Lorsque Blaise Pascal commence la huitième lettre, il remarque que beaucoup de gens se demandent qui est l’auteur des Provinciales, mais que personne ne le sait. Il souligne également qu’il apprend ce que pensent les jésuites en masquant sa véritable opinion à ce sujet.
Toutefois, il ne la donne pas encore et la raison, pour nous, est qu’il ne peut pas le faire, parce que le point de vue « janséniste » n’a pas été encore synthétisé. Le point de vue « janséniste » est une approche mystique rejetant les jésuites, mais il n’y a pas de proposition stratégique pour la société française.
La huitième lettre ne consiste qu’en une série d’exemples où le jésuite donne des justificatifs pour différents comportements, comme par exemple l’usure :
« L’usure ne consiste presque, selon nos Pères, qu’en l’intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c’est pourquoi notre Père Escobar fait éviter l’usure par un simple détour d’intention ; c’est au tr. 3, ex. 5, n. 4, 33, 44. Ce serait usure, dit-il, de prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l’exigeait comme dû par justice ; mais, si on l’exige comme dû par reconnaissance, ce n’est point usure. »
C’est là du « jésuitisme » et la huitième lettre ne consiste qu’en des exemples de cela.
La neuvième lettre tente alors d’aller dans le sens de la proposition stratégique. Blaise Pascal déplace le discours du jésuite des mœurs à la spiritualité, ce qui est une allusion à Port-Royal, l’abbaye qui est alors une école de pensée, le cœur du jansénisme précisément.
Lorsque le jésuite se moque de l’austérité et justifie une approche absolument opposée, cela sert indirectement à valoriser Port-Royal, sans le dire.
Voici ce qu’on lit dans la lettre, avec le jésuite s’adaptant par définition à tout et considérant que la forme de la spiritualité dépend du caractère, des humeurs, etc.
« Mais, mon Père, je sais bien au moins qu’il y a de grands saints dont la vie a été extrêmement austère.
Cela est vrai, dit-il ; mais aussi il s’est toujours vu des saints polis et des dévots civilisés, selon ce Père, page 191 ; et vous verrez, page 86, que la différence de leurs mœurs vient de celle de leurs humeurs.
Ecoutez-le. Je ne nie pas qu’il ne se voie des dévots qui sont pâles et mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et qui n’ont que du flegme dans les veines et de la terre sur le visage.
Mais il s’en voit assez d’autres qui sont d’une complexion plus heureuse, et qui ont abondance de cette humeur douce et chaude, et de ce sang bénin et rectifié qui fait la joie.
Vous voyez de là que l’amour de la retraite et du silence n’est pas commun à tous les dévots ; et que, comme je vous le disais, c’est l’effet de leur complexion plutôt que de la piété.
Au lieu que ces mœurs austères dont vous parlez sont proprement le caractère d’un sauvage et d’un farouche. Aussi vous les verrez placées entre les mœurs ridicules et brutales d’un fou mélancolique, dans la description que le P. Le Moyne en a faite au 7e livre de ses Peintures morales.
En voici quelques traits. Il est sans yeux pour les beautés de l’art et de la nature. Il croirait s’être chargé d’un fardeau incommode, s’il avait pris quelque matière de plaisir pour soi. Les jours de fête, il se retire parmi les morts. Il s’aime mieux dans un tronc d’arbre ou dans une grotte que dans un palais ou sur un trône.
Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi insensible que s’il avait des yeux et des oreilles de statue. L’honneur et la gloire sont des idoles qu’il ne connaît point, et pour lesquelles il n’a point d’encens à offrir. Une belle personne lui est un spectre.
Et ces visages impérieux et souverains, ces agréables tyrans qui font partout des esclaves volontaires et sans chaînes, ont le même pouvoir sur ses yeux que le soleil sur ceux des hiboux, etc.
Mon Révérend Père, je vous assure que si vous ne m’aviez dit que le P. Le Moyne est l’auteur de cette peinture, j’aurais dit que c’eût été quelque impie qui l’aurait faite à dessein de tourner les saints en ridicule. Car, si ce n’est là l’image d’un homme tout à fait détaché des sentiments auxquels l’Evangile oblige de renoncer, je confesse que je n’y entends rien.
Voyez donc, dit-il, combien vous vous y connaissez peu ; car ce sont là des traits d’un esprit faible et sauvage, qui n’a pas les affections honnêtes et naturelles qu’il devrait avoir, comme le P. Le Moyne le dit dans la fin de cette description. »
En posant le jésuite comme cherchant une version raffinée de la religion, Blaise Pascal fait d’autant plus l’éloge de Port-Royal, de ses retraites, de ses solitaires, de ses religieuses, de son esprit d’austérité purificatrice pétrie de mysticisme.
Il va de soi que le jansénisme en tant que courant religieux ne fut pas en mesure de s’implanter aussi rapidement en France, sans disposer d’une base pour cela.
Le paradoxe est que cette base ne fut pas janséniste ; en fait, on peut quasiment dire que le jansénisme n’a en tant que tel jamais existé, étant pris comme prétexte par les uns et les autres. Il existait toutefois un dénominateur commun : un esprit tendant au renouveau de la spiritualité, contre l’aridité intellectuelle et philosophique des jésuites.
On trouve à l’origine de cette base le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), qui dirige la faction catholique pro-autrichienne, totalement cléricale-féodale, dans le contexte de l’Édit de Nantes et de la politique de modernisation du roi Henri IV.
Portrait du cardinal de Bérulle par Philippe de Champaigne
Pierre de Bérulle fonda dans le cadre de son activité l’Oratoire de Jésus-et-Marie-Immaculée de France, en 1611, qui disposa très vite de nombreux établissements : 71 rien que 20 ans plus tard. L’objectif était de former les prêtres, et militant dans le sens de la Contre-Réforme, Pierre de Bérulle prônait le mysticisme en s’inspirant de ce qui était fait en Espagne ; le titre de son premier ouvrage est ici révélateur : Bref discours de la perfection intérieure.
Le cardinal de Richelieu réduisit l’influence politique de Bérulle et de sa faction à néant, dans le cadre de l’affirmation de la monarchie absolue. Cependant, l’influence idéologique fut importante et un proche de Pierre de Bérulle fut Jean Duvergier de Hauranne (1581-1643), abbé de Saint Cyran et par la suite connu sous le nom de Saint Cyran.
Saint Cyran par Philippe de Champaigne
Saint Cyran connaissait également Jansénius, sans partager ses points de vue pour autant, mais il était une figure de la faction catholique alignée sur la Contre-Réforme, et à ce titre un ennemi de la monarchie absolue. Pour cette raison, il fut mis en prison en 1638, n’en ressortant qu’en 1643 après la mort de Richelieu, pour mourir dans la foulée des suites de ses conditions de détention.
En prison, il avait pu lire l’Augustinus, ouvrage posthume de son ami Jansénius, et il disposait encore d’une influence certaine, par l’intermédiaire de l’abbaye cistercienne de Port Royal de Paris.
Il en était devenu le directeur spirituel en 1634, influençant grandement sa responsable, Mère Angélique Arnauld, c’est-à-dire Jacqueline Marie Angélique Arnauld (1591 – 1661) qui était devenue abbesse à onze ans. Le frère de celle-ci, Antoine Arnauld (1612-1694), fut également profondément influencé, devenant lui-même prêtre, acquis à la conception de Jansénius et le chef de file par conséquent du nouveau courant janséniste qui apparaît.
Qu’est-ce qui a interpellé Antoine Arnauld pour qu’il défende Jansénius ? C’est que ce dernier considérait que pour son projet, il y avait un obstacle : la Contre-Réforme portée par les jésuites.
Antoine Arnauld par Jean Baptiste de Champaigne, 1660
S’il voulait parvenir à réaliser un catholicisme qui soit en mesure de concurrencer le protestantisme sur son terrain, de par la configuration des Pays-Bas et de la Belgique, il devait appeler à rompre avec tout ce qui était lié au concile de Trente initiant la Contre-Réforme dans la mesure où c’était lié au triomphe des jésuites et de leur style « baroque ».
Jansénius entendait, ni plus ni moins, supprimer les apports de Thomas d’Aquin dans leur interprétation jésuite pour mettre en avant Augustin, faisant pour ainsi dire « redémarrer » l’Église différemment, comme si rien depuis le concile de Trente n’avait eu lieu ou plus exactement comme s’il avait eu lieu dans une démarche augustinienne.
Antoine Arnauld suivit cette voie ; il devint rapidement le « grand Arnauld » (pour le distinguer de son père dont le prénom était aussi Antoine), en particulier avec le grand succès en 1643 de son De la Fréquente communion ou les sentiments des pères des papes et des conciles touchant l’usage des sacrements de pénitence et d’eucharistie sont fidèlement exposés pour servir d’adresse aux personnes qui pensent sérieusement à se convertir à Dieu et aux pasteurs et confesseurs zélés pour le bien des âmes.
Quand on parle du jansénisme français, on ne parle en pratique pas tant des thèses de Jansénius que de l’approche d’Antoine Arnauld. C’est lui que défend Blaise Pascal dans ses Provinciales, par ailleurs supervisées par Antoine Arnauld lui-même.
Antoine Arnauld
Ce qui frappait dans l’approche d’Antoine Arnauld, c’était le grand rigorisme ; plutôt que d’exiger des choses par en haut à la multitude, il fallait se concentrer sur la formation d’une élite allant vraiment au repentir.
Le fond du jansénisme français c’est l’affrontement avec les jésuites et leur prépondérance, au nom littéralement du mysticisme. L’accès personel à Dieu, en toute soumission et dans l’abandon de la raison, était pour le courant spiritualiste en général et le jansénisme en particulier le fondement même du catholicisme.
Dans son ouvrage, Arnauld ne parle pas vraiment de la fréquente communion, qui était une exigence de la Contre-Réforme, puisqu’auparavant la communion se faisait rarement. Il parle de comment celle-ci doit se réaliser : non pas en attirant les masses avec laxisme et manipulation comme le feraient les jésuites, mais par l’amour intérieur de Dieu.
C’est un parcours difficile, Dieu étant exigeant, et c’est pourquoi la couverture de l’ouvrage d’Arnauld, dessiné par Philippe de Champaigne et gravé par François de Poilly pour l’édition de 1648, illustre la parabole des invités à la noces tel que raconté par Matthieu (22, 1-14) dans le Nouveau Testament chrétien :
1. Jésus, prenant la parole, leur parla de nouveau en paraboles, et il dit:
2 Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fit des noces pour son fils.
3 Il envoya ses serviteurs appeler ceux qui étaient invités aux noces ; mais ils ne voulurent pas venir.
4 Il envoya encore d’autres serviteurs, en disant : Dites aux conviés: Voici, j’ai préparé mon festin ; mes bœufs et mes bêtes grasses sont tués, tout est prêt, venez aux noces.
5 Mais, sans s’inquiéter de l’invitation, ils s’en allèrent, celui-ci à son champ, celui-là à son trafic ;
6 et les autres se saisirent des serviteurs, les outragèrent et les tuèrent.
7 Le roi fut irrité ; il envoya ses troupes, fit périr ces meurtriers, et brûla leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs : Les noces sont prêtes ; mais les conviés n’en étaient pas dignes.
9 Allez donc dans les carrefours, et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez.
10 Ces serviteurs allèrent dans les chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, méchants et bons, et la salle des noces fut pleine de convives.
11 Le roi entra pour voir ceux qui étaient à table, et il aperçut là un homme qui n’avait pas revêtu un habit de noces.
12 Il lui dit : Mon ami, comment es-tu entré ici sans avoir un habit de noces ? Cet homme eut la bouche fermée.
13 Alors le roi dit aux serviteurs : Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
14 Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.
Dans les sixième et septième lettres, Blaise Pascal est dans son élan ; les lettres ont eu leur succès, il peut approfondir le niveau, faire passer des messages plus âpres, avec davantage de profondeur théorique. Il peut tenter le saut qualitatif pour faire des lettres un vecteur idéologique.
Dans ces nouvelles lettres, il fait par conséquent parler un jésuite et lui fait décrire un véritable catalogue de situations, avec à chaque une fois une analyse des « intentions ». On lit par exemple et l’exemple est brutal :
« Et même, selon notre célèbre P. Lamy, il est permis aux prêtres et aux religieux de prévenir ceux qui les veulent noircir par des médisances, en les tuant pour les en empêcher. Mais c’est toujours en dirigeant bien l’intention. »
Les jésuites sont prêts à tout et toute leur pensée sert à se justifier au nom de la religion. Leur cruauté est présentée comme candide ; c’est naïvement que le jésuite explique ses approches les plus outrancières, comme si de rien n’était.
L’ironie de Blaise Pascal est primordiale et pratiquement méthodique. Le but bien entendu est de montrer que les jésuites trouvent toujours un moyen, littéralement une combine, pour justifier les actes s’il le faut, aux dépends des principes religieux.
Blaise Pascal fait ainsi justifier au jésuite le fait de ne pas toucher aux richesses des possédants, de permettre aux jésuites de contourner les exigences telles que le port systématique des habits religieux, de tuer par traîtrise ou encore pour un soufflet reçu, etc. Voici un passage sur le fait de tuer pour un vol :
« C’est ici où je veux vous faire sentir la nécessité de nos casuistes. Cherchez-moi, dans tous les anciens Pères, pour combien d’argent il est permis de tuer un homme.
Que vous diront-ils, sinon : non occides, Vous ne tuerez point ?
Et qui a donc osé déterminer cette somme ? répondis-je. C’est, me dit-il, notre grand et incomparable Molina, la gloire de notre Société, qui, par sa prudence inimitable, l’a estimée à six ou sept ducats, pour lesquels il assure qu’il est permis de tuer, encore que celui qui les emporte s’enfuie. »
Bien entendu, les jésuites eux-mêmes sont de la partie pour s’accaparer des biens, en se justifiant avec des références incessantes et dont l’obscurité les rend eux-mêmes nécessaires à leur propre justification :
« Cela serait-il raisonnable, à votre avis, que ceux qu’on doit le plus respecter dans le monde fussent seuls exposés à l’insolence des méchants ? Nos Pères ont, prévenu ce désordre, car Tannerus, [tr.] 2, d. 4, q. 8, d. 4, n. 76, dit : Qu’il est permis aux ecclésiastiques et aux religieux même de tuer, pour défendre non seulement leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur communauté. Molina, qu’Escobar rapporte, n. 43 ; Bécan, in 2. 2, t. 2, q. 7, De Hom., concl. 2, n. 5 ; Reginaldus, I. 21, c. 5, n. 68 ; Layman, l. 3, tr. 3, p. 3, c. 3, n. 4 ; Lessius, l. 2, c. 9, d. II, n. 72 ; et les autres se servent tous des mêmes paroles. »
Le ton de Blaise Pascal est très violemment ironique pour montrer que les jésuites justifient tout et n’importe quoi, selon les besoins du moment. Ainsi, l’interlocuteur du jésuite se prétend fasciné par le côté « pratique », convaincu, comme dans le passage suivant :
« Je ne savais pourquoi vous aviez pris tant de soin d’établir qu’un seul docteur, s’il est grave, peut rendre une opinion probable, que le contraire peut l’être aussi, et qu’alors on peut choisir du pour et du contre celui qui agrée le plus, encore qu’on ne le croie pas véritable, et avec tant de sûreté de conscience, qu’un confesseur qui refuserait de donner l’absolution sur la foi de ces casuistes serait en état de damnation : d’où je comprends qu’un seul casuiste peut à son gré faire de nouvelles règles de morale, et disposer, selon sa fantaisie, de tout ce qui regarde la conduite des mœurs. »
La conclusion de cela est bien entendu que les jésuites fondent un véritable catalogue des situations et des gens liés à celles-ci. Il y a une adaptation, qui relève en fait de la manipulation.
La finalité des jésuites – la reconquête des masses – est elle-même donc moquée de la manière suivante, en faisant dire au jésuite les choses suivantes :
« Les hommes sont aujourd’hui tellement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux : autrement ils nous quitteraient ; ils feraient pis, ils s’abandonneraient entièrement.
Et c’est pour les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus porté dans toutes les conditions, afin d’établir des maximes si douces, sans toutefois blesser la vérité, qu’on serait de difficile composition si l’on n’en était content ; car le dessein capital que notre Société a pris pour le bien de la religion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas désespérer le monde.
Nous avons donc des maximes pour toutes sortes de personnes, pour les bénéficiers, pour les prêtres, pour les religieux, pour les gentilshommes, pour les domestiques, pour les riches, pour ceux qui sont dans le commerce, pour ceux qui sont mal dans leurs affaires, pour ceux qui sont dans l’indigence, pour les femmes dévotes, pour celles qui ne le sont pas, pour les gens mariés, pour les gens déréglés : enfin rien n’a échappé à leur prévoyance. C’est-à-dire, lui dis-je, qu’il y en a pour le Clergé, la Noblesse et le Tiers-État : me voici bien disposé à les entendre. »
Tout cela est absolument loin de toute forme de spiritualité et c’était l’objectif poursuivi. Ce que fait Blaise Pascal dans ces deux lettres, en décrivant l’approche des jésuites, c’est de mettre en valeur inversement la spiritualité de l’approche janséniste. A la « casuistique » des jésuites, il faudrait opposer l’amour de Dieu, personnel et volontaire.
En présentant les jésuites sous le jour le plus noir alors qu’ils sont au coeur du dispositif catholique, Blaise Pascal appelle à un renouveau spirituel, intransigeant.
Le jansénisme en tant que courant proposait une alternative à la compagnie de Jésus. Cette dernière était pour une éducation stricte d’une élite tournée vers le peuple et chargée de la mobiliser, de le canaliser dans le mysticisme religieux.
Le jansénisme était quant à lui tourné vers la formation d’une élite religieuse moins hiérarchisée et entourée fortement de laïcs, le tout dans une atmosphère non pas populaire et mystique en général comme avec le baroque jésuite, mais individuel et austère, en faveur du repentir, d’une mystique personnalisée.
La monarchie absolue pouvait-elle y voir un intérêt, face aux jésuites?
Historiquement, en France, la monarchie devenant absolue avait mis de côté la faction catholique ultra, avec le succès d’Henri IV. La tentative de meurtre contre ce dernier mené par Jean Châtel, ancien élève des jésuites, amena même une décision du parlement de Paris en 1594, aboutissant à l’expulsion de ceux-ci. Deux professeurs de Jean Châtel furent bannis, un troisième exécuté ; le Collège de Clermont où il était passé fut fermé (devenant ensuite le lycée parisien Louis le Grand).
Henri IV, 1592
Cependant, avec Henri IV, la monarchie devenant absolue avait l’initiative ; sa ligne d’intégration des protestants lui donnait le rôle de principal défenseur du catholicisme. L’Édit de Nantes était un piège pour les protestants, et pratiquement rien d’autre. Aussi, la monarchie devenant absolue pouvait accepter le retour des jésuites, si ceux-ci acceptaient l’hégémonie de la monarchie devenant absolue.
Cela fut fait, le jésuite Pierre Coton (1564-1626) devenant même le confesseur d’Henri IV (puis de Louis XIII) et l’Édit de Rouen permit en 1603 aux jésuites de revenir, disposant rapidement de 19 institutions d’enseignement, et fondant le Collège Henri-IV à La Flèche dans la Sarthe, un internat pour 1000 élèves abritant même le cœur d’Henri IV.
Pierre Coton
Bien entendu, les jésuites tenteront toujours de pousser à une alliance de la France avec l’Espagne, et ils gagneront toujours plus en influence au fur et à mesure que la monarchie absolue perdra sa dimension progressiste, obligeant même la monarchie à repousser violemment cette prétention.
Au XVIIIe siècle, en Autriche, Marie-Thérèse et Joseph II appuieront d’ailleurs même le jansénisme au sein de leur empire, dans leur tentative de former une monarchie absolue, tentative s’opposant inévitablement à l’Église catholique en général et aux jésuites en particulier.
Mais donc, avant la fin du XVIIe siècle, en France, les Jésuites ne présentent pas une réelle menace pour la monarchie absolue ; ils représentent une simple faction cherchant l’hégémonie, mais qui est tout à fait contrôlable, et cela d’autant plus qu’elle est hautement centralisée et liée au Vatican. Il suffisait à la monarchie absolue d’avoir des rapports francs avec ce dernier pour maîtriser les jésuites.
Le jansénisme apparaît à l’opposé dès le départ comme un courant centrifuge, niant la centralisation au nom de l’intégration de laïcs dans la structure religieuse élitiste.
Or, rien n’est plus dangereux pour un pouvoir hautement centralisé cherchant à maintenir le contrôle face aux oppositions au développement historique ; il y a ici une expression décousue contribuant à empêcher les avancées. C’est particulièrement frappant si on regarde le développement de la tragédie classique, qui était confrontée aux multiples éloges centrifuges de la tragi-comédie.
Pour la monarchie absolue, l’esprit n’était pas aux initiatives non maîtrisées, non canalisées. Les gouvernements du cardinal de Richelieu et du cardinal Mazarin étaient hautement pragmatiques et le jansénisme apparaissait comme une source de nuisance plus qu’autre chose, de par sa complexité théorique, son manque de lisibilité.
Triple portrait du Cardinal de Richelieu par Philippe de Champaigne, vers 1642
Un autre point s’avéra décisif dans la position de la monarchie absolue par rapport au jansénisme.
Etant donné que Jansénius avait les Pays-Bas à l’esprit, et étant donné que la France entendait également s’approprier la Flandre, il n’avait pas hésité à fournir une réponse brutale, avec en 1635, sous le nom d’Armacanus, une attaque extrêmement virulente de la politique française et de la monarchie française elle-même, intitulée Alexandri Patricii Armacani Theologi Mars Gallicus, seu de justitia armorum regis Galliæ libri duo.
Une telle démarche ne pouvait qu’anéantir la possibilité d’un jansénisme à la française, qui n’a de fait pas existé par manque d’appui d’une classe organisée telle que la bourgeoisie ou l’aristocratie.
Enfin, si l’on peut abstraitement considérer que la monarchie absolue française aurait pu en théorie répondre favorablement à la proposition stratégique de Jansénius, en faisant une alliance entre la France et les Provinces-Unies, si le contexte de son démarrage au moment d’Henri IV avait été différent, il faut noter que la ligne pro-catholique était dans la matrice et que de toutes manières, la base toujours et de toutes manières féodale de la monarchie absolue ne pouvait pas aller dans le sens d’une alliance réelle et durable avec la république bourgeoise des Provinces-Unies.
Jansénius, lui-même, poursuivait une indépendance des Pays-Bas dans une perspective catholique, ce qui était en contradiction avec le calvinisme aux Provinces-Unies. Il était impossible de s’en sortir, parmi tant d’intérêts mêlés, en restant à la demi-mesure.
Regardons ce que dit Cornelius Jansen, par rapport à la critique anti-jésuite de Blaise Pascal. Que dit Cornelius Jansen ? Il a exprimé sa thèse de manière la plus développée dans Augustinus, une œuvre posthume publiée en 1640. Ce fut considéré alors, notamment par les jésuites, comme une « déviation » au sein du catholicisme, qui fut appelée « jansénisme ».
Cornelius Jansen accepte en effet le point de vue calviniste de la prédestination divine : pour le protestantisme façonné par Jean Calvin, il n’y a pas d’intermédiaire entre soi et Dieu, et Dieu a décidé, dans sa toute-puissance.
Edition de 1640 de l’Augustinus
Il ne faut donc pas se tourner vers l’indulgence de l’humanité – surtout que l’Église catholique a fait fortune aux moyens de ces « indulgences » rachetant les âmes – mais uniquement vers Dieu. Tout se passe directement en soi et Dieu, le dernier mot revenant à Dieu, d’où l’idée de prédestination : elle permet une humilité complète devant Dieu, qui a tout décidé, par avance.
C’était là une conception typique du calvinisme, qui plaçait l’être humain seul face à Dieu et son arbitraire, tout comme l’entrepreneur capitaliste est seul face au marché et son arbitraire. Rappelons ici ce que nous enseigne Friedrich Engels :
« Mais à côté de l’Allemand Luther, il y avait eu le Français Calvin. Avec une rigueur bien française, Calvin mit au premier plan le caractère bourgeois de la Réforme, républicanisa et démocratisa l’Église.
Tandis qu’en Allemagne la Réforme luthérienne s’enlisait et menait le pays à la ruine, la Réforme calviniste servit de drapeau aux républicains à Genève, en Hollande, en Écosse, libéra la Hollande du joug de l’Espagne. »
Naturellement, ce concept de prédestination est étranger au catholicisme, où justement tout se décide entre l’individu et l’Église. Les jésuites n’ont eu cesse, dans le cadre de leur politique donnant naissance au baroque, de mettre en avant le choix « libre »… pour renforcer la dimension féodale, le pouvoir des forces qui permettraient cette liberté.
Car la reconquête des masses perdues avec le calvinisme exigeait la mobilisation tous azimuts, les décors splendides, les introspections mystiques, les processions comme exutoires collectifs pour « sauver » son âme individuelle.
La reconnaissance du choix libre était le prix à payer pour proposer un modèle alternatif attractif, mobilisateur. C’est pour cela que, finalement, était totalement secondaire le débat avec les dominicains sur la question de savoir si Dieu intervenait en dernier recours pour réaliser l’acceptation de la grâce (comme le pensaient les dominicains) ou pas (comme le pensaient les jésuites).
Cornelius Jansen
Du moment que les masses étaient la cible de la reconquête, cela allait. D’ailleurs, le pape Paul V avait réglé la question en 1607 en gelant les débats, acceptant de fait le statu quo et l’absence de réponse officielle.
Cependant, historiquement, c’est le principe de la Contre-Réforme et de son style appelé baroque qui a pris le dessus dans l’Eglise, dans sa reconquête des masses. Cornelius Jansen, dans son contexte, ne peut pas accepter cette dynamique jésuite, qui est propre à l’aristocratie uniquement.
Le patriciat n’a pas sa place dans une dynamique où l’Église décide de tout et est au centre de tout ce qui se passe intellectuellement, culturellement, etc. Dans le catholicisme, on sauve son âme par la foi et les actes qui sont bons, deux formes étroitement sous le contrôle de l’Église.
Cornelius Jansen est obligé de pencher dans le sens du protestantisme sur ce point s’il veut reconnaître une certaine indépendance au patriciat, et il parle comme les protestants de salut par la grâce seule. C’est Dieu qui choisit.
Cornelius Jansen
Toutefois, comme ce n’est pas le marché qui décide de la réalité dans sa vision du monde, mais une société statique avec un patriciat se maintenant à côté de l’Eglise et de l’aristocratie, Cornelius Jansen considère que la vie privée doit être en accord avec la pratique de la foi et des actes corrects tels que conçus par l’Eglise.
C’est, en apparence, une forme d’activité laïque religieuse, typique du protestantisme des débuts, mais arrivant tardivement et reflétant une situation difficile d’une couche sociale prise entre le marteau calviniste et l’enclume de la Contre-Réforme et son agressivité baroque.
En réalité, c’est surtout une sorte de reconnaissance passive de l’Église : on fait comme si on était encadré par l’Église, mais on le fait seul. C’est une position de repli par rapport à l’Église, mais en étant soumis à elle ; c’est la position du patriciat.
C’est un hussitisme qui ne se prolonge pas, qui ne brise pas ses attaches féodales, car il se limite au patriciat, alors qu’en Bohême d’autres classes étaient rentrées dans la bataille : la bourgeoisie, la plèbe, les paysans.
Le jansénisme est donc né aux Pays-Bas, avec comme base le patriciat qui, pour exister, ne pouvait accepter ni le calvinisme bourgeois, ni les jésuites et leur apologie du féodalisme le plus strict. Il s’agit d’une idéologie indépendante tant du calvinisme que des jésuites. À ce titre, on peut la reprendre et s’en inspirer. C’est ce que fait Port-Royal, qui y voit un outil pour ses propres thèses, qui restent à être exposées.
Cependant, il est un fait qu’il faut bien saisir de prime abord. En France, on a considéré souvent que, puisque l’école de Port-Royal combattait les jésuites, et que ceux-ci étant les partisans de la féodalité, alors Port-Royal serait anti-féodaux.
On a justifié cela notamment en remarquant que les gens s’intéressant au jansénisme dans l’Église catholique au XVIIIe siècle avaient une logique d’Église française, opposée aux jésuites et au Vatican, voire soutenant la révolution française en représentant les intérêts du bas-clergé.
C’est tout à fait erroné, et on peut le voir avec la quatrième lettre des Provinciales, qui commence même ainsi :
« Monsieur,
Il n’est rien tel que les Jésuites. »
Les jésuites, dans cette lettre, ne sont pas attaqués pour être rétrogrades, féodaux, etc. Non, au contraire, ils sont attaqués pour leur esprit d’innovation. Cela montre bien que Port-Royal, loin d’être anti-féodal, est même encore plus féodal que les jésuites.
Port-Royal défend la religion traditionnelle, élitiste, et n’apprécie pas du tout les innovations des jésuites qui visent à permettre la reconquête des masses perdues au profit du calvinisme. Ce qu’est le jansénisme, c’est ni plus ni moins qu’un fondamentalisme.
Blaise Pascal
Il suffit de regarder la quatrième lettre. La question est maintenant de savoir sur quel terrain Blaise Pascal va porter son offensive. C’est là la clef permettant de définir ce qu’est le « jansénisme » en tant que courant de pensée. En effet, le thème abordé va révéler l’approche attendue des individus, leurs comportements, et il suffit de voir à quels intérêts correspondent ceux-ci.
On sait, par exemple, que le calvinisme professe l’autonomie de chaque être : contrairement au Dieu catholique auprès de qui on peut aller s’excuser à la confession dans l’église, le Dieu calviniste est tyrannique et nous observe partout, nous plaçant devant nos responsabilités.
C’était là une nécessité historique de par les besoins de la bourgeoisie à avoir des individus responsables, gestionnaires, pesant le pour et le contre. La peinture intitulée Le changeur et sa femme de Quentin Metsys en est le parfait exemple : le changeur compte, la femme lit la Bible ; c’est une allégorie du couple bourgeois, ou plus précisément de la psychologie bourgeoise dans un cadre forcément socialisé, ce qui est l’esprit du calvinisme.
Le Prêteur et sa femme par Quentin Metsys, 1514
On n’a rien de cela dans l’esprit baroque de la contre-réforme organisée par les jésuites. Comme il s’agissait de convaincre les larges masses ébranlées par la propagande anti-féodale du calvinisme, il fallait quelque chose de plus souple et maintenant l’Église au centre.
C’est le jésuite Luis de Molina (1535-1600) qui a théorisé le principe selon lequel tout dépend des cas : on ne peut pas reprocher à quelqu’un de faire le mal s’il ne savait pas que c’était mal. Le libre-arbitre est au cœur de cette perspective.
Voici comment, dans la quatrième lettre, un jésuite explique cela, provoquant l’étonnement de Blaise Pascal :
« Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les Jansénistes sur ce sujet ?
C’est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l’on n’avait pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n’y point pécher, quelque pêché que l’on commît, il ne pourrait jamais être imputé.
Et les Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d’être imputés ; mais ce sont des rêveurs.
J’entrevoyais ce qu’il voulait dire ; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis : Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille ; je n’y suis pas accoutumé : si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m’obligeriez infiniment.
Oui, dit le Père ; c’est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini : cela ne change jamais le sens du discours ; je le veux bien.
Nous soutenons donc, comme un principe indubitable, qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l’éviter.
M’entendez-vous maintenant ?
Etonné d’un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu’on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés, puisqu’avant que de les commettre on n’a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de l’éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu’il n’en croyait rien. »
Toute le reste de la longue lettre consiste alors à retracer le débat entre le jésuite et l’auteur anonyme de la lettre, qui se dit qu’avec une telle logique, on ne peut plus blâmer personne, puisqu’il suffit de ne pas penser à Dieu et de ne pas connaître les exigences de la religion pour être libre de toute responsabilité.
Tous les comportements erronés du point de vue religieux seraient excusables, au nom de la méconnaissance de ce qui aurait dû être fait. Pour simplifier, Blaise Pascal défend l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » et accuse les jésuites de nier cela, et donc d’accepter tout et n’importe quoi.
À cette attaque logique en est combinée une seconde : le jésuite dont il est question dans la lettre cite à de très nombreuses reprises différents auteurs, tous récents. Or, justement Jansénius célébrait Augustin et prônait le retour aux sources.
Le janséniste présent dans le débat raconté par la lettre dit ainsi à Blaise Pascal :
« Faites état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l’Ecriture, ni aucun livre de piété, même dans ces derniers temps, n’ont parlé de cette sorte : mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. »
On a ici les deux thèses centrales du jansénisme : les jésuites sont des ennemis de l’Église à la fois parce qu’ils apportent des innovations conceptuelles qu’ils ont théorisé sous la forme de la casuistique, de l’étude de chaque cas, avec une justification libérale de tout et son contraire, ce qui est une innovation, et à la fois parce que ce faisant ils procèdent à la liquidation de ce qu’a fait l’Église jusque-là.
Pourquoi Blaise Pascal peut-il viser les jésuites de manière aussi forte ? Il ne peut, de fait, le faire que parce que le jansénisme qu’il propage a un noyau idéologique suffisamment fort pour cela. Cela nous ramène à la question de la genèse du jansénisme, qui va nous expliquer l’indépendance idéologique du jansénisme par rapport à la noblesse et à l’Église.
En fait, la plupart des grandes villes de Flandres, du Brabant et de la principauté de Liège sont historiquement des « villes à charte ». Ces chartes, achetées à grand prix, leur conféraient des droits communaux forts, ainsi qu’une certaine indépendance vis à vis de la féodalité.
Dans leur ensemble les chartes suppriment les redevances seigneuriales (notamment sur le commerce), autorisaient les milices communales, transféraient en partie le pouvoir judiciaire aux bourgeois, et les patriciens se virent également octroyer la propriété du sol de la ville. Dans certaines villes, comme à Liège, apparurent des bourgmestres et des jurés qui administraient la ville. Les échevins, équivalents des conseillers municipaux, furent choisis parmi le patriciat.
Liège vers 1572
Huy fut la première ville d’Europe à être dotée d’une charte en 1066, et suivirent Saint-Omer en 1127, Arras en 1194, Liège en 1196, Bruges en 1281, etc.
On voit ici que le développement des villes est un élément central de l’affirmation de la bourgeoisie et de la remise en cause du catholicisme ; on a le même phénomène avec la Bohême qui basculera dans le hussitisme. A l’opposé de la Bohême, cependant, ici les villes parvinrent à pousser leur élan productif.
La production de drap fut effectuée par différents artisans et ouvriers, avec une division du travail assez poussée : fileresses, ourdisseurs, teinturiers, tisserands, foulons, tendeurs, tondeurs, etc. Ces artisans et ces ouvriers du textile furent organisés en corporations : tisserands, foulons et teinturiers, que l’on les appelle les grands métiers. Il y avait aussi des artisans boulangers, bouchers, poissonniers, selliers, armuriers, etc. que l’on les appelle les petits métiers.
Il s’agit de populations urbaines puisque les métiers liés à la transformation textile n’étaient autorisés que dans les villes. C’est ce transfert de la production des campagnes vers les villes, de la production domestique isolée vers les ateliers, qui explique, avec la plus grande division du travail, l’accroissement moyens de production.
Les trois tours du centre-ville de Gand: l’actuelle cathédrale, le beffroi et l’église Saint-Nicolas
Il existe donc une contradiction principale en développement : celle entre la féodalité et la bourgeoisie organisée en patriciat, qui trouvait sa résolution temporaire dans l’attribution de chartes et le paiement de taxes. A cela s’ajoutait notamment la contradiction entre d’un côté la bourgeoisie marchande qui contrôlait les approvisionnements et les débouchés et qui cherchait à acheter aux prix les plus bas et, d’un autre côté, la classe des producteurs, c’est à dire les métiers.
Concrètement, le patriciat écrasait littéralement les métiers, détenait le pouvoir politique, imposait ses prix et agit comme une vraie noblesse mercantile.
En 1252 à Gand, les métiers se révoltèrent contre le patriciat. Ce qui aboutit, en 1301, à la représentation des tisserands et des foulons (qui traitaient les draps) dans les échevinats de la ville. En 1253 à Liège, la révolte des métiers fut écrasée par une alliance entre les féodaux et des patriciens. En 1301 lors des Mâtines de Bruges, les patriciens pro-Français furent massacrés par les métiers, eux-mêmes soutenus par l’aristocratie féodale flamande.
Les Mâtines de Bruges dans une chronique italienne du XIVe siècle
Durant tout le XIVe siècle les révoltes opposèrent tantôt patriciens et métiers, tantôt patriciens et féodaux locaux, tantôt grands métiers (tisserands, teinturiers) et petits métiers (foulons, bouchers, etc.).
Il faut voir que, dans ce cadre, la production drapière dans les Flandres, qui se développa très rapidement, fut vite confrontée à un problème d’approvisionnement en matières premières. En effet, en raison du faible relief, les pâturages de Flandres sont des prés salés et les moutons qui y étaient élevés ont une laine donnant un tissu de mauvaise qualité.
Pour pouvoir faire face à la demande croissante en quantité comme en qualité, les marchands s’approvisionnèrent alors en laine anglaise, plus abondante et de meilleure qualité.
Ainsi, jusqu’au XIVe siècle, il y aura une très grande interdépendance des économies anglaise et flamande : la principale richesse de l’Angleterre provient de la laine exportée dans les Flandres, formant d’ailleurs la moité de ses exportations.
La Hanse flamande de Londres regroupait les guildes marchandes de différentes villes de Flandres. Elle installait des entrepôts sur la côte anglaise et permit aux marchands de s’associer pour acheter à meilleur prix. Elle était dirigée depuis Bruges qui devient le grand port d’Europe du Nord et l’un des grands centres capitalistes du Moyen-Âge.
Le beffroi de Bruges, dont l’histoire commence au XIIIe siècle
L’essor initial de Bruges est ici profondément associé au commerce de la laine : ainsi à la fin du XIIe siècle, le port accueille déjà chaque année quelques 1700 navires anglais !
Mais à partir, du milieu du XIIIe siècle, dans le but de favoriser sa propre production textile, l’Angleterre augmenta les taxes à l’export sur la laine tout en les baissant fortement sur les produits textiles manufacturés. De plus la Flandres, vassale du roi de France, était prise dans les dissensions féodales entre les royaumes de France et d’Angleterre qui menèrent à des blocus et générèrent des difficultés économiques, tant en terme d’approvisionnement que de débouchés.
En plus de la pénurie de matière première, l’industrie drapière flamande subissait la concurrence des drapiers anglais et italiens. On assista alors à une profonde crise et économique avec notamment des périodes de chômage massif. Cette crise accentua les contradictions entre bourgeoisie marchande et artisans, mais aussi entre bourgeoisie marchande et féodalité locale.
Le patriciat était coincé entre le rejet du féodalisme et la volonté de l’accepter en y ayant un rôle éminent. On a un panorama précis de cette situation de classe si l’on regarde comment le patriciat de Prague a louvoyé lors des fameuses guerres hussites qui au XVe siècle bouleversèrent l’Europe historiquement.
Et le grand problème du patriciat était qu’aux Pays-Bas, la situation était précisément en cela différente d’en Bohême, parce que le Roi tchèque était à la tête d’une grande puissance régionale. La bourgeoisie pouvait le suivre dans son affirmation hussite, voire être liée à une évolution radicale, taborite.
Aux Pays-Bas, le patriciat ne prit pas de risques et soutint le parti opposé au comte de Flandres, celui du roi de France. Dans le comté de Flandres, tout au long du XIVe siècle, les Leliaerts (faisant référence au lys des armoiries du roi de France), grands bourgeois et nobles partisans du roi de France, s’opposèrent aux Klauwaerts (faisant référence aux griffes du lion de Flandre), petits bourgeois et gens des métiers soutenus par le comte de Flandre.
L’apogée de cette contradiction fut, le 8 juillet 1302, l’écrasement des chevaliers français à Courtrai face aux milices communales flamandes, lors de la bataille dite « des Éperons d’Or » (sept cents éperons furent placés comme trophées dans l’église Notre-Dame de Courtrai).
La bataille de Courtrai vu dans les Chroniques de France ou de St Denis à la fin du XIVe siècle
Les comtes de Flandres furent les bénéficiaires de la crise et de ces dissensions, asseyant leur pouvoir sur les villes et la noblesse et gagnant l’indépendance vis à vis du royaume de France. Ils soutinrent les métiers dans les villes où les patriciens s’opposaient à ses projets, s’alliant avec les éléments populaires, assumant l’émergence d’un sentiment pré-national contre l’ingérence française.
Les initiatives des comtes de Flandres relèvent toutefois de la monarchie absolue, pas d’une lutte anti-féodale en tant que telle. Là réside la clef pour l’émergence du jansénisme. Car bien entendu, ils n’hésitèrent pas à s’allier avec les patriciens pour mater la plèbe et ses volontés démocratiques. A cet égard, la révolte, dite des bonnets blancs à Gand fut un exemple frappant, comme le raconte Paul Lafargue en 1882 dans son article intitulé Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385.
La première révolte de Gand
Cependant, en tant que tel, en Flandres, durant le XVe siècle, sur fond de déclin de l’industrie textile, les villes flamandes, en proie à de violentes luttes de classes et faisant face à une crise économique, furent matées par la volonté centralisatrice des ducs de Bourgogne.
Suite à la révolte dite des « vêpres brugeoises», en 1437-1438, Bruges vit ses chefs décapités, perdit tout droit de regard sur l’un de ses principaux avant-ports et dut payer de lourdes amendes l’endettant gravement à l’étranger. Puis en 1453, après quatre ans de révolte, Gand fut vaincue militairement. Elle perdit sa charte et ses privilèges, mais garda certains droits douaniers. Ces villes flamandes tentèrent de revenir sur ces sanctions, qui furent toutefois définitivement actées en 1490-1492.
A Liège, à la suite de la révolte de 1408 où les milices liégeoises perdirent 8000 hommes, des sanctions terribles furent édictées : abolition des chartes de franchises et de libertés, abolition des métiers, démolition des fortifications ; de nombreux Liégeois sont décapités ou jetés à la Meuse, liés dos à dos.
Liège sur une carte actuelle de la Belgique
En 1417, les droits communaux furent partiellement rétablis, mais finirent par être définitivement abolis en 1467 suite à une dernière révolte où la ville fut finalement incendiée. A Dinant, en 1466, suite à une révolte, le duc de Bourgogne ordonna des noyades, des pendaisons, le pillage de la ville et sa destruction totale. La plèbe et la petite bourgeoisie furent écrasées.
Il faut noter ici une différence profonde de situation. De fait, le Brabant s’étant développé plus tardivement, surtout face au déclin de la draperie flamande, la bourgeoisie ne prit jamais une place assez considérable pour menacer réellement la féodalité. De plus le Brabant n’avait pas vu son économie menacée par les guerres féodales comme ce fut le cas dans les Flandres. Il y eut certes des luttes municipales entre les métiers et les drapiers, mais elles ne prirent pas les mêmes proportions.
Ainsi, à la fin du XVe siècle, la grande bourgeoisie des centres urbains a été matée, mais la féodalité lui accordait quand même quelques privilèges lui permettant d’exister, sous contrôle.
Carte de Bruges en 1562
Dans ce qui deviendra la Belgique, la féodalité bourguignonne avait uni les différentes principautés, maté les volontés démocratiques des villes, encadré fermement le patriciat, posé les bases d’un état central et assumé la protection des travailleurs et artisans contre les abus de celui-ci, quand elle ne les a pas écrasés comme à Liège.
Jansenius, dans ce contexte, se faisait le porte-parole d’un patriciat « raisonnable ». Le jansénisme est un hussitisme qui se serait arrêté dans ses premières étapes.
Jansénius a donc agi aux Pays-Bas, dans un contexte différent de celui de la France. Mais si sa conception avait un intérêt pour des gens en France, c’est qu’elle répondait à leurs attentes. Ce qui est en jeu en fait, dans la défense du jansénisme ou plus exactement de l’abbaye de Port-Royal, c’est l’offensive anti-jésuite.
Ainsi, si les deux premières lettres des Provinciales avaient exposé le contenu théologique de l’affaire, Blaise Pascal profite du succès de celles-ci – et avec lui l’équipe de Port-Royal qui supervise leur contenu – pour déplacer le débat, pour l’accentuer et attaquer les jésuites en tant que jésuites, ce qui est par ailleurs le véritable objectif fondamental de Port-Royal.
Il s’agit, sous couvert de dénoncer l’offensive illégitime contre les jansénistes et surtout Antoine Arnauld qui en est le chef de file, d’attaquer les jésuites comme une structure parasite de l’Église catholique, obéissant à ses intérêts propres. La théologie catholique serait maltraitée par des intérêts, ceux des jésuites qui profiteraient des contorsions intellectuelles de Luis de Molina : telle est la thèse de Blaise Pascal.
Il commence donc, dans la troisième lettre des Provinciales, par dénoncer l’acharnement contre les « jansénistes », qui serait purement arbitraire.
« Pour l’entendre avec plaisir, ressouvenez-vous, je vous prie, des étranges impressions qu’on nous donne depuis si longtemps des Jansénistes.
Rappelez dans votre mémoire les cabales, les factions, les erreurs, les schismes, les attentats, qu’on leur reproche depuis si longtemps ; de quelle sorte on les a décriés et noircis dans les chaires et dans les livres, et combien ce torrent, qui a eu tant de violence et de durée, était grossi dans ces dernières années, où on les accusait ouvertement et publiquement d’être non seulement hérétiques et schismatiques, mais apostats et infidèles, de nier le mystère de la transsubstantiation, et de renoncer à Jésus-Christ et à l’Evangile. »
Il dénonce ensuite le fait que les jésuites aient attaqué le jansénisme sans être capable de démontrer la différence entre ce que dit Jansénius et (« Saint ») Augustin, et que donc ils masquent leurs intérêts propres derrière de grands discours sans aucun sens qui remettent en cause les traditions catholiques et donc les affaiblissent :
« Soit que les docteurs Molinistes n’aient pas daigné s’abaisser jusqu’à nous en instruire, soit pour quelque autre raison secrète, ils n’ont fait autre chose que prononcer ces paroles : Cette proposition est téméraire, impie, blasphématoire, frappée d’anathème et hérétique.
Croiriez-vous, Monsieur, que la plupart des gens, se voyant trompés dans leur espérance, sont entrés en mauvaise humeur, et s’en prennent aux censeurs mêmes ? Ils tirent de leur conduite des conséquences admirables pour l’innocence de M. Antoine Arnauld.
Eh quoi ! disent-ils, est-ce là tout ce qu’ont pu faire, durant si longtemps, tant de docteurs si acharnés sur un seul, que de ne trouver dans tous ses ouvrages que trois lignes à reprendre, et qui sont tirées des propres paroles des plus grands docteurs de l’Église grecque et latine ? Y a-t-il un auteur qu’on veuille perdre, dont les écrits n’en donnent un plus spécieux prétexte ? et quelle plus haute marque peut-on produire de la foi de cet illustre accusé ?
D’où vient, disent-ils, qu’on pousse tant d’imprécations qui se trouvent dans cette censure, où l’on assemble tous ces termes, de poison, de peste, d’horreur, de témérité, d’impiété, de blasphème, d’abomination, d’exécration, d’anathème, d’hérésie, qui sont les plus horribles expressions qu’on pourrait former contre Arius, et contre l’Antéchrist même, pour combattre une hérésie imperceptible, et encore sans la découvrir ?
Si c’est contre les paroles des Pères qu’on agit de la sorte, où est la foi et la tradition ?
Si c’est contre la proposition de M. Antoine Arnauld, qu’on nous montre en quoi elle en est différente, puisqu’il ne nous en paraît autre chose qu’une parfaite conformité. Quand nous en reconnaîtrons le mal, nous l’aurons en détestation ; mais tant que nous ne le verrons point, et que nous n’y trouverons que les sentiments des saints Pères, conçus et exprimés en leurs propres termes, comment pourrions-nous l’avoir sinon en une sainte vénération ? »
Blaise Pascal attaque ensuite le pouvoir des jésuites, qui leur permet de lancer une offensive sans contenu, en s’appuyant sur la méconnaissance de la théologie de la population et du prestige des jésuites se présentant comme les garants de l’orthodoxie :
« Voici la censure de M. Antoine Arnauld, voici la condamnation des Jansénistes, les Jésuites auront leur compte.
Combien y en aura-t-il peu qui la lisent ? combien peu de ceux qui la liront qui l’entendent ? combien peu qui aperçoivent qu’elle ne satisfait point aux objections ? Qui croyez-vous qui prenne les choses à cœur, et qui entreprenne de les examiner à fond ? Voyez donc combien il y a d’utilité en cela pour les ennemis des Jansénistes.
Ils sont sûrs par là de triompher, quoique d’un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois. C’est beaucoup pour eux. Ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister. Ils vivent au jour la journée.
C’est de cette sorte qu’ils se sont maintenus jusqu’à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs adversaires, tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l’efficace en triomphe, tantôt par une comédie où les diables emportent Jansénius, une autre fois par un almanach, maintenant par cette censure. »
Les jésuites, en se posant comme les garants idéologiques, auraient donc la main-mise sur l’Église et celle-ci ne pourrait qu’en pâtir.
La fin de la lettre est alors très claire dans son soutien non pas tant aux jansénistes, qu’à une position anti-jésuite. C’est là le cœur de l’idéologie de Port-Royal : frapper idéologiquement les jésuites, supprimer leur base sociale. Blaise Pascal affirme donc dans sa conclusion :
« Cette instruction m’a servi. J’y ai compris que c’est ici une hérésie d’une nouvelle espèce. Ce ne sont pas les sentiments de M. Antoine Arnauld qui sont hérétiques ; ce n’est que sa personne.
C’est une hérésie personnelle. Il n’est pas hérétique pour ce qu’il a dit ou écrit, mais seulement pour ce qu’il est M. Antoine Arnauld. C’est tout ce qu’on trouve à redire en lui.
Quoi qu’il fasse, s’il ne cesse d’être, il ne sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne sera jamais la véritable tant qu’il la défendra. Elle le deviendrait, s’il venait à la combattre. Ce serait un coup sûr, et presque le seul moyen de l’établir et de détruire le Molinisme, tant il porte de malheur aux opinions qu’il embrasse. »
Pour comprendre la position du jansénisme sur la grâce de Dieu, il faut voir comment celui-ci est né.
Le terme de jansénisme vient de l’évêque de la ville flamande d’Ypres, Cornelius Jansen (1585-1653), qui a donné son contenu à ce courant religieux. En français, il fut appelé Jansénius. Ses idées elles-mêmes sont en continuité de celles de Michael Bajus (1513-1589), un professeur de l’université de Louvain, connu en France sous le nom de Michel De Bay.
Cornelius Jansen
On se situe ici dans les Pays-Bas, pays historique de l’émergence concrète du capitalisme : voilà ce qui a façonné le jansénisme. On sait, en effet, que les Pays-Bas furent le lieu d’un affrontement acharné entre le protestantisme porté par la bourgeoisie et le catholicisme porté par les forces féodales. Le pays subira une division suite à cela, donnant naissance à deux nations : la Hollande et la Belgique.
Or, il était inévitable que le catholicisme, en plus de sa ligne dure, de type baroque, connaisse une forme relevant du compromis, d’acceptation relative d’éléments protestants, c’est-à-dire bourgeois. Cela correspondait aux exigences idéologiques de certaines couches sociales, notamment la bourgeoisie la plus conservatrice, celle ayant des rapports étroits avec les forces féodales, etc.
On a pu voir le même phénomène avec la tempête hussite en Bohème-Moravie : les couches bourgeoises les plus conservatrices cherchaient autant que possible à un accord avec les forces féodales, et ce jusqu’au Vatican.
C’est principalement ce qu’a tenté de faire le fondateur du jansénisme, jansénisme qui n’est donc absolument pas un phénomène français. Il ne pouvait naître que dans un contexte où pouvait justement se former en théorie l’unité des contraires, la France étant historiquement le lieu pratique de la tentative de réaliser cette unité des contraires.
Ainsi, le jansénisme est né aux Pays-bas, où tout se précipita avec ce qui fut appelé la « guerre de quatre-vingt ans », qui s’étala de 1568 à 1648. Elle provoqua la division en deux des Pays-Bas, avec :
– au nord une république fédérale, les « Provinces-Unies », indépendante et sous hégémonie protestante, qui deviendra donc par la suite les Pays-Bas (également appelés Hollande du nom de la province la plus importante) ;
– au sud les « Pays-Bas méridionaux », ou encore les « Pays-Bas belgique », dominés par l’Espagne et le catholicisme, qui donnera ensuite la Belgique.
La scission des Pays-Bas
On a dans ce cadre la figure de Cornelius Jansen qui intervient dans ce processus de séparation des Pays-Bas. Comme on le voit aux dates de sa vie (1585-1638), celle-ci se déroule très précisément durant cette « guerre de quatre-vingt ans ». Il naît quand elle a commencé, il meure avant qu’elle ne se termine.
Initialement, sa famille est, qui plus est, au nord, donc dans les Provinces-Unies, dans la ville d’Utrecht, mais elle est catholique, et lui-même va étudier à Louvain, qui se situe dans ce qui donnera la Belgique.
Cornelius Jansen y devient une figure religieuse, cependant, comme il vient du Nord, il ne peut pas accepter le point de vue de l’Église qui vise une simple « Reconquista » du Nord, car celle-ci tout d’abord ne pourrait pas être efficace réellement, et qui plus est elle serait directement liée aux forces féodales espagnole et autrichienne.
Ainsi, Cornelius Jansen entendait formuler un compromis entre la bourgeoisie et le catholicisme romain, en tant que représentant d’une couche sociale bien spécifique.
Cornelius Jansen
Il y a lieu ici de dresser le panorama économique des Pays-Bas au moment de l’émergence du jansénisme, et donc de la période la précédant.
Depuis le Moyen-Âge, et ce jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, l’industrie textile a été l’une des activités de grande importance dans la région comprenant ce qui est de nos jours la Belgique, les Pays-Bas et le nord de la France.
Dès le Xe siècle, la production de drap, produit issu de la laine, prit son essor. S’appuyant sur le système des foires, des marchands flamands, mosans (de la vallée de la Meuse), puis brabançons (du Brabant), parcoururent l’Europe, établissant des comptoirs et des colonies marchandes en Allemagne, en Angleterre, en France et jusqu’en Italie.
Si la draperie joua un rôle moteur, elle ne fut pas la seule industrie de la région : des villes comme Liège, Dinant et Huy se spécialisèrent dans la tannerie, l’extraction de la houille et la manufacture d’ustensiles en cuivre et en fer.
De plus, leurs positions sur la Meuse en firent des étapes commerciales inévitables qui leur assurèrent un revenu douanier et une industrie de la batellerie (les transports de marchandises par bateaux sur les cours d’eau).
Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini, 1434
Depuis Bruges, en plus de la production locale, transitèrent également des vins de Gascogne, de l’ambre et des fourrures de Russie, des poissons fumés de Scandinavie, des laines d’Espagne, du fer du Portugal, et toutes sortes de produits venus des foires de Champagne.
Ce développement commercial s’accompagna de l’émergence de grands centres urbains, qui font des Pays-Bas l’une des régions les plus urbanisées du moyen-âge, jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi dans les Flandres, au XIIIe siècle, Bruges compta jusqu’à 40 000 habitants, Ypres entre 20 000 et 30 000 et Gand entre 56 000 et 64 000. Dans le Brabant, on avait Bruxelles avec au départ encore seulement 5 à 10 000 habitants (mais 45 000 deux cent ans plus tard), Malines et Louvain avec chacune autour de 20 000 habitants.
Ce développement urbain est concomitant du développement d’une bourgeoisie marchande puissante et restreinte, formant une sorte de noblesse communale, appelée le patriciat. Les patriciens possédaient les débouchés, détenaient des comptoirs et des colonies marchandes à l’étranger. Ils étaient capables de s’affirmer face à la féodalité et d’obtenir une certaine autonomie.
C’est cette classe que représente Jansen. Et cette classe a besoin d’un côté de responsabiliser les individus, mais de l’autre d’assumer un élitisme social.
Le calvinisme, idéologie bourgeoise donc alors universelle, ne pouvait convenir ; le catholicisme, religion féodale s’adressant à tout le monde mais en maintenant le cadre féodal séparant uniquement deux classes – les paysans et les nobles – ne convenait pas non plus. Le jansénisme est venu combler ce manque.
Pour comprendre ce qu’est le jansénisme, il faut saisir ce qui s’est déroulé précisément dans la France du XVIIe siècle, et pour cela étudier la constitution de la polémique provoquée par les lettres écrites par Blaise Pascal et appelées Provinciales. En effet,chacune d’entre elles révèle un aspect particulier permettant de comprendre le jansénisme en tant que phénomène.
Publiées anonymement et diffusées une par une, elles racontaient la répression contre les jansénistes, telle que contée par un parisien à quelqu’un en province. Le tirage, clandestin, passa rapidement de 2000 à 10 000 exemplaires. Elles furent ensuite rassemblées sous le titre de Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères.
Le ton de ces Provinciales écrites par Blaise Pascal est éminemment provocateur. Il s’agit d’armes politiques, religieuses, idéologiques et sociales. Le moindre aspect mis en avant est soupesé et présenté sous une forme précise. C’est pourquoi les deux premières visent à donner le ton, l’esprit général.
Blaise Pascal, avec à l’arrière-plan Port-Royal
La première explique candidement à son destinataire que logiquement, l’université de la Sorbonne ne se préoccupe que des questions religieuses les plus importantes. Or, est-il constaté :
« Cependant vous serez bien surpris quand vous apprendrez, par ce récit, à quoi se termine un si grand éclat ; et c’est ce que je vous dirai en peu de mots, après m’en être parfaitement instruit.
On examine deux questions : l’une de fait, l’autre de droit.
Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire pour avoir dit dans sa Seconde Lettre : Qu’il a lu exactement le livre de Jansénius, et qu’il n’y a point trouvé les propositions condamnées par le feu Pape ; et néanmoins que, comme il condamne ces propositions en quelque lieu qu’elles se rencontrent, il les condamne dans Jansénius, si elles y sont.
La question sur cela est de savoir s’il a pu, sans témérité, témoigner par là qu’il doute que ces propositions soient de Jansénius, après que Messieurs les évêques ont déclaré qu’elles y sont. »
La lettre affirme qu’il y a un débat complexe et pratiquement contre-nature. De quoi s’agit-il ? En fait, les jansénistes sont la victime d’une campagne lancée par les jésuites, au sujet des écrits de Jansénius.
Ce terme de janséniste a été façonné par les jésuites, à partir du nom Jansénius, afin de prétendre qu’il y aurait un nouveau Jean Calvin et un nouveau calvinisme, une nouvelle école religieuse remettant en cause l’Église catholique.
L’école dite janséniste de l’abbaye de Port-Royal – à laquelle appartient Blaise Pascal – ne remet pourtant absolument pas en cause le pouvoir du Pape, bien au contraire. D’ailleurs, et c’est significatif, dès la première lettre, il est également bien précisé que les calvinistes et les luthériens sont des « ennemis », défendant une ligne « hérétique et impie ». On ne saurait donc voir dans Port-Royal un mouvement para-protestant, bien au contraire.
Port-Royal
Toutefois, il y a chez Port-Royal une ligne opposée à celle des jésuites, et une inspiration venant effectivement de Jansénius. De là vient cette subtilité : en droit c’est-à-dire en théorie je suis d’accord avec le Pape, mais dans les faits ce qu’il dénonce dans Jansénius ne serait pas vu dans les écrits de Jansénius.
Il s’agit d’une reconnaissance de la légitimité du Pape, mais d’un rejet des prétentions des jésuites, puisque ce sont eux qui prétendent avoir trouvé une déviation religieuse chez Jansénius.
Cette question de « de fait » et de « de droit » est donc significative de l’esprit des deux premières lettres. Il ne s’agit nullement d’y défendre un jansénisme quelconque, mais de combattre ce qui est considéré comme une distorsion des gens appréciant les apports de Jansénius. A ce titre, ceux qui ont été définis comme « jansénistes » par leurs opposants tiennent absolument à rester dans le cadre catholique.
Dans la première lettre, il est donc bien souligné que ceux présentés comme « jansénistes » ne s’opposent pas à l’Église, mais à ceux qui sont désignés sous l’expression de « molinistes », terme désignant les partisans du jésuite Luis de Molina (1535-1600).
Luis de Molina
Les « molinistes », ce sont les jésuites, et ils auraient « ajouté » des points à la religion. Un point précis est surtout pris en compte : la question de la capacité qu’a le croyant de prier Dieu en toutes circonstances ou pas, ce qui pose le problème du « pouvoir prochain de faire quelque chose ». Cette capacité prochaine à faire quelque chose, indépendamment de l’aide directe de Dieu, existe-t-elle ? L’être humain aurait-il une telle liberté ?
Suffit-il de reconnaître Dieu pour aller au Paradis ? Ce n’est pas le point de vue de Port-Royal et de ses partisans, qui sont beaucoup plus exigeants : il faut y mettre toute sa volonté, et surtout tout son coeur.
Blaise Pascal se moque ainsi du point de vue qui n’accorde de la valeur qu’à la reconnaissance formelle de la religion catholique, s’adressant aux « molinistes » (et aux dominicains qui en sont proches, mais plus nuancés) :
« C’est-à-dire, leur dis-je en les quittant, qu’il faut prononcer ce mot [de « prochain »] des lèvres, de peur d’être hérétique de nom. Car est-ce que ce mot est de l’Ecriture ?
Non, me dirent-ils.
Est-il donc des Pères, ou des Conciles, ou des Papes ?
Non.
Est-il donc de saint Thomas ?
Non.
Quelle nécessité y a-t-il donc de le dire, puisqu’il n’a ni autorité, ni aucun sens de lui-même ?
Vous êtes opiniâtre, me dirent-ils : vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi, car nous sommes le plus grand nombre ; et, s’il est besoin, nous ferons venir tant de Cordeliers que nous l’emporterons.
Je les viens de quitter sur cette solide raison, pour vous écrire ce récit, par où vous voyez qu’il ne s’agit d’aucun des points suivants, et qu’ils ne sont condamnés de part ni d’autre : — 1. Que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes. 2. Que tous les justes ont le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu. 3. Qu’ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, d’une grâce efficace qui détermine leur volonté. 4. Que cette grâce efficace n’est pas toujours donnée à tous les justes, et qu’elle dépend de la pure miséricorde de Dieu. — De sorte qu’il n’y a plus que le mot de prochain sans aucun sens qui court risque. »
Tout cela est loin d’être clair. Aussi la seconde lettre des Provinciales revient-elle dessus, abordant une autre question mais qui revient en fait à la même problématique. L’auteur raconte profiter de la visite d’un ami proche des jésuites pour l’interroger :
« Comme je fermais la lettre que je vous ai écrite, je fus visité par M. N., notre ancien ami, le plus heureusement du monde pour ma curiosité ; car il est très informé des questions du temps, et il sait parfaitement le secret des Jésuites, chez qui il est à toute heure, et avec les principaux. Après avoir parlé de ce qui l’amenait chez moi, je le priai de me dire, en un mot, quels sont les points débattus entre les deux partis.
Il me satisfit sur l’heure, et me dit qu’il y en avait deux principaux : le premier, touchant le pouvoir prochain ; le second touchant la grâce suffisante. Je vous ai éclairci du premier par la précédente ; je vous parlerai du second dans celle-ci. »
Blaise Pascal résume alors les trois points de vue : pour les « molinistes », c’est-à-dire les jésuites, la grâce touche tous les hommes, cela dépend seulement de leur acceptation de celle-ci, ou non.
Pour les « nouveaux thomistes », partisans de Thomas d’Aquin, elle touche tout le monde et on peut effectivement bien choisir, mais il faut en plus pour que cela fonctionne que Dieu en quelque sorte « accepte » ce choix.
Pour les jansénistes enfin, l’acceptation de ce choix par Dieu est primordial et fait même qu’à la base il y a une « grâce » de donnée ou pas. Dans ce dernier cas, l’être humain dispose donc d’un statut vraiment très bas et seule une minorité est vraiment catholique, peut être vraiment catholique.
Autrement dit, il y a trois possibilités : Dieu a donné la grâce et ce sont les humains qui agissent en acceptant, ou bien Dieu agit à un moment, ou bien c’est Dieu qui agit tout le temps.
Blaise Pascal va donc attaquer la position intermédiaire, qui est opposée à celle des jésuites en théorie, mais dont les partisans prennent pourtant le parti des jésuites. Il entend faire par là qu’il n’y ait plus qu’un affrontement : le point de vue de Port-Royal contre celui des jésuites ; la position intermédiaire devant être liquidée.
Voici comment il se moque de la position intermédiaire, en expliquant que ce principe d’efficacité possible, mais non obligatoire, de la grâce revient bien à dire que tout le monde n’est pas touché par la grâce :
« Mais enfin, mon Père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante ?
Oui, dit-il.
Et néanmoins elle n’a nul effet sans grâce efficace ?
Cela est vrai, dit-il.
Et tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n’ont pas l’efficace ?
Il est vrai, dit-il.
C’est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n’en ont pas assez ; c’est-à-dire que cette grâce suffit, quoiqu’elle ne suffise pas ; c’est-à-dire qu’elle est suffisante de nom et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot suffisant y signifie ? Ne vous souvient-il pas qu’il enferme tout ce qui est nécessaire pour agir ?
Mais vous n’en avez pas perdu la mémoire ; car, pour me servir d’une comparaison qui vous sera plus sensible, si l’on ne vous servait à table que deux onces de pain et un verre d’eau par jour, seriez-vous content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu’avec autre chose qu’il ne vous donnerait pas, vous auriez tout ce qui vous serait nécessaire pour vous nourrir ?
Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour agir, puisque vous confessez qu’il y en a un autre absolument nécessaire pour agir, que tous n’ont pas ? »
La défense des « jansénistes » apparaît alors comme un simple raisonnement logique, pratiquement mathématique :
« Où en sommes-nous donc ? m’écriai-je, et quel parti dois-je ici prendre ?
Si je nie la grâce suffisante, je suis Janséniste ; si je l’admets comme les Jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique, dites-vous.
Et si je l’admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pèche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les Jésuites. Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d’être ou extravagant, ou hérétique, ou Janséniste ?
Et en quels termes sommes-nous réduits, s’il n’y a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l’erreur ? »
Comme on le voit, ce qui est en jeu, c’est la question de savoir si tout le monde est touché par la grâce, ou si seulement une minorité l’est. Les jésuites visent absolument tout le monde, les jansénistes visent une minorité. Quelle est la source historique de cette position ?
C’est un phénomène historique qui a eu relativement peu d’importance en France, voire qui a été insignifiant. Pourtant, il a exercé une fascination continuelle dans la petite-bourgeoisie intellectuelle. Cela est tellement vrai que les professeurs de français, en classe de première, y accordent encore aujourd’hui systématiquement toute leur attention.
Il y a une bonne raison pour cela : le jansénisme possède, en son cœur, quelque chose qui frappe la petite-bourgeoisie intellectuelle, qui l’attire, qui exerce une fascination qui ne s’est jamais démentie. C’est une forme ambiguë, une manière de voir les choses qui aboutit à une démarche visant à faire pression, pas à contester ou à révolutionner.
Or, dans notre pays, on apprécie historiquement la demi-mesure, notamment bien sûr de par l’importance de la petite-bourgeoisie, mais également historiquement en tant que faiblesse de notre histoire nationale.
En effet, le protestantisme, qui portait les valeurs essentielles de la société bourgeoise, n’a pas triomphé. Et ce n’était pas un phénomène d’importation : c’est en France qu’est né le calvinisme.
Or, il portait en lui le principe bourgeois d’autonomie, d’individu responsable. Au lieu de cela, c’est la figure du catholique prenant des libertés avec ses propres principes qui a triomphé. Et les jésuites ont développé l’approche permettant de justifier ce double jeu des catholiques : il suffirait de respecter les formes de la religion et cela suffirait pour aller au paradis.
Ce qui a été appelé le jansénisme, et dont le chef de file fut Antoine Arnauld (1612-1694), réfute cela au nom de l’amour de Dieu ; c’est un fanatisme mystique exigeant des gémissements dans la prière, un amour de tout son cœur pour Jésus, et certainement pas la simple reconnaissance formelle de la religion.
Ce qu’on appelle jansénisme est ainsi une fracture dans le développement de la société française, au moment de la monarchie absolue. Il y a un refus de la modernisation, au nom d’un spiritualisme catholique.
C’est un débat interne au catholicisme, car au XVIe siècle, l’humanisme n’est pas allé très loin dans son affirmation de par le blocage provoqué par l’influence de la renaissance italienne ; humanisme et renaissance (italienne) n’ont strictement rien à voir, c’est justement propre à la situation française que d’assimiler les deux phénomènes.
L’origine de la confusion vient de ce que le catholicisme a pu maintenir nombre de ses positions, au prix d’une adaptation et en en profitant pour effacer la distinction entre humanisme et renaissance, en gommant historiquement l’existence du calvinisme en France. On ne trouve trace du calvinisme dans aucun manuel scolaire d’Histoire d’aujourd’hui. La relecture catholique a triomphé, révisant l’histoire des faits et leur interprétation en son sens.
Jean Calvin
De fait, c’est la méthode de l’adaptation qui amène le conflit entre les jésuites et ceux qui furent désignés par le terme de jansénistes. C’est un phénomène unique en Europe, qui a marqué les esprits de par sa vivacité, plus que de par sa teneur. C’est que l’identité française en formation alors y pesait de tout son poids.
Il faut bien avoir en tête ici que la monarchie absolue est féodale de par sa reconnaissance de l’aristocratie, mais déjà ouverte à la bourgeoisie de par les attentes de l’État d’une administration moderne et d’une économie efficace. La culture française naît en ce XVIIe siècle, son grand siècle, en combinant des choses très différentes, en s’appliquant à cultiver la demi-mesure, l’unité des contraires, pour parvenir à avancer au-delà des blocages.
Dans une même logique historique spécifiquement française, le protestant Henri IV est devenu catholique, René Descartes a proposé un matérialisme mais dans une forme ouvertement liée à la religion, Jean de La Fontaine écrit des fables destinées au Roi où il se moque pourtant de la cour, le grand mathématicien Blaise Pascal a basculé dans le mysticisme religieux, Pierre Corneille écrit des pièces pour le Roi où est célébrée la noblesse indépendante, tout comme par la suite Voltaire était radical verbalement mais un déiste ami des despotes éclairés, Jean-Jacques Rousseau théorisera la République tout en étant radicalement anti-social sur le plan personnel, etc.
Des auteurs comme Jean de La Bruyère, François de La Rochefoucauld, Jean Racine… abordent au XVIIe siècle les contradictions, notamment psychologiques, mais ne sachant pas comment les résoudre, ils tendent à l’union des contraires, comme « résolution ».
Blaise Pascal, le plus célèbre de ceux qui ont basculé dans le jansénisme
La forme de « compromis » fut très appréciée en France et on en connaît encore les effets ; si le principe de dialectique n’a jamais été compris, c’est qu’on a toujours apprécié dans notre pays la synthèse comme union de la thèse et de l’antithèse, et non comme son dépassement.
Cela tient à la nature du régime, à la monarchie absolue, compromis historique entre bourgeoisie et aristocratie, sous l’égide de l’État central qui en a besoin.
La fascination pour le jansénisme tient à cela : rien n’est plus dans la demi-mesure, justement, que le jansénisme, jusqu’au nihilisme. Le jansénisme considère en effet qu’il faut refuser ce qui est naturel, surtout les passions, afin de toujours se maîtriser, jusqu’à la négation de la réalité et du bonheur s’il le faut, pour démontrer la supériorité de l’esprit, sa capacité à pratiquer la demi-mesure.
L’exemple le plus célèbre de ce nihilisme de type janséniste, et célébré par les mêmes personnes, est La Princesse de Clèves, roman de Madame de La Fayette. L’héroïne refuse de se marier avec l’homme qu’elle a aimé durant tout le roman, par respect d’un principe moral qui la rendrait supérieure, qui donnerait à son esprit une supériorité, par sa capacité à accepter la demi-mesure.
Tout cela est absolument catholique, mais sans nulle besoin de théologie : c’est un style de vie. Comme la bourgeoisie a toujours prétendu du jansénisme qu’il s’agissait d’un phénomène « inexplicable », il existe une fascination d’autant plus grande pour cela de la part de couches sociales petites-bourgeoises cherchant à nier la grande contradiction de classe entre prolétariat et bourgeoisie. C’est cela l’intérêt de l’utilisation idéologique et culturelle du jansénisme aujourd’hui : diffuser une attitude psychologique qui célèbre la demi-mesure.
Au-delà de la réalité historique, que le matérialisme dialectique peut bien entendu analyser tout à fait avec justesse, il y a donc une dimension importante : il faut également porter son attention sur la façon dont le jansénisme propose une perspective pratique pour des couches sociales intermédiaires entre les principales classes sociales, parce que sa démarche est idéaliste, irrationnelle, formant un fondamentalisme religieux.
Paul Gondrexon (1863-1915) n’a réalisé que très peu d’oeuvres, mais il serait dommage de ne pas mentionner En grève (1889) et Un accident (1891).
Si l’on est là dans un naturalisme typique, avec son pittoresque, ses traits forcés concernant les attitudes, la posture photographique, le ton misérabiliste, il est à noter que ce style marqué par une luminosité « asséchée » pour ainsi dire est extrêmement proche d’œuvres des pays de l’Est européen après 1945, avec une sorte de réalisme faible.
En grève
Un accident
Ces deux oeuvres représentent indéniablement une forme de naturalisme tendant dans la bonne direction, malgré la dimension affaiblie, qui fait que l’oeuvre marque, mais n’imprime pas, n’accède pas à l’esprit de synthèse.
L’oeuvre de Paul-Louis Delance (1848-1924), Grève à Saint-Ouen, se situe dans la même perspective. On notera qu’il s’agit d’une manifestation, liée à une grève – on voit les usines à l’arrière-plan – mais dans le cadre de deux enterrements, évidemment à la suite d’une lutte, puisqu’on peut entrevoir deux corbillards.
Grève à Saint-Ouen
On notera que cela se situe, ici encore dans une perspective républicaine, comme en témoigne une autre œuvre du peintre, Le Dimanche 4 septembre 1870, Jules Simon proclame la Répulique sur la place de la Concorde.
Le Dimanche 4 septembre 1870, Jules Simon proclame la Répulique sur la place de la Concorde
Parmi ces peintres témoignant d’une lutte ouvrière, mais avec une forme naturaliste non réaliste et par ailleurs éphémère, il faut mentionner Jules Adler (1865-1952), « le peintre des humbles ».
La grève au Creusot, une peinture de 1899, reflète tout à fait cette incapacité à ne pas basculer dans le pittoresque au lieu du typique, avec des personnages schématisés à l’extrême. Ce n’est évidemment pas pour rien qu’ici les drapeaux ne sont pas rouges, mais tricolores.
La grève au Creusot
La manifestation Ferrer (le pédagogue franc-maçon libertaire Francisco Ferrer ayant été condamné à mort en Espagne), La Soupe des pauvres et Les las sont peut-être davantage intéressantes comme œuvres, dans la mesure où, au moins, le naturalisme souligne un certain côté sombre.
La manifestation Ferrer
La Soupe des pauvres
Les las
Le chemineau, de 1902, montre cependant à quel point on a affaire à un naturalisme très basique en général. La Transfusion de sang de chèvre de 1892, est une sorte de cliché naturaliste. On en revient directement à Emile Zola et sa conception expérimentale expliquée dans Le roman expérimental.
Le chemineau
La Transfusion de sang de chèvre
Le naturalisme est parallèle à l’émergence de la photographie, mais également de la décadence anti-réaliste de la bourgeoisie. L’engagement à travers des tableaux s’intègre de ce fait dans l’idéologie bourgeoise républicaine, parce la forme de ceux-ci est éloignée du réalisme, voire s’y opposant franchement.
D’ailleurs, le naturalisme s’effondrera d’une manière abrupte face aux coups de boutoirs des prétendues avant-gardes, reflet d’une bourgeoisie passée dans le camp définitif du subjectivisme, conformément à sa position de classe dominante.
Alfred Roll (1846-1919) témoigne tout à fait de comment le naturalisme, en raison de sa charge sociale contrôlée et de son réalisme non synthétique, pouvait tout à fait s’intégrer dans l’idéologie républicaine.
Pour preuve, ce peintre chevalier de la Légion d’honneur en 1883, grand officier de la Légion d’honneur en 1913, a commencé sa carrière avec La Grève des mineurs (1880), qui a eu une reconnaissance institutionnelle et sociale immédiate.
Voici cette œuvre, qui est de grande taille (345 x 434 cm) et a immédiatement achetée, à la suite du du Salon de la Société des Artistes Français, par l’État français qui l’a placé Musée de Valenciennes, avec un passage à l’Exposition Nationale des Beaux-Arts de Paris en 1883.
Suit une représentation dans Le Petit Journal, supplément illustré, en octobre 1892.
La Grève des mineurs
La Grève des mineurs est à la fois pathétique dans sa tonalité, défaitiste dans sa lecture de la classe ouvrière, misérabiliste pour sa philosophie, d’un naturalisme tendant à l’impressionnisme dans sa forme.
Avec cette œuvre, Alfred Roll acquit la position de peintre officiellement reconnu par les institutions qui passèrent de nombreuses commandes. La rétrospective de 1931 se fit sous le haut patronage du président de la République d’alors, du sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts, du directeur général des Beaux-Arts, du président du conseil des musées, du directeur des musées nationaux, du directeur de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts, etc.
On ne sera guère étonné que dès l’année suivante, en 1881, Alfred Roll réalisait une commande officielle, intitulée Le 14 juillet 1880, inauguration du monument à la République. La foule en liesse en bas de la Marianne s’agite sous les drapeaux nationaux, alors que des musiciens s’évertuent à donner un contenu culturel à une opération idéologique dont le contenu se lit bien avec l’absence de tout réalisme de l’oeuvre.
On préfigure ici tout à fait l’esprit naïf, où les couleurs se mélangent avec une fascination pour le coup de pinceau vif, d’esprit primitif.
Le 14 juillet 1880, inauguration du monument à la République
Le Président Carnot à Versailles pour le centenaire des États-généraux n’est pas une œuvre avec plus de validité, c’est-à-dire sans aucune du point de vue du réalisme.
Le Président Carnot à Versailles pour le centenaire des États-généraux
La peinture Les funérailles de Victor Hugo, en 1885, est encore pire ; on est là pratiquement dans le camp de l’impressionnisme. On notera bien le caractère photographique du cadrage.
Les funérailles de Victor Hugo
Manda Lamétrie, fermière, une œuvre 1887, est bien représentative d’un naturalisme photographique d’une très grande faiblesse, et d’ailleurs l’œuvre fut considérée comme majeure lors du Salon de 1888, ce qui en dit long sur l’idéologie dominante.
Manda Lamétrie, fermière
Il en va de même pour le portrait d’Adolphe Alphand, ingénieur ayant travaillé avec le baron Haussmann et ayant aménagé un nombre très important d’espaces verts parisiens, dont les Bois de Boulogne et de Vincennes, ainsi que le parc des Buttes-Chaumont et les jardins des Champs-Élysées.
La chose n’est pas différente pour Après le bal.
Adolphe Alphand
Après le bal
On notera qu’avec La malade, on confine au symbolisme.
La malade
Le laboureur est la seule œuvre qui ressort du lot. De par la forme de la peinture, il y a une certaine idée de mouvement, et un réel mouvement typique. La dignité du réel concernant l’animal est relativement limpide. Le cadre est bien posé, le contraste efficace dans la valorisation de l’image.
Si la forme tend au symbolisme, on peut y voir peut-être un esprit art nouveau, et en tout cas une tentative d’esthétiser la vie de travail des paysans. Il y a ici indéniablement une source d’inspiration.
D’origine populaire, Victor Gilbert (1847-1933) a été d’abord apprenti chez un peintre et décorateur, Eugène Adam, tout en prenant des cours d’art le soir à l’École de la Ville de Paris. Il va réussir sa carrière de peintre, devenant chevalier de la Légion d’honneur en 1897 ; voici une photo de lui dans son atelier, à cette période.
Cette intégration institutionnelle ne doit pas étonner ; la République n’a rien à craindre du naturalisme, qui n’a pas l’esprit synthétique et incisif du réalisme. La force des peintures des Ambulants russes lui fait défaut et il en va de ses œuvres comme de celles d’Émile Zola : c’est au mieux socialisant, au pire pittoresque.
C’est tout à fait visible dans Le carreau des halles, de 1880. Le typique disparaît derrière une sorte d’image pouvant servir de carte postale pittoresque. L’attention portée aux animaux est intéressante, mais le tout reste mièvre.
Le carreau des halles
Le jour de marché, de 1881, est du même acabit : la fragilité des travailleurs est dégradée en scène touchante, pathétique, originale, pittoresque, etc. Le marché aux fleurs, de 1885, est quant à lui carrément niais.
Le jour de marché
Le marché aux fleurs
Son œuvre la plus connue est sans doute La halle aux poissons, le matin, de 1880. Ici, le pittoresque devient grotesque. La déformation de la dignité du travail dans des traits grossiers est une caractéristique du naturalisme, tant en peintre qu’en littérature.
La halle aux poissons, le matin
La peinture Les cuisiniers aurait pu être plus élaboré, mais à la démarche tendant à l’impressionniste s’associe toujours cette fascination pour le grotesque, jusqu’au glauque, avec ces cuisiniers trinquant devant des animaux morts. On est ici aux antipodes de la dignité du réel.
Les cuisiniers
Le caractère moderniste, tendant à l’impressionniste, d’Une soirée élégante, témoigne de la faiblesse générale de ce peintre, photographe naturaliste figeant la réalité, en niant la vigueur.
Une soirée élégante
La moisson est déjà supérieure dans son approche du typique, mais sur le plan technique c’est encore d’une terrible faiblesse, le découpage photographique est forcé, l’aspect général mièvre, le pittoresque de rigueur, etc.
La moisson
Le marché aux légumes, de 1878, est sans doute l’œuvre la plus gâchée. Les bâtiments sont d’une atmosphère puissante, mais les personnages sont fictifs et leurs poses artificielles, la couleur verte de la salade omniprésente jusqu’au dégoût.
Le marché aux légumes
Voici enfin trois œuvres relativement plus intéressantes : Scène sur un marché français, Pêcheurs au déchargement.
Scène sur un marché français
Pêcheurs au déchargement
Tout cela ne va pas bien loin et comme en témoignent les deux œuvres suivantes (aux titres non trouvés en français), ainsi que Le marché aux fleurs (1880), on ne sort pas du pittoresque.
Pour comprendre la peinture d’Émile Friant (1863-1932), qui lui aussi s’appuyait sur la photographie, il suffit de porter son regard sur Idylle sur la passerelle, une œuvre de 1888. Nous sommes à Nancy, au-dessus de la rivière appelée la Meurthe.
L’arrière-plan est flou, de logique impressionniste, nuisant fondamentalement au réalisme. Même le couple est atteint par cette faiblesse, à ceci près que la pose naturelle, franche, sincère des amoureux fait basculer la situation dans le typique.
Il y a ici quelque chose d’admirable, d’entier, où les amoureux sont eux-mêmes. La sensibilité est vigoureuse, le ton sentimental.
Idylle sur la passerelle
On a précisément la même démarche pour l’Autoportrait en gris clair de 1887. Il y a beaucoup d’intensité, de dignité, de force dans l’attitude du peintre. Le regard, porté comme sur un miroir, est sans vanité.
On devine que les deux tableaux sont dans un style photographique, avec une focalisation sur une partie particulière de l’image et le peintre vise à faire ressortir un aspect bien précis, une fragilité sans vanité.
Autoportrait en gris clair
Il va de soi qu’une telle démarche se rompt dans ses fondamentaux dès qu’il y a mouvement. Ici, dans Les Canotiers de la Meurthe, de 1888, la scène est plaisante, vivante, mais on n’échappe pas à ce travers français de théâtraliser les moments concrets.
Cette dérive, issue de la vigueur du théâtre au 17e siècle, de sa force de représentation de caractères bien déterminés, donne de la vie au tableau, mais empêche ici un capacité à synthétiser le moment, à en saisir l’ensemble des aspects.
Chaque personnage est, finalement, individualisé.
Les Canotiers de la Meurthe
Ce défaut est particulièrement net dans La Douleur de 1898, ainsi que dans La discussion politique de 1889, ainsi que La petite barque de 1895.
Il y a de la qualité, le principe du mouvement indique une voie particulièrement intéressante, mais la réduction à des figures individuelles et le jeu sur l’atmosphère font qu’on s’éloigne du réalisme, pour aller dans la direction d’un naturalisme s’effaçant devant l’impressionnisme.
La Douleur
La discussion politique
La petite barque
Cela se lit bien dans Le repas frugal. Le caractère populaire de l’œuvre – par sa pauvreté, sa dignité – est évident, le caractère typique est indéniable, et pourtant tout est affaibli, amoindri, par un manque d’incisivité dans l’affirmation clairement réaliste.
Il manque un saut au réalisme.
Le repas frugal
La Toussaint de 1888, qui a immédiatement été reconnu officiellement par les institutions françaises, témoigne de ce même défaut, ce même contournement des problèmes, avec ici d’ailleurs une image forcée, ouvertement pro-religieuse en jouant sur la commisération, etc. L’oeuvre, Prix du Salon de 1889 en tant « récompense donnée par le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts », est ratée ; elle reflète un mauvais virage, tournant le dos au réalisme.
La Toussaint
Avec Chagrin d’enfant, de 1898, on repart par contre dans la bonne direction. La scène est un peu forcé, de type naturaliste, mais on lit le moment comme étant vraiment concret, ce qui est réaliste.
Chagrin d’enfant
Le tableau La lutte de 1889 est une sorte de compromis entre les différences tendances – à l’impressionnisme, au naturalisme, au réalisme – mais c’est alors le cadrage, photographique, qui nuit à l’esprit de synthèse.
La lutte
La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige révèle finalement encore le défaut d’Emile Friant : la volonté de saisir la sensibilité, comme séparé de l’ensemble, tout en étant relié. Il n’y a pas de dialectique.
La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige
Cela n’est par contre pas vrai pour Ombres portées, de 1891. Émile Friant s’en sort encore avec la théâtralisation, mais il le fait de manière magistrale. Au réalisme de ce tableau s’ajoute de la vie, de la complicité, comme dans le couple d’Idylle sur la passerelle.
Il y a ici un style photographique indéniable, qui a puissamment aidé le peintre à la réalisation de cette œuvre magistrale.
Ombres portées
Les buveurs possède également beaucoup de force. Il y a une qualité très forte ici dans la représentation, de par le typique, la dignité du réel, tant des deux hommes que du chien. S’il y a encore ce côté photographique qui nuit à l’arrière-plan – comme si l’amoindrissement de celui-ci permettait de ne pas avoir à saisir les inter-relations dialectiques, ce qui est une erreur – il y a une dimension réaliste incontournable.
Les buveurs
Voici enfin une photographie Émile Friant dans son atelier. Il peint Les Canotiers de la Meurthe, et on reconnaît juste derrière lui La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige, ainsi que plus à gauche l’Autoportrait en gris clair, ou tout au moins des versions de ces œuvres.