Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385

    Articles de Paul Lafargue, intitulés Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385

    Paru en deux parties dans l’Egalité, 22 et 29 janvier 1882.

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    Les luttes civiles qui à deux reprises ensanglantèrent les Flandres pendant le XIVº siècle furent déterminées par une de ces causes pour lesquelles les aristocraties corporatives étaient surtout prêtes à lever l’étendard de la révolte, par une cause mercantilique. Ces luttes de classes, d’abord limitées entre les aristocraties municipale et féodale, se compliquèrent bientôt des rivalités des villes autonomes de la Flandre d’un côté, et de l’autre des luttes de classes entre l’aristocratie corporative et les ouvriers des villes et des campagnes. Si Malon avait puisé ses notions historiques ailleurs que dans un dictionnaire, il aurait su que toutes les villes italiennes dont il nous vante l’héroïque aristocratie républicaine avaient été agitées par de semblables luttes entre deux partis, énergiquement et pittoresquement caractérisés par l’appellation de popolo grasso et popolo minuto, le peuple gras et le peuple maigre, ou le menu peuple, comme on disait en France.

    En 1336, le comte de Flandre, Louis de Mâle, pour des raisons que nous n’avons pas à rechercher ici, fit arrêter les marchands anglais qui se trouvaient en Flandre. En guise de représailles, le roi d’Angleterre, Edouard, arrêta tous les marchands flamands trafiquant dans son royaume, et rendit responsables de la mesure du comte Louis les bourgmestres de Gand, Bruges et Ypres. Les trois principales villes de la Flandre flamingante.

    La prospérité des trois villes reposait surtout sur le tissage du drap. Elles tiraient une partie de leur laine d’Angleterre : Edouard interdit l’exportation des laines anglaises et l’importation des draps flamands. Le comte Louis était donc la cause des représailles du roi d’Angleterre, et ces représailles frappaient au cœur les intérêts mercantiliques des aristocraties communières et corporatives des trois grandes villes flamandes. Mais le comte Louis avait commis un autre crime plus grave encore : il avait essayé de briser le monopole des trois grandes villes, qui interdisaient aux campagnes et aux petites villes le tissage de la laine.

    Gand était à cette époque une ville considérable ; Henri Martin porte sa population et celle de sa banlieue à près de 400000 habitants (H. Martin,Histoire de France, t. V). Son aristocratie municipale fut la première à se révolter ; Bruges et Ypres suivirent. Le mouvement à Gand était dirigé par un homme de grand courage et de grande intelligence politique, par Jack Van Artevelde, tisserand, brasseur, doyen des métiers et un de ses plus riches aristocrates municipaux. Sous l’énergique et habile direction d’Artevelde, les bourgeois triomphèrent facilement ; les gens du comte, battus à Bruges par les Gantois, durent abandonner les villes. Artevelde ouvrit des négociations avec l’Angleterre ; il disait : « toute la Flandre est fondée sur draperie et sans laine on ne peut draper ». La victoire des bourgeois avait été rapide et aisée, et si la guerre civile n’avait pas éclaté entre les campagnes et les grandes villes et entre les bourgeois et les ouvriers, il est probable que le comte Louis n’aurait jamais pu redevenir maître des villes flamandes.

    Mais après neuf années d’oppression, en 1345, les petites villes et les campagnes se révoltèrent contre les trois grandes villes qui monopolisaient l’industrie. Artevelde comprima violemment les campagnes ; c’est ainsi qu’Etienne Marcel, le héros bourgeois, avait pour allié et voulait livrer Paris à Charles le Mauvais, qui détruisit impitoyablement les paysans révoltés et qui couronna d’un trépied de fer rouge le chef des Jacques, Guillaume Callet.

    Les foulons qui étaient la dernière classe d’artisans employés à la fabrique du drap, se soulevèrent à leur tour contre les tisserands de Gand, qui voulaient diminuer leurs salaires. « Il se livra un furieux combat sur le marché du vendredi (le grand marché de Gand). Les foulons furent écrasés. Oudegherst prétend que les tisserands en tuèrent plus de 1500 ; une multitude d’autres furent chassés de la ville ». Artevelde avait dirigé le combat et autorisé le massacre des ouvriers ; il essaya cependant d’arrêter la fureur exterminatrice des bourgeois ; mal lui en prit. En aucun temps, en aucun pays les bourgeois n’ont permis à aucun gouvernement de s’interposer pour les empêcher de châtier leurs ouvriers révoltés. Sous la direction de Gérard Denys, syndic des tisserands, les bourgeois commencèrent à se tourner contre Artevelde. Tandis que la guerre civile entre bourgeois et ouvriers régnait à Gand, les petites villes, qui trouvaient le joug des trois municipalités plus despotique que celui du comte de Flandre, rappelèrent et ouvrirent leurs portes au comte Louis.

    Artevelde comprit qu’il était impossible de résister à la coalition des petites villes et des campagnes avec le comte Louis, et à la lutte des classes entre maîtres des métiers et ouvriers qui déchirait les grandes villes ; il songea à implorer le secours de l’Angleterre, et à transférer la suzeraineté des Flandres au duc de Galles. Ses ennemis l’accusèrent alors de trahison et de concussions, et en 1345 il fut massacré par ces mêmes bourgeois pour qui il avait écrasé les paysans et les ouvriers, opprimé les petites villes et chassé les nobles.

    Artevelde mort, l’union des trois grandes villes se rompit. Bruges fut la première à se soumettre au comte Louis à condition que « l’alliance de la communauté de Flandre » avec l’Angleterre, « pour le fait des marchandises » serait respectée. C’était là l’intérêt mercantilique qui avait causé la révolte des « héroïques communiers » ; la révolte n’avait plus raison d’être.

    Les ouvriers foulons de Gand avaient été battus, mais non vaincus ; encouragés en dessous main par le comte Louis, ils se soulevèrent de nouveau ; soutenus par les bouchers, les poissonniers, et tout le reste du menu peuple, ils prirent sur la place du marché leur revanche et infligèrent une sanglante défaite aux tisserands. Ce soulèvement était la révolte du popolo minuto contre le popolo grasso, c’était une vraie révolte ouvrière ; semblable à celle du menu peuple de Paris contre les bandits des campagnes franches dégouttant encore du sang des Jacques, qu’Etienne Marcel introduisit dans Paris, pour contenir les ouvriers. L’aristocratie communière de Gand terrorisée par le soulèvement populaire, se soumit au comte Louis en 1348 ; — en 1871 la haute bourgeoisie parisienne terrorisée par les agitations populaires du siège, accueillit comme une délivrance la paix prussienne qui livrait cinq milliards et deux provinces de la France.

    Ainsi se termina le premier soulèvement de la ville de Gand. Les « héroïques communiers » mirent à profit leur facile victoire sur le comte Louis pour opprimer les campagnes, les petites villes et les ouvriers ; mais ils s’empressèrent de se soumettre dès que le menu peuple voulut secouer leur joug oppressif.

    L’histoire du second soulèvement de la ville de Gand, dont nous parlerons dans la prochaine Egalité, est encore plus caractéristique des luttes entre lepopolo grasso et le popolo minuto. Mais nos lecteurs peuvent déjà remarquer que « les communiers » dont les fétichistes communalistes à la Malon, glissent l’éloge immodéré dans les documents du Comité national étaient surtout « héroïques » quand il s’agissait de massacrer des ouvriers désorganisés et mal armés ; les officiers bourgeois de 1871 déployaient à Paris un héroïsme semblable, pendant la Semaine sanglante. — Et pour montrer combien est fortement marqué le caractère de ces luttes entre bourgeois et ouvriers, que les historiens bourgeois ont supprimées, je dirai que je ne connais pas les documents originaux de l’époque, que tous les faits cités et à citer sont puisés dans des historiens bourgeois qui avaient intérêt à éliminer, altérer et dénaturer les faits ne concordant pas avec leur légende bourgeoise.

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    Le deuxième soulèvement de la ville de Gand eut, ainsi que le premier, pour point de départ une cause mercantilique. — La ville rivale de Gand, Bruges, avait obtenu en 1379 du comte Louis, moyennant un nouvel impôt, le droit de creuser un canal jusqu’à la Lys. L’aristocratie municipale gantoise craignit que Bruges ne lui enlevât le transit de la rivière. Sous la conduite de Hyoens, les bourgeois de Gand, qui avaient repris, en signe de révolte, le chaperon blanc du temps d’Artevelde, attaquèrent les terrassiers qui creusaient le canal de Bruges, les chassèrent et détruisirent les travaux.

    Gand, depuis la dernière révolte, était déchirée par des luttes intestines. « Le sang coulait chaque jour dans les étuves, les lieux de prostitution, les maisons de jeux et les cabarets, dit l’annaliste Meyer ; les places publiques étaient autant de champs de bataille. » Le comte Louis fomentait ces luttes, qui lui permettaient de dominer la ville. Aux chaperons blancs, il oppose les navieurs (bateliers), les gens des petits métiers et le menu peuple. Il y eut combat sur le fameux marché du Vendredi ; comme du temps d’Artevelde, les ouvriers furent battus. Hyoens poursuivant sa victoire attaqua Bruges ; chose étrange, qui indique bien le caractère autonomique des luttes de cette époque, les chaperons blancs, qui venaient d’écraser les ouvriers de Gand, furent accueillis avec joie par les ouvriers de Bruges, par opposition aux bourgeois qui voulaient résister aux Gantois. Bruges soumise, Hyoens alla à Dam, qui ouvrit ses portes ; il y fut empoisonné dans un dîner que lui donnèrent les bourgeoises de la ville.

    La direction du mouvement, qui prenait un caractère populaire, passa entre les mains d’un homme héroïque, Petervan-des-Bosche, ancien valet de Hyoens. Par jalousie contre la ville de Gand, les aristocraties municipales des autres villes de Flandre firent cause commune avec le comte Louis, tandis que partout le menu peuple se soulevait en faveur des Gantois, qui pour eux représentaient le parti anti-bourgeois. A Ypres, ainsi qu’à Bruges, les ouvriers s’insurgèrent contre les bourgeois et les nobles ligués, les battirent et ouvrirent leurs portes à Bosche et aux Gantois. Le caractère populaire du mouvement s’accentuait, à mesure qu’il s’étendait. Les bourgeois de Gand prirent peur, et au milieu de leurs triomphes, ils bâclèrent une paix hâtive avec le comte Louis, en novembre 1379.

    Pour montrer le cas qu’il faisait de cette paix, le comte Louis fit saisir 40 bateaux gantois, mutila, aveugla leurs bateliers et les renvoya à Gand. Le peuple demanda vengeance. Jean Pruneaux, un des capitaines populaires, s’empara et démantela Oudenarde, une des places fortes du comte de Flandre. Mais la bourgeoisie, effrayée de l’effervescence populaire, réussit encore à suspendre les hostilités ; elle rendit Oudenarde et bannit son capitaine victorieux. Le comte se fit livrer Jean Pruneaux et le décapita ; il reconquit Ypres et « décolla à foison les ouvriers foulons qui en avaient ouvert les portes aux Gantois ». Pendant ce temps, les bourgeois de Bruges qui, selon Meyer, « ne songeaient à nulle autre chose qu’a leur marchandise », battaient les ouvriers et livraient leur ville au comte, qui y fit décapiter plus de cinq cents habitants.

    Le comte vint alors mettre le siège devant Gand, dont le peuple s’était soulevé en dépit de la bourgeoisie. Le parti populaire dominait ; pour contenir les bourgeois, qui parlaient de se rendre, le doyen des tisserands, accusé de trahison, fut mis à mort. Bosche crut qu’en donnant au mouvement un chef d’origine aristocratique, on donnerait satisfaction aux bourgeois qui lui reprochaient sans cesse son origine plébéienne ; il alla chercher le fils d’Artevelde qui vivait dans la retraite. Philippe Artevelde accepta le poste d’honneur et de danger qu’on lui offrait. Les bourgeois accueillirent avec joie le fils de leur ancien chef, le fils du « grand Jack » ; ils crurent reconquérir leur suprématie. Ils furent désillusionnés. Philippe fut digne de le confiance que lui témoigna Bosche ; il se mit à la tête du parti populaire ; et pour première mesure il promulgua que « le pauvre, comme le riche, aurait accès et voix délibérative dans l’assemblée du peuple » ; il changea tous les magistrats, nomma de nouveaux doyens des métiers et prit pour lieutenants Bosche et les autres capitaines populaires. La bourgeoisie était domptée ; la dictature ouvrière était établie solidement. La classe ouvrière fut héroïque.

    Gand était bloquée de près ; les provisions faisaient défaut. Les bourgeois demandaient à ce que l’on se rendit. Artevelde convoqua le peuple sur la place du marché et parla ainsi : « Bonnes gens de Gand, il ne nous reste qu’à faire trois choses : la première, de nous enclore en cette ville, enterrer toutes nos portes, confesser nos péchés et nous bouter (enfermer) en nos églises, pour mourir là, confès et repentants, comme martyrs chrétiens desquels Dieu prendra les âmes à merci ; la seconde, d’aller crier merci la hart au col (la corde au cou) nu-pieds et nu-chefs (tête nue) à monseigneur de Flandre ; moi, tout le premier, pour lui ôter de sa félonie, présenterai ma tête et veux bien mourir pour amour de ceux de Gand ; la troisième, d’élire 5 à 6 mille de nos meilleurs hommes et d’aller quérir hâtivement le comte à Bruges et le combattre. Si nous mourons en ce voyage, ca sera honorablement, et Dieu aura pitié de nous, et le monde aussi, et dira-t-on que vaillamment et loyalement nous avons soutenu notre querelle. Si en cette bataille Dieu a pitié de nous, nous serons le plus honoré peuple qui ait régné depuis les Romains. Or, regardez laquelle des trois choses vous voulez tenir ; car l’une des trois vous faut-il faire. »

    – La troisième ! cria le peuple.

    Le lendemain cinq mille hommes choisis « comme les plus grands de coeur et les plus robustes de corps » sortirent de Gand sous les ordres d’Artevelde emportant toutes les provisions de la ville. « N’ayez aucun espoir de revenir sinon à votre honneur, dirent ceux qui restaient à ceux qui partaient, car plus rien ne trouveriez ici. Sitôt que nous ouïrons (entendrons) que vous êtes morts ou déconfits (battus) nous bouterons (mettrons) le feu en la ville et nous détruirons nous-mêmes ainsi que gens désespérés. » Le 2 mai la petite armée populaire défit aux portes de Bruges l’armée féodale et bourgeoise. Le comte de Flandre faillit être fait prisonnier par Artevelde.

    Cette bataille donna la suprématie de la Flandre à la ville de Gand. Mais le roi de France vint au secours du comte de Flandre, une terrible bataille fut livrée et perdue par les Gantois à Commines ; Bosche y fut grièvement blessé. Cette victoire fit tourner les bourgeois d’Ypres du côté du comte. Les bourgeois d’Ypres massacrèrent le capitaine préposé par Artevelde et ouvrirent leurs portes aux troupes féodales. La reddition d’Ypres abattit le parti populaire dans toutes les villes de la West-Flandre ; leurs bourgeois livrèrent les capitaines d’Artevelde, qui furent décapités sur le mont d’Ypres.

    Bosche, quoique blessé, s’était fait transporter à Bruges ; il souleva le peuple et contint la bourgeoisie. Artevelde avait reformé une armée populaire de cinquante mille hommes « forts et apperts et qui pour peu comptaient leur vie », dit Froissart. Il vint offrir bataille aux féodaux à Roosbeeke. L’armée ouvrière, mal armée, ne put résister au choc des troupes féodales bardées de fer et commandées par Clisson, un des meilleurs généraux de l’époque, qui avait fait la guerre avec Duguesclin. La déroute fut terrible. Artevelde mourut en combattant.

    Bosche courut à Gand, enflamma le peuple, jura de s’ensevelir sous les décombres de la ville, plutôt que de se rendre. – Gand devint la ville des révoltés. De tous côtés accouraient les proscrits poursuivis par la vengeance du comte de Flandre et les hommes de coeur qui fuyaient l’oppression féodale et bourgeoise. Le peuple les accueillit comme des combattants et leur donna le droit de cité. Secourus par les Anglais, les Gantois reprirent l’offensive et mirent le siège devant Ypres, que le roi de France fit lever. Le comte Louis de Mâle fut alors assassiné (26 janvier 1384) après avoir signé une trêve.

    La trêve expirée, les hostilités recommencèrent ; les milices populaires de Gand et de Bruges furent encore battues à Dam. Toutes ces défaites fauchaient les hommes les plus énergiques du parti populaire ; car en Flandre, comme en France en 1793, c’étaient les fils du peuple, les révolutionnaires qui couraient aux armées, les bourgeois restaient cois et prenaient soin de leurs intérêts. Le successeur du comte Louis, le duc Philippe, comprenant que ces guerres ruinaient ses Etats, offrit une paix honorable à la bourgeoisie de Gand, qui l’accepta en 1485.

    Un des premiers résultats de cette paix fut l’assassinat d’Ackerman, un des grands capitaines du parti populaire. Bosche, qui n’avait pas été assez puissant pour empêcher la bourgeoisie de Gand de se soumettre, n’accepta pas la paix ; il se réfugia en Angleterre, arma un navire, devint corsaire et fit des courses afin de ruiner le commerce de la bourgeoisie française et flamande, à qui il avait voué une haine éternelle.

    Ainsi fut terminé le deuxième soulèvement de Gand, caractérisé par l’héroïsme de la classe ouvrière et par les trahisons et les lâchetés des aristocraties municipales des villes flamandes.

    Paul Lafargue

    P.S. – Dans sa nomenclature, Malon cite le soulèvement de 1539 ; probablement il ne l’a mentionné que pour allonger sa liste. Malon ignore que l’aristocratie communière de Gand se soumit dès que Charles Quint se présenta, sans faire l’ombre de résistance. Les échevins et les principaux bourgeois de Gand vinrent tête nue et déchaussés implorer à genoux le pardon de l’empereur.

    Je comptais dire quelques mots sur les Maillotins et les Cabochiens de Paris, j’y renonce. Labusquière traite cette question, Malon recevra dans son journal sa leçon d’histoire ; il apprendra qu’à Paris comme à Gand, les révoltés ne représentaient pas la bourgeoisie communière et municipale, mais le popolo minuto, le menu peuple. Malon se pose en historien parce qu’il a composé avec des ciseaux une histoire du Socialisme depuis les temps antédiluviens ; il comprendra alors, peut-être, qu’on n’écrit pas l’histoire en entassant pêle-mêle des citations piquées au hasard de la fourchette et en débitant des litanies de noms, de faits et de dates ramassés en bâillant dans un dictionnaire historique.

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  • Port-Royal et le jansénisme comme décrochage fondamentaliste

    Aux yeux du matérialisme historique, Port-Royal exprime donc un courant fondamentaliste. D’où vient-il ? Du décrochage de la religion catholique française par rapport au courant ascendant de la monarchie absolue, qui a établi un accord avec le Vatican au moment d’Henri IV.

    La religion catholique est depuis l’Édit de Nantes indissociablement liée à la montée du pouvoir absolu du roi, elle l’accompagne, afin de tenter de récupérer son hégémonie dans la foulée.

    La religion catholique dans sa dynamique française a été en porte-à-faux avec cette évolution. La religiosité dans son approche mystique, spiritualiste, avait une dynamique différente de celle du Vatican.

    La raison de cela, c’est bien sûr notamment les multiples guerres de religion. A la dynamique rationaliste du calvinisme, à sa logique, la religion catholique a opposé son mysticisme.

    Les savantes constructions intellectuelles jésuites, leurs techniques, leur esprit pragmatique, tout cela est radicalement différent de l’esprit spiritualiste et chevaleresque, qui est une des grandes constantes du catholicisme français, comme en témoigne notamment l’école d’Uriage durant la Seconde Guerre mondiale.

    Pierre Bénichou (1908-2001), « spécialiste » bourgeois du XVIIe siècle notamment pour son ouvrage Morales du Grand Siècle, a bien vu cela, mais il a attribué de manière unilatérale cet esprit chevaleresque à l’aristocratie.

    En réalité, c’est le catholicisme qui se pose comme aventure médiévale ; c’est pour cela que, par la suite, il a la capacité d’activer en France le romantisme comme nostalgie idéaliste du Moyen-Âge, puis le symbolisme-décadentisme.

    Tant les romantiques que les symbolistes-décadentistes ou les partisans de l’école d’Uriage s’imaginent être des chevaliers national-catholiques avec une conception mystico-élitiste du monde.

    Port-Royal exerça ainsi une énorme fascination au XVIIe siècle, car c’est cet esprit mythique du chevalier qu’on retrouve dans le catholicisme français, avec sa dimension idéaliste, sa solitude mystique, son affirmation de valeurs transcendantes.

    Voici par exemple comment la marquise de Sévigné décrit Port-Royal dans une lettre à sa fille en janvier 1674, alors qu’elle allait rendre visite à son oncle vivant là-bas depuis plusieurs années.

    C’est pas moins qu’une nouvelle Thébaïde, du nom de la région d’Egypte ayant abrité les premiers ascètes chrétiens, rentrant dans la langue française comme synonyme de lieu isolé et sauvage.

    «  Je revins hier du Méni, où j’étais allée pour voir le lendemain M. d’Andilly [Robert Arnauld, frère d’Antoine]. Je fus six heures avec lui ; j’eus toute la joie que peut donner la conversation d’un homme admirable ; je vis aussi mon oncle de Sévigné, mais un moment.

    Ce Port-Royal est une Thébaïde ; c’est un paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée ; c’est une sainteté répandue dans tout le pays à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de Saint Jean Climaque ; les religieuses sont des anges sur terre.

    [Issue de la haute noblesse et ayant rejoint Port-Royal pour des retraites, puis 18 ans de vie de religieuse, dont les onze dernières alitée en raison de la maladie,] Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des douleurs inconcevables et une résignation extrême ; tout ce qui les sert, jusqu’aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste.

    Je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avais tant ouï parler. C’est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut. »

    Le solitaire, c’est la figure moderne du chevalier. Elle reflète la tragédie de la condition humaine, et pour cette raison il y a eu l’erreur de chercher une classe sociale « tragique » à la même époque.

    Des commentateurs bourgeois, d’esprit « sociologue » tels Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) ou trotskyste comme Lucien Goldmann (1913-1970) sont connus pour avoir élaboré cette thèse.

    Méconnaissant la formation sociale qu’est la monarchie absolue, ne connaissant rien à la nature du calvinisme, ils ont imaginé que le jansénisme était une affirmation identitaire d’une couche sociale.

    Charles-Augustin Sainte-Beuve, dans son Port-Royal qui fait pas moins de cinq volumes extrêmement denses, exprime sa manière de voir les choses de la manière suivante :

    « On a dit qu’au seizième siècle, le protestantisme en France fut une tentative de l’aristocratie, ou du moins de la petite noblesse, qui se montrait contraire en cela à la royauté de saint Louis et à la foi populaire.

    On peut dire qu’au dix-septième siècle, la tentative de Saint-Cyran et des Arnauld fut un second acte, une reprise à un étage moindre, mais aussi suivie et prononcée, d’organisation religieuse pour la classe moyenne élevée, la classe parlementaire, celle qui, sous la Ligue, était plus ou moins du parti des politiques.

    Port-Royal fut l’entreprise religieuse de l’aristocratie de la classe moyenne en France. »

    On voit aisément qu’est ici obscurcie la délimitation de classe entre la bourgeoisie et l’aristocratie, au profit d’une « aristocratie de la classe moyenne ».

    Lucien Goldmann a prétendu, par la suite, l’avoir trouvé, sous la forme de la noblesse de robe. Il dit ainsi, en 1955 dans Le dieu caché ; étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine :

    « Si, en effet, le jansénisme est en premier lieu issu des milieux de robe, ses initiateurs, Saint-Cyran, Arnauld d’Andilly, Antoine Le Maître, appartiennent à un milieu en partie différent et tout cas plus limité ; ils sont ce qu’on pourrait appeler des candidats aux postes de grands commis, à la direction – politique ou idéologique – de la bureaucratie centrale (…).

    A un certain moment, difficile à fixer avec précision, Saint-Cyran commence cependant à formuler une position nouvelle, qui donnera naissance au mouvement janséniste : l’impossibilité pour tout vrai chrétien et surtout pour tout vrai ecclésiastique de participer à la vie économique et sociale (…).

    Il se trouve que la pensée janséniste s’est répandue dans deux groupes sociaux parfaitement circonscrits : quelques figures de la grande aristocratie qui s’accommodaient mal de la domestication qu’exigeaient d’eux la monarchie absolue et en même temps socialement trop faibles et trop isolés – surtout après la Fronde – pour pouvoir constituer un mouvement d’opposition propre (Mme de Longueville, la princesse de Guéméné, les ducs de Roannez, de Liancourt, de Luynes, le prince et la princesse de Conti, Mme de Grammont, etc.) et les milieux d’officiers – surtout membres des Cours souveraines – et d’avocats. »

    Ainsi, les différents parlements et la noblesse de robe – celle qui consiste en des gens ayant des fonctions de gouvernement et qui ont parfois acheté leur office, sans être noble d’extraction forcément – auraient utilisé le « jansénisme » comme levier pour influencer la monarchie absolue.

    Ils auraient exprimer une tendance au refus à la centralisation passant au-dessus d’eux. Seulement, cela revient à être un suicide social et on ne voit pas quel serait l’intérêt pratique. De plus, Lucien Goldmann est obligé de reconnaître deux choses : tout d’abord, il n’y a pas eu de mouvement de masse vers l’adhésion aux pratiques des solitaires et des religieuses cloîtrée.

    Ensuite, il y avait une dimension mystique dans Port-Royal, et Lucien Goldmann la met simplement de côté, pour ne garder que la dimension janséniste, « augustinienne », « tragique », consistant en une vision uniquement négative de la condition humaine.

    C’est là un bricolage qui nie la Contre-Réforme et le calvinisme. Port-Royal était littéralement fanatique sur le plan religieux et ne consistait pas en un « quiétisme » qui serait une pratique personnelle. De manière ininterrompue, Port-Royal a d’ailleurs cherché le soutien du Vatican pour s’affirmer comme un réel courant religieux.

    Lorsque le Vatican cessa temporairement de réprimer Port-Royal en 1668, la première chose que fit Port-Royal c’est d’appeler à écraser le protestantisme en France, à remettre en cause la tolérance pourtant déjà si faible.

    Antoine Arnauld et Pierre Nicole, en tant qu’idéologues de Port-Royal, publièrent en ce sens La perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’eucharistie.

    Port-Royal n’est, en fait, qu’une alternative aux jésuites pour la Contre-Réforme ; au baroque jésuite tourné vers le peuple, les jansénistes proposent la formation d’une élite mystique.

    Les « jansénistes » considèrent qu’il y a une capitulation jésuite devant l’abandon de la reconnaissance du mysticisme intérieur, du surnaturel ; ce qu’on appelle jansénisme est une fracture dans le développement de la société française permis par la monarchie absolue.

    La concurrence entre jésuites et jansénistes n’est d’ailleurs pas quelque chose d’original. Un parallèle aisé à trouver et tout à fait juste peut être fait avec la réaction hindouiste aux bouleversements économiques, sociaux, culturels et idéologiques en Inde.

    On voit à ce moment-là apparaître le culte hindouiste de la fusion avec la « totalité », notamment avec Adi Shankara, mais également l’esprit de célébration avec le principe de la bhakti, et le développement d’une littérature de textes mystiques autour de la Bhagavat-Gita.

    C’est là une réaction fondamentaliste et Port-Royal proposait ni plus ni moins que cela. C’est pour cette raison qu’il y a la répression, tant par l’Église que par la monarchie absolue, de manière disproportionnée en apparence.

    Le « jansénisme » entendait faire partir la roue de l’histoire en arrière, lancer un mouvement fondamentaliste : cela ne correspondait pas à la logique, précisément contraire, de la monarchie absolue, ni de son allié tactique jésuite.

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  • Port-Royal, le jansénisme et la répression

    L’histoire du jansénisme et de Port-Royal a marqué les esprits, surtout de par l’ampleur de la répression subie. Historiquement, deux ans après la mort de Jansénius, parut en 1640 son ouvrage majeur, appelée Augustinus seu doctrina Sancti Augustini de humanæ naturæ sanitate, ægritudine, medicinā adversùs Pelagianos et Massilienses.

    L’œuvre fut mise à l’index par une bulle papale, In eminenti, dans la foulée, en 1642, mais la bulle ne fut publiée qu’en 1643 ce qui laissa le temps aux jansénistes français d’intervenir pour défendre leur idéologie. La polémique fut lancée avec, en 1653, une nouvelle bulle papale, Cum occasione, condamnant le jansénisme, dont les thèses furent résumées en cinq points :

    « 1. Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux hommes justes, lors même qu’ils veulent et s’efforcent de les accomplir selon les forces qu’ils ont présentes, et la grâce leur manque par laquelle ils soient rendus possibles.

    2. Dans l’état de la nature corrompue on ne résiste jamais à la grâce intérieure.

    3. Pour mériter et démériter dans l’état de la nature corrompue, la liberté qui exclut la nécessité n’est pas requise en l’homme, mais suffit la liberté qui exclut la contrainte.

    4. Les semi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce intérieure prévenante pour chaque acte en particulier, même pour le commencement de la foi, et ils étaient hérétiques en ce qu’ils voulaient que cette grâce fût telle que la volonté humaine pût lui résister ou lui obéir.

    5. C’est semi-pélagianisme de dire que Jésus-Christ est mort ou qu’il a répandu son sang généralement pour tous les hommes. »

    En apparence, le jansénisme est alors éliminé à peine apparu, d’autant plus que Léonard de Marandé, conseiller et aumônier de Louis XIV (il l’a été également de Louis XIII), publie en 1654 Inconvénients d’État procédant du jansénisme.

    Pourtant, c’est une répression prolongée qui s’est développée. Il y a ainsi un formulaire anti-janséniste avait été réalisé par le pape Innocent X en 1653. En voici le contenu :

    « Je me soumets sincèrement à la Constitution du pape Innocent X du 31 mai 1653, selon son véritable sens, qui a été déterminé par la Constitution de notre Saint-Père le pape Alexandre VII du 16 octobre 1656. Je reconnais que je suis obligé en conscience d’obéir à ces Constitutions, et je condamne de cœur et de bouche la doctrine des Cinq propositions de Cornelius Jansenius contenues dans son livre intitulé Augustinus, que ces deux papes et les évêques ont condamnée ; laquelle doctrine n’est point celle de saint Augustin, que Jansenius a mal expliquée, contre le vrai sens de ce saint docteur. »

    En 1655, le cardinal Mazarin et quinze évêques le prescrivent ; en 1657, il est accepté par l’Assemblé du clergé, puis le parlement lors d’une séance solennelle en présence du Roi (ce qui s’appelle un « lit de justice »). Enfin, en 1661, la monarchie absolue impose qu’il soit signé par tous les ecclésiastiques, jusqu’aux religieuses et aux maîtres d’école.

    Entre-temps, en 1656, Antoine Arnauld se voit enlevé son titre de docteur par la Sorbonne ; connaissent la même mésaventure tous ceux qui l’ont soutenu. Dans la foulée le Roi ordonne la dispersion des solitaires de Port-Royal et les Petites-Ecoles chez les particuliers sont également poursuivies, les enfants remis à leurs parents ou à des membres de leur famille. Les pensionnaires, les postulantes et les novices sont chassées des deux monastères de Port-Royal.

    Caricature de 1683

    En août 1664 a lieu une véritable opération de police, avec 200 archers envahissant la cour du monastère de Paris pour évacuer les douze dernières soeurs qui sont enlevées de force et enfermées dans des couvents, jusqu’en juillet 1665, sous surveillance armée. Par la suite, les 68 religieuses jansénistes purent se rassembler dans le monastère de Port-Royal, tout le reste étant confisqué, tant les annexes que le bâtiment parisien.

    Ayant aggloméré des sympathisants autour d’elle, la monarchie absolue procéda en 1679 à une nouvelle répression, dispersant 34 pensionnaires, 13 postulantes, 17 ecclésiastiques ou séculiers. Il est significatif que cette répression suive la paix définitive avec les Provinces-Unies, par le Traité de Nimègue de 1678. La variante janséniste n’a véritablement plus aucun sens et forme une parenthèse à éliminer.

    Antoine Arnauld et Pierre Nicole fuient alors aux Pays-Bas espagnols. La dernière figure janséniste française, Pasquier Quesnel (1634-1719), les y rejoint, avant de devoir fuir à Amsterdam pour échapper à la répression implacable de la monarchie absolue. Ses papiers sont découverts, avec tous les réseaux jansénistes, forçant à la fuite soit aux Pays-Bas belgique, soit aux Provinces-Unies.

    Pasquier Quesnel

    La question des Pays-Bas est définitivement close. Port-Royal peut alors mourir à petit feu. Clément XI publie en 1708 la bulle Ad instantiam regis qui prononce la suppression de Port-Royal, et celle-ci est fermée dans la foulée en 1709 : 300 mousquetaires viennent organiser la dispersion de 15 religieuses et 7 converses.

    Les bâtiments furent rasés l’année suivante, cependant, depuis le XIIIe siècle, 3000 corps avaient été enterrés dans le cloître et dans des cimetières. Il fut décidé de les déterrer et des les jeter, en vrac, dans une fosse commune, dans le village proche de Saint-Lambert.

    Enfin, en 1713, les fondations sont détruites au moyen de la poudre, et le pape annonce alors dans une bulle, Unigenitus, que le jansénisme est une hérésie.

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  • Port-Royal, le jansénisme et la position de Racine

    Né en 1639, Jean Racine a perdu ses parents dès 1643 et ce sont ses grands-parents paternels qui s’occupèrent de lui, à la Ferté-Milon, non loin de Port-Royal des Champs. Sa tante y était devenue pensionnaire, avant d’y prononcer ses vœux, comme l’avait déjà fait sa propre tante.

    A la mort de son grand-père, il rejoint les Petites-Ecoles de Port-Royal Paris, alors que sa grand-mère rejoint l’institution en tant que religieuse.

    La répression sur les Petites-Ecoles l’amena à suivre ses classes à Beauvais de 1653 à 1655, avant de revenir suivre leur parcours, soit à Paris, soit à Port-Royal des Champs, soit chez des sympathisants hébergeant les cours.

    Toutefois, Jean Racine se tournait vers le théâtre et Port-Royal rejetait catégoriquement cette forme d’art, comme toute participation au monde matériel. Pierre Nicole, dans Imaginaires, affirme les choses nettement :

    « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, qu’il a causés en effet ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux.

    Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses, et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. »

    Pierre Nicole

    La réponse de Pierre Corneille, dans sa préface à Attila, fut dure, mais bien moins que celle de Jean Racine, dans une « Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires ».

    On y lit notamment :

    « Et qu’est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de commun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d’esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu ?

    Faut-il, parce que Desmarets a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d’en faire ? Vous avez assez d’ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux ?

    Oh ! Que le provincial était bien plus sage que vous ! Voyez comme il flatte l’Académie, dans le temps même qu’il persécute la Sorbonne. Il n’a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras ; il a ménagé les faiseurs de romans ; il s’est fait violence pour les louer : car, Dieu merci, vous ne louez jamais ce que vous faites.

    Et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favorables. Mais si vous n’étiez pas content d’eux, il ne fallait pas tout d’un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots d’empoisonneurs publics, et de gens horribles parmi les chrétiens.

    Pensez-vous que l’on vous en croie sur votre parole ? Non, non monsieur : on n’est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius, cependant on ne vous croit pas encore.

    Mais nous connaissons l’austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes : vous en damnez bien d’autres qu’eux. Ce qui nous surprend, c’est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer.

    Hé ! Monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l’autre monde : ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l’avez quitté il y a longtemps. Laissez-le de juger des choses qui lui appartiennent.

    Plaignez-le, si vous voulez, d’aimer des bagatelles, et d’estimer ceux qui les font ; mais ne leur enviez point de misérables honneurs, auxquels vous avez renoncé. »

    C’est là pour Jean Racine se séparer de l’idéalisme de Port-Royal, dans une rupture brutale. Il dénonce le sectarisme et l’aridité de la simple répétition des mêmes thèses depuis dix ans, il se moque qu’on considère que l’avocat Le Maître soit devenu digne juste pour avoir fait la vaisselle et bécher le jardin.

    Il raconte des anecdotes, attaquant par exemple l’hypocrisie anti-artistes de Port-Royal, où l’on a pourtant lu évidemment avec une grande attention le roman Clélie, de Mlle de Scudéry, publié en 1656, qui dépeignait l’abbaye de manière très favorable.

    Et il justifie sa position, au nom de la culture mentionnant Sophocle, Euripide, Térence, Homère et Virgile, qui ont traversé les siècles, malgré l’effondrement de Rome et Athènes.

    Il salue donc le XVIIe siècle qui « ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l’on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands génies de l’antiquité ».

    La conclusion de la lettre est assassine :

    « Retranchez-vous donc sur le sérieux, remplissez vos lettres de longues et doctes périodes, citez les Pères, jetez-vous souvent sur les injures, et presque toujours sur les antithèses : vous êtes appelé à ce style, il faut que chacun suive sa vocation.

    Je suis, etc. »

    Port-Royal répondit par deux lettres en défense, par l’intermédiaire de deux figures secondaires, mais par la suite Pierre Nicole ajouta ces lettres, avec un commentaire assassin pour Jean Racine, dans la nouvelle publication des Imaginaires. Jean Racine est présenté comme un « jeune poète » ; il est dit que dans sa lettre « tout est faux », « contre le bon sens, depuis le commencement jusqu’à la fin ».

    Jean Racine

    Nicolas Boileau parvint à empêcher Jean Racine de répondre par une lettre publique cinglante. Pourtant, ce dernier respectera toujours Port-Royal. Alors qu’il est historiographe du roi et membre de l’Académie française, il assiste en tant que seul membre de la cour à l’inhumation du cœur d’Antoine Arnauld à Port-Royal, alors que celui-ci est mort en exil à Bruxelles.

    Sa fille rejoignit Port-Royal comme pensionnaire et comptait devenir religieuse, mais l’interdiction officielle l’en empêcha. Lui-même décida d’être enterré à Port-Royal et un manuscrit non terminé de lui fut publié en toute prudence en 1742, en contant l’histoire.

    Intitulé Abrégé de l’histoire de Port-Royal, il prend la défense de Port-Royal face aux jésuites, constatant juste des faits relevant du mysticisme religieux, et arrêtant cette histoire à la moitié de son déroulement, sans aborder donc la question de la répression.

    Cela tient à la contradiction dans laquelle Jean Racine se trouvait, qui n’est lisible que par le matérialisme historique. Car, à l’inverse, l’une des thèses les plus connues et les plus diffusées dans la bourgeoisie veut que le théâtre de Jean Racine ait été « janséniste ».

    Phèdre aurait été une synthèse de la vision du monde janséniste : le monde est mauvais, l’amour une malédiction en tant qu’expression des sens emportant la raison.

    Du point de vue matérialiste dialectique, c’est absurde : Phèdre fait l’éloge de la dimension psychologique profonde humaine, en montre la complexité. Jean Racine est l’un de nos trois auteurs nationaux, avec Molière et Honoré de Balzac, dont la démarche commune et typiquement française est le portrait psychologique.

    La bourgeoisie en reste à la conception d’une « dénonciation ». La citation suivante attribuée à Antoine Arnauld est ainsi diffusée :

    « Il n’y a rien à reprendre au caractère de sa Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne cette grande leçon, que lorsqu’en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes, et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant ».

    Voltaire, dans une lettre, raconte qu’à son époque, cette perception de l’oeuvre de Jean Racine était déjà connue :

     « Je sais de science certaine, nous apprend Voltaire, qu’on accusa Phèdre d’être janséniste. Comment, disaient les ennemis de l’auteur, sera-t-il permis de débiter à une nation chrétienne ces maximes diaboliques :

    Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :
    Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

    N’est-ce pas là évidemment un juste à qui la grâce a manqué ? J’ai entendu tenir ces propos dans mon enfance, non pas une fois, mais trente. » (Lettre du 23 décembre 1760, au marquis Albergati Capacelli)

    Ce qu’on peut en fait voir, c’est qu’ayant raté le calvinisme, la bourgeoisie a du mal à cerner ce qui est psychologique, étant donné qu’elle est passée pour la développer par le stoïcisme et la religion catholique, puis ensuite par le déisme et la franc-maçonnerie.

    Avoir un personnage qui se sent tourmenté, coupable d’erreurs, prédestiné à cette erreur de par ses faiblesses, dépassé par la passion, tout cela se retrouve aisément aujourd’hui dans les paroles des chansons, ne serait-ce que dans celles des Beatles des débuts.

    Preuve en est que les tragédies de Jean Racine présentent des figures monstrueuses, mais également des cœurs purs, des personnages vertueux, ce qui est en contradiction formelle avec la vision négative de l’Humanité du jansénisme.

    Jean Racine a utilisé ce qu’il a pu dans son époque pour montrer la complexité psychologique de l’individu. C’est une thématique janséniste dans la mesure où le jansénisme nie cela.

    Le théâtre de Jean Racine est d’autant plus fort qu’il s’oppose au jansénisme, pour assumer le XVIIe siècle et les exigences de la monarchie absolue d’un stoïcisme étatisé, et faisant progresser la question psychologique en inversant le jansénisme.

    Lui-même, bien entendu, ne pouvait pas le saisir, de par la forme sociale de la monarchie absolue. Son respect pour le « jansénisme » tient ainsi, paradoxalement, à son respect psychologique pour les individus de Port-Royal. Mais Port-Royal sera historiquement écrasé, alors que Jean Racine sera reconnu comme l’un des auteurs nationaux français.

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  • Port-Royal, le jansénisme et la position de Blaise Pascal

    Blaise Pascal (1623-1662) est extrêmement réputé en France, d’abord comme scientifique, ensuite comme auteur des Pensées. C’est là quelque chose d’absurde, car ces deux faces s’opposent radicalement. Blaise Pascal, ayant basculé dans la religion dans une variante mystique, est un fanatique, radicalement opposé aux sciences.

    Cela a été une opération de grande envergure du catholicisme que de prétendre qu’il n’y a aucune contradiction dans ces deux aspects, tout comme par ailleurs le fait de nier que la démarche mystique de Blaise Pascal est janséniste et donc différente de la ligne officielle du Vatican.

    Quand Blaise Pascal se lance la polémique pour la défense de Port-Royal, il est déjà complètement acquis au fanatisme religieux. Il est bien connu que l’épisode l’ayant profondément marqué est ce qui a été appelé le « miracle de la Sainte Épine ».

    Cette légende veut que Port-Royal ait pu disposer d’une relique sous la forme d’une épine de la « couronne du Christ », et que celle-ci a provoqué un miracle en mars 1656, en guérissant la nièce de Blaise Pascal, Marguerite Périer, d’une fistule lacrymale.

    On a là une affirmation absolument irrationnelle et on voit bien que Pascal s’est totalement éloigné du matérialisme et des principes scientifiques. Son œuvre la plus connue, les Pensées, consiste d’ailleurs en un assemblage de textes retrouvés après sa mort devant initialement être une Apologie de la religion chrétienne.

    C’est tout un tour de passe-passe d’avoir transformé ce qui est en réalité une œuvre religieuse fanatique en « réflexions » philosophiques d’esprit chrétien. C’est là un exemple très parlant de la capacité du catholicisme à être offensif et invasif, en prenant des formes adéquates dans son entreprise.

    Le site penseesdepascal.fr, soutenu par l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, le CNRS et la Bibliothèque Nationale de France, ne propose ainsi aucune présentation universitaire critique ne serait-ce que formelle : elle aide directement la propagande religieuse, « comme si de rien n’était ».

    De la même manière, les professeurs de français au lycée fournissent pratiquement systématiquement des textes de Blaise Pascal, diffusant la vision négative de l’humanité, le pessimisme religieux.

    Car les Pensées n’ont, de fait, qu’un seul but : montrer que la vie sur Terre est un calvaire et que les êtres humains utilisent le divertissement afin de passer le temps. C’est une vision d’un pessimisme radical, typique de la décadence féodale.

    Voici un passage absolument typique et résumant toute l’œuvre :

    « L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n’est qu’un passage à un voyage éternel, et qu’elle n’a que le peu de temps que dure la vie pour s’y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse disposer.

    Mais ce peu qui lui reste l’incommode si fort, et l’embarrasse si étrangement, qu’elle ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s’oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent d’y penser. »

    Il reste à analyser l’œuvre en détail, pour qu’elle constitue une attaque anti-matérialiste tous azimuts. Ce qui compte ici toutefois, c’est simplement de voir que Blaise Pascal est un élément de Port-Royal et de son nihilisme fondamentaliste.

    Tout serait à rejeter, à part la fusion mystique avec Jésus-Christ ; comme il est dit dans les Pensées :

    « Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par J.-C. ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de J.-C. nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. Ainsi sans l’Écriture qui n’a que J.-C. pour objet nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature. »

    Au XVIIe siècle, le grand siècle français, Port-Royal nie la réalité, affirme la fusion avec Dieu, rejetant le science et la culture. L’anéantissement de Port-Royal par le XVIIe siècle était donc une nécessité historique. Le progrès de la société française passait par le dépassement de cette fracture historique fondamentaliste.

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  • Port-Royal, le jansénisme et la peinture de Philippe de Champaigne

    L’école de Port-Royal a pu profiter, dans le cadre de ses activités, du soutien d’un peintre : le belge Philippe de Champaigne (1602-1674). Au départ, celui-ci eut une carrière classique, progressant comme peintre pour le régime : d’abord pour la reine mère, Marie de Médicis, ensuite pour le cardinal de Richelieu, qu’il sera le seul à représenter en tenue de cardinal, onze fois au total. Il devient, dans ce cadre, en 1648, un des membres fondateur de l’Académie royale de peinture et de sculpture. 

    Philippe de Champaigne prend cependant le parti pris de Port-Royal, où sa fille est pensionnaire, et où il pense qu’elle a été guérie miraculeusement de sa paralysie. La voici, dans son tableau le plus célèbre, intitulé Ex-voto. En-dessous, on a le Double portrait de Mère Agnès et de Mère Angélique.

    Philippe de Champaigne va alors être le peintre du jansénisme en tant que concurrent de la peinture baroque. On a dans sa peinture des individus (comme dans le calvinisme) mais dans une austérité complète, dans le dépouillement. C’est le parti-pris mystique intérieur de Port-Royal, qui oriente la contre-réforme dans une perspective différente de celle de la réforme.

    Voici deux tableaux montrant l’un une Vanité, extrêmement prisée par ailleurs des professeurs de français en terminale, une représentation de « Saint » Augustin et une du Christ mort couché sur son linceul.

    Philippe de Champaigne a représenté à de nombreuses reprises les gens de Port-Royal. Devant éviter de montrer trop ostensiblement leur sainteté non reconnue officiellement par le Vatican, il accentue encore plus le dépouillement, le caractère stoïque typiquement janséniste.

    Voici le portrait de Mère Catherine-Agnès de Saint-Paul, dite Agnès Arnauld, puis de Saint-Cyran (qui a une main posée sur les oeuvres de « Saint » Augustin) et de son neveu Martin de Barcos, qui fut notamment directeur spirituel de Mère Angélique.

    A ces nombreux tableaux s’ajoutent ceux directement liés à la piété religieuse, avec donc un décalage par rapport au baroque traditionnel, dans la mesure où la dimension personnelle est davantage soulevée.

    Voici Saint Bruno, Ecce homo, Saint Jean-Baptiste, ainsi que la Madeleine pénitente et le Bon Pasteur (en deux versions différentes).

    On remarque les tons bleus dans les trois derniers tableaux, ce qui est la seule particularité positive de l’oeuvre de Philippe de Champaigne, de par sa maîtrise. La raison du choix de cette couleur est bien entendu liée à la figure du Christ, qui sert de portail mystique unique dans la conception janséniste. 

    Voici par exemple La Vierge de douleur au pied de la Croix et L’enfant Jésus retrouvé dans le temple.

    On a ici une peinture oscillant entre un classicisme lié à son époque, le XVIIe siècle, et une tentative baroque d’esprit janséniste ; la force et la dextérité technique ne sont ni l’une ni l’autre au rendez-vous, ce qui ne donne finalement qu’un éloge sectaire d’un positionnement de repli individuel religieux et mystique.

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  • Port-Royal, le jansénisme et la Princesse de Clèves

    Avec Blaise Pascal et les peintures appelées « vanités », La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette (1634-1693) fait partie des grandes références « jansénistes » des professeurs de français au lycée.

    C’est un grand « classique » qui, en fait, n’en est absolument pas un ; il est, dans ses valeurs, son expression, en contradiction formelle avec le XVIIe siècle, le grand siècle français.

    Dans son approche, son contenu, son style, il exprime le parasitisme aristocrate en mode précieux, l’austérité catholique jusqu’aux absurdités psychologiques. A l’opposé de la tragédie et de sa vraisemblance notamment psychologique, La Princesse de Clèves est une œuvre pompeuse et invraisemblable.

    C’est ainsi, un modèle d’existentialisme chrétien, de type janséniste, du point de vue laïc. Madame de La Fayette a connu Blaise Pascal, Antoine Arnauld et François de La Rochefoucauld ; son camp est celui du jansénisme au sens général, c’est-à-dire du fondamentalisme religieux soutenu par une aristocratie parasitaire.

    L’œuvre est, en effet, publiée en 1678 : elle arrive au moment où la monarchie absolue est déjà triomphante. Or, que voit-on dans l’œuvre ? Une critique radicale de la cour, où tout est mensonge, intrigues, manigances. Madame de La Fayette a placé son roman à la fin du XVIe siècle, mais c’est en réalité de sa propre époque dont il s’agit.

    En même temps, il s’agit de présenter un roi qui n’agit pas politiquement comme Louis XIV, qui se contente d’activités superficielles, typiquement aristocratiques. Voici comment commence l’œuvre :

    « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri II. Ce prince était galant, bien fait, et amoureux : quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages moins éclatants.

    Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations : c’était tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements. »

    C’est là un roi dont le portrait est à l’opposé de Louis XIV et de son État moderne. C’est une véritable provocation.

    A la figure absolument candide de la princesse de Clèves font face des psychologies aberrantes, monstrueuses, vivant dans la haine, le mépris.

    Voici un exemple de cette mise en valeur de la vertu candide, un peu stupide, « simple d’esprit », comme pour montrer religieusement que sa place n’est pas dans ce monde, mais aux cieux :

    « Bien loin de vous accuser, reprit madame de Clèves, de redire les histoires passées, je me plains, madame, que vous ne m’ayez pas instruite des présentes, et que vous ne m’ayez point appris les divers intérêts et les diverses liaisons de la cour. Je les ignore si entièrement, que je croyais, il y a peu de jours, que M. le connétable était fort bien avec la reine.

    Vous aviez une opinion bien opposée à la vérité, répondit madame de Chartres. La reine hait M. le connétable ; et, si elle a jamais quelque pouvoir, il ne s’en apercevra que trop. Elle sait qu’il a dit plusieurs fois au roi, que de tous ses enfants il n’y avait que les naturels qui lui ressemblassent.

    Je n’eusse jamais soupçonné cette haine, interrompit madame de Clèves, après avoir vu le soin que la reine avait d’écrire à M. le connétable pendant sa prison, la joie qu’elle a témoignée à son retour, et comme elle l’appelle toujours mon compère, aussi bien que le roi.

    Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit madame de Chartres, vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité. »

    C’est donc une œuvre militante, une attaque en règle de la cour organisée par le Roi. Dans l’esprit janséniste, où la majorité est impure comparée à la petite minorité vertueuse, le scénario présente une jeune fille pure, élevée à l’écart du monde, qui va voir sa vertu corrompue par les mœurs de la société qu’elle intègre.

    La personnalité de la personne corrompue, dans l’esprit janséniste, se montre pourtant retors à la corruption. Mademoiselle de Chartres, devenue princesse de Clèves par son mariage, tombe amoureuse de Monsieur de Nemours. Mais elle ne cède pas, et lorsque son mari meurt prétendument de chagrin, elle continue de ne pas céder.

    C’est le triomphe de la « raison » sur la « passion », c’est-à-dire que c’est la destruction fanatique de ses propres sentiments au nom de la bienséance religieuse et féodale. C’est une attitude fondamentaliste, qui est pourtant présentée par la bourgeoisie décadente comme le « premier roman d’amour psychologique ».

    En réalité, c’est une œuvre conforme à la morale du jansénisme, à sa négation du monde : les commentateurs bourgeois l’ont toujours senti, mais ont cherché pour vérifier cela des éléments religieux exprimés directement, ce qu’ils n’ont pas trouvé.

    C’est parce qu’ils ont cru que Port-Royal n’était qu’une théologie, alors que c’est un fondamentalisme. C’est donc une manière d’appréhender les choses.

    Ces choses, bien entendu, se veulent incompréhensibles, conformément à l’esprit de la Contre-Réforme. L’histoire est, à ce titre, évidemment remplie d’événements rocambolesques, typiquement baroque, comme avec une lettre anonyme se retrouve dans les mains de quelqu’un qui croit qu’elle est pour lui, mêlé à des scènes précieuses où sont mis en avant les éléments de la vie aristocratique (bijoutier, bal, portrait, rencontre avec le Roi, etc.).

    C’est là le monde de l’aristocratie, qui vit de manière précieuse, avec ses valeurs idéalistes, refusant la réalité, soutenant le fondamentalisme religieux pour renforcer la féodalité.

    Les dernières lignes de l’œuvre – l’aboutissement ultime, la mise en valeur d’un style de vie – sont, ainsi, parfaitement d’esprit janséniste :

    « Madame de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse, et l’autre chez elle ; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. »

    Le refus de la réalité, de sa complexité, fait de La princesse de Clèves l’antithèse réactionnaire des tragédies de Jean Racine, de leurs portraits psychologiques fidèles à la réalité, sa complexité, ses sauts qualitatifs.

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  • Port-Royal et le jansénisme comme existentialisme chrétien

    Port-Royal apparaît comme le pendant de René Descartes : la démarche est la même, mais René Descartes a historiquement servi indirectement la bourgeoisie et sa volonté d’aller à la science, alors que Port-Royal rejetait la science.

    C’était donc plus clair et plus franc du côté de Port-Royal, alors que René Descartes se noyait dans ses contradictions, étant religieux mais devant publier ses œuvres aux Provinces-Unies par crainte de l’Église.

    René Descartes est ici un exemple typique du XVIIe siècle et de la méthode française utilisée pour maintenir sa position consistant à unir les contraires plutôt que d’assumer la séparation.

    Ainsi, tout comme le fait René Descartes mais avec plus de cohérence et de pertinence, Port-Royal attaque violemment Pierre Gassendi, qui considère que nos idées proviennent d’abord des sens et qui défend l’épicurisme dans une interprétation chrétienne, appartenant de fait à un courant proche et inférieur en qualité de l’empirisme anglais qui se développe alors au même moment.

    René Descartes aurait dû tendre au matérialisme ; il le réfute pourtant, se retrouvant dans le camp des idéalistes alors que ce qu’il portait était l’exigence scientifique propre au matérialisme.

    C’est d’autant plus net si on voit qu’avec La Logique ou l’art de penser, l’objectif de Port-Royal était de réactiver le débat médiéval qui a été appelé la « querelle des universaux ».

    Il existe trois positions : celle qui se veut uniquement spirituelle et qui dit les concepts existent avant la matière, car Dieu leur a donné naissance ; celle qui dit que les concepts ne sont que des mots décrivant la réalité qu’on a constaté ; celle qui tente une formule « intermédiaire » pourtant impossible et consistant en la position de Thomas d’Aquin et des jésuites.

    Port-Royal tente de remettre sur le tapis cette question, de manière voilée. On lit très bien cela en constatant les exemples suivants donnés par La Logique ou l’art de penser.

    Le manuel fait plus de 400 pages, mais ces trois exemples en sont la substance même : on y retrouve précisément la problématique opposant jésuites et « jansénistes », le rapport entre aristocratie, religion et monarchie absolue, etc.

    Entre crochets est placée une « explication » du sens voilé des exemples.

    « [Le premier exemple traite, de manière voilée, du duel, affirmant que ce qui prime est la religion dans son rapport avec la monarchie, pas avec l’aristocratie.]

    Exemple I. Je doute si ce raisonnement est bon :

    Le devoir d’un chrétien est de ne point louer ceux qui commettent des actions criminelles :
    Or, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle :
    Donc le devoir d’un chrétien est de point louer ceux qui se battent en duel.

    Je n’ai que faire de me mettre en peine pour savoir à quelle figure ni à quel mode on peut le réduire ; mais il me suffit de considérer si la conclusion est contenue dans l’une des deux premières propositions, et si l’autre le fait voir, et je trouve d’abord que la première n’ayant rien de différent de la conclusion, sinon qu’il y a en l’une, ceux qui commettent des actions criminelles, et en l’autre, ceux qui se battent en duel, celle où il y a, commettre des actions criminelles contiendra celle où il y a, se battre en duel, pourvu que commettre des actions criminelles contienne se battre en duel.

    Or, il est visible par le sens, que le terme de, ceux qui commettent des actions criminelles, est pris universellement ; et que cela s’entend de tous ceux qui en commettent quelles qu’elles soient : et ainsi la mineure, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle, faisant voir que, se battre en duel est contenu sous ce terme de commettre des actions criminelles, elle fait voir aussi que la première proposition contient la conclusion.

    [Le second exemple traite de la question de savoir ce qu’être chrétien et affirme, de manière implicite, qu’on ne peut pas faire de compromis comme les jésuites en font.]

    Exemple II. Je doute si ce raisonnement est bon :

    L’Évangile promet le salut aux chrétiens :
    Il y a des méchants qui sont chrétiens ;
    Donc l’Évangile promet le salut aux méchants.

    Pour en juger, je n’ai qu’à regarder que la majeure ne peut contenir la conclusion, si le mot de chrétiens n’y est pris généralement pour tous les chrétiens, et non pour quelques chrétiens seulement ; car, si l’Évangile ne promet le salut qu’à quelques chrétiens, il ne s’ensuit pas qu’il le promette à des méchants qui seraient chrétiens, parce que ces méchants peuvent n’être pas du nombre de ces chrétiens auxquels l’Évangile promet le salut ; c’est pourquoi ce raisonnement conclut bien.

    Mais la majeure est fausse, si le mot de chrétiens se prend dans la majeure pour tous les chrétiens ; et il se conclut mal, s’il ne se prend que pour quelques chrétiens ; car alors la première proposition ne contiendrait point la conclusion.

    Mais pour savoir s’il doit se prendre universellement, cela doit se juger par une autre règle que nous avons donnée dans la seconde partie, qui est que, hors les faits, ce dont on affirme est pris universellement quand il est exprimé indéfiniment ; car quoique ceux qui commettent des actions criminelles, dans le premier exemple, et chrétiens, dans le deuxième, soient partie d’un attribut, ils tiennent lieu néanmoins de sujet au regard de l’autre partie du même attribut ; car ils sont de ce dont on affirme, qu’on ne doit pas les louer, ou qu’on leur promet le salut, et par conséquent, n’étant point restreints, ils doivent être pris universellement, et ainsi, l’un et l’autre argument est bon dans la forme ; mais la majeure du second est fausse, si ce n’est qu’on entendit par là le mot de chrétiens, ceux qui vivent conformément à l’Évangile, auquel cas la mineure serait fausse, parce qu’il n’y a point de méchants qui vivent conformément à l’Évangile.

    [Le troisième exemple souligne la complexité du rapport entre le clergé séculier (qui vit avec la population, comme les prêtres), le clergé régulier (qui vit selon les règles d’un ordre religieux) et la direction de l’Église (les évêques, le pape, etc.), en soulignant implicitement que la primauté va à la base de l’Église.]

    EXEMPLE III Il est aisé de voir, par le même principe, que ce raisonnement ne vaut rien :

    La loi divine commande d’obéir aux magistrats séculiers :
    Les évêques ne sont point des magistrats séculiers :
    Donc la loi divine ne commande point d’obéir aux évêques.

    Car nulle des premières propositions ne contient la conclusion, puisqu’il ne s’ensuit pas que la loi divine, commandant une chose, n’en commande pas une autre : et ainsi, la mineure fait bien voir que les évêques ne sont pas compris sous le nom de magistrats séculiers, et que le commandement d’honorer les magistrats séculiers ne comprend point les évêques; mais la majeure ne dit pas que Dieu n’ait fait d’autres commandements que celui-là, comme il faudrait qu’elle fit pour enfermer la conclusion en vertu de cette mineure: ce qui fait que cet autre argument est bon :

    [Le quatrième exemple souligne que la monarchie doit obéir au christianisme pour que l’Église la soutienne.]

    EXEMPLE IV. Le christianisme n’oblige les serviteurs de servir leurs maîtres que dans les choses qui ne sont point contre la loi de Dieu :
    Or, un mauvais commerce est contre la loi de Dieu :
    Donc le christianisme n’oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans un mauvais commerce.

    Car la majeure contient la conclusion, puisque la mineure, mauvais commerce, est contenue dans le nombre des choses qui sont contre la loi de Dieu, et que la majeure étant exclusive, vaut autant que si on disait : La loi divine n’oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans toutes les choses qui sont contre la loi de Dieu.

    [Le cinquième exemple est une attaque contre les jésuites, qui prétendent défendre le catholicisme mais en fait font passer autre chose derrière.]

    EXEMPLE V. On peut résoudre facilement ce sophisme commun par ce seul principe:

    Celui qui dit que vous êtes un animal dit vrai :
    Celui qui dit que vous êtes un oison dit que vous êtes un animal :
    Donc celui qui dit que vous êtes un oison dit vrai.

    Car il suffit de dire que nulle de ces deux premières propositions ne contient la conclusion ; puisque, si la majeure la contenait, n’étant différente de la conclusion qu’en ce qu’il y a animal dans la majeure, et oison dans la conclusion, il faudrait qu’animal contint oison; mais animal est pris particulièrement dans cette majeure, puisqu’il est attribut de cette proposition incidente affirmative, vous êtes un animal ; et par conséquent il ne pourrait contenir oison que dans sa compréhension; ce qui obligerait, pour le faire voir, de prendre le mot d’animal universellement dans la mineure, en affirmant oison de tout animal : ce qu’on ne peut faire, et ce qu’on ne fait pas aussi, puisque animal est encore pris particulièrement dans la mineure, étant encore, aussi bien que dans la majeure, l’attribut de cette proposition affirmative incidente vous êtes un animal.

    [Le sixième exemple tourne la question de la condition humaine et de l’âme individuelle vers une orientation métaphysique.]

    EXEMPLE VI. On peut encore résoudre par là cet ancien sophisme, qui est rapporté par saint Augustin :

    Vous n’êtes pas ce que je suis:
    Je suis homme :
    Donc vous n’êtes pas homme.

    Cet argument ne vaut rien par les règles des figures , parce qu’il est de la première , et que la première proposition, qui en est la mineure, est négative: mais il suffit de dire que la conclusion n’est point contenue dans la première de ces propositions, et que l’autre proposition, je suis homme, ne fait point voir qu’elle y soit contenue; car la conclusion étant négative, le terme d’homme y est pris universellement, et ainsi n’est point contenu dans le terme ce que je suis, parce que celui qui parle ainsi n’est pas tout homme, mais seulement quelque homme, comme il paraît en ce qu’il dit seulement dans la proposition applicative, je suis homme, où le terme d’homme est restreint à une signification particulière, parce qu’il est attribut d’une proposition affirmative: or, le général n’est pas contenu dans le particulier. »

    Ce qui compte, c’est la question de l’âme, de l’individu dans sa propre existence, dans son questionnement « existentiel ». C’est là l’optique de Port-Royal : former un existentialisme chrétien, qui est le fondement même du spiritualisme catholique.

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  • Port-Royal, le jansénisme et le Chapelet Secret

    Comment saisir le fondamentalisme de Port-Royal ? En fait, il existe un épisode absolument méconnu de tous les discours sur le « jansénisme », qui pourtant révèle la nature de celui-ci. La responsable de Port-Royal, Agnès Arnauld, a en effet écrit un texte mystique intitulé Chapelet Secret du Saint-Sacrement.

    Ce texte fut écrit à la demande de son confesseur, Charles de Condren (1588-1641), qui voulait connaître son rapport à Jésus. Charles de Condren était une figure très importante de l’Oratoire de Jésus-et-Marie-Immaculée de France, fondé par Pierre de Bérulle, qui comme on le sait joua un rôle déterminant pour Saint-Cyran.

    Charles de Condren

    On est ici dans la tradition du spiritualisme français le plus franc, Charles de Condren a refusé d’être cardinal ainsi que d’être archevêque de Reims et de Lyon ; il est d’ailleurs enterré aux côtés de Pierre de Bérulle à la chapelle du Collège de Juilly, école dépendant de l’oratoire fondé en 1638 et qui aura par la suite une histoire prestigieuse.

    Le « Chapelet Secret » est donc résolument mystique, donnant seize « attributs » de Jésus, autant que les siècles, chaque terme est accompagné de plusieurs lignes d’explication.

    On a ici « sainteté », « vérité », « liberté », « existence », « suffisance », « satiété », « plénitude » », « éminence », « possession », « règne », « inaccessibilité », « incompréhensibilité », « indépendance », « incommunicabilité », « illumination », « inapplication ».

    On peut voir très aisément qu’on a beaucoup de définitions par la négative, preuve d’une tentative d’une « saisie » mystique : l’être humain participe à Dieu mais a des choses en moins par rapport à lui ; en comprenant ses faiblesses, il fusionne avec l’absolu.

    Voici le type de formules chocs qu’on trouve dans le Chapelet Secret, dans sa dernière version remaniée par Saint-Cyran :

    « les âmes demeurent dans l’indignité qu’elles portent d’une si divine communication »

    « que les âmes, pour l’honorer dans cette perfection, rompent leurs liens, qu’elles ne se tiennent pas dans leurs pensées, ni dans leurs vues, qu’elles se précipitent dans la vastitude des desseins de Dieu, renonçant à toutes fins finies »

    « que les âmes ne se présentent pas à lui pour l’objet de son application, mais plutôt pour en être rebutées par la préférence qu’il doit à soi-même »

    Le dernier point est un apogée de cette négation mystique de soi dans le grand tout christique :

    « 16° Inapplication. Afin que Jésus-Christ s’occupe de Lui-même, et qu’il ne donne point dans Lui d’être aux néants; qu’Il n’ait égard à rien qui se passe hors de Lui; que les âmes ne se présentent pas à Lui pour l’objet de son application, mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu’Il doit à soi-même; qu’elles s’appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à son oubli, qu’étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l’application de soi-même pour s’appliquer aux créatures. »

    Ce « Chapelet Secret » ne fut toutefois pas remis qu’au confesseur ; d’autres personnes proches de Port-Royal eurent également des copies manuscrites.

    Le processus fut suffisamment réel pour qu’Octave de Bellegarde, archevêque de Sens, soumette en 1633 ce « Chapelet Secret » à huit docteurs de Sorbonne, qui le condamnèrent, dénonçant « plusieurs extravagances, impertinences, erreurs, blasphèmes et impiétés », etc. L’affaire alla jusqu’au Vatican, avec le jésuite Etienne Binet menant la charge.

    De son côté, Saint-Cyran était admiratif. Il fit en sorte d’avoir un soutien des docteurs de Louvain et notamment de Jansénius, et écrivit pour contrer les huit docteurs de la Sorbonne une réponse anonyme sous la forme d’une Apologie pour servir de défense au Chapelet secret.

    Saint-Cyran

    Un Examen de l’apologie lui répond, à quoi Saint-Cyran répond par une Réfutation de l’Examen. Finalement, en avril 1634, le pape demanda la destruction du « Chapelet Secret » et de tous les documents à son sujet.

    L’épisode de l’Institut du Sacrement se termine précisément à cette période : c’est à partir de là que Port-Royal devient Port-Royal du Saint-Sacrement et s’engage idéologiquement comme courant religieux ouvertement autonome.

    Il y a là quelque chose d’absolument vital pour comprendre Port-Royal, et pourtant cet épisode n’est jamais abordé. De plus, nous sommes même ici avant la parution de l’Augustinus de Jansénius.

    C’est pourquoi, à la lumière du matérialisme historique, on peut aisément comprendre que Port-Royal a été une tentative de soulèvement idéologique fondamentaliste.

    Il ne s’agit pas d’un jansénisme en tant que retrait du monde rigoureux et austère, mais d’une logique ascétique sur une base mystique d’anéantissement de soi.

    Le théologien Martin de Barcos (1600 – 1678), neveu de Saint-Cyran, formé par Jansénius, va théoriser cette approche de la prière, en expliquant par exemple de la manière suivante la négation de sa volonté d’agir :

    « Un seul type d’actions est exempt d’impureté, ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire qui surprennent l’âme par le repos qu’elle y ressent, sans qu’elle s’y soit portée par aucun désir.

    Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare, sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d’activité, et ont besoin d’être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l’autre, par les flammes du purgatoire.

    Toutes ces actions sont des actions vivantes, c’est-à-dire produites par la vie d’Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l’homme, qu’il faut faire mourir, évacuer et détruire par l’esprit de Dieu. »

    Prier en se fondant sur ce qu’on a appris par coeur ne sert donc à rien, comme Martin de Barcos l’explique dans Les Sentiments de l’abbé Philérème sur l’oraison mentale :

    « Cette sorte de méditation n’est point vraie prière, puisque ce n’est qu’une action de la mémoire qui se souvient de ce qu’on lui a appris, et de l’entendement qui produit des pensées et des raisonnements pour connaître les vérités : ce qui est tout humain et purement intellectuel, et ne tient rien du S. Esprit et de l’esprit de prière que Dieu répand dans l’âme. »

    Si on associe cela à la volonté de retourner à l’Église primitive, des débuts, on a toutes les caractéristiques du fondamentalisme : négation de la raison, romantisme des origines, mysticisme de la fusion avec le divin.

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  • Port-Royal, le jansénisme et les dernières des «Provinciales»

    La treizième lettre s’adresse directement aux jésuites, leur répondant directement, mais de manière publique, et même politique. Blaise Pascal, en effet, attaque entièrement les jésuites ; il ne fait pas que les critiquer, il les dénonce et appelle à leur élimination. Ce n’est compréhensible que si l’on saisit cette question de la régénération mystique prônée par Port-Royal.

    Car l’objectif de Port-Royal est de régénerer l’Église au moyen du « coeur », de l’adoration, du mysticisme. Blaise Pascal expose donc son point de vue de manière très franchement, et c’est donc très différent d’auparavant.

    Le « jansénisme » n’est plus ici une simple victime et les jésuites des gens qui se trompent : on a un affrontement idéologique ouvert. Blaise Pascal appelle au combat :

    « Je justifierai donc, dans cette lettre, la vérité de mes citations contre les faussetés que vous m’imposez.

    Mais parce que vous avez osé avancer dans vos écrits, que les sentiments de vos auteurs sur le meurtre sont conformes aux décisions des Papes et des lois ecclésiastiques, vous m’obligerez à détruire, dans ma lettre suivante, une proposition si téméraire et si injurieuse à l’Église.

    Il importe de faire voir qu’elle est exempte de vos corruptions, afin que les hérétiques ne puissent pas se prévaloir de vos égarements pour en tirer des conséquences qui la déshonorent.

    Et ainsi, en voyant d’une part vos pernicieuses maximes, et de l’autre les Canons de l’Église qui les ont toujours condamnées, on trouvera tout ensemble, et ce qu’on doit éviter, et ce qu’on doit suivre. »

    La lettre traite des contradictions dans les références des jésuites, avec un ton moqueur et destructeur, qui aura grand succès. Sur le plan du contenu, il faut par contre chercher « entre les lignes » pour voir à qui s’adresse Blaise Pascal.

    Les Provinciales, de fait, visent à convaincre, et elles visent à convaincre au sein de l’Église. L’idée exposée par Blaise Pascal, c’est que la religion a tout à perdre à s’insérer dans les organisations institutionnelles de l’État, car elle perd alors en qualité.

    La religion et son mysticisme sont, par l’intermédiaire des jésuites, corrompus au nom des nécessités pratiques d’alignement sur le pouvoir. Blaise Pascal formule cela ainsi :

    « Quand vous avez entrepris de décider les cas de conscience d’une manière favorable et accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était intéressée, comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l’amour de Dieu, et toutes celles qui ne touchent que l’intérieur des consciences.

    Mais vous en avez trouvé d’autres où l’État a intérêt aussi bien que la religion, comme sont celles de l’usure, des banqueroutes, de l’homicide, et autres semblables ; et c’est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable amour pour l’Église, de voir qu’en une infinité d’occasions où vous n’avez eu que la religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve, sans distinction et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si hardies contre la pénitence et l’amour de Dieu, parce que vous saviez que ce n’est pas ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice.

    Mais dans celles ou l’État est intéressé aussi bien que la religion, l’appréhension que vous avez eue de la justice des hommes vous a fait partager vos décisions, et former deux questions sur ces matières : l’une que vous appelez de spéculation, dans laquelle, en considérant ces crimes en eux-mêmes, sans regarder à l’intérêt de l’État, mais seulement à la loi de Dieu qui les défend, vous les avez permis sans hésiter, en renversant ainsi la loi de Dieu qui les condamne ; l’autre, que vous appelez de pratique, dans laquelle, en considérant le dommage que l’État en recevrait, et la présence des magistrats qui maintiennent la sûreté publique, vous n’approuvez pas toujours dans la pratique ces meurtres et ces crimes que vous trouvez permis dans la spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges. »

    C’est-à-dire que Blaise Pascal pose la primauté de la religion sur l’État. Aucun compromis ne doit être fait : la religion prime. Les vrais religieux doivent s’écarter de la société, et une élite doit servir de sas entre les religieux et la société, celle-ci devant être encadrée dans le sens décidé par la religion.

    Port-Royal ne remet en effet nullement le Pape ni l’intolérance religieuse la plus complète ; c’est bien une démarche fanatique qu’on a ici, prônant la théocratie. Et de fait, à partir de la quatorzième lettre, on a compris que Port-Royal a perdu et qu’il s’agissait ni plus ni moins que d’une tentative ultra-sectaire de lancer un fondamentalisme.

    Il ne peut plus rien y avoir de constructif, que l’emportement ouvertement mystique. Voici un passage particulièrement lyrique :

    « Où en sommes-nous, mes Pères ? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des Chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ?

    et sont-ce là des mystères révélés par l’Agneau à ceux de sa Société, ou des abominations suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti ?

    Car enfin, mes Pères, pour qui voulez-vous qu’on vous prenne : pour des enfants de l’Evangile, ou pour des ennemis de l’Evangile ?

    On ne peut être que d’un parti ou de l’autre, il n’y a point de milieu.

    Qui n’est point avec Jésus-Christ est contre lui. Ces deux genres d’hommes partagent tous les hommes. Il y a deux peuples et deux mondes répandus sur toute la terre, selon saint Augustin : le monde des enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est le Chef et le Roi ; et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le Roi.

    Et c’est pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde, parce qu’il a partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est aussi appelé dans l’Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle, parce qu’il a partout des suppôts et des esclaves.

    Jésus-Christ a mis dans l’Église, qui est son empire, les lois qu’il lui a plu, selon sa sagesse éternelle ; et le diable a mis dans le monde, qui est son royaume, les lois qu’il a voulu y établir.

    Jésus-Christ a mis l’honneur à souffrir ; le diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet, de tendre l’autre joue ; et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure.

    Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à son ignominie, et le diable déclare malheureux ceux qui sont dans l’ignominie.

    Jésus-Christ dit : Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous ! et le diable dit : Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime !

    Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous avez ouï le langage de la ville de paix, qui s’appelle la Jérusalem mystique, et vous avez ouï le langage de la ville de trouble, que l’Ecriture appelle la spirituelle Sodome : lequel de ces deux langages entendez-vous ? lequel parlez-vous ? »

    Dans cet emportement, c’est forcément la bataille pour l’orthodoxie qui prime. La seizième lettre procède en deux temps : Blaise Pascal explique ainsi qu’il n’est pas lui-même de Port-Royal, pour montrer que le problème ne tient pas au jansénisme, mais à l’exigence d’une purification religieuse générale :

    « Vous ne manquerez pas néanmoins de dire que je suis de Port-Royal ; car c’est la première chose que vous dites à quiconque combat vos excès : comme si on ne trouvait qu’à Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre vous la pureté de la morale chrétienne.

    Je sais, mes Pères, le mérite de ces pieux solitaires qui s’y étaient retirés, et combien l’Église est redevable à leurs ouvrages si édifiants et si solides.

    Je sais combien ils ont de piété et de lumière, car, encore que je n’aie jamais eu d’établissement avec eux, comme vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne] laisse pas d’en connaître quelques-uns et d’honorer la vertu de tous. Mais Dieu n’a pas renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu’il veut opposer à vos désordres. »

    Ensuite, on a droit à une longue défense de Port-Royal, de son orthodoxie, avec une dénonciation détaillée du calvinisme, pour mieux renforcer l’approche de Port-Royal comme la plus correcte par rapport à l’Église catholique.

    Défendant les religieuses de Port-Royal et leur orthodoxie religieuse, il souligne particulièrement leur engagement « nuit et jour » :

    « Pourquoi se seraient-elles obligées, par une dévotion particulière, approuvée aussi par le Pape, d’avoir sans cesse, nuit et jour, des religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par leurs adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l’impiété de l’hérésie qui l’a voulu anéantir ? »

    Les deux dernières lettres des Provinciales, les dix-septième et dix-huitième lettres, s’adressent directement au Père Annat, confesseur du roi Louis XIV de 1654 jusqu’à sa propre mort en 1670. C’est une reconnaissance de la défaite : les jésuites sont trop proches du pouvoir. L’offensive des Provinciales a échoué.

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  • Port-Royal et le jansénisme comme fondamentalisme

    En quoi fut-il intéressant pour Port-Royal de s’appuyer sur René Descartes face aux jésuites ? Eh bien, l’accusation contre les jésuites tenait à ce qu’ils adaptent leurs règles selon les gens.

    Or, ils se référent pour cela à la scolastique, c’est-à-dire la logique développée à partir des écrits d’Aristote. Il était donc nécessaire à Port-Royal d’expliquer que les jésuites tronquaient les définitions, que leur « casuistique » était incohérente.

    Port-Royal prétendait rétablir le caractère uni de la religion ; en fait, ce discours sur l’unicité religieuse est typique du fondamentalisme. Port-Royal a un contenu qui est éminemment fondamentaliste, depuis les pratiques des solitaires jusqu’à la négation de la science, en passant par l’idéalisation des premiers chrétiens et la démarche sectaire sur le plan de la gestion des individus.

    La Logique ou l’art de penser est une œuvre qui vise ainsi à manipuler les individus, dans le sens clérical-féodal, sans passer par l’acceptation relative de la science des jésuites. C’est une œuvre d’asséchement intellectuel, absolument sectaire.

    L’œuvre commence par un passage intitulé « logique », tentant de définir la problématique : on lit alors :

    « La logique est l’art de bien conduire sa raison dans la connaissance des choses, tant pour s’instruire soi-même que pour en instruire les autres.

    Cet art consiste dans les réflexions que les hommes ont faites sur les quatre principales opérations de leur esprit, concevoir, juger, raisonner et ordonner. »

    Cette perspective est absolument idéaliste, comme le montre la précision suivante :

    « Comme nous ne pouvons pas avoir aucune connaissance de ce qui est hors de nous que par l’entremise des idées qui sont en nous, les réflexions que l’on peut faire sur nos idées sont peut-être ce qu’il y a de plus important dans la logique, parce que c’est le fondement de tout le reste. »

    C’est là un idéalisme complet, qui nie la réalité, arguant que ce qui est vrai ce sont les raisonnements qu’on peut effectuer dans notre esprit, au sujet de la réalité.

    Aristote formait des catégories pour étudier le réel, dont il déduisait des choses en reliant les vérités, notamment avec le principe du syllogisme, dont le plus fameux est « Les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ».

    Port-Royal ne reprend que la forme, ne faisant d’ailleurs pas ici différemment des jésuites. En voici un exemple donné dans le manuel de logique qu’est L’art de penser :

    « Tous ceux qui sont à JESUS-CHRIST crucifient leur chair :

    Tous ceux qui mènent une vie molle et voluptueuse ne crucifient point leur chair ;

    Donc nul d’entre eux n’est à JESUS-CHRIST. »

    La logique de Port-Royal réfute absolument la notion de catégories au sens matérialiste. Elle ne s’intéresse qu’aux raisonnements, dont selon elle les propositions, les affirmations, sont une expression.

    C’est l’inverse d’Aristote : ce dernier raisonne à partir de généralisations, d’affirmations induites de la réalité, et utilise la déduction uniquement à partir des résultats obtenus d’abord.

    Les jésuites tentaient de masquer leur contenu idéologique en le faisant passer, en contrebande, pour scientifique. Port-Royal, de son côté, rejette cela, au nom d’une religion pure en soi.

    Cela fait que Port-Royal déduit la réalité en affirmant des choses à partir de raisonnements et seulement de raisonnements, au nom d’une vérité sentie dans le coeur, suivant « Saint » Augustin.

    C’est le même principe de la démonstration mathématique que René Descartes, appliqué au spiritualisme religieux.

    On a donc, selon Port-Royal, « l’âme » qui formerait les sens, même si ces derniers peuvent parfois « exciter » l’âme en ce sens. C’est exactement le même découpage âme – esprit/corps que René Descartes, qui est même cité comme référence avec son « je pense, donc je suis ».

    Cependant, l’orientation est ensuite religieuse: Descartes appelle à la pratique, Port-Royal à nier celle-ci.

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  • Port-Royal, le jansénisme et les onzième et douzième des «Provinciales»

    La onzième lettre inaugure les messages directs de Blaise Pascal – qui écrit de manière anonyme – aux « Révérends Pères ». On passe ici à l’offensive ouverte, et on devine qu’il y a une véritable théologie pour se le permettre.

    Attaquer les jésuites de front est en effet très osé, surtout que le vocabulaire est outrancier : « opinions extravagantes », « décisions si fantasques et si peu chrétiennes » désignent les opinion des jésuites, tandis que Blaise Pascal assume entièrement un « discours de moquerie » une « ironie piquante ».

    En apparence, on a là une raillerie tout à fait bien construite, et nombreuses sont les remarques qui existeront par la suite à ce sujet. La langue française a une littérature seulement depuis le XVIe siècle et on aurait là un morceau fameux de l’esprit français dans les lettres.

    Il y a toutefois bien plus. Madame de Sévigné, elle-même proche des jansénistes, explique ainsi ainsi dans une lettre à madame de Grignan :

    « Quelquefois, pour nous amuser, nous lisons les petites lettres de Pascal : bon Dieu, quel charme ! Je songe toujours à ma fille, et combien cette justesse de raisonnement serait digne d’elle.

    Peut-on avoir un style plus parfait, une raillerie plus fine, plus naturelle, plus délicate, plus digne fille de ces dialogues de Platon qui sont si beaux ?

    Et lorsqu’après les dix premières lettres, il s’adresse aux révérends pères, quel sérieux ! Quelle solidité ! Quelle force ! Quelle éloquence ! Quel amour pour la vérité et la religion ! Quelle manière de la soutenir et de la faire entendre ! C’est tout cela qu’on trouve dans les huit dernières lettres.

    Je suis assurée que vous ne les avez jamais lue qu’en grappillant, par-ci par-là, les endroits plaisants. Mais ce n’est pour cela, quand on les lit à loisir. »

    Les Provinciales ne sont donc pas que des critiques des jésuites, il s’agit aussi et même surtout de faire passer des principes théologiques précis.

    Et pour Blaise Pascal, il s’agit de souligner qu’il s’agit d’une bataille au nom de la foi, de l’amour de Dieu, de l’Église :

    « Car, mes Pères, puisque vous m’obligez d’entrer en ce discours, je vous prie de considérer que, comme les vérités chrétiennes sont dignes d’amour et de respect, les erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine, parce qu’il y a deux choses dans les vérités de notre religion : une beauté divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables ; et qu’il y a aussi deux choses dans les erreurs : l’impiété qui les rend horribles, et l’impertinence qui les rend ridicules. »

    Les choses sont très claires : Blaise Pascal parle au nom d’une théologie qui se veut supérieur. Il veut supprimer l’existence des jésuites, ce qui revient à un coup de force au Vatican vu ce que cela sous-tend.

    Si l’on suit le raisonnement fanatique, Antoine Arnauld devrait même devenir pape. Cette logique ultra, totalement sectaire, fait que Blaise Pascal, au nom de la vénération du « Corps adorable de Jésus-Christ », tempête toujours plus sur un mode dénonciateur toujours plus vain et incompréhensible, oscillant entre attaques personnelles et théologie générale.

    On comprend qu’après le succès du début, les Provinciales aient échoué, se transformant en lutte aigue visant les jésuites pour faire passer une théologie mystique à moitié constituée.

    Ainsi, dans la douzième lettre, Blaise Pascal rejette les termes employés à son sujet par les jésuites, « impie, bouffon, ignorant, farceur, imposteur, calomniateur, fourbe, hérétique, calviniste déguisé, disciple de Du Moulin, possédé d’une légion de diables », pour reprendre les mêmes arguments et les ressasser encore et encore.

    La dérive sectaire est tout à fait nette et l’hostilité anti-jésuite a basculé dans le fanatisme déjà appuyé par la base mystique.

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  • Port-Royal, le jansénisme et le rejet des sciences

    Port-Royal entendait refuser l’approche des jésuites, visant à aller sur le terrain de ceux qui sont opposés à Dieu. Mais comment faire pour synthétiser cette approche sans basculer dans le mysticisme pur et simple?

    C’est là qu’on voit que Port-Royal est une école de pensée, qui n’est pas parvenu à établir une doctrine, mais qui a tenté d’aller en ce sens.

    Étant donné que c’est une force sociale qui était représentée – il restera à déterminer laquelle précisément – la religion est une expression idéologique qui dépasse très largement la simple théologie ; la question est celle d’une vision du monde tout à fait concrète. Port-Royal n’a jamais été un simple appel à refuser le monde, à s’en isoler.

    Port-Royal a donc tenté de formuler une vision du monde et Antoine Arnauld a ainsi écrit des textes philosophiques ; il a débattu avec René Descartes, acceptant de formuler une critique de ses Meditationes de Prima Philosophia, in quibus Dei existentia et animae humanae immortalitas demonstrantur (Méditations sur la philosophie première, dans lesquelles sont démontrées l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme), connues sous le nom de Méditations métaphysiques. Le manuscrit circulait en effet à la demande de René Descartes, avec une « Lettre à MM. les Doyens et Docteurs », pour obtenir des remarques et des critiques.

    Or, René Descartes avait une démarche farouchement opposé aux jésuites : c’était un scientifique et un croyant ; il appliquait en pratique le principe de double vérité averroïste : la religion est d’un côté, la science de l’autre, les deux se rejoignent.

    Pour cette raison, les jésuites luttèrent contre René Descartes, puisqu’eux considéraient que la science se développait à travers la religion, l’intégration par Thomas d’Aquin d’un Aristote corrigé du point de vue catholique faisant du catholicisme une véritable science. 

    Marguerite Périer, nièce de Blaise Pascale,
    prétendument guérie par le miracle de la Sainte-Épine

    Rappelons ici que la répression à l’encontre de Galilée ne fut pas tant pour sa vision du système solaire que justement pour sa manière de la formuler. L’Église acceptait la science, mais présentée de manière adéquate ; les jésuites étaient en première ligne pour assumer les études scientifiques orientées de manière « correcte » du point de vue théologique.

    L’approche de René Descartes était radicalement différente, étant donné qu’il séparait science et religion, sans pour autant les opposer. C’est pour cela qu’il avait demandé des remarques et critiques à des gens d’Église. Il espérait avoir découvert le versant scientifique du monde, parallèlement à la religion. A l’opposé (très vraisemblablement) d’Averroès ou (absolument clairement) de Spinoza pour qui c’était un choix tactique, il était sincère dans sa démarche.

    C’est pourquoi Arnauld va se tourner vers lui, aidé de Pierre Nicole : tous deux vont massivement reprendre les thèses de René Descartes, les mêlant à celles d’Augustin. Le but était de s’appuyer sur la philosophie de René Descartes qui fait l’éloge de l’individu, pour élaborer la conception de l’individu selon ce qui serait alors la philosophie janséniste. 

    Pierre Nicole

    Puisque les jésuites mettent en avant un individu à la conscience peu claire, peu fiable, même pas consciente de ses propres intentions et donc difficilement condamnables, alors les jansénistes vont mettre en avant l’individu ayant une conscience individuelle absolue, entièrement capable de cohérence, de logique, de pertinence, une conscience pratiquement mathématique. 

    Le moi de René Descartes, la conception cartésienne du cogito ergo sum correspond parfaitement à ce besoin d’opposer la froide logique de l’Église aux calculs jésuites justifiant et tolérant les faiblesses humaines.

    Cela va aboutir à une œuvre appelée La Logique ou l’art de penser, publié initialement, en 1662, sans nom d’auteur.

    L’idée de départ était d’apprendre la logique au fils du Duc de Luynes, qui avait par ailleurs justement traduit en français les Méditations métaphysiques de René Descartes, écrite en latin. Il y eut alors l’idée de généraliser cette expérience et de l’ériger comme modèle pour former les esprits dans le sens de Port-Royal. Voici ce qui est précisé dans les premières lignes du premier discours d’un manuel sur la logique, intitulé « La logique ou l’art de penser » :

    « Il n’y a rien de plus estimable que le bon sens et la justesse de l’esprit dans le discernement du vrai et du faux. Toutes les autres qualités d’esprit ont des usages bornés ; mais l’exactitude de la raison est généralement utile dans toutes les parties et dans tous les emplois de la vie.

    Ce n’est pas seulement dans les sciences qu’il est difficile de distinguer la vérité de l’erreur ; mais aussi dans la plupart des sujets dont les hommes parlent, et des affaires qu’ils traitent.

    Il y a presque partout des routes différentes, les unes vraies, les autres fausses, et c’est à la raison d’en faire le choix.

    Ceux qui choisissent bien sont ceux qui ont l’esprit juste ; ceux qui prennent le mauvais parti sont ceux qui ont l’esprit faux ; et c’est la première et la plus importante différence qu’on peut mettre entre les qualités de l’esprit des hommes. »

    Il est souvent dit de la part des commentateurs bourgeois que le « jansénisme » est en rupture avec l’esprit du XVIIe siècle et de la cour prônant des attitudes correctes, policées, etc. On voit bien ici aux lignes du début de ce « manuel » écrit par Antoine Arnauld et celui qui lui fait office de bras droit, Pierre Nicole, qu’on est tout à fait et absolument dans l’esprit du XVIIe siècle.

    On s’aperçoit alors que le courant de pensée de Port-Royal est une variante « de droite » de l’idéologie de René Descartes.

    Ce dernier, du point de vue du matérialisme dialectique, « contourne » le blocus catholique anti-protestant, en présentant son point de vue comme résolument scientifique, neutre, objectif. L’objectif est la mise en avant de la pratique, nécessité bourgeoise de l’époque ; il s’agit de valoriser l’être humain devant être « comme maître et possesseur de la nature ».

    Port-Royal dit la même chose que René Descartes quant à la valorisation de la logique, mais sans le côté pratique. Port-Royal appelle à penser, pas simplement à raisonner, mais cette pensée se limite aux attitudes. Il n’y a pas la science et la perspective, de ce fait, est élitiste.

    D’ailleurs, dès le début du manuel, et c’est Pierre Nicole qui écrit, il y a une critique de René Descartes. Dans son Discours de la méthode, René Descartes dit que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ; sa méthode s’ouvre à tout le monde. Le « manuel » est quant à lui élitiste :

    « Le sens commun n’est pas une qualité si commune que l’on pense. Il y a une infinité d’esprits grossiers et stupide que l’on ne peut réformer en leur donnant l’intelligence de la vérité, mais en les retenant dans les choses qui sont à leur portée, et en les empêchant de juger ce qu’ils ne sont pas capables de connaître. »

    René Descartes a joué un rôle en faveur de l’ouverture d’un espace pour les sciences, mais lui-même reste en grande partie un religieux, un réactionnaire, qui célèbre l’âme individuelle : c’est ce côté que Port-Royal souligne et place comme aspect principal, aux dépens des sciences. Au début du premier discours du manuel de logique, on lit ainsi :

    « On se sert de la raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences, et l’on devrait se servir, au contraire, des sciences comme d’un instrument pour perfectionner sa raison ; la justesse de l’esprit étant infiniment plus considérable que toutes les connaissances spéculatives auxquelles on peut arriver par le moyen des sciences les plus véritables et les plus solides : ce qui doit porter les sages à ne s’y engager qu’autant qu’elles peuvent servir à cette fin, et à n’en faire que l’essai et non l’emploi des forces de leur esprit. »

    Tout comme chez René Descartes, on trouve une terrible sécheresse : ce n’est pas la réalité qui compte, mais la méthode. L’esprit doit obéir à la méthode et cela serait la garantie du succès. René Descartes n’était rien d’autre, dans son approche, que l’outil de la bourgeoisie pour exiger la science pratique, pour l’arracher à la féodalité. Port-Royal fait de la méthode une fin en soi. Comme dans il est dit dans les deux discours introductifs du manuel :

    « La capacité de l’esprit s’étend et se resserre par l’accoutumance, et c’est à quoi servent principalement les mathématiques, et généralement toutes les choses difficiles, comme celles dont nous parlons ; car elles donnent une certaine étendue à l’esprit, et elles l’exercent à s’appliquer davantage et à se tenir plus ferme dans ce qu’il connaît. »

    Les discours introductifs au manuel de logique souligne donc que la géométrie, l’astronomie, la physique, même tous les sciences spéculatives en général, n’ont de valeur qu’intellectuelle :

    « Non seulement ces sciences ont des recoins et des enfoncements fort peu utiles ; mais elles sont toutes inutiles, si on les considère en elles-mêmes pour elles-mêmes.

    Les hommes ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer des lignes, à examiner les rapports des angles, à considérer les divers mouvements de la matière : leur esprit est trop grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux pour l’occuper à de si petits objets ; mais ils sont obligés d’être justes, équitables, judicieux dans tous les discours, dans toutes leurs actions et dans toutes les affaires qu’ils manient, et c’est à quoi ils doivent particulièrement s’exercer et se former. »

    Ce discours anti-scientifique va à l’opposé absolu de la démarche des jésuites. Ces derniers disent que justement, la science avançant, il faut être aux premières loges, afin de la conduire comme il se doit. C’est ainsi que la théorie du « Big Bang » fut inventé par un abbé lié aux jésuites et diffusé par le Vatican.

    Les jésuites prolongent Thomas d’Aquin, qui avait décidé que face aux averroïstes latins, il fallait batailler pour s’approprier Aristote, pour l’arracher au camp matérialiste. C’est l’adaptation religieuse à l’évolution scientifique, pour la renverser.

    Port-Royal défend de son côté la version spiritualiste, appelant à rejeter la science, à se débarrasser d’Aristote. Le « jansénisme » français est donc absolument conforme à la contre-réforme et totalement réactionnaire, mais en proposant une version plus fondamentaliste du catholicisme.

    Le fait que Blaise Pascal abandonne la science pour le spiritualisme, au sein du « jansénisme », témoigne de ce jeu de massacre anti-intellectuel.

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  • Port-Royal, le jansénisme et la dixième des «Provinciales»

    La dixième lettre est pratiquement la dernière des Provinciales, les autres se voulant des lettres ouvertes à des révérends pères, c’est-à-dire des religieux. On notera qu’historiquement, ces attaques auront un grand écho dans leur attribution d’une mauvaise image des jésuites, du point de vue catholique lui-même.

    Il s’agit d’une dénonciation des jésuites, du côté catholique même. Voici un exemple significatif, avec la définition justement de l’adjectif révérend par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. On retrouve précisément Port-Royal et une attaque contre les jésuites :

    − [En adj. épith. devant père ou mère (abrév. RP, RM au plur. RR PP, RR MM)] Cette mélodie, qui semblait partir d’au-dessus des nuées, n’aurait pas duré moins de six heures et demie, tout le temps de l’agonie de la révérende mère abbesse (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 5, 1859, p. 541).Parmi les choses assommantes que je viens d’avaler, je ne connais rien de pire que les ouvrages des RR PP jésuites (Flaub., Corresp., 1873, p. 67).Le révérend père Trubel appartenait, en effet, à cette compagnie des missionnaires blancs spécialisés dans les noirs et dont le grand homme demeure ce cardinal Lavigerie (H. Bazin, Vipère, 1948, p. 42).

    La onzième lettre, donc, commence de nouveau en attaquant le libéralisme des jésuites, justifié par leur logique baroque de conquête des masses :

    « De Paris, ce 2 août 1656.

    Monsieur,

    Ce n’est pas encore ici la politique de la Société, mais c’en est un des plus grands principes. Vous y verrez les adoucissements de la Confession, qui sont assurément le meilleur moyen que ces Pères aient trouvé pour attirer tout le monde et ne rebuter personne. »

    Toute la lettre se développe sur ce thème de la confession. On retrouve le reproche janséniste comme quoi pour les jésuites, une reconnaissance formelle de ses péchés, même sans y croire, suffirait.

    Voici un exemple significatif :

    « Aussi Diana, notre ami intime, a cru nous faire plaisir de marquer par quels degrés on y est arrivé.

    C’est ce qu’il fait p. 5, tr. 13, où il dit : Qu’autrefois les anciens scolastiques soutenaient que la contrition était nécessaire aussitôt qu’on avait fait un péché mortel ; mais que depuis on a cru qu’on n’y était obligé que les jours de fêtes, et ensuite que quand quelque grande calamité menaçait tout le peuple ; que, selon d’autres, on était obligé à ne la pas différer longtemps quand on approche de la mort.

    Mais que nos Pères Hurtado et Vasquez ont réfuté excellemment toutes ces opinions-là, et établi qu’on n’y était obligé que quand on ne pouvait être absous par une autre voie, ou à l’article de la mort. Mais, pour continuer le merveilleux progrès de cette doctrine, j’ajouterai que nos Pères Fagundez, praec. 2, t. 2, c. 4, n. 13 ; Granados, in 3 part. contr. 7, d. 3, sec. 4, n. 17 ; et Escobar, tr. 7, ex. 4, n. 88, dans la pratique selon notre Société, ont décidé : Que la contrition n’est pas nécessaire même à la mort, parce, disent-ils, que si l’attrition avec le sacrement ne suffisante pas à la mort, il s’ensuivrait que l’attrition ne serait pas suffisante avec le sacrement.

    Et notre savant Hurtado, de sacr. d. 6, cité par Diana, part. 4, tr. 4, Miscell. r. 193, et par Escobar, tr. 7, ex. 4, n. 91, va encore plus loin ; écoutez-le : Le regret d’avoir péché, qu’on ne conçoit qu’à cause du seul mal temporel qui en arrive, comme d’avoir perdu la santé ou son argent, est-il suffisant ? Il faut distinguer.

    Si on ne pense pas que ce mal soit envoyé de la main de Dieu, ce regret ne suffit pas ; mais si on croit que ce mal est envoyé de Dieu, comme en effet tout mal, dit Diana, excepté le péché, vient de lui, ce regret est suffisant. C’est ce que dit Escobar en la Pratique de notre Société. Notre P. François Lamy soutient aussi la même chose, T. 8, disp. 3, n. 13. »

    La lettre se termine, telle une conclusion de l’ensemble, par une longue attaque contre les jésuites, où l’interlocuteur reproche au jésuite à qui il parle toute une série de points, principalement de trahir l’esprit de la religion, la rigueur des principes.

    Les lignes suivantes sont les plus parlantes :

    « On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les Prophètes ; on attaque la piété dans le cœur ; on en ôte l’esprit qui donne la vie ; on dit que l’amour de Dieu n’est pas nécessaire au salut ; et on va même jusqu’à prétendre que cette dispense d’aimer Dieu est l’avantage que Jésus-Christ a apporté au monde.

    C’est le comble de l’impiété. »

    On comprend maintenant quel a été le but de Blaise Pascal : montrer le caractère incohérent de la démarche des jésuites, au-delà de leurs terribles approches libérales.

    On touche ici le cœur de l’approche de Port-Royal. Ce qui est en jeu dépasse la simple théologie, il en va de l’approche qu’on doit avoir devant le monde et sa complexité. La menace n’est pas le calvinisme seulement, c’est l’humanisme qui va avec, la science qui va avec, tout ce que la bourgeoisie porte comme approche matérialiste de la réalité.

    Les jésuites sont dénoncés, car ils tentent de concurrencer le calvinisme, en allant sur son terrain pour la bataille des masses, sur celui des sciences, de la morale, etc., alors que du point de vue de Port-Royal, il faut refuser d’accepter d’aller sur le terrain ouvert par l’ennemi.

    Il faut aller en arrière, dans le passé idéalisé des premiers chrétiens, dans une optique mystique cléricalo-féodale, pour ne pas accepter le combat présent sur le terrain de la bourgeoisie.

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  • Le fantôme du jansénisme et Port-Royal des champs

    Le terme « janséniste » fut formé par le camp des jésuites, qui tentaient ainsi de présenter Jansénius comme une sorte de nouveau Jean Calvin, de fondateur d’un nouveau schisme, un danger pour l’Église. 

    Jansénius, cependant, voulait refonder l’Église, plus que l’abolir ; quant à ses partisans français, ils représentaient un courant aux idées multiples, uni dans l’opposition aux jésuites et la volonté d’une quête spirituelle.

    Au sens strict, il ne faut donc pas parler de jansénisme français, car ceux qu’on a qualifié de janséniste n’ont pas assumé ce terme. Ils auraient pu le faire, mais ils ne sont pas parvenus à une synthèse, à une réelle doctrine. Il manquait pour cela des forces sociales pour les soutenir. 

    C’est tellement vrai qu’Antoine Arnauld lui-même publia en 1686 un ouvrage intitulé Fantôme du Jansénisme, ou Justification des prétendus jansénistes, par le Livre même d’un Savoyard, Docteur de Sorbonne, leur nouvel Accusateur dans Œuvres.

    Pourtant, Antoine Arnauld avait publié en 1643 La Théologie morale des Jésuites, puis en 1644 une Apologie de M. Jansenius, évêque d’Ypres, suivi devant les attaques d’une Seconde Apologie de M. Jansenius, en 1645. Son frère aîné avait traduit et publié de son côté en 1642 une œuvre de Jansenius, le Discours sur la réformation de l’homme intérieur.

    Le jansénisme apparaît alors comme un outil à Port-Royalil est davantage justifié de parler de courant religieux de Port-Royal des champs, qui était alors un monastère avec plusieurs bâtiments, à un peu moins de trente kilomètres de Paris, le tout gagné progressivement en s’appropriant des terres environnantes inutilisées, ainsi qu’en asséchant des marais.

    Il était dirigé par la sœur d’Antoine Arnauld, Angélique Arnauld, qui établit ainsi à 18 ans la communauté de biens entre religieuses, les veillées nocturnes, les habits pauvres, le travail manuel. Elle rétablit également la clôture monastique : seules les visites au parloir sont acceptées.

    Le 25 septembre 1609, lors de ce qui fut appelé la « journée du guichet », elle refusa par conséquent à son père de pénétrer dans le monastère auquel il avait pourtant donné une part significative de sa fortune, dans le prolongement de son activité en tant qu’avocat du Parlement de Paris, anti-jésuite proche d’Henri IV et auteur d’un Plaidoyer pour l’Université de Paris contre les Jésuites (et dont le grand père, de La Mothe-Arnauld, avait été un protestant revenu au catholicisme).

    Angélique Arnauld fut par ailleurs initialement nommé « coadjutrice » de l’abbesse de Port-Royal, à l’âge de huit ans seulement, grâce aux pressions de son père. C’est sa soeur Agnès qui lui succédera en 1661, prolongeant l’esprit de Port-Royal en finissant de rédiger le règlement intérieur, les Constitutions, dont le mot d’ordre est l’obligation de la « prière perpétuelle ».

    Angélique et Agnès Arnault

    Le rôle des Arnauld est central : Port-Royal connaîtra en tout la présence de 22 membres de la famille Arnauld, alors qu’au total l’abbaye rassemble un peu plus d’une centaine de personnes.

    En 1624, un déménagement à Paris fut nécessaire, le temps de réfections, des épidémies s’étant succédé et amené la mort de quinze religieuses en deux ans.

    Passé sous la juridiction de l’archevêque de Paris au lieu de l’ordre religieux de Cîteaux, Port-Royal fit alors en sorte en 1629 que sa responsable ne soit plus nommée par le roi, mais élue par les religieuses : cela renforçait le pouvoir d’Angélique Arnauld, qui démissionne dans la foulée, se posant en cheffe spirituelle.

    Port-Royal

    A cet effet, Port-Royal rejoint l’Institut du Saint-Sacrement, fondé en 1647 par Sébastien Zamet (1588-1655), qui était depuis 1622 directeur de conscience de l’abbaye de Port-Royal de Paris. A cet effet, Port-Royal (des Champs) devint PortRoyal du Saint-Sacrement, devenant indépendant de l’ordre cistercien, abandonnant de fait le scapulaire noir pour un le scapulaire blanc avec une croix rouge sur la poitrine.

    Le blanc symbolisait le pain, le rouge le vin : on est là totalement dans l’idéologie de la Contre-Réforme, avec « l’adoration du saint-sacrement » représenté par un ostensoir ou un tabernacle.

    Le projet d’unité avec deux autres monastères (le Tart, le Lys) échoue cependant, Sébastien Zamet prônant par exemple que soient alphabétisées les nonnes illettrées et leurs initiatives développées, que les bâtiments soient confortables, que tout soit propre et que l’on se serve de fourchettes. 

    Il fallait sélectionner les femmes postulant pour être religieuses, alors qu’Angélique Arnauld avait supprimé inversement les dots religieuses. La nourriture devait être élaborée, notamment les viandes, alors qu’Angélique Arnauld avait fait carrément supprimer celles-ci.

    Port-Royal

    Port-Royal dit des Champs, qui rouvre en 1652, et Port-Royal de Paris menèrent alors leur vie commune en tant que structure indépendante, avec à l’apogée, 77 religieuses à Paris, 34 à Port-Royal des Champs.

    La mise ne valeur de cette dernière, comme lieu isolé du monde, tient à Saint Cyran, qui a été le directeur de conscience de Port-Royal à partir de 1635. 

    Le cardinal de Richelieu choisit d’ailleurs un thème autour de ce rôle religieux pour emprisonner Saint Cyran : ce dernier considérait que, dans la confession, l’attrition ne suffisait pas, il fallait la contrition, c’est-à-dire non pas seulement le regret d’avoir péché par peur de l’enfer, mais une vraie expression de « l’amour » de Dieu.

    Dans ses Provinciales, Pascal défend naturellement la position de Saint Cyran, commune bien sûr à Arnauld.

    Des pauvres secourus à la porte de l’abbaye,
    sur une gouache sur parchemin

    A côté de l’abbaye abritant 130 religieuses, il y avait des « solitaires » issues des classes dominantes et ayant choisi de rompre avec le monde, attirés par l’atmosphère d’isolement censé aider à la pénitence, à la componction, c’est-à-dire l’esprit de douleur, de regret par rapport aux péchés commis.

    La première initiative fut réalisée en 1637 par Antoine Le Maître, neveu d’Angélique, qui renonça à sa fonction d’avocat et renvoya un brevet de conseillet d’État, afin de se retirer dans une petite maison proche du bâtiment parisien de Port-Royal. Il fut rapidement suivi d’autres, avant que la répression ne s’abatte.

    Les solitaires s’installèrent alors à Port-Royal en tant que tel, pour s’y faire chasser de nouveau deux mois après. Il s’installèrent alors à la Ferté-Milon chez le chez le grand-oncle de Jean Racine, pour revenir à Port-Royal (des champs) en 1639.

    Les solitaires, qui dormaient sur la paille, se levaient à trois heures du matin, pour immédiatement pratiquer des « adorations » ; ils lisaient ensuite chaque un jour un chapitre de l’Évangile en étant à genoux.

    A la matinée de prières suivait un « examen de conscience » ; le repas de midi est accompagné de la lecture d’un chapitre du nouveau testament et de la vie des Saints.

    L’après-midi était libre, pour se promener, discuter ou se retirer, mais deux heures le matin et deux heures l’après-midi étaient consacrées au travail manuel. Le soir, il y avait une simple collation et durant l’année, plusieurs jeûnes au pain et à l’eau étaient prescrits.

    La Mère Catherine-Agnès Arnauld et la soeur Catherine de Sainte Suzanne de Champaigne, censée être miraculeusement guérie à Port-Royal, peint par Philippe de Champaigne en 1662

    Dans un esprit de mortification, certains portaient le cilice tout le temps, qui est une ceinture enserrant violemment les reins, avec également trois fois par semaine l’utilisation possible de la discipline, qui est fouet à cordelettes. Le sens de cette pratique est de témoigner de l’éloignement des passions, des désirs matériels, des honneurs ; les solitaires de Port-Royal se voulaient morts pour le monde et le monde mort pour eux.

    Dans le sens de cette approche mystique, il était considéré que le moyen de vénérer Dieu était non pas de se « rompre la tête dans leur prière par des abstractions qui sont au-dessus de leur porté », mais de se « briser le coeur ». La référence est « Saint » Augustin, qui considère que prier se fait davantage « avec des gémissements qu’avec des discours, et avec des larmes plus qu’avec des paroles ».

    Antoine Arnauld sera l’un de ces solitaires pendant douze ans, afin d’éviter la répression générale des institutions étatiques et religieuses à son encontre. Le plus célèbre d’entre eux fut toutefois justement Blaise Pascal, qui après deux crises mystiques abandonna la science pour la religion, faisant plusieurs retraites à Port-Royal.

    Sa propre sœur y était elle-même une religieuse ; son directeur de conscience fut un solitaire, Louis-Isaac Lemaistre de Sacy, qui traduisit la Bible en français, connu sous le nom de Bible de Port-Royal et eu un grand succès, à une époque où les seules Bibles sont en latin, à part pour les protestants.

    Page de titre du Nouveau Testament
    publié par Louis-Isaac Lemaistre de Sacy en 1667

    On retrouve une autre figure connue à Port-Royal : Jean Racine, passée quelques temps par les Petites-Ecoles, qui furent ouvertes de 1637 à 1660, sous différentes formes.

    Y passèrent également Louis-Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698), historien catholique, ou encore Pierre Le Pesant de Boisguilbert (1646-1714), économiste très hostile à Louis XIV.

    L’approche des Petites-Ecoles s’opposait à celle des jésuites : ces derniers passaient par le latin, s’orientait vers la formation de savants et d’hommes vertueux, alors que les « Petites-Ecoles » passaient quant à elle par le français, avec un encadrement très fort, dans un esprit résolument chrétien spiritualiste.

    Jean Racine n’y apprit donc ni la danse ni le théâtre, proscrits par définition ; l’histoire et géographie étaient relégués à l’arrière-plan également. De toutes manières, la centaine d’élèves passées par les Petites-Ecoles ne restèrent jamais très longtemps et l’institution ne dura que peu de temps.

    Les Petites-Ecoles ne pouvaient, en effet, prétendre à devenir une institution ouverte et générale, de par la main-mise des jésuites à ce sujet.

    Elles consistèrent successivement en une éducation à des petits groupes d’enfants par des solitaires, à Port-Royal même. Ensuite fut ouverte une petite école à Paris, jusqu’en 1650, puis dans les campagnes autour de Port-Royal, avec à chaque fois l’appui de sympathisants de celle-ci pour héberger l’initiative ; enfin, les Petites-Ecoles furent présentes non loin de l’abbaye, à la ferme des Granges, formant chaque année une trentaine d’élèves.

    Un de leurs professeurs, Nicolas Fontaine (1625-1709) raconte la chose suivante à ce sujet dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal :

    « Il y avait un maître dans chaque chambre, avec cinq ou six enfants. Les lits étaient disposés de manière que le maître les voyait tous du sien. Chacun avait sa table à part, et elles étaient rangées de manière que le maître les voyait toutes ; mais ils ne pouvaient se parler les uns aux autres.

    Chacun avait son tiroir, son pupitre et les livres nécessaires, de sorte qu’ils n’étaient point obligés de rien emprunter à leurs compagnons. Le nombre des pensionnaires n’était pas fort grand, parce qu’on n’en donnait à un maître qu’autant qu’il pouvait tenir de lits dans sa chambre.

    On se levait à cinq heures et demie, et on s’habillait soi-même. Ceux qui étaient trop petits étaient aidés par un garçon. On faisait la prière en commun dans la chambre, et ensuite chacun étudiait sa leçon, qui était de la prose pour le matin.

    A sept heures, chacun la répétait au maître, l’un après l’autre. On déjeunait ensuite, et en hiver on se chauffait. Après le déjeuner, on se remettait à sa table; chaque enfant faisait sa version, qu’on leur recommandait de bien écrire. La version faite, ils la lisaient au maître, l’un après l’autre. S’il restait du temps, on leur faisait expliquer la suite de leur auteur qu’ils n’avaient point préparée.

    A onze heures, on allait au réfectoire, et un de ceux qui avaient été confirmés récitait un verset du Nouveau Testament en latin. Les enfants d’une même chambre étaient à une même table avec leur maître, qui avait soin de leur servir à manger, et même à boire. On faisait la lecture pendant le repas.

    Au sortir du réfectoire, on allait en récréation au jardin, en tout temps, excepté lorsqu’il faisait mauvais ou qu’il était nuit. Comme le jardin était fort vaste et plein de bois et de prairies, il était défendu de sortir, sans permission, d’un espace qui était marqué.

    Les maîtres se promenaient au même lieu sans perdre jamais de vue leurs enfants ; mais leur présence ne les gênait nullement, parce qu’on leur donnait une entière liberté de jouer aux jeux qu’il leur plaisait de choisir.

    A une heure, on allait dans une salle commune jusqu’à deux. Les enfants y apprenaient un jour la géographie et un autre, l’histoire. A deux heures, ils remontaient dans leurs chambres pour étudier la poésie, dont ils faisaient la répétition au maître à quatre heures; après quoi, ils goûtaient. Ensuite ils étudiaient le grec de la même manière que les autres leçons, et ils en faisaient la répétition. »

    Voici une autre présentation de cette éducation :

    « On se levait à cinq heures et demie ; on faisait la prière en commun dans la chambre ; puis chacun étudiait sa leçon, qui était de la prose pour le matin. A sept heures, chacun la répétait au maître, l’un après l’autre. On déjeunait ensuite ; puis on se remettait à sa table : chaque enfant faisait sa version, qu’on leur recommandait de bien écrire. La version faite, ils la lisaient au maître l’un après l’autre. 

    S’il restait du temps, on leur faisait expliquer la suite de leur auteur, qu’ils n’avaient point préparée (exercice collectif). A onze heures, on allait au réfectoire. Les enfants d’une même chambre étaient à une même table avec leur maître, qui avait soin de leur servir à manger et à boire. La récréation se passait dans le jardin, quand le temps le permettait, et il y avait toujours un des maîtres qui ne quittait pas les enfants, mais sans les gêner en rien dans leurs jeux.

    En hiver, ou encore lorsque le temps était mauvais, ils se retiraient dans une grande salle, où il y avait un billard, un trictrac, des échecs, des dames, des cartes. Ces cartes étaient un certain jeu où l’on avait renfermé tout ce qui regarde l’histoire des six premiers siècles.

    La récréation terminée, on s’occupait alternativement d’histoire et de géographie [cette leçon devait être commune) ; puis ils remontaient dans leur chambre, où jusqu’à quatre heures, sauf le moment du goûter jugé nécessaire surtout pour les petits, ils s occupaient d’écrire et de préparer leur leçon de poésie, qu’on faisait dire comme la prose le matin, depuis quatre heures jusqu’à six heures. Venait alors le souper ; puis la récréation.

    A huit heures ils retournaient passer dans leur chambre une bonne demi-heure pour préparer ce qu’ils avaient à faire le lendemain matin. A huit heures et demie, on faisait la prière en commun : les enfants des différentes chambres, les messieurs et les domestiques y assistaient. Tous étaient couchés à neuf heures. Les jours de congé, on sortait de l’enclos et l’on allait vers Marly, Versailles ou Saint-Cyr. »

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