Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Jean Racine : Andromaque

    ANDROMAQUE, veuve d’Hector, captive de Pyrrhus.

    PYRRHUS, fils d’Achille roi d’Épire.

    ORESTE, fils d’Agamemnon.

    HERMIONE , fille d’Hélène, accordée avec Pyrrhus.

    PYLADE , ami d’Oreste.

    CLÉONE , confidente d’Hermione.

    CÉPHISE , confidente d’Andromaque.

    PHOENIX , gouverneur d’Achille, et ensuite de Pyrrhus.

    Suite d’Oreste.

    La scène est à Buthrot, ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Oreste, Pylade.

    ORESTE

    Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

    Ma fortune va prendre une face nouvelle :

    Et déjà son courroux semble s’être adouci,

    Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

    Qui l’eût dit ? Qu’un rivage à mes voeux si funeste,

    Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ;

    Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,

    À la Cour de Pyrrhus tu me serais rendu ?

    PYLADE

    J’en rends grâces au Ciel, qui m’arrêtant sans cesse,

    Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,

    Depuis le jour fatal que la fureur des eaux

    Presque aux yeux de l’Épire, écarta nos vaisseaux.

    Combien dans cet exil ai-je souffert d’alarmes,

    Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes ?

    Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger,

    Que ma triste amitié ne pouvait partager.

    Surtout je redoutais cette mélancolie

    Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.

    Je craignais que le Ciel, par un cruel secours,

    Ne vous offrît la mort, que vous cherchiez toujours.

    Mais je vous vois, Seigneur, et si j’ose le dire,

    Un destin plus heureux vous conduit en Épire.

    Le pompeux appareil qui suit ici vos pas,

    N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.

    ORESTE

    Hélas ! Qui peut savoir le destin qui m’amène ?

    L’amour me fait ici chercher une inhumaine.

    Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,

    Et si je viens chercher, ou la vie, ou la mort ?

    PYLADE

    Quoi ! Votre âme à l’amour en esclave asservie,

    Se repose sur lui du soin de votre vie ?

    Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,

    Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?

    Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,

    Vous prépare en Épire un sort plus favorable ?

    Honteux d’avoir poussé tant de voeux superflus,

    Vous l’abhorriez. Enfin, vous ne m’en parliez plus.

    Vous me trompiez, Seigneur.

    ORESTE

    Je me trompais moi-même.

    Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.

    T’ai-je jamais caché mon coeur et mes désirs?

    Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.

    Enfin quand Ménélas disposa de sa fille

    En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,

    Tu vis mon désespoir, et tu m’as vu depuis

    Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.

    Je te vis à regret en cet état funeste,

    Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,

    Toujours de ma fureur interrompre le cours,

    Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.

    Mais quand je me souvins, que parmi tant d’alarmes

    Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes,

    Tu sais de quel courroux mon coeur alors épris

    Voulut, en l’oubliant, punir tous ses mépris.

    Je fis croire, et je crus ma victoire certaine.

    Je pris tous mes transports pour des transports de haine ;

    Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,

    Je défiais ses yeux de me troubler jamais.

    Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.

    En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce ;

    Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés,

    Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés.

    J’y courus. Je pensai que la guerre, et la gloire,

    De soins plus importants rempliraient ma mémoire ;

    Que mes sens reprenant leur première vigueur,

    L’amour achèverait de sortir de mon coeur.

    Mais admire avec moi le sort dont la poursuite

    Me fait courir alors au piège que j’évite.

    J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus.

    Toute la Grèce éclate en murmures confus.

    On se plaint qu’oubliant son sang, et sa promesse,

    Il élève en sa Cour l’ennemi de la Grèce,

    Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils,

    Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.

    J’apprends que pour ravir son enfance au supplice,

    Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,

    Tandis qu’un autre enfant arraché de ses bras,

    Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

    On dit, que peu sensible aux charmes d’Hermione,

    Mon rival porte ailleurs son coeur et sa couronne ;

    Ménélas, sans le croire, en paraît affligé,

    Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé.

    Parmi les déplaisirs où son âme se noie,

    Il s’élève en la mienne une secrète joie.

    Je triomphe ; et pourtant je me flatte d’abord

    Que la seule vengeance excite ce transport.

    Mais l’ingrate en mon coeur reprit bientôt sa place,

    De mes feux mal éteints je reconnus la trace,

    Je sentis que ma haine allait finir son cours,

    Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours.

    Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.

    On m’envoie à Pyrrhus. J’entreprends ce voyage.

    Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras

    Cet enfant, dont la vie alarme tant d’États.

    Heureux si je pouvais dans l’ardeur qui me presse,

    Au lieu d’Astyanax lui ravir ma princesse !

    Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés,

    Des périls les plus grands puissent être troublés.

    Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine,

    Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne,

    J’aime, je viens chercher Hermione en ces lieux,

    La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.

    Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu’il fasse ?

    Dans sa Cour, dans son coeur, dis-moi ce qui se passe.

    Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?

    Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu’il m’a ravi ?

    PYLADE

    Je vous abuserais, si j’osais vous promettre

    Qu’entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre.

    Non que de sa conquête il paraisse flatté.

    Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté.

    Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine

    N’a payé jusqu’ici son amour que de haine ;

    Et chaque jour encore on lui voit tout tenter,

    Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.

    De son fils, qu’il lui cache, il menace la tête,

    Et fait couler des pleurs, qu’aussitôt il arrête.

    Hermione elle-même a vu plus de cent fois

    Cet amant irrité revenir sous ses lois,

    Et de ses voeux troublés lui rapportant l’hommage,

    Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.

    Ainsi n’attendez pas, que l’on puisse aujourd’hui

    Vous répondre d’un coeur si peu maître de lui.

    Il peut, Seigneur, il peut dans ce désordre extrême,

    Épouser ce qu’il hait et punir ce qu’il aime.

    ORESTE

    Mais dis-moi, de quel oeil Hermione peut voir

    Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir ?

    PYLADE

    Hermione, Seigneur, au moins en apparence,

    Semble de son amant dédaigner l’inconstance,

    Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur,

    Il la viendra presser de reprendre son coeur.

    Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes.

    Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.

    Toujours prête à partir, et demeurant toujours,

    Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.

    ORESTE

    Ah ! Si je le croyais, j’irais bientôt, Pylade,

    Me jeter…

    PYLADE

    Achevez, Seigneur, votre ambassade.

    Vous attendez le Roi. Parlez, et lui montrez

    Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.

    Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,

    Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.

    Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.

    Pressez. Demandez tout, pour ne rien obtenir.

    Il vient.

    ORESTE

    Hé bien, va donc disposer la cruelle

    À revoir un amant qui ne vient que pour elle.

    SCÈNE II

    Pyrrhus, Oreste, Phoenix.

    ORESTE

    Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,

    Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,

    Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie

    De voir le fils d’Achille, et le vainqueur de Troie.

    Oui. Comme ses exploits, nous admirons vos coups ;

    Hector tomba sous lui ; Troie expira sous vous ;

    Et vous avez montré, par une heureuse audace,

    Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.

    Mais ce qu’il n’eût point fait la Grèce avec douleur

    Vous voit du sang troyen relever le malheur,

    Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,

    D’une guerre si longue entretenir le reste.

    Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?

    Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.

    Son nom seul fait frémir nos veuves, et nos filles,

    Et dans toute la Grèce, il n’est point de familles,

    Qui ne demandent compte à ce malheureux fils,

    D’un père, ou d’un époux, qu’Hector leur a ravis.

    Et qui sait ce qu’un jour ce fils peut entreprendre ?

    Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,

    Tel qu’on a vu son père embraser nos vaisseaux,

    Et la flamme à la main, les suivre sur les eaux.

    Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense ?

    Vous-même de vos soins craignez la récompense,

    Et que dans votre sein ce serpent élevé

    Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.

    Enfin, de tous les Grecs satisfaites l’envie,

    Assurez leur vengeance, assurez votre vie.

    Perdez un ennemi d’autant plus dangereux,

    Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.

    PYRRHUS

    La Grèce en ma faveur est trop inquiétée,

    De soins plus importants je l’ai crue agitée,

    Seigneur, et sur le nom de son ambassadeur,

    J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur.

    Qui croirait en effet, qu’une telle entreprise

    Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise ;

    Qu’un peuple tout entier, tant de fois triomphant,

    N’eût daigné conspirer que la mort d’un enfant ?

    Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?

    La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?

    Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis

    D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis ?

    Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie,

    Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,

    Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,

    Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.

    Hécube, près d’Ulysse, acheva sa misère ;

    Cassandre, dans Argos, a suivi votre père.

    Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits ?

    Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?

    On craint, qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse :

    Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse.

    Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin.

    Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

    Je songe quelle était autrefois cette ville :

    Si superbe en remparts, en héros si fertile,

    Maîtresse de l’Asie, et je regarde enfin

    Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.

    Je ne vois que des tours, que la cendre a couvertes,

    Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,

    Un enfant dans les fers, et je ne puis songer

    Que Troie en cet état aspire à se venger.

    Ah ! Si du fils d’Hector la perte était jurée,

    Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?

    Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?

    Sous tant de morts, sous Troie il fallait l’accabler.

    Tout était juste alors. La vieillesse et l’enfance

    En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense.

    La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,

    Nous excitaient au meurtre, et confondaient nos coups.

    Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.

    Mais que ma cruauté survive à ma colère ?

    Que malgré la pitié dont je me sens saisir,

    Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?

    Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre proie,

    Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie,

    De mes inimitiés le cours est achevé,

    L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé.

    ORESTE

    Seigneur, vous savez trop, avec quel artifice

    Un faux Astyanax fut offert au supplice,

    Où le seul fils d’Hector devait être conduit.

    Ce n’est pas les Troyens, c’est Hector qu’on poursuit.

    Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père.

    Il a par trop de sang acheté leur colère.

    Ce n’est que dans le sien qu’elle peut expirer,

    Et jusque dans l’Épire il les peut attirer.

    Prévenez-les.

    PYRRHUS

    Non, non. J’y consens avec joie.

    Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie.

    Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus

    Le sang qui les fit vaincre, et celui des vaincus.

    Aussi bien ce n’est pas la première injustice,

    Dont la Grèce, d’Achille a payé le service.

    Hector en profita, Seigneur, et quelque jour

    Son fils en pourrait bien profiter à son tour.

    ORESTE

    Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?

    PYRRHUS

    Et je n’ai donc vaincu que pour dépendre d’elle ?

    ORESTE

    Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups ;

    Ses yeux s’opposeront entre son père et vous.

    PYRRHUS

    Hermione, Seigneur, peut m’être toujours chère,

    Je puis l’aimer, sans être esclave de son père.

    Et je saurai peut-être accorder quelque jour

    Les soins de ma grandeur, et ceux de mon amour.

    Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène.

    Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne.

    Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,

    Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.

    SCÈNE III

    Pyrrhus, Phoenix.

    PHOENIX

    Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse ?

    PYRRHUS

    On dit qu’il a longtemps brûlé pour la princesse.

    PHOENIX

    Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer,

    S’il lui rendait son coeur, s’il s’en faisait aimer !

    PYRRHUS

    Ah ! Qu’ils s’aiment, Phoenix, j’y consens. Qu’elle parte.

    Que charmés l’un de l’autre, ils retournent à Sparte.

    Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.

    Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui !

    PHOENIX

    Seigneur…

    PYRRHUS

    Une autre fois je t’ouvrirai mon âme,

    Andromaque paraît.

    SCÈNE IV

    Pyrrhus, Andromaque, Céphise.

    PYRRHUS

    Me cherchiez-vous, Madame ?

    Un espoir si charmant me serait-il permis ?

    ANDROMAQUE

    Je passais jusqu’aux lieux, où l’on garde mon fils.

    Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie

    Le seul bien qui me reste, et d’Hector et de Troie,

    J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui,

    Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui.

    PYRRHUS

    Ah, Madame ! Les Grecs, si j’en crois leurs alarmes,

    Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes.

    ANDROMAQUE

    Et quelle est cette peur dont leur coeur est frappé,

    Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ?

    PYRRHUS

    Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte.

    Ils redoutent son fils.

    ANDROMAQUE

    Digne objet de leur crainte !

    Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor

    Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector.

    PYRRHUS

    Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse.

    Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice.

    ANDROMAQUE

    Et vous prononcerez un arrêt si cruel ?

    Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?

    Hélas ! On ne craint point qu’il venge un jour son père.

    On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère.

    Il m’aurait tenu lieu d’un père, et d’un époux.

    Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.

    PYRRHUS

    Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.

    Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes ;

    Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,

    Demander votre fils, avec mille vaisseaux :

    Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,

    Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,

    Je ne balance point, je vole à son secours,

    Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.

    Mais parmi ces périls, où je cours pour vous plaire,

    Me refuserez-vous un regard moins sévère ?

    Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,

    Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?

    Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore

    Que vous accepterez un coeur qui vous adore ?

    En combattant pour vous, me sera-t-il permis

    De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

    ANDROMAQUE

    Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?

    Faut-il qu’un si grand coeur montre tant de faiblesse ?

    Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,

    Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?

    Captive, toujours triste, importune à moi-même,

    Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?

    Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés,

    Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?

    Non, non, d’un ennemi respecter la misère,

    Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,

    De cent peuples pour lui combattre la rigueur,

    Sans me faire payer son salut de mon coeur,

    Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile,

    Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

    PYRRHUS

    Hé quoi ? Votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?

    Peut-on haïr sans cesse ? Et punit-on toujours ?

    J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie

    Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.

    Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !

    Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !

    De combien de remords m’ont-ils rendu la proie ?

    Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.

    Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,

    Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,

    Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes…

    Hélas ! Fus-je jamais si cruel que vous l’êtes !

    Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir.

    Nos ennemis communs devraient nous réunir.

    Madame, dites-moi seulement que j’espère,

    Je vous rends votre fils, et je lui sers de père.

    Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens.

    J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.

    Animé d’un regard, je puis tout entreprendre.

    Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre.

    Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,

    Dans ses murs relevés couronner votre fils.

    ANDROMAQUE

    Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère.

    Je les lui promettais tant qu’a vécu son père.

    Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,

    Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector.

    À de moindres faveurs des malheureux prétendent,

    Seigneur. C’est un exil que mes pleurs vous demandent.

    Souffrez que loin des Grecs, et même loin de vous,

    J’aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.

    Votre amour contre nous allume trop de haine.

    Retournez, retournez à la fille d’Hélène.

    PYRRHUS

    Et le puis-je, Madame ? Ah, que vous me gênez !

    Comment lui rendre un coeur que vous me retenez ?

    Je sais que de mes voeux on lui promit l’empire.

    Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire.

    Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener,

    Vous pour porter des fers, elle pour en donner.

    Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?

    Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire,

    Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,

    Qu’elle est ici captive, et que vous y régnez ?

    Ah ! Qu’un seul des soupirs, que mon coeur vous envoie,

    S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie !

    ANDROMAQUE

    Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?

    Aurait-elle oublié vos services passés ?

    Troie, Hector, contre vous révoltent-ils son âme ?

    Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme ?

    Et quel époux encore ! Ah souvenir cruel !

    Sa mort seule a rendu votre père immortel.

    Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes ;

    Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes.

    PYRRHUS

    Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous obéir.

    Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.

    Oui, mes voeux ont trop loin poussé leur violence,

    Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence.

    Songez-y bien. Il faut désormais que mon coeur

    S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.

    Je n’épargnerai rien dans ma juste colère.

    Le fils me répondra des mépris de la mère,

    La Grèce le demande, et je ne prétends pas

    Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.

    ANDROMAQUE

    Hélas ! Il mourra donc. Il n’a pour sa défense,

    Que les pleurs de sa mère, et que son innocence.

    Et peut-être après tout, en l’état où je suis,

    Sa mort avancera la fin de mes ennuis.

    Je prolongeais pour lui ma vie, et ma misère.

    Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.

    Ainsi, tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,

    Nous vous…

    PYRRHUS

    Allez, Madame, allez voir votre fils.

    Peut-être en le voyant, votre amour plus timide

    Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.

    Pour savoir nos destins, j’irai vous retrouver.

    Madame, en l’embrassant, songez à le sauver.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Hermione, Cléone.

    HERMIONE

    Je fais ce que tu veux. Je consens qu’il me voie,

    Je lui veux bien encore accorder cette joie.

    Pylade va bientôt conduire ici ses pas.

    Mais si je m’en croyais, je ne le verrais pas.

    CLÉONE

    Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?

    Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste,

    Dont vous avez cent fois souhaité le retour,

    Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ?

    HERMIONE

    C’est cet amour payé de trop d’ingratitude,

    Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.

    Quelle honte pour moi ! Quel triomphe pour lui,

    De voir mon infortune égaler son ennui !

    Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?

    Elle me dédaignait, un autre l’abandonne.

    L’ingrate qui mettait son coeur à si haut prix,

    Apprend donc à son tour à souffrir des mépris ?

    Ah dieux !

    CLÉONE

    Ah ! Dissipez ces indignes alarmes.

    Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.

    Vous croyez qu’un amant vienne vous insulter ?

    Il vous rapporte un coeur qu’il n’a pu vous ôter.

    Mais vous ne dites point ce que vous mande un père.

    HERMIONE

    Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,

    À la mort du Troyen s’il ne veut consentir,

    Mon père avec les Grecs m’ordonne de partir.

    CLÉONE

    Hé bien, Madame, hé bien, écoutez donc Oreste.

    Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.

    Pour bien faire, il faudrait que vous le prévinssiez.

    Ne m’avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?

    HERMIONE

    Si je le hais Cléone ? Il y va de ma gloire,

    Après tant de bontés dont il perd la mémoire.

    Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir.

    Ah ! Je l’ai trop aimé pour ne le point haïr.

    CLÉONE

    Fuyez-le donc, Madame. Et puisqu’on vous adore…

    HERMIONE

    Ah ! Laisse à ma fureur le temps de croître encore.

    Contre mon ennemi laisse-moi m’assurer.

    Cléone, avec horreur je m’en veux séparer.

    Il n’y travaillera que trop bien, l’infidèle.

    CLÉONE

    Quoi ! Vous en attendez quelque injure nouvelle ?

    Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,

    Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?

    Après ce qu’il a fait, que saurait-il donc faire ?

    Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.

    HERMIONE

    Pourquoi veux-tu, Cruelle, irriter mes ennuis ?

    Je crains de me connaître, en l’état où je suis.

    De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire.

    Crois que je n’aime plus. Vante-moi ma victoire.

    Crois que dans son dépit mon coeur est endurci,

    Hélas ! Et s’il se peut, fais-le moi croire aussi.

    Tu veux que je le fuie. Hé bien, rien ne m’arrête.

    Allons. N’envions plus son indigne conquête.

    Que sur lui sa captive étende son pouvoir.

    Fuyons. Mais si l’ingrat rentrait dans son devoir !

    Si la foi dans son coeur retrouvait quelque place !

    S’il venait à mes pieds me demander sa grâce !

    Si sous mes lois, Amour, tu pouvais l’engager,

    S’il voulait !… Mais l’ingrat ne veut que m’outrager.

    Demeurons toutefois, pour troubler leur fortune.

    Prenons quelque plaisir à leur être importune.

    Ou le forçant de rompre un noeud si solennel,

    Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.

    J’ai déjà sur le fils attiré leur colère.

    Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère.

    Rendons-lui les tourments qu’elle me fait souffrir,

    Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse périr.

    CLÉONE

    Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes,

    Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes ?

    Et qu’un coeur accablé de tant de déplaisirs,

    De son persécuteur ait brigué les soupirs !

    Voyez si sa douleur en paraît soulagée.

    Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?

    Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté ?

    HERMIONE

    Hélas ! Pour mon malheur je l’ai trop écouté.

    Je n’ai point du silence affecté le mystère.

    Je croyais sans péril pouvoir être sincère.

    Et sans armer mes yeux d’un moment de rigueur,

    Je n’ai pour lui parler, consulté que mon coeur.

    Et qui ne se serait comme moi déclarée,

    Sur la foi d’une amour si saintement jurée ?

    Me voyait-il de l’oeil qu’il me voit aujourd’hui ?

    Tu t’en souviens encor, tout conspirait pour lui.

    Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,

    Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,

    Les exploits de son père, effacés par les siens,

    Ses feux que je croyais plus ardents que les miens,

    Mon coeur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,

    Avant qu’il me trahît, vous m’avez tous trahie.

    Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,

    Hermione est sensible, Oreste a des vertus.

    Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime ;

    Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.

    Allons. Qu’il vienne enfin.

    CLÉONE

    Madame, le voici.

    HERMIONE

    Ah ! Je ne croyais pas qu’il fût si près d’ici.

    SCÈNE II

    Hermione, Oreste, Cléone.

    HERMIONE

    Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de tendresse

    Vous fasse ici chercher une triste princesse ?

    Ou ne dois-je imputer qu’à votre seul devoir,

    L’heureux empressement qui vous porte à me voir ?

    ORESTE

    Tel est de mon amour l’aveuglement funeste.

    Vous le savez, Madame, et le destin d’Oreste

    Est de venir sans cesse adorer vos attraits,

    Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.

    Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,

    Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures,

    Je le sais ; j’en rougis. Mais j’atteste les Dieux,

    Témoins de la fureur de mes derniers adieux,

    Que j’ai couru partout, où ma perte certaine

    Dégageait mes serments, et finissait ma peine.

    J’ai mendié la mort chez des peuples cruels

    Qui n’apaisaient leurs dieux que du sang des mortels :

    Ils m’ont fermé leur temple, et ces peuples barbares

    De mon sang prodigué sont devenus avares.

    Enfin je viens à vous ; et je me vois réduit

    À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.

    Mon désespoir n’attend que leur indifférence,

    Ils n’ont qu’à m’interdire un reste d’espérance.

    Ils n’ont pour avancer cette mort où je cours,

    Qu’à me dire une fois ce qu’ils m’ont dit toujours.

    Voilà depuis un an le seul soin qui m’anime.

    Madame, c’est à vous de prendre une victime,

    Que les Scythes auraient dérobée à vos coups,

    Si j’en avais trouvé d’aussi cruels que vous.

    HERMIONE

    Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage.

    À des soins plus pressants la Grèce vous engage.

    Que parlez-vous du Scythe, et de mes cruautés ?

    Songez à tous ces rois que vous représentez.

    Faut-il que d’un transport leur vengeance dépende ?

    Est-ce le sang d’Oreste enfin qu’on vous demande ?

    Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.

    ORESTE

    Les refus de Pyrrhus m’ont assez dégagé,

    Madame, il me renvoie ; et quelque autre puissance

    Lui fait du fils d’Hector embrasser la défense.

    HERMIONE

    L’infidèle !

    ORESTE

    Ainsi donc tout prêt à le quitter,

    Sur mon propre destin je viens vous consulter.

    Déjà même je crois entendre la réponse

    Qu’en secret contre moi votre haine prononce.

    HERMIONE

    Hé quoi ? toujours injuste en vos tristes discours,

    De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours ?

    Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?

    J’ai passé dans l’Épire où j’étais reléguée ;

    Mon père l’ordonnait. Mais qui sait si depuis,

    Je n’ai point en secret partagé vos ennuis ?

    Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ?

    Que l’Épire jamais n’ait vu couler mes larmes ?

    Enfin, qui vous a dit, que malgré mon devoir,

    Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir ?

    ORESTE

    Souhaité de me voir ? Ah divine princesse…

    Mais de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?

    Ouvrez vos yeux. Songez qu’Oreste est devant vous,

    Oreste si longtemps l’objet de leur courroux.

    HERMIONE

    Oui, c’est vous dont l’amour naissant avec leurs charmes,

    Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes,

    Vous que mille vertus me forçaient d’estimer,

    Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais aimer.

    ORESTE

    Je vous entends. Tel est mon partage funeste.

    Le coeur est pour Pyrrhus et les voeux pour Oreste.

    HERMIONE

    Ah ! Ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus,

    Je vous haïrais trop.

    ORESTE

    Vous m’en aimeriez plus.

    Ah ! Que vous me verriez d’un regard bien contraire !

    Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;

    Et l’amour seul alors se faisant obéir,

    Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr.

    Ô dieux ! Tant de respects, une amitié si tendre…

    Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre !

    Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui,

    Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui.

    Car enfin il vous hait. Son âme ailleurs éprise

    N’a plus…

    HERMIONE

    Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise ?

    Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris ?

    Jugez-vous que ma vue inspire des mépris ?

    Qu’elle allume en un coeur des feux si peu durables ?

    Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.

    ORESTE

    Poursuivez. Il est beau de m’insulter ainsi.

    Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?

    Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?

    Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?

    Je les ai méprisés ? Ah ! Qu’ils voudraient bien voir

    Mon rival, comme moi, mépriser leur pouvoir.

    HERMIONE

    Que m’importe, Seigneur, sa haine, ou sa tendresse ?

    Allez contre un rebelle armer toute la Grèce.

    Rapportez-lui le prix de sa rébellion.

    Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.

    Allez. Après cela, direz-vous que je l’aime ?

    ORESTE

    Madame, faites plus, et venez-y vous-même.

    Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux ?

    Venez dans tous les coeurs faire parler vos yeux.

    Faisons de notre haine une commune attaque.

    HERMIONE

    Mais, Seigneur, cependant s’il épouse Andromaque ?

    ORESTE

    Hé Madame !

    HERMIONE

    Songez quelle honte pour nous,

    Si d’une Phrygienne il devenait l’époux.

    ORESTE

    Et vous le haïssez ? Avouez-le, Madame,

    L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme.

    Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,

    Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.

    HERMIONE

    Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue

    Répand sur mes discours le venin qui la tue,

    Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,

    Et croit qu’en moi la haine est un effort d’amour.

    Il faut donc m’expliquer. Vous agirez ensuite.

    Vous savez qu’en ces lieux mon devoir m’a conduite.

    Mon devoir m’y retient, et je n’en puis partir,

    Que mon père, ou Pyrrhus ne m’en fasse sortir.

    De la part de mon père allez lui faire entendre,

    Que l’ennemi des Grecs ne peut être son gendre.

    Du Troyen, ou de moi, faites-le décider :

    Qu’il songe qui des deux, il veut rendre, ou garder.

    Enfin qu’il me renvoie, ou bien qu’il vous le livre.

    Adieu, s’il y consent, je suis prête à vous suivre.

    SCÈNE III

    ORESTE, seul.

    Oui, oui, vous me suivrez, n’en doutez nullement.

    Je vous réponds déjà de son consentement.

    Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne,

    Il n’a devant les yeux que sa chère Troyenne ;

    Tout autre objet le blesse, et peut-être aujourd’hui

    Il n’attend qu’un prétexte à l’éloigner de lui.

    Nous n’avons qu’à parler. C’en est fait. Quelle joie

    D’enlever à l’Épire une si belle proie !

    Sauve tout ce qui reste et de Troie, et d’Hector.

    Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor,

    Épire, c’est assez qu’Hermione rendue

    Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.

    Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.

    Parlons. À tant d’attraits, Amour, ferme ses yeux.

    SCÈNE IV

    Pyrrhus, Oreste, Phoenix.

    PYRRHUS

    Je vous cherchais, Seigneur. Un peu de violence

    M’a fait de vos raisons combattre la puissance,

    Je l’avoue. Et depuis que je vous ai quitté,

    J’en ai senti la force, et connu l’équité.

    J’ai songé comme vous, qu’à la Grèce, à mon père,

    À moi-même en un mot je devenais contraire ;

    Que je relevais Troie, et rendais imparfait

    Tout ce qu’a fait Achille, et tout ce que j’ai fait.

    Je ne condamne plus un courroux légitime,

    Et l’on vous va, Seigneur, livrer votre victime.

    ORESTE

    Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,

    C’est acheter la paix du sang d’un malheureux.

    PYRRHUS

    Oui, mais je veux, Seigneur, l’assurer davantage.

    D’une éternelle paix Hermione est le gage.

    Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux

    N’attendît en ces lieux qu’un témoin tel que vous.

    Vous y représentez tous les Grecs et son père,

    Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son frère,

    Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain

    J’attends, avec la paix, son coeur de votre main.

    ORESTE

    Ah dieux !

    SCÈNE V

    Pyrrhus, Phoenix.

    PYRRHUS

    Hé bien, Phoenix, l’amour est-il le maître ?

    Tes yeux refusent-ils encor de me connaître !

    PHOENIX

    Ah ! Je vous reconnais, et ce juste courroux

    Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur vous rend à vous.

    Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile.

    C’est Pyrrhus. C’est le fils, et le rival d’Achille,

    Que la gloire à la fin ramène sous ses lois.

    Qui triomphe de Troie une seconde fois.

    PYRRHUS

    Dis plutôt qu’aujourd’hui commence ma victoire.

    D’aujourd’hui seulement je jouis de ma gloire,

    Et mon coeur aussi fier que tu l’as vu soumis,

    Croit avoir en l’amour vaincu mille ennemis.

    Considère, Phoenix, les troubles que j’évite,

    Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite,

    Que d’amis, de devoirs j’allais sacrifier,

    Quels périls… Un regard m’eût tout fait oublier.

    Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle.

    Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.

    PHOENIX

    Oui, je bénis, Seigneur, l’heureuse cruauté

    Qui vous rend…

    PYRRHUS

    Tu l’as vu comme elle m’a traité.

    Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,

    Que son fils me la dût renvoyer désarmée.

    J’allais voir le succès de ses embrassements.

    Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements.

    Sa misère l’aigrit. Et toujours plus farouche

    Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche.

    Vainement à son fils j’assurais mon secours,

    C’est Hector, disait-elle en l’embrassant toujours.

    Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace,

    C’est lui-même ; c’est toi, cher époux que j’embrasse.

    Et quelle est sa pensée ? Attend-elle en ce jour

    Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?

    PHOENIX

    Sans doute. C’est le prix que vous gardait l’ingrate.

    Mais laissez-la Seigneur.

    PYRRHUS

    Je vois ce qui la flatte.

    Sa beauté la rassure, et malgré mon courroux,

    L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.

    Je la verrais aux miens, Phoenix, d’un oeil tranquille.

    Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille.

    Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

    PHOENIX

    Commencez donc, Seigneur, à ne m’en parler plus.

    Allez voir Hermione, et content de lui plaire,

    Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère.

    Vous-même à cet hymen venez la disposer.

    Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ?

    Il ne l’aime que trop.

    PYRRHUS

    Crois-tu, si je l’épouse,

    Qu’Andromaque en son coeur n’en sera pas jalouse ?

    PHOENIX

    Quoi toujours Andromaque occupe votre esprit ?

    Que vous importe, ô Dieux ! Sa joie, ou son dépit ?

    Quel charme malgré vous vers elle vous attire ?

    PYRRHUS

    Non, je n’ai pas bien dit tout ce qu’il lui faut dire.

    Ma colère à ses yeux n’a paru qu’à demi.

    Elle ignore à quel point je suis son ennemi.

    Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,

    Et donner à ma haine une libre étendue.

    Viens voir tous ses attraits, Phoenix, humiliés.

    Allons.

    PHOENIX

    Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds.

    Allez, en lui jurant que votre âme l’adore,

    À de nouveaux mépris l’encourager encore.

    PYRRHUS

    Je le vois bien, tu crois que prêt à l’excuser,

    Mon coeur court après elle, et cherche à s’apaiser.

    PHOENIX

    Vous aimez, c’est assez.

    PYRRHUS

    Moi l’aimer ? une ingrate,

    Qui me hait d’autant plus que mon amour la flatte ?

    Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi ?

    Je puis perdre son fils ; peut-être je le dois.

    Étrangère… Que dis-je ? Esclave dans l’Épire,

    Je lui donne son fils, mon âme, mon Empire.

    Et je ne puis gagner dans son perfide coeur

    D’autre rang que celui de son persécuteur ?

    Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine.

    Il faut bien une fois justifier sa haine.

    J’abandonne son fils. Que de pleurs vont couler !

    De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler ?

    Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose !

    Elle en mourra, Phoenix, et j’en serai la cause.

    C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.

    PHOENIX

    Et pourquoi donc en faire éclater le dessein ?

    Que ne consultiez-vous tantôt votre faiblesse ?

    PYRRHUS

    Je t’entends. Mais excuse un reste de tendresse.

    Crains-tu pour ma colère un si faible combat ?

    D’un amour qui s’éteint c’est le dernier éclat.

    Allons. À tes conseils, Phoenix, je m’abandonne :

    Faut-il livrer son fils ? Faut-il voir Hermione ?

    PHOENIX

    Oui, voyez-la, Seigneur, et par des voeux soumis

    Protestez-lui…

    PYRRHUS

    Faisons tout ce que j’ai promis.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Oreste, Pylade.

    PYLADE

    Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.

    Je ne vous connais plus. Vous n’êtes plus vous-même.

    Souffrez…

    ORESTE

    Non, tes conseils ne sont plus de saison,

    Pylade ; je suis las d’écouter la raison.

    C’est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice.

    Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse.

    Le dessein en est pris, je le veux achever.

    Oui je le veux.

    PYLADE

    Hé bien il la faut enlever,

    J’y consens. Mais songez cependant où vous êtes.

    Que croira-t-on de vous à voir ce que vous faites ?

    Dissimulez. Calmez ce transport inquiet.

    Commandez à vos yeux de garder le secret.

    Ces gardes, cette Cour, l’air qui vous environne.

    Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione.

    À ses regards surtout cachez votre courroux.

    Ô dieux ! En cet état pourquoi la cherchiez-vous ?

    ORESTE

    Que sais-je ? De moi-même étais-je alors le maître ?

    La fureur m’emportait, et je venais peut-être

    Menacer à la fois l’ingrate et son amant.

    PYLADE

    Et quel était le fruit de cet emportement ?

    ORESTE

    Et quelle âme, dis-moi, ne serait éperdue

    Du coup dont ma raison vient d’être confondue ?

    Il épouse, dit-il, Hermione demain.

    Il veut pour m’honorer la tenir de ma main.

    Ah ! Plutôt cette main dans le sang du barbare…

    PYLADE

    Vous l’accusez, Seigneur, de ce destin bizarre ;

    Cependant, tourmenté de ses propres desseins,

    Il est peut-être à plaindre, autant que je vous plains.

    ORESTE

    Non, non, je le connais, mon désespoir le flatte.

    Sans moi, sans mon amour il dédaignait l’ingrate.

    Ses charmes jusque-là n’avaient pu le toucher.

    Le cruel ne la prend que pour me l’arracher.

    Ah dieux ! C’en était fait. Hermione gagnée

    Pour jamais de sa vue allait être éloignée.

    Son coeur entre l’amour et le dépit confus

    Pour se donner à moi n’attendait qu’un refus.

    Ses yeux s’ouvraient, Pylade. Elle écoutait Oreste.

    Lui parlait, le plaignait. Un mot eût fait le reste.

    PYLADE

    Vous le croyez.

    ORESTE

    Hé quoi ? Ce courroux enflammé

    Contre un ingrat…

    PYLADE

    Jamais il ne fut plus aimé.

    Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l’aurait accordée,

    Qu’un prétexte tout prêt ne l’eût pas retardée ?

    M’en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits,

    Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais.

    Quoi ? Votre amour se veut charger d’une furie

    Qui vous détestera, qui toute votre vie

    Regrettant un hymen tout prêt à s’achever,

    Voudra…

    ORESTE

    C’est pour cela que je veux l’enlever.

    Tout lui rirait, Pylade ; et moi, pour mon partage,

    Je n’emporterais donc qu’une inutile rage ?

    J’irais loin d’elle encor, tâcher de l’oublier ?

    Non, non, à mes tourments je veux l’associer.

    C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne.

    Je prétends qu’à mon tour l’inhumaine me craigne,

    Et que ses yeux cruels à pleurer condamnés,

    Me rendent tous les noms, que je leur ai donnés.

    PYLADE

    Voilà donc le succès qu’aura votre ambassade.

    Oreste ravisseur.

    ORESTE

    Et qu’importe, Pylade ?

    Quand nos États vengés jouiront de mes soins,

    L’ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ?

    Et que me servira que la Grèce m’admire,

    Tandis que je serai la fable de l’Épire ?

    Que veux-tu ? Mais s’il faut ne te rien déguiser,

    Mon innocence enfin commence à me peser.

    Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance

    Laisse le crime en paix, et poursuit l’innocence.

    De quelque part sur moi que je tourne les yeux,

    Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux.

    Méritons leur courroux, justifions leur haine,

    Et que le fruit du crime en précède la peine.

    Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi

    Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?

    Assez et trop longtemps mon amitié t’accable.

    Évite un malheureux, abandonne un coupable.

    Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit.

    Laisse-moi des périls dont j’attends tout le fruit.

    Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m’abandonne.

    Va-t’en.

    PYLADE

    Allons, Seigneur, enlevons Hermione.

    Au travers des périls un grand coeur se fait jour.

    Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?

    Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.

    Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle.

    Je sais de ce palais tous les détours obscurs.

    Vous voyez que la mer en vient battre les murs.

    Et cette nuit sans peine une secrète voie

    Jusqu’en votre vaisseau conduira votre proie.

    ORESTE

    J’abuse, cher ami, de ton trop d’amitié.

    Mais pardonne à des maux, dont toi seul as pitié.

    Excuse un malheureux, qui perd tout ce qu’il aime.

    Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.

    Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux…

    PYLADE

    Dissimulez, Seigneur, c’est tout ce que je veux,

    Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate.

    Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate.

    Oubliez votre amour. Elle vient, je la vois.

    ORESTE

    Va-t’en. Réponds-moi d’elle, et je réponds de moi.

    SCÈNE II

    Hermione, Oreste, Cléone.

    ORESTE

    Hé bien ? mes soins vous ont rendu votre conquête.

    J’ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s’apprête.

    HERMIONE

    On le dit. Et de plus, on vient de m’assurer

    Que vous ne me cherchiez que pour m’y préparer.

    ORESTE

    Et votre âme à ses voeux ne sera pas rebelle ?

    HERMIONE

    Qui l’eût cru, que Pyrrhus ne fût pas infidèle ?

    Que sa flamme attendrait si tard pour éclater ?

    Qu’il reviendrait à moi, quand je l’allais quitter ?

    Je veux croire avec vous, qu’il redoute la Grèce,

    Qu’il suit son intérêt plutôt que sa tendresse,

    Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus.

    ORESTE

    Non, Madame, il vous aime, et je n’en doute plus.

    Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?

    Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.

    HERMIONE

    Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foi.

    Lui ravirai-je un bien, qu’il ne tient pas de moi ?

    L’amour ne règle pas le sort d’une princesse.

    La gloire d’obéir est tout ce qu’on nous laisse.

    Cependant je partais, et vous avez pu voir

    Combien je relâchais pour vous de mon devoir.

    ORESTE

    Ah ! Que vous saviez bien, cruelle… Mais, Madame,

    Chacun peut à son choix disposer de son âme.

    La vôtre était à vous. J’espérais. Mais enfin

    Vous l’avez pu donner sans me faire un larcin.

    Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.

    Et pourquoi vous lasser d’une plainte importune ?

    Tel est votre devoir, je l’avoue. Et le mien

    Est de vous épargner un si triste entretien.

    SCÈNE III

    Hermione, Cléone.

    HERMIONE

    Attendais-tu, Cléone, un courroux si modeste ?

    CLÉONE

    La douleur qui se tait n’en est que plus funeste.

    Je le plains. D’autant plus qu’auteur de son ennui,

    Le coup qui l’a perdu n’est parti que de lui.

    Comptez depuis quel temps votre hymen se prépare.

    Il a parlé, Madame, et Pyrrhus se déclare.

    HERMIONE

    Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?

    Des peuples, qui dix ans ont fui devant Hector ?

    Qui cent fois effrayés de l’absence d’Achille,

    Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,

    Et qu’on verrait encor, sans l’appui de son fils,

    Redemander Hélène aux Troyens impunis.

    Non, Cléone, il n’est point ennemi de lui-même,

    Il veut tout ce qu’il fait, et s’il m’épouse, il m’aime.

    Mais qu’Oreste à son gré m’impute ses douleurs.

    N’avons-nous d’entretien que celui de ses pleurs ?

    Pyrrhus revient à nous. Hé bien, chère Cléone,

    Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?

    Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter

    Le nombre des exploits… Mais qui les peut compter ?

    Intrépide, et partout suivi de la victoire,

    Charmant, fidèle, enfin, rien ne manque à sa gloire.

    Songe…

    CLÉONE

    Dissimulez. Votre rivale en pleurs,

    Vient à vos pieds sans doute apporter ses douleurs.

    HERMIONE

    Dieux ! Ne puis-je à ma joie abandonner mon âme ?

    Sortons. Que lui dirais-je ?

    SCÈNE IV

    Andromaque, Hermione, Cléone, Céphise.

    ANDROMAQUE

    Où fuyez-vous, Madame ?

    N’est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux

    Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?

    Je ne viens point ici par de jalouses larmes,

    Vous envier un coeur, qui se rend à vos charmes.

    Par une main cruelle, hélas ! J’ai vu percer

    Le seul, où mes regards prétendaient s’adresser.

    Ma flamme par Hector fut jadis allumée,

    Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée.

    Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,

    Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour.

    Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,

    En quel trouble mortel son intérêt nous jette,

    Lorsque de tant de biens, qui pouvaient nous flatter,

    C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.

    Hélas ! Lorsque lassés de dix ans de misère,

    Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,

    J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui ;

    Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui.

    Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?

    Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.

    Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer,

    Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.

    HERMIONE

    Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,

    Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire.

    C’est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.

    S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?

    Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme.

    Faites-le prononcer, j’y souscrirai, Madame.

    SCÈNE V

    Andromaque, Céphise.

    ANDROMAQUE

    Quel mépris la cruelle attache à ses refus !

    CÉPHISE

    Je croirais ses conseils, et je verrais Pyrrhus.

    Un regard confondrait Hermione et la Grèce…

    Mais lui-même il vous cherche.

    SCÈNE VI

    Pyrrhus, Andromaque, Phoenix, Céphise.

    PYRRHUS, à Phoenix.

    Où donc est la princesse ?

    Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ?

    PHOENIX

    Je le croyais.

    ANDROMAQUE, à Céphise.

    Tu vois le pouvoir de mes yeux.

    PYRRHUS

    Que dit-elle, Phoenix ?

    ANDROMAQUE

    Hélas ! Tout m’abandonne.

    PHOENIX

    Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione.

    CÉPHISE

    Qu’attendez-vous ? Rompez ce silence obstiné.

    ANDROMAQUE

    Il a promis mon fils.

    CÉPHISE

    Il ne l’a pas donné.

    ANDROMAQUE

    Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue.

    PYRRHUS

    Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?

    Quel orgueil !

    ANDROMAQUE

    Je ne fais que l’irriter encor.

    Sortons.

    PYRRHUS

    Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.

    ANDROMAQUE

    Ah ! Seigneur, arrêtez. Que prétendez-vous faire ?

    Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.

    Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié.

    Dieux ! Ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ?

    Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?

    PYRRHUS

    Phoenix vous le dira, ma parole est donnée.

    ANDROMAQUE

    Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !

    PYRRHUS

    J’étais aveugle alors, mes yeux se sont ouverts.

    Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée.

    Mais vous ne l’avez pas seulement demandée.

    C’en est fait.

    ANDROMAQUE

    Ah ! Seigneur, vous entendiez assez

    Des soupirs, qui craignaient de se voir repoussés.

    Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune

    Ce reste de fierté, qui craint d’être importune.

    Vous ne l’ignorez pas, Andromaque sans vous

    N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.

    PYRRHUS

    Non, vous me haïssez. Et dans le fond de l’âme

    Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.

    Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,

    Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.

    La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble.

    Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.

    Jouissez à loisir d’un si noble courroux.

    Allons, Phoenix.

    ANDROMAQUE

    Allons rejoindre mon époux.

    CÉPHISE

    Madame…

    ANDROMAQUE

    Et que veux-tu que je lui dise encore ?

    Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?

    Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.

    J’ai vu mon père mort, et nos murs embrasés.

    J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,

    Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,

    Son fils seul avec moi réservé pour les fers.

    Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers.

    J’ai fait plus. Je me suis quelquefois consolée

    Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’eût exilée ;

    Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,

    Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois.

    J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.

    Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille.

    J’attendais de son fils encor plus de bonté.

    Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.

    Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime,

    Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.

    Ah ! S’il l’était assez, pour nous laisser du moins

    Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins ;

    Et que finissant là sa haine et nos misères,

    Il ne séparât point des dépouilles si chères !

    PYRRHUS

    Va m’attendre, Phoenix.

    SCÈNE VII

    Pyrrhus, Andromaque, Céphise.

    PYRRHUS, continue.

    Madame, demeurez.

    On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.

    Oui, je sens à regret, qu’en excitant vos larmes,

    Je ne fais contre moi que vous donner des armes.

    Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.

    Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux :

    Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,

    S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.

    Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?

    Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.

    À le sauver enfin, c’est moi qui vous convie.

    Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?

    Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?

    Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.

    Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,

    Combien je vais sur moi faire éclater de haines.

    Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,

    Au lieu de ma couronne, un éternel affront.

    Je vous conduis au temple, où son hymen s’apprête.

    Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.

    Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner.

    Je vous le dis, il faut ou périr, ou régner.

    Mon coeur désespéré d’un an d’ingratitude,

    Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.

    C’est craindre, menacer, et gémir trop longtemps.

    Je meurs, si je vous perds, mais je meurs si j’attends.

    Songez-y, je vous laisse, et je viendrai vous prendre,

    Pour vous mener au temple, où ce fils doit m’attendre.

    Et là vous me verrez soumis, ou furieux,

    Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.

    SCÈNE VIII

    Andromaque, Céphise.

    CÉPHISE

    Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce,

    De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

    ANDROMAQUE

    Hélas ! De quel effet tes discours sont suivis !

    Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.

    CÉPHISE

    Madame, à votre époux c’est être assez fidèle.

    Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle.

    Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

    ANDROMAQUE

    Quoi ? je lui donnerais Pyrrhus pour successeur ?

    CÉPHISE

    Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.

    Pensez-vous qu’après tout, ses mânes en rougissent ?

    Qu’il méprisât, Madame, un roi victorieux,

    Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux ;

    Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,

    Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,

    Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

    ANDROMAQUE

    Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?

    Dois-je oublier Hector privé de funérailles,

    Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?

    Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,

    Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ?

    Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,

    Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

    Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

    Entrant à la lueur de nos palais brûlants,

    Sur tous mes frères morts se faisant un passage,

    Et de sang tout couvert échauffant le carnage.

    Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

    Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.

    Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue.

    Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;

    Voilà par quels exploits il sut se couronner,

    Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.

    Non, je ne serai point complice de ses crimes.

    Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.

    Tous mes ressentiments lui seraient asservis.

    CÉPHISE

    Hé bien, allons donc voir expirer votre fils.

    On n’attend plus que vous. Vous frémissez, Madame.

    ANDROMAQUE

    Ah ! De quel souvenir viens-tu frapper mon âme !

    Quoi, Céphise, j’irai voir expirer encor

    Ce fils ma seule joie, et l’image d’Hector ?

    Ce fils que de sa flamme il me laissa pour gage ?

    Hélas ! Je m’en souviens : le jour que son courage

    Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,

    Il demanda son fils, et le prit dans ses bras.

    Chère épouse, dit-il, en essuyant mes larmes

    J’ignore quel succès le sort garde à mes armes,

    Je te laisse mon fils, pour gage de ma foi ;

    S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.

    Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,

    Montre au fils à quel point tu chérissais le père.

    Et je puis voir répandre un sang si précieux ?

    Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?

    Roi barbare ! Faut-il que mon crime l’entraîne ?

    Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?

    T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?

    S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?

    Mais cependant, mon fils, tu meurs, si je n’arrête

    Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.

    Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir ?

    Non tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.

    Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,

    Va le trouver pour moi.

    CÉPHISE

    Que faut-il que je dise ?

    ANDROMAQUE

    Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort…

    Crois-tu que dans son coeur il ait juré sa mort ?

    L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

    CÉPHISE

    Madame, il va bientôt revenir en furie.

    ANDROMAQUE

    Hé bien, va l’assurer…

    CÉPHISE

    De quoi ? De votre foi ?

    ANDROMAQUE

    Hélas ! Pour la promettre est-elle encore à moi ?

    Ô cendres d’un époux ! Ô Troyens ! Ô mon père !

    Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère !

    Allons.

    CÉPHISE

    Où donc, Madame ? Et que résolvez-vous ?

    ANDROMAQUE

    Allons, sur son tombeau consulter mon époux.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Andromaque, Céphise.

    CÉPHISE

    Ah ! Je n’en doute point. C’est votre époux Madame,

    C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme.

    Il veut que Troie encor se puisse relever,

    Avec cet heureux fils, qu’il vous fait conserver.

    Pyrrhus vous l’a promis. Vous venez de l’entendre,

    Madame, il n’attendait qu’un mot pour vous le rendre.

    Croyez en ses transports. Père, sceptre, alliés,

    Content de votre coeur, il met tout à vos pieds.

    Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine.

    Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?

    Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,

    Le soin de votre fils le touche autant que vous,

    Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde,

    Pour ne pas l’exposer lui-même il se hasarde.

    Mais tout s’apprête au temple. Et vous avez promis.

    ANDROMAQUE

    Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.

    CÉPHISE

    Madame, qui vous presse ? Il suffit que sa vue

    Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.

    Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,

    Et vos embrassements ne seront plus comptés.

    Quel plaisir d’élever un enfant, qu’on voit croître,

    Non plus comme un esclave élevé pour son maître,

    Mais pour voir avec lui renaître tant de rois !

    ANDROMAQUE

    Céphise, allons le voir pour la dernière fois.

    CÉPHISE

    Que dites-vous ? Ô Dieux !

    ANDROMAQUE

    Ô ! Ma chère Céphise,

    Ce n’est point avec toi que mon coeur se déguise.

    Ta foi dans mon malheur s’est montrée à mes yeux.

    Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connaissais mieux.

    Quoi donc, as-tu pensé qu’Andromaque infidèle,

    Pût trahir un époux qui croit revivre en elle,

    Et que de tant de morts réveillant la douleur,

    Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?

    Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ?

    Mais son fils périssait, il l’a fallu défendre.

    Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui,

    Il suffit. Je veux bien m’en reposer sur lui.

    Je sais quel est Pyrrhus. Violent, mais sincère,

    Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.

    Sur le courroux des Grecs je m’en repose encor,

    Leur haine va donner un père au fils d’Hector.

    Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,

    Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie.

    Je vais, en recevant sa foi sur les autels,

    L’engager à mon fils par des noeuds immortels.

    Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,

    D’une infidèle vie abrégera le reste,

    Et sauvant ma vertu, rendra ce que je dois

    À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.

    Voilà de mon amour l’innocent stratagème ;

    Voilà ce qu’un époux m’a commandé lui-même.

    J’irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.

    Céphise, c’est à toi de me fermer les yeux.

    CÉPHISE

    Ah ! Ne prétendez pas que je puisse survivre…

    ANDROMAQUE

    Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre.

    Je confie à tes soins mon unique trésor,

    Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.

    De l’espoir des Troyens seule dépositaire,

    Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.

    Veille auprès de Pyrrhus. Fais-lui garder sa foi.

    S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi.

    Fais-lui valoir l’hymen, où je me suis rangée ;

    Dis-lui, qu’avant ma mort je lui fus engagée,

    Que ses ressentiments doivent être effacés,

    Qu’en lui laissant mon fils c’est l’estimer assez.

    Fais connaître à mon fils les héros de sa race.

    Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.

    Dis-lui, par quels exploits leurs noms ont éclaté,

    Plutôt ce qu’ils ont fait, que ce qu’ils ont été.

    Parle-lui tous les jours des vertus de son père,

    Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.

    Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger,

    Nous lui laissons un maître, il le doit ménager.

    Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste.

    Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste.

    Et pour ce reste enfin j’ai moi-même en un jour,

    Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.

    CÉPHISE

    Hélas !

    ANDROMAQUE

    Ne me suis point, si ton coeur en alarmes,

    Prévoit qu’il ne pourra commander à tes larmes.

    On vient. Cache tes pleurs, Céphise, et souviens-toi

    Que le sort d’Andromaque est commis à ta foi.

    C’est Hermione. Allons, fuyons sa violence.

    SCÈNE II

    Hermione, Cléone.

    CLÉONE

    Non, je ne puis assez admirer ce silence.

    Vous vous taisez, Madame, et ce cruel mépris

    N’a pas du moindre trouble agité vos esprits ?

    Vous soutenez en paix une si rude attaque,

    Vous qu’on voyait frémir au seul nom d’Andromaque ?

    Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer

    Que Pyrrhus d’un regard la voulût honorer ?

    Il l’épouse. Il lui donne avec son diadème

    La foi, que vous venez de recevoir vous-même :

    Et votre bouche encor muette à tant d’ennui,

    N’a pas daigné s’ouvrir pour se plaindre de lui ?

    Ah ! Que je crains, Madame, un calme si funeste !

    Et qu’il vaudrait bien mieux…

    HERMIONE

    Fais-tu venir Oreste ?

    CLÉONE

    Il vient, Madame, il vient. Et vous pouvez juger

    Que bientôt à vos pieds il allait se ranger.

    Prêt à servir toujours sans espoir de salaire,

    Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.

    Mais il entre.

    SCÈNE III

    Oreste, Hermione, Cléone.

    ORESTE

    Ah Madame ! Est-il vrai qu’une fois

    Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?

    Ne m’a-t-on point flatté d’une fausse espérance ?

    Avez-vous en effet souhaité ma présence ?

    Croirai-je que vos yeux à la fin désarmés

    Veulent…

    HERMIONE

    Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez.

    ORESTE

    Si je vous aime ? Ô Dieux ! Mes serments, mes parjures,

    Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,

    Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,

    Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?

    HERMIONE

    Vengez-moi, je crois tout.

    ORESTE

    Hé bien allons, Madame.

    Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme.

    Prenons, en signalant mon bras et votre nom,

    Vous la place d’Hélène, et moi d’Agamemnon.

    De Troie en ce pays réveillons les misères,

    Et qu’on parle de nous ainsi que de nos pères.

    Partons, je suis tout prêt.

    HERMIONE

    Non, Seigneur, demeurons,

    Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.

    Quoi de mes ennemis couronnant l’insolence,

    J’irais attendre ailleurs une lente vengeance,

    Et je m’en remettrais au destin des combats,

    Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas ?

    Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.

    Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure.

    Tous vos retardements sont pour moi des refus.

    Courez au temple. Il faut immoler…

    ORESTE

    Qui ?

    HERMIONE

    Pyrrhus.

    ORESTE

    Pyrrhus, Madame ?

    HERMIONE

    Hé ! Quoi ? Votre haine chancelle ?

    Ah ! Courez, et craignez que je ne vous rappelle.

    N’alléguez point des droits que je veux oublier.

    Et ce n’est pas à vous à le justifier.

    ORESTE

    Moi, je l’excuserais ? Ah ! Vos bontés, Madame,

    Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.

    Vengeons-nous, j’y consens. Mais par d’autres chemins.

    Soyons ses ennemis, et non ses assassins.

    Faisons de sa ruine une juste conquête.

    Quoi pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête ?

    Et n’ai-je pris sur moi le soin de tout l’État,

    Que pour m’en acquitter par un assassinat ?

    Souffrez, au nom des Dieux, que la Grèce s’explique,

    Et qu’il meure chargé de la haine publique.

    Souvenez-vous qu’il règne, et qu’un front couronné…

    HERMIONE

    Ne vous suffit-il pas que je l’ai condamné ?

    Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée

    Demande une victime, à moi seule adressée ;

    Qu’Hermione est le prix d’un tyran opprimé,

    Que je le hais, enfin, Seigneur, que je l’aimai ?

    Je ne m’en cache point. L’ingrat m’avait su plaire,

    Soit qu’ainsi l’ordonnât mon amour, ou mon père ;

    N’importe. Mais enfin réglez-vous là-dessus.

    Malgré mes voeux, Seigneur, honteusement déçus,

    Malgré la juste horreur, que son crime me donne,

    Tant qu’il vivra, craignez que je ne lui pardonne.

    Doutez jusqu’à sa mort d’un courroux incertain,

    S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.

    ORESTE

    Hé bien, il faut le perdre, et prévenir sa grâce.

    Il faut… Mais cependant, que faut-il que je fasse ?

    Comment puis-je sitôt servir votre courroux ?

    Quel chemin jusqu’à lui peut conduire mes coups ?

    À peine suis-je encore arrivé dans l’Épire,

    Vous voulez par mes mains renverser un Empire,

    Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment,

    Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment.

    Aux yeux de tout son peuple, il faut que je l’opprime.

    Laissez-moi vers l’autel conduire ma victime.

    Je ne m’en défends plus. Et je ne veux qu’aller

    Reconnaître la place où je dois l’immoler.

    Cette nuit, je vous sers. Cette nuit je l’attaque.

    HERMIONE

    Mais cependant, ce jour il épouse Andromaque.

    Dans le temple déjà le trône est élevé.

    Ma honte est confirmée, et son crime achevé.

    Enfin qu’attendez-vous ? Il vous offre sa tête.

    Sans gardes, sans défense il marche à cette fête.

    Autour du fils d’Hector il les fait tous ranger.

    Il s’abandonne au bras qui me voudra venger.

    Voulez-vous, malgré lui, prendre soin de sa vie ?

    Armez avec vos Grecs, tous ceux qui m’ont suivie.

    Soulevez vos amis. Tous les miens sont à vous.

    Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.

    Mais quoi ? Déjà leur haine est égale à la mienne,

    Elle épargne à regret l’époux d’une Troyenne.

    Parlez. Mon ennemi ne vous peut échapper.

    Ou plutôt, il ne faut que les laisser frapper.

    Conduisez, ou suivez une fureur si belle.

    Revenez tout couvert du sang de l’infidèle.

    Allez, en cet état soyez sûr de mon coeur.

    ORESTE

    Mais, Madame, songez…

    HERMIONE

    Ah ! C’en est trop, Seigneur.

    Tant de raisonnements offensent ma colère.

    J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,

    Rendre Oreste content. Mais enfin je vois bien,

    Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.

    Partez, allez ailleurs vanter votre constance,

    Et me laissez ici le soin de ma vengeance.

    De mes lâches bontés mon courage est confus,

    Et c’est trop en un jour essuyer de refus.

    Je m’en vais seule au temple, où leur hymen s’apprête,

    Où vous n’osez aller mériter ma conquête.

    Là, de mon ennemi je saurai m’approcher.

    Je percerai le coeur que je n’ai pu toucher.

    Et mes sanglantes mains sur moi-même tournées,

    Aussitôt malgré lui joindront nos destinées,

    Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux

    De mourir avec lui, que de vivre avec vous.

    ORESTE

    Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,

    Madame, il ne mourra que de la main d’Oreste.

    Vos ennemis par moi vont vous être immolés.

    Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez.

    HERMIONE

    Allez. De votre sort laissez-moi la conduite.

    Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.

    SCÈNE IV

    Hermione, Cléone.

    CLÉONE

    Vous vous perdez, Madame. Et vous devez songer…

    HERMIONE

    Que je me perde, ou non, je songe à me venger,

    Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,

    Sur d’autres que sur moi, si je dois m’en remettre.

    Pyrrhus n’est pas coupable à ses yeux comme aux miens,

    Et je tiendrais mes coups bien plus sûrs que les siens.

    Quel plaisir, de venger moi-même mon injure,

    De retirer mon bras teint du sang du parjure,

    Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,

    De cacher ma rivale à ses regards mourants !

    Ah ! Si du moins Oreste, en punissant son crime,

    Lui laissait le regret de mourir ma victime !

    Va le trouver. Dis-lui qu’il apprenne à l’ingrat,

    Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État.

    Chère Cléone, cours. Ma vengeance est perdue,

    S’il ignore, en mourant, que c’est moi qui le tue.

    CLÉONE

    Je vous obéirai. Mais qu’est-ce que je vois ?

    Ô Dieux ! Qui l’aurait cru, Madame ? C’est le roi.

    HERMIONE

    Ah ! Cours après Oreste, et dis-lui, ma Cléone,

    Qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione.

    SCÈNE V

    Pyrrhus, Hermione, Phoenix.

    PYRRHUS

    Vous ne m’attendiez pas, Madame, et je vois bien

    Que mon abord ici trouble votre entretien.

    Je ne viens point armé d’un indigne artifice,

    D’un voile d’équité couvrir mon injustice.

    Il suffit que mon coeur me condamne tout bas,

    Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.

    J’épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j’avoue

    Que je vous ai promis la foi, que je lui voue.

    Un autre vous dirait que dans les champs troyens

    Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,

    Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre,

    Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre.

    Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis.

    Par mes ambassadeurs mon coeur vous fut promis.

    Loin de les révoquer, je voulus y souscrire.

    Je vous vis avec eux arriver en Épire.

    Et quoique d’un autre oeil l’éclat victorieux

    Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,

    Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle,

    Je voulus m’obstiner à vous être fidèle.

    Je vous reçus en reine, et jusques à ce jour

    J’ai cru que mes serments me tiendraient lieu d’amour.

    Mais cet amour l’emporte. Et par un coup funeste,

    Andromaque m’arrache un coeur qu’elle déteste.

    L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel

    Nous jurer, malgré nous, un amour immortel.

    Après cela, Madame, éclatez contre un traître,

    Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être.

    Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,

    Il me soulagera peut-être autant que vous.

    Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures,

    Je crains votre silence, et non pas vos injures;

    Et mon coeur soulevant mille secrets témoins,

    M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

    HERMIONE

    Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,

    J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.

    Et que voulant bien rompre un noeud si solennel,

    Vous vous abandonniez au crime en criminel.

    Est-il juste après tout, qu’un conquérant s’abaisse

    Sous la servile loi de garder sa promesse ?

    Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter.

    Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.

    Quoi, sans que ni serment, ni devoir vous retienne,

    Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ?

    Me quitter, me reprendre, et retourner encor

    De la fille d’Hélène, à la veuve d’Hector ?

    Couronner tour à tour l’esclave et la princesse,

    Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ?

    Tout cela part d’un coeur toujours maître de soi,

    D’un héros qui n’est point esclave de sa foi.

    Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être

    Prodiguer les doux noms de parjure, et de traître.

    Vous veniez de mon front observer la pâleur

    Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.

    Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie.

    Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie.

    Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,

    Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?

    Du vieux père d’Hector la valeur abattue

    Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,

    Tandis que dans son sein votre bras enfoncé

    Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ;

    Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée,

    De votre propre main Polyxène égorgée

    Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :

    Que peut-on refuser à ces généreux coups ?

    PYRRHUS

    Madame, je sais trop à quels excès de rage

    La vengeance d’Hélène emporta mon courage.

    Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé.

    Mais enfin je consens d’oublier le passé.

    Je rends grâces au Ciel, que votre indifférence

    De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence.

    Mon coeur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,

    Devait mieux vous connaître, et mieux s’examiner.

    Mes remords vous faisaient une injure mortelle,

    Il faut se croire aimé, pour se croire infidèle.

    Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers.

    J’ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.

    Nos coeurs n’étaient point faits dépendants l’un de l’autre.

    Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre.

    Rien ne vous engageait à m’aimer en effet.

    HERMIONE

    Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?

    J’ai dédaigné pour toi les voeux de tous nos princes.

    Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces.

    J’y suis encor, malgré tes infidélités,

    Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.

    Je leur ai commandé de cacher mon injure.

    J’attendais en secret le retour d’un parjure.

    J’ai cru que tôt ou tard à ton devoir rendu,

    Tu me rapporterais un coeur qui m’était dû.

    Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?

    Et même en ce moment où ta bouche cruelle

    Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,

    Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.

    Mais, Seigneur, s’il le faut, si le Ciel en colère

    Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,

    Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins

    Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.

    Pour la dernière fois je vous parle peut-être,

    Différez-le d’un jour, demain vous serez maître.

    Vous ne répondez point ? Perfide, je le vois :

    Tu comptes les moments que tu perds avec moi.

    Ton coeur impatient de revoir ta Troyenne,

    Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne.

    Tu lui parles du coeur, tu la cherches des yeux.

    Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux.

    Va lui jurer la foi, que tu m’avais jurée.

    Va profaner des Dieux la majesté sacrée.

    Ces Dieux, ces justes Dieux n’auront pas oublié,

    Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.

    Porte aux pieds des autels ce coeur qui m’abandonne.

    Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.

    SCÈNE VI

    Pyrrhus, Phoenix.

    PHOENIX

    Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger

    Une amante en fureur, qui cherche à se venger.

    Elle n’est en ces lieux que trop bien appuyée,

    La querelle des Grecs à la sienne est liée.

    Oreste l’aime encore. Et peut-être à ce prix…

    PYRRHUS

    Andromaque m’attend. Phoenix, garde son fils.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    HERMIONE, seule.

    Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?

    Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?

    Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.

    Ah ! Ne puis-je savoir si j’aime, ou si je hais ?

    Le cruel ! De quel oeil il m’a congédiée ?

    Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée.

    L’ai-je vu se troubler, et me plaindre un moment ?

    En ai-je pu tirer un seul gémissement ?

    Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,

    Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?

    Et je le plains encore ? Et pour comble d’ennui,

    Mon coeur, mon lâche coeur s’intéresse pour lui ?

    Je tremble au seul penser du coup qui le menace ?

    Et prête à me venger je lui fais déjà grâce ?

    Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux.

    Qu’il périsse. Aussi bien il ne vit plus pour nous.

    Le perfide triomphe, et se rit de ma rage.

    Il pense voir en pleurs dissiper cet orage.

    Il croit que toujours faible, et d’un coeur incertain,

    Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.

    Il juge encor de moi par mes bontés passées.

    Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées.

    Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas

    Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.

    Il me laisse, l’ingrat ! Cet embarras funeste.

    Non, non encore un coup, laissons agir Oreste.

    Qu’il meure, puisqu’enfin il a dû le prévoir,

    Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir.

    À le vouloir ? Hé quoi ? C’est donc moi qui l’ordonne ?

    Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?

    Ce prince, dont mon coeur se faisait autrefois,

    Avec tant de plaisir redire les exploits,

    À qui même en secret je m’étais destinée,

    Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée ?

    Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,

    Que pour venir si loin préparer son trépas ?

    L’assassiner, le perdre ? Ah ! Devant qu’il expire…

    SCÈNE II

    Hermione, Cléone.

    HERMIONE

    Ah ! Qu’ai-je fait, Cléone ? Et que viens-tu me dire ?

    Que fait Pyrrhus ?

    CLÉONE

    Il est au comble de ses voeux.

    Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.

    Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,

    Mener en conquérant sa nouvelle conquête,

    Et d’un oeil où brillaient sa joie et son espoir,

    S’enivrer, en marchant, du plaisir de la voir.

    Andromaque, au travers de mille cris de joie,

    Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie :

    Incapable toujours d’aimer et de haïr,

    Sans joie, et sans murmure elle semble obéir.

    HERMIONE

    Et l’ingrat ? Jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?

    Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?

    Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?

    N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?

    Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?

    L’ingrat a-t-il rougi, lorsqu’il t’a reconnue ?

    Son trouble avouait-il son infidélité ?

    A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

    CLÉONE

    Madame, il ne voit rien. Son salut, et sa gloire

    Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.

    Sans songer qui le suit, ennemis, ou sujets,

    Il poursuit seulement ses amoureux projets.

    Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,

    Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.

    Phoenix même en répond, qui l’a conduit exprès

    Dans un fort éloigné du temple et du palais.

    Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.

    HERMIONE

    Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?

    CLÉONE

    Oreste, avec ses Grecs, dans le temple est entré.

    HERMIONE

    Hé bien ? À me venger n’est-il pas préparé ?

    CLÉONE

    Je ne sais.

    HERMIONE

    Tu ne sais ? Quoi donc Oreste encore,

    Oreste me trahit ?

    CLÉONE

    Oreste vous adore.

    Mais de mille remords son esprit combattu

    Croit tantôt son amour, et tantôt sa vertu.

    Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème.

    Il respecte en Pyrrhus Achille, et Pyrrhus même.

    Il craint la Grèce, il craint l’Univers en courroux,

    Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.

    Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête.

    Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.

    Enfin il est entré, sans savoir dans son coeur,

    S’il en devait sortir coupable, ou spectateur.

    HERMIONE

    Non, non, il les verra triompher sans obstacle,

    Il se gardera bien de troubler ce spectacle.

    Je sais de quels remords son courage est atteint.

    Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.

    Quoi ? sans qu’elle employât une seule prière,

    Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?

    Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,

    Virent périr vingt rois, qu’ils ne connaissaient pas ?

    Et moi je ne prétends que la mort d’un parjure,

    Et je charge un amant du soin de mon injure ;

    Il peut me conquérir à ce prix, sans danger,

    Je me livre moi-même, et ne puis me venger ?

    Allons. C’est à moi seule, à me rendre justice :

    Que de cris de douleur le temple retentisse.

    De leur hymen fatal troublons l’événement,

    Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.

    Je ne choisirai point dans ce désordre extrême.

    Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.

    Je mourrai. Mais au moins ma mort me vengera,

    Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.

    SCÈNE III

    Oreste, Hermione, Cléone.

    ORESTE

    Madame, c’en est fait, et vous êtes servie.

    Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

    HERMIONE

    Il est mort ?

    ORESTE

    Il expire. Et nos Grecs irrités

    Ont lavé dans son sang ses infidélités.

    Je vous l’avais promis. Et quoique mon courage

    Se fît de ce complot une funeste image,

    J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés

    Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.

    Pyrrhus m’a reconnu. Mais sans changer de face,

    Il semblait que ma vue excitât son audace,

    Que tous les Grecs bravés en leur ambassadeur

    Dussent de son hymen relever la splendeur.

    Enfin avec transport prenant son diadème,

    Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même.

    « Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne, et ma foi,

    Andromaque, régnez sur l’Épire et sur moi.

    Je voue à votre fils une amitié de père,

    J’en atteste les Dieux, je le jure à sa mère.

    Pour tous mes ennemis je déclare les siens

    Et je le reconnais pour le roi des Troyens.

    À ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,

    Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage.

    L’infidèle s’est vu partout envelopper,

    Et je n’ai pu trouver de place pour frapper.

    Chacun se disputait la gloire de l’abattre.

    Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,

    Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober,

    Mais enfin à l’autel il est allé tomber.

    Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse

    Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,

    Et regagner le port, où bientôt nos amis

    Viendront couverts du sang, que je vous ai promis.

    HERMIONE

    Qu’ont-ils fait !

    ORESTE

    Pardonnez à leur impatience.

    Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.

    Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,

    Qu’il sentît en mourant qu’il expirait pour vous.

    Mais c’est moi, dont l’ardeur leur a servi d’exemple,

    Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,

    Madame, et vous pouvez justement vous flatter

    D’une mort, que leurs bras n’ont fait qu’exécuter.

    Vous seule avez poussé les coups…

    HERMIONE

    Tais-toi, perfide,

    Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.

    Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,

    Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.

    Barbare qu’as-tu fait ? Avec quelle furie

    As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?

    Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,

    Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?

    Mais parle. De son sort qui t’a rendu l’arbitre ?

    Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?

    Qui te l’a dit ?

    ORESTE

    Ô dieux ! Quoi ne m’avez-vous pas

    Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?

    HERMIONE

    Ah ! Fallait-il en croire une amante insensée ?

    Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?

    Et ne voyais-tu pas dans mes emportements,

    Que mon coeur démentait ma bouche à tous moments ?

    Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?

    N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire,

    Toi-même avant le coup me venir consulter,

    Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?

    Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?

    Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?

    Voilà de ton amour le détestable fruit.

    Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.

    C’est toi, dont l’ambassade à tous les deux fatale,

    L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.

    Nous le verrions encor nous partager ses soins,

    Il m’aimerait peut-être, il le feindrait du moins.

    Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire,

    Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son Empire,

    À toute ma famille. Et c’est assez pour moi,

    Traître, qu’elle ait produit un monstre comme toi.

    SCÈNE IV

    ORESTE, seul.

    Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?

    Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?

    Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.

    Est-ce Pyrrhus qui meurt ? Et suis-je Oreste enfin ?

    Quoi ? J’étouffe en mon coeur la raison qui m’éclaire.

    J’assassine à regret un roi que je révère.

    Je viole en un jour les droits des souverains,

    Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains ;

    Ceux même des autels, où ma fureur l’assiège.

    Je deviens parricide, assassin, sacrilège.

    Pour qui ? Pour une ingrate, à qui je le promets ;

    Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,

    Dont j’épouse la rage. Et quand je l’ai servie,

    Elle me redemande et son sang et sa vie !

    Elle l’aime ! Et je suis un monstre furieux !

    Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux,

    Et l’ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire

    Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire.

    SCÈNE V

    Oreste, Pylade, Soldats d’Oreste.

    PYLADE

    Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais,

    Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.

    Nos Grecs pour un moment en défendent la porte.

    Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.

    Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis,

    Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.

    Andromaque elle-même à Pyrrhus si rebelle,

    Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,

    Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous

    Veut venger Troie encore, et son premier époux.

    Allons. N’attendons pas que l’on nous environne,

    Nos Grecs nous rejoindront. Et tandis qu’Hermione

    Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,

    Voilà notre chemin, sortons en sûreté.

    ORESTE

    Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre,

    À son dernier arrêt, je ne puis plus survivre :

    Partez, j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

    PYLADE

    Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.

    Quoi ! Toujours l’instrument, et l’objet de sa rage

    Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?

    Et parce qu’elle meurt, faut-il que vous mouriez ?

    ORESTE

    Elle meurt ? Dieux ! Qu’entends-je ?

    PYLADE

    Hé quoi ? vous l’ignoriez ?

    En rentrant dans ces lieux nous l’avons rencontrée,

    Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.

    Elle a trouvé Pyrrhus, porté sur des soldats,

    Que son sang excitait à venger son trépas.

    Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.

    Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue,

    Un poignard à la main, sur Pyrrhus se courber,

    Lever les yeux au Ciel, se frapper, et tomber.

    ORESTE

    Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance :

    Oui, je te loue, ô Ciel ! De ta persévérance.

    Appliqué sans relâche au soin de me punir,

    Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.

    Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;

    J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,

    Pour être du malheur un modèle accompli :

    Hé bien, je meurs content, et mon sort est rempli.

    Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,

    Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie :

    L’un et l’autre en mourant je les veux regarder.

    Réunissons trois coeurs qui n’ont pu s’accorder.

    Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?

    De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?

    Quelle horreur me saisit ? Grâce au Ciel, j’entrevois…

    Dieu ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

    PYLADE

    Ah Seigneur !

    ORESTE

    Quoi, Pyrrhus, je te rencontre encore ?

    Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?

    Percé de tant de coups comment t’es-tu sauvé ?

    Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.

    Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse ?

    Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?

    Dieux, quels affreux regards elle jette sur moi !

    Quels démons, quel serpents traîne-t-elle après soi ?

    Hé bien, filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?

    Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

    À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?

    Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?

    Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.

    Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione.

    L’ingrate mieux que vous saura me déchirer,

    Et je lui porte enfin mon coeur à dévorer.

    PYLADE

    Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse,

    Ménageons les moments que ce transport nous laisse.

    Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants,

    S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine : Alexandre le grand

    ALEXANDRE

    PORUS, roi dans les Indes.

    TAXILE, roi dans les Indes.

    AXIANE, reine d’une autre partie des Indes.

    CLÉOFILE, soeur de Taxile.

    ÉPHESTION

    SUITE D’ALEXANDRE

    La scène est sur le bord de l’Hydaspe, dans le camp de Taxile.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Taxile, Cléofile.

    CLÉOFILE

    Quoi ? Vous allez combattre un roi dont la puissance

    Semble forcer le ciel à prendre sa défense ;

    Sous qui toute l’Asie a vu tomber ses rois,

    Et qui tient la fortune attachée à ses lois ?

    Mon frère, ouvrez les yeux pour connaître Alexandre,

    Voyez de toutes parts les trônes mis en cendre,

    Les peuples asservis, et les rois enchaînés,

    Et prévenez les maux qui les ont entraînés.

    TAXILE

    Voulez-vous que frappé d’une crainte si basse,

    Je présente la tête au joug qui nous menace,

    Et que j’entende dire aux peuples indiens,

    Que j’ai forgé moi-même et leurs fers et les miens ?

    Quitterai-je Porus, trahirai-je ces princes,

    Que rassemble le soin d’affranchir nos provinces,

    Et qui sans balancer sur un si noble choix,

    Sauront également vivre ou mourir en rois ?

    En voyez-vous un seul, qui sans rien entreprendre

    Se laisse terrasser au seul nom d’Alexandre,

    Et le croyant déjà maître de l’univers,

    Aille esclave empressé lui demander des fers ?

    Loin de s’épouvanter à l’aspect de sa gloire,

    Ils l’attaqueront même au sein de la victoire.

    Et vous voulez, ma soeur, que Taxile aujourd’hui,

    Tout prêt à le combattre, implore son appui.

    CLÉOFILE

    Aussi n’est-ce qu’à vous que ce prince s’adresse,

    Pour votre amitié seule Alexandre s’empresse ;

    Quand la foudre s’allume et s’apprête à partir,

    Il s’efforce en secret de vous en garantir.

    TAXILE

    Pourquoi suis-je le seul que son courroux ménage ?

    De tous ceux que l’Hydaspe oppose à son courage,

    Ai-je mérité seul son indigne pitié ?

    Ne peut-il à Porus offrir son amitié ?

    Ah ! Sans doute il lui croit l’âme trop généreuse

    Pour écouter jamais une offre si honteuse,

    Il cherche une vertu qui lui résiste moins,

    Et peut-être il me croit plus digne de ses soins.

    CLÉOFILE

    Dites, sans l’accuser de chercher un esclave,

    Que de ses ennemis il vous croit le plus brave,

    Et qu’en vous arrachant les armes de la main,

    Il se promet du reste un triomphe certain.

    Son choix à votre nom n’imprime point de taches,

    Son amitié n’est point le partage des lâches ;

    Quoiqu’il brûle de voir tout l’univers soumis,

    On ne voit point d’esclave au rang de ses amis.

    Ah ! Si son amitié peut souiller votre gloire,

    Que ne m’épargniez-vous une tache si noire ?

    Vous connaissez les soins qu’il me rend tous les jours,

    Il ne tenait qu’à vous d’en arrêter le cours.

    Vous me voyez ici maîtresse de son âme,

    Cent messages secrets m’assurent de sa flamme,

    Pour venir jusqu’à moi ses soupirs embrasés

    Se font jour à travers de deux camps opposés.

    Au lieu de le haïr, au lieu de m’y contraindre,

    De mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre.

    Vous m’avez engagée à souffrir son amour,

    Et peut-être, mon frère, à l’aimer à mon tour.

    TAXILE

    Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos charmes,

    Forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes,

    Et sans que votre coeur doive s’en alarmer,

    Le vainqueur de l’Euphrate a pu vous désarmer.

    Mais l’État aujourd’hui suivra ma destinée,

    Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée,

    Et quoique vos conseils tâchent de me fléchir,

    Je dois demeurer libre afin de l’affranchir.

    Je sais l’inquiétude où ce dessein vous livre ;

    Mais comme vous, ma soeur, j’ai mon amour à suivre.

    Les beaux yeux d’Axiane, ennemis de la paix,

    Contre votre Alexandre arment tous leurs attraits.

    Reine de tous les coeurs, elle met tout en armes,

    Pour cette liberté que détruisent ses charmes,

    Elle rougit des fers qu’on apporte en ces lieux,

    Et n’y saurait souffrir de tyrans que ses yeux.

    Il faut servir, ma soeur, son illustre colère.

    Il faut aller…

    CLÉOFILE

    Hé bien, perdez-vous pour lui plaire !

    De ces tyrans si chers suivez l’arrêt fatal,

    Servez-les, ou plutôt servez votre rival.

    De vos propres lauriers souffrez qu’on le couronne,

    Combattez pour Porus, Axiane l’ordonne ;

    Et par de beaux exploits, appuyant sa rigueur,

    Assurez à Porus l’empire de son coeur.

    TAXILE

    Ah ! Ma soeur, croyez-vous que Porus…

    CLÉOFILE

    Mais vous-même,

    Doutez-vous en effet qu’Axiane ne l’aime ?

    Quoi, ne voyez-vous pas avec quelle chaleur,

    L’ingrate à vos yeux même étale sa valeur ?

    Quelque brave qu’on soit, si nous la voulons croire,

    Ce n’est qu’autour de lui que vole la Victoire ;

    Vous formeriez sans lui d’inutiles desseins,

    La liberté de l’Inde est toute entre ses mains.

    Sans lui déjà nos murs seraient réduits en cendre,

    Lui seul peut arrêter les progrès d’Alexandre :

    Elle se fait un dieu de ce prince charmant,

    Et vous doutez encor qu’elle en fasse un amant ?

    TAXILE

    Je tâchais d’en douter, cruelle Cléofile.

    Hélas ! Dans son erreur affermissez Taxile.

    Pourquoi lui peignez-vous cet objet odieux ?

    Aidez-le bien plutôt à démentir ses yeux.

    Dites-lui qu’Axiane est une beauté fière,

    Telle à tous les mortels qu’elle est à votre frère.

    Flattez de quelque espoir…

    CLÉOFILE

    Espérez, j’y consens :

    Mais n’espérez plus rien de vos soins impuissants.

    Pourquoi dans les combats chercher une conquête,

    Qu’à vous livrer lui-même Alexandre s’apprête ?

    Ce n’est pas contre lui qu’il la faut disputer,

    Porus est l’ennemi qui prétend vous l’ôter.

    Pour ne vanter que lui, l’injuste renommée

    Semble oublier les noms du reste de l’armée :

    Quoi qu’on fasse, lui seul en ravit tout l’éclat,

    Et comme ses sujets il vous mène au combat.

    Ah ! Si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l’être,

    Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître.

    Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers,

    Porus y viendra même avec tout l’univers.

    Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes ;

    Il laisse à votre front ces marques souveraines,

    Qu’un orgueilleux rival ose ici dédaigner.

    Porus vous fait servir, il vous fera régner.

    Au lieu que de Porus vous êtes la victime,

    Vous serez… Mais voici ce rival magnanime.

    TAXILE

    Ah ! Ma soeur, je me trouble, et mon coeur alarmé,

    En voyant mon rival, me dit qu’il est aimé.

    CLÉOFILE

    Le temps vous presse. Adieu. C’est à vous de vous rendre

    L’esclave de Porus, ou l’ami d’Alexandre.

    SCÈNE II

    Porus, Taxile.

    PORUS

    Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiers ennemis,

    Feront moins de progrès qu’ils ne s’étaient promis.

    Nos chefs et nos soldats brûlants d’impatience,

    Font lire sur leur front une mâle assurance ;

    Ils s’animent l’un l’autre, et nos moindres guerriers

    Se promettent déjà des moissons de lauriers.

    J’ai vu de rang en rang cette ardeur répandue,

    Par des cris généreux éclater à ma vue :

    Ils se plaignent qu’au lieu d’éprouver leur grand coeur,

    L’oisiveté d’un camp consume leur vigueur.

    Laisserons-nous languir tant d’illustres courages ?

    Notre ennemi, Seigneur, cherche ses avantages :

    Il se sent faible encore, et pour nous retenir

    Éphestion demande à nous entretenir.

    Et par de vains discours…

    TAXILE

    Seigneur, il faut l’entendre,

    Nous ignorons encor ce que veut Alexandre.

    Peut-être est-ce la paix qu’il nous veut présenter.

    PORUS

    La paix ! Ah de sa main pourriez-vous l’accepter ?

    Hé quoi ? Nous l’aurons vu par tant d’horribles guerres,

    Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres,

    Et le fer à la main entrer dans nos États,

    Pour attaquer des rois qui ne l’offensaient pas ?

    Nous l’aurons vu piller des provinces entières,

    Du sang de nos sujets faire enfler nos rivières,

    Et quand le ciel s’apprête à nous l’abandonner,

    J’attendrai qu’un tyran daigne nous pardonner ?

    TAXILE

    Ne dites point, Seigneur, que le ciel l’abandonne.

    D’un soin toujours égal sa faveur l’environne :

    Un roi qui fait trembler tant d’États sous ses lois,

    N’est pas un ennemi que méprisent les rois.

    PORUS

    Loin de le mépriser j’admire son courage,

    Je rends à sa valeur un légitime hommage.

    Mais je veux à mon tour mériter les tributs

    Que je me sens forcé de rendre à ses vertus.

    Oui je consens qu’au ciel on élève Alexandre;

    Mais si je puis, Seigneur, je l’en ferai descendre,

    Et j’irai l’attaquer jusque sur les autels

    Que lui dresse en tremblant le reste des mortels.

    C’est ainsi qu’Alexandre estima tous ces princes,

    Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces.

    Si son coeur dans l’Asie eût montré quelque effroi,

    Darius en mourant l’aurait-il vu son roi ?

    TAXILE

    Seigneur, si Darius avait su se connaître,

    Il régnerait encore où règne un autre maître.

    Cependant cet orgueil qui causa son trépas,

    Avait un fondement que vos mépris n’ont pas.

    La valeur d’Alexandre à peine était connue,

    Ce foudre était encore enfermé dans la nue.

    Dans un calme profond Darius endormi

    Ignorait jusqu’au nom d’un si faible ennemi.

    Il le connut bientôt, et son âme étonnée

    De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée ;

    Il se vit terrassé d’un bras victorieux,

    Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux.

    PORUS

    Mais encore à quel prix croyez-vous qu’Alexandre

    Mette l’indigne paix dont il veut vous surprendre ?

    Demandez-le, Seigneur, à cent peuples divers,

    Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers.

    Non, ne nous flattons point, sa douceur nous outrage.

    Toujours son amitié traîne un long esclavage :

    En vain on prétendrait n’obéir qu’à demi ;

    Si l’on n’est son esclave, on est son ennemi.

    TAXILE

    Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire,

    Par quelque vain hommage on peut le satisfaire.

    Flattons par des respects ce prince ambitieux,

    Que son bouillant orgueil appelle en d’autres lieux.

    C’est un torrent qui passe, et dont la violence

    Sur tout ce qui l’arrête exerce sa puissance ;

    Qui grossi du débris de cent peuples divers,

    Veut du bruit de son cours remplir tout l’univers.

    Que sert de l’irriter par un orgueil sauvage ?

    D’un favorable accueil honorons son passage,

    Et lui cédant des droits que nous reprendrons bien,

    Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien.

    PORUS

    Qui ne nous coûtent rien, Seigneur ? L’osez-vous croire ?

    Compterai-je pour rien la perte de ma gloire ?

    Votre empire, et le mien seraient trop achetés,

    S’ils coûtaient à Porus les moindres lâchetés.

    Mais croyez-vous qu’un prince enflé de tant d’audace,

    De son passage ici ne laissât point de trace ?

    Combien de rois brisés à ce funeste écueil,

    Ne règnent plus qu’autant qu’il plaît à son orgueil ?

    Nos couronnes d’abord devenant ses conquêtes,

    Tant que nous régnerions flotteraient sur nos têtes,

    Et nos sceptres en proie à ses moindres dédains,

    Dès qu’il aurait parlé tomberaient de nos mains.

    Ne dites point qu’il court de province en province,

    Jamais de ses liens il ne dégage un prince,

    Et pour mieux asservir les peuples sous ses lois,

    Souvent dans la poussière il leur cherche des rois.

    Mais ces indignes soins touchent peu mon courage,

    Votre seul intérêt m’inspire ce langage;

    Porus n’a point de part dans tout cet entretien,

    Et quand la gloire parle il n’écoute plus rien.

    TAXILE

    J’écoute comme vous ce que l’honneur m’inspire,

    Seigneur, mais il m’engage à sauver mon empire.

    PORUS

    Si vous voulez sauver l’un et l’autre aujourd’hui,

    Prévenons Alexandre, et marchons contre lui.

    TAXILE

    L’audace et le mépris sont d’infidèles guides.

    PORUS

    La honte suit de près les courages timides.

    TAXILE

    Le peuple aime les rois qui savent l’épargner.

    PORUS

    Il estime encor plus ceux qui savent régner.

    TAXILE

    Ces conseils ne plairont qu’à des âmes hautaines.

    PORUS

    Ils plairont à des rois, et peut-être à des reines.

    TAXILE

    La reine, à vous ouïr, n’a des yeux que pour vous.

    PORUS

    Un esclave est pour elle un objet de courroux.

    TAXILE

    Mais croyez-vous, Seigneur, que l’amour vous ordonne

    D’exposer avec vous son peuple et sa personne ?

    Non, non, sans vous flatter, avouez qu’en ce jour

    Vous suivez votre haine, et non pas votre amour.

    PORUS

    Hé bien, je l’avouerai, que ma juste colère

    Aime la guerre autant que la paix vous est chère.

    J’avouerai que brûlant d’une noble chaleur,

    Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur.

    Du bruit de ses exploits mon âme importunée

    Attend depuis longtemps cette heureuse journée.

    Avant qu’il me cherchât, un orgueil inquiet

    M’avait déjà rendu son ennemi secret.

    Dans le noble transport de cette jalousie,

    Je le trouvais trop lent à traverser l’Asie.

    Je l’attirais ici par des voeux si puissants,

    Que je portais envie au bonheur des Persans.

    Et maintenant encor s’il trompait mon courage,

    Pour sortir de ces lieux, s’il cherchait un passage,

    Vous me verriez moi-même armé pour l’arrêter,

    Lui refuser la paix qu’il nous veut présenter.

    TAXILE

    Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante

    Vous promet dans l’histoire une place éclatante ;

    Et sous ce grand dessein dussiez-vous succomber,

    Au moins c’est avec bruit qu’on vous verra tomber.

    La reine vient. Adieu. Vantez-lui votre zèle,

    Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d’elle.

    Pour moi je troublerais un si noble entretien,

    Et vos coeurs rougiraient des faiblesses du mien.

    SCÈNE III

    Porus, Axiane.

    AXIANE

    Quoi, Taxile me fuit ? Quelle cause inconnue…

    PORUS

    Il fait bien de cacher sa honte à votre vue,

    Et puisqu’il n’ose plus s’exposer aux hasards,

    De quel front pourrait-il soutenir vos regards ?

    Mais laissons-le, Madame et puisqu’il veut se rendre,

    Qu’il aille avec sa soeur adorer Alexandre.

    Retirons, nous d’un camp, où l’encens à la main

    Le fidèle Taxile attend son souverain.

    AXIANE

    Mais, Seigneur, que dit-il ?

    PORUS

    Il en fait trop paraître.

    Cet esclave déjà m’ose vanter son maître,

    Il veut que je le serve…

    AXIANE

    Ah ! Sans vous emporter,

    Souffrez que mes efforts tâchent de l’arrêter.

    Ses soupirs, malgré moi, m’assurent qu’il m’adore.

    Quoi qu’il en soit, souffrez que je lui parle encore,

    Et ne le forçons point par ce cruel mépris,

    D’achever un dessein qu’il peut n’avoir pas pris.

    PORUS

    Hé quoi, vous en doutez ? Et votre âme s’assure

    Sur la foi d’un amant infidèle, et parjure,

    Qui veut à son tyran vous livrer aujourd’hui,

    Et croit en vous donnant, vous obtenir de lui.

    Hé bien, aidez-le donc à vous trahir vous-même,

    Il vous peut arracher à mon amour extrême ;

    Mais il ne peut m’ôter par ses efforts jaloux,

    La gloire de combattre et de mourir pour vous.

    AXIANE

    Et vous croyez qu’après une telle insolence,

    Mon amitié, Seigneur, serait sa récompense ?

    Vous croyez que mon coeur s’engageant sous sa loi,

    Je souscrirais au don qu’on lui ferait de moi ?

    Pouvez-vous, sans rougir, m’accuser d’un tel crime ?

    Ai-je fait pour ce prince éclater tant d’estime ?

    Entre Taxile et vous, s’il fallait prononcer,

    Seigneur, le croyez-vous, qu’on me vît balancer ?

    Sais-je pas que Taxile est une âme incertaine,

    Que l’amour le retient quand la crainte l’entraîne ?

    Sais-je pas que sans moi sa timide valeur

    Succomberait bientôt aux ruses de sa soeur ?

    Vous savez qu’Alexandre en fit sa prisonnière,

    Et qu’enfin cette soeur retourna vers son frère,

    Mais je connus bientôt qu’elle avait entrepris

    De l’arrêter au piège où son coeur était pris.

    PORUS

    Et vous pouvez encor demeurer auprès d’elle ?

    Que n’abandonnez-vous cette soeur criminelle ?

    Pourquoi par tant de soins voulez-vous épargner

    Un prince…

    AXIANE

    C’est pour vous que je le veux gagner.

    Vous verrai-je accablé du soin de nos provinces,

    Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes ?

    Je vous veux dans Taxile offrir un défenseur,

    Qui combatte Alexandre en dépit de sa soeur.

    Que n’avez-vous pour moi cette ardeur empressée ?

    Mais d’un soin si commun votre âme est peu blessée ;

    Pourvu que ce grand coeur périsse noblement,

    Ce qui suivra sa mort le touche faiblement.

    Vous me voulez livrer sans secours, sans asile,

    Au courroux d’Alexandre, à l’amour de Taxile,

    Qui me traitant bientôt en superbe vainqueur,

    Pour prix de votre mort demandera mon coeur.

    Hé bien, Seigneur, allez. Contentez votre envie,

    Combattez, oubliez le soin de votre vie.

    Oubliez que le ciel favorable à vos voeux

    Vous préparait peut-être un sort assez heureux.

    Peut-être qu’à son tour Axiane charmée,

    Allait… Mais non, Seigneur, courez vers votre armée.

    Un si long entretien vous serait ennuyeux,

    Et c’est vous retenir trop longtemps en ces lieux.

    PORUS

    Ah ! Madame, arrêtez, et connaissez ma flamme,

    Ordonnez de mes jours, disposez de mon âme,

    La gloire y peut beaucoup, je ne m’en cache pas,

    Mais que n’y peuvent point tant de divins appas !

    Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre

    Vos soldats et les miens allaient tout entreprendre,

    Que c’était pour Porus un bonheur sans égal,

    De triompher tout seul aux yeux de son rival.

    Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine.

    Mon coeur met à vos pieds et sa gloire, et sa haine.

    AXIANE

    Ne craignez rien : ce coeur qui veut bien m’obéir,

    N’est pas entre des mains qui le puissent trahir.

    Non, je ne prétends pas jalouse de sa gloire,

    Arrêter un héros qui court à la victoire.

    Contre un fier ennemi précipitez vos pas,

    Mais de vos alliés ne vous séparez pas.

    Ménagez-les, Seigneur, et d’une âme tranquille

    Laissez agir mes soins sur l’esprit de Taxile ;

    Montrez en sa faveur des sentiments plus doux,

    Je le vais engager à combattre pour vous.

    PORUS

    Hé bien, Madame, allez, j’y consens avec joie.

    Voyons Éphestion, puisqu’il faut qu’on le voie.

    Mais sans perdre l’espoir de le suivre de près,

    J’attends Éphestion, et le combat après.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Cléofile, Éphestion.

    ÉPHESTION

    Oui, tandis que vos rois délibèrent ensemble,

    Et que tout se prépare au conseil qui s’assemble,

    Madame permettez que je vous parle aussi

    Des secrètes raisons qui m’amènent ici.

    Fidèle confident du beau feu de mon maître,

    Souffrez que je l’explique aux yeux qui l’ont fait naître,

    Et que pour ce héros, j’ose vous demander

    Le repos qu’à vos rois il veut bien accorder.

    Après tant de soupirs, que faut-il qu’il espère ?

    Attendez-vous encore après l’aveu d’un frère ?

    Voulez-vous que son coeur incertain et confus,

    Ne se donne jamais sans craindre vos refus ?

    Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre ?

    Faut-il donner la paix ? Faut-il faire la guerre ?

    Prononcez. Alexandre est tout prêt d’y courir,

    Ou pour vous mériter, ou pour vous conquérir.

    CLÉOFILE

    Puis-je croire qu’un prince, au comble de la gloire,

    De mes faibles attraits garde encor la mémoire ?

    Que traînant après lui la victoire et l’effroi

    Il se puisse abaisser à soupirer pour moi ?

    Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne,

    À de plus hauts desseins la gloire les entraîne,

    Et l’amour dans leurs coeurs interrompu, troublé,

    Sous le faix des lauriers est bientôt accablé.

    Tandis que ce héros me tint sa prisonnière,

    J’ai pu toucher son coeur d’une atteinte légère ;

    Mais je pense, Seigneur, qu’en rompant mes liens,

    Alexandre à son tour brisa bientôt les siens.

    ÉPHESTION

    Ah ! Si vous l’aviez vu brûlant d’impatience,

    Compter les tristes jours d’une si longue absence,

    Vous sauriez que l’amour précipitant ses pas,

    Il ne cherchait que vous en courant aux combats.

    C’est pour vous qu’on l’a vu, vainqueur de tant de princes,

    D’un cours impétueux traverser vos provinces.

    Et briser en passant sous l’effort de ses coups,

    Tout ce qui l’empêchait de s’approcher de vous.

    On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres,

    De ses retranchements il découvre les vôtres,

    Mais après tant d’exploits, ce timide vainqueur,

    Craint qu’il ne soit encor bien loin de votre coeur.

    Que lui sert de courir de contrée en contrée,

    S’il faut que de ce coeur vous lui fermiez l’entrée ?

    Si pour ne point répondre à de sincères voeux,

    Vous cherchez chaque jour à douter de ses feux ?

    Si votre esprit armé de mille défiances…

    CLÉOFILE

    Hélas ! De tels soupçons sont de faibles défenses,

    Et nos coeurs se formant mille soins superflus,

    Doutent toujours du bien qu’ils souhaitent le plus.

    Oui, puisque ce héros veut que j’ouvre mon âme,

    J’écoute avec plaisir le récit de sa flamme ;

    Je craignais que le temps n’en eût borné le cours,

    Je souhaite qu’il m’aime, et qu’il m’aime toujours.

    Je dis plus. Quand son bras força notre frontière,

    Et dans les murs d’Omphis m’arrêta prisonnière,

    Mon coeur qui le voyait maître de l’univers,

    Se consolait déjà de languir dans ses fers ;

    Et loin de murmurer contre un destin si rude,

    Il s’en fit, je l’avoue, une douce habitude,

    Et de sa liberté perdant le souvenir,

    Même en la demandant, craignait de l’obtenir.

    Jugez si son retour me doit combler de joie.

    Mais tout couvert de sang, veut-il que je le voie ?

    Est-ce comme ennemi qu’il se vient présenter,

    Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter ?

    ÉPHESTION

    Non, Madame, vaincu du pouvoir de vos charmes,

    Il suspend aujourd’hui la terreur de ses armes.

    Il présente la paix à des rois aveuglés,

    Et retire la main qui les eût accablés.

    Il craint que la victoire à ses voeux trop facile,

    Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile;

    Son courage sensible à vos justes douleurs,

    Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs.

    Favorisez les soins où son amour l’engage,

    Exemptez sa valeur d’un si triste avantage,

    Et disposez des rois qu’épargne son courroux,

    À recevoir un bien qu’ils ne doivent qu’à vous.

    CLÉOFILE

    N’en doutez point, Seigneur, mon âme inquiétée,

    D’une crainte si juste est sans cesse agitée.

    Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas,

    D’un ennemi si cher n’ensanglante le bras.

    Mais en vain je m’oppose à l’ardeur qui l’enflamme,

    Axiane et Porus tyrannisent son âme ;

    Les charmes d’une reine, et l’exemple d’un roi,

    Dès que je veux parler, s’élèvent contre moi.

    Que n’ai-je point à craindre en ce désordre extrême ?

    Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même.

    Je sais qu’en l’attaquant, cent rois se sont perdus,

    Je sais tous ses exploits ; mais je connais Porus.

    Nos peuples qu’on a vus triomphants à sa suite,

    Repousser les efforts du Persan et du Scythe,

    Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés,

    Vaincront à son exemple, ou périront vengés.

    Et je crains…

    ÉPHESTION

    Ah ! Quittez une crainte si vaine,

    Laissez courir Porus où son malheur l’entraîne ;

    Que l’Inde en sa faveur arme tous ses États,

    Et que le seul Taxile en détourne ses pas.

    Mais les voici.

    CLÉOFILE

    Seigneur, achevez votre ouvrage.

    Par vos sages conseils dissipez cet orage.

    Ou s’il faut qu’il éclate, au moins souvenez-vous

    De la faire tomber sur d’autres que sur nous.

    SCÈNE II

    Porus, Taxile, Éphestion.

    ÉPHESTION

    Avant que le combat qui menace vos têtes,

    Mette tous vos États au rang de nos conquêtes,

    Alexandre veut bien différer ses exploits,

    Et vous offrir la paix pour la dernière fois.

    Vos peuples prévenus de l’espoir qui vous flatte,

    Prétendaient arrêter le vainqueur de l’Euphrate ;

    Mais l’Hydaspe malgré tant d’escadrons épars,

    Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards.

    Vous les verriez plantés jusques sur vos tranchées,

    Et de sang et de morts vos campagnes jonchées,

    Si ce héros couvert de tant d’autres lauriers,

    N’eût lui-même arrêté l’ardeur de nos guerriers.

    Il ne vient point ici, souillé du sang des princes,

    D’un triomphe barbare effrayer vos provinces ;

    Et cherchant à briller d’une triste splendeur,

    Sur le tombeau des rois élever sa grandeur.

    Mais vous-mêmes trompés d’un vain espoir de gloire,

    N’allez point dans ses bras irriter la Victoire ;

    Et lorsque son courroux demeure suspendu,

    Princes, contentez-vous de l’avoir attendu.

    Ne différez point tant à lui rendre l’hommage,

    Que vos coeurs, malgré vous rendent à son courage,

    Et recevant l’appui que vous offre son bras,

    D’un si grand défenseur honorez vos États.

    Voilà ce qu’un grand roi veut bien vous faire entendre,

    Prêt à quitter le fer, et prêt à le reprendre.

    Vous savez son dessein. Choisissez aujourd’hui,

    Si vous voulez tout perdre, ou tenir tout de lui.

    TAXILE

    Seigneur, ne croyez point qu’une fierté barbare

    Nous fasse méconnaître une vertu si rare,

    Et que dans leur orgueil nos peuples affermis,

    Prétendent malgré vous être vos ennemis.

    Nous rendons ce qu’on doit aux illustres exemples,

    Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples.

    Des héros qui chez vous passaient pour des mortels,

    En venant parmi nous, ont trouvé des autels.

    Mais en vain l’on prétend chez des peuples si braves,

    Au lieu d’adorateurs, se faire des esclaves,

    Croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher,

    Ils refusent l’encens qu’on leur veut arracher.

    Assez d’autres États devenus vos conquêtes,

    De leurs rois sous le joug ont vu ployer les têtes.

    Après tous ces États qu’Alexandre a soumis,

    N’est-il pas temps, Seigneur, qu’il cherche des amis ?

    Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d’un maître,

    Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître.

    Ils ont, pour s’affranchir, les yeux toujours ouverts.

    Votre empire n’est plein que d’ennemis couverts.

    Ils pleurent en secret leurs rois sans diadèmes.

    Vos fers trop étendus se relâchent d’eux-mêmes ;

    Et déjà dans leur coeur les Scythes mutinés,

    Vont sortir de la chaîne, où vous nous destinez.

    Essayez, en prenant notre amitié pour gage,

    Ce que peut une foi qu’aucun serment n’engage ;

    Laissez un peuple au moins qui puisse quelquefois

    Applaudir sans contrainte au bruit de vos exploits.

    Je reçois à ce prix l’amitié d’Alexandre.

    Et je l’attends déjà, comme un roi doit attendre

    Un héros dont la gloire accompagne les pas,

    Qui peut tout sur mon coeur, et rien sur mes États.

    PORUS

    Je croyais, quand l’Hydaspe assemblant ses provinces

    Au secours de ses bords fit voler tous ses princes,

    Qu’il n’avait avec moi, dans des desseins si grands,

    Engagé que des rois ennemis des tyrans.

    Mais puisqu’un roi flattant la main qui nous menace,

    Parmi ses alliés brigue une indigne place,

    C’est à moi de répondre aux voeux de mon pays,

    Et de parler pour ceux que Taxile a trahis.

    Que vient chercher ici le roi qui vous envoie ?

    Quel est ce grand secours que son bras nous octroie ?

    De quel front ose-t-il prendre sous son appui

    Des peuples qui n’ont point d’autre ennemi que lui ?

    Avant que sa fureur ravageât tout le monde,

    L’Inde se reposait dans une paix profonde ;

    Et si quelques voisins en troublaient les douceurs,

    Il portait dans son sein d’assez bons défenseurs.

    Pourquoi nous attaquer ? Par quelle barbarie

    A-t-on de votre maître excité la furie ?

    Vit-on jamais chez lui nos peuples en courroux

    Désoler un pays inconnu parmi nous ?

    Faut-il que tant d’États, de déserts, de rivières,

    Soient entre nous et lui d’impuissantes barrières ?

    Et ne saurait-on vivre au bout de l’univers,

    Sans connaître son nom, et le poids de ses fers ?

    Quelle étrange valeur, qui ne cherchant qu’à nuire,

    Embrase tout, sitôt qu’elle commence à luire,

    Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison,

    Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison,

    Et que maître absolu de tous tant que nous sommes,

    Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes.

    Plus d’États, plus de rois. Ses sacrilèges mains

    Dessous un même joug rangent tous les humains.

    Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore.

    De tant de souverains nous seuls régnons encore.

    Mais que dis-je nous seuls ? Il ne reste que moi,

    Où l’on découvre encor les vestiges d’un roi.

    Mais c’est pour mon courage une illustre matière.

    Je vois d’un oeil content trembler la terre entière,

    Afin que par moi seul les mortels secourus,

    S’ils sont libres, le soient de la main de Porus,

    Et qu’on dise partout dans une paix profonde :

    « Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde,

    Mais un roi l’attendait au bout de l’univers,

    Par qui le monde entier a vu briser ses fers. »

    ÉPHESTION

    Votre projet du moins nous marque un grand courage.

    Mais, Seigneur, c’est bien tard s’opposer à l’orage.

    Si le monde penchant n’a plus que cet appui,

    Je le plains, et vous plains vous-même autant que lui.

    Je ne vous retiens point. Marchez contre mon maître,

    Je voudrais seulement qu’on vous l’eût fait connaître,

    Et que la Renommée eût voulu par pitié

    De ses exploits au moins vous conter la moitié.

    Vous verriez…

    PORUS

    Que verrais-je ? Et que pourrais-je apprendre

    Qui m’abaisse si fort au dessous d’Alexandre ?

    Serait-ce sans effort les Persans subjugués,

    Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?

    Quelle gloire en effet d’accabler la faiblesse

    D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse,

    D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,

    Qui gémissait sous l’or dont il était armé,

    Et qui tombant en foule, au lieu de se défendre,

    N’opposait que des morts au grand coeur d’Alexandre ?

    Les autres éblouis de ses moindres exploits

    Sont venus à genoux lui demander des lois,

    Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles,

    Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles.

    Mais nous, qui d’un autre oeil jugeons des conquérants,

    Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;

    Et de quelque façon qu’un esclave le nomme,

    Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.

    Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin,

    Il nous trouve partout les armes à la main.

    Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes.

    Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes,

    Plus de soins, plus d’assauts, et presque plus de temps

    Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.

    Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,

    L’or qui naît sous nos pas, ne corrompt point nos âmes.

    La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,

    Et le seul que mon coeur cherche à lui disputer.

    C’est elle…

    ÉPHESTION, en se levant.

    Et c’est aussi ce que cherche Alexandre.

    À de moindres objets son coeur ne peut descendre.

    C’est ce qui l’arrachant du sein de ses États,

    Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas,

    Et du plus ferme empire ébranlant les colonnes,

    Attaquer, conquérir, et donner les couronnes.

    Et puisque votre orgueil ose lui disputer

    La gloire du pardon qu’il vous fait présenter,

    Vos yeux dès aujourd’hui témoins de sa victoire,

    Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire.

    Bientôt le fer en main vous le verrez marcher.

    PORUS

    Allez donc, je l’attends, ou je le vais chercher.

    SCÈNE III

    Porus, Taxile.

    TAXILE

    Quoi vous voulez au gré de votre impatience…

    PORUS

    Non, je ne prétends point troubler votre alliance.

    Éphestion aigri seulement contre moi,

    De vos soumissions rendra compte à son roi.

    Les troupes d’Axiane à me suivre engagées

    Attendent le combat sous mes drapeaux rangées :

    De son trône et du mien je soutiendrai l’éclat,

    Et vous serez, Seigneur, le juge du combat.

    À moins que votre coeur animé d’un beau zèle

    De vos nouveaux amis n’embrasse la querelle.

    SCÈNE IV

    Axiane, Porus, Taxile.

    AXIANE, à Taxile.

    Ah ! que dit-on de vous, Seigneur ? Nos ennemis

    Se vantent que Taxile est à moitié soumis,

    Qu’il ne marchera point contre un roi qu’il respecte.

    TAXILE

    La foi d’un ennemi doit être un peu suspecte,

    Madame, avec le temps ils me connaîtront mieux.

    AXIANE

    Démentez-donc, Seigneur, ce bruit injurieux,

    De ceux qui l’ont semé confondez l’insolence.

    Allez comme Porus les forcer au silence,

    Et leur faire sentir par un juste courroux,

    Qu’ils n’ont point d’ennemi plus funeste que vous.

    TAXILE

    Madame, je m’en vais disposer mon armée.

    Écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée.

    Porus fait son devoir, et je ferai le mien.

    SCÈNE V

    Axiane, Porus.

    AXIANE

    Cette sombre froideur ne m’en dit pourtant rien,

    Lâche, et ce n’est point là, pour me le faire croire,

    La démarche d’un roi qui court à la victoire.

    Il n’en faut plus douter. Et nous sommes trahis.

    Il immole à sa soeur sa gloire et son pays,

    Et sa haine, Seigneur, qui cherche à vous abattre

    Attend pour éclater que vous alliez combattre.

    PORUS

    Madame, en le perdant je perds un faible appui,

    Je le connaissais trop pour m’assurer sur lui.

    Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance.

    Je craignais beaucoup plus sa molle résistance.

    Un traître en nous quittant pour complaire à sa soeur,

    Nous affaiblit bien moins qu’un lâche défenseur.

    AXIANE

    Et cependant, Seigneur, qu’allez-vous entreprendre ?

    Vous marchez sans compter les forces d’Alexandre.

    Et courant presque seul au-devant de leurs coups,

    Contre tant d’ennemis vous n’opposez que vous.

    PORUS

    Hé quoi ? Voudriez-vous qu’à l’exemple d’un traître,

    Ma frayeur conspirât à vous donner un maître ?

    Que Porus dans un camp se laissant arrêter,

    Refusât le combat qu’il vient de présenter ?

    Non, non, je n’en crois rien. Je connais mieux, Madame,

    Le beau feu que la gloire allume dans votre âme.

    C’est vous, je m’en souviens, dont les puissants appas

    Excitaient tous nos rois, les traînaient aux combats,

    Et de qui la fierté refusant de se rendre

    Ne voulait pour amant qu’un vainqueur d’Alexandre.

    Il faut vaincre, et j’y cours, bien moins pour éviter

    Le titre de captif, que pour le mériter.

    Oui, Madame, je vais dans l’ardeur qui m’entraîne

    Victorieux ou mort mériter votre chaîne.

    Et puisque mes soupirs s’expliquaient vainement

    À ce coeur que la gloire occupe seulement,

    Je m’en vais par l’éclat qu’une victoire donne

    Attacher de si près la gloire à ma personne,

    Que je pourrai peut-être amener votre coeur,

    De l’amour de la gloire à l’amour du vainqueur.

    AXIANE

    Hé bien, Seigneur, allez. Taxile aura peut-être

    Des sujets dans son camp plus braves que leur maître.

    Je vais les exciter par un dernier effort.

    Après dans votre camp j’attendrai votre sort.

    Ne vous informez point de l’état de mon âme.

    Triomphez et vivez.

    PORUS

    Qu’attendez-vous, Madame ?

    Pourquoi dès ce moment ne puis-je pas savoir

    Si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir ?

    Voulez-vous (car le sort, adorable Axiane,

    À ne vous plus revoir peut-être me condamne)

    Voulez-vous qu’en mourant, un prince infortuné

    Ignore à quelle gloire il était destiné ?

    Parlez.

    AXIANE

    Que vous dirai-je ?

    PORUS

    Ah, divine Princesse,

    Si vous sentiez pour moi quelque heureuse faiblesse,

    Ce coeur qui me promet tant d’estime en ce jour

    Me pourrait bien encor promettre un peu d’amour.

    Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre ?

    Peut-il…

    AXIANE

    Allez, Seigneur, marchez contre Alexandre.

    La victoire est à vous, si ce fameux vainqueur

    Ne se défend pas mieux contre vous que mon coeur.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Axiane, Cléofile.

    AXIANE

    Quoi, Madame, en ces lieux on me tient enfermée ?

    Je ne puis au combat voir marcher mon armée ?

    Et commençant par moi sa noire trahison,

    Taxile de son camp me fait une prison ?

    C’est donc là cette ardeur qu’il me faisait paraître ?

    Cet humble adorateur se déclare mon maître :

    Et déjà son amour lassé de ma rigueur

    Captive ma personne au défaut de mon coeur ?

    CLÉOFILE

    Expliquez mieux les soins, et les justes alarmes

    D’un roi qui pour vainqueur ne connaît que vos charmes,

    Et regardez, Madame, avec plus de bonté

    L’ardeur qui l’intéresse à votre sûreté.

    Tandis qu’autour de nous deux puissantes armées

    D’une égale chaleur au combat animées,

    De leur fureur partout font voler les éclats,

    De quel autre côté conduiriez-vous vos pas ?

    Où pourriez-vous ailleurs éviter la tempête ?

    Un plein calme en ces lieux assure votre tête.

    Tout est tranquille…

    AXIANE

    Et c’est cette tranquillité

    Dont je ne puis souffrir l’indigne sûreté.

    Quoi, lorsque mes sujets mourant dans une plaine,

    Sur les pas de Porus combattent pour leur reine,

    Qu’au prix de tout leur sang ils signalent leur foi,

    Que le cri des mourants vient presque jusqu’à moi,

    On me parle de paix ? Et le camp de Taxile

    Garde dans ce désordre une assiette tranquille ;

    On flatte ma douleur d’un calme injurieux,

    Sur des objets de joie on arrête mes yeux ?

    CLÉOFILE

    Madame, voulez-vous que l’amour de mon frère

    Abandonne aux périls une tête si chère ?

    Il sait trop les hasards…

    AXIANE

    Et pour m’en détourner

    Ce généreux amant me fait emprisonner ?

    Et tandis que pour moi son rival se hasarde,

    Sa paisible valeur me sert ici de garde ?

    CLÉOFILE

    Que Porus est heureux ! Le moindre éloignement

    À votre impatience est un cruel tourment.

    Et si l’on vous croyait, le soin qui vous travaille

    Vous le ferait chercher jusqu’au champ de bataille.

    AXIANE

    Je ferais plus, Madame. Un mouvement si beau

    Me le ferait chercher jusque dans le tombeau,

    Perdre tous mes États, et voir d’un oeil tranquille

    Alexandre en payer le coeur de Cléofile.

    CLÉOFILE

    Si vous cherchez Porus, pourquoi m’abandonner ?

    Alexandre en ces lieux pourra le ramener.

    Permettez que veillant au soin de votre tête,

    À cet heureux amant l’on garde sa conquête.

    AXIANE

    Vous triomphez, Madame, et déjà votre coeur

    Vole vers Alexandre, et le nomme vainqueur.

    Mais sur la seule foi d’un amour qui vous flatte,

    Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate.

    Vous poussez un peu loin vos voeux précipités,

    Et vous croyez trop tôt ce que vous souhaitez.

    Oui, oui…

    CLÉOFILE

    Mon frère vient, et nous allons apprendre

    Qui de nous deux, Madame, aura pu se méprendre.

    AXIANE

    Ah ! Je n’en doute plus, et ce front satisfait

    Dit assez à mes yeux que Porus est défait.

    SCÈNE II

    Taxile, Axiane, Cléofile.

    TAXILE

    Madame, si Porus avec moins de colère

    Eût suivi les conseils d’une amitié sincère,

    Il m’aurait en effet épargné la douleur

    De vous venir moi-même annoncer son malheur.

    AXIANE

    Quoi Porus…

    TAXILE

    C’en est fait. Et sa valeur trompée

    Des maux que j’ai prévus se voit enveloppée.

    Ce n’est pas (car mon coeur respectant sa vertu

    N’accable point encore un rival abattu)

    Ce n’est point que son bras disputant la victoire

    N’en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ;

    Qu’elle-même attachée à ses faits éclatants

    Entre Alexandre et lui n’ait douté quelque temps.

    Mais enfin contre moi sa vaillance irritée

    Avec trop de chaleur s’était précipitée.

    J’ai vu ses bataillons rompus et renversés,

    Vos soldats en désordre, et les siens dispersés,

    Et lui-même à la fin entraîné dans leur fuite,

    Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite,

    Et de son vain courroux trop tard désabusé,

    Souhaiter le secours qu’il avait refusé.

    AXIANE

    Qu’il avait refusé ? Quoi donc ? Pour ta patrie,

    Ton indigne courage attend que l’on te prie ?

    Il faut donc malgré toi te traîner aux combats,

    Et te forcer toi-même à sauver tes États ?

    L’exemple de Porus, puisqu’il faut qu’on t’y porte,

    Dis-moi, n’était-ce pas une voix assez forte ?

    Ce héros en péril, ta maîtresse en danger,

    Tout l’État périssant n’a pu t’encourager ?

    Va, tu sers bien le maître à qui ta soeur te donne.

    Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne.

    Garde à tous les vaincus un traitement égal,

    Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.

    Aussi bien, c’en est fait. Sa disgrâce, et ton crime

    Ont placé dans mon coeur ce héros magnanime.

    Je l’adore, et je veux avant la fin du jour

    Déclarer à la fois ma haine, et mon amour,

    Lui vouer à tes yeux une amitié fidèle,

    Et te jurer aux siens une haine immortelle.

    Adieu, tu me connais. Aime-moi si tu veux.

    TAXILE

    Ah ! N’espérez de moi que de sincères voeux,

    Madame, n’attendez ni menaces ni chaînes,

    Alexandre sait mieux ce qu’on doit à des reines.

    Souffrez que sa douceur vous oblige à garder

    Un trône que Porus devait moins hasarder ;

    Et moi-même en aveugle on me verrait combattre

    La sacrilège main qui le voudrait abattre.

    AXIANE

    Quoi par l’un de vous deux mon sceptre raffermi,

    Deviendrait dans mes mains le don d’un ennemi ?

    Et sur mon propre trône on me verrait placée

    Par le même tyran qui m’en aurait chassée ?

    TAXILE

    Des reines et des rois vaincus par sa valeur,

    Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur.

    Voyez de Darius et la femme et la mère,

    L’une le traite en fils, l’autre le traite en frère.

    AXIANE

    Non, non, je ne sais point vendre mon amitié,

    Caresser un tyran, et régner par pitié.

    Penses-tu que j’imite une faible Persane ?

    Qu’à la cour d’Alexandre on retienne Axiane ?

    Et qu’avec mon vainqueur courant tout l’univers,

    J’aille vanter partout la douceur de ses fers ?

    S’il donne les États, qu’il te donne les nôtres.

    Qu’il te pare, s’il veut, des dépouilles des autres.

    Règne, Porus ni moi n’en serons point jaloux.

    Et tu seras encor plus esclave que nous.

    J’espère qu’Alexandre amoureux de sa gloire,

    Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire,

    S’en lavera bientôt par ton propre trépas.

    Des traîtres comme toi font souvent des ingrats ;

    Et de quelques faveurs que sa main t’éblouisse,

    Du perfide Bessus regarde le supplice.

    Adieu.

    SCÈNE III

    Taxile, Cléofile.

    CLÉOFILE

    Cédez, mon frère, à ce bouillant transport.

    Alexandre et le temps vous rendront le plus fort.

    Et cet âpre courroux, quoi qu’elle en puisse dire,

    Ne s’obstinera point au refus d’un empire.

    Maître de ses destins, vous l’êtes de son coeur.

    Mais dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur ?

    Quel traitement, mon frère, en devons-nous attendre ?

    Qu’a-t-il dit ?

    TAXILE

    Oui, ma soeur, j’ai vu votre Alexandre.

    D’abord ce jeune éclat, qu’on remarque en ses traits,

    M’a semblé démentir le nombre de ses faits.

    Mon coeur plein de son nom n’osait, je le confesse,

    Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse.

    Mais de ce même front l’héroïque fierté,

    Le feu de ses regards, sa haute majesté

    Font connaître Alexandre. Et certes son visage

    Porte de sa grandeur l’infaillible présage ;

    Et sa présence auguste appuyant ses projets

    Ses yeux comme son bras font partout des sujets.

    Il sortait du combat. Ébloui de sa gloire

    Je croyais dans ses yeux voir briller la Victoire.

    Toutefois à ma vue oubliant sa fierté,

    Il a fait à son tour éclater sa bonté.

    Ses transports ne m’ont point déguisé sa tendresse.

    Retournez, m’a-t-il dit, auprès de la princesse,

    Disposez ses beaux yeux à revoir un vainqueur

    Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son coeur.

    Il marche sur mes pas. Je n’ai rien à vous dire,

    Ma soeur, de votre sort je vous laisse l’empire,

    Je vous confie encor la conduite du mien.

    CLÉOFILE

    Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien.

    Tout va vous obéir, si le vainqueur m’écoute.

    TAXILE

    Je vais donc… Mais on vient. C’est lui-même sans doute.

    SCÈNE IV

    Alexandre, Taxile, Cléofile, Éphestion, Suite d’Alexandre.

    ALEXANDRE

    Allez, Éphestion. Que l’on cherche Porus,

    Qu’on épargne sa vie, et le sang des vaincus.

    SCÈNE V

    Alexandre, Taxile, Cléofile.

    ALEXANDRE, à Taxile.

    Seigneur, est-il donc vrai qu’une reine aveuglée

    Vous préfère d’un roi la valeur déréglée ?

    Mais ne le craignez point. Son empire est à vous.

    D’une ingrate à ce prix fléchissez le courroux.

    Maître de deux États, arbitre des siens mêmes,

    Allez avec vos voeux offrir trois diadèmes.

    TAXILE

    Ah ! C’en est trop, Seigneur, prodiguez un peu moins…

    ALEXANDRE

    Vous pourrez à loisir reconnaître mes soins.

    Ne tardez point. Allez où l’amour vous appelle,

    Et couronnez vos feux d’une palme si belle.

    SCÈNE VI

    Alexandre, Cléofile.

    ALEXANDRE

    Madame, à son amour je promets mon appui.

    Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui ?

    Si prodigue envers lui des fruits de la victoire,

    N’en aurai-je pour moi qu’une stérile gloire ?

    Les sceptres devant vous ou rendus ou donnés,

    De mes propres lauriers mes amis couronnés,

    Les biens que j’ai conquis répandus sur leurs têtes,

    Font voir que je soupire après d’autres conquêtes.

    Je vous avais promis que l’effort de mon bras

    M’approcherait bientôt de vos divins appas ;

    Mais dans ce même temps, souvenez-vous, Madame,

    Que vous me promettiez quelque place en votre âme.

    Je suis venu. L’amour a combattu pour moi.

    La Victoire elle-même a dégagé ma foi.

    Tout cède autour de vous. C’est à vous de vous rendre,

    Votre coeur l’a promis, voudra-t-il s’en défendre ?

    Et lui seul pourrait-il échapper aujourd’hui

    À l’ardeur d’un vainqueur qui ne cherche que lui ?

    CLÉOFILE

    Non, je ne prétends pas que ce coeur inflexible

    Garde seul contre vous le titre d’invincible.

    Je rends ce que je dois à l’éclat des vertus

    Qui tiennent sous vos pieds cent peuples abattus.

    Les Indiens domptés sont vos moindres ouvrages.

    Vous inspirez la crainte aux plus fermes courages.

    Et quand vous le voudrez, vos bontés à leur tour

    Dans les coeurs les plus durs inspireront l’amour.

    Mais, Seigneur, cet éclat, ces victoires, ces charmes,

    Me troublent bien souvent par de justes alarmes.

    Je crains que satisfait d’avoir conquis un coeur,

    Vous ne l’abandonniez à sa triste langueur ;

    Qu’insensible à l’ardeur que vous aurez causée,

    Votre âme ne dédaigne une conquête aisée.

    On attend peu d’amour d’un héros tel que vous.

    La gloire fit toujours vos transports les plus doux.

    Et peut-être, au moment que ce grand coeur soupire,

    La gloire de me vaincre est tout ce qu’il désire.

    ALEXANDRE

    Que vous connaissez mal les violents désirs

    D’un amour qui vers vous porte tous mes soupirs !

    J’avouerai qu’autrefois au milieu d’une armée

    Mon coeur ne soupirait que pour la Renommée,

    Les peuples et les rois devenus mes sujets,

    Étaient seuls à mes voeux d’assez dignes objets,

    Les beautés de la Perse à mes yeux présentées

    Aussi bien que ses rois ont paru surmontées.

    Mon coeur d’un fier mépris armé contre leurs traits,

    N’a pas du moindre hommage honoré leurs attraits.

    Amoureux de la gloire, et partout invincible,

    Il mettait son bonheur à paraître insensible.

    Mais hélas, que vos yeux ces aimables tyrans,

    Ont produit sur mon coeur des effets différents !

    Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’il souhaite,

    Il vient avec plaisir avouer sa défaite,

    Heureux ! Si votre coeur se laissant émouvoir,

    Vos beaux yeux à leur tour avouaient leur pouvoir.

    Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire ;

    Toujours de mes exploits me reprocher la gloire ?

    Comme si les beaux noeuds où vous me tenez pris,

    Ne devaient arrêter que de faibles esprits.

    Par des faits tout nouveaux, je m’en vais vous apprendre

    Tout ce que peut l’amour sur le coeur d’Alexandre.

    Maintenant que mon bras engagé sous vos lois

    Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois,

    J’irai rendre fameux par l’éclat de la guerre

    Des peuples inconnus au reste de la terre,

    Et vous faire dresser des autels en des lieux

    Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux.

    CLÉOFILE

    Oui, vous y traînerez la victoire captive,

    Mais je doute, Seigneur, que l’amour vous y suive ;

    Tant d’États, tant de mers qui vont nous désunir,

    M’effaceront bientôt de votre souvenir.

    Quand l’Océan troublé vous verra sur son onde,

    Achever quelque jour la conquête du monde ;

    Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux,

    Et la terre en tremblant se taire devant vous,

    Songerez-vous, Seigneur, qu’une jeune princesse,

    Au fond de ses États vous regrette sans cesse,

    Et rappelle en son coeur les moments bienheureux

    Où ce grand conquérant l’assurait de ses feux ?

    ALEXANDRE

    Hé quoi ? Vous croyez donc qu’à moi-même barbare

    J’abandonne en ces lieux une beauté si rare ?

    Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer

    Au trône de l’Asie où je vous veux placer ?

    CLÉOFILE

    Seigneur, vous le savez, je dépends de mon frère.

    ALEXANDRE

    Ah ! S’il disposait seul du bonheur que j’espère,

    Tout l’empire de l’Inde asservi sous ses lois

    Bientôt en ma faveur irait briguer son choix.

    CLÉOFILE

    Mon amitié pour lui n’est point intéressée.

    Apaisez seulement une reine offensée,

    Et ne permettez pas qu’un rival aujourd’hui

    Pour vous avoir bravé soit plus heureux que lui.

    ALEXANDRE

    Porus était sans doute un rival magnanime,

    Jamais tant de valeur n’attira mon estime.

    Dans l’ardeur du combat je l’ai vu, je l’ai joint,

    Et je puis dire encor qu’il ne m’évitait point.

    Nous nous cherchions l’un l’autre. Une fierté si belle

    Allait entre nous deux finir notre querelle,

    Lorsqu’un gros de soldats se jetant entre nous

    Nous a fait dans la foule ensevelir nos coups.

    SCÈNE VII

    Alexandre, Cléofile, Éphestion.

    ALEXANDRE

    Hé bien ramène-t-on ce prince téméraire ?

    ÉPHESTION

    On le cherche partout. Mais quoi qu’on puisse faire,

    Seigneur, jusques ici sa fuite ou son trépas

    Dérobe ce captif au soin de vos soldats.

    Mais un reste des siens entourés dans leur fuite,

    Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite,

    À nous vendre leur mort semblent se préparer.

    ALEXANDRE

    Désarmez les vaincus sans les désespérer.

    Madame, allons fléchir une fière princesse,

    Afin qu’à mon amour Taxile s’intéresse ;

    Et puisque mon repos doit dépendre du sien,

    Achevons son bonheur pour établir le mien.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    AXIANE, seule.

    N’entendrons-nous jamais que des cris de victoire,

    Qui de mes ennemis me reprochent la gloire ?

    Et ne pourrai-je au moins en de si grands malheurs

    M’entretenir moi seule avecque mes douleurs ?

    D’un odieux amant sans cesse poursuivie,

    On prétend malgré moi m’attacher à la vie.

    On m’observe, on me suit. Mais, Porus, ne crois pas

    Qu’on me puisse empêcher de courir sur tes pas.

    Sans doute à nos malheurs ton coeur n’a pu survivre,

    En vain tant de soldats s’arment pour te poursuivre,

    On te découvrirait au bruit de tes efforts,

    Et s’il te faut chercher ce n’est qu’entre les morts.

    Hélas ! En me quittant, ton ardeur redoublée

    Semblait prévoir les maux dont je suis accablée,

    Lorsque tes yeux aux miens découvrant ta langueur,

    Me demandaient quel rang tu tenais dans mon coeur ;

    Que sans t’inquiéter du succès de tes armes

    Le soin de ton amour te causait tant d’alarmes.

    Et pourquoi te cachais-je avec tant de détours

    Un secret si fatal au repos de tes jours ?

    Combien de fois tes yeux forçant ma résistance

    Mon coeur s’est-il vu prêt de rompre le silence ?

    Combien de fois sensible à tes ardents désirs

    M’est-il en ta présence échappé des soupirs ?

    Mais je voulais encor douter de ta victoire.

    J’expliquais mes soupirs en faveur de la gloire,

    Je croyais n’aimer qu’elle. Ah ! Pardonne, grand Roi,

    Je sens bien aujourd’hui que je n’aimais que toi.

    J’avouerai que la gloire eut sur moi quelque empire.

    Je te l’ai dit cent fois. Mais je devais te dire

    Que toi seul en effet m’engageas sous ses lois.

    J’appris à la connaître en voyant tes exploits;

    Et de quelque beau feu qu’elle m’eût enflammée,

    En un autre que toi je l’aurais moins aimée.

    Mais que sert de pousser des soupirs superflus,

    Qui se perdent en l’air et que tu n’entends plus ?

    Il est temps que mon âme au tombeau descendue,

    Te jure une amitié si longtemps attendue.

    Il est temps que mon coeur pour gage de sa foi

    Montre qu’il n’a pu vivre un moment après toi.

    Aussi bien penses-tu que je voulusse vivre

    Sous les lois d’un vainqueur à qui ta mort nous livre ?

    Je sais qu’il se dispose à me venir parler,

    Qu’en me rendant mon sceptre il veut me consoler.

    Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée

    À sa fausse douceur servira de trophée.

    Qu’il vienne. Il me verra toujours digne de toi

    Mourir en reine ainsi que tu mourus en roi.

    SCÈNE II

    Alexandre, Axiane.

    AXIANE

    Hé bien, Seigneur, hé bien, trouvez-vous quelques charmes

    À voir couler des pleurs que font verser vos armes ?

    Ou si vous m’enviez en l’état où je suis,

    La triste liberté de pleurer mes ennuis ?

    ALEXANDRE

    Votre douleur est libre, autant que légitime.

    Vous regrettez, Madame, un prince magnanime.

    Je fus son ennemi. Mais je ne l’étais pas

    Jusqu’à blâmer les pleurs qu’on donne à son trépas.

    Avant que sur ses bords l’Inde me vît paraître,

    L’éclat de sa vertu me l’avait fait connaître.

    Entre les plus grands rois il se fit remarquer,

    Je savais…

    AXIANE

    Pourquoi donc le venir attaquer ?

    Par quelle loi faut-il qu’aux deux bouts de la terre

    Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre ?

    Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater

    Sans pousser votre orgueil à le persécuter ?

    ALEXANDRE

    Oui, j’ai cherché Porus. Mais quoi qu’on puisse dire,

    Je ne le cherchais pas afin de le détruire.

    J’avouerai que brûlant de signaler mon bras

    Je me laissai conduire au bruit de ses combats,

    Et qu’au seul nom d’un roi jusqu’alors invincible,

    À de nouveaux exploits mon coeur devint sensible.

    Tandis que je croyais par mes combats divers

    Attacher sur moi seul les yeux de l’univers,

    J’ai vu de ce guerrier la valeur répandue

    Tenir la Renommée entre nous suspendue,

    Et voyant de son bras voler partout l’effroi,

    L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne de moi.

    Lassé de voir des rois vaincus sans résistance,

    J’appris avec plaisir le bruit de sa vaillance :

    Un ennemi si noble a su m’encourager,

    Je suis venu chercher la gloire et le danger.

    Son courage, Madame, a passé mon attente.

    La Victoire à me suivre autrefois si constante

    M’a presque abandonné pour suivre vos guerriers.

    Porus m’a disputé jusqu’aux moindres lauriers.

    Et j’ose dire encor qu’en perdant la victoire,

    Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire,

    Qu’une chute si belle élève sa vertu,

    Et qu’il ne voudrait pas n’avoir point combattu.

    AXIANE

    Hélas ! Il fallait bien qu’une si noble envie

    Lui fît abandonner tout le soin de sa vie,

    Puisque de toutes parts trahi, persécuté,

    Contre tant d’ennemis il s’est précipité.

    Mais vous, s’il était vrai que son ardeur guerrière

    Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière,

    Que n’avez-vous, Seigneur, dignement combattu ?

    Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu ?

    Et loin de remporter une gloire parfaite,

    D’un autre que de vous attendre sa défaite ?

    Triomphez. Mais sachez que Taxile en son coeur

    Vous dispute déjà ce beau nom de vainqueur ;

    Que le traître se flatte avec quelque justice

    Que vous n’avez vaincu que par son artifice.

    Et c’est à ma douleur un spectacle assez doux

    De le voir partager cette gloire avec vous.

    ALEXANDRE

    En vain votre douleur s’arme contre ma gloire.

    Jamais on ne m’a vu dérober la victoire,

    Et par ces lâches soins qu’on ne peut m’imputer,

    Tromper mes ennemis au lieu de les dompter.

    Quoique partout ce semble accablé sous le nombre,

    Je n’ai pu me résoudre à me cacher dans l’ombre ;

    Ils n’ont de leur défaite accusé que mon bras,

    Et le jour a partout éclairé mes combats.

    Il est vrai que je plains le sort de vos provinces,

    J’ai voulu prévenir la perte de vos princes.

    Mais s’ils avaient suivi mes conseils et mes voeux,

    Je les aurais sauvés, ou combattu tous deux.

    Oui croyez…

    AXIANE

    Je crois tout. Je vous crois invincible ;

    Mais, Seigneur, suffit-il que tout vous soit possible ?

    Ne tient-il qu’à jeter tant de rois dans les fers ?

    Qu’à faire impunément gémir tout l’univers ?

    Et que vous avaient fait tant de villes captives,

    Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir ses rives ?

    Qu’ai-je fait, pour venir accabler en ces lieux

    Un héros sur qui seul j’ai pu tourner les yeux ?

    A-t-il de votre Grèce inondé les frontières ?

    Avons-nous soulevé des nations entières,

    Et contre votre gloire excité leur courroux ?

    Hélas ! Nous l’admirions sans en être jaloux.

    Contents de nos États, et charmés l’un de l’autre

    Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre.

    Porus bornait ses voeux à conquérir un coeur,

    Qui peut-être aujourd’hui l’eût nommé son vainqueur.

    Ah ! N’eussiez-vous versé qu’un sang si magnanime,

    Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime,

    Ne vous sentez-vous pas, Seigneur, bien malheureux,

    D’être venu si loin rompre de si beaux noeuds ?

    Non, de quelque douceur que se flatte votre âme,

    Vous n’êtes qu’un tyran.

    ALEXANDRE

    Je le vois bien, Madame,

    Vous voulez que saisi d’un indigne courroux

    En reproches honteux j’éclate contre vous.

    Peut-être espérez-vous, que ma douceur lassée

    Donnera quelque atteinte à sa gloire passée.

    Mais quand votre vertu ne m’aurait point charmé,

    Vous attaquez, Madame, un vainqueur désarmé.

    Mon âme malgré vous à vous plaindre engagée

    Respecte le malheur où vous êtes plongée.

    C’est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux,

    Qui ne regarde en moi qu’un tyran odieux.

    Sans lui vous avoueriez que le sang et les larmes

    N’ont pas toujours souillé la gloire de mes armes

    Vous verriez…

    AXIANE

    Ah, Seigneur, puis-je ne les point voir

    Ces vertus dont l’éclat aigrit mon désespoir ?

    N’ai-je pas vu partout la victoire modeste

    Perdre avec vous l’orgueil qui la rend si funeste ?

    Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus

    Se plaire sous le joug et vanter vos vertus,

    Et disputer enfin par une aveugle envie,

    À vos propres sujets le soin de votre vie ?

    Mais que sert à ce coeur que vous persécutez

    De voir partout ailleurs adorer vos bontés ?

    Pensez-vous que ma haine en soit moins violente

    Pour voir baiser partout la main qui me tourmente ?

    Tant de rois par vos soins vengés ou secourus,

    Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus ?

    Non, Seigneur, je vous hais d’autant plus qu’on vous aime,

    D’autant plus qu’il me faut vous admirer moi-même,

    Que l’univers entier m’en impose la loi,

    Et que personne enfin ne vous hait avec moi.

    ALEXANDRE

    J’excuse les transports d’une amitié si tendre.

    Mais, Madame, après tout ils doivent me surprendre.

    Si la commune voix ne m’a point abusé,

    Porus d’aucun regard ne fut favorisé.

    Entre Taxile et lui votre coeur en balance,

    Tant qu’ont duré ses jours a gardé le silence.

    Et lorsqu’il ne peut plus vous entendre aujourd’hui,

    Vous commencez, Madame, à prononcer pour lui ?

    Pensez-vous que sensible à cette ardeur nouvelle,

    Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle ?

    Ne vous accablez point d’inutiles douleurs.

    Des soins plus importants vous appellent ailleurs.

    Vos larmes ont assez honoré sa mémoire.

    Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire ;

    Et redonnant le calme à vos sens désolés,

    Rassurez vos États par sa chute ébranlés.

    Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître.

    Plus ardent que jamais Taxile…

    AXIANE

    Quoi le traître ?

    ALEXANDRE

    Hé ! De grâce prenez des sentiments plus doux,

    Aucune trahison ne le souille envers vous.

    Maître de ses États il a pu se résoudre

    À se mettre avec eux à couvert de la foudre.

    Ni serment, ni devoir ne l’avaient engagé

    À courir dans l’abîme où Porus s’est plongé.

    Enfin souvenez-vous qu’Alexandre lui-même

    S’intéresse au bonheur d’un prince qui vous aime.

    Songez que réunis par un si juste choix

    L’Inde et l’Hydaspe entiers couleront sous vos lois,

    Que pour vos intérêts tout me sera facile

    Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile.

    Il vient. Je ne veux point contraindre ses soupirs.

    Je le laisse lui-même expliquer ses désirs.

    Ma présence à vos yeux n’est déjà que trop rude.

    L’entretien des amants cherche la solitude.

    Je ne vous trouble point.

    SCÈNE III

    Axiane, Taxile.

    AXIANE

    Approche, puissant roi,

    Grand monarque de l’Inde, on parle ici de toi.

    On veut en ta faveur combattre ma colère.

    On dit que tes désirs n’aspirent qu’à me plaire,

    Que mes rigueurs ne font qu’affermir ton amour.

    On fait plus, et l’on veut que je t’aime à mon tour.

    Mais sais-tu l’entreprise où s’engage ta flamme ?

    Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon âme ?

    Es-tu prêt…

    TAXILE

    Ah Madame, éprouvez seulement

    Ce que peut sur mon coeur un espoir si charmant.

    Que faut-il faire ?

    AXIANE

    Il faut, s’il est vrai que l’on m’aime,

    Aimer la gloire, autant que je l’aime moi-même,

    Ne m’expliquer ses voeux que par mille beaux faits,

    Et haïr Alexandre autant que je le hais.

    Il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes,

    Il faut combattre, vaincre, ou périr sous les armes.

    Jette, jette les yeux sur Porus et sur toi,

    Et juge qui des deux était digne de moi.

    Oui, Taxile, mon coeur douteux en apparence,

    D’un esclave, et d’un roi faisait la différence.

    Je l’aimai, je l’adore. Et puisqu’un sort jaloux

    Lui défend de jouir d’un spectacle si doux,

    C’est toi que je choisis pour témoin de sa gloire,

    Mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire,

    Toujours tu me verras au fort de mon ennui,

    Mettre tout mon plaisir à te parler de lui.

    TAXILE

    Ainsi je brûle en vain pour une âme glacée ?

    L’image de Porus n’en peut être effacée,

    Quand j’irais pour vous plaire affronter le trépas,

    Je me perdrais, Madame, et ne vous plairais pas.

    Je ne puis donc…

    AXIANE

    Tu peux recouvrer mon estime.

    Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime.

    L’occasion te rit, Porus dans le tombeau

    Rassemble ses soldats autour de son drapeau.

    Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite.

    Les tiens même, les tiens honteux de ta conduite,

    Font lire sur leurs fronts justement courroucés

    Le repentir du crime où tu les a forcés.

    Va seconder l’ardeur du feu qui les dévore.

    Venge nos libertés qui respirent encore.

    De mon trône et du tien deviens le défenseur.

    Cours, et donne à Porus un digne successeur.

    Tu ne me réponds rien. Je vois sur ton visage,

    Qu’un si noble dessein étonne ton courage.

    Je te propose en vain l’exemple d’un héros.

    Tu veux servir. Va, sers, et me laisse en repos.

    TAXILE

    Madame, c’en est trop. Vous oubliez peut-être

    Que si vous m’y forcez, je puis parler en maître.

    Que je puis me lasser de souffrir vos dédains,

    Que vous et vos États, tout est entre mes mains,

    Qu’après tant de respects qui vous rendent plus fière,

    Je pourrai…

    AXIANE

    Je t’entends. Je suis ta prisonnière ;

    Tu veux peut-être encor captiver mes désirs,

    Que mon coeur en tremblant réponde à tes soupirs.

    Hé bien, dépouille enfin cette douceur contrainte.

    Appelle à ton secours la terreur et la crainte,

    Parle en tyran tout prêt à me persécuter.

    Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter.

    Surtout ne me fais point d’inutiles menaces.

    Ta soeur vient t’inspirer ce qu’il faut que tu fasses.

    Adieu. Si ses conseils et mes voeux en sont crus,

    Tu m’aideras bientôt à rejoindre Porus.

    TAXILE

    Ah ! Plutôt…

    SCÈNE IV

    Taxile, Cléofile.

    CLÉOFILE

    Ah ! Quittez cette ingrate princesse,

    Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse,

    Qui met tout son plaisir à vous désespérer.

    Oubliez…

    TAXILE

    Non, ma soeur, je la veux adorer.

    Je l’aime. Et quand les voeux que je pousse pour elle,

    N’en obtiendraient jamais qu’une haine immortelle,

    Malgré tous ses mépris, malgré tous vos discours,

    Malgré moi-même, il faut que je l’aime toujours.

    Sa colère après tout n’a rien qui me surprenne.

    C’est à vous, c’est à moi qu’il faut que je m’en prenne,

    Sans vous, sans vos conseils, ma soeur, qui m’ont trahi.

    Si je n’étais aimé, je serais moins haï.

    Je la verrais sans vous par mes soins défendue,

    Entre Porus et moi demeurer suspendue.

    Et ne serait-ce pas un bonheur trop charmant

    Que de l’avoir réduite à douter un moment ?

    Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine,

    Il faut que je me jette aux pieds de l’inhumaine.

    J’y cours. Je vais m’offrir à servir son courroux

    Même contre Alexandre, et même contre vous.

    Je sais de quelle ardeur vous brûlez l’un pour l’autre.

    Mais c’est trop oublier mon repos pour le vôtre,

    Et sans m’inquiéter du succès de vos feux,

    Il faut que tout périsse, ou que je sois heureux.

    CLÉOFILE

    Allez donc, retournez sur le champ de bataille,

    Ne laissez point languir l’ardeur qui vous travaille.

    À quoi s’arrête ici ce courage inconstant ?

    Courez. On est aux mains. Et Porus vous attend.

    TAXILE

    Quoi Porus n’est point mort ? Porus vient de paraître ?

    CLÉOFILE

    C’est lui. De si grands coups le font trop reconnaître.

    Il l’avait bien prévu. Le bruit de son trépas

    D’un vainqueur trop crédule a retenu le bras.

    Il vient surprendre ici leur valeur endormie,

    Troubler une victoire encor mal affermie.

    Il vient n’en doutez point, en amant furieux

    Enlever sa maîtresse ou périr à ses yeux.

    Que dis-je ? Votre camp séduit par cette ingrate,

    Prêt à suivre Porus en murmures éclate.

    Allez vous-même, allez en généreux amant

    Au secours d’un rival aimé si tendrement,

    Adieu.

    SCÈNE V

    TAXILE, seul.

    Quoi ? La fortune obstinée à me nuire

    Ressuscite un rival armé pour me détruire ?

    Cet amant reverra les yeux qui l’ont pleuré,

    Qui tout mort qu’il était me l’avaient préféré ?

    Ah ! C’en est trop. Voyons ce que le sort m’apprête,

    À qui doit demeurer cette noble conquête.

    Allons. N’attendons pas dans un lâche courroux

    Qu’un si grand différend se termine sans nous.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    Alexandre, Cléofile.

    ALEXANDRE

    Quoi ? Vous craigniez Porus même après sa défaite ?

    Ma victoire à vos yeux semblait-elle imparfaite ?

    Non, non, c’est un captif qui n’a pu m’échapper,

    Que mes ordres partout ont fait envelopper.

    Loin de le craindre encor ne songez qu’à le plaindre.

    CLÉOFILE

    Et c’est en cet état que Porus est à craindre.

    Quelque brave qu’il fût, le bruit de sa valeur

    M’inquiétait bien moins que ne fait son malheur.

    Tant qu’on l’a vu suivi d’une puissante armée,

    Ses forces, ses exploits ne m’ont point alarmée.

    Mais, Seigneur, c’est un roi malheureux et soumis,

    Et dès lors je le compte au rang de vos amis.

    ALEXANDRE

    C’est un rang où Porus n’a plus droit de prétendre,

    Il a trop recherché la haine d’Alexandre.

    Il sait bien qu’à regret je m’y suis résolu ;

    Mais enfin je le hais autant qu’il l’a voulu.

    Je dois même un exemple au reste de la terre.

    Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre ;

    Le punir des malheurs qu’il a pu prévenir,

    Et de m’avoir forcé moi-même à le punir.

    Vaincu deux fois, haï de ma belle princesse…

    CLÉOFILE

    Je ne hais point Porus, Seigneur, je le confesse.

    Et s’il m’était permis d’écouter aujourd’hui

    La voix de ses malheurs qui me parle pour lui,

    Je vous dirais qu’il fut le plus grand de nos princes,

    Que son bras fut longtemps l’appui de nos provinces,

    Qu’il a voulu, peut-être, en marchant contre vous

    Qu’on le crût digne au moins de tomber sous vos coups,

    Et qu’un même combat signalant l’un et l’autre,

    Son nom volât partout à la suite du vôtre.

    Mais si je le défends, des soins si généreux

    Retombent sur mon frère et détruisent ses voeux.

    Tant que Porus vivra, que faut-il qu’il devienne ?

    Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne.

    Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir,

    Il m’en rendra coupable et m’en voudra punir.

    Et maintenant encor, que votre coeur s’apprête

    À voler de nouveau de conquête en conquête,

    Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous,

    Qui retiendra, Seigneur, son injuste courroux ?

    Mon âme loin de vous languira solitaire.

    Hélas ! S’il condamnait mes soupirs à se taire,

    Que deviendrait alors ce coeur infortuné ?

    Où sera le vainqueur à qui je l’ai donné ?

    ALEXANDRE

    Ah c’en est trop, Madame, et si ce coeur se donne,

    Je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne,

    Bien mieux que tant d’États, qu’on m’a vu conquérir

    Et que je n’ai gardés que pour vous les offrir.

    Encore une victoire, et je reviens, Madame,

    Borner toute ma gloire à régner sur votre âme,

    Vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains

    Le destin d’Alexandre et celui des humains.

    Le Malien m’attend prêt à me rendre hommage.

    Si près de l’océan que faut-il davantage

    Que d’aller me montrer à ce fier élément,

    Comme vainqueur du monde, et comme votre amant ?

    Alors…

    CLÉOFILE

    Mais quoi, Seigneur, toujours guerre sur guerre ?

    Cherchez-vous des sujets au-delà de la terre ?

    Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants

    Des pays inconnus même à leurs habitants ?

    Qu’espérez-vous combattre en des climats si rudes ?

    Ils vous opposeront de vastes solitudes,

    Des déserts que le ciel refuse d’éclairer,

    Où la nature semble elle-même expirer.

    Et peut-être le sort, dont la secrète envie

    N’a pu cacher le cours d’une si belle vie,

    Vous attend dans ces lieux, et veut que dans l’oubli

    Votre tombeau du moins demeure enseveli.

    Pensez-vous y traîner les restes d’une armée,

    Vingt fois renouvelée, et vingt fois consumée ?

    Vos soldats dont la vue excite la pitié,

    D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié.

    Et leurs gémissements vous font assez connaître…

    ALEXANDRE

    Ils marcheront, Madame, et je n’ai qu’à paraître.

    Ces coeurs qui dans un camp d’un vain loisir déçus

    Comptent en murmurant les coups qu’ils ont reçus,

    Revivront pour me suivre, et blâmant leurs murmures,

    Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures.

    Cependant de Taxile appuyons les soupirs.

    Son rival ne peut plus traverser ses désirs,

    Je vous l’ai dit, Madame, et j’ose encor vous dire…

    CLÉOFILE

    Seigneur, voici la reine.

    SCÈNE II

    Alexandre, Axiane, Cléofile.

    ALEXANDRE

    Hé bien ! Porus respire.

    Le ciel semble, Madame, écouter vos souhaits,

    Il vous le rend…

    AXIANE

    Hélas ! Il me l’ôte à jamais !

    Aucun reste d’espoir ne peut flatter ma peine,

    Sa mort était douteuse, elle devient certaine,

    Il y court. Et peut-être il ne s’y vient offrir

    Que pour me voir encore, et pour me secourir.

    Mais que ferait-il seul contre toute une armée ?

    En vain ses grands efforts l’ont d’abord alarmée.

    En vain quelques guerriers qu’anime son grand coeur

    Ont ramené l’effroi dans le camp du vainqueur.

    Il faut bien qu’il succombe, et qu’enfin son courage

    Tombe sur tant de morts qui ferment son passage.

    Encor si je pouvais en sortant de ces lieux,

    Lui montrer Axiane, et mourir à ses yeux.

    Mais Taxile m’enferme, et cependant le traître

    Du sang de ce héros est allé se repaître

    Dans les bras de la mort il le va regarder,

    Si toutefois encore il ose l’aborder.

    ALEXANDRE

    Non, Madame, mes soins ont assuré sa vie.

    Son retour va bientôt contenter votre envie.

    Vous le verrez.

    AXIANE

    Vos soins s’étendraient jusqu’à lui ?

    Le bras qui l’accablait deviendrait son appui ?

    J’attendrais son salut de la main d’Alexandre ?

    Mais quel miracle enfin n’en dois-je point attendre ?

    Je m’en souviens, Seigneur, vous me l’avez promis

    Qu’Alexandre vainqueur n’avait plus d’ennemis.

    Ou plutôt ce guerrier ne fut jamais le vôtre.

    La gloire également vous arma l’un et l’autre,

    Contre un si grand courage il voulut s’éprouver,

    Et vous ne l’attaquiez qu’afin de le sauver.

    ALEXANDRE

    Ses mépris redoublés qui bravent ma colère,

    Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère.

    Son orgueil en tombant semble s’être affermi.

    Mais je veux bien cesser d’être son ennemi.

    J’en dépouille, Madame, et la haine et le titre,

    De mes ressentiments je fais Taxile arbitre

    Seul il peut à son choix le perdre ou l’épargner,

    Et c’est lui seul enfin que vous devez gagner.

    AXIANE

    Moi, j’irais à ses pieds mendier un asile ?

    Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile ?

    Vous voulez que Porus cherche un appui si bas ?

    Ah, Seigneur, votre haine a juré son trépas.

    Non, vous ne le cherchiez qu’afin de le détruire.

    Qu’une âme généreuse est facile à séduire !

    Déjà mon coeur crédule oubliant son courroux

    Admirait des vertus qui ne sont point en vous.

    Armez-vous donc, Seigneur, d’une valeur cruelle.

    Ensanglantez la fin d’une course si belle.

    Après tant d’ennemis qu’on vous vit relever,

    Perdez le seul enfin que vous deviez sauver.

    ALEXANDRE

    Hé bien, aimez Porus sans détourner sa perte.

    Refusez la faveur qui vous était offerte.

    Soupçonnez ma pitié d’un sentiment jaloux,

    Mais enfin s’il périt n’en accusez que vous.

    Le voici. Je veux bien le consulter lui-même.

    Que Porus de son sort soit l’arbitre suprême.

    SCÈNE III

    Alexandre, Porus, Axiane, Cléofile, Éphestion, Gardes d’Alexandre.

    ALEXANDRE

    Hé bien de votre orgueil, Porus, voilà le fruit.

    Où sont ces beaux succès qui vous avaient séduit ?

    Cette fierté si haute est enfin abaissée.

    Je dois une victime à ma gloire offensée.

    Rien ne vous peut sauver. Je veux bien toutefois

    Vous offrir un pardon refusé tant de fois.

    Cette reine elle seule à mes bontés rebelle

    Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle,

    Et que sans balancer vous mouriez seulement

    Pour porter au tombeau le nom de son amant.

    N’achetez point si cher une gloire inutile.

    Vivez. Mais consentez au bonheur de Taxile.

    PORUS

    Taxile ?

    ALEXANDRE

    Oui.

    PORUS

    Tu fais bien. Et j’approuve tes soins.

    Ce qu’il a fait pour toi ne mérite pas moins.

    C’est lui qui m’a des mains arraché la victoire.

    Il t’a donné sa soeur. Il t’a vendu sa gloire.

    Il t’a livré Porus. Que feras-tu jamais

    Qui te puisse acquitter d’un seul de ses bienfaits ?

    Mais j’ai su prévenir le soin qui te travaille.

    Va le voir expirer sur le champ de bataille.

    ALEXANDRE

    Quoi Taxile ?

    CLÉOFILE

    Qu’entends-je ?

    ÉPHESTION

    Oui, Seigneur, il est mort,

    Il s’est livré lui-même aux rigueurs de son sort.

    Porus était vaincu. Mais au lieu de se rendre,

    Il semblait attaquer et non pas se défendre.

    Ses soldats à ses pieds étendus et mourants

    Le mettaient à l’abri de leurs corps expirants.

    Là, comme dans un fort, son audace enfermée

    Se soutenait encor contre toute une armée,

    Et d’un bras qui portait la terreur et la mort

    Aux plus hardis guerriers en défendait l’abord.

    Je l’épargnais toujours. Sa vigueur affaiblie

    Bientôt en mon pouvoir aurait laissé sa vie,

    Quand sur ce champ fatal Taxile descendu,

    « Arrêtez, c’est à moi que ce captif est dû,

    C’en est fait, a-t-il dit, et ta perte est certaine,

    Porus, il faut périr ou me céder la reine. »

    Porus à cette voix ranimant son courroux,

    A relevé ce bras lassé de tant de coups.

    Et cherchant son rival d’un oeil fier et tranquille,

    « N’entends-je pas, dit-il, l’infidèle Taxile

    Ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi ?

    Viens lâche, poursuit-il, Axiane est à toi.

    Je veux bien te céder cette illustre conquête,

    Mais il faut que ton bras l’emporte avec ma tête.

    Approche. » À ce discours ces rivaux irrités

    L’un sur l’autre à la fois se sont précipités.

    Nous nous sommes en foule opposés à leur rage.

    Mais Porus parmi nous court et s’ouvre un passage,

    Joint Taxile, le frappe et lui perçant le coeur,

    Content de sa victoire, il se rend au vainqueur.

    CLÉOFILE

    Seigneur, c’est donc à moi de répandre des larmes.

    C’est sur moi qu’est tombé tout le faix de vos armes.

    Mon frère a vainement recherché votre appui,

    Et votre gloire, hélas, n’est funeste qu’à lui.

    Que lui sert au tombeau l’amitié d’Alexandre ?

    Sans le venger, Seigneur, l’y verrez-vous descendre ?

    Souffrirez-vous qu’après l’avoir percé de coups,

    On en triomphe aux yeux de sa soeur et de vous ?

    AXIANE

    Oui, Seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile.

    Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile.

    Tous ses efforts en vain l’ont voulu conserver,

    Elle en a fait un lâche, et ne l’a pu sauver.

    Ce n’est point que Porus ait attaqué son frère.

    Il s’est offert lui-même à sa juste colère.

    Au milieu du combat que venait-il chercher ?

    Au courroux du vainqueur venait-il l’arracher ?

    Il venait accabler, dans son malheur extrême,

    Un roi que respectait la Victoire elle-même.

    Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau ?

    Que voulez-vous de plus ? Taxile est au tombeau.

    Immolez-lui, Seigneur, cette grande victime.

    Vengez-vous. Mais songez que j’ai part à son crime.

    Oui, oui, Porus, mon coeur n’aime point à demi,

    Alexandre le sait, Taxile en a gémi.

    Vous seul vous l’ignoriez. Mais ma joie est extrême,

    De pouvoir en mourant vous le dire à vous-même.

    PORUS

    Alexandre, il est temps que tu sois satisfait.

    Tout vaincu que j’étais tu vois ce que j’ai fait.

    Crains Porus ; crains encor cette main désarmée,

    Qui venge sa défaite au milieu d’une armée.

    Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis,

    Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis.

    Étouffe dans mon sang ces semences de guerre,

    Va vaincre en sûreté le reste de la terre.

    Aussi bien n’attends pas qu’un coeur comme le mien

    Reconnaisse un vainqueur, et te demande rien.

    Parle, et sans espérer que je blesse ma gloire,

    Voyons comme tu sais user de la victoire.

    ALEXANDRE

    Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser.

    Jusqu’au dernier soupir vous m’osez menacer.

    En effet ma victoire en doit être alarmée.

    Votre nom peut encor plus que toute une armée.

    Je m’en dois garantir. Parlez donc. Dites-moi,

    Comment prétendez-vous que je vous traite ?

    PORUS

    En roi.

    ALEXANDRE

    Hé bien, c’est donc en roi qu’il faut que je vous traite.

    Je ne laisserai point ma victoire imparfaite.

    Vous l’avez souhaité, vous ne vous plaindrez pas.

    Régnez toujours, Porus, je vous rends vos États.

    Avec mon amitié recevez Axiane.

    À des liens si doux tous deux je vous condamne.

    Vivez, régnez tous deux, et seuls de tant de rois

    Jusques aux bords du Gange allez donner vos lois.

    À Cléofile.

    Ce traitement, Madame, a droit de vous surprendre.

    Mais enfin, c’est ainsi que se venge Alexandre.

    Je vous aime, et mon coeur touché de vos soupirs

    Voudrait par mille morts venger vos déplaisirs.

    Mais vous-même pourriez prendre pour une offense

    La mort d’un ennemi qui n’est plus en défense.

    Il en triompherait, et bravant ma rigueur

    Porus dans le tombeau descendrait en vainqueur.

    Souffrez que jusqu’au bout achevant ma carrière

    J’apporte à vos beaux yeux ma vertu toute entière.

    Laissez régner Porus couronné par mes mains.

    Et commandez vous-même au reste des humains.

    Prenez les sentiments que ce rang vous inspire,

    Faites dans sa naissance admirer votre empire ;

    Et regardant l’éclat qui se répand sur vous,

    De la soeur de Taxile oubliez le courroux.

    AXIANE

    Oui, Madame, régnez, et souffrez que moi-même

    J’admire le grand coeur d’un héros qui vous aime.

    Aimez, et possédez l’avantage charmant

    De voir toute la terre adorer votre amant.

    PORUS

    Seigneur, jusqu’à ce jour, l’univers en alarmes

    Me forçait d’admirer le bonheur de vos armes.

    Mais rien ne me forçait en ce commun effroi,

    De reconnaître en vous plus de vertus qu’en moi,

    Je me rends. Je vous cède une pleine victoire.

    Vos vertus, je l’avoue, égalent votre gloire,

    Allez, Seigneur, rangez l’univers sous vos lois,

    Il me verra moi-même appuyer vos exploits.

    Je vous suis, et je crois devoir tout entreprendre

    Pour lui donner un maître aussi grand qu’Alexandre.

    CLÉOFILE

    Seigneur, que vous peut dire un coeur triste, abattu ?

    Je ne murmure point contre votre vertu.

    Vous rendez à Porus la vie et la couronne,

    Je veux croire qu’ainsi votre gloire l’ordonne,

    Mais ne me pressez point. En l’état où je suis,

    Je ne puis que me taire et pleurer mes ennuis.

    ALEXANDRE

    Oui, Madame, pleurons un ami si fidèle,

    Faisons en soupirant éclater notre zèle

    Et qu’un tombeau superbe instruise l’avenir,

    Et de votre douleur et de mon souvenir.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine : La Thébaïde

    ÉTÉOCLE, roi de Thèbes.

    POLYNICE, frère d’Étéocle.

    JOCASTE, mère de ces deux princes et d’Antigone.

    ANTIGONE, soeur d’Étéocle et de Polynice.

    CRÉON, oncle des princes et de la princesse.

    HÉMON, fils de Créon, amant d’Antigone.

    OLYMPE, confidente de Jocaste.

    ATTALE, confident de Créon.

    UN SOLDAT de l’armée de Polynice.

    GARDES.

    La scène est à Thèbes, dans une salle du palais royal.

    Le texte est celui de l’édition 1697. Les variantes en partie sont indiquées .

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Jocaste, Olympe.

    JOCASTE

    Ils sont sortis, Olympe ? Ah mortelles douleurs !

    Qu’un moment de repos me va coûter de pleurs !

    Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes ;

    Et le sommeil les ferme en de telles alarmes ?

    Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,

    Et m’empêcher de voir le plus noir des forfaits.

    Mais en sont-ils aux mains ?

    OLYMPE

    Du haut de la muraille,

    Je les ai vus déjà tous rangés en bataille.

    J’ai vu déjà le fer briller de toutes parts,

    Et pour vous avertir, j’ai quitté les remparts.

    J’ai vu le fer en main Étéocle lui-même,

    Il marche des premiers, et d’une ardeur extrême,

    Il montre aux plus hardis à braver le danger.

    JOCASTE

    N’en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.

    Que l’on coure avertir et hâter la princesse,

    Je l’attends. Juste ciel ! soutenez ma faiblesse.

    Il faut courir, Olympe, après ces inhumains,

    Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.

    Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable

    Dont la seule frayeur me rendait misérable.

    Ni prières, ni pleurs ne m’ont de rien servi,

    Et le courroux du sort voulait être assouvi.

    Ô toi, soleil, ô toi, qui rends le jour au monde,

    Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde ?

    À de si noirs forfaits, prêtes-tu tes rayons,

    Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons ?

    Mais ces monstres, hélas ! ne t’épouvantent guères,

    La race de Laïus les a rendus vulgaires.

    Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,

    Après ceux que le père et la mère ont commis :

    Tu ne t’étonnes pas si mes fils sont perfides,

    S’ils sont tous deux méchants, et s’ils sont parricides ;

    Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux,

    Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux.

    SCÈNE II

    Jocaste, Antigone, Olympe.

    JOCASTE

    Ma fille avez-vous su l’excès de nos misères ?

    ANTIGONE

    Oui, Madame, on m’a dit la fureur de mes frères.

    JOCASTE

    Allons, chère Antigone, et courons de ce pas,

    Arrêter s’il se peut leur parricide bras.

    Allons leur faire voir ce qu’ils ont de plus tendre ;

    Voyons si contre nous ils pourront se défendre,

    Ou s’ils oseront bien dans leur noire fureur,

    Répandre notre sang pour attaquer le leur.

    ANTIGONE

    Madame, c’en est fait, voici le roi lui-même.

    SCÈNE III

    Jocaste, Antigone, Étéocle, Olympe.

    JOCASTE

    Olympe, soutiens-moi, ma douleur est extrême.

    ÉTÉOCLE

    Madame qu’avez-vous ! et quel trouble…

    JOCASTE

    Ah ! mon fils,

    Quelles traces de sang vois-je sur vos habits ?

    Est-ce du sang d’un frère, ou n’est-ce point du vôtre ?

    ÉTÉOCLE

    Non, Madame, ce n’est ni de l’un ni de l’autre.

    Dans son camp jusqu’ici Polynice arrêté,

    Pour combattre à mes yeux ne s’est point présenté.

    D’Argiens seulement une troupe hardie

    M’a voulu de nos murs disputer la sortie.

    J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux,

    Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.

    JOCASTE

    Mais que prétendiez-vous ? et quelle ardeur soudaine

    Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine ?

    ÉTÉOCLE

    Madame, il était temps que j’en usasse ainsi,

    Et je perdais ma gloire à demeurer ici.

    Le peuple à qui la faim se faisait déjà craindre,

    De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,

    Me reprochant déjà qu’il m’avait couronné,

    Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné.

    Il le faut satisfaire ; et quoi qu’il en arrive,

    Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive,

    Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats,

    Qu’elle soit seulement juge de nos combats :

    J’ai des forces assez pour tenir la campagne,

    Et si quelque bonheur nos armes accompagne,

    L’insolent Polynice et ses fiers alliés

    Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.

    JOCASTE

    Vous pourriez d’un tel sang, ô ciel ! souiller vos armes ?

    La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ?

    Si par un parricide il la fallait gagner,

    Ah ! mon fils, à ce prix voudriez-vous régner ?

    Mais il ne tient qu’à vous si l’honneur vous anime,

    De nous donner la paix, sans le secours d’un crime,

    Et de votre courroux triomphant aujourd’hui

    Contenter votre frère, et régner avec lui.

    ÉTÉOCLE

    Appelez-vous régner partager ma couronne,

    Et céder lâchement ce que mon droit me donne ?

    JOCASTE

    Vous le savez, mon fils, la justice et le sang

    Lui donnent comme à vous sa part à ce haut rang.

    OEdipe en achevant sa triste destinée

    Ordonna que chacun régnerait son année,

    Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois,

    Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.

    À ces conditions vous daignâtes souscrire.

    Le sort vous appela le premier à l’empire,

    Vous montâtes au trône, il n’en fut point jaloux,

    Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous ?

    ÉTÉOCLE

    Non, Madame, à l’empire il ne doit plus prétendre :

    Thèbes à cet arrêt n’a point voulu se rendre,

    Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer,

    C’est elle et non pas moi qui l’en a su chasser.

    Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,

    Après avoir six mois senti sa violence ?

    Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,

    Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ?

    Prendrait-elle pour roi l’esclave de Mycène,

    Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine,

    Qui s’est au roi d’Argos indignement soumis,

    Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ?

    Lorsque le roi d’Argos l’a choisi pour son gendre,

    Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre,

    L’amour eut peu de part à cet hymen honteux,

    Et la seule fureur en alluma les feux.

    Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes,

    Elle s’attend par moi de voir finir ses peines,

    Il la faut accuser si je manque de foi,

    Et je suis son captif, je ne suis pas son roi.

    JOCASTE

    Dites, dites plutôt, coeur ingrat et farouche,

    Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche.

    Mais je me trompe encor, ce rang ne vous plaît pas,

    Et le crime tout seul a pour vous des appas.

    Hé bien ! puisqu’à ce point vous en êtes avide,

    Je vous offre à commettre un double parricide,

    Versez le sang d’un frère : et si c’est peu du sien,

    Je vous invite encore à répandre le mien.

    Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre,

    D’obstacle à surmonter ni de crime à commettre,

    Et n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent,

    De tous les criminels vous serez le plus grand.

    ÉTÉOCLE

    Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous satisfaire,

    Il faut sortir du trône et couronner mon frère :

    Il faut pour seconder votre injuste projet,

    De son roi que j’étais devenir son sujet ;

    Et pour vous élever au comble de la joie,

    Il faut à sa fureur que je me livre en proie,

    Il faut par mon trépas…

    JOCASTE

    Ah ciel ! quelle rigueur !

    Que vous pénétrez mal dans le fond de mon coeur !

    Je ne demande pas que vous quittiez l’empire.

    Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire.

    Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,

    Si pour moi votre coeur garde quelque amitié,

    Et si vous prenez soin de votre gloire même,

    Associez un frère à cet honneur suprême ;

    Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous,

    Votre règne en sera plus puissant et plus doux.

    Les peuples admirant cette vertu sublime,

    Voudront toujours pour prince un roi si magnanime,

    Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits,

    Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois.

    Ou s’il faut que mes voeux vous trouvent inflexible,

    Si la paix à ce prix vous paraît impossible,

    Et si le diadème a pour vous tant d’attraits,

    Au moins consolez-moi de quelque heure de paix.

    Accordez cette grâce aux larmes d’une mère.

    Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère,

    La pitié dans son âme aura peut-être lieu,

    Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu.

    Dès ce même moment permettez que je sorte,

    J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte,

    Par mes justes soupirs j’espère l’émouvoir.

    ÉTÉOCLE

    Madame, sans sortir vous le pouvez revoir ;

    Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes,

    Il ne tiendra qu’à lui de suspendre nos armes :

    Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits,

    Et le faire venir jusque dans ce palais.

    J’irai plus loin encore, et pour faire connaître,

    Qu’il a tort en effet de me nommer un traître,

    Et que je ne suis pas un tyran odieux,

    Que l’on fasse parler et le peuple et les Dieux.

    Si le peuple y consent, je lui cède ma place.

    Mais qu’il se rende enfin si le peuple le chasse,

    Je ne force personne, et j’engage ma foi

    De laisser aux Thébains à se choisir un roi.

    SCÈNE IV

    Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon, Olympe.

    CRÉON

    Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes ;

    Thèbes qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes,

    L’épouvante et l’horreur règnent de toutes parts,

    Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.

    ÉTÉOCLE

    Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.

    Madame, je m’en vais retrouver mon armée,

    Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,

    Faire entrer Polynice, et lui parler de paix.

    Créon, la reine ici commande en mon absence,

    Disposez tout le monde à son obéissance,

    Laissez pour recevoir et pour donner ses lois,

    Votre fils Ménécée, et j’en ai fait le choix.

    Comme il a de l’honneur autant que de courage,

    Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,

    Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.

    Commandez-lui, Madame.

    À Créon.

    Et vous, vous me suivrez.

    CRÉON

    Quoi, Seigneur…

    ÉTÉOCLE

    Oui, Créon, la chose est résolue.

    CRÉON

    Et vous quittez ainsi la puissance absolue ?

    ÉTÉOCLE

    Que je la quitte ou non ne vous tourmentez pas ;

    Faites ce que j’ordonne, et venez sur mes pas.

    SCÈNE V

    Jocaste, Antigone, Créon, Olympe.

    CRÉON

    Qu’avez-vous fait, Madame, et par quelle conduite

    Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite ?

    Ce conseil va tout perdre.

    JOCASTE

    Il va tout conserver,

    Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.

    CRÉON

    Hé quoi, Madame, hé quoi, dans l’état où nous sommes,

    Lorsqu’avec un renfort de plus de six mille hommes,

    La fortune promet toute chose aux Thébains,

    Le roi se laisse ôter la victoire des mains ?

    JOCASTE

    La victoire, Créon, n’est pas toujours si belle,

    La honte et les remords vont souvent après elle.

    Quand deux frères armés vont s’égorger entre eux,

    Ne les pas séparer, c’est les perdre tous deux.

    Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,

    Que lui laisser gagner une telle victoire ?

    CRÉON

    Leur courroux est trop grand…

    JOCASTE

    Il peut être adouci.

    CRÉON

    Tous deux veulent régner.

    JOCASTE

    Ils régneront aussi.

    CRÉON

    On ne partage point la grandeur souveraine ;

    Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.

    JOCASTE

    L’intérêt de l’État leur servira de loi.

    CRÉON

    L’intérêt de l’État est de n’avoir qu’un roi,

    Qui d’un ordre constant gouvernant ses provinces,

    Accoutume à ces lois et le peuple et les princes.

    Ce règne interrompu de deux rois différents,

    En lui donnant deux rois lui donne deux tyrans.

    Par un ordre souvent l’un à l’autre contraire,

    Un frère détruirait ce qu’aurait fait un frère.

    Vous les verriez toujours former quelque attentat,

    Et changer tous les ans la face de l’État.

    Ce terme limité que l’on veut leur prescrire,

    Accroît leur violence en bornant leur empire.

    Tous deux feront gémir les peuples tour à tour.

    Pareils à ces torrents qui ne durent qu’un jour,

    Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,

    Et d’horribles dégâts signalent leur passage.

    JOCASTE

    On les verrait plutôt par de nobles projets,

    Se disputer tous deux l’amour de leurs sujets.

    Mais avouez, Créon, que toute votre peine

    C’est de voir que la paix rend votre attente vaine,

    Qu’elle assure à mes fils le trône où vous tendez,

    Et va rompre le piège où vous les attendez.

    Comme après leur trépas le droit de la naissance

    Fait tomber en vos mains la suprême puissance,

    Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils,

    Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis :

    Et votre ambition qui tend à leur fortune,

    Vous donne pour tous deux une haine commune ;

    Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,

    Et vous en servez un pour les perdre tous deux.

    CRÉON

    Je ne me repais point de pareilles chimères,

    Mes respects pour le roi sont ardents et sincères,

    Et mon ambition est de le maintenir

    Au trône où vous croyez que je veux parvenir.

    Le soin de sa grandeur est le seul qui m’anime.

    Je hais ses ennemis, et c’est là tout mon crime ;

    Je ne m’en cache point, mais à ce que je vois,

    Chacun n’est pas ici criminel comme moi.

    JOCASTE

    Je suis mère, Créon, et si j’aime son frère,

    La personne du roi ne m’en est pas moins chère ;

    De lâches courtisans peuvent bien le haïr,

    Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.

    ANTIGONE

    Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres,

    Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres ;

    Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis,

    Peut-être songez-vous que vous avez un fils.

    On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.

    CRÉON

    Oui, je le sais, Madame, et je lui fais justice,

    Je le dois en effet distinguer du commun ;

    Mais c’est pour le haïr encor plus que pas un.

    Et je souhaiterais dans ma juste colère,

    Que chacun le haït comme le hait son père.

    ANTIGONE

    Après tout ce qu’a fait la valeur de son bras,

    Tout le monde en ce point ne vous ressemble pas.

    CRÉON

    Je le vois bien, Madame, et c’est ce qui m’afflige ;

    Mais je sais bien à quoi sa révolte m’oblige,

    Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,

    C’est ce qui me le fait justement abhorrer.

    La honte suit toujours le parti des rebelles,

    Leurs grandes actions sont les plus criminelles;

    Ils signalent leur crime en signalant leur bras,

    Et la gloire n’est point où les rois ne sont pas.

    ANTIGONE

    Écoutez un peu mieux la voix de la nature.

    CRÉON

    Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure.

    ANTIGONE

    Mais un père à ce point doit-il être emporté ?

    Vous avez trop de haine.

    CRÉON

    Et vous trop de bonté.

    C’est trop parler, Madame, en faveur d’un rebelle.

    ANTIGONE

    L’innocence vaut bien que l’on parle pour elle.

    CRÉON

    Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.

    ANTIGONE

    Et je sais quel sujet vous le rend odieux.

    CRÉON

    L’amour a d’autres yeux que le commun des hommes.

    JOCASTE

    Vous abusez, Créon, de l’état où nous sommes,

    Tout vous semble permis, mais craignez mon courroux.

    Vos libertés enfin retomberaient sur vous.

    ANTIGONE

    L’intérêt du public agit peu sur son âme,

    Et l’amour du pays nous cache une autre flamme.

    Je le sais ; mais, Créon, j’en abhorre le cours,

    Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.

    CRÉON

    Je le ferai, Madame, et je veux par avance,

    Vous épargner encor jusques à ma présence.

    Aussi bien mes respects redoublent vos mépris,

    Et je vais faire place à ce bienheureux fils.

    Le roi m’appelle ailleurs, il faut que j’obéisse ;

    Adieu, faites venir Hémon et Polynice.

    JOCASTE

    N’en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux,

    Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.

    SCÈNE VI

    Jocaste, Antigone, Olympe.

    ANTIGONE

    Le perfide, à quel point son insolence monte !

    JOCASTE

    Ses superbes discours tourneront à sa honte.

    Bientôt si nos désirs sont exaucés des cieux,

    La paix nous vengera de cet ambitieux.

    Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère ;

    Appelons promptement Hémon et votre frère ;

    Je suis pour ce dessein prête à leur accorder

    Toutes les sûretés qu’il pourront demander.

    Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,

    Ciel, dispose à la paix le coeur de Polynice,

    Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs ;

    Et comme il faut enfin, fais parler mes douleurs.

    ANTIGONE, demeurant un peu après sa mère.

    Et si tu prends pitié d’une flamme innocente,

    Ô ciel ! en ramenant Hémon à son amante,

    Ramène-le fidèle, et permets en ce jour,

    Qu’en retrouvant l’amant je retrouve l’amour.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Antigone, Hémon.

    HÉMON

    Quoi, vous me refusez votre aimable présence,

    Après un an entier de supplice et d’absence ?

    Ne m’avez-vous, Madame, appelé près de vous,

    Que pour m’ôter sitôt un bien qui m’est si doux ?

    ANTIGONE

    Et voulez-vous sitôt que j’abandonne un frère ?

    Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère ?

    Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits,

    Le soin de votre amour à celui de la paix ?

    HÉMON

    Madame, à mon bonheur c’est chercher trop d’obstacles ;

    Ils iront bien sans nous consulter les oracles.

    Permettez que mon coeur en voyant vos beaux yeux,

    De l’état de son sort interroge ses Dieux.

    Puis-je leur demander sans être téméraire,

    S’ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire ?

    Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié ?

    Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié !

    Durant le triste cours d’une absence cruelle,

    Avez-vous souhaité que je fusse fidèle ?

    Songiez-vous que la mort menaçait loin de vous

    Un amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ?

    Ah! d’un si bel objet quand une âme est blessée ;

    Quand un coeur jusqu’à vous élève sa pensée,

    Qu’il est doux d’adorer tant de divins appas !

    Mais aussi que l’on souffre en ne les voyant pas !

    Un moment loin de vous me durait une année,

    J’aurais fini cent fois ma triste destinée,

    Si je n’eusse songé jusques à mon retour,

    Que mon éloignement vous prouvait mon amour ;

    Et que le souvenir de mon obéissance

    Pourrait en ma faveur parler en mon absence,

    Et que pensant à moi, vous penseriez aussi

    Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.

    ANTIGONE

    Oui je l’avais bien cru qu’une âme si fidèle

    Trouverait dans l’absence une peine cruelle.

    Et si mes sentiments se doivent découvrir,

    Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir ;

    Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume

    Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.

    Mais ne vous plaignez pas, mon coeur chargé d’ennui

    Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui.

    Surtout depuis le temps que dure cette guerre,

    Et que de gens armés vous couvrez cette terre,

    Ô Dieux ! à quels tourments mon coeur s’est vu soumis,

    Voyant des deux côtés ses plus tendres amis !

    Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles,

    J’en voyais et dehors et dedans nos murailles,

    Chaque assaut à mon coeur livrait mille combats,

    Et mille fois le jour je souffrais le trépas.

    HÉMON

    Mais enfin qu’ai-je fait en ce malheur extrême,

    Que ne m’ait ordonné ma princesse elle-même ?

    J’ai suivi Polynice, et vous l’avez voulu,

    Vous me l’avez prescrit par un ordre absolu.

    Je lui vouai dès lors une amitié sincère,

    Je quittai mon pays, j’abandonnai mon père ;

    Sur moi par ce départ j’attirai son courroux,

    Et pour tout dire, enfin, je m’éloignai de vous.

    ANTIGONE

    Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice.

    C’est moi que vous serviez en servant Polynice ;

    Il m’était cher alors comme il est aujourd’hui,

    Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui.

    Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,

    Et j’avais sur son coeur une entière puissance ;

    Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,

    Et les chagrins du frère étaient ceux de la soeur.

    Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire,

    Il aimerait la paix, pour qui mon coeur soupire.

    Notre commun malheur en serait adouci ;

    Je le verrais, Hémon, vous me verriez aussi.

    HÉMON

    De cette affreuse guerre il abhorre l’image.

    Je l’ai vu soupirer de douleur et de rage,

    Lorsque pour remonter au trône paternel,

    On le força de prendre un chemin si cruel.

    Espérons que le ciel touché de nos misères,

    Achèvera bientôt de réunir les frères ;

    Puisse-t-il rétablir l’amitié dans leur coeur,

    Et conserver l’amour dans celui de la soeur !

    ANTIGONE

    Hélas ! ne doutez point que ce dernier ouvrage

    Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage ;

    Je les connais tous deux, et je répondrais bien

    Que leur coeur, cher Hémon, est plus dur que le mien.

    Mais les Dieux quelquefois font de plus grands miracles.

    SCÈNE II

    Antigone, Hémon, Olympe.

    ANTIGONE

    Hé bien apprendrons-nous ce qu’ont dit les oracles ?

    Que faut-il faire ?

    OLYMPE

    Hélas !

    ANTIGONE

    Quoi ? Qu’en a-t-on appris ?

    Est-ce la guerre, Olympe ?

    OLYMPE

    Ah ! c’est encore pis.

    HÉMON

    Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ?

    OLYMPE

    Prince pour en juger écoutez leur réponse.

    Thébains pour n’avoir plus de guerres,

    Il faut par un ordre fatal,

    Que le dernier du sang royal,

    Par son trépas ensanglante vos terres.

    ANTIGONE

    Ô Dieux ! que vous a fait ce sang infortuné,

    Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné ?

    N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père ?

    Tout notre sang doit-il sentir votre colère ?

    HÉMON

    Madame, cet arrêt ne vous regarde pas.

    Votre vertu vous met à couvert du trépas.

    Les Dieux savent trop bien connaître l’innocence.

    ANTIGONE

    Et ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance.

    Mon innocence, Hémon, serait un faible appui,

    Fille d’Oedipe, il faut que je meure pour lui.

    Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plainte.

    Et s’il faut avouer le sujet de ma crainte,

    C’est pour vous que je crains. Oui, cher Hémon, pour vous.

    De ce sang malheureux vous sortez comme nous ;

    Et je ne vois que trop que le courroux céleste

    Vous rendra comme à nous cet honneur bien funeste,

    Et fera regretter aux princes des Thébains,

    De n’être pas sortis du dernier des humains.

    HÉMON

    Peut-on se repentir d’un si grand avantage ?

    Un si noble trépas flatte trop mon courage,

    Et du sang de ses rois il est beau d’être issu,

    Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu.

    ANTIGONE

    Et quoi si parmi nous on a fait quelque offense,

    Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance,

    Et n’est-ce pas assez du père et des enfants,

    Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ?

    C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres,

    Punissez-nous, grands Dieux, mais épargnez les autres.

    Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui

    Et je vous perds peut-être encore plus que lui.

    Le ciel punit sur vous, et sur votre famille,

    Et les crimes du père et l’amour de la fille ;

    Et ce funeste amour vous nuit encore plus,

    Que les crimes d’Oedipe et le sang de Laïus.

    HÉMON

    Quoi ? mon amour, Madame ? Et qu’a-t-il de funeste ?

    Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ?

    Et puisque sans colère il est reçu de vous,

    En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ?

    Vous seule en mes soupirs êtes intéressée,

    C’est à vous à juger s’il vous ont offensée,

    Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants,

    Ils seront criminels ou seront innocents.

    Que le ciel à son gré de ma perte dispose,

    J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause,

    Glorieux de mourir pour le sang de mes rois,

    Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.

    Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage ?

    Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ?

    En vain les Dieux voudraient différer mon trépas,

    Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas.

    Mais peut-être après tout notre frayeur est vaine,

    Attendons… Mais voici Polynice et la reine.

    SCÈNE III

    Jocaste, Polynice, Antigone, Hémon.

    POLYNICE

    Madame, au nom des Dieux, cessez de m’arrêter.

    Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter.

    J’espérais que du ciel la justice infinie

    Voudrait se déclarer contre la tyrannie,

    Et que lassé de voir répandre tant de sang,

    Il rendrait à chacun son légitime rang,

    Mais puisque ouvertement il tient pour l’injustice,

    Et que des criminels il se rend le complice,

    Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté,

    Quand le ciel est injuste, écoute l’équité ?

    Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,

    D’un fier usurpateur ministre violente,

    Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,

    Et qu’il anime encor tout éloigné qu’il est ?

    La raison n’agit point sur une populace.

    De ce peuple déjà j’ai ressenti l’audace,

    Et loin de me reprendre après m’avoir chassé,

    Il croit voir un tyran dans un prince offensé.

    Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance,

    Il croit que tout le monde aspire à la vengeance,

    De ses inimitiés rien n’arrête le cours,

    Quand il hait une fois il veut haïr toujours.

    JOCASTE

    Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,

    Et que tous les Thébains redoutent votre règne,

    Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner

    Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner ?

    POLYNICE

    Est-ce au peuple, Madame, à se choisir un maître ?

    Sitôt qu’il hait un roi doit-on cesser de l’être ?

    Sa haine ou son amour sont-ce les premiers droits,

    Qui font monter au trône ou descendre les rois ?

    Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse,

    Le sang nous met au trône, et non pas son caprice ;

    Ce que le sang lui donne il le doit accepter,

    Et s’il n’aime son prince il le doit respecter.

    JOCASTE

    Vous serez un tyran haï de vos provinces.

    POLYNICE

    Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;

    De ce titre odieux mes droits me sont garants,

    La haine des sujets ne fait pas les tyrans.

    Appelez de ce nom Étéocle lui-même.

    JOCASTE

    Il est aimé de tous.

    POLYNICE

    C’est un tyran qu’on aime,

    Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir

    Au rang où par la force il a su parvenir.

    Et son orgueil le rend par un effet contraire,

    Esclave de son peuple et tyran de son frère.

    Pour commander tout seul il veut bien obéir,

    Et se fait mépriser pour me faire haïr.

    Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître.

    Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître:

    Mais je croirais trahir la majesté des rois,

    Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.

    JOCASTE

    Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes !

    Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ?

    Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,

    Vous de verser du sang, moi de verser des pleurs ?

    N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?

    Ma fille, s’il se peut, retenez votre frère,

    Le cruel pour vous seule avait de l’amitié.

    ANTIGONE

    Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié,

    Que pourrais-je espérer d’une amitié passée,

    Qu’un long éloignement n’a que trop effacée ?

    À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang,

    Il n’aime, il ne se plaît qu’à répandre du sang.

    Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,

    Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime,

    Dont l’âme généreuse avait tant de douceur,

    Qui respectait sa mère et chérissait sa soeur.

    La nature pour lui n’est plus qu’une chimère,

    Il méconnaît sa soeur, il méprise sa mère,

    Et l’ingrat en l’état où son orgueil l’a mis,

    Nous croit des étrangers ou bien des ennemis.

    POLYNICE

    N’imputez point ce crime à mon âme affligée.

    Dites plutôt, ma soeur, que vous êtes changée ;

    Dites que de mon rang l’injuste usurpateur

    M’a su ravir encor l’amitié de ma soeur.

    Je vous connais toujours et suis toujours le même.

    ANTIGONE

    Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime,

    Que d’être inexorable à mes tristes soupirs,

    Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ?

    POLYNICE

    Mais vous-même, ma soeur, est-ce aimer votre frère,

    Que de lui faire ici cette injuste prière,

    Et me vouloir ravir le sceptre de la main ?

    Dieux ! qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain ?

    C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage.

    ANTIGONE

    Non non vos intérêts me touchent davantage ;

    Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point,

    Avec vos ennemis ils ne conspirent point.

    Cette paix que je veux me serait un supplice,

    S’il en devait coûter le sceptre à Polynice,

    Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends,

    C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps.

    Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie,

    Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie,

    Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux,

    Sans que vous répandiez un sang si précieux.

    Pouvez-vous refuser cette grâce légère

    Aux larmes d’une soeur, aux soupirs d’une mère ?

    JOCASTE

    Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter ?

    Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ?

    Quoi ce jour tout entier n’est-il pas de la trêve,

    Dès qu’elle a commencé faut-il qu’elle s’achève ?

    Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas,

    Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas.

    ANTIGONE

    Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible,

    Aux larmes de sa mère il a paru sensible,

    Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui,

    Vous l’appelez cruel, vous l’êtes plus que lui.

    HÉMON

    Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans peine,

    Laisser agir encor la princesse et la reine,

    Accordez tout ce jour à leur pressant désir,

    Voyons si leur dessein ne pourra réussir.

    Ne donnez pas la joie au prince votre frère,

    De dire que sans vous la paix se pouvait faire.

    Vous aurez satisfait une mère, une soeur,

    Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.

    Mais que veut ce soldat ? Son âme est toute émue.

    SCÈNE IV

    Jocaste, Polynice, Antigone, Hémon, un soldat.

    UN SOLDAT.

    Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue,

    Créon et les Thébains, par l’ordre de leur roi,

    Attaquent votre armée et violent leur foi.

    Le brave Hippomédon s’efforce en votre absence,

    De soutenir leur choc de toute sa puissance,

    Par son ordre, Seigneur, je vous viens avertir.

    POLYNICE

    Ah les traîtres ! Allons, Hémon, il faut sortir.

    À la reine.

    Madame, vous voyez comme il tient sa parole ;

    Mais il veut le combat, il m’attaque, et j’y vole.

    JOCASTE

    Polynice, mon fils… Mais il ne m’entend plus,

    Aussi bien que mes pleurs mes cris sont superflus.

    Chère Antigone, allez, courez à ce barbare.

    Du moins allez prier Hémon qu’il les sépare.

    La force m’abandonne, et je n’y puis courir,

    Tout ce que je puis faire, hélas ! c’est de mourir.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Jocaste, Olympe.

    JOCASTE

    Olympe, va-t-en voir ce funeste spectacle.

    Va voir si leur fureur n’a point trouvé d’obstacle.

    Si rien n’a pu toucher l’un ou l’autre parti ;

    On dit qu’à ce dessein Ménécée est sorti.

    OLYMPE

    Je ne sais quel dessein animait son courage,

    Une héroïque ardeur brillait sur son visage ;

    Mais vous devez, Madame, espérer jusqu’au bout.

    JOCASTE

    Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout.

    Éclaircis promptement ma triste inquiétude.

    OLYMPE

    Mais vous dois-je laisser en cette solitude ?

    JOCASTE

    Va, je veux être seule en l’état où je suis,

    Si toutefois on peut l’être avec tant d’ennuis.

    SCÈNE II

    JOCASTE, seule.

    Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes ?

    N’épuiseront-ils point les vengeances célestes ?

    Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,

    Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?

    Ô ciel ! que tes rigueurs seraient peu redoutables,

    Si la foudre d’abord accablait les coupables !

    Et que tes châtiments paraissent infinis,

    Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !

    Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infâme,

    Où de mon propre fils je me trouvai la femme,

    Le moindre des tourments que mon coeur a soufferts,

    Égale tous les maux que l’on souffre aux Enfers :

    Et toutefois, ô Dieux, un crime involontaire

    Devait-il attirer toute votre colère ?

    Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné ?

    Vous-mêmes dans mes bras vous l’avez amené.

    C’est vous dont la rigueur m’ouvrit ce précipice.

    Voilà de ces grands Dieux la suprême justice,

    Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas,

    Ils nous le font commettre, et ne l’excusent pas.

    Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,

    Afin d’en faire après d’illustres misérables ?

    Et ne peuvent-ils point quand ils sont en courroux,

    Chercher des criminels à qui le crime est doux ?

    SCÈNE III

    Jocaste, Antigone.

    JOCASTE

    Hé bien en est-ce fait ? L’un ou l’autre perfide

    Vient-il d’exécuter son noble parricide ?

    Parlez, parlez, ma fille !

    ANTIGONE

    Ah ! Madame, en effet,

    L’oracle est accompli, le ciel est satisfait.

    JOCASTE

    Quoi mes deux fils sont morts ?

    ANTIGONE

    Un autre sang, Madame,

    Rend la paix à l’État et le calme à votre âme :

    Un sang digne des rois dont il est découlé,

    Un héros pour l’État s’est lui-même immolé.

    Je courais pour fléchir Hémon et Polynice,

    Ils étaient déjà loin avant que je sortisse.

    Ils ne m’entendaient plus, et mes cris douloureux

    Vainement par leur nom les rappelaient tous deux.

    Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille,

    Et moi je suis montée au haut de la muraille,

    D’où le peuple étonné regardait comme moi,

    L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi.

    À cet instant fatal le dernier de nos princes,

    L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces,

    Ménécée en un mot, digne frère d’Hémon,

    Et trop indigne aussi d’être fils de Créon,

    De l’amour du pays montrant son âme atteinte,

    Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte,

    Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains,

    Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez inhumains.

    Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle,

    Les soldats étonnés de ce nouveau spectacle,

    De leur noire fureur ont suspendu le cours,

    Et ce prince aussitôt poursuivant son discours,

    Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées,

    Par qui vous allez voir vos misères bornées.

    Je suis le dernier sang de vos rois descendu,

    Qui par l’ordre des Dieux doit être répandu.

    Recevez donc ce sang que ma main va répandre,

    Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre.

    Il se tait, et se frappe en achevant ces mots,

    Et les Thébains voyant expirer ce héros,

    Comme si leur salut devenait leur supplice,

    Regardent en tremblant ce noble sacrifice.

    J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang

    Pour venir embrasser ce frère tout en sang.

    Créon à son exemple a jeté bas les armes,

    Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes,

    Et l’un et l’autre camp les voyant retirés,

    Ont quitté le combat et se sont séparés.

    Et moi le coeur tremblant, et l’âme toute émue,

    D’un si funeste objet j’ai détourné la vue,

    De ce prince admirant l’héroïque fureur.

    JOCASTE

    Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur.

    Est-il possible, ô Dieux, qu’après ce grand miracle,

    Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ?

    Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,

    Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ?

    La refuserez-vous cette noble victime ?

    Si la vertu vous touche autant que fait le crime,

    Si vous donnez les prix comme vous punissez,

    Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?

    ANTIGONE

    Oui, oui cette vertu sera récompensée,

    Les Dieux sont trop payés du sang de Ménécée ;

    Et le sang d’un héros auprès des immortels,

    Vaut seul plus que celui de mille criminels.

    JOCASTE

    Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale.

    Toujours à ma douleur il met quelque intervalle.

    Mais hélas ! quand sa main semble me secourir

    C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr.

    Il a mis cette nuit quelque fin à mes larmes,

    Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes.

    S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,

    Un oracle cruel me l’ôte pour jamais.

    Il m’amène mon fils, il veut que je le voie,

    Mais hélas ! Combien cher me vend-il cette joie !

    Ce fils est insensible, et ne m’écoute pas,

    Et soudain il me l’ôte et l’engage aux combats.

    Ainsi toujours cruel, et toujours en colère,

    Il feint de s’apaiser et devient plus sévère,

    Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler,

    Et retire son bras pour me mieux accabler.

    ANTIGONE

    Madame, espérons tout de ce dernier miracle.

    JOCASTE

    La haine de mes fils est un trop grand obstacle.

    Polynice endurci n’écoute que ses droits,

    Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix.

    Oui du lâche Créon. Cette âme intéressée

    Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée :

    En vain pour nous sauver ce grand prince se perd,

    Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.

    De deux jeunes héros cet infidèle père…

    ANTIGONE

    Ah ! le voici, Madame, avec le roi mon frère.

    SCÈNE IV

    Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon.

    JOCASTE

    Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi ?

    ÉTÉOCLE

    Madame, ce combat n’est point venu de moi,

    Mais de quelques soldats tant d’Argos que des nôtres,

    Qui s’étant querellés les uns avec les autres,

    Ont insensiblement tout le corps ébranlé,

    Et fait un grand combat d’un simple démêlé.

    La bataille sans doute allait être cruelle,

    Et son événement vidait notre querelle,

    Quand du fils de Créon l’héroïque trépas,

    De tous les combattants a retenu le bras.

    Ce prince, le dernier de la race royale,

    S’est appliqué des Dieux la réponse fatale,

    Et lui-même à la mort il s’est précipité,

    De l’amour du pays noblement transporté.

    JOCASTE

    Ah ! si le seul amour qu’il eut pour sa patrie,

    Le rendit insensible aux douceurs de la vie,

    Mon fils ce même amour ne peut-il seulement,

    De votre ambition vaincre l’emportement ?

    Un exemple si beau vous invite à le suivre,

    Il ne faudra cesser de régner ni de vivre.

    Vous pouvez en cédant un peu de votre rang,

    Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang.

    Il ne faut que cesser de haïr votre frère,

    Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.

    Ô Dieux ! aimer un frère est-ce un plus grand effort,

    Que de haïr la vie et courir à la mort ?

    Et doit-il être enfin plus facile en un autre,

    De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ?

    ÉTÉOCLE

    Son illustre vertu me charme comme vous,

    Et d’un si beau trépas je suis même jaloux.

    Et toutefois, Madame, il faut que je vous die,

    Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie ;

    La gloire bien souvent nous porte à la haïr,

    Mais peu de souverains font gloire d’obéir.

    Les Dieux voulaient son sang, et ce prince sans crime

    Ne pouvait à l’État refuser sa victime ;

    Mais ce même pays qui demandait son sang,

    Demande que je règne et m’attache à mon rang.

    Jusqu’à ce qu’il m’en ôte il faut que j’y demeure.

    Il n’a qu’à prononcer j’obéirai sur l’heure,

    Et Thèbes me verra pour apaiser son sort,

    Et descendre du trône, et courir à la mort.

    CRÉON

    Ah ! Ménécée est mort, le ciel n’en veut point d’autre.

    Laissez couler son sang sans y mêler le vôtre,

    Et puisqu’il l’a versé pour nous donner la paix,

    Accordez-la, Seigneur, à nos justes souhaits.

    ÉTÉOCLE

    Eh quoi ? même Créon pour la paix se déclare ?

    CRÉON

    Pour avoir trop aimé cette guerre barbare,

    Vous voyez les malheurs où le ciel m’a plongé.

    Mon fils est mort, Seigneur.

    ÉTÉOCLE

    Il faut qu’il soit vengé.

    CRÉON

    Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême ?

    ÉTÉOCLE

    Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thèbes même,

    Vengez-la, vengez-vous.

    CRÉON

    Ah ! dans ses ennemis,

    Je trouve votre frère, et je trouve mon fils.

    Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre ?

    Et dois-je perdre un fils pour en venger un autre ?

    Seigneur, mon sang m’est cher, le vôtre m’est sacré,

    Serai-je sacrilège ou bien dénaturé ?

    Souillerai-je ma main d’un sang que je révère ?

    Serai-je parricide, afin d’être bon père ?

    Un si cruel secours ne me peut soulager,

    Et ce serait me perdre au lieu de me venger.

    Tout le soulagement où ma douleur aspire,

    C’est qu’au moins mes malheurs servent à votre empire.

    Je me consolerai si ce fils que je plains,

    Assure par sa mort le repos des Thébains.

    Le ciel promet la paix au sang de Ménécée,

    Achevez-la, Seigneur, mon fils l’a commencée,

    Accordez-lui ce prix qu’il en a prétendu,

    Et que son sang en vain ne soit pas répandu.

    JOCASTE

    Non, puisqu’à nos malheurs vous devenez sensible,

    Au sang de Ménécée il n’est rien d’impossible :

    Que Thèbes se rassure après ce grand effort,

    Puisqu’il change votre âme, il changera son sort.

    La paix dès ce moment n’est plus désespérée,

    Puisque Créon la veut je la tiens assurée,

    Bientôt ces coeurs de fer se verront adoucis,

    Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.

    À Étéocle.

    Qu’un si grand changement vous désarme et vous touche,

    Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche,

    Soulagez une mère, et consolez Créon,

    Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon.

    ÉTÉOCLE

    Mais enfin, c’est vouloir que je m’impose un maître,

    Vous ne l’ignorez pas, Polynice veut l’être ;

    Il demande surtout le pouvoir souverain,

    Et ne veut revenir que le sceptre à la main.

    SCÈNE V

    Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon, Attale.

    ATTALE

    Polynice, Seigneur, demande une entrevue ;

    C’est ce que d’un héraut nous apprend la venue ;

    Il vous offre, Seigneur, ou de venir ici,

    Ou d’attendre en son camp.

    CRÉON

    Peut-être qu’adouci,

    Il songe à terminer une guerre si lente,

    Et son ambition n’est plus si violente :

    Par ce dernier combat il apprend aujourd’hui,

    Que vous êtes au moins aussi puissant que lui.

    Les Grecs mêmes sont las de servir sa colère,

    Et j’ai su depuis peu que le roi son beau-père,

    Préférant à la guerre un solide repos,

    Se réserve Mycène, et le fait roi d’Argos.

    Tout courageux qu’il est, sans doute il ne souhaite,

    Que de faire en effet une honnête retraite.

    Puisqu’il s’offre à vous voir croyez qu’il veut la paix.

    Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais.

    Tâchez dans ce dessein de l’affermir vous-même,

    Et lui promettez tout hormis le diadème.

    ÉTÉOCLE

    Hormis le diadème il ne demande rien.

    JOCASTE

    Mais voyez-le du moins.

    CRÉON

    Oui puisqu’il le veut bien,

    Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire,

    Et le sang reprendra son empire ordinaire.

    ÉTÉOCLE

    Allons donc le chercher.

    JOCASTE

    Mon fils, au nom des Dieux,

    Attendez-le plutôt. Voyez-le dans ces lieux.

    ÉTÉOCLE

    Hé bien, Madame, hé bien qu’il vienne, et qu’on lui donne

    Toutes les sûretés qu’il faut pour sa personne.

    Allons.

    ANTIGONE

    Ah ! Si ce jour rend la paix aux Thébains,

    Elle sera, Créon, l’ouvrage de vos mains.

    SCÈNE VI

    Créon, Attale.

    CRÉON

    L’intérêt des Thébains n’est pas ce qui vous touche,

    Dédaigneuse princesse, et cette âme farouche,

    Qui semble me flatter après tant de mépris,

    Songe moins à la paix qu’au retour de mon fils.

    Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone

    Aussi bien que mon coeur dédaignera le trône,

    Nous verrons quand les Dieux m’auront fait votre roi,

    Si ce fils bienheureux l’emportera sur moi.

    ATTALE

    Et qui n’admirerait un changement si rare ?

    Créon même, Créon pour la paix se déclare.

    CRÉON

    Tu crois donc que la paix est l’objet de mes soins.

    ATTALE

    Oui je le crois, Seigneur, quand j’y pensais le moins

    Et voyant qu’en effet ce beau soin vous anime,

    J’admire à tous moments cet effort magnanime,

    Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.

    Ménécée en mourant n’a rien fait de plus beau.

    Et qui peut immoler sa haine à sa patrie,

    Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.

    CRÉON

    Ah ! sans doute qui peut d’un généreux effort,

    Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.

    Quoi je négligerais le soin de ma vengeance ?

    Et de mon ennemi je prendrais la défense ?

    De la mort de mon fils Polynice est l’auteur,

    Et moi je deviendrais son lâche protecteur ?

    Quand je renoncerais à cette haine extrême,

    Pourrais-je bien cesser d’aimer le diadème,

    Non non tu me verras d’une constante ardeur,

    Haïr mes ennemis et chérir ma grandeur.

    Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères ;

    Je rougis d’obéir où régnèrent mes pères ;

    Je brûle de me voir au rang de mes aïeux,

    Et je l’envisageai dès que j’ouvris les yeux.

    Surtout depuis deux ans ce noble soin m’inspire,

    Je ne fais point de pas qui ne tende à l’empire.

    Des princes mes neveux j’entretiens la fureur,

    Et mon ambition autorise la leur.

    D’Étéocle d’abord j’appuyai l’injustice,

    Je lui fis refuser le trône à Polynice.

    Tu sais que je pensais dès lors à m’y placer ;

    Et je l’y mis, Attale, afin de l’en chasser.

    ATTALE

    Mais, Seigneur, si la guerre eut pour vous tant de charmes,

    D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?

    Et puisque leur discorde est l’objet de vos voeux,

    Pourquoi par vos conseils vont-ils se voir tous deux ?

    CRÉON

    Plus qu’à mes ennemis la guerre m’est mortelle,

    Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle ;

    Il s’arme contre moi de mon propre dessein,

    Il se sert de mon bras pour me percer le sein.

    La guerre s’allumait, lorsque pour mon supplice,

    Hémon m’abandonna pour servir Polynice ;

    Les deux frères par moi devinrent ennemis,

    Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.

    Enfin ce même jour je fais rompre la trêve,

    J’excite le soldat, tout le camp se soulève,

    On se bat, et voilà qu’un fils désespéré,

    Meurt et rompt un combat que j’ai tant préparé.

    Mais il me reste un fils et je sens que je l’aime,

    Tout rebelle qu’il est, et tout mon rival même.

    Sans le perdre je veux perdre mes ennemis,

    Il m’en coûterait trop s’il m’en coûtait deux fils.

    Des deux princes d’ailleurs la haine est trop puissante :

    Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente ;

    Moi-même je saurai si bien l’envenimer,

    Qu’il périront tous deux plutôt que de s’aimer.

    Les autres ennemis n’ont que de courtes haines,

    Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,

    Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir

    Ceux que des noeuds si forts n’ont pas su retenir.

    L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère.

    Mais leur éloignement ralentit leur colère.

    Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi,

    Quand il est loin de nous on la perd à demi.

    Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient ;

    Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient,

    Que rappelant leur haine au lieu de la chasser,

    Il s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser.

    ATTALE

    Vous n’avez plus, Seigneur, à craindre que vous-même,

    On porte ses remords avec le diadème.

    CRÉON

    Quand on est sur le trône on a bien d’autres soins,

    Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.

    Du plaisir de régner une âme possédée,

    De tout le temps passé détourne son idée,

    Et de tout autre objet un esprit éloigné

    Croit n’avoir point vécu tant qu’il n’a point régné.

    Mais allons : le remords n’est pas ce qui me touche,

    Et je n’ai plus un coeur que le crime effarouche.

    Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts,

    Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Étéocle, Créon.

    ÉTÉOCLE

    Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre,

    Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre :

    Nous verrons ce qu’il veut, mais je répondrais bien,

    Que par cette entrevue on n’avancera rien.

    Je connais Polynice et son humeur altière,

    Je sais bien que sa haine est encor toute entière,

    Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours,

    Et pour moi je sens bien que je le hais toujours.

    CRÉON

    Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine,

    Vous devez ce me semble apaiser votre haine.

    ÉTÉOCLE

    Je ne sais si mon coeur s’apaisera jamais :

    Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.

    Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée,

    Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année,

    Elle est née avec nous, et sa noire fureur,

    Aussitôt que la vie entra dans notre coeur.

    Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance,

    Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance.

    Triste et fatal effet d’un sang incestueux.

    Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,

    Dans les flancs de ma mère une guerre intestine

    De nos divisions lui marqua l’origine.

    Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,

    Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.

    On dirait que le ciel par un arrêt funeste,

    Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste,

    Et que dans notre sang il voulut mettre au jour

    Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour.

    Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,

    Ne crois pas que pour lui ma haine diminue.

    Plus il approche, et plus il me semble odieux,

    Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.

    J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire.

    Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.

    Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié,

    Et je crains son courroux moins que son amitié.

    Je veux pour donner cours à mon ardente haine,

    Que sa fureur au moins autorise la mienne ;

    Et puisqu’enfin mon coeur ne saurait se trahir,

    Je veux qu’il me déteste afin de le haïr.

    Tu verras que sa rage est encore la même,

    Et que toujours son coeur aspire au diadème ;

    Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner ;

    Et qu’on peut bien le vaincre et non pas le gagner.

    CRÉON

    Domptez-le donc, Seigneur, s’il demeure inflexible.

    Quelque fier qu’il puisse être il n’est pas invincible ;

    Et puisque la raison ne peut rien sur son coeur,

    Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.

    Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes,

    Je serai le premier à reprendre les armes,

    Et si je demandais qu’on en rompît le cours,

    Je demande encor plus que vous régniez toujours.

    Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse,

    S’il faut avec la paix recevoir Polynice,

    Qu’on ne nous vienne plus vanter un bien si doux.

    La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.

    Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche,

    Ne le soumettez pas à ce prince farouche,

    Si la paix se peut faire il la veut comme moi.

    Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son roi.

    Cependant écoutez le prince votre frère,

    Et s’il se peut, Seigneur, cachez votre colère.

    Feignez… Mais quelqu’un vient.

    SCÈNE II

    Étéocle, Créon, Attale.

    ÉTÉOCLE

    Sont-ils bien près d’ici ?

    Vont-ils venir, Attale ?

    ATTALE

    Oui, Seigneur, les voici.

    Ils ont trouvé d’abord la princesse et la reine,

    Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.

    ÉTÉOCLE

    Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux.

    Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous !

    CRÉON

    Ah ! le voici. Fortune achève mon ouvrage,

    Et livre-les tous deux aux transports de leur rage.

    SCÈNE III

    Jocaste, Étéocle, Polynice, Antigone, Hémon, Créon.

    JOCASTE

    Me voici donc tantôt au comble de mes voeux,

    Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.

    Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence,

    Dans ce même palais où vous prîtes naissance ;

    Et moi par un bonheur où je n’osais penser,

    L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser.

    Commencez donc, mon fils, cette union si chère,

    Et que chacun de vous reconnaisse son frère :

    Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ;

    Mais pour en mieux juger voyez-les de plus près.

    Surtout que le sang parle et fasse son office.

    Approchez Étéocle, avancez Polynice.

    Hé quoi ? loin d’approcher vous reculez tous deux ?

    D’où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux ?

    N’est-ce point que chacun d’une âme irrésolue,

    Pour saluer son frère, attend qu’il le salue,

    Et qu’affectant l’honneur de céder le dernier,

    L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier ?

    Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime,

    Où le plus furieux passe pour magnanime !

    Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux,

    Et les premiers vaincus sont les plus généreux.

    Voyons donc qui des deux aura plus de courage,

    Qui voudra le premier triompher de sa rage.

    Quoi vous n’en faites rien ? C’est à vous d’avancer,

    Et venant de si loin vous devez commencer :

    Commencez, Polynice, embrassez votre frère,

    Et montrez…

    ÉTÉOCLE

    Hé ! Madame à quoi bon ce mystère ?

    Tous ces embrassements ne sont guère à propos,

    Qu’il parle, qu’il s’explique et nous laisse en repos.

    POLYNICE

    Quoi faut-il davantage expliquer mes pensées ?

    On les peut découvrir par les choses passées :

    La guerre, les combats, tant de sang répandu,

    Tout cela dit assez que le trône m’est dû.

    ÉTÉOCLE

    Et ces mêmes combats, et cette même guerre,

    Ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre,

    Tout cela dit assez que le trône est à moi.

    Et tant que je respire il ne peut être à toi.

    POLYNICE

    Tu sais qu’injustement tu remplis cette place.

    ÉTÉOCLE

    L’injustice me plaît pourvu que je t’en chasse.

    POLYNICE

    Si tu n’en veux sortir, tu pourras en tomber.

    ÉTÉOCLE

    Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.

    JOCASTE

    Ô Dieux ! que je me vois cruellement déçue !

    N’avais-je tant pressé cette fatale vue,

    Que pour les désunir encor plus que jamais ?

    Ah ! mes fils, est-ce là comme on parle de paix ?

    Quittez au nom des Dieux, ces tragiques pensées,

    Ne renouvelez point vos discordes passées,

    Vous n’êtes pas ici dans un champ inhumain.

    Est-ce moi qui vous met les armes à la main ?

    Considérez ces lieux où vous prîtes naissance.

    Leur aspect sur vos coeurs n’a-t-il point de puissance ?

    C’est ici que tous deux vous reçûtes le jour,

    Tout ne vous parle ici que de paix et d’amour.

    Ces princes, votre soeur, tout condamne vos haines,

    Enfin moi qui pour vous pris toujours tant de peines,

    Qui pour vous réunir immolerais… Hélas !

    Ils détournent la tête, et ne m’écoutent pas.

    Tous deux pour s’attendrir ils ont l’âme trop dure,

    Ils ne connaissent plus la voix de la nature.

    À Polynice.

    Et vous que je croyais plus doux et plus soumis…

    POLYNICE

    Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis.

    Il ne saurait régner sans se rendre parjure.

    JOCASTE

    Une extrême justice est souvent une injure.

    Le trône vous est dû, je n’en saurais douter ;

    Mais vous le renversez en voulant y monter.

    Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?

    Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,

    Détruire cet empire afin de le gagner ?

    Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ?

    Thèbes avec raison craint le règne d’un prince,

    Qui de fleuves de sang inonde sa province.

    Voudrait-elle obéir à votre injuste loi ?

    Vous êtes son tyran avant qu’être son roi.

    Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire,

    Si la vertu se perd quand on gagne l’empire,

    Lorsque vous régnerez que serez-vous hélas !

    Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas ?

    POLYNICE

    Ah ! si je suis cruel on me force de l’être,

    Et de mes actions je ne suis pas le maître :

    J’ai honte des horreurs où je me vois contraint,

    Et c’est injustement que le peuple me craint.

    Mais il faut en effet soulager ma patrie,

    De ses gémissements mon âme est attendrie.

    Trop de sang innocent se verse tous les jours,

    Il faut de ses malheurs que j’arrête le cours.

    Et sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,

    À l’auteur de mes maux il faut que je m’adresse :

    Il suffit aujourd’hui de son sang ou du mien.

    JOCASTE

    Du sang de votre frère ?

    POLYNICE

    Oui Madame, du sien.

    Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.

    Oui, cruel, et c’est là le dessein qui m’amène.

    Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler,

    À tout autre qu’à toi je craignais d’en parler.

    Tout autre aurait voulu condamner ma pensée,

    Et personne en ces lieux ne te l’eût annoncée.

    Je te l’annonce donc. C’est à toi de prouver

    Si ce que tu ravis tu le sais conserver ;

    Montre-toi digne enfin d’une si belle proie.

    ÉTÉOCLE

    J’accepte ton dessein et l’accepte avec joie.

    Créon sait là-dessus quel était mon désir.

    J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir.

    Je te crois maintenant digne du diadème,

    Et te le vais porter au bout de ce fer même.

    JOCASTE

    Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein,

    Et commencez par moi votre horrible dessein.

    Ne considérez point que je suis votre mère,

    Considérez en moi celle de votre frère.

    Si de votre ennemi vous recherchez le sang,

    Recherchez-en la source en ce malheureux flanc.

    Je suis de tous les deux la commune ennemie,

    Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ;

    Cet ennemi sans moi ne verrait pas le jour.

    S’il meurt ne faut-il pas que je meure à mon tour ?

    N’en doutez point, sa mort me doit être commune,

    Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une,

    Et sans être ni doux ni cruel à demi,

    Il faut me perdre ou bien sauver votre ennemi.

    Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime,

    Barbares, rougissez de commettre un tel crime ;

    Ou si le crime enfin vous plaît tant à chacun,

    Barbares rougissez de n’en commettre qu’un.

    Aussi bien ce n’est point que l’amour vous retienne,

    Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne.

    Vous vous garderiez bien, cruels, de m’épargner,

    Si je vous empêchais un moment de régner.

    Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ?

    POLYNICE

    J’épargne mon pays.

    JOCASTE

    Et vous tuez un frère.

    POLYNICE

    Je punis un méchant.

    JOCASTE

    Et sa mort aujourd’hui,

    Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.

    POLYNICE

    Faut-il que de ma main je couronne ce traître,

    Et que de cour en cour j’aille chercher un maître ;

    Qu’errant et vagabond je quitte mes États,

    Pour observer des lois qu’il ne respecte pas ?

    De ses propres forfaits serai-je la victime ?

    Le diadème est-il le partage du crime ?

    Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ?

    Et cependant il règne et je suis exilé.

    JOCASTE

    Mais si le roi d’Argos vous cède une couronne…

    POLYNICE

    Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?

    En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté ?

    Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?

    D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse,

    Et d’un prince étranger que je brigue la place ?

    Non non, sans m’abaisser à lui faire la cour,

    Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.

    JOCASTE

    Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père,

    La main de tous les deux vous sera toujours chère.

    POLYNICE

    Non non, la différence est trop grande pour moi,

    L’un me ferait esclave, et l’autre me fait roi.

    Quoi ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme ?

    D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme.

    Le trône sans l’amour me serait donc fermé ?

    Je ne régnerais pas si l’on ne m’eût aimé ?

    Je veux m’ouvrir le trône ou jamais n’y paraître

    Et quand j’y monterai j’y veux monter en maître ;

    Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir,

    Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr.

    Enfin de ma grandeur je veux être l’arbitre,

    N’être point roi, Madame, ou l’être à juste titre ;

    Que le sang me couronne, ou s’il ne suffit pas,

    Je veux à son secours n’appeler que mon bras.

    JOCASTE

    Faites plus, tenez tout de votre grand courage,

    Que votre bras tout seul fasse votre partage,

    Et dédaignant les pas des autres souverains,

    Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains.

    Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même,

    Qu’un superbe laurier soit votre diadème ;

    Régnez et triomphez, et joignez à la fois

    La gloire des héros à la pourpre des rois.

    Quoi ! votre ambition serait-elle bornée

    À régner tour à tour l’espace d’une année ?

    Cherchez à ce grand coeur que rien ne peut dompter,

    Quelque trône où vous seul ayez droit de monter :

    Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée,

    Sans que d’un sang si cher nous la voyions trempée.

    Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux,

    Et votre frère même ira vaincre avec vous.

    POLYNICE

    Vous voulez que mon coeur flatté de ces chimères,

    Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?

    JOCASTE

    Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,

    Élevez-le vous-même à ce trône fatal.

    Ce trône fut toujours un dangereux abîme,

    La foudre l’environne aussi bien que le crime.

    Votre père et les rois qui vous ont devancés,

    Sitôt qu’ils y montaient s’en sont vu renversés.

    POLYNICE

    Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre,

    J’y monterais plutôt que de ramper à terre.

    Mon coeur jaloux du sort de ces grands malheureux,

    Veut s’élever, Madame, et tomber avec eux.

    ÉTÉOCLE

    Je saurai t’épargner une chute si vaine.

    POLYNICE

    Ah ! ta chute, crois-moi, précédera la mienne.

    JOCASTE

    Mon fils, son règne plaît.

    POLYNICE

    Mais il m’est odieux.

    JOCASTE

    Il a pour lui le peuple.

    POLYNICE

    Et j’ai pour moi les Dieux.

    ÉTÉOCLE

    Les Dieux de ce haut rang te voulaient interdire,

    Puisqu’ils m’ont élevé le premier à l’empire.

    Ils ne savaient que trop lorsqu’ils firent ce choix,

    Qu’on veut régner toujours quand on règne une fois.

    Jamais dessus le trône on ne vit plus d’un maître,

    Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’il puisse être ;

    L’un des deux tôt ou tard se verrait renversé,

    Et d’un autre soi-même on y serait pressé.

    Jugez donc par l’horreur que ce méchant me donne,

    Si je puis avec lui partager la couronne.

    POLYNICE

    Et moi je ne veux plus, tant tu m’es odieux,

    Partager avec toi la lumière des cieux.

    JOCASTE

    Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie,

    À ce cruel combat tous deux je vous convie.

    Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,

    Que tardez-vous ? Allez vous perdre et me venger.

    Surpassez s’il se peut les crimes de vos pères,

    Montrez en vous tuant comme vous êtes frères.

    Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,

    Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à son tour.

    Je ne condamne plus la fureur qui vous presse,

    Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse :

    Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir,

    Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir.

    ANTIGONE

    Madame… Ô ciel ! que vois-je ? Hélas ! rien ne les touche !

    HÉMON

    Rien ne peut ébranler leur constance farouche.

    ANTIGONE

    Princes…

    ÉTÉOCLE

    Pour ce combat choisissons quelque lieu.

    POLYNICE

    Courons. Adieu, ma soeur.

    ÉTÉOCLE

    Adieu, Princesse, adieu.

    ANTIGONE

    Mes frères, arrêtez ! Gardes, qu’on les retienne,

    Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne.

    C’est leur être cruels que de les respecter.

    HÉMON

    Madame, il n’est plus rien qui les puisse arrêter.

    ANTIGONE

    Ah ! Généreux Hémon, c’est vous seul que j’implore :

    Si la vertu vous plaît, si vous m’aimez encore,

    Et qu’on puisse arrêter leurs parricides mains,

    Hélas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    ANTIGONE, seule.

    À quoi te résous-tu princesse infortunée ?

    Ta mère vient de mourir dans tes bras,

    Ne saurais-tu suivre ses pas,

    Et finir en mourant ta triste destinée ?

    À de nouveaux malheurs te veux-tu réserver ?

    Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver

    De leurs cruelles armes.

    Leur exemple t’anime à te percer le flanc ;

    Et toi seule verses des larmes,

    Tous les autres versent du sang.

    Quelle est de mes malheurs l’extrémité mortelle ?

    Où ma douleur doit-elle recourir ?

    Dois-je vivre ? dois-je mourir ?

    Un amant me retient, une mère m’appelle.

    Dans la nuit du tombeau je la vois qui m’attend ;

    Ce que veut la raison, l’amour me le défend,

    Et m’en ôte l’envie.

    Que je vois de sujets d’abandonner le jour !

    Mais hélas ! qu’on tient à la vie,

    Quand on tient si fort à l’amour.

    Oui tu retiens, amour, mon âme fugitive,

    Je reconnais la voix de mon vainqueur,

    L’espérance est morte en mon coeur,

    Et cependant tu vis, et tu veux que je vive.

    Tu dis que mon amant me suivrait au tombeau,

    Que je dois de mes jours conserver le flambeau,

    Pour sauver ce que j’aime.

    Hémon, vois le pouvoir que l’amour a sur moi,

    Je ne vivrais pas pour moi-même,

    Et je veux bien vivre pour toi.

    Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle…

    Mais voici du combat la funeste nouvelle.

    SCÈNE II

    Antigone, Olympe.

    ANTIGONE

    Hé bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ?

    OLYMPE

    J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait.

    De haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes

    Le peuple qui courait et qui criait aux armes ;

    Et pour vous dire enfin, d’où venait sa terreur,

    Le roi n’est plus, Madame, et son frère est vainqueur.

    On parle aussi d’Hémon, l’on dit que son courage

    S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage,

    Mais que tous ses efforts ont été superflus.

    C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus.

    ANTIGONE

    Ah ! je n’en doute pas, Hémon est magnanime,

    Son grand coeur eut toujours trop d’horreur pour le crime :

    Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait,

    Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait.

    Mais hélas ! leur fureur ne pouvait se contraindre,

    Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre.

    Princes dénaturés, vous voilà satisfaits,

    La mort seule entre vous pouvait mettre la paix.

    Le trône pour vous deux avait trop peu de place,

    Il fallait entre vous mettre un plus grand espace,

    Et que le ciel vous mît pour finir vos discords,

    L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts.

    Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore !

    Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,

    Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous,

    Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous.

    OLYMPE

    Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice,

    Que si la mort vous eût enlevé Polynice.

    Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins,

    Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins.

    ANTIGONE

    Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère,

    Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère,

    Et ce qui lui donnait tant de part dans mes voeux,

    Il était vertueux, Olympe, et malheureux.

    Mais hélas ! ce n’est plus ce coeur si magnanime,

    Et c’est un criminel qu’a couronné son crime ;

    Son frère plus que lui commence à me toucher,

    Devenant malheureux, il m’est devenu cher.

    OLYMPE

    Créon vient.

    ANTIGONE

    Il est triste, et j’en connais la cause.

    Au courroux du vainqueur la mort du roi l’expose.

    C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux.

    SCÈNE III

    Antigone, Créon, Attale, Olympe.

    CRÉON

    Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ?

    Est-il vrai que la reine…

    ANTIGONE

    Oui, Créon, elle est morte.

    CRÉON

    Ô Dieux ! Puis-je savoir de quelle étrange sorte,

    Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ?

    OLYMPE

    Elle-même, Seigneur, s’est ouvert le tombeau,

    Et s’étant d’un poignard en un moment saisie,

    Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.

    ANTIGONE

    Elle a su prévenir la perte de son fils.

    CRÉON

    Ah ! Madame, il est vrai que les Dieux ennemis…

    ANTIGONE

    N’imputez qu’à vous seul la mort du roi mon frère,

    Et n’en accusez point la céleste colère.

    À ce combat fatal vous seul l’avez conduit,

    Il a cru vos conseils, sa mort en est le fruit.

    Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes,

    Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes.

    De la chute des rois vous êtes les auteurs,

    Mais les rois en tombant entraînent leurs flatteurs.

    Vous le voyez, Créon, sa disgrâce mortelle

    Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle :

    Le ciel en le perdant s’en est vengé sur vous,

    Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.

    CRÉON

    Madame, je l’avoue, et les destins contraires,

    Me font pleurer deux fils si vous pleurez deux frères.

    ANTIGONE

    Mes frères et vos fils ! Dieux ! que veut ce discours ?

    Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ?

    CRÉON

    Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire ?

    ANTIGONE

    J’ai su que Polynice a gagné la victoire,

    Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.

    CRÉON

    Madame, ce combat est bien plus inhumain.

    Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres.

    Mais hélas ! apprenez les unes et les autres.

    ANTIGONE

    Rigoureuse fortune, achève ton courroux.

    Ah ! sans doute voici le dernier de tes coups.

    CRÉON

    Vous avez vu, Madame, avec quelle furie,

    Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie,

    Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux,

    Et que jamais leurs coeurs ne s’accordèrent mieux.

    La soif de se baigner dans le sang de leur frère,

    Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire.

    Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis,

    Et prêts à s’égorger ils paraissaient amis.

    Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille,

    Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.

    C’est là que reprenant leur première fureur,

    Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.

    D’un geste menaçant, d’un ?il brûlant de rage,

    Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage ;

    Et la seule fureur précipitant leurs bras,

    Tous deux semblent courir au devant du trépas.

    Mon fils qui de douleur en soupirait dans l’âme,

    Et qui se souvenait de vos ordres, Madame,

    Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous

    Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous.

    Il leur retient le bras, les repousse, les prie,

    Et pour les séparer s’expose à leur furie.

    Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours,

    Et ces deux furieux se rapprochent toujours.

    Il tient ferme pourtant et ne perd point courage,

    De mille coups mortels il détourne l’orage,

    Jusqu’à ce que du roi le fer trop rigoureux,

    Soit qu’il cherchât son frère, ou ce fils malheureux,

    Le renverse à ses pieds prêt à rendre la vie.

    ANTIGONE

    Et la douleur encor ne me l’a pas ravie ?

    CRÉON

    J’y cours, je le relève, et le prends dans mes bras,

    Et me reconnaissant, je meurs, dit-il tout bas,

    Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse :

    En vain à mon secours votre amitié s’empresse,

    C’est à ces furieux que vous devez courir,

    Séparez-les, mon père, et me laissez mourir.

    Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle,

    À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle,

    Seulement Polynice en paraît affligé,

    Attends Hémon, dit-il, tu vas être vengé.

    En effet sa douleur renouvelle sa rage,

    Et bientôt le combat tourne à son avantage.

    Le roi frappé d’un coup qui lui perce le flanc,

    Lui cède la victoire, et tombe dans son sang.

    Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie,

    Le nôtre à la douleur et les Grecs à la joie,

    Et le peuple alarmé du trépas de son roi,

    Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.

    Polynice tout fier du succès de son crime,

    Regarde avec plaisir expirer sa victime,

    Dans le sang de son frère il semble se baigner.

    Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.

    Regarde dans mes mains l’empire et la victoire,

    Va rougir aux Enfers de l’excès de ma gloire,

    Et pour mourir encor avec plus de regret,

    Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet.

    En achevant ces mots d’une démarche fière,

    Il s’approche du roi couché sur la poussière,

    Et pour le désarmer il avance le bras.

    Le roi qui semble mort observe tous ses pas.

    Il le voit, il l’attend, et son âme irritée,

    Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée.

    L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs,

    Et retarde le cours de ses derniers soupirs.

    Prêt à rendre la vie il en cache le reste,

    Et sa mort au vainqueur est un piège funeste,

    Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain

    Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,

    Il lui perce le coeur, et son âme ravie,

    En achevant ce coup abandonne la vie.

    Polynice frappé pousse un cri dans les airs,

    Et son âme en courroux s’enfuit dans les Enfers.

    Tout mort qu’il est, Madame, il garde sa colère ;

    Et l’on dirait qu’encore il menace son frère.

    Son visage où la mort a répandu ses traits,

    Demeure plus terrible et plus fier que jamais.

    ANTIGONE

    Fatale ambition, aveuglement funeste !

    D’un oracle cruel suite trop manifeste !

    De tout le sang royal il ne reste que nous,

    Et plût aux Dieux, Créon, qu’il ne restât que vous,

    Et que mon désespoir prévenant leur colère,

    Eût suivi de plus près le trépas de ma mère.

    CRÉON

    Il est vrai que des Dieux le courroux embrasé,

    Pour nous faire périr semble s’être épuisé.

    Car enfin sa rigueur, vous le voyez, Madame,

    Ne m’accable pas moins qu’elle n’afflige votre âme.

    En m’arrachant mes fils…

    ANTIGONE

    Ah ! vous régnez, Créon,

    Et le trône aisément vous console d’Hémon.

    Mais laissez-moi de grâce un peu de solitude,

    Et ne contraignez point ma triste inquiétude;

    Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu’à vous,

    Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux.

    Le trône vous attend, le peuple vous appelle.

    Goûtez tout le plaisir d’une grandeur nouvelle.

    Adieu, nous ne faisons tous deux que nous gêner.

    Je veux pleurer, Créon, et vous voulez régner.

    CRÉON, arrêtant Antigone.

    Ah ! Madame, régnez et montez sur le trône,

    Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone.

    ANTIGONE

    Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez,

    La couronne est à vous.

    CRÉON

    Je la mets à vos pieds.

    ANTIGONE

    Je la refuserais de la main des Dieux même,

    Et vous osez, Créon, m’offrir le diadème ?

    CRÉON

    Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux,

    Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux.

    D’un si noble destin je me connais indigne.

    Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne,

    Si par d’illustres faits on la peut mériter,

    Que faut-il faire enfin, Madame ?

    ANTIGONE

    M’imiter.

    CRÉON

    Que ne ferais-je point pour une telle grâce !

    Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse.

    Je suis prêt…

    ANTIGONE, en s’en allant.

    Nous verrons.

    CRÉON, la suivant.

    J’attends vos lois ici.

    ANTIGONE, en s’en allant.

    Attendez.

    SCÈNE IV

    Créon, Attale.

    ATTALE

    Son courroux serait-il adouci ?

    Croyez-vous la fléchir ?

    CRÉON

    Oui oui, mon cher Attale,

    Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,

    Et tu vas voir en moi dans ce jour fortuné,

    L’ambitieux au trône et l’amant couronné.

    Je demandais au ciel la princesse et le trône,

    Il me donne le sceptre, et m’accorde Antigone.

    Pour couronner ma tête, et ma flamme en ce jour

    Il arme en ma faveur et la haine et l’amour.

    Il allume pour moi deux passions contraires,

    Il attendrit la soeur, il endurcit les frères,

    Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,

    Et m’ouvre en même temps et leur trône et son coeur.

    ATTALE

    Il est vrai, vous avez toute chose prospère,

    Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père.

    L’ambition, l’amour n’ont rien à désirer,

    Mais, Seigneur, la nature a beaucoup à pleurer :

    En perdant vos deux fils…

    CRÉON

    Oui, leur perte m’afflige.

    Je sais ce que de moi le rang de père exige.

    Je l’étais. Mais surtout, j’étais né pour régner,

    Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.

    Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire,

    C’est un don, que le ciel ne nous refuse guère.

    Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux ;

    Ce n’est pas un bonheur s’il ne fait des jaloux.

    Mais le trône est un bien dont le ciel est avare,

    Du reste des mortels ce haut rang nous sépare,

    Bien peu sont honorés d’un don si précieux,

    La terre a moins de rois que le ciel n’a de Dieux.

    D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse,

    Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse.

    S’il vivait, son amour au mien serait fatal,

    En me privant d’un fils le ciel m’ôte un rival.

    Ne me parle donc plus que de sujets de joie,

    Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie,

    Et sans me rappeler des ombres des Enfers,

    Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.

    Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone,

    J’aurai bientôt son coeur, et j’ai déjà le trône ;

    Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi,

    J’étais père et sujet, je suis amant et roi.

    La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,

    Que… mais Olympe vient.

    ATTALE

    Dieux ! elle est toute en larmes.

    SCÈNE V

    Créon, Olympe, Attale.

    Elle s’en va.

    OLYMPE

    Qu’attendez-vous, Seigneur ? La princesse n’est plus.

    CRÉON

    Elle n’est plus, Olympe ?

    OLYMPE

    Ah ! regrets superflus !

    Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine,

    Et du même poignard dont est morte la reine,

    Sans que je pusse voir son funeste dessein,

    Cette fière princesse a percé son beau sein.

    Elle s’en est, Seigneur, mortellement frappée,

    Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée.

    Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir.

    Mais sa belle âme enfin toute prête à sortir,

    Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie,

    Dit-elle, et ce moment a terminé sa vie.

    J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras,

    Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas.

    Heureuse mille fois si ma douleur mortelle,

    Dans la nuit du tombeau, m’eût plongée avec elle !

    SCÈNE DERNIÈRE

    Créon, Attale.

    CRÉON

    Ainsi donc vous fuyez un amant odieux,

    Et vous-même cruelle, éteignez vos beaux yeux.

    Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore,

    Et pour ne me point voir vous les fermez encore,

    Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas

    Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas.

    Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse,

    Ma présence aux Enfers vous fût-elle odieuse,

    Dût après le trépas vivre votre courroux,

    Inhumaine, je vais y descendre après vous.

    Vous y verrez toujours l’objet de votre haine,

    Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,

    Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter,

    Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter.

    Mourons donc…

    ATTALE et des gardes.

    Ah ! Seigneur quelle cruelle envie…

    CRÉON

    Ah ! C’est m’assassiner que me sauver la vie.

    Amour, rage, transports, venez à mon secours,

    Venez et terminez mes détestables jours.

    De ces cruels amis trompez tous les obstacles.

    Toi justifie, ô ciel, la foi de tes oracles.

    Je suis le dernier sang du malheureux Laïus,

    Perdez-moi, Dieux cruels, ou vous serez déçus.

    Reprenez, reprenez cet empire funeste.

    Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste.

    Le trône et vos présents excitent mon courroux.

    Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.

    Ne le refusez pas à mes voeux, à mes crimes.

    Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes.

    Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits

    Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits.

    Polynice, Étéocle, Jocaste, Antigone,

    Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône,

    Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux

    Font déjà dans mon coeur l’office de bourreaux.

    Arrêtez, mon trépas va venger votre perte,

    La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte,

    Je ressens à la fois mille tourments divers,

    Et je m’en vais chercher du repos aux Enfers.

    Il tombe entre les mains des gardes.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine : la question janséniste

    Le rapport de Racine au jansénisme, le mouvement de Port-Royal est très particulier, et a été prétexte à beaucoup de fantasmes associés par ailleurs à une lecture totalement erronée de ce courant religieux-mystique ultra, que l’Église elle-même dû supprimer.

    Né à la Ferté-Milon le 21 décembre 1639 et très tôt orphelin. Il faut ici souligner l’arrière-plan picard : Jean Racine a ainsi été baptisé dans l’église où Jean de la Fontaine s’est marié. La Ferté-Milon, ville natale de Jean Racine, fut également un bastion catholique au milieu de villes passées immédiatement au protestantisme : Compiègne, Château-Thierry, Meaux, Saint-Quentin.

    Elle résista également à l’offensive de la Fronde et un épisode fut terrible : les Souabes, formant l’arrière-garde avec des fourgons et des chariots, eurent peur d’être éventuellement pris en chasse par la cavalerie royale. Aussi, comme à leur départ les troupes de la Fronde avaient tué les prisonniers ainsi qu’une centaine de paysans, ils utilisèrent une technique de la guerre de trente ans pour créer la panique chez les chevaux : ils découpèrent les cadavres en morceaux et les semèrent sur la route.

    On notera un aspect religieux au sujet de la Picardie : les Mystères, représentations théâtrales devant les Églises de moments de le Bible, étant assez difficiles à prendre tels quels par les paysans, l’Église introduisit des farces encadrées de manière religieuse pour éviter les initiatives autonomes à ce sujet et que ce furent les Cinges Verts de Chauny, en Picardie, qui furent la source d’une importante production pour l’Église de tels intermèdes.

    Les Mystères furent par ailleurs interdits à Amiens et Arras en 1541, à Paris en 1550, mais la région du Valois échappa toutefois à cette impossibilité de les représenter, car elle était devenue le douaire de Catherine de Médicis. Celle-ci vint en 1554 assister à le Mystère de Sainte-Marguerite (sa fille s’appelant pareillement).

    Racine rejoint une partie de sa famille d’orientation janséniste et alla en 1651 ou en 1652 comme écolier à Beauvais, ville dont l’évêque (et comte) Nicolas Choart de Buzanval était un partisan du jansénisme. Son collège Pastour avait également eu comme anciens élèves Godefroy Hermant, proche du jansénisme, et surtout Walon de Beaupuis, directeur des Petites Ecoles de Port-Royal et Pierre Coustel, qui y était professeur.

    Le principal du collège venait d’être nommé quand Racine arriva : Nicolas Dessuslefour, originaire du diocèse d’Amiens, avait été ordonné prêtre par Nicolas Choart de Buzanval. Les trois années de Racine au collège furent marquées, en plus du jansénisme, par l’irruption du mouvement de la Fronde, avec les nobles en révolte contre le pouvoir central d’une monarchie absolue s’affirmant de plus en plus.

    Il quitta ensuite le collège en 1655 pour continuer ses études dans un cadre janséniste à Port-Royal, puis va en 1658 au collège d’Harcourt (qui deviendra le lycée Saint-Louis) y « faire sa logique ».

    Il y a ici deux possibilités : soit considérer que Racine a été façonné par l’esprit de Port-Royal, soit que son installation en plein Paris en 1658 est un tournant, avec une rupture complète avec le passé.

    La première thèse est dominante de manière écrasante ; elle ne correspond toutefois pas à la réalité. De fait, Racine fréquente l’abbé Le Vasseur, en réalité un libertin, ainsi qu’un oncle, Nicolas Vitard, intendant du duc, par ailleurs lié au jansénisme, de Luynes-Chevreuse, possédant l’hôtel de Luynes qui fut concrètement un lieu d’accueil de beaux esprits et d’aristocrates particulièrement cultivés.

    La rupture avec les jansénistes est de toute manière inévitable de par l’activité théâtrale de Racine, ce que sa tante Agnès de Sainte-Thède, dès début de sa carrière, dénonce dans un avertissement on ne peut plus clair :

    « J’ai appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu’on leur interdit l’entrée de l’église et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu’ils ne se reconnaissent (…).

    Je vous conjure donc, mon cher neveu, d’avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur, pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté.

    Je souhaite que ce qu’on m’a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheureux pour n’avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir nous voir. »

    Pierre Nicole écrivit en défense du jansénisme des Lettres sur l’Hérésie imaginaire ; dans la huitième, lors d’une dénonciation de Jean Desmarets de Saint-Sorlin, auteur des Visionnaires, il écrit la chose suivante :

    « Chacun sait que sa première profession a été de faire des romans et des pièces de théâtre … Ces qualités, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, sont horribles étant considérées selon les principes de la religion chrétienne et les règles de l’Évangile. Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles. »

    Racine le prit particulièrement et répondit sans signer mais tout le monde savait que c’était lui ; Port-Royal riposta par l’intermédiaire de Barbier d’Aucourt et de Du Bois, et la rupture fut dès lors totale, l’affaire se terminant avec la menace janséniste de révéler que Racine avait essayé d’intégrer le clergé pour avoir des rémunérations, ce qui n’allait guère avec son nouveau statut d’artiste.

    On notera d’ailleurs que lors de son séjour à Uzès pour ce faire, qui se soldat par un échec, il écrivit à son cousin Vitart une description enjouée :

    « Les plus beaux jours que vous donne le printemps ne valent pas ceux que l’hiver vous laisse, et jamais le mois de mai ne vous paraît si agréable que l’est ici le mois de janvier. »

    Suivent des vers, dont le dernier est un alexandrin admirable :

    « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours. »

    Ce n’est que sa carrière passée que Racine recommença à s’intéresser à Port-Royal, renouant avec ses figures tutélaires et reniant son passé théâtral. Il est alors un homme important, puisque membre de l’Académie, historiographe, conseiller du roi, son commensal habituel, trésorier de France en la généralité de Moulins.

    Mais sa richesse vient de ses postes acquis et de son mariage, le 1er juin 1677, par l’entremise de « sages amis », avec Catherine de Romanet, fille d’un conseiller du roi, trésorier de France en la généralité d’Amiens ; ses œuvres ne lui ont pas apporté la fortune et il n’a pas non plus eu la reconnaissance générale de son époque.

    A la fin de sa vie, il demanda à être enterré à Port-Royal ; à la destruction des bâtiments en raison de l’ire du Vatican et du roi, son cercueil fut ramené à Paris en décembre 1711, pour être entreposé dans l’église Saint-Étienne-du-Mont de Paris, en face de Pascal.

    Cela relève de tout un dispositif de récupération du jansénisme, mais également de Racine, par l’Église catholique. Dans la première partie du 20e siècle, J. Calvet, doyen de la Faculté libre des lettres de Paris, une institution d’obédience religieuse malgré le nom trompeur, pouvait se demander benoîtement :

    « Comme je sais que Racine a écrit ses tragédies profanes entre la vingt-cinquième et la trente-huitième année, en treize ans, et que de trente-huit à soixante ans, pendant vingt-deux ans, il les a regrettées, désavouées, expiées, je me demande quel pouvait bien être son état d’âme au moment où il les composait. Parmi les énigmes de sa vie, c’est celle-là qui me sollicite le plus (…).

    Au moment où il s’abandonne à la vie des passions et à son art, qui consiste à les revivre pour les mettre en scène, que deviennent son amour de Dieu, son amour de la vertu et de la pureté, d’un mot, que devient sa foi ? (…)

    Dès qu’il eut mirs ordre à sa vie morale, la foi reprit naturellement son rôle d’ordonnatrice de l’âme ; le chrétien n’eut pas à la reconstruire pièce par pièce ; elle était intacte ; elle commandait ; et maintenant il entendait sa voix et obéissait.

    C’était très simple, trop simple au gré de ceux qui voudraient du drame dans toute conversion sincère et profonde ; aussi, ils jureraient volontiers Racine superficiel, sinon hypocrite. »

    Une partie des critiques littéraires et historiques voit en effet dans le retour à la religion de Racine un pur opportunisme, en phase avec le tournant religieux de la Cour, que somme toute Racine ne faisait qu’accompagner. Ce ne serait rien d’autre qu’un hypocrite.

    On doit en réalité le considérer comme quelqu’un d’établi, ayant perdu le fil progressiste d’une époque, la monarchie absolue n’ayant de toutes manière fait que passer son pic, pour basculer dans la réaction pure et simple.

    Racine retourne dans le giron qu’il a connu, parce qu’il y a une dimension mystique intérieure dans le jansénisme qu’il n’y a pas dans le catholicisme : il est bien obligé de répondre à la question de la vie intérieure, qu’il n’a jamais conceptualisé.

    Les catholiques ne jouant pas avec l’opportunisme de la réparation sont d’ailleurs très clairs : Racine est inacceptable.

    Charles Péguy, dans Victor-Marie, Compte Hugo, oppose à Racine à Corneille, comme tous les esprits tournés vers l’esprit aristocratique.

    « Corneille ne travaille jamais que dans le domaine de la grâce et (…) Racine ne travaille jamais que dans le domaine de la disgrâce.

    Corneille n’opère jamais que dans le royaume du salut, Racine n’opère jamais que dans le royaume de la perdition.

    Corneille n’a jamais pu faire des criminels et des pécheurs, (ses plus grands criminels et ses plus grands pécheurs) qui ne fussent éclairés de quelque reflet, de quelque lueur de la grâce, qui ne fussent nourris de quelque infiltration de la grâce ; abreuvés ; qui ne sauvassent en quelque point, en quelque sorte. De quelque manière.

    Et même les sacrés de Racine sont pétris de disgrâce. Ce n’est pas seulement Phèdre qui est une païenne, et une chrétienne, et une janséniste à qui la grâce a manqué. Non seulement toutes ses femmes et toutes ses victimes et tous ses hommes.

    Mais ses enfants mêmes, ce qui est infiniment pire, mais ses sacrés mêmes, ses exécrables prêtres, Joad, Eliacin, Josabeth ; Esther, Mardochée ; son prophète même, ou ses prophètes.

    Ils sont tous irrévocablement pétris de disgrâce (serait-ce donc de la disgrâce janséniste, qui, placée, comme un germe, comme un virus à l’origine même, au point d’origine de l’homme et de l’œuvre, se serait ensuite et lentement et patiemment diffusée jusqu’aux membres les plus éloignés, comme naturellement, par une diffusion naturelle, sans compter les contaminations auxiliaires d’une amitié seulement interrompue), (et peut-être seulement apparemment interrompue), ils sont tous quelqu’un à qui la grâce a manqué. »

    On voit ici comment, en ne comprenant pas la question de la vie personnelle, de la vie intérieure telle que le protestantisme l’a exposée, le catholicisme, voire la société française, a eu du mal à saisir l’approche de Racine. Il y a une très grande tendance au formalisme, à vouloir emballer la démarche de Racine dans une sorte de magma mêlant prédestination, tourment pour ses péchés, souffrance et fin digne d’un criminel.

    C’est là une démarche réduisant totalement sa dimension et en démolissant sa portée.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine : les représentations à la Cour et à la ville

    Il est nécessaire d’expliquer le cadre particulier de l’activité de Racine, ce qui éclaire également sa soumission personnelle, en tant qu’intellectuel, à la monarchie absolue.

    Racine est d’une certaine manière le premier écrivain à vivre de sa plume, si l’on met de côté Molière qui était également comédien. Mais il en vivait mal et sa marge de manœuvre financière était somme toute étroite. Cela a puissamment joué sur sa capacité à être corrompu.

    Il faut également voir que la monarchie absolue se repliant sur elle-même à la fin de la vie de Louis XIV, l’impact dévastateur de l’affirmation de la vie intérieure ne s’est pas déroulé à la surface de la société française.

    Il n’y a pas eu de drapeau racinien. Ce n’est que lorsque la nation français fut définitivement élancée, après la révolution française, que l’on s’est aperçut de sa teneur particulière. A son époque, Racine était un monument culturel, il n’était pas vu comme un moment de civilisation.

    Il peut être ici utile de se confronter au nombre de représentations à son époque. Il est à noter que, malheureusement, il n’y a eu de registre qu’à partir de 1680, soit après les premières représentations.

    Voici déjà les chiffres concernant les tragédies jouées à la Cour, ainsi que de la comédie des Plaideurs. Esther n’y figure pas, n’y ayant jamais été joué.

     Louis XIV(1680-1700)Louis XIV(1700-1715)Louis XVLouis XVI
    La Thébaïde11  
    Alexandre61  
    Andromaque149174
    Les Plaideurs148186
    Britannicus199254
    Bérénice6113
    Bajazet206235
    Mithridate187154
    Iphigénie78164
    Phèdre1812229
    Athalie00103

    Il est nécessaire de faire ici une précision : Britannicus ne fut pas un succès. Abandonné au bout de quelques jours, elle ne sera reprise que plusieurs années plus tard, alors que la vague racinienne s’était élancée ; c’est alors qu’elle fut appréciée. Il est ainsi dit que Britannicus est la « pièce des connaisseurs ».

    Le peu de représentations de Bérénice est intéressant à noter, car à sa sortie, ce fut un succès, puisque jouée alors trente fois de suite ; qui plus est elle vainquit dans l’opinion publique le Tite et Bérénice de Corneille, joué au Palais-Royal de Molière.

    Il est également à noter que si Iphigénie fut moins jouée, cette pièce fut à l’origine le point culminant des divertissements à Versailles, le 18 août 1674.

    Un autre aspect important qu’il faut noter est que Corneille eut le même nombre de pièces jouées à la Cour à l’époque, grosso modo. Ses pièces furent ensuite jouées un peu moins chacune en moyenne, mais elles étaient plus nombreuses. Les œuvres de référence de Corneille furent Cinna (15, 12, 22, 9 par rapport au tableau), Le Cid (11, 12, 13, 6), Horace (14, 8, 12, 2), Polyeucte (11, 6, 17, 2) et Rodogune (12, 9, 14, 6).

    Au total, à la Cour de Louis XIV, les œuvres de Corneille furent représentées 47 fois, celles de Racine 42 fois. Racine était donc considéré comme le successeur de Corneille, mais il n’a pas provoqué de révolution culturelle. Son importance n’a pas été saisi synthétiquement par la société de son époque.

    Il est évidemment également important de regarder le nombre de représentations à la ville.

     Louis XIV(1680-1700)Louis XIV(1700-1715)Louis XVLouis XVI
    La Thébaïde717 
    Alexandre223  
    Andromaque1118715829
    Les Plaideurs12816225574
    Britannicus816816543
    Bérénice5121449
    Bajazet642612222
    Mithridate917116222
    Iphigénie877121839
    Phèdre1149826348
    Esther  8 
    Athalie  14238

    Les classiques ici, ce sont surtout Phèdre, Iphigénie, Andromaque ; on remarque également l’effondrement très marqué de Bérénice. Corneille est quant à lui relativement moins joué à la ville. Dans tous les cas, il s’agit là de chiffres encore fondamentalement restreints, comme on le voit.

    Une anecdote au sujet de Phèdre est intéressante. Une cabale se lança contre la pièce au moment de sa sortie théâtrale, la duchesse de Bouillon commandant une autre Phèdre, exécutée en vitesse par Pradon, alors qu’elle achète en même temps des places pour les six premières représentations de celui de Racine, afin de les laisser vides.

    Cela tourna à la polémique générale et au moyen d’un sonnet insultant. Racine, aidé de Boileau, ne trouva rien d’autre de mieux à faire que de répondre sur le même ton, disant du duc de Nevers la chose suivante : « Il n’est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien » et rappelant une accusation d’inceste portée contre sa sœur.

    Cela risquait de tourner à la violence, le duc de Nevers annonçant à la fin d’un sonnet « des coups de bâton donnés en plein théâtre », mais le grand Condé fit parvenir un billet :

    « Si vous n’avez pas fait le sonnet, venez à l’hôtel de Condé, où Monsieur le Prince saura bien vous garantir de ces menaces, puisque vous êtes innocents, et si vous l’avez fait, venez aussi à l’hôtel de Condé, et Monsieur le Prince vous prendra de même sous sa protection, parce que le sonnet est très plaisant et plein d’esprit. »

    Boileau fut-il « bâtonné » tout de même après cela ? En tout cas tout cela cessa lorsque le grand Condé fit savoir au duc de Nevers « qu’il vengeroit comme faites à lui-même les insultes qu’on s’aviseroit de faire à deux hommes qu’il aimoit ».

    Un point important à noter est que ce fut Molière qui soutint Racine à l’origine. Âgé de 17 années de plus, Molière était déjà célèbre, avec déjà des succès comme L’école des femmes ; il disposait du théâtre du Palais-Royal. Il accepta la première pièce de Racine, La Thébaïde, en 1664, qui fut même jouée devant le Roi lui-même, à Villers-Cotteret et à Versailles.

    Racine avait une lecture cependant uniquement opportuniste et partira à la première occasion ; déjà pour La Thébaïde il aurait espéré monter sa pièce à l’hôtel de Bourgogne, avec les Comédiens royaux. Sa seconde tragédie, Alexandre, sera donc également joué par la troupe de Molière, mais avec le scandale qu’à la sixième représentation elle fut en même temps joué à l’Hôtel de Bourgogne, après une représentation privée chez la comtesse d’Armagnac, en présence du roi.

    Le comportement de Racine témoigne d’une incompréhension de la valeur de Molière, qui prit également et évidemment l’affaire très mal. Ce qui joua aussi, c’est le passage de Marquise-Thérèse de Gorla, connu comme Mademoiselle Du Parc (1633-1668), dont Molière était épris sans succès et qui appartint de 1653 à 1667 à sa troupe, à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, jouant dans Andromaque de Racine, alors que celui-ci devint également son amant.

    De manière intéressante également, Racine montra La Thébaïde à Corneille, qui le loua pour la grande qualité de ses vers, mais lui conseilla de ne pas s’orienter vers le théâtre !

    C’était là une erreur de saisie de la dimension de Racine et il est intéressant de voir ce que Saint-Évremond, exilé en Angleterre mais réputé pour son goût, dit au sujet d’Alexandre, dans une Dissertation sur l’Alexandre :

    « Depuis que j’ai lu le Grand Alexandre, la vieillesse de Corneille me donne bien moins d’alarmes, et je n’appréhende plus tant de voir finir avec lui la tragédie ; mais je voudrais qu’avant sa mort il adoptât l’auteur de cette pièce, pour former, avec la tendresse d’un père, son vrai successeur. »

    Saint-Évremond fait cependant un reproche à Racine, tout à fait dans l’esprit de Corneille :

    « Qu’on ne croye pas que le premier but de la tragédie soit d’exciter des tendresses dans nos cœurs. Aux sujets véritablement héroïques, la grandeur d’âme doit être ménagée devant toutes choses. »

    Corneille, dans une lettre de remerciement à Saint-Évremond, reprend cette idée :

    « Vous flattez agréablement mes sentiments, quand vous confirmez ce que j’ai avancé touchant la

    part que l’amour doit avoir dans les belles tragédies…

    J’ai cru jusqu’ici que l’amour était une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement, et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions.

    Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis. »

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine et l’effacement de l’écrivain

    Il est important que le parcours de Racine se soit confondu avec sa mise à la disposition au service du néo-stoïcisme. Il n’a pas choisi d’affirmer la vie intérieure, en prenant son autonomie. Il a au contraire choisi la soumission.

    Phèdre fut sa dernière tragédie, avant d’arrêter d’écrire. Il fera finalement deux tragédies, Esther et Athalie, mais d’inspiration religieuse et ne devant pas être joué devant un public ; elles étaient destinées au demoiselles de Saint-Cyr.

    Dans la préface de Phèdre, Racine présente le théâtre comme moyen de contribuer à la vertu, c’est-à-dire finalement à ce qui doit être considéré comme le néo-stoïcisme.

    « Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle−ci.

    Les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité.

    C’est là proprement le dut que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer, et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes.

    Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique, et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d’Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes.

    Ce serait peut−être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie. »

    Racine accompagne en fait le tournant réactionnaire de la monarchie absolue, à la fin du règne de Louis XIV. Il s’installe par ailleurs dans les institutions. Il est à partir de 1674 et ce grâce à Colbert trésorier en la généralité de Moulins. En 1677, il est avec Boileau nommé historiographe du roi, en 1690 il est gentilhomme ordinaire, en 1694 il est secrétaire du roi.

    Sa situation est privilégiée et il est omniprésent ; Racine était le seul avec Monsieur de Chamlay pouvant assister comme il l’entendait au lever du roi, etc.

    Certains historiens ont parlé d’une disgrâce sur la fin de sa vie, mais cela ne semble nullement réellement étayé et la situation se déroule de toutes manières dans une monarchie absolue qui n’est plus que l’ombre d’elle-même déjà.

    Racine était tout simplement devenu un parvenu ; parti d’une situation sociale faible, voire franchement pauvre, son art l’avait amené à rejoindre les plus hautes sphères. Il pratiquait la complaisance la plus totale qu’il considérait comme nécessaire.

    En 1678, en tant que directeur de l’Académie française, il concluait par exemple ainsi son discours :

    « Tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paroissent précieuses, parce que nous les regardons comme autant d’instruments qui doivent servir à la gloire de notre auguste protecteur. »

    On a là une soumission ne pouvant aller avec une productivité littéraire. Cela reflète l’effondrement d’une époque sur elle-même, la perte de tout repère. En 1685, il tint les propos suivants, qui firent réagir le roi lui-même :

    « Heureux ceux qui… ont l’honneur d’approcher de près ce grand prince… le plus sage et le plus parfait de tous les hommes. »

    Louis XIV lui expliqua à ce sujet :

    « Je suis très content ; je vous louerois davantage, si vous m’aviez moins loué. »

    Voici comment le décrit un missionné de Spanheim, l’électeur de Brandebourg :

    « M. de Racine a passé du théâtre à la cour, où il est devenu habile courtisan, dévot même. Le mérite de ses pièces dramatiques n’égale pas celui qu’il a eu l’esprit de se former en ce pays-là, où il fait toutes sortes de personnages.

    Ou il complimente avec la foule, ou il blâme et crie dans le tête-à-tête, ou il s’accommode à toutes les intrigues dont on veut le mettre ; mais celle de la dévotion domine chez lui ; il tâche toujours de tenir à ceux qui en sont le chef. »

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine et la monarchie absolue comme annulation de la contradiction

    Il est tout à fait logique que l’on retrouve chez Racine le même souci que chez La Bruyère et La Rochefoucauld, ou encore La Fontaine, à savoir la tendance à l’annulation de la contradiction. La monarchie absolue fait du roi une sorte de zéro absolu, absorbant l’affrontement entre aristocratie et bourgeoisie.

    Le néo-stoïcisme exige au fond une chose simple : l’annulation de la contradiction, au lieu d’un système de valeurs supérieures. Les contradictions doivent s’effacer devant l’intérêt principal, celui de l’organe central, qui se présente comme unique afin de masquer l’existence même de ces contradictions.

    Il y a ainsi d’un côté centralité, de l’autre négativité affirmée par cette centralité. C’est le reflet direct du fait que l’appareil d’État de la monarchie absolue est issue de la féodalité, mais s’extrait de celle-ci suffisamment pour la contre-balancer par la bourgeoisie et le capitalisme s’élançant. Cela ne peut bien entendu être que temporaire, et relativement instable en tant que superstructure.

    La monarchie absolue affirme donc la bourgeoisie et l’aristocratie, et en même temps les nient. Le régime se veut l’annulation de la contradiction. L’honnête homme apparaît donc comme l’homme de cette annulation :

    – annulation de ses comportements féodaux, rétrogrades, indignes sur le plan de la civilisation ;

    – annulation de ce qui va dans le sens d’une expression du conflit aristocratie/bourgeoisie lui-même.

    Costume du XIXe siècle pour Hermione
    dans Andromaque

    L’aristocrate doit rester aristocrate, le bourgeois bourgeois, car c’est en maintenant leur identité qu’ils maintiennent l’ordre dominant s’appuyant sur leur neutralisation historique. C’est de cette neutralisation que va ressortir, de manière apparemment étrange ou surprenante, mais en fait dialectiquement inévitable, les Lumières, comme affirmation de la civilisation, mais sans l’aristocratie.

    Les Lumières posent la contradiction par l’affirmation de la science, de la raison, là où le néo-stoïcisme l’annulait en niant ce qui vient perturber, troubler. Le néo-stoïcisme est à ce titre une aberration historique, puisqu’il nie une contradiction inévitable ; cependant cette aberration correspond à un moment d’émergence du nouveau contre l’ancien, ce qui lui donne un sens historique.

    Et comme on l’a vu, Molière avec sa dimension sociale et Racine avec sa dimension psychique-psychologique portaient des éléments de dépassement de cette annulation.

    La monarchie absolue se pose en annulation de la contradiction aristocratie-bourgeoisie, mais partant de là elle la reconnaît. Son attitude négative correspond à une étape positive historique.

    La monarchie absolue est l’annulation de la contradiction, parce que, historiquement, elle est le vecteur de son affirmation.

    La scène d’exposition de Bérénice expose cela avec une clarté remarquable. Elle se déroule dans le cabinet qui se situe entre deux appartements : celui de Titus, celui de Bérénice. Ce sont les deux pôles de la contradictions, et c’est Antiochus qui se pose d’emblée comme annulation de la contradiction, en apparaissant au milieu des deux, lui l’ami de Titus, lui l’amoureux de Bérénice :

    Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

    Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

    Souvent ce cabinet superbe et solitaire

    Des secrets de Titus est le dépositaire.

    C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,

    Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.

    De son appartement cette porte est prochaine,

    Et cette autre conduit dans celui de la reine.

    Comme on est par ailleurs dans le néo-stoïcisme, Antiochus ne pourra pas bloquer la contradiction qu’il montre : il partira seul. La contradiction devra en effet être annulée, par le départ de Bérénice, alors que Titus devient roi de Rome. La contradiction s’annule, elle disparaît devant les priorités de l’ordre.

    Cela joue évidemment uniquement pour l’ordre social, pas pour l’ordre intérieur de la vie psychologique, sinon Racine ne serait qu’un simple néo-stoïcien sans envergure.

    Si l’on prend le début de Britannicus, qui se déroule dans une chambre du palais de Néron, on a également immédiatement le thème de l’annulation, du retour, de la remise en ordre :

    Quoi ? tandis que Néron s’abandonne au sommeil,

    Faut−il que vous veniez attendre son réveil ?

    Qu’errant dans le palais sans suite et sans escorte,

    La mère de César veille seule à sa porte ?

    Madame, retournez dans votre appartement.

    Le sommeil s’oppose au réveil, tout comme le fait de veiller s’oppose au retour dans son appartement, pour aller dormir. Le palais s’oppose à l’absence de suite et d’escorte, la mère au fait d’être seule.

    Si l’on prend le début d’Iphigénie, on a pareillement une annulation. On est dans la tente d’Agamemnon et voici les premiers mots :

    Agamemnon

    Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille :

    Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

    Arcas

    C’est vous−même, Seigneur ! Quel important besoin

    Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?

    A peine un faible jour vous éclaire et me guide.

    Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.

    Les yeux de l’un s’opposent aux yeux de l’autre, Agamemnon s’oppose à lui-même en parlant de lui comme d’un autre, la nuit s’oppose au jour.

    Mais les yeux ouverts des deux s’opposent aux yeux de tous qui sont fermés, qui dorment, et ainsi annulent la contradiction entre Agamemnon et Arcas.

    Dans Phèdre, on a pareillement l’annulation, puisque les premiers mots sont ceux de Hippolyte, le séjour s’opposant au départ, l’agitation à l’oisiveté. Hippolyte veut annuler l’absence de Thésée, en partant à sa recherche.

    Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,

    Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.

    Dans le doute mortel dont je suis agité,

    Je commence à rougir de mon oisiveté.

    La remise en ordre est exposée, car elle sous-tend l’ordre, et inversement la mise en valeur de l’ordre expose le non-ordre en tant qu’exposition de la vie intérieure, psychologique.

    C’est cette dynamique qui fait toute la force de l’écriture racinienne.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine : la tristesse majestueuse et le rapport à la tragédie

    Dans une tragédie, il s’agit d’inspirer au spectateur la pitié et la terreur. Cependant, ce principe de la tragédie grecque allait de paire avec une mise en scène sous forme de rituel, avec un amphithéâtre, des chœurs, un jeu marqué, une fonction sociale affirmée de manière unilatérale.

    Il faut s’imaginer tout un cadre à la fois sombre et glaçant, des scènes horribles étant montrés, les chœurs en soulignant la portée, etc., et cela il y a bien entendu à l’époque de l’antiquité.

    On n’a rien de tout cela dans la tragédie française. Celle-ci est une entreprise culturelle où on peut faire le choix de ne pas aller, le jeu est particulièrement restreint au profit d’une attention extrême au langage.

    Il y a des pauses, car il faut rallumer les chandelles ; les acteurs sont habillés en partie comme on s’imagine le passé, mais à moitié de manière contemporaine. Les acteurs sont connus, il a été parlé de la pièce, c’est une actualité de débat à la Cour, pour la vie parisienne, etc.

    A cela s’ajoute la dimension de la lecture, alors que l’imprimerie s’est développée, qu’il y a un public éduqué qui existe désormais. Dans la préface de Phèdre, Racine dit que ce sont, non pas les spectateurs, mais les lecteurs qui vont le juger :

    « Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. »

    Et effectivement, dans ses préfaces, Racine parle parfois des spectateurs, parfois des lecteurs ; son œuvre s’adresse en fait inévitablement aux deux.

    On est donc dans une configuration totalement différente d’en Grèce antique.

    Pourtant, Racine prétend rester dans son cadre conceptuel. Il faut par conséquent lire à travers sa propre conception. Lui-même s’imagine être un écrivain puisant dans les sources antiques, en quelque sorte dans le prolongement de l’humanisme du siècle précédent. Il n’a pas du tout de vision de la vie intérieure qu’il expose.

    Voici par exemple ce que Racine note, dans la préface d’Iphigénie :

    « Euripide était extrêmement tragique, c’est−à−dire qu’il avait merveilleusement excité la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie. »

    On est là dans une approche formelle ; Racine ne ferait que reprendre les codes de la tragédie classique.

    Dans la préface de Phèdre, il y souligne dans le même esprit qu’il a choisi cette figure littéraire parce qu’elle correspond à ce qu’Aristote exige pour une tragédie. Et pourtant, de la manière dont il en parle, on voit bien que ce qu’il vise, comme aspect principal, n’est pas du tout la catharsis, mais bien le dérèglement.

    « Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente.

    Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. »

    C’est là une lecture pleine de raccourcis par rapport à la question de la vie intérieure et du véritable panorama qu’en propose Racine. Emile Faguet, dans La tragédie française au XVIIe siècle, constate avec justesse que :

    « Dans cette journée de vingt-quatre heures, de dix peut-être, l’auteur a si bien pris ses mesures que tout Néron passe devant nos yeux, depuis l’enfant vicieux et lâche qui tremble devant sa mère en s’excitant à la braver, depuis l’amoureux sensuel mêlé de despote méchant qui adore les pleurs qu’il fait couler, depuis le comédien fat qu’on décide au crime en humiliant son amour-propre d’artiste, jusqu’à l’assassin hypocrite et froid qui tue en souriant, jusqu’au parricide tranquille qui rêve le meurtre de sa mère en laissant tomber sur elle, nonchalamment, quelques mots d’ironie glacée. »

    Il y a ici un profond décalage entre ce que Racine croit faire et ce qu’il réalise vraiment, en raison de la période historique. Le théâtre de Racine est avant tout rationalisé, mais lui-même s’imagine réaliser une tragédie dans l’esprit grec, qui est tourné vers le bouleversement émotionnel, et non la rationalisation.

    Il faut se rappeler des exigences de la période classique ; La Bruyère, cette immense figure du 17e siècle, a bien résumé la conception de l’époque en disant

    « Un esprit médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit écrire raisonnablement. »

    La tragédie de Racine s’inspire de la démarche grecque, mais la renverse dans le sens de la rationalisation ; il y a de l’émotion, mais l’ensemble n’est pas une sorte d’aventure métaphysique mystico-poétique.

    Sainte-Beuve parle d’ailleurs de « l’écueil poétique racinien », qui est banc de sable ou rocher, selon comment on l’aborde en fonction de sa propre orientation, et qui a comme source des vers « polis et travaillés », mais qui manqueraient de charge poétique. C’est avant tout la forme concise, la concentration qui l’emporte ; il n’y a pas d’emportement poétique.

    Cela est exact, mais c’est également justement ce qui est correct, nécessaire. Chez Racine, tout est formellement concentré, bien plus que compassé, tout à fait dans l’esprit français naissant alors, et il n’y a pas de place pour de l’exubérance relevant du subjectivisme.

    En liaison avec cette approche, et rien que cela suffirait d’ailleurs à montrer qu’on est nullement dans l’orientation grecque, il y a l’orientation néo-stoïcienne, qui est typique de l’esprit romain.

    Chez Racine, savoir prendre sur soi est l’ultime épreuve qu’exige la société : il faut savoir être à la hauteur. Le néo-stoïcisme est content de la satisfaction de son exigence d’ordre, l’affirmation de la vie intérieure est satisfaite de son exigence de richesse, présentée par le désordre.

    Racine synthétise cela admirablement bien dans la préface de Bérénice :

    « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

    Avec Racine, on a la rencontre de la sensibilité intérieure avec la société encadrée culturellement ; c’est un très grand moment historique.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine et le dérèglement à travers le début comme la fin

    L’intérêt pour la tragédie est tout à fait logique à qui entreprend de mettre la vie intérieure ; de par sa parfaite fusion avec le néo-stoïcisme, Racine est devenu l’auteur national de la monarchie absolue, et donc de la France, puisque c’est sa période classique. Il faut, à ses côtés, bien entendu associer Molière.

    On retrouve chez tous deux par ailleurs l’approche générale du siècle visant à présenter des personnages déréglés. Il ne s’agit toutefois pas pour Racine de plaire et instruire comme chez Molière (et Jean de la Fontaine), mais de faire éprouver des émotions fortes, afin de « purger les passions ». En montrant des comportements déréglés, on apprend à les éviter, à chercher à ne pas tomber dans le même travers de la passion.

    En même temps, la passion plaît et révèle la richesse de la vie intérieure : là est l’ambiguïté du projet de Racine. Le dérèglement n’est jamais unilatéralement mauvais, il est en rapport avec des choses très concrètes. On a trop souvent attribué au destin les dérèglements, et affirmé que les personnages les exprimant étaient de toutes manières condamnés par avance. Cela n’est pas du tout le sens du propos.

    C’est la vie réelle qu’entend montrer Racine et pour cette raison, si certains son troublés plus que d’autres, tous le sont. Le dérèglement est même la norme. Elle est pour cette raison présente au début des œuvres, mais également à leur fin.

    Dans Phèdre, au-delà du personnage éponyme, on a Hippolyte qui dès le départ exprime son tourment, provoqué par la longue absence de son père et l’absence de nouvelles.

    Dans le doute mortel dont je suis agité

    Dans Britannicus, Agrippine connaît une vive agitation.

    L’impatient Néron cesse de se contraindre ;

    Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.

    Dans Iphigénie, Agamemnon doute de sa situation existentielle.

    Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause

    Dans Bérénice, Antiochus exprime son trouble sans ambages.

    Va chez elle : dis−lui qu’importun à regret

    J’ose lui demander un entretien secret.

    Tous ces troubles, se situant au début des œuvres, sont très marquants, car ils concernent des personnages qui ne sont pas censés être au cœur des tourments ! Cela brise totalement la thèse bourgeoise comme quoi Racine serait une sorte de janséniste fasciné par le destin et présentant un seul être troublé, afin de faire une leçon religieuse.

    En réalité, il dresse le tableau du caractère universel de la vie intérieure et de sa richesse.

    La fin des œuvres elle-même ne pose la fin des troubles. Titus et Bérénice portent le fardeau de s’être séparés malgré leur amour, Antiochus d’avoir tout raté dans l’histoire puisqu’il aurait pu partir avec Bérénice. Xipharès doit assumer la tête de l’État alors que Mithridate est décédé. La fin d’Iphigénie semble positive pour l’avenir, mais annonce en réalité les tueries de la guerre de Troie.

    A la fin de Bajazet, Zaïre annonce sa peine prolongée, voire sans fins.

    Ah ! Madame ! … Elle expire. O ciel ! en ce malheur

    Que ne puis−je avec elle expirer de douleur !

    A la fin de Phèdre, on annonce la mort de Phèdre à Thésée , qui annonce alors que son crime va rester dans les esprits malgré sa disparition, soulignant son deuil et celui de la fiancée de Hippolyte pour longtemps, au point qu’il l’adopte comme fille.

    D’une action si noire

    Que ne peut avec elle expirer la mémoire !

    Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,

    Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !

    Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,

    Expier la fureur d’un voeu que je déteste.

    Rendons−lui les honneurs qu’il a trop mérités,

    Et pour mieux apaiser ses mânes irrités,

    Que malgré les complots d’une injuste famille

    Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille !

    A la fin d’Andromaque, Oreste devient littéralement fou, avec un passage fameux.

    Percé de tant de coups, comment t’es−tu sauvé ?

    Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.

    Mais que vois−je ? A mes yeux Hermione l’embrasse !

    Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?

    Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !

    Quels démons, quels serpents traîne−t−elle après soi ?

    Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont−elles prêtes ?

    Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

    A la fin de Britannicus, Burrhus en parlant de Néron souhaite que ce soit la fin de ses tueries.

    Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !

    Il va de soi qu’en réalité, cela annonce une suite ininterrompue de crimes de la part de Néron ! Il n’y a strictement aucune réalisation, comme le prétend le formalisme au sujet de la tragédie de Racine, mais bien une affirmation de la vie intérieure.

    Cela est flagrant et s’explique par le fait que, si auparavant, Montaigne était obligé de parler de lui pour exprimer des considérations de haut niveau, désormais la société est prête à être confronté ouvertement à l’expression d’une psychologie profonde.

    C’est pour cela que les tragédies de Racine présentent des figures extrêmement complexes sur le plan psychologique, en rupture totale avec la simplicité, la stupidité, la rudesse, le caractère étroit, la nature bornée, l’esprit limité des êtres humains de la période précédente.

    Il est intéressant de voir comment les commentateurs bourgeois entrevoient ce saut qualitatif historique, mais ont du mal à l’appréhender.

    Benjamin Constant a ainsi repris Walstein de l’allemand Schiller, et dans sa préface il aborde la question de la tragédie vue en France. Il considère qu’il faut estimer les choses de la manière suivante :

    « La Français, dans les personnages de leur tragédie, se passent d’individualité plus facilement que les Allemands et les Anglais…

    En ne peignant qu’une passion, au lieu d’embrasser tout un caractère individuel, on obtient des effets plus constamment tragiques, parce que les caractères individuels, toujours mélangés, nuisent à l’unité de l’impression, mais la vérité y perd peut-être…

    On se demande ce que seraient les héros qu’on voit, s’ils n’étaient dominés par la passion qui les agite, et l’on trouve qu’il ne resterait dans leur existence que peu de réalité.

    D’ailleurs, il y a bien moins de variété dans les passions propres à la tragédie, que dans les caractères individuels, tels que les crée la nature : les caractères sont innombrables ; les passions théâtrales sont en petit nombre.

    Sans doute l’admirable génie de Racine, qui triomphe de toutes les entraves, met de la diversité dans cette uniformité même : la jalousie de Phèdre n’est pas celle d’Hermione, et l’amour d’Hermione n’est pas celui de Roxane.

    Cependant la diversité me semble plutôt encore dans la passion que dans le caractère de l’individu. »

    Il y a ici une incompréhension du fait que pour qu’il y ait des individus, il faut déjà une époque posant leur reconnaissance personnelle. Ce n’était pas le cas en France au 17e siècle et le théâtre de Molière a donc le même « problème » que souligne Benjamin Constant.

    A l’inverse, l’Angleterre et l’Allemagne ont assumé en partie le protestantisme, d’où la notion de personnalité émergeant plus tôt et plus fortement. Racine remplit la tâche historique de poser ce qui aurait dû l’être par le protestantisme.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine et le lieu de pouvoir comme temps de la vie intérieure

    L’espace de la tragédie fut le lieu parfait pour se faire rencontrer la vie intérieure et le néo-stoïcisme, car il est chez Racine dialectique. La pièce se déroule dans un seul lieu, une seule pièce, tout comme l’ensemble se déroule purement et simplement par rapport au lieu de la vie psychique, qui s’exprime dans le temps par la parole.

    S’il y avait plusieurs lieux, les esprits auraient pu se disperser, alors que là ils sont bloqués, obnubilés, encadrés, façonnés par un lieu unique. Cela convient au néo-stoïcisme, car c’est un lieu de pouvoir ; cela convient à l’expression de la vie intérieure, comme moyen de poser une tension psychologique gigantesque.

    L’espace tragique est ainsi, pour satisfaire le néo-stoïcisme, choisi comme lieu du pouvoir. Pour La Thébaïde ou Les Frères ennemis, nous somme dans une salle du palais royal. Dans Alexandre le grand, nous sommes dans le camp militaire d’un roi. Pour Andromaque, nous sommes dans une salle du palais du roi Pyrrhus. Pour Britannicus, nous sommes dans une chambre du palais de l’empereur Néron, juste à côté de la sienne.

    Pour Bérénice, tout se déroule dans un cabinet qui est entre l’appartement du futur empereur Titus et celui de la reine Bérénice. Pour Bajazet, nous sommes dans le sérail du Grand−Seigneur à Constantinople. Pour Mithridate, nous sommes dans un port mais prétexte à la question de l’héritage du trône, ce qui est similaire pour Phèdre. Pour Iphigénie, nous sommes dans la tente du roi Agamemnon.

    Britannicus a été une œuvre formidablement marquante précisément de par sa dimension. Le passage est fameux où Néron explique à Junie qu’il va se cacher pour voir comment elle se comporte avec Britannicus.

    Néron

    Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame.

    Renfermez votre amour dans le fond de votre âme

    Vous n’aurez point pour moi de langages secrets :

    J’entendrai des regards que vous croirez muets,

    Et sa perte sera l’infaillible salaire

    D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

    Junie

    Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,

    Seigneur, permettez−moi de ne le voir jamais !

    Narcisse

    Britannicus, Seigneur, demande la princesse :

    Il approche.

    Néron

    Qu’il vienne.

    Junie

    Ah Seigneur !

    Néron

    Je vous laisse.

    Sa fortune dépend de vous plus que de moi :

    Madame, en le voyant, songez que je vous vois.

    Suivent alors ces vers merveilleux, où Junie essaie à mots voilés d’expliquer la situation à Britannicus, afin que ses propos ne les trahissent pas. Il va de soi que les paroles de Junie sur la toute puissance de l’empereur, qui voit tout, sait tout, est partout, consiste en une résonance directe de la monarchie absolue de Louis XIV.

    Britannicus

    Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !

    Est−ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?

    Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi trompé

    Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.

    Ménageons les moments de cette heureuse absence.

    Junie

    Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.

    Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,

    Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

    Britannicus

    Et depuis quand, Madame, êtes−vous si craintive ?

    Quoi ? déjà votre amour souffre qu’on le captive ?

    Il ne faut pas avoir une lecture formaliste et considérer que Racine ne choisit qu’un seul lieu, car cela est exigé par le principe de la tragédie. C’est le contraire qui est vrai : Racine a choisi la tragédie, parce que justement le lieu tel qu’il y existe est exactement ce qu’il fallait pour exprimer ce qu’il portait historiquement.

    Le fait qu’il y ait un seul lieu, qu’il soit lié toujours au pouvoir, était une exigence historique du néo-stoïcisme de la monarchie absolue, mais Racine l’a renversé en affirmation de la vie intérieure. Et ce renversement est si fort qu’il dépasse simplement les thèmes propres à la royauté, au pouvoir, à la puissance, etc.

    Cela ne veut pas dire que cela ne soit pas présent ; on a ici Burrhus, dans Britannicus, qui pose ses responsabilités avec un esprit correspondant aux exigences néo-stoïciennes.

    Mais vous avais−je fait serment de le trahir,

    D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?

    Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde,

    Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.

    J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,

    Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.

    Britannicus présente même des conseils néo-stoïciens au roi lui-même, à travers la longue demande faite par Burrhus à Néron. Il est ici très intéressant que si la pièce ne fut pas un succès à l’initial, avec seulement huit représentations, son impact fut très important culturellement. La légende veut ainsi qu’après avoir vu Britannicus, Louis XIV cessa de participer aux ballets de la cour malgré son aptitude pour cela, pour ne pas ressembler à Néron se donnant en spectacle aux Romains.

    Burrhus

    Et ne suffit−il pas, Seigneur, à vos souhaits

    Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?

    C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.

    Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être :

    Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus ;

    Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.

    Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,

    Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,

    Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,

    Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.

    (…)

    Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.

    Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,

    Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,

    Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.

    (…)

    Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur

    Ma mort m’épargnera la vue et la douleur :

    On ne me verra point survivre à votre gloire ;

    Si vous allez commettre une action si noire,

    (Il se jette à genoux.)

    Me voilà prêt, Seigneur : avant que de partir,

    Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;

    Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée,

    Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée…

    Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,

    Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.

    Ne perdez point de temps, nommez−moi les perfides

    Qui vous osent donner ces conseils parricides ;

    Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…

    Burrhus est par ailleurs la personnification du néo-stoïcisme.

    Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse,

    D’une odieuse cour j’ai traversé la presse,

    Et j’allais, accablé de cet assassinat,

    Pleurer Britannicus, César et tout l’État.

    Cependant, si cela satisfait le néo-stoïcisme, il n’en reste pas moins que le lieu de pouvoir est toujours l’endroit où s’affirme le temps de la vie intérieure. C’est pour cela que le dérèglement est omniprésent.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine : néo-stoïcisme et compensation du protestantisme

    Le théâtre tragique de Racine s’inscrit dans une phase bien précise du mode de production féodale : la monarchie absolue, qui est son stade le plus élevé. Il correspond, pour en cadrer la situation historique particulière, au classicisme de la nation française s’étant formée au XVIe siècle.

    Comme il n’est pas d’œuvre significative culturellement sans époque marquée par un développement qualitatif, avec une société connaissant des progrès scientifiques, techniques, productifs, des êtres humains connaissant des facultés plus denses, intenses, approfondies, il s’agit de saisir le moment historique où apparaît Racine.

    Il faut pour cela voir comment l’être humain, tout en conservant sa base naturelle, voit celle-ci rentrer en mouvement dialectique avec la civilisation qui, lorsqu’elle progresse, amène des types d’existence.

    En ce sens, la monarchie absolue, phase la plus haute de la féodalité, a établi en France un nouveau profil d’être humain, tout à fait reconnaissable alors et défini comme « l’honnête homme ». Il ne s’agit pas ici cependant que des mœurs, de l’intégration de chaque individu cultivé dans un système de valeurs sociales réglées, où la correction est reine.

    Il s’agit également d’une mentalité bien particulière, où l’État apparaît comme le nœud central des rapports humains et des valeurs. Ce qui caractérise le XVIIe siècle français, c’est donc que les œuvres authentiques, propres à l’époque, sont traversées de part en part par le néo-stoïcisme qui représente, du point de vue du matérialisme historique, l’idéologie de la monarchie absolue.

    Ce néo-stoïcisme s’élabore dès la genèse de la monarchie absolue, avec François Ier comme démarreur d’un processus largement prolongé et renforcé par le camp des « politiques » au moment de Henri IV, dont Montaigne est bien entendu le plus éminent représentant.

    Mais si Montaigne fait de nombreuses références au stoïcisme dans ses Essais, s’il soutient le camp de l’État contre celui de la féodalité et de la religion, on n’est pas encore dans le néo-stoïcisme qui marque le triomphe de Louis XIV.

    Versailles ne représente nullement le Roi Soleil et rien n’est plus faux que de le voir comme un despote, ou même comme un tyran. Le roi, dans la monarchie absolue, est le grand translateur des valeurs et des luttes de classe dans la société, amenant un équilibre résolument nécessaire.

    C’est de là que viendra par la suite, comme produit indirect, l’idéologie monarchiste voyant en le roi le grand « neutralisateur ». Ici est la véritable genèse de l’idéologie de l’Action française, sans que jamais celle-ci n’en ait eu conscience.

    Le néo-stoïcisme ne dit pas qu’il faut se soumettre au roi, mais que l’ordre social correspond à l’État, et l’État à l’ordre social. Les comportements doivent donc non pas simplement être adéquats, mais qui plus est renforcer tant l’ordre social que l’État.

    Le théâtre de Racine présente cela de manière tout à fait lisible à l’époque.

    Dans Phèdre, par exemple, le personnage éponyme a une vie psychique intense, en liaison avec la question de la vie intérieure, féminine. Mais ce personnage est aussi en liaison avec les protagonistes que sont Thésée et Hippolyte, qui doivent, en tant que roi et en tant que « citoyen », agir de manière conforme malgré ce trouble.

    Il y a une combinaison de l’affirmation de la vie intérieure et de l’idéologie néo-stoïcienne.

    Il en va de même dans Bérénice. Bérénice est celle par qui le trouble arrive, et ceux qui comptent pour la dimension néo-stoïcienne dans la pièce sont Titus et Antiochius, le roi et le « citoyen », qui doivent se comporter de manière juste, et ce malgré Bérénice. Dans Iphigénie, c’est pareillement Iphigénie par qui le trouble arrive, perturbant Agamemnon, Achille, Ulysse, qui doivent assumer leur fonction juridico-politique, étatique.

    Pareillement, dans Mithridate, la question de Monime trouble (de manière très différente) Mithridate, Pharnace et Xipharès dans leur rapport avec leur devoir étatique.

    Comment comprendre cette cohabitation d’une affirmation de la vie intérieure, de la dimension psychique, avec le néo-stoïcisme ? Il s’agit tout simplement d’une nécessité historique. Les Français du 17e siècle sont déjà extrêmement différents de ceux du 16e siècle. En fait, ils étaient justement mûrs à ce moment-là pour le protestantisme, mais c’était trop tard, la monarchie absolue avait déjà happé les forces rationalisatrices à son service.

    De là vient le néo-stoïcisme, très sérieux, très structuré, d’une monarchie absolue pourtant parasitaire et formant une simple période pour la modernisation étatique dans un équilibre aristocratie – bourgeoisie basculant toujours davantage en faveur de cette dernière.

    Cependant, le protestantisme n’est pas qu’un rationalisme ; il est également la reconnaissance de l’existence personnelle. Cela, la monarchie absolue ne pouvait pas l’accepter, d’où sa perte, avec la révolution française.

    Il fallait toutefois bien en admettre certains traits, même déformés : c’est là qu’intervient le théâtre de Racine, et pourquoi il a été marquant à son époque. Il joue le rôle historique d’affirmation de la vie intérieure.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine et la dynamique dialectique de la vie psychique

    Racine avait comme manière de procéder, pour la rédaction de ses œuvres tragiques, de tout d’abord en formuler la trame générale et, une fois qu’il y était parvenu, d’écrire les vers. Il considérait paradoxalement que le plus difficile était de formuler le cadre général et sa dynamique, pas de former des vers en alexandrins.

    Cela nous semble étonnant, mais la raison en est que l’écriture de ces vers s’appuie sur la dynamique formulée par la trame générale. C’est par elle seulement que Racine trouve les moyens de fournir aux mots une liaison pleine d’énergie entre eux.

    Si l’on reprend le fameux passage de l’aveu de Phèdre à Oenone, on peut voir par exemple que l’ensemble des vers est construit de telle manière à représenter la pleine dimension du conflit interne de cette femme amoureuse de son beau-fils.

    Je le vis, je rougis, / je pâlis à sa vue ;

    Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

    Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,

    Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

    La contradiction est ici dialectique : Phèdre rougit et pâlit en même temps, elle est morte de froid et brûle en même temps. Elle est à la fois troublée et totalement perdue, ce qui implique une activité vivace et une passivité totale. Elle voit sans voir, elle pense sans être en mesure de parler.

    Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

    D’un sang qu’elle poursuit, tourments inévitables.

    Par des vœux assidus / je crus les détourner :

    Là encore, le conflit est total : c’est en étant assidu à déesse Vénus… qu’elle veut la détourner ! Vénus, déesse pourtant de l’amour, est également présentée comme redoutable ; elle poursuit, alors qu’en même temps sa victoire est inévitable : ce n’est pas là une incohérence, mais une présentation du trouble général, d’un trouble dialectique, où tout est à la fois vrai et faux.

    Ce rapport dialectique se retrouve dans toute l’œuvre, mais pas seulement dans les expressions des personnages pris en particulier. Le rapport des personnages entre eux a lui-même une dimension dialectique approfondie, permettant des sauts qualitatifs faisant avancer le propos.

    Leurs rapports s’affirment ou bien de manière antagonique, ou bien de manière non antagonique, mais toujours avec une énorme charge, amenant les éléments à s’attirer ou se repousser/fusionner.

    Dans Britannicus, Agrippine expose même directement ce rôle, ici par rapport à Néron.

    Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme.

    Voici comment Monime exprime sa détresse par rapport à la situation où elle se trouve, par l’intermédiaire des remarques de Phoedime.

    Ces remarques ne sont nullement d’une faible qualité, simple prétexte ; elles soulignent en effet ce que Monime exprime en se situant exactement dans la même tonalité.

    Il y a cela de fort que, de par l’entrelacement dialectique, les rapports entre les personnages chez Racine forment un tout. Ici Phoedime est Monime, Monime est Phoedime.

    Phoedime

    Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes

    Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes ?

    Et toujours Xipharès revient vous traverser ?

    Monime

    Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser.

    Xipharès ne s’offrait alors à ma mémoire

    Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloire,

    Et je ne savais pas que, pour moi plein de feux,

    Xipharès des mortels fût le plus amoureux.

    Phoedime

    Il vous aime, Madame ? Et ce héros aimable…

    Monime

    Est aussi malheureux que je suis misérable.

    Il m’adore, Phoedime ; et les mêmes douleurs

    Qui m’affligeaient ici le tourmentaient ailleurs.

    Il est également significatif que Racine, en de nombreuses occasions, parvienne à montrer de manière ouverte le caractère intérieur de la situation psychologique.

    Les personnages se parlent à eux-mêmes, comme Mithridate ou Titus, ce dernier passant même du je au tu puis au nous royal, révélant une vie psychique en train de s’effondrer, de céder sous la pression des multiples possibilités combinées à l’opposition entre la passion et le devoir.

    Le paradoxe est que cela donne des personnages passionnés, mais avec de grands moments de lucidité, présentant les faits de manière ouverte, témoignant qu’ils savent pertinemment quelle est leur situation et quelle est la nature de celle-ci.

    Dans Iphigénie, Agamemnon doit sacrifier sa fille, ainsi l’ont voulu les dieux ; il sait la dimension barbare de sa propre intention.

    Eurybate

    Seigneur.

    Agamemnon

    Que vais−je faire ?

    Puis−je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?

    Cruel ! à quel combat faut−il te préparer ?

    Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?

    Une mère m’attend, une mère intrépide,

    Qui défendra son sang contre un père homicide.

    Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,

    Respecter dans ses bras la fille de leur roi.

    La qualité de la tragédie de Racine tient à cette capacité à représenter la dynamique dialectique de la vie psychique ; tout se joue dans une série de nœuds contradictoires.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine : les femmes à la place centrale

    L’élément déterminant dans le théâtre de Racine est l’omniprésence des femmes, la reconnaissance de leur richesse psychologique, la profondeur et l’ampleur de leurs attitudes, de leurs valeurs. Il y a ici une dimension absolument révolutionnaire, littéralement renversante et reflétant la grande affirmation des femmes des classes supérieures en France au 17e siècle.

    La signification des femmes dans le théâtre de Racine est évidemment systématiquement incomprise, voire même totalement oubliée des analyses pourtant nombreuses des intellectuels bourgeois. Cela n’est pas étonnant, puisque le thème de la vie intérieure échappe complètement à une bourgeoisie française ayant raté le protestantisme.

    Les femmes sont en effet, chez Racine, le vecteur de l’affirmation de la vie intérieure. Il est souvent affirmé, de manière erronée, que Racine est janséniste ; en réalité, le jansénisme est une catholicisme ultra visant à bloquer l’émergence du protestantisme, au moyen de la valorisation de « l’expérience intérieure ».

    Là où cette expérience est sociale, progressiste chez le protestantisme, elle est isolée et individualiste dans le jansénisme, c’est-à-dire fondamentalement réactionnaire. C’est parce que Racine s’arrache au jansénisme qu’il a connu durant sa jeunesse pour découvrir la culture parisienne qu’il a pu exprimer le besoin d’affirmation de la vie intérieure, que la bourgeoisie avait raté avec le protestantisme.

    Les femmes sont chez Racine le levier pour que s’exprime la richesse de la vie intérieure. On est ici dans l’exact opposé de l’affirmation patriarcale – aristocratique du théâtre de Corneille. Corneille représente le vieil esprit de la chevalerie et son espoir vain de revenir sur le devant de la scène ; Racine exprime la convergence historique (et momentanée) de la monarchie absolue et de la bourgeoisie.

    Cela va avec la reconnaissance des femmes ; cela va également avec la pleine reconnaissance de leur identité, de leur existence, à l’opposé d’une prétendue « simplicité ».

    Pour cette raison, si l’on omet la Thébaïde et Alexandre comme œuvres de jeunesse, alors sur neuf tragédies de Racine, six ont pour titre des nom de femmes ; encore faut-il noter la présence extrêmement décisive d’Agrippine dans Britannicus et de Roxane dans Bajazet, toutes deux étant des protagonistes de la plus haute importance.

    Dans Bajazet, Roxane qui relève du harem organise pas moins qu’un coup d’État, dont elle veut faire profiter Bajazet dont elle est amoureuse.

    Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.

    Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère,

    Il m’a plu, sans peut−être aspirer à me plaire.

    Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit ;

    En un mot, vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.

    Grâces à mon amour, je me suis bien servie

    Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.

    Les femmes ont des positions fermes ; elles possèdent une haute capacité de raisonnement et d’analyse critique, même autocritique. Elles ne sont jamais cantonnées dans une seule position sociale, puisqu’on a une veuve et une femme mariée, une fille et une mère, une fiancée et une femme qui tente de conquérir l’homme qu’elle aime par le charme, la conviction ou la force.

    Il serait tout à fait erroné de définir ici la place des femmes comme un prétexte à la tendresse, qu’on opposerait à l’héroïsme de Corneille. Les femmes ne sont pas un prétexte, ni simplement un lieu de passage pour des expressions sentimentales. Leur richesse intérieure est d’ailleurs telle que les femmes n’hésitent pas à aller jusqu’à l’ultra-violence. Rien qu’avec cela, Racine montre qu’il est un titan de la littérature, ayant bien vu que les femmes ne sont nullement des mineures ad vitam aeternam.

    On a ainsi Agrippine, nostalgique de quand elle tenait le pouvoir de manière indirecte. Voici ce qu’elle expose comme conception du pouvoir justement dans Britannicus :

    Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,

    Que mon ordre au palais assemblait le sénat,

    Et que derrière un voile, invisible et présente,

    J’étais de ce grand corps l’âme toute−puissante

    Et elle impose à Néron, son fils, un véritable agenda politique.

    Néron

    Eh bien donc ! prononcez. Que voulez−vous qu’on fasse ?

    Agrippine

    De mes accusateurs qu’on punisse l’audace ;

    Que de Britannicus on calme le courroux ;

    Que Junie à son choix puisse prendre un époux ;

    Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ;

    Que vous me permettiez de vous voir toute heure ;

    Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,

    A votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.

    On a la reine Bérénice, amoureuse de Titus avec qui elle est censée se marier, qui voit son ami Antiochus déclarer sa flamme pour elle, qu’elle repousse avec cordialité, tendresse, presque ferveur.

    Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée

    Qui doit avec César unir ma destinée,

    Il fût quelque mortel qui pût impunément

    Se venir à mes yeux déclarer mon amant.

    Mais de mon amitié mon silence est un gage :

    J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.

    Je n’en ai point troublé le cours injurieux ;

    Je fais plus : à regret je reçois vos adieux.

    Bérénice s’efface d’ailleurs devant le devoir de Titus, qui doit régner à Rome et ne peut se marier avec une reine de Palestine. Atalide, dans Bajazet, exprime dans une même mise en perspective le capacité d’engagement féminin, appelant le ciel à la punir elle seule pour un amour pourtant commun, partagé.

    Eh bien ! Zaïre, allons. Et toi, si ta justice

    De deux jeunes amants veut punir l’artifice,

    O ciel, si notre amour est condamné de toi,

    Je suis la plus coupable : épuise tout sur moi !

    A l’opposé, dans Andromaque, Hermione fait preuve d’une capacité totale à vouloir répandre le sang, pour se venger de l’affront fait par l’homme qu’elle aime et qui la trahit. Obstacle à son mariage, Andromaque elle-même veut l’éviter et explique : « Allons, fuyons sa violence ».

    Hermione a une approche d’une très grande brutalité, exprimant la grande richesse de son activité psychique, à l’entrecroisée des sentiments et des réflexions, l’amenant à être en même temps torturée, à la fois agressive et pleine d’espérance. La femme est ici un être réel, tout à fait concret, de chair et de sang, de psychisme et de sensations.

    Elle est digne d’un homme, mais témoigne également de plus de profondeur. La portée de l’oeuvre de Racine sur la profondeur de la dimension psychique féminine est immense.

    C’est là une très grande affirmation progressiste et universelle, et on peut tout à fait penser qu’une telle complexité ne peut pas du tout être présenté par un homme, qu’il fallait les femmes et leur intensité dans le rapport à la vie pour cela, les hommes se cantonnant somme toute dans l’existence plus que la vie elle-même.

    Ce que Hermione explique à Cléone, puis à Oreste qui est amoureux d’elle et qu’elle utilise comme assassin, est ainsi d’une froideur toute particulière, c’est une véritable construction, fruit d’une riche vie intérieure, d’une mise en jeu de toute la vie elle-même.

    Tout s’appuie sur sa douleur, façonnant son identité.

    Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,

    Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;

    Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir,

    Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point haïr !

    Sa réaction n’est nullement passive, mais bien au contraire toujours dans le sens de l’activité. On a ici une femme pour qui la passivité n’existe pas et n’est même pas recevable comme manière de poser son existence.

    Vengez−moi, je crois tout.

    (…)

    Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.

    Mais si vous me vengez, vengez−moi dans une heure.

    Tous vos retardements sont pour moi des refus.

    Courez au temple. Il faut immoler… [Qui?] Pyrrhus.

    Et comme Oreste hésite, elle s’annonce prête à réaliser le crime elle-même.

    Hermione

    Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,

    Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.

    Conduisez ou suivez une fureur si belle ;

    Revenez tout couvert du sang de l’infidèle ;

    Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.

    Oreste

    Mais, Madame, songez…

    Hermione

    Ah ! c’en est trop, Seigneur.

    Tant de raisonnements offensent ma colère.

    J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,

    Rendre Oreste content ; mais enfin je vois bien

    Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.

    Partez : allez ailleurs vanter votre constance,

    Et me laissez ici le soin de ma vengeance.

    De mes lâches bontés mon courage est confus,

    Et c’est trop en un jour essuyer de refus.

    Je m’en vais seule au temple où leur hymen s’apprête,

    Où vous n’osez aller mériter ma conquête.

    Là, de mon ennemi je saurai m’approcher,

    Je percerai le cœur que je n’ai pu toucher,

    Et mes sanglantes mains, sur moi−même tournées,

    Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées

    Ce n’est pas tout : une fois le crime fait, la vie intérieure continue de s’exprimer, avec le désespoir d’avoir perdu l’être aimé qui se refusait et qu’elle a elle-même fait tuer par Oreste.

    Hermione

    Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,

    Va ; je la désavoue, et tu me fais horreur.

    Barbare, qu’as−tu fait ? Avec quelle furie

    As−tu tranché le cours d’une si belle vie ?

    Avez−vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,

    Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?

    Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?

    Pourquoi l’assassiner ? Qu’a−t−il fait ? A quel titre ?

    Qui te l’a dit ?

    Oreste

    O dieux ! Quoi ? ne m’avez−vous pas

    Vous−même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?

    Hermione

    Ah ! fallait−il en croire une amante insensée ?

    Ne devais−tu pas lire au fond de ma pensée ?

    Et ne voyais−tu pas, dans mes emportements,

    Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?

    Quand je l’aurais voulu, fallait−il y souscrire ?

    N’as−tu pas dû cent fois te le faire redire ?

    Toi−même avant le coup me venir consulter,

    Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?

    Que ne me laissais−tu le soin de ma vengeance ?

    Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?

    La démonstration de la richesse intérieure de la femme est ici un véritable saut de civilisation. Elle est véritablement propre à la France. Alors que Molière présente la libération sociale de la femme, concernant au moins son sentiment amoureux, Racine formule l’affirmation de sa vie intérieure, de sa richesse psychique, en pleine reconnaissance.

    Il faut à ce titre noter que Marie Desmares, dit Mademoiselle de Champmeslé, ou encore la Champleslé (1642-1698), fut la muse de Racine. Elle joua Athalie dans Bajazet, Monime dans Mithridate, Bérénice, Iphigénie et Phèdre dans les pièces du même nom.

    Elle avait une grâce et une voix en imposant véritablement au théâtre, ce qui joua dans le succès auprès du public alors ; Racine fut l’un de ses nombreux amants.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Jean Racine, notre auteur national: la concision au service de la concentration

    L’élément prédominant de Racine, ce qui a marqué ses contemporains et en a fait celui qu’on doit considérer le grand écrivain national aux côtés de Molière, c’est la fluidité du propos, s’appuyant en même temps sur une profonde intensité grâce aux termes choisis, par ailleurs parfaitement imbriqués les uns dans les autres. Racine est celui qui donne son esprit à la langue française, qui s’affirme en tant que tel au XVIe siècle seulement avec la formation de la nation française grâce à François Ier.

    Le français est, depuis le grand siècle que fut le XVIIe siècle, une langue concise où l’on est toujours capable de formuler les choses dans l’à-propos. On sait quoi dire quand il faut le dire : le français est une langue d’avocat et de technicien, d’orateur politique et de chef militaire.

     Portrait de Jean Racine d’après Santerre,
    XVIIe siècle

    Le français n’est ainsi pas une langue de savante construction comme l’allemand, ni de fulgurantes lancées comme l’italien ; il n’a pas non plus la ligne mélodique de l’anglais ou l’affirmation étoffée de l’espagnol. Il est avant tout un art – au sens d’une technique – d’expression. En France, on doit savoir parler comme on met la table, on doit savoir écrire comme on sait se tenir.

    Et le vers en douze pieds, c’est-à-dire en douze sons délimités, est son rythme naturel, permettant de poser, telle une succession de vagues, les propos encastrés les uns dans les autres pour fournir une certaine cohérence musicale.

    Voici par exemple le tout début d’Andromaque ; les propos d’Oreste sont les premiers que le public entend et ils sont entièrement fluides, formant une vraie totalité :

    Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

    Ma fortune va prendre une face nouvelle ;

    Et déjà son courroux semble s’être adouci

    Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

    Rappelons qu’avec la césure à l’hémistiche, c’est-à-dire le découpage de l’alexandrin en deux (hémistiches séparés d’une césure, c’est-à-dire d’un mini temps d’attente), cela donne :

    Oui, puisque je retrouve / un ami si fidèle,

    Ma fortune va prendre / une face nouvelle ;

    Et déjà son courroux / semble s’être adouci

    Depuis qu’elle a pris soin / de nous rejoindre ici.

    La lettre E finale est toujours muette ; dans certains cas elle se lit, dans d’autres non, cela dépend car il faut toujours avoir six pieds d’un côté, de même de l’autre. Ainsi le second vers ici voit le E de fortune ne pas se prononcer, mais celui de face l’être quant à lui.

    Voici, pareillement, le tout début de Mithridate, avec Xipharès présentant la situation de manière limpide.

    On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport :

    Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.

    Les Romains, vers l’Euphrate, ont attaqué mon père,

    Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.

    Ce qui s’exprime de la manière suivante.

    On nous faisait, Arbate, / un fidèle rapport :

    Rome en effet triomphe, / et Mithridate est mort.

    Les Romains, vers l’Euphrate, / ont attaqué mon père,

    Et trompé dans la nuit / sa prudence ordinaire.

    Cependant, on aurait tort de croire que l’art de Racine n’est que concision. En effet, cette concision est au service d’une puissante concentration. L’art littéraire de Racine est la tragédie, et pour réaliser sa mise en perspective, il doit faire ressentir deux choses au spectateur : la pitié pour la personne frappée par le destin, mais également la terreur par rapport à ses actes.

    Cette dialectique pitié – terreur a été conceptualisée par le philosophe grec Aristote comme permettant une catharsis, c’est-à-dire une purgation des passions du spectateur, qui devient ainsi apaisé, et donc meilleur citoyen. Racine s’en sert comme levier pour l’affirmation de la vie intérieure, de la portée de la dimension psychique.

    Racine utilise donc la concision au service de moments propres à la tragédie, sous la forme d’intensité brève et psychologiquement très fortes. Voici l’un des passages les plus célèbres, tout à fait représentatif de cela. Il s’agit du moment où Phèdre fait son aveu : elle explique à sa servante qu’elle est amoureuse de son beau-fils.

    Je le vis, je rougis, / je pâlis à sa vue ;

    Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

    Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,

    Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

    Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

    D’un sang qu’elle poursuit, tourments inévitables.

    Par des vœux assidus / je crus les détourner :

    Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;

    De victimes moi−même à toute heure entourée,

    Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.

    D’un incurable amour remèdes impuissants !

    En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :

    Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

    J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,

    Même au pied des autels que je faisais fumer,

    J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.

    Je l’évitais partout. O comble de misère !

    Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

    Cette intensité psychique est toujours au service de moments qui sont de vrais tournants, car ils expriment la crise, ils la révèlent, ils l’exposent, aboutissant à des modifications dans les rapports entre les personnages mobilisés par leur passion et qui cherchent perpétuellement à évaluer la situation, à l’espérer en leur faveur.

    Voici un exemple tiré de Mithridate, lorsque le roi revient et que Monime va devoir se marier avec lui, alors qu’elle n’en veut pas, étant amoureuse d’un autre.

    Phoedime

    Croyez−moi, montrez−vous, venez à sa rencontre.

    Monime

    Regarde en quel état tu veux que je me montre :

    Vois ce visage en pleurs ; et loin de le chercher,

    Dis−moi plutôt, dis−moi que je m’aille cacher.

    Dans La vie dans la tragédie de Racine, Georges Le Bidois note avec justesse que :

    « Ils [les mots qui portent coup] sont si nombreux qu’on est en peine de les transcrire. Prenez une seule pièce, Andromaque : vous trouverez à chaque page de brèves paroles qui font une révolution dans l’âme d’un personnage ou produisent dans l’action une péripétie considérable.

    La conduite d’Andromaque ou d’Oreste, de Pylade ou de Pyrrhus, est perpétuellement suspendu à un mot. Et, de même, quelques mots de Narcisse auront plus de pouvoir sur Néron que les plus longs discours.

    Veut-on savoir jusqu’où va, chez Racine, l’effet dramatique d’un mot, qu’on relise seulement le dernier entretien de Roxane et de Bajazet, qu’on entende le Sortez ! qui lui sert de conclusion.

    Jamais l’économie de la parole n’eut au théâtre un effet plus saisissant. »

    On notera bien, par ailleurs, que cette affirmation du théâtre de Racine présuppose la négation de Victor Hugo, et vice-versa. Pour Victor Hugo, Racine et Molière ne comptent pas ; au sujet de Racine, il dit même :

    « Il fourmille d’images fausses et de fautes de français… Si vous voulez lire attentivement avec moi une de ses tragédies… Nous n’aurons pas fini de les relever ; mais elles échappent à une lecture rapide, parce qu’elles n’ont rien de très choquant, et qu’elles se dérobent habilement dans le tissu harmonieux du style. »

    Il y a là en réalité un affrontement idéologique majeur, entre Racine et Molière comme plus hautes expressions de la culture nationale, et Victor Hugo un artisan du divertissement grossier utilisant le grotesque et le sublime pour des œuvres divertissantes dans l’esprit démocrate-chrétien.

    Pareillement, selon Taine, Racine fait plaider, pour Sainte-Beuve, Racine est un discoureur au théâtre, etc.

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national

  • Le matérialisme dialectique et le communisme

    « Merci camarade Staline
    pour notre vie heureuse ! »

    « Nous avons un nom qui est devenu un symbole des victoires du socialisme. Ce nom est en même temps un symbole de l’unité morale et politique du peuple soviétique.
    Vous savez quel est ce nom – Staline !
    (V.M. Molotov) »

    Le communisme est le produit du mouvement de synthèse de la matière à travers des sauts, c’est-à-dire que la matière cesse de s’utiliser elle-même de manière partiellement improductive pour trouver une manière de former une totalité agissante.

    Par partiellement improductive, il faut comprendre que la matière ne peut utiliser que la matière pour se développer elle-même, ce qui implique qu’un aspect se développe aux dépens d’un autre, dans le cadre d’un développement inégal.

    Le déséquilibre provoqué se résout par un saut dialectique.

    Mao Zedong nous dit ici que :

    « Le déséquilibre est une loi générale et objective.

    Le cycle, qui est sans fin, passe du déséquilibre à l’équilibre et, à nouveau, de celui-ci à celui-là. Chaque cycle, cependant, correspond à un niveau supérieur de développement. Le déséquilibre est absolu, tandis que l’équilibre est temporaire et relatif.

    La rupture de l’équilibre, c’est un bond en avant. »

    Le mode de production capitaliste permet ainsi le développement des forces productives, mais cela aux dépens des prolétaires ; le socialisme en est la négation et le communisme qui le prolonge est alors l’humanité appliquant le principe De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins.

    Il n’y a cependant pas de négation de la négation et le socialisme organisé par l’humanité ne signifie nullement que c’est seulement elle qui va au communisme.

    En réalité, pour le matérialisme dialectique, l’univers entier va au Communisme. Dialectiquement, cela signifie que l’univers entier est également allé au communisme.

    La matière est éternelle et infinie ; elle est inépuisable. Par conséquent, elle a déjà connu une évolution dialectique, au moyen de transformations, puisque c’est sa nature même. Cela implique donc qu’elle a déjà connu et qu’en fait à chaque grande étape, chaque bond en avant, elle connaît un saut communiste.

    Ce communisme consiste en l’universalisation des moyens de production d’une forme matérielle, sa combinaison synthétique. Toute élévation de la complexité de la matière sur un certain plan correspond à une affirmation communiste.

    Les montagnes, les galaxies, les végétaux et les animaux sont des exemples de saut synthétique correspondant à une étape communiste. On a une affirmation d’un système complexe et organisé, une mise en commun de multiples aspects contradictoires de la matière. Ces systèmes complexes ont eux-mêmes un passé constitué d’étapes ayant établi les éléments qui allaient se synthétiser.

    Les éléments séparés se combinent ; ils forment une totalité harmonieuse et obéissant en même temps à une contradiction interne les impliquant dans un développement.

    Ce développement se fait lui-même de manière inégale et cela explique les différentes galaxies, les différentes montagnes, les différents végétaux, les différents animaux. La systématisation de la production d’un système complexe se fait lui-même de manière inégale.

    Il ne s’agit pas d’essais de la nature ou d’erreurs de la nature ; il s’agit d’une réalité propre à tout développement que d’être inégal.

    Tout processus profite d’un processus passé par définition inégal pour lui-même produire une forme plus complexe, par un développement également inégal.

    Ce passé est infini, tout autant que l’avenir. Le processus est sans fin, ses aspects infinis. La matière, s’appuyant sur les inégalités de développement de ses différents aspects, connaît un développement infini par l’affirmation de contradictions aboutissant à un saut communiste, produisant des formes nouvelles qui elles-mêmes apportent davantage de complexité dans le développement général.

    Tout saut ne correspond pas à une étape communiste. Mais chaque saut contient, en germe, la tendance au bond en avant vers la nature communiste du système.

    L’étape communiste se distingue des autres par une unification où la contradiction cesse d’être antagonique entre différents aspects pour permettre un développement harmonieux – ce qui correspond au développement de nouvelles contradictions, qui sont différentes des précédentes, qui se sont déplacées.

    Ce déplacement se fait en plaçant la nouvelle forme dans de nouveaux rapports avec le reste de la matière. Chaque montagne, chaque galaxie… est le fruit d’une contradiction interne, et sa réalisation en tant que forme complexe produit une contradiction nouvelle avec d’autres aspects de la matière, par exemple la galaxie avec une autre galaxie, la montagne avec un fleuve, etc.

    La contradiction interne initiale, permettant l’avènement d’une forme nouvelle, plus complexe, se déplace alors vers le rapport dialectique entre la chose nouvelle et une autre chose, formant une nouvelle contradiction interne.

    L’article « L’Univers est l’unité du fini et de l’infini », publié dans le Journal de la dialectique de la Nature au moment de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine, présente de la manière suivante le nouveau rapport qui s’établit :

    « La fin de toute chose concrète, le soleil, la Terre et l’humanité n’est pas la fin de l’Univers. La fin de la Terre apportera un corps cosmique nouveau et plus sophistiqué.

    À ce moment-là, les gens tiendront des réunions et célébreront la victoire de la dialectique et souhaiteront la bienvenue à la naissance de nouvelles planètes.

    La fin de l’humanité se traduira également par de nouvelles espèces qui hériteront de toutes nos réalisations. En ce sens… la mort de l’ancien est la condition de la naissance du nouveau. »

    Le communisme se généralise donc à des niveaux toujours plus complexes, car la matière se transforme et son interaction à un niveau complexe s’approfondit, se systématise. Il n’y a en ce sens pas de négation de négation, pas de fin de l’Histoire, ni d’ailleurs de début. Il y a le communisme pour le communisme, la matière pour la matière.

    L’univers est un système infini où la complexité se développe par sauts. Le physicien japonais Shoichi Sakata, dans Physique théorique et dialectique de la nature, en juin 1947, définit ainsi sa conception de l’Univers en oignon, saluée par Mao Zedong :

    « La science actuelle a trouvé que, dans la nature, il existe des « niveaux » qualitatifs différents : la forme du mouvement, par exemple une série de niveaux comme particules élémentaires-noyaux-atomes-molécules-masses-corps célestes-nébuleuses.

    Ces niveaux forment des points nodaux variés qui restreignent les différents modes qualitatifs de l’existence de la matière en général. Et ainsi ils ne sont pas simplement reliés de manière directe comme décrit ci-dessus.

    Les « niveaux » sont également connectés dans une direction comme molécules-colloïdes-cellules-organes-individus-sociétés. Même dans les masses semblables, il existe des « niveaux » d’états correspondant aux solides-liquides-gaz.

    Dit de manière métaphorique, ces circonstances peuvent être décrites comme ayant une sorte de structure multi-dimensionnelle du type d’un filet de pêche ou, plutôt serait-il mieux de dire, qu’ils ont une structure du type des oignons, en phases successives.

    Ces niveaux ne sont en rien isolés mutuellement et indépendants, mais sont connectés mutuellement, dépendants et constamment « transformés » les uns en les autres.

    Un atome, par exemple, est construit à partir des particules élémentaires et une molécule est construite à partir d’atomes et, inversement, peut être fait la décomposition d’une molécule en atomes, d’un atome en particules élémentaires.

    Ces types de transformation arrivent constamment, avec la création d’une nouvelle qualité et la destruction des autres, dans des changements incessants. »

    L’univers est un océan infini de contradictions élevant la matière à un niveau plus complexe, apportant des contradictions plus riches, permettant une combinaison toujours plus riche de la matière, plus sensible, plus complexe, et ce dans toutes les directions. C’est le sens du communisme.

    >>Revenir au sommaire des articles sur le matérialisme dialectique