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  • Staline : Discours prononcé à la réception des travailleurs de l’enseignement supérieur au Kremlin

    17 Mai 1938, publié dans la Pravda n° 136 le 19 mai 1938

       Camarades, permettez-moi de porter un toast à la science, à son épanouissement, à la santé des hommes de science. A l’épanouissement de la science, de celle que ne s’isole pas du peuple, ne se tient pas à l’écart du peuple, mais est prête à le servir, à lui transmettre toutes les conquêtes scientifiques ; qui sert le peuple non par contrainte, mais de bon gré et avec joie (applaudissements).

       A l’épanouissement de la science, de celle qui ne permet point à ses vieux dirigeants en renom de s’enfermer présomptueusement dans la coquille des pontifes de la science, des monopolistes de la science ; qui comprend la signification, la portée, la toute-puissance de l’union des vieux et des jeunes travailleurs scientifiques ; qui ouvre de bon gré et avec joie toutes ses portes aux jeunes forces de notre pays et leur offre la possibilité de conquérir les sommets du savoir ; qui reconnaît que l’avenir appartient aux jeunes savants (applaudissements).

       A l’épanouissement de la science, de celle dont les représentants comprennent la vigueur et la portée des traditions scientifiques établies et les utilisent judicieusement dans l’intérêt de la science, sans pour cela vouloir être les esclaves de ces traditions ; de cette science qui a l’audace et la volonté de briser les vieilles traditions, normes et conceptions lorsque, une fois périmées, elles entravent la marche en avant : de la science qui sait créer de nouvelles traditions, de nouvelles normes, de nouvelles conceptions (applaudissements).

       La science a connu, au cours de son développement bien des hommes courageux qui ont su démolir les choses anciennes et faire du neuf, en dépit de tous les obstacles, envers et contre tout. Ces grands hommes de science, comme Galilée, Darwin et beaucoup d’autres, sont universellement connus.

    Je voudrais parler d’un de ces coryphées de la science, lequel est aussi le plus grand homme de notre temps. C’est Lénine, notre maître, notre éducateur (applaudissements). Rappelez-vous l’année 1917.

    Partant de l’analyse scientifique du développement social de la Russie, de l’analyse scientifique de la situation internationale, Lénine en vint à conclure que la seule issue à la situation était la victoire du socialisme en Russie.

    Conclusion plus qu’inattendue pour beaucoup d’hommes de science de cette époque. Plékhanov, homme de science éminent, disait alors avec mépris en parlant de Lénine, que celui-ci « délirait ».

    D’autres hommes de science non moins connus, prétendaient que « Lénine était atteint de folie », qu’on ferait bien de le reléguer le plus loin possible. Les hommes de science de tout ordre et de tout genre hurlaient alors contre Lénine, qu’ils accusaient de détruire la science. Mais Lénine ne craignit point de remonter le courant, de s’élever contre la routine. Et Lénine fut vainqueur (applaudissements).

       Voilà l’exemple d’un homme de science qui lutte courageusement contre la science périmée et ouvre la voie à la science nouvelle.

       Il arrive parfois que les voies nouvelles de la science et de la technique ne soient pas frayées par des hommes à renom universel dans la science, mais par des gens absolument inconnus du monde savant, par des gens ordinaires, des praticiens, des novateurs dans leur spécialité. Voici, à cette table, les camarades Stakhanov (1) et Papanine (2).

    Des hommes inconnus du monde savant et dépourvus de grades universitaires, des praticiens de leur métier.

    En est-il qui ignorent que Stakhanov et les stakhanovistes, dans leur activité industrielle pratique, ont renversé, parce que périmées, les normes établies par des savants et des techniciens connus, et en ont établi de nouvelles, conformes aux exigences de la science véritable et de la véritable technique ?

    En est-il qui ignorent que par leur travail pratique sur une banquise en dérive, Papanine et ses compagnons ont renversé, pour ainsi dire en passant, sans un effort particulier, — comme étant périmée, — l’idée que l’on se faisait autrefois de l’Arctique, et établi une conception nouvelle, conforme aux exigences de la science véritable ?

    Qui pourrait nier que Stakhanov et Papanine sont des novateurs dans la science, des hommes de notre science d’avant-garde ? Tels sont les « miracles » qui se font encore dans la science. J’ai parlé de la science. Mais il y a science et science. Celle dont j’ai parlé s’appelle science d’avant-garde.

    A l’épanouissement de notre science d’avant-garde ! A la santé des savants d’avant-garde ! Vivent Lénine et le léninisme ! A la santé de Stakhanov et des stakhanovistes ! A la santé de Papanine et de ses compagnons !

    (Applaudissements.)

    Notes

    1 Stakhanov (né en 1905) — mineur du bassin du Donetz, promoteur d’un mouvement de masse en faveur d’une haute productivité du travail dans l’industrie et l’agriculture de l’U.R.S.S. Ce mouvement fut appelé mouvement stakhanoviste.

    2 Papanine (né en 1894) — explorateur de l’Arctique, chef d’un poste d’observations scientifiques installé au Pôle Nord sur une banquise en dérive du 21 mai 1937 au 19 février 1938.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Les questions du léninisme

    1926

    Dédié à l’organisation de Léningrad du P.C.R. – ­J. Staline

    1. Définition du léninisme

    La brochure Les bases du léninisme contient une définition du léninisme qui semble avoir obtenu droit de cité.

    La voici : Le léninisme, c’est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, ou, plus exactement, c’est la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne en général, la théorie et la tactique de la dictature du prolétariat en particulier.

    Cette définition est-elle exacte ?

    Je pense qu’elle l’est. Elle est exacte, premièrement, parce qu’elle indique exactement les racines historiques du léninisme, en le caractérisant comme le marxisme de l’époque de l’impérialisme, contrairement à certains critiques de Lénine qui, par erreur, pensent que le léninisme a pris naissance après la guerre impérialiste.

    Elle est exacte, deuxièmement, parce qu’elle souligne exactement le caractère international du léninisme, contrairement à la social-démocratie qui le considère comme applicable seulement à la situation russe.

    Elle est exacte, troisièmement, parce qu’elle souligne avec justesse la liaison organique du léninisme avec la doctrine de Marx ; elle caractérise le léninisme comme le marxisme de l’époque de l’impérialisme, contrairement à certains critiques qui ne le considèrent pas comme une continuation du marxisme, mais seulement comme son rétablissement et son application aux conditions russes.

    Il semble que tout cela ne nécessite pas de commentaires spéciaux.Néanmoins, il y a, dans notre parti, des camarades qui estiment nécessaire de définir le léninisme d’une autre façon. Voici, par exemple, le camarade Zinoviev qui pense que :

    Le léninisme est le marxisme de l’époque des guerres impérialistes et de la révolution mondiale, qui a commencé directement dans un pays où prédomine la paysannerie (Pravda, « Bolchévisme ou trotskisme », 30 février 1924.)

    Que peuvent signifier les mots soulignés par Zinoviev ? Pourquoi introduire dans la définition du léninisme le caractère arriéré de la Russie, son caractère paysan ?

    Définir ainsi le léninisme, c’est le transformer, de doctrine internationale prolétarienne, en produit spécifiquement russe.

    C’est faire le jeu de Bauer et de Kautsky, qui nient la valeur du léninisme pour les autres pays capitalistes plus développés.

    Il est indéniable que la question paysanne a, pour la Russie, une importance primordiale, car notre pays est essentiellement rural.

    Mais quelle signification peut avoir ce fait pour la caractéristique des principes du léninisme ?

    Est–ce que le léninisme a pris naissance seulement sur le sol russe et pour la Russie, et non sur le terrain de l’impérialisme, dans les pays impérialistes en général ?

    Est-ce que des ouvrages de Lénine tels que L’impérialisme, L’État et la révolution, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, La maladie infantile de gauche, etc., valent uniquement pour la Russie et non pour tous les pays impérialistes en général ?

    Est-ce que le léninisme n’est pas la généralisation de l’expérience du mouvement révolutionnaire de tous les pays ? Est-ce que les principes de la théorie et de la tactique du léninisme ne valent rien, ne sont pas obligatoires pour les partis prolétariens de tous les pays ?

    Est-ce que Lénine avait tort de dire que « le bolchévisme est un exemple tactique bon pour tous » ? Est-ce que Lénine avait tort de parler du « caractère international du pouvoir soviétiste et des principes de la théorie et de la tactique bolchévistes » ?

    Est-ce que les paroles suivantes de Lénine sont inexactes : En Russie, la dictature du prolétariat doit nécessairement se distinguer par certaines particularités comparativement aux pays avancés, par suite du caractère très arriéré et petit-bourgeois de notre pays. Mais les forces et les formes fondamentales de l’économie sociale en Russie sont les mêmes que dans n’importe quel pays capitaliste, de sorte que ces particularités ne peuvent pas en tout cas concerner le principal.

    Si tout cela est exact, n’en découle-t-il pas que la définition du léninisme donnée par Zinoviev ne peut être considérée comme exacte ?

    Comment concilier cette définition étroitement nationale du léninisme avec l’internationalisme ?

    2. L’essentiel dans le léninisme

    Dans la brochure Les bases du léninisme, il est dit : D’aucuns pensent que la base, le point de départ du léninisme est la question de la paysannerie, de son rôle, de son importance. C’est là une opinion erronée.

    La question fondamentale du léninisme, son point de départ est la question de la dictature du prolétariat, des conditions de son établissement et de sa consolidation. La question paysanne, en tant que question de la recherche d’un allié pour le prolétariat dans sa lutte pour le pouvoir, n’en est qu’un corollaire.

    Cette thèse est-elle exacte ?Je pense que oui. Cette thèse découle entièrement de la définition du léninisme. En effet, si le léninisme est la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne et si le contenu fondamental de la révolution prolétarienne est la dictature du prolétariat, il est clair que l’essentiel dans le léninisme consiste dans la dictature du prolétariat, dans l’analyse de cette question, dans l’établissement des bases et la concrétisation de cette question.

    Néanmoins, Zinoviev, visiblement, ne souscrit pas à cette thèse.

    Dans son article « A la mémoire de Lénine », il dit :

    La question du rôle de la paysannerie, comme je l’ai déjà dit, est la question fondamentale du bolchévisme, du léninisme. (Pravda, 13 février 1924.)

    Comme on le voit, cette thèse de Zinoviev découle entièrement de la définition inexacte qu’il donne du léninisme. La thèse de Lénine, d’après laquelle la dictature du prolétariat constitue le « contenu fondamental de la révolution », est-elle exacte ? Elle est absolument exacte. La thèse d’après laquelle le léninisme est la théorie et la pratique de la révolution prolétarienne est-elle juste ? Je pense que oui.

    Mais qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que la question fondamentale du léninisme, son point de départ, sa base est la question de la dictature du prolétariat.

    N’est-il pas vrai que les questions concernant l’impérialisme, le développement de l’impérialisme par saccades, la victoire du socialisme dans un seul pays, l’État prolétarien, la forme soviétiste de cet Etat, le rôle du parti dans la dictature du prolétariat, les voies menant à l’édification du socialisme ont été traitées précisément par Lénine ?

    N’est-il pas vrai que ces questions précisément forment la base, lefondement de l’idée de la dictature du prolétariat ? N’est-il pas vrai que, sans l’analyse de ces questions fondamentales, l’analyse de la question paysanne du point de vue de la dictature du prolétariat eût été impossible ?

    On ne saurait nier que Lénine fût un connaisseur de la question paysanne. Cette question paysanne, comme question de l’allié du prolétariat, est d’une importance primordiale pour le prolétariat et forme une des parties intégrantes de la question fondamentale de la dictature du prolétariat.

    N’est-il pas clair que, si le léninisme n’avait pas à résoudre la question fondamentale de la dictature du prolétariat, la question qui en dérive, c’est-à-dire la question de l’allié du prolétariat, la question de la paysannerie, ne se poserait pas ?

    N’est-il pas clair que si le léninisme n’avait pas à résoudre la question pratique de la conquête du pouvoir par le prolétariat, il ne pourrait être question d’alliance avec les paysans ?

    Lénine ne serait pas l’idéologue prolétarien le plus grand, il ne serait qu’un simple « philosophe paysan », comme le représentent souvent les littérateurs étrangers, s’il avait fait l’analyse de la question paysanne non pas sur la base de la théorie et de la tactique de la dictature du prolétariat, mais en dehors de cette base. De deux choses l’une :

    Ou bien la question paysanne est l’essentiel dans le léninisme, et alors le léninisme ne vaut pas, n’est pas obligatoire pour les pays capitalistes développés, pour les pays qui ne sont pas des pays ruraux ;

    Ou bien, l’essentiel dans le léninisme, c’est la dictature du prolétariat, et alors le léninisme est la doctrine internationale des prolétaires de tous les pays ; il vaut et il est obligatoire pour tous les pays sans exception, y compris les pays capitalistes développés.Il faut faire son choix.

    3. La question de la révolution  «permanente »

    Dans la brochure Les bases du léninisme, la « théorie de la révolution permanente » est considérée comme une « théorie » qui sous-estime le rôle de la paysannerie.

    Il y est dit :

    Lénine combattait les partisans de la révolution « permanente » non pas parce qu’ils affirmaient la permanence de la révolution, thèse qu’il ne cessa jamais lui-même de soutenir, mais parce qu’ils sous-estimaient le rôle de la paysannerie, qui est la plus grande réserve de forces du prolétariat.

    Cette caractéristique des partisans russes de la révolution permanente était généralement adoptée jusqu’à ces derniers temps.

    Néanmoins, tout en étant exacte en général, elle ne pouvait être considérée comme définitive.

    La discussion de 1924, d’une part, et l’analyse minutieuse des ouvrages de Lénine, d’autre part, ont montré que l’erreur des partisans russes de la révolution permanente consistait non seulement à ne pas apprécier le rôle des paysans à sa juste valeur, mais encore à sous-estimer la possibilité pour le prolétariat d’entraîner les paysans à sa suite, à ne pas croire à l’hégémonie du prolétariat.

    C’est pourquoi, dans ma brochure La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes (décembre 1924), j’ai élargi cette caractéristique et je l’ai remplacée par une autre plus complète.

    Voici ce que l’on trouve à ce sujet dans cette brochure : Jusqu’à présent on soulignait ordinairement un côté de la «révolution permanente » ; l’incroyance aux possibilités révolutionnaires du mouvement paysan. A présent, pour plus de justice, il est nécessaire de compléter ce côté par un autre ; l’incroyance aux forces et aux capacités du prolétariat russe.

    Cela ne signifie pas, naturellement, que le léninisme fût ou soit contre l’idée de la révolution permanente proclamée par Marx vers 1840.

    Au contraire, Lénine fut l’unique marxiste qui comprit exactement et développa l’idée de la révolution permanente. La différence qui existe entre Lénine et les « partisans de la révolution permanente » consiste en ce que ces derniers dénaturaient l’idée de la révolution permanente de Marx, en la transformant en principe livresque, sans vie, alors que Lénine la prit dans son sens propre et en fit une des bases de sa théorie de la révolution.

    Il faut se rappeler que l’idée de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste émise par Lénine dès 1905 est une des formes qui incarnent la théorie de la révolution permanente de Marx. Voici ce qu’écrivait Lénine à ce sujet dès 1905 :

    Dans la mesure de nos forces, c’est-à-dire des forces du prolétariat conscient et organisé, nous commencerons à passer de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue.

    Nous ne nous arrêterons pas à mi-chemin… Sans donner dans l’esprit d’aventures, sans trahir notre conscience scientifique, sans poursuivre une popularité bon marché, nous pouvons dire et disons une chose seulement : de toutes nos forces, nous aiderons toute la paysannerie à faire la révolution démocratique, afin qu’il nous soit plus facile à nous, parti du prolétariat, de passer aussi rapidement que possible à une nouvelle tâche plus élevée, celle de la révolution socialiste.Et voici ce qu’écrit Lénine sur ce thème seize ans plus tard, après la conquête du pouvoir par le prolétariat :

    Les Kautsky, Hilferding, Martov, Tchernov, Hillquit, Longuet, Mac Donald, Turatti et autres héros du marxisme n’ont pas su comprendre… les rapports entre la révolution démocratique bourgeoise et la révolution socialiste prolétarienne. La première se transforme en la seconde. La se’conde résout, en passant, les questions de la première. La seconde consolide la première. La lutte, et la lutte seulement, décide dans quelle mesure la première réussit à se transformer en la seconde.

    J’attire l’attention sur la première citation, extraite de l’article de Lénine « L’attitude de la social-démocratie envers le mouvement paysan », publié le 1 er septembre 1905.

    Ceci pour l’instruction des camarades qui continuent encore à affirmer que Lénine est arrivé à l’idée de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste, à l’idée de la révolution permanente, pendant la guerre impérialiste, vers 1916 environ. Cette citation prouve irréfutablement que ces camarades se trompent profondément.

    4. La révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat

    Quels sont les traits qui distinguent la révolution prolétarienne de la révolution bourgeoise ?

    La différence entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise peut se ramener à cinq points fondamentaux.

    1. La révolution bourgeoise commence d’habitude lorsque les formes du régime capitaliste, qui ont pris naissance et mûri au sein de la société féodale, sont déjà plus ou moins développées, tandisque la révolution prolétarienne commence lorsque les formes du régime socialiste font complètement, ou presque complètement, défaut.

    2. Le problème fondamental de la révolution bourgeoise se réduit à s’emparer du pouvoir et à l’adapter à l’économie bourgeoise existante, tandis que le problème fondamental de la révolution prolétarienne consiste, après la prise du pouvoir, à édifier une nouvelle économie socialiste.

    3. La révolution bourgeoise se termine ordinairement par la prise du pouvoir, tandis que la prise du pouvoir n’est que le commencement de la révolution prolétarienne, qui utilise ce pouvoir comme levier pour la transformation de la vieille économie et pour l’organisation de la nouvelle.

    4. La révolution bourgeoise se borne à remplacer au pouvoir un groupe exploiteur par un autre groupe exploiteur ; c’est pourquoi, elle n’a pas besoin de briser l’ancien mécanisme étatique, tandis que la révolution prolétarienne enlève le pouvoir à tous les groupes exploiteurs et le donne au chef de tous les travailleurs exploités, à la classe des prolétaires, et, par suite, elle est obligée de briser la vieille machine d’État et de la remplacer par une nouvelle.

    5. La révolution bourgeoise ne peut rallier autour de la bourgeoisie pour un temps plus ou moins long les exploités et les travailleurs, précisément parce qu’ils sont des exploités et des travailleurs, tandis que la révolution prolétarienne, si elle veut remplir sa tâche essentielle de consolidation du pouvoir prolétarien et d’édification d’une nouvelle économie socialiste, peut et doit les souder au prolétariat par une alliance durable, parce qu’ils sont précisément des exploités et des travailleurs.

    Voici quelques thèses fondamentales de Lénine sur ce sujet : L’une des différences fondamentales entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste consiste en ce que pour la révolution bourgeoise, qui toujours découle du féodalisme, les nouvelles organisations économiques se créent progressivement au sein del’ancien régime, ne serait-ce que par le, développement des rapports commerciaux, qui transforment peu à peu tous les côtés de la société féodale.

    La révolution bourgeoise n’avait à résoudre qu’un seul problème : balayer, rejeter, détruire toutes les entraves de l’ancienne société. En remplissant cette tâche, chaque révolution bourgeoise remplit ce qu’on exige d’elle, car, en somme, elle crée la production marchande et permet le développement du capitalisme.

    La révolution socialiste se trouve dans une tout autre situation. Plus le pays dans lequel la révolution sociale commence est arriéré, plus il lui est difficile de passer des anciens rapports capitalistes aux rapports socialistes. Aux problèmes de destruction viennent s’ajouter ici des problèmes d’organisation, d’une difficulté inouïe…

    Si l’esprit créateur des masses, fortifié par la grande expérience de 1905, n’avait pas créé les soviets dès février 1917, ceux-ci n’auraient pu prendre le pouvoir en octobre, car le succès dépend de l’existence d’une forme toute prête d’organisation du mouvement englobant des millions d’hommes.

    Cette forme toute prête fut le soviet, non pas parce que de brillants succès, un triomphe sans précédent nous étaient réservés dans le domaine politique, mais parce que la nouvelle forme politique était toute prête et qu’il ne nous restait qu’à transformer par quelques décrets le pouvoir soviétiste, encore à l’état embryonnaire aux premiers temps de la révolution, en la forme officiellement reconnue de l’État russe : la république soviétiste russe…

    Il reste encore deux problèmes immensément difficiles, dont la solution n’est pas donnée par la marche triomphale qu’a connue notre révolution…

    C’est, premièrement, le problème de l’organisation intérieure, que toute révolution socialiste a à résoudre. La révolution socialiste se distingue précisément de la révolution bourgeoise en ce que cette dernière possède des formes toutes prêtes d’organisation capitaliste, tandis que la révolution soviétiste prolétarienne n’hérite pas de ces rapports tout préparés, exception faite des formes les plus développées du capitalisme, qui, en somme, n’ont atteint que quelques sommets de l’industrie et ont encore très peu touché l’agriculture.

    L’organisation de l’enregistrement, du contrôle dans les entreprises les plus importantes, la transformation de tout le mécanisme économique de l’État en une seule grande machine, en un organisme économique travaillant de telle sorte que des centaines de millions d’hommes se règlent sur un plan unique, tel est le problème gigantesque d’organisation qui pèse de tout son poids sur nos épaules. Ce problème n’admet pas la solution de hasard avec laquelle nous avons réussi à surmonter les problèmes de la guerre civile…

    Le deuxième problème est celui de la révolution mondiale. S’il nous a été facile de battre les bandes de Kérensky et de créer le pouvoir, si, sans grande peine, nous avons obtenu le décret de la socialisation de la terre, du contrôle ouvrier, c’est uniquement parce que la situation spéciale qui s’était créée pendant un court espace de temps nous avait couverts contre l’impérialisme international.

    L’impérialisme international, qui possède toute la puissance du capital coalisé et de la technique militaire, représente une force gigantesque, qui, en aucun cas et à aucune condition, ne pouvait vivre aux côtés de la république soviétiste par suite de sa situation objective et des intérêts économiques de la classe capitaliste qu’il incarnait, par suite aussi de ses liaisons commerciales, de ses relations internationales et financières.

    Le conflit était inévitable. La grande difficulté de la révolution russe, son problème historique suprême, c’est la nécessité de résoudre les problèmes internationaux, la nécessité de provoquer la révolutionmondiale.

    Tels sont le caractère intérieur et le sens fondamental de la révolution prolétarienne.

    Peut-on effectuer un changement radical de l’ancien régime bourgeois sans révolution violente, sans dictature du prolétariat ? Il est clair que c’est impossible. Penser qu’une telle révolution peut s’effectuer pacifiquement, dans le cadre de la démocratie bourgeoise adaptée à l’hégémonie bourgeoise, c’est avoir perdu le sens commun ou renier ouvertement la révolution prolétarienne.

    Il faut souligner d’autant plus fortement et catégoriquement cette thèse que nous sommes en présence d’une révolution prolétarienne qui n’a triomphé encore que dans un seul pays entouré de pays capitalistes ennemis et d’une bourgeoisie soutenue par le capital international.

    Voilà pourquoi, dit Lénine, la libération de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais encore sans la destruction de la machine d’État qui fut créée par la classe au pouvoir…

    « Que la majorité de la population, tout en conservant la propriété privée, c’est-à-dire le pouvoir, le joug du capital, se prononce pour le parti du prolétariat, et alors seulement ce dernier pourra et devra prendre le pouvoir ». Ainsi parlent les démocrates petits-bourgeois qui s’intitulent socialistes et qui sont en fait les serviteurs de la bourgeoisie.

    Mais nous, nous disons : Que, tout d’abord, le prolétariat révolutionnaire renverse la bourgeoisie, brise le joug du capital et l’appareil de l’État bourgeois, et alors le prolétariat victorieux pourra gagner la sympathie et obtenir l’appui de la majorité des travailleurs non prolétaires en leur donnant satisfaction au détriment des exploiteurs.

    Pour amener la majorité de la population de son côté, le prolétariatdoit, premièrement, renverser la bourgeoisie et s’emparer du

    pouvoir. Il doit, deuxièmement, instaurer le pouvoir soviétiste, et anéantir le vieil appareil d’État. Par là, il sapera d’emblée la suprématie, l’autorité, l’influence de la bourgeoisie et des petits-bourgeois hésitants sur les masses travailleuses non-prolétariennes.

    Il doit, troisièmement, achever d’anéantir l’influence de la bourgeoisie et des petits-bourgeois hésitants sur la majorité des masses laborieuses non-prolétariennes en satisfaisant révolutionnairement leurs besoins économiques aux dépens des exploiteurs, tels sont les indices caractéristiques de la révolution prolétarienne.

    Quels sont donc alors les traits essentiels de la dictature du prolétariat, si l’on admet que la dictature du prolétariat est le fond de la révolution prolétarienne ?

    Voici la définition la plus générale de la dictature du prolétariat donnée par Lénine :

    La dictature du prolétariat n’est pas la fin de la lutte de classe ; elle en est la continuation sous de nouvelles formes. La dictature du prolétariat est la lutte de classe du prolétariat victorieux qui a arraché le pouvoir politique à la bourgeoisie vaincue, mais non anéantie, non disparue et ne cessant de résister et d’accroître sa résistance.

    S’élevant contre ceux qui confondent la dictature du prolétariat avec le pouvoir « populaire », « élu par tous », « indépendant des classes », Lénine dit :

    La classe qui s’est emparée du pouvoir politique, l’a pris en ayant conscience qu’elle le prenait seule. Cela rentre dans la conception de dictature du prolétariat.

    Cette conception n’a de sens que lorsqu’une classe sait qu’elle prendseule le pouvoir politique entre ses mains et qu’elle ne se trompe elle-même ni n’abuse les autres par des bavardages sur le pouvoir populaire élu par tous, sanctifié par tout le peuple.

    Cela ne signifie pas, néanmoins, que le pouvoir d’une classe, celle des prolétaires, qui ne partage pas et ne peut pas partager ce pouvoir avec les autres classes, n’ait, pas besoin, pour arriver à ses buts, de l’alliance avec les travailleurs et les exploités des autres classes. Au contraire, ce pouvoir, pouvoir d’une seule classe, ne peut être affermi et ne peut aboutir qu’avec une certaine alliance entre la classe des prolétaires et les classes travailleuses petites-bourgeoises, en premier lieu avec les masses laborieuses paysannes.

    Quelle est cette forme particulière d’alliance, en quoi consiste-t-elle ? Cette alliance avec les masses laborieuses des autres classes non-prolétariennes ne contredit-elle pas en général l’idée de la dictature d’une classe ?

    Ce qui caractérise essentiellement cette alliance, c’est que sa force directrice est le prolétariat, c’est que le directeur de l’État, le directeur de la dictature du prolétariat est un seul parti, celui du prolétariat, le parti des communistes, qui ne partage pas et ne peut pas partager la direction avec les autres partis.

    Comme on le voit, la contradiction n’est qu’apparente.

    La dictature du prolétariat, dit Lénine, est la forme particulière d’une alliance de classe entre le prolétariat, avant-garde des travailleurs, et les nombreuses couches non-prolétariennes des travailleurs (petite bourgeoisie, petits patrons, paysans, intellectuels, etc.), alliance dirigée contre le capital et ayant pour but de renverser définitivement le capital, de réprimer complètement la résistance de la bourgeoisie et les tentatives de restauration de sa part, d’établir et de consolider définitivement le socialisme.

    Cette alliance particulière qui s’établit dans une situation particulière, c’est-à-dire au cours de la guerre civile la plus acharnée, c’est l’alliance des partisans résolus du socialisme avec ses alliés hésitants, parfois avec les « neutres » (alors l’alliance, d’entente pour la lutte, devient une entente pour la neutralité), l’alliance entre des classes qui diffèrent économiquement, politiquement, socialement et idéologiquement.

    Polémiquant contre une telle conception de la dictature du prolétariat, Kaménev, dans un de ses rapports, déclare :

    La dictature n’est pas l’alliance d’une classe avec une autre. (Pravda, 14 janvier 1925.)

    Je pense qu’ici le camarade Kaménev vise principalement un passage de ma brochure La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes, où il est dit :

    La dictature du prolétariat n’est pas simplement une élite gouvernementale, « intelligemment » sélectionnée par un « stratège expérimenté » et « s’appuyant raisonnablement » sur telles ou telles couches de la population. La dictature du prolétariat est l’alliance de classe du prolétariat et des masses laborieuses rurales pour le renversement du capitalisme, pour la victoire définitive du socialisme, à la condition que la force dirigeante de cette alliance soit le prolétariat.

    Je maintiens complètement cette formule de la dictature du prolétariat, parce que j’estime qu’elle coïncide exactement avec celle de Lénine que je viens de citer.

    J’affirme que la déclaration de Kaménev, d’après lequel « la dictature n’est pas l’alliance d’une classe avec une autre », sous une forme aussi catégorique, n’a rien de commun avec la théorie léniniste de la dictature du prolétariat.

    J’affirme que, pour parler ainsi, il faut ne pas avoir compris le sensde l’idée du bloc, de l’alliance du prolétariat et de la paysannerie, de l’hégémonie du prolétariat dans cette alliance.

    Parler ainsi, c’est montrer qu’on n’a pas compris cette thèse de Lénine :

    Seule, l’entente avec les paysans peut sauver la révolution socialiste en Russie, tant que la révolution n’éclatera pas dans les autres pays.

    Pour parler ainsi, il faut n’avoir pas compris cette thèse de Lénine : Le principe suprême de la dictature, c’est le maintien de l’alliance du prolétariat avec la paysannerie, afin que le prolétariat puisse conserver le rôle dirigeant et le pouvoir.

    Signalant un des buts principaux de la dictature, celui de la répression des exploiteurs, Lénine dit :

    Scientifiquement parlant, la dictature est un pouvoir qui n’est limité par aucune loi, qui n’est gêné par aucune règle et qui s’appuie directement sur la violence. La dictature signifie — prenez-en note une fois pour toutes, Messieurs les cadets — le pouvoir illimité s’appuyant sur la force et non sur la loi. Pendant la guerre civile, tout pouvoir victorieux ne peut être qu’une dictature.

    Mais, naturellement, la dictature du prolétariat ne se réduit pas à la violence, quoiqu’il n’y ait pas de dictature sans violence.

    La dictature, — dit Lénine, — ne signifie pas seulement la violence, quoiqu’elle soit impossible sans violence, elle signifie également une organisation du travail supérieure à l’organisation antérieure…

    La dictature du prolétariat… n’est pas uniquement la violence envers les exploiteurs, ni même principalement la violence. La base économique de cette violence révolutionnaire, la garantie de sa vitalité et de son succès est que le prolétariat représente et réalise un type supérieur d’organisation sociale du travail, comparativement au capitalisme.Tel est le fond.

    C’est là la source de la force et la garantie de la victoire complète et inévitable du communisme…

    L’essence de la dictature est dans l’organisation et la discipline de l’avant-garde des travailleurs, de leur unique dirigeant, le prolétariat.

    Son but, c’est de créer le socialisme, d’abolir la division de la société en classes, de faire de tous les membres de la société des travailleurs, de supprimer toute possibilité d’exploitation de l’homme par l’homme.

    Ce but ne peut être atteint du premier coup. Il exige une époque de transition assez longue du capitalisme au socialisme, parce que la réorganisation de la production est chose difficile, parce qu’il faut du temps pour des transformations radicales dans tous les domaines de la vie, parce que la force énorme de l’accoutumance a 1’économie petite-bourgeoise et bourgeoise ne peut être surmontée que par une lutte longue et acharnée. C’est pourquoi Marx parle de toute une période de dictature du prolétariat comme d’une période transitoire du capitalisme au socialisme.

    Tels sont les traits caractéristiques de la dictature du prolétariat.

    De là, trois côtés fondamentaux de la dictature du prolétariat :

    1. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour la répression des exploiteurs, la défense du pays, la consolidation des relations avec les prolétaires des autres pays, le développement et la victoire de la révolution dans tous les pays ;

    2. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour détacher définitivement de la bourgeoisie les travailleurs et les masses exploitées, pour renforcer l’alliance du prolétariat avec ces masses, pour faire participer ces dernières à la réalisation du socialisme et assurer leur direction politique par le prolétariat ;

    3. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour l’organisation du socialisme, l’abolition des classes, l’acheminement vers une société sans classes, sans Etat.

    La dictature du prolétariat est la réunion de ces trois côté, dont aucun ne peut être considéré comme l’indice caractéristique unique de cette dictature, et dont l’absence d’un seul suffit pour que la dictature du prolétariat cesse d’être une dictature dans un pays encerclé par le capitalisme. C’est pourquoi on ne saurait exclure aucun de ces trois côtés sous peine de dénaturer la conception de la dictature du prolétariat. Seuls, ces trois côtés pris ensemble nous donnent une conception complète, achevée de la dictature du prolétariat.

    La dictature du prolétariat a ses périodes, ses formes particulières, ses méthodes de travail. Durant la guerre civile, ce qui saute particulièrement aux yeux, c’est le côté violent de la dictature. Mais il ne s’ensuit pas que, pendant la guerre civile, aucun travail d’édification ne s’effectue. Sans un tel travail, il serait impossible de mener la guerre civile. Pendant la période de réalisation progressive du socialisme, au contraire, ce qui saute particulièrement aux yeux, c’est le travail paisible, organisateur, culturel de la dictature, la légalité révolutionnaire, etc.

    Mais il ne s’ensuit pas non plus que le côté violent de la dictature ait disparu, ou puisse disparaître au cours de cette période.

    Les organes de répression, l’armée et autres organisations, sont nécessaires dans la période d’édification comme pendant la guerre civile. Sans ces organes, aucun travail de construction sous la dictature n’est possible.

    Il ne faut pas oublier que la révolution n’a encore vaincu que dans un seul pays. Il ne faut pas oublier que, tant que subsiste l’encerclement capitaliste, le danger d’une intervention militaire, avec toutes ses conséquences, subsiste.

    5. Le parti et la classe ouvrière dans le système de la dictature du prolétariat

    J’ai parlé plus haut de la dictature du prolétariat au point de vue de sa nécessité historique, de sa nature de classe, de sa nature étatique et, enfin, de son œuvre de destruction et de création, qui dure toute une période historique appelée période de transition du capitalisme au socialisme.

    Nous allons examiner la dictature du prolétariat au point de vue de sa structure, de son mécanisme, du rôle et de l’importance des « courroies de transmission », « leviers » et « forces dirigeantes » dont l’ensemble forme le « système de la dictature du prolétariat » (Lénine) et à l’aide desquels le travail quotidien de la dictature du prolétariat se réalise.

    Quels sont ces « courroies de transmission », ces « leviers », cette « force dirigeante dans le système de la dictature du prolétariat ? Quelle en est la raison d’être ?

    Les leviers, les courroies de transmission sont les organisations mêmes du prolétariat sans l’aide desquelles il est impossible d’organiser la dictature.

    La force dirigeante, c’est le détachement avancé du prolétariat, c’est son avant-garde, qui est la force essentielle dirigeante de la dictature du prolétariat.

    Ces leviers, ces courroies de transmission et cette force dirigeante sont nécessaires au prolétariat, parce que, sans eux, il serait dans la lutte comme une armée sans armes devant le capital organisé et armé. Ces organisations sont indispensables au prolétariat, parce que, sans elles, il serait infailliblement battu dans sa lutte pour le renversement de la bourgeoisie, la consolidation de son pouvoir,l’édification du socialisme. L’aide systématique de ces organisations et la force dirigeante de l’avant-garde sont indispensables, parce que, sans ces conditions, la dictature du prolétariat ne saurait être durable.

    Quelles sont ces organisations ?

    Premièrement, ce sont les syndicats ouvriers avec leurs ramifications vers le centre et la périphérie sous forme d’organisations de production, d’éducation, de culture et autres. Ces organisations réunissent les ouvriers de toutes les professions. Ce ne sont pas des organisations du parti. Les syndicats peuvent être considérés comme l’organisation générale de la classe ouvrière au pouvoir en U. R. S.

    S. Ils sont l’école du communisme. Ils donnent les meilleurs de leurs membres pour le travail de direction dans toutes les branches. Ils réalisent la liaison entre les couches avancées et les couches arriérées de la classe ouvrière. Ils unissent les masses ouvrières à l’avant-garde de la classe ouvrière.

    Deuxièmement, ce sont les soviets, avec leurs nombreuses ramifications au centre et dans la périphérie, sous forme d’organisations administratives, économiques, militaires, culturelles et autres, plus d’innombrables associations de travailleurs qui entourent ces organisations et les relient à la population. Les soviets, c’est l’organisation de la masse des travailleurs de la ville et de la campagne. Les soviets ne sont pas des organisations du parti. Ils sont l’expression directe de la dictature du prolétariat.

    C’est par les soviets que passent toutes les mesures destinées à la consolidation de la dictature et à la réalisation du socialisme. C’est par les soviets que le prolétariat gouverne et dirige la paysannerie.

    Les soviets unissent la niasse innombrable des travailleurs à l’avant-garde du prolétariat.

    Troisièmement, c’est la coopération de toute espèce avec toutes ses ramifications. Organisation de masse des travailleurs, la coopération n’est pas une organisation du parti. Elle unit les travailleurs, tout d’abord, comme consommateurs et, avec le temps, comme producteurs (coopération agricole). Elle acquiert une importance particulière après la consolidation de la dictature du prolétariat, pendant la période de la grande édification.

    Elle facilite la liaison de l’avant-garde du prolétariat avec les masses paysannes et permet de faire participer ces dernières à l’édification socialiste.

    Quatrièmement, c’est l’Union des Jeunesses. Organisation de masse de la jeunesse ouvrière et paysanne, cette Union n’est pas une organisation du parti, mais elle touche au parti. Elle a pour but d’aider le parti à former la jeune génération dans l’esprit socialiste.

    Elle fournit de jeunes réserves pour toutes les autres organisations de masse du prolétariat. L’Union des Jeunesses acquiert une importance particulière après la consolidation de la dictature du prolétariat, dans la période de travail culturel et éducatif du prolétariat.

    Enfin, c’est le parti du prolétariat, son avant-garde. Sa force consiste en ce qu’il absorbe l’élite du prolétariat organisé dans les syndicats, coopératives, etc. Il est destiné à unir le travail de toutes les organisations de masse du prolétariat et à diriger leur action vers un seul but, celui de la libération du prolétariat. Cette union et cette direction sont absolument nécessaires, car, sans elles, l’unité dans la lutte du prolétariat est impossible et la direction des masses prolétariennes dans leur lutte pour le pouvoir et pour l’édification du socialisme est également impossible.

    Mais il n’y a que l’avant-garde du prolétariat, son parti, qui soit capable d’unir et de diriger le travail des organisations de masse du prolétariat. Seul, le parti du prolétariat, celui des communistes, est capable de remplir ce rôle de directeur principal dans le système de la dictature du prolétariat.

    Pourquoi ?

    Tout d’abord, parce que le parti renferme l’élite de la classe ouvrière, élite liée directement avec les organisations sans-parti du prolétariat, que fréquemment elle dirige.

    En second lieu, parce qu’il est la meilleure école pour la formation de leaders ouvriers capables de diriger les différentes organisations de leur classe. En troisième lieu, parce qu’il est, par son expérience et son autorité, la seule organisation capable de centraliser la lutte du prolétariat et de transformer ainsi toutes les organisations sans-parti de la classe ouvrière en organes desservant cette dernière (Les bases du léninisme).

    Le parti est la force de direction essentielle dans le système de la dictature du prolétariat.

    Le parti est la forme suprême de l’union de classe du prolétariat (Lénine).

    Ainsi, les syndicats, en tant qu’organisation de masse du prolétariat, relient le parti à la classe dans le domaine de la production ; les soviets, en tant qu’organisation de niasse des travailleurs, relient le parti à ces derniers, surtout en ce qui concerne la direction gouvernementale ; la coopération, en tant qu’organisation de niasse des paysans principalement, relie le parti aux masses rurales, surtout dans le domaine économique et en ce qui concerne la participation des paysans à l’édification du socialisme ; l’Union des Jeunesses, en tant qu’organisation de masse de la jeunesse ouvrière et paysanne, est appelée à faciliter à l’avant-garde du prolétariat l’éducation socialiste de la nouvelle génération et la préparation de jeunes réserves ; enfin, le parti, en tant que force directrice principale dans le système de la dictature du prolétariat, est appelé à diriger toutes ces organisations de masses. Tel est, dans les grands traits, le tableau du « mécanisme » de la dictature, le tableau du « système de ladictature du prolétariat ».

    Sans le parti, force dirigeante fondamentale, la dictature du prolétariat ne saurait être solide et durable.

    De la sorte, comme le dit Lénine, on a en somme un appareil prolétarien qui, formellement, n’est pas communiste, mais qui est souple, relativement large et très puissant ; au moyen de cet appareil, le parti est étroitement lié à la classe et aux masses et la dictature de la classe est réalisée sous la direction du parti.

    Cela ne signifie pas, naturellement, que le parti puisse et doive remplacer les syndicats, les soviets et autres organisations de masse.

    Le parti réalise la dictature du prolétariat. Mais il ne la réalise pas directement ; il la réalise à l’aide des syndicats, des soviets et de leurs ramifications. Sans ces « courroies de transmission », toute dictature tant soit peu solide serait impossible.

    Il est impossible, dit Lénine, de réaliser la dictature sans quelques « courroies de transmission » de l’avant-garde à la classe avancée, de l’avant-garde à la masse des travailleurs…

    Le parti, pour ainsi dire, absorbe l’avant-garde du prolétariat et cette avant-garde réalise la dictature du prolétariat. Sans une base comme les syndicats, on ne peut réaliser la dictature du prolétariat, on ne peut accomplir les fonctions de l’État. On est obligé de les accomplir par l’intermédiaire d’une série d’institutions spéciales d’un type tout nouveau, c’est-à-dire par l’appareil soviétiste.

    Il faut considérer comme l’expression suprême du rôle dirigeant du parti en U. R. S. S., pays de dictature du prolétariat, le fait qu’aucune question de politique ou d’organisation ne se résout dans nos organisations soviétistes et autres organisations de masse sans les directives du parti.

    En ce sens, on pourrait dire que la dictature du prolétariat estessentiellement la « dictature » de son avant-garde, la « dictature » de son parti. Voici ce que disait à ce sujet Lénine aux deuxième congrès de l’I.C. :

    Tenner dit qu’il est pour la dictature du prolétariat, mais il ne se représente pas tout à fait comme nous cette dictature. Il dit que, par dictature du prolétariat, nous entendons essentiellement la dictature de sa minorité organisée et consciente.

    Effectivement, à l’époque du capitalisme, lorsque les masses ouvrières subissent une exploitation constante et ne peuvent développer leurs capacités humaines, le trait le plus caractéristique des partis politiques ouvriers est qu’ils ne peuvent englober que la minorité de leur classe.

    Le parti politique ne peut réunir que la minorité de la classe, de même que les ouvriers vraiment conscients dans toute société capitaliste ne forment que la minorité des ouvriers. C’est pourquoi, nous sommes obligés de reconnaître que, seule, cette minorité consciente peut diriger les masses ouvrières et les entraîner à sa suite.

    Si Tenner dit qu’il est ennemi du parti, mais qu’en même temps il veut que la minorité des ouvriers les plus révolutionnaires et les mieux organisés montre’ la voie à tout le prolétariat, je dis alors qu’en réalité il n’y a pas de différence entre nous.

    Est-ce à dire qu’entre dictature du prolétariat et rôle dirigeant du parti (« dictature » du parti) on puisse mettre le signe d’égalité, identifier ces deux termes, substituer le premier au second ou inversement ? Naturellement, non. Pourtant Sorine, par exemple, dit que « la dictature du prolétariat est la dictature de notre parti ».

    Cette thèse, comme on le voit, confond la dictature du parti avec celle du prolétariat. Peut-on l’admettre tout en restant sur le terrain du léninisme ? Non, et voici pourquoi.Premièrement, dans la citation que nous avons donnée du discours de Lénine aux deuxième congrès de l’I.C., Lénine n’identifie nullement le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat.

    Il se borne à dire que « seule, une minorité consciente (c’est-à-dire le parti) peut diriger les masses ouvrières et les entraîner à sa suite », que dans ce sens précisément, « par dictature du prolétariat, nous entendons essentiellement la dictature de sa minorité organisée et consciente ».

    Essentiellement ne signifie pas entièrement. Nous disons souvent que la question nationale est essentiellement une question paysanne.

    Cela est parfaitement exact. Mais cela ne signifie pas que la question nationale se réduise à la question paysanne, que la question paysanne soit aussi vaste que la question nationale, qu’elle soit absolument identique à cette dernière.

    Point n’est besoin de prouver que la question nationale est plus vaste et plus riche que la question paysanne. Il en est de même du rôle dirigeant du parti et de la dictature du prolétariat. Si le parti applique la dictature du prolétariat et si, dans ce sens, la dictature du prolétariat est essentiellement la « dictature » de son parti, il ne s’ensuit pas que la « dictature du parti » (son rôle dirigeant) soit identique à la dictature du prolétariat, que la première ait la même ampleur que la seconde.

    Il est inutile de démontrer que la dictature du prolétariat est plus vaste et plus riche que le rôle dirigeant du parti. Le parti applique la dictature du prolétariat et non pas une autre dictature. Identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est substituer à cette dernière la « dictature » du parti.

    Deuxièmement, aucune décision importante des organisations de masse du prolétariat n’est prise sans les instructions du parti. C’est parfaitement exact. Mais est-ce à dire que la dictature du prolétariat se réduise aux instructions du parti ?

    Est-ce à dire que les instructions du parti puissent être, pour cette raison, identifiées à la dictature du prolétariat ? Naturellement non. La dictature du prolétariat se compose des instructions du parti, mais aussi de leur application par les organisations de niasse du prolétariat et de leur application par la population.

    Comme on le voit, nous avons ici différentes transitions et gradations qui forment un point important de la dictature du prolétariat.

    Entre les instructions du parti et leur application, il y a, par conséquent, la volonté et l’action de diriger, la volonté et l’action de la classe, son désir ou son refus de soutenir ces instructions, sa capacité ou son incapacité de les appliquer comme l’exige la situation. Il est inutile de prouver que le parti, qui assume la direction, doit compter avec la volonté, l’état, le niveau de conscience des dirigés ; il doit tenir compte de la volonté, de l’état et du niveau de conscience de sa classe. C’est pourquoi identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est substituer à la volonté et à l’action de la classe les instructions du parti.

    Troisièmement, « la dictature du prolétariat, dit Lénine, est la lutte de classe du prolétariat vainqueur qui a pris le pouvoir en mains ».

    Par quoi s’exprime cette lutte de classe ? Elle peut s’exprimer par différentes interventions armées du prolétariat contre les tentatives de sortie de la bourgeoisie renversée ou contre l’intervention de la bourgeoisie étrangère.

    Elle peut s’exprimer par la guerre civile si le pouvoir du prolétariat n’est pas encore consolidé. Elle peut s’exprimer par un travail organisé et édificateur très vaste du prolétariat avec la participation des grandes masses après que le pouvoir se sera consolidé.

    Dans tous ces cas, le personnage actif c’est le prolétariat, en tant que classe. Jamais le parti tout seul, en tant que parti, n’a pu organiser ces interventions armées par ses propres forces sans le soutien de la classe. D’ordinaire, il dirige ces interventions dans la mesure où il est soutenu par la classe, car le parti ne peut remplacer la classe.

    En effet, malgré toute l’importance de son rôle dirigeant, il n’est qu’une partie de la classe. C’est pourquoi, identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est remplacer la classe par le parti.

    Quatrièmement, le parti réalise la dictature du prolétariat. « Le parti, c’est l’avant-garde dirigeante du prolétariat, c’est le guide » (Lénine).

    C’est dans ce sens que le parti prend le pouvoir, qu’il gouverne le pays. Mais cela ne signifie pas que le parti réalise la dictature du prolétariat en dehors de l’État, sans l’État, qu’il gouverne le pays en dehors des soviets, et non par eux. Cela ne signifie pas que le parti puisse s’identifier aux soviets, à l’État.

    Le parti, c’est le centre du pouvoir, mais il ne peut être identifié à l’État. « En tant que parti dirigeant, dit Lénine, nous avons dû réunir la tête des soviets à la tête du parti et les choses resteront ainsi. » C’est parfaitement exact.

    Mais Lénine ne veut pas dire par là que nos administrations soviétistes prises dans leur ensemble, par exemple, notre armée, notre transport, nos administration économiques, etc., soient des administrations de notre parti, que le parti puisse remplacer les soviets et leurs ramifications, qu’il puisse s’identifier à l’État. Lénine a répété maintes fois que « le système des soviets, c’est la dictature du prolétariat », mais il n’a jamais dit que le parti c’est l’État, que les soviets et le parti c’est la même chose. Le parti, qui compte quelques centaines de mille membres, dirige les soviets et leurs ramifications au centre et dans la périphérie.

    Les soviets englobent plusieurs millions d’hommes, communistes ou sans-parti, mais le parti ne peut pas et ne doit pas se substituer à eux.

    Voilà pourquoi Lénine dit que « la dictature est réalisée par leprolétariat organisé dans les soviets et dirigé par le parti communiste bolchevik » ; que « tout le travail du parti s’effectue au moyen des soviets, qui unissent les masses ouvrières sans distinction de profession » ; que la dictature « doit être réalisée… au moyen de l’appareil soviétiste ». C’est pourquoi identifier le rôle dirigeant du parti à la dictature du prolétariat, c’est substituer le parti aux soviets, à l’État.

    Cinquièmement, la conception de la dictature du prolétariat est une conception d’État. La dictature du prolétariat implique absolument la conception de la violence. Sans violence, il n’y a pas de dictature, si l’on comprend la dictature dans le sens exact du terme. Lénine définit la dictature du prolétariat comme « un pouvoir s’appuyant directement sur la violence ».

    Par suite, parler de dictature du parti par rapport à la classe prolétarienne et identifier cette dictature à la dictature du prolétariat, cela revient à dire que le parti doit être vis-à-vis de sa classe non seulement un dirigeant, un guide et un instructeur, mais aussi, en quelque sorte, un pouvoir d’État employant la violence à l’égard de cette classe.

    C’est pourquoi, identifier « la dictature du parti » à la dictature du prolétariat, c’est admettre implicitement que l’on peut fonder l’autorité du parti sur la violence, ce qui est absurde et absolument incompatible avec le léninisme.

    L’autorité du parti est soutenue par la confiance de la classe ouvrière. Cette confiance, le parti ne l’acquiert pas par la violence — qui ne peut que la détruire — mais par la justesse de sa théorie et de sa politique, par son dévouement à la classe ouvrière, par ses attaches avec les masses ouvrières et sa capacité de les convaincre de l’exactitude de ses mots d’ordre.

    Que résulte-t-il de tout cela ?Il en résulte que :

    1° Lénine emploie le mot dictature du parti non pas dans le sens exact de ce mot (« pouvoir s’appuyant sur la violence »), mais au figuré, dans le sens de direction ;

    2° Identifier la direction du parti à la dictature du prolétariat, c’est dénaturer Lénine, en attribuant au parti des fonctions de violence à l’égard de la classe ouvrière dans son ensemble ;

    3° Attribuer au parti des fonctions de violence à l’égard de la classe ouvrière, c’est violer les conditions élémentaires des rapports justes entre l’avant-garde et la classe, entre le parti et le prolétariat.

    Nous abordons ainsi la question des rapports entre le parti et la classe, entre les membres du parti et les sans-parti de la classe ouvrière.

    Lénine définit ces rapports comme une « confiance mutuelle entre l’avant-garde de la classe ouvrière et les masses ouvrières ».

    Que signifie cela ?

    Cela signifie, premièrement, que le parti doit prêter l’oreille à la voix des masses, qu’il doit avoir la plus grande attention pour leur instinct révolutionnaire, qu’il doit étudier leur lutte pratique, vérifier à cette occasion la justesse de sa politique et, partant, non seulement instruire les masses, mais s’instruire lui-même à leur école.

    Cela signifie, deuxièmement, que le parti doit conquérir de jour en jour la confiance des masses prolétariennes, qu’il doit gagner, par sa politique et son travail, l’appui des niasses, qu’il ne doit pas commander, mais convaincre avant tout, en aidant les masses à reconnaître par leur propre expérience la justesse de sa politique, qu’il doit, par conséquent, être un dirigeant, un guide, un instructeur pour sa classe.

    Violer ces conditions, c’est porter atteinte aux rapports qui doiventexister entre l’avant-garde et la classe, c’est saper la confiance qui doit régner entre eux, désagréger la discipline à l’intérieur de la classe et du parti.

    A coup sûr — dit Lénine — presque tout le monde voit maintenant que les bolcheviks ne se seraient pas maintenus au pouvoir, je ne dis pas deux ans et demi, mais même deux mois et demi, sans la discipline absolument stricte, sans la véritable discipline de fer de leur parti, et sans l’aide apportée à ce parti, sans réserve et avec une entière abnégation, par toute la masse (de la classe ouvrière, ou du moins par tout ce qu’elle possède (de membres conscients, honnêtes, dévoués, actifs, capables de guider ou d’entraîner les couches retardataires… (La maladie infantile du communisme, p. 11.)

    La dictature du prolétariat est une lutte acharnée, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative, contre les forces et les traditions du vieux monde.

    La force de l’habitude enracinée chez des millions et des dizaines de millions d’hommes, voilà la force la plus redoutable. Sans un parti, un parti de fer endurci dans la lutte, sans un parti jouissant de la confiance de tous les membres honnêtes de la classe en question, sans un parti habile à suivre l’état d’esprit des masses et à influer sur lui, il est impossible de mener cette lutte avec succès. (La maladie infantile du communisme, p. 42.)

    Mais comment le parti acquiert­il la confiance et l’appui de la classe ? Comment se façonne la discipline de fer nécessaire à la dictature du prolétariat, sur quel sol croît-elle ?

    Voici ce que dit Lénine à ce sujet :

    Sur quoi repose la discipline du parti révolutionnaire du prolétariat ? Comment est-elle contrôlée ? Qu’est-ce qui la soutient ?Son fondement, c’est, en premier lieu, la conscience de l’avant-garde prolétarienne, son dévouement à la révolution, sa maîtrise de soi, son esprit de sacrifice, son héroïsme.

    C’est, en second lieu, son aptitude à se rapprocher de la masse des travailleurs, avant tout de la masse prolétarienne, mais aussi de la masse laborieuse non-prolétarienne ; son aptitude à se lier, ou à se fondre jusqu’à un certain point avec cette niasse.

    C’est, en troisième lieu, la ligne politique inflexible de cette avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politique ; mais encore faut-il que les masses se convainquent par leur propre expérience que cette tactique et cette stratégie sont justes.

    Sans ces conditions, dans un parti révolutionnaire réellement capable d’être le parti de cette classe d’avant-garde qui doit renverser la bourgeoisie et transformer toute la société, pas de discipline réalisable. Sans ces conditions, tout essai de créer cette discipline se transforme inévitablement en phrases creuses, en verbiage, en grimaces.

    Mais, d’autre part, ces conditions ne peuvent surgir tout d’un coup.

    Elles sont le résultat d’un long travail, d’une dure expérience. Leur élaboration est plus facile si l’on dispose d’une théorie révolutionnaire juste, mais cette théorie elle-même n’est pas un dogme tout fait, on ne peut lui donner sa forme définitive qu’en se jetant au cœur d’un mouvement qui embrasse réellement les masses et qui soit réellement révolutionnaire. (La maladie infantile du communisme, p. 13.)

    Puis, plus loin :

    La victoire sur le capitalisme exige des rapports justes entre le parti communiste dirigeant, la classe révolutionnaire, le prolétariat, d’une part, et la masse, c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs et des exploités, d’autre part.

    Si le parti communiste est réellement l’avant-garde de la classe révolutionnaire, s’il englobe l’élite de cette classe, s’il est composé de communistes parfaitement conscients et dévoués, instruits et expérimentés dans la lutte révolutionnaire, s’il a su se lier intimement à la vie de sa classe et, par cette dernière, à toute la masse des exploités, s’il a su inspirer à cette classe et à cette masse une confiance complète, il pourra, mais à cette condition seulement, diriger le prolétariat dans la lutte implacable, décisive, suprême contre toutes les forces du capitalisme.

    D’un autre côté, ce n’est que sous la direction d’un tel parti que le prolétariat est capable de déployer toute sa puissance révolutionnaire, en réduisant à néant l’apathie et la résistance d’une petite minorité d’aristocrates ouvriers corrompus par le capitalisme, de vieux trade-unionistes et de leaders coopératifs ; ce n’est que sous cette direction qu’il est capable de développer toute sa puissance, qui est infiniment plus grande que sa proportion dans la population, par suite de la structure économique même de la société capitaliste.

    De ces citations, il résulte que :

    1° L’autorité du parti et la discipline de fer de la classe ouvrière, discipline nécessaire pour la dictature du prolétariat, doivent être fondées non pas sur la crainte ou sur les droits « illimités » du parti, mais sur la confiance de la classe ouvrière dans le parti, sur l’appui que la classe ouvrière fournit au parti ;

    2° Le parti n’acquiert pas la confiance de la classe ouvrière d’un seul coup ni au moyen de la violence à l’égard de cette dernière ; il l’acquiert par un travail prolongé dans les masses, par une politique juste, par son aptitude à convaincre les masses, au moyen de leur propre expérience, de la justesse de sa politique, à s’assurer l’appui de la classe ouvrière, à mener à sa suite les masses de la classe ouvrière ;

    3° Sans une politique juste de la part du parti, politique renforcée par l’expérience de la lutte des masses, sans la confiance de la classe ouvrière, il n’y a pas et il ne peut y avoir de véritable direction du parti ;

    4° Le parti et sa direction, si cette dernière a la confiance de la classe et si elle est une véritable direction, ne peuvent être opposés à la dictature du prolétariat, car sans direction du parti (« dictature » du parti) jouissant de la confiance de la classe ouvrière, une dictature du prolétariat tant soit peu solide est impossible.

    Sans ces conditions, l’autorité du parti et la discipline de fer sont de vains mots ou ne reflètent que l’orgueil et l’esprit d’aventure.

    On ne peut opposer à la dictature du prolétariat la direction (« dictature ») du parti. On ne peut le faire, car la direction du parti, c’est le principal dans la dictature du prolétariat, si tant est que l’on ait en vue une dictature intégrale et solide, et non pas une dictature comme le fut, par exemple, la Commune de Paris, qui était incomplète et fragile.

    On ne peut le faire, car la dictature du prolétariat et la direction du parti sont, pour ainsi dire, sur une même ligne de travail, agissent dans le même sens.

    Déjà, rien que de poser la question : « Dictature de parti, ou bien dictature de classe ? Dictature des chefs ou bien dictature des masses ? », c’est témoigner de la confusion de pensée la plus invraisemblable et la plus désespérante… Nul n’ignore ceci : les masses se divisent en classes… Les classes sont généralement dirigées, du moins dans les pays civilisés, par des partis politiques ; les partis politiques, en règle générale, sont administrés par des groupements plus ou moins stables de personnes qui jouissent d’une supériorité d’autorité, d’influence ou d’expérience, et qui, portées par voie d’élection aux fonctions les plus considérables, sont appelées chefs… En arriver… à opposer en général la dictature des masses à la dictature des chefs, c’est d’une ridicule imbécillité. (La maladie infantile du communisme, p. 37 et 40.)

    C’est parfaitement exact. Mais cette thèse exacte découle de la prémisse qu’il existe des rapports exacts entre l’avant-garde et la classe ouvrière, entre le parti et la classe. Elle découle de l’hypothèseque les rapports entre l’avant-garde et la classe restent, pour ainsi dire, normaux, subsistent dans les limites de la « confiance mutuelle ».

    Mais que faire, si les rapports entre l’avant-garde et la classe, si la confiance entre le parti et la classe subissent une atteinte ? Que faire si le parti lui-même commence, d’une façon ou de l’autre, à s’opposer à la classe en détruisant la base de ses rapports rationnels avec cette dernière, en détruisant la « confiance mutuelle » ? De pareils cas sont-ils possibles ?

    Oui, ils le sont, si le parti commence à fonder son autorité dans les masses non pas sur le travail et la confiance, mais sur ses droits « illimités », si sa politique est nettement erronée, s’il ne veut pas voir son erreur et la corriger, s’il a une politique juste en général, mais si les masses ne sont pas encore prêtes à se l’assimiler, s’il ne sait pas ou ne veut pas attendre pour donner aux masses la possibilité de se convaincre par leur propre expérience de la justesse de sa politique.

    L’histoire de notre parti présente une série de cas de ce genre.

    Différents groupes et fractions dans notre parti ont dégénéré et se sont désagrégés parce qu’ils avaient violé une de ces trois conditions, ou même toutes les trois à la fois.

    Mais il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse pas opposer avec justesse la dictature du prolétariat à la « dictature » (direction) du parti dans les cas suivants :

    1° Dans le cas où, par dictature du parti vis-à-vis de la classe ouvrière, on entend, comme Lénine, non pas la dictature dans le sens propre de ce mot (« pouvoir s’appuyant sur la violence »), mais le rôle dirigeant du parti excluant la violence envers la classe dans son ensemble, envers sa majorité ;

    2° Dans le cas où le parti a des raisons d’être réellement le dirigeant de la classe, c’est-à-dire dans le cas où sa politique est juste, conforme aux intérêts de la classe ;

    3° Dans le cas où la classe accepte en majorité cette politique, se l’assimile, se convainc, grâce au travail du parti, de l’exactitude de cette politique, a confiance dans le parti et le soutient.

    La violation de ces conditions provoque infailliblement un conflit entre le parti et la classe, une scission entre eux et les oppose l’un à l’autre.

    Peut-on imposer par la force à la classe le rôle dirigeant du parti ? Non, on ne peut le faire. En tout cas, une telle direction ne peut être durable.

    Le parti, s’il veut rester le parti du prolétariat, doit savoir qu’il est avant tout et principalement le dirigeant, le guide, l’éducateur de la classe ouvrière. Nous ne devons pas oublier ce qu’a écrit à ce sujet Lénine dans sa brochure L’État et la révolution : En éduquant le parti ouvrier, le marxisme éduque l’avant-garde du prolétariat capable de prendre le pouvoir et de mener tout le peuple vers le socialisme, de diriger et d’organiser le nouveau régime, d’être l’éducateur, le dirigeant et le leader de tous les travailleurs et exploités dans l’organisation de leur vie sociale, sans la bourgeoisie et contre elle.

    Peut-on considérer que le parti est le véritable dirigeant de la classe, si sa politique est fausse, si elle se heurte aux intérêts de la classe ? Naturellement non. En pareil cas le parti, s’il veut continuer à diriger, doit réviser sa politique, la rectifier, reconnaître son erreur et la réparer.

    Pour confirmer cette thèse, on pourrait se référer à l’histoire de notre parti, à la période de l’abolition des réquisitions en nature : lorsqu’il vit que les masses ouvrières et paysannes étaient franchement mécontentes de notre politique, le parti révisa ouvertement et honnêtement cette politique.

    Voici ce que disait Lénine au dixième congrès sur la question de l’abolition des réquisitions en nature et de l’introduction de la nouvelle politique économique : Nous ne devons rien dissimuler, nous devons dire franchement que les paysans sont mécontents des rapports qui se sont établis chez nous, qu’ils n’en veulent pas et qu’ils ne continueront pas à vivre ainsi. Cela est indubitable. Ils ont nettement exprimé leur volonté.

    C’est celle de la grande masse de la population laborieuse. Nous devons en tenir compte et nous sommes des politiques suffisamment sensés pour dire franchement : révisons.

    Le parti peut-il assumer l’initiative et la direction des actions décisives des masses pour la seule raison que sa politique est juste dans l’ensemble, quand cette politique n’a pas la confiance et l’appui de la classe, parce que, par exemple, elle est trop arriérée politiquement, ou quand le parti n’a pas su convaincre la classe de la justesse de sa politique, parce que les événements, par exemple, ne sont pas assez mûrs ?

    Non. En pareil cas, le parti, s’il veut réellement diriger, doit savoir attendre ; il doit convaincre les masses de la justesse de sa politique, les aider à se convaincre par leur propre expérience de la justesse de cette politique.

    Si le parti révolutionnaire, dit Lénine, n’a pas la majorité dans les détachements avancés des classes révolutionnaires et dans le pays, il ne peut être question d’insurrection.

    Sans un changement dans les vues de la majorité de la classe ouvrière, la révolution est impossible ; or ce changement est produit par l’expérience politique des masses… L’avant-garde prolétarienne est conquise idéologiquement.

    C’est l’essentiel. Sans cela, le premier pas vers la victoire est impossible. Mais, de là à la victoire, il y a encore loin. On ne vainc pas avec une avant-garde seulement. Jeter seulement l’avant-garde dans la bataille décisive, tant que toute la classe, tant que les larges masses n’accordent pas leur appui direct à l’avant-garde, ou tout au moins n’observent pas une neutralité bienveillante à son égard et ne sont pas complètement incapables de soutenir l’adversaire, ce serait non seulement stupide, mais criminel.

    Mais pour que toute la classe, pour que les masses laborieuses et opprimées par le capital en arrivent à une telle position, la propagande et l’agitation sont insuffisantes. Il faut pour cela que ces masses acquièrent leur propre expérience politique.

    On sait que notre parti a précisément agi ainsi pendant la période qui s’est écoulée depuis les thèses d’avril de Lénine jusqu’à l’insurrection d’octobre 1917. Et c’est parce qu’il a agi selon les indications de Lénine qu’il a gagné l’insurrection.

    Telles sont les conditions essentielles des rapports mutuels justes entre l’avant-garde et la classe.

    Que signifie diriger, si la politique du parti est juste et si les rapports entre l’avant-garde et la classe sont ce qu’ils doivent être ?

    Diriger dans de telles conditions, c’est savoir convaincre les masses de la justesse de la politique du parti, c’est lancer et appliquer des mots d’ordre qui amènent les masses vers les positions du parti, c’est aider les masses à reconnaître par leur propre expérience la justesse de cette politique, c’est les élever au niveau du parti et s’assurer ainsi leur appui et leur participation à la lutte décisive.

    C’est pourquoi la méthode de persuasion est la méthode principale par laquelle le parti doit exercer sa direction envers la classe.

    Certes, dit Lénine, si en Russie même, après deux années et demie de victoires sans précédent sur la bourgeoisie russe et alliée, nous posions comme conditions d’admission au sein des syndicats la reconnaissance de la dictature du prolétariat, nous ferions une faute, nous diminuerions notre influence sur les niasses, nous ferions le jeu des mencheviks. Car toute la tâche des communistes est deconvaincre les autres travailleurs, de savoir travailler parmi eux et de ne pas se séparer d’eux par de puérils mots d’ordre de « gauche ».

    (La maladie infantile du communisme, p. 55-56.)

    Cela ne signifie pas naturellement que le parti doive convaincre tous les ouvriers jusqu’au dernier, qu’après cela seulement on puisse engager l’action. Cela signifie seulement qu’avant d’entreprendre une action politique décisive, le parti doit s’assurer, par un travail révolutionnaire de longue durée, l’appui de la majorité des masses ouvrières, ou tout au moins la neutralité bienveillante de la majorité de la classe.

    Dans le cas contraire, la thèse de Lénine d’après laquelle la conquête de la classe ouvrière par le parti est une condition nécessaire à la victoire de la révolution, serait dénuée de tout sens.

    Alors, que faire avec la minorité si elle ne se soumet pas volontairement à la volonté de la majorité ? Le parti peut-il et doit-il obliger la minorité à se soumettre à la volonté de la majorité s’il a la confiance de la majorité ? Oui, il le peut et il le doit. Le parti assure sa direction par la méthode de persuasion, qui est sa principale méthode d’action sur les masses.

    Mais l’emploi de cette méthode, loin d’exclure la contrainte, la présuppose si cette contrainte a comme base la confiance de la majorité de cette classe et si elle s’applique à la minorité après que l’on a su convaincre la majorité. Il faudrait rappeler les discussions qui eurent lieu dans notre parti à propos de la question syndicale. En quoi consistait alors l’erreur de l’opposition ? Est-ce en ce qu’elle considérait alors la contrainte comme possible ?

    Non. L’opposition faisait erreur parce que, n’étant pas en état de convaincre de la justesse de sa position la majorité, dont elle avait perdu la confiance, elle voulait néanmoins appliquer la contrainte et insistait pour éliminer de leurs postes les hommes en qui la majorité avait confiance.Voici ce que disait alors Lénine au dixième congrès du parti dans son discours sur les syndicats :

    Pour faire régner la confiance dans les rapports entre l’avant-garde de la classe ouvrière et la classe ouvrière, il fallait, si le C. C. des transports avait commis une erreur… la réparer.

    Mais lorsque l’on commence à défendre cette erreur, cela devient la source d’un danger politique. Si l’on n’avait pas fait le maximum possible dans le sens de la démocratie en tenant compte de l’état d’esprit que Koutouzov exprime ici, nous serions arrivés à un krach politique. Avant tout nous devons convaincre et, ensuite, contraindre. Nous devons à tout prix convaincre et, ensuite, contraindre. Nous n’avons pas su convaincre les masses et nous nous sommes écartés des rapports qui doivent exister entre l’avant-garde et les masses.

    Lénine dit la même chose dans sa brochure sur les syndicats : Nous avons employé rationnellement et avec succès la contrainte, lorsque nous avons su d’abord lui donner la persuasion pour base.

    Cela est parfaitement exact. Car, sans ces conditions, il est impossible d’exercer aucune direction. Car, de cette façon seulement, on peut assurer l’unité d’action dans le parti, s’il s’agit du parti, l’unité d’action de la classe, s’il s’agit de la classe dans son ensemble. Sans cela, c’est la scission, la débâcle, la décomposition dans les rangs de la classe ouvrière.

    Telles sont en somme les bases pour une direction juste du parti.

    Toute autre conception de la direction, c’est du syndicalisme, de l’anarchisme, du bureaucratisme ; c’est tout ce qu’on voudra, mais ce n’est pas du bolchévisme, ce n’est pas du léninisme.

    On ne peut opposer le rôle dirigeant (« dictature ») du parti à la dictature du prolétariat si des rapports justes existent entre le parti etla classe ouvrière, entre l’avant-garde et les masses ouvrières. Mais il s’ensuit qu’on ne peut, à plus forte raison, identifier le parti à la classe ouvrière, le rôle dirigeant (« dictature ») du parti à la dictature de la classe ouvrière.

    Se basant sur le fait qu’on ne saurait opposer la « dictature » du parti à la dictature du prolétariat, le camarade Sorine en est arrivé à la conclusion erronée que « la dictature du prolétariat est la dictature de notre parti ».

    Mais Lénine ne dit pas seulement qu’une telle opposition est inadmissible. Il dit aussi qu’opposer « la dictature des masses à la dictature des leaders » est inadmissible.

    Peut-on se baser là-dessus pour identifier la dictature des leaders à celle du prolétariat ? En continuant dans cette voie, on devrait dire que « la dictature du prolétariat est celle de nos leaders ». C’est à cette absurdité que l’on aboutit « logiquement » si l’on identifie la « dictature » du parti et celle du prolétariat.

    Quelle est l’opinion de Zinoviev à ce sujet ?

    Zinoviev, au fond, s’en tient au même point de vue que Sorine, qui identifie la « dictature » du parti et celle du prolétariat, avec cette seule différence que Sorine s’exprime plus nettement et plus franchement, tandis que Zinoviev « tourne autour du pot ».

    Il suffit pour s’en convaincre de lire le passage suivant du livre de Zinoviev, Le léninisme :

    Qu’est­ce que le régime existant en U. R. S. S. du point de vue de sa nature de classe ? C’est la dictature du prolétariat. Quel est le ressort direct du pouvoir en U. R. S. S. ? Qui réalise le pouvoir de la classe ouvrière ? Le parti communiste. Dans ce sens, nous avons chez nous la dictature du parti. Quelle est la forme juridique du pouvoir en U.

    R. S. S. ? Quel est le nouveau type d’État créé par la révolution d’Octobre ? C’est le système soviétiste. L’un ne contredit nullement l’autre.Que l’un ne contredise pas l’autre, c’est évidemment exact, si l’on entend, par dictature du parti vis-à-vis de la classe ouvrière dans son ensemble, la direction assumée par le parti.

    Mais comment peut-on, en se basant là-dessus, mettre le signe = entre dictature du prolétariat et « dictature » du parti, entre système soviétiste et « dictature » du parti ?

    Lénine identifiait le système des soviets à la dictature du prolétariat ; il avait raison, car les soviets, nos soviets, sont une organisation unissant les masses laborieuses autour du prolétariat sous la direction du parti. Mais quand, où, dans quel ouvrage Lénine a-t-il mis le signe = entre « dictature » du parti et dictature du prolétariat, entre « dictature » du parti et système soviétiste, comme le fait maintenant Zinoviev ?

    La direction (« dictature ») du parti, non plus que la direction («dictature ») des leaders, n’est pas en contradiction avec la dictature du prolétariat. Va-t-on, en se basant là-dessus, proclamer que notre pays est un pays de dictature du prolétariat, c’est-à-dire un pays de dictature du parti, c’est-à-dire un pays de dictature des leaders ?

    C’est à cette sottise qu’aboutit le « principe » de l’identification de la « dictature » du parti et de la dictature du prolétariat, principe que soutient en catimini et sans hardiesse le camarade Zinoviev.

    Dans ses nombreux ouvrages, Lénine, autant que j’aie pu le constater, ne touche que cinq fois à la question de la dictature du parti.

    La première fois, c’est dans sa polémique avec les s.-r. Et les menchéviks où il dit :

    Quand on nous reproche la dictature d’un parti unique et qu’on nous propose, comme vous l’avez entendu, le front socialiste unique, nous disons : « Oui, la dictature d’un seul parti ! Nous sommes sur ce terrain et nous n’en sortirons pas, car c’est la dictature du parti qui,au cours de dizaines d’années, a conquis la place d’avant­garde de tout le prolétariat industriel ».

    La deuxième fois, c’est dans sa « Lettre aux ouvriers et aux paysans au sujet de la victoire de Koltchak », où il dit :

    On cherche (particulièrement les menchéviks et les s.-r., tous, même les plus gauches d’entre eux) à effrayer les paysans par l’épouvantail de la « dictature d’un seul parti », du parti des bolcheviks­ communistes. L’exemple de Koltchak a appris aux paysans à ne pas craindre cet épouvantail. Ou bien la dictature (c’est-à-dire un pouvoir de fer) des seigneurs terriens et des capitalistes, ou bien la dictature de la classe ouvrière.

    La troisième fois, c’est dans son discours précité au deuxième congrès de l’I.C., au cours de sa polémique avec Tenner.

    La quatrième fois, c’est dans la brochure La maladie infantile du communisme, dont j’ai cité plus haut des extraits.

    La cinquième fois, c’est dans son ébauche de schéma sur la dictature du prolétariat, ébauche publiée dans le tome III du Recueil de Lénine, sous le titre : « La dictature d’un seul parti. » II faut noter que, dans deux cas sur cinq, dans le premier et le deuxième, Lénine met entre guillemets les mots de « dictature d’un seul parti », afin de bien marquer que cette expression est inexacte, qu’elle est prise au figuré.

    Il faut remarquer également que, dans tous les cas, par « dictature du parti » sur la classe ouvrière, Lénine entend non pas la dictature au sens propre du mot (« pouvoir s’appuyant sur la violence »), mais la direction exercée par le parti.

    Il est caractéristique que, dans aucun de ses ouvrages principaux ou secondaires où il traite ou parle simplement de la dictature duprolétariat et du rôle du parti dans ce système de dictature, Lénine ne dit, même sous une forme voilée, que la dictature du prolétariat est la dictature de notre parti. Au contraire, chaque page, chaque ligne de ces ouvrages est une protestation contre une pareille formule.

    (Voir L’État et la révolution, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, La maladie infantile du communisme, etc.)

    Il est encore plus caractéristique que, dans les thèses du deuxième congrès de l’I. C. sur le rôle du parti politique, thèses élaborées sous la direction immédiate de Lénine, qui les considérait comme un modèle de formule exacte du rôle et des tâches du parti et qui s’y référait fréquemment dans ses discours, on ne trouve pas un seul mot sur la dictature du parti.

    Comme on le voit :

    a) Lénine ne considérait pas la formule de « dictature du parti » comme irréprochable, exacte ; c’est pourquoi il l’emploie très rarement dan ses ouvrages et, lorsqu’il l’emploie, il la met parfois entre guillemets ;

    b) Dans les cas, peu nombreux, où Lénine fut obligé, dans sa polémique avec des adversaires, de parler de dictature du parti, il expliqua le plus souvent que, par dictature du parti vis-à-vis de la classe ouvrière, il fallait entendre la direction exercée par le parti ;

    c) Dans tous les cas où Lénine jugeait nécessaire de définir le rôle scientifique du parti dans la dictature du prolétariat, il parlait exclusivement du rôle dirigeant du parti (ces cas sont légion) ;

    d) C’est pourquoi Lénine « n’a pas pensé » à introduire dans sa résolution essentielle sur le rôle du parti (résolution du deuxième congrès de l’I.C.) la formule de « dictature du parti » ; e) C’est s’écarter du léninisme et faire preuve d’aveuglement politique que d’identifier ou tenter d’identifier la « dictature » du parti, et, partant, « la dictature des chefs », à la dictature du prolétariat, car c’est porter atteinte aux rapports qui doivent exister entre l’avant-garde et la classe.A plus forte raison, la formule « dictature du parti » employée sans les réserves citées plus haut peut-elle être la cause de nombreux dangers et erreurs politiques dans notre travail pratique. Par cette formule, prise sans réserves, on a l’air de dire :

    a) Aux masses sans parti : Ne venez pas nous contredire, n’essayez pas de discuter, car le parti peut tout faire ; nous avons la dictature du prolétariat ;

    b) Aux membres du parti : Agissez plus hardiment, serrez la vis, vous pouvez ne pas faire attention à la voix des sans-parti ; nous avons la dictature du parti ;

    c) Aux cadres du parti : Nous pouvons nous permettre le luxe de la suffisance, nous pouvons même friser l’insolence, car nous avons la dictature du parti et, « partant », la dictature des leaders.

    Maintenant précisément, il convient de rappeler ces dangers dans la période où l’activité politique des masses augmente et où il faut que notre parti soit extrêmement attentif à la voix et aux besoins des masses et qu’il fasse preuve de la plus grande prudence et de la plus grande souplesse politique, car s’il donnait dans la présomption, la direction qu’il doit assumer à l’égard des masses serait sérieusement compromise.

    Il faut se rappeler les paroles de Lénine au deuxième congrès de notre parti :

    Dans la masse populaire, nous (communistes) ne sommes qu’une goutte d’eau et nous ne pouvons diriger que lorsque nous exprimons exactement ce dont le peuple a conscience. Sans cela, le parti communiste ne mènera pas le prolétariat, et le prolétariat ne mènera pas les masses à sa suite ; toute la machine s’effondrera.

    Exprimer exactement ce dont le peuple a conscience, c’est précisément la condition indispensable qui assure au parti le rôle honorable de force dirigeante principale dans la dictature du prolétariat.

    6. La question de la victoire du socialisme dans un seul pays

    Dans la brochure Les bases du léninisme (avril 1924), il existe deux formules sur la question de la victoire du socialisme dans un seul pays.

    La première formule est la suivante :

    Auparavant, on considérait que la victoire de la révolution dans un seul pays était impossible car, disait-on, pour vaincre la bourgeoisie, il faut l’action combinée des prolétaires de la totalité ou, tout au moins, de la majorité des pays avancés.

    Ce point de vue ne correspond plus à la réalité. Il faut maintenant partir de la possibilité de la victoire sur la bourgeoisie dans un seul pays, car le développement inégal, saccadé des pays capitalistes sous l’impérialisme, l’aggravation des contradictions internes de l’impérialisme, qui aboutissent fatalement à des guerres, la croissance du mouvement révolutionnaire dans tous les pays du globe entraînent non seulement la possibilité, mais la nécessité de la victoire du prolétariat dans des pays isolés.

    Cette thèse est parfaitement exacte et tout commentaire est inutile.

    Elle est dirigée contre la théorie social-démocrate, qui estime que la prise du pouvoir par le prolétariat dans un seul pays, sans révolution victorieuse et simultanée dans les autres pays, est une utopie.

    Mais la brochure Les bases du léninisme contient une seconde formule. La voici :

    Mais renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer celui du prolétariat dans un seul pays, ce n’est pas encore assurer la victoire complète du socialisme. La tâche principale : l’organisation de la production socialiste, est encore à accomplir. Peut-on en venir à bout, peut-on obtenir le triomphe définitif du socialisme dans unpays sans les efforts combinés des prolétaires de plusieurs pays avancés ?

    Certes, non. Pour renverser la bourgeoisie, il suffit des efforts d’un seul pays : c’est ce que nous montre l’histoire de notre révolution.

    Pour le triomphe définitif du socialisme, l’organisation de la production socialiste, il ne suffit pas des efforts d’un seul pays, particulièrement d’un pays rural par excellence comme la Russie : il faut les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés.

    Cette deuxième formule était dirigée contre les critiques du léninisme, contre les trotskistes, qui déclaraient que la dictature du prolétariat dans un seul pays, sans la victoire du prolétariat dans les autres pays, ne peut « tenir contre l’Europe conservatrice ».

    Alors (avril 1924) cette formule était suffisante et elle a été d’une certaine utilité.

    Mais, par la suite, lorsque la critique du léninisme sur ce point fut surmontée dans le parti et lorsqu’une nouvelle question se présenta, celle de la possibilité de la réalisation intégrale du socialisme par les seul moyens de notre pays, sans l’aide de l’extérieur, la seconde formule s’avéra nettement insuffisante et, par suite, inexacte.

    En quoi consiste l’insuffisance de cette formule ?

    En ce qu’elle lie en une seule question deux questions différentes : celle de la possibilité de l’édification du socialisme dans un seul pays, à laquelle on doit répondre par l’affirmative, et celle de savoir si un pays où existe la dictature du prolétariat peut se considérer comme complètement garanti contre l’intervention et, par conséquent, contre la restauration de l’ancien régime, sans la victoire de la révolution dans différents autres pays, à quoi l’on doit répondre négativement.

    J’ajoute que cette formule peut faire penser que l’organisation de la société socialiste par les forces d’un seul pays est impossible, ce qui, naturellement, est faux.

    Me basant là-dessus, j’ai modifié et rectifié cette formule dans ma brochure La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes (décembre 1924) en décomposant la question en question de la garantie complète contre la restauration du régime bourgeois et en question de la possibilité de réaliser intégralement le socialisme dans un seul pays.

    J’y suis arrivé, premièrement, en traitant la « victoire complète du socialisme » comme « garantie complète contre la restauration de l’ancien régime », garantie possible seulement avec « les efforts conjugués des prolétaires de tous les pays », et, deuxièmement, en proclamant cette vérité indubitable, exprimée dans la brochure de Lénine sur la coopération, que nous possédons tout ce qui est nécessaire pour édifier une société socialiste intégrale (v. La révolution d’Octobre et la tactique des communistes russes).

    Cette nouvelle façon de formuler la question a été mise à la base de la résolution adoptée par la 14 e conférence du parti et intitulée « Des tâches de l’Internationale communiste et du P. C. R. », résolution qui examine le problème de la victoire du socialisme dans un seul pays en liaison avec la stabilisation du capitalisme (avril 1925) et qui estime que l’édification du socialisme par les forces de notre pays est possible et nécessaire.

    Elle a servi de base à ma brochure Résumé des travaux de la quatorzième conférence du parti, éditée par les soins de cette conférence en mai 1925.

    Voici ce qui est dit dans cette brochure sur la façon de poser la question de la victoire du socialisme dans un seul pays : Notre pays présente deux groupes de contradictions. L’un comprend les contradictions internes existant entre le prolétariat et de la paysannerie [il s’agit ici de l’édification du socialisme dans un seul pays] ; l’autre comprend les contradictions extérieures existant entrenotre pays, en tant que pays du socialisme, et tous les autres pays, en tant que pays du capitalisme [il s’agit ici de la victoire définitive du socialisme]…

    Confondre le premier groupe de contradictions, qu’un seul pays est parfaitement capable de surmonter par ses propres forces, avec le second groupe de contradictions, qui exigent pour leur solution les efforts des prolétaires de plusieurs pays, c’est commettre une erreur grossière envers le léninisme, c’est être un confusionniste ou un opportuniste incurable.

    En ce qui concerne la victoire du socialisme dans notre pays, la brochure dit :

    Nous pouvons édifier le socialisme, et nous l’édifierons avec les paysans, sous la direction de la classe ouvrière… car, en régime de dictature du prolétariat, nous avons… toutes les données nécessaires pour réaliser intégralement le socialisme en surmontant toutes les difficultés intérieures, car nous pouvons et nous devons les surmonter par nos propres forces.

    Voici maintenant ce qui est dit, dans cette même brochure, sur la question de la victoire définitive du socialisme :

    La victoire définitive du socialisme donne une garantie complète contre des tentatives d’intervention et, par conséquent, toute tentative tant soit peu sérieuse de restauration ne peut avoir lieu qu’avec l’appui de l’extérieur, qu’avec l’appui du capital international.

    C’est pourquoi, le soutien de notre révolution par les ouvriers de tous les pays et, à plus forte raison, la victoire de ces ouvriers, ne fut-ce que dans quelques pays, est la condition nécessaire d’une garantie complète du premier pays victorieux contre les tentatives d’intervention et de restauration, ainsi que de la victoire définitive du socialisme.Il me semble que c’est clair.

    C’est dans le même esprit que cette question est traitée dans ma brochure Questions et réponses (juin 1925) et dans le compte rendu politique du C. C. au quatorzième congrès du P. C. de l’U. R. S. S.

    Tels sont les faits.

    Ces faits sont connus de tous, et aussi, je l’espère, du camarade Zinoviev.

    Si maintenant, après deux années, après la lutte idéologique au sein du parti et après la résolution prise à la quatorzième conférence du parti (avril 1925), Zinoviev trouve possible de nous servir au quatorzième congrès (décembre 1925) la vieille formule, absolument insuffisante, de ma brochure écrite en avril 1924, comme base pour la solution d’une question déjà résolue (celle de la victoire du socialisme dans un seul pays), ce procédé particulier de Zinoviev prouve seulement qu’il s’est embrouillé définitivement dans cette question.

    Tirer le parti en arrière, après qu’il est allé de l’avant, ignorer la résolution de la quatorzième conférence du parti, après qu’elle a été confirmée par l’assemblée plénière du C. C, c’est s’enliser dans des contradictions, ne pas croire à l’édification du socialisme, se détourner de la voie de Lénine et avouer sa propre défaite.

    Qu’est-ce que la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays ?

    C’est la possibilité de résoudre les contradictions qui existent entre le prolétariat et les paysans par les forces intérieures de notre pays, c’est la possibilité de la prise du pouvoir par le prolétariat et de son utilisation pour l’édification d’une société socialiste intégrale dans notre pays, avec la sympathie et l’appui des prolétaires des autres pays, mais sans la victoire préalable de la révolution prolétariennedans ces pays.

    Sans une telle possibilité, l’édification du socialisme est dénuée de perspectives, c’est une édification sans la certitude d’édifier le socialisme. Il est impossible d’édifier le socialisme sans être certain qu’on peut le faire, sans être certain que la technique arriérée de notre pays n’est pas un obstacle insurmontable dans cette voie. Nier cette possibilité, c’est ne pas avoir foi dans l’établissement du socialisme, c’est s’écarter du léninisme.

    Qu’est-ce que l’impossibilité de la victoire définitive du socialisme dans un seul pays sans la victoire de la révolution dans d’autres pays ?

    C’est l’impossibilité d’une garantie complète contre l’intervention et, partant, contre la restauration du régime bourgeois sans la victoire de la révolution, tout au moins dans une série de pays. Nier cette thèse indiscutable, c’est se détourner de l’internationalisme, c’est se détourner du léninisme.

    Nous vivons, dit Lénine, non seulement dans un Etat, mais dans un système d’Etats, et l’existence de la République soviétique à côté d’État impérialistes n’est pas possible pendant une longue durée.

    Finalement, l’un ou l’autre doit vaincre.

    En attendant ce dénouement, des chocs terribles entre la République des Soviets et les Etats bourgeois sont inévitables. Cela signifie que le prolétariat en tant que’ classe dominante, si tant est qu’il veuille dominer et qu’il domine, doit prouver également sa domination par son organisation militaire.

    Nous sommes en présence, dit Lénine, d’un équilibre qui est au plus haut point instable, mais qui n’en est pas moins indubitable, indiscutable. Est-ce pour longtemps, je l’ignore et je pense qu’il est impossible de le savoir. C’est pourquoi, une extrême prudence est nécessaire de notre part. Et le premier précepte de noire politique, la première leçon qui découle de noire activité gouvernementale pendant cette dernière année et que chaque ouvrier pays doit s’assimiler, c’est de nous tenir sur nos gardes, de nous rappeler que nous sommes entourés de gens, de classes, de gouvernements, qui ouvertement expriment la haine acharnée qu’ils ont contre nous. Il faut se rappeler que nous sommes toujours à un cheveu d’une intervention.

    Je crois que c’est clair.

    Comment Zinoviev conçoit-il la question de la victoire du socialisme dans un seul pays ?

    Par victoire définitive du socialisme, dit Zinoviev, il faut comprendre, tout au moins : 1° l’abolition des classes et, partant, 2° l’abolition de la dictature d’une classe, en l’occurrence celle du prolétariat…

    Pour mieux se rendre compte de la façon dont la question se pose chez nous en U. R. S. S., en 1925, il faut distinguer deux choses : tout d’abord la possibilité assurée d’édifier le socialisme — une telle possibilité, évidemment, est parfaitement concevable dans les limites d’un seul pays — ; ensuite l’établissement et la consolidation définitive du socialisme, c’est-à-dire la réalisation du régime socialiste, de la société socialiste. (V. Le léninime, édition russe, pages 291 et 293.)

    Que peut signifier tout cela ?

    Que Zinoviev entend, par victoire définitive du socialisme dans un seul pays, non pas la garantie contre l’intervention et la restauration, mais la possibilité d’établir le socialisme.

    Par victoire du socialisme dans un seul pays, Zinoviev entend une édification du socialisme qui ne peut pas et ne doit pas aboutir au

    socialisme. Construction au hasard sans perspectives, édification du socialisme sans possibilité d’édifier une société socialiste, telle est la position de Zinoviev.

    Edifier le socialisme sans avoir la possibilité de l’édifier, construire en sachant qu’on n’y arrivera pas, voilà les incohérences auxquelles est arrivé Zinoviev.

    C’est là plaisanter sur la question, mais non la résoudre ! Voici encore un passage du dernier discours prononcé par Zinoviev au quatorzième congrès du parti :

    Voyez, par exemple, ce que le camarade Yakovlev est arrivé à dire à la dernière conférence de l’organisation du gouvernement de Koursk.

    « Pouvons-nous, dit-il, alors que nous sommes entourés de tous côtés par des ennemis capitalistes, établir le socialisme dans un seul pays ? » Et il répond : « Nous basant sur tout ce qui a été dit, nous sommes en droit de dire que non seulement nous édifions le socialisme, mais que, quoique nous soyons encore le seul pays soviétiste, le seul Etat soviétiste au monde, nous édifierons ce socialisme. » Est-ce là la façon léniniste de poser la question, n’y a-t-il pas là un relent de nationalisme étroit ?

    Ainsi, d’après Zinoviev, reconnaître la possibilité d’établir le socialisme dans un seul pays, c’est se rallier au nationalisme étroit, et nier cette possibilité, c’est se conformer à l’internationalisme.

    Mais s’il en est ainsi, est-ce la peine de lutter pour vaincre les éléments capitalistes de notre économie ? Ne s’ensuit-il pas qu’une telle victoire est impossible ?

    Capitulation devant les éléments capitalistes de notre économie, voilà où aboutit la logique interne de l’argumentation de Zinoviev.

    Cette absurdité, qui n’a rien de commun avec le léninisme, nous estprésentée par Zinoviev comme de l’ « internationalisme », comme

    du léninisme à 100 % » ! J’affirme que, dans la question essentielle de l’édification du socialisme, Zinoviev s’écarte du léninisme et glisse vers le point de vue du menehévik Soukhanov.

    Reportons-nous à Lénine. Voici ce qu’il disait sur la victoire du socialisme dans un seul pays, bien avant la révolution d’Octobre, en août 1915 :

    L’irrégularité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il en résulte que la victoire du socialisme est possible au début dans quelques pays, ou même dans un seul pays capitaliste, pris séparément.

    Le prolétariat vainqueur de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se soulèverait contre le restant du monde capitaliste, s’attacherait les classes opprimées des autres pays en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, interviendrait même au besoin par la force année contre les classes d’exploiteurs et leurs Etats.

    Que signifient ces mots de Lénine : « après avoir organisé chez lui la production socialiste » ? Ils signifient que le prolétariat vainqueur dans un pays peut et doit organiser chez lui la production socialiste après la prise du pouvoir. Et qu’est­ce que « organiser la production socialiste »? C’est édifier une société socialiste. Cette thèse nette et précise de Lénine n’a pas besoin de commentaires. S’il en était autrement, les appels de Lénine à la prise du pouvoir par le prolétariat en octobre 1917 seraient incompréhensibles.

    On le voit, cette thèse précise de Lénine est bien différente de la « thèse » embrouillée et antiléniniste de Zinoviev, qui dit que nous pouvons édifier le socialisme « dans les limites d’un seul pays » malgré l’impossibilité de l’édifier.Cette thèse, Lénine l’a énoncée en 1915, avant la prise du pouvoir par le prolétariat. Mais peut-être a-t-il changé d’opinion après la prise du pouvoir en 1917 ? Voyons la brochure que Lénine écrivit sur la coopération en 1923.

    En effet, dit Lénine, dès lors que le pouvoir est entre les mains de la classe ouvrière et que tous les moyens de production appartiennent à cet Etat, il ne reste vraiment plus qu’à faire entrer dans la coopération l’universalité de la population…

    Ne sont-ce pas là toutes les conditions nécessaires pour édifier au moyen de la coopération, de la coopération seulement, que nous traitions autrefois de mercantile et que nous pouvons avec un certain droit traiter de même aujourd’hui sous la Nep, la société socialiste intégrale ? Ce n’est pas encore la société socialiste, mais c’est tout ce qui est nécessaire et suffisant pour l’édifier.

    Autrement dit, nous pouvons et devons réaliser le socialisme intégral, car nous avons à notre disposition tout ce qui est nécessaire et suffisant pour cette réalisation.

    Je crois qu’il est difficile de s’exprimer plus clairement.

    Comparez cette thèse classique de Lénine à la réplique antiléniniste de Zinoviev à Yakovlev et vous comprendrez que Yakovlev n’a fait que répéter les paroles de Lénine sur la possibilité d’établir le socialisme dans un seul pays, tandis que Zinoviev, s’élevant contre cette thèse et fustigeant Yakovlev, s’écarte de Lénine et adopte le point de vue du menchévik Soukhanov, selon lequel il est impossible d’édifier le socialisme dans notre pays par suite de l’état arriéré de sa technique.

    Mais alors, dans quel but avons-nous pris le pouvoir en octobre 1917, si nous ne comptions pas édifier le socialisme ? Il ne fallait pas prendre le pouvoir en octobre 1917. Telle est la logique qui découle des arguments de Zinoviev.

    J’affirme ensuite que, dans la question essentielle de la victoire du socialisme, Zinoviev est allé contre les décisions très nettes de notre parti, décisions consignées dans la résolution adoptée à la quatorzième conférence et intitulée : « Des tâches de l’Internationale communiste et du P. C. R. en liaison avec l’Exécutif élargi ».

    Voyons cette résolution. Voici ce qui y est dit sur la victoire du socialisme dans un seul pays :

    L’existence de deux systèmes sociaux complètement opposés est une menace constante de blocus capitaliste, d’autres formes se pression économique, d’intervention militaire, de restauration. L’unique garantie de la victoire définitive du socialisme, c’est-à-dire la garantie contre la restauration, est, par suite, la victoire de la révolution socialiste dans une série de pays…

    Le léninisme enseigne que la victoire définitive du socialisme dans le sens d’une garantie complète contre la restauration des rapports bourgeois n’est possible qu’à l’échelle internationale… Il ne s’ensuit pas qu’il soit impossible d’établir une société socialiste intégrale dans un pays aussi arriéré que la Russie sans « l’aide des Etats » (Trotsky) des pays plus développés au point de vue technique et économique.

    On le voit, la résolution, contrairement à la thèse exposée par Zinoviev dans son ouvrage Le léninisme, considère la victoire définitive du socialisme comme la garantie contre l’intervention et la restauration.

    La résolution reconnaît la possibilité de réaliser la société socialiste intégrale dans un pays aussi arriéré que la Russie, sans « l’aide des Etats » des pays techniquement et économiquement plus développés, contrairement à l’opinion exprimée par Zinoviev lorsqu’il prend à partie Yakovlev dans son discours au quatorzième congrès du parti.N’est-ce pas là, de la part de Zinoviev, une lutte contre les résolutions de la quatorzième conférence du parti ? Certes, il arrive que les résolutions du parti contiennent des erreurs.

    Il est possible que la résolution de la quatorzième conférence du parti en contienne quelques­unes. Il est possible que Zinoviev considère cette résolution comme erronée ; Mais alors, il faut le dire clairement et ouvertement, comme il sied à un bolchevik.

    Pourtant, ce n’est pas ce que fait Zinoviev. Il préfère Un autre moyen : attaquer par derrière la résolution de la quatorzième conférence du P. C. sans en parler et sans la critiquer ouvertement.

    Apparemment cette voie lui semble la meilleure pour arriver à son but. Or, il n’a qu’un but : « améliorer » la résolution et « rectifier » quelque peu Lénine. Il n’est guère besoin de prouver que Zinoviev s’est trompé dans ses calculs.

    D’où provient l’erreur de Zinoviev, quelle en est la source ? Il faut, me semble-t-il, chercher la source de cette erreur dans le fait que Zinoviev est certain que la technique arriérée de notre pays est un obstacle insurmontable à l’édification de la société socialiste intégrale, que le prolétariat ne peut édifier le socialisme par suite de la technique arriérée de notre pays.

    Zinoviev et Kaménev tentèrent d’exposer ces arguments à l’une des séances du C. C. du parti avant la conférence d’avril du P. C.

    Mais ils se heurtèrent à une vigoureuse résistance et durent battre en retraite en se soumettant formellement au point de vue de la majorité du C. G. Mais, tout en se soumettant extérieurement, Zinoviev n’a cessé de lutter contre ce point de vue (v. son ouvrage Le léninisme et sa réplique au quatorzième congrès du parti).

    Voici ce que dit sur cet « incident » le comité de Moscou dans sa réponse à la lettre de l’organisation de Léningrad :

    Il n’y a pas très longtemps, Kaménev et Zinoviev soutenaient auBureau politique que nous ne pourrions surmonter les difficultés

    intérieures dues à l’état arriéré de notre technique et de notre économie, si la révolution internationale ne nous venait pas en aide.

    Avec la majorité du C. C, nous estimons que nous pouvons réaliser et que nous réaliserons le socialisme, malgré notre technique arriérée. Cette réalisation ira, évidemment, beaucoup plus lentement que si la révolution triomphait dans les autres pays ; néanmoins, nous allons et nous continuerons d’aller de l’avant. Nous considérons que le point de vue de Kaménev et de Zinoviev exprime leur scepticisme à l’égard des forces de notre classe ouvrière et des masses paysannes qui la suivent. Nous estimons que c’est là une déviation de la position léniniste.

    Ce document a paru dans la presse au moment des premières séances du quatorzième congrès du parti. Certes, Zinoviev avait la possibilité de s’élever contre ce document au congrès. Fait caractéristique, ni lui ni Kaménev n’ont trouvé d’arguments contre cette grave accusation lancée contre eux par le Comité moscovite de notre parti. Est-ce là le fait du hasard ? J’estime que non.

    L’accusation, à n’en pas douter, était fondée. Zinoviev et Kaménev y ont « répondu » par le silence, car il leur était impossible de se justifier.

    La nouvelle opposition se froisse de ce qu’on accuse Zinoviev de ne pas croire à la réalisation du socialisme dans notre pays. Mais si, après une année d’examen de la question de la victoire du socialisme dans un seul pays, si après que le point de vue de Zinoviev a été rejeté par le Bureau politique du C. C. (avril 1925), si après que le parti a adopté sur cette question une opinion déterminée consignée dans la résolution de sa quatorzième conférence (avril 1925), si, après tout cela, disons-nous, Zinoviev se décide à intervenir dans son livre Le léninisme (septembre 1925) contre le point de vue du parti, puis intervient de nouveau au quatorzième congrès, comment expliquer cette obstination à soutenir son erreur, si ce n’est par le faitque Zinoviev ne croit pas, mais pas du tout, à la possibilité d’établir le socialisme dans notre pays ?

    Libre à Zinoviev de considérer son incrédulité comme de l’internationalisme. Mais depuis quand considère-t-on chez nous comme de l’internationalisme une déviation du léninisme dans une question fondamentale ?

    N’est-il pas plus exact de dire que ce n’est pas le parti, mais bien Zinoviev qui pèche contre l’internationalisme et la révolution mondiale ?

    Car, qu’est-ce que notre pays « édifiant le socialisme », sinon la base de la révolution mondiale ? Mais peut-il être la véritable base de la révolution mondiale, s’il n’est pas capable d’édifier une société socialiste ?

    Peut-il rester le formidable centre d’attraction qu’il représente pour les ouvriers de tous les pays, s’il n’est pas capable de vaincre les éléments capitalistes chez lui, de faire triompher le socialisme ? J’estime qu’il ne le peut pas.

    Mais ne s’ensuit-il pas que, le manque de foi dans la victoire du socialisme, que la propagande de cette incrédulité aboutissent à détrôner notre pays en tant que base de la révolution mondiale, à affaiblir la révolution prolétarienne mondiale ?

    Par quoi les social-démocrates éloignaient-ils les ouvriers de nous ? En leur répétant sans cesse : « Les Russes n’arriveront à rien ». Comment vainquons-nous les social-démocrates, maintenant que nous attirons chez nous de nombreuses délégations ouvrières et que nous renforçons ainsi les positions du communisme dans le monde entier ? Par nos succès dans l’édification du socialisme.

    Mais n’est-il pas clair après cela que ceux qui prêchent le scepticisme à l’égard de nos progrès dans la réalisation dusocialisme, aident indirectement les social-démocrates, restreignent l’ampleur du mouvement révolutionnaire mondial, s’éloignent forcément de l’internationalisme ?…

    Comme on le voit, l’ « internationalisme » de Zinoviev ne vaut pas mieux que son « léninisme à 100 % » dans la question de l’édification du socialisme dans un seul pays.

    C’est pourquoi le XIV e congrès du P. C. a eu raison de définir les conceptions de la nouvelle opposition comme un « manque de foi dans la réalisation du socialisme » et comme une « dénaturation du léninisme ».

    7. La lutte pour la réalisation du socialisme

    Je pense que le manque de foi dans la réalisation du socialisme est l’erreur fondamentale de la nouvelle opposition. A mon avis, cette erreur est fondamentale parce que toutes les autres erreurs de la nouvelle opposition en découlent.

    Ses erreurs sur la Nep, le capitalisme d’État, la nature de notre industrie socialiste, le rôle de la coopération) sous la dictature du prolétariat, les méthodes de lutte contre le koulak, le rôle et l’importance du paysan moyen sont la conséquence de son erreur première, c’est-à-dire de son incroyance à la possibilité d’établir une société socialiste par les seules forces de notre pays.

    Qu’est-ce que manquer de foi en la réalisation du socialisme dans notre pays ?

    C’est, avant tout, douter que la masse rurale fondamentale puisse, par suite des conditions spéciales du développement de notre pays, être amenée à participer à l’établissement du socialisme.En second lieu, c’est douter que le prolétariat de notre pays, qui détient les positions stratégiques de l’économie nationale, soit capable d’amener la masse fondamentale de la paysannerie à participer à l’établissement du socialisme.

    Consciemment ou inconsciemment, c’est sur ces points que se base tacitement l’opposition dans ses thèses concernant les voies de notre développement.

    Peut-on amener les masses fondamentales de la paysannerie soviétiste à participer à l’édification du socialisme ? La brochure Les bases du léninisme contient, à ce sujet, deux thèses principales :

    En premier lieu, on ne saurait assimiler la paysannerie de l’Union des Républiques soviétiques à la paysannerie d’Occident.

    Une paysannerie qui ‘ a traversé trois révolutions, qui a lutté contre le tsar et le pouvoir de la bourgeoisie avec le prolétariat et sous la direction de ce dernier, qui a reçu la terre et la paix grâce à la révolution prolétarienne et est devenue par suite une auxiliaire fidèle du prolétariat, est forcément différente d’une paysannerie qui a lutté pendant la révolution bourgeoise sous la direction de la bourgeoisie libérale, qui a reçu la terre des mains de cette bourgeoisie et est devenue, par suite, son appui.

    Redevable de sa liberté à son alliance politique avec le prolétariat qui l’a soutenue de toutes ses forces, la paysannerie russe ne peut pas ne pas comprendre qu’il est également de son intérêt de collaborer étroitement avec ce dernier dans le domaine économique.

    En second lieu, l’économie rurale russe ne saurait être assimilée à l’économie rurale d’Occident. Cette dernière se développe dans la ligne du capitalisme, amenant par suite la formation de domainesimmenses, parallèlement à des parcelles infimes, et une différenciation profonde de la paysannerie (grands propriétaires terriens, petits cultivateurs, journaliers agricoles). Il n’en est pas de même en Russie.

    Dans son évolution, l’économie rurale ne peut y suivre cette voie, par le simple fait de l’existence du pouvoir soviétiste et de la nationalisation des principaux instruments et moyens de production.

    Elle se développera par l’adhésion de la petite et de la moyenne paysannerie à la coopération, que soutiendra l’État en lui octroyant des crédits à des conditions favorables.

    Dans ses articles sur la coopération, Lénine a indiqué avec justesse que cette dernière devrait désormais suivre une nouvelle voie ; qu’il fallait, par son intermédiaire, attirer la majorité des paysans à l’œuvre de l’organisation socialiste, inculquer graduellement à la population rurale les principes du collectivisme, tout d’abord dans le domaine de la vente, puis dans celui de la production des produits agricoles… Il est évident que la paysannerie s’engagera volontiers dans cette voie, qui la garantira de la restauration de la grande propriété foncière, de l’esclavage salarié, de la misère et de la ruine.

    Ces thèses sont-elles justes ?

    J’estime qu’elles sont d’une justesse indiscutables pour toute notre période d’édification sous le régime de la Nep.

    Elles ne sont que l’expression de certaines thèses de Lénine sur le bloc ouvrier et paysan, sur l’incorporation des exploitations rurales au système socialiste du pays, sur la nécessité pour le prolétariat de marcher vers le socialisme de pair avec la masse fondamentale de la paysannerie, sur l’affiliation de millions de paysans à la coopération, affiliation qui ouvre une large voie au socialisme dans les campagnes, sur la croissance de notre industrie socialiste qui, « avec la simple croissance de la coopération, est identique chez nous au socialisme ».

    En effet, par quelle voie doit et peut s’effectuer l’évolution de l’économie rurale dans notre pays ?

    Les exploitations agricoles des paysans ne sont pas des exploitations capitalistes. Ce sont, pour la plupart, des exploitations de petite production marchande. Qu’est­ce qu’une exploitation de petite production marchande ?

    C’est une exploitation qui se trouve à l’intersection des routes menant au capitalisme et au socialisme. Elle peut évoluer vers le capitalisme, comme c’est le cas actuellement dans les pays capitalistes, ou vers le socialisme, comme ce doit être le cas dans notre pays sous la dictature du prolétariat.

    D’où provient cette instabilité, cette dépendance de l’exploitation paysanne ?

    Elle s’explique par la dispersion et l’inorganisation des exploitations paysannes, par leur dépendance à l’égard de la ville, de l’industrie, du système de crédit, du caractère du pouvoir et, enfin, par le fait que la campagne suit et suivra la ville au point de vue matériel et culturel.

    La voie capitaliste de développement de l’exploitation paysanne signifie que ce développement s’effectue par une profonde différenciation des paysans : d’un côté, d’immenses domaines ; de l’autre, la ruine des masses.

    Cette évolution est inévitable dans les pays capitalistes, parce que la campagne, les exploitations agricoles dépendent de la ville, de l’industrie, de la concentration du crédit dans la ville, du caractère du pouvoir, et que c’est la bourgeoisie, l’industrie, le système des crédits et le pouvoir capitalistes qui régnent dans la ville.

    Le développement de l’exploitation paysanne doit-il s’effectuer de la même façon dans notre pays, où la ville a un autre aspect, oùl’industrie se trouve entre les mains du prolétariat, où les transports, le système de crédit, le pouvoir politique sont aux mains du prolétariat, où la nationalisation des terres est une loi générale ? Naturellement, non. Comme, chez nous, c’est la ville qui dirige la campagne et qu’en ville c’est le prolétariat qui règne, qui détient les points stratégiques de notre économie, le développement de l’exploitation paysanne doit s’effectuer dans une autre voie, celle de l’édification du socialisme.

    Quelle est cette voie ?

    C’est la voie de l’incorporation de millions d’exploitations agricoles à la coopération, c’est l’union de ces exploitations disséminées autour de l’industrie socialiste, c’est l’introduction du collectivisme dans la campagne, tout d’abord par l’écoulement des produits agricoles et l’approvisionnement des paysans en produits de la ville, et, ensuite, par la production agricole.

    Sous la dictature du prolétariat, cette voie devient de plus en plus inévitable, car la coopération pour la vente des produits pour l’approvisionnement et, enfin, pour le crédit et la production (associations agricoles), représente l’unique voie permettant d’élever le bien-être des campagnes, l’unique moyen de sauver les masses paysannes de la misère et de la ruine.

    On dit que, chez nous, la paysannerie n’est pas socialiste par sa situation et que, par suite, elle est incapable de se développer dans le sens du socialisme. C’est exact. La paysannerie, par sa situation, n’est pas socialiste. Mais ce n’est pas un argument contre l’évolution de l’exploitation rurale vers le socialisme, s’il est prouvé que la campagne suit la ville et qu’en ville c’est l’industrie socialiste qui commande.

    Au moment de la révolution d’Octobre, la paysannerie n’était pas non plus un élément socialiste par sa situation, et ne voulait nullement instaurer le socialisme dans le pays. Ce qu’elle voulaitsurtout, c’était la liquidation du pouvoir des grands propriétaires fonciers et la fin de la guerre. Néanmoins, elle suivit alors le prolétariat socialiste.

    Pourquoi ?

    Parce qu’alors le renversement de la bourgeoisie et la prise du pouvoir par le prolétariat socialiste représentaient l’unique moyen de sortir de la guerre impérialiste et d’obtenir la paix et que notre parti réussit alors à trouver le joint entre les intérêts spécifiques des paysans (renversement du propriétaire terrien, paix) et les intérêts généraux du pays (dictature du prolétariat) Et malgré son caractère non-socialiste, la paysannerie suivit alors le prolétariat socialiste.

    Il en est de même de l’édification du socialisme et de la participation des paysans à cette édification. Le paysan n’est pas socialiste par sa situation.

    Mais il doit absolument entrer dans la voie du socialisme, car il n’y a et il ne peut y avoir pour lui d’autre moyen de se sauver de la misère et de la ruine que de faire bloc avec le prolétariat, avec l’industrie socialiste, que de participer au développement socialiste par l’affiliation à la coopération.

    Pourquoi par l’affiliation à la coopération ?

    Parce que, par la coopération, « nous avons trouve ce degré de conciliation de l’intérêt commercial privé avec la vérification et le contrôle de l’État, ce degré de subordination de l’intérêt privé à l’intérêt général » qui est acceptable et avantageux pour le paysan et qui assure au prolétariat la possibilité d’amener la masse fondamentale de la paysannerie à participer à l’édification du socialisme.

    C’est justement parce qu’il est de l’intérêt des paysans d’organiser l’écoulement de leurs marchandises et le ravitaillement de leurs exploitations en machines par l’intermédiaire de la coopération qu’ils doivent adhérer et adhéreront en masse à la coopération.Mais que signifie l’inclusion générale des exploitations paysannes dans la coopération sous l’hégémonie de l’industrie socialiste ?

    Cela signifie que la petite économie paysanne marchande s’éloignera de la voie capitaliste, qui mène à la ruine en masse des paysans, pour s’engager dans la voie nouvelle de l’édification du socialisme.

    Voilà pourquoi notre parti doit, en ce moment, lutter vigoureusement pour amener la masse fondamentale de la paysannerie à s’engager dans cette nouvelle voie de développement et à participer à l’édification du socialisme.

    Aussi le XIV e congrès du P. C. de l’U. R. S. S. a-t-il eu raison de décider que « la méthode essentielle pour la réalisation du socialisme à la campagne consiste à attirer dans l’organisation corporative la masse fondamentale de la paysannerie et à assurer à cette organisation un développement socialiste, en utilisant, en surmontant et en en évinçant les éléments capitalistes, sous la direction économique grandissante de l’industrie socialiste, des établissements de crédit d’État et des autres points stratégiques détenus par le prolétariat ».

    L’erreur profonde de la nouvelle opposition, c’est qu’elle ne croit pas à la nouvelle voie de l’évolution paysanne, qu’elle ne voit pas et ne comprend pas que cette nouvelle évolution est inévitable sous la dictature du prolétariat.

    La nouvelle opposition ne comprend pas cela parce qu’elle ne croit pas à la réalisation du socialisme dans notre pays, parce qu’elle ne croit pas que notre prolétariat soit capable d’entraîner à sa suite la paysannerie dans la voie du socialisme.

    De là vient qu’elle ne comprend pas le caractère double de la Nep, dont elle exagère les côtés négatifs et qu’elle considère surtout comme une retraite.

    De là vient qu’elle exagère le rôle des éléments capitalistes de notre économie et qu’elle sous-estime l’importance des leviers de notre

    évolution vers le socialisme (industrie socialiste, système de crédit, coopération, pouvoir du prolétariat, etc.).

    De là vient qu’elle ne comprend pas la nature socialiste de notre industrie d’État et qu’elle doute de la justesse du plan coopératif de Lénine.

    De là vient qu’elle exagère la différenciation de la population rurale, perd la tête devant le danger koulak, sous-estime le rôle du paysan moyen, cherche à saper la politique d’alliance solide avec le paysan moyen et oscille perpétuellement dans la question de la politique à adopter à l’égard de la campagne.

    De là vient qu’elle ne comprend pas le travail gigantesque qu’effectue le parti pour amener les ouvriers et les paysans à participer au relèvement de l’industrie et de l’agriculture, à la vivification de la coopération et des soviets, à l’administration du pays, à la lutte contre le bureaucratisme, à la lutte pour l’amélioration et la transformation de notre appareil d’État, transformation qui marque une nouvelle période de notre évolution et sans laquelle aucun progrès vers le socialisme n’est possible.

    De là vient qu’elle s’affole et perd tout espoir devant les difficultés de notre œuvre d’édification, doute de la possibilité de l’industrialisation de notre pays, se lamente sur la prétendue dégénérescence de notre parti, etc.

    Chez les bourgeois, tout va à peu près ; chez nous, prolétaires, tout va à vau-l’eau et, si la révolution d’Occident ne nous vient pas en aide, nous sommes perdus — telle est, en somme, la conception de la nouvelle opposition, conception que cette opposition veut faire passer pour de l’internationalisme, mais qui n’est en réalité qu’une conception de liquidateurs.La Nep, c’est du capitalisme, dit l’opposition.

    La Nep, c’est principalement une retraite, dit Zinoviev. Tout cela est faux En réalité, la Nep, c’est la politique du parti, politique qui admet la lutte des éléments socialistes et capitalistes et qui escompte la victoire des premiers sur les seconds. En réalité, la Nep n’a été une retraite qu’au début ; elle a été calculée de façon à nous permettre de regrouper nos forces et de passer à l’offensive. En réalité, depuis quelques années déjà, nous menons l’offensive avec succès, en développant notre industrie et notre commerce soviétistes et en évinçant le capital privé.

    Mais quel est le sens exact de la thèse d’après laquelle la Nep, c’est du capitalisme, c’est principalement une retraite ? Sur quoi est basée cette thèse ?

    Elle est basée sur l’hypothèse erronée qu’on procède chez nous, en ce moment, à un simple rétablissement du capitalisme, à un simple « retour » au capitalisme. On ne peut expliquer les doutes de l’opposition concernant la nature socialiste de notre industrie que par cette hypothèse.

    On ne peut expliquer sa panique devant les koulaks que par cette hypothèse. Seule, cette hypothèse explique la hâte avec laquelle l’opposition s’est raccrochée aux statistiques inexactes sur la différenciation des paysans.

    Seule, elle explique la facilité avec laquelle l’opposition a oublié que le paysan moyen est chez nous l’élément central de l’agriculture. Seule, elle peut expliquer la sous-estimation de l’importance du paysan moyen et les doutes sur la valeur du plan coopératif de Lénine.

    Seule, elle explique le manque de foi de l’opposition actuelle dans l’évolution nouvelle de la campagne, dans la participation des paysans à l’édification du socialisme.

    En réalité, on constate chez nous maintenant, non pas un rétablissement exclusif du capitalisme, mais un développement parallèle du capitalisme et du socialisme, un processus contradictoire de lutte des éléments capitalistes contre les éléments socialistes, d’évincement des premiers par les seconds.

    Il en est indiscutablement ainsi, tant à la ville, où l’industrie d’État est la base du socialisme, qu’à la campagne, où la coopération généralisée, liée à l’industrie socialiste, permettra surtout le développement du socialisme.

    Le simple rétablissement du capitalisme est impossible, ne serait-ce que parce que le pouvoir chez nous est prolétarien, que la grande industrie est entre les mains du prolétariat, que les transports et le crédit se trouvent à la disposition de l’État prolétarien.

    La différenciation ne peut atteindre la même ampleur qu’autrefois ; le paysan moyen reste le fond de la masse rurale et le koulak ne peut reconquérir sa puissance d’antan, ne serait-ce que parce que la terre est nationalisée, qu’elle est enlevée de la circulation et que notre politique en matière de commerce, de crédit, d’impôts et de coopération tend à limiter les tendances exploiteuses des koulaks, à élever le bien-être des masses paysannes et à niveler les extrêmes à la campagne.

    En outre, nous continuons à lutter contre les koulaks, non seulement selon l’ancienne méthode, en organisant contre eux les paysans pauvres, mais encore selon la nouvelle méthode, en consolidant l’alliance’ du prolétariat avec les paysans pauvres et moyens contre ces mêmes koulaks. Le fait que l’opposition ne comprend pas le sens et l’importance de la lutte contre le koulak selon la deuxième méthode nous confirme une fois de plus qu’elle revient à l’ancienne voie de développement de la campagne dans le sens capitaliste, lorsque le koulak et le paysan pauvre représentaient à la campagne la force principale devant laquelle s’effaçait le paysan moyen.

    La coopération est une variété du capitalisme d’État, dit l’opposition, se référant à L’impôt en nature de Lénine. C’est pourquoi elle ne croit pas à la possibilité d’utiliser la coopération comme point d’appui pour la réalisation du socialisme.

    Dans ce cas également, elle tombe dans une profonde erreur. Une telle appréciation de la coopération était suffisante et satisfaisante en 1921 lorsque parut L’impôt en nature, lorsque nous n’avions pas d’industrie socialiste développée, lorsque Lénine concevait le capitalisme d’État comme forme fondamentale possible de notre économie et considérait la coopération en liaison avec le capitalisme d’État.

    Mais cette façon de traiter la question est maintenant insuffisante et périmée, car, depuis ce temps, des changements se sont opérés.

    L’industrie socialiste s’est développée, le capitalisme d’État n’a pas « pris » dans la mesure où cela était désirable, et la coopération, qui compte maintenant plus de dix millions de membres, s’est liée étroitement à l’industrie socialiste.

    Comment expliquer qu’en 1923, deux ans après la publication de L’impôt en nature, Lénine considérait autrement la coopération, estimant que, « dans notre situation, elle coïncide complètement avec le socialisme », sinon par le fait que, pendant ces deux années, l’industrie socialiste s’était développée et que le capitalisme d’État n’avait pas pris racine autant qu’il le fallait, ce qui déterminait Lénine à considérer la coopération non plus en liaison avec le capitalisme d’État, mais en liaison avec l’industrie socialiste ? Les conditions du développement de la coopération avaient changé.

    Par suite, la façon d’envisager le problème de la coopération devait changer également.

    Voici, tiré de la brochure de Lénine sur la coopération (1923), un passage remarquable qui jette de la lumière sur cette question :

    En capitalisme d’État, les entreprises coopératives, par rapport aux entreprises d’État, sont d’abord privées et, ensuite, collectives. Dans notre régime actuel, les entreprises coopératives se distinguent des entreprises capitalistes privées en tant qu’entreprises collectives, mais elles ne se distinguent pas des entreprises socialistes si ellessont bâties sur une terre et ont des moyens de production qui appartiennent à l’État, c’est-à-dire à la classe ouvrière.

    Deux grandes questions se trouvent résolues dans ces quelques lignes. Premièrement, « notre régime actuel » n’est pas le capitalisme d’État. Secondement, les entreprises coopératives, dans « notre régime actuel », « ne se distinguent pas » des entreprises socialistes.

    Il est difficile, me semble-t-il, de s’exprimer plus clairement.

    Voici encore un passage de la même brochure de Lénine : Progrès de la coopération signifie (sauf le « rien » indiqué plus haut) croissance du socialisme, et nous sommes obligés en même temps de reconnaître un changement radical dans notre conception du socialisme.

    Il est évident que, dans la brochure De la coopération, on se trouve en présence d’une nouvelle appréciation de la coopération, ce que ne veut pas reconnaître la nouvelle opposition et ce qu’elle s’efforce de passer sous silence, malgré les faits, malgré l’évidence, malgré le léninisme.

    La coopération prise en liaison avec le capitalisme d’État est une chose, et la coopération prise en liaison avec l’industrie socialiste en est une autre.

    Pourtant, il ne s’ensuit pas qu’entre les brochures L’impôt en nature et De la coopération il existe un abîme. Il suffit de se reporter au passage suivant de L’impôt en nature pour saisir la liaison étroite qui existe entre cette brochure et celle consacrée à la coopération dans la question de l’appréciation de la coopération :

    Passer des concessions au socialisme, c’est passer d’une forme de grande production à une autre forme de grande production. Passer de la coopération des petits propriétaires au socialisme, c’est passer dela petite production à la grande.

    C’est là une opération plus compliquée, mais qui, en cas de succès, peut toucher des masses plus considérables de la population et arracher les racines, plus profondes et plus vivaces, des rapports présocialistes, et même précapitalistes, qui sont les plus résistants à toute innovation.

    Ainsi, en 1921 déjà, lorsque nous n’avions pas encore d’industrie socialiste développée, Lénine jugeait possible de transformer la coopération, en cas de succès, en un puissant instrument de lutte contre les rapports présocialistes, et, par suite, également, contre les rapports capitalistes. Je pense que c’est cette idée qui lui a servi plus tard de point de départ pour sa brochure sur la coopération.

    Que résulte-t-il de tout ce qui précède ?

    Il en résulte que la nouvelle opposition envisage la question de la coopération, non pas d’une façon marxiste, mais d’une façon métaphysique. Elle ne considère pas la coopération comme un phénomène historique, lié à d’autres phénomènes, au capitalisme d’État (1921), par exemple, ou à l’industrie socialiste (1923), mais comme quelque chose de constant et d’immuable, comme « une chose en soi ».

    De là les erreurs de l’opposition dans la question de la coopération, de là son manque de foi dans l’évolution socialiste de la campagne au moyen de la coopération, de là son retour à l’ancienne voie du développement capitaliste de la campagne. Telle est, en somme, la « plate-forme » de la nouvelle opposition dans les questions pratiques de l’édification du socialisme.

    La ligne de l’opposition, si tant est qu’elle en ait une, ses hésitations et ses errements, son scepticisme et sa crainte des difficultés mènent à la capitulation devant les éléments capitalistes de notre économie.

    Car, si la Nep est principalement une retraite, si la nature socialiste de l’industrie d’État est douteuse, si le koulak est presque tout-puissant, si l’on ne peut guère espérer en la coopération, si le rôle du paysan moyen diminue progressivement, si la nouvelle voie du développement de la campagne est problématique, si le parti dégénère presque et si la révolution en Occident est encore loin, quelles armes l’opposition conserve-t-elle dans son arsenal, comment compte-t-elle lutter contre les éléments capitalistes de notre économie ?

    On ne peut pourtant pas aller au combat uniquement avec la « philosophie de l’époque » de Zinoviev.

    Il est clair que l’arsenal de la nouvelle opposition est plutôt démuni.

    Ce n’est pas un arsenal pour la lutte, et, à plus forte raison, pour la victoire.

    Il est clair qu’avec un pareil arsenal le parti serait perdu en un rien de temps ; s’il engageait la bataille il n’aurait qu’à capituler immédiatement devant les éléments capitalistes de notre économie.

    C’est pourquoi le XIV e congrès a eu raison de décider que « la lutte pour la réalisation du socialisme en U.R.S.S. est la tâche à l’ordre du jour du parti » ; qu’une des conditions indispensables pour l’accomplissement de cette tâche, c’est « la lutte contre l’incroyance à la possibilité de réaliser le socialisme dans notre pays et contre les tentatives de considérer nos entreprises « de type socialiste progressif » (Lénine) comme des entreprises capitalistes d’État »; que « de tels courants idéologiques, qui empêchent les masses de se comporter de façon consciente envers l’édification du socialisme, et en particulier de l’industrie socialiste, ne peuvent qu’entraver la croissance des éléments socialistes de notre économie, et faciliter la lutte du capital privé » ; que « le Congrès estime qu’un grand travail d’éducation est nécessaire pour vaincre ces déformations du léninisme ».

    Le XIV e congrès du P. C. de l’U. R. S. S. a eu une grande importance historique, car il a su dévoiler entièrement les erreurs de la nouvelle opposition, montrer que son scepticisme et ses lamentations étaient sans fondement, indiquer de façon claire et précise la lutte à mener pour le socialisme, faire apparaître au parti la perspective de la victoire et armer ainsi le prolétariat d’une foi inébranlable dans le triomphe du socialisme.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Comment la social-démocratie comprend-elle la question nationale ?

    La Proletariatis Brdzola [la Lutte du Prolétariat], n°7, 1er septembre 1904.
    Article non signé.
    Traduit du géorgien.

    I

       Tout change… La vie sociale et, avec elle, la « question nationale ». Aux différentes époques, des classes diverses entrent en lice, dont chacune comprend la « question nationale » à sa façon. Par conséquent, aux différentes époques la « question nationale » sert des intérêts divers, prend des nuances différentes suivant le moment et suivant la classe qui la pose.

        C’est ainsi qu’il a existé chez nous ce qu’on a appelé la « question nationale » de la noblesse géorgienne sentit ce qu’elle avait perdu en ayant été dépossédée des anciens privilèges et de la puissance dont elle jouissait sous les rois géorgiens ; l’état de « simples sujets » leur paraissant une atteinte à leur dignité, les nobles souhaitèrent « l’affranchissement de la Géorgie ».

    Il s’agissait par là de mettre à la tête de la « Géorgie » les rois et les nobles géorgiens, et de leur confier ainsi les destinées du peuple géorgien !

    Ce fut le « nationalisme » monarchiste et féodale. Ce « mouvement » n’a laissé aucune trace notable dans la vie des Géorgiens ; il ne s’est signalé par aucun fait glorieux, à moins de considérer comme tels quelques complots de nobles géorgiens contre les gouvernants russes du Caucase.

    Il a suffi que les évènements de la vie sociale effleurent ce « mouvement », déjà faible par lui-même, pour le détruire de fond en comble.

    En effet, le développement de la production marchande, l’abolition du servage, la fondation d’une banque de la noblesse, l’aggravation de l’antagonisme des classes à la ville et, à la campagne, le renforcement du mouvement de la paysannerie pauvre etc., tout cela a porté un coup mortel à la noblesse géorgienne et, avec elle, au « nationalisme monarchiste et féodal« .

    La noblesse géorgienne s’est scindée en deux groupes. Le premier a abjuré tout « nationalisme », il a tendu la main à l’autocratie russe afin d’obtenir des sinécures, des crédits à bon marché, du matériel agricole, et de s’assurer la protection du gouvernement contre les « émeutiers » des campagnes, etc… L’autre groupe de la noblesse géorgienne, plus faible, s’est lié d’amitié avec les évêques et les archimandrites géorgiens; il a, de cette façon, abrité sous l’aile du cléricalisme un « nationalisme » condamné par la vie.

    Ce groupe s’occupe, avec beaucoup de zèle, de reconstruire les églises géorgiennes détruites (c’est là le principal article de son « programme » !), — « ces monuments de la grandeur d’antan », — et il attend pieusement le miracle qui réalisera ses « voeux » monarchistes et féodaux.

        Ainsi, le nationalisme monarchiste et féodal a revêtu, à ses derniers moments, une forme cléricale.

        D’autre part, la vie sociale contemporaine a posé chez nous la question nationale de la bourgeoisie. Quand la jeune bourgeoisie a connu toutes les difficultés d’une libre concurrence avec les capitalistes « étrangers », elle s’est mise, par la bouche des national-démocrates géorgiens, à parler timidement d’une Géorgie indépendante.

    La bourgeoisie géorgienne voulait élever une barrière douanière autour du marché géorgien, en chasser de force la bourgeoisie « étrangère », faire monter artificiellement le prix des marchandises et s’enrichir par ces manœuvres « patriotiques ».

        Tel fut  et tel demeure, le but du nationalisme de la bourgeoisie géorgienne. Inutile d’ajouter que pour atteindre ce but, il fallait être fort ; or, la force réside dans le prolétariat. Seul le prolétariat pouvait insuffler la vie au « patriotisme » creux de la bourgeoisie. Il lui était indispensable de gagner le prolétariat, et c’est alors qu’entrent en scène les « national-démocrates ».

    Ils se sont donnés bien du mal pour réfuter le socialisme scientifique ; ils ont violemment dénigré les social-démocrates et conseillé aux prolétaires géorgiens, l’exhortant, « dans l’intérêt des ouvriers eux-mêmes », à renforcer, d’une manière ou d’une autre, la bourgeoisie géorgienne. Ils ont adjuré les prolétaires géorgiens : Ne menez pas à sa perte la « Géorgie » (ou la bourgeoisie géorgienne ?), oubliez les « divergences intérieures », liez-vous d’amitié avec la bourgeoisie géorgienne, etc.

    Mais en vain ! Les contes doucereux des publicistes bourgeois n’ont pu endormir le prolétariat géorgien !

    Les attaques impitoyables des marxistes géorgiens, et surtout les puissantes actions de classe qui ont soudé en un même détachement socialiste les prolétaires russes, arméniens, géorgiens et autres, ont porté un coup terrible à nos nationalistes bourgeois et les ont chassés du champ de bataille.

        « Pour redorer leur blason déshonoré », nos patriotes en déroute devaient « au moins en changer la couleur », au moins s’affubler d’un habit socialiste, s’ils ne pouvaient s’assimiler les idées socialistes. Effectivement, un organe illégal… nationaliste bourgeois, « socialiste » s’il vous plaît, le Sakartvélo1

    Le parti fédéraliste géorgien (constitué à Genève en avril 1904) comprenait, outre le groupe du Sakartvélo, des anarchistes, des socialistes-révolutionnaires, des national-démocrates.

    Les fédéralistes présentaient comme principale revendication l’autonomie nationale de la Géorgie dans le cadre de l’Etat des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie de Russie. Durant les années de réaction, ils devinrent des adversaires déclarés de la révolution. , fit tout à coup son apparition. On voulait par là gagner les ouvriers géorgiens ! Mais il était trop tard !

    Les ouvriers géorgien sont appris à distinguer le noir du blanc ; ils ont deviné sans peine que les nationalistes bourgeois « s’étaient bornés à changer la couleur » de leurs idées sans rien y changer pour l’essentiel, et que le Sakartvélo n’avait de socialiste que le nom. Ils l’ont compris et ont tourné en ridicule les « sauveurs » de la Géorgie ! Les espoirs des Don Quichotte du Sakartvélo ont été déçus !

        D’autre part, notre développement économique jette peu à peu un pont entre les milieux avancés de la bourgeoisie géorgienne et « la Russie » ; il lie économiquement et politiquement ces milieux à « la Russie », ébranlant ainsi les bases déjà chancelantes du nationalisme bourgeois. Et voilà un deuxième coup porté au nationalisme bourgeois.

        Une nouvelle classe, le prolétariat est entrée en lice, et dés lors une nouvelle « question nationale » a surgi, la « question nationale » du prolétariat. Autant le prolétariat se distingue de la noblesse et de la bourgeoisie, autant la « question nationale » telle que la pose le prolétariat se distingue de la « question nationale » de la noblesse et de la bourgeoisie.

        Voyons maintenant ce qu’est ce « nationalisme ».

        Comment la social-démocratie comprend-elle la « question nationale » ?

        Il y a longtemps que le prolétariat de Russie a commencé à parler de lutte. Comme on sait, le but de toute lutte, c’est la victoire. Mais pour que le prolétariat soit victorieux, il faut que tous les ouvriers s’unissent, sans distinction de nationalité.

    Il est évident que la victoire du prolétariat de Russie a pour condition indispensable la destruction des barrières nationales et l’union étroite des prolétaires russes, géorgiens, arméniens, polonais, juifs et autres.

        Tels sont les intérêts du prolétariat de Russie.

        Mais l’autocratie russe, ce pire ennemi du prolétariat de Russie, ne cesse de s’opposer à l’union des prolétaires. Par des procédés de forban, elle persécute la culture nationale, la langue , les coutumes et les institutions des nationalités « allogènes » de Russie.

    L’autocratie les prive des droits civiques indispensables, les opprime dans tous les domaines, sème hypocritement entre elles la méfiance et l’inimitié, les pousse à des conflits sanglants, montrant ainsi qu’elle n’a d’autre but que de brouiller entre elles les nations qui peuplent la Russie, d’envenimer les animosités nationales, de consolider les barrières nationales pour diviser plus sûrement les prolétaires, morceler plus sûrement tout le prolétariat de Russie en petits groupements nationaux et porter de cette façon un coup mortel à la conscience de classe des ouvriers, à leur union de classe.

        Tels sont les intérêts de la réaction russe, telle est la politique de l’autocratie russe.

        Il est évident que, tôt ou tard, les intérêts du prolétariat de Russie devaient nécessairement se heurter à la politique réactionnaire de l’autocratie tsariste. C’est ce qui est arrivé, et c’est sur ce terrain que la « question nationale », s’est posée au sein de la social-démocratie.

        Comment abattre les barrières nationales dressées entre les nations, comment mettre fin au particularisme national, afin de rapprocher davantage les uns aux autres, de grouper plus étroitement les prolétaires de Russie ?

        Tel est le contenu de la « question nationale » pour la social-démocratie.

        Il faut se scinder en partis nationaux distincts et créer une « fédération libre » de ces partis, répondent les social-démocrates fédéralistes.

        C’est aussi ce que répète « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie »2.

        Comme on le voit, on nous conseille non pas de nous grouper en un seul parti de toute la Russie, ayant à sa tête un centre unique, mais de nous diviser en plusieurs partis ayant plusieurs centres de direction, et tout cela pour renforcer l’unité de classe !

    Nous voulons rapprocher les uns des autres les prolétaires des différentes nations. Que devons-nous faire ? Eloignez les prolétaires les uns des autres et vous atteindrez votre but ! répondent les social-démocrates fédéralistes.

    Nous voulons rassembler les prolétaires dans un même parti. Que devons-nous faire ? Morcelez le prolétariat de Russie en partis distincts, et vous atteindrez votre but ! répondent les social-démocrates fédéralistes.

    Nous voulons abattre les barrières nationales. Quelles sont les mesures à prendre ? renforcez les barrières nationales par des barrières d’organisation, et vous atteindrez votre but ! répondent-ils. Voilà ce qu’on nous conseille, à nous prolétaires de Russie, contre un seul et même ennemi commun. En un mot, on nous dit : agissez pour la joie de vos ennemis et de vos propres mains enterrez votre but commun !

        Mais admettons pour un instant que les social-démocrates fédéralistes aient raison et suivons-les pour voir où ils nous mènent. Ne dit-on pas en effet : poursuis le menteur jusqu’au seuil du mensonge.

        Supposons que nous ayons écouté nos fédéralistes et fondé des partis nationaux distincts. Qu’en résulterait-il ?

        Il est facile de le prévoir. Si, jusqu’à présent, tant que nous étions des centralistes, nous prêtions principalement attention aux conditions communes de la situation des prolétaires, à l’identité de leurs intérêts ; si nous ne parlions de leurs « différences nationales » que dans la mesure où cela ne contredisait pas leurs intérêts communs ; si jusqu’à présent, la question primordiale était pour nous de savoir sur quoi s’accordent les prolétaires des nationalités de Russie, ce qu’ils ont de commun, afin de bâtir en tenant compte de ces intérêts communs un parti unique, centralisé, des ouvriers de toute la Russie, — maintenant que « nous » sommes devenus des fédéralistes, une nouvelle question des plus importantes retient notre attention : par quoi se distinguent entre eux les prolétaires des diverses nationalités de Russie, par quoi diffèrent-ils entre eux, afin de fonder, en tenant compte des « différences nationales », des partis nationaux distincts.

    Ainsi, les « différences nationales », dont l’importance est secondaire pour le centraliste, deviennent pour le fédéraliste le fondement même des partis nationaux.

        Si nous persévérons dans cette voie, nous serons, tôt ou tard, forcés de conclure que les « différences nationales » et autres qui caractérisent le prolétariat arménien, par exemple, sont aussi celles qui caractérisent la bourgeoisie arménienne ; que le prolétariat et le bourgeois arménien ont des coutumes et un caractère identiques ; qu’ils constituent un seul peuple, une « nation » unique3

    Tout d’abord, on ne comprend pas pourquoi « on ne saurait séparer le prolétariat arménien de la société arménienne », puisque cette séparation s’opère à tout moment ?

    Le prolétariat arménien unifié ne s’est-il pas « séparé » de la société arménienne quand, en 1900, (à Tiflis) il a déclaré la guerre à la bourgeoisie arménienne et aux Arméniens d’esprit bourgeois ?

    Qu’est-ce donc que « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie », sinon une organisation de classe des prolétaires arméniens qui se sont « séparés » des autres classes de la société arménienne ?

    Ou bien peut-être « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » est-elle une organisation de toutes les classes ?

    Mais le prolétariat arménien en lutte peut-il se contenter de « déterminer la pensée sociale arménienne » ; n’est-il pas tenu d’aller de l’avant, de déclarer la guerre à cette « pensée sociale » bourgeoise jusqu’à la moelle des os, et de lui insuffler un esprit révolutionnaire ? Les faits attestent qu’il y est tenu.

    Mais alors, il va de soi que le « Manifeste » aurait dû attirer l’attention du lecteur sur la « détermination de la pensée sociale », mais sur la lutte contre cette pensée, sur la nécessité de la rendre révolutionnaire : il aurait ainsi mieux défini les devoirs du « prolétariat socialiste ».

    Et, enfin, le prolétariat arménien peut-il être « le fils de sa race » quand une partie de cette race, — la bourgeoisie arménienne, — suce son sang comme un vampire, et qu’une autre partie, — le clergé arménien, — non contente de sucer le sang des ouvriers, corrompt systématiquement sa conscience ? Questions très simples et qui se posent inévitablement si l’on envisage les choses du point de vue de la lutte des classes.

    Mais ces questions, les auteurs du « Manifeste » ne les voient pas, parce qu’ils envisagent tout du point de vue nationaliste et fédéraliste qu’ils ont emprunté au Bund (Union ouvrière juive)*. D’une façon générale, il semble que les auteurs du « Manifeste » se sont fixés pour but d’imiter en tous points le Bund.

    Ils ont de même introduit dans leur « Manifeste » l’article 2 de la résolution du Ve congrès du Bund « sur la situation du Bund dans le parti ». Ils déclarent que « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » est l’unique défenseur des intérêts du prolétariat arménien (voir l’article 3 dudit « Manifeste »).

    Il ont oublié que depuis plusieurs années déjà, les Comités de notre parti au Caucase** sont considérés comme les représentants des prolétaires arméniens (et autres) du Caucase ; qu’ils développent en eux la conscience de classe par la propagande et l’agitation orales et écrites en langue arménienne ; qu’ils les dirigent pendant leur lutte, etc., alors que « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » ne date que d’avant-hier.

    Tout cela, ils l’ont oublié, et il faut s’attendre à ce qu’ils oublient encore bien des choses, pour peu qu’ils copient fidèlement les conceptions du Bund en matière d’organisation et de politique. (J.S.).

    De là il n’y a pas loin au « terrain unique d’action conjointe » sur lequel doivent se placer bourgeois et prolétaires, en se tendant amicalement la main comme membres d’une seule et même « nation ».

    Ainsi, la politique pharisaïque du tsar autocrate peut sembler une « nouvelle » preuve de cette amitié, alors que parler d’antagonisme des classes apparaîtra comme la marque d’un « esprit doctrinaire déplacé ». Là dessus, quelque main poétique touchera « plus hardiment » les cordes étroitement nationales qui existent encore chez les prolétaires des nationalités de Russie, et les fera vibrer sur le ton voulu.

    On fera crédit (confiance) au charlatanisme chauvin, les amis apparaîtront comme des ennemis, les ennemis comme des amis ; ce sera la confusion, et la conscience de classe du prolétariat de Russie s’amenuisera.

        Ainsi, au lieu d’abattre les barrières nationales, nous allons par la grâce des fédéralistes, les renforcer par des barrières d’organisation ; au lieu de faire progresser la conscience de classe du prolétariat, nous la ferons reculer et la soumettrons à des épreuves périlleuses. Et le cœur du tsar autocrate « tressaillira d’allégresse », car jamais il n’aurait pu s’assurer le concours d’auxiliaires bénévoles tels que nous.

        Est-ce là ce que nous voulions ?

        Enfin, alors que nous avons besoin d’un parti unique, souple et centralisé, dont le Comité central pourrait instantanément mobiliser les ouvriers de toute la Russie et les conduire à l’assaut décisif contre l’autocratie et la bourgeoisie, on nous fourre dans la main « une union fédérale » informe, morcelée en partis distincts ! Au lieu d’une arme acérée, on nous en donne une toute rouillée et l’on nous assure : ainsi, vous en finirez plus vite avec vos ennemis jurés !

        Voilà où nous mènent les social-démocrates fédéralistes !

        Mais comme nous travaillons non à « consolider les barrières nationales », mais à les abattre ; comme nous avons besoin non d’une arme rouillée, mais d’une arme acérée pour extirper l’injustice actuelle ; comme nous voulons non pas réjouir l’ennemi, mais l’accabler d’amertume et l’anéantir, il est clair que nous avons le devoir de tourner le dos aux fédéralistes et de trouver une meilleure solution de la « question nationale ».

    II

        Jusqu’ici nous avons montré comment il ne fallait pas résoudre la « question nationale ». Voyons maintenant comment on doit la résoudre, c’est-à-dire comment l’a résolue le Parti ouvrier social-démocrate4.

        Avant tout, nous devons nous rappeler que le Parti social-démocrate qui lutte s’est appelé Parti ouvrier social-démocrate de Russie (et non pas russe). il a voulu évidemment nous montrer par là qu’il se proposait de grouper sous son drapeau non seulement les prolétaires russes, mais aussi ceux de toutes les nationalités de le Russie, et qu’il prendrait par conséquent toutes les mesures nécessaires pour abolir les barrières nationales dressées entre eux.

        Ensuite, notre parti a dégagé la « question nationale » des brouillards qui l’enveloppaient et lui donnaient un aspect mystérieux ; il a décomposé cette question en ses éléments, donné à chacun d’eux le caractère d’une revendication de classe et les a exposés dans son programme sous forme d’articles distincts.

    Il nous a montré clairement par là que, considérés en eux-mêmes, les « intérêts nationaux » et les « revendications nationales » n’ont pas de valeur particulière, que ces « intérêts » et « revendications » ne méritent de retenir l’attention que dans la mesure où ils font ou peuvent faire progresser la conscience de classe du prolétariat, son développement comme classe.

        De la sorte, le parti ouvrier social-démocrate de Russie a nettement indiqué la voie dans laquelle il s’engageait et la position qu’il adoptait pour résoudre la « question nationale ».

        De quels éléments se compose la « question nationale » ?

        Que demandent messieurs les social-démocrates fédéralistes ?

        1° « L’égalité civique des nationalités de Russie » ?

        Vous êtes émus par l’inégalité civique qui règne en Russie ? Vous voulez restituer aux nationalités de Russie les droits civiques dont le gouvernement les a dépouillés, et c’est pour cette raison que vous revendiquez pour elles l’égalité civique ?

    Mais sommes-nous contre cette revendication ? Nous comprenons parfaitement toute l’importance des droits civiques pour les prolétaires. Les droits civiques sont une arme de lutte ; leur enlever ces droits, c’est leur enlever une arme ; et qui donc ignore que sans armes, les prolétaires ne peuvent lutter efficacement ?

    Or, il est nécessaire pour le prolétariat de Russie que les prolétaires de toutes les nationalités du pays se battent bien, car mieux ces prolétaires se battront, et plus grande sera leur conscience de classe ; plus grande sera leur conscience de classe, et plus étroite deviendra l’unité de classe du prolétariat de Russie. Oui, nous savons tout cela, et c’est pourquoi nous luttons de toutes nos forces pour l’égalité civique des nationalités de Russie !

    Lisez l’article 7 du programme de notre parti, où l’on parle de « la complète égalité en droits de tous les citoyens, sans distinction de sexe, de race et de nationalité« , et vous verrez que le Parti ouvrier social-démocrate de Russie se charge de faire aboutir ces revendications.

        Que demandent encore les social-démocrates fédéralistes ?

        2° « La liberté de la langue pour les nationalités de Russie » ?

        Vous êtes émus par le fait qu’il est à peu près interdit aux prolétaires des nationalités « allogènes » de Russie d’étudier dans leur langue maternelle, de la parler dans les établissements publics, administratifs et autres ? En effet, il y a de quoi s’émouvoir ! La langue est un moyen de se développer et de lutter.

    Les langues diffèrent avec les nations. les intérêts du prolétariat de Russie exigent que les prolétaires de nationalités de ce pays aient le droit absolu de se servir de la langue dans laquelle ils peuvent s’instruire avec le plus de facilité, combattre le mieux leurs ennemis dans les réunions, les établissements publics, administratifs et autres. Il est reconnu que cette langue, c’est la langue maternelle.

    On prive de leur langue maternelle les prolétaires des nationalités « allogènes », et nous garderions le silence ? disent-ils. Mais voyons ce que répond au prolétariat de Russie, sur ce sujet, le programme de notre parti.

    Lisez l’article 8, dans lequel notre parti revendique « le droit pour la population de recevoir l’instruction dans sa langue maternelle, droit garanti par la création, aux frais des écoles nécessaires à cet effet ; le droit pour chaque citoyen de s’expliquer dans sa langue maternelle aux réunions ; l’usage de la langue maternelle, à l’égal la langue d’Etat, dans tous les établissements publics et administratifs locaux ».

    Lisez tout cela, et vous vous convaincrez que le Parti ouvrier social-démocrate de Russie se charge de faire aboutir cette revendication également.

        Que demandent encore les social-démocrates fédéralistes ?

        3° « L’autonomie administrative pour les nationalités de la Russie » ?

        Vous voulez dire par là qu’on ne peut appliquer de façon identique les mêmes lois aux différentes parties de l’Etat russe, qui se distinguent les unes des autres par leurs conditions d’existence particulières et la composition de leur population ? Vous voulez qu’on donne à chacune de ces régions le droit d’adapter les lois générales de l’Etat à ses conditions particulières ?

    S’il en est ainsi, si tel est bien le fond de votre revendication, il faut lui donner une forme appropriée, il faut la débarrasser du brouillard, de la confusion nationaliste, il faut appeler les choses par leur nom.

    Et si vous suivez ce conseil, vous vous convaincrez que nous ne sommes nullement opposés à cette revendication.

    Nous ne doutons nullement que les différentes parties de l’Etat russe, qui se distinguent les unes des autres par leurs conditions d’existence particulières et la composition de leur population, ne sauraient appliquer de la même manière la constitution de l’Etat, et qu’il est nécessaire de leur donner le droit d’appliquer la constitution générale de l’Etat sous la forme dont elles tireront le plus d’avantages, qui leur permettra de développer au maximum les forces politiques existantes dans le peuple.

    C’est ce qu’exigent les intérêts de classe du prolétariat de Russie. Et si vous relisez l’article 3 du programme de notre parti, où celui-ci revendique « une large autonomie administrative locale, autonomie régionale pour les contrées qui se distinguent par des conditions d’existence particulières et la composition de leur population », vous verrez que le Parti ouvrier social-démocrate de Russie a dégagé d’emblée cette revendication du brouillard nationaliste et ensuite qu’il s’est chargé de la faire aboutir.

        4°Vous nous montrez l’autocratie tsariste qui persécute férocement « la culture nationale » des nationalités « allogènes » de Russie ; qui s’immisce comme un bandit dans leur vie intérieure et les opprime de toutes les manières ; qui a détruit (et continue de détruire) d’une façon barbare les institutions culturelles des Finlandais ; qui s’est comportée pirate des biens nationaux arméniens, etc. ?

    Vous demandez des garanties contre les brigandages de l’autocratie ? mais ne voyons-nous pas les violences de l’autocratie tsariste et ne les avons-nous pas toujours combattues ?

    Chacun peut aujourd’hui constater à quel point l’actuel gouvernement de la Russie opprime et étouffe les nationalités « allogènes ».

    Il est également hors de doute que, jour après jour, cette politique du gouvernement corrompt et soumet à une dangereuse épreuve la conscience de classe du prolétariat de Russie. par conséquent, nous combattrons toujours et partout la politique corruptrice du gouvernement tsariste.

    Par conséquent, nous défendrons toujours et partout, contre les violences policières de l’autocratie, les institutions utiles et mêmes inutiles de ces nationalités, car les intérêts du prolétariat de Russie nous enseignent que seules les nationalités elles-mêmes ont le droit de supprimer ou de développer tels ou tels éléments de leur culture nationale.

    Lisez l’article 9 de notre programme. n’est-ce pas de cela qu’il s’agit dans l’article 9 du programme de notre parti, qui du reste a suscité bien des commentaires parmi nos ennemis comme parmi nos amis ?

        Mais ici on nous interrompt et l’on nous conseille de ne plus parler de l’article 9. Pourquoi ? demandons-nous. « Parce que », nous dit-on, cet article de notre programme « contredit foncièrement » les articles 3,7 et 8 de ce même programme : si l’on accorde aux nationalités le droit de régler à leur gré toutes leurs affaires nationales (voir l’article 9), doit en être évidemment retranché.

    C’est sans nul doute, ce que dit à peu près le Sakartvélo5) quand il demande avec la légèreté dont il est coutumier : « La belle logique que de dire à une nation : je t’accorde l’autonomie administrative régionale, et de lui rappeler en même temps qu’elle a le droit de régler à son gré toutes ses affaires nationales ? » (Voir le Sakartvélo, n°9).

    « De toute évidence », une contradiction logique s’est glissée dans le programme ; « de toute évidence », pour éliminer cette contradiction, on doit retrancher du programme un ou plusieurs articles ! Oui, il faut « absolument » les retrancher, car, vous le voyez bien, la logique elle-même proteste par la bouche de l’illogique Sakartvélo.

        Il me souvient d’une vieille histoire. Il y avait une fois un sage « anatomiste ». Il possédait « tout ce qui est indispensable » à un « véritable » anatomiste : diplôme, local, instruments, prétentions excessives. Il ne lui manquait que peu de choses : la connaissance de l’anatomie.

    Un jour, on lui demanda d’expliquer la liaison qui existe entre les différentes parties du squelette qu’il avait dispersées sur sa table. C’était pour notre « illustre sage » une occasion de se distinguer. Il se mit pompeusement et solennellement « à l’oeuvre ». Mais le malheur, c’est qu’il ne connaissait pas le premier mot de l’anatomie, il ne savait pas à quoi il fallait rattacher telle ou telle partie pour reconstituer le squelette entier !

    Le pauvre homme se donna beaucoup de mal, sua sang et eau, mais ce fut peine perdue ! Enfin, quand il eut tout embrouillé et que rien n’alla plus, il saisit quelques parties du squelette et les jeta loin de lui en vitupérant philosophiquement les personnes « mal intentionnées » qui avaient, affirmait-il, mis sur sa table de faux morceaux de squelette. Quant aux spectateurs, ils se moquèrent naturellement du « sage anatomiste ».

        Pareille « mésaventure » est arrivée au Sakartvélo. L’idée lui est venue d’analyser le programme de notre parti ; mais il s’est trouvé qu’il ignorait ce que représentait notre programme et comment il fallait l’analyser ; sans savoir compris ni le lien qui existait entre les différents articles de ce programme, ni ce que représentait chaque article en particulier, il nous donne « philosophiquement » ce conseil : je n’ai pu comprendre tels ou tels articles de votre programme, il faut donc (?!) les en retrancher.

        Mais je ne tiens pas à ridiculiser le Sakartvélo, déjà bien assez ridicule ; on ne frappe pas, dit-on, un homme à terre.

    Au contraire, je suis même prêt à lui venir en aide pour l’éclairer sur notre programme, mais à la condition : 1° qu’il reconnaisse lui-même son ignorance ; 2° qu’il m’écoute attentivement et 3° qu’il respecte la logique6.

        Voici de quoi il s’agit. Les articles 3, 7 et 8 de notre programme procèdent du centralisme politique. quand le Parti ouvrier social-démocrate de Russie a inscrit ces articles dans son programme , il considérait que d’une façon générale la solution dite « définitive » de la « question nationale » — c’est-à-dire l’ « affranchissement » des nationalités « allogènes » de la Russie — est impossible tant que la domination politique est exercée par la bourgeoisie.

    Et cela pour deux raisons : tout d’abord le développement économique actuel établit progressivement un pont entre « les nationalités allogènes » et « la Russie » ; il crée entre elles un lien de plus en plus étroit et fait naître ainsi des sentiments amicaux dans les cercles dirigeants de la bourgeoisie de ces nationalités, ce qui enlève toute base à leurs aspirations d’ « affranchissement national » ; en second lieu, le prolétariat, en thèse générale, ne soutiendra pas le mouvement dit d’ « affranchissement national », puisque, jusqu’à présent, tout mouvement de cette nature s’est opéré au profit de la bourgeoisie, corrompant et viciant la conscience de classe du prolétariat. telles sont les considérations qui ont fait naître l’idée du centralisme politique et les articles 3, 7 et 8 du programme de notre parti, qui en découlent.

        Mais c’est là, nous l’avons dit plus haut, un point de vue général.

        Il n’est pas exclu, malgré cela, que puissent apparaître des conditions économiques et politiques telles que les milieux avancés de la bourgeoisie des nationalités « allogènes » en viennent à souhaiter l’ « affranchissement national ».

        Il peut arriver aussi que ce mouvement favorise le développement de la conscience de classe du prolétariat.

        Que doit faire alors notre parti ?

        C’est pour de telles éventualités que l’article 9 a été inscrit dans notre programme ; c’est en prévision de ces circonstances que le droit est accordé aux nationalités de régler leurs affaires nationales conformément à leurs désirs (par exemple) de « s’affranchir » complètement, de se séparer.

        Notre parti, qui s’assigne pour but d’être le dirigeant du prolétariat en lutte de toute la Russie, doit se tenir prêt à faire face à de telles éventualités dans la vie du prolétariat , et c’est pour cette raison qu’il lui fallait inscrire un article semblable dans son programme.

        Ainsi doit agir tout parti prévoyant et perspicace.

        Il se trouve cependant que ce sens de l’article 9 ne satisfait pas les « sages » du Sakartvélo ni certains social-démocrates fédéralistes. Ils exigent une réponse « catégorique »,  « directe » à la question : « l’indépendance nationale » est elle ou non avantageuse au prolétariat ?7)

        Je me souviens des métaphysiciens russes de 1850 à 1860, qui importunaient les dialecticiens d’alors pour savoir si la pluie est utile ou nuisible aux récoltes et exigeaient d’eux un réponse « catégorique ».

    Les dialecticiens n’eurent aucune peine à démontrer que cette façon de poser le problème n’avait rien de scientifique ; que la réponse à faire variait avec les conditions ; que pendant la sécheresse la pluie est utile, mais qu’elle est inutile et même nuisible par temps humide, et que par conséquent exiger une réponse « catégorique à cette question est pure sottise.

        Mais ces exemples n’ont pas profité au Sakartvélo.

        Les disciples de Bernstein exigeaient des marxistes une réponse « catégorique » du même genre à la question que voici : les coopératives (c’est-à-dire les sociétés de consommation et de production) sont-elles utiles ou nuisibles au prolétariat ? les marxistes n’eurent pas de peine à démontrer que cette façon de poser le problème était dénuée de sens.

    Ils expliquèrent an termes très simples que tout dépendait du moment et du lieu ; que la où la conscience de classe du prolétariat a atteint le niveau de développement voulu, où les prolétaires sont groupés en un parti politique solide, les coopératives peuvent être très utiles au prolétariat, si c’est le parti lui-même qui se charge de les fonder et de les diriger ; que là, au contraire, où ces conditions font défaut, les coopératives sont nuisibles au prolétariat, car elles font naître chez les ouvriers des tendances mercantiles et un particularisme corporatif, et altèrent ainsi leur conscience de classe.

        Mais cet exemple non plus n’a pas profité aux « sakartvélistes ». Ils demandent avec encore plus d’insistance : l’indépendance nationale est-elle nuisible au prolétariat ? Donnez une réponse catégorique !

        Or, nous voyons que les circonstances susceptibles de provoquer et de développer un mouvement d’ « affranchissement national » dans la bourgeoisie des nationalités « allogènes » ne sont pas encore réalisées et qu’elles ne sont pas absolument inéluctables pour l’avenir ; nous ne les admettons que comme des éventualités.

    D’autre part, on ne saurait dire pour le moment quel degré de développement aura alors atteint la conscience de classe du prolétariat, ni dans quelle mesure ce mouvement lui sera utile ou nuisible ! On se demande sur quoi se fonder8 pour donner une réponse « catégorique » ?

        Il est évident qu’il faut laisser aux nationalités « allogènes » elles-mêmes le soin de résoudre cette question : à nous de conquérir pour elles le droit de la résoudre. Aux nationalités elles-mêmes de décider, le moment venu, si « l’indépendance nationale » leur est utile ou nuisible ; et si elle leur est utile, sous quelle forme il convient de la réaliser ? Elles seules peuvent trancher cette question !

        Ainsi, l’article 9 confère aux nationalités « allogènes » le droit de régler leurs affaires nationales conformément à leurs voeux. Et, en vertu du même article, nous devons faire en sorte que les voeux de ces nationalités soient véritablement social-démocrates, qu’ils s’inspirent des intérêts de classe du prolétariat.

    D’où la nécessité d’éduquer dans l’esprit social-démocrate les prolétaires de ces nationalités, de soumettre à une critique social-démocrate sévère certaines moeurs, coutumes et institutions « nationales » réactionnaires, ce qui ne nous empêchera nullement de défendre ces mêmes moeurs, coutumes et institutions contre les violences policières.

        Telle est l’idée fondamentale de l’article 9.

        Il est aisé de voir quel lien logique rattache intimement cet article de notre programme aux principes de la lutte de classe prolétarienne. Et comme tout notre programme repose sur ce principe, le lien logique apparaît de lui-même entre l’article 9 et tous les autres articles du programme de notre parti.

        Si le stupide Sakartvélo est qualifié de « sage » organe de presse, c’est justement parce qu’il n’arrive pas à digérer des idées aussi simples.

        Que reste-t-il encore de la « question nationale » ?

        5° « La sauvegarde de l’esprit national et de ses particularités » ?

        Mais qu’est-ce que cet « esprit national et ses particularités » ? Par la voix du matérialisme dialectique, la science a depuis longtemps démontré qu’il n’existe point et ne peut exister d’ « esprit national ». Quelqu’un a-t-il jamais réfuté cette manière de voir du matérialisme dialectique ? L’histoire nous enseigne que non.

    Par conséquent, nous sommes tenus d’accepter cette manière de voir de la science, nous sommes tenus de répéter avec la science qu’il n’existe point, et qu’il ne peut exister d’ « esprit national ».

    Or s’il en est ainsi, s’il n’existe point d’ « esprit national », il va de soi que toute défense de ce qui n’existe pas est une absurdité logique, qui entraînera nécessairement certaines conséquences historiques (fâcheuses). Il n’y a que le Sakartvélo, « organe du parti révolutionnaire des social-fédéralistes géorgiens » pour avancer de pareilles absurdités « philosophiques » (voir le Sakartvélo n°9)9

    *A noter que certains « individus » anormaux ont cru voir dans l’action concertée des différents éléments de notre parti une « soumission servile ». Faiblesse des nerfs, affirmeront les médecins. (J.S.).

    *

        Voilà comment se présente la question nationale.

        Comme on le constate, notre parti l’a décomposée en ses éléments ; il en a extrait le suc vital pour l’infuser dans les veines de son programme, et ce faisant, il a montré comment la social-démocratie doit résoudre la « question nationale » afin d’abattre entièrement les barrières nationales, sans s’écarter un seul instant de ses principes.

        A quoi peuvent servir, se demandent-on, des partis nationaux distincts ?

    Ou bien : qu’on nous montre la « base » social-démocrate sur laquelle doivent s’édifier les conceptions politiques et les principes d’organisation des social-démocrates fédéralistes restent suspendus en l’air.

        Ils peuvent se tirer de cette position incommode de deux façons.

    Ou bien définitivement au point de vue du prolétariat révolutionnaire et adopter le principe du renforcement des barrières nationales (opportunisme sous la forme fédéraliste) ; ou bien renoncer à tout fédéralisme dans l’organisation du parti, proclamer hardiment la nécessité d’abattre les barrières nationales et se grouper dans un même camp, celui du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

    Notes

    Le Sakartvélo [la Géorgie], journal d’un groupe de nationalistes géorgiens à l’étranger, qui devint le noyau du parti nationaliste bourgeois des social-fédéralistes, parut à Paris en géorgien et en français de 1903 à 1905.

    Le parti fédéraliste géorgien (constitué à Genève en avril 1904) comprenait, outre le groupe du Sakartvélo, des anarchistes, des socialistes-révolutionnaires, des national-démocrates. Les fédéralistes présentaient comme principale revendication l’autonomie nationale de la Géorgie dans le cadre de l’Etat des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie de Russie.

    Durant les années de réaction, ils devinrent des adversaires déclarés de la révolution.

    « L’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » fut fondée par des éléments national-fédéralistes arméniens peu après le IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Lénine a souligné la liaison étroite de cette organisation avec le Bund.

    « C’est une création du Bund, rien de plus, spécialement imaginée pour alimenter le bundisme caucasien… Les camarades caucasiens sont tous contre cette bande de littérateurs-désorganisateurs », écrivait Lénine aux membres du Comité central le 7 septembre (nouveau style) 1905 (voir Lénine : Oeuvres, tome XXXIV, p 290, 4e édit. russe).

    « L’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » vient de le faire, ce [qui n’est] pas digne d’éloge. Dans son « Manifeste », elle déclare catégoriquement qu’ « on ne saurait séparer le prolétariat (arménien) de la société (arménienne) : le prolétariat (arménien) unifié doit être l’organe le plus raisonnable et le plus fort du plus fort du peuple arménien » ; « le prolétariat arménien, groupé dans le parti socialiste, doit viser à déterminer la pensée sociale arménienne » ; « le prolétariat arménien sera le fils de sa race », etc… (Voir l’article 3 du « Manifeste » de « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie »).

    Tout d’abord, on ne comprend pas pourquoi « on ne saurait séparer le prolétariat arménien de la société arménienne », puisque cette séparation s’opère à tout moment ? Le prolétariat arménien unifié ne s’est-il pas « séparé » de la société arménienne quand, en 1900, (à Tiflis) il a déclaré la guerre à la bourgeoisie arménienne et aux Arméniens d’esprit bourgeois ?

    Qu’est-ce donc que « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie », sinon une organisation de classe des prolétaires arméniens qui se sont « séparés » des autres classes de la société arménienne ?

    Ou bien peut-être « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » est-elle une organisation de toutes les classes ?

    Mais le prolétariat arménien en lutte peut-il se contenter de « déterminer la pensée sociale arménienne » ; n’est-il pas tenu d’aller de l’avant, de déclarer la guerre à cette « pensée sociale » bourgeoise jusqu’à la moelle des os, et de lui insuffler un esprit révolutionnaire ? Les faits attestent qu’il y est tenu.

    Mais alors, il va de soi que le « Manifeste » aurait dû attirer l’attention du lecteur sur la « détermination de la pensée sociale », mais sur la lutte contre cette pensée, sur la nécessité de la rendre révolutionnaire : il aurait ainsi mieux défini les devoirs du « prolétariat socialiste ».

    Et, enfin, le prolétariat arménien peut-il être « le fils de sa race » quand une partie de cette race, — la bourgeoisie arménienne, — suce son sang comme un vampire, et qu’une autre partie, — le clergé arménien, — non contente de sucer le sang des ouvriers, corrompt systématiquement sa conscience ?

    Questions très simples et qui se posent inévitablement si l’on envisage les choses du point de vue de la lutte des classes. Mais ces questions, les auteurs du « Manifeste » ne les voient pas, parce qu’ils envisagent tout du point de vue nationaliste et fédéraliste qu’ils ont emprunté au Bund (Union ouvrière juive)*.

    D’une façon générale, il semble que les auteurs du « Manifeste » se sont fixés pour but d’imiter en tous points le Bund. Ils ont de même introduit dans leur « Manifeste » l’article 2 de la résolution du Ve congrès du Bund « sur la situation du Bund dans le parti ». Ils déclarent que « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » est l’unique défenseur des intérêts du prolétariat arménien (voir l’article 3 dudit « Manifeste »).

    Il ont oublié que depuis plusieurs années déjà, les Comités de notre parti au Caucase** sont considérés comme les représentants des prolétaires arméniens (et autres) du Caucase ; qu’ils développent en eux la conscience de classe par la propagande et l’agitation orales et écrites en langue arménienne ; qu’ils les dirigent pendant leur lutte, etc., alors que « l’Organisation ouvrière social-démocrate d’Arménie » ne date que d’avant-hier. Tout cela, ils l’ont oublié, et il faut s’attendre à ce qu’ils oublient encore bien des choses, pour peu qu’ils copient fidèlement les conceptions du Bund en matière d’organisation et de politique. (J.S.

    Il ne sera pas superflu de noter que ce qui suit est un commentaire des articles du programme de notre parti relatifs à la question nationale. (J.S.).

    Nous ne parlons ici du Sakartvélo que pour mieux faire ressortir le contenu de l’article 9. l’objet du présent article est de faire la critique des social-démocrates fédéralistes et non des « sakartvélistes », qui s’en distinguent fortement (voir chapitre I). (J.S.

    Je crois devoir informer le lecteur que, dés les premiers numéros le Sakartvélo a déclaré la guerre à la logique, qu’il considère comme une entrave à briser. Si le Sakartvélo parle souvent au nom de la logique, n’y faisons pas attention ; c’est par suite du manque de réflexion et de mémoire dont il est coutumier. (J.S.).

    Voir l’article d’un « Vieux révolutionnaire » (c’est-à-dire d’un révolutionnaire vieilli !) dans le numéro 9 du Sakartvélo. (J.S.

    Messieurs les « sakartvélistes » bâtissent toujours leurs revendications sur le sable et n’imaginent pas qu’il puisse exister d’autres gens capables de trouver pour leurs revendications un terrain plus solide ! (J.S.).

    Que représente donc ce « parti » qui se donne un nom si étrange ?

    Le Sakartvélo rapporte (voir l’annexe 1 à son numéro 10) qu’ « au printemps dernier les révolutionnaires géorgiens : anarchistes géorgiens, partisans du Sakartvélo, social-révolutionnaires géorgiens, se sont réunis à l’étranger et… se sont groupés… en un « parti » des social-fédéralistes géorgiens ». …

    Oui, des anarchistes, qui méprisent toute politique du fond du coeur et de l’âme, des social-révolutionnaires qui adorent la politique, des « sakartvélistes » qui répudient toute mesure terroriste et anarchiste, — ces éléments bigarrés, qui sont la négation l’un de l’autre, se sont, paraît-il, groupés… en un « parti » ! Disparité idéale, s’il en fut !

    Voilà bien un monde où l’on ne s’ennuiera pas ! Ils se trompent, les organisateurs qui affirment que pour grouper des hommes en un parti, la communauté des principes est nécessaire !

    Ce n’est pas sur la communauté des principes, nous dit la gent bigarrée, mais sur l’absence de principes que doit être fondé le « parti » ! Foin de la « théorie » et des principes, ces entraves serviles !

    Plus vite nous nous en débarrasserons, et mieux cela vaudra, déclare philosophiquement la gent bigarrée. Et en effet, à peine s’étaient-ils débarrassés des principes qu’ils ont, en un tournemain, bâti… un château de cartes, — pardon, le « parti des social-fédéralistes géorgiens ».

    A ce qu’il paraît, il suffit de « quatre hommes et un caporal » pour fonder à tout moment un « parti », s’ils se trouvent réunis.

    Comment ne pas rire en voyant philosopher ces ignares, ces « officiers » sans armée : le Parti ouvrier social-démocrate de Russie « est un parti antisocialiste, réactionnaire », etc… ; les social-démocrates russes sont des « chauvins » ; l’Union du Caucase de notre parti obéit « servilement » au Comité central du parti*, etc… (Voir les résolutions de la première conférence des révolutionnaires géorgiens). Mais pouvait-on attendre davantage de ces débris archéologiques du temps de Bakounine ? Tel arbre, tel fruit ; telle fabrique, telle marchandise. (J.S.)

    *A noter que certains « individus » anormaux ont cru voir dans l’action concertée des différents éléments de notre parti une « soumission servile ». Faiblesse des nerfs, affirmeront les médecins. (J.S. )

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Classe des prolétaires et parti des prolétaires

    (A propos de l’article premier des statuts du parti)

    La Prolétariatis Brdzola [la Lutte du Prolétariat],
    n°8, 1er janvier 1905.

       Le temps n’est plus où l’on proclamait hardiment « la Russie une et indivisible ». Même un enfant sait aujourd’hui qu’il n’existe pas de Russie « une et indivisible », que depuis longtemps la Russie est divisée en deux classes opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. Ce n’est aujourd’hui un secret pour personne que la lutte entre ces deux classes est devenue l’axe autour duquel tourne notre vie moderne.

       Néanmoins, il était difficile jusqu’à présent de s’en rendre compte : en effet, nous ne voyions jusqu’ici dans l’arène que des groupes isolés dans telle ou telle ville, telle ou telle localité ; on ne discernait pas la bourgeoisie et le prolétariat en tant que classes, il était difficile de les apercevoir.

    Mais voici que les villes et les régions s’unissent, différents groupes du prolétariat se tendent la main, des grèves et des manifestations communes éclatent — et devant nous s’étale le tableau grandiose de la lutte entre les deux Russies : la Russie bourgeoise et la Russie prolétarienne. Deux grandes armées s’affrontent sur le théâtre de la lutte : l’armée des prolétaires et l’armée des bourgeois, et la lutte entre ces deux armées embrasse toute notre vie sociale.

       Une armée ne pouvant agir sans dirigeants et toute armée ayant une avant-garde qui la précède et lui éclaire la route, il est évident qu’en même temps que ces armées devaient surgir des groupes respectifs de dirigeants, les partis respectifs, selon la terminologie usuelle.

       Le tableau se présente donc sous l’aspect suivant : d’un côté, l’armée des bourgeois avec, à sa tête, le parti libéral ; de l’autre, l’armée des prolétaires avec, à sa tête, le parti social-démocrate ; chaque armée est dirigée dans sa lutte de classe par son propre parti.

       Si nous avons abordé ces questions, c’est pour comparer le parti des prolétaires à la classe des prolétaires et pour en définir ainsi, brièvement, l’aspect général

       Ce qui précède montre suffisamment que le parti des prolétaires, en tant que groupe de combat de dirigeants doit en premier lieu, être numériquement beaucoup plus restreint que la classe des prolétaires ; en second lieu, se trouver par sa conscience et son expérience, à un niveau plus élevé que la classe des prolétaires ; en troisième lieu, constituer une organisation bien cohérente.

       Tout cela, à notre avis, n’a pas besoin de preuves : il est évident, en effet, que tant qu’existera le régime capitaliste, avec ses corollaires, la misère et l’état arriéré des masses populaires, la prolétariat ne pourra, dans sa totalité s’élever au niveau de conscience désirable ; et qu’il faut, par conséquent, un groupe de dirigeants conscients pour faire l’éducation socialiste de l’armée des prolétaires, l’unir et la guider pendant la lutte.

    Il est non moins clair que le parti qui s’est donné pour but de diriger le prolétariat en lutte ne doit pas constituer un groupement fortuit d’éléments isolés, mais une organisation bien cohérente, centralisée, afin que son activité puisse être régie par un plan unique.

       Telle est, en bref, la physionomie générale de notre parti.

       Retenons tout cela et passons à notre question principale : qui pouvons-nous appeler membre du parti ? L’article premier des statuts du parti, à propos duquel ces lignes sont écrites, traite justement de cette question.

       Examinons-la donc.

       Qui pouvons-nous appeler membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, c’est-à-dire quels sont les devoirs d’un membre du parti ?

       Notre parti est social-démocrate. Cela signifie qu’il possède son programme propre (tâches immédiates et objectifs finals du mouvement), sa tactique propre (moyens de lutte) et son principe d’organisation propre (forme d’association). L’unité de vue sur les principes du programme, de tactique et d’organisation est le terrain sur lequel s’édifie notre parti. Seule cette unité de vues peut unir le adhérents en un même parti centralisé.

    Que l’unité de vues vienne à disparaître, et le parti s’effondre du même coup. Par conséquent, ne peut être appelé membre du parti que celui qui en accepte intégralement le programme., la tactique et le principe d’organisation. Celui-là seul qui a suffisamment étudié et intégralement accepté les principes de notre parti touchant le programme, la tactique et l’organisation, peut appartenir à notre parti et, du même coup, être un des dirigeants de l’armée des prolétaires.

       Mais suffit-il, pour un membre du parti, d’accepter le programme, la tactique et les principes d’organisation du parti ? Peut-on considérer cet homme comme un dirigeant authentique de l’armée des prolétaires ? Non, certes !

    D’abord, chacun sait qu’il ne manque pas de bavards qui « accepteront » avec plaisir le programme, la tactique et les principes d’organisation du parti, mais qui ne sont capables de rien d’autres que de bavarder. Ce serait profaner le nom de membres du parti (c’est-à-dire de dirigeant de l’armée des prolétaires !).

    Et puis, notre parti n’est pas, que je sache, une école philosophique ou une secte religieuse. N’est-il pas un parti de lutte ? Dés lors, n’est-il pas évident que notre parti ne peut se contenter d’une acceptation platonique de son programme, de sa tactique, de ses principes d’organisation ; qu’il exigera certainement de ses adhérents l’application des idées acceptées par eux ? Qui veut être membre de notre parti ne peut donc se contenter d’accepter son programme, sa tactique et ses principes d’organisation : il doit s’engager à appliquer ces principes, à les mettre en œuvre.

       Mais que signifie, pour un membre du parti, appliquer les principes du parti ? Quand peut-il les appliquer ? Uniquement quand il lutte, quand, avec l’ensemble du parti, il marche en tête de l’armée du prolétariat. Peut-on lutter isolément, en ordre dispersé ? Évidemment non ! Il faut d’abord se grouper, s’organiser, et après seulement on marche au combat.

    Sinon, toute lutte est stérile. Il est évident que les membres du parti ne pourront, eux non plus, lutter et, par conséquent, appliquer les principes du parti qu’une fois unis dans une organisation bien cohérente.

    Il est non moins évident que plus sera cohérente l’organisation dans laquelle s’uniront les membres du parti, et mieux ils lutteront, mieux ils appliqueront par conséquent le programme, la tactique et les principes d’organisation du parti ?

    Ce n’est pas sans raison qu’on dit de notre parti qu’il est une organisation de dirigeants, et non un conglomérat d’individus isolés.

       Et si notre parti est une organisation de dirigeants, il est clair que seul pourra être considéré comme membre de ce parti, de cette organisation, celui qui milite dans cette organisation, et qui, par conséquent, considère de son devoir d’identifier ses aspirations avec celles du parti et d’agir en commun avec lui.

       Donc, pour être membre du parti, il faut en appliquer le programme, la tactique et les principes d’organisation ; pour appliquer les principes du parti, il faut lutter en leur faveur ; pour lutter en leur faveur, il faut travailler dans une organisation du parti, travailler en commun avec le parti. Il est clair que pour être membre du parti, il faut adhérer à l’une de ses organisations).

    Ce n’est qu’en adhérant à une organisation du parti et en identifiant ainsi nos intérêts personnels avec ceux du parti, que nous pouvons devenir membres du parti en même temps que de véritables dirigeants de l’armée des prolétaires.

       Si notre parti n’est pas un conglomérat d’isolés et de bavards, s’il est une organisation de dirigeants qui, par l’entremise du Comité central, conduit dignement en avant l’armée des prolétaires, tout ce qui précède va de soi.

       Il faut encore noter quelque chose.

       Jusqu’à ce jour, notre parti était semblable à une famille patriarcale hospitalière, prête à accueillir tous les sympathisants. Mais maintenant qu’il est devenu une organisation centralisée, il a dépouillé son caractère patriarcal et s’est totalement identifié à une forteresse, dont les portes ne s’ouvrent que devant ceux qui en sont dignes.

    Et cela a pour nous une grande importance. Au moment où l’autocratie s’efforce de corrompre la conscience de classe du prolétariat par le « trade-unionisme », le nationalisme, le cléricalisme, etc…, et où, d’autre part, les intellectuels libéraux s’obstinent à vouloir anéantir l’indépendance politique du prolétariat et à lui imposer leur tutelle, nous devons, dés lors, faire preuve d’une vigilance extrême et ne pas oublier que notre parti est une forteresse, dont les portes ne s’ouvrent que devant ceux qui ont fait leurs preuves.

       Nous avons mis en lumière deux conditions indispensables pour être membre du parti (accepter le programme et travailler dans une organisation du parti). ajoutons-y une troisième : l’obligation pour tout membre du parti de lui apporter son concours matériel, et nous aurons énuméré toutes les conditions qui donnent droit au titre de membre du parti.

       Peut donc être appelé membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie celui qui en accepte le programme, lui prête un concours matériel et milite dans une de ses organisations.

       C’est ainsi que le camarade Lénine 3 formule l’article premier des statuts du parti.

       Pareille formule, on le voit, procède entièrement de cette idée que notre parti est une organisation centralisée et non un conglomérat d’individus isolés. Et c’est là le très grand mérite de la formule.

       Mais il s’est trouvé quelques camarades pour rejeter la formule de Lénine qualifiée d’« étroite » et d’« incommode » et proposer une formule à eux qui, il faut le croire, ne sera ni « étroite », ni « incommode ». Nous voulons parler de la formule de Martov 4, que nous allons analyser maintenant.

       D’après la formule de Martov, « est membre du P.O.S.D.R. quiconque accepte son programme, soutient matériellement le parti et lui prête un concours personnel régulier sous la direction de l’une de ses organisations ». Comme on le voit, cette formule omet la troisième condition nécessaire pour être membre du parti, celle qui fait un devoir aux membres du parti de militer dans une de ses organisations.

    Cette condition expresse et nécessaire, Martov l’a, semble-t-il, trouvée superflue, et en échange il a introduit dans sa formule un nébuleux et équivoque « concours personnel sous la direction d’une des organisations du parti ». Il s’ensuit que l’on peut être membre du parti sans adhérer à aucune de ses organisations (le beau « parti » que voilà !) et sans se croire tenu de se soumettre à sa volonté (la belle « discipline du parti » !) !

       Mais alors, comment le parti peut-il diriger « régulièrement » des personnes qui n’appartiennent à aucune de ses organisations et qui, par conséquent ne se croient pas absolument tenues de se soumettre à la discipline de parti ?

       Telle est la question contre laquelle se brise la formule que Martov propose pour l’article premier des statuts du parti, et qui est magistralement résolue dans celle de Lénine, celui-ci posant expressément, comme troisième condition nécessaire pour être adhérent, l’obligation de militer dans une des organisations du parti.

       Nous n’avons plus qu’à retrancher de la formule de Martov son expression nébuleuse et dénuée de sens, de « concours personnel sous la direction d’une des organisations du parti ». Après quoi, il n’y reste plus que deux conditions (acceptation du programme et concours matériel) qui, par elles-mêmes, n’ont aucune valeur, puisque le premier bavard venu peut « accepter » le programme du parti et prêter à ce dernier un concours matériel, ce qui ne lui donne aucunement le droit d’être membre du parti. Voilà une formule bien « commode » !

       Nous disons que de vrais membres du parti ne doivent en aucune façon se contenter d’accepter le programme du parti, qu’ils doivent s’efforcer obligatoirement d’appliquer ce programme. Martov répond vous êtes extrêmement sévères, car il n’est pas à toute force indispensable pour un membre du parti d’appliquer le programme, du moment qu’il ne lui refuse pas son concours matériel, et ainsi de suite.

    Martov semble bien ménager certains bavards… « social-démocrates » auxquels il ne veut pas fermer les portes du parti.

       Nous disons, ensuite, que puisque la lutte est indispensable pour appliquer le programme, et l’union indispensable pour lutter, le devoir du futur membre du parti est d’adhérer à l’une de ses organisations, d’identifier ses aspirations avec celles du parti, de diriger avec le parti l’armée de combat des prolétaires, c’est-à-dire de s’organiser de manière à former des détachements ordonnés d’un parti centralisé.

    Martov répond : il n’est pas à toute force indispensable pour les membres du parti de s’organiser en détachements ordonnés, de se grouper en organisations ; on peut se contenter de mener la lutte individuellement.

       Mais qu’est-ce donc que notre parti ? demandons-nous. Un conglomérat fortuit d’individus isolés, ou bien une organisation cohérente de dirigeants ? S’il est une organisation de dirigeants, peut-on considérer comme membre de cette organisation celui qui n’y adhère pas et qui, par conséquent, ne se croit pas tenu de se plier à sa discipline ? Martov répond que le parti n’est pas une organisation ou, plutôt, que le parti est une organisation inorganisée (le voilà bien le « centralisme » !) !

       On voit que, pour Martov, notre parti n’est pas une organisation centralisée, mais un conglomérat d’organisation locales et d’individualités « social-démocrates » qui ont accepté le programme de notre parti, et…

    Mais si notre parti n’est pas une organisation centralisée, il ne saurait constituer une forteresse dont les portes ne peuvent ouvrir que devant ceux qui ont fait leurs preuves. Et, en effet, pour Martov, comme le montre sa formule, le parti n’est pas une forteresse, mais un banquet, dont l’entrée est libre pour tous les sympathisants. Un peu de connaissances, autant de sympathie, un léger concours matériel, et l’affaire est dans le sac, vous avez pleinement le droit de vous dire membre du parti.

       Et Martov de rassurer les « membres du parti » effrayés ; n’écoutez pas, dit-il quelques personnes qui croient qu’un membre du parti est tenu d’adhérer à l’une de ses organisations et de subordonner ainsi ses aspirations à celles du parti.

    Tout d’abord, il est difficile d’accepter ces conditions, car ce n’est pas une plaisanterie qu de subordonner ses aspirations à celles du parti ! En un second lieu, comme je l’ai déjà fait observer dans mes commentaires, l’opinion de quelques personnes est erronée. Ainsi donc, Messieurs, soyez les bienvenus… au banquet !

       Martov semble ménager certains professeurs ou lycéens qui ne peuvent se résoudre à subordonner leurs aspirations à celles du parti. C’est ainsi qu’il ouvre dans la forteresse de notre parti une brèche, par laquelle ces honorables messieurs peuvent se glisser en fraude. Il ouvre la porte à l’opportunisme, et cela au moment même où des milliers d’ennemis s’appliquent à étouffer la conscience de classe du prolétariat !

       Mais ce n’est pas tout. La vérité est que la formule équivoque de Martov permet à l’opportunisme de s’introduire dans notre parti d’un autre côté également.

       Nous savons que la formule de Martov ne comporte que l’acceptation du programme. De la tactique et de l’organisation, pas un mot : or, pour l’unité du parti, l’accord sur les principes en matières d’organisation et de tactique est aussi nécessaire que l’unité sur les principes du programme. on nous dira que la formule du camarade Lénine n’en parle pas non plus.

    C’est exact ! Mais la formule du camarade Lénine n’a pas besoin d’en parler ! N’est-il pas évident que celui qui travaille dans une des organisations du parti et, par conséquent, lutte dans ses rangs et se soumet à sa discipline ne peut suivre d’autre tactique ni d’autres principes d’organisation que ceux du parti ?

    Mais que dire d’un « membre du parti » qui a accepté son programme sans adhérer à aucune de ses organisations ? Où est la garantie que la tactique et les principes d’organisation de cet « adhérent » seront bien ceux du parti, et non pas étrangers au parti ? Voilà ce que la formule de Martov ne peut nous expliquer !

    Il en résulterait que nous aurions un drôle de « parti », dont les « adhérents » auraient un programme commun (c’est encore à voir !), mais des conceptions différentes sur la tactique et l’organisation ! Diversité idéale ! En quoi notre parti se distinguerait-il d’un banquet ?

       Reste une question : comment se défaire du centralisme idéologique et pratique que nous a recommandé le IIe congrès du parti et que la formule de Martov contredit foncièrement ? Si l’on en venait à la nécessité de choisir, on ferait mieux, sans aucun doute, de se défaire de la formule de Martov. Telle est l’absurde formule que nous sert Martov en opposition à celle du camarade Lénine !

       Nous considérons comme une inconséquence la décision du IIe congrès du parti, qui a adopté la formule de Martov, et nous exprimons l’espoir que le IIIe congrès ne manquera pas de réparer l’erreur du IIe, et adoptera la formule du camarade Lénine.

       Résumons-nous. L’armée des prolétaires est entrée en lice. Si toute armée a besoin d’une avant-garde, cette armée-là, elle aussi, devait en avoir une. D’où l’apparition d’un groupe de dirigeants prolétariens : le Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

    Avant-garde d’une armée déterminée, ce parti doit, tout d’abord, être doté d’un programme, d’une tactique et d’un principe d’organisation qui lui soient propres ; il doit, en suite, constituer une organisation bien cohérente. Si l’on demande : qui devons-nous appeler membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie ? ce parti ne peut faire que la réponse suivante : celui qui accepte le programme du parti, l’aide matériellement et milite dans une de ses organisations.

       C’est cette vérité évidente que le camarade Lénine a exprimée dans son admirable formule.

    J. Staline

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Câble en réponse à Mao Zedong

    Filippov (Joseph Staline)

    26 octobre 1949

       Camarade Mao Zedong :

       Nous sommes d’accord avec votre point de vue. A présent, les troupes coréennes ne devraient lancer aucun assaut.

       Nous avons également dit à nos amis coréens que l’APC [Armée Populaire de Corée] n’est pas en mesure d’engager un assaut dans le Sud.

       Ceci car à présent, que ce soit sous l’angle militaire ou politique, ils [les Nord-Coréens] sont mal préparés pour l’assaut.

       Nous pensons que, pour le moment, nos amis coréens, dans leur lutte pour unifier la Corée, devraient concentrer leurs efforts sur le développement d’une campagne de guérilla, l’établissement de zones libérées dans le Sud, et faire tout le possible pour renforcer l’Armée Populaire de Corée.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : A propos de quelques problèmes sur l’histoire du bolchevisme

    LETTRE A LA RÉDACTION DE LA REVUE «LA RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE »

    La Révolution prolétarienne, n°6 (113), 1931

    Camarades,

    Je proteste énergiquement contre l’insertion, dans la revue la Révolution prolétarienne (n° 6, 1930), d’un article contraire au Parti et semi-trotskiste de Sloutski : «Les bolcheviks à propos de la social-démocratie allemande dans la période de sa crise d’avant-guerre», comme article de discussion.

    Sloutski prétend que Lénine (les bolcheviks) sous-estimait le danger du centrisme dans la social-démocratie allemande et, d’une façon générale, dans la social-démocratie d’avant-guerre, c’est-à-dire qu’il sous-estimait le danger de l’opportunisme masqué, le danger de la conciliation avec l’opportunisme.

    Autrement dit, il résulte, selon Sloutski, que Lénine (les bolcheviks) n’a pas mené une lutte intransigeante contre l’opportunisme, puisque sous-estimer le centrisme, c’est au fond renoncer à développer la lutte contre l’opportunisme. Il en résulte ainsi que Lénine, dans la période d’avant-guerre, n’était pas encore un vrai bolchevik ; que ce n’est que pendant la guerre impérialiste, ou même à l’issue de cette guerre, qu’il est devenu un vrai bolchevik. Ainsi parle Sloutski dans son article.

    Et vous, au lieu de stigmatiser cet «historien» frais émoulu, comme un calomniateur et un falsificateur, vous engagez la discussion avec lui, vous lui donnez une tribune.

    Je ne peux pas ne pas protester contre l’insertion de l’article de Sloutski dans votre revue, comme article de discussion ; car on ne peut instituer une discussion sur le bolchévisme de Lénine, sur la question de savoir si Lénine menait ou ne menait pas une lutte de principe, une lutte intransigeante contre le centrisme, comme une certaine variété de l’opportunisme, si Lénine était un vrai bolchevik ou ne l’était pas.

    Dans votre «Note de la rédaction», envoyée au Comité central le 20 octobre, vous reconnaissez que la rédaction a commis une faute en insérant l’article de Sloutski, comme article de discussion.

    C’est bien, évidemment, encore que cette note de la rédaction paraisse avec un grand retard. Mais dans cette note vous commettez une nouvelle faute, en déclarant que «la rédaction considère d’une extrême actualité et nécessité politiques, l’étude ultérieure, dans les colonnes de la Révolution prolétarienne, de tout le cycle de problèmes ayant trait aux rapports des bolcheviks avec la IIe Internationale d’avant-guerre. »

    C’est dire que vous avez l’intention d’entraîner de nouveau les gens dans une discussion sur des problèmes qui sont des axiomes du bolchévisme.

    C’est dire que vous voulez de nouveau transformer la question du bolchévisme de Lénine, d’axiome en un problème nécessitant une «étude ultérieure».

    Pourquoi ? Pour quelle raison ? Tout le monde sait que le léninisme est né, a grandi et s’est fortifié à travers une lutte implacable contre l’opportunisme de toutes nuances, y compris le centrisme d’Occident (Kautsky), le centrisme de chez nous (Trotski et les autres).

    Cela, même les ennemis directs du bolchévisme ne peuvent le nier. C’est un axiome. Or, vous nous tirez en arrière, vous cherchez à transformer cet axiome en un problème devant être l’objet d’une «étude ultérieure».

    Pourquoi ? Pour quelle raison ? Peut-être par ignorance de l’histoire du bolchévisme ? Peut-être par libéralisme pourri, afin que les Sloutski et autres disciples de Trotski ne puissent pas dire qu’on leur ferme la bouche ? Libéralisme assez étrange, réalisé au détriment des intérêts vitaux du bolchévisme…

    Qu’est-ce que la rédaction considère proprement comme digne d’être discuté dans l’article de Sloutski ?

    1. Sloutski prétend que Lénine (les bolcheviks) ne s’est par orienté vers une rupture, vers la scission avec les opportunistes de la social-démocratie allemande, avec les opportunistes de la IIe Internationale d’avant-guerre. Vous voulez engager la discussion contre cette thèse trotskiste de Sloutski.

    Mais qu’y a-t-il là à discuter ? N’est-il pas clair que Sloutski calomnie simplement Lénine, les bolcheviks ? La calomnie, il faut la stigmatiser, et non en faire un objet de discussion.

    Tout bolchevik sait, s’il est réellement un bolchevik, que Lénine, bien avant la guerre, depuis à peu près 1903-1904, lorsque se cristallisa en Russie le groupe bolchevik et que se firent connaître pour la première fois les gauches au sein de la social-démocratie allemande, s’était orienté vers une rupture, vers la scission avec les opportunistes chez nous, dans le Parti social-démocrate de Russie, et là-bas, dans la IIe Internationale, notamment dans la social-démocratie allemande.

    Tout bolchevik sait que précisément pour cette raison les bolcheviks, dès cette époque (1903-1905), s’étaient acquis dans les rangs des opportunistes de la IIe Internationale, le titre glorieux de «scissionnistes» et de «désorganisateurs».

    Mais que pouvait faire Lénine, que pouvaient faire les bolcheviks, si les social-démocrates de gauche au sein de la IIe Internationale, et d’abord au sein de la social-démocratie allemande, représentaient un groupe faible, débile, encore informe au point de vue de l’organisation, un groupe peu ferré idéologiquement, craignant même d’articuler le mot «rupture», «scission» ?

    On ne peut pourtant pas exiger qu’à la place des gauches, Lénine, les bolcheviks organisent, de Russie, la scission dans les partis d’Occident. Sans compter que la faiblesse au point de vue de l’organisation et de l’idéologie fut le trait caractéristique des social-démocrates de gauche, et cela non seulement dans la période d’avant-guerre. Ce trait négatif, on le sait, les gauches l’ont conservé aussi dans l’après-guerre.

    Tout le monde sait le jugement porté sur les social-démocrates allemands de gauche par Lénine, dans son article bien connu «Sur la brochure de Junius» [Junius : Rosa Luxembourg, leader des social-démocrates de gauche dans la social-démocratie allemande.], écrit en octobre 1916, c’est-à-dire plus de deux ans après le début de la guerre, et où Lénine, critiquant tout un ensemble de fautes politiques très graves des social-démocrates de gauche en Allemagne, parle de la «faiblesse de tous les gauches allemands, pris de toutes parts dans le réseau infâme de l’hypocrisie kautskiste, du pédantisme, de l’«amitié» envers les opportunistes», où il dit que «Junius ne s’est pas libéré entièrement du «milieu» des social-démocrates allemands, même de ceux de gauche, qui craignent la scission, qui craignent d’énoncer jusqu’au bout les mots d’ordre révolutionnaires».

    De tous les groupements de la IIe Internationale, les bolcheviks russes étaient alors le seul capable, par son expérience en matière d’organisation et sa trempe idéologique, d’entreprendre quelquechose de sérieux dans le sens d’une rupture directe, d’une scission avec ses propres opportunistes dans la social­démocratie russe.

    Ah ! Si les Sloutski avaient tenté, pas même de démontrer, mais simplement de supposer que Lénine et les bolcheviks russes n’ont pas utilisé toute leur puissance pour organiser la scission avec les opportunistes (Plékhanov, Martov, Dan), et pour chasser les centristes (Trotski et les autres partisans du bloc d’Août), alors en pourrait discuter sur le bolchévisme de Lénine, sur le bolchévisme des bolcheviks.

    Mais c’est justement que les Sloutski n’osent même souffler mot en faveur d’une supposition aussi saugrenue.

    Ils n’osent pas, sachant que les faits notoires de la politique décidée de rupture avec les opportunistes de toutes nuances, appliquée par les bolcheviks russes (1904-1912), se dresseraient, véhéments, contre une pareille supposition. Ils n’osent pas, sachant que dès le lendemain ils seraient cloués au poteau d’infamie.

    Mais voilà la question qui se pose : les bolcheviks russes pouvaient-ils réaliser la scission avec leurs opportunistes et les centristes-conciliateurs, bien avant la guerre impérialiste (1904-1912), sans s’orienter du même coup vers la rupture, vers la scission avec les opportunistes et les centristes de la IIe Internationale ?

    Qui peut douter que les bolcheviks russes aient considéré leur politique à l’égard des opportunistes et des centristes, comme un modèle de politique pour les gauches d’Occident ?

    Qui peut douter que les bolcheviks russes aient poussé par tous les moyens les social-démocrates de gauche en Occident, notamment les gauches de la social-démocratie allemande, à la rupture, à la scission avec leurs opportunistes et leurs centristes ?

    Ce n’est pas la faute de Lénine et des bolcheviks russes, si les social-démocrates de gauche en Occident n’avaient pas atteint un degré suffisant de maturité pour marcher sur les traces des bolcheviks russes.2. Sloutski reproche à Lénine et aux bolcheviks de n’avoir pas soutenu les gauches de la social-démocratie allemande, résolument et sans retour ; de ne les avoir soutenus qu’avec de sérieuses réserves ; que des considérations de fraction aient empêché les bolcheviks de soutenir les gauches d’Allemagne jusqu’au bout.

    Vous voulez engager la discussion contre ce reproche charlatanesque et foncièrement hypocrite, mais qu’y a-t-il là proprement à discuter ?

    N’est-il pas clair qu’ici Sloutski fait une manœuvre et cherche à couvrir par un reproche hypocrite contre Lénine et les bolcheviks, les véritables lacunes de la position des gauches en Allemagne ?

    N’est-il pas clair que les bolcheviks ne pouvaient soutenir les gauches d’Allemagne, qui balançaient constamment entre le bolchévisme et le menchévisme, sans de sérieuses réserves, sans une sérieuse critique de leurs fautes, à moins de trahir la classe ouvrière et sa révolution ? Les manœuvres malhonnêtes il faut les stigmatiser, et non en faire un objet de discussion.

    Oui, les bolcheviks n’ont soutenu les social-démocrates en Allemagne, qu’avec de sérieuses réserves, en critiquant leurs fautes semi-menchéviques. Mais il faut les en féliciter, et non le leur reprocher.

    Il est des gens qui en doutent ?

    Voyons les faits les plus connus de l’histoire.

    a) En 1903, de sérieux désaccords étaient apparus entre bolcheviks et menchéviks, en Russie, sur la question de l’adhésion au Parti.

    Par leur formule sur l’adhésion au Parti, les bolcheviks voulaient créer, en matière d’organisation, un frein centre l’afflux des éléments non-prolétariens dans le Parti. Le danger d’un tel afflux était alors plus que réel, en raison du caractère démocratique bourgeois de la révolution russe. Les menchéviks russes défendaient la position opposée, qui ouvrait largement les portes du Parti aux éléments non prolétariens.

    Vu l’importance que les problèmes de la Révolution russe avaient pour le mouvement révolutionnaire mondial, les social-démocrates d’Europe occidentale décidèrent de s’en mêler. Les social­ démocrates de gauche, en Allemagne, Parvus et Rosa Luxembourg, alors leaders des gauches, s’en mêlèrent également. Eh bien ? Tous deux se prononcèrent contre les bolcheviks.

    Et l’accusation d’ultra-centralisme et de tendances blanquistes fut portée contre les bolcheviks. Plus tard, ces plates épithètes philistines furent reprises par les menchéviks et propagées à travers le monde.

    b) En 1905, des désaccords surgissaient entre bolcheviks et menchéviks, en Russie, à propos du caractère de la révolution russe.

    Les bolcheviks défendaient l’idée de l’alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie, l’hégémonie étant exercée par le prolétariat.

    Les bolcheviks affirmaient qu’il fallait mener les choses vers la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, afin de passer immédiatement de la révolution démocratique bourgeoise à la révolution socialiste, en s’assurant le soutien de la paysannerie pauvre.

    Les menchéviks de Russie repoussaient l’idée de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution démocratique bourgeoise ; à la politique d’alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie, ils préférèrent la politique d’entente avec la bourgeoisie libérale ; quant à la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, ils la proclamèrent un schéma blanquiste réactionnaire,en contradiction avec le développement de la révolution bourgeoise.

    Quelle fut devant ces discussions l’attitude des gauches de la social­ démocratie allemande, Parvus et Rosa Luxembourg ?

    Ils dressèrent un schéma utopique et semi-menchévik de révolution permanente (image déformée du schéma de la révolution donné par Marx), entièrement imprégné de négation menchévique de la politique d’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, et ils l’opposèrent au schéma bolchevik de la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

    Dans la suite, ce schéma semi-menchévik de la révolution permanente fut repris par Trotski (en partie par Martov) et transformé en un instrument de lutte contre le léninisme.

    c) Dans la période d’avant-guerre, au sein des partis de la IIe Internationale, apparut sur la scène comme un des problèmes les plus actuels, la question nationale et coloniale, la question des nations opprimées et des colonies, celle de leur affranchissement, la question des moyens permettant de combattre, de renverser l’impérialisme.

    Afin de développer la révolution prolétarienne et d’encercler l’impérialisme, les bolcheviks préconisèrent la politique de soutien du mouvement libérateur des nations opprimées et des colonies sur la base de la libre disposition des nations ; ils développèrent le schéma d’un front unique entre la révolution prolétarienne des pays avancés et le mouvement révolutionnaire de libération des peuples dans les colonies et les pays opprimés.

    Les opportunistes de tous les pays, les social-chauvins et les social-impérialistes de tous les pays ne tardèrent pas, de ce fait, à se dresser contre les bolcheviks.

    On traquait les bolcheviks comme des chiens enragés. Quelle position occupèrent alors les social-démocrates de gauche en Occident ?

    Ils développèrent une théorie semi-menchévique de l’impérialisme, ils rejetèrent le principe de la libre disposition des nations dans sa conception marxiste (jusques et y compris la séparation et la constitution. d’Etats indépendants) ; ils écartèrent la thèse sur la sérieuse importance révolutionnaire du mouvement de libération des colonies et des pays opprimés, ils écartèrent la thèse sur la possibilité d’un front unique entre la révolution prolétarienne et le mouvement de libération nationale, et ils opposèrent toute cette salade semi-menchévique qui, d’un bout à l’autre, était une sous-estimation de la question nationale et coloniale, — au schéma marxiste des bolcheviks.

    On sait que cette salade semi-menchévique fut reprise plus tard par Trotski, qui l’utilisa comme un instrument de lutte contre le léninisme.

    Telles sont les erreurs connues de tous, commises par les social-démocrates de gauche, en Allemagne.

    Je ne parle même pas des autres erreurs des gauches allemands, que Lénine a critiquées à fond en d’autres articles.

    Je ne parle pas non plus des erreurs qu’ils ont commises dans leur appréciation de la politique des bolcheviks dans la période de la Révolution d’Octobre.

    Que dénotent ces erreurs des gauches allemands datant de la période d’avant­guerre, sinon que les social­démocrates de gauche, malgré leur gauchisme, ne s’étaient pas encore débarrassés de leur bagage menchévik ?

    Il est certain que les gauches d’Allemagne n’ont pas seulement commis des fautes graves. Ils ont aussi à leur actif de grandes et sérieuses actions révolutionnaires.

    J’entends leurs nombreux mérites et leurs interventions révolutionnaires sur les questions de politique intérieure, etnotamment de la lutte électorale, sur les questions de lutte parlementaire et extra-parlementaire, sur la grève générale, la guerre, la révolution de 1905 en Russie, etc.

    C’est précisément pour cette raison que les bolcheviks les considéraient comme des gauches, les soutenaient, les poussaient en avant. Mais cela ne dément pas et ne peut démentir ce fait que les social-démocrates de gauche, en Allemagne, avaient en même temps à leur passif toute une série de graves fautes politiques et théoriques ; qu’ils ne s’étaient pas encore libérés du fardeau menchévik et avaient, par conséquent, besoin d’être sérieusement critiqués par les bolcheviks.

    Jugez maintenant vous-mêmes si Lénine et les bolcheviks pouvaient soutenir les social-démocrates de gauche en Occident, sans de sérieuses réserves, sans une sérieuse critique de leurs fautes, à moins de trahir les intérêts de la classe ouvrière, à moins de trahir les intérêts de la révolution, à moins de trahir le communisme.

    N’est-il pas clair que Sloutski, en reprochant à Lénine et aux bolcheviks ce dont il aurait dû les féliciter s’il avait été un bolchevik, se démasque jusqu’au bout comme un demi-menchévik, comme un trotskiste camouflé ?

    Sloutski fait cette supposition que Lénine et les bolcheviks, dans leur jugement sur les gauches d’Occident, sont partis de leurs considérations de fraction ; que par conséquent, les bolcheviks russes sacrifiaient aux intérêts de leur fraction la grande cause de la révolution internationale.

    Il est à peine besoin de démontrer qu’il ne saurait y avoir rien de plus plat et de plus ignoble que cette hypothèse. Rien de plus plat, puisque même les menchéviks les plus vulgaires commencent à comprendre que la révolution russe n’est pas une affaire privée des Russes ; qu’elle est, au contraire, l’affaire de la classe ouvrière dumonde entier, l’affaire de la révolution prolétarienne mondiale.

    Il ne saurait y avoir rien de plus ignoble, puisque même les calomniateurs professionnels de la IIe Internationale commencent à comprendre que l’internationalisme conséquent et révolutionnaire jusqu’au bout des bolcheviks est un modèle d’internationalisme prolétarien pour les ouvriers de tous les pays.

    Oui, les bolcheviks russes ont mis au premier plan les questions capitales de la Révolution russe, telles que les questions concernant le Parti, l’attitude des marxistes envers la révolution démocratique bourgeoise, l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, l’hégémonie du prolétariat, la lutte parlementaire et extra-parlementaire, la grève générale, la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste, la dictature du prolétariat, l’impérialisme, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, le mouvement libérateur des nations opprimées et des colonies, la politique de soutien de ce mouvement, etc.

    Ils ont mis en avant ces questions comme une pierre de touche, qui leur permettait de vérifier la fermeté révolutionnaire des social-démocrates de gauche en Occident.

    En avaient-ils le droit ? Sans aucun doute. Ils avaient non seulement le droit, mais le devoir d’agir de la sorte. Ils avaient le devoir d’agir ainsi, toutes ces questions étant en même temps des questions capitales de la révolution mondiale, et les bolcheviks subordonnant leur politique, leur tactique aux tâches de cette révolution.

    Ils avaient le devoir d’agir ainsi, car ce n’est que sur de telles questions que l’on pouvait vérifier effectivement l’esprit révolutionnaire de tels ou tels groupements de la IIe Internationale.

    On se demande où donc est ici le «fractionnisme» des bolcheviks russes, et que viennent faire ici les considérations de «fraction» ?

    Déjà en 1902 Lénine écrivait dans sa brochure Que faire ? Que «l’histoire nous assigne maintenant une tâche immédiate, la plus révolutionnaire de toutes les tâches immédiates du prolétariat de n’importe quel autre pays» ; que «l’accomplissement de cette tâche, la destruction du rempart le plus puissant non seulement de la réaction européenne, mais aussi de la réaction asiatique, ferait du prolétariat russe l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire international».

    Il s’est passé trente ans depuis qu’a paru la brochure Que faire ? Nul n’ose nier que les événements de cette période aient brillamment confirmé les paroles de Lénine. Mais ne s’ensuit-il pas que la révolution russe a été (et demeure) le point crucial de la révolution mondiale, que les questions capitales de la révolution russe étaient en même temps (et sont aujourd’hui) celles de la révolution mondiale ?

    N’est-il pas clair que c’est seulement sur ces questions capitales que l’on pouvait vérifier effectivement l’esprit révolutionnaire des social-démocrates de gauche, en Occident ?

    N’est-il pas clair que les gens qui envisagent ces problèmes comme des questions de «fraction», se démasquent jusqu’au bout comme de plats personnages et des éléments dégénérés ?

    3. Sloutski prétend que l’on n’a pas encore trouvé une quantité suffisante de documents officiels témoignant de la lutte décidée et intransigeante de Lénine (des bolcheviks) contre le centrisme.

    C’est avec cette thèse bureaucratique qu’il opère, comme avec un argument irrésistible en faveur de cette affirmation que Lénine (les bolcheviks) sous-estimait, par conséquent, le danger du centrisme au sein de la IIe Internationale.

    Vous prenez sur vous d’engager la discussion contre ce galimatias, contre ces ergoteries de filou. Mais qu’y a-t-il là proprement à discuter ? N’est-il pas déjà suffisamment clair qu’en parlant de documents, Sloutski cherche à masquer la pauvreté et la fausseté de sa prétendue plate-forme ?

    Sloutski estime que les documents existants du Parti sont insuffisants. Pourquoi ? Pour quelle raison ? Est-ce que les documents connus de tous et concernant la IIe Internationale, de même que ceux relatifs à la lutte intérieure au sein de la social-démocratie russe, ne suffisent pas pour démontrer, clair et net, l’intransigeance révolutionnaire de Lénine et des bolcheviks dans leur lutte contre les opportunistes et les centristes ? Au fait, Sloutski les connaît-il seulement, ces documents ? Quels documents lui faut-il encore ?

    Admettons que, outre les documents déjà connus, on découvre une quantité d’autres documents, par exemple, sous la forme de résolutions bolcheviques traitant une fois de plus de la nécessité d’anéantir le centrisme. Est-ce à dire que l’existence de documents-papier suffise à elle seule pour montrer l’esprit révolutionnaire véritable et l’intransigeance véritable des bolcheviks à l’égard du centrisme ? Qui donc, sinon des bureaucrates incurables, peut se fier aux seuls documents-papier ?

    Qui donc, sinon des rats d’archives, ne comprend pas qu’il faut vérifier les partis et les leaders, avant tout d’après leurs actes, et pas seulement d’après leurs déclarations ? L’histoire connaît nombre de socialistes qui signaient avec empressement n’importe quelle résolution révolutionnaire, pour se débarrasser des critiques importuns. Mais cela ne signifie pas encore qu’ils aient appliqué ces résolutions.

    L’histoire connaît, en outre, nombre de socialistes qui, l’écume aux lèvres, exigeaient des partis ouvriers des autres pays, des actions tout ce qu’il y a de plus révolutionnaires. Mais cela ne signifie pasencore qu’ils ne se soient pas effacés dans leur propre parti ou dans leur propre pays devant leurs opportunistes, devant leur bourgeoisie.

    N’est-ce pas pour cette raison que Lénine nous apprenait à vérifier les partis révolutionnaires, les courants et les leaders, non d’après leurs déclarations et résolutions, mais d’après leurs actes ?

    N’est-il pas clair que si Sloutski avait réellement voulu vérifier l’intransigeance de Lénine et des bolcheviks, quant à leur attitude envers le centrisme, il aurait dû mettre à la base de son article, non point des documents isolés et deux ou trois lettres personnelles, mais la vérification des bolcheviks par leur actes, par leur histoire, par leur activité ?

    Est-ce que chez nous, dans la social-démocratie russe, il n’y avait pas d’opportunistes, de centristes ?

    Est-ce que les bolcheviks n’ont pas mené une lutte décidée et intransigeante contre tous ces courants ? Est-ce que ces courants n’étaient pas liés, sur le terrain des idées et de l’organisation, aux opportunistes et aux centristes d’Occident ?

    Est-ce que les bolcheviks n’ont pas démoli les opportunistes et les centristes, comme ne l’a fait aucun groupe de gauche dans le monde ? Comment peut-on dire après cela que Lénine et les bolcheviks ont sous-estimé le danger du centrisme ? Pourquoi Sloutski a-t-il dédaigné ces faits, qui ont une importance décisive pour la caractéristique des bolcheviks ?

    Pourquoi n’a-t-il pas utilisé la méthode la plus sûre de vérification de Lénine et des bolcheviks d’après leurs actes, d’après leur activité ? Pourquoi a-t-il préféré cette méthode moins sûre, qui est de fouiller dans des papiers choisis au hasard ?

    Parce que le recours à cette méthode plus sûre qu’est la vérificationdes bolcheviks d’après leurs actes, aurait instantanément renversé toute la plate-forme de Sloutski.

    Parce que la vérification des bolcheviks d’après leurs actes aurait montré que les bolcheviks sont l’unique organisation révolutionnaire au monde qui ait totalement démoli les opportunistes et les centristes, et les ait chassés hors du Parti.

    Parce que l’évocation des actes réels de l’histoire réelle des bolcheviks aurait montré que les maîtres de Sloutski, les trotskistes, formaient le groupe principal et fondamental qui implantait en Russie le centrisme, et que ce groupe avait créé, à cet effet, une organisation spéciale, foyer du centrisme, sous la forme du bloc d’Août.

    Parce que la vérification des bolcheviks d’après leurs actes aurait définitivement démasqué Sloutski, comme falsificateur de l’histoire de notre Parti, falsificateur qui cherche à camoufler le centrisme du trotskisme d’avant-guerre, en accusant calomnieusement Lénine et les bolcheviks d’avoir sous-estimé le danger du centrisme.

    Voilà ce qu’il en est, camarades rédacteurs, de Sloutski et de son article.

    Vous voyez que la rédaction a commis une faute en permettant une discussion avec un falsificateur de l’histoire de notre Parti.

    Qu’est-ce qui a pu pousser la rédaction sur cette fausse route ? Je pense que ce qui l’a poussée sur cette route, c’est son libéralisme pourri, ce libéralisme qui, dans une certaine mesure, est répandu maintenant chez une partie des bolcheviks.

    Certains bolcheviks pensent que le trotskisme est une fraction du communisme, laquelle, il est vrai, se trompe, fait pas mal de bêtises, parfois même est anti-soviétique, mais est tout de même une fractiondu communisme.

    De là un certain libéralisme à l’égard des trotskistes et des gens d’esprit trotskiste. Il est à peine besoin de démontrer qu’un tel point de vue sur le trotskisme est profondément erroné et nuisible. En réalité, le trotskisme a, depuis longtemps déjà, cessé d’être une fraction du communisme.

    En réalité, le trotskisme est un détachement d’avant-garde de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, qui mène la lutte contre le communisme, contre le pouvoir des Soviets, contre la construction du socialisme en U.R.S.S.

    Qui a donné à la bourgeoisie contre-révolutionnaire une arme spirituelle contre le bolchévisme, sous forme de thèses sur l’impossibilité de construire intégralement le socialisme dans notre pays, sur la dégénérescence inéluctable des bolcheviks, etc. ? Cette arme, c’est le trotskisme qui la lui a donnée.

    On ne peut considérer comme un hasard le fait que tous les groupements antisoviétiques en U.R.S.S. dans leurs tentatives de justifier l’inévitabilité de la lutte contre le pouvoir des Soviets, aient invoqué la thèse trotskiste bien connue sur l’impossibilité de construire intégralement le socialisme dans notre pays, sur la dégénérescence inéluctable du pouvoir des Soviets, sur le retour probable au capitalisme.

    Qui a donné à la bourgeoisie contre-révolutionnaire de l’U.R.S.S.

    une arme tactique sous forme de tentatives d’actions déclarées contre le pouvoir des Soviets ? Cette arme, ce sont les trotskistes qui la lui ont donnée lorsqu’ils tentèrent d’organiser des démonstrations antisoviétiques à Moscou et à Leningrad, le 7 novembre 1927. C’est un fait que les manifestations antisoviétiques des trotskistes ont redonné du courage à la bourgeoisie et déclenché le sabotage des spécialistes bourgeois.

    Qui a donné à la bourgeoisie contre-révolutionnaire une arme d’organisation sous forme de tentative de constitution d’organisations antisoviétiques clandestines ?

    Cette arme, ce sont les trotskistes qui la lui ont donnée lorsqu’ils organisèrent leur propre groupe illégal antibolchévik. C’est un fait que l’action antisoviétique clandestine des trotskistes a facilité la cristallisation organique des groupements antisoviétiques en U.R.S.S.

    Le trotskisme est un détachement d’avant-garde de la bourgeoisie contre-révolutionnaire.

    Voilà pourquoi le libéralisme à l’égard du trotskisme, même brisé et camouflé, est de l’imbécillité confinant au crime, à la trahison envers la classe ouvrière.

    Voilà pourquoi les tentatives de certains «littérateurs» et «historiens» pour faire passer en contrebande dans notre littérature le fatras trotskiste camouflé, doivent rencontrer la riposte vigoureuse des bolcheviks.

    Voilà pourquoi l’on ne peut permettre une discussion littéraire avec les contrebandiers trotskistes.

    Il me semble que les «historiens» et les «littérateurs» de la catégorie des contrebandiers trotskistes s’appliquent à faire leur travail de contrebande, pour le moment, dans deux directions.

    Premièrement, ils s’appliquent à démontrer que Lénine, dans la période d’avant-guerre, sous-estimait le danger du centrisme, et on laisse au lecteur non averti le soin de deviner que Lénine, par conséquent, n’était pas encore à ce moment-là un vrai révolutionnaire, qu’il ne l’est devenu qu’après la guerre, après s’être «réarmé» avec l’aide de Trotski.

    Sloutski est bien le représentant typique de ce genre de contrebandiers. Nous avons vu plus haut que Sloutski et consorts nevalent pas la peine que l’on perde son temps avec eux.

    En second lieu, ils s’appliquent à démontrer que Lénine, dans la période d’avant-guerre, ne comprenait pas la nécessité de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste, et on laisse au lecteur inexpérimenté le soin de deviner que Lénine, par conséquent, n’était pas encore à ce moment-là un vrai bolchevik, qu’il n’a compris la nécessité de cette transformation qu’après la guerre, après s’être «réarmé», avec l’aide de Trotski.

    Volossévitch, l’auteur du Cours d’histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S., est bien le représentant typique de ce genre de contrebandiers.

    Il est vrai que déjà en 1905 Lénine écrivait : «La révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt, et dans la mesure précise de nos forces, dans la mesure des forces du prolétariat conscient et organisé, — la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à moitié chemin.» Il est vrai que l’on pourrait trouver dans les œuvres de Lénine une multitude de faits et de documents analogues.

    Mais les Volossévitch n’ont cure des faits tirés de la vie et de l’activité de Lénine. Les Volossévitch écrivent pour pouvoir, après s’être maquillés en bolcheviks, faire passer leur contrebande anti­ léniniste, calomnier les bolcheviks et falsifier l’histoire du Parti bolchevik.

    Vous voyez que les Volossévitch valent les Sloutski.

    Tels sont les «tours et détours» des contrebandiers trotskistes.

    Vous comprenez vous-mêmes que ce n’est pas à la rédaction de faciliter l’activité contrebandière de pareils «historiens», en mettant à leur disposition une tribune de discussion.

    La tâche de la rédaction consiste, selon moi, à élever les problèmesde l’histoire du bolchévisme à la hauteur voulue, à orienter l’étude de

    l’histoire de notre Parti dans une voie scientifique, bolchevique, et à aiguiller l’attention contre les falsificateurs trotskistes et autres de l’histoire de notre Parti, en leur arrachant systématiquement leurs masques.

    Cela est d’autant plus nécessaire que même certains de nos historiens, — je parle des historiens sans guillemets, des historiens bolcheviks de notre Parti, — ne sont pas exempts d’erreurs qui portent l’eau au moulin des Sloutski et des Volossévitch.

    Malheureusement, ici, ne fait pas exception non plus le camarade Iaroslavski dont les livres sur l’histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S, malgré leurs mérites, contiennent une série d’erreurs d’ordre doctrinal et historique.

    Salutations communistes.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Aux Citoyens. Vive le drapeau rouge !

    Tract édité par l’imprimerie du Comité de Tiflis du P.O.S.D.R.

    Signé : le Comité de Tiflis.

    15 Février 1905

       Grands espoirs et grandes déceptions ! Au lieu de haines nationales, l’amour mutuel et la confiance ! Au lieu d’un pogrom fratricide, une grandiose manifestations contre le tsarisme, fauteur de pogroms ! Les espoirs du gouvernement tsariste se sont effondrés : il n’a pas réussi à dresser les unes contre les autres les nationalités de Tiflis !…

       Il y a fort longtemps que le gouvernement tsariste s’efforce d’exciter les prolétaires les uns contre les autres, longtemps qu’il cherche à disloquer le mouvement général du prolétariat. C’est pour cela qu’il a organisé des pogroms à Gomel, Kichinev et ailleurs.

    C’est dans ce but encore qu’il a provoqué à Bakou une guerre fratricide. Et voilà qu’enfin les regards du gouvernement tsariste se sont arrêtés sur Tiflis. Il a décidé de monter ici, au centre du Caucase, une tragédie sanglante pour la faire jouer ensuite dans les provinces !

    Pensez donc : exciter les unes contre les autres les nationalités du Caucase et noyer dans son propre sang le prolétariat caucasien ! Le gouvernement tsariste se frottait les mains.

    Il a même fait diffuser des tracts appelant à courir sus aux Arméniens. Et il comptait bien sur un succès.

    Mais voilà que tout à coup, le 13 février, une foule de plusieurs milliers d’Arméniens, de Géorgiens, de Tatars et de Russes, comme pour contrecarrer les desseins du gouvernement tsariste, se réunit dans l’enceinte de la cathédrale de Vank ; et là, ils jurent de se soutenir mutuellement « pour lutter contre le démon qui sème entre nous la discorde ».

    L’unanimité est complète. Des discours appelant à « l’union » sont prononcés. La foule applaudit les orateurs. Trois mille exemplaires de nos tracts sont diffusés.

    On se les arrache. L’enthousiasme grandit. Bravant le gouvernement, on décide de se réunir le lendemain dans l’enceinte de cette même cathédrale pour « jurer », une fois encore, « de s’aimer les uns les autres ».

       Le 14 février. Toute l’enceinte de la cathédrale et les rues adjacentes sont noires de monde. Nos tracts sont diffusés et lus ouvertement. la masse se scinde en groupes, discute le contenu des tracts. Des discours sont prononcés.

    L’enthousiasme va croissant. On décide de manifester en défilant devant la cathédrale de Sion et la mosquée, de « jurer de s’aimer les uns les autres », de s’arrêter au cimetière persan, de prêter serment encore une fois puis de se disperser.

    La foule fait ce qu’elle a décidé. Chemin faisant, près de la mosquée et au cimetière persan, des discours sont prononcés, on distribue nos tracts (il en a été diffusé 12.000 ce jour là).

    L’enthousiasme de la foule grandit toujours. L’énergie révolutionnaire accumulée cherche à s’extérioriser.

    La foule décide de manifester rue du Palais, sur la perspective Golovinski, et de ne se disperser qu’ensuite. Notre comité profite des circonstances pour organiser séance tenante un petit noyau dirigeant. Ce noyau, un ouvrier d’avant-garde à sa tête, se met au centre, et un drapeau rouge improvisé est déployé devant le palais même.

    Le porte-drapeau, juché sur les épaules de manifestants, prononce un discours nettement politique où il demande avant tout aux camarades de na pas se laisser troubler par l’absence d’un appel social-démocrate sur le drapeau. « Non, non , répondent les manifestants, il est dans nos cœurs ! »

    Il explique ensuite la signification du drapeau rouge, critique les orateurs précédents d’un point de vue social-démocrate, dénonce l’insuffisance de leurs discours, affirme la nécessité de renverser le tsarisme et le capitalisme et appelle les manifestants à lutter sous le drapeau rouge de la social-démocratie.

    « Vive le drapeau rouge ! » répond la foule. Les manifestants se dirigent vers la cathédrale de Vank. A trois reprises, ils s’arrêtent en chemin pour écouter le porte-drapeau. Celui-ci appelle de nouveau les manifestants à lutter contre le tsarisme et demande qu’on prête le serment de se retrouver pour l’insurrection aussi unanimes qu’aujourd’hui à la manifestation.

    « Nous le jurons ! » répond la foule. Puis les manifestants arrivent à la cathédrale de Vank et, après une légère échauffourée avec les cosaques, se dispersent.

       Telle a été « la manifestation de 8.000 citoyens de Tiflis ».

       C’est ainsi que les citoyens de Tiflis ont riposté à la politique pharisaïque du gouvernement tsariste. C’est ainsi qu’ils ont tiré vengeance de ce gouvernement infâme qui a versé le sang des citoyens de Bakou. Gloire et honneur aux citoyens de Tiflis !

       Devant les milliers de citoyens de Tiflis rassemblés sous les plis du drapeau rouge et qui ont à plusieurs reprises condamné à mort le gouvernement tsariste, les infâmes valets d’un gouvernement infâme ont dû reculer. Ils ont renoncé au pogrom.

       Est-ce à dire, citoyens, que le gouvernement du tsar ne cherchera plus à organiser de pogroms ? Tant s’en faut ! Aussi longtemps qu’il subsistera et plus il sentira le sol se dérober sous ses pieds, plus il aura recours aux pogroms. le seul moyen de faire cesser les pogroms, c’est d’abattre l’autocratie tsariste.

       Vous tenez à votre vie et à celle de vos proches ? Vous chérissez vos amis, vos parents, et vous ne voulez pas de pogroms ? Sachez alors, citoyens, que c’est seulement en mettant fin au tsarisme que l’on mettra fin aux pogroms et aux effusions de sang qu’ils entraînent !

       Renverser l’autocratie tsariste : voilà à quoi vous devez vous efforcer avant tout !

       Vous voulez mettre fin à toute haine nationale ? Vous cherchez à réaliser la solidarité complète des peuples ? Sachez alors, citoyens, que c’est seulement en mettant fin à l’inégalité, en supprimant le capitalisme, que l’on mettra fin aux différents nationaux !

       Le triomphe du socialisme, voilà en fin de compte à quoi vous devez tendre !

       Mais qui balaiera de la surface de la terre l’odieux régime tsariste, qui vous délivrera des pogroms ? Le prolétariat, dirigé par la social-démocratie.

       Et qui détruira le régime capitaliste, qui fera régner sur la terre la solidarité internationale ? Encore une fois, le prolétariat, dirigé par cette même social-démocratie.

       Le prolétariat, et le prolétariat seul, conquerra pour vous la liberté et la paix.

       Ralliez-vous donc autour du prolétariat et rangez-vous sous le drapeau de la social-démocratie !

    A bas l’autocratie tsariste !
    Vive la République démocratique !
    A bas le capitalisme !
    Vive le socialisme !
    Vive le drapeau rouge !

    =>Oeuvres de Staline

  • Bernard Mandeville : La Fable des abeilles (1705)

    Bernard Mandeville

    La Fable des abeilles

    La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens

    Un nombreux essaim d’abeilles habitait une ruche spacieuse. Là, dans une heureuse abondance, elles vivaient tranquilles. Ces mouches, célèbres par leurs lois, ne l’étaient pas moins par le succès de leurs armes, et par la manière dont elles se multipliaient. Leur domicile était un séminaire parfait de science et d’industrie.

    Jamais abeilles ne vécurent sous un plus sage gouvernement : cependant, jamais il n’y en eut de plus inconstantes et de moins satisfaites.

    Elles n’étaient, ni les malheureuses esclaves d’une dure tyrannie, ni exposées aux cruels désordres de la féroce démocratie. Elles étaient conduites par des rois qui ne pouvaient errer, parce que leur pouvoir était sagement borné par les lois.

    Ces insectes, imitant tout ce qui se fait à la ville, à l’armée ou au barreau, vivaient parfaitement comme les hommes et exécutaient, quoiqu’en petit, toutes leurs actions. Les merveilleux ouvrages opérés par l’adresse incomparable de leurs petits membres, échappaient à la faible vue des humains : cependant il n’est parmi nous, ni machine, ni ouvriers, ni métiers, ni vaisseaux, ni citadelles, ni armes, ni artisans, ni ruses, ni science, ni boutiques, ni instruments, en un mot, il n’y a rien de tout ce qui se voit parmi les hommes dont ces animaux industrieux ne se servissent aussi.

    Comme donc leur langage nous est inconnu, nous ne pouvons parler de ce qui les concerne qu’en employant nos expressions.

    L’on convient assez généralement qu’entre autres choses dignes d’être remarquées, ces animaux ne connaissaient point l’usage des cornets ni des dés ; mais puisqu’ils avaient des rois, et par conséquent des gardes, on peut naturellement présumer qu’ils connaissaient quelque espèce de jeux. Vit-on en effet jamais d’officiers et de soldats qui s’abstînssent de cet amusement ?

    La fertile ruche était remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants, dont le grand nombre contribuait même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité et l’ambition d’autres abeilles, qui étaient uniquement employées à consumer les travaux des premières. Malgré une si grande quantité d’ouvriers, les désirs de ces abeilles n’étaient pas satisfaits. Tant d’ouvriers, tant de travaux, pouvaient à peine fournir au luxe de la moitié de la nation.

    Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu de peines, faisaient des gains très considérables. D’autres, condamnés à manier la faux et la bêche, ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de de leur visage, & en épuisant leurs forces par les occupations les plus pénibles. L’on en voyait cependant d’autres qui s’adonnaient à des Emplois tout mystérieux, qui ne demandaient ni apprentissage, ni fonds, ni soins.

    Tels étaient les CHEVALIERS D’INDUSTRIE, les PARASITES, les COURTIERS D’AMOUR, les JOUEURS, les FILOUX, les FAUX-MONNAYEURS, les EMPIRIQUES, les DEVINS, & en général tous ceux qui haïssant la lumière tournaient par de sourdes pratiques à leur avantage, le travail de leurs Voisins, qui incapables eux-mêmes de tromper, étaient moins défiants.

    On appelait ces gens-là des FRIPONS : mais ceux dont l’industrie était plus respectée, quoique dans le fond peu différents des premiers, recevaient un nom plus honorable. Les artisans de chaque profession, tous ceux qui exerçaient quelque emploi, ou quelque charge, avaient quelque espèce de friponnerie qui leur était propre. C’était les subtilités de l’art, et les tours de bâton.

    Comme s’ils n’eussent pu, sans l’instruction d’un procès, distinguer le légitime d’avec l’illégitime, ils avaient des jurisconsultes occupés à entretenir des animosités, et à susciter de mauvaises chicanes. C’était le fin de leur art. Les lois leur fournissaient des moyens pour ruiner leurs parties et pour profiter adroitement des biens engagés.

    Uniquement attentifs à tirer de précieux honoraires, ils ne négligeaient rien pour empêcher qu’on ne terminât par voie d’accommodement les difficultés.

    Pour défendre une mauvaise cause, ils épluchaient les lois avec la même exactitude et dans le même but que les voleurs examinent les maisons et les boutiques. C’était uniquement pour découvrir l’endroit faible dont ils pourraient se prévaloir.

    Les médecins préféraient la réputation à la science, et les richesses au rétablissement de leurs malades. La plupart, au lieu de s’appliquer à l’étude des règles de l’art, s’étudiaient à prendre une démarche composée.

    Des regards graves, un air pensif, étaient tout ce qu’ils possédaient pour se donner la réputation de gens doctes. Tranquilles sur la santé des patients, ils travaillaient seulement à acquérir les louanges des accoucheuses, des prêtres, et de tous ceux qui vivaient du produit des naissances ou des funérailles.

    Attentifs à ménager la faveur du sexe babillard, ils écoutaient avec complaisance les vieilles recettes de la tante de Madame.

    Les chalands et toute leur famille étaient soigneusement ménagés. Un sourire affecté, des regards gracieux, tout était mis en usage et servait à captiver ces esprits déjà prévenus. Il n’y avait pas même jusques aux gardes dont ils ne souffrirent les impertinences.

    Entre le grand nombre des Prêtres de Jupiter, gagés pour attirer sur la ruche la bénédiction d’en haut, il n’y en avait que bien peu qui eussent de l’éloquence et du savoir. La plupart étaient même aussi emportés qu’ignorants.

    On découvrait leur paresse, leur incontinence, leur avarice et leur vanité, malgré les soins qu’ils prenaient pour dérober aux yeux du public ces défauts. Ils étaient fripons comme des tailleurs, et intempérants comme des matelots.

    Quelques-uns à face blême, couverts d’habits déchirés, priaient mystiquement pour avoir du pain. Ils espéraient de recevoir de plus grosses récompenses ; mais à la lettre ils n’obtenaient que du pain.

    Et tandis que ces sacrés esclaves mouraient de faim, les fainéants pour qui ils officiaient étaient bien à leur aise. On voyait sur leurs visages de prospérité, la santé et l’abondance dont ils jouissaient.

    Les soldats qui avaient été mis en fuite, étaient comblés d’Honneur, s’ils avaient le bonheur d’échapper à l’épée victorieuse, quoiqu’il y en eut plusieurs qui fussent de vrais poltrons, qui n’aimaient point le carnage. Si quelque vaillant général mettait en déroute les ennemis, il se trouvait quelque personne qui, corrompue par des présents, facilitait leur retraite.

    Il y avait des guerriers qui affrontant le danger, paraissaient toujours dans les endroits les plus exposés.

    D’abord ils y perdaient une jambe, ensuite ils y laissaient un bras, et enfin, lorsque toutes ces diminutions les avaient mis hors d’état de servir, on les renvoyait honteusement à la demi-paye ; tandis que d’autres, qui plus prudents n’allaient jamais au combat, tiraient la double paye, pour rester tranquilles chez eux.

    Leurs Rois étaient à tous égards mal servis. Leurs propres Ministres les trompaient. Il y en avait à la vérité plusieurs qui ne négligeaient rien pour avancer les intérêts de la couronne ; mais en même temps ils pillaient impunément le trésor qu’ils travaillaient à enrichir.

    Ils avaient l’heureux talent de faire une très belle dépense, quoique leurs appointements fussent très chétifs ; et encore se vantaient-ils d’être fort modestes.

    Donnaient-ils trop d’étendue à leurs droits ? ils appelaient cela leurs tours de bâton. Et même s’ils craignaient qu’on ne comprît leur jargon, ils se servaient du terme d’Emoluments, sans qu’ils voulussent jamais parler naturellement et sans déguisement de leurs gains.

    Car il n’y avait pas une abeille qui ne se fut très bien contentée, je ne dis pas de ce que gagnaient effectivement ces ministres, mais seulement de ce qu’ils laissaient paraître de leurs gains.

    Ils ressemblaient à nos joueurs qui, quoiqu’ils aient joué beau jeu, ne diront cependant jamais en présence des perdants tout ce qu’ils ont gagné.

    Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ?

    Celui qui achetait des immondices pour engraisser son pré, les trouvait falsifiés d’un quart de pierres et de mortier inutiles et encore, quoique dupe, il n’aurait pas eu bonne grâce d’en murmurer, puisqu’à son tour il mêlait parmi son beurre une moitié de sel.

    La justice même, si renommée pour sa bonne foi quoiqu’aveugle, n’en était pas moins sensible au brillant éclat de l’or. Corrompue par des présents, elle avait souvent fait pencher la balance qu’elle tenait dans sa main gauche.

    Impartiale en apparence, lorsqu’il s’agissait d’infliger des peines corporelles, de punir des meurtres et d’autres grands crimes, elle avait même souvent condamné au supplice des gens qui avaient continué leurs friponneries après avoir été punis du pilori.

    Cependant on croyait communément que l’épée qu’elle portait ne frappait que les abeilles qui étaient pauvres et sans ressources ; et que même cette déesse faisait attacher à l’arbre maudit des gens qui, pressés par la fatale nécessité, avaient commis des crimes qui ne méritaient pas un pareil traitement. Par cette injuste sévérité, on cherchait à mettre en sûreté le grand et le riche.

    Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité. Flattée dans la paix, on la craignait dans la guerre. Estimée chez les étrangers, elle tenait la balance des autres ruches.

    Tous ses membres à l’envi prodiguaient pour sa conservation leurs vies et leurs biens. Tel était l’état florissant de ce peuple. Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique.

    Dès que la vertu, instruite par les ruses politiques, eut appris mille heureux tours de finesse, et qu’elle se fut liée d’amitié avec le vice, les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun.

    Les fourberies de l’Etat conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît. L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés.

    Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme par dépit. La tempérance et la sobriété des uns facilitait l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres.

    L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était esclave du noble défaut de la prodigalité.

    Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres. La vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore. L’envie même et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce.

    Les extravagances dans le manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce.

    Toujours inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements qui avaient été sagement établis étaient annulés et on leur en substituait bientôt de tout opposés. Cependant en altérant ainsi leurs anciennes lois et en les corrigeant, ils prévenaient des fautes qu’aucune prudence n’aurait pu prévoir.

    C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie.

    Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs que les pauvres mêmes vivaient plus agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant. On ne pouvait rien ajouter au bonheur de cette société.

    Mais hélas ! quelle n’est pas la vanité de la félicité des pauvres mortels ? A peine ces abeilles avaient-elles goûté les prémices du bonheur, qu’elles éprouvèrent qu’il est même au dessus du pouvoir des Dieux de rendre parfait le séjour terrestre.

    La troupe murmurante avait souvent témoigné qu’elle était satisfaite du gouvernement et des ministres ; mais au moindre revers, elle changea d’idées. Comme si elle eût été perdue sans retour, elle maudit les politiques, les armées et les flottes.

    Ces Abeilles réunissant leurs plaintes, on entendait de tous côtés ces paroles : Maudites soient toutes les fourberies qui règnent parmi nous. Cependant chacune se les permettait encore ; mais chacune avait la cruauté de ne vouloir point en accorder l’usage aux autres.

    Un personnage qui avait amassé d’immenses richesses en trompant son Maître, le Roi et le Pauvre, osait crier de toute sa force : Le pays ne peut manquer de périr pour toutes ses injustices. Et qui pensez-vous que fut ce rigide sermoneur ?

    C’était un gantier qui avait vendu toute sa vie et qui vendait actuellement des peaux de mouton pour des cabrons. Il ne faisait pas la moindre chose dans cette société qui ne contribuât au bien public. Cependant tous les fripons criaient avec impudence : Bon Dieux ! accordez-nous seulement la probité.

    Mercure (1) ne put s’empêcher de rire à l’ouïe d’une prière si effrontée. Les autres Dieux dirent qu’il y avait de la stupidité à blâmer ce que l’on aimait. Mais Jupiter, indigné de ces prières, jura enfin que cette troupe criailleuse serait délivrée de la fraude dont elle se plaignait.

    Il dit : Au même instant l’honnêteté s’empara de tous les cœurs. Semblable à l’arbre instructif, elle dévoila les yeux de chacun, elle leur fit apercevoir ces crimes qu’on ne peut contempler sans honte.

    Ils se confessaient coupables par leurs discours et surtout par la rougeur qu’excitait sur leurs visages l’énormité de leurs crimes. C’est ainsi que les enfants qui veulent cacher leurs fautes, trahis par leur couleur, s’imaginent que dès qu’on les regarde, on lit sur leur visage mal assuré la mauvaise action qu’ils ont faite.

    Mais grand Dieux ! quelle consternation ! quel subit changement ! En moins d’une heure le prix des denrées diminua partout. Chacun, depuis le Ministre d’Etat jusqu’au Villageois arracha le masque d’hypocrisie qui le couvrait.

    Quelques-uns, qui étaient très bien connus auparavant, parurent des étrangers quand ils eurent pris des manières naturelles.

    Dès ce moment, le Barreau fut dépeuplé. Les débiteurs acquittaient volontairement leurs dettes, sans en excepter même celles que leurs créditeurs avaient oubliées. On les cédait généreusement à ceux qui n’étaient pas en état de les satisfaire. S’élevait-il quelque difficulté, ceux qui avaient tort restaient modestement dans le silence.

    On ne voyait plus de procès où il entrât de la mauvaise foi et de la vexation. Personne ne pouvait plus acquérir des richesses. La vertu et l’honnêteté régnaient dans la Ruche. Qu’est-ce donc que les avocats y auraient fait ? Aussi tous ceux qui avant la révolution n’avaient pas eu le bonheur de gagner du bien, désespérés ils pendaient leur écritoire à leur côté et se retiraient.

    La justice, qui jusqu’alors avait été occupée à faire pendre certaines personnes, avait donné la liberté à ceux qu’elle tenait prisonniers.

    Mais dès que les prisons eurent été nettoyées, la déesse qui y préside devenant inutile, elle se fit contraint de se retirer avec son train et tout son bruyant attirail. D’abord paraissaient quelques SERRURIERS chargés de serrures, de verrous, de grilles, de chaînes et de portes garnies de barres de fer. Ensuite venaient les Geôliers, les GUICHETIERS et leurs suppôts.

    La déesse paraissait alors précédée de son fidèle ministre l’écuyer Carnifex, le grand exécuteur de ses ordres sévères. Il n’était point armé de son épée imaginaire (2), à la place il portait la hache et la corde. Dame Justice aux yeux bandés, assise sur un nuage, fut chassée dans les airs accompagnée de ce cortège. Autour de son char et derrière il y avait ses sergents, huissiers, et ses domestiques de toute espèce qui se nourrissent des larmes des infortunés.

    La RUCHE avait des MEDECINS, tout comme avant la révolution. Mais la médecine, cet art salutaire, n’était plus confiée qu’à d’habiles gens. Ils étaient en si grand nombre, et si bien répandus dans la ruche qu’ils n’y en avait aucun qui eut besoin de se servir de voiture.

    Leurs vaines disputes avaient cessé. Le soin de délivrer promptement les patients était ce qui les occupait uniquement. Pleins de mépris pour les drogues qu’on apporte des pays étrangers, ils se bornaient aux simples que produit le pays.

    Persuadés que les Dieux n’envoient aucune maladie aux Nations sans leur donner en même temps les vrais remèdes, ils s’attachaient à découvrir les propriétés des plantes qui croissaient chez eux.

    LES RICHES ECCLESIASTIQUES, revenus de leur honteuse paresse ne faisaient plus desservir leurs églises par des abeilles prises à la journée. Ils officiaient eux-mêmes. La probité dont ils étaient animés les engageait à offrir des prières et des sacrifices.

    Tous ceux qui ne se sentaient pas capables de s’acquitter de ces devoirs ou qui croyaient qu’on pouvait se passer de leurs soins, résignaient sans délai leurs emplois.

    Il n’y avait pas assez d’occupation pour tant de personnes, si même il en restait pour quelques-uns. Le nombre en diminua donc considérablement. Ils étaient tous modestement soumis au GRAND PRETRE, qui uniquement occupé des affaires religieuses, abandonnait aux autres les affaires d’Etat. Le chef sacré, devenu charitable, n’avait pas la dureté de chasser de sa porte les pauvres affamés.

    Jamais on n’entendait dire qu’il retranchât quelque chose du salaire de l’indigent. C’était au contraire chez lui que l’affamé trouvait de la nourriture, le mercenaire du pain, l’ouvrier nécessiteux sa table et son lit.

    Le changement ne fut pas moins considérable parmi les premiers ministres du roi et tous les officiers subalternes.

    Économes et tempérants alors, leurs pensions leur suffisaient pour vivre. Si une pauvre Abeille fut venue dix fois pour demander le juste paiement d’une petite somme, et que quelques Commis bien payé l’eut obligé, ou de lui faire présent d’un écu, ou de ne jamais recevoir son paiement, on aurait ci-devant appelé une pareille alternative, le tour de bâton du commis ; mais pour lors on lui aurait tout naturellement donné le nom de friponnerie manifeste.

    Une SEULE Personne suffisait pour remplir les places qui en exigeaient trois avant l’heureux changement.

    On n’avait plus besoin de donner des collègues pour éclairer les actions de ceux à qui l’on confiait le maniement des affaires. Les magistrats ne se laissaient plus corrompre ? et ils ne cherchaient plus à faciliter les larcins des autres. Un seul faisait alors mille fois plus d’ouvrage que plusieurs n’en faisaient auparavant.

    (R)* Il n’y avait plus d’honneur à faire figure aux dépens de ses créditeurs. Les Livrées étaient pendues dans les boutiques des Fripiers.

    Ceux qui brillaient par la magnificence de leurs carrosses les vendaient pour peu de chose. La noblesse se défaisait de tous ses superbes chevaux si bien appariés, et même de leurs campagnes pour payer leurs dettes.

    On évitait la vaine dépense avec le même soin qu’on fuyait la fraude. On n’entretenait plus d’Armée dehors. Méprisant l’estime des étrangers, et la gloire frivole qui s’acquiert par les armes, on ne combattait plus que pour défendre la patrie contre ceux qui en voulaient à ses droits et à sa liberté.

    Jetez présentement les yeux sur la ruche glorieuse. Contemplez l’accord admirable qui règne entre les commerces et la bonne foi. Les obscurités qui couvraient ce spectacle ont disparu. Tout se voit à découvert. Que les choses ont changé de face !

    Ceux qui faisaient des dépenses excessives et tous ceux qui vivaient de ce luxe furent forcés de se retirer. En vain ils tentèrent de nouvelles occupations ; elles ne purent leur fournir le nécessaire.

    Le prix des fonds et des bâtiments tomba. Les palais enchantés dont les murs semblables à ceux de Thèbes avaient été élevés par la musique, étaient déserts (3).

    Les grands qui auraient mieux aimé perdre la vie que de voir effacer les titres fastueux gravés sur leurs superbes portiques, se moquaient aujourd’hui de ces vaines inscriptions. L’architecture, cet art merveilleux, fut entièrement abandonné. Les artisans ne trouvaient plus personne qui voulut les employer.

    Les peintres ne se rendaient plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le ciseleur et le statuaire n’étaient plus nommés dans la Ruche.

    Le peu d’abeilles qui restèrent vivaient chétivement. On n’était plus en peine comment on dépenserait son argent, mais comment on s’y prendrait pour vivre. En payant leur compte à la taverne, elles prenaient la résolution de n’y remettre jamais le pied.

    On ne voyait plus de salope cabaretière qui gagnât assez pour porter des habits de drap d’or. Torcol ne donnait plus de grosses sommes pour avoir du Bourgogne et des ortolans.

    Le courtisan qui se piquant de régaler le jour de Noël sa maîtresse de pois verts, dépensait en deux heures autant qu’une compagnie de cavalerie aurait dépensé en deux jours, plia bagage, et se retira d’un si misérable pays.

    La fière Cloé dont les grands airs avaient autrefois obligé son trop facile mari de piller l’Etat, vend à présent son équipage composé des plus riches dépouilles des Indes. Elle retranche sa dépense et porte toute l’année le même habit. Le siècle léger et changeant est passé. Les modes ne se succèdent plus avec cette bizarre inconstance.

    Dès lors, tous les ouvriers qui travaillaient les riches étoffes de soie et d’argent et tous les artisans qui en dépendent, se retirent. Une paix profonde règne dans ce séjour ; elle a à sa suite l’abondance. Toutes les manufactures qui restent ne fabriquent que des étoffes les plus simples ; cependant elles sont toutes fort chères.

    La nature bienfaisante n’étant plus contrainte par l’infatigable jardinier, elle donne, à la vérité, ses fruits dans sa saison ; mais aussi elle ne produit plus ni raretés, ni fruits précoces.

    A mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure. Ce n’était plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient tomber les manufactures, c’était la simplicité et la modération de toutes les abeilles. Tous les métiers et tous les arts étaient négligés. Le contentement, cette peste de l’industrie, leur fait admirer leur grossière abondance. Ils ne recherchent plus la nouveauté, ils n’ambitionnent plus rien.

    C’est ainsi que la ruche étant presque déserte, ils ne pouvaient se défendre contre les attaques de leurs ennemis cent fois plus nombreux. Ils se défendirent cependant avec toute la valeur possible, jusqu’à ce que quelques-uns d’entre eux eussent trouvé une retraite bien fortifiée. C’est là qu’ils résolurent de s’établir ou de périr dans l’entreprise. Il n’y eut aucun traître parmi eux. Tous combattirent vaillamment pour la cause commune. Leur courage et leur intégrité furent enfin couronnés de la victoire.

    Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses abeilles périrent.

    Le reste de l’essaim, qui s’était endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui mettait si fort à l’épreuve leur tempérance, était un vice. Voulant donc se garantir tout d’un coup de toute rechute, toutes ces abeilles s’envolèrent dans le sombre creux d’un arbre où il ne leur reste de leur ancienne félicité que le Contentement et l’Honnêteté.

    MORALITÉ

    Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères.

    Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement.

    Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.

    C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, & le lie.

    Que dis-je !

    Le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour y faire revivre l’heureux siècle d’or, il faut absolument outre l’honnêteté reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers Pères.

    Fin de la Fable des Abeilles

    1. C’est le dieu des Larrons
    2. On ne se sert dans les Exécutions en Angleterre que de la Hache pour trancher la tête, jamais de l’Épée. C’est pour cela qu’il donne le nom d’imaginaire à cette Épée qu’on attribue au Bourreau.
    3. L’auteur veut parler des Bâtiments élevés pour l’Opéra et la Comédie. Amphion, après avoir chassé Cadmus et sa Femme du lieu de leur demeure, y bâtit la Ville de Thèbes, en y attirant les pierres avec ordre et mesure, par l’harmonie merveilleuse de son divin Luth.

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  • Jean Bodin : La justice harmonique (1583)

    La justice Harmonique. Mais il ne suffit pas d’avoir ainsi disposé ces quatre points en proportion Géométrique, et en partie Arithmétique, si on ne les couple ensemble par proportion Harmonique, qui unit et conjoint les deux nombres du milieu, 6 et 8 et le second au quart, et le premier au tiers, dont il résulte une harmonie mélodieuse, composée de la quarte, de la quinte et des octaves.

    Autrement, si vous ôtez le lien Harmonique de la quarte, qui est entre 6 et 8, la proportion Géométrique demeurera disjointe ; et si vous disposez les quantités en proportion Géométrique continue, l’Harmonie périra, comme on peut voir en ces quatre nombres 2, 4, 8, 16 où les raisons se trouvent bien conjointes en quelque sorte qu’on les prenne.

    Mais il ne s’en peut faire aucun accord, et aussi peu si vous disposez les nombres en proportion Arithmétique, car l’une et l’autre sont aussi différentes de l’harmonique comme l’eau bouillante et glacée sont différentes [de] l’eau tiède.

    En cas pareil, nous dirons, que si le Prince, ou le peuple, ou la noblesse ayant la souveraineté, soit en Monarchie, ou état Aristocratique, ou populaire, se gouverne sans aucune loi, laissant le tout à la discrétion des Magistrats ou, par soi-même, distribuant les peines et loyers selon la grandeur ou qualité d’un chacun, [bien] que cela soit beau en apparence, [quoiqu’il] n’y eût fraude ni faveur (chose toutefois impossible), néanmoins, ce gouvernement ne peut être durable ni assuré, parce qu’il n’y a point de lien des grands aux petits, ni par conséquent accord aucun ; beaucoup moins y aura-t-il de sûreté si tout se gouverne par égalité et lois immuables, sans accommoder l’équité à la variété particulière des lieux, des temps, et des personnes.

    Gouvernement de [la] République par forme Arithmétique, Géométrique, Harmonique.

    Et tout ainsi que deux simples en extrémité de froideur et de chaleur sont autant de poisons, et, néanmoins, composés et tempérés l’un avec l’autre font une médecine fort salutaire, [de même] aussi ces deux proportions de gouvernement, Arithmétique et Géométrique, l’un par lois seulement, l’autre à l’arbitrage du gouverneur sans lois, ruinent les Républiques : et composés ensemble par proportion Harmonique [ces deux proportions de gouvernement] servent à maintenir les états.

    Et, par ainsi, Aristote s’est abusé de dire que l’état serait bienheureux, qui aurait un si bon Prince, qu’il ne fût jamais vaincu de faveur, ni de passion quelconque : on n’aurait, dit-il, que faire de lois.

    Or il est certain que la loi n’est pas faite pour ceux qui tiennent la souveraineté, comme nous avons montré en son lieu, [mais] pour les magistrats principalement, qui ont bien souvent les yeux si bandés de passions, ou de concussions, ou d’ignorance, qu’ils ne sauraient voir un seul trait de la beauté de justice.

    Et quand [bien même] ils seraient Anges, ou qu’ils ne pourraient aucunement faillir, si est-ce que les sujets ont affaire de loi comme d’un flambeau pour se guider ès ténèbres des actions humaines ; et [également] pour étonner les méchants qui pourraient prétendre cause d’ignorance, véritable ou vraisemblable, de leurs méchancetés ; ou, pour le moins, de la peine, qui n’est point gravée en nos âmes, comme [le sont] les choses que nature défend (…).

    Dieu 1 , que celui qui a mérité d’être flétri, sera puni selon le forfait par lui commis : il est défendu de bailler plus de quarante coups ; laquelle loi est selon la justice 1 Deutéronome, 25.

    Harmonique, car il est permis au juge de juger à sa discrétion par proportion semblable jusqu’à quarante coups, selon la qualité des personnes et du forfait. Et la qualité arithmétique est en ce qu’il est défendu [de] passer quarante coups ; en quoi celui qui a le plus offensé, et qui toutefois n’a pas mérité la mort, n’est pas plus puni pour ce regard, que celui qui a moins offensé ; et la loi porte sa raison, et afin, dit-il, que le condamné ne soit rendu estropié.

    [Ce] qui nous est un certain argument de la loi de Dieu, [selon lequel] la vraie justice, et le gouvernement le plus beau, est celui qui s’entretient par proportion Harmonique.

    Et combien que l’état populaire embrasse plus les lois égales, et la justice Arithmétique, et [que], au contraire, l’état Aristocratique retient plus la proportion Géométrique, si est-ce que l’un et l’autre est contraint d’entremêler la proportion Harmonique pour sa conservation ; autrement, si la seigneurie Aristocratique rejette le menu peuple loin de tous états, offices et dignités, ne lui faisant aucune part de la dépouille des ennemis, ni des pays conquis sur eux, il ne se peut faire que le menu peuple, pour peu qu’il soit aguerri, ou que l’occasion se présente, ne se révolte et [ne] change l’état, comme j’ai montré ci-devant par plusieurs exemples.

    C’est pourquoi la seigneurie de Venise, qui est une vraie Aristocratie s’il en fut [jamais], se gouverne quasi Aristocratiquement, distribuant les grands honneurs, dignités, bénéfices et Magistrats aux gentilshommes Vénitiens, et les menus offices, où il n’y a point de puissance, au menu peuple, suivant la proportion Géométrique, des grands aux grands, et des petits aux petits.

    Et néanmoins, pour contenter le menu peuple, la seigneurie lui a laissé l’état de Chancelier, qui est des plus dignes et des plus honorables, [et] aussi qu’il est perpétuel ; et, en outre, les offices des secrétaires d’état, qui sont bien fort honorables ; et au surplus l’injure, faite au moindre habitant par les gentilshommes Vénitiens, est punie et châtiée ; et une grande douceur et liberté de vie donnée à tous, [chose] qui sent plus la liberté populaire que le gouvernement Aristocratique ; et, qui plus est, la création des Magistrats se fait par choix et par sort, l’un propre au gouvernement Aristocratique, l’autre à l’état populaire, si bien qu’on peut dire, que l’état est Aristocratique et conduit aucunement par proportion Harmonique, [ce] qui a rendu cette République-là belle et florissante (…).

    L’état Royal gouverné harmoniquement est le plus beau et le plus parfait.

    Il faut donc que le sage Roi gouverne son Royaume harmoniquement, entremêlant doucement les nobles et roturiers, les riches et les pauvres, avec telle discrétion toutefois, que les nobles aient quelque avantage sur les roturiers, car c’est bien la raison que le gentilhomme aussi excellent en armes ou en lois, comme le roturier, soit préféré aux états de judicature, ou de la guerre, et que le riche égal en autre chose au pauvre, soit aussi préféré aux états, qui ont plus d’honneur que de profit, et que le pauvre emporte les offices, qui ont plus de profit que d’honneur, et tous deux seront contents.

    Car celui qui est assez riche ne cherche que l’honneur, et le pauvre cherche son profit.

    Aussi faut-il, que les riches qui portent les charges publiques, aient quelque avantage sur les pauvres ; c’est pourquoi ce sage Consul Romain laissa le gouvernement et souveraineté des villes par lui conquises, aux plus riches, jugeant qu’ils seraient plus soigneux de [leur] conservation que les pauvres, qui n’y avaient pas si grand intérêt.

    Et si les états sont associés et doubles, il vaudra mieux coupler le noble et le roturier, le riche et le pauvre, le jeune et le vieux, que deux nobles, ou deux riches, ou deux pauvres, ou deux jeunes ensemble, qui sont le plus souvent en querelles, et s’empêchent l’un l’autre en leur charge, comme il advient, naturellement, qu’il n’y a jalousie entre égaux.

    Mais encore il en revient un bien grand fruit de la conjonction que j’ai dite. Car en ce faisant chacun garde la prérogative et le droit à l’état, duquel il tient, comme il se voit ès cours souveraines, corps et collèges composés de toutes sortes de gens, la Justice est beaucoup mieux ordonnée, que s’ils étaient d’un état seulement.

    Or il n’y a moyen de lier les petits avec les grands, les roturiers avec les nobles, les pauvres avec les riches, sinon en communiquant les offices, états, dignités et bénéfices aux hommes qui le méritent, comme nous avons montré ci-devant. Mais les mérites sont divers, car qui ne voudrait octroyer les états et charges honorables sinon aux gens vertueux, la République serait toujours en combustion, d’autant que les hommes de vertu sont toujours en fort petit nombre, et seraient aisément chassés et déboutés du surplus.

    Mais en couplant les hommes de vertu, comme j’ai dit, tantôt aux nobles, tantôt aux riches, [bien] qu’ils soient destitués de vertu, néanmoins ils se sentiront honorés d’être conjoints avec les gens vertueux, et ceux-ci de monter au lieu d’honneur ; et, en ce faisant, toute la noblesse d’un côté se réjouit de voir que le seul point de noblesse est respecté en la distribution des loyers, et, de l’autre côté, tous les roturiers sont ravis d’un plaisir incroyable, et se sentent tous honorés, comme de fait ils ont honneur, quand ils voient le fils d’un pauvre médecin, Chancelier d’un grand Royaume, et un pauvre soldat être enfin Connétable, comme il s’est vu en la personne de Bertrand du Guesclin, et de Michel de l’Hospital, et de beaucoup d’autres, qui, pour leurs vertus illustres sont montés aux plus hauts degrés d’honneur.

    Mais tous les états portent impatiemment de voir les plus indignes aux plus hauts lieux, non pas qu’il ne soit nécessaire de donner quelquefois aux incapables et indignes quelques offices, pourvu qu’ils soient en si petit nombre, que leur ignorance ou méchanceté n’ait pas grand effet en l’état où ils seront.

    Car il ne faut pas seulement bailler la bourse aux plus loyaux, les armes aux plus vaillants, la justice aux plus droits, la Censure aux plus entiers, le travail aux plus forts, le gouvernail aux plus sages, la Prélature aux plus dévôts, comme la justice Géométrique veut (combien qu’il est impossible pour la rareté des hommes vertueux), [mais] il faut aussi, pour faire une harmonie des uns avec les autres, y entremêler ceux qui ont de quoi suppléer en une sorte ce qui leur défaut en l’autre ; autrement, if n’y aurait non plus d’harmonie, que si on séparait les accords qui sont bons en soi, mais ils ne feront point de consonance s’ils ne sont liés ensemble, car le défaut de l’un est suppléé par l’autre.

    L’image du Roi, et des trois états conformes à la nature. En quoi faisant, le sage Prince accordera ses sujets les uns aux autres, et tous ensemble avec soi, tout ainsi comme on peut voir ès quatre premiers nombres, que Dieu a disposés par proportion harmonique, pour nous montrer que l’état Royal est Harmonique, et qu’il se doit gouverner Harmoniquement :

    Car 2 à 3 fait la quinte, 3 à 4 la quarte, deux à quatre l’octave, et, derechef, un à deux fait l’octave, 1 à 3 la douzième, tenant la quinte et l’octave, et 1 à 4 la double octave, [ce] qui contient l’entier système de tous les tons et accords de musique ; et qui voudra passer à 5, il fera un discord insupportable. L’image de l’âme [est] semblable au Royaume bien ordonné.

    Autant peut-on dire du point, de la ligne, de la superficie et du corps. Donc, on suppose que le Prince, élevé par-dessus tous les sujets, la majesté duquel ne souffre non plus division, que l’unité qui n’est point nombre, ni au rang des nombres, [bien] que tous les autres n’ont force ni puissance que de l’unité ; et les trois états disposés comme ils sont, et quasi toujours ont été, en tous Royaumes et Républiques bien ordonnées : c’est à savoir l’état Ecclésiastique, le premier, pour la dignité qu’il soutient et [la] prérogative du ministère envers Dieu, qui est composé de nobles et roturiers ; puis l’état militaire, qui est aussi composé des nobles et roturiers ; et le menu peuple de gens scolastiques, marchands, artisans et laboureurs.

    Et que chacun de ces trois états ait part aux offices, bénéfices, judicatures, et charges honorables, ayant égard aux mérites et aux qualités des personnes. Il se formera une plaisante harmonie de tous les sujets entre eux, et de tous ensemble avec le Prince souverain.

    Ce que nous pouvons encore figurer en l’homme, qui est la vraie image de la République bien ordonnée : car l’intellect tient lieu d’unité étant indivisible, pur et simple, puis l’âme raisonnable, que tous les anciens ont séparée de puissance d’avec l’intellect ; la troisième est l’appétit de vindicte, qui gît au cœur, comme les gendarmes ; la quatrième est la cupidité bestiale, qui gît au foie, et autres intestins nourrissant tout le corps humain, comme les laboureurs.

    Et combien que les hommes qui n’ont point ou peu d’intellect, ne laissent pas de vivre sans voler plus haut à la contemplation des choses divines et intellectuelles.

    Aussi, les Républiques Aristocratique et populaire, qui n’ont point de Roi, s’entretiennent et gouvernent leur état, néanmoins elles ne sont point unies ni liées si bien que s’il y avait un Prince, qui est comme l’intellect, qui unit toutes les parties, et les accorde ensemble, quand l’âme raisonnable est guidée par prudence, l’appétit de vindicte par magnanimité, la cupidité bestiale par tempérance, et l’intellect est élevé par contemplations divines, alors il s’établit une justice très harmonieuse, qui rend à chacune des parties de l’âme ce qui lui appartient.

    Ainsi peut-on dire des trois états guidés par prudence, par force et tempérance, et ces trois vertus morales accordées ensemble, et avec leur Roi, c’est-à-dire à la vertu intellectuelle et contemplative, il s’établit une forme de République très belle et harmonieuse.

    Car tout ainsi que de l’unité dépend l’union de tous les nombres, et qui n’ont être ni puissance que d’elle, [de même] aussi un Prince souverain est nécessaire, de la puissance duquel dépendent tous les autres.

    Et tout ainsi qu’il ne se peut faire si bonne musique où il n’y ait quelque discord, qu’il faut par nécessité entremêler, pour donner plus de grâce aux bons accords, ce que fait le bon musicien pour rendre la consonance de la quarte, de la quinte et de l’octave, plus agréable, coulant auparavant quelque discord, qui rend la consonance que j’ai dite douce à merveilles ; ce que font aussi les friands cuisiniers, qui, pour donner meilleur goût aux bonnes viandes, entrejettent quelques plats de fausses âpres et mal plaisantes ; et le docte peintre pour rehausser sa peinture, et donner lustre au blanc, l’obscurcit à l’entour de noir et d’ombrages : car la nature du plaisir est telle en toutes les choses de ce monde, qu’il perd sa grâce si on n’a goûté le déplaisir, et le plaisir toujours continuant devient fade, pernicieux et mal plaisant ; [de même] aussi, est-il nécessaire qu’il y ait quelques fols entre les sages, quelques hommes indignes de leur charge entre les hommes expérimentés, et quelques vicieux entre les bons pour leur donner lustre, et faire connaître au doigt et à l’œil la différence du vice à la vertu, du savoir à l’ignorance.

    Car quand les fols, les vicieux, les méchants sont méprisés, alors les sages, les vertueux, les gens de bien reçoivent le vrai loyer de leur vertu, qui est l’honneur.

    Les trois filles de Thémis se rapportent aux trois proportions.

    Et [il] semble que les anciens Théologiens nous avaient figuré ce que j’ai dit, donnant à Thémis trois filles, à savoir [en grec], c’est-à-dire Loi droite, Équité, et Paix, qui se rapportent aux trois formes de Justice, Arithmétique, Géométrique, et Harmonique. Et néanmoins la paix, qui figure l’harmonique, est le seul but et comble de toutes les lois et jugements, et du vrai gouvernement royal, comme la Justice Harmonique est le but du gouvernement Géométrique et Arithmétique. Le monde est fait et gouverné par proportion harmonique.

    Ce point-là bien éclairci, reste à voir s’il est vrai ce que disait Platon, que Dieu gouverne ce monde par proportion Géométrique, parce qu’il a pris ce fondement, pour montrer que la République bien ordonnée à l’image de ce monde doit être gouvernée par Justice Géométrique.

    J’ai montré tout le contraire par la nature de l’unité rapportée aux trois premiers nombres harmoniquement ; et de l’intellect, aux trois parties de l’âme ; et du point, à la ligne, à la superficie et au corps.

    Mais il faut passer plus outre, car si Platon eût regardé de plus près, il eût remarqué ce qu’il a oublié en son Timée, que ce grand Dieu de nature a composé harmoniquement le monde de la matière et de la forme, par égalité et similitude ; et d’autant que la matière était inutile sans la forme, et la forme ne pouvait subsister sans la matière, ni en tout l’univers, ni en ses parties, il en composa le monde, qui est égal à l’une, et semblable à l’autre ; il est égal à la matière, parce qu’il comprend tout, et semblable à la forme, comme la proportion harmonique est composée de la proportion Arithmétique et Géométrique, égale à l’une, et semblable à l’autre, étant l’une séparée de l’autre imparfaite.

    Et comme les Pythagoriens sacrifièrent des hécatombes, non pas pour la sous-tendue de l’angle droit qui peut les deux côtés, mais pour avoir trouvé en une même figure l’égalité et similitude de deux autres figures, étant la troisième figure égale à la première, et semblable à la seconde :

    aussi Dieu a fait ce monde égal à la matière, parce qu’il comprend tout, et [qu’il] n’y a rien de vide, et semblable à la forme éternelle, qu’il avait figurée auparavant que faire le monde, comme nous lisons en la sainte Écriture.

    Et quant au mouvement de ce monde, on voit que Dieu en a fait un égal, qui est le mouvement ravissant ; l’autre inégal, qui est le mouvement planétaire, et contraire au premier ; le troisième est le mouvement tremblant, qui embrasse et lie l’un à l’autre. Liaison harmonieuse du monde et de ses parties.

    Et si nous cherchons par le menu les autres créatures, nous trouverons une perpétuelle liaison harmonique, qui accorde les extrémités par [des] moyens indissolubles qui tiennent de l’un et de l’autre, comme on peut voir entre la terre et les pierres, l’argile, entre la terre et les métaux, les marcasites, calamites et autres minéraux ; entre les pierres et les plantes, les espèces de corail qui sont [des] plantes lapidifiées prenant vie et croissance par les racines ; entre les plantes et animaux, les Zoophytes, ou plantes-bêtes qui ont sentiment et mouvement, et tirent vie par les racines ; entre les animaux terrestres aquatiques, les Amphibies, comme bièvres, loutres, tortues, et d’autres semblables ; entre les aquatiques et volatiles, les poissons volants ; et, généralement, entre les bêtes et l’homme, les singes, combien que Platon mettait la femme entre ceux-ci et la nature Angélique. Dieu a posé l’homme, partie duquel est mortelle, et partie immortelle, liant aussi le monde élémentaire avec le monde céleste par la région éthérée.

    Et tout ainsi que le discord donne grâce à l’harmonie, aussi Dieu a-t-il voulu que le mal fût entremêlé avec le bien, et les vertus posées au milieu des vices, des monstres en nature, des éclipses aux lumières célestes, et des raisons sourdes ès démonstrations géométriques, afin qu’il en réussît un plus grand bien, et que la puissance et beauté des œuvres de Dieu par ce moyen fût connue, [chose] qui autrement demeurerait cachée et ensevelie. C’est pourquoi Dieu ayant endurci Pharaon, que les sages Hébreux interprètent l’ennemi de Dieu et de nature : Je l’ai fait, dit-il, pour me faire tête, et montrer ma force contre lui, afin que tout le monde chante ma gloire et ma puissance.

    Et néanmoins tous les Théologiens sont d’accord que la force et puissance de cet ennemi de Dieu est enclose ès barrières du petit monde élémentaire, et qu’il n’a pouvoir sinon tant qu’il plaît à Dieu lui lâcher la bride.

    Or, tout ainsi que par voix et sons contraires il se compose une douce et naturelle harmonie, [de même] aussi des vices et vertus, des qualités différentes des éléments, des mouvements contraires, et des sympathies et antipathies liées par moyens inviolables, se compose l’harmonie de ce monde et de ses parties.

    [Tout] comme aussi la République est composée de bons et mauvais, de riches et de pauvres, de sages et de fols, de forts et de faibles, alliés par ceux qui sont moyens entre les uns et les autres : étant toujours le bien plus puissant que le mal, et les accords plus que les discords.

    Et tout ainsi que l’unité sur les trois premiers nombres, l’intellect sur les trois parties de l’âme, le point indivisible sur la ligne, superficie, et le corps, ainsi peut-on dire, que ce grand Roi éternel, unique, pur, simple, indivisible, élevé par-dessus le monde élémentaire, céleste et intelligible, unit les trois ensemble, faisant reluire la splendeur de sa majesté et la douceur de L’harmonie divine en tout ce monde, à l’exemple duquel le sage Roi se doit conformer, et gouverner son Royaume.  

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  • Jean Bodin : Différence du roi au tyran (1583)

    Or, la plus noble différence du roi et du tyran est que le roi se conforme] aux lois de nature, et le tyran les foule aux pieds.

    L’un entretient la piété, la justice, et la foi ; l’autre n’a ni Dieu, ni foi, ni loi.

    L’un fait tout ce qu’il pense servir au bien public, et tuition des sujets ; l’autre ne fait rien que pour son profit particulier, vengeance, ou plaisir.

    L’un s’efforce d’enrichir ses sujets, par tous les moyens dont il se peut aviser ; l’autre ne bâtit sa maison, que de la ruine de [ceuxci]. L’un venge les injures du public, et pardonne les siennes, l’autre venge cruellement ses injures, et pardonne celles d’autrui. L’un épargne l’honneur des femmes pudiques, l’autre triomphe de leur honte. L’un prend plaisir d’être averti en toute liberté, et sagement repris, quand il a failli. L’autre n’a rien plus à contrecœur, que l’homme grave, libre et vertueux.

    L’un s’efforce de maintenir les sujets en paix et union ; l’autre y met toujours division, pour les ruiner les uns par les autres, et s’engraisser de confiscations.

    L’un prend plaisir d’être vu quelquefois, et ouï de ses sujets ; l’autre se cache toujours d’eux, comme de ses ennemis.

    L’un fait état de l’amour de son peuple : l’autre de la peur. L’un ne craint jamais que pour ses sujets ; l’autre ne redoute rien plus que ceux-là. L’un ne charge les siens que le moins qu’il peut, et pour la nécessité publique ; l’autre hume le sang, ronge les os, suce la moelle des sujets pour les affaiblir.

    L’un cherche les plus gens de bien, pour employer aux charges publiques ; l’autre n’y emploie que les larrons et plus méchants, pour s’en servir comme d’éponges.

    L’un donne les états et offices pour obvier aux concussions et foule du peuple ; l’autre les vend le plus cher qu’il peut pour leur donner moyen d’affaiblir le peuple par larcins, et puis couper la gorge aux larrons, pour être réputé bon justicier. L’un mesure ses mœurs, et façons au pied des lois ; l’autre fait servir les lois à ses mœurs.

    L’un est aimé et adoré de tous les sujets ; l’autre les hait tous, et est haï de tous. L’un n’a recours en guerre qu’à ses sujets ; l’autre ne fait guerre qu’à ceux-là.

    L’un n’a garde ni garnison que des siens ; l’autre que d’étrangers, l’un jouit d’un repos assuré et tranquillité haute, l’autre languit en perpétuelle crainte. L’un attend la vie très heureuse ; l’autre ne peut éviter le supplice éternel. L’un est honoré en sa vie, et désiré après sa mort ; l’autre est diffamé en sa vie et déchiré après sa mort.

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  • Les physiocrates

    Pourquoi le libéralisme fut-il en mesure de s’affranchir aussi aisément du mercantilisme ? L’exemple français est ici très pertinent.

    En 1615, déjà, le protestant Antoine de Montchrestien (1575-1621) avait dans Traité d’économie politique fournit les principales thèses mercantilistes. L’impact historique s’effaça cependant, en raison du poids du catholicisme et de la féodalité.

    Or, le poids du catholicisme et de la féodalité ne signifie rien d’autre que le capitalisme n’a pas encore pénétré les campagnes de manière suffisante.

    Si le mercantilisme fut rapidement dépassée par ce qui sera l’économie politique « classique », c’est justement parce qu’accompagnant la progression du capitalisme, il ne correspondait qu’à une phase d’échanges se déroulant avant l’irruption massive du capitalisme dans les campagnes.

    C’est pourquoi, après le mercantilisme se développa une pensée qui reconnaissait toute sa signification à l’agriculture. En France, ce furent les « physiocrates » qui, comme l’explique Karl Marx dans Le Capital, considéraient que « la rente foncière n’est pas un tribut arraché aux hommes », mais « un présent fait par la nature même aux propriétaires ».

    On devine qu’avec les physiocrates, il y a encore un fétichisme, mais il change de nature : le mercantilisme se focalisait sur l’argent, les physiocrates sur les terres.

    Anonyme, Pierre Samuel Du Pont de Nemours (1739-1817)

    Le terme de « physiocrate », forgé par Pierre Samuel du Pont de Nemours, est ainsi un programme en soi, physis en grec signifiant nature, kratos gouverner. La propriété terrienne est la source de toute richesse, c’est elle qui doit être placé au centre de la société et de l’État.

    François Quesnay (1694-1774) dressera, en 1758 ; un « Tableau économique » fameux à l’époque, présentant cette vision du monde ; Karl Marx le décrira dans Le Capital comme un « pannonceau féodal ».

    Cependant, Karl Marx n’était pas dupe : derrière cette apparence féodale, on trouvait les exigences de la fraction la plus avancée du capitalisme, prônant la mise en valeur de l’accumulation de capital dans les campagnes.

    Comment est-on arrivé là ? En fait, une fois le capitalisme élancé avec les commerçants et les marchands, il se tourne inévitablement vers l’agriculture.

    La monarchie absolue aurait espéré, avec le colbertisme, combiné féodalité dans les campagnes et une sorte de capitalisme par en haut et sous contrôle dans les villes. C’était impossible, car, par définition, le capital se pose comme universel.

    Les physiocrates expriment donc le besoin du capital d’engloutir les campagnes. Les physiocrates ont, en apparence, le désir de trouver l’origine de la richesse au-delà du commerce, dans la production elle-même.

    Mais cette apparence porte un contenu : la revendication du laissez faire laissez passer pour le capital à tous les niveaux, et donc en priorité dans les campagnes.

    Anonyme, Portrait du docteur François Quesnay
    (1694-1774), médecin et économiste

    Karl Marx, dans Le Capital, constate par conséquent :

    « Pour les économistes plus anciens, qui commencent à peine à étudier le mode capitaliste de production encore peu développé à leur époque, l’analyse de la rente ne présente aucune difficulté, ou alors des difficultés de tout autre nature.

    Petty, Cantillon, et en général les auteurs encore proches de la féodalité, voient dans la rente foncière la forme normale de la plus-value, confondant, sans les déterminer, profit et salaire, ou la prennent tout au plus pour une partie de cette plus-value que le capitaliste a extorquée au propriétaire foncier.

    Ils partent donc d’une situation où, primo, la population agricole représente encore la grande majorité de la nation et où, secundo, le propriétaire foncier apparaît comme la personne s’appropriant en première main, grâce au monopoles de la propriété foncière, le travail supplémentaire des producteurs immédiats, où par conséquent la propriété foncière paraît être encore la condition principale de la production.

    Ils ne pouvaient donc pas encore se poser la question inverse : du point de vue du mode capitaliste de production, élucider comment la propriété foncière réussit à reprendre au capital une partie de la plus-value qu’il a produite (c’est-à-dire extorquée au producteur direct) et qu’il s’est déjà appropriée en première main.

    Chez les physiocrates, la difficulté est déjà de nature différente.

    Premiers interprètes systématiques du capital, en fait ils tentent d’analyser la nature même de la plus-value.

    Pour eux, cette analyse se confond avec celle de la rente, seule forme de plus-value existant à leurs yeux.

    Le capital agricole producteur de rente est donc pour eux le seul capital qui produise de la plus-value et le travail agricole qu’il met en mouvement le seul travail rapportant de la plus-value, donc le seul travail productif, conclusion parfaitement juste du point de vue capitaliste.

    Ils considèrent, à juste titre, que la production de plus-value est le fait déterminant.

    Ils ont le grand mérite de remonter du capital marchand agissant uniquement dans la sphère de circulation au capital productif.

    Ils s’opposent ainsi à la théorie mercantiliste qui, dans son réalisme grossier, représente la véritable économie politique vulgaire de son temps dont les soucis d’ordre pratique faisaient reléguer à l’arrière-plan les premières analyses scientifiques entreprises par Petty et ses successeurs. »

    Les physiocrates prônaient l’émergence naturelle du capitalisme, là où le mercantilisme du type français, avec le colbertisme, cherchait à le former par en haut, de manière forcée et en le maintenant dans une liaison étroite avec l’État.

    Les physiocrates prônaient par conséquent un soutien de l’État au capitalisme agricole, surtout en fait dans une non-interférence. Le « despotisme légal » prôné par les physiocrates signifiait, paradoxalement, que la monarchie absolue de l’époque était censée se plier aux lois « naturelles » du capitalisme agricole.

    Les tentatives d’Anne Robert Jacques Turgot, en tant que contrôleur général des finances, d’amener Louis XVI en ce sens, échouèrent cependant, fort logiquement, la monarchie absolue ayant dépassé ses possibilités historiques progressistes.

    La monarchie absolue pouvait reconnaître le capital marchand, mais changer les campagnes signifiait supprimer sa propre base sociale. Elle a pu mettre de côté, de manière relative seulement, l’aristocratie, mais elle est elle-même portée par la féodalité.

    L’échec physiocrate aboutit donc, fort logiquement, à la compréhension par la bourgeoisie qu’il fallait s’approprier l’État.

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  • Mercantilisme et physiocratie : la version commerciale anglaise

    Le mercantilisme anglais est, de fait, celui qui fut le plus authentique, car le plus poussé, au point de paver la voie à une véritable analyse économique capitaliste.

    Les figures qui y participèrent furent très nombreuses et jouèrent un rôle historique de grande importance ; il est souvent parlé de mercantilisme « commercialiste » pour désigner leur approche.

    On trouve ainsi Thomas Gresham (1519-1579), marchand et financier richissime, fondateur de la bourse du commerce de Londres, la Royal Exchange.

    Il fut un très important conseiller royal dans le domaine des finances, réexpliquant une loi par ailleurs déjà connue selon laquelle la mauvaise monnaie chasse la bonne, la bonne étant mise de côté pour être conservée et uniquement la mauvaise utilisée pour les paiements.

    Anonyme, Portrait de Thomas Gresham, 1544

    Thomas Mun (1571-1641) joua également un rôle essentiel au sein de la Compagnie anglaise des Indes orientales, théorisant le principe de la croissance par les exportations dans L’enrichissement de l’Angleterre par le commerce extérieur.

    Il appela à renforcer l’agriculture et à consommer « anglais », défendant l’exportation de métaux comme paiement pour des matières premières, privilégiant la production de biens dont les prix ne variaient pas.

    Josiah Child (1630-1699) fut également un dirigeant de la Compagnie anglaise des Indes orientales, qui poussa par tous les moyens à ce que celle-ci dispose d’un pouvoir politique, d’une force armée.

    Le monopole dans les colonies était ce qu’il considérait comme stratégiquement nécessaire et afin de le renforcer, il demanda à ce que l’État fasse en sorte que le taux d’intérêt soit bas, afin que la compagnie puisse s’élancer d’autant plus dans ses initiatives.

    Anonyme, Portrait de Dudley North, vers 1690

    Dudley North (1641-1691) prôna la liberté complète du commerce pour enrichir la nation, tout comme bien entendu John Locke (1632-1704).

    Une œuvre très célèbre fut alors La fable des abeilles, de Bernard Mandeville (1670-1733), publiée en 1705. La fable montre comment les vices privés permettraient de faire progresser la société, la prospérité étant découplée historiquement et par nature de la vertu.

    Le mercantilisme ouvrait ici la voie au libéralisme en tant que tel et à ces efforts de formation idéologique d’une base au libéralisme, s’ajoutèrent ceux formulant l’utilisation des techniques modernes.

    C’est le cas de William Petty (1623-1687), auquel Karl Marx fait de nombreuses références dans Le Capital, le présentant comme « le père de l’économie politique et jusqu’à un certain point l’inventeur de la statistique ».

    Selon Karl Marx, « l’économie classique » commence avec William Petty, car celui-ci démarre la tentative de véritablement comprendre le capitalisme, sans s’appuyer unilatéralement sur les interprétations du passé.

    Lorsqu’il parle de la monnaie, Karl Marx constate par exemple la chose suivante :

    « Les pays dans lesquels la production a atteint un haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs des banques.

    A part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation dans la circulation des marchandises ou d’une interruption dans le cours de leurs métamorphoses. »

    Il cite, en note, William Petty qui dit :

    « La monnaie n’est, pour ainsi dire, que la graisse du corps politique; trop nuit à son agilité, trop peu le rend malade… de même que la graisse lubrifie les muscles et favorise leurs mouvements, entretient le corps quand la nourriture fait défaut, remplit les cavités et donne un aspect de beauté à tout l’ensemble; de même la monnaie, dans un État accélère son action, le fait vivre du dehors dans un temps de disette au-dedans, règle les comptes… et embellit le tout, mais plus spécialement, ajoute Petty avec ironie, les particuliers qui la possèdent en abondance. »

    William Petty prônait pour cette raison un laissez-faire complet, prônant la mise en concurrence systématique, qu’il considérait comme de toute façon inévitable.

    Il développa également le principe d’une stricte comptabilité nationale, pour avoir un aperçu général de l’économie de la population. Son ami John Graunt (1620-1674) participait à ce projet, qui sera repris ensuite par Gregory King (1648-1712).

    Le mercantilisme portait en lui son propre dépassement : le libéralisme en tant que tel.

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  • Mercantilisme et physiocratie : les faiblesses espagnole, allemande, autrichienne

    À l’opposé de l’esprit modernisateur de Jean-Baptiste Colbert, l’Espagne pratiqua une forme totalement décadente de mercantilisme. Si la France était une monarchie absolue, avec une base féodale et une superstructure en contradiction avec sa propre base, tel n’était pas le cas en Espagne, bastion du féodalisme et du catholicisme.

    Le processus de conquête espagnol en Amérique se déroula, par conséquent, dans une optique d’esprit étroit, borné, féodal, ce qui aboutit au fétichisme complet pour l’or. C’est la fameuse figure du conquistador avec son obsession pour ce métal précieux.

    Adam Smith, dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, raconte ainsi :

    « Quelque temps après la découverte de l’Amérique, quand les Espagnols abordaient sur une côte inconnue, leur premier soin était ordinairement de s’informer si on trouvait de l’or et de l’argent dans les environs. Sur la réponse qu’ils recevaient, ils jugeaient si le pays méritait qu’ils y fissent un établissement, ou bien s’il ne valait pas la peine d’être conquis (…).

    L’Espagne et le Portugal, possesseurs des principales mines qui fournissent l’Europe de ces métaux, en ont prohibé l’exportation sous les peines les plus graves, ou l’ont assujettie à des droits énormes. Il paraît que la même prohibition a fait anciennement partie de la politique de la plupart des autres nations de l’Europe (…).

    Quand la quantité d’or et d’argent importée dans un pays excède la demande effective, toute la vigilance du gouvernement ne saurait en empêcher l’exportation.

    Toutes les lois sanguinaires de l’Espagne et du Portugal sont impuissantes pour retenir dans ces pays leur or et leur argent. Les importations continuelles du Pérou et du Brésil excèdent la demande effective de l’Espagne et du Portugal, et y font baisser le prix de ces métaux au-dessous de celui des pays voisins. »

    Cependant, par une lecture féodale, l’Espagne ne pouvait pas comprendre la nature de la valeur, le sens de la production et de l’argent comme intermédiaire dans les échanges.

    L’or apparaissait comme la richesse en soi et de fait, la « découverte » de l’Amérique eut comme conséquence la multiplication par huit de la quantité d’or présente en Europe, un processus s’accélérant toujours plus au XVIIe et XVIIIe siècle.

    Cela aboutit à une perte de valeur de l’or, en raison de son surplus, cela d’autant plus dans un pays féodal comme l’Espagne, qui en plus s’opposait aux exportations. L’Espagne s’enfonça alors encore plus dans la crise avec son mercantilisme qui fut appelé par la suite le « bullionisme », forgé à partir du terme anglais pour lingot.

    L’or était entreposé, il ne participait même pas à la circulation, de la même manière qu’avec Harpagon dans L’avare de Molière.

    Pedro Campaña, Portrait de Diego Caballero,
    son fils et son frère Alonso.

    Diego Caballero, mort en 1560, était un marchand et esclavagiste espagnol très important alors en Espagne.

    Il exista une opposition mercantiliste en tant que telle, défendant le même point de vue que Jean-Baptiste Colbert en France : celle des arbitristas, de personnes faisant des projets : ils ne furent pas écoutés et sous l’impulsion de l’auteur baroque Francisco de Quevedo, le terme servit à désigner ceux qui font des projets abstraits, velléitaires.

    Jean-Laurent Mosnier, Portrait de Caspar Voght, 1801.
    Basé à Hambourg, Caspar Voght (1752-1839) fut un
    très important marchand de la seconde moitié
    du 18e siècle.

    La situation fut relativement différente en Allemagne. Le mercantilisme y sera qualifié de « caméralisme », terme venant du mot « Kammerkollegium » (« collège de la chambre ») regroupant les hauts fonctionnaires d’un prince, dans une Allemagne encore entièrement morcelée.

    Les hauts fonctionnaires géraient les domaines princiers et leur mercantilisme s’y limitait par conséquent, dans la mesure où il n’y avait pas d’État national unifié.

    Pire encore, les hauts fonctionnaires combinaient responsabilités policières et économiques, associant les unes aux autres, encadrant de ce fait la société de manière particulièrement réactionnaire.

    Il s’ensuivra une mentalité résolument servile, que la Prusse récupérera au moment de l’unification allemande, et que Heinrich Mann décrira de manière acerbe dans son roman Le Sujet de l’Empereur.

    Ce fait fut renforcé par l’absence d’intégration des pays allemands au commerce maritime international. Cette situation d’isolement provoqua une angoisse réactionnaire d’autant plus forte qu’avec la guerre de trente ans (1618-1648), la population de 17 millions de personnes avait reculé de 30 à 40 %.

    Le projet de Johann Heinrich Gottlob von Justi au XVIIIe siècle – une monarchie absolue dans une Allemagne unifiée reconnaissait la propriété privée – apparaissait comme un rêve impossible.

    La Prusse fut ici le moteur de la contre-perspective, pavant la voie au « chemin à part » de l’Allemagne, avec les « sciences caméralistes » instaurées de manière universitaire en 1727.

    Cette partie de l’Allemagne apparut d’autant plus comme modèle que le « roi-soldat » Frédéric-Guillaume Ier de Prusse mit en place une sorte de mercantilisme militarisé, visant l’autarcie avec une aristocratie devant se tourner vers une sorte de sobriété militaire et de génération d’un capitalisme par en haut.

    Il y a ici un moment-clef dans ce qui produira par la suite le national-socialisme.

    Une situation très similaire exista en Autriche, pays unifié mais à la tête d’un empire morcelé et caractérisé par un catholicisme virulent. Les projets du chimiste allemand Johann Joachim Becher de mise en place d’un système de manufactures organisé par en haut échoua, notamment en raison de l’invasion turque.

    Dans la foulée, Philip Wilhelm von Hornick publia un Österreich über alles, wenn es nur will (L’Autriche au-dessus de tout, si elle le veut seulement), cherchant à formuler un mercantilisme se focalisant sur les ressources et l’argent, avec à l’arrière-plan l’importance de maintenir viable une armée fonctionnelle afin de maintenir le régime.

    Pareillement qu’en Allemagne, toute une littérature fut produite pour dénoncer les mentalités étroites, obséquieuses qui en ressortaient (Lieutenant Gustl d’Arthur Schnitzler, La marche de Radetzky de Joseph Roth, etc.).

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  • Mercantilisme et physiocratie : Colbert et la «guerre d’argent»

    Le mercantilisme se fonde sur le cadre national, théorisé en France par Jean Bodin ; dans la logique du mercantilisme, un pays ne peut s’enrichir qu’aux dépens d’un autre, le niveau des richesses ne se modifiant pas.

    C’est là une vision bien entendu réductrice, dont la faiblesse réside dans la focalisation unilatérale sur l’argent, dans le cadre d’une évaluation de la balance commerciale. Il faut vendre plus que les autres, vendre plus cher, et ce moment-là le pays s’enrichit.

    Au sens strict, le mercantilisme définit ce raisonnement en termes de balance commerciale ; Karl Marx considère à ce titre qu’on ne peut parler réellement de mercantilisme authentique que pour l’Angleterre, pays le plus avancé dans le capitalisme qui a, justement, su appliquer ce raisonnement en théorie mais aussi en pratique, économiquement mais également idéologiquement et politiquement.

    Abraham van Strij  (1753–1826), Le marchand, vers 1800

    Le mercantilisme a, de fait, existé à différents degrés, comme idéologie d’affirmation de l’État modernisé sortant du féodalisme, porté par le capitalisme ; dans le cas où le capitalisme n’allait pas encore dans le sens de contrôler l’État, le mercantilisme était déformé, atténué ou inexistant.

    Pour cette raison, en France, de par la monarchie absolue, le mercantilisme n’a pu exister qu’économiquement, mais pas politiquement. La base du régime ne permettait pas une affirmation du mercantilisme, mais en même temps la monarchie absolue en tant que superstructure y voyait un intérêt certain.

    Sa logique était aussi de renforcer l’État, ce en quoi l’aristocratie et le clergé n’avaient pas d’intérêt.

    En ce sens, étant donné que le mercantilisme considère que tout ce qui renforce la possibilité de réaliser des échanges, donc la production notamment, est une bonne chose, cela satisfait tout à fait la monarchie absolue.

    Les propos suivants de Jean Bodin, qu’il écrit dans les six livres de la république, sont extrêmement connus et reflète cette philosophie du « renforcement » national :

    « Or il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens : vu qu’il n’y a richesse, ni force que d’hommes : et qui plus est la multitude des citoyens (plus ils sont) empêche toujours les séditions et factions: d’autant qu’il y en a plusieurs qui sont moyens entre les pauvres et les riches, les bons et les méchants, les sages et les fous : et il n’y a rien de plus dangereux que les sujets soient divisés en deux parties sans moyens : ce qui advient ès Républiques ordinairement où il y a peu de citoyens. »

    Il faut donc, selon le mercantilisme, encourager la natalité et l’activité. C’est une démarche déjà affirmée par le protestantisme et sa valorisation du travail, mais qui était totalement à l’opposé des traditions féodales, sans parler du clergé et de sa charité encadrant les plus pauvres.

    Le mercantilisme encourageait de ce fait aussi le travail des femmes et des enfants, bousculant les valeurs traditionnelles et les mœurs ; il n’hésitait pas à rejeter l’antisémitisme, uniquement par pragmatisme évidemment, dans la mesure où à ses yeux il était bon d’intégrer tous ceux qui peuvent renforcer l’économie et la faire tourner.

    Ferdinand Bol  (1616–1680),
    Les représentants de la guilde des marchands de vin d’Amsterdam, 1663

    La monarchie absolue pouvait-elle aller aussi loin, en France ? Elle ne le pouvait pas et c’était là sa contradiction. En soutenant relativement le mercantilisme, elle construisait sa propre tombe, renforçant son assassin, la bourgeoisie, lui donnant les moyens matériels de devenir ensuite son fossoyeur.

    Historiquement, c’est Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) qui fut en France le héraut du mercantilisme, au point qu’on parle de « colbertisme ».

    Lui-même a été contrôleur général des finances de 1665 à 1683, secrétaire d’État de la Maison du roi et secrétaire d’État de la Marine de 1669 à 1683 ; à ses yeux, le commerce était une « guerre d’argent ».

    Il représente le principe de la monarchie absolue de soutenir l’émergence d’une forte production nationale. Dans Le Capital, Karl Marx raconte ainsi :

    « Le minimum de la somme de valeur dont un possesseur d’argent ou de marchandise doit pouvoir disposer pour se métamorphoser en capitaliste varie suivant les divers degrés de développement de la production.

    Le degré de développement donné, il varie également dans les différentes industries, suivant les conditions techniques particulières.

    A l’origine même de la production capitaliste, quelques-unes de ces industries exigeaient déjà un minimum de capital qui ne se trouvait pas encore dans les mains des particuliers.

    C’est ce qui rendit nécessaire les subsides d’État accordés à des chefs d’industrie privée – comme en France du temps de Colbert, et comme de nos jours cela se pratique encore dans plusieurs principautés de l’Allemagne, – et la formation de sociétés avec monopole légal pour l’exploitation de certaines branches d’industrie et de commerce, autant d’avant-coureurs des sociétés modernes par actions. »

    Jean-Baptiste Colbert va, de fait, mener toute une série d’initiatives, à commencer par unifier au niveau pays les ordonnances civile (1667), criminelle (1670), celle des Eaux et Forêts (1669), du Commerce (1673), de la Marine (1681).

    Il fonde plusieurs académies : celle des inscriptions (sur les monuments) et celle de peinture et de sculpture (qu’il réorganise, tous deux en 1663), celle des sciences et celle de France à Rome (tous deux en 1666), de musique (1669), d’architecture (1671).

    A cela s’ajoute le triplement du nombre de volumes de la bibliothèque du Roi en 18 ans, la fondation de l’Observatoire de Paris, la création de jetons de présence à l’Académie française, la réorganisation du Jardin des Plantes à Paris.

    Il demanda aux intendants de province toute une série de statistiques. Il mène une enquête d’une minutie complète – type, nombre de voyages, capitaines, nombre d’hommes, types de trafics, origine – sur les bateaux commerciaux, ainsi que sur les ports.

    Il fit la même chose pour les forêts et la production de bois, notamment pour les bateaux, avec la réformation des forêts royales, mettant un terme à l’importation de bois de Scandinavie.

    Robert Nanteuil, Jean-Baptiste Colbert, 1676

    Jean-Baptiste Colbert mit également en place une Caisse des emprunts, où l’on pouvait prêter de l’argent à l’État, à 5 % d’intérêt, lorsque celui-ci avait des dépenses extraordinaires. Il améliora les principales routes, il commence la construction du canal des deux mers, pour relier la Méditerranée à l’océan Atlantique.

    Il donna naissance à de nombreuses compagnies commerciales : la Compagnie des Indes Orientales, celle des Indes Occidentales, celle du Levant ; il mit en place des comptoirs : celui de Pondichéry aux Indes, en Amérique du Nord avec la Nouvelle-France dont la capitale était Québec, sur l’île de Bourbon (qui deviendra La Réunion).

    Il réduisit de moitié la charge de l’État en rachetant des offices ne servant pas, supprimant également des rentes, étendit l’obligation du papier timbré.

    Il permit aux aristocrates de commercer, il établit des manufactures, organisa des règlements par exemple sur les taux d’intérêt, renforça les peines contre les banqueroutes, unifia les poids et les mesures, ajouta des taxes aux importations tout en baissant les tarifs douaniers pour les matières premières.

    Les règlements sur la qualité étaient drastiques : les marchandises défectueuses peuvent être exposés en place publique avec les noms des fautifs, détruites, alors qu’à la troisième récidive les personnes sont attachées à des carcans pendant deux heures, etc.

    Il amena la formation de 400 manufactures disposant de larges privilèges (pas d’impôt, monopole complet) ainsi que d’aides, comme les tapisseries des Gobelins, les glaces et miroirs du Faubourg Saint-Antoine, les soieries de Lyon, les draps d’Abbeville, etc.

    Toute cette dynamique modernisatrice se fonde entièrement sur la monarchie absolue et on peut résumer sa philosophie avec ce que Jean-Baptiste Colbert explique à Louis XIV dans une lettre : 

    « la conduite universelle des finances doit toujours veiller et employer tous les soins et l’autorité de Votre majesté pour attirer l’argent dans le royaume. »

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  • Mercantilisme et physiocratie : Jean Bodin et la nation

    La préface de Jean Bodin pour Les Six Livres de la République a donné naissance au mercantilisme, parce que le mercantilisme est une réflexion sur la richesse des nations. Or, pour cela, il faut une nation.

    C’est justement la monarchie absolue qui en France lui donne naissance.

    Jean Bodin inaugure un discours qui est celui de ce qu’on appelle la politique, soit le débat sur la richesse nationale et ses modalités.

    Dans la préface, on lit ainsi un rejet de Platon, d’Aristote, bref on n’est pas du tout dans l’esprit de la « Renaissance », mais bien dans celui de l’humanisme lié au protestantisme ; on vivrait une époque nouvelle, avec des exigences nouvelles, il faut d’ailleurs écrire en français désormais.

    A cela s’ajoute le discours néo-stoïcien qui est très précisément l’idéologie philosophique de la monarchie absolue, le mercantilisme étant le pendant économique.

    L’idée de destin dans sa version néo-stoïcienne est un détournement du protestantisme. Il est expliqué en quelque sorte qu’il est vrai que tout régime existe car Dieu l’a fait exister, mais inversement son effondrement est dans l’ordre divin des choses s’il est inique.

    C’est une vision laïque de la thèse des monarchomaques, que Jean Bodin assume entièrement.

    « C’est pourquoi de ma part, ne pouvant rien mieux, j’ai entrepris le discours de la République, et en langue populaire, tant pour ce que les sources de la langue Latine sont presque taries, et qui sécheront du tout, si la barbarie causée par les guerres civiles continue, que pour être mieux entendu de tous Français naturels : ie de ceux qui ont un désir, et vouloir perpétuel de voir l’état de ce Royaume en sa première splendeur, fleurissant encore en armes et en lois : ou s’il est ainsi qu’il n’y eut onques, et n’y aura jamais République si excellente en beauté qui ne vieillisse, comme sujette au torrent de nature fluide, qui ravît toutes choses, du moins qu’on fasse en sorte que le changement soit doux et naturel, si faire ce peut et non pas violent, ni sanglant (…).

    Car Platon et Aristote ont tranché si court leurs discours Politiques, qu’ils ont plutôt laissé en appétit, que rassasié ceux qui les ont lus.

    Joint aussi que l’expérience depuis deux mil ans ou environ qu’ils ont écrit, nous a fait connaître au doigt et à l’œil, que la science Politique était encore de ce temps là cachée en ténèbres fort épaisses : et même Platon confesse qu’elle était si obscure qu’on n’y voyait presque rien (…).

    Car tout ainsi que le grand Dieu de nature très sage et très juste, commande aux Anges, ainsi les Anges commandent aux hommes, les hommes aux bêtes, l’âme au corps, le Ciel à la terre, la raison aux appétits : afin que ce qui est moins habile à commander, soit conduit et guidé par celui qui le peut garantir, et préserver, pour loyer de son obéissance.

    Mais au contraire, s’il advient que les appétits désobéissent à la raison, les particuliers aux Magistrats, les Magistrats aux Princes, les Princes à Dieu, alors on voit que Dieu vient venger les injures, et faire exécuter la loi éternelle par lui établie, donnant les Royaumes et Empires aux plus sages et vertueux Prince, ou (pour mieux dire) aux moins injustes, et mieux entendus au maniement des affaires, et gouvernement des peuples, qu’il fait venir quelques fois d’un bout de la terre à l’autre, avec un étonnement des vainqueurs et des vaincus, quand je dis Justice j’entends la prudence de commander en droiture et intégrité. »

    Quel doit alors être la position royale par rapport à la religion ? La réponse est très claire : Jean Bodin se situe totalement dans la tradition des Politiques. Il faut une seule religion pour que le pays soit unifié et s’il y en a plusieurs, il faut neutraliser toute vélléité séditieuse, temporiser, tolérer tout en étant ferme.

    Voici la position de Jean Bodin dans Les Six Livres de la République, qui est extrêmement claire et très clairement lisible comme une initiative de la faction des Politiques, avec une regard très pragmatique sur le fait religieux.

    « Il se peut faire que les collèges des sectes sont si puissants qu’il serait impossible ou bien difficile de les ruiner, sinon au péril et danger de l’État.

    En ce cas, les plus avisés Princes ont accoutumé de faire comme les sages pulotes qui se lâchent aller à la tempête, sachant bien que la résistance qu’ils feraient serait cause d’un naufrage universel (…).

    Si le Prince qui aura une certaine assurance de la vraie religion veut y attirer ses sujets divisés en sectes et factions, il ne faut pas à mon avis qu’il use de force, car plus la volonté des hommes est forcée, plus ell est revêche ; mais bien en suivant et adhérant à la vraie religion, sans feinte ni dissimulation, il tournera peut-être les cœurs et volontés des sujets à la sienne, sans violence, ni peine quelconque ; en quoi faisant, non seulement il évitera les émotions, troubles et guerres civiles, mais aussi il acheminera les sujets dévoyés au port du salut (…).

    Portant faveur à une secte et méprisant l’autre, il l’anéantira sans force, ni contrainte, ni violence quelconque, si Dieu ne la maintient. »

    Et sur quoi repose l’existence d’une nation ? Sur sa richesse. Jean Bodin fonde le mercantilisme, dans la mesure où il associe la res publica à la souveraineté d’un côté, à la richesse de l’autre.

    Et la richesse passe par la souveraineté : de la même manière que pour la faction des Politiques l’État vient sauver la nation de la guerre civile, il doit également être le garant de la prospérité, ce qui revient à dire à l’époque qu’il ne doit pas être en faillite.

    Jean Bodin est explicite à ce sujet dans Les Six Livres de la République : 

    « Les finances sont les nerfs de la République.

    S’il est ainsi que les nerfs de la République sont [en ses] finances, comme disait un ancien Orateur, il est bien requis d’en avoir la vraie connaissance, [chose] qu’on peut mettre en trois points : le premier est des moyens honnêtes de faire fonds aux finances ; le second est de les employer au profit et honneur de la République ; le troisième d’en épargner et réserver au besoin quelque partie (…).

    Le domaine public et le patrimoine du Prince sont différents. Aussi, n’est-il pas licite aux Princes souverains d’abuser des fruits et revenus du domaine. »

    L’État se confond donc avec la monarchie, mais la réciproque est vraie, et le tout dépend du principe de res publica :

    « Le domaine public, le thresor public, le pourpris de la cité, les rues, les murailles, les places, les temples, les marchés, les usages, les loix, les coustumes, la justice, les loyers, les peines, et autres choses semblables, qui sont ou communes, ou publiques, ou l’un et l’autre ensemble : car ce n’est pas Republique s’il n’y a rien de public. »

    Par conséquent, Jean Bodin s’attarde longuement sur la question de la monnaie, notamment sur le fait de combattre sa falsification, son altération. En effet, la question financière est essentielle pour un État entendant bien fonctionner. La Response de Jean Bodin au paradoxe de M. de Malestroit en 1568, fut extrêmement connue par ailleurs. 

    Malestroit était un membre de la Chambre des comptes, qui avait eu comme mission d’enquêter sur la hausse des prix et qui interprétait celle-ci comme purement nominale, sans réalité de fond : ce serait un paradoxe. Jean Bodin rejeta cette thèse, abordant pour la première fois la question du surplus de métal précieux, provoquant une baisse de sa valeur. C’était le début de l’économie politique.

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