Mao Zedong : Comment Yukong déplaça les montagnes

Discours de clôture prononcé par le camarade Mao Zedong au VIIe Congrès
du Parti communiste de Chine

11 juin 1945

Notre Congrès a été un très grand succès. Trois choses ont été accomplies.

   Premièrement, nous avons défini la ligne de notre Parti : mobiliser hardiment les masses, accroître les forces du peuple et, sous la direction de notre Parti, vaincre les agresseurs japonais, libérer le peuple tout entier et fonder une Chine de démocratie nouvelle.

   Deuxièmement, nous avons adopté les nouveaux statuts du Parti.

   Troisièmement, nous avons élu notre organe dirigeant : le Comité central. Notre tâche est désormais de guider tout le Parti dans l’application de la ligne adoptée.

   Nous avons tenu un congrès de la victoire, un congrès de l’unité. Les délégués ont exprimé des avis fort intéressants sur les trois rapports. Nombre de camarades ont pratiqué l’autocritique ; aspirant à l’unité, nous y sommes parvenus par ce moyen. Ce Congrès est un modèle d’unité, d’autocritique et de démocratie à l’intérieur du Parti.

   A l’issue de nos travaux, beaucoup de nos camarades retourneront à leur poste ou se rendront sur les divers fronts de la guerre. Partout où vous irez, Camarades, vous ferez connaître la ligne du Congrès et, par l’intermédiaire des membres de tout le Parti, un large travail d’explication devra être accompli auprès des masses populaires.

   En faisant connaître cette ligne, nous donnerons à tout le Parti et à tout le peuple la certitude que notre révolution triomphera. Il faut, en premier lieu, que le détachement d’avant-garde en soit conscient, qu’il s’arme de résolution, ne recule devant aucun sacrifice et surmonte toutes les difficultés pour remporter la victoire.

Mais cela ne suffit pas ; il faut, en outre, que les larges masses de notre pays en prennent conscience, qu’elles combattent de plein gré à nos côtés pour arracher la victoire. Il faut que tout notre peuple ait la conviction que la Chine appartient au peuple chinois et non aux réactionnaires.

   Dans la Chine antique, il y avait une fable intitulée « Comment Yukong déplaça les montagnes ». On y raconte qu’il était une fois, en Chine septentrionale ; un vieillard appelé Yukong des Montagnes du Nord.

Sa maison donnait, au sud, sur deux grandes montagnes, le Taihang et le Wangwou, qui en barraient les abords. Yukong décida d’enlever, avec l’aide de ses fils, ces deux montagnes, à coups de pioche.

   Un autre vieillard, nommé Tcheseou, les voyant à l’œuvre, éclata de rire et leur dit :

   « Quelle sottise faites-vous là ! Vous n’arriverez jamais, à vous seuls, à enlever ces deux montagnes ! »

   Yukong lui répondit :

   « Quand je mourrai, il y aura mes fils ; quand ils mourront à leur tour, il y aura les petits-enfants, ainsi les générations se succéderont sans fin. Si hautes que soient ces montagnes, elles ne pourront plus grandir ; à chaque coup de pioche, elles diminueront d’autant ; pourquoi donc ne parviendrions-nous pas à les aplanir ? »

   Après avoir ainsi réfuté les vues erronées de Tcheseou, Yukong, inébranlable, continua de piocher, jour après jour. Le Ciel en fut ému et envoya sur terre deux génies célestes, qui emportèrent ces montagnes sur leur dos.

   Aujourd’hui, il y a également deux grosses montagnes qui pèsent lourdement sur le peuple chinois : l’une est l’impérialisme, l’autre le féodalisme. Le Parti communiste chinois a décidé depuis longtemps de les enlever.

Nous devons persévérer dans notre tâche et y travailler sans relâche, nous aussi nous arriverons à émouvoir le Ciel. Notre Ciel à nous n’est autre que la masse du peuple chinois. Si elle se dresse tout entière pour enlever avec nous ces deux montagnes, comment ne pourrions-nous pas les aplanir ?

   Voici ce que j’ai dit hier à deux Américains qui allaient rentrer aux États-Unis : Le gouvernement américain veut nous détruire, mais cela ne sera pas. Nous nous opposons à sa politique qui est de soutenir Tchiang Kaï-chek contre le Parti communiste.

Toutefois, nous établissons une différence, premièrement, entre le gouvernement des États-Unis et le peuple américain ; et deuxièmement, au sein même de l’appareil gouvernemental, entre ceux qui déterminent la politique et ceux qui sont de simples subordonnés.

   J’ai donc dit aux deux Américains : Faites savoir à ceux qui déterminent la politique de votre gouvernement que l’accès de nos régions libérées vous est interdit à vous autres, parce que la politique américaine est de soutenir Tchiang Kaï-chek contre le Parti communiste, et que nous nous méfions de vous. Vous pouvez venir chez nous si c’est pour combattre le Japon, mais il faut d’abord conclure un accord. Nous ne vous permettrons pas d’aller fureter partout.

   Du moment que Hurley s’est publiquement prononcé contre toute coopération avec le Parti communiste chinois, pourquoi donc venir rôder dans nos régions libérées ?

   La politique du gouvernement américain de soutien à Tchiang Kaï-chek contre le Parti communiste est une preuve de la démence de la réaction américaine.

Mais toute tentative des réactionnaires chinois et étrangers pour faire obstacle à la victoire de notre peuple est condamnée à l’échec. Dans le monde actuel, les forces démocratiques constituent le courant principal, alors que la réaction, qui est anti-démocratique, n’est qu’un contre-courant.

   Pour le moment, ce dernier cherche à l’emporter sur le courant principal de l’indépendance nationale et de la démocratie populaire, mais il ne deviendra jamais le courant principal.

Les trois grandes contradictions relevées par Staline, il y a longtemps, subsistent de nos jours dans le vieux monde : la première est celle qui existe dans les pays impérialistes entre le prolétariat et la bourgeoisie ; la deuxième est celle entre les différentes puissances impérialistes ; la troisième, enfin, oppose les pays coloniaux et semi-coloniaux aux métropoles impérialistes.

Ces trois contradictions subsistent, elles sont même devenues plus aiguës et ont pris plus d’ampleur. Le contre-courant antisoviétique, anticommuniste et anti-démocratique qui existe actuellement sera vaincu un jour, en raison même de ces contradictions et de leur développement.

   Deux congrès se tiennent en ce moment en Chine : le VIe Congrès national du Kuomintang et le VIIe Congrès du Parti communiste chinois.

Leurs objectifs sont tout à fait différents : il s’agit, pour l’un, d’anéantir le Parti communiste et les forces démocratiques de Chine et de précipiter notre pays dans les ténèbres ; pour l’autre, d’abattre l’impérialisme japonais et ses valets, les forces féodales chinoises, d’édifier une Chine de démocratie nouvelle et de conduire notre pays vers la lumière.

Ces deux lignes se combattent l’une l’autre. Nous sommes fermement convaincus que notre peuple, guidé par le Parti communiste chinois et la ligne de son vue Congrès, remportera une victoire complète et que la ligne contre-révolutionnaire du Kuomintang est vouée à l’échec.

=>Oeuvres de Mao Zedong

Mao Zedong : Analyse de classe de la société chinoise

Mars 1926

Quels sont nos ennemis, quels sont nos amis? C’est là une question d’une importance primordiale pour la révolution.

Si, dans le passé, toutes les révolutions en Chine n’ont obtenu que peu de résultats, la raison essentielle en est qu’elles n’ont point réussi à unir autour d’elles leurs vrais amis pour porter des coups à leurs vrais ennemis. Le parti révolutionnaire est le guide des masses, et jamais révolution n’a pu éviter l’échec quand ce parti a orienté les masses sur une voie fausse.

Pour être sûrs de ne pas les conduire sur la voie fausse et de remporter la victoire dans la révolution, nous devons absolument veiller à nous unir avec nos vrais amis pour porter des coups à nos vrais ennemis.

Et pour distinguer nos vrais amis de nos vrais ennemis, nous devons entreprendre une analyse générale des conditions économiques des diverses classes de la société chinoise et de leur attitude respective envers la révolution.

Quelle est la situation des différentes classes de la société chinoise?

La classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore (1). Dans ce pays économiquement arriéré, semi- colonial, qu’est la Chine, la classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore sont de véritables appendices de la bourgeoisie internationale et dépendent de l’impérialisme quant à leur existence et développement.

Ces classes représentent les rapports de production les plus arriérés et les plus réactionnaires de la Chine et font obstacle au développement des forces productives du pays. Leur existence est absolument incompatible avec les buts de la révolution chinoise.

Ceci est particulièrement vrai des grands propriétaires fonciers et des grands compradores qui sont toujours du côté de l’impérialisme et qui constituent le groupe contre- révolutionnaire extrême. Leurs représentants politiques sont les étatistes (2) et l’aile droite du Kuomintang.

La moyenne bourgeoisie. Elle représente les rapports capitalistes de production dans les villes et les campagnes chinoises. Par moyenne bourgeoisie, on entend surtout la bourgeoisie nationale (3).

Elle est inconsistante dans son attitude à l’égard de la révolution chinoise: Quand elle souffre sous les rudes coups que lui porte le capital étranger et le joug que font peser sur elle les seigneurs de guerre, elle sent le besoin d’une révolution et se déclare pour le mouvement révolutionnaire dirigé contre l’impérialisme et les seigneurs de guerre; mais elle se méfie de la révolution quand elle sent qu’avec la participation impétueuse du prolétariat du pays et le soutien actif du prolétariat international cette révolution met en danger la réalisation de son rêve de s’élever au rang de la grande bourgeoisie.

Sa plate-forme politique, c’est la création d’un Etat dominé par une seule classe, la bourgeoisie nationale.

Quelqu’un qui se prétend véritable disciple de Tai Ki-tao (4) a déclaré dans le Tchenpao (5) de Pékin: « Levez votre bras gauche pour écraser les impérialistes et votre bras droit pour écraser les communistes ».

Ces mots révèlent le dilemme angoissant devant lequel se trouve la bourgeoisie nationale. Cette classe s’oppose à ce que le principe du bien-être du peuple, tel qu’il est formulé par le Kuomintang, soit interprété suivant la théorie de la lutte de classes, à ce que le Kuomintang applique la politique d’alliance avec la Russie et admette en son sein les communistes (6) et les éléments de gauche.

Mais la tentative de cette classe de créer un Etat dirigé par la bourgeoisie nationale est absolument vaine, maintenant que dans le monde se déroule une lutte décisive entre deux forces gigantesques: la révolution et la contre-révolution.

Chacune d’elles a levé un immense drapeau: l’un est le drapeau rouge de la révolution, et c’est la IIIe Internationale qui l’a levé afin de rallier autour de lui toutes les classes opprimées du monde; l’autre est le drapeau blanc de la contre-révolution, et c’est la Société des Nations qui l’a levé afin de rallier autour de lui toutes les forces contre-révolutionnaires du monde.

Il se produira inévitablement, à une date très prochaine, une scission parmi les classes intermédiaires: les unes iront à gauche vers la révolution, les autres à droite vers la contre- révolution. Pour ces classes, la possibilité d’occuper une position « indépendante » est exclue.

C’est pourquoi la conception, si chère à la moyenne bourgeoisie chinoise, d’une révolution « indépendante » où cette classe assumerait le rôle principal n’est que pure illusion.

La petite bourgeoisie. Appartiennent à la petite bourgeoisie les paysans propriétaires (7), les propriétaires d’entreprises artisanales, les couches inférieures des intellectuels étudiants, enseignants des écoles primaires et secondaires, petits fonctionnaires, petits employés, petits avocats et les petits commerçants.

Par son nombre comme par sa nature de classe, la petite bourgeoisie mérite une attention sérieuse. Les paysans propriétaires comme les propriétaires d’entreprises artisanales sont engagés dans la petite exploitation. Bien que les différentes couches de la petite bourgeoisie se trouvent toutes dans la situation économique particulière à cette classe, elles se divisent en trois groupes.

Le premier comprend les gens qui ont une certaine aisance, c’est-à-dire ceux à qui le produit de leur travail manuel ou intellectuel laisse chaque année, leurs besoins propres une fois satisfaits, un certain excédent de grain ou de revenu.

Aspirant très fort à s’enrichir, ils vouent un culte au maréchal Tchao (8); sans s’illusionner sur leurs possibilités d’amasser de grandes fortunes, ils ont néanmoins le désir de s’élever au rang de la moyenne bourgeoisie.

Lorsqu’ils voient de quels respects on entoure les petits bourgeois ainsi parvenus, ils en bavent souvent d’envie. Ce sont d’ailleurs des poltrons: ils ont peur des autorités, et la révolution leur inspire aussi une certaine crainte. Très proches, par leur condition économique, de la moyenne bourgeoisie, ilssont crédules à sa propagande et méfiants à l’égard de la révolution.

Ce groupe représente une minorité au sein de la petite bourgeoisie, dont il constitue l’aile droite. Le second groupe se compose de ceux qui arrivent à se suffire pour l’essentiel sur le plan économique. Les gens de ce groupe sont tout différents de ceux du premier.

Eux aussi rêvent de s’enrichir, mais le maréchal Tchao n’exauce jamais leur voeux; de plus, ils ont ces dernières années assez souffert de l’oppression et de l’exploitation de l’impérialisme, des seigneurs de guerre, des propriétaires fonciers féodaux et de la grande bourgeoisie compradore pour comprendre que le monde n’est plus ce qu’il était autrefois. Ils se rendent compte que s’ils travaillent juste autant qu’avant, ils risquent de ne plus pouvoir assurer leur existence.

Il leur faut désormais, pour subvenir à leurs besoins, allonger leur journée de travail, trimer de l’aube au crépuscule et redoubler de soin dans l’exercice de leur profession. Mais les voilà qui commencent à se répandre en injures; ils traitent les étrangers de « diables étrangers », les seigneurs de guerre de « chefs de brigands », les despotes locaux et les mauvais hobereaux d' »écorcheurs ».

En ce qui concerne le mouvement contre les impérialistes et les seigneurs de guerre, ils doutent seulement de son succès (car les étrangers et les seigneurs de guerre leur semblent si puissants), et, n’osant pas se risquer à y prendre part, ils préfèrent adopter une position neutre, mais ils n’interviennent en aucune façon contre la révolution.

Ce groupe est fort nombreux: il constitue la moitié environ de toute la petite bourgeoisie. Le troisième groupe comprend les gens dont les conditions de vie empirent de jour en jour.

Beaucoup d’entre eux appartenaient, semble-t-il, à des familles réputées aisées, mais ils arrivent tout juste à vivre, leur situation s’aggrave progressivement.

Lorsqu’ils font leurs comptes à la fin de l’année, ils s’écrient, atterrés: « Comment! Encore des déficits! » Et comme ils vivaient autrefois assez bien, qu’ils ont vu ensuite, d’année en année, leur situation s’aggraver, leurs dettes se gonfler et qu’ils ont maintenant commencé à mener une existence misérable, « la seule pensée de l’avenir leur donne le frisson ».

Ces gens souffrent moralement d’autant plus qu’ils ont conservé un vif souvenir des jours meilleurs, si différents des temps présents. Ils jouent un rôle très important dans le mouvement révolutionnaire, car ils constituent une masse assez nombreuse et forment l’aile gauche de la petite bourgeoisie. En temps normal, ces trois groupes de la petite bourgeoisie ont chacun une attitude différente à l’égard de la révolution.

Mais en temps de guerre, c’est-à-dire dans une période d’essor révolutionnaire, dès que l’aurore de la victoire commence à luire, on voit participer à la révolution non seulement les éléments de gauche de la petite bourgeoisie, mais également les éléments du centre; et même les éléments de droite, emportés par le flux de l’élan révolutionnaire du prolétariat et des éléments de gauche de la petite bourgeoisie, sont contraints de suivre le courant de la révolution.

L’expérience du Mouvement du 30 Mai 1925 (9) et du mouvement paysan en divers endroits

démontre la justesse d’une telle affirmation.

Le semi-prolétariat. Nous rattacherons au semi-prolétariat: 1) l’écrasante majorité des paysans semi-propriétaires (10); 2) les paysans pauvres; 3) les petits artisans; 4) les commis11; 5) les marchands ambulants. L’écrasante majorité des paysans semi- propriétaires et les paysans pauvres forment une masse rurale énorme.

Et ce qu’on appelle le problème paysan est essentiellement leur problème. Les paysans semi-propriétaires, les paysans pauvres et les petits artisans sont engagés dans une exploitation d’une échelle encore plus réduite que celle des paysans propriétaires et des propriétaires d’entreprises artisanales.

Bien que les paysans semi-propriétaires dans leur écrasante majorité et les paysans pauvres appartiennent les uns et les autres au semi-prolétariat, ces deux catégories réunies se divisent encore, selon leur condition économique, en un groupe supérieur, un groupe moyen et un groupe inférieur.

Les paysans semi-propriétaires ont une existence plus pénible que celle des paysans propriétaires, car leur propre grain ne couvre chaque année que la moitié environ de leurs besoins, si bien que, pour acquérir des moyens supplémentaires d’existence, ils se voient contraints de prendre à ferme de la terre d’autrui, ou de vendre une partie de leur force de travail, ou encore d’exercer un petit commerce.

A la fin du printemps et au début de l’été, lorsque la récolte de l’année écoulée commence à s’épuiser et que la prochaine est encore en herbe, ils sont obligés d’emprunter de l’argent à un taux usuraire et d’acheter du grain au prix fort.

L’existence qu’ils mènent est donc plus difficile que celle des paysans propriétaires qui ne dépendent de personne, mais ils ont néanmoins une vie plus assurée que les paysans pauvres, car ceux-ci ne possèdent aucune terre en propre, ils cultivent laterre d’autrui et ne reçoivent, pour leur travail, que la moitié de la récolte ou même moins.

Bien que les paysans semi-propriétaires ne reçoivent également que la moitié, ou moins, de la récolte produite par la terre qu’ils ont louée, ils gardent la récolte entière de leur propre terre.

C’est pourquoi les paysans semi-propriétaires sont plus révolutionnaires que les paysans propriétaires, mais moins que les paysans pauvres. Ceux-ci sont des fermiers qui subissent l’exploitation des propriétaires fonciers.

On peut diviser les paysans pauvres en deux groupes selon leur condition économique.

Le premier possède un matériel agricole relativement suffisant et dispose de certains fonds. Ces paysans peuvent recevoir la moitié de ce qu’ils ont produit par leur travail. Ils suppléent à ce qui leur manque par la culture des céréales secondaires, la pêche, l’élevage de la volaille et des porcs, la vente d’une partie de leur force de travail; de cette manière, ils parviennent à assurer tant bien que mal leur subsistance et espèrent arriver à tenir toute l’année en dépit des conditions matérielles difficiles.

Leur vie est plus pénible que celle des paysans semi- propriétaires, mais plus facile que celle des paysans pauvres du second groupe. Ils sont plus révolutionnaires que les paysans semi-propriétaires, mais moins que les paysans pauvres du second groupe. Ces derniers n’ont pas de matériel agricole

suffisant, pas de fonds, pas assez d’engrais et n’obtiennent que de maigres récoltes; lorsqu’ils ont payé leur fermage, il ne leur reste plus grand-chose.

C’est pourquoi ils ont encore plus besoin de vendre une partie de leur force de travail. Dans les années de famine, dans les mois difficiles, ils mendient, à charge de revanche, auprès de leurs parents et amis, quelques mesures de grain qui leur permettent de tenir encore, ne fût-ce que quatre ou cinq jours; leurs dettes grossissent et ils en sont accablés comme des bêtes de somme.

Ils représentent la partie de la paysannerie qui vit dans une profonde misère et ils sont très réceptifs à la propagande révolutionnaire. Les petits artisans sont rattachés au semi- prolétariat, car, bien qu’ils disposent de quelques moyens de production rudimentaires et qu’ils exercent des professions « libres », ils sont souvent contraints, eux aussi, de vendre en partie leur force de travail et se trouvent dans une situation économique qui correspond sensiblement à celle des paysans pauvres.

Le lourd fardeau des dépenses familiales, l’écart entre leur gain et le coût de la vie, les privations incessantes, la peur que le travail ne vienne à manquer: tout cela les apparente également aux paysans pauvres.

Les commis sont les travailleurs salariés des entreprises commerciales. Ils doivent faire vivre leur famille sur leur modeste salaire qui d’ordinaire n’est augmenté qu’une fois en plusieurs années, alors que les prix montent chaque année.

Aussi, quand vous entrez en conversation avec eux, sont-ils intarissables en plaintes sur leur sort. Leur situation diffère peu de celle des paysans pauvres et des petits artisans et ils sont très réceptifs à la propagande révolutionnaire.

Les marchands ambulants, qu’ils soient colporteurs ou vendeurs à l’éventaire, ont un capital insignifiant, et le peu qu’ils gagnent ne suffit pas à les faire vivre. Ils se trouvent sensiblement dans la même situation que les paysans pauvres et ils sont au même titre intéressés à une révolution qui changerait l’ordre des choses.

Le prolétariat. Le prolétariat industriel moderne compte en Chine environ deux millions de représentants. Ce nombre réduit s’explique par le retard de la Chine sur le plan économique. Les ouvriers d’industrie sont principalement employés dans cinq secteurs: les chemins de fer, les mines, les transports maritimes, l’industrie textile et les chantiers navals; il faut ajouter qu’un grand nombre d’entre eux sont sous le joug du capital étranger.

Bien que faible en effectif, le prolétariat industriel incarne les nouvelles forces productives, constitue la classe la plus progressive de la Chine moderne et est devenu la force dirigeante du mouvement révolutionnaire.

Pour se rendre compte de l’importance du prolétariat industriel dans la révolution chinoise, il suffit de voir quelle force s’est manifestée dans les grèves des quatre dernières années, par exemple dans celles des marins (12), des cheminots (13), des ouvriers des Houillères de Kailouan et des Houillères de Tsiaotsouo (14), dans la grève de Shameen (15) et les grèves générales de Changhaï et de Hongkong après l’Incident sanglant du 30 Mai (16).

La première raison pour laquelle les ouvriers de l’industrie jouent un rôle si important dans la révolution chinoise est leur concentration. Aucun autre secteur de la population ne peut rivaliser avec eux de ce point de vue. La seconde raison est qu’ils se trouvent économiquement dans une situation inférieure.

Ils sont privés de moyens de production, ils n’ont plus que leurs bras et ils n’ont aucun espoir de s’enrichir; de plus, ils sont traités de la façon la plus féroce par les impérialistes, les seigneurs de guerre, la bourgeoisie, c’est pourquoi ils se battent particulièrement bien.

Les coolies des villes constituent aussi une force digne d’une sérieuse attention. Ce groupe comprend surtout les dockers et les tireurs de pousse, et également les vidangeurs et les éboueurs.

Comme ils n’ont rien d’autre que leurs bras, les travailleurs de ce groupe sont proches, par leur condition économique, des ouvriers de l’industrie et ne leur cèdent que par le degré de concentration et l’importance de leur rôle dans la production.

L’agriculture capitaliste moderne est encore faiblement développée en Chine. Le terme de prolétariat agricole désigne les salariés agricoles embauchés pour l’année ou travaillant au mois ou à la journée.

Dépourvus de terre et de matériel agricole, et aussi de tout moyen financier, ils ne peuvent subsister qu’en vendant leur force de travail. De tous les ouvriers, ce sont eux qui ont la plus longue journée de travail et le salaire le plus bas, eux qui sont les plus mal traités et en butte à la plus grande insécurité d’emploi. Soumis aux privations les plus lourdes, ce groupe de la population rurale occupe dans le mouvement paysan une position aussi importante que celle des paysans pauvres.

Il existe encore un Lumpenproletariat assez nombreux composé de paysans qui ont perdu leur terre et d’ouvriers artisanaux qui n’ont pu trouver du travail. Ces gens mènent une vie plus précaire que n’importe quel autre groupe de la société.

Ils ont partout des organisations secrètes, qui étaient à l’origine des organisations d’entraide dans la lutte politique et économique; par exemple, le Sanhohouei dans les provinces du Foukien et du Kouangtong, le Kehlaohouei dans les provincesdu Hounan, du Houpei, du Koueitcheou et du Setchouan, le Tataohouei dans les provinces de l’Anhouei, du Honan et du Chantong, le Tsailihouei dans la province du Tcheli (17) et les trois provinces du Nord-Est, le Tsingpang à Changhaï et ailleurs (18).

C’est un des problèmes difficiles de la Chine que de savoir quelle politique adopter à l’égard de ces gens. Ils sont capables de lutter avec un très grand courage, mais enclins aux actions destructives; conduits d’une manière juste, ils peuvent devenir une force révolutionnaire.

Il ressort de tout ce qui vient d’être dit que tous les seigneurs de guerre, les bureaucrates, les compradores et les gros propriétaires fonciers qui sont de mèche avec les impérialistes, de même que cette fraction réactionnaire des intellectuels qui en dépend, sont nos ennemis.

Le prolétariat industriel est la force dirigeante de notre révolution. Nos plus proches amis sont l’ensemble du semi- prolétariat et de la petite bourgeoisie. De la moyenne bourgeoisie toujours oscillante, l’aile droite peut être notre ennemie et l’aile gauche notre amie; mais nous devons constamment prendre garde que cette dernière ne vienne désorganiser notre front.

NOTES

1 Le comprador, dans le sens originel du mot, était le gérant chinois ou le premier commis chinois dans une entreprise commerciale appartenant à des étrangers. Les compradores servaient les intérêts économiques étrangers et entretenaient des relations étroites avec l’impérialisme et le capital étranger.

2 Il s’agit de la poignée de vils politiciens fascistes qui avaient organisé la Ligue de la Jeunesse étatiste de Chine, laquelle changea, par la suite, son nom en Parti de la Jeunesse de Chine.

Les étatistes faisaient carrière dans la contre-révolution en attaquant le Parti communiste et l’Union soviétique et recevaient des subsides des différents groupements réactionnaires au pouvoir et des impérialistes.

3 Pour ce qui est du rôle de la bourgeoisie nationale, voir « La Révolution chinoise et le Parti communiste chinois », chapitre II, section 4.

4 Tai Ki-tao adhéra au Kuomintang dès sa jeunesse et s’occupa pour un temps de spéculations boursières avec Tchiang Kaï- chek. Après la mort de Sun Yat-sen, en 1925, il organisa une campagne anticommuniste, préparant ainsi moralement le coup d’Etat contre-révolutionnaire de Tchiang Kaï-chek de 1927.

Pendant des années, il fut un chien fidèle de Tchiang Kaï-chek dans la contre-révolution. En février 1949, constatant que la domination de Tchiang Kaï-chek allait s’effondrer et que la situation était sans issue, Tai Ki-tao se suicida.

5 Organe de l’Association pour l’Etude du Gouvernement constitutionnel, un des groupes politiques qui soutenaient la domination des seigneurs de guerre du Peiyang.

6 En 1923, avec le concours des communistes, Sun Yat-sen décida de réorganiser le Kuomintang, d’établir la coopération de ce dernier avec le Parti communiste et d’admettre les communistes au sein du Kuomintang, et en janvier 1924, au Ier Congrès national du Kuomintang, convoqué à Canton, il formula ses trois thèses politiques fondamentales: alliance avec la Russie, alliance avec le Parti communiste, soutien aux paysans et aux ouvriers. Prirent part aux travaux de ce Congrèsles camarades Mao Tsé-toung, Li Ta-tchao, Lin Po-kiu et Kiu Tsieou-pai qui jouèrent un rôle important en aidant le Kuomintang à prendre la voie de la révolution. C’est à cette époque que ces camarades furent élus membres ou membres suppléants du Comité exécutif central du Kuomintang.

7 Le camarade Mao Tsé-toung pense ici aux paysans moyens.

8 Le maréchal Tchao (Tchao Kong-ming) est le dieu de la Richesse dans la légende populaire chinoise.

9 Il s’agit du mouvement anti-impérialiste déclenché dans tout le pays en protestation contre le massacre de la population chinoise par la police anglaise le 30 mai 1925 à Changhaï.

Dans le courant de ce mois s’étaient déclenchées dans un certain nombre d’usines textiles japonaises établies à Tsingtao et à Changhaï de grandes grèves que réprimèrent les impérialistes japonais et leurs valets, les seigneurs de guerre du Peiyang. Le 15 mai, sous les balles des patrons des usines textiles japonaises de Changhaï, l’ouvrier Kou Tcheng-hong fut tué et une dizaine d’autres ouvriers furent blessés.

Le 28 mai, huit ouvriers de Tsingtao furent massacrés par le gouvernement réactionnaire. Le 30 mai, plus de 2.000 étudiants de Changhaï firent de l’agitation dans les concessions étrangères en faveur des ouvriers en grève et pour le retour des concessions à la Chine. Ralliant plus de 10.000 personnes, ils arrivèrent devant la direction de la police anglaise de la concession internationale. Les manifestants criaient des mots d’ordre tels que « A bas l’impérialisme! », « Peuple chinois, unis-toi! »

La police anglaise ouvrit le feu, tuant et blessant de nombreux étudiants. Cet événement, connu sous la dénomination d’Incident sanglant du 30 Mai, ne tarda pas à soulever l’indignation générale du peuple chinois; une vague de manifestations et de grèves d’ouvriers, d’étudiants et decommerçants déferla sur le pays, culminant en un immense mouvement anti-impérialiste.

10 Par « écrasante majorité des paysans semi-propriétaires », le camarade Mao Tsé-toung entend ici les paysans appauvris qui travaillent en partie sur leur propre terre et en partie sur des terres prises à ferme.

11 Il existait dans l’ancienne Chine plusieurs catégories de commis. Le camarade Mao Tsé-toung pense ici à la majorité d’entre eux; en ce qui concerne ceux de la catégorie inférieure, ils se trouvent dans la même situation matérielle que les prolétaires.

12 Il s’agit des grèves générales déclenchées par les marins de Hongkong et les équipages des navires du Yangtsé au début de 1922. La grève des marins de Hongkong dura huit semaines; à l’issue d’une lutte acharnée, sanglante, les marins contraignirent les autorités impérialistes britanniques de Hongkong à augmenter les salaires, à lever l’interdit sur les syndicats, à libérer les ouvriers arrêtés et à accorder des indemnités aux familles des martyrs. Peu après, les équipages des navires du Yangtsé se mitent en grève, ils luttèrent pendant deux semaines et remportèrent également la victoire.

13 Après sa fondation en 1921, le Parti communiste chinois se livra à un travail d’organisation parmi les cheminots; en 1922 et 1923 se déroula, sous sa direction, un mouvement de grèves sur les lignes principales du pays.

La plus connue fut la grève générale déclenchée le 4 février 1923 par les cheminots de la ligne Pékin-Hankeou pour réclamer la liberté d’organiser un syndicat unifié. Le 7 février, les seigneurs de guerre du Peiyang, Wou Pei-fou et Siao Yao-nan, soutenus par l’impérialisme britannique, déclenchèrent contre les ouvriers engrève une féroce répression, connue depuis dans l’histoire de la Chine sous le nom d’Incident sanglant du 7 Février.

14 Les Houillères de Kailouan était la dénomination générale donnée aux mines de Kaiping et de Louantcheou dans la province du Hopei. Elles constituent un important bassin qui occupait alors plus de 50.000 ouvriers. Quand les impérialistes britanniques se furent emparés des mines de Kaiping, à l’époque du Mouvement des Yihotouan en 1900, les patrons chinois créèrent la Compagnie houillère de Louantcheou.

Par la suite, les mines de Kaiping et de Louantcheou furent placées sous une direction générale unique, si bien qu’elles tombèrent sous le contrôle exclusif des impérialistes britanniques. La grève des Houillères de Kailouan eut lieu en octobre-novembre 1922.

La grève des Houillères de Tsiaotsouo, situées dans le nord du Honan et également contrôlées par les impérialistes britanniques, éclata en juillet 1925. Cette grève, qui fit écho au Mouvement du 30 Mai, dura plus de sept mois.

15 Shameen, ancienne concession des impérialistes britanniques à Canton. En juillet 1924, les impérialistes britanniques qui contrôlaient Shameen introduisirent une nouvelle réglementation policière, aux termes de laquelle les citoyens chinois résidant à Shameen devaient montrer un laissez-passer avec leur photographie chaque fois qu’ils entreraient dans la concession ou en sortiraient, tandis que les étrangers pouvaient circuler librement.

Le 15 juillet, les ouvriers de Shameen déclenchèrent une grève pour protester contre cette discrimination. Finalement, les impérialistes britanniques se virent contraints d’annuler leur nouvelle réglementation policière.

16 Après les événements de Changhaï du 30 mai 1925, une grève générale éclata dans cette ville le 1er juin, puis une autreà Hongkong le 19 juin. Plus de 200.000 travailleurs participèrent à celle de Changhaï et 250.000 à celle de Hongkong. Cette dernière, qui bénéficia de l’appui du peuple tout entier, dura un an et quatre mois; c’est la plus longue grève qu’ait jamais connue l’histoire du mouvement ouvrier mondial.

17 Aujourd’hui province du Hopei.

18 Le Sanhohouei (Société de la Triade), le Kehlaohouei (Société des Frères), le Tataohouei (Société des Cimeterres), le Tsailihouei (Société pour une Vie rationnelle), le Tsingpang (Clan bleu) étaient des sociétés secrètes primitives ramifiées dans la masse de la population. Ces organisations rassemblaient essentiellement des paysans ruinés, des artisans en chômage, des éléments du Lumpenproletariat.

Dans la Chine féodale, les liens qui unissaient tous ces éléments tenaient souvent à des pratiques religieuses ou superstitieuses. Une forme d’organisation patriarcale régissait ces sociétés aux appellations diverses; certaines d’entre elles disposaient d’armes. Leurs membres s’efforçaient de s’assurer une entraide dans les différentes circonstances de l’existence et utilisèrent, à certains moments, ces sociétés pour organiser la lutte contre les oppresseurs: bureaucrates et propriétaires fonciers.

Il est toutefois évident qu’en adhérant à ces organisations d’un caractère rétrograde,les paysans et les artisans ne pouvaient trouver une issue à leur situation. Souvent, les propriétaires fonciers et les despotes locaux réussirent sans difficulté à les contrôler et à les utiliser, et on pouvait en outre observer dans ces sociétés une tendance à la destruction aveugle, de sorte que certaines d’entre elles devinrent des forces réactionnaires.

En 1927, lors de son coup d’Etat contre-révolutionnaire, Tchiang Kaï-chek se servit de ces organisations rétrogrades comme d’un instrument pour détruire l’unité du peuple travailleur et saper la révolution. A la suite du puissant essor des forces du prolétariat industriel moderne, la paysannerie, sous la direction de la classe ouvrière, a créé des organisations entièrement nouvelles qui lui sont propres, et l’existence de semblables organisations primitives et rétrogrades a désormais perdu toute signification.

=>Oeuvres de Mao Zedong

Mao Zedong : À la mémoire de Norman Béthune

21 Décembre 1939

[Norman Béthune fut membre du Parti communiste du Canada et célèbre chirurgien. En 1936, lorsque les hordes fascistes allemandes et italiennes attaquèrent l’Espagne, il se rendit sur le front et se mit au service du peuple espagnol qui luttait contre le fascisme.

Au début de 1938, après qu’eut éclaté la Guerre de Résistance, il arriva en Chine à la tête d’une équipe médicale. Il atteignit Yenan vers mars-avril et alla peu après dans la région frontière du Chansi-Tchahar-Hopei.

Animé d’un fervent esprit internationaliste et faisant preuve du plus grand dévouement et d’une totale abnégation, le camarade Béthune soigna, pendant près de deux ans, les malades et les blessés de la VIII Armée de Route. Il contracta une septicémie en faisant une opération d’urgence et mourut à Tanghsien, dans le Hopei, le 12 novembre 1939, malgré tous les soins qui lui furent prodigués. ]

   Au début de 1938, après qu’eut éclaté la Guerre de Résistance, il arriva en Chine à la tête d’une équipe médicale. Il atteignit Yenan vers mars-avril et alla peu après dans la région frontière du Chansi-Tchahar-Hopei.

   Animé d’un fervent esprit internationaliste et faisant preuve du plus grand dévouement et d’une totale abnégation, le camarade Béthune soigna, pendant près de deux ans, les malades et les blessés de la VIII Armée de Route. Il contracta une septicémie en faisant une opération d’urgence et mourut à Tanghsien, dans le Hopei, le 12 novembre 1939, malgré tous les soins qui lui furent prodigués. était membre du Parti communiste du Canada. Il avait une cinquantaine d’années lorsqu’il fut envoyé en Chine par le Parti communiste du Canada et le Parti communiste des Etats-Unis ; il n’hésita pas à faire des milliers de kilomètres pour venir nous aider dans la Guerre de Résistance contre le Japon.

   Il arriva à Yenan au printemps de l’année dernière, puis alla travailler dans le Woutaichan où, à notre plus grand regret, il est mort à son poste. Voilà donc un étranger qui, sans être poussé par aucun intérêt personnel, a fait sienne la cause de la libération du peuple chinois: Quel est l’esprit qui l’a inspiré? C’est l’esprit de l’internationalisme, du communisme, celui que tout communiste chinois doit s’assimiler.

   Le léninisme enseigne que la révolution mondiale ne peut triompher que si le prolétariat des pays capitalistes soutient la lutte libératrice des peuples coloniaux et semi-coloniaux et si le prolétariat des colonies et semi-colonies soutient la lutte libératrice du prolétariat des pays capitalistes.

   Le camarade Béthune a mis en pratique cette ligne léniniste. Nous, membres du Parti communiste chinois, devons faire de même. Il nous faut nous unir au prolétariat de tous les pays capitalistes, au prolétariat du Japon, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis, de l’Allemagne, de l’Italie et de tout autre pays capitaliste, pour qu’il soit possible d’abattre l’impérialisme, de parvenir à la libération de notre nation et de notre peuple, des nations et des peuples du monde entier. Tel est notre internationalisme, celui que nous opposons au nationalisme et au patriotisme étroits.

   L’esprit du camarade Béthune, oubli total de soi et entier dévouement aux autres, apparaissait dans son profond sens des responsabilités à l’égard du travail et dans son affection sans bornes pour les camarades, pour le peuple.

   Tout communiste doit le prendre pour exemple. Ils ne sont pas rares ceux à qui manque le sens des responsabilités dans leur travail, qui choisissent les tâches faciles et se dérobent aux besognes pénibles, laissant aux autres le fardeau le plus lourd et prenant la charge la plus légère. En toute chose, ils pensent d’abord à eux-mêmes, aux autres après.

   A peine ont-ils accompli quelque effort, craignant qu’on ne s’en soit pas aperçu, ils s’en vantent et s’enflent d’orgueil. Ils n’éprouvent point de sentiments chaleureux pour les camarades et pour le peuple, ils n’ont à leur endroit que froideur, indifférence, insensibilité.

   En vérité, ces gens-là ne sont pas des communistes ou, du moins, ne peuvent être considérés comme de vrais communistes. Parmi ceux qui revenaient du front, il n’y avait personne qui, parlant de Béthune, ne manifestât son admiration pour lui, et qui fût resté insensible à l’esprit qui l’animait. Il n’est pas un soldat, pas un civil de la région frontière du Chansi-Tchahar-Hopei qui, ayant reçu les soins du docteur Béthune ou l’ayant vu à l’œuvre, ne garde de lui un souvenir ému.

   Tout membre de notre Parti doit apprendre du camarade Béthune cet esprit authentiquement communiste.

   Le camarade Béthune était médecin. L’art de guérir était sa profession, il s’y perfectionnait sans cesse et se distinguait par son habileté dans tout le service médical de la VIIIe Armée de Route. Son cas exemplaire devrait faire réfléchir tous ceux qui ne pensent qu’à changer de métier sitôt qu’ils en entrevoient un autre, ou qui dédaignent le travail technique, le considérant comme insignifiant, sans avenir.

   Je n’ai rencontré qu’une seule fois le camarade Béthune. Il m’a souvent écrit depuis. Mais, pris par mes occupations, je ne lui ai répondu qu’une fois, et je ne sais même pas s’il a reçu ma lettre. Sa mort m’a beaucoup affligé.

   Maintenant, nous honorons tous sa mémoire, c’est dire la profondeur des sentiments que son exemple nous inspire. Nous devons apprendre de lui ce parfait esprit d’abnégation. Ainsi, chacun pourra devenir très utile au peuple.

   Qu’on soit plus ou moins capable, il suffit de posséder cet esprit pour être un homme aux sentiments nobles, intègres, un homme d’une haute moralité, détaché des intérêts mesquins, un homme utile au peuple.

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Bergson et la critique effectuée par Politzer

Georges Politzer (1903-1942), d’origine juive hongroise, a été le grand penseur se consacrant au matérialisme dialectique en France, mais ses limites sont patentes. Dans le plus pur style français, Georges Politzer considère que le matérialisme est un prolongement de la pensée de René Descartes, et que le matérialisme dialectique est un matérialisme amélioré au moyen d’une « méthode » (qui serait la dialectique).

Si ses exposés sur le matérialisme dialectique sont clairs et concis, ils n’ont pas d’âme et de fait le Parti Communiste français, dont il formait les cadres en ce domaine, fut d’une extrême faiblesse.

Il y a une autre aspect important concernant Georges Politzer. En 1928, il publia « Critique des fondements de la psychologie ». Or, selon le thorézien de gauche Louis Althusser, cette œuvre a aidé le bergsonisme. Louis Althusser considère ainsi que :

« La Critique est un texte génial, mais faux, et profondément idéaliste.

Son génie est d’avoir compris l’importance décisive de Freud à un moment où presque personne en France ne la soupçonnait, — son erreur est d’en avoir donné une exposition à 100 % idéaliste, et très précisément existentialiste.

Ce n’est pas par une mauvaise lecture de Georges Politzer que Sartre et Merleau en ont tiré le parti que nous savons : c’est malheureusement par une lecture fidèle de Georges Politzer : le seul maître de Sartre est Georges Politzer, son seul vrai maître (avec… aussi paradoxal que cela paraisse, Bergson !

L’influence de Husserl est beaucoup plus superficielle chez lui, malgré les nombreux emprunts terminologiques qu’il lui a faits). »

Lettre de Louis Althusser à Guy Besse, 23 juin 1965

De fait, Georges Politzer fut le fondateur de la Revue de psychologie concrète, et il a formulé un marxisme qui consistait pratiquement, justement, en cette « psychologique concrète ». C’est là une déviation « psychologique » du marxisme typiquement française.

Dans Critique des fondements de la psychologie, Georges Politzer tente ainsi de replacer la psychanalyse dans son contexte, affirmant qu’il s’agit d’en étudier les aspects pouvant servir à une psychologie authentique. A ses yeux, la psychanalyse assume le réel, contre la psychologie bourgeoise, elle est d’« inspiration nouvelle, contraire à celle de la psychologie classique ».

Georges Politzer rejette donc l’aspect idéaliste marqué de Sigmund Freud, mais pense qu’il y a une voie à suivre, au-delà de la psychanalyse. En quelque sorte, Georges Politzer avait compris qu’il fallait fermer la porte à la psychanalyse en tant que telle, mais il pensait qu’il y avait des éléments intéressants ; Louis Althusser s’ouvrira quant à lui justement à la psychanalyse et devait donc rejeter Georges Politzer.

La critique de la psychanalyse par Georges Politzer était suffisante, et elle fut repris positivement par d’autres qui l’ont découvert notamment à travers lui. Par la suite, Georges Politzer ne cessera d’accentuer sa lutte contre la psychanalyse ; en 1933 il constate dans Psychanalyse et Marxisme, Un faux contre-révolutionnaire, le ‘Freudo-Marxisme’ :

« Jamais à aucun moment, il (Freud) n’a dépassé les limites de la culture bourgeoise littéraire et médicale, contrairement, par exemple à Marx et Engels. Ainsi il n’a pas la moindre idée de la méthode dialectique. »

Il critique la psychanalyse de la manière suivante, l’accusant de nier les classes au profit d’une vision des individus conduit par leur libido :

« Le matérialiste marxiste montre derrière la vertu du bourgeois ‘’ la convoitise, l’avarice, la cupidité, la chasse aux profits et les manœuvres à la Bourse ‘’- derrière la philanthropie patronale, les tentatives de corruption.

Mais le psychanalyste ramène tout cela à la libido. Et comme il y ramène aussi l’avarice, la cupidité, la chasse aux profits et les manœuvres à la Bourse, le bourgeois se trouve absous de son humiliation.

Et la seule chose qui pourrait encore l’inquiéter et qui l’a, en fait, inquiété dans les débuts de la psychanalyse, le rappel du génital dans la libido, les psychanalystes l’ont supprimé au milieu des contorsions les plus compliquées !

Que de fois n’ont-ils répété qu’il ne fallait pas confondre « sexuel » et « génital », que « libido » ne signifie pas « érotisme génital (…)

Mais il est clair que les contorsions psychanalytiques étaient destinées à calmer les bourgeois.

Les psychanalystes qui parlent tant de la peur devant la morale bourgeoise se sont eux-mêmes dégonflés devant elle lamentablement.

Pour calmer ‘’l’idéalisme’’ philistin, ils ont castré la libido et en ont fait l’énergie sexuelle des eunuques. Par ce procédé, ils l’ont calmé effectivement. La psychanalyse ne fait plus scandale (…).

Ici, encore, les psychanalystes se sont rencontrés avec un courant idéologique réactionnaire. L’irrationnel, l’inconscient sont donc la loi de la vie de l’âme.

Le passage du point de vue théorique au point de vue normatif fut accompli aisément : puisqu’en fait la vie mentale est basée sur l’inconscient dynamique, pourquoi lutter contre l’inconscient au lieu de se plonger en lui ?

Ainsi la psychanalyse qui est apparue tout d’abord comme donnant des mystiques sacrées des explications profanes et qu’on a accusées même d’être profanatrices – a fini par  appuyer la mystique sous toutes ses formes.

Les contacts multiples établis entre la religion et la psychanalyse, la fréquence des thèmes psychanalytiques chez les obscurantistes de toute sortes, y compris les nazis, le prouvent suffisamment (…).

La voie des découvertes réelles et de la science effective de l’homme ne passe pas par les ‘raccourcis’ sensationnels de la psychanalyse. Elle passe par l’étude précise des faits physiologiques et historiques, à la lumière de cette conception dont l’ensemble des sciences modernes de la nature garantit la solidité  (…).

La psychanalyse a incontestablement enrichi l’arsenal idéologique de la contre-révolution. »

A la fin de l’année 1939, il dit ainsi dans La fin de la psychanalyse :

« Il suffit de feuilleter n’importe quel ouvrage psychanalytique pour se rendre compte à quelles puérilités peut aboutir la ‘sociologie freudienne’. Indiquons seulement qu’en fait Freud et ses disciples ont été amenés à proposer les ‘complexes’ à la place des forces motrices réelles de l’histoire. La ‘sociologie’ à laquelle ils ont abouti ainsi fait apparaître à la surface l’idéalisme que la doctrine contient à la base.

Par cet aspect des théories psychanalytiques, le mouvement issu de Freud a rejoint, par-delà la réaction philosophique, la réaction sociale et politique ».

Georges Politzer a donc compris la psychanalyse, mais il n’a pas su la réfuter autrement que politiquement : il en est allé de même avec Henri Bergson.

En 1929, Georges Politzer publia en effet Une imposture philosophique : le bergsonisme. Dans la logique des choses, il devrait s’agit d’une critique matérialiste dialectique de l’approche de Henri Bergson.

Or, comme dans la critique de la psychanalyse, Georges Politzer reste seulement sur le terrain du « matérialisme » : il dénonce l’idéalisme, reproche le manque de concret, mais il n’utilise aucun concept matérialiste dialectique. La théorie du reflet est absolument inconnu et on est très loin du niveau atteint par l’Afghan Akram Yari ou encore le Bangladeshi Siraj Sikder.

Pour Georges Politzer, le bergsonisme est un « artifice scandaleux » : comme aux yeux de Georges Politzer, Henri Bergson n’est pas matérialiste, sa conception est considérée comme fausse. Or, ce n’est pas du tout ainsi qu’il faut les choses : il aurait fallu considérer le bergsonisme comme un système très élaboré et faisant face au matérialisme dialectique.

Sauf que pour Georges Politzer, il n’y a pas non plus de matérialisme dialectique comme système, mais seulement une approche matérialiste. Il ne peut donc pas voir la substance réelle du bergsonisme, seulement les défauts en série, les oppositions au matérialisme.

Georges Politzer constate donc, de manière correcte au sujet de Henri Bergson, que :

ce qu’il veut, ce n’est pas abandonner le réalisme en général, mais remplacer le réalisme dans l’espace par le réalisme dans la « durée ».

Mais il en reste à une défense du « concret », s’orientant par rapport à « l’individu singulier ». Il ne connaît pas la théorie du reflet ; il ne traite pas de l’humanité en général, mais tente de percevoir une psychologie « concrète » individuelle, reprochant à Henri Bergson de ne pas s’installer réellement dans l’individuel, etc.

Voici un exemple de la critique idéaliste-individualiste de Georges Politzer :

Les sons d’une cliche lointaine qu’on entend et que l’on ne compte pas, les pas qui résonnent dans la rue et qui s’organisent en mélodie suivant un rythme déterminé, voilà des données immédiates [il s’agit d’exemples pris par Bergson].

Mais ce que M. Bergson oublie, c’est que pour une psychologie vraiment concrète, ces « faits » ont tout juste autant d’importance qu’ils en ont dans la vie d’un individu concret (…). L’homme n’est jamais une ombre, mais il est précisément homme, c’est la vie actuelle qui est sa vie et celle-ci est une, de même qu’elle est unique.

C’est là une vision selon laquelle l’individu « pense », en contradiction complète avec la théorie du reflet, depuis Avicenne jusqu’à Karl Marx, en passant par Baruch Spinoza, pour qui la seule chose qui soit « une » est l’univers.

Georges Politzer oppose par conséquent, dans une perspective qui se veut « matérialiste » ou « rationaliste », le « concret » à l’abstrait ; il attaque Henri Bergson uniquement dans cette perspective :

« Si l’on conserve les démarches fondamentales de la psychologie classique, on voudra toujours saisir le concret en faisant subit au langage de la psychologie classique une modification de forme, mais comme on garde l’essentiel qui renferme l’abstraction, c’est à l’aide de l’abstrait qu’on veut trouver le concret. Tel est précisément le cas de M. Bergson. »

Georges Politzer dit même que « le bergsonisme n’est d’un bout à l’autre qu’une promesse non tenue » ; comme pour la psychanalyse, Georges Politzer dénonce l’idéalisme, mais il ne parvient pas à formuler le point de vue matérialiste dialectique. Il en reste au matérialisme, devant prétendument conduire au matérialisme dialectique. Georges Politzer résume cette perspective en disant :

« Le matérialisme avait lutté depuis le XIIIe siècle contre tout le système idéologique et sentimental destiné à détourner la majorité des hommes de tout ce qui est réel, afin que la minorité puisse profiter à la fois du réel et de ceux qui s’en détournent.

Engendré par la volonté de revenir à ce qui est et de vivre, il a réveillé dans l’homme la volonté du concret et de la vie. Cette volonté ne reçoit l’organisation dont elle a besoin pour se réaliser que du matérialisme dialectique. »

On est ici dans une psychologie existentialiste de gauche, dans la même perspective que Jean-Paul Sartre et Albert Camus, pas dans le cadre du matérialisme dialectique.

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Bergson à mi-chemin de l’idéalisme et du matérialisme

La philosophie française, née avec René Descartes, a cette particularité de se placer à ce qu’elle pense être à mi-chemin de l’idéalisme et du matérialisme, et donc d’être authentiquement rationaliste. C’est là une illusion profondément ancrée dans la société française, et qui provient du statut particulier de la France par rapport au Vatican, ce statut de grande autonomie.

La France est ainsi catholique, mais travaillée largement par le rationalisme, voire le matérialisme, et l’idéologie dominante maintient cette triste fusion, dont l’une des expressions est la cohabitation de l’école publique et de l’école privée.

Le bergsonisme est donc une apologie du moment présent, de l’intuition humaine comme prétexte à la transformation (bourgeoise) du monde, dans le prolongement parfait de René Descartes. Voici comment Henri Bergson formule cela :

« En réalité, un être vivant est un centre d’action. Il représente une certaine somme de contingence s’introduisant dans le monde, c’est-à-dire une certaine quantité d’action possible, – quantité variable avec les individus et surtout avec les espèces (…).

En réalité, la conscience ne jaillit pas du cerveau ; mais cerveau et conscience se correspondent parce qu’ils mesurent également, l’un par la complexité de sa structure et l’autre par l’intensité de son réveil, la quantité de choix dont l’être vivant dispose. »

Voici comment il met dos à dos idéalisme et matérialisme, rejetant le principe d’un univers unique, complet, uni-total. On a là la même vision du monde que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, etc. : l’individu rejette tout « dogmatisme », nie le caractère central de l’univers comme totalité, que ce soit dans sa version matérialiste ou bien religieuse. Henri Bergson dit ainsi :

« Qu’on parle de création ou qu’on pose une matière incréée, dans les deux cas c’est la totalité de l’univers qu’on met en cause.

En approfondissant cette habitude d’esprit, on y trouverait le préjugé que nous analyserons dans notre prochain chapitre, l’idée, commune aux matérialistes et à leurs adversaires, qu’il n’y a pas de durée réellement agissante et que l’absolu – matière ou esprit – ne saurait prendre place dans le temps concret, dans le temps que nous sentons être l’étoffe même de notre vie : d’où résulterait que tout est donné une fois pour toutes, et qu’il faut poser de toute éternité ou la multiplicité matérielle elle-même, ou l’acte créateur de cette multiplicité, donné en bloc dans l’essence divine. »

Et cette vision est nécessairement chaotique, car chaque individu agit différemment, interpelle la réalité différemment, etc. C’est une vision baroque du monde, et on comprend que Henri Bergson, juif à l’origine, soit passé au catholicisme : il a besoin d’une vision où ce n’est pas l’unité qui prime (le judaïsme lui-même, par idéalisme, liquidera pareillement cette question de l’unité).

La figure du kaléidoscope est ici très parlante :

« Chacun de nos actes vise une certaine insertion de notre volonté dans la réalité. C’est, entre notre corps et les autres corps, un arrangement comparable à celui des morceaux de verre qui composent une figure kaléidoscopique.

Notre activité va d’un arrangement à un réarrangement, imprimant chaque fois au kaléidoscope, sans doute, une nouvelle secousse, mais ne s’intéressant pas à la secousse et ne voyant que la nouvelle figure. La connaissance qu’elle se donne de l’opération de la nature doit donc être exactement symétrique de l’intérêt qu’elle prend à sa propre opération.

En ce sens on pourrait dire, si ce n’était abuser d’un certain genre de comparaison, que le caractère cinématographique de notre connaissance des choses tient au caractère kaléïdoscopique de notre adaptation à elles.

La méthode cinématographique est donc la seule pratique, puisqu’elle consiste à régler l’allure générale de la connaissance sur celle de l’action, en attendant que le détail de chaque acte se règle à son tour sur celui de la connaissance.

Pour que l’action soit toujours éclairée, il faut que l’intelligence y soit toujours présente ; mais l’intelligence, pour accompagner ainsi la marche de l’activité et en assurer la direction, doit commencer par en adopter le rythme. Discontinue est l’action, comme toute pulsation de vie ; discontinue sera donc la connaissance. Le mécanisme de la faculté de connaître a été construit sur ce plan. »

Pour autant, Henri Bergson fait face à un souci théorique. En effet, le capitalisme consiste en la croissance des forces productives. Au début du XXe siècle, Henri Bergson ne peut plus passer sous silence cet aspect.

A la même époque, les changements planétaires commencent à frapper les esprits ; Vladimir Vernadsky forme son concept de biosphère et constate les modifications brutales. Apparaissent alors les concepts de « noosphère » chez Henri Bergson et Vladimir Vernadsky : pour ce dernier, il s’agit de la zone de la biosphère où l’humain pense et agit, mais chez Henri Bergson on a une dynamique reposant sur la contradiction entre intelligence et intuition.

L’intelligence est en quelque sorte la compréhension mathématique du monde, et l’intuition la conscience immédiate de la réalité (dans une démarche similaire au « dasein », l’être-là de Martin Heidegger).

Il y a une contradiction entre la compréhension intellectuelle du statique et le vécu immédiat dans l’action ; Henri Bergson dresse des remarques du type suivant :

« L’instinct achevé est une faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés ; l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés. »

« L’intelligence, dans ce qu’elle a d’inné, est la connaissance d’une forme, l’instinct implique celle d’une matière. »

« Bornons-nous à dire que le stable et l’immuable sont ce à quoi notre intelligence s’attache en vertu de sa disposition naturelle. Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité. »

Là est la faille de Henri Bergson. Pour justifier son système idéaliste à « mi-chemin », il a été obligé de scinder la conscience en un aspect matérialiste et un aspect idéaliste. Mais il ne pouvait le faire aussi franchement, alors il a attribué une dimension idéaliste et une dimension matérialiste aux deux aspects de la conscience.

Et naturellement, exprimant les intérêts de la bourgeoisie, Henri Bergson dit la même chose que René Descartes, à savoir que l’activité humaine témoignerait de sa supériorité, de sa nature dominatrice par rapport à la nature. C’est là une forme catholique de protestantisme justifiant la transformation bourgeoise du monde.

Henri Bergson souligne donc cela ainsi :

« La vie, c’est-à-dire la conscience lancée à travers la matière, fixait son attention ou sur son propre mouvement, ou sur la matière qu’elle traversait. Elle s’orientait ainsi soit dans le sens de l’intuition, soit dans celui de l’intelligence. L’intuition, au premier abord, semble bien préférable à l’intelligence, puisque la vie et la conscience y restent intérieures à elles-mêmes.

Mais le spectacle de l’évolution des êtres vivants nous montre qu’elle ne pouvait aller bien loin. Du côté de l’intuition, la conscience s’est trouvée à tel point comprimée par son enveloppe qu’elle a dû rétrécir l’intuition en instinct, c’est-à-dire n’embrasser que la très petite portion de vie qui l’intéressait; – encore l’embrasse-t-elle dans l’ombre, en la touchant sans presque la voir.

De ce côté, l’horizon s’est tout de suite fermé.

Au contraire, la conscience se déterminant en intelligence, c’est-à-dire se concentrant d’abord sur la matière, semble ainsi s’extérioriser par rapport à elle-même ; mais, justement parce qu’elle s’adapte aux objets du dehors, elle arrive à circuler au milieu d’eux, à tourner les barrières qu’ils lui opposent, à élargir indéfiniment son domaine.

Une fois libérée, elle peut d’ailleurs se replier à l’intérieur, et réveiller les virtualités d’intuition qui sommeillent encore en elle.

De ce point de vue, non seulement la conscience apparaît comme le principe moteur de l’évolution, mais encore, parmi les êtres conscients eux-mêmes, l’homme vient occuper une place privilégiée. Entre les animaux et lui, il n’y a plus une différence de degré, mais de nature. »

On a ici un humain avant tout comme conscience immédiate, mais avec un arrière-plan l’amenant à être intelligent de manière abstraite. Cette dernière abstraction est idéaliste, mais se transforme en réalisme par l’activité humaine, tout comme l’intuition réaliste est travaillée par l’idéalisme de l’intelligence.

On n’a pas une intuition idéaliste et une intelligence matérialiste, ni inversement, mais un savant mélange des deux. C’est précisément ce que Georges Politzer n’a pas vu.

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Bergson et une intelligence humaine qui «procède à la fois par intention et par calcul»

Il restait à Henri Bergson de faire en sorte de placer, comme René Descartes, les mathématiques au centre de la question de l’esprit. La vision bornée, anti-matérialiste du monde, a besoin de voir les choses en termes de statistiques pour comptabiliser les ressources, pour transformer chaque élément de la réalité en marchandises.

Henri Bergson explique alors simplement que le monde est mécanique et que l’intuition, en quête d’action, trouve de manière naturelle ou logique les mathématiques, puisque celles-ci permettent l’action. C’est une vision classiquement planiste à la française. Voici ce qu’en dit Henri Bergson :

« Originellement, nous ne pensons que pour agir. C’est dans le moule de l’action que notre intelligence a été coulée. La spéculation est un luxe, tandis que l’action est une nécessité. Or, pour agir, nous commençons par nous proposer un but ; nous faisons un plan, puis nous passons au détail du mécanisme qui le réalisera.

Cette dernière opération n’est possible que si nous savons sur quoi nous pouvons compter. Il faut que nous ayons extrait, de la nature, des similitudes qui nous permettent d’anticiper sur l’avenir. Il faut donc que nous ayons fait application, consciemment ou inconsciemment, de la loi de causalité. D’ailleurs, mieux se dessine dans notre esprit l’idée de la causalité efficiente, plus la causalité efficiente prend la forme d’une causalité mécanique.

Cette dernière relation, à son tour, est d’autant plus mathématique qu’elle exprime une plus rigoureuse nécessité. C’est pourquoi nous n’avons qu’à suivre la pente de notre esprit pour devenir mathématiciens.

Mais, d’autre part, cette mathématique naturelle n’est que le soutien inconscient de notre habitude consciente d’enchaîner les mêmes causes aux mêmes effets ; et cette habitude elle-même a pour objet ordinaire de guider des actions inspirées par des intentions ou, ce qui revient au même, de diriger des mouvements combinés en vue de l’exécution d’un modèle : nous naissons artisans comme nous naissons géomètres, et même nous ne sommes géomètres que parce que nous sommes artisans.

Ainsi l’intelligence humaine, en tant que façonnée aux exigences de l’action humaine, est une intelligence qui procède à la fois par intention et par calcul, par la coordination de moyens à une fin et par la représentation de mécanismes à formes de plus en plus géométriques. Qu’on se figure la nature comme une immense machine régie par des lois mathématiques ou qu’on y voie la réalisation d’un plan, on ne fait, dans les deux cas, que suivre jusqu’au bout deux tendances de l’esprit qui sont complémentaires l’une de l’autre et qui ont leur origine dans les mêmes nécessités vitales. »

Les mathématiques sont alors l’outil « intelligent » de l’intuition primitive :

« Nous touchons au point qui intéresse le plus notre présente recherche. La différence que nous allons signaler entre l’instinct et l’intelligence est celle que toute notre analyse tendait à dégager.

Nous la formulerions ainsi : Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais. »

Au sein du monde mécanique, l’individu actif (c’est-à-dire en fait le bourgeois, le capitaliste) « retrouve » de manière pour ainsi dire naturelle les lois du monde mécanique à transformer !

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Bergson : «la désharmonie entre les espèces ira en s’accentuant»

De la conception de « l’élan » de la vie et de « l’intuition » de l’individu, on aboutit à une vision anthropocentriste et individualiste en même temps : chaque individu est poussé en avant par la vie comprise de manière mystique, chaque individu est issu de « l’élan », et les individus s’affrontent, les espèces s’affrontent.

Au lieu de considérer les êtres vivants comme la vie elle-même, ils sont considérés comme le produit matériel de l’élan de la vie. Henri Bergson explique ainsi :

« Comme le finalisme radical, quoique sous une forme plus vague, elle nous représentera le monde organisé comme un ensemble harmonieux. Mais cette harmonie est loin d’être aussi parfaite qu’on l’a dit.

Elle admet bien des discordances, parce que chaque espèce, chaque individu même ne retient de l’impulsion globale de la vie qu’un certain élan, et tend à utiliser cette énergie dans son intérêt propre ; en cela consiste l’adaptation.

L’espèce et l’individu ne pensent ainsi qu’à eux, – d’où un conflit possible avec les autres formes de la vie. L’harmonie n’existe donc pas en fait; elle existe plutôt en droit. Je veux dire que l’élan originel est un élan commun et que, plus on remonte haut, plus les tendances diverses apparaissent comme complémentaires les unes des autres. »

On aboutit alors à la thèse contraire du matérialisme dialectique : là où ce dernier affirme que la vie est processus de synthèse, chez Henri Bergson la vie est dissociation. Voici comment il formule cela :

« Que la condition nécessaire de l’évolution soit l’adaptation au milieu, nous ne le contestons aucunement. Il est trop évident qu’une espèce disparaît quand elle ne se plie pas aux conditions d’existence qui lui sont faites.

Mais autre chose est reconnaître que les circonstances extérieures sont des forces avec lesquelles l’évolution doit compter, autre chose soutenir qu’elles sont les causes directrices de l’évolution.

Cette dernière thèse est celle du mécanisme. Elle exclut absolument l’hypothèse d’un élan originel, je veux dire d’une poussée intérieure qui porterait la vie, par des formes de plus en plus complexes, à des destinées de plus en plus hautes.

Cet élan est pourtant visible, et un simple coup d’œil jeté sur les espèces fossiles nous montre que la vie aurait pu se passer d’évoluer, ou n’évoluer que dans des limites très restreintes, si elle avait pris le parti, beaucoup plus commode pour elle, de s’ankyloser dans ses formes primitives.

Certains Foraminifères n’ont pas varié depuis l’époque silurienne. Impassibles témoins des révolutions sans nombre qui ont boule­versé notre planète, les Lingules sont aujourd’hui ce qu’elles étaient aux temps les plus reculés de l’ère paléozoïque.

La vérité est que l’adaptation explique les sinuosités du mouvement évolutif, mais non pas les directions générales du mouvement, encore moins le mouvement lui-même. La route qui mène à la ville est bien obligée de monter les côtes et de descendre les pentes, elle s’adapte aux accidents du terrain; mais les accidents de terrain ne sont pas cause de la route et ne lui ont pas non plus imprimé sa direction.

A chaque moment ils lui fournissent l’indispensable, le sol même sur lequel elle se pose ; mais si l’on considère le tout de la route et non plus chacune de ses parties, les accidents de terrain n’apparaissent plus que comme des empêchements ou des causes de retard, car la route visait simplement la ville et aurait voulu être une ligne droite.

Ainsi pour l’évolution de la vie et pour les circonstances qu’elle traverse, avec cette différence toute. fois que l’évolution ne dessine pas une route unique, qu’elle s’engage dans des directions sans pourtant viser des buts, et qu’enfin elle reste inventive jusque dans ses adaptations.

Mais, si l’évolution de la vie est autre chose qu’une série d’adaptations à des circonstances accidentelles, elle n’est pas davantage la réalisation d’un plan. Un plan est donné par avance. Il est représenté, ou tout au moins représentable, avant le détail de sa réalisation.

L’exécution complète en peut être repoussée dans un avenir lointain, reculée même indéfiniment : l’idée n’en est pas moins formulable, dès maintenant, en termes actuellement donnés.

Au contraire si l’évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les ternies qui serviraient à l’exprimer.

C’est dire que son avenir déborde son présent et ne pourrait s’y dessiner en une idée. Là est la première erreur du finalisme. Elle en entraîne une autre, plus grave encore.

Si la vie réalise un plan, elle devra manifester une harmonie plus haute à mesure qu’elle avancera plus loin. Telle, la maison dessine de mieux en mieux l’idée de l’architecte tandis que les pierres montent sur les pierres.

Au contraire, si l’unité de la vie est tout entière dans l’élan qui la pousse sur la route du temps, l’harmonie n’est pas en avant, mais-en arrière.

L’unité vient d’une vis a tergo : elle est donnée au début comme une impulsion, elle n’est pas posée au bout comme un attrait.

L’élan se divise de plus en plus en se communiquant. La vie, au fur et à mesure de son progrès, s’éparpille en manifestations qui devront sans doute à la communauté de leur origine d’être complémentaires les unes des autres sous certains aspects, mais qui n’en seront pas moins antagonistes et incompatibles entre elles. Ainsi la désharmonie entre les espèces ira en s’accentuant. »

Tout cela est impeccablement conforme aux intérêts de la bourgeoisie s’appropriant tous les domaines de la vie.

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Bergson : piétinement, déviation, retour en arrière dans l’évolution

Une fois sa base affirmée, Henri Bergson publia en 1907 L’Évolution créatrice, son œuvre maîtresse dans la mesure où il part de sa thèse sur l’intuition pour tenter de formuler pas moins qu’une théorie de l’univers.

Il ne s’agit, en pratique et c’est logique, que d’une réponse au matérialisme dialectique, réponse bien entendu en inversant tous les repères. Le matérialisme dialectique considère que :

* la matière connaît des sauts qualitatifs, elle devient toujours plus complexe, elle ne peut pas revenir en arrière ;

* la matière est unifiée, reliée et composant un système unique et total.

Henri Bergson inverse ces propositions. Comment s’y prend-il ? D’abord, il commence par affirmer que si la conscience est « action » et que la vie est « évolution », alors forcément la vie est « action » également, puisque allant toujours de l’avant. Il dit donc :

« Bref, le monde sur lequel le mathématicien opère est un monde qui meurt et renaît à chaque instant, celui-là même auquel pensait Descartes quand il parlait de création continuée. Mais, dans le temps ainsi conçu, comment se représenter une évolution, c’est-à-dire le trait caractéristique de la vie?

L’évolution, elle, implique une continuation réelle du passé par le présent, une durée qui est un trait d’union.

En d’autres termes, la connaissance d’un être vivant ou système naturel est une connaissance qui porte sur l’intervalle même de durée, tandis que la connaissance d’un système artificiel ou mathématique ne porte que sur l’extrémité.

Continuité de changement, conservation du passé dans le présent, durée vraie, l’être vivant semble donc bien partager ces attributs avec la conscience.

Peut-on aller plus loin, et dire que la vie est invention comme l’activité consciente, création incessante comme elle ? »

Une fois dit cela, Henri Bergson explique que la vie est elle-même intuition, mais comme elle ne pense pas, elle est un « élan ». L’être humain pense, la vie ne pense pas, mais les deux vivent dans l’immédiat.

Henri Bergson ira jusqu’à formuler la thèse contraire de Vladimir Vernadsky au sujet de la « noosphère », espace de la pensée issue de la biosphère. Avant de voir cela, voyons comment Henri Bergson définit cet élan :

« Le mouvement évolutif serait chose simple, nous aurions vite fait d’en déterminer la direction, si la vie décrivait une trajectoire unique, comparable à celle d’un boulet plein lancé par un canon.

Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps.

Nous ne percevons que ce qui est le plus près de nous, les mouvements éparpillés des éclats pulvérisés. C’est en partant d’eux que nous devons remonter, de degré en degré, jusqu’au mouvement originel.

Quand l’obus éclate, sa fragmentation particulière s’explique tout à la fois par la force explosive de la poudre qu’il renferme et par la résistance que le métal y oppose.

Ainsi pour la fragmentation de la vie en individus et en espèces. Elle tient, croyons-nous, à deux séries de causes : la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute, et la force explosive – due à un équilibre instable de tendances – que la vie porte en elle. »

Le matérialisme dialectique considère que rien ne relève du hasard ; à l’opposé, Henri Bergson formule la conception typiquement bourgeoise d’une vie partant dans tous les sens, avec la survie du plus fort, avec le triomphe ou la décadence, etc. Henri Bergson dit par exemple, dans un esprit anti-matérialiste :

« En fait, il y a des espèces qui s’arrêtent, il en est qui rebroussent chemin. L’évolution n’est pas seulement un mouvement en avant; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière. »

« Il n’y a guère de manifestation de la vie qui ne contienne à l’état rudimentaire, ou latent, ou virtuel, les caractères essentiels de la plupart des autres manifestations.

La différence est dans les proportions. Mais cette différence de proportion suffira à définir le groupe où elle se rencontre, si l’on peut établir qu’elle n’est pas accidentelle et que le groupe, à mesure qu’il évoluait, tendait de plus en plus à mettre l’accent sur ces caractères particuliers.

En un mot, le groupe ne se définira plus par la possession de certains caractères, mais par sa tendance à les accentuer. »

C’est là une vision idéaliste, où une partie de la vie se « détache » de la vie elle-même, en formant la partie « supérieure ». C’est le reflet de la situation de la bourgeoisie dans le mode de production capitaliste.

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Bergson et le théâtre de l’absurde de Ionesco et Beckett

Si on suit Henri Bergson, l’esprit est donc encadré par les sens d’un côté, le « disque dur » de l’autre. Il maintient une position, totalement fictive, entre la reconnaissance matérialiste des sens et l’idéalisme complet. A ses yeux :

« La mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau, et il n’y a pas une différence de degré, mais de nature, entre la perception et le souvenir. »

Voilà comment il formule ce qui en découle selon lui :

« Une conclusion générale découle des trois premiers chapitres de ce livre : c’est que le corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit. Il est par rapport aux représentations un instrument de sélection, et de sélection seulement. Il ne saurait ni engendrer ni occasionner un état intellectuel.

S’agit-il de la perception ? Par la place qu’il occupe à tout instant dans l’univers, notre corps marque les parties et les aspects de la matière sur lesquels nous aurions prise : notre perception, qui mesure justement notre action virtuelle sur les choses, se limite ainsi aux objets qui influencent actuellement nos organes et préparent nos mouvements.

Considère-t-on la mémoire ? Le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complétera et éclaircira la situation présente en vue de l’action finale.

Il est vrai que cette seconde sélection est beaucoup moins rigoureuse que la première, parce que notre expérience passée est une expérience individuelle et non plus commune, parce que nous avons toujours bien des souvenirs différents capables de cadrer également avec une même situation actuelle, et que la nature ne peut pas avoir ici, comme dans le cas de la perception, une règle inflexible pour délimiter nos représentations.

Une certaine marge est donc nécessairement laissée cette fois à la fantaisie ; et si les animaux n’en profitent guère, captifs qu’ils sont du besoin matériel, il semble qu’au contraire l’esprit humain presse sans cesse avec la totalité de sa mémoire contre la porte que le corps va lui entr’ouvrir : de là les jeux de la fantaisie et le travail de l’imagination, – autant de libertés que l’esprit prend avec la nature. Il n’en est pas moins vrai que l’orientation de notre conscience vers l’action paraît être la loi fondamentale de notre vie psychologique. »

On a là alors l’affirmation du « libre-arbitre » de l’être humain, cette illusion bourgeoise. Henri Bergson présente cela de la manière suivante :

« De là les deux points de vue opposés sur la question de la liberté : pour le déterminisme, l’acte est la résultante d’une composition mécanique des éléments entre eux; pour ses adversaires, s’ils étaient rigoureusement d’accord avec leur principe, la décision libre devrait être un fiat arbitraire, une véritable création ex nihilo.

– Nous avons pensé qu’il y aurait un troisième parti à prendre. Ce serait de nous replacer dans la durée pure, dont l’écoulement est continu, et où l’on passe, par gradations insensibles, d’un état à l’autre : continuité réellement vécue, mais artificiellement décomposée pour la plus grande commodité de la connaissance usuelle.

Alors nous avons cru voir l’action sortir de ses antécédents par une évolution sui generis, de telle sorte qu’on retrouve dans cette action les antécédents qui l’expliquent, et qu’elle y ajoute pourtant quelque chose d’absolument nouveau, étant en progrès sur eux comme le fruit sur la fleur.

La liberté n’est nullement ramenée par là, comme on l’a dit, à la spontanéité sensible. Tout au plus en serait-il ainsi chez l’animal, dont la vie psychologique est surtout affective. Mais chez l’homme, être pensant, l’acte libre peut s’appeler une synthèse de sentiments et d’idées, et l’évolution qui y conduit une évolution raisonnable. »

De là vient la thèse essentielle d’Henri Bergson : l’être humain vit par, pour et dans l’intuition :

« L’idée que nous avons dégagée des faits et confirmée par le raisonnement est que notre corps est un instrument d’action, et d’action seulement. À aucun degré, en aucun sens, sous aucun aspect il ne sert à préparer, encore moins à expliquer une représentation. S’agit-il de la perception extérieure ? Il n’y a qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre les facultés dites perceptives du cerveau et les fonctions réflexes de la moelle épinière. »

L’être humain est « libre », par l’intuition ; il n’est ni façonné par des réactions provoquées par les sens, ni par ce qui est au travail dans sa « mémoire » (son « disque dur »). D’où l’œuvre suivant immédiatement Matière et mémoire : Le Rire. Essai sur la signification du comique.

Le rire est la preuve (par l’absurde) que l’esprit est coincé entre les sens d’un côté, sa mémoire de l’autre ; lorsque ces deux « extrêmes » le perturbe, alors il est ridicule, prétexte à la moquerie, au rire. Cette possibilité de dire témoignerait, soi-disant, de sa « liberté ». Voici comment Henri Bergson résume cela :

« En résumé, quelle que soit la doctrine à laquelle notre raison se rallie, notre imagination a sa philosophie bien arrêtée : dans toute forme humaine elle aperçoit l’effort d’une âme qui façonne la matière, âme infiniment souple, éternellement mobile, soustraite à la pesanteur parce que ce n’est pas la terre qui l’attire.

De sa légèreté ailée cette âme communique quelque chose au corps qu’elle anime : l’immatérialité qui passe ainsi dans la matière est ce qu’on appelle la grâce. Mais la matière résiste et s’obstine. Elle tire à elle, elle voudrait convertir à sa propre inertie et faire dégénérer en automatisme l’activité toujours en éveil de ce principe supérieur.

Elle voudrait fixer les mouvements intelligemment variés du corps en plis stupidement contractés, solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la physionomie, imprimer enfin à toute la personne une attitude telle qu’elle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique au lieu de se renouveler sans cesse au contact d’un idéal vivant.

Là où la matière réussit ainsi à épaissir extérieurement la vie de l’âme, à en figer le mouvement, à en contrarier enfin la grâce, elle obtient du corps un effet comique. Si donc on voulait définir ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l’opposer à la grâce plus encore qu’à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur. »

L’intuition, lorsqu’elle échoue, amène l’être humain à échouer à être « libre » et alors il est ridicule, comique. C’est de fait précisément le contenu du théâtre de l’absurde, du théâtre d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett.

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Bergson et «L’étranger» de Camus

Quand on lit Henri Bergson, on se dit qu’au final ses constructions n’aboutissent à rien de concret, voire de compréhensible. Quel est l’intérêt de son travail ? Eh bien son influence est en fait telle, que l’on peut dire que l’idéologie dominante en France est traversée par le bergsonisme en la plupart des points.

La manière dont la science est considérée en France relève du bergsonisme ; on dit que les Français sont cartésiens, on devrait dire que la France relève du bergsonisme.

Nous avons vu que, selon Henri Bergson, le cerveau est une sorte de processeur utilisant un disque dur : l’être humain est un esprit qui vit dans l’immédiat, et que dans l’immédiat. Henri Bergson dit par exemple que :

« Bien plus : admettons un instant que le passé se survive à l’état de souvenir emmagasiné dans le cerveau. Il faudra alors que le cerveau, pour conserver le souvenir, se conserve tout au moins lui-même.

Mais ce cerveau, en tant qu’image étendue dans l’espace, n’occupe jamais que le moment présent ; il constitue, avec tout le reste de l’univers matériel, une coupe sans cesse renouvelée du devenir universel. »

Or, l’une des conséquences est qu’il n’y a pas de « passé » en général, mais toujours un passé en particulier. On a là une approche subjectiviste qui justement satisfait la bourgeoisie. Henri Bergson dit ainsi :

« Mais comment le passé, qui, par hypothèse, a cessé d’être, pourrait-il par lui-même se conserver ? N’y a-t-il pas là une contradiction véritable ? – Nous répondons que la question est précisément de savoir si le passé a cessé d’exister, ou s’il a simplement cessé d’être utile.

Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir.

Lorsque nous pensons ce présent comme devant être, il n’est pas encore ; et quand nous le pensons comme existant, il est déjà passé.

Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat.

Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire.

Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.

La conscience éclaire donc de sa lueur, à tout moment, cette partie immédiate du passé qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre.

Uniquement préoccupée de déterminer ainsi un avenir indéterminé, elle pourra répandre un peu de sa lumière sur ceux de nos états plus reculés dans le passé qui s’organiseraient utilement avec notre état présent, c’est-à-dire avec notre passé immédiat ; le reste demeure obscur.

C’est dans cette partie éclairée de notre histoire que nous restons placés, en vertu de la loi fondamentale de la vie, qui est une loi d’action : de là la difficulté que nous éprouvons à concevoir des souvenirs qui se conserveraient dans l’ombre.

Notre répugnance à admettre la survivance intégrale du passé tient donc à l’orientation même de notre vie psychologique, véritable déroulement d’états où nous avons intérêt à regarder ce qui se déroule, et non pas ce qui est entièrement déroulé. »

Cela signifie que l’être humain vit dans l’intuition. Il n’y a pas de synthèse entre les sensations et le cerveau, et l’être humain n’est ici ni ses sensations, ni le « disque dur », il est esprit. On a là la même vision que René Descartes, et précisément ce qu’on pourrait définir comme la « philosophie française ».

On ne saurait comprendre l’existentialisme, Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou encore la « déconstruction » sans voir que cela prolonge Henri Bergson et son être à mi-chemin. Voici ce que dit Henri Bergson :

« Il n’y a pas, chez l’homme au moins, d’état purement sensori-moteur, pas plus qu’il n’y a chez lui de vie imaginative sans un substratum d’activité vague. Notre vie psychologique normale oscille, disions-nous, entre ces deux extrémités. »

Si l’on lit L’étranger de Albert Camus (ou encore La peste ou La chute), on retrouve cette même problématique : l’être humain ne devrait tomber ni purement dans les sens, ni totalement dans sa vie imaginative, et le personnage principal de L’étranger semble précisément tomber dans les deux, au lieu d’être un esprit qui « choisit », d’avoir un « esprit ».

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Bergson : mémoires vive et morte

Henri Bergson considère en pratique le corps humain à peu près comme on conçoit un ordinateur personnel aujourd’hui. Dans ce dernier cas, il y a trois éléments : la mémoire vive qui consiste grosso modo en la capacité de calcul de mémorisation de l’ordinateur lors de ses activités, cette mémoire s’effaçant quand on l’éteint.

Il y a ensuite la mémoire morte, contenant les données de démarrage de l’ordinateur (aujourd’hui on peut réécrire ces données donc la mémoire n’est plus vraiment « morte »). Et enfin, il y a le disque dur qui stocke les données.

Il y a bien entendu tout le reste, avec notamment la carte-mère, le processeur, etc : c’est ce qui est en quelque sorte pour Henri Bergson l’esprit.

L’esprit « tourne » tel un ordinateur ; il reçoit des informations de l’extérieur, par la mémoire vive (qui sont les sens) et lui-même a une mémoire morte qui tourne en arrière-plan. Comme on le sait, les ordinateurs ne « pensent » pas d’eux-mêmes : cette mémoire morte n’est pas active d’elle-même.

Les scientifiques bourgeois tentent de résoudre ce problème, qui n’a aucun sens car le principe même de mémoire morte est incohérent, anti-matérialiste.

Mais donc Henri Bergson considère que l’humain dispose d’une « mémoire morte » active. L’être humain, ou plutôt son esprit (en quoi il consiste vraiment) a donc deux « entrées ». Voici ce que dit Henri Bergson :

« En d’autres termes enfin, les centres où naissent les sensations élémentaires peuvent être actionnés, en quelque sorte, de deux côtés différents, par devant et par derrière.

Par devant ils reçoivent les impressions des organes des sens et par conséquent d’un objet réel; par derrière ils subissent, d’intermédiaire en intermédiaire, l’influence d’un objet virtuel.

Les centres d’images, s’ils existent, ne peuvent être que les organes symétriques des organes des sens par rapport à ces centres sensoriels. Ils ne sont pas plus dépositaires des souvenirs purs, c’est-à-dire des objets virtuels, que les organes des sens ne sont dépositaires des objets réels. »

Il faut ici faire attention, car entre les mémoires morte et vive, Henri Bergson place à la fois le disque dur et l’ensemble carte-mère processeur etc. Son « coup de génie » consiste en une séparation idéaliste des deux.

Afin de bien s’opposer au matérialisme, il précise bien qu’il y a un tri dans les informations. Voici ce qu’il dit :

« Ce que vous avez donc à expliquer, ce n’est pas comment la perception naît, mais comment elle se limite, puisqu’elle serait, en droit, l’image du tout, et qu’elle se réduit, en fait, à ce qui vous intéresse (…).

Il ne faut donc pas s’étonner si tout se passe comme si votre perception résultait des mouvements intérieurs du cerveau et sortait, en quelque sorte, des centres corticaux. Elle n’en saurait venir, car le cerveau est une image comme les autres, enveloppée dans la masse des autres images, et il serait absurde que le contenant sortît du contenu. »

On a là un résultat idéaliste : l’ensemble carte-mère processeur etc. fait appel au disque dur, mais parfois il a des soucis et les informations du disque dur ne sont pas utilisables. Il n’y a donc aucun résultat de l’apport d’informations du disque dur, et donc on pense qu’il n’y a pas d’informations. En réalité, le problème tient à « l’esprit ».

Voici comment Henri Bergson formule cela :

« Dans les cas où la reconnaissance est attentive, c’est-à-dire où les souvenirs-images rejoignent régulièrement la perception présente, est-ce la perception qui détermine mécaniquement l’apparition des souvenirs, ou sont-ce les souvenirs qui se portent spontanément au-devant de la perception ?

De la réponse qu’on fera à cette question dépend la nature des rapports qu’on établira entre le cerveau et la mémoire. Dans toute perception, en effet, il y a un ébranlement transmis par les nerfs aux centres perceptifs. Si la propagation de ce mouvement à d’autres centres corticaux avait pour réel effet d’y faire surgir des images, on pourrait soutenir, à la rigueur, que la mémoire n’est qu’une fonction du cerveau.

Mais si nous établissions qu’ici, comme ailleurs, le mouvement ne peut produire que du mouvement, que le rôle de l’ébranlement perceptif est simplement d’imprimer au corps une certaine attitude où les souvenirs viennent s’insérer, alors, tout l’effet des ébranlements matériels étant épuisé dans ce travail d’adaptation motrice, il faudrait chercher le souvenir ailleurs.

Dans la première hypothèse, les troubles de la mémoire occasionnés par une lésion cérébrale viendraient de ce que les souvenirs occupaient la région lésée et ont été détruits avec elle. Dans la seconde, au contraire, ces lésions intéresseraient notre action naissante ou possible, mais notre action seulement.

Tantôt elles empêcheraient le corps de prendre, en face d’un objet, l’attitude appropriée au rappel de l’image : tantôt elles couperaient à ce souvenir ses attaches avec la réalité présente, c’est-à-dire que, supprimant la dernière phase de la réalisation du souvenir, supprimant la phase de l’action, elles empêcheraient par là aussi le souvenir de s’actualiser.

Mais, pas plus dans un cas que dans l’autre, une lésion cérébrale ne détruirait véritablement des souvenirs. Cette seconde hypothèse sera la nôtre. »

C’est une conception idéaliste du cerveau. Afin de maintenir la fiction de l’être humain qui « pense », afin de combattre tant Aristote, Avicenne, Averroès que Denis Diderot et Baruch Spinoza, sans parler de Karl Marx et Friedrich Engels, Henri Bergson a été obligé de construire tout un système où la pensée n’est jamais le reflet de la réalité, mais une utilisation personnelle d’informations d’un « disque dur » issue d’une mémoire vive et façonnée selon une « mémoire morte ».

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Bergson et le «bureau téléphonique central»

Tout cela n’aurait rien d’original, si Henri Bergson n’était pas en mesure de dresser le constat, soi-disant, comme quoi l’intuition est précisément ce qui caractérise la nature humaine. Car c’est bien là la conclusion logique de son double refus de « l’idéalisme » et du « réalisme ».

Henri Bergson compare, en effet, le cerveau à un bureau téléphonique central, qui à l’époque consistait en une personne déplaçant des câbles pour les placer de telle manière que deux personnes puissent se parler au téléphone.

Un standard téléphonique en 1967

Il rejette l’idéalisme, en disant que le cerveau ne peut pas « créer » de représentations, d’images. Mais en même temps, il rejette que la conscience ne soit que le reflet de la réalité, de ces « images ».

Alors, précisément comme dans l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, il y le primat de « l’action ». L’être humain est placé dans des situations où il doit « réagir ». Chez Jean-Paul Sartre, cela passe par la volonté, la morale, etc., chez Henri Bergson qui en est une version « droitière », cela passe par l’intuition.

L’être humain « enregistre » des images, qui le font réagir. Voici comment il formule cela :

« C’est dire que le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations.

Il a pour fonction de recevoir des excitations, de monter des appareils moteurs, et de présenter le plus grand nombre possible de ces appareils à une excitation donnée.

Plus il se développe, plus nombreux et plus éloignés deviennent les points de l’espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs toujours plus complexes : ainsi grandit la latitude qu’il laisse à notre action, et en cela consiste justement sa perfection croissante.

Mais si le système nerveux est construit, d’un bout à l’autre de la série animale, en vue d’une action de moins en moins nécessaire, ne faut-il pas penser que la perception, dont le progrès se règle sur le sien, est tout entière orientée, elle aussi, vers l’action, non vers la connaissance pure ?

Et dès lors la richesse croissante de cette perception elle-même ne doit-elle pas symboliser simplement la part croissante d’indétermination laissée au choix de l’être vivant dans sa conduite vis-à-vis des choses ? »

Cela signifie que la connaissance ne peut être que relative. Nous ne pouvons connaître que ce qui correspond à notre activité possible. L’humanité consiste ici en une sorte de caisse de résonance, incapable de science générale, ne pouvant connaître que les actions correspondant à des « ébranlements » provoqués par la perception.

Un être humain est ici un automate qui ressent, et dont l’action répond à ce qui est ressenti. Henri Bergson résume ce point de la manière suivante :

« La réalité de la matière consiste dans la totalité de ses éléments et de leurs actions de tout genre. Notre représentation de la matière est la mesure de notre action possible sur les corps; elle résulte de l’élimination de ce qui n’intéresse pas nos besoins et plus généralement nos fonctions. »

De là vient l’esprit, de là vient la dimension « individuelle » selon Henri Bergson. Un esprit consiste en un « discernement » quant à une situation extrêmement précisé, propre à un ressenti particulier. C’est un éloge du subjectivisme, de la situation totalement unique à chaque individu en particulier.

Et dans ce processus, l’humanité est présentée comme une caisse de résonance en expansion : plus elle a de perception, plus elle a les moyens d’agir. On est dans un subjectivisme vitaliste : plus il y a de vie (ici, de « perception ») plus la conscience subjective peut s’élancer dans l’action.

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Bergson entre «idéalisme» et «réalisme»

Après avoir établi la base de sa position idéaliste sur la « durée » et la primauté de la conscience sur la matière, Henri Bergson tenta de systématiser son approche dans Matière et mémoire, dont le sous-titre est « essai sur la relation du corps à l’esprit », publié en 1896.

On est là dans le refus catégorique du « monisme », du caractère uniquement matériel du monde. Dans l’avant-propos à la septième édition, les premières lignes sont d’ailleurs on ne peut plus claire :

« Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. »

Son but reste le même : comme René Descartes, il veut trouver une « troisième voie » entre ce qu’il appelle « idéalisme » et « réalisme ». Pour ce faire, Bergson attaque cette fois directement la théorie du reflet.

Selon le matérialisme dialectique, la réalité se reflète dans la conscience, façonnant cette dernière. Henri Bergson attaque cela en disant que les images qui se reflètent dans le cerveau sont certes statiques dans la mesure où elles reflètent le réel, mais elles sont également en quelque sorte « travaillables » dans le cerveau, par ce qu’on pourrait appeler ici l’imagination. Voici ce qu’il dit :

« Comment expliquer que ces deux systèmes coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers, infiniment variables dans la perception ?

Le problème pendant entre le réalisme et l’idéalisme, peut-être même entre le matérialisme et le spiritualisme, se pose donc, selon nous, dans les termes suivants : D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? »

Tout trouve sa source dans le fait que pour Henri Bergson, le monde est statique, ne connaissant au mieux que des rapports cause-effet qui, justement, sont étrangers au matérialisme dialectique.

Il est alors facile pour lui d’opposer ce qui est en quelque sorte une photographie d’une réalité statique et une image qu’on pourrait dire « travaillables » dans le cerveau.

Il prétend ainsi :

« Le réaliste part en effet de l’univers, c’est-à-dire d’un ensemble d’images gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de n’avoir pas de centre, toutes les images se déroulant sur un même plan qui se prolonge indéfiniment.

Mais force lui est bien de constater qu’en outre de ce système il y a des perceptions, c’est-à-dire des systèmes où ces mêmes images sont rapportées à une seule d’entre elles, s’échelonnent autour de celle-ci sur des plans différents, et se transfigurent dans leur ensemble pour des modifications légères de cette image centrale.

C’est de cette perception que part l’idéaliste, et dans le système d’images qu’il se donne il y a une image privilégiée, son corps, sur laquelle se règlent les autres images. »

Or, et justement, pour le matérialisme dialectique, rien n’est statique, et il ne saurait donc y avoir la même image. D’où la thèse classique du matérialisme dialectique selon laquelle la conscience est toujours en retard dans sa saisie de la réalité.

Le reflet se produit alors que la réalité s’est déjà relativement transformée, et qui plus est la conscience doit synthétiser ce reflet, ce qui ajoute du temps.

Mais chez Henri Bergson, justement, le temps n’existe que dans la conscience, l’univers étant « statique » ou en tout cas mécanique.

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Bergson et le libre-arbitre comme intuition

Il va de soi que l’éloge du subjectivisme va forcément de pair avec celui du libre-arbitre. C’est un élément de base du rejet du matérialisme, et a fortiori du matérialisme dialectique. Henri Bergson considère qu’il va plus loin qu’Emmanuel Kant (et donc que René Descartes) dans sa défense de ce principe.

Il faut dire ici qu’Henri Bergson a fort à faire. D’un côté, il doit combattre le déterminisme sans jamais pour autant aborder le matérialisme dialectique (dont les principes sont bien entendu niés, comme son existence). Et de l’autre, il doit tout de même lier la conscience à la réalité pour ne pas basculer dans une abstraction mystique, métaphysique, qui n’aurait été d’aucune utilité pratique.

Henri Bergson pave ici la voie à l’existentialisme.

Comment s’y prend-il ? Il dit que la conscience décide dans le temps, et qu’elle amène une action dans l’espace.

Il explique alors que la plupart des gens ne le voient pas et s’imaginent décider dans l’espace, alors que seule leur action est dans l’espace. La décision a été prise de manière libre au plus profond de la conscience (sinon la décision vient de la surface et peut être un réflexe, une habitude, etc.).

On a là une véritable apologie de l’intuition. Car la décision n’est pas réfléchie, elle n’est pas rationnelle, c’est-à-dire pour nous selon le matérialisme dialectique : elle n’est pas synthétisée. La décision est prise, et la manière dont elle est prise – au fond d’un moi prétendument fondamental selon Henri Bergson – serait par définition libre, car relevant du temps et non de l’espace.

Henri Bergson expose sa conception de la manière suivante :

« Il faut chercher la liberté dans une certaine nuance ou qualité de l’action même, et non dans un rapport de cet acte avec ce qu’il n’est pas ou avec ce qu’il aurait pu être.

Toute l’obscurité vient de ce que les uns et les autres se représentent la délibération sous forme d’oscillation dans l’espace, alors qu’elle consiste en un progrès dynamique où le moi et les motifs eux-mêmes sont dans un continuel devenir, comme de véritables êtres vivants.

Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare ; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. De là un symbolisme de réfraction à travers l’espace.

De là un symbolisme de nature mécaniste, également impropre à prouver la thèse du libre arbitre, à la faire comprendre, et à la réfuter. »

Seulement, pour justifier l’intuition, Henri Bergson doit empêcher que la conscience soit statique. Il doit présenter une conscience en mouvement ininterrompu, à travers le temps, par la durée. La liberté de la conscience doit être complète, au point que la conscience peut changer, se transformer.

C’est elle qui décide, qui prend les choses comme elle l’entend. Le mouvement du Nouveau roman en littérature dans la France des années 1960 va précisément suivre ce fil conducteur.

Voici comment Henri Bergson présente le jeu que fait la conscience avec les sensations:

« Nos sensations simples, considérées à l’état naturel, offriraient moins de consistance encore.

Telle saveur, tel parfum m’ont plu quand j’étais enfant, et me répugnent aujourd’hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu’il me devient impossible de la méconnaître, j’extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût.

Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès.

Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit.

Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement.

Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée.

Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle.

Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité. »

On comprend alors ce qu’a fait Henri Bergson. Il a inversé les faits. Au lieu d’avoir une conscience reflet, il présente une conscience ayant une vie interne toute puissante et façonnant la réalité.

Au lieu d’une réalité se transformant de manière interne éternellement à travers le temps, par la durée (des transformations) on a une réalité consistant en une accumulation de faits mécaniques.

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Bergson et le «moi fondamental»

Henri Bergson s’évertue à justifier ce que René Descartes a justifié. Il parle ainsi d’un « moi fondamental », qui serait au plus profond de la conscience, formant la dimension réellement personnelle et créative alors qu’en surface on ne trouve que ce qui est réflexe, réflexions qu’il dit « solidifiées » et par conséquent codées dans le langage.

Les mots sont considérés comme une forme insuffisante ne permettant pas de révéler la complexité de la conscience, on est plus que des mots: on touche ici la dimension anti-rationnelle typique du post-modernisme.

Le moi, comme dans le post-modernisme, se renouvelle de manière ininterrompue: les objets sont statiques dans l’espace, même s’ils changent parfois (et jamais de manière interne, jamais qualitativement) alors que dans le temps, à travers la durée, la conscience se modifie. Henri Bergson nous dit ainsi :

« Les éléments psychologiques, même les plus simples, ont leur personnalité et leur vie propre, pour peu qu’ils soient profonds ; ils deviennent sans cesse, et le même sentiment, par cela seul qu’il se répète, est un sentiment nouveau. »

En surface, des gens peuvent avoir les mêmes réflexes, mais au fond, chacun est radicalement différent ; on est ici dans la réfutation de la psychologie du reflet, dans le rejet de la tradition d’Aristote, Avicenne, Averroès, ainsi bien entendu que celle du matérialisme dialectique.

Henri Bergson fait ici office de Sigmund Freud pour la France : il invente une couche cachée dans la conscience, comme Sigmund Freud avec l’inconscient. Il prétend qu’il y a différentes couches, et que la dernière n’est pas atteinte par la réalité, qu’elle est indépendante, autonome, que rien ne saurait l’influencer.

Le langage, la raison, etc. ne peuvent pas définir cette réalité obscure, prenant des formes infinies, et surtout personnelles. Voici ce que dit Henri Bergson : 

« Le moi touche en effet au monde extérieur par sa surface ; et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensation,- tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient.

Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière.

Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. »

On a alors une sorte de prose à moitié folle sur la dimension profonde, pratiquement infinie de la conscience. On a ici un mélange de conception baroque de la vie (« la vie est un songe »), de psychologie et de psychanalyse, où les incohérences sont maquillées en créativité de la conscience, où le subjectivisme est présenté comme une expression personnelle, etc.

Voici comment Henri Bergson formule cela:

« Mais si, creusant au-dessous de la surface de contact entre le moi et les choses extérieures, nous pénétrons dans les profondeurs de l’intelligence organisée et vivante, nous assisterons à la superposition ou plutôt à la fusion intime de bien des idées qui, une fois dissociées, paraissent s’exclure sous forme de termes logiquement contradictoires.

Les rêves les plus bizarres, où deux images se recouvrent et nous présentent tout à la fois deux personnes différentes, qui n’en feraient pourtant qu’une, donneront une faible idée de l’interpénétration de nos concepts à l’état de veille. L’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions plus profondes de la vie intellectuelle. »

Le rêve n’est pas, comme chez Aristote ou le matérialisme, un reste d’images reflétées dans le cerveau, mais ici la preuve d’une vie cachée, d’une vie que Henri Bergson appelle intérieur. C’est la justification du subjectivisme.

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