère

    Ne parlons point de cela, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Je vous promets que je ne saurois les donner à moins.

    Valère

    Monsieur, nous savons les choses.

    Sganrelle

    Si vous savez les choses, vous savez que je les vends cela.

    Valère

    Monsieur, c’est se moquer que…

    Sganarelle

    Je ne me moque point, je n’en puis rien rabattre.

    Valère

    Parlons d’autre façon, de grâce.

    Sganarelle

    Vous en pourrez trouver autre part à moins ; il y a fagots et fagots : mais pour ceux que je fais…

    Valère

    Hé ! monsieur, laissons là ce discours.

    Sganarelle

    Je vous jure que vous ne les auriez pas, s’il s’en falloit un double.

    Valère

    Hé ! fi !

    Sganarelle

    Non, en conscience ; vous en paierez cela. Je vous parle sincèrement, et ne suis pas homme à surfaire.

    Valère

    Faut-il, monsieur, qu’une personne comme vous s’amuse à ces grossières feintes, s’abaisse à parler de la sorte ! qu’un homme si savant, un fameux médecin, comme vous êtes veuille se déguiser aux yeux du monde, et tenir enterré des beaux talents qu’il a !

    Sganarelle, à part.

    Il est fou.

    Valère

    De grâce, monsieur, ne dissimulez point avec nous.

    Sganarelle

    Comment ?

    Lucas

    Tout ce tripotage ne sart de rian ; je savons cen que je savons.

    Sganarelle

    Quoi donc ! que me voulez-vous dire ? Pour qui me prenez-vous ?

    Valère

    Pour ce que vous êtes, pour un grand médecin.

    Sganarelle

    Médecin vous-même ; je ne le suis point, et je ne l’ai jamais été.

    Valère, bas.

    Voilà sa folie qui le tient. (Haut.) Monsieur, ne veuillez point nier les choses davantage ; et n’en venons point, s’il vous plaît, à de fâcheuses extrémités.

    Sganarelle

    À quoi donc ?

    Valère

    À de certaines choses dont nous serions marris.

    Sganarelle

    Parbleu ! venez-en à tout ce qu’il vous plaira ; je ne suis point médecin, et ne sais ce que vous me voulez dire.

    Valère, bas.

    Je vois bien qu’il faut se servir du remède. (Haut.) Monsieur, encore un coup, je vous prie d’avouer ce que vous êtes.

    Lucas

    Hé ! tétigué ! ne lantiponez point davantage, et confessez à la franquette que v’s êtes médecin.

    Sganarelle, à part.

    J’enrage.

    Valère

    À quoi bon nier ce qu’on sait ?

    Lucas

    Pourquoi toutes ces fraimes-là ? À quoi est-ce que ça vous sert ?

    Sganarelle

    Messieurs, en un mot autant qu’en deux mille, je vous dis que je ne suis point médecin.

    Valère

    Vous n’êtes point médecin ?

    Valère

    Non.

    Lucas

    V’s n’êtes pas médecin ?

    Sganarelle

    Non, vous dis-je.

    Valère

    Puisque vous le voulez, il faut donc s’y résoudre.

    (Ils prennent chacun un bâton, et le frappent.)

    Sganarelle

    Ah ! ah ! ah ! messieurs, je suis tout ce qu’il vous plaira.

    Valère

    Pourquoi, monsieur, nous obligez-vous à cette violence ?

    Lucas

    À quoi bon nous bailler la peine de vous battre ?

    Valère

    Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.

    Lucas

    Par ma figué ! j’en sis fâché, franchement.

    Sganarelle

    Que diable est ceci, messieurs ? De grâce, est-ce pour rire, ou si tous deux vous extravaguez, de vouloir que je sois médecin ?

    Valère

    Quoi ! vous ne vous rendez pas encore, et vous vous défendez d’être médecin ?

    Sganarelle

    Diable emporte si je le suis !

    Lucas

    Il n’est pas vrai qu’ous sayez médecin ?

    Sganarelle

    Non, la peste m’étouffe ! (Ils recommencent à le battre.) Ah ! ah ! Hé bien ! messieurs, oui, puisque vous le voulez, je suis médecin, je suis médecin ; apothicaire encore, si vous le trouvez bon. J’aime mieux consentir à tout que de me faire assommer.

    Valère

    Ah ! voilà qui va bien, monsieur : je suis ravi de vous voir raisonnable.

    Lucas

    Vous me boutez la joie au cœur, quand je vous vois parler comme ça.

    Valère

    Je vous demande pardon de toute mon ame.

    Lucas

    Je vous demandons excuse de la libarté que j’avons prise.

    Sganarelle, à part.

    Ouais ! seroit-ce bien moi qui me tromperois, et serois-je devenu médecin sans m’en être aperçu ?

    Valère

    Monsieur, vous ne vous repentirez pas de nous montrer ce que vous êtes ; et vous verrez assurément que vous en serez satisfait.

    Sganarelle

    Mais, messieurs, dites-moi, ne vous trompez-vous point vous-mêmes ? Est-il bien assuré que je sois médecin ?

    Lucas

    Oui, par ma figué !

    Sganarelle

    Tout de bon ?

    Valère

    Sans doute.

    Sganarelle

    Diable emporte si je le savois !

    Valère

    Comment, vous êtes le plus habile médecin du monde.

    Sganarelle

    Ah ! ah !

    Lucas

    Un médecin qui a gari je ne sais combien de maladies.

    Sganarelle

    Tudieu !

    Valère

    Une femme étoit tenue pour morte il y avoit six heures ; elle étoit prête à ensevelir, lorsque, avec une goutte de quelque chose, vous la fîtes revenir et marcher d’abord par la chambre.

    Sganarelle

    Peste !

    Lucas

    Un petit enfant de douze ans se laissit choir du haut d’un clocher, de quoi il eut la tête, les jambes et les bras cassés ; et vous, avec je ne sais quel onguent, vous fîtes qu’aussitôt il se relevit sur ses pieds, et s’en fut jouer à la fossette.

    Sganarelle

    Diantre !

    Sganarelle

    Enfin, monsieur, vous aurez contentement avec nous, et vous gagnerez ce que vous voudrez en vous laissant conduire où nous prétendons vous mener.

    Sganarelle

    Je gagnerai ce que je voudrai ?

    Valère

    Oui.

    Sganarelle

    Ah ! je suis médecin, sans contredit. Je l’avois oublié ; mais je m’en ressouviens. De quoi est-il question ? Où faut-il se transporter ?

    Valère

    Nous vous conduirons. Il est question d’aller voir une fille qui a perdu la parole.

    Sganarelle

    Ma foi, je ne l’ai pas trouvée.

    Valère, bas, à Lucas

    Il aime à rire. à Sganarelle. Allons, monsieur.

    Sganarelle

    Sans une robe de médecin ?

    Valère

    Nous en prendrons une.

    Sganarelle, présentant sa bouteille à Valère

    Tenez cela, vous : voilà où je mets mes juleps.

    (puis se tournant vers Lucas en crachant.)

    Vous, marchez là-dessus, par ordonnance du médecin.

    Lucas

    Palsanguenne ! v’là un médecin qui me plaît ; je pense qu’il réussira, car il est bouffon.

    Fin du premier acte


    ACTE II

    Le théâtre représente une chambre de la maison de Géronte.

    Scène I

    Géronte, Valère, Lucas, Jacqueline.

    Valère

    Oui, monsieur, je crois que vous serez satisfait ; et nous vous avons amené le plus grand médecin du monde.

    Lucas

    Oh ! morguenne ! il faut tirer l’échelle après ceti-là, et tous les autres ne sont pas daignes de li déchausser ses souliés.

    Valère

    C’est un homme qui a fait des cures merveilleuses.

    Lucas

    Qui a gari des gens qui étiant morts.

    Valère

    Il est un peu capricieux, comme je vous ai dit ; et, parfois, il a des moments où son esprit s’échappe, et ne paroît pas ce qu’il est.

    Lucas

    Oui, il aime à bouffonner ; et l’an diroit parfois, ne v’s en déplaise, qu’il a quelque petit coup de hache à la tête.

    Valère

    Mais, dans le fond, il est toute science ; et bien souvent il dit des choses tout à fait relevées.

    Lucas

    Quand il s’y boute, il parle tout fin drait comme s’il lisoit dans un livre.

    Valère

    Sa réputation s’est déjà répandue ici ; et tout le monde vient à lui.

    Géronte

    Je meurs d’envie de le voir ; faites-le-moi vite venir.

    Valère

    Je le vais quérir.

    Scène II

    Géronte, Jacqueline, Lucas

    Jacqueline

    Par ma fi, monsieu, ceti-ci fera justement ce qu’ant fait les autres. Je pense que ce sera quessi queumi ; et la meilleure médeçaine que l’an pourroit bailler à votre fille, ce seroit, selon moi, un biau et bon mari, pour qui alle eût de l’amiquié.

    Géronte

    Ouais ! nourrice, ma mie, vous vous mêlez de bien des choses !

    Lucas

    Taisez-vous, notre minagère Jacquelaine ; ce n’est pas à vous à bouter là votre nez.

    Jacqueline

    Je vous dis et vous douze que tous ces médecins n’y feront rian que de l’iau claire ; que votre fille a besoin d’autre chose que de rhibarbe et de séné, et qu’un mari est un emplâtre qui garit tous les maux des filles.

    Géronte

    Est-elle en état maintenant qu’on s’en voulût charger, avec l’infirmité qu’elle a ? Et lorsque j’ai été dans le dessein de la marier, ne s’est-elle pas opposée à mes volontés ?

    Jacqueline

    Je le crois bian ; vous l’y vouliez bailler eun homme qu’alle n’aime point. Que ne preniais-vous ce monsieur Liandre, qui li touchoit au coeur ? alle auroit été fort obéissante ; et je m’en vas gager qu’il la prendroit, li, comme alle est, si vous la li vouillais donner.

    Géronte

    Ce Léandre n’est pas ce qu’il faut ; il n’a pas du bien comme l’autre.

    Jacqueline

    Il a eun oncle qui est si riche, dont il est hériquié.

    Géronte

    Tous ces biens à venir me semblent autant de chansons. Il n’est rien tel que ce qu’on tient ; et l’on court grand risque de s’abuser, lorsque l’on compte sur le bien qu’un autre vous garde. La mort n’a pas toujours les oreilles ouvertes aux vœux et aux prières de messieurs les héritiers ; et l’on a le temps d’avoir les dents longues, lorsqu’on attend pour vivre le trépas de quelqu’un.

    Jacqueline

    Enfin, j’ai toujours ouï dire qu’en mariage, comme ailleurs, contentement passe richesse. Les pères et les mères ant cette maudite couteume de demander toujours, Qu’a-t-il ? et Qu’a-t-elle ? et le compère Piarre a marié sa fille Simonette au gros Thomas pour un quarquié de vaigne qu’il avait davantage que le jeune Robin, où alle avoit bouté son amiquié ; et v’là que la pauvre criature en est devenue jaune comme un coing, et n’a pas profité tout depuis ce temps-là. C’est un bel exemple pour vous, monsieu. On n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerois mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse.

    Géronte

    Peste ! madame la nourrice, comme vous dégoisez. Taisez-vous, je vous prie ; vous prenez trop de soin, et vous échauffez votre lait.

    Lucas, frappant, à chaque phrase qu’il dit, sur l’épaule de Géronte.

    Morgue ! tais-toi, t’es eune impartinente. Monsieu n’a que faire de tes discours, et il sait ce qu’il a à faire. Mèle-toi de donner à teter à ton enfant, sans tant faire la raisonneuse. Monsieu est le père de sa fille ; et il est bon et sage pour voir ce qu’il ly faut.

    Géronte

    Tout doux ! Oh ! tout doux.

    Lucas, frappant encore sur l’épaule de Geronte.

    Monsieu, je veux un peu la mortifier, et ly apprendre le respect qu’alle vous doit.

    Géronte

    Oui. Mais ces gestes ne sont pas nécessaires.

    Scène III

    Valère, Sganarelle, Géronte, Lucas, Jacqueline

    Valère

    Monsieur, préparez-vous. Voici notre médecin qui entre.

    Géronte, à Sganarelle.

    Monsieur, je suis ravi de vous voir chez moi, et nous avons grand besoin de vous.

    Sganarelle, en robe de médecin, avec un chapeau des plus pointus.

    Hippocrate dit… que nous nous couvrions tous deux.

    Géronte

    Hippocrate dit cela ?

    Sganarelle

    Oui.

    Géronte

    Dans quel chapitre, s’il vous plaît ?

    Sganarelle

    Dans son chapitre… des chapeaux.

    Géronte

    Puisque Hippocrate le dit, il le faut faire.

    Sganarelle

    Monsieur le médecin, ayant appris les merveilleuses choses…

    Géronte

    À qui parlez-vous, de grâce ?

    Sganarelle

    À vous.

    Géronte

    Je ne suis pas médecin

    Sganarelle

    Vous n’êtes pas médecin ?

    Géronte

    Non, vraiment

    Sganarelle

    Tout de bon ?

    Géronte

    Tout de bon.

    (Sganarelle prend un bâton, et bat Géronte comme on l’a battu.)

    Ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Vous êtes médecin maintenant ; je n’ai jamais eu d’autres licences.

    Géronte, à Valère

    Quel diable d’homme m’avez-vous là amené ?

    Valère

    Je vous ai bien dit que c’étoit un médecin goguenard.

    Géronte

    Oui : mais je l’enverrois promener avec ses goguenarderies.

    Lucas

    Ne prenez pas garde à ça, monsieu ; ce n’est que pour rire.

    Géronte

    Cette raillerie ne me plaît pas.

    Sganarelle

    Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise.

    Géronte

    Monsieur, je suis votre serviteur.

    Sganarelle

    Je suis fâché…

    Géronte

    Cela n’est rien.

    Sganarelle

    Des coups de bâton…

    Géronte

    Il n’y a pas de mal.

    Sganarelle

    Que j’ai eu l’honneur de vous donner.

    Géronte

    Ne parlons plus de cela. Monsieur, j’ai une fille qui est tombée dans une étrange maladie.

    Sganarelle

    Je suis ravi, monsieur, que votre fille ait besoin de moi ; et je souhaiterois de tout mon cœur que vous en eussiez besoin aussi, vous et toute voire famille, pour vous témoigner l’envie que j’ai de vous servir.

    Géronte

    Je vous suis obligé de ces sentiments.

    Sganarelle

    Je vous assure que c’est du meilleur de mon ame que je vous parle.

    Géronte

    C’est trop d’honneur que vous me faites.

    Sganarelle

    Comment s’appelle votre fille ?

    Géronte

    Lucinde.

    Sganarelle

    Lucinde ! Ah ! beau nom à médicamenter ! Lucinde !

    Géronte

    Je m’en vais voir un peu ce qu’elle fait.

    Sganarelle

    Qui est cette grande femme-là ?

    Géronte

    C’est la nourrice d’un petit enfant que j’ai.

    Scène IV

    Sganarelle, Jacqueline, Lucas.

    Sganarelle, à part.

    Peste ! le joli meuble que voilà ! (Haut.) Ah ! nourrice, charmante nourrice, ma médecine est la très humble esclave de votre nourricerie, et je voudrois bien être le petit poupon fortuné qui tetât le lait de vos bonnes grâces. (Il lui porte la main sur le sein.) Tous mes remèdes, toute ma science, toute ma capacité est à votre service ; et…

    Lucas

    Avec votre parmission, monsieu le médecin, laissez là ma femme, je vous prie.

    Sganarelle

    Quoi ! elle est votre femme ?

    Lucas

    Oui.

    Sganarelle

    Ah ! vraiment je ne savois pas cela, et je m’en réjouis pour l’amour de l’un et de l’autre.

    (Il fait semblant de vouloir embrasser Lucas et embrasse la nourrice.)

    Lucas, tirant Sganarelle, et se remettant entre lui et sa femme.

    Tout doucement, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Je vous assure que je suis ravi que vous soyez unis ensemble : je la félicite d’avoir un mari comme vous ; et je vous félicite, vous, d’avoir une femme si belle, si sage, et si bien faite comme elle est.

    (Faisant encore semblant d’embrasser Lucas, qui lui tend les bras, il passe dessous, et embrasse encore la nourrice.)

    Lucas, le tirant encore.

    Hé ! tétigué ! point tant de compliments, je vous supplie.

    Sganarelle

    Ne voulez-vous pas que je me réjouisse avec vous d’un si bel assemblage ?

    Lucas

    Avec moi tant qu’il vous plaira, mais avec ma femme, trêve de sarimonie.

    Sganarelle

    Je prends part également au bonheur de tous deux : et si je vous embrasse pour vous témoigner ma joie, je l’embrasse de même pour lui en témoigner aussi.

    (Il continue le même jeu.)

    Lucas, le tirant pour la troisième fois.

    Ah ! vartigué, monsieur le médecin, que de lantiponages !

    Scène V

    Géronte, Sganarelle, Lucas, Jacqueline.

    Géronte

    Monsieur, voici tout à l’heure ma fille qu’on va vous amener.

    Sganarelle

    Je l’attends, monsieur, avec toute la médecine.

    Géronte

    Où est-elle ?

    Sganarelle, se touchant le front.

    Là-dedans.

    Géronte

    Fort bien.

    Sganarelle, en voulant toucher les tetons de la nourrice.

    Mais, comme je m’intéresse à toute votre famille, il faut que j’essaie un peu le lait de votre nourrice, et que je visite son sein.

    (Il s’approche de Jacqueline.)

    Lucas, le tirant, et lui faisant faire la pirouette.

    Nannain, nannain ; je n’avons que faire de ça.

    Sganarelle

    C’est l’office du médecin de voir les tétons des nourrices.

    Lucas

    Il gnia office qui quienne, je sis votre sarviteur.

    Sganarelle

    As-tu bien la hardiesse de t’opposer au médecin ? Hors de là.

    Lucas

    Je me moque de ça.

    Sganarelle, en le regardant de travers.

    Je te donnerai la fièvre.

    Jacqueline, prenant Lucas par le bras, et lui faisant faire aussi la pirouette.

    Ote-toi de là aussi ; est-ce que je ne sis pas assez grande pour me défendre moi-même, s’il me fait queuque chose qui ne soit pas à faire ?

    Lucas

    Je ne veux pas qu’il te tâte, moi.

    Sganarelle

    Fi, le vilain, qui est jaloux de sa femme !

    Géronte

    Voici ma fille.

    Scène VI

    Lucinde, Géronte, Sganarelle, Valère, Lucas, JAcqueline.

    Lucinde

    Est-ce là la malade ?

    Géronte

    Oui, Je n’ai qu’elle de fille ; et j’aurois tous les regrets du monde si elle venoit à mourir.

    Sganarelle

    Qu’elle s’en garde bien ! Il ne faut pas qu’elle meure sans l’ordonnance du médecin.

    Géronte

    Allons, un siège.

    Sganarelle, assis entre Géronte et Lucinde.

    Voilà une malade qui n’est pas tant dégoûtante, et je tiens qu’un homme bien sain s’en accommoderoit assez.

    Géronte

    Vous l’avez fait rire, monsieur.

    Sganarelle

    Tant mieux : lorsque le médecin fait rire le malade, c’est le meilleur signe du monde. (à Lucinde.) Hé bien ! de quoi est-il question ? Qu’avez-vous ? quel est le mal que vous sentez ?

    Lucinde, répond par signes, en portant la main à sa bouche, à sa tête et son menton

    Han, hi, hou, han.

    Sganarelle

    Hé ! que dites-vous ?

    Lucinde, continue les mêmes gestes.

    Han, hi, hon, han, han, hi, hon.

    Sganarelle

    Quoi ?

    Lucinde

    Han, hi, hon.

    Sganarelle, la contrefaisant

    Han, hi, hon, han, ha. Je ne vous entends point. Quel diable de langage est-ce là ?

    Géronte

    Monsieur, c’est là sa maladie. Elle est devenue muette, sans que jusques ici on en ait pu savoir la cause ; et c’est un accident qui a fait reculer son mariage.

    Sganarelle

    Et pourquoi ?

    Géronte

    Celui qu’elle doit épouser veut attendre sa guérison pour conclure les choses.

    Sganarelle

    Et qui est ce sot-là, qui ne veut pas que sa femme soit muette ? Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie ! je me garderois bien de la vouloir guérir.

    Géronte

    Enfin, monsieur, nous vous prions d’employer tous vos soins pour la soulager de son mal.

    Sganarelle

    Ah ! ne vous mettez pas en peine. Dites-moi un peu : ce mal l’oppresse-t-il beaucoup ?

    Géronte

    Oui, monsieur.

    Sganarelle

    Tant mieux. Sent-elle de grandes douleurs ?

    Géronte

    Fort grandes.

    Sganarelle

    C’est fort bien fait. Va-t-elle où vous savez ?

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Copieusement ?

    Géronte

    Je n’entends rien à cela.

    Sganarelle

    La matière est-elle louable ?

    Géronte

    Je ne me connois pas à ces choses.

    Sganarelle, se tournant vers la malade.

    Donnez-moi votre bras. (à Géronte.) Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette.

    Géronte

    Hé ! oui, monsieur, c’est là son mal ; vous l’avez trouvé tout du premier coup.

    Sganarelle

    Ha ! ha !

    Jacqueline

    Voyez comme il a deviné sa maladie !

    Sganarelle

    Nous autres grands médecins, nous connoissons d’abord les choses. Un ignorant auroit été embarrassé, et vous eût été dire, C’est ceci, c’est cela ; mais moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votre fille est muette.

    Géronte

    Oui : mais je voudrois bien que vous me pussiez dire d’où cela vient.

    Sganarelle

    Il n’est rien de plus aisé ; cela vient de ce qu’elle a perdu la parole.

    Géronte

    Fort bien. Mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ?

    Sganarelle

    Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue.

    Géronte

    Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?

    Sganarelle

    Aristote, là-dessus, dit… de fort belles choses.

    Géronte

    Je le crois.

    Sganarelle

    Ah ! c’étoit un grand homme !

    Géronte

    Sans doute.

    Sganarelle

    Grand homme tout à fait ; (levant le bras depuis le coude.) un homme qui étoit plus grand que moi de tout cela. Pour revenir donc à notre raisonnement, je tiens que cet empêchement de l’action de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu’entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ; peccantes, c’est-à-dire… humeurs peccantes ; d’autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies, venant… pour ainsi dire… à… Entendez-vous le latin ?

    Géronte

    En aucune façon.

    Sganarelle, se levant brusquement.

    Vous n’entendez point le latin ?

    Géronte

    Non.

    Sganarelle, en faisant diverses plaisantes postures.

    Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo, hœc musa, la muse, bonus, bona, bonum. Deus sanctus, est-ne oratio latinas ? Etiam, oui. Quare ? pourquoi ? Quia substantivo, et adjectivum, concordat in generi, numerum, et casus.

    Géronte

    Ah ! que n’ai-je étudié !

    Jacqueline

    L’habile homme que v’là !

    Lucas

    Oui, ça est si biau que je n’y entends goutte.

    Sganarelle

    Or, ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et parceque lesdites vapeurs… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ; et parceque lesdites vapeurs ont certaine malignité… écoutez bien ceci, je vous conjure.

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Ont une certaine malignité qui est causée… soyez attentifs, s’il vous plaît.

    Géronte

    Je le suis.

    Sganarelle

    Qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs… Ossabandus, nequeis, nequer, polarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette.

    Jacqueline

    Ah ! que ça est bian dit, notre homme !

    Lucas

    Que n’ai-je la langue aussi bian pendue !

    Géronte

    On ne peut pas mieux raisonner, sans doute. Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choquée : c’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit.

    Sganarelle

    Oui ; cela étoit autrefois ainsi : mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle.

    Géronte

    C’est ce que je ne savois pas, et je vous demande pardon de mon ignorance.

    Sganarelle

    Il n’y a point de mal ; et vous n’ètes pas obligé d’être aussi habile que nous.

    Géronte

    Assurément. Mais, monsieur, que croyez-vous qu’il faille faire à cette maladie ?

    Sganarelle

    Ce que je crois qu’il faille faire ?

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Mon avis est qu’on la remette sur son lit, et qu’on lui fasse prendre pour remède quantité de pain trempé dans du vin.

    Géronte

    Pourquoi cela, monsieur ?

    Sganarelle

    Parcequ’il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu’on ne donne autre chose aux perroquets, et qu’ils apprennent à parler en mangeant de cela ?

    Géronte

    Cela est vrai ! Ah ! le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin.

    Sganarelle

    Je reviendrai voir sur le soir en quel état elle sera.

    Scène VII

    Géronte, Sganarelle, Jacqueline

    Sganarelle, à Jacqueline

    Doucement, vous. (à Géronte) Monsieur, voilà une nourrice à laquelle il faut que je fasse quelques petits remèdes..

    Jacqueline

    Qui ? moi ? Je me porte le mieux du monde.

    Sganarelle

    Tant pis, nourrice ; tant pis. Cette grande santé est à craindre, et il ne sera pas mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque petit clystère dulcifiant.

    Géronte

    Mais, monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s’aller faire saigner quand on n’a point de maladie ?

    Sganarelle

    Il n’importe, la mode en est salutaire ; et, comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire aussi saigner pour la maladie à venir.

    Jacqueline, en s’en allant.

    Ma fi, je me moque de ça, et je ne veux point faire de mon corps une boutique d’apothicaire.

    Sganarelle

    Vous êtes rétive aux remèdes, mais nous saurons vous soumettre à la raison.

    Scène VIII

    Géronte, Sganarelle

    Sganarelle

    Je vous donne le bonjour.

    Géronte

    Attendez un peu, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Que voulez-vous faire ?

    Géronte

    Vous donner de l’argent, monsieur.

    Sganarelle, tendant sa main derrière, par-dessous sa robe, tandis que Géronte ouvre sa bourse

    Je n’en prendrai pas, monsieur.

    Géronte

    Monsieur…

    Sganarelle

    Point du tout.

    Géronte

    Un petit moment.

    Sganarelle

    En aucune façon.

    Géronte

    De grâce !

    Sganarelle

    Vous vous moquez.

    Géronte

    Voilà qui est fait.

    Sganarelle

    Je n’en ferai rien.

    Géronte

    Hé !

    Sganarelle

    Ce n’est pas l’argent qui me fait agir.

    Géronte

    Je le crois.

    Sganarelle, après avoir pris l’argent.

    Cela est-il de poids ?

    Géronte

    Oui, monsieur.

    Sganarelle

    Je ne suis pas un médecin mercenaire.

    Géronte

    Je le sais bien.

    Sganarelle

    L’intérêt ne me gouverne point.

    Géronte

    Je n’ai pas cette pensée.

    Sganarelle, seul, regardant l’argent qu’il a reçu.

    Ma foi, cela ne va pas mal ; et pourvu que…

    Scène IX

    Léandre, Sganarelle

    Léandre

    Monsieur, il y a longtemps que je vous attends ; et je viens implorer votre assistance.

    Sganarelle, lui tâtant le pouls.

    Voilà un pouls qui est fort mauvais.

    Léandre

    Je ne suis point malade, monsieur ; et ce n’est pas pour cela que je viens à vous.

    Sganarelle

    Si vous n’êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc ?

    Léandre

    Non. Pour vous dire la chose en deux mots, je m’appelle Léandre, qui suis amoureux de Lucinde, que vous venez de visiter ; et comme, par la mauvaise humeur de son père, toute sorte d’accès m’est fermé auprès d’elle, je me hasarde à vous prier de vouloir servir mon amour, et de me donner lieu d’exécuter un stratagème que j’ai trouvé pour lui pouvoir dire deux mots d’où dépendent absolument mon bonheur et ma vie.

    Sganarelle, paroissant en colère.

    Pour qui me prenez-vous ? Comment ! oser vous adresser à moi pour vous servir dans votre amour, et vouloir ravaler la dignité de médecin à des emplois de cette nature !

    Léandre

    Monsieur, ne faites point de bruit.

    Sganarelle, en le faisant reculer.

    J’en veux faire, moi. Vous êtes un impertinent.

    Léandre

    Hé ! monsieur, doucement.

    Sganarelle

    Un malavisé.

    Léandre

    De grâce !

    Sganarelle

    Je vous apprendrai que je ne suis point homme à cela, et que c’est une insolence extrême…

    Léandre, tirant une bourse

    Monsieur…

    Sganarelle

    De vouloir m’employer… (tenant la bourse.) Je ne parle pas pour vous, car vous êtes honnête homme ; et je serois ravi de vous rendre service : mais il y a de certains impertinents au monde qui viennent prendre les gens pour ce qu’ils ne sont pas ; et je vous avoue que cela me met en colère.

    Léandre

    Je vous demande pardon, monsieur, de la liberté que…

    Sganarelle

    Vous vous moquez. De quoi est-il question ?

    Léandre

    Vous saurez donc, monsieur, que cette maladie que vous voulez guérir est une feinte maladie. Les médecins ont raisonné là-dessus comme il faut ; et ils n’ont pas manqué de dire que cela procédoit, qui du cerveau, qui des entrailles, qui de la rate, qui du foie : mais il est certain que l’amour en est la véritable cause, et que Lucinde n’a trouvé cette maladie que pour se délivrer d’un mariage dont elle étoit importunée. Mais, de crainte qu’on ne nous voie ensemble, retirons-nous d’ici, et je vous dirai en marchant ce que je souhaite de vous.

    Sganarelle

    Allons, monsieur : vous m’avez donné pour votre amour une tendresse qui n’est pas concevable ; et j’y perdrai toute ma médecine, ou la malade crèvera, ou bien elle sera à vous.

    Fin du premier acte


    ACTE III

    Le théâtre représente un lieu voisin de la maison de Géronte.

    Léandre, Sganarelle

    Léandre

    Il me semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire ; et, comme le père ne m’a guère vu, ce changement d’habit et de perruque est assez capable, je crois, de me déguiser à ses yeux.

    Sganarelle

    Sans doute.

    Léandre

    Tout ce que je souhaiterois seroit de savoir cinq ou six grands mots de médecine, pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme.

    Sganarelle

    Allez, allez, tout cela n’est pas nécessaire, il suffit de l’habit : et je n’en sais pas plus que vous.

    Léandre

    Comment !

    Sganarelle

    Diable emporte si j’entends rien en médecine ! Vous êtes honnête homme, et je veux bien me confier à vous comme vous vous confiez à moi.

    Léandre

    Quoi ! vous n’êtes pas effectivement…

    Sganarelle

    Non, vous dis-je ; ils m’ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m’étois jamais mêlé d’être si savant que cela ; et toutes mes études n’ont été que jusqu’en sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ; mais quand j’ai vu qu’à toute force ils vouloient que je fusse médecin, je me suis résolu de l’être aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vous ne sauriez croire comment l’erreur s’est répandue, et de quelle façon chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne sauroit gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué.

    Léandre

    Il est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière.

    Sganarelle, voyant des hommes qui viennent à lui.

    Voilà des gens qui ont la mine de me venir consulter, (à Léandre.) Allez toujours m’attendre auprès du logis de votre maîtresse.

    Scène II

    Thibaut, Perrin, Sganarelle

    Thibaut

    Monsieu, je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi.

    Sganarelle

    Qu’y a-t-il ?

    Thibaut

    Sa pauvre mère, qui a nom Parrette, est dans un lit malade il y a six mois.

    Sganarelle, tendant la main comme pour recevoir de l’argent.

    Que voulez-vous que j’y fasse ?

    Thibaut

    Je voudrions, monsieu, que vous nous baillissiez queuque petite drôlerie pour la garir.

    Sganarelle

    Il faut voir de quoi est-ce qu’elle est malade.

    Thibaut

    Alle est malade d’hypocrisie, monsieu.

    Sganarelle

    D’hypocrisie ?

    Thibaut

    Oui, c’est-à-dire qu’aile est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosités qu’alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrois l’appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l’iau. Alle a, de deux jours l’un, la fièvre quotiguienne, avec des

    lassitudes et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l’élouffer ; et parfois il li prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu’alle est passée. J’avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires ; et il m’en coûte plus d’eune douzaine de bons écus en lavements, ne v’s en déplaise, en aposthumes qu’on li a fait prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l’autre, n’a été que de l’onguent miton-mitaine. Il veloit li bailler d’eune certaine drogue que l’on appelle du vin amétile ; mais j’ai-z-eu peur franchement que ça l’envoyît a patres ; et l’an dit que ces gros médecins tuont je ne sais combien de monde avec cette invention-là.

    Sganarelle, tendant toujours la main, et la branlant comme pour signe qu’il demande de l’argent.

    Venons au fait, mon ami, venons au fait.

    Thibaut

    Le fait est, monsieu, que je venons vous prier de nous dire ce qu’il faut que je fassions.

    Sganarelle

    Je ne vous entends point du tout.

    Perrin

    Monsieu, ma mère est malade ; et v’là deux écus que je vous apportons pour nous bailler queuque remède.

    Sganarelle

    Ah ! je vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, et qui s’explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d’hydropisie, qu’elle est enflée par tout le corps, qu’elle a la fièvre, avec des douleurs dans les jambes, et qu’il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c’est-à-dire des évanouissements ?

    Perrin

    Hé ! oui, monsieu, c’est justement ça.

    Sganarelle

    J’ai compris d’abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu’il dit. Maintenant vous me demandez un remède ?

    Perrin

    Oui, monsieu.

    Sganarelle

    Un remède pour la guérir ?

    Perrin

    C’est comme je l’entendons.

    Sganarelle

    Tenez, voilà un morceau de fromage qu’il faut que vous lui fassiez prendre.

    Perrin

    Du fromage, monsieu ?

    Sganarelle

    Oui, c’est un fromage préparé, où il entre de l’or, du corail et des perles, et quantité d’autres choses précieuses.

    Perrin

    Monsieu, je vous sommes bien obligés ; et j’allons li faire prendre ça tout à l’heure.

    Sganarelle

    Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez.

    Scène III

    Le théâtre change, et représente, comme au seconde acte, une chambre de la maison de Géronte.

    Jacqueline, Sganarelle, Lucas, dans le fond du théâtre

    Sganarelle

    Voici la belle nourrice. Ah ! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre ; et votre vue est la rhubarbe, la casse, et le séné, qui purgent toute la mélancolie de mon ame.

    Jacqueline

    Par ma figue, monsieu le médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n’entends rian à tout votre latin.

    Sganarelle

    Devenez malade, nourrice, je vous prie ; devenez malade pour l’amour de moi. J’aurois toutes les joies du monde de vous guérir.

    Jacqueline

    Je sis votre sarvante ; j’aime bian mieux qu’an ne me garisse pas.

    Sganarelle

    Que je vous plains, belle nourrice, d’avoir un mari jaloux et fâcheux comme celui que vous avez !

    Jacqueline

    Que velez-vous, monsieu ? C’est pour la pénitence de mes fautes ; et là où la chèvre est liée, il faut bian qu’aile y broute.

    Sganarelle

    Comment ! un rustre comme cela ! un homme qui vous observe toujours, et ne veut pas que personne vous parle !

    Jacqueline

    Hélas ! vous n’avez rian vu encore ; et ce n’est qu’un petit échantillon de sa mauvaise humeur.

    Sganarelle

    Est-il possible ? et qu’un homme ait l’ame assez basse pour maltraiter une personne comme vous ? Ah ! que j’en sais, belle nourrice, et qui ne sont pas loin d’ici, qui se tiendroient heureux de baiser seulement les petits bouts de vos petons ! Pourquoi faut-il qu’une personne si bien faite soit tombée en de telles mains ! et qu’un franc animal, un brutal, un stupide, un sot… pardonnez-moi, nourrice, si je parle ainsi de votre mari…

    Jacqueline

    Hé ! monsieu, je sais bian qu’il mérite tous ces noms-là.

    Sganarelle

    Oui, sans doute, nourrice, il les mérite ; et il mériteroit encore que vous lui missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu’il a.

    Jacqueline

    Il est bian vrai que si je n’avois devant les yeux que son intérêt, il pourroit m’obliger à queuque étrange chose.

    Sganarelle

    Ma foi, vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu’un. C’est un homme, je vous le dis, qui mérite bien cela ; et, si j’étois assez heureux, belle nourrice, pour être choisi pour… (Dans le temps que Sganarelle tend les bras pour embrasser Jacqueline, Lucas passe sa tête par dessous, et se met entre eux deux. Sganarelle et Jacqueline regardent Lucas, et sortent chacun de leur côté, mais le médecin d’une manière fort plaisante.)

    Scène IV

    Géronte, Lucas.

    Géronte

    Holà ! Lucas, n’as-tu point vu ici notre médecin ?

    Lucas

    Et oui, de par tous les diantres, je l’ai vu, et ma femme aussi.

    Géronte

    Où est-ce donc qu’il peut être ?

    Lucas

    Je ne sais ; mais je voudrois qu’il fût à tous les guèbles.

    Géronte

    Va-t’en voir un peu ce que fait ma fille ?

    Scène V

    Sganarelle, Léandre, Géronte

    Géronte

    Ah ! monsieur, je demandois où vous étiez.

    Sganarelle

    Je m’étois amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson. Comment se porte la malade ?

    Géronte

    Un peu plus mal depuis votre remède.

    Sganarelle

    Tant mieux ; c’est signe qu’il opère.

    Géronte

    Oui ; mais en opérant, je crains qu’il ne l’étouffe

    Sganarelle

    Ne vous mettez pas en peine ; j’ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l’attends à l’agonie.

    Géronte, montrant Léandre.

    Qui est cet homme-là que vous amenez ?

    Sganarelle, faisant des signes avec la main pour montrer que c’est son apothicaire.

    C’est…

    Géronte

    Quoi ?

    Sganarelle

    Celui…

    Géronte

    Hé !

    Sganarelle

    Qui…

    Géronte

    Je vous entends.

    Sganarelle

    Votre fille en aura besoin.

    Scène VI

    Lucinde, Géronte, Léandre, Jacqueline, Sganarelle

    Jacqueline

    Monsieu, v’là votre fille qui veut un peu marcher.

    Sganarelle

    Cela lui fera du bien. Allez-vous-en, monsieur l’apothicaire, tâter un peu son pouls, afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie.(En cet endroit, il tire Géronte à un bout du théâtre, et, lui passant un bras sur les épaules, lui rabat la main sous le menton, avec laquelle il le fait retourner vers lui lorsqu’il veut regarder ce que sa fille et l’apothicaire font ensemble, lui tenant cependant le discours suivant pour l’amuser.)

    Monsieur, c’est une grande et subtile question entre les docteurs, de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d’écouter ceci, s’il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui : et moi je dis que oui et non ; d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l’inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune ; et comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre, trouve…

    Lucinde, à Léandre.

    Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiment.

    Géronte

    Voilà ma fille qui parle ! ô grande vertu du remède ! ô admirable médecin ! Que je vous suis obligé, monsieur, de cette guérison merveilleuse ! et que puis-je faire pour vous après un tel service ?

    Sganarelle, se promenant sur le théâtre, et s’eventant avec son chapeau.

    Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine !

    Lucinde

    Oui, mon père, j’ai recouvré la parole ; mais je l’ai recouvrée pour vous dire que je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde

    Rien n’est capable d’ébranler la résolution que j’ai prise.

    Géronte

    Quoi !

    Lucinde

    Vous m’opposerez en vain de belles raisons.

    Géronte

    Si…

    Lucinde

    Tous vos discours ne serviront de rien.

    Géronte

    Je…

    Lucinde

    C’est une chose où je suis déterminée.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde

    Il n’est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.

    Géronte

    J’ai…

    Lucinde

    Vous avez beau faire tous vos efforts.

    Géronte

    Il…

    Lucinde

    Mon cœur ne sauroit se soumettre à cette tyrannie.

    Géronte

    La…

    Lucinde

    Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde, parlant d’un ton de voix à étourdir.

    Non. En aucune façon. Point d’affaires. Vous perdez le temps. Je n’en ferai rien. Cela est résolu.

    Géronte

    Ah ! quelle impétuosité de paroles ! Il n’y a pas moyen d’y résister. (à Sganarelle.) Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette.

    Sganarelle

    C’est une chose qui m’est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez.

    Géronte

    Je vous remercie. (à Lucinde.) Penses-tu donc…

    Lucinde

    Non, toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon ame.

    Géronte

    Tu épouseras Horace dès ce soir.

    Lucinde

    J’épouserai plutôt la mort.

    Sganarelle, à Géronte.

    Mon Dieu ! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire ; c’est une maladie qui la tient, et je sais le remède qu’il y faut apporter.

    Géronte

    Seroit-il possible, monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d’esprit ?

    Sganarelle

    Oui ; laissez-moi faire, j’ai des remèdes pour tout ; et notre apothicaire nous servira pour cette cure, (à Léandre.) Un mot. Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés du père ; qu’il n’y a point de temps à perdre ; que les humeurs sont fort aigries ; et qu’il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal, qui pourroit empirer par le retardement. Pour moi, je n’y en vois qu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux dragmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède : mais comme vous êtes habile homme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici son père ; mais surtout ne perdez point de temps. Au remède, vitel au remède spécifique !

    Scène VII

    Géronte, Sganarelle

    Géronte

    Quelles drogues, monsieur, sont celles que vous venez de dire ? il me semble que je ne les ai jamais ouï nommer.

    Sganarelle

    Ce sont drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes.

    Géronte

    Avez-vous jamais vu une insolence pareille à la sienne ?

    Sganarelle

    Les filles sont quelquefois un peu têtues.

    Géronte

    Vous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre.

    Sganarelle

    La chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits.

    Géronte

    Pour moi, dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenir toujours ma fille renfermée.

    Sganarelle

    Vous avez fait sagement.

    Géronte

    Et j’ai bien empêché qu’ils n’aient eu communication ensemble.

    Sganarelle

    Fort bien.

    Géronte

    Il seroit arrivé quelque folie, si j’avois souffert qu’ils se fussent vus.

    Sganarelle

    Sans doute.

    Géronte

    Et je crois qu’elle auroit été fille à s’en aller avec lui.

    Sganarelle

    C’est prudemment raisonné.

    Géronte

    On m’avertit qu’il fait tous ses efforts pour lui parler.

    Sganarelle

    Quel drôle !

    Géronte

    Mais il perdra son temps.

    Sganarelle

    Ah ! ah !

    Géronte

    Et j’empêcherai bien qu’il ne la voie.

    Sganarelle

    Il n’a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu’il ne sait pas. Plus fin que vous n’est pas bête.

    Scène VIII

    Lucas, Géronte, Sganarelle

    Lucas

    Ah ! palsanguenne, monsieu, vaici bian du tintamarre ; votre fille s’en est enfuie avec son Liandre. C’étoit lui qui étoit l’apothicaire ; et v’là monsieu le médecin qui a fait cette belle opération-là.

    Géronte

    Comment ! m’assassiner de la façon ! Allons, un commissaire, et qu’on empêche qu’il ne sorte. Ah ! traître, je vous ferai punir par la justice.

    Lucas

    Ah ! par ma fi, monsieu le médecin, vous serez pendu : bougez de là seulement.

    Scène IX

    Martine, Sganarelle, Lucas

    Martine, à Lucas.

    Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu de peine à trouver ce logis Dites-moi un peu des nouvelles du médecin que je vous a donné.

    Lucas

    Le v’là qui va être pendu.

    Matine

    Quoi ! mon mari pendu ! Hélas ! et qu’a-t-il fait pour cela ?

    Lucas

    Il a fait enlever la fille de notre maître.

    Martine

    Hélas ! mon cher mari, est-il bien vrai qu’on te va pendre ?

    Sganarelle

    Tu vois. Ah !

    Martine

    Faut-il que tu te laisses mourir en présence de tant de gens ?

    Sganarelle

    Que veux-tu que j’y fasse ?

    Martine

    Encore, si tu avois achevé de couper notre bois, je prendrois quelque consolation.

    Sganarelle

    Retire-toi de là, tu me fends le cœur.

    Martine

    Non, je veux demeurer pour t’encourager à la mort ; et je ne te quitterai point que je ne t’aie vu pendu.

    Sganarelle

    Ah !

    Scène X

    Géronte, Sganarelle, Martine

    Géronte, à Sganarelle.

    Le commissaire viendra bientôt, et l’on s’en va vous mettre en lieu où l’on me répondra de vous.

    Sganarelle, à genoux, le chapeau à la main.

    Hélas ! cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bâton ?

    Géronte

    Non, non ; la justice en ordonnera. Mais que vois-je ?

    Scène XI

    Géronte, Léandre, Lucinde, Sganarelle, Lucas, Martine

    Léandre

    Monsieur, je tiens faire paroître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n’est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, monsieur, c’est que je viens tout à l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mon oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.

    Géronte

    Monsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.

    Sgaarelle, à part.

    La médecine l’a échappé belle !

    Martine

    Puisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d’être médecin, car c’est moi qui t’ai procuré cet honneur.

    Sganarelle

    Oui ! c’est toi qui m’as procuré je ne sais combien de coups de bâton.

    Léandre, à Sganarelle.

    L’effet en est trop beau pour en garder du ressentiment.

    Sganarelle

    Soit. (à Martine.) Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu mas élevé : mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d’un médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire.

    Fin du Médecin malgré lui.

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