L’Art moderne, La Jeune Belgique et le libéralisme

Il est courant, dans la vision bourgeoise de l’histoire de la Belgique de la fin du XIXe siècle, d’opposer des artistes engagés – qui se reconnaîtraient dans la revue L’Art moderne – à des artistes sans perspective sociale, qui eux auraient leur point de vue exprimé dans La Jeune Belgique.

Il y aurait, par ailleurs, trois camps : les catholiques-conservateurs, les libéraux et les socialistes ; L’Art moderne correspondrait à une tendance socialisante ; la peinture naturaliste serait un vecteur d’engagement social allant jusqu’au soutien au Parti Ouvrier Belge, voire au socialisme.

Ce point de vue est fondamentalement erroné, car il ne comprend pas que les restes féodaux s’effondraient, que la bourgeoisie possédait une face encore progressiste de par la lutte anti-féodale et déjà une face réactionnaire, que la bourgeoisie connaissait plusieurs fractions, que justement la fraction radicalisée de la bourgeoisie ne possédait un discours socialisant que pour mobiliser les masses dans son projet, sans pour autant avoir un programme socialiste ou quoi que ce soit de ce genre.

Si l’on s’intéresse ainsi à la multitude des revues se prétendant « avant-garde » alors, on voit que la neutralité politique est systématiquement choisie.

La revue La Wallonie qui servit de sas entre les symbolistes français et belges, et qui est donc d’orientation idéaliste, explique pourtant en même temps qu’elle ne prend pas partie :

« LA WALLONIE s’efforce de grouper autour d’elle les éléments vivants de la jeunesse littéraire de nos provinces wallonnes. Elle rejette rigoureusement la politique de ses colonnes et reste indépendante de toute école et de toute coterie. »

L’Art moderne, présenté comme l’organe de l’art censé être « social », ne dit pas autre chose dans son programme :

« Nous avouons ingénument que nous commençons aujourd’hui ce journal sans aucun parti pris d’école, sans préoccupation aucune de règle, de code ou de symbole.

Ou si l’on veut absolument que nous indiquions une tendance, nous dirons que l’Art pour nous est le contraire même de toute recette et de toute formule.

L’Art est l’action éternellement spontanée et libre de l’homme sur son milieu, pour le transformer, le transfigurer, le conformer à une idée toujours nouvelle.

Un artiste n’est tel véritablement que lorsque, dans ce monde qui l’entoure, par une illumination subite, il voit tout autre chose tout à coup que ce d’autres y ont vu. »

On croirait lire un programme du libéralisme économique célébrant le travail productif s’exprimant dans tous les domaines comme il le peut, par l’inventivité de l’entrepreneur.

Quant à La Jeune Belgique, censée être plus conservatrice, elle a exactement la même ligne, et s’assume même comme libérale :

« Notre couleur politique est aisé à définir : Nous sommes libéraux, notre devise est EXCELSIOR. Notre revue est une tribune libre, nous y admettons toutes les opinions, mais nous laissons à l’auteur de chaque article la responsabilité de ce qu’il écrit. »

Il est significatif aussi qu’on retrouve les gens de L’Art moderne à une initiative organisée en 1883 par La Jeune Belgique pour défendre Camille Lemonnier (1844-1913), qui avait été mis à l’écart d’un prix de littérature belge remis tous les cinq ans. 250 artistes, écrivains et peintres, défendirent cet écrivain, dont l’approche est d’ailleurs précisément commune à cette tendance générale, et une référence incontournable.

Dans L’Art moderne, en janvier 1885, on trouve un article intitulé « Trois œuvres récentes de Camille Lemonnier » commençant comme suit :

« Infatiguable ! Inépuisable ! Tel est le salut qu’impose ce Maître qui, par la description du décor national, et par la description de l’âme nationale, devient nôtre chaque jour davantage. »

Camille Lemonnier est tout à fait exemplaire de ce passage en littérature du naturalisme au symbolisme-décadentisme. Voici un exemple de son écriture avec un court extrait de son roman Un mâle, de 1881.

Camille Lemonnier dans l’atelier de l’artiste,
par Alfred Stevens

« Des odeurs de tabac entraient par bouffées, se mêlaient aux senteurs de l’encens, lorsque l’enfant de chœur agitait la cassolette ; et constamment la voix du prêtre était couverte par un brouhaha confus de voix, de pieds glissant sur les dalles, de chaises remuées, de chapelets égrenés par des mains calleuses.

Les sonnettes carillonnèrent ; un silence s’établit ; l’officiant imposa les mains, avec le geste de la bénédiction. Puis toutes les chaises grincèrent à la fois, le piétinement recommença pour ne plus cesser, et se bousculant, les coudes et les épaules emboîtés, d’un large flot qui à la porte s’éparpillait, la foule lentement s’écoula.

Les fils Hulotte demeurèrent les derniers sur le parvis plongeant les yeux dans cette masse humaine, en quête des Hayot. Des dos ronds sous des sarreaux lustrés disparaissaient par la porte des cabarets ou bien longeaient les maisons, se perdaient dans l’éloignement. Les Hayot ne se montraient pas.

Ils allèrent au cabaret. Les tables se remplirent autour d’eux ; des parties de piquet s’entamèrent ; les poings abattaient les cartes, bruyamment ; des voix clamaient ; on riait, on criait, on jurait, animés par les lampées, et sérieux tous deux, fumant gravement leurs cigares, ils demeuraient indifférents à ce tapage. »

Cela signifie qu’au-delà des nuances et des différences, il y a un dénominateur commun dans la scène artistique belge à la fin du XIXe siècle : le libéralisme, le caractère entièrement indépendant de l’artiste, le refus de la politique, la volonté d’occuper le terrain intellectuel et culturel du pays.

L’artiste porte un regard sur la réalité – en cela il converge avec le besoin bourgeois du réalisme –, mais il n’en fait nullement un principe – en cela il converge avec le subjectivisme de la bourgeoisie.

>Sommaire du dossier

La peinture naturaliste belge, un esprit de commisération

Le première chose à saisir avec le naturalisme belge, c’est la nature élémentaire des besoins historiques aboutissant à sa naissance.

L’état d’esprit qui en forme la substance, c’est qu’on se penche vers la vie sociale, avec un certain romantisme national, bien que cela en reste à une dimension élémentaire ; la perspective est, raconte l’histoire nationale en cours, l’industrialisation et la vie quotidienne des paysans, dans un contexte très dur socialement, marqué par des modifications économiques profondes.

Cela ne dépasse toutefois pas ce stade contemplatif, car l’objectif est de liquider la culture agricole, l’idéologie catholique, les traditions féodales, etc.

La différence nationale entre la Belgique et les Pays-Bas apparaît ici de manière tout à fait significative si l’on regarde la situation et la nature du naturalisme dans ces deux pays, de par la différence de mentalités, de situation historique, de la nature économique du territoire lui-même.

Les Pays-bas avaient déjà connu leur apogée, marquée par le réalisme en peinture. La bourgeoisie, vivant de plus en plus dans l’ombre de sa période progressiste désormais de plus en plus lointaine, se contentait d’une sorte de prolongement des scènes de genre, de facture plus ou moins réaliste, ainsi que de paysages avec une sorte de perspective concrète.

Voici, du peintre Johannes Bosboom, Une vue de Coblence de 1835 et Une vue du quai de Paris à Rouen, de 1839.

Johannes Bosboom, Une vue de Coblence
Johannes Bosboom, Une vue du quai de Paris à Rouen

Cela va donner l’école de La Haye, qui va jouer un rôle d’importance dans la constitution de l’impressionnisme. Anton Mauve en est une figure connue ; il fut le mentor de Vincent Van Gogh, qui justement de par son orientation esthétique subjectiviste se tourna vers la Belgique et la France.

Voici un tableau d’Anton Mauve, Chevauchée matinale sur la plage, de 1876.

Anton Mauve, Chevauchée matinale sur la plage

En Belgique, la situation est très différente, puisque émerge une peinture naturaliste qui a, par certains aspects (et par certains aspects seulement), un véritable fond réaliste. Il y a un vrai souci de la confrontation au réel, de la recherche du typique dans la vie quotidienne ; il y a des ponts – relatifs, mais évidents – avec les fameux Ambulants russes, au réalisme si puissant.

Voici par exemple un tableau de Théodore Verstraete, intitulé Enterrement en Campine, de 1888, qui marqua les esprits au Salon parisien de 1889.

Théodore Verstraete, Enterrement en Campine,

L’atmosphère est sombre, il y a une dignité, mais celle-ci est pesante. Il y a une certaine dimension misérabiliste, une forme de commisération, et en même temps il y a le véritable reflet de la nature pesante de cet événement de la vie quotidienne.

Il est vrai que l’effet de commisération est calculé, le peintre ayant d’ailleurs utilisé des dessins à la craie noire qu’il a appliqué sur le tableau par la suite pour bien cadrer la représentation. Ce n’est pas pour rien que le journaliste Lucien Solvay, qui sera le rédacteur en chef du quotidien Le soir, a pu publier un ouvrage sur ce peintre dans la série Le paysage et les paysagistes.

On est ici dans une représentation tendant au paysage, c’est-à-dire éminemment naturaliste, au sens d’anecdotique-représentatif ; néanmoins il y a une réelle densité témoignant que, historiquement, la bourgeoisie porte encore le réalisme au moins en partie.

Théodore Verstraete produisit par ailleurs de nombreuses œuvres dans cette même perspective naturaliste déjà imprégné d’impressionnisme, reflétant pratiquement plus la vision subjectiviste de l’auteur que la réalité au sens strict, tout en étant en même temps marqué par un réalisme sous-jacent relativement vigoureux.

Voici Les souches (vers 1895), une autre œuvre tout à fait représentative et indéniablement très forte de par sa dimension typique.

Théodore Verstraete, Les souches

Le tableau Le haleur montre une activité de l’époque : il fallait aider les bateaux à remonter le cours d’eau, ici près d’Anvers. Il fut montré au Salon de la Société nationale à Paris en 1891.

Rappelons que l’ambulant russe Ilia Répine peignit de son côté Les Hâleurs de la Volga, d’esprit très différent. En effet, chez Théodore Verstraete le haleur est seul, courbé, dépersonnalisé ; chez Ilia Répine, il y a plusieurs haleurs particulièrement expressifs. Chez Théodore Verstraete, on ne voit pas le bateau tiré, chez Ilia Répine, on le voit et il a un drapeau russe, symbole du régime profitant du peuple…

Théodore Verstraete

Voici également Printemps à Schoore, Zeeland (1889-1890), Mon voisin le jardinier, Naar de dodenwake (La veillée), Na de begrafenis (Après l’enterrement).

Théodore Verstraete, Printemps à Schoore, Zeeland 
Théodore Verstraete, Mon voisin le jardinier
Théodore Verstraete, Naar de dodenwake (La veillée)
Théodore Verstraete, Na de begrafenis (Après l’enterrement)

On notera que Théodore Verstraete fut très proche de Henri Van Cutsem, mécène bruxellois jouant alors un rôle matériel et culturel très important dans la scène artistique de l’époque. Il n’eut cependant que peu de succès, en raison du caractère assez dépressif de ses tableaux, lui-même sombrant dans la mélancolie et la folie. Juste avant de mourir, il eut cependant droit à une rétrospective au Cercle Royal Artistique d’Anvers, en 1906.

>Sommaire du dossier

La peinture naturaliste belge et la question nationale

La Belgique est une nation issue des Pays-bas ; elle a connu par la suite des tendances à la satellisation tant des Pays-Bas que de la France.

La différenciation actuelle entre francophones et néerlandophones n’a en effet rien de « naturel », car un capitalisme qui s’élance unifie le peuple, affirmant un cadre national, avec un territoire, certains traits psychologiques soulignés, une vie économique générale, et bien entendu une seule langue.

Or, à la fin du XIXe siècle, le capitalisme belge est bien plus qu’élancé : il est triomphant avec une révolution industrielle qui a commencé tôt et a été un véritable succès ; symbole de cette place aux premières loges, la première locomotive à vapeur construite après celle en Angleterre l’est en Belgique et s’intitule pas moins que « Le Belge ».

Or, cela signifie que certaines tâches unificatrices n’ont pas encore été faites, puisqu’en Wallonie on parle wallon ou picard, en Flandre flamand, tandis que la bourgeoisie parle quant à elle le français, et cela qu’elle soit à Bruxelles, Charleroi ou Anvers.

Était-il alors possible à la bourgeoisie triomphante de mener à bien les tâches qu’elle aurait dû accomplir patiemment et lentement au tout début du capitalisme, lorsqu’il s’élance ? La question est d’autant plus difficile à saisir lorsqu’on voit que les Pays-Bas et la France cherchent à satelliser la Belgique.

Et c’est d’autant plus difficile qu’à la fin du XIXe siècle, la Belgique est encore une monarchie, avec un droit de vote qui n’est pas universel, avec un parti catholique extrêmement puissant, au point qu’entre 1884 et 1914, il possède la majorité aux deux Chambres.

L’affirmation de la peinture naturaliste belge se produit exactement au cœur de cette question et, en partie, permet d’y répondre, car ses tendances et ses convergences correspondent à la capacité ou non de la bourgeoisie de poser définitivement un cadre national belge.

En effet, d’un côté la bourgeoisie avait besoin du rationalisme, d’une forme de réalisme, d’une affirmation populaire forte comme mobilisation historique de type national-bourgeois. De l’autre, la bourgeoisie avait déjà triomphé et donc avait déjà besoin d’une forme de subjectivisme.

Cela va se donner ce fait particulièrement marquant en Belgique que les peintres naturalistes vont se transformer en leur contraire, en symbolistes-décadentistes. Ils seront également strictement parallèles et mêlés aux impressionnistes et néo-impressionnistes, dont ils ne seront d’ailleurs finalement substantiellement qu’une variante.

Le gouvernement provisoire de la Belgique en 1830,
par Charles Picqué, 1831.

C’est là un aspect historique essentiel de l’histoire de la Belgique, et qui montre par ailleurs bien que le naturalisme ne soit nullement un prolongement du réalisme, mais a bien tout à voir avec l’impressionnisme, avec le refus de l’esprit de synthèse, avec inversement l’affirmation de l’individualisme bourgeois.

Toutefois, la rapidité et la surprise apparente de la transformation des naturalistes en symbolistes-décadentistes – normalement naturalistes et symbolistes-décadentistes coexistent − nécessite une explication matérialiste historique.

De plus, l’exemple belge montre très bien comment les bourgeois les plus ultras peuvent prétendre se tourner vers le peuple, pour en réalité mieux l’utiliser selon leurs propres intérêts, dans un contexte où la bourgeoisie n’a pas fini sa tâche : les hommes ne peuvent tous voter qu’à partir de 1893 et encore certains peuvent le faire deux fois en raison de leurs moyens financiers.

Que des bourgeois puissent se revendiquer de la radicalité et affirmer former une avant-garde, se présenter comme les vrais représentants à la fois du peuple et de l’avenir, a ici quelque chose d’exemplaire.

>Sommaire du dossier

Catéchisme populaire républicain

Anonyme de 1871, en fait de Leconte de Lisle.

PRÉFACE

Ce petit livre est un simple exposé des vrais principes.

Il est court, afin d’être clair et précis.

Il est rédigé par demandes et par réponses, afin de se graver plus aisément dans la mémoire de tous, car il convient à l’homme autant qu’à l’enfant.

Il suggérera, par la brièveté et par la justesse des définitions, tous les éclaircissements que le lecteur intelligent se donnera à lui-même, et que l’instituteur offrira à l’enfant par l’explication et par l’exemple.

S’il est insuffisant, il ne fera aucun mal ; s’il est bon, il produira un grand bien

CATÉCHISME
POPULAIRE
RÉPUBLICAIN


L’Homme — L’Individu
Le Corps social — L’État
La République

DE L’HOMME.

Qu’est-ce que l’homme ?

L’homme est un être moral, intelligent et perfectible.

Qu’est-ce qu’un être moral ?

C’est celui qui aime et qui pratique la justice.

Comment l’homme distingue-t-il ce qui est juste de ce qui ne l’est pas ?

Par le témoignage infaillible de la conscience, c’est-à-dire en s’affirmant soi-même, car la nature propre de l’homme est de tendre au bien et de fuir le mal.

Qu’est-ce que le bien ?

Le bien est ce qui est conforme à la nature de l’homme, et le mal ce qui lui est contraire. Aucune autre définition ne peut être donnée ni du bien, ni du mal.

Faut-il chercher au-dessus et en dehors de l’homme le principe de la justice ?

Non, car l’homme cesserait d’être un être moral et tomberait au niveau de la brute, si le principe de la justice existait en dehors de lui.

La loi morale n’a-t-elle donc pas été révélée et enseignée à l’homme par les religions ?

Non, car les religions, uniquement fondées sur les dogmes, conceptions abstraites de l’esprit, n’ont rien de commun avec la loi morale, qui est inhérente à la nature propre de l’homme, et qui, conséquemment, n’a jamais pu lui être antérieure ni étrangère.

Qu’est-ce que la justice ?

La justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû.

Qu’est-il dû à chacun ?

L’intégrité de son corps, l’usage complet de ses sens, la santé, la force et le libre exercice de toutes ses facultés.

Qu’est-ce qu’un être intelligent ?

C’est celui qui désire et qui recherche la science et la vérité, qui réfléchit, raisonne et comprend, qui s’étudie afin de se connaître et d’affirmer la destinée humaine qui est le bonheur par la pratique de la justice, et qui, par suite, méprise et repousse l’ignorance, cause d’erreur, de violence et d’oppression.

Qu’est-ce qu’un être perfectible ?

C’est celui qui emploie toutes ses facultés physiques, intellectuelles et morales à étendre, à développer, à perfectionner sa personnalité dans toutes les directions possibles.

Qu’est-ce que le progrès ?

C’est la loi naturelle, constante, nécessaire, par laquelle l’homme agit, s’élève, déploie ses forces et agrandit son existence, sans relâche et sans terme.

Qu’est-ce que l’homme, être moral, intelligent et perfectible, tel que nous l’avons défini ?

C’est l’humanité entière, commencement et fin de toute justice et de toute intelligence.EXPLICATION.

Quand nous affirmons que toute la morale consiste dans l’amour et dans la pratique de la justice, et que le principe de la justice ne peut exister en dehors de l’homme, nous prouvons en même temps que nous affirmons, puisqu’il est impossible, au point de vue de la raison humaine, de nier l’évidence de la vérité que nous exprimons.

Nous disons : au point de vue de la raison humaine, car on ose encore enseigner que l’humanité ne possède par elle-même aucun moyen de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, et qu’il existe une raison supérieure et toute-puissante qui fait consister l’unique vertu de l’homme dans une aveugle obéissance aux ordres divins, qu’ils soient conformes ou non à la nature humaine. Par suite, ce qui nous semble bon est mauvais, si Dieu le veut, et ce qui nous semble mauvais est excellent, s’il l’entend ainsi. Toute liberté et toute conscience nous étant enlevées, l’homme reste entre les mains d’un maître absolu et incompréhensible, comme l’argile entre les mains du potier, selon la déclaration de saint Paul.

Or la raison humaine nous dit qu’il n’y a en tout ceci ni argile, ni potier, ni maître incompréhensible, ni esclave stupide ; que l’homme est libre, qu’il possède une lumière infaillible par laquelle il connaît la justice, que toute la vérité morale lui est révélée et qu’il n’y a en dehors des lois de la conscience que folie, mensonge et abêtissement.

On ne saurait trop insister sur l’infaillibilité de la raison humaine quand il s’agit de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, car nul ne pourra se dire et ne sera sincèrement républicain s’il n’est pas convaincu que le principe de la justice est inhérent à sa conscience, et s’il peut croire un seul instant qu’une raison étrangère et supérieure à la raison humaine puisse modifier arbitrairement les lois immuables de la morale.

DE L’INDIVIDU.

Qu’est-ce que l’individu ?

L’individu est l’homme lui-même, considéré isolément, ou dans ses rapports avec ses semblables.

Quel est le but de l’individu ?

Le but de l’individu est de vivre et de se conserver.

Par quels moyens ?

Par la satisfaction de ses besoins et par le développement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales.

L’individu possède-t-il des droits ?

Il possède des droits qui garantissent sa vie et sa conservation.

L’individu a-t-il des devoirs à remplir ?

Il a des devoirs à remplir envers ses semblables, car tout droit entraîne un devoir.

Qu’est-ce que le devoir ?

Le respect de ses propres droits et de ceux d’autrui.

Le devoir n’a-t-il pas un sens plus actif ?

Non, le devoir politique de l’individu ne peut être autrement défini, car, chacun respectant ses propres droits et les droits de chacun, tout est garanti et parfait.

Mais si les droits de l’individu ou du corps social sont lésés, qui donc a le devoir de les garantir et de les faire respecter ?

La loi seule.

Qu’est-ce que la loi ?

La loi est la règle suprême et la sauvegarde des droits de tous et de chacun.

Que faut-il pour que la loi soit véritablement la règle suprême et la sauvegarde des droits de tous et de chacun ?

Il faut qu’elle soit consentie par tous et conforme à la nature de l’homme, être moral, intelligent et perfectible ; sans quoi elle n’est plus loi, mais violence et oppression.

Quels sont les droits de l’individu ?

L’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté.

Ces droits sont-ils inviolables ?

Ils sont nécessairement inviolables, car ils garantissent la vie et la conservation de l’individu.

Qu’est-ce que l’instruction ?

Nous avons défini l’être intelligent, celui qui désire et qui recherche la science et la vérité. Or l’instruction est l’unique moyen d’acquérir l’une et l’autre. C’est le premier des droits de l’individu enfant, car il contient en germe tous les autres.

L’instruction doit-elle être donnée gratuitement ?

L’instruction doit être gratuite, comme la liberté et l’égalité elles-mêmes, qui ne peuvent être ni achetées, ni vendues, ni refusées.

L’instruction est-elle obligatoire ?

Oui, car nul ne doit refuser pour soi ou pour les siens l’unique moyen d’acquérir la science et la vérité, sous peine d’être une brute et non un homme.

Qu’est-ce que la liberté ?

La liberté est le droit d’exprimer sa pensée et d’agir sans entraves.

Ce droit est-il illimité ?

Il n’a d’autre limite que le droit d’autrui.

L’individu peut-il aliéner sa liberté ?

Non, car aliéner sa liberté c’est non-seulement renoncer à la dignité d’homme, être moral, intelligent et perfectible, mais encore c’est attenter à la liberté de tous, qui, elle aussi, pourrait être aliénée.

Tous les individus, formant le corps social, peuvent-ils aliéner collectivement leur liberté ?

Non, car ce serait attenter à la liberté de chacun.

Mais n’est-ce point un acte de liberté que de renoncer volontairement à la liberté ?

Non, car il n’y a point de droit contre le droit.

Qu’est-ce que l’égalité ?

L’égalité est le droit qu’ont tous les individus indistinctement de vivre, de se conserver et d’améliorer leur condition, sans préférence ni privilège.

Qu’est-ce que la propriété ?

La propriété est le droit de jouir et de disposer librement des choses légitimement acquises.

Qu’est-ce que l’acquisition légitime ?

Celle qui est due au travail ou à l’héritage.

L’individu peut-il être privé de la totalité ou d’une portion de ce qu’il possède ?

Oui, au nom et dans l’intérêt du corps social ; mais alors ce préjudice doit être équitablement compensé par une indemnité préalable.

Qu’est-ce que la sûreté ?

La sûreté est le droit pour l’individu d’être assuré contre toute atteinte à la libre satisfaction de ses besoins et au libre développement de ses facultés.

Quels sont les devoirs de l’individu ?

Les devoirs de l’individu sont les conséquences nécessaires de ses droits. Ils garantissent la vie, la conservation et le légitime perfectionnement des autres individus, d’où résultent la conservation et l’harmonie du corps social tout entier.

Où s’arrêtent les devoirs de l’individu ?

Les devoirs de l’individu sont proportionnels à ses droits. Nul devoir n’est plus grand qu’un droit, car alors l’individu serait opprimé. Or l’oppression d’un seul opprime le corps social tout entier.

L’individu est-il responsable

L’individu est responsable envers lui-même et envers ses semblables.

Qu’est-ce que la responsabilité ?

La responsabilité est la garantie du respect réciproque des droits.

L’individu peut-il être soumis à une peine ?

Oui, car il est responsable, et la responsabilité implique une sanction.

Qu’est-ce qu’une sanction ?

C’est l’acte par lequel la loi affirme la responsabilité de l’individu en le frappant d’une peine.

Quelle est la mesure de cette peine ?

Elle ne peut être que la proportion au délit.EXPLICATION.

Il y a une différence sensible, nous l’avouons, entre ces deux demandes et ces deux réponses : — 1° Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? — Pour le connaître, l’aimer et le servir ; — et 2o Quel est le but de l’individu ? — Le but de l’individu est de vivre et de se conserver, par la libre satisfaction de ses besoins et par l’entier développement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales.

Ceux qui prétendent que Dieu a créé l’homme afin d’être connu, aimé et servi par lui, n’exigent pas autre chose de l’homme que de renoncer à sa raison, à son intelligence, à sa liberté morale, de se nier soi-même et de s’anéantir en face d’une puissance absolue dont il ne lui est accordé de comprendre ni la nature ni la justice.

Certaines personnes prétendent aussi, il est vrai, faire concorder la volonté divine et le libre arbitre de l’homme ; mais les deux termes étant, de toute évidence, et en eux-mêmes, radicalement inconciliables, la prétention dont il s’agit n’a jamais été qu’une assertion mensongère qui a coûté la vie à des millions d’hommes, torturés, massacrés et brûlés vifs pour la plus grande gloire de cette puissance incompréhensible.

La raison humaine, au contraire, affirme que la fin de l’homme est de se connaître soi-même, d’aimer la justice et de la pratiquer envers ses semblables ; et la conscience universelle proclame que cela est la vérité irréfutable.

DU CORPS SOCIAL.

Qu’est-ce que le corps social ?

Le corps social est une association formée par tous les individus dans un intérêt commun de vie et de conservation, et pour la garantie réciproque des droits.

Comment le corps social se forme-t-il ?

Le corps social se forme, selon la nature propre de l’homme, et successivement, par le couple, par la famille, par la race, par la nationalité.

Qu’est-ce que le couple ?

C’est l’union de l’homme et de la femme, ou le mariage, quelles que soient d’ailleurs les formalités particulières, mais librement consenties, qui la constituent.

Qu’est-ce que la famille ?

C’est le groupe naturel formé par le père, la mère, les enfants, frères et sœurs, et les plus proches parents.

Qu’est-ce que la race ?

C’est un groupe plus ou moins nombreux de familles unies par une origine commune et parlant une même langue.

Qu’est-ce que la nationalité ?

C’est un groupe politique qui se constitue quelquefois d’une seule race, et parfois aussi de plusieurs unies et librement associées dans leur intérêt commun.

Quel est le but du corps social constitué en nation ?

Le but du corps social constitué en nation est de vivre et de se conserver dans sa collectivité, en garantissant les droits de chacun des individus qui la composent.

Par quel moyen le corps social atteint-il ce but ?

Par une organisation politique conforme à la nature propre de l’homme, être moral, intelligent et perfectible, respectant et garantissant, à l’égard de l’individu, les droits naturels qui sont l’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté, et sauvegardant l’intégrité de l’association générale.

Comment le corps social doit-il procéder à cette organisation politique ?

Par la constitution de la commune, qui est la base la plus simple, la plus rationnelle et conséquemment la meilleure de l’association générale.

Qu’est-ce que la commune ?

La commune est la réunion des individus habitant une même localité et nommant par l’élection un conseil communal.

Qu’est-ce qu’un conseil communal ?

Le conseil communal est la réunion d’un certain nombre d’individus nommés par le libre suffrage de leurs concitoyens pour sauvegarder les intérêts de la commune et maintenir les droits inviolables de chacun de ses membres, c’est-à-dire l’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté, en donnant l’enseignement primaire, en assurant la libre circulation, en établissant l’assistance et en prenant toutes les mesures nécessaires de salubrité publique.

Comment le corps social, sur la base de la commune, doit-il compléter l’organisation politique générale ?

Soit par la constitution du département, groupe de communes, de la province, groupe de départements, et enfin de l’État, soit autrement, car toute organisation politique sera la plus rationnelle et la meilleure qui sauvegardera et maintiendra les droits naturels de l’individu en assurant l’harmonie et la conservation du corps social.

DE L’ÉTAT.

Qu’est-ce que l’État ?

L’État, dans toute organisation politique la plus simple, la plus rationnelle et la meilleure, ne peut plus posséder ni autorité, ni initiative qui lui soient propres, et ne doit plus être qu’une pure administration des affaires générales de la nation.

Par qui l’État est-il représenté ?

Par un certain nombre d’agents sans privilèges particuliers, n’ayant d’autres titres à la confiance de tous que leur aptitude individuelle aux fonctions qu’ils ont à remplir, et pouvant toujours être révoqués.

Quels doivent être les rapports des agents d’État avec la nation ?

Les agents d’État sont les employés de la nation. Ils s’occupent, sous son contrôle incessant, de percevoir l’impôt librement consenti et d’en répartir les revenus afin de subvenir aux dépenses générales.

À qui appartient le gouvernement de la nation ?

À la nation elle-même, par l’action combinée de la commune, du département, de la province et de la représentation nationale.

Qu’est-ce que la représentation nationale ?

La représentation nationale est une réunion de citoyens nommés par le suffrage universel et direct, recevant un mandat impératif, chargés d’exprimer et de faire respecter la volonté générale et de maintenir l’intégrité et l’indivisibilité politiques de la République.EXPLICATION.

Il est bien entendu que nous n’affirmons ici, en thèse générale, touchant le Corps social et l’État, qu’un idéal conforme aux principes fondamentaux que nous avons établis, et que toute nation doit respecter dans leur intégrité, quand elle procède à son organisation politique.

En effet, quelles que soient les difficultés incontestables d’une telle tâche et les complications nécessaires qu’elle suppose, il ne faut pas que rien puisse nous faire oublier que les droits de l’individu doivent toujours, et imperturbablement, subsister entiers et inviolables, puisqu’ils sont l’unique raison d’être des droits collectifs.

S’il en était autrement, nous ne tarderions pas à retomber, par une pente irrésistible, sous le joug d’un despotisme quelconque, politique, administratif et social. En France, le danger en est peut-être plus grand que partout ailleurs. Nos seules garanties contre les erreurs et les catastrophes que peut nous réserver l’avenir résident donc uniquement dans notre respect inébranlable des principes et dans notre volonté inflexible de n’édifier que sur eux.

DE LA RÉPUBLIQUE.

Qu’est-ce que la République ?

La République est l’ensemble de tout ce qui précède, théorie et pratique ; c’est la liberté individuelle et la liberté collective proclamées et garanties ; c’est la nation elle-même vivante et active, morale, intelligente et perfectible, se connaissant et se possédant, affirmant sa destinée et la réalisant par l’entier développement de ses forces, par le complet exercice de ses facultés et de ses droits, par l’accomplissement total de ses devoirs envers sa propre dignité qui consiste à ne jamais cesser de s’appartenir ; c’est enfin la vérité et la justice dans l’individu et dans l’humanité.

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : l’art pour les artistes

Il est donc tout à fait erroné de résumer le Parnasse à de l’art pour l’art, qui est l’idéologie des deux précurseurs qui soutiendront par ailleurs le mouvement, Théophile Gautier et Théodore de Banville.

Même si l’on regarde les poèmes de José-Maria de Heredia, né près de Santiago de Cuba, on peut voir que ses poèmes qui sont gratuits, sans signification, jouent sur des images exotiques. Les Trophées ont des sections aux titres évocateurs de cela : La Grèce et la Sicile, Rome et les Barbares, La nature et le rêve, Les conquérants de l’or, etc.

José-Maria de Heredia, photographié par Paul Nadar, le 25 février 1896.

Voici un exemple tout à fait représentatif.

Le Samouraï

D’un doigt distrait frôlant la sonore bîva,
À travers les bambous tressés en fine latte,
Elle a vu, par la plage éblouissante et plate,
S’avancer le vainqueur que son amour rêva.

C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.
La cordelière rouge et le gland écarlate
Coupent l’armure sombre, et, sur l’épaule, éclate
Le blason de Hizen ou de Tokungawa.

Ce beau guerrier vêtu de lames et de plaques,
Sous le bronze, la soie et les brillantes laques,
Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.

Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque,
Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
Les deux antennes d’or qui tremblent à son casque.

Ce qui a pu donner cette illusion de l’art pour l’art, c’est que le Parnasse c’est aussi l’art pour les artistes. Si Sully Prudhomme vise les masses, José-Maria de Heredia vise quant à lui les lettrés ; il y a un contraste gigantesque entre les deux approches. C’est l’avènement de la sphère artistique autonome, auto-suffisante, autocentrée.

C’est un moment historique fondamental, qui va permettre l’éclosion par la suite de toutes les écoles, tendances, pseudos avant-gardes, etc. Rien que pour cela le Parnasse est à connaître comme étape historique.

Les artistes vivent à l’écart, s’auto-intoxiquent les uns les autres, sont leur propre critère. Ils sont devenus bourgeois eux-mêmes et les poètes maudits qui suivront ne sont que des carriéristes désireux d’obtenir la même reconnaissance, Arthur Rimbaud en tête : c’est le Parnasse contemporain qui l’amène à la poésie et il écrivit des poèmes qu’il envoya à Théodore de Banville, afin qu’il les remette à Alphonse Lemerre.

Voici comment Catulle Mendès fait l’éloge, avec un talent puissamment ciselé, mais une vision coupée des masses, du poète Léon Dierx :

« Au premier rang, – puisque j’ai déjà nommé François Coppée [qui ne sera que temporairement et brièvement, voire partiellement, du Parnasse en fin de compte] et Sully Prudhomme, – doit être placé Léon Dierx.

Je le dis, avec la conviction d’émettre une vérité qui paraître évidente à l’avenir, Lion Dierx, dont l’œuvre, considérable reste presque ignorée de la foule, dont le talent n’est estimé à sa juste valeur que par les artistes et les lettrés, est véritablement un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du XIXe siècle.

Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et de l’amour.

Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu’il ne voit pas ; ou, s’il les aperçoit, ce n’est que de très haut, très vagues et très confuses, et dépouillées par l’éloignement de leurs tristes laideurs.

Au contraire, tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier, le mélancolie hautaine des vaincus, la candeur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées d’azur où tremble une voile au loin, l’impressionne incessamment, le remplit, devient comme l’atmosphère où respire heureusement sa vie intérieure.

S’il était permis au regard humain de pénétrer dans le mystère des pensées, ce que l’on verrait dans la sienne ce serait le plus souvent, parmi la langueur éparse du soir, des Songes babillés de blanc qui passent deux à deux en parlant tout bas de regret ou d’espoir, tandis qu’une cloche au loin tinte douloureusement dans les brumes d’une vallée.

Ecoutez ce paysage automnal :

SOIR D’OCTOBRE

Un long frisson descend des coteaux aux vallées.
Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,
Le frisson de la nuit passe vers les allées.
— Oh ! l’angelus du soir dans les soleils couchants !
Sous une haleine froide au loin meurent les chants,
Les rires et les chants dans les brumes épaisses.
Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;
Un souffle lent répand ses dernières caresses,
Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;
Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,
Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.
Sur la route déserte un brouillard qui la noie,
Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;
Vers l’occident blafard traîne une rose trace,
Et les bleus horizons roulent comme des flots,
Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse,
Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.

Plein du pressentiment des saisons pluviales,
Le premier vent d’octobre épanche ses adieux,
Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles,
Nostalgiques enfants des soleils radieux.
Les jours frileux et courts arrivent. — C’est l’automne !
— Comme elle vibre en nous la cloche qui bourdonne !
L’automne avec la pluie et les neiges, demain
Versera les regrets et l’ennui monotone ;
Le monotone ennui de vivre est en chemin !
Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;
Plus d’hymnes à l’aurore, et de voix dans le soir
Peuplant l’air embaumé de chansons amoureuses !
Voici l’automne ! — Adieu, le splendide encensoir
Des prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule.
Dans l’or du crépuscule, adieu, les yeux baissés.
Les couples chuchottants dont le cœur bat et brûle,
Qui vont, la joue en feu, les bras entrelacés,
Les bras entrelacés quand le soleil décline.
— La cloche lentement tinte sur la colline.
Adieu, la ronde ardente, et les rires d’enfants,
Et les vierges, le long du sentier qui chemine,
Rêvant d’amour tout bas sous les cieux étouffants !
— Ame de l’homme, écoute en frissonnant comme elle,
L’âme immense du monde autour de toi frémir !
Ensemble frémissez d’une douleur jumelle.
Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;
Savoure leur tristesse, et leurs senteurs dernières,
Les dernières senteurs de l’été disparu,
— Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! —
L’été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.
Sous le dôme éclairci des chênes a couru
Leur râle entrechoquant les ramures livides.
Elle est flétrie aussi ta riche floraison,
L’orgueil de ta jeunesse ! Et bien des nids sont vides,

Ame humaine, où chantaient dans ta jeune saison,
Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.
Ame crédule ! Ecoute en toi frémir encor,
Avec ces tintements douloureux et sans trêves,
Frémir depuis longtemps l’automne dans tes rêves,
Dans tes rêves ternis dès leur premier essor.
Tandis que l’homme va, le front bas, toi, son âme,
Ecoute le passé qui gémit dans les bois.
Ecoute, écoute en toi, sous leur cendre, et sans flamme,
Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois,
Avec le glas mourant de la cloche lointaine !
Une autre maintenant lui répond à voix pleine.
Ecoute à travers l’ombre, entends avec langueur
Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,
Qui vibrent tristement, longuement dans le cœur !

Est-il un homme qui puisse demeurer insensible à la pénétrante harmonie de ces vers, délicieusement berceurs comme le vent d’automne, et ne sont-ce pas tous nos rêves et tous nos amours de jadis, qui fuient, tournoient et reviennent pour fuir encore dans l’obsession circulaire du rythme ? »

Le Parnasse, en tant qu’art pour les artistes, avec des artistes au service de la morale républicaine de l’époque, avec donc une tentative de se diffuser, est un mouvement à la fois fragile historiquement mais solidement ancré dans son époque. Sa négation par les historiens bourgeois est révélatrice au plus haut degré de comment la bourgeoisie tente de masquer son origine, sa transformation de classe révolutionnaire à classe réactionnaire.

>Sommaire du dossier

Sully Prudhomme et la vie intérieure mais républicaine

Le régime bourgeois fit du Parnasse, à la fin du XIXe siècle, un élément-clef de son dispositif idéologique et culturel. Lorsque à l’occasion de l’Exposition de 1900, un Rapport officiel sur la poésie depuis 1867 doit être écrit, c’est à Catulle Mendès que cela est demandé. En 1867, c’était déjà Théophile Gautier qui avait été à l’oeuvre.

Albert Thibaudet, certainement le principal critique littéraire de l’entre-deux guerres, constate en 1933 dans Les Romantiques et les Parnassiens de 1870 à 1914, publié dans La Revue de Paris :

« Sully Prudhomme et François Coppée ont été comme les poètes officiels de la Troisième République, entre 1870 et 1900 ; ils occupèrent sur leur plan inférieur une situation analogue à celle de Lamartine et de Victor Hugo entre 1820 et 1840.

L’un et l’autre, en 1881 et en 1884, précédèrent à l’Académie leur grand aîné Leconte de Lisle, lequel, lui, n’y entra qu’à soixante-cinq ans, sur désignation de Victor Hugo qui lui avait légué impérativement son siège. Sully Prudhomme et Coppée allèrent, dès leurs débuts, à la gloire.

Sully Prudhomme fut en 1902 le premier lauréat du prix Nobel de littérature, et il fut tenu pendant vingt ans pour le poète de l’élite pensante tout agrégé des lettres, tout lecteur des Débats, mettait à une place d’honneur de sa bibliothèque les cinq volumes de ses Poésies complètes ; le Vase brisé était, avec les Deux Cortèges de [Joséphin] Soulary, la poésie le plus souvent infligée à la mémoire des collégiens (…).

Sully Prudhomme et surtout Coppée rédigèrent à tas, pour les anniversaires, les grands événements, les inaugurations, des poèmes plus ou moins officiels. »

Ce qui n’empêche pas Albert Thibaudet de littéralement massacrer le Parnasse, n’hésitant pas à dénoncer Catulle Mendès de manière antisémite comme « organisateur », « intermédiaire » d’un phénomène finalement sans intérêt.

C’est donc un grand paradoxe : René Armand François Prudhomme, dit Sully Prudhomme (1839-1907) fut considéré à la fin du 19e siècle comme un auteur central, il fut le premier Nobel de littérature jamais attribué (en 1901), et il a entièrement disparu du paysage intellectuel et littéraire par la suite.

Sully Prudhomme

Voici son poème le plus connu, tiré de son premier recueil, Stances et Poèmes, paru en 1865 :

Le Vase brisé

Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut l’effleurer à peine :
Aucun bruit ne l’a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute,
N’y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n’y touchez pas.

Le ton est mièvre, les mots choisis selon un bon esprit ; il y a un petit sens de la mélodie et une accessibilité relativement grande. Ce n’est pas fameux, mais c’est techniquement propre. Et, en fait, c’est cette naïveté même qui est le propre de l’auteur.

Il correspond à tout un esprit français, et en tout cas à l’esprit national de l’époque. Pour bien souligner l’importance de cette miévrerie, voici le second poème mentionné par le critique littéraire plus haut, de Joséphin Soulary, et formant alors, avec Le Vase pétri, le couple incontournable pour les élèves.

LES DEUX CORTÈGES

Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.
L’un est morne : — il conduit le cercueil d’un enfant ;
Une femme le suit, presque folle, étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême ! — au bras qui le défend
Un nourrisson gazouille une note indécise ;
Sa mère, lui tendant le doux sein qu’il épuise,
L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !

On baptise, on absout, et le temple se vide.
Les deux femmes, alors, se croisant sous l’abside,
Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;

Et — merveilleux retour qu’inspire la prière —
La jeune mère pleure en regardant la bière,
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né !

Sully Prudhomme est vraiment le maître de cette approche ; sa démarche est simple et plaisante, voire charmante, comme avec le poème suivant :

COMME ALORS

Quand j’étais tout enfant, ma bouche
Ignorait un langage appris :
Du fond de mon étroite couche
J’appelais les soins par des cris ;

Ma peine était la peur cruelle
De perdre un jouet dans mes draps,
Et ma convoitise était celle
Qui supplie en tendant les bras.

Maintenant que sans être aidées
Mes lèvres parlent couramment,
J’ai moins de signes que d’idées :
On a changé mon bégaiement.

Et maintenant que les caresses
Ne me bercent plus quand je dors,
J’ai d’inexprimables tendresses,
Et je tends les bras comme alors.

Caricature de Sully Prudhomme, en 1886.

Évidemment, l’auteur est entièrement prisonnier de cette approche ; il ne fait qu’osciller entre miévrerie et approche charmante. Cependant, on aurait tort de ne pas voir l’importance de la dimension sentimentale. Si le Parnasse a été réduit à « l’art pour l’art », c’est parce que finalement il n’a été qu’un formalisme bourgeois exprimant le repli sur l’individu, comme étape vers le subjectivisme toujours plus ouvert.

Toutefois, il y a également, en plus du haut niveau technique, un vrai esprit inquiet, saisissant sa profondeur sensible. C’est pour cette raison que la première section du premier recueil de Sully Prudhomme s’intitule pas moins que « La vie intérieure ». C’est là un fait notable.

En fait, le Parnasse se présente comme l’art pour l’art, mais y ajoute la philosophie morale républicaine pour la vie de tous les jours ; il y a un véritable fond diffus idéologique – culturel.

Le poème suivant, par exemple, témoigne d’une véritable réflexion sur la vie quotidienne.

L’HABITUDE

L’habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison :
C’est une ancienne ménagère
Qui s’installe dans la maison.

Elle est discrète, humble, fidèle,
Familière avec tous les coins ;
On ne s’occupe jamais d’elle,
Car elle a d’invisibles soins :

Elle conduit les pieds de l’homme,
Sait le chemin qu’il eût choisi,
Connaît son but sans qu’il le nomme,
Et lui dit tout bas : « Par ici. »

Travaillant pour nous en silence,
D’un geste sûr, toujours pareil,
Elle a l’œil de la vigilance,
Les lèvres douces du sommeil.

Mais imprudent qui s’abandonne
À son joug une fois porté !
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté ;

Et tous ceux que sa force obscure
A gagnés insensiblement
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement. 

Sully Prudhomme

Le poème suivant témoigne d’une vraie étude dialectique du rapport entre l’affirmation personnelle et l’amour du couple. Il y a ici une véritable problématique sentimentale-intellectuelle.

À L’HIRONDELLE

Toi qui peux monter solitaire
Au ciel, sans gravir les sommets,
Et dans les vallons de la terre
Descendre sans tomber jamais ;

Toi qui, sans te pencher au fleuve
Où nous ne puisons qu’à genoux,
Peux aller boire avant qu’il pleuve
Au nuage trop haut pour nous ;

Toi qui pars au déclin des roses
Et reviens au nid printanier,
Fidèle aux deux meilleures choses,
L’indépendance et le foyer ;

Comme toi mon âme s’élève
Et tout à coup rase le sol,
Et suit avec l’aile du rêve
Les beaux méandres de ton vol.

S’il lui faut aussi des voyages,
Il lui faut son nid chaque jour ;
Elle a tes deux besoins sauvages :
Libre vie, immuable amour.

Sully Prudhomme est tellement conforme au régime d’alors que dans ses poèmes il est régulièrement coupé en deux entre vision scientifique où Dieu est absent et angoisse religieuse, avec bien entendu la religion très utile comme morale comme résolution de ce conflit.

Voici un poème dont le titre, latin, signifie A l’intérieur en français.

INTUS

Deux voix s’élèvent tour à tour
Des profondeurs troubles de l’âme :
La raison blasphème, et l’amour
Rêve un dieu juste et le proclame.

Panthéiste, athée ou chrétien,
Tu connais leurs luttes obscures ;
C’est mon martyre, et c’est le tien,
De vivre avec ces deux murmures.

L’intelligence dit au cœur :
« Le monde n’a pas un bon père.
Vois, le mal est partout vainqueur. »
Le cœur dit : « Je crois et j’espère.

« Espère, ô ma sœur, crois un peu :
C’est à force d’aimer qu’on trouve ;
Je suis immortel, je sens Dieu. »
— L’intelligence lui dit : « Prouve ! »

Il faut bien voir également que Sully Prudhomme parle du peuple ; il se confronte à des réalités à qui parle, comme ici la figure de la mère.

SONNET

Il a donc tressailli, votre adoré fardeau !
Un petit ange en vous a soulevé son aile,
Vous vous êtes parlé ; le berceau blanc l’appelle,
Et son image rit dans les fleurs du rideau.

Cet enfant sera doux, intelligent et beau,
Si chaque âme s’allume à l’âme maternelle,
Le cœur au feu du cœur et l’œil à la prunelle,
Comme un flambeau s’allume au toucher d’un flambeau.

Ainsi chacun de nous porte son cher poème,
Chacun veut mettre au monde un double de soi-même,
Y déposer son nom, sa force et son amour.

Le plus heureux poème est celui de la mère :
La mère sent Dieu même achever l’œuvre entière,
N’attend qu’un an sa gloire et n’en souffre qu’un jour !

Cela n’empêche pas bien entendu, bien au contraire même, des retours systématiques dans la fuite prônée par Leconte de Lisle, cette sorte de naturalisme poétique.

PLUIE

Il pleut. J’entends le bruit égal des eaux ;
Le feuillage, humble et que nul vent ne berce,
Se penche et brille en pleurant sous l’averse ;
Le deuil de l’air afflige les oiseaux.

La bourbe monte et trouble la fontaine,
Et le sentier montre à nu ses cailloux.
Le sable fume, embaume et devient roux ;
L’onde à grands flots le sillonne et l’entraîne.

Tout l’horizon n’est qu’un blême rideau ;
La vitre tinte et ruisselle de gouttes ;
Sur le pavé sonore et bleu des routes
Il saute et luit des étincelles d’eau.

Le long d’un mur, un chien morne à leur piste,
Trottent, mouillés, de grands bœufs en retard ;
La terre est boue et le ciel est brouillard ;
L’homme s’ennuie : oh ! que la pluie est triste !

Sully Prudhomme sur une carte postale de l’épicier Félix Potin

Notons qu’on ne saurait nier à Sully Prudhomme un vrai travail de fond ; le poème suivant est clairement une tentative de faire du Paul Verlaine, mais de manière plus accessible, plus populaire. Il y a ici quelque chose de très réussi.

Chanson de Mer

Ton sourire infini m’est cher
Comme le divin pli des ondes,
Et je te crains quand tu me grondes,
           Comme la mer.

L’azur de tes grands yeux m’est cher :
C’est un lointain que je regarde
Sans cesse et sans y prendre garde,
           Un ciel de mer.

Ton courage léger m’est cher :
C’est un souffle vif où ma vie
S’emplit d’aise et se fortifie,
           L’air de la mer.

Enfin ton être entier m’est cher,
Toujours nouveau, toujours le même ;
O ma Néréide, je t’aime
           Comme la mer !

Ce qui est par contre fatiguant, voire épuisant, et qui a amené la disparition complète du Parnasse, c’est cette petite philosophie simpliste, à prétention à la fois minimaliste et morale, mais très faible finalement, qui ponctue la tonalité des poèmes, comme par exemple ici. Cela sonne finalement niais.

L’Océan

L’Océan blesse la pensée :
Par la fuite des horizons
Elle se sent plus offensée
Que par la borne des prisons ;

Et les prisons dans leurs murailles
N’ont bruits de chaînes ni sanglots
Pareils au fracas de ferrailles
Que font dans les rochers les flots.

Il faut tenir des mains de femme
Quand on rêve au bord de la mer ;
Alors les horreurs de la lame
Rendent chaque baiser plus cher ;

Alors l’inévitable espace,
Dont l’attrait m’épuise aujourd’hui,
De l’esprit que sa grandeur passe,
Descend au cœur grand comme lui !

Et là tout l’infini demeure,
Toute la mer et tout le ciel !
L’amour qu’on te jure à cette heure,
O femme, est immense, éternel.

Cela a comme conséquence de donner un côté forcé, trop artificiel. Les poèmes suivant, abordant les ouvriers et les paysans comme thèmes, ont le mérite d’oser voir la réalité, mais il y a une tentative d’esthétisation qui ne passe pas du tout.

Voici le premier.

Les Ouvriers

À Louis-Xavier de Ricard.

 Sur un chemin qu’entoure le néant,
Dans des pays que nul verbe ne nomme,
Chaque astre, mû par des bras de géant,
Roule, poussé comme un roc par un homme.

Terres sans nombre, étoiles et soleils,
Tous, prisonniers d’orbites infinies,
Rouges ou bleus, ténébreux ou vermeils,
Vont lourdement sous l’effort des Génies.

On voit marcher en silence ces blocs.
Quels forts dompteurs, ô monstres, sont les vôtres !
Pas un ne bronche, et sans écarts ni chocs,
Ils tournent tous les uns autour des autres.

Ils tournent tous ; un archange au milieu
Conduit, debout, les formidables rondes ;
Il crie, il frappe, et la comète en feu
N’est que l’éclair de son fouet sur les mondes !

Il fait bondir les fainéants du ciel,
Il ne veut pas qu’un atome demeure ;
A sa main gauche un pendule éternel
Tombe et retombe, et sonne à chacun l’heure.

Holà, Pollux ! où vas-tu, Procyon ?
Plus vite, Algol ! Aldébaran, prends garde !
Mercure, à toit Saturne, à l’action !
Dieu vous attend et Kepler vous regarde.

Et les géants plissent leurs fronts chagrins ;
Désespérés, ils pleurent et gémissent
En se ruant de l’épaule et des reins ;
Les sphères fuient et les axes frémissent.

A l’œuvre ! à l’œuvre ! ou gare le chaos !
Leur poids les tire au centre de l’espace,
Où l’inertie offre un lâche repos
A la matière éternellement lasse.

Mesurez bien les printemps, les hivers,
L’égal retour des mois et des années :
Un seul retard changerait l’univers
Et briserait toutes les destinées.

Alternez bien les ombres, les lueurs,
Pour ménager tous les yeux qui les goûtent…
Nul peuple, hélas ! ne songe à vos sueurs,
Au long travail que les matins vous coûtent.

Chaque planète à la grâce du sort
Vit, sans bénir les soleils qui remontent ;
Une moitié trafique et l’autre dort,
Et sur demain les multitudes comptent !

Voici le second ; on remarquera l’opposition entre le pluriel pour les ouvriers et le singulier pour le paysan, pour refléter leur réalité immédiate dans le travail. On notera également que le poème est dédié au peintre François Millet. Le rapport avec le naturalisme est ici pleinement exprimé.

Paysan

À François Millet.

Que voit-on dans ce champ de pierres ?
Un paysan souffle, épuisé ;
Le hâle a brûlé ses paupières ;
Il se dresse, le dos brisé ;
Il a le regard de la bête
Qui, dételée enfin, s’arrête
Et flaire, en allongeant la tête,
Son vieux bât qu’elle a tant usé.

La Misère, étreignant sa vie,
Le courbe à terre d’une main,
Et, fermant l’autre, le défie
D’en ôter, sans douleur, son pain.

Il est la chose à face humaine
Qu’on voit à midi dans la plaine
Travailler, la peau sous la laine
Et les talons dans le sapin.

Soyez riches sans trop de joie ;
Soyez savants, mais sans fierté :
L’heureux a cru choisir la voie
Où de doux fleuves l’ont porté.
On hérite d’un sang qu’on vante ;
On rencontre ce qu’on invente ;
Et je cherche avec épouvante
Les œuvres de ma liberté…

Brave homme, le rire et les larmes
Sont mêlés par le sort distrait ;
Nous flottons tous, dans les alarmes,
Du vain espoir au vain regret.
Et, si ta vie est un supplice,
Nos lois ont un divin complice :
Fait-on le mal avec délice ?
Fait-on le bien comme on voudrait ?

Cette incapacité à, finalement, assumer une lecture matérialiste du monde, aboutit à une philosophie de l’individu. Il en ressort une certaine lecture quasi existentialiste, où l’esprit républicain bourgeois a encore besoin de la religion comme calmant à ses angoisses existentielles. Le poème suivant est un bon exemple de cela.

L’Ombre
À José-Maria de Heredia.

Notre forme au soleil nous suit, marche, s’arrête,
Imite gauchement nos gestes et nos pas,
Regarde sans rien voir, écoute et n’entend pas,
Et doit ramper toujours quand nous levons la tête.

A son ombre pareil, l’homme n’est ici-bas
Qu’un peu de nuit vivante, une forme inquiète
Qui voit sans pénétrer, sans inventer répète,
Et murmure au Destin : « Je te suis où tu vas. »

Il n’est qu’une ombre d’ange, et l’ange n’est lui-même
Qu’un des derniers reflets tombés d’un front suprême ;
Et voilà comment l’homme est l’image de Dieu.

Et loin de nous peut-être, en quelque étrange lieu,
Plus proche du néant par des chutes sans nombre,
L’ombre de l’ombre humaine existe, et fait de l’ombre.

L’incohérence de ce rapport entre optimisme républicain et moralisme religieux s’exprime parfaitement à travers les deux poèmes suivants. Le premier va dans le sens du moralisme religieux, dénonçant la suicide…

À un Désespéré

Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
Tu dis que sous ta lourde croix
Ton énergie enfin succombe ;
Tu souffres beaucoup, je te crois.

Le souci des choses divines
Que jamais tes yeux ne verront
Tresse d’invisibles épines
Et les enfonce dans ton front.

Tu répands ton enthousiasme
Et tu partages ton manteau ;
À ta vaillance le sarcasme
Attache un risible écriteau.

Tu demandes à l’âpre étude
Le secret du bonheur humain,
Et les clous de l’ingratitude
Te sont plantés dans chaque main.

Tu veux voler où vont tes rêves
Et forcer l’infini jaloux,
Et tu te sens, quand tu t’enlèves,
Aux deux pieds d’invisibles clous.

Ta bouche abhorre le mensonge,
La poésie y fait son miel ;
Tu sens d’une invisible éponge
Monter le vinaigre et le fiel.

Ton cœur timide aime en silence,
Il cherche un cœur sous la beauté ;
Tu sens d’une invisible lance
Le fer froid percer ton côté.

Tu souffres d’un mal qui t’honore ;
Mais vois tes mains, tes pieds, ton flanc :
Tu n’es pas un vrai Christ encore,
On n’a pas fait couler ton sang ;

Tu n’as pas arrosé la terre
De la plus chaude des sueurs ;
Tu n’es pas martyr volontaire,
Et c’est pour toi seul que tu meurs.

Le second en fait l’éloge, au nom de la toute puissante prétendue liberté, autonomie de la conscience !

Indépendance

Pour vivre indépendant et fort
Je me prépare au suicide ;
Sur l’heure et le lieu de ma mort
Je délibère et je décide.

Mon cœur à son hardi désir
Tour à tour résiste et succombe :
J’éprouve un surhumain plaisir
A me balancer sur ma tombe.

Je m’assieds le plus près du bord
Et m’y penche à perdre équilibre ;
Arbitre absolu de mon sort,
Je reste ou je pars. Je suis libre.

Il est bon d’apprendre à mourir
Par volonté, non d’un coup traître :
Souffre-t-on, c’est qu’on veut souffir ;
Qui sait mourir n’a plus de maître.

Cela aboutit à un scepticisme absolument typiquement républicain bourgeois.

Toujours

Tu seras éternellement,
Qu’on te nomme esprit ou matière ;
Cette vie est un court moment
De l’existence tout entière.

Prends une pierre et brise-la,
Prends les morceaux, mets-les en poudre :
La même pierre est toujours là,
Tu ne peux rien que la dissoudre ;

Livre ton âme à des amours
Qui la brisent et l’exténuent :
Elle demeure, elle est toujours,
Il n’est point de maux qui la tuent.

En te perçant le cœur tu fuis ;
Mais l’assassin reste : c’est elle,
Obstinée à crier : « Je suis ! »
Et cruellement immortelle.

D’un ciel rêvé toujours banni,
Cloué par l’étude au mystère,
Sans but ni halte, à l’infini
Tu traîneras de terre en terre.

Tu ne peux mourir qu’un moment,
Un fouet voltige sur ton somme…
Oh ! penser éternellement !
Je suis épouvanté d’être homme.

Sully Prudhomme mérite donc clairement d’être connu pour qui veut saisir l’époque républicaine bourgeoise de la fin du XIXe siècle ; il est même incontournable pour bien cerner tout un certain esprit français.

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : la définition d’une poésie anti-sensibilité par Leconte de Lisle

Les parnassiens étaient tout à fait conscients de leur combinaison entre exotisme et idéologique républicaine ; un exemple parlant est Leconte de Lisle, auteur d’un Catéchisme populaire républicain en 1870-1871, ainsi qu’une Histoire populaire du Christianisme et une Histoire populaire de la Révolution française en 1871, tout en s’opposant à la Commune de Paris.

Lorsque Leconte de Lisle entre à l’Académie française, c’est la place de Victor Hugo qu’il prend, et il est élu au premier tour par 21 voix contre 6 à Ferdinand Fabre, un romancier lié à l’Église catholique.

Napoléon III lui permit un soutien financier de la cassette privée à partir de 1870, la IIIe République prolongea ce paiement. Il fut tout de même officier de la Légion d’honneur en 1886 et de 1855 à 1868 le gouverneur de son île natale lui avait également fourni une pension annuelle.

Leconte de Lisle dans sa jeunesse,
par Jean-François Millet, vers 1840-1841.

Né sur l’île de La Réunion, Charles Marie René Leconte de Lisle vint à Paris en 1845 et devint la figure quasi mythique du Parnasse, le chef de file de poètes de ce courant. Voici un de ses poèmes les plus connus, qui raconte comment sa cousine va assister à la messe en étant porté sur une chaise, depuis les Hauts de Saint-Paul à La Réunion jusqu’au centre-ville.

Le Manchy.

Sous un nuage frais de claire mousseline,
            Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la ville en manchy de rotin,
            Par les rampes de la colline.

La cloche de l’église alertement tintait
            Le vent de mer berçait les cannes ;
Comme une grêle d’or, aux pointes des savanes,
            Le feu du soleil crépitait.

Le bracelet aux poings, l’anneau sur la cheville,
            Et le mouchoir jaune aux chignons,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
            Ton lit aux nattes de Manille.

Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant,
            Souples dans leurs tuniques blanches,
Le bambou sur l’épaule et les mains sur les hanches,
            Ils allaient le long de l’Étang.

Le long de la chaussée et des varangues basses
            Où les vieux créoles fumaient,
Par les groupes joyeux des Noirs, ils s’animaient
            Au bruit des bobres Madécasses.

Dans l’air léger flottait l’odeur des tamarins ;
            Sur les houles illuminées,
Au large, les oiseaux, en d’immenses traînées,
            Plongeaient dans les brouillards marins

Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
            Pendait, rose, au bord du manchy,
À l’ombre des Bois-Noirs touffus et du Letchi
            Aux fruits moins pourprés que ta bouche ;

Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur,
            Teinté d’azur et d’écarlate,
Se posait par instants sur ta peau délicate
            En y laissant de sa couleur ;

On voyait, au travers du rideau de batiste,
            Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
            Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux,
            De la montagne à la grand’messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
            Au pas rythmé de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
            Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
            Ô charme de mes premiers rêves !

Cette dimension exotique, Leconte de Lisle ne l’abandonnera jamais et c’est au coeur des trois recueils qui jouèrent un rôle déterminant : Poèmes antiques (1852), Poèmes barbares (1862) et Poèmes tragiques (1884).

On est ici dans le formalisme le plus absolu, où le poète raconte de manière impersonnelle une sorte de beauté fictive puisée dans une imagination bourgeoise imbibée de son époque. Leconte de Lisle correspond à la bourgeoisie se cultivant mais dans un cadre colonial, à la science utilitariste, avec un esprit totalement formel, technicien jusqu’au clinique.

Voici, tiré du premier recueil, un poème de la même facture, inspiré prétendument de l’Inde antique.

Prière védique pour les Morts

Berger du monde, clos les paupières funèbres
Des deux chiens d’Yama qui hantent les ténèbres.

Va, pars ! Suis le chemin antique des aïeux.
Ouvre sa tombe heureuse et qu’il s’endorme en elle,
Ô Terre du repos, douce aux hommes pieux !
Revêts-le de silence, ô Terre maternelle,
Et mets le long baiser de l’ombre sur ses yeux.

Que le Berger divin chasse les chiens robustes
Qui rôdent en hurlant sur la piste des justes !

Ne brûle point celui qui vécut sans remords.
Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,
Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !
Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile
Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !

Berger du monde, apaise autour de lui les râles
Que poussent les gardiens du seuil, les deux chiens pâles.

Voici l’heure. Ton souffle au vent, ton oeil au feu !
Ô Libation sainte, arrose sa poussière.
Qu’elle s’unisse à tout dans le temps et le lieu !
Toi, Portion vivante, en un corps de lumière,
Remonte et prends la forme immortelle d’un Dieu !

Que le Berger divin comprime les mâchoires
Et détourne le flair des chiens expiatoires !

Le beurre frais, le pur Sôma, l’excellent miel,
Coulent pour les héros, les poètes, les sages.
Ils sont assis, parfaits, en un rêve éternel.
Va, pars ! Allume enfin ta face à leurs visages,
Et siège comme eux tous dans la splendeur du ciel !

Berger du monde, aveugle avec tes mains brûlantes
Des deux chiens d’Yama les prunelles sanglantes.

Tes deux chiens qui jamais n’ont connu le sommeil,
Dont les larges naseaux suivent le pied des races,
Puissent-ils, Yama ! jusqu’au dernier réveil,
Dans la vallée et sur les monts perdant nos traces,
Nous laisser voir longtemps la beauté du Soleil !

Que le Berger divin écarte de leurs proies
Les chiens blêmes errant à l’angle des deux voies !

Ô toi, qui des hauteurs roules dans les vallons,
Qui fécondes la mer dorée où tu pénètres,
Qui sais les deux Chemins mystérieux et longs,
Je te salue, Agni, Savitri ! Roi des êtres !
Cavalier flamboyant sur les sept étalons !

Berger du monde, accours ! Éblouis de tes flammes
Les deux chiens d’Yama, dévorateurs des âmes.

Leconte de Lisle, en 1885, par Blanquer Jacques-Léonard.

Voici un autre exemple, du type « barbare » et non « antique », cette fois.

La Genèse polynésienne.

Dans le Vide éternel interrompant son rêve,
L’Être unique, le grand Taaroa se lève.
Il se lève, et regarde : il est seul, rien ne luit.
Il pousse un cri sauvage au milieu de la nuit :
Rien ne répond. Le temps, à peine né, s’écoule ;
Il n’entend que sa voix. Elle va, monte, roule,
Plonge dans l’ombre noire et s’enfonce au travers.
Alors, Taaroa se change en univers :
Car il est la clarté, la chaleur et le germe ;
Il est le haut sommet, il est la base ferme,
L’œuf primitif que Pô, la grande Nuit, couva ;
Le monde est la coquille où vit Taaroa.
Il dit : — Pôles, rochers, sables, mers pleines d’îles,
Soyez ! Échappez-vous des ombres immobiles ! —
Il les saisit, les presse et les pousse à s’unir ;
Mais la matière est froide et n’y peut parvenir :

Tout gît muet encore au fond du gouffre énorme ;
Tout reste sourd, aveugle, immuable et sans forme.
L’Être unique, aussitôt, cette source des Dieux,
Roule dans sa main droite et lance les sept cieux.
L’étincelle première a jailli dans la brume,
Et l’étendue immense au même instant s’allume ;
Tout se meut, le ciel tourne, et, dans son large lit,
L’inépuisable mer s’épanche et le remplit :
L’univers est parfait du sommet à la base,
Et devant son travail le Dieu reste en extase.

En voici un dernier, cette fois du type « tragique ».

Le Calumet du Sachem

Les cèdres et les pins, les hêtres, les érables,
Dans leur antique orgueil des siècles respecté,
Haussent de toutes parts avec rigidité
La noble ascension de leurs troncs vénérables
Jusqu’aux dômes feuillus, chauds des feux de l’été.

Sous l’enchevêtrement de leurs vastes ramures
La terre fait silence aux pieds de ses vieux rois.
Seuls, au fond des lointains mystérieux, parfois,
Naissent, croissent, s’en vont, renaissent les murmures
Que soupire sans fin l’âme immense des bois.

Transperçant çà et là les hautes nefs massives,
Dans l’air empli d’arome immobile et de paix
L’invisible soleil darde l’or de ses rais,
Qui sillonnent d’un vol grêle de flèches vives
La sombre majesté des feuillages épais.

Les grands Élans, couchés parmi les cyprières,
Sur leurs dos musculeux renversent leurs cols lourds ;
Les panthères, les loups, les couguars et les ours
Se sont tapis, repus des chasses meurtrières,
Au creux des arbres morts ou dans les antres sourds.

Écureuils, perroquets, ramiers à gorge bleue
Dorment. Les singes noirs, du haut des sassafras,
Sans remuer leur tête et leurs reins au poil ras,
A la branche qui ploie appendus par la queue,
Laissent inertement aller leurs maigres bras.

Les crotales, lovés sous quelque roche chaude,
Attendent une proie errante, et, par moment,
De l’ombre où leurs fronts plats s’allongent lentement,
Le feu subtil de leurs prunelles d’émeraude
Luit, livide, et jaillit dans un pétillement.

Assis contre le tronc géant d’un sycomore,
Le cou roide, les yeux clos comme s’il dormait,
Une plume d’ara, jaune et pourpre, au sommet
Du crâne, le Sachem, le dernier Sagamore
Des Florides, est là, fumant son calumet.

Ses guerriers dispersés errent dans les prairies,
Par delà le grand Fleuve où boivent les bisons.
Loin du pays natal aux riches floraisons,
Comme le vent d’hiver fait des feuilles flétries,
L’exil les a chassés vers tous les horizons.

Devant l’homme à peau blême et son lâche tonnerre
Ils vont où le soleil tombe sanglant des cieux ;
Mais le Sachem têtu, seul des siens, et très vieux,
Tel que l’aigle attardé qui retourne à son aire,
Est revenu mourir au berceau des aïeux.

Des confins du couchant et des espaces mornes
Il a su retrouver, avec l’œil et le flair,
Sans halte, par la nuit profonde ou le ciel clair,
Les vestiges épars dans les plaines sans bornes
Et recueillir au vol les effluves de l’air.

Sa hache et son couteau, les armes du vrai brave,
Gisent sur ses genoux. Le Chef a dénoué
Sa ceinture, et, dressant son torse tatoué
D’ocre et de vermillon, il fume d’un air grave
Sans qu’un pli de sa face austère ait remué.

Il sait qu’au lourd silence épandu des ramées
Les sinistres rumeurs des nuits succéderont,
Qu’à l’odeur de sa chair, bossuant leur dos rond,
Vont ramper jusqu’à lui les bêtes affamées ;
Mais le vieux Chef se rit des dents qui le mordront.

L’ardente vision qui hante ses prunelles
Lui dérobe la terre et l’emporte au delà,
Dans les bois où l’esprit des Sachems s’envola
Et dans la volupté des chasses éternelles.
Viennent panthères, loups et couguars, le voilà !

Et l’antique forêt qui rêve, où rien ne bouge,
Semble à jamais inerte, ainsi que maintenant,
Sauf la molle vapeur qui va tourbillonnant
Hors du long calumet de cette Idole rouge
Et monte vers la paix de midi rayonnant.

On a ici quelque chose d’un formalisme absolu, passant par conséquent très bien dans la France de l’époque.

Leconte de Lisle le théorisa par ailleurs, comme ici dans la préface des Poèmes Antiques, qui dénonce vigoureusement le romantisme de la poésie allemande comme le réalisme poétique anglais des lakistes (William Wordsworth, Coleridge, Robert Southey), au profit d’une approche se voulant rationalisée.

Leconte de Lisle

Ces lignes sont essentielles pour comprendre la théorie républicaine – exotique du Parnasse.

« Ô Poètes, éducateurs des âmes, étrangers aux premiers rudiments de la vie réelle, non moins que de la vie idéale ; en proie aux dédains instinctifs de la foule comme à l’indifférence des plus intelligents ; moralistes sans principes communs, philosophes sans doctrine, rêveurs d’imitation et de parti pris, écrivains de hasard qui vous complaisez dans une radicale ignorance de l’homme et du monde, et dans un mépris naturel de tout travail sérieux ; race inconsistante et fanfaronne, épris de vous-mêmes, dont la susceptibilité toujours éveillée ne s’irrite qu’au sujet d’une étroite personnalité et jamais au profit de principes éternels ; ô Poètes, que diriez-vous, qu’enseigneriez-vous ?

Qui vous a conféré le caractère et le langage de l’autorité ?

Quel dogme sanctionne votre apostolat ? Allez ! Vous vous épuisez dans le vide, et votre heure est venue.

Vous n’êtes plus écoutés, parce que vous ne reproduisez qu’une somme d’idées désormais insuffisantes ; l’époque ne vous entend plus, parce que vous l’avez importunée de vos plaintes stériles, impuissants que vous étiez à exprimer autre chose que votre propre inanité.

Instituteurs du genre humain, voici que votre disciple en sait instinctivement plus que vous. Il souffre d’un travail intérieur dont vous ne le guérirez pas, d’un désir religieux que vous n’exaucerez pas, si vous ne le guidez dans la recherche de ses traditions idéales.

Aussi, êtes-vous destinés, sous peine d’effacement définitif, à vous isoler d’heure en heure du monde de l’action, pour vous réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification. Vous rentrerez ainsi, loin de vous en écarter, par le fait même de votre isolement apparent, dans la voie intelligente de l’époque (…).

La Poésie moderne, reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’outre-Rhin et du réalisme des Lakistes, se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux.

Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus.

La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt. Les maîtres se sont tus ou vont se taire, fatigués d’eux-mêmes, oubliés déjà, solitaires au milieu de leurs œuvres infructueuses.

Les derniers adeptes tentent une sorte de néo-romantisme désespéré, et poussent aux limites extrêmes le côté négatif de leurs devanciers. Jamais la pensée, surexcitée outre mesure, n’en était venue à un tel paroxisme de divagation.

La langue poétique n’a plus ici d’analogue que le latin barbare des versificateurs gallo-romains du cinquième siècle (…).

L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse.

Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. »

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : la mystique de l’antiquité et prise de position républicaine

Le réactionnaire Maurice Barrès, dans Un voyage à Sparte publié dans La Revue des Deux Mondes en 1905-1906, constate cet étroit rapport entre célébration de la mystique de l’antiquité et prise de position républicaine.

Toute la première partie est d’ailleurs consacrée à Louis Ménard. En voici les extraits les plus significatifs :

« Au lycée de Nancy, en 1880, M. Auguste Burdeau, notre professeur de philosophie, ouvrit un jour un tout petit livre :

— Je vais vous lire quelques fragmens d’un des plus rares esprits de ce temps.

C’étaient les Rêveries d’un païen mystique. Pages subtiles et fortes, qui convenaient mal pour une lecture à haute voix, car il eût fallu s’arrêter et méditer sur chaque ligne. Mais elles conquirent mon âme étonnée (…).

Il eût mieux valu qu’un maître nous proposât une discipline lorraine, une vue à notre mesure de notre destinée entre la France et l’Allemagne. Le polythéisme mystique de Ménard tombait parmi nous comme une pluie d’étoiles; il ne pouvait que nous communiquer une vaine animation poétique.

J’ai horreur des apports du hasard ; je voudrais me développer en profondeur plutôt qu’en étendue ; pourtant, je ne me plaindrai pas du coup d’alcool que nous donna, par cette lecture, Burdeau. Depuis vingt années, Ménard, sans me satisfaire, excite mon esprit.

Peu après, vers 1883, comme j’avais l’honneur de fréquenter chez Leconte de Lisle, qui montrait aux jeunes gens une extrême bienveillance, je m’indignai devant lui d’avoir vu, chez Lemerre, la première édition des Rêveries presque totalement invendue.

À cette date, je n’avais pas lu les préfaces doctrinales de Leconte de Lisle, d’où il appert que l’esthétique parnassienne repose sur l’hellénisme de Ménard, et j’ignorais que les deux poètes eussent participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le second Empire écrasa.

Je fus surpris jusqu’à l’émotion par l’affectueuse estime que Leconte de Lisle m’exprima pour son obscur camarade de jeunesse.

Je fus surpris, car ce terrible Leconte de Lisle, homme de beaucoup d’esprit, mais plus tendre que bon, s’exerçait continuellement au pittoresque, en faisant le féroce dans la conversation ; je fus ému, parce qu’à vingt ans, un novice souffre des querelles des maîtres que son admiration réunit.

Leconte de Lisle me peignit Ménard comme un assez drôle de corps (dans des anecdotes, fausses, je pense, comme toutes les anecdotes), mais il y avait, dans son intonation une nuance de respect.

C’est ce qu’a très bien aperçu un poète, M. Philippe Dufour. « J’étais allé voir Leconte de Lisle, dit M. Dufour, au moment où la Revue des Deux Mondes publiait ses Hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes, me déclara le maître, parce que mon vieil ami Ménard m’a dit que c’est dans ces vers que j’ai le plus profondément pénétré et rendu le génie grec. »

La jolie phrase, d’un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d’artistes, si parfaitement préservées que, bien au delà de la soixantaine, elles frissonnent d’amitié pour une même conception de l’hellénisme. « Tout est illusion, » a répété indéfiniment Leconte de Lisle, mais il a cru dur comme fer à une Grèce qui n’a jamais existé que dans le cerveau de son ami (…).

D’autres fois, nous faisions des promenades le long des trottoirs. Il portait roulé autour de son cou maigre un petit boa d’enfant, un mimi blanc en poil de lapin.

Peut-être que certains passans le regardaient avec scandale, mais, dans le même moment, il prodiguait d’incomparables richesses, des éruditions, des symboles, un tas d’explications abondantes, ingénieuses, très nobles, sur les dieux, les héros, la nature, l’âme et la politique : autant de merveilles qu’il avait retrouvées sous les ruines des vieux sanctuaires.

C’était un homme un peu bizarre, en même temps que l’esprit le plus subtil et le plus gentil, ce Louis Ménard !

En voilà un qui ne conçut pas la vie d’artiste et de philosophe comme une carrière qui, d’un jeune auteur couronné par l’Académie française, fait un chevalier de la Légion d’honneur, un officier, un membre de l’Institut, un commandeur, un président de sociétés, puis un bel enterrement !

Il a été passionné d’hellénisme et de justice sociale, et toute sa doctrine, long monologue incessamment poursuivi, repris, amplifié dans la plus complète solitude, vise à nous faire sentir l’unité profonde de cette double passion (…).

Louis Ménard, transporté d’indignation par les fusillades de Juin, publia des vers politiques, Gloria victis, et toute une suite d’articles, intitulés : Prologue d’une Révolution, qui lui valurent quinze mois de prison et 10 000 francs d’amende.

Il passa dans l’exil, où il s’attacha passionnément à Blanqui et connut Karl Marx. Il vivait en aidant son frère à copier une toile de Rubens.

Leconte de Lisle, envoyé en Bretagne par le Club des Clubs, pour préparer les élections, était resté en détresse à Dinan. Il gardait sa foi républicaine, mais se détournait, pour toujours, de l’action. Il s’efforça de ramener le proscrit dans les voies de l’art : « En vérité, lui écrivait-il, n’es-tu pas souvent pris d’une immense pitié, en songeant à ce misérable fracas de pygmées, à ces ambitions malsaines d’êtres inférieurs ? Va, le jour où tu auras fait une belle œuvre d’art, tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu’en écrivant vingt volumes d’économie politique. »

Le grand silence de l’Empire les mit tous deux au même ton. Et Ménard, à qui l’amnistie de 1852 venait de rouvrir les portes d’une France toute transformée, s’en alla vivre dans les bois de Fontainebleau.

Si l’on feuillette l’histoire ou simplement si l’on regarde autour de soi, on est frappé du grand nombre des coureurs qui lâchent la course peu après le départ, et qui, voyant le train dont va le monde, ne daignent pas concourir plus longtemps. Les hommes sont grossiers et la vie injuste.

On peut s’exalter là-dessus et dénoncer les violences des puissans et la bassesse des humbles ; on peut aussi se réfugier dans le rêve d’une société où régneraient le bonheur et la vertu.

Cette société édénique, selon Ménard, ce fut la Grèce. Il entreprit de la révéler aux cénacles des poètes et des républicains.

José-Maria de Heredia a souvent entendu Ménard lire du grec : « Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure fatiguée, Homère, Anacréon, Théocrite ou Porphyre, et traduisait.

Aucune difficulté du texte ne pouvait l’arrêter, et sa voix exprimait une passion telle que je n’en ai connue chez aucun autre homme de notre génération. La vue seule des caractères grecs le transportait ; à la lecture, il était visible qu’il s’animait intérieurement ; au commentaire, c’était un enthousiasme. Sa face noble s’illuminait.

Il en oubliait les soins matériels de la vie. Un soir d’hiver que nous expliquions l’Antre de Porphyre, je dus lui dire tout à coup qu’il l’aisait plus froid dans sa chambre sans feu que dans l’Antre des Nymphes. »

En sa qualité d’helléniste, Ménard poursuivait le divin sur tous les plans de l’univers : comme peintre dans la nature, comme poète dans son âme, comme citoyen dans la société (…).

Au cours de ses longues rêveries dans les bois, sa prédilection pour la Grèce et sa haine de la Constitution de 1852 s’amalgamèrent. Il s’attacha au polythéisme comme à une conception républicaine de l’univers.

Pour les sociétés humaines comme pour l’univers, l’ordre doit sortir de l’autonomie des forces et de l’équilibre des lois ; la source du droit se trouve dans les relations normales des êtres et non dans une autorité supérieure : Homère et Hésiode prononcent la condamnation de Napoléon III.

Ménard exposait ces vues à M. Marcelin Berthelot, au cours de longues promenades péripatéticiennes, sous les bois paisibles de Chaville et de Viroflay. M. Berthelot et son ami Renan étaient des réguliers. Ils pressèrent Ménard de donner un corps à ses théories ingénieuses sur la poésie grecque, les symboles religieux, les mystères, les oracles, l’art, et de passer son doctorat. Ils auguraient que sa profonde connaissance du grec lui assurerait une belle carrière universitaire.

La soutenance de Ménard eut beaucoup d’éclat. Nous avons sa thèse dans le livre qu’il a intitulé : La morale avant les philosophes, et qu’il compléta, en 1866, par la publication du Polythéisme hellénique. C’est quelque chose d’analogue, si j’ose dire, au fameux livre de Chateaubriand ; c’est une sorte de Génie du polythéisme.

Le polythéisme était un sentiment effacé de l’âme humaine ; Ménard l’a retrouvé (…).

Le nouveau docteur désirait de partir pour la Grèce et il allait l’obtenir, quand un fonctionnaire s’y opposa, sous prétexte que la thèse du postulant se résumait à dire que « le polythéisme est la meilleure des religions, puisqu’elle aboutit nécessairement à la république. »

Ce fonctionnaire impérial avait bien de l’esprit (…).

Sur le tard, l’auteur des Rêveries eut une grande satisfaction. Le conseil municipal de Paris, soucieux de dédommager un vieil enthousiaste révolutionnaire, créa pour Ménard un cours d’histoire universelle à l’Hôtel de Ville (…).

Cela éclate dans ses cours, dédiés à Garibaldi, comme au champion de la démocratie en Europe. Ils sont d’un grand esprit, mais qui mêle à tout des bizarreries. « J’aime beaucoup la Sainte Vierge, m’écrivait-il ; son culte est le dernier reste du polythéisme. » À l’Hôtel de Ville, il justifiait les miracles de Lourdes et, le lendemain, faisait l’éloge de la Commune. Le scandale n’alla pas loin, parce que personne ne venait l’écouter.

En hiver, Ménard professait dans la loge du concierge de l’Hôtel de Ville. À quoi bon chauffer et éclairer une salle ? N’était-il pas là très bien pour causer avec l’ami et unique auditeur qui le rejoignait ?

C’est peut-être chez ce concierge et dans les dernières conversations de Ménard qu’on put le mieux profiter de sa science fécondée par cinquante ans de rêveries.

Ce poète philosophe n’avait jamais aimé le polythéisme avec une raison sèche et nue ; mais, à mesure qu’il vieillit, son cœur, comme il arrive souvent, commença de s’épanouir. Il laissa sortir des pensées tendres qui dormaient en lui et qu’un Leconte de Lisle n’a jamais connues.

Il me semble que nous nous augmentons en noblesse si nous rendons justice à toutes les formes du divin et surtout à celles qui proposèrent l’idéal à nos pères et à nos mères. Leconte de Lisle m’offense et se diminue par sa haine politicienne contre le moyen âge catholique. Il veut que cette haine soit l’effet de ses nostalgies helléniques ; j’y reconnais plutôt un grave inconvénient de sa recherche outrancière, féroce du pittoresque verbal.

Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhétorique, mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime accorder entre elles les diverses formules religieuses. Ménard se plaisait à traduire sous une forme abstraite les dogmes fondamentaux du christianisme, afin de montrer combien ils sont acceptables pour des libres penseurs.

Et par exemple, il disait que, si l’on voulait donner au dogme républicain de la fraternité une forme vivante et plastique, on ne pourrait trouver une image plus belle que celle du Juste mourant pour le salut des hommes (…).

J’ai bien des fois cherché à comprendre ce véritable scandale qu’est l’échec de Louis Ménard. Comment l’un des esprits les plus originaux de ce temps, à la fois peintre et poète, érudit et savant, historien et critique d’art, admiré de Renan, de Michelet, de Gautier, de Sainte-Beuve, a-t-il pu vivre et mourir ainsi complètement inconnu du public ?

L’ardeur de sa pensée démocratique a-t-elle éloigné de lui les craintifs amis des lettres ? (…).

Ménard posséda toutefois un disciple, M. Lami, esprit exalté, d’une rare distinction. Il ne le garda pas longtemps. Après avoir prié Brahma toute une nuit, M. Lami se jeta par la fenêtre en disant :

— Je m’élance dans l’éternité.

Un ami commun, M. Droz, ne voulut pas croire à cette mort extraordinaire.

— Je savais bien qu’il était fou, disait-il à Ménard, mais je croyais que c’était comme vous. »


>Sommaire du dossier

L’exotisme comme inspiration du Parnasse

Comment cerner de manière la plus stricte la poésie du Parnasse ? Voici un exemple avec un poème de René-François Sully Prudhomme (1839-1907), tiré du recueil de 1875 intitulé Vaines tendresses, poème que Catulle Mendès considère comme « un des plus tendres et des plus admirables sonnets que je sache ».

Les infidèles

Je t’aime, en attendant mon éternelle épouse, 
Celle qui doit venir à ma rencontre un jour, 
Dans l’immuable éden, loin de l’ingrat séjour 
Où les prés n’ont de fleurs qu’à peine un mois sur douze.

Je verrai devant moi, sur l’immense pelouse 
Où se cherchent les morts pour l’hymen sans retour, 
Tes sœurs de tous les temps défiler tour à tour, 
Et je te trahirai sans te rendre jalouse ;

Car toi-même, élisant ton époux éternel, 
Tu m’abandonneras dès son premier appel, 
Quand passera son ombre avec la foule humaine ;

Et nous nous oublierons, comme les passagers 
Que le même navire à leurs foyers ramène, 
Ne s’y souviennent plus de leurs liens légers.

Le Parnasse contemporain est, bien évidemment, pour son premier recueil, une sorte d’oeuvre manifeste du courant qui fut qualifié de Parnasse. La démarche y est à la fois stylistique et ornementale, sentimentale mais surtout esthétisante.

Voici par exemple comment Théophile Gautier, considéré comme un précurseur du Parnasse, raconte un sentiment mélancolique en prenant un objet dans un parc comme prétexte.

Théophile Gautier par Nadar, en 1855.

LE BANC DE PIERRE

A E. HÉBERT

Au fond du parc, dans une ombre indécise,
Il est un banc solitaire et moussu
Où l’on croit voir la Rêverie assise,
Triste et songeant à quelque amour déçu.
Le Souvenir dans les arbres murmure,
Se racontant les bonheurs expiés ;
Et comme un pleur, de la grêle ramure
Une feuille tombe à vos pieds.

Ils venaient là, beau couple qui s’enlace,
Aux yeux jaloux tous deux se dérobant,
Et réveillaient, pour s’asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc.
Ce qu’ils disaient, la maîtresse l’oublie ;
Mais l’amoureux, cœur blessé, s’en souvient,
Et dans le bois, avec mélancolie,
Au rendez-vous, tout seul, revient.

Pour l’œil qui sait voir les larmes des choses,
Ce banc désert regrette le passé,
Les longs baisers et le bouquet de roses,
Comme un signal à son angle placé.
Sur lui la branche à l’abandon retombe,
La mousse est jaune et la fleur sans parfum,
Sa pierre grise a l’aspect de la tombe
Qui recouvre l’Amour défunt…

L’importance qu’a l’objet comme base au poème est capitale dans le Parnasse. Il est le prétexte autour duquel est savamment construit toute un discours poétique cherchant à être pratiquement ornemental autour du thème, avec une expression particulièrement ciselée de l’émotion.

Voici un autre poème de Théophile Gautier tiré du premier recueil également, autre exemple d’objet, ici naturel, comme base.

LA MARGUERITE

Les poëtes chinois, épris des anciens rites,
Ainsi que Li-Tai-Pé, quand il faisait des vers,
Placent sur leur pupitre un pot de marguerites
Dans leurs disques montrant l’or de leurs cœurs ouverts.

La vue et le parfum de ces fleurs favorites,
Mieux que les pêchers blancs et que les saules verts,
Inspirent aux lettrés, dans les formes prescrites,
Sur un même sujet des chants toujours divers.

Une autre Marguerite, une fleur féminine,
Que dans le Céladon voudrait planter la Chine,
Sourit à notre table aux regards éblouis.

Et pour la Marguerite, un mandarin morose,
Vieux rimeur abruti par l’abus de la prose.
Trouve encore un bouquet de vers épanouis.

Il va de soi que cela peut rapidement manquer d’ampleur, aussi l’exotisme est-il appelé en renfort pour donner de la vigueur, une certaine profondeur, voire pratiquement un sens à des vers qui sont un prétexte en eux-mêmes.

Aussi Théophile Gautier s’appuie-t-il sur l’exotisme, parlant d’un bédouin, de l’homme politique de l’antiquité romaine Lucius Sextius, du lion de l’Atlas. Théodore de Banville parle de l’exil des dieux (grecs) ou encore de la reine de Saba, Leconte de Lisle parle d’un jaguar ou bien d’un guerrier viking, Catulle Mendès appelle plusieurs fois l’hindouisme, Louis Ménard fait l’éloge du Nirvana, Charles Baudelaire à la côte indienne de Malabar et à Satan, etc.

Louis Ménard (1822-1901) joua ici un rôle important d’idéologue, s’exprimant de manière romantique quant aux civilisations passées, publiant notamment De sacra poesi Graecorum (1860), La morale avant les philosophes (1860), Du polythéisme hellénique (1863), Hermès Trismégiste (1866), Éros : étude sur la symbolique du désir (1872), Catéchisme religieux des libres-penseurs (1875), Rêveries d’un païen mystique (1876), Histoire des anciens peuples de l’Orient (1882), Histoire des Israélites d’après l’exégèse biblique (1883), Études sur les origines du christianisme (1893), Histoire des Grecs (1894), Lettres d’un mort: opinions d’un païen sur la société moderne (1895), Poèmes et rèveries d’un païen mistique (1895), Les oracles (1897), Les qestions (sic) sociales dans l’Antiqité (sic) : cours d’istoire (sic) universèle (sic) (1898), La seconde Républiqe (sic) : cours d’istoire (sic) universèle (sic) (1898), Symboliqe (sic) religieuse : cours d’istoire (sic) universèle (sic) (1898).

Photographie de Louis Ménard.
Louis Ménard, en 1911.

On a ici affaire à un néo-paganisme très clair et d’autant plus intéressant que Louis Ménard a également écrit Prologue d’une révolution, février-juin 1848 et a soutenu la Commune. On a ici affaire à l’aile radicale de la bourgeoisie ayant triomphé en 1848.

D’ailleurs, Louis Ménard fut un chimiste de haut niveau ; à la fin de sa vie, il exigeait une réforme de l’orthographe de fond en comble : il est le produit du radicalisme républicain.

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : une démarche qui vise le particulier

Le terme de « Parnasse » fait allusion au Parnasse de la mythologie de la Grèce antique, où Apollon vivait avec les neuf Muses, le terme étant par la suite utilisé en France pour désigner un rassemblement de poètes.

Les auteurs du courant du Parnasse ont pourtant obtenu un nom qu’eux-mêmes réfutaient. Catulle Mendès, dans La légende du Parnasse contemporain, raconte ainsi le processus ayant abouti au regroupement « parnassien » :

« Voulant publier un recueil collectif de vers nouveaux, les jeunes poètes d’alors avaient cherché un titre général qui n’impliquât aucun parti pris, ne put être revendiqué par aucune école, ne génât en rien l’originalité des inspirations diverses.

Ils voulaient que leur livre commun fût à la poésie ce que le Salon annuel est à la peinture. Ils songèrent naturellement aux publications analogues des poètes leurs ancêtres, et ils publièrent Le Parnasse contemporain, comme Théophile de Viau avait publié le Parnasse satyrique, comme d’autres lyriques avaient publié d’autres Parnasses. »

Catulle Mendès, vers 1889.

Il constate de la manière suivante l’offensive menée contre eux, avec des dénominations fantaisistes, des accusations de posséder un style lamentable, etc. :

« Au surplus, Stylistes, Formistes, Fantaisistes, Impassibles ou Parnassiens, il était avéré que nous étions parfaitement grotesques.

Je ne crois pas qu’à aucune époque d’aucun mouvement littéraire, il y ait eu, contre un groupe de nouveaux venus, un pareil emportement de gausseries et d’injures.

Raillés, bafoués, vilipendés, tournés en ridicule dans les nouvelles à la main, mis en scène dans les revues de fin d’année, tout ce que les encriers peuvent contenir de bouffonneries insultantes, on nous l’a jeté ; toutes les opinions stupides, tous les mots bêtes, on nous les a prêtés.

Nous fûmes, pendant un temps, les Jocrisses, les Calinos et les Guibollards de la poésie française.

Il suffisait de prononcer le mot « Impassible » pour que tout le monde pouffât de rire, et quelqu’un m’a affirmé qu’un jour, dans un embarras de voitures, un des cochers qui se querellaient, après avoir épuisé tout le vocabulaire populacier des outrages, avaient enfin jeté à ses adversaires vaincus cette injure suprême à laquelle il n’y avait rien à répondre : « Parnassien, va ! ». »

Cela témoigne de la véritable controverse posée par les « Parnassiens », qui s’ils avaient une posture rebelle typiquement néo-romantique, n’en étaient pas moins des partisans d’une démarche épurée, esthétisante, ayant une valeur spirituelle en soi.

Catulle Mendès, parlant des « Parnassiens » alors moqués, résume l’objectif de la manière suivante :

« C’étaient des impertinents, ces nouveaux venus, absolument ignorés hier, qui prétendaient conquérir le public au respect de l’idéal et du travail persévérant, à l’amour des belles formes, des beaux vers et des belles rimes, à l’enthousiasme pour l’art sacré.

En ces temps d’opérettes et de romans bâclés à la diable, on se souciait peu de la beauté et de la perfection rêvées. »

Ce que montre parfaitement ici Catulle Mendès, c’est que le Parnasse correspond en fait à l’exigence de la bourgeoisie d’avoir sa propre idéologie, sa propre esthétique, ayant comme valeur le travail et l’ostentatoire, le raffiné et l’élitiste, avec un spiritualisme non-religieux.

La poésie n’est plus liée à la sensibilité combinée à la technique d’expression, mais à la technique d’expression liée à un certain regard sur une chose. C’est une démarche qui vise le particulier et non pas l’universel. Et c’est une démarche individuelle de manière assumée.

Quand il parle également de conquérir le public, il témoigne également du fait que si les partisans de l’art pour l’art rejetaient la politique, ils portaient cependant tout à fait un drapeau.

Lorsque Gustave Merlet, professeur de français parmi les plus éminents de la République, représentant des agrégés de Lettres au Conseil supérieur de l’Instruction publique, éminent critique littéraire, etc., fait un recueil sur la poésie du XIXe siècle, il accorde une place essentielle au Parnasse ; lorsque l’inspecteur général Albert Cahen publie en 1908 un recueil de textes, il accorde 15 pages à Sully Prudhomme, 9 à Leconte de Lisle, 8 à François Coppée.


>Sommaire du dossier

Le Parnasse contemporain

Le terme de Parnasse désignant le mouvement provient d’une série de 18 recueils de poésie paru du 3 mars au 30 juin 1866, à l’initiative de Louis-Xavier de Ricard et Catulle Mendès, intitulée le Parnasse contemporain. La faillite économique immédiate du projet dès le premier numéro et avant même sa diffusion n’empêcha finalement pas sa réussite, grâce à l’intervention du libraire Alphonse Lemerre.

L’ensemble fut rassemblé dans un gros recueil publié le 27 octobre 1866. Par la suite, une nouvelle série fut publiée du 20 octobre 1869 jusqu’au milieu de l’année 1871, et rassemblé pareillement. Le troisième recueil fut publié directement sous la forme de fascicule, le 16 mars 1876.

Le Parnasse contemporain

37 poètes participèrent au premier, 56 au second, 63 au troisième, soit au total 99 poètes différents. Peu d’auteurs participèrent aux trois ; il faut noter ici Louis-Xavier de Ricard (10 poèmes, puis 2 et enfin 1), Albert Mérat (8 poèmes, puis 7 et 4), Henri Cazalis (8 poèmes, puis 2, puis 6), Catulle Mendès (5 poèmes, puis 7 et 1), Léon Dierx (7 poèmes puis 5 et enfin 8), José-Maria de Heredia (6 poèmes puis 1, puis 25), Léon Valade (5 poèmes, puis 4 et enfin 4), Leconte de Lisle (10 poèmes puis 1 et 1), Sully Prudhomme (4 poèmes, puis 5 et 1), Armand Renaud (4 poèmes, puis 1 et 1).

Il faut néanmoins noter des figures importantes pour le premier recueil et peu ou pas présentes par la suite. On y trouve en effet pas moins de 16 poèmes de Charles Baudelaire, 8 de Paul Verlaine, 11 de Stéphane Mallarmé, 11 d’Arsène Houssaye.

La figure principale du mouvement fut, historiquement, Leconte de Lisle, dont voici un poème célèbre, paru alors dans le premier Parnasse contemporain.

Leconte de Lisle

Le Rêve du jaguar

Sous les noirs acajous les lianes en fleur,
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil,
Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D’un large coup de langue il se lustre la patte,
Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;

Et, dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs.
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

En voici un autre, toujours dans le premier Parnasse contemporain, de Charles Baudelaire, très finement ciselé lui aussi, avec une tentative d’aller dans le sens de la mélodie, avec le jet d’eau comme prétexte.

Charles Baudelaire, par Étienne Carjat, vers 1862.

Le Jet d’eau

Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
Reste longtemps, sans les rouvrir,
Dans cette pose nonchalante
Où t’a surprise le plaisir.
Dans la cour le jet d’eau qui jase,
Et ne se tait ni nuit ni jour,
Entretient doucement l’extase
Où ce soir m’a plongé l’amour.

La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phoebé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.

Ainsi ton âme qu’incendie
L’éclair brûlant des voluptés
S’élance, rapide et hardie,
Vers les vastes cieux enchantés.
Puis elle s’épanche, mourante,
En un flot de triste langueur,
Qui par une invisible pente
Descend jusqu’au fond de mon coeur.

La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phoebé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.

Ô toi, que la nuit rend si belle,
Qu’il m’est doux, penché vers tes seins,
D’écouter la plainte éternelle
Qui sanglote dans les bassins!
Lune, eau sonore, nuit bénie,
Arbres qui frissonnez autour,
Votre pure mélancolie
Est le miroir de mon amour.

La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phoebé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.

Cet esprit expérimentateur dans le style dans le cadre de la description commentée d’un objet ou d’un phénomène se retrouve dans le poème suivant de Verlaine ; on retrouve ainsi à la fois Charles Baudelaire et Paul Verlaine dans le premier Parnasse contemporain, ce qui est important dans l’histoire de la littérature.

On remarquera par ailleurs que le poème suivant témoigne déjà du grand travail mélodique effectué par Paul Verlaine.

Verlaine, en 1893, par Otto Wegener.

MARINE

L’Océan sonore
Palpite sous l’œil
De la lune en deuil
Et palpite encore,

Tandis qu’un éclair
Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D’un long zigzag clair,

Et que chaque lame
En bonds convulsifs,
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,

Et qu’au firmament
Où l’ouragan erre,
Rugit le tonnerre
Formidablement.

On retrouve également le poème suivant de Paul Verlaine, plus conforme en un certain sens à l’esprit du Parnasse avec cette idée de prendre quelque chose comme prétexte pour exprimer quelque chose de manière ciselée, et surtout de se fixer à cette chose : Paul Verlaine vise davantage de profondeur, même ici de manière assez significative d’ailleurs.

L’oeuvre est, sans aucun doute, d’une grande ampleur, d’une grande aisance, avec un sens réel du rythme, de la mélodie, conformément aux meilleurs travaux de cet auteur fondamentalement inégal.

MON RÊVE FAMILIER

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même,
Ni tout à fait une autre, et m’aime, et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix lointaine et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Voici un poème de Louis-Xavier de Ricard, toujours du premier Parnasse contemporain ; c’est un sonnet dit estrambote, d’une pratique espagnole d’ajouter quelques vers tout à la fin. Il y a ainsi la chute traditionnelle du sonnet, mais également, par ces quelques vers, une sorte de note d’esprit qui vient se surajouter.

Cela reflète également la recherche stylistique, esthétique, du Parnasse.

Louis Xavier de Ricard,
vu par le peintre catalan Ramon Casas.

L’HIVER

SONNET ESTRAMBOTE

Une nuit grise emplit le morne firmament ;
Comme un troupeau de loups, errant à l’aventure
Dans la nuit, et rôdant autour de leur pâture,
Le vent funèbre hurle épouvantablement.

Le brouillard, que blanchit un tourbillonnement
Neigeux, se déchirant ainsi qu’une tenture,
On voit, parfois, au fond d’une sombre ouverture,
Le soleil rouge et froid qui luit obscurément.

Mais, tous deux, ayant clos les rideaux des fenêtres,
Mollement enlacés et mêlant nos deux êtres
Dans un fauteuil profond devant un feu bien clair ;

Nous nous aimons ; nos yeux parlent avec nos lèvres
Frémissantes ; et nous sentons dans notre chair
Courir le frisson chaud des amoureuses fièvres.

Tu peux durer longtemps encore, ô sombre hiver.
Car, réchauffés toujours au feu de leurs pensées,
Nos cœurs ne craignent point tes ténèbres glacées.

Comme on le voit, le Parnasse n’est pas une réalisation forcée, mais bien le produit de tout un mouvement intellectuel, avec des écrivains de haute volée.


>Sommaire du dossier

Le Parnasse : la négation de l’intériorité subjective

Une fois l’individualité affirmée, et la bourgeoisie basculant dans la décadence, il ne pouvait plus s’agir, en effet, de poser son individualité dans le monde, mais de faire du monde son individualité. C’est pourquoi le symbolisme et le décadentisme sont le prolongement naturel, dialectique du Parnasse.

C’est pourquoi le passage effectué, le Parnasse devait disparaître même de la mémoire bourgeoise.

Cependant, le Parnasse n’a pas seulement un intérêt historique, comme phase de transition vers le subjectivisme complet. En effet, la bourgeoisie a supprimé toute affirmation de l’intériorité subjective, au moment où l’aristocratie existait encore, bien que définitivement défaite en 1848.

Or, comme on le sait, si la bourgeoisie avait assumé le réalisme, l’aristocratie française avait adopté le romantisme ; le romantisme français est ainsi réactionnaire, à l’opposé des romantismes allemand et anglais, qui eux étaient portés par une bourgeoisie voulant libérer les esprits des académismes aristocratiques.

Cela signifie que le Parnasse permit aux forces réactionnaires de se précipiter dans la revendication de l’intériorité subjective. A la bourgeoisie exposant les choses froidement – comme le Parnasse et le naturalisme avec Emile Zola, ou encore le positivisme d’Auguste Comte – la réaction opposait des êtres vivants et cherchant à vivre de manière complète, tourmentés et trouvant dans le catholicisme un sens de l’orientation.

C’est ce qui rend vivant la littérature allant de Jules Barbey d’Aurevilly et Maurice Barrès à Georges Bernanos ou Julien Gracq, c’est-à-dire amenant la véritable littérature à s’assumer comme étant de droite, tandis que la littérature « de gauche » ne rassemblait que des bourgeois existentialistes, d’esprit moderniste et cosmopolite, opposés à tout héritage national.

Voici comment Charles Maurras, grande figure intellectuelle de la réaction, constate avec amertume le grand succès parnassien, pour le dénoncer, dans son article La Perfection sur le Parnasse publié dans la Gazette de France, le 25 février 1894 :

« Monsieur José-Maria de Heredia a obtenu le plus éclatant succès de presse de l’année 1893. L’Académie lui a d’abord décerné un de ses grands prix ; elle vient de l’élire au fauteuil de ce pauvre M. de Mazade.

La cour et la ville l’ont lu. Il n’est petit lettré qui ne sache par cœur Antoine et Cléopâtre et ne montre quelque exemplaire des Trophées triomphalement relié au milieu de sa bibliothèque (…).

Il y a une fable, assez ridicule, à détruire. Les plus déclarés adversaires du Parnasse se croient obligés de lui concéder les beautés de la forme, les mérites de la « facture », ce qu’on nomme enfin le métier.

Or, rien n’est moins exact. S’il est vrai que tous ces forgerons, bijoutiers, émailleurs, ébénistes et menuisiers du Parnasse n’ont guère rencontré de haute inspiration, ils n’ont pas eu davantage le tour de main, l’adresse et la maestria qui eussent permis de donner d’agréables bibelots d’étagères.

Ce qu’ils ont fait (si l’on excepte un ou deux psaumes de Leconte de Lisle et les gracieuses rêveries de Banville) se trouve sans valeur, même relative. »

Voici également comment Charles Maurras, dans Question sur les Parnassiens, publié dans la Gazette de France du 13 juillet 1902, massacre littéralement l’approche parnassienne :

« Tous les écrivains du Parnasse ont l’air écrasés par les objets qu’ils se sont proposé de nous peindre, par les instruments de leur art et par cet art lui-même.

Un vers est tiré par sa rime, un paysage effacé et, pour ainsi dire, mangé par le brutal éclat d’un mot à effet.

Au lieu de s’élancer des profondes sources de l’âme, accordée par de justes cadences aux figures de la réalité, la poésie des Parnassiens forme une suite de reflets papillotants, dénués de gradation naturelle, d’harmonie vraie, d’unité.

Que de fois les critiques de ma génération ont eu le loisir de montrer, en termes de cliniciens, l’exactitude littérale de ces conclusions un peu dures. »

Alors que la bourgeoisie devient vide de sens, s’auto-célébrant, allant à la Belle Époque, la réaction s’arroge le thème de la vie intérieure. Elle le fait, bien entendu, de manière non sincère sur le plan intellectuel : ni Maurice Barrès ni Charles Maurras ne possèdent ni ne défendent l’intériorité subjective.

Mais toute une série de figures sincères se sont précipitées dans la brèche ouverte par eux intellectuellement, permettant une dénonciation romantique – mais réactionnaire – du triomphe du capitalisme.

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : un mouvement essentiel désormais méconnu

En 1895, le peintre Paul Chabas peint Chez Alphonse Lemerre à Ville-d’Avray. Le lieu est l’ancienne résidence du peintre Jean-Baptiste Camille Corot ; elle appartient désormais à Alphonse Lemerre, un éditeur ayant fait fortune en publiant le poèmes des auteurs qui appartiennent à ce qui sera appelé le « Parnasse ».

Le tableau – une commande d’Alphonse Lemerre – présente de nombreux poètes et peintres : Paul Arène, Paul Bourget, Jules Breton, Henri Cazalis, Jules Claretie, François Coppée, Alphonse Daudet, Léon Dierx, Auguste Dorchain, José-Maria de Heredia, Paul Hervieu, Georges Lafenestre, Alphonse Lemerre et sa femme, Jeanne Loiseau, Leconte de Lisle, Marcel Prévost, Henry Roujon, Sully-Prudhomme, André Theuriet.

Tableau Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray, de Paul Chabas. Salon de 1895.
Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray
Salon de 1895

C’est un moment historique, reflétant toute une phase historique où, à côté du naturalisme, le Parnasse est devenu le mouvement le plus en phase avec une République bourgeoise prônant le développement de l’économie, le progrès social, une certaine vision utilitariste de la science.

Le Parnasse est, en effet, un mouvement littéraire ayant eu une importance capitale dans l’histoire idéologique et culturelle de la France. Il est le produit direct de la victoire de la bourgeoisie en 1848 ; il est le pas significatif pour s’arracher au réalisme et passer toujours plus dans le subjectivisme.

Le Parnasse a, en effet, comme principe de revendiquer l’art pour l’art, avec en même temps un certain esprit social moralisant et une volonté de méthode technique – scientifique. Ses auteurs, des poètes témoignant parfois un très haut niveau de technique littéraire, revendiquent le refus de la participation à toute revendication politique, considérant que seules des préoccupations esthétisantes suffisaient, tout en se posant en même temps résolument dans le camp bourgeois le plus ultra.

Leur seule préoccupation est leur individualité allant dans une perspective stylistique et une méthode se voulant impersonnelle ; il ne s’agit plus d’affirmer la personnalité, de développer les facultés, mais de bien présenter sur le plan de la forme et de la technique, avec un certain ton.

Le poète cesse d’être un être sensible intervenant dans la réalité, pour devenir un individu artisan ; Leconte de Lisle théorise cela de la manière la plus stricte, devenant le chef de file intellectuel de la démarche.

En ce sens, le Parnasse a comme fonction historique d’assécher l’affirmation de la personnalité propre à la bourgeoisie d’avant 1848, pour la faire passer dans l’affirmation de l’individualité.

Cela fut tellement une réussite que si à l’époque, dans la foulée de 1848, ses participants furent portés au pinacle par la société française, ils sont aujourd’hui plus que méconnus : tombés dans les oubliettes.

En 1929, dans son ouvrage Le Parnasse, la figure littéraire André Thérive peut tranquillement assassiner Sully Prudhomme, le premier prix Nobel de littérature, figure éminente du Parnasse, sans que cela n’émeuve :

« On ne saurait lire des vers plus obstinément mauvais que ceux de ce poète. La platitude et la cacophonie, le prosaïque et le grandiloque, la vulgarité du langage, une incapacité absolue de quitter le ton journalistique ou philosophard, voilà ce qui y offense sans cesse.

Aucune « poésie » ne jure plus fort avec le goût moderne, qui nous incline à chercher pour la Muse un langage spécial, des grâces celées, une démarche allusive. »

Que le premier prix Nobel de littérature, dont la poésie était essentielle à tout écolier, se fasse liquider une poignée d’années après, appartenant à un mouvement désormais totalement méconnu, ne s’explique que par le changement profond de nature de la bourgeoisie.

>Sommaire du dossier

La révolution par étapes et la démocratie populaire

Nous voulons ici expliquer une caractéristique essentielle du processus révolutionnaire, si importante que ne pas la comprendre aboutit même à sortir de son champ. Nous voulons parler de son évolution non linéaire, de son mouvement historique en termes d’étapes. Il s’agit là d’une question essentielle pour toute organisation d’un dispositif révolutionnaire, ainsi que de sa maturation. Qui nie l’existence d’étapes ou bien se trompe sur la nature de ces étapes est condamné à l’échec.

C’est une problématique à laquelle n’échappe personne sympathisant ou soutenant l’idée de révolution. C’est même elle qui va déterminer les cheminements personnels, les choix de vie.

Lorsqu’on a en effet acquis un certain niveau de conscience révolutionnaire, on décide toujours de s’impliquer pour la Cause. On oscille alors entre faire directement la promotion de la révolution ou bien chercher un terrain concret permettant une lutte avec immédiatement un certain nombre de gens. Cela aboutit au bout d’un certain à une situation intenable, avec au bout soit la capitulation par rapport au principe même de révolution, soit au repli total avec une activité théorique à l’écart des masses.

Les exemples de ce processus aboutissant au réformisme ou à l’isolement sont très nombreux, mais se généralisent en deux types. Le premier type est le raisonnement s’appuyant sur la thèse de la révolution permanente. La démarche à laquelle cela aboutit est ce qu’on appelle gauchisme, qui a une apparence hyper-révolutionnaire, mais tourne en réalité totalement à vide, dans une bulle s’appuyant sur la petite-bourgeoise radicalisée.

Il faudrait appeler à la révolution, tout le temps et n’importe comment, car celle-ci serait la seule actualité. Ce n’est même pas ici que les autres aspects soient secondaires : il n’y aurait qu’une seule chose à faire, « enclencher » la révolution. Cela conduit à nier la vie politique, faire de la société une sorte de vaste abstraction, rejeter en bloc tant la culture que l’héritage culturel national historique.

Le second type est la démarche visant à ajouter des étapes aux étapes, afin de finalement justifier la convergence ou même la collusion avec les vieilles valeurs, les institutions, la bourgeoisie, le capitalisme. Cela mène au raisonnement comme quoi le système pourrait être modifié depuis son intérieur, la révolution devant se dérouler dans le cadre des institutions, ce qui est une absurdité cédant vite la place au réformisme.

Il est paradoxalement très difficile de se positionner correctement par rapport à ces deux dangers ; c’est un véritable défi. On a vite fait de tomber de Charybde en Scylla. Se distinguer des gauchistes et des réformistes du passé ou du moment présent n’empêche pas que, sans travail efficace, on ne devienne comme eux dans le futur.

Le nombre d’énergies gâchées dans un sens ou dans un autre est pour cette raison immense et, au sens strict, seuls les communistes russes et chinois on trouvé le moyen de s’en sortir, ainsi que les communistes dans les pays d’Europe de l’est après 1945.

Le piège de la révolution permanente

Il existe deux moments importants dans la réfutation du gauchisme. Le premier, c’est lorsque Lénine écrit La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), le second c’est lorsque le trotskisme est écrasé en Union Soviétique sous la direction de Staline. Ce sont des moments-clefs, dans la mesure où ils établissent les bases d’une compréhension correcte de cette question.

Le gauchisme, dont le trotskisme est une des expressions, affirme que l’espace-temps politique est occupé par une seule contradiction, celle entre la classe ouvrière (ou bien le peuple, la multitude, etc.) et le capitalisme (ou bien le système, l’État, etc.), avec une seule issue possible : la révolution. Par conséquent, dans toutes les situations et ce sans exception, il n’y a qu’un objectif : hâter la venue de ce « grand soir ».

Il faut bien voir que cela prend l’apparence d’une ligne se voulant authentiquement combative, avec un engagement sincère et sans compromission, avec un sens de l’urgence et des nécessités historiques. Il est très facile, si l’on manque de connaissances idéologiques, de faire confiance à ceux qui ont l’air de « vouloir aller jusqu’au bout ».

C’est en réalité un piège, qui trouve sa source dans l’incompréhension de la nature du Parti Communiste. Le gauchisme pense que les révolutionnaires ne sont qu’une avant-garde quantitative, pas qualitative ; à court ou moyen terme, tout le monde arriverait sur ces mêmes bases. Les révolutionnaires ne seraient simplement qu’en avance.

De là vient l’apparence hyper-révolutionnaire, puisqu’il y a un discours volontariste se proposant d’amener tout le monde à la cause révolutionnaire. Cependant, c’est en réalité totalement décalé des réalités historiques et par conséquent cela ne pénètre pas les masses, qui reste imperméable aux « ultras », ceux-ci apparaissant simplement comme « déconnectés ».

En réalité, la révolution est objectivement l’actualité de notre époque, mais ce n’est pas une actualité subjective « permanente » pour autant. De plus, même le processus objectif de la révolution consiste en plusieurs étapes bien distinctes, en des moments sensiblement différents. Il faut tout un travail de compréhension de ces dimensions subjective et objective.

Croire qu’une situation révolutionnaire peut se produire à tout moment, par un quelconque événement « déclencheur », est une négation du rôle de l’idéologie et du principe du Parti Communiste comme lieu d’études et de synthèse pour exprimer une direction. C’est du spontanéisme.

Le rôle dirigeant du Parti Communiste

Le Parti Communiste est d’une nature qualitative différente de la classe ouvrière au sens strict, car il en est la synthèse politique et idéologique. Il est organiquement lié à la classe ouvrière, mais il en est une expression historique nécessaire et par conséquent il possède sa propre dignité.

Lénine a présenté ainsi cette nécessité historique, dans Que faire ? :

« Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par-là même – qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien – un renforcement de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers.

Tous ceux qui parlent de « surestimation de l’idéologie », d’exagération du rôle de l’élément conscient, etc., se figurent que le mouvement purement ouvrier est par lui-même capable d’élaborer et qu’il élaborera pour soi une idéologie indépendante, à la condition seulement que les ouvriers « arrachent leur sort des mains de leurs dirigeants ».

Mais c’est une erreur profonde (…). Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n’a pas élaboré une « troisième » idéologie ; et puis d’ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes).

C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise.

On parle de spontanéité.

Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise, il s’effectue justement selon le programme du Credo, car mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei [que le syndicalisme, en allemand] ; or le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie.

C’est pourquoi notre tâche, celle de la social-démocratie, est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, et de l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire (…).

La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles.

C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? – on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux qui penchent vers l’économisme, à savoir « aller aux ouvriers ». Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée. »

Le Parti se fonde sur une théorie, c’est là la base de son identité politique. Et c’est en même temps une fonction idéologique dans la classe ouvrière et les larges masses. Cela implique des choix tactiques.

La tactique et la stratégie

La question de la tactique employée par les communistes a été au centre des différentes réunions de l’Internationale Communiste. Chaque Parti Communiste était alors en effet une composante de l’Internationale, qui décidait de manière centralisée des tactiques à adopter.

Avec une vue d’ensemble et dans le cadre de la crise générale du capitalisme, il s’agissait pour l’Internationale d’agir tel un Parti Communiste mondial et d’impulser les luttes de telle manière à ce qu’elles relancent la vague révolutionnaire commencée avec Octobre 1917.

Par tactique, il faut comprendre ici la capacité politique pour un parti à s’orienter, comprendre qu’il faut faire des choix et effectuer les bons. Lénine nous en donne la définition suivante :

« Sans un programme, le parti ne peut exister en tant qu’organisme politique plus ou moins intégral, capable en toutes occasions de maintenir fermement sa ligne à chaque tournant des événements.

Sans une ligne tactique, basée sur une estimation de la situation politique en cours et fournissant des réponses précises aux « questions fâcheuses » du moment, il est possible d’avoir un petit groupe de théoriciens, mais non une unité politique opérante.

Sans une évaluation des courants idéologico-politiques « actifs », actuels et « à la mode », un programme et des tactiques peuvent dégénérer en « points » morts et il serait alors impossible de s’en servir pour résoudre les milliers de problèmes pratiques détaillés et infiniment concrets avec la compréhension de l’essence de ces problèmes, la compréhension de « ce dont il retourne ». »

Lénine, De la campagne électorale et de la plate-forme électorale, 1911

Les congrès de l’Internationale Communiste étaient marqués par des débats sur la situation du capitalisme à l’échelle mondiale, avec des décisions prises concernant les tactiques à appliquer en conséquence. Chaque Parti devait réaliser ces tactiques et le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste procédait aux rectifications nécessaires si tel n’était pas suffisamment le cas.

Au bout d’une certaine période, il fut considéré toutefois que cela demandait un travail de compréhension de chaque pays qui revenait à chaque Parti Communiste particulier, en raison de la très haute complexité de la question.

Sans le comprendre alors, avec la dissolution de l’Internationale Communiste durant la seconde guerre mondiale, on passait de l’exigence d’une tactique adéquate à celle de la Pensée-guide.

C’est Gonzalo qui, au Pérou, a formulé le principe théorique de ce concept ; il existe un document précieux à ce sujet, réalisé de notre part avec les camarades d’Afghanistan, du Bangladesh et de Belgique. La Pensée-guide est la voie de la révolution dans un pays particulier, synthétisée par un communiste ayant pleinement compris ses aspects économiques, sociaux, culturels, militaires, idéologiques, etc. C’est donc une stratégie.

Ce concept est tardif, il émerge dans les années 1980 ; Gonzalo a compris cela en étudiant la révolution chinoise dirigée par Mao Zedong. De manière logique, nous avons à sa suite formulé, avec les camarades de Belgique, le principe que la révolution russe s’était appuyée sur la Pensée-guide de Lénine.

L’Internationale Communiste n’avait pas cette compréhension encore. Elle formulait la chose ainsi seulement alors : chaque Parti Communiste devait employer la tactique adéquate correspondant à la situation de son propre pays. Il n’y avait pas de lecture stratégique d’exigée, puisque l’existence de l’URSS impliquait que la stratégie était simplement de rejoindre son camp.

Les forces révisionnistes, comme on le sait, ont justement dévoyé cette question des conditions particulières pour, à chaque fois, justifier la « voie pacifique » au nom de tel ou tel aspect national particulier. Ils ont en fait proposé ni plus ni moins qu’une « stratégie », mais réformiste. En France, c’est Maurice Thorez qui a joué ce rôle de destruction de l’orientation révolutionnaire, de choix du pacifisme, du parlementarisme censé être « révolutionnaire ».

Maurice Thorez représente, pour ainsi dire, l’anti-Pensée-guide. Il a proposé une stratégie, mais pas la bonne. Il a rejeté la révolution permanente, ce qui est juste, mais son analyse de la société française s’est empêtrée dans le réformisme, la soumission aux institutions, la participation à l’État, etc. Il a formulé une stratégie erronée.

La révolution par étapes

L’Internationale Communiste, dans sa recherche des tactiques adéquates, a formulé deux approches qui, une fois synthétisées, s’avèrent en réalité être des stratégies. Nous tenons à insister sur cette nuance. L’Internationale Communiste n’a pas directement formulé cela comme étant une stratégie, même si cela en découle inévitablement.

La première approche concerne les pays de nature coloniale ou semi-coloniale. Il est éventuellement possible d’impliquer la bourgeoisie nationale dans la révolution et les paysans doivent l’être de toutes façons. La révolution socialiste passe par une étape anti-féodale anti-impérialiste, c’est-à-dire une révolution démocratique.

La seconde approche concerne les pays capitalistes. À leur stade impérialiste, les monopoles prennent toujours plus de place, jusqu’à prendre le contrôle entier de l’État afin d’aller à la guerre, en s’appuyant sur un régime fasciste. La révolution socialiste passe par une étape démocratique – populaire.

L’exemple réussi de la première approche est la révolution chinoise. L’Internationale Communiste avait toutefois mal paramétré la révolution démocratique, ce qui provoqua des tensions momentanées entre l’Internationale Communiste et les communistes chinois. C’est Mao Zedong qui en exposera les fondements corrects, ce que Staline reconnaîtra.

Les exemples réussis de la seconde approche sont les démocraties populaires d’Europe de l’Est, établies sur la destruction du fascisme, il est vrai dans les conditions particulières de la victoire de l’armée rouge sur l’Allemagne nazie. À cela, il faut ajouter trois expériences essentielles :

– le Front populaire en France, se formant à partir de 1934 et se réalisant en 1936 ;

– la guerre antifasciste en Espagne, née du Front populaire et se réalisant comme front antifasciste ;

– la guerre antifasciste en Grèce, contre l’occupant nazi puis après 1945 contre les forces britanniques aidées par les États-Unis.

Ce que nous pouvons voir historiquement, c’est que le concept de révolution démocratique a été théorisé de manière définitive en Chine et repris par Gonzalo. Le Parti Communiste de Chine, à l’époque de Mao Zedong, met en avant la révolution démocratique comme stratégie dans les pays semi-féodaux semi-coloniaux.

C’est une question réglée. La révolution démocratique est l’étape inévitable pour les pays caractérisés par une pénétration impérialiste ayant formé un féodalisme par en haut et une bourgeoisie bureaucratique. L’aspect féodal est principal par rapport à l’aspect colonial, parce qu’il n’y a pas de dimension anti-impérialiste sans affirmation démocratique, donc anti-féodale.

Il faut particulièrement insister sur ce point, car il existe une large tendance opportuniste faisant de la question coloniale l’aspect principal, pour promouvoir un « anti-impérialisme » qui correspond en réalité aux intérêts de la bourgeoisie nationale, de la petite-bourgeoisie la plus radicale. De nombreuses organisations « maoïstes » de pays opprimés ne sont que des vecteurs de la bourgeoisie nationale.

Cependant, le Parti Communiste de Chine n’a pas parlé en profondeur des pays capitalistes, dont il ne connaissait pas suffisamment la situation ; Gonzalo demande de son côté que le Front populaire soit analysé par les communistes des pays capitalistes, ainsi que la lutte armée des années 1970-1980. Il est possible désormais de répondre à cette exigence théorique.

Nous affirmons par conséquent que, de la même manière que la révolution démocratique, de type anti-féodale anti-impérialiste, est une étape nécessaire dans les pays opprimés, la révolution démocratique – populaire, de type anti-monopoliste antifasciste, est une étape nécessaire dans les pays capitalistes.

La nature de l’étape

L’étape consiste en un moment particulier propre au processus révolutionnaire en général. Sa substance est de dépasser des contradictions qui ne sont pas, au sens strict, directement liées à la contradiction classe ouvrière – bourgeoisie, même si cela en forme l’arrière-plan fondamental. En termes politiques, il s’agit pour la classe ouvrière d’élargir son alliance jusqu’à ce qu’on arrive à un point de basculement historique en sa faveur.

Il est possible de formuler une loi générale concernant cette question. Plus la classe ouvrière est forte, moins l’étape prend un aspect important. Il y a en effet moins le besoin d’une alliance élargie. Inversement, s’il y a une large paysannerie ou bien une petite-bourgeoisie solidement implantée, plus l’étape démocratique, démocratique – populaire est significative.

Il va de soi que cela dépend des situations propres à chaque pays. Certains pays sont très marqués par le féodalisme, d’autres beaucoup moins ; l’emprise semi-coloniale est bien plus forte dans certains pays que d’autres. Dans certains pays, le développement s’est fait en maintenant simplement des restes idéologiques de féodalisme, dans d’autres l’arriération structurelle est quasi complète.

Dans les pays capitalistes, les couches sociales intermédiaires sont plus ou moins fortes, les techniciens et cadres jouent un rôle plus ou moins grand dans l’économie. L’hégémonie idéologique – culturelle connaît différents types, notamment en fonction de la capacité des notables à prédominer. Le pays lui-même peut être dans une situation de développement inégal : en Italie, les Brigades rouges étaient portées par la classe ouvrière, mais celle-ci était trop faible dans tout le sud du pays, ce qui imposait une étape qui n’a pas été vue.

À l’arrière-plan, pour l’étape démocratique (anti-féodale, anti-impérialiste) comme pour l’étape démocratique – populaire (anti-monopoliste, antifasciste), tout est une question d’alliance – sous sa direction – de la classe ouvrière avec les couches sociales intermédiaires. Il est nécessaire de souligner l’importance centrale de cette question de la direction.

Seule la classe ouvrière, de par son affrontement avec la bourgeoisie, est capable de porter le nouveau et de combattre sans compromis l’ancien. Cela est valable dans n’importe quelle situation historique. Même si c’est seulement une partie de la bourgeoisie qui est devenue l’ennemi principal, cela n’empêche pas qu’il n’y ait de lutte réellement conséquente que si la classe ouvrière la dirige.

Seule la classe ouvrière est capable de lire les nécessités historiques, sous la direction de son Parti Communiste. Le Front réalisé à chaque étape vise à la résolution de tâches allant dans le sens général de l’Histoire et il faut donc que la classe ouvrière en soit le moteur. Il s’agit de dépasser une situation historique bloquée pour lancer le processus de transformation générale, allant au socialisme, au communisme.

La détermination de la nature du Front à construire prend par conséquent une forme différente selon les contextes, les particularités nationales, le processus de la lutte de classes, etc. Dans les années 1930, la forme d’alliance du Front populaire français n’était pas exactement la même qu’en Espagne, où par exemple la bourgeoisie catalane jouait un rôle progressiste. Après 1945, le Front antifasciste en Allemagne de l’Est avait des particularités par rapport à celui en Tchécoslovaquie, en raison de l’importance de la base de masse du nazisme.

La question du calibrage du Front, de ses luttes, représente donc une dialectique tactique – stratégie devant s’appuyer sur une compréhension historique de la situation nationale, au moyen d’une maîtrise approfondie du matérialisme dialectique.

L’étape, moment dialectique de la révolution

Il faut bien saisir que, au sens strict, la révolution démocratique et la révolution démocratique – populaire ne sont que des étapes. La révolution démocratique formulée par l’Internationale Communiste et Mao Zedong a toujours été considéré comme imbriquée dans le processus révolutionnaire socialiste. Elle n’existe pas de manière indépendante. Il s’agit d’une étape, d’un moment dialectique.

Pour cette raison, les communistes ont toujours parlé de révolution par étapes, de révolution ininterrompue. Il n’y a ainsi pas véritablement de révolution démocratique comme réalité séparée, seulement une révolution socialiste dans un pays semi-féodal semi-colonial avec une étape révolutionnaire-démocratique. Il en va de même pour la révolution démocratique – populaire, étape de la révolution socialiste dans les pays capitalistes.

En fait, qui ne comprend pas les principes du matérialisme dialectique et ne voit pas que, dans l’ensemble des processus matériels, tout est relié de manière dialectique à la base, ne peut pas comprendre le principe d’étape. L’étape est un moment propre à la nature générale du processus révolutionnaire porté par la classe ouvrière dans son affirmation du socialisme, du communisme.

Les tâches se définissent par rapport à cette perspective, car la tendance au communisme est irrépressible. Il ne s’agit pas d’une orientation morale, d’un choix « politique » ou quoi que ce soit de ce genre. Il s’agit de questions à régler dans le cheminement historique, de tâches à mener pour pouvoir aller plus loin.

Cela part du principe matérialiste dialectique comme quoi la matière va au communisme. À partir du moment où la matière connaît des sauts qualitatifs dans ses processus, alors inévitablement elle va vers davantage de complexité, un appui renforcé, amélioré à sa propre existence, une organisation collective toujours plus grande, une expression plus approfondie. Le communisme est propre au mouvement même de la matière.

Il ne faut d’ailleurs jamais perdre de vue que la période historique de révolution socialiste, avec son étape démocratique – populaire, consiste en la socialisation des forces productives, en l’effacement des conceptions intellectuelles, culturelles, pratiques, allant dans le sens d’une interprétation du monde fondée sur la considération comme quoi il existerait des éléments séparés, des « briques » dans la constitution du monde.

Cette socialisation des forces productives est le dépassement des contradictions historiques, et par là l’affirmation d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité, et dans une moindre mesure dans l’histoire éternelle de l’univers. Tant les gauchistes que les réformistes négligent ou nient cet aspect : le mouvement de la matière elle-même.

L’étape est un moment dialectique de la révolution ; c’est la réalisation de tâches allant dans le sens de l’affirmation du mouvement de la matière. Calibrer son activité en fonction de cela est nécessaire pour accomplir les différentes tâches de l’étape.

Les tâches dans l’étape et la question du calibrage

Le calibrage est une approche fondamentale du matérialisme dialectique. Toute décision, revendication, affirmation… doit reposer sur une évaluation adéquate de la situation, son rapport avec le processus d’ensemble, son intérêt dans la lutte de classes, ses conséquences économiques, politiques, culturelles, idéologiques, militaires.

Les implications d’une étape intermédiaire au socialisme sont donc nombreuses. La première est la détermination des alliés, des formes d’alliances possibles, souhaitables, nécessaires. Cela implique une analyse de l’ensemble des couches sociales et de la possibilité de former un rapport politique, social, culturel avec elles. Il va de soi que cela ne peut pas avoir une mise en place effective sans le maintien de l’autonomie prolétarienne comme noyau dur du processus révolutionnaire.

La seconde est le calibrage politique en fonction des rapports entre les différentes couches sociales. Il ne s’agit pas simplement de faire des revendications de type démocratique et populaire, qui iraient d’elles-mêmes, spontanément, dans le sens du socialisme. Ce serait là revenir à la démarche du Parti Communiste Français de Maurice Thorez, amenant à l’abandon de tout principe.

Il s’agit de calibrer les positionnements politiques en fonction des nécessités historiques. Nous pensons être en mesure de poser une orientation générale pour cela, au moyen d’une grille de lecture s’appuyant :

– sur la contradiction travail manuel / travail intellectuel ;

– sur la contradiction villes / campagnes.

L’insistance sur la seconde contradiction est notre apport historique ; nous considérons qu’il y a ici la clef pour comprendre l’évolution de la société capitaliste en termes géographiques, l’émergence de l’anticapitalisme romantique comme nostalgie du passé, mais également la crise écologique et le rapport aux animaux, questions essentielles du 21e siècle.

En fait, il est possible maintenant de dire que nous avons les deux grands repères pour ne pas se perdre dans les tâches relevant de l’étape de la démocratie populaire et même du socialisme. Il suffit pour cela d’avoir en ligne de mire le communisme comme résolutions de la contradiction ville – campagne et de la contradiction travail manuel – travail intellectuel.

Ces résolutions ne sont pas des événements se déroulant uniquement dans le futur ; leurs processus sont inhérents au dépassement du capitalisme, ils sont déjà en cours. On ne peut d’ailleurs comprendre aucun phénomène historique sans l’étudier en rapport à ces deux contradictions. Le mode de production capitaliste fait suffoquer toutes les activités humaines, l’existence humaine, mais pas seulement : les conséquences écologiques à l’échelle planétaire sont en rapport direct avec cela.

Cela impose une compréhension, une sensibilité particulière. Il n’est pas possible d’être communiste au 21e siècle et de ne pas être révolté par la destruction de l’environnement, par la condition animale ; c’est là une insulte à la dignité de l’évolution de la matière, à la matière elle-même. L’idéologie communiste ne peut pas aller sans valorisation de la dignité de la matière vivante.

Cette exigence historique s’associe avec les tâches de l’étape intermédiaire : il est évident que la révolution démocratique – populaire porte en elle l’affrontement ouvert avec les grands monopoles détruisant la planète. Il ne s’agit pas de développer une critique comme celle faite contre le néo-libéralisme, contre les « excès » du capitalisme. Il s’agit d’aller dans le sens du démantèlement à la fois concret et culturel de monstres comme McDonald’s, l’urbanisation débridée, l’industrie du nucléaire, les usines de l’exploitation animale ou les monopoles de l’armement.

Le démantèlement n’est pas la socialisation. La grande distribution, les banques, la grande industrie… doivent être socialisées, et non pas démantelées. Les deux tâches sont bien distinctes. En fait, le démantèlement apparaît comme une tâche davantage démocratique que socialiste, d’où son appartenance à l’étape nécessaire historiquement.

Calibrer l’activité communiste
par rapport à l’étape et aux moments politiques !

La compréhension de la nature de l’étape permet de bien distinguer les moments d’affirmation des positions communistes, ainsi que leur cadrage. Cela permet d’éviter les postures propres à la « révolution permanente ». Avec la juste compréhension des contradictions ville – campagne et travail manuel – travail intellectuel, on évite également l’écueil du basculement dans le réformisme.

Il appartient à chaque communiste de se saisir d’une des deux contradictions comme principale et de s’intégrer dans le processus de la lutte de classes en fonction des nécessités historiques. Cela n’est qu’ainsi que des résultats réels, prolongés, peuvent être obtenus. Nous affirmons que le reste n’est que pragmatisme, démarche velléitaire, pouvant avoir parfois l’air spectaculaire, mais sans qu’il n’en ressorte rien pour autant.

Nous affirmons qu’aucune activité communiste ne peut être « spontanée », ne peut s’exprimer « directement » ; elle doit passer par le matérialisme dialectique et historique pour trouver le vecteur adéquat, pour trouver le moyen d’une médiation appropriée, adaptée à la société.

Ne pas agir ainsi, c’est s’imaginer qu’il suffit de se placer au service de la révolution de manière subjective pour parvenir à quelque chose. Nous ne nions pas l’importance de la rupture subjective, bien au contraire. Mais pour que celle-ci soit complète, il faut un haut niveau de synthèse, d’analyse historique, de participation à la vie réelle des masses.

La combinaison de la rupture subjective et d’une interprétation matérialiste dialectique, historique de la réalité, est la clef pour être communiste, à l’opposé de tout subjectivisme.

Il ne s’agit pas de se plier au niveau « moyen » de conscience des larges masses en pratiquant un réformisme lisse ou de courir derrière la petite-bourgeoisie en adoptant une démarche semi-anarchiste. Il s’agit de calibrer sa propre activité en se tenant à un terrain bien déterminé, en ayant une démarche conforme aux exigences économiques, sociales, culturelles, écologiques, etc. afin de profiter de la force de la tendance historique au communisme.

Dans le cadre d’un pays capitaliste hautement développé, avec de nombreuses couches sociales intermédiaires, avec de puissants monopoles, avec un haut niveau d’aliénation, avec des structures économiques et culturelles à démanteler, cela impose une perspective démocratique – populaire.

La démocratie populaire et la guerre populaire prolongée

Il va de quoi qu’aucune perspective révolutionnaire sérieuse ne peut faire l’économie de la question de la démocratie populaire, rien que de par la question du poids de la classe ouvrière et de son rapport aux couches sociales intermédiaires, principalement la petite-bourgeoisie.

La révolution présuppose l’engagement de l’ensemble des masses sur le terrain de la lutte armée, ce qui exige une situation révolutionnaire bien déterminée, mobilisant bien plus que simplement la classe ouvrière. Toutes les tentatives de type insurrectionnelles, pratiquées notamment dans les années 1920, ont échoué précisément parce qu’elles étaient incapables d’englober l’ensemble des masses.

La défaite face au fascisme correspond d’ailleurs à la chute de nombreux secteurs populaires dans les mains de la réaction. Si le Parti Communiste est incapable d’organiser un vaste Front de masses, alors c’est le fascisme qui organisera son propre front réactionnaire ! Telle est une terrible leçon historique, payée très chèrement.

Avec l’approfondissement de la crise générale du capitalisme, toute cette problématique réapparaîtconséquemment. La révolution avait été littéralement paralysée, pendant plusieurs décennies, par la formation d’un capitalisme avancé, exploitant les pays du tiers-monde et neutralisant un maximum de contradictions. Il y a là un important changement de situation.

Être marxiste-léniniste-maoïste, c’est considérer que la seconde moitié du 20e siècle se caractérise par le déplacement de la crise révolutionnaire dans la zone des tempêtes, l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie. Cela implique qu’il faille considérer la situation actuelle comme un renouveau en France de la problématique révolutionnaire, qui s’extirpe d’une paralysie liée au développement d’une société aux forces productives développées.

Cela implique une vaste petite-bourgeoisie s’excitant toujours davantage et cherchant vainement à s’approprier la direction de la société, une aristocratie ouvrière cherchant à maintenir ses positions, mais aussi d’un prolétariat métropolitain, vivant dans le 24 heures sur 24 de la vie capitaliste.

Cela renforce d’autant plus le sens de la démocratie populaire comme sas au socialisme.

Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

Février 2019

>> Retour à la page des documents du PCF (mlm)

Auguste Comte : ordre et progrès

Le positivisme ne devait pas être un outil que pour la bourgeoisie : il devait servir également à mobiliser le prolétariat derrière la bourgeoisie. Il s’agissait impérativement d’encadrer intellectuellement et moralement le prolétariat naissant. Voici un exemple de comment Auguste Comte explique l’importance de parer à la menace communiste, dans son Discours sur l’ensemble du positivisme :

« Pour rendre justice au communisme, on doit surtout y apprécier les nobles sentiments qui le caractérisent, et non les vaines théories qui leur servent d’organes provisoires, dans un milieu où ils ne peuvent encore se formuler autrement. En s’attachant à une telle utopie, nos prolétaires, très peu métaphysiques, sont loin d’accorder à ces doctrines autant d’importance que les lettrés. 

Aussitôt qu’ils connaîtront une meilleure expression de leurs vœux légitimes, ils n’hésiteront pas à préférer des notions claires et réelles, susceptibles d’une efficacité paisible et durable, à de vagues et confuses chimères, dont leur instinct sentira bientôt la tendance anarchique. »

Car Auguste Comte en est conscient : dans un pays développé comme la France alors, une idéologie ne peut plus être partielle et doit être capable de toucher toute la société, toutes les couches de la population. Elle ne peut pas concerner que la bourgeoisie…

Dans le Discours sur l’esprit positif, Auguste Comte fait donc cet avertissement :

« S’il faut aussi admettre la nécessité d’une vraie systématisation morale chez ces esprits émancipés, elle ne pourra dès lors reposer que sur des bases positives, qui finalement seront ainsi jugées indispensables.

Quant à borner leur destination à la classe éclairée, outre qu’une telle restriction ne saurait changer la nature de cette grande construction philosophique, elle serait évidemment illusoire en un temps où la culture mentale que suppose ce facile affranchissement est déjà devenue très commune, ou plutôt presque universelle, du moins en France. »

Il s’agit d’ailleurs de mobiliser le prolétariat, ainsi que les femmes, contre le catholicisme et l’aristocratie, donc dans une optique démocratique, mais par le positivisme, donc au service de la démarche industrielle de la bourgeoisie :

« La nature intellectuelle du positivisme et sa destination sociale ne lui permettent un succès vraiment décisif que dans le milieu où le bon sens, préservé d’une vicieuse culture, laisse le mieux prévaloir les vues d’ensemble, et où les sentiments généreux sont d’ordinaire le moins comprimés.

A ce double titre, les prolétaires et les femmes constituent nécessairement les auxiliaires essentiels. de la nouvelle doctrine générale, qui, quoique destinée à toutes les classes modernes, n’obtiendra un véritable ascendant dans les rangs supérieurs que lorsqu’elle y reparaîtra sous cet irrésistible patronage. »

Auguste Comte est ici mégalomane et, annonçant le triomphe universel du capitalisme, la domination de la bourgeoisie, il fait de sa théorie positiviste la nouvelle idéologie de l’humanité toute entière :

« Sa fondation théorique [Auguste Comte parle du positivisme] trouve aussitôt une immense destination pratique, pour présider aujourd’hui à l’entière régénération de l’Europe Occidentale.

Car, d’une autre part, à mesure que le cours naturel des événements caractérise la grande crise moderne, la réorganisation politique se présente de plus en plus comme nécessairement impossible sans la reconstruction préalable des opinions et des mœurs.

Une systématisation réelle de toutes les pensées humaines constitue donc notre premier besoin social, également relatif à l’ordre et au progrès.

L’accomplissement graduel de cette vaste élaboration philosophique fera spontanément surgir dans tout l’Occident une nouvelle autorité morale, dont l’inévitable ascendant posera la base directe de la réorganisation finale, en liant les diverses populations avancées par une même éducation générale, qui fournira partout, pour la vie publique comme pour la vie privée, des principes fixes de jugement et de conduite.

C’est ainsi que le mouvement intellectuel et l’ébranlement social, de plus en plus solidaires, conduisent désormais l’élite de l’humanité à l’avènement décisif d’un véritable pouvoir spirituel, à la fois plus consistant et plus progressif que celui dont le moyen âge tenta prématurément l’admirable ébauche. »

Ainsi, le positivisme fut un simple outil, mais Augste Comte pensait qu’il avait découvert une clef incroyable à l’histoire de l’humanité. Dans la dernière partie de sa vie, il décida même de faire du positivisme une religion.

Cela n’est pas original du point de vue bourgeois. Ainsi, la révolution française elle-même avait tenté de formuler des « religions » républicaines. En 1793, ce fut le culte de la Raison, en 1794 celui de l’Être suprême, en 1796 la « théophilantropie ».

On retrouvera cela par la suite avec l’idéal républicain bourgeois, avec ses instituteurs de la IIIe République, son Parti Radical, ses préfets et hauts fonctionnaires « au service de la nation », ses savants, etc.

Il s’agissait là, également, on l’aura compris, de faire de l’appareil d’État un remplaçant de la religion sur le plan de la vie quotidienne et de l’éducation, précisément ce qu’Auguste Comte escomptait faire.

Pour cette raison même, Auguste Comte voulut instaurer une religion positivste, dont le culte ne visait pas à vénérer un être suprême, mais à méditer sur la vie, pour perfectionner la réalité. La mise en place d’un calendrier et des prêtres allait en ce sens, afin de célébrer le progrès des idées.

Ici, en arrière-plan, on a Auguste Comte qui a eu une passion platonique pour une femme dénommée Clotilde de Vaux, décédée rapidement après leur rencontre ; elle fut sa source d’inspiration pour cette religion dite de l’Humanité. Dans sont testament, Auguste Comte s’adressera à cette femme :

« Tu fus, à ton insu, comme je le dis chaque mardi, la femme la plus éminente, de cœur, d’esprit, et même de caractère, que l’histoire universelle m’ait jusqu’ici présentée. L’avenir me paraît difficilement susceptible d’un meilleur type. »

On a ainsi tous les 6 avril une Sainte Clotilde, avec tous les quatre ans une Journée des saintes femmes, car un culte personnel de l’Homme à la Femme (l’épouse, la fille, la mère) doit être réalisée. On notera qu’Auguste Comte a eu un peu avant ses trente ans une grave dépression, l’amenant dans une institution pour de nombreux mois, et que c’est sa mère qui s’occupa de lui.

À cela s’ajoute neuf prétendus sacrements en rapport avec la vie sociale : présentation (baptême), initiation (à 14 ans), admission (21 ans), destination (28 ans) ; mariage, maturité (42 ans), retraite (63 ans), transformation (au lit de mort), incorporation au grand Être (7 ans après la mort).

Enfin, un temple de l’Humanité devait être bâti ; les treize grandes figures choisies par Auguste Comte pour représenter treize mois de 28 jours étaient Moïse, Homère, Aristote, Archimède, César, Saint Paul, Charlemagne, Dante, Gutenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric Il et Bichat.

L’unique temple en Europe se situe rue Payenne à Paris ; on y trouve inscrit la devise du positivisme :

« L’amour pour principe, l’ordre pour base, et le progrès pour but. »

Elle dépend de l’Église positiviste du Brésil, pays où le positivisme a été récupéré de manière très importante lors d’une tentative d’émergence de la bourgeoisie, au point de faire d’un mot d’ordre d’Auguste Comte, Ordre et progrès, la devise placée sur le drapeau national.

Le drapeau du Brésil, avec le mot d’ordre d’Auguste Comte.

Voici comment la thématique de l’ordre et du progrès est abordé dans le Discours sur l’esprit positif, en 1844 :

« Quoique les nécessités purement mentales soient sans doute, les moins énergiques de toutes celles inhérentes à notre nature, leur existence directe et permanente est néanmoins incontestable chez toutes les intelligences : elles y constituent la première stimulation indispensable à nos divers efforts philosophiques, trop souvent attribués surtout aux impulsions pratiques, qui les développent beaucoup, il est vrai, mais ne pourraient les faire naître.

Ces exigences intellectuelles, relatives, comme toutes les autres, à l’exercice régulier des fonctions correspondantes, réclament toujours une heureuse combinaison de stabilité et d’activité, d’où résultent les besoins simultanés d’ordre et de progrès, ou de liaison et d’extension.

Pendant la longue enfance de l’Humanité, les conceptions théologico-métaphysiques pouvaient seules, suivant nos explications antérieures, satisfaire provisoirement à cette double condition fondamentale, quoique d’une manière extrêmement imparfaite.

Mais quand la raison humaine est enfin assez mûrie pour renoncer franchement aux recherches inaccessibles et circonscrire sagement son activité dans le domaine vraiment appréciable à nos facultés, la philosophie positive lui procure certainement une satisfaction beaucoup plus complète, à tous égards, aussi bien que plus réelle, de ces deux besoins élémentaires. »

Auguste Comte, avec le positivisme, a pratiquement inventé l’utopie bourgeoise d’un progrès infini fondé sur un ordre évoluant de manière infinie… Même si dans les faits, il n’a fait que contribuer à la lutte idéologique de la bourgeoisie française dans sa concurrence acharnée avec le catholicisme et la bourgeoisie lors de la restauration.

>Sommaire du dossier