Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • L’élargissement de l’État islamique au-delà des Arabes et ses implications

    L’Islam avait réussi à s’imposer dans toute la péninsule arabique, mais son drame historique est que Mahomet décède en 632 au moment où les conquêtes extérieures commencent et se concrétisent par d’importants succès.

    Les dirigeants musulmans avaient nommé comme « calife », pour diriger le pouvoir arabo-islamique, Abou Bakr As-Siddiq, un important commerçant mecquois de la tribu Quraych, à laquelle appartenait Mahomet.

    En apparence, cela ne posa pas de souci initialement, car Mahomet avait dans le Coran su combiner les exigences juridiques (propres aux commerçants et marchands) avec des principes encadrant la caste militaire s’étant formée.

    Mahomet, en tant que chef, avait compris la nécessité de superviser par en haut l’expansion de l’Islam, seul moyen de systématiser le droit auprès de clans et de tribus divisés.

    On a ainsi un impôt universel, le khoms, présenté comme suit dans le Coran, dans la sourate Le butin :

    « Sachez (Ô vous les croyants !) que de tout ce que vous gagnez, le cinquième (Khoms) appartient à Allah, au Prophète et à ses proches, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs (à court d’argent), si vous croyez en Allah et à ce qu’IL a révélé à Notre Serviteur (Mohammad) le Jour du Discernement, le jour où les deux parties se sont rencontrées; et Allah est Puissant sur toute chose. »

    A ce cinquième des gains s’ajoute une aumône destinée à la communauté, la zakat, présentée dans 80 versets du Coran. Elle s’élève à 2.5 % du chiffre annuel épargné sur les avoirs et les biens, les récoltes, les fonds de commerce, les animaux définis comme bétail. La zakat ne touche cependant pas les terrains et les bâtiments, le mobilier, les vêtements, les hypothèques, les bijoux personnels.

    On a ici une franche séparation entre la vie personnelle (dans un logement, avec des vêtements, du mobiliser, des bijoux) et une activité relevant des échanges, les avoirs étant intégrés comme accumulation de richesse provenant des échanges.

    Manuscrit du Coran, 7e siècle

    La richesse sociale est clairement sous-entendue comme commerciale et marchande et c’est d’autant plus vrai que l’agriculture était peu développée et nécessitait qui plus est des grandes opérations à partir d’une force centrale. Il y a bien dans l’Islam un sens de la propriété, mais c’est un sens de la propriété commerciale.

    Cette propriété commerciale exige un droit et l’Islam est l’étape de la systématisation de ce droit. Voilà pourquoi la tradition islamique insiste sur la capacité de Mahomet à faire sortir les Arabes de la Jahiliyyah, de l’ignorance. Un moment connu est celui où la Kaaba dut être reconstruite en raison de crues. Naturellement chaque chef de tribu veut remettre la pierre noire à sa place, une dispute s’ensuit mais l’un d’entre eux propose d’écouter la première personne entrant dans la pièce.

    C’est bien entendu Mahomet, qui amène un grand tissu, pose la pierre noire dessus, chaque chef tirant un bout du tissu jusqu’au lieu où Mahomet lui-même remet la pierre à sa place.

    L’expansion islamique en 750, avec en vert l’empire byzantin formant un verrou

    Seulement voilà, avec les conquêtes hors de la péninsule arabique, on n’a plus simplement des chefs de tribus, mais des peuples entiers, avec des religions polythéistes, chrétiennes, ou encore juifs, zoroastriens, des langues différentes, des mœurs différentes, des traditions particulières, etc.

    Le Coran, parfaitement adapté à un environnement arabe pour faire se généraliser la Mecque comme capitale juridico-commerciale, doit désormais répondre à l’élaboration d’un système dans un cadre bien plus large.

    Cela amena que des concepts relatifs devinrent absolus. Ce que Mahomet avait mis en place pour des rapports épisodiques et relatifs, ce qui comptant étant la communauté comme système fermé, dut se généraliser pour des sociétés humaines dont les musulmans ne formaient qu’une partie, tout en dominant.

    L’expansion islamique, en trois grandes étapes

    Ainsi, les conquêtes étaient la source de nouvelles richesses, que ce soit par le butin, par l’impôt annuel appelé jizîa visant les hommes non musulmans en âge de faire le service militaire, par l’impôt appelé kharâj sur les provinces non-musulmanes non-conquises. Ce dernier impôt est très important, car dans la logique de départ, les terrains conquis, tout comme l’eau (en surface et souterraine) relève de la propriété publique.

    Mais, de par la systématisation de tels rapports, il y a avec les conquêtes une contradiction acceptée entre un État islamique au service de la communauté musulmane et des rapports intermédiaires sur le long terme avec les populations non musulmanes.

    C’est là en opposition avec la démarche même de l’Islam, qui se veut un système fermé destiné aux Arabes, puisque le moteur part des exigences des commerçants et des marchands depuis la Mecque, capitale commerciale-religieuse systématisant un cadre juridique.

    Un Coran du 9e siècle

    L’Islam se voit dès le départ travaillé par cette contradiction entre un capital commercial unifié dans la péninsule arabique et une caste militaire s’étant formée de par les premières victoires permises par l’unification arabe et en expansion grâce aux victoires.

    Le califat, en tant qu’État islamique devant être un système communautaire arabe, un cadre juridique avec une idéologie religieuse justifiant les notions de bien et le mal, est devenu un espace militaire voyant son élargissement comme fin en soi.

    Ce qui apparaît à l’origine comme une structure duale, avec d’un côté les commerçants aux commandes dans la péninsule arabique et de l’autre une caste militaire, est devenue un régime s’évertuant à des conquêtes amenuisant dès le départ la dimension arabe du mouvement et rendant secondaire l’aspect commercial interne par rapport aux conquêtes.

    Miniature de l’artiste persan Behzad, 16e siècle, Le conseil de l’ascète, un exemple de remise en cause de l’interdiction arabo-coranique de représenter des êtres vivants

    L’intégration des tribus turques fut ici décisive pour ce tournant.

    L’Islam souffre historiquement du fait que si les conquêtes renforcent en apparence le droit islamique, qui s’étend et qui voit son appareil se renforcer, il le vide de son sens en le désarabisant et en le coupant de la base centrale qu’est la Mecque comme plaque tournante des échanges.

    La caste militaire profite d’ailleurs d’une base arrière économique et juridique, ainsi qu’idéologique, pour appuyer et justifier ses entreprises et avoir son propre agenda, et elle réduit toujours plus la Mecque et la péninsule arabique à cette fonction d’outil justificatif.

    C’est cela qui explique comment par la suite l’empire ottoman pourra aussi simplement prendre les commandes de l’Islam.

    La carte de l’empire ottoman à son apogée à la fin du 16e siècle

    Il n’y avait concrètement que deux options historiques : soit le capital commercial s’élargissait en englobant les nouveaux territoires et parvenait à établir un marché unique de très grande ampleur… ce qu’évidemment les commerçants et les marchands arabes n’avaient nullement la possibilité de faire…

    Soit la caste militaire s’appropriait en fin de compte les territoires conquis par des moyens bureaucratiques et autoritaires. C’est ce qui s’est historiquement passé et une démarche par en haut ne pouvait que produire des contradictions en série.

    Le troisième calife meurt assassiné en 656 et l’Islam explose en différents courants religieux, un quart de siècle après la mort de Mahomet.

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  • Les conquêtes arabes aux dépens des empires perse et byzantin

    Il est évident que l’affirmation unitaire des Arabes – concernant autour de 300 000 personnes – impliquait des capacités militaires démultipliées par la centralisation. De par les mœurs prévalant jusque-là, cela ne pouvait aboutir qu’au lancement immédiat de guerres de conquête de la part de tribus habituées aux razzias.

    Tel n’était pas le but initial de Mahomet, pour qui la guerre ne devait permettre qu’à la systématisation juridique de la Mecque. Mais ayant besoin d’une dimension militaire pour imposer l’Islam comme idéologie de tous les Arabes, Mahomet dut déployer dans l’Islam une dimension militaire.

    Expression d’un compromis des commerçants et marchands avec la caste militaire se formant, on trouve l’Islam deux concepts fondamentaux, d’une importance capitale :

    – dār al-Islām, la terre de l’Islam, désigne une zone pacifiée où l’Islam prévaut, c’est-à-dire où le droit prévaut, c’est-à-dire de fait où les commerçants et marchands prévalent ;

    – dār al-harb, la terre de la guerre, désigne une zone où l’Islam ne prévaut pas et qui doit par conséquent être la visée de l’expansion de type militaire.

    Une telle division reflète parfaitement la nature des deux forces en présence dans l’Islam dès le départ.

    Les initiatives arabes d’unification de la péninsule arabique puis d’offensive contre l’empire perse à l’est et l’empire byzantin à l’ouest

    Toutefois, dès la mort de Mahomet, il va se dérouler un phénomène qui va bouleverser l’Islam arabe. L’unification arabe a en effet donné un élan tel que ses forces militaires prennent le dessus sur des empires décadents. On passa en fait d’une unification arabe pour résister aux empires à la possibilité de se confronter à ces empires, qui plus est de manière victorieuse.

    Ce n’était nullement prévu par Mahomet et ce n’est pas la perspective du Coran, dont l’axe est purement juridique ; on se doute que cela devait révolutionner l’Islam.

    Le jeune Mahomet et le moine Bahira, Perse, 1307 ; le moine chrétien Bahira aurait fait découvrir le christianisme au jeune Mahomet et aurait reconnu sa dimension prophétique

    De fait, si à la mort de Mahomet en 632 toute la péninsule arabique est conquise par les Arabes musulmans, les conquêtes se poursuivent immédiatement.

    De 636 à 642, les Arabes envahirent la moitié de l’empires byzantin et la totalité de l’empire perse, empires qui s’étaient épuisés l’un contre l’autre, alors que quelques années auparavant l’historien byzantin Théophylacte Simocatta pouvait encore les définir comme « les yeux du monde ».

    En fait, Khosro II avait réussi à prendre le pouvoir en Perse grâce à un soutien militaire de l’empire byzantin, mais il se retourna contre celui-ci, conquérant la Syrie en 610, Jérusalem en 614, l’Égypte en 616, l’Anatolie jusqu’à Byzance elle-même en 626, pour devoir faire face à une contre-offensive byzantine victorieuse, la guerre durant de 602 à 628 et épuisant les protagonistes.

    L’autre facteur est que s’étaient mis en branle des tribus turques venues des monts Altaï, qui furent les alliées des Byzantins contre les Perses et qui passeront dans la foulée dans le camp de l’Islam, rajoutant ainsi aux forces arabes, naturellement entièrement sur le mode garnison militaire – établissement de structures relevant de l’État islamique.

    Le territoire d’origine des « Turcs bleus »

    En deux siècles et demi, cette confédération des tribus des « Turcs bleus » (le bleu étant la couleur céleste) partirent du nord de la Chine pour s’installer en Anatolie.

    On a là une double convergence, puisque les Arabes se démarquent des Byzantins chrétiens et des Perses zoroastriens au moyen d’une religion qui leur est propre et leur permet de faire leur propre « proposition » idéologique, et que ces tribus des « Turcs bleus » émergent eux-mêmes alors que la Chine est alors momentanément en crise.

    Si on ajoute aux Turcs des restes de l’empire perse, des chrétiens plus ou moins hérétiques, les Arabes et leur Islam parvinrent à entraîner de véritables masses de gens dans la direction d’une conquête militaire s’associant à une logique de structuration administrative centralisée et stable.

    Dans un tel développement, la dimension conquérante l’emportait qualitativement sur la structuration interne ayant comme dynamique la nécessité des commerçants et des marchands de « civiliser » les territoires.

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  • Les Arabes en unification face aux empires perse et byzantin

    Il n’était naturellement nullement évident de rassembler les Arabes divisés en clans et en tribus au moyen de la Mecque comme ville pacifiée et policée par le droit. Pour que l’Islam triomphe, il fallait qu’une autre contradiction se pose, celle entre ces clans et tribus en général et d’autres forces.

    L’Islam naît de deux contradictions, au sens strict :

    – la contradiction entre les commerçants et marchands et le cadre arriéré de la société sur le plan du droit, ce qui formait un obstacle au commerce ;

    – la contradiction entre les Arabes divisés et les empires byzantin et perse qui, de par leur centralisation, défaisaient les Arabes comme ils l’entendaient.

    Dans la genèse de l’Islam, jusqu’à la mort de Mahomet en 632, la première contradiction est l’aspect principal. Après cela, avec les conquêtes arabes, c’est le second aspect qui l’emporte, faisant triompher une caste militaire qui balaya l’hégémonie des commerçants et des marchands.

    Mahomet recevant le Coran de l’ange Gabriel, Perse, début du 14e siècle

    Historiquement, avant l’affirmation de l’Islam, la situation était la suivante. Depuis l’époque d’Alexandre le Grand, autour du 3ème siècle. avant notre ère, les tribus arabes, équipées du chameau et surtout du dromadaire, développent sur cette base des activités commerciales en réseau permettant de connecter l’Océan Indien, l’Ethiopie et la Corne de l’Afrique, à la Méditerranée.

    Le désert d’Arabie n’est alors plus l’obstacle qu’il fut durant des millénaires et des sociétés se développent dans des oasis, partout où cela est possible.

    Une représentation du 14e siècle, le premier a volé le chameau au second, qui a lui-même volé un cheval

    Fort de leur maîtrise du désert, les tribus arabes remontent vers la Syrie et la Mésopotamie et leur installation, de la Jordanie actuelle jusqu’au nord de l’Irak, autour de ce qui est aujourd’hui la région de Diyarbékir et Mossoul, permet de connecter plus rapidement la Perse, elle-même traversée de nomades utilisant le chameau, au Levant et à l’Asie Mineure.

    Dans ces régions, les Grecs les désignent comme « Arabes scènites » soit les « Arabes de la tente » de manière très significative pour décrire leur mode d’organisation en camp mi-foire commerciale, mi-camp militaire.

    La fameuse ville de Palmyre, notamment, qui fera émerger un Etat arabo-romain dissident autour de la reine Zénobie (267-273), annonçait déjà les synthèses à venir, dont l’islam sera l’aboutissement. En particulier, le rôle des Araméens sera décisif comme empreinte culturelle sur les tribus arabes.

    L’empire de Palmyre, qui sera repris par Rome, tout comme l’empire des Gaules

    La proximité linguistique des langues araméennes et de l’arabe permettant d’infuser en direction des tribus arabes la gigantesque accumulation culturelle des araméens du Levant et d’Orient, dont le Coran est un reflet.

    A la veille de l’essor de l’islam, il existe alors trois forces gouvernementales, exerçant un pouvoir naturellement assez tronqué, difforme, faible, etc. Toutes sont justement localisées dans les zones de contacts avec la culture araméenne, hégémonique notamment en Perse.

    On a déjà la tribu des Lakhmides, dont le campement militaire a abouti à la formation de la ville d’Al-Hira, carrefour commercial à l’origine des revenus gouvernementaux en plus des tributs et des quelques expéditions menées. Le gouvernement est sous domination perse et les dirigeants sont d’ailleurs zoroastriens.

    Les Lakhmides forment un satellite arabe de l’empire perse, qui est dominé par la dynastie des Sassanides. L’empire, immense, occupe les actuels Iran, Irak, Arménie, Caucase du sud, Asie centrale du sud-ouest, Afghanistan occidental, région du golfe persique, ainsi que des morceaux des actuels Turquie, Syrie, Pakistan.

    Celui-ci entend restaurer l’Empire antique des Achéménides, en débordant l’hellénisme par une affirmation culturelle iranienne fondée sur une réforme religieuse du zoroastrisme et sur la base d’une appropriation persane de la culture araméenne.

    C’est d’ailleurs à ce moment que sont formés les alphabets des satellites chrétiens de cet Empire, l’alphabet arménien et géorgien, en s’appuyant sur l’alphabet araméen et en tentant d’orienter le christianisme de ces satellites vers celui des populations araméennes considérées comme persanes, à défaut de pouvoir imposer de force le zoroastrisme. Cet élan culturel iranien est une chose déterminante, qui imprimera aussi fortement l’islam, une fois écrasé l’Empire sassanide.

    Inscription bilingue en grec et araméen à Kandahar, en Afghanistan, sous le règne de l’empereur maurya Ashoka, 3e siècle avant notre ère

    On a ensuite la tribu des Ghassanides, qui avait comme capitale Jabiyah et était tournée vers le christianisme avec d’ailleurs une soumission à l’empire byzantin, concurrent de la Perse. On a pareillement le commerce au cœur des activités.

    Les Ghassanides forment un satellite arabe de l’empire Byzantin, qui occupe grosso modo les actuels Turquie, Grèce, Balkans, avec une partie de l’Italie, etc. Ce sont les restes de Rome pour l’Orient, avec bien entendu la fameuse Constantinople comme capitale.

    Al-Harith roi ghassanide des Arabes, représentation de 1334

    On a enfin le royaume de Kindah, qui a Dumat Al-Djandal comme capitale et qui a longtemps dépendu de l’empire himyarite plus au sud. Ce petit empire est important, car il s’effondre juste avant l’émergence de l’Islam et présentait un contre-exemple pour celui-ci.

    L’empire himyarite consista effectivement, dans le sud de la péninsule arabique en une tentative de fusionner des petits royaumes arabes, avec une tentative de dépasser le polythéisme en assumant le judaïsme comme religion générale. Le christianisme se développa néanmoins et les concurrences entre clans, tribus, royaumes locaux amena un effondrement complet.

    Le royaume de Kindah regroupe sur cette carte toute la partie est de la région centrale, les noms sont ceux des principales tribus

    On peut ainsi dire qu’au moment de l’émergence de l’Islam, la péninsule arabique consiste en des clans unifiés en tribus pour former des blocs capables de se maintenir dans une situation précaire, alors que les territoires consistent principalement en un lieu de passage pour les échanges entre les Indes d’un côté, l’empire perse et l’empire byzantin de l’autre.

    La situation ne pouvait se maintenir indéfiniment de par l’expansionnisme perse byzantin. L’Islam est ainsi né en unifiant les Arabes divisés dans le cadre d’une péninsule fonctionnant par le commerce et exigeant des normes juridiques strictes et stables… en se distinguant tant du christianisme byzantin que du zoroastrisme perse. Il fallait une affirmation idéologique unificatrice et permettant de s’opposer en « bloc » à deux autres blocs.

    L’empire byzantin à l’ouest, touchant l’empire perse des Sassanides (plus à l’est encore on a l’empire Gupta en Inde), alors que la péninsule arabique va voir les Arabes s’unifier

    Le Coran, malgré l’affirmation de sa nature universelle et surtout « incréé », aussi éternel que Dieu, ne s’adresse dans le fait qu’aux Arabes et ne traite que de la réalité de la péninsule arabique, avec ses animaux, son environnement naturel, sa géographie, etc. Pour reprendre ce qu’on lit dans la sourate La consultation :

    « Et c’est ainsi que Nous t’avons révélé un Coran arabe, afin que tu avertisses la Mère des cités (la Mecque) et ses alentours et que tu avertisses du Jour du rassemblement, – sur lequel il n’y a pas de doute – Un groupe au Paradis et un groupe dans la fournaise ardente. »

    Le Coran est arabe pour les Arabes. Cependant, l’unification arabe va démolir ce simple cadre.

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  • Mahomet, continuateur des réformes à la Mecque

    L’omniprésence urbaine dans l’Islam est très lourde de sens et se retrouve bien entendu dans tout le parcours de Mahomet, qui se confond avec les réformes dans un sens urbain de la Mecque, sur plusieurs générations.

    Mahomet était lui-même un caravanier du clan des Hachémites relevant de la tribu des Qorays, tribu qui contrôlait la Mecque, alors un grand carrefour commercial. Et on peut voir, ce qui est clairement déterminant, qu’avant même que Mahomet ne mette en place l’Islam et son pèlerinage à la Mecque, cette ville était déjà le lieu d’un rassemblement annuel pour aller vénérer la Kaaba, le petit bâtiment hébergeant une pierre noire, avec déjà les cercles à parcourir autour.

    Gravure européenne de 1778 représentant la Mecque

    Mahomet n’a fait que, historiquement, accompagner le saut qu’a connu la Mecque, qui était déjà le centre servant de repère aux habitants de la Jazirat-ul Arab, la péninsule arabique. La venue annuelle, s’étalant sur quatre mois, était prétexte au commerce puisque la dimension mystico-religieuse conférait à la ville un aspect politique totalement stable.

    Mahomet a systématisé cela avec l’Islam.

    Et également, encore une fois avant même que Mahomet n’affirme l’Islam, il joue un rôle essentiel dans le traité appelé Hilful-Fodzul (le « pacte des vertueux »). Issu d’un conflit entre marchands, il établit des principes de respect des actes commerciaux, le serment des marchands se faisant… devant la Kaaba.

    Une fois l’Islam affirmé, Mahomet confirmera ce pacte et maintiendra comme on le sait l’importance de la Kaaba. Mahomet est un accompagnateur œuvrant à systématiser et à encadrer les rapports en ville – d’où l’insistance sur le caractère avant tout juridique de l’Islam.

    Photo de la Kaaba en 1910

    L’Islam émerge en fait avec Mahomet à la suite de perpétuelles tentatives de pacifier les très violents rapports entre les clans, les tribus, les commerçants.

    La vendetta primait, y compris sur des générations ; le culte patriarcal de l’honneur systématisant les bains de sang.

    Il existait toute une série de pratiques commerciales plus que douteuses où le hasard prenait une grande place lors des achats, avec une pièce devant toucher la marchandise ou bien une marchandise vendue sans que l’acheteur ne sache ce qu’elle vaut, la vente d’un chameau non encore né ou d’une production de fruits n’ayant lieu que trois ans après, à quoi s’ajoutent divers escroqueries comme masquer les prix, etc.

    Il y avait une contradiction explosive entre le développement du commerce dans la péninsule arabique et les rapports arriérés. L’Islam est l’expression du dépassement productif de cette contradiction ; la solution ne pouvait que provenir de la Mecque, lieu par excellence du commerce et des rapports interpersonnels, inter-tribaux.

    Représentation européenne de la Mecque, 1907

    Un ancêtre direct de Mahomet, Qusay ibn Kilab (400-48), son arrière-arrière-arrière-arrière-arrière grand-père, avait déjà mis en place à la Mecque un Dar al-Nadwa (lieu de rassemblement) pour essayer d’avoir des discussions dès l’engagement des disputes.

    Le grand-père de Mahomet, Abd al-Muttalib, qui procéda d’ailleurs à son éducation en raison de la mort de ses parents, essaya d’établir une série de règles : le respect des promesses, pas d’entrée dans les lieux privés en grimpant un mur ou en passant par une porte de derrière, ne pas se marier à la famille proche, ne pas pratiquer l’adultère, exiler les prostituées, cesser d’enterrer vivant les jeunes filles pour ne pas qu’elles soient capturées, ne pas boire d’alcool, couper la main des voleurs, payer au moyen de cent chameaux une amende en cas de meurtre involontaire, approvisionner le pèlerinage à la Kaaba en eau, faire sept fois le tour de la Kaaba lors du pèlerinage, être habillé en faisant le tour (auparavant il fallait payer des habits particuliers à la tribu des Qorays et ce n’était pas fait), respecter les mois saints, pratiquer le tirage au sort (pour essayer de résoudre pacifiquement les conflits).

    Il est évident que Mahomet n’a fait que reprendre les principes de ses ancêtres, en leur faisant passer un cap. Voilà pourquoi le Coran est parsemé de menaces de l’enfer, d’appel à se comporter de manière correcte, etc. C’était conforme avec l’exigence du développement du commerce allant avec l’établissement de rapports apaisés entre les participants.

    Mahomet avançant vers la Mecque avec les anges GabrielMichaelIsrafil et Azrail, 16e siècle

    Et c’est la raison pour laquelle la Mecque est au cœur de l’Islam en tant que systématisation du droit dans la péninsule arabique, c’est la « Mère des cités » comme il est dit dans la sourate La consultation :

    « Et c’est ainsi que Nous t’avons révélé un Coran arabe, afin que tu avertisses la Mère des cités (la Mecque) et ses alentours et que tu avertisses du Jour du rassemblement, – sur lequel il n’y a pas de doute – Un groupe au Paradis et un groupe dans la fournaise ardente.

    Et si Allah avait voulu, Il en aurait fait une seule communauté. Mais Il fait entrer qui Il veut dans Sa miséricorde. Et les injustes n’auront ni maître ni secoureur.

    Ont-ils pris des maîtres en dehors de Lui ? C’est Allah qui est le seul Maître et c’est Lui qui redonne la vie aux morts; et c’est Lui qui est Omnipotent. »

    Et à la Mecque, quand on prie, on se tourne vers la Kaaba, symbole du pacte historiquement uniquement commercial, le Hilful-Fodzul réalisé juste avant l’Islam, mais généralisé au droit dans son ensemble, comme accord juridique systématisé en civilisation.

    Le verset 97 de la sourate La table sacralise ce symbole :

    « Allah a institué la Ka’aba, la Maison sacrée, comme un lieu de rassemblement pour les gens. (Il a institué) le mois sacré, l’offrande (d’animaux,) et les guirlandes, afin que vous sachiez que vraiment Allah sait tout ce qui est dans les cieux et sur la terre; et que vraiment Allah est Omniscient. »

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  • La ville, cœur véritable de la dynamique de l’Islam

    Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī (801 – 873) est un Arabe philosophe, mathématicien, médecin, musicien ; il est l’auteur de pratiquement 300 ouvrages pour ceux parvenus jusqu’à nous, dont 32 au sujet de la géométrie, 22 de la philosophie, 22 de la médecine, 16 de l’astronomie, 12 de la physique, 11 de l’arithmétique, 9 de la logique, 7 de la musique, 5 de la psychologie.

    Il est né à Koufa, dont son père est gouverneur : la ville n’était pas moins que la capitale du califat abbasside dominant l’Islam de 750 à 1258. Cette ville était elle-même fondée initialement comme lieu de garnison militaire, notamment par son ancêtre direct Al-Ash’ath ibn Qays, qui combattit aux côtés de Mahomet et décéda en 661.

    Aristote enseignant à un élève, vers 1220

    La question se pose ainsi de la manière suivante : comment en deux cent ans, est-on arrivé, en partant d’une poignée de clans batailleurs et guerriers rassemblés en tribus batailleuses, à un intellectuel multi-domaines capable de lire et d’interpréter Aristote, au point d’en faire la clef de sa vision du monde ?

    La réponse est la ville. Au sens strict, l’Islam a la ville en perspective, c’est son point de repère, sa fixation idéologique et également sa dynamique. L’Islam est le produit direct de la contradiction entre les villes et les campagnes et son expansion généralise les villes.

    Telle est la clef de l’Islam comme phénomène historique. Ce n’est pas du tout un produit de bédouins ou de nomades ; au contraire, c’est le fruit d’une fixation sociale bien déterminée en un lieu défini en tant que tel comme ville. L’histoire de l’émergence de l’Islam passe d’ailleurs par deux villes : la Mecque et Médine, en particulier la Mecque bien entendu, centre névralgique de la péninsule arabique comme seul lieu apaisé où le commerce pouvait s’assumer librement.

    Et l’Islam se développe par les villes, les villes se développent par l’Islam. Cet aspect est indubitable et absolument caractéristique de l’Islam. En plus de Koufa, Bassorah et Bagdad, on a Alexandrie, le Caire, Damas, Cordoue, Palerme, Mossoul, Hamadan, Ray, Téhéran, Ispahan, Shiraz, Nishapur, Samarcande, Boukhara…

    Ces villes nouvelles ou entièrement réaménagées hébergent autour de cent mille personnes, avec parfois des centres immenses : 300 000 personnes vivent à Cordoue, 400 000 au Caire, un million à Bagdad – certainement la ville la plus grande du monde à l’époque.

    Bagdad entre 767 et 912

    Il est par ailleurs bien connu que l’Islam a accordé une vaste place à l’architecture, depuis Basra al-Hamra au Maroc actuel jusqu’au Taj Mahal dans l’Inde actuelle.

    Ce n’est pas simplement un repli artistique en cette direction en raison de l’interdiction dans l’Islam de représenter un être vivant. C’est l’expression d’une focalisation sur la ville, sur le caractère urbain ; l’Islam souligne de manière incessante qu’on ne saurait être musulman tout seul, il faut être en communauté, en communauté rassemblée, donc en communauté urbaine.

    Tapis turc de la fin du 18e siècle représentant la grande mosquée de la Mecque

    Pourquoi cette importance accordée à la ville ? Il existe deux raisons historiques à cela. La première, c’est que Mahomet systématise des réformes déjà lancées à la Mecque, le grand centre du commerce de la péninsule arabique. L’Islam s’affirme donc comme rassemblement communautaire pacifié par opposition à la logique tribale et clanique dominant jusque-là chez les Arabes et s’opposant au commerce.

    L’Islam n’est pas la religion des bédouins et de nomades, elle est au contraire leur intégration forcée dans un cadre arabe centralisé dans les villes.

    La ville est, à ce titre, une expression artificielle ; pour l’Islam, la ville est un centre forgé par la force pour faire triompher le droit – un droit constitué comme expression des besoins des commerçants et des marchands en ayant assez des incertitudes dues aux querelles incessantes et sanglantes des clans et des tribus.

    Cela produit une contradiction, avec d’un côté une systématisation par la culture islamique des bonnes manières, des mœurs policés, des attitudes correctes, et de l’autre une démarche militariste considérée comme le seul moyen d’imposer par en haut le droit.

    L’Alhambra de Grenade en Andalousie, comme base fortifiée

    Pour cette raison, la base organisationnelle de l’Islam, c’est la garnison militaire organisée, c’est-à-dire la ville en formation par en haut, ce qu’on appelle initialement « misr », ville-camp (au pluriel « amsar »). La langue des musulmans des Indes est ainsi l’ourdou – apparue comme Lashkari Zaban – langue des armées, langue du campement militaire, le mot ourdou venant du turc ordu signifiant armée.

    La ville de Koufa est née de cette manière, comme prolongement du campement militaire, et c’est vrai pour Bassorah ; Bagdad est pareillement née comme Madīnat as-Salām (la ville de la paix), sur le tas, à partir d’un plan préétabli d’une ville ronde avec une mosquée au centre.

    L’expansion militaire islamique, de 622 à 632 en rouge foncé, de 632 à 661 en rouge clair, de 661 à 750 en beige

    Cela va avoir deux principales conséquences historiques. La première, c’est que pour l’Islam, toute division géographique est administrative-militaire, sans reconnaissance culturelle ni nationale. Cela va totalement paralyser les masses face à la colonisation et leur donner un comportement erratique dans la décolonisation, dont l’exemple le plus parlant est le FLN algérien oscillant entre un mysticisme islamique et une affirmation nationale romantique.

    Cela jouera également un grand rôle dans les conflits dans le cadre de la fin des empires au 20e siècle, car pour les musulmans un territoire ne dépend pas en dernier ressort de sa population, mais de son statut administratif, et uniquement de son statut administratif.

    Ainsi, le Nagorny Karabagh peut bien avoir une population à l’écrasante majorité arménienne, étant administrativement un territoire supervisé dans un cadre islamique depuis des siècles, il n’est plus arménien au sens strict. Les situations furent nombreuses à être du même type, comme l’État princier d’Hyderabad en Inde.

    La seconde conséquence historique va avoir une immense portée. Comme la garnison militaire a été le mode opératoire de l’expansion islamique, il y avait de fait une centralisation systématisée, avec une logique de ponction pour les frais du pouvoir.

    C’est cela l’élément manquant à l’explication de pourquoi la propriété n’a pas pu apparaître dans les territoires relevant de la civilisation islamique. Friedrich Engels, dans une lettre à Karl Marx (du 6 juin 1853), constatait fort justement :

    « L’absence de propriété foncière est en effet la clé de toute l’Orient. C’est la base de l’histoire politique et religieuse.

    Mais quelle est l’origine du fait que les Orientaux ne parviennent pas à la propriété foncière, même pas de type féodal ?

    Je crois que cela dépend essentiellement du climat, lié aux conditions de sol, en particulier aux grandes zones désertiques qui s’étendent du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse et la Tatarie jusqu’aux plus hauts plateaux de l’Asie.

    L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture : or, elle est l’affaire soit des communes, des provinces, ou du gouvernement central. Le gouvernement, en Orient, n’a jamais eu que trois départements : finances (mise au pillage du pays), guerre (pillage du pays et des pays voisins) et travaux publics. »

    Pour prendre un exemple fameux, le barrage de Marib fut construit vers 700 avant notre ère au Yémen afin de permettre l’irrigation de terres agricoles. Il connut de multiples réparations, mais une crue, mentionnée dans le Coran par ailleurs (sourate Saba versets 15 et 16), le détruisit vers 570, amenant l’effondrement du royaume et la fuite de 50 000 personnes.

    C’est une question essentielle renforçant le besoin d’opérations d’envergure par un gouvernement central – toutefois il faut ajouter que cette centralisation était elle-même induite par l’expression initiale du pouvoir comme garnison militaire organisée, exprimant une communauté hiérarchisée, se posant comme ville.

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  • Le théâtre contemporain comme piège et surenchère

    Le théâtre contemporain, tout comme ses équivalents en poésie, en musique, pour les romans, la peinture, etc. est un piège, qui feint d’approfondir le sens de l’humanité, de développer sa sensibilité, pour en réalité faire se replier tout un chacun sur son moi. Sans cette déviation, une œuvre du théâtre contemporain ne serait qu’un idéalisme complet, incapable d’avoir un certain ressort.

    Dans Antigone de Jean Anouilh, on trouve ainsi ce passage typique d’une prétention à la sensibilité qui se retourne en repli sur le moi, sur la posture.

    Il y a un silence, Ismène demande soudain :

    ISMENE
    Tu n’as donc pas envie de vivre, toi?

    ANTIGONE, murmure.
    Pas envie de vivre… (Et plus doucement encore, si c’est possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l’air froid sur sa peau nue? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n’en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu’il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d’herbe dans le près et qu’on ne pouvait pas tous les prendre?

    ISMENE, a un élan soudain vers elle.
    Ma petite soeur …

    ANTIGONE, se redresse et crie.
    Ah, non! Laisse-moi! Ne me caresse pas! Ne nous mettons pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi, tu dis? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c’est assez?

    ISMENE, baisse la tête.
    Oui

    ANTIGONE
    Sers-toi de ces prétextes.

    ISMENE, se jette contre elle.
    Antigone! Je t’en supplie! C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi, tu es une fille.

    ANTIGONE, les dents serrées.
    Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d’être une fille!

    Le théâtre contemporain est ainsi un piège, car il part d’une sensibilité réelle – du spectateur, de l’auteur, du metteur en scène, de l’acteur – pour la faire aller dans une expression poétique-magique individualisée, au lieu d’en voir la portée universelle, fondée sur la matière prise comme tout.

    Le théâtre contemporain divise toute initiative le plus possible, afin d’obtenir toujours plus d’éléments isolés par la fragmentation.

    C’est la raison pour la fuite en avant dans les mises en scène utilisant la nudité, le grotesque, les couleurs, les lumières, les danses, etc. : en apparence, on a une complexification et donc une avancée dans le développement humain, en réalité on a une régression visant simplement à frapper l’imagination le plus possible et à former des fétiches de tel ou tel moment.

    Grâce à cela, n’importe qui trouvera toujours son compte, d’une manière ou d’une autre ; il s’agit de piocher comme bon semble à la conscience individualisée, surtout pas d’arriver à une synthèse. Le théâtre contemporain est anti-synthétique et à ce titre il préfigure déjà, dès les années 1960, le triomphe des séries du début du XXIe siècle.

    Tout est en roue libre, d’où le besoin de surcharge pour parvenir à l’émotion : surcharge d’accessoires, surcharge de décors, surcharge dans le jeu des acteurs, surcharge dans les sons, surcharge dans les éclairages, surcharge dans les paroles, bref : surenchère.

    Cette surenchère permet de compenser les doutes, en ajoutant toujours plus pour essayer de satisfaire et d’occuper les esprits. Cette alliance du piège et de la surenchère est la dynamique elle-même du théâtre contemporain comme expression du subjectivisme où pour la conscience individualisée tout est « choix », le monde étant comme une scène où réaliser ceux-ci.

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  • L’émergence cosmopolite et anti-sociale du théâtre de l’absurde

    Le théâtre du vingtième siècle apparaît en France avec deux auteurs étrangers, ce qui est un fait notable. Présents en France, ils ont considéré faire partie d’une élite intellectuelle et spirituelle ; vivant de manière coupée de l’histoire française, ils n’ont pas hésité à lever le drapeau de la « condition humain » dans le rejet de la politique et de la démocratie en général.

    C’est cela qui a permis leur affirmation de type cosmopolite par une bourgeoisie se reconnaissant à l’international un relativisme commun. Les auteurs français étaient obligés de s’impliquer dans la réalité française, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce qu’en tant qu’intellectuel. Ce n’est nullement le cas d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett, formant littéralement des mythes, sur une base totalement cosmopolite valable de la même manière dans tous les pays où la bourgeoisie domine.

    Ce qu’on appelle « l’américanisation » de la culture est en réalité un stade général de relativisme et de nihilisme propre au capitalisme développé ; les artistes, réels ou fictifs, sont ici totalement individualisés, séparés de la société, de l’Histoire.

    Timbre roumain des années 1990 célébrant Eugène Ionesco

    Eugène Ionesco (1909-1994), d’origine roumaine, avait passé son enfance en France et le Français était en fait sa langue maternelle. Plus tard, il est resté en France après la défaite de la Roumanie fasciste alliée à l’Allemagne nazie ; il était, à partir de 1942, attaché de presse à l’ambassade de Roumanie auprès du régime de Vichy.

    Samuel Beckett (1906-1989), d’origine irlandaise, est issu de la bourgeoisie ; étudiant, il est proche de l’écrivain « moderniste » James Joyce. Il devient un intellectuel, écrit sur Marcel Proust, s’installe en France (où il soutient à petit niveau et de manière individuelle un réseau de Résistance pendant l’Occupation).

    Samuel Beckett

    Tant le Roumain Eugène Ionesco que l’Irlandais Samuel Beckett vivront en marge de la société française, tout en étant comblés des honneurs par la bourgeoisie ; ils passeront à côté, sur le plan de l’engagement et de l’assimilation personnelle, de tous les événements politiques, sociaux et culturels en France. Leur activité est entièrement individualiste, coupée de toute la réalité de la société française ; tout glisse sur eux, leurs approches sont strictement parallèles et assimilables.

    Dans les faits, leurs pièces relèvent de la même mise en place. Dans un endroit inconnu, dans une période inconnue, on a des personnages ne parvenant pas à communiquer réellement entre eux, errant sans but et agissant de manière incohérente, tenant des propos relevant de l’inquiétude religieuse quant à la condition humaine.

    Eugène Ionesco présente ainsi reçoit ainsi La Cantatrice Chauve :

    « La Cantatrice chauve : Théâtre abstrait. Drame pur. Anti-thématique, anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, anti-psychologique de boulevard, anti-bourgeois, redécouverte d’un nouveau théâtre libre. C’est-à-dire libéré.

    Personnages sans caractères. Fantoches. Êtres sans visage. Intrigues et actions dénuées d’intérêt. Mots sans suite et dénués de sens. Burlesque poussé à son extrême limite. Là, un léger coup de pouce, un glissement imperceptible et l’on se retrouve dans le tragique. C’est un tour de prestidigitation. » 

    La méthode, c’est le relativisme le plus général ; le contenu, c’est l’obsession pour les questions psychologiques ultra-individualistes. Eugène Ionesco le résume très bien lorsqu’il exprime sa conception :

    « Ce qui personnellement, m’obsède, ce qui m’intéresse profondément, ce qui m’engage c’est le problème de la condition humaine, dans son ensemble, social ou extra-social. L’extra-social : c’est là où l’homme est profondément seul. Devant la mort, par exemple. Là, il n’y a plus de société. »

    Eugène Ionesco et Samuel Beckett reflètent ici une démarche intellectualiste, fondée sur une conception ultra-individualiste aboutissant aux tourments mystiques sur le sens de l’existence.

    Leur discours, à la marge de la société française, a été utilisé par la bourgeoisie directement au niveau international afin d’affirmer son idéologie relativiste et nihiliste, pour lever le drapeau de sa domination complète sur tous les états d’esprit – c’est littéralement sa réponse à la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire.

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  • Le succès international du théâtre contemporain comme « spectacle vivant »

    En quelques années, le théâtre contemporain, a été valorisé par toute la bourgeoisie, y compris celle du social-impérialisme soviétique et de ses alliés. Il est connu que c’est le « théâtre de l’absurde » qui a servi de détonateur, avec le thème de la « condition humaine » qui est alors devenu le mot d’ordre d’une bourgeoisie faisant de « l’angoisse » individuelle l’alpha et l’oméga de l’existence.

    L’expression « théâtre de l’absurde » a été développée par le Juif hongrois Martin Esslin, qui a fui aux États-Unis en 1938. Dans son article de 1960 sur Le théâtre de l’absurde, il constate dans les premières lignes que :

    « Les pièces de Samuel Beckett, Arthur Adamov, et Eugène Ionesco ont été jouées avec des succès surprenants en France, en Allemagne, en Scandinavie et dans les pays anglophones.

    Cette réception est d’autant plus déroutante si l’on considère que les publics concernés ont été amusés par ces pièces qu’ils ont applaudies, tout en étant pleinement conscients qu’ils ne pouvaient pas comprendre ce qu’elles signifiaient ou ce que leurs auteurs visaient. »

    Cette incapacité du spectateur à la synthèse est également celle du metteur en scène bien entendu, mais également de l’auteur lui-même. Ni Ionesco, ni Beckett, ni Adamov, pas plus que Camus, n’ont ainsi considéré que leur théâtre relevait de l’absurde. Leur démarche est entièrement individualisée.

    Samuel Beckett assume entièrement cela dans une lettre (à Michel Polac), en janvier 1952, au sujet d’En attendant Godot, une pièce où deux personnages attendent Godot, dont on ne sait pas ce qu’il est, ni s’il viendra voire même s’il existe.

    Il reconnaît qu’il n’a pas d’avis sur le théâtre, qu’il n’y va pas et qu’il n’a pas d’avis sur sa propre pièce :

    « Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot, dont vous me faites l’honneur de donner des extraits au Club d’essai, et en même temps mes idées sur le théâtre.

    Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible.

    Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus.

    C’est malheureusement mon cas.

    Il n’est pas donné à tous de pouvoir passer du monde qui s’ouvre sous la page à celui des profits et pertes, et retour, imperturbable, comme entre le turbin et le Café du Commerce.

    Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple.

    Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins.

    Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible.

    Je n’y suis plus et je n’y serai plus jamais. Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n’ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-être. Qu’ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes. »

    Et, pourtant, malgré ce refus assumé d’être autre chose qu’un individu balançant son subjectivisme, avec En attendant Godot datant de 1952, Samuel Beckett reçoit le Prix Nobel dès 1969. La pièce reste emblématique du théâtre de « l’absurde » et l’une des plus jouées au monde.

    Il en va de même avec Eugène Ionesco, qui commence en mai 1950 sa carrière avec La Cantatrice Chauve. Au début des années 1960 il est déjà connu de manière internationale chez les intellectuels bourgeois ; il intègre l’Académie française dès 1970, où son discours de réception est une valorisation du subjectivisme :

    « Les théories de la littérature sont insuffisamment ou pas du tout scientifiques, malgré les efforts de quelques critiques d’aujourd’hui qui répètent, dans un autre langage, les erreurs de Taine ou de Brunetière. Tout n’est, en fait, que subjectivité. »

    La valorisation sera similaire progressivement dans le bloc sous le contrôle du social-impérialisme soviétique. Le théâtre de l’absurde est valorisé dans les années 1960 comme l’expression d’une situation nouvelle, celle d’une humanité en « paix » sous l’égide des deux blocs, mais livrée à elle-même et à ce titre sans orientation pour l’avenir. Son existence est comme congelée.

    C’est le théâtre d’un monde sous la coupe des superpuissances américaine et soviétique, où toute politique, toute idée, toute conception doit s’effacer devant leur bataille pour l’hégémonie, se réduire à une lecture individualisée, si possible dans le cadre d’une consommation élargie.

    Le théâtre de l’absurde est à ce titre auréolé de toute une gloire intellectuelle et il va servir de marche-pied à un théâtre contemporain se généralisant d’autant plus que le mode de production capitaliste élargit ses champs d’activité, que les théâtres se multiplient, que la consommation de « culture » devient plus large. Les théâtres et plus globalement le « spectacle vivant » forme un espace toujours plus grand de subjectivisme directement lié à la consommation capitaliste.

    Au sens strict, on peut dire que le théâtre, avec le théâtre contemporain, s’est dissous dans ce principe du « spectacle vivant ».

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  • Le théâtre contemporain : isolement et posture identitaire-communautaire

    Le théâtre contemporain exprime le subjectivisme de la conscience « individuelle », cependant la société existe encore. Le consommateur capitaliste est coincé entre son isolement social défini par une pseudo-conscience « libre » et sa participation « voulue » à certains aspects de la société.

    On est dans tous les cas dans quelque chose d’individuel-partiel, de subjectif-limitatif. Le théâtre contemporain oscille par conséquent toujours entre souligner l’atomisation sociale et représenter une communauté de destin aux contours identitaires. On est qui on veut, là où on l’a voulu, comme on l’a voulu.

    Eugène Ionesco, dans Rhinocéros, décrit une épidémie de « rhinocérite », c’est-à-dire de collectivisme : tout le monde commence à se ressembler et vouloir la même chose. C’est une vision du monde totalement anti-communiste, qui culmine à la fin bien entendu par un éloge du « moi » individualiste, radicalement différent des autres, qui est parvenu malgré tout à résister, à ne pas faire « comme tout le monde » :

    Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant:) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !

    RIDEAU

    Ce que Rhinocéros expose de manière nette, on le trouve dans tout le théâtre contemporain, avec l’individu cherchant à se définir tout en rejetant toute définition, ce qui est impossible et est la base même de la dynamique des pièces contemporaines.

    Jean-Paul Sartre, prix Nobel de littérature en 1964 (qu’il a refusé), avait tenté d’aller dans cette direction, sans la « folie » du théâtre contemporain, avec sa pièce Huis-Clos, de 1944.

    Trois personnes sont en enfer, mais il n’y a nul tourment à part leur présence permanente, faisant qu’ils s’entre-déchirent : « l’enfer, c’est les autres ».

    GARCIN
    Il ne fera donc jamais nuit ?

    INÈS
    Jamais.

    GARCIN
    Tu me verras toujours ?

    INÈS
    Toujours

    GARCIN abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.

    GARCIN
    Le bronze .. . (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi . Tous ces regards qui me mangent .. . (Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru … Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.

    On a ici toute l’incohérence du « moi » bourgeois qui est entièrement replié sur lui-même, mais vit en société ce qui perturbe toutes ses propres définitions subjectivistes. On a ainsi dans le théâtre contemporain systématiquement une dynamique individualiste-identitaire et une communauté sociale partielle, floue, d’autant plus abstraite que par définition le subjectivisme ne peut pas reconnaître la société.

    Pour répondre à ce conflit, le théâtre contemporain trouve une voie en portant sur le malsain, le difforme, le monstrueux, l’angoisse ; il y a une valorisation extrême des marges et des marginaux, non pas pour leur rupture avec les normes, mais pour la dimension métaphysique qu’atteindraient leur existence en vivant réellement « au-delà » du bien et du mal, là où les gens normaux seraient faux et inauthentiques.

    C’est le seul moyen de résoudre le conflit entre un moi individualisé et une société encore existante. Le marginal abolissant la société et se réalisant dans cette abolition devient la figure idéale pour le théâtre contemporain.

    Chez Albert Camus, dans Le malentendu, un jeune homme devenu riche est tué par sa famille pauvre qu’il avait quittée et avec qui il voulait renouer sans avoir eu le temps de se faire reconnaître ; dans Caligula, un empereur fou cherche le sens de la vie pour s’y placer mais meurt de sa folie.

    Chez Jean Genet, Le balcon se déroule dans un bordel où des individus travestis (en évêque, en juge, en général) attendent le résultat d’une révolution à l’extérieur ; dans Les nègres on a pareillement du théâtre dans le théâtre avec des noirs déguisés en blanc jugeant le meurtre d’une blanche par un noir, la consigne est que pour la cour « chaque acteur sera un Noir masqué dont le masque est un visage de Blanc posé de telle façon qu’on voit une large bande autour, et même les cheveux crépus ».

    Dans Les paravents, on a des colonisés arabes se révoltant mais sans parvenir à construire une identité autre, alors que les morts de la pièce restent sur scène à l’écart tout en causant avec ceux encore vivants.

    Dans Combat de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès, on a un noir venant en Afrique réclamer le corps de son frère mort à un blanc dirigeant un chantier, avec une histoire d’amour où une femme blanche se scarifie pour ressembler à l’homme noir qu’elle aime ; dans Roberto Zucco du même auteur, un tueur en série est en quête d’identité.

    Dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, un homme vient annoncer à sa famille perdue de vue qu’il va bientôt mourir, mais il n’y parvient pas ; dans Incendies de Wajdi Mouawad, un frère et une sœur découvrent qu’ils sont les enfants de leur frère ayant violé leur mère, etc.

    On a à chaque fois des flux incessants de mots associés à un mélange incompréhensible des genres, des propos, des événements, etc., avec des tourments identitaires d’êtres isolés, séparés les uns des autres, sans jamais ne parvenir à aucune solution, alors que le monde apparaît comme fluide, insaisissable, sans contenu.

    Il y a systématiquement des renversements d’identité, des répétitions et des élans à prétention poétiques, avec en toile de fond le fait que la vie ne serait qu’un vaste théâtre où la conscience individuelle, entièrement différente, ne fait qu’endosser un rôle. Le monde serait un théâtre et le théâtre n’est qu’une partie du monde, où toutes les consciences joueraient à qui elles veulent être.

    Dans une telle démarche, c’est l’ordure qui est vraie, car elle-seule s’arrache à ce qui est stable, par un choix témoignant du libre-arbitre, car il est criminel ou marginal, ou auto-destructeur, preuve de liberté, transcendance des valeurs.

    Dans la présentation de sa vision du monde, Wajdi Mouawad fournit le texte suivant pour qu’on saisisse son approche, tout à fait représentative de l’artiste à la marge vivant de la marge :

    « Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui.

    Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère.

    De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.

    Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables.

    L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté. »

    Cette fascination pour l’ordure est le véritable drapeau du théâtre contemporain, sa seule esthétique, seule forme en phase avec un moi tout puissant combiné à une société partielle et toujours trop partiale pour qui veut être « libre ».

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  • Le théâtre contemporain comme expérience transcendantale

    Les productions théâtrales « modernes », tout à fait en phase avec la conception du théâtre d’Antonin Artaud mais de fait de toutes les « avant-gardes », qui convergent vers le nihilisme, considèrent les choses d’un point de vue individualiste. Il y a le spectateur pris isolément, qui fait face à un langage utilisé par un acteur.

    Qu’il y ait plusieurs spectateurs, plusieurs acteurs… ne changent ici rien à l’affaire. Tout est perçu de manière uniquement individuelle et, à ce titre, forcément, chacun fait sa propre expérience. C’est pour cela qu’on trouve autant d’interprétations diverses et variées au sujet du théâtre contemporain, sans que jamais leurs auteurs ne donnent leur avis.

    En attendant Godot

    En attendant Godot est ici emblématique : deux personnes habillées en clochard attendent Godot et il y a eu une multitude d’interprétations sur ce que cela signifie et si Godot est Dieu, ce qui n’a cependant aucun sens, car le théâtre contemporain se veut :

    – un regard momentané de l’auteur, le sens pouvant lui échapper entre-temps ;

    – un regard ayant comme dimension la condition humaine, touchant ainsi tout le monde, mais de manière individuelle, donc à chaque fois différente.

    On a donc un théâtre de nulle part, sans communication, sans aucun sens ; forcément, on tourne en rond, tout se répète, ce qui se répète se répète, et ainsi de suite.

    Estragon : Qu’est-ce que tu as ?

    Vladimir : Je n’ai rien.

    Estragon : Moi je m’en vais.

    Vladimir : Moi aussi.

    Silence.

    Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?

    Vladimir : Je ne sais pas.

    Silence.

    Estragon : Où irons-nous ?

    Vladimir : Pas loin.

    Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !

    Vladimir : On ne peut pas.

    Estragon : Pourquoi ?

    Vladimir : Il faut revenir demain.

    Estragon : Pour quoi faire ?

    Vladimir : Attendre Godot.

    Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?

    Vladimir : Non.

    Estragon : Et maintenant il est trop tard.

    Vladimir : Oui, c’est la nuit. »

    Face à une telle pièce, le spectateur est censé constater un subjectivisme face à l’absurde, et lui aussi est censé être un subjectivisme face à l’absurde ; le théâtre serait un miroir de la condition humaine.

    Le rapport est censé être immédiat, dans une sorte de reconnaissance.

    C’est cela qui fournirait une dimension transcendantale : on apprécierait de voir quelqu’un comme soi mais qui n’est pas soi, c’est une expérience.

    Le bourgeois admirant dans le film « Intouchables » un tableau blanc avec des tâches rouges et expliquant à un prolétaire que ce type d’art est « la seule preuve d’un passage sur terre » ne dit pas autre chose.

    Eugène Ionesco a systématiquement insisté sur cette dimension anti-intellectuelle anti-historique d’un théâtre « moderne » qui vise à être une expérience en soi, équivalente aux drogues d’ailleurs si l’on suit son propos, tel un « trip » :

    « Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne.

    Dislocation aussi, désarticulation du langage. (…) Pour s’arracher au quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui nous cache l’étrangeté du monde, il faut recevoir comme un véritable coup de matraque.

    Sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle conscience, purifiée, de la réalité existentielle, il n’y a pas de théâtre, il n’y a pas d’art non plus ; il faut réaliser une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration. »

    Le monde est étrange pour une conscience individualisée et le théâtre « jouant » avec le monde la rassure, tout comme l’étalement du subjectivisme dans l’art contemporain l’amène à se dire que tout est séparé, isolé, purement subjectif.

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  • Le théâtre contemporain comme idéologie du jeu scénique

    Pourquoi des pièces marginales, se prétendant « avant-gardistes », tel Ubu Roi, La Machine infernale, Antigone… sont-elles devenues exemplaires de ce qui allait devenir le théâtre du XXe siècle ?

    Pourquoi les spectateurs ont-ils accepté la valorisation d’œuvres qu’ils ne comprenaient clairement pas ou qui les rebutaient même franchement ?

    Les spectateurs ont en fait suivi le mouvement par libéralisme et relativisme, la bourgeoisie parvenant à pousser leur subjectivisme en ce sens. Il fallait toutefois un levier efficace et ce fut la mise en valeur du metteur en scène.

    Le théâtre contemporain doit ainsi avant tout être défini idéologie du jeu scénique qui a été reconnue par la bourgeoisie comme l’expression du subjectivisme au théâtre, et qui est accepté par le spectateur précisément car sa propre vie est à l’image de ce subjectivisme.

    Avec le théâtre « moderne », le metteur en scène devient aussi important que l’auteur, et le spectateur autant que le metteur en scène, car c’est un consommateur. La pièce de théâtre se transforme en spectacle, qui est réalisé subjectivement par des acteurs, qui est régi subjectivement par un metteur en scène, avec une appréciation subjective du spectateur. Le cadre social-historique a été dynamité.

    Ce triomphe du subjectivisme implique une valorisation de type individuel-empirique. Assister à une pièce de théâtre deviendrait une expérience immédiate entièrement individuelle.

    Une représentation d’Amphitryon 38 (1929) de Jean Giraudoux

    C’est dans des cercles ultra-subjectivistes marginaux que cette conception s’est initialement développée dans les années 1920-1930, avant de devenir l’idéologie même du théâtre contemporain par la suite.

    Le représentant le plus représentatif de cette approche, et à ce titre valorisé par la bourgeoisie par la suite, est Antonin Artaud (1896-1948). Cet artiste bohème touche à tout et à moitié fou a théorisé sa conception dans Le théâtre et son double, publié en 1938.

    Antonin Artaud dans le rôle de Gringalet, du film Le Juif errant de Luitz-Morat, 1926

    Dans la préface de cet écrit théorique à dimension poétique, il pose que le théâtre est une sorte d’opération magique – mystique qui « renouvellerait » la vie elle-même, en utilisant plus que les mots. La créativité suinterait du jeu d’acteurs et d’un dépassement du langage, comme lors d’une cérémonie à prétention religieuse.

    Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture sans ombres, et où de quelque côté qu’il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l’espace est plein.

    Mais le vrai théâtre parce qu’il bouge et parce qu’il se sert d’instruments vivants, continue à agiter des ombres où n’a cessé de trébucher la vie. L’acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes et, par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.

    Le théâtre qui n’est dans rien mais se sert de tous les langages : gestes, sons, paroles, jeu, cris, se retrouvent exactement au point où l’esprit a besoin d’un langage pour produire ses manifestations.

    Et la fixation du théâtre dans un langage : paroles écrites, musique, lumières, bruits indique à bref délai sa perte, le choix d’un langage prouvant le goût que l’on a pour les facilités de ce langage : et le dessèchement du langage accompagne sa limitation.

    Pour le théâtre comme pour la culture, la question reste de nommer et de diriger des ombres : et le théâtre, qui ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d’ombres autour desquelles s’agrège le vrai spectacle de la vie.

    Briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre ; et l’important est de ne pas croire que cet acte doive demeurer sacré, c’est-à-dire réservé. Mais l’important est de croire que n’importe qui ne peut pas le faire, et qu’il y faut une préparation.

    Ceci amène à rejeter les limitations habituelles de l’homme et des pouvoirs de l’homme, et à rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité.

    Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement.

    Antonin Artaud dit alors dans l’écrit lui-même que le théâtre dépasse le dialogue, que la scène est un espace avec des propriétés particulières, portant concrètement la même puissance qu’un autel religieux : c’est le lieu d’une expérience qui « dépasse » celui qui y assiste ou plus exactement celui qui la vit, car il y a une idée de communion.

    Comment se fait-il qu’au théâtre, au théâtre du moins tel que nous le connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est spécifiquement théâtral, c’est-à-dire tout ce qui n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots, ou si l’on veut tout ce qui n’est pas contenu dans le dialogue (et le dialogue lui-même considéré en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène, et des exigences de cette sonorisation) soit laissé à l’arrière-plan ?

    Comment se fait-il d’ailleurs que le théâtre Occidental (je dis Occidental car il y en a heureusement d’autres, comme le théâtre Oriental, qui ont su conserver intacte l’idée de théâtre, tandis qu’en Occident cette idée s’est, — comme tout le reste, — prostituée), comment se fait-il que le théâtre Occidental ne voie pas le théâtre sous un autre aspect que celui du théâtre dialogué ?

    Le dialogue — chose écrite et parlée — n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au livre ; et la preuve, c’est que l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire une place au théâtre considéré comme une branche accessoire de l’histoire du langage articulé.

    Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret.

    Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les sens comme il y en a une pour le langage, et que ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé.

    On me demandera quelles sont ces pensées que la parole ne peut exprimer et qui pourraient beaucoup mieux que par la parole trouver leur expression idéale dans le langage concret et physique du plateau ?

    Cette vision du théâtre « vivant » d’Antonin Artaud aboutit à l’appel à un « théâtre de la cruauté », dont le premier « manifeste » dit qu’il faut avoir comme objectif de bousculer physiquement, dans un sens « créatif », afin d’amener à la métaphysique.

    C’est la même conception que la corrida, le sado-masochisme, etc. où par le corps on arrive à l’esprit, donnant ainsi un sens à l’existence par le dépassement, l’affrontement avec les forces de la vie et de la mort, etc.

    Il s’agit donc, pour le théâtre, de créer une métaphysique de la parole, du geste, de l’expression, en vue de l’arracher à son piétinement psychologique et humain. Mais tout ceci ne peut servir s’il n’y a derrière un tel effort une sorte de tentation métaphysique réelle, un appel à certaines idées inhabituelles, dont le destin est justement de ne pouvoir être limitées ni même formellement dessinées.

    Ces idées qui touchent à la Création, au Devenir, au Chaos, et sont toutes d’ordre cosmique fournissent une première notion d’un domaine dont le théâtre s’est totalement déshabitué. Elles peuvent créer une sorte d’équation passionnante entre l’Homme, la Société, la Nature et les Objets.

    La question d’ailleurs ne se pose pas de faire venir sur la scène et directement des idées métaphysiques, mais de créer des sortes de tentations, d’appels d’air autour de ces idées (…).

    Ce langage objectif et concret du théâtre sert à coincer, à enserrer des organes. Il court dans la sensibilité. Abandonnant les utilisations occidentales de la parole, il fait des mots des incantations. Il pousse la voix. Il utilise des vibrations et des qualités de voix. Il fait piétiner éperdument des rythmes.

    Il pilonne des sons. Il vise à exalter, à engourdir, à charmer, à arrêter la sensibilité. Il dégage le sens d’un lyrisme nouveau du geste, qui, par sa précipitation ou son amplitude dans l’air, finit par dépasser le lyrisme des mots. Il rompt enfin l’assujettissement intellectuel du langage, en donnant le sens d’une intellectualité nouvelle et plus profonde qui se cache sous les gestes et sous les signes élevés à la dignité d’exorcismes particuliers.

    Car tout ce magnétisme, et toute cette poésie, et ces moyens de charme directs ne seraient rien, s’ils ne devaient mettre physiquement l’esprit sur la voie de quelque chose, si le vrai théâtre ne pouvait nous donner le sens d’une création dont nous ne possédons qu’une face, mais dont l’achèvement est sur d’autres plans (…).

    La Cruauté : Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible. Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits.

    Au sens strict, le théâtre contemporain est incompréhensible sans une compréhension de cette conception de « l’expérience » qui unifie dans un même élan le spectateur, l’acteur, le metteur en scène, avec la prétention d’autant de multiplicité d’expérience que d’individualités.

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  • Le chemin « avant-gardiste » au nihilisme du théâtre contemporain

    Il existe à partir de 1848 tout un processus de démantèlement des formes artistiques ayant prévalu jusque-là. Le mode de production capitaliste est en effet obligé de les déformer afin de pouvoir les insérer dans sa propre existence.

    En poésie, c’est Arthur Rimbaud qui est le fer de lance de cette entreprise de destruction ; au théâtre, c’est Victor Hugo, avec la fameuse « bataille d’Hernani ». Ce qui suit cette bataille, c’est le néant théâtral, à part pour les comédies de boulevard, comme avec Eugène Labiche, George Sand, Georges Feydeau, Sacha Guitry… et les loufoqueries.

    Ces loufoqueries, se prétendant « avant-gardistes », sont désormais très valorisées dans l’histoire du théâtre, car la bourgeoisie les a largement valorisées depuis, alors qu’à l’époque elles étaient totalement marginales, pour ne pas dire anecdotiques. On a ainsi :

    Ubu Roi, d’Alfred Jarry en 1896 ;

    Les Mamelles de Tirésias (« Drame surréaliste »), d’Apollinaire en 1917 ;

    La Machine infernale, de Jean Cocteau en 1934 ;

    Électre, de Jean Giraudoux en 1937 ;

    Antigone, de Jean Anouilh en 1944.

    Toutes ces œuvres se fondent sur l’antiquité, à part Ubu Roi (même si en pratique c’est un « tyran ») ; toutes cherchent à développer un langage délirant, totalement en décalage avec le sens réel des mots. Ces œuvres ont en commun d’être intentionnellement incohérentes dans leur dynamique, extrêmement difficiles à suivre, de par une suite de mots balancés en vrac, d’un faux lyrisme qui est une fin en soi, d’une intrigue qui ne tient pas debout.

    Ubu Roi est une œuvre où un roi fictif massacre les nobles pour leur voler leur argent, dans un univers loufoque :

    PÈRE UBU
    Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès, de quinze francs chacun.

    PREMIER FINANCIER
    Mais c’est idiot, Père Ubu.

    DEUXIÈME FINANCIER
    C’est absurde.

    TROISIÈME FINANCIER
    Ça n’a ni queue ni tête.

    PÈRE UBU
    Vous vous fichez de moi ! Dans la trappe les financiers !

    On enfourne les financiers.

    MÈRE UBU
    Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

    PÈRE UBU
    Eh merdre !

    Dans Les Mamelles de Tirésias, une femme devient un homme et son mari devient une femme qui donne naissance subitement à plus de 40 000 enfants en une journée :

    Le mari
    Eh oui c’est simple comme un périscope
    Plus j’aurai d’enfants
    Plus je serai riche et mieux je pourrai me nourrir
    Nous disons que la morue produit assez d’œufs en un jour
    Pour qu’éclos ils suffisent à nourrir de brandade et d’aïoli
    Le monde entier pendant une année entière
    N’est-ce pas que c’est épatant d’avoir une nombreuse famille
    Quels sont donc ces économistes imbéciles
    Qui nous ont fait croire que l’enfant
    C’était la pauvreté
    Tandis que c’est tout le contraire
    Est-ce qu’on a jamais entendu parler de morue morte dans la misère
    Aussi vais-je continuer à faire des enfants
    Faisons d’abord un journaliste
    Comme ça je saurai tout
    Je devinerai le surplus
    Et j’inventerai le reste

    La Machine infernale est une réécriture d’Oedipe Roi de Sophocle, avec une modification bien entendu du mythe (le sphinx, qui est une femme chez les Grecs, devient amoureuse d’Oedipe), des dialogues à la fois délirants et hermétiques qu’on ne peut pas suivre, etc. :

    ŒDIPE : Je résisterai ! (Il ferme les yeux, détourne la tête.)

    LE SPHINX : Inutile de fermer les yeux, de détourner la tête. Car ce n’est ni par le chant, ni par le regard que j’opère. Mais, plus adroit qu’un aveugle, plus rapide que le filet des gladiateurs, plus subtil que la foudre, plus raide qu’un cocher, plus lourd qu’une vache, plus sage qu’un élève tirant la langue sur des chiffres, plus gréé, plus voilé, plus ancré, plus bercé qu’un navire, plus incorruptible qu’un juge, plus vorace que les insectes, plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne que l’œuf, plus ingénieux que les bourreaux d’Asie, plus fourbe que le cœur, plus désinvolte qu’une main qui triche, plus fatal que les astres, plus attentif que le serpent qui humecte sa proie de salive ; je sécrète, je tire de moi, je lâche, je dévide, je déroule, j’enroule de telle sorte qu’il me suffira de vouloir ces nœuds pour les faire et d’y penser pour les tendre ou pour les détendre ; si mince qu’il t’échappe, si souple que tu t’imagineras être victime de quelque poison, si dur qu’une maladresse de ma part t’amputerait, si tendu qu’un archet obtiendrait entre nous une plainte céleste ; bouclé comme la mer, la colonne, la rose, musclé comme la pieuvre, machiné comme les décors du rêve, invisible surtout, invisible et majestueux comme la circulation du sang des statues, un fil qui te ligote avec la volubilité des arabesques folles du miel qui tombe sur du miel.

    ŒDIPE : Lâchez-moi !

    Électre est une réécriture du mythe grec, pareillement de manière cryptique, hermétique, délirante :

    ÉGISTHE. – Cela va, jardinier.

    LE JARDINIER. – Je sais, je sais que cela va. Et mes mains sont sales. Regardez. Voilà des mains sales ! Des mains que j’ai justement lavées après avoir retiré les morilles et les oignons pendus, pour que rien n’entête la nuit d’Électre… Moi je coucherai dans le hangar, Électre, d’où je surveillerai toute menace à votre sommeil, qu’elle vienne du hibou en fraude, de l’écluse ouverte, ou du renard qui fourrage la haie, sa tête grossie d’une poule. J’ai dit…

    ÉLECTRE. – Merci, jardinier.

    CLYTEMNESTRE. – Et ainsi vivra Électre, fille de Clytemnestre et du roi des rois, à voir dans les plates-bandes son époux circuler deux seaux aux mains, centre d’un cercle de barrique !

    ÉGISTHE. – Et elle y pleurera les morts tout à son aise. Prépare dès demain tes semis d’immortelles.

    Antigone reprend pareillement le mythe, mais dans la pièce jouée durant l’Occupation (et ayant passée la censure nazie), Antigone représente en fait la Résistance idéaliste, cherchant la justice mais incapable d’assumer ses responsabilités, alors que Créon représente Pétain qui sacrifie son image afin d’assumer de diriger le pays

    Antigone
    Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j’ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans les yeux que tu le sais ? Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

    Créon
    Le tien et le mien, oui, imbécile !

    Antigone
    Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir.

    Ces œuvres n’ont, bien évidemment, jamais été des succès de masse et même la bourgeoisie les a considérés comme des expérimentations marginales. Seuls les milieux littéraires, voire franchement « avant-gardistes », y ont porté leur attention.

    Elles correspondent, dans le cadre du développement inégal, au succès du théâtre stupide relevant du divertissement pseudo-comique.

    Plus ce succès devenait patent dans la production théâtrale, plus il y avait inversement une tendance à l’avant-garde, dans une démarche cryptique, hermétique, avec des œuvres fermées sur elles-mêmes, tendant à être incompréhensibles, relevant d’une tentative de loufoquerie petite-bourgeoise pour attirer l’attention et contribuer au relativisme général, le tout étant maquillé derrière un prétendu jeu artistique avec les formes.

    Il y avait là des éléments sans intérêt donc sur le plan culturel, mais formant des références internes aux milieux littéraires qui allaient grandement aider à l’émergence du théâtre du vingtième siècle en France.

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  • Le théâtre, du reflet au subjectivisme

    Le théâtre est une forme représentative et, de la même manière que la peinture contemporaine n’est plus en mesure de représenter quelque chose, il est paralysé, il ne sait plus vers quoi se tourner. Tout comme la poésie, il pratique la fuite en avant dans la « modernité » ; tout comme le roman « moderne », ses personnages n’en sont plus.

    Le phénomène est général ; il est propre à l’affirmation du « moi » individualisé du mode de production capitaliste. Il a toutefois frappé au théâtre, car contrairement à une œuvre d’art contemporain qu’on peut éviter, un roman « moderne » qu’on ne lit pas ou une poésie « moderne » fugace qu’on ne saisit pas, le théâtre est une représentation qu’on doit endurer et qui est censée avoir une valeur puisqu’elle est représentée.

    Portrait du dramaturge contemporain Jean Cocteau par Amadeo Modigliani, 1916

    La dimension élitiste du théâtre a permis une vaste reconnaissance au théâtre contemporain, après un premier choc très brutal pour les spectateurs. En effet, une pièce de théâtre est censée représenter le réel ou du moins quelque chose de vraisemblable ; en présentant des êtres en chair et en os, il faut bien que quelque chose parle aux spectateurs.

    Le renversement n’en a été que plus spectaculaire, avec un théâtre contemporain supprimant les notions de temps et de lieux, où les personnages sont devenus des figures fantomatiques errants dans les questionnements existentiels à travers des situations loufoques ou sordides. Cela pouvait apparaître comme surprenant ou « avant-gardiste » à l’initial ; c’est devenu la norme.

    En attendant Godot, pièce de Samuel Beckett

    Tant Ionesco que Beckett représentent ici véritablement des drapeaux du subjectivisme bourgeois. Le mode de production capitaliste s’est approprié le théâtre. Ce qu’on a appelé pompeusement le « théâtre de l’absurde » n’a été que l’expression du subjectivisme individualisé au niveau des acteurs d’une pièce, ce qui par contrecoup fait s’effondrer la notion même de théâtre, tout comme les « installations » de l’art contemporain ont dynamité le cadre artistique en général.

    Le théâtre du vingtième siècle a ainsi reflété une évolution fondamentale dans la vision du monde de la bourgeoisie.

    De la peinture psychologique des caractères et des passions du XVIIe siècle, on était passé au XVIIIe siècle à la comédie des Lumières, puis au drame bourgeois. Ce dernier était déjà une expression profondément marquée par le caractère devenu réactionnaire de la bourgeoisie, mais il s’inscrivait dans le travail de liquidation des restes de féodalité présents en partie jusqu’à 1848.

    Après 1848, on a alors le triomphe complet de la bourgeoisie sur la féodalité, du moins dans la plupart des traits fondamentaux de la société ; dans la seconde partie du XIXe siècle, le théâtre acquière sa nouvelle substance.

    Mais de quelle substance parle-t-on ? Car si l’on regarde après 1848, on n’a plus de théâtre au sens strict. On a de la comédie de boulevard, du nom du boulevard du Temple à Paris, avec ses innombrables institutions du divertissement bourgeois superficiel, tous aux noms pittoresques : le théâtre des Pygmées, le Petit-Lazari, les Funambules, les Délassements-Comiques, le Cirque-Olympique, les Folies-Dramatiques, le Théâtre-Lyrique, à quoi s’ajoutent de nombreux cafés-concerts, cabarets, etc.

    Ce boulevard du Temple est alors surnommé le boulevard du crime de par la fascination pour le crime comme thème par les théâtres, en conformité avec le goût bourgeois décadent pour le difforme et le malsain.

    De fait, la bourgeoisie est alors en perdition et strictement incapable de produire de la culture ; elle ne cherche qu’un élitisme raffiné à prétention spirituelle ou une superficialité divertissante et exotique. C’est ce théâtre qui caractérise la « belle-époque » de la bourgeoisie et qui se maintient à travers la crise générale du capitalisme suivant 1917.

    Il faudra attendre une relance générale du capitalisme, après 1945, sous impulsion américaine, pour que ce théâtre bourgeois devienne le théâtre du vingtième siècle, qu’on définira comme le théâtre de l’absurde, l’anti-théâtre, etc.

    La période de la décadence du théâtre, avec le théâtre de boulevard, apparaît alors comme un long moment de transition avant que le théâtre « moderne », « contemporain », ne surgisse. Le théâtre de boulevard se maintiendra, mais comme divertissement conformément à sa nature initiale et il ne sera plus sur le devant de la scène. Il suffit de regarder les dates des œuvres des « auteurs majeurs » du théâtre considéré en général pour le constater, comme ici par exemple :

    1637 Corneille, Le Cid

    1669 Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur

    1670 Racine, Bérénice

    1730 Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard

    1781 Beaumarchais, Le Mariage de Figaro

    1830 Hugo, Hernani

    1834 Musset, Lorenzaccio

    1950 Ionesco, La cantatrice chauve

    1952 Beckett, En attendant Godot

    En fait, on peut dire qu’à partir de 1848, apogée de la vague révolutionnaire bourgeoise, le théâtre porté par la bourgeoisie en tant que force historique a disparu. Il aurait dû au contraire acquérir une importance capitale si l’on prend les prétentions bourgeoises à représenter la civilisation.

    Cependant, le théâtre n’a de sens et de signification qu’au XVIIe siècle, il a du sens au XVIIIe et au XIX il est passé déjà dans un subjectivisme avec des restes anti-féodaux, pour s’effondrer immédiatement dans la foulée.

    La Première d’Hernani, 1830, oeuvre d’Albert Besnard de 1903, célébrant l’initiative subjectiviste, anti-réaliste de Victor Hugo

    Dans les faits, la bourgeoisie a bien multiplié les théâtres et les pièces, mais simplement pour se divertir, avec un goût certain pour le sordide, le malsain, le difforme, etc. La bourgeoisie a été incapable de produire de grands auteurs, de prolonger le théâtre. Le théâtre, en triomphant en apparence comme forme artistique, est devenu une simple caisse de résonance du mode de vie bourgeois.

    C’est ce qui explique la mise en valeur de manière systématique par la bourgeoisie d’une œuvre aussi niaise, aussi infantile et grotesque que Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, qui date de… 1897. La Tour Eiffel était déjà alors construite.

    En fait, soixante-dix ans après la « bataille d’Hernani » où Victor Hugo a été le fer de lance du démantèlement du théâtre classique, conformément au libéralisme relativiste, la bourgeoisie ne peut proposer que Cyrano de Bergerac et un théâtre de boulevard superficiel et tapageur jouant sur les tromperies au sein du couple bourgeois.

    Le « vaudeville », l’infantilisme et les loufoqueries sont les seules choses que la bourgeoisie peut produire. On a là une preuve du déclin de cette classe, qui est alors incapable de produire une culture en tant que telle.

    Comment expliquer alors l’émergence du théâtre du 20e siècle en France, c’est-à-dire du théâtre de l’absurde et de son prolongement ?

    Cela tient à la relance du capitalisme après 1945, le capitalisme français adoptant les méthodes américaines et parvenant alors à un certain niveau des forces productives. Le théâtre du vingtième siècle est alors un équivalent de l’art contemporain, il est un accompagnement idéologique de la progression du capitalisme, de son élargissement.

    La France est le détonateur du théâtre contemporain de par ses multiples scènes parisiennes, pétries de loufoqueries et du sordide du théâtre de boulevard, avec une grande histoire théâtrale à l’arrière-plan, qui est ici littéralement détournée pour une véritable industrie.

    Le théâtre du vingtième siècle se présente comme un anti-théâtre, ses pièces comme des anti-pièces, tout comme l’art contemporain affirme remettre en cause la notion de supports artistiques, au profit de prétendues installations. Il se situe cependant dans le prolongement du théâtre de boulevard et de sa dimension tapageuse, avec des acteurs et des metteurs en scène visant le sensationnel, le pittoresque, le grotesque.

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  • La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan

    [Sera publié dans le prochain numéro de la revue au format pdf Crise (Analyse de la seconde crise générale du mode de production capitaliste)]

    ***

    La seconde crise générale du mode de production capitalise a accéléré les processus de conflagration dont la base est la compétition des expansionnismes et des impérialismes. La Turquie, maillon faible des pays semi-féodaux semi-coloniaux, est dans ce cadre une source particulièrement agressive. C’est l’un des aspects de la crise entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : ce dernier pays est poussé par la Turquie à aller de l’avant dans l’expansionnisme.

    Dans le cataclysme de l’effondrement du social-impérialisme soviétique, l’Arménie, dévastée par le séisme de 1988, sombre dans la mobilisation chauvine, qui répond symétriquement au chauvinisme panturc dans lequel s’effondre de son côté l’Azerbaïdjan soviétique.

    Jouant à fond la carte de la cohésion ethno-nationaliste, y compris en mobilisant les Arméniens de l’étranger, le régime nationaliste qui prend le pouvoir parvient à faire triompher en partie son propre expansionnisme.

    S’appuyant sur les Arméniens du Nagorny Karabagh, il annexe au terme d’une guerre brutale près de 20% du territoire de l’ancienne République soviétique d’Azerbaïdjan. Le nationalisme chauvin triomphant des deux côtés avec l’appui de puissances extérieures, la situation est immédiatement bloquée, et l’impasse se transforme peu à peu en piège menaçant en permanence la paix régionale.

    La situation géographique du Nagorny Karabagh

    L’Arménie se retrouve ainsi un quart de siècle plus tard dans une situation dramatique. Elle fait face à l’Azerbaïdjan, pays qui s’est surarmé au moyen de ses pétro-dollars, avec un appui systématique de la Turquie pour que son agressivité soit le plus libérée possible.

    C’est un exemple extrêmement significatif de l’opposition historique entre la démocratie et la guerre, entre la démocratie et l’expansionnisme, entre la démocratie et le nationalisme et finalement, entre les peuples du monde et les intérêts de minorités cherchant toujours davantage de profits, quitte à lever le drapeau noir et sanglant de la guerre.

    La conception communiste de la question nationale et ses implications

    Il existe deux erreurs traditionnelles concernant la conception communiste des nationalités. La première, c’est de croire que le communisme prône l’indépendance des nations, alors qu’en réalité le communisme affirme l’auto-détermination des nations.

    La seconde, c’est de croire que la question nationale est l’aspect principal de toute problématique, alors qu’évidemment, c’est la révolution mondiale qui constitue l’aspect principal. Plus précisément même, la question nationale est un cadre, et ce cadre doit être posé selon une compréhension populaire de la nation et surtout dans une perspective démocratique. C’est l’ensemble de ces éléments qu’il convient d’articuler pour aller dans le sens du communisme.

    Ainsi le communisme veut l’auto-détermination des nations, mais cela ne veut nullement dire qu’il faille coûte que coûte réaliser l’indépendance. Cela dépend de la situation propre à chaque peuple et de l’élan démocratique que l’affirmation nationale est en mesure de porter. Dans tous les cas, toute initiative est subordonnée aux intérêts de la révolution mondiale.

    Telle a été l’approche des communistes soviétiques en ce qui concerne le Caucase et en particulier les rapports entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

    La République démocratique fédérative de Transcaucasie née à la suite de la révolution de février 1917

    Lorsque le tsarisme s’effondre en février 1917, le gouvernement provisoire russe a mis en place une République démocratique fédérative de Transcaucasie composée de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie.

    Celle-ci prend son indépendance en avril, mais s’effondre dès le mois de mai 1918, avec la fondation de trois « républiques démocratiques », arménienne, azérie et géorgienne.

    Celles-ci rentrent immédiatement en conflit, alors que la république turque venant de se former s’affronte également à l’Arménie avec l’intention de rallier Bakou, voire même le nord de l’Iran. Les impérialistes – principalement britannique et américain – tentent alors de procéder à un découpage régional allant dans leur sens.

    La république démocratique d’Arménie tente de tirer son épingle du jeu, mais sans y parvenir, tout en s’alliant aux armées blanches pour chercher à faire vaciller l’Azerbaïdjan. Dans ce pays, la révolution bat son plein à Bakou où les Bolcheviks dirigés par l’Arménien Stepan Chahoumian ont pris le pouvoir dès 1917.

    Ils doivent faire face aux milices panturques d’un côté et aux bandes arméniennes de l’autre. La Commune tente de tenir face à ces divergences chauvines exacerbées par les menées kémalistes depuis la Turquie en faveur du panturquisme. Malheureusement, ce premier élan révolutionnaire est écrasé en 1918.

    L’Arménien Stepan Chahoumian, dirigeant de la commune de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan

    La république démocratique d’Azerbaïdjan est proclamée ensuite, elle se retrouve rapidement en guerre face à l’Arménie qui veut annexer le Karabagh.

    Mais la République démocratique d’Azerbaïdjan s’effondre finalement devant la révolution et en avril 1920 elle cède la place à une république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. En décembre 1920, la révolution touche également l’Arménie.

    La République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie

    La révolution en Géorgie clôt la brève histoire des « républiques démocratiques » et le 12 mars 1922 est fondée une Union fédérative des républiques socialistes soviétiques de Transcaucasie avec donc l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

    Le 13 décembre de la même année elle se transforme en République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie, qui participe à la fondation de l’URSS le 30 décembre 1922, avec les républiques soviétiques de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine.

    L’emblème de la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie

    Toute les questions relatives à l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie relèvent alors d’une seule et même problématique, ce qui demande beaucoup d’investissement, puisqu’en 1926, il y a dans cette nouvelle république de 5,8 millions de personnes pas moins de 44 nationalités différentes, dont douze de moins de 30 000 personnes.

    Et, comme c’est le cas dans les Balkans, on trouve à la fois des minorités nationales et une dispersion de nationalités ; des gens d’une même nationalité peuvent vivre dans deux zones entre duquel s’intercale une zone avec une autre nationalité, etc. Il y a une grande imbrication des différentes nationalités, même si trois prédominent : les Arméniens, les Azéris, les Géorgiens.

    Puis, une fois le régime bien établi et l’étape d’unité des peuples passée, la constitution soviétique de 1936 rétablit les républiques socialistes soviétiques d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie. C’était à la fois une avancée puisque les rapports entre les peuples étaient pacifiés, et en même temps un certain recul par rapport à une unification. Cela allait être très lourd de sens par la suite.

    La question du Nagorny Karabagh et du Nakhitchevan

    L’un des grands succès de la politique soviétique des années 1920 fut la résolution de la question du Nagorny (= montagneux, haut en russe) Karabagh (= en turc le jardin, le verger, du nord, le noir étend assimilée dans la langue turque à cette direction cardinale, comme l’est la Karadeniz = mer Noire, au nord de l’Anatolie).

    Cette région montagneuse était peuplée en très grande majorité d’Arméniens, mais intégrée depuis environ deux cents ans à ce qui forme l’Azerbaïdjan, notamment sur le plan économique. Le Nagorny Karabagh est d’ailleurs séparé de l’Arménie proprement dit par un couloir de population azérie, plus précisément kurde.

    À l’ouest de ce couloir, on a le Zanguezour (du nom du massif montagneux), qui lui fut intégrée à l’Arménie sous le nom de Syunik. La région à l’ouest de Syunik, le Nakhitchevan, une région peuplée très majoritairement d’Azéris, fut par contre rattachée à l’Azerbaïdjan, mais en tant que République Socialiste Soviétique autonome.

    La situation en 1930

    Le drapeau de cette république socialiste soviétique autonome du Nakhitchevan était en 1937 le même que celui de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan, avec cependant comme ajout un espace rouge en haut à gauche avec le marteau et la faucille de couleur dorée, avec écrit à la fois en arménien et en langue azérie AzSSR et Nakhitchevan ASSR.

    L’emblème, avec le traditionnel soleil levant soviétique, contenait les slogans, encore en arménien et en langue azérie, « République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan », « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », « Nakhitchevan ASSR ».

    On a donc géographiquement, d’ouest en est, le Nakhitchevan (=Azerbaïdjan en tant que république autonome), Syunik (=Arménie), un couloir de population azérie-kurde (=Azerbaïdjan), le Nagorny Karabagh (=Azerbaïdjan mais de population arménienne en grande majorité).

    Il faut savoir ici que, dans les années 1920, le Zanguezour était alors relié par une route au Karabagh, mais pas à la capitale arménienne, Erevan ; la route ne sera construite que par la suite. Pour rejoindre le Zanguezour et le Nagorny Karabagh depuis Erevan, il fallait faire un détour par le Nakhitchevan.

    Le Nagorny Karabagh comme région autonome

    Dès le printemps 1921, l’Arménie poussa à l’intégration en son sein du Nagorny Karabagh et commença à prendre des décisions en ce sens. Cela provoqua une série de réactions en chaîne allant jusqu’à la direction de l’URSS, avec une grande remise en cause des décisions unilatérales du côté arménien.

    Toutes les options étaient sur la table (rattachement à l’Arménie, référendum, etc.), mais il fut considéré que de par la situation historique du Nagorny Karabagh dans son rapport avec l’Azerbaïdjan, il faudrait qu’il reste dans son giron.

    Toutefois, le Nagorny Karabagh devint une région autonome. Cela signifiait que le Parti Communiste avait sa propre organisation, qu’il y avait une administration spécifique au Nagorny Karabagh, que dans le domaine de l’éducation et de la culture il y avait l’autonomie.

    L’arménien était une langue reconnue de l’administration, du gouvernement, de la justice, ainsi que des médias.

    Afin de renforcer la dimension arménienne, la capitale administrative cessa d’être Shusha, la seule ville au sens strict (et à majorité azérie), pour devenir le bourg rural arménien de Khankend, qui prit par la suite le nom de Stepanakert, en l’honneur justement du révolutionnaire bolchevik de Bakou, Stepan Chahoumian.

    Les conflits réapparaissent avec la décadence de l’URSS social-impérialiste

    De par la construction du socialisme en URSS, le choix du statut de région autonome pour le Nagorny Karabagh valait ce qu’il valait mais passa l’épreuve du temps. La population arménienne vivait en paix au Nagorny Karabagh, préservant sa culture ; les rapports arméni-azérie étaient pacifiques et constructifs.

    Le symbole de cette époque est restée celui du club de football de Bakou, le Neftyanik Bakou, les Neftyanik étant les travailleurs du pétrole en russe, fondé en 1937. Une grande partie de l’équipe, selon les années, parfois même la moitié, était composée d’Arméniens azerbaïdjanais. Il s’est imposé comme la principale équipe de la République soviétique d’Azerbaïdjan ; son premier match d’ailleurs l’a opposé au Dinamo Erevan.

    L’emblème du Neftyanik Bakou

    La situation se dégrada évidemment après 1953 et le triomphe du révisionnisme en URSS. D’un côté, le nationalisme arménien refit surface et commença une intense propagande, avec même des demandes d’intégration du Nagorny Karabagh à l’Arménie, ce qui fut rejeté. De l’autre côté, le nationalisme azérie, tendant au panturquisme, se développa également de manière particulièrement agressive.

    Il est significatif par exemple que l’équipe de Bakou pris alors, en 1967, le nom de Neftchi, c’est-à-dire travailleur du pétrole, mais cette fois en langue turque-azérie. Le nombre d’Arméniens de l’équipe tendant alors à se réduire avant de s’effacer.

    Tant que le social-impérialisme soviétique était dans son élan, il n’y avait pas de place pour l’expression de ces nationalismes ; le régime, fonctionnant par la terreur, exigeait à la fois une soumission et une participation complète à son offensive pour l’hégémonie mondiale (surarmement massif, invasion de l’Afghanistan en 1979, satellisation du Vietnam, etc.).

    Dès qu’il s’affaiblit, ce fut l’explosion, meurtrière.

    La crise assassine de 1988

    Le schéma est au fond le même que pour la Yougoslavie : l’effondrement de l’État central amena des massacres immédiats sur la base d’un nationalisme s’étant diffusé pendant des décennies, et encore plus à la faveur de la politique libérale de Mikhail Gorbatchev, secrétaire du PCUS. Cette période voit parallèlement le développement de l’affairisme mafieux dans l’appareil d’État et la grande industrie, autant en Arménie qu’en Azerbaïdjan, comme partout en URSS.

    Tout cela a lieu alors que les effets de la guerre en Afghanistan entraîne dans ces régions un essor considérable du complexe militaro-industriel. L’armée soviétique s’entraîne alors sur le terrain du monastère de David Gareji datant du VIe siècle, à la frontière entre l’Azerbaïdjan et la Géorgie. L’infernale spirale de la corruption décadente enchaîne progressivement la banalisation des brutalités et des haines ethniques.

    Lorsque la crise apparaît de manière ouverte, sanglante, en 1988-1989, il y a au Nagorny Karabagh 145 500 Arméniens (soit 76,9 % de la population), 40 600 Azéris (soit 21,5%), 3 000 Russes. Les Azéris vivaient principalement dans la ville de Shusha et ses alentours.

    Une carte de l’Azerbaïdjan, avec la situation géographique du Yukhari Garabagh (ou Nagorny Karabagh)

    Le 20 février 1988, des manifestations eurent lieu à Stepanakert, la capitale du Nagorny Karabagh, pour demander le rattachement à l’Arménie. Des manifestations similaires avaient eu lieu dans la capitale arménienne, Erevan, la veille. Le jour même, les députés de l’administration de la région autonome demandèrent à l’URSS le rattachement à l’Arménie, ce qui fut immédiatement rejeté par la voix de Mikhail Gorbatchev.

    La pression montait particulièrement depuis une dizaine d’années, la population azérie en Arménie quittant le pays même en masse (il y a plus de 160 000 Azéris en Arménie en 1979, moitié moins dix ans plus tard). Les nationalistes azéris chauffaient quant à eux à blanc en prônant une ligne dure, s’appuyant sur les réfugiés azéris afin de diffuser largement une haine chauvine ouverte ciblant les Arméniens dans leur ensemble.

    La situation explosa alors dans la vile industrielle de Soumgaït. C’était la seconde ville d’Azerbaïdjan, avec 223 000 habitants, dont 17 000 Arméniens.

    Les conditions de vie étaient désastreuses, avec un manque terrible de logements, une pollution massive au point d’avoir une mortalité infantile catastrophique ; 1/5 des habitants avaient un casier judiciaire et la moyenne d’âge était de 25 ans. Si on ajoute à cela que les Azéris venaient souvent des campagnes, on avait tous les ingrédients pour une vaste opération de provocation.

    Une carte de l’Azerbaïdjan, avec Bakou tout à l’Est et, un peu au-dessus, la ville de Soumgaït (ici dénommé Sumqayit) ; en pointillé, le territoire du Nagorny Karabagh

    Les 27, 28 et 29 février 1988, des centaines de nationalistes menèrent un véritable pogrom anti-arménien, avec une démarche systématique de torture, de viols collectifs, de meurtres, n’épargnant personne, ni enfants ni personnes âgées. L’URSS fut débordée, scellant sa fin précisément ici ; elle nia les événements, puis ne parla que de 32 morts, alors qu’il y en eut plusieurs centaines.

    La boîte de Pandore était ouverte.

    L’effondrement du social-impérialisme soviétique et la crise de Bakou

    Dès le massacre de Soumgaït, le nationalisme arménien se mit en branle et domina le pays. La population azérie fut expulsée, l’agitation au Nagorny Karabagh redoubla.

    Le 15 juin 1988 le soviet suprême d’Arménie demanda à l’URSS de reconnaître la volonté de la région du Nagorny Karabagh d’intégrer l’Arménie ; le 12 juillet le soviet suprême du Nagorny Karabagh annonça sa sécession par rapport à l’Azerbaïdjan. En réponse, l’URSS mit en place une administration directe de la région autonome, à partir de janvier 1989.

    Le nationalisme azéri s’organisa également de manière systématique, multipliant les initiatives et les plans de massacre. Si le pouvoir central disparaissait, les deux protagonistes s’affrontaient immanquablement.

    La situation connut donc un nouveau tournant avec l’effondrement du social-impérialisme soviétique. Parallèlement à la chute du mur de Berlin, il y eut en effet l’abandon par l’URSS, le 28 novembre 1989, de l’administration directe du Nagorny Karabagh.

    Dans la foulée, le 1er décembre, les députés du soviet suprême Nagorny Karabagh annoncèrent que la région autonome rejoignait l’Arménie. La rupture était consommée.

    Or, il y avait à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, 200 000 Arméniens (sur les 1,7 million d’habitants de la ville). Cette population se retrouvait dans une situation intenable : le nationalisme arménien les plaçait véritablement comme un lieu de projection de haine, avec clairement l’espoir de parvenir à une rupture raciste entre les deux communautés.

    Celle-ci se produisit en janvier 1990, avec un nouveau pogrom anti-arménien, organisé par les nationalistes qui cherchaient également à en profiter pour renverser le gouvernement fidèle à l’URSS. Les Arméniens de Bakou fuirent en masse et cette crise ouvrit un espace politique majeur aux nationalismes arménien et azéri, avec une logique jusqu’au-boutiste d’épuration ethnique.

    Les initiatives nationalistes en Arménie et en Azerbaïdjan

    Il existe une différence de qualité entre les nationalismes arménien et azéri en 1990. En effet, en Arménie, la chose est entendue : tout est mobilisé pour la conquête du Nagorny Karabagh. Le Mouvement Panarménien est le mouvement électoral le plus puissant aux élections de mai 1990.

    Par contre, en Azerbaïdjan, les nationalistes étaient organisés dans un Front populaire azerbaïdjanais qui avait une dimension de masse, mais était bloqué dans son accession au pouvoir par le gouvernement pro-soviétique, c’est-à-dire pro-russe. D’ailleurs, le pogrom de Bakou – où la police n’intervint pas – fut un prétexte pour l’intervention de l’armée soviétique en Azerbaïdjan.

    La répression des nationalistes azéris par le gouvernement soviétique fut très violente, faisant des centaines de morts.

    C’est un aspect important, car pour toute cette phase, c’est clairement le nationalisme arménien qui est le plus agressif et à l’initiative.

    Le démantèlement de l’URSS et l’indépendance arménienne du Nagorny Karabagh

    En août 1991 eut lieu une tentative de putsch de la part des conservateurs soviétiques ; son échec amena le triomphe des forces centrifuges, l’URSS cessant d’exister en décembre de la même année.

    L’Azerbaïdjan n’attendit cependant pas et proclama son indépendance le 31 août 1991. C’était la victoire des nationalistes sur le gouvernement pro-soviétique

    Les Arméniens du Nagorny Karabagh proclamèrent leur propre indépendance le 2 septembre, après la mise en place d’un référendum organisé à la va-vite et voté uniquement par la population arménienne (avec 99 % de oui).

    L’Arménie proclama elle-même son indépendance le 21 septembre et en réponse l’Azerbaïdjan enleva le statut d’autonomie régionale du Nagorny Karabagh le 27 septembre.

    L’emblème du régime arménien né en 1991, fondé sur celui de 1918-1922

    Le Nagorny Karabagh comme « république d’Artsakh »

    Les Arméniens proclamant l’indépendance du Nagorny Karabagh donnèrent au nouveau régime le nom de république d’Artsakh. C’est là un choix tactique du nationalisme arménien.

    C’est en effet une fiction, car en réalité l’Arménie contrôle totalement cette zone ; la proclamation d’une pseudo-république sert uniquement à ne pas apparaître comme expansionniste aux yeux de l’opinion publique mondiale. Inversement, le nom choisi sert à galvaniser les masses arméniennes dans leur fanatisme nationaliste, dans une perspective expansionniste.

    L’emblème de la république dite d’Artsakh

    Le nom d’Artsakh est en effet à la base celui d’une province de la « grande Arménie » de la géographie traditionnelle. L’espace ainsi désigné, majoritairement arménien mais non exclusivement va à la fin de l’époque médiévale être soumis à différentes puissances (ottomane, perse, russe). Cette province, grosso modo sur le territoire du Nagorny Karabagh, fut la dernière de la grande Arménie à être conquise.

    En réalité, c’est plus compliqué que cela car le territoire fut à l’origine une composante de « l’Albanie du Caucase », dont les ethnies s’intégrèrent en partie à la culture arménienne. Les Arméniens qui restent en Azerbaïdjan aujourd’hui, sont d’ailleurs considérés aujourd’hui officiellement justement comme des « Albanais du Caucase » devant se dés-arméniser. Dans tous les cas cette partie du monde passa dès le 9e siècle sous domination seldjouk, puis safavide, puis ottomane, puis russe.

    C’est donc un symbole mythique du nationalisme arménien, totalement à rebours de tout le parcours historique réalisé entre-temps ; ainsi au milieu du 18e siècle, il y a le khanat d’Erevan, le khanat de Nakhitchevan et celui du Karabagh. L’idée est très clairement de « purifier » l’Arménie et d’en revenir à la grande Arménie pré-médiévale, ce dont témoignent clairement également les cartes proposées par les nationalistes arméniens, qui restaurent partout où ils le peuvent la toponymie des régions, ou nahang, de la tradition classique.

    Le territoire de la république dite d’Artsakh avec également les territoires revendiqués à l’Est

    Il y a d’ailleurs une appropriation unilatérale du parcours des Arméniens d’Anatolie, qui connurent le génocide et qui culturellement ont leur propre évolution (leur langue arménienne étant d’ailleurs relativement différente), même s’il est en même temps important de noter qu’une part importante de la population de l’Arménie actuelle est composée de descendants de réfugiés anatoliens.

    En tout cas, le génocide des Arméniens ottomans est aussi une matière à alimenter le nationalisme de l’Arménie dans la projection chauvine que réalise celui-ci en direction de l’Azerbaïdjan.

    La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan

    Afin de correspondre aux objectifs de la grande Arménie, l’initiative arménienne ne se contenta pas d’exercer son expansion sur le Nagorny Karabagh. Elle occupa militairement les territoires aux alentours, expulsant les populations non-arméniennes y compris au moyen de la violence, provoquant le départ forcé de 800 000 personnes, 300 000 Arméniens se voyant obliger de leur côté de fuir l’Azerbaïdjan en catastrophe de par la nouvelle situation.

    Cette situation se caractérisa par l’affrontement armé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1991-1993, l’armée azerbaïdjanaise reconquérant 40 % du Nagorny Karabagh en août 1992 avant de s’effondrer, amenant la Turquie à se mobiliser en septembre 1993 en exigeant que le Nakhitchevan ne soit pas envahi par l’Arménie, la Russie menaçant de son côté d’une intervention si la Turquie passait à l’offensive.

    L’Arménie vola ainsi finalement de victoire en victoire, au moyen de massacres de civils s’il le fallait, comme dans la ville de Khodjaly, où 613 civils furent assassinés dont 83 enfants. La guerre causa la mort de 30 000 personnes, dont 7 000 Arméniens.

    La fuite en avant arménienne

    L’Arménie eut tellement le dessus que l’Azerbaïdjan fut dans l’obligation de signer un cessez-le-feu le 24 mai 1994. C’était une défaite totale pour l’Azerbaïdjan : aux 800 000 réfugiés s’ajoutait la perte de 20 % de son territoire. En plus du Nagorny Karabakh, il y avait également les sept districts azéris environnants (avec notamment parfois une importante présence kurde) conquis et dont la population fut expulsée également : Lachin, Kelbajar, Agdam, Fizuli, Kubatly, Jabrayil, et Zangelan.

    Les nationalistes arméniens poussèrent au maximum l’humiliation. Robert Kocharian, du Nagorny Karabagh et donc de nationalité azérie, fut le premier président de la « République du Haut Karabagh », de 1994 à 1997. Puis, il fut premier ministre de l’Arménie de 1997 à 1998 et président de l’Arménie de 1998 à 2008 !

    Le drapeau de la république dite d’Artsakh, consistant en un drapeau arménien divisé/réunifié

    Dans l’idéologie officielle, et c’était vrai depuis 1988, il y eut une assimilation des Azéris aux « turco-tatars » et une assimilation des « turco-tatars » aux « turcs ottomans ». Les Azéris étaient assimilés à des Turcs ne pouvant, aux yeux des nationalistes arméniens, qu’être des fanatiques génocidaires.

    Le prix à payer fut énorme pour l’Arménie. Le pays était ruiné, l’émigration massive au point qu’il n’y avait plus que 2,5 millions d’habitants. L’État se retrouvait aux mains de fanatiques nationalistes corrompus, avec une instabilité politique très grande, dont l’une des expressions fut en octobre 1999 une opération commando de nationalistes liquidant en pleine séance parlementaire le premier ministre arménien, le porte-parole du parlement et six autres personnalités politiques.

    Les dépenses faites par les nécessités et les effets de cette politique chauvine agressive sont telles que l’Arménie mit des années à moderniser les infrastructures de sa capitale, pendant que le reste du pays était littéralement à l’abandon, y compris la ville de Gyumri, toujours dévastée depuis le séisme de 1988.

    Et encore, la corruption s’affiche de manière écœurante dans la ville actuelle, où l’on ne compte plus les casinos, les bars à prostituées ou les églises construites avec l’argent détourné par les élites décadentes. La jeunesse, qui étouffe sous tous ces blocages, l’étau de la guerre et la toute puissance de l’armée, multiplie les soulèvements ou fuit massivement depuis les années 2000.

    À cela s’ajoute l’influence russe, massive, avec l’installation d’une grande base militaire, prix à payer pour contrebalancer une éventuelle intervention turque.

    Et, surtout, plus l’Arménie s’arrachait, lentement, à l’aveuglement nationaliste, plus l’Azerbaïdjan y sombrait de son côté.

    Le groupe de Minsk

    L’Arménie s’est en fait reposer sur sa victoire initiale et sur la volonté des impérialistes, alors, de geler la situation. Le début des années 1990 marque en effet un redémarrage de l’expansion capitaliste, dans le prolongement de la chute du bloc du social-impérialisme soviétique. La guerre arméno-azerbaïdjanaise ne collait pas au panorama.

    Dans ce cadre fut formé le « Groupe de Minsk », composé d’une série de pays devant superviser des négociations n’ayant jamais réellement lieu en tant que telles : les États-Unis, la France, la Russie, la Biélorussie, l’Allemagne, l’Italie, la Suède, la Finlande, la Turquie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

    Il y a bien de très nombreuses rencontres au plus haut niveau entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui se sont tenus, mais sans jamais aboutir, de par les positions nationalistes antagoniques. L’Arménie s’est imaginée, aveuglée par son oligarchie et les nationalistes arméniens, que la situation en resterait là.

    Tous ses efforts tendaient à faire reconnaître progressivement par la communauté internationale, et notamment au Conseil de l’Europe, où siège et l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la réalité de l’indépendance du Haut-Karabagh, voire même son rattachement à l’Arménie.

    L’ultra-nationalisme azéri à la conquête de l’hégémonie

    Le nationalisme azéri avait été initialement broyé par le gouvernement pro-russe, mais il réussit progressivement à prendre le dessus. La première étape fut la victoire des nationalistes azéris aux présidentielles de 1992, avec 64 % pour Aboulfaz Eltchibeï. Celui-ci dut cependant s’enfuir dès 1993 à la suite d’un coup d’État pro-russe mené par Souret Husseïnov, pavant la voie la même année à la présidence pro-russe de l’autocrate Heydar Aliyev, « père de la nation azérie ».

    Son fils Ilham Aliyev prit le relais en 2003, qui dans le même esprit clanique pro-russe nomma sa femme vice-président en 2017 et reçut de l’Ordre de gloire et d’honneur, la plus haute décoration de l’Église orthodoxe russe ! Il fut également réélu avec 86 % des voix aux présidentielles de 2018.

    Sa démagogie nationaliste est sans limites. Lorsqu’un officier azerbaïdjanais, Ramil Safarov, tua un officier arménien dans son sommeil dans le cadre d’un programme d’études de l’OTAN, il fit en sorte de le rapatrier pour soi-disant qu’il finisse de purger sa peine au pays. Il le libéra alors immédiatement après l’avoir accueilli en héros, le faisant monter en grade, lui payant plus de 8 ans de solde (le temps qu’il avait passé en prison), lui donnant une maison et une décoration.

    Le drapeau de l’Azerbaïdjan

    Profitant du développement des activités pétrolières et d’une économie (oligarchique et rentière) en expansion grâce au pétrole (formant 80-90 % des revenus), la ligne fut alors d’aller au conflit et cela convergeait avec la dynamique turque.

    L’Arménie se retrouvait alors face à une situation totalement nouvelle à la fin des années 2010, avec l’Azerbaïdjan en expansion économique, se militarisant à coups d’investissements massifs bien supérieurs à ceux de l’Arménie, travaillant de concert avec la Turquie, qui reprenait pied dans la région en se rapprochant également de la Géorgie.

    Géorgie dont Recep Tayyip Erdogan, le président de la Turquie, a même affirmé qu’il était originaire lors d’une visite officielle dans ce pays, manière de souligner le caractère soi-disant au-delà des ethnies de ses prétentions panturques en direction du Caucase.

    L’emblème de l’Azerbaïdjan

    La question iranienne et russe

    La seule chose qui sauve relativement l’Arménie est la Russie, qui a une puissante présence tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan et qui aimerait bien calmer le jeu, même si elle a initialement soutenu l’Arménie au début des années 1990. La Russie se retrouve dans les faits dans une position intenable.

    Il y a également l’Iran. De ses 1254 kilomètres de frontière, les 268 km de frontière avec la Turquie, comme les 996 km avec l’Azerbaïdjan, sont fermés. Reste 165km avec la Géorgie et 35 avec l’Iran, dans une région montagneuse difficilement praticable cependant.

    L’Iran pourrait être proche de l’Azerbaïdjan, tous deux ayant une population relevant en majorité de l’Islam chiite, mais le 1/3 environ de la population iranienne est azérie et le régime se méfie d’un éventuel expansionnisme azéri.

    Le nationaliste azéri Gudrat Hasanguliyev prônait même en 2008 le changement du nom du pays, d’Azerbaïdjan en Azerbaïdjan du nord, sous-entendant qu’il fallait se « réunifier » avec la partie sud, en Iran.

    Il faut cependant noter que c’est davantage l’Iran qui attire les Azéris, de par son importante dynamique culturelle et de par la présence de centaines de milliers de personnes relevant de minorités persanes (tels les Talysh), et que le nationalisme azéri préfère se tourner vers la Turquie, en mode « panturc ».

    L’Azerbaïdjan a également besoin de l’Iran pour maintenir sa continuité avec le Nakhitchevan, puisque la seule route qui les relie passe aujourd’hui par son territoire. Ceci fait aujourd’hui de Tabriz le nœud où se croisent les échanges en direction de tous ses territoires voisins, entre lesquels la soi-disant « chute du Rideau de fer » a dressé des barrières autrement insurmontables, baignés du sang de peuples que l’élan démocratique du Socialisme avait commencé à unifier.

    Comment l’Arménie peut-elle se sortir de sa dramatique situation ?

    L’oligarchie arménienne a joué avec le feu et une partie de la diaspora a cédé aux illusions chauvines d’une expansion « naturelle », sans prendre en compte le tracé de l’histoire ni la perspective démocratique historiquement nécessaire.

    Maintenant, l’Arménie est au pied du mur. Et sa situation reflète d’ailleurs celles des peuples d’Orient dans leur ensemble, minés par le nationalisme identitaire, qui les atomise jusqu’au génocide des plus vulnérables selon le jeu des circonstances.

    Mais les Arméniens, comme leurs voisins, ont plus à partager, plus à construire, plus à élever que d’alimenter cette noire spirale des petits chauvinismes.

    Ces petits manipulateurs de l’identité qui dessinent sur des cartes leurs chimères avec le sang des peuples… échoueront devant la démocratie portée par le Socialisme !

    Ces petits traîtres empressés de faire des affaires une fois leur position conquise sur le dos des masses… seront punis par les peuples épris de paix et de fraternité !

    L’avenir n’appartient pas à la quête de richesse de la part d’une oligarchie corrompue et décadente qui est la seule à jouir des effets de cet effondrement général de la civilisation.

    L’Arménie et particulièrement sa jeunesse doivent lever le drapeau de la démocratie en direction de l’Azerbaïdjan et de ses peuples, tout comme les masses azéries doivent rejeter le panturquisme pour se tourner vers l’internationalisme prolétarien !

    Tel est le mouvement même de l’histoire, telle est cette certitude qui doit guider la conscience civilisée, telle est la lumière d’une aube nouvelle vers laquelle les peuples de ces pays doivent se tourner et se rassembler. Telle est la promesse, et l’honneur, du Socialisme.

  • Le programme du KAPD

    MAI 1920

    C’est dans le tourbillon de la révolution et de la contre-révolution que s’est accomplie la fondation du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne.

    Mais la naissance du nouveau parti ne date pas de Pâques 1920, moment où le rassemblement de l’ « opposition », qui n’était unie jusqu’ici que par des contacts vagues, trouva sa conclusion organisationnelle. L’heure de la naissance du KAPD coïncide avec la phase de développement du KPD (Ligue Spartacus), au cours de laquelle une clique de chefs irresponsables, plaçant ses intérêts personnels au-dessus des intérêts de la révolution prolétarienne, a entrepris d’imposer sa conception personnelle de la « mort » de la révolution allemande à la majorité du parti.

    Celui-ci se dressa alors énergiquement contre cette conception personnellement intéressée. Le KAPD est né lorsque cette clique, se fondant sur cette conception personnelle qu’elle avait élaborée, voulut transformer la tactique du parti, jusqu’ici révolutionnaire, en une tactique réformiste. Cette attitude traîtresse des Lévi, Posner et Compagnie justifie une nouvelle fois la reconnaissance du fait que l’élimination radicale de toute politique de chefs doit constituer la première condition du progrès impétueux de la révolution prolétarienne en Allemagne.

    C’est en réalité la racine des oppositions qui sont apparues entre nous et la Ligue Spartakus, oppositions d’une telle profondeur que la faille qui nous sépare de la Ligue Spartakus (=du KPD)est plus grande que l’opposition qui existe entre les Lévi, les Pieck, les Thalheimer, etc., d’un côté et les Hilferding, les Crispien, les Stampfer, les Legien de l’autre.

    L’idée qu’il faut faire de la volonté révolutionnaire des masses le facteur prépondérant dans les prises de position tactiques d’une organisation réellement prolétarienne, est le leitmotiv de la construction organisationnelle de notre parti. Exprimer l’autonomie des membres dans toutes les circonstances, c’est le principe de base d’un parti prolétarien, qui n’est pas un parti dans le sens traditionnel.

    Il est donc pour nous évident que le programme du parti, que nous transmettons ici à nos organisations et qui a été rédigé par la commission du programme mandatée par le congrès, doit rester un projet de programme jusqu’à ce que le prochain congrès ordinaire se déclare d’accord avec la présente version. Du reste des propositions d’amendements, qui concerneraient les prises de position fondamentales et tactiques du parti, sont à peine probables, dans la mesure où le programme ne fait que formuler fidèlement, dans un cadre plus large, le contenu de la déclaration programmatique adoptée à l’unanimité par le congrès du parti. Mais d’éventuels amendements formels ne changeront rien à l’esprit révolutionnaire qui anime chaque ligne du programme.

    La reconnaissance marxiste de la nécessité historique de la dictature du prolétariat reste pour nous un guide immuable; inébranlable reste notre volonté de mener le combat pour le socialisme dans l’esprit de la lutte de classe internationale. Sous ce drapeau, la victoire de la révolution prolétarienne est assurée.

    Berlin. Mi-mai 1920.

    *

    * *

    La crise économique mondiale, née de la guerre mondiale, avec ses effets économiques et sociaux monstrueux, et dont l’image d’ensemble produit l’impression foudroyante d’un unique champ de ruines aux dimensions colossales, ne signifie qu’une seule chose : le crépuscule des dieux de l’ordre mondial bourgeois-capitaliste est entamé.

    Aujourd’hui il ne s’agit pas d’une des crises économiques périodiques, propres au mode de production capitaliste; c’est la crise du capitalisme lui-même; secousses convulsives de l’ensemble de l’organisme social, éclatement formidable d’antagonismes de classes d’une acuité jamais vue, misère générale pour de larges couches populaires, tout cela est un avertissement fatidique à la société bourgeoise.

    Il apparaît de plus en plus clairement que l’opposition entre exploiteurs et exploités qui s’accroît encore de jour en jour, que la contradiction entre capital et travail, dont prennent de plus conscience même les couches jusque là indifférentes du prolétariat, ne peut être résolue. Le capitalisme a fait l’expérience de son fiasco définitif; il s’est lui-même historiquement réduit à néant dans la guerre de brigandage impérialiste, il a créé un chaos, dont la prolongation insupportable place le prolétariat devant l’alternative historique : rechute dans la barbarie ou construction d’un monde socialiste.

    De tous les peuples de la terre, seul le prolétariat russe a jusqu’ici réussi dans des combats titanesques à renverser la domination de sa classe capitaliste et à s’emparer du pouvoir politique.

    Dans une résistance héroïque il a repoussé l’attaque concentrée de l’armée de mercenaires organisée par le capital international, et il se voit maintenant confronté à une tâche qui dépasse l’entendement par sa difficulté : construire, sur une base socialliste, l’économie totalement détruite par la guerre civile qui lui a succédé pendant plus de deux ans. Le destin de la république des conseils russes dépend du développement de la révolution prolétarienne en Allemagne. Après la victoire de la révolution allemande, on se trouvera en présence d’un bloc économique socialiste qui, au moyen de l’échange réciproque des produits de l’industrie et de l’agriculture, sera en mesure d’établir un mode de production véritablement socialiste, en n’étant plus obligé de faire des concessions économiques, et par là aussi politiques, au capital mondial.

    Si le prolétariat mondial ne remplit pas à très court terme sa tâche historique, le développement de la révolution mondiale sera remis en question pour des années, si ce n’est des dizaines d’années. En fait, c’est l’Allemagne qui est aujourd’hui la clé de la révolution mondiale. La révolution dans les pays « vainqueurs » de l’Entente ne peut se mettre en branle, que lorsqu’aura été levée la grande barrière en Europe Centrale. Les conditions économiques de la révolution prolétarienne sont logiquement incomparablement plus favorables en Allemagne que dans les pays « vainqueurs » de l’Europe occidentale.

    L’économie allemande pillée impitoyablement après la signature de la paix de Versailles a fait mûrir une paupérisation qui pousse à bref délai à la solution violente d’une situation catastrophique. En outre la paix de brigands versaillaise n’aboutit pas seulement à peser au-delà de toute mesure sur le mode de production capitaliste en Allemagne, mais elle pose au prolétariat des fers qu’il ne peut supporter : son aspect le plus dangereux, c’est qu’elle sape les fondements économiques de la future économie socialiste en Allemagne, et donc, dans ce sens, également, remet en question le développement de la révolution mondiale. Seule une poussée en avant impétueuse de la révolution prolétarienne allemande peut nous sortir de ce dilemme. La situation économique et politique en Allemagne est plus que mûre pour l’éclatement de la révolution prolétarienne.

    A ce stade de l’évolution historique, où le processus de décomposition du capitalisme ne peut être voilé artificiellement que par un spectacle de positions de forces apparentes, tout doit tendre à aider le prolétariat à acquérir la conscience qu’il n’a besoin que d’une intervention énergique pour user efficacement du pouvoir qu’il possède déjà effectivement. A une époque de la lutte de classe révolutionnaire, comme celle-ci, où la dernière phase de la lutte entre le capital et le travail est entamée et où le combat décisif lui-même est déjà en train, il ne peut être question de compromis avec l’ennemi mortel, mais d’un combat jusqu’à l’anéantissement. En particulier, il faut attaquer les institutions qui tendent à jeter un pont au-dessus des antagonismes de classes et qui s’orientent ainsi vers une sorte de « commmunauté de travail » politique ou économique entre exploitateurs et exploités.

    Au moment où les conditions objectives de l’éclatement de la révolution prolétarienne sont données, sans que la crise permanente ne connaisse une aggravation définitive, ou bien au moment où une aggravation catastrophique se produit, sans qu’elle soit conçue et exploitée jusque dans ses dernières conséquences par le prolétariat, il doit y avoir des raisons de nature subjective pour freiner le progrès accéléré de la révolution. Autrement dit, l’idéologie du prolétariat se trouve encore en partie prisonnière de représentations bourgeoises ou petites-bourgeoises.

    La psychologie du prolétariat allemand, dans son aspect présent, ne montre que trop distinctement les traces de l’esclavage militariste séculaire, avec en plus les signes caractéristiques d’un manque de conscience de soi; c’est le produit naturel du crétinisme parlementaire de la vieille social-démocratie et de l’USPD d’un côté, de l’absolutisme de la bureaucratie syndicale de l’autre. Les éléments subjectifs jouent un rôle décisif dans la révolution allemande. Le problème de la révolution allemande est le problème du développement de la conscience de soi du prolétariat allemand.

    Reconnaissant cette situation ainsi que la nécessité d’accélérer le rythme du développement de la révolution dans le monde, fidèle également à l’esprit de la 3Internationale, le KAPD combat pour la revendication maximale de l’abolition immédiate de la démocratie bourgeoise et pour ladictature de la classe ouvrière. Il rejette dans la constitution démocratique le principe, doublement absurde et intenable dans la période actuelle, qui veut concéder à la classe capitaliste exploiteuse elle aussi des droits politiques et le pouvoir de disposer exclusivement des moyens de production.

    Conformément à ses vues maximalistes, le KAPD se déclare également pour le rejet de toutes les méthodes de lutte réformistes et opportunistes, dans lesquelles il ne voit qu’une manière d’esquiver les luttes sérieuses et décisives avec la classe bourgeoise. Il ne veut pas esquiver ces luttes, au contraire, il les provoque. Dans un Etat qui porte tous les symptômes de la période de décadence du capitalisme, la participation au parlementarisme appartient aussi aux méthodes réformistes et opportunistes.

    Exhorter, dans une telle période, le prolétariat à participer aux élections au parlement, cela signifie réveiller et nourrir chez lui l’illusion dangereuse que la crise pourrait être dépassée par des moyens parlementaires; c’est appliquer un moyen utilisé autrefois par la bourgeoisie dans sa lutte de classe, alors que l’on est dans une situation où seuls des moyens de lutte de classe prolétariens, appliqués de manière résolue et sans ménagements, peuvent avoir une efficacité décisive. La participation au parlementarisme bourgeois, en pleine progression de la révolution prolétarienne, ne signifie également en fin de compte rien d’autre que le sabotage de l’idée des conseils.

    L’idée des conseils dans la période de la lutte prolétarienne pour le pouvoir politique est au centre du processus révolutionnaire.

    L’écho plus ou moins fort que l’idée des conseils suscite dans la conscience des masses est le thermomètre qui permet de mesurer le développement de la révolution sociale. La lutte pour la reconnaissance de conseils d’entreprise révolutionnaires et de conseils ouvriers politiques dans le cadre d’une situation révolutionnaire déterminée naît logiquement de la lutte pour la dictature du prolétariat contre la dictature du capitalisme. Cette lutte révolutionnaire, dont l’axe politique spécifique est constitué par l’idée des conseils, s’oriente,sous la pression de la nécessité historique, contre la totalité de l’ordre social bourgeois et donc aussi contre sa forme politique, le parlementarisme bourgeois. Système des conseils ou parlementarisme? C’est une question d’importance historique.

    Edification d’un monde communiste-prolétarien ou naufrage dans le marais de l’anarchie capitaliste-bourgeoise? Dans une situation aussi totalement révolutionnaire que la situation actuelle en Allemagne, la participation au parlementarisme signifie donc non seulement saboter l’idée des conseils, mais aussi par surcroît galvaniser le monde capitaliste bourgeois en putréfaction et, par là, de manière plus ou moins voulue, ralentir le cours de la révolution prolétarienne.

    A côté du parlementarisme bourgeois, les syndicats y forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne.

    Leur attitude pendant la guerre mondiale est connue. Leur influence décisive sur l’orientation principielle et tactique du vieux parti social-démocrate conduisit à la proclamation de l’ « union sacrée » avec la bourgeoisie allemande, ce qui équivalait à une déclaration de guerre au prolétariat international. Leur efficacité social-traître trouva sa continuation logique lors de l’éclatement de la

    révolution de novembre 1918 en Allemagne : ils attestèrent leurs intentions contre-révolutionnaires en constituant avec les industriels allemands en pleine crise une « communauté de travail » (Arbeitsgemeinschaft) pour la paix sociale. Ils ont conservé leur tendance contre-révolutionnaire jusqu’à aujourd’hui, pendant toute la période de la révolution allemande. C’est la bureaucratie des syndicats qui s’est opposée avec le plus de violence à l’idée des conseils qui s’enracinait de plus en plus profondément dans la classe ouvrière allemande; c’est elle qui a trouvé les moyens de paralyser avec succès des tendances politiques visant à la prise du pouvoir par le prolétariat, tendances qui résultaient logiquement des actions de masses économiques.

    Le caractère contre-révolutionnaire des organisations syndicales est si notoire que de nombreux patrons en Allemagne n’embauchent que les ouvriers appartenant à un groupement syndical. Cela dévoile au monde entier que la bureaucratie syndicale prendra une part active au maintien futur du système capitaliste qui craque par toutes ses jointures. Les syndicats sont ainsi, à côté des fondements bourgeois, l’un des principaux piliers de l’Etat capitaliste. L’histoire syndicale de ces derniers 18 mois a amplement démontré que cette formation contre-révolutionnaire ne peut être transformée de l’intérieur.

    La révolutionnarisation des syndicats n’est pas une question de personnes : le caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur structure et dans leur système spécifique eux-mêmes. Ceci entraîne la sentence de mort pour les syndicats; seule la destruction même des syndicats peut libérer le chemin de la révolution sociale en Allemagne. L’édification socialiste a besoin d’autre chose que de ces organisations fossiles.

    C’est dans les luttes de masses qu’est apparue l’organisation d’entreprise. Elle fait surface comme quelque chose qui n’a jamais eu ne serait-ce qu’un équivalent, mais là n’est pas la nouveauté. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle perce partout pendant la révolution, comme une arme nécessaire de la lutte de classe contre le vieil esprit et le vieux fondement qui lui est à la base.

    Elle correspond à l’idée des conseils; c’est pourquoi elle n’est absolument pas une pure forme ou un nouveau jeu organisationnel, ou même une « belle nuit mystique « ; naissant organiquement dans le futur, constituant le futur, elle est la forme d’expression d’une révolution sociale qui tend à la société sans classes. C’est une organisation de lutte prolétarienne pure. Le prolétariat ne peut pas être organisé pour le renversement sans merci de la vieille société s’il est déchiré en métiers, à l’écart de son terrain de lutte; pour cela il faut que la lutte soit menée dans l’entreprise. C’est là que l’on est l’un à côté de l’autre comme camarades de classe, c’est là que tous sont forcés d’être égaux en droit. C’est là que la masse est le moteur de la production et qu’elle est poussée sans arrêt à pénétrer son secret et à le diriger elle-même.

    C’est là que la lutte idéologique, la révolutionnarisation de la conscience se fait dans un tumulte permanent, d’homme à homme, de masse à masse. Tout est orienté vers l’intérêt de classe suprême, non vers la manie de fonder des organisations, et l’intérêt de métier est réduit à la mesure qui lui revient. Une telle organisation, l’épine dorsale des conseils d’entreprise, devient un instrument infiniment plus souple de la lutte de classe, un organisme au sang toujours frais, vu la possibilité permanente de réélections, de révocations, etc.

    Poussant dans les actions de masse et avec elles, l’organisation d’entreprise devra naturellement se créer l’organisme central qui correspond à son développement révolutionnaire. Son affaire principale sera le développement de la révolution et non pas les programmes, les statuts et les plans dans les détails. Elle n’est pas une caisse de soutien ou une assurance sur la vie, même si — cela va de soi — elle ne craint pas de faire des collectes pour le cas où il serait nécessaire de soutenir des grèves. Propagande ininterrompue pour le socialisme, assemblées d’entreprise, discussions politiques, etc., tout cela fait partie de ses tâches; bref, c’est la révolution dans l’entreprise.

    En gros, le but de l’organisation d’entreprise est double. Le premier but, c’est de détruire les syndicats, la totalité de leurs bases et l’ensemble des idées non prolétariennes qui sont concentrées en eux. Aucun doute bien sûr que dans cette lutte l’organisation d’entreprise enfoncera comme ses ennemis acharnés toutes les formations bourgeoises; mais elle fera de même aussi avec les partisans de l’USPD et du KPD, soit que ceux-ci se meuvent encore inconsciemment dans les vieux schémas de la social-démocratie (même s’ils adoptent un programme politique différent, ils s’en tiennent au fond à une critique politico-morale des « erreurs  » de la social-démocratie), soit qu’ils soient ouvertement des ennemis, dans la mesure où le trafic politique, l’art diplomatique de se tenir toujours « en haut » leur importe plus que la lutte gigantesque pour le « social » en général.

    Devant ces petites misères, il n’y a aucun scrupule à avoir. Il ne peut y avoir aucun accord avec l’USPD tant qu’elle ne reconnaît pas, sur la base de l’idée des conseils, la justification des organisations d’entreprises, lesquelles ont sûrement encore besoin de transformation et sont aussi encore capables d’être transformées. Une grande partie des masses les reconnaîtra avant l’USPD comme direction politique. C’est un bon signe.

    L’organisation d’entreprise, en déclenchant des grèves de masses et en transformant leur orientation politique, se basant chaque fois sur la situation politique de moment, contribuera d’autant plus rapidement et d’autant plus sûrement à démasquer et à anéantir le syndicat contre-révolutionnaire.

    Le deuxième grand but de l’organisation d’entreprise est de préparer l’édification de la société communiste.

    Peut devenir membre de l’organisation d’entreprise tout ouvrier qui se déclare pour la dictature du prolétariat. En plus il faut rejeter résolument les syndicats, et être résolument libéré de leur orientation idéologique. Cette dernière condition devra être la pierre de touche pour être admis dans l’organisation d’entreprise. C’est par là que l’on manifeste son adhésion à la lutte de classe prolétarienne et à ses méthodes propres; on n’a pas à exiger l’adhésion à un programme de parti plus précis. De par sa nature et sa tendance l’organisation d’entreprise sert le communisme et conduit à la société communiste.

    Son noyau sera toujours expressément communiste, sa lutte pousse tout le monde dans la même direction.

    Mais, alors qu’un programme de parti sert et doit servir en majeure partie à l’actualité (au sens large, naturellement), alors que des qualités intellectuelles sérieuses sont exigées chez les membres du parti et qu’un parti politique comme le Parti Communiste Ouvrier (KAPD), progressant en avant et se modifiant rapidement en liaison avec le processus révolutionnaire mondial, ne peut jamais avoir une grande importance quantitative (à moins qu’il ne régresse et se corrompe), les masses révolutionnaires, au contraire, sont unies dans les organisations d’entreprises par la conscience de leur solidarité de classe, la conscience d’appartenir au prolétariat.

    C’est là que se prépare organiquement l’union du prolétariat; alors que sur la base d’un programme de parti cette union n’est jamais possible. L’organisation d’entreprise est le début de la forme communiste et devient le fondement de la société communiste à venir.
    L’organisation d’entreprise résout ses tâches en union étroite avec le KAPD (Parti Communiste Ouvrier).

    L’organisation politique a comme tâche de rassembler les éléments avancés de la classe ouvrière sur la base du programme du parti.

    Le rapport du parti à l’organisation d’entreprise résulte de la nature de l’organisation d’entreprise.

    Le travail du KAPD à l’intérieur de ces organisations sera celui d’une propagande inlassable. Les cadres révolutionnaires dans l’entreprise deviennent l’arme mobile du parti. De plus il est naturellement nécessaire que le parti lui aussi prenne un caractère toujours plus prolétarien, une expression de classe prolétarienne, qu’il satisfasse à la dictature par en bas. Par là le cercle de ses tâches s’élargit, mais en même temps il acquiert le plus puissant des soutiens. Ce qui doit être obtenu, c’est que la victoire (la prise du pouvoir par le prolétariat) aboutisse à la dictature de la classe et non pas à la dictature de quelques chefs de parti et de leur clique. L’organisation d’entreprise en est la garantie.

    La phase de la prise du pouvoir politique par le prolétariat exige la répression la plus acharnée des mouvements capitalistes-bourgeois.

    Cela sera atteint par la mise en place d’une organisation de conseils exerçant la totalité du pouvoir politique et économique. L’organisation d’entreprise elle-même devient dans cette phase un élément de la dictature prolétarienne, exercée dans l’entreprise par le conseil d’entreprise ayant pour base l’organisation d’entreprise. Celle-ci a en outre pour tâche dans cette phase de tendre à se transformer en fondement du système économique des conseils.

    L’organisation d’entreprise est une condition économique de la construction de la communauté (Gemeinwesen) communiste. La forme politique de l’organisation de la communauté communiste est le système des conseils. L’organisation d’entreprise intervient pour que le pouvoir politique ne soit exercé que par l’exécutif des conseils.

    Le KAPD lutte donc pour la réalisation du programme révolutionnaire maximum, dont les revendications concrêtes sont contenues dans les points suivants:

    I. Domaine politique

    1. Fusion politique et économique immédiate avec tous les pays prolétariens victorieux (Russie des Soviets, etc.), dans l’esprit de la lutte de classe internationale, dans le but de se défendre en commun contre les tendances agressives du capital mondial.
    2. Armement de la classe ouvrière révolutionnaire politiquement organisée, mise en place de groupes de défense militaire locaux (Ortswehren), formation d’une armée rouge; désarmement de la bourgeoisie, de toute la police, de tous les officiers, des « groupes de défense des habitants » (Einwohnerwehren), etc.
    3. Dissolution de tous les parlements et de tous les conseils municipaux.
    4. Formation de conseils ouvriers comme organes du pouvoir législatif et exécutif. Election d’un conseil central des délégués des conseils ouvriers d’Allemagne.
    5. Réunion d’un congrès des conseils allemands comme instance politique constituante suprême de l’Allemagne des Conseils.
    6. Remise de la presse à la classe ouvrière sous la direction des conseils politiques locaux.
    7. Destruction de l’appareil judiciaire bourgeois et installation immédiate de tribunaux révolutionnaires. Prise en charge de la puissance pénitenciaire bourgeoise et des services de sécurité par des organes prolétariens adéquats.

    II. Domaine économique, social et culturel

    1. Annulation des dettes d’Etat et des autres dettes publiques, annulation des emprunts de guerre
    2. Expropriation par la république des conseils de toutes les banques, mines, fonderies,de même que des grandes entreprises dans l’industrie et le commerce.
    3. Confiscation de toutes les richesses à partir d’un certain seuil qui doit être fixé par le conseil central des conseils ouvriers d’Allemagne.
    4. Transformation de la propriété foncière privée en propriété collective sous la direction des conseils locaux et des conseils agraires (Gutsräte) compétents.
    5. Prise en charge de tous les transports publics par la république des conseils.
    6. Régulation et direction centrale de la totalité de la production par les conseils économiques supérieurs qui doivent être investis par le congrès des conseils économiques.
    7. Adaptation de l’ensemble de la production aux besoins, sur la base des calculs économiques statistiques les plus minutieux.
    8. Mise en vigueur impitoyable de l’obligation au travail.
    9. Garantie de l’existence individuelle relativement à la nourriture, l’habillement, le logement, la vieillesse, la maladie, l’invalidité, etc.
    10. Abolition de toutes les différences de castes, des décorations et des titres. Egalité juridique et sociale complète des sexes.
    11. Transformation radicale immédiate du ravitaillement, du logement et de la santé dans l’intérêt de la population prolétarienne.
    12. En même temps que le KAPD déclare la guerre la plus résolue au mode de production capitaliste et à l’Etat bourgeois, il dirige son attaque contre la totalité de l’idéologie bourgeoise et se fait le pionnier d’une conception du monde prolétarienne-révolutionnaire. Un facteur essentiel de l’accélération de la révolution sociale réside dans la révolutionnarisation de tout l’univers intellectuel du prolétariat. Conscient de ce fait, le KAPD soutient toutes les tendances révolutionnaires dans les sciences et les arts, dont le caractère correspond à l’esprit de la révolution prolétarienne.
      En particulier le KAPD encourage toutes les entreprises sérieusement révolutionnaires qui permettent à la jeunesse des deux sexes de s’exprimer elle-même. Le KAPD rejette toute domination de la jeunesse.
      La lutte politique contraindra la jeunesse elle-même à un développement supérieur de ses forces, ce qui nous donne la certitude qu’elle accomplira ses grandes tâches avec une clarté et une résolution totales.
      Dans l’intérêt de la révolution, c’est un devoir du KAPD que la jeunesse obtienne dans sa lutte tout le soutien possible.
      Le KAPD est conscient qu’également après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, un grand domaine d’activité revient à la jeunesse dans la construction de la société communiste : la défense de la république des conseils par l’armée rouge, la transformation du processus de production, la création de l’école du travail communiste qui résout ses tâches créatrices en union étroite avec l’entreprise.

    Voilà le programme du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne. Fidèle à l’esprit de la Troisième Internationale, le KAPD reste attaché à l’idée des fondateurs du socialisme scientifique, selon laquelle la conquête du pouvoir politique par le prolétariat signifie l’anéantissement du pouvoir politique de la bourgeoisie. Anéantir la totalité de l’appareil d’Etat bourgeois avec son armée capitaliste sous la direction d’officiers bourgeois et agraires, avec sa police, ses geôliers et ses juges, avec ses curés et ses bureaucrates — voilà la première tâche de la révolution prolétarienne. Le prolétariat victorieux doit donc être cuirassé contre les coups de la contre-révolution bourgeoise.

    Lorsqu’elle lui est imposée par la bourgeoisie, le prolétariat doit s’efforcer d’écraser la guerre civile avec une violence impitoyable. Le KAPD a conscience que la lutte finale entre le capital et le travail ne peut être enfermée à l’intérieur des frontières nationales. Aussi peu que le capitalisme s’arrête devant les frontières nationales et se laisse retenir par quelque scrupule national que ce soit dans sa razzia à travers le monde, aussi peu le prolétariat doit-il perdre des yeux, sous l’hypnose d’idéologies nationales, l’idée fondamentale de la solidarité internationale de classe.

    Plus l’idée de la lutte de classe internationale sera clairement conçue par le prolétariat, plus on mettra de conséquence à en faire le leitmotiv de la politique prolétarienne mondiale, et plus impétueux et massifs seront les coups de la révolution mondiale qui briseront en morceaux le capital mondial en décomposition.

    Bien au-dessus de toutes les particularités nationales, bien au-dessus de toutes les frontières, de toutes les patries brille pour le prolétariat, d’un rayonnement éternel, le fanal: PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS.

    Berlin. 1920.

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