Montaigne contre l’Espagne catholique

S’il est inconséquent avec le calvinisme en raison de son averroïsme politique, on comprend d’autant mieux le choix de Michel de Montaigne de parler de l’Amérique. On sait à quel point Montaigne est choqué, ému quand il parle de la situation là-bas. Il constate ainsi :

« Peu importent leurs noms [de certains peuples des Indes nouvelles], car ils n’existent plus; la désolation due à cette conquête, d’un genre extraordinaire et inouï, s’est étendue jusqu’à l’abolition complète des noms et de l’ancienne topographie des lieux. »

Les Essais

C’est que le thème du nouveau monde découvert n’est pas qu’un prétexte à un discours faisant une réflexion sur la culture, la nécessité de prendre position de manière adéquate, etc. Il y a à l’arrière-plan une dénonciation indirecte de l’Espagne catholique.

Il est très étrange que personne ne l’ait remarqué jusqu’à présent : on sait pourtant qu’à cette époque, la France fait face à l’Empire espagnol qui s’est étendu jusqu’aux pays germaniques, le fameux Charles Quint étant le symbole de la puissance conquérante à laquelle la France doit faire face.

Si donc Michel de Montaigne attaque l’Espagne catholique, c’est donc forcément politique. Il semble pourtant bien que les commentateurs n’aient vu dans la dénonciation des crimes en Amérique qu’une simple dénonciation des crimes ! D’où pourrait pourtant provenir une critique, si ce n’est d’un arrière-plan social et politique le permettant ?

Il est vrai que seul le matérialisme dialectique permet de voir comment une expression idéologique provient d’une base, et aide à entrevoir comment derrière la façade il y a un contenu, dans la tradition prudente de l’averroïsme politique de cette époque.

En exprimant sa tristesse pour l’Amérique, c’est donc l’Espagne catholique que Michel de Montaigne dénonce. Voici comment il présente la situation, avec dès le départ une critique discrète de la religion :

« Notre monde vient d’en découvrir un autre. Et qui peut nous garantir que c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sybilles et nous-mêmes avons ignoré celui-là jusqu’à maintenant?

Il n’est pas moins grand, ni moins plein, ni moins bien doté de membres ; mais il est si jeune et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c. Il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait encore ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni les vêtements, ni le blé, ni la vigne ; il était encore tout nu dans le giron de sa mère et ne vivait que grâce à elle.

Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme Lucrèce le faisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne fera que venir au jour quand le nôtre en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un de ses membres sera perclus et l’autre en pleine vigueur. »

Les Essais

Le reproche qui est fait au départ vise la religion : le monde est plus vaste que l’on pensait et donc l’équilibre des forces posé par le Vatican est erroné, et même un piège pour la France. L’Église prétendait fournir un cadre, voici que celui-ci est ébranlé, qui plus est aux dépens des intérêts de la France ! Rien ne va plus.

Michel de Montaigne développe alors le thème politique : si la découverte avait été menée non pas par des forces féodales barbares et par l’Église évangélisant dans la violence, tout aurait pu être totalement différent… Il formule cela de la manière suivante :

« Quel dommage qu’une si noble conquête ne soit pas tombée sous l’autorité d’Alexandre ou de ces anciens Grecs et Romains, et qu’une si grande mutation et transformation de tant d’empires et de peuples ne soit pas tombée dans des mains qui eussent doucement poli et amendé ce qu’il y avait là de sauvage, en confortant et en développant les bonnes semences que la Nature y avait produites, en mêlant non seulement à la culture des terres et à l’ornement des villes les techniques de ce monde-ci, dans la mesure où cela eût été nécessaire, mais aussi en mêlant les vertus grecques et romaines aux vertus originelles de ce pays !

Comme cela eût été mieux, et quelle amélioration pour la terre entière, si les premiers exemples que nous avons donnés et nos premiers comportements là-bas avaient suscité chez ces peuples l’admiration et l’imitation de la vertu, s’ils avaient tissé entre eux et nous des relations d’alliance fraternelle ! Comme il eût été facile alors de tirer profit d’âmes si neuves et si affamées d’apprendre, ayant pour la plupart de si belles dispositions naturelles !

Au contraire, nous avons exploité leur ignorance et leur inexpérience pour les amener plus facilement à la trahison, à la luxure, à la cupidité, et à toutes sortes d’inhumanités et de cruautés, à l’exemple et sur le modèle de nos propres mœurs !

A-t-on jamais mis à ce prix l’intérêt du commerce et du profit?

Tant de villes rasées, tant de peuples exterminés, passés au fil de l’épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée dans l’intérêt du négoce des perles et du poivre… Beau résultat ! Jamais l’ambition, jamais les inimitiés ouvertes n’ont poussé les hommes les uns contre les autres à de si horribles hostilités et à des désastres aussi affreux. »

Les Essais

Et voici donc la charge politique ouverte, l’attaque contre l’Espagne catholique :

« Des deux plus puissants monarques de ce monde-là – Comment on traita leurs rois et peut-être même de celui-ci, étant rois de tant de rois – les derniers que les Espagnols chassèrent, l’un était le roi du Pérou.

Il fut pris au cours d’une bataille et soumis à une rançon tellement excessive qu’elle dépasse l’entendement : elle fut pourtant fidèlement payée ; il avait donné par son comportement les signes d’un cœur franc, libre et ferme, et d’un esprit clair et bien fait, et les vainqueurs en avaient déjà tiré un million trois cent vingtcinq mille cinq cents onces d’or, sans compter l’argent et un tas d’autres choses, dont la valeur n’était pas moindre – au point que leurs chevaux ne portaient plus que des fers d’or massif.

Il leur prit cependant l’envie de voir, au prix de quelque trahison que ce fût, ce que pouvait cont

enir encore le reste des trésors de ce roi, et de profiter pleinement de ce qu’il avait conservé.

On l’accusa donc avec de fausses preuves, de vouloir soulever ses provinces pour recouvrer sa liberté ; et par un beau jugement, rendu par ceux-là mêmes qui étaient les auteurs de cette machination, on le condamna à être pendu et étranglé publiquement, non sans lui avoir évité d’être brûlé vif en lui administrant le baptême pour se racheter lors de son supplice : traitement horrible et inouï, qu’il supporta cependant sans s’effondrer, avec une contenance et des paroles d’une tournure et d’une gravité vraiment royales.

Et pour endormir les peuples stupéfaits et abasourdis par un traitement aussi exceptionnel, on simula un grand deuil, et on ordonna que lui soient faites de somptueuses funérailles. »

Les Essais

Machination politique au nom de la religion : qu’à cela ne tienne, faisons de la politique et assumons cela. Voici un autre exemple de l’attaque menée par Michel de Montaigne, en apparence au nom de la religion :

« Une autre fois, ils firent brûler vifs ensemble, dans un barbarie inutile même brasier, quatre cent soixante personnes, quatre cents hommes du peuple et soixante autres pris parmi les principaux seigneurs d’une province, qui étaient simplement prisonniers de guerre.

C’est d’eux-mêmes que nous tenons ces récits ; car il ne se contentent pas de les avouer, ils s’en vantent, et les publient !

Serait-ce donc pour témoigner de leur souci de justice, ou de leur zèle envers la religion?

Certes non.

Ce sont des procédés trop contraires, trop opposés à une si sainte fin. S’ils avaient eu pour but de propager notre foi, ils auraient compris que cela ne se fait pas par la possession des territoires, mais des hommes ; et ils se seraient bien contentés des meurtres que causent les nécessités de la guerre sans y ajouter une telle boucherie comme s’il s’agissait de bêtes sauvages, et si générale, autant qu’ils ont pu y parvenir par le fer et le feu, n’en ayant volontairement conservé que le nombre nécessaire pour en faire de misérables esclaves, à travailler et servir dans leurs mines.

Au point que plusieurs de leurs chefs, d’ailleurs souvent déconsidérés et détestés, ont été punis de mort sur les lieux de leurs conquêtes, par ordre des rois de Castille, offensés à juste titre par l’horreur de leur comportement. Dieu a fort justement permis que ces grands pillages soient engloutis par la mer pendant leur transport, ou à la suite de guerres intestines pendant lesquelles ils se sont entre-tués, et la plupart de ces gens été enterrés en ces lieux sans qu’ils aient pu retirer aucun fruit de leur victoire. »

Les Essais

C’est là un coup politique : on est très loin d’une simple réflexion personnelle… En réalité, Michel de Montaigne donne l’argument politique comme quoi on devrait reprocher à l’Espagne catholique sa démarche, en jouant sur son propre terrain pour la prendre dans ses contradictions…

Tout cela est indéniablement politique.

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Montaigne et son inconséquence face au calvinisme

Pourquoi Michel de Montaigne n’a-t-il pas choisi le camp des calvinistes ? C’est une question essentielle, qui puise sa racine dans la situation de la France au moment d’Henri IV et de l’Édit de Nantes.

A partir du moment où François Ieravait réussi à arracher des prérogatives au Vatican, tout un espace pour un gallicanisme – équivalent de l’anglicanisme – disparaissait. L’appareil d’État se situant dans la perspective impulsée par la monarchie absolue, Montaigne suit  la tendance, il ne peut pas raisonner autrement.

La langue française est puisée par Michel de Montaigne dans l’affirmation monarchique elle-même, avec Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard ; toute sa culture est liée à ce curieux mélange français de Renaissance et d’humanisme.

Michel de Montaigne se situe clairement à mi-chemin de ces deux derniers mouvements, tendant tantôt plutôt vers l’un, tantôt plutôt vers l’autre. Mais en définitive, de par ses références gréco-romaines et son intérêt pou l’Italie, où il a voyagé – en sera tiré un Journal de voyage –, il penche culturellement et idéologiquement du côté de la Renaissance. 

Michel de Montaigne est ainsi indéniablement un conservateur. S’il parle beaucoup des malheurs de son temps, en même temps il considère que les événements ne sont qu’anecdotes sur le plan historique. Il dit ainsi :

« Ce sera déjà bien si dans cent ans on se souvient, en gros, qu’à notre époque il y eut des guerres civiles en France! »

Il ne croit pas que le calvinisme ait une chance de réussir ; à ses yeux, il a déjà perdu. Quant à Martin Luther, avec sa variante bien moins radicale et bien plus conservatrice, ce n’est qu’une variante… religieuse, donc tout à fait secondaire par rapport aux besoins de l’État d’une rigueur, d’une morale, d’une démarche pragmatique évaluant les situations de manière adéquate.

Jean Calvin (1509-1564)

En définitive, pour Michel de Montaigne, la question de la religion ne peut servir que la religion, ne peut que la renforcer, alors qu’il s’agit justement de s’en émanciper pour avoir un appareil d’État indépendant.

Voici comment il agresse littéralement Martin Luther :

« J’ai vu, en Allemagne, comment Luther a soulevé autant et même plus de divisions et de discussions à propos de ses opinions qu’à propos des saintes écritures.

Notre contestation n’est qu’une question de mots. Quand je demande ce que sont la Nature, le plaisir, le cercle, la substitution, c’est une question qui porte sur les mots, et on y répond avec des mots. Une pierr  est un corps ; mais si on insiste : un corps, qu’est-ce donc ? Une substance. Et une substance ?

Et ainsi de suite… on acculerait finalement l’interlocuteur au bout de son dictionnaire. On remplace un mot par un autre, et souvent plus inconnu encore. Je sais mieux ce que signifie « homme » que « animal », ou « mortel », ou « raisonnable ». Pour répondre à un doute, on me le multiplie par trois ! C’est comme avec la tête de l’Hydre… »

Martin Luther (1483-1546),
huile sur toile de Lucas Cranach l’Ancien, 1528.

C’est à ce mépris de la théologie que l’on voit bien que Michel de Montaigne est un averroïste politique, qui cherche à séparer radicalement la politique et la religion. C’est une position en retard, car elle exprime la position des intellectuels à partir de l’introduction des conceptions d’Averroès en Europe, au XIIIe siècle. Désormais, c’est la bourgeoisie qui devient le moteur historique, mais Michel de Montaigne ne le voit pas : il est focalisé sur l’appareil d’État.

Il réalise en fait idéologiquement la séparation de la religion et de l’État et pour ce faire il parle d’un Dieu en général, le séparant concrètement des exigences de l’Église. Voilà comment, de manière trés savante, il fait l’éloge de la religion et de la théologie, pour en réalité mettre celles-ci de côté, tel un aspect secondaire, une dimension parallèle à l’État mais sans caractère central :

« Il y a le nom et la chose: le nom, c’est un mot qui désigne et signifie la chose; le nom, ce n’est pas une partie de la chose, ni quelque chose de concret : c’est un élément étranger associé à la chose et extérieur à elle. Dieu qui est la plénitude en soi, et le comble de toute perfection, ne peut pas être plus qu’il n’est, il ne peut pas s’accroître en tant que tel; mais son nom, lui, peut être augmenté, il peut s’accroître, par la bénédiction et les louanges que nous adressons à ses manifestations extérieures.

Et puisque ces louanges ne peuvent être incorporées à son Être – qui ne peut s’augmenter de quelque Bien que ce soit– nous les attribuons donc à son nom, qui est l’élément extérieur le plus proche de Lui.

Voilà pourquoi c’est à Dieu seul qu’honneur et gloire appartiennent; et rien n’est aussi déraisonnable que de les rechercher pour nous-mêmes, car nous sommes indigents et misérables intérieurement, notre essence est imparfaite, et nécessite une constante amélioration, et c’est à cela que nous devons œuvrer.

Nous sommes creux et vides : ce n’est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir : nous avons besoin, pour nous réparer, d’une substance plus solide.

Bien bête, l’affamé qui chercherait à se procurer un beau vêtement plutôt qu’un bon repas! Il faut courir au plus pressé. Comme le disent nos prières courantes: « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix aux hommes sur la terre. »

C’est de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et de qualités essentielles de cette sorte que nous manquons, et les ornements externes devront êtres recherchés plus tard, quand nous aurons pourvu aux choses nécessaires. La théologie traite amplement et pertinemment de ce sujet, mais je n’y suis guère versé. »

Les Essais

On a donc chez Michel de Montaigne un éloge national de la France, d’un pays compris comme projet relevant d’une économie politique : celle de la monarchie absolue en construction. La chose est présentée ainsi :

« Je ne veux pas oublier ceci : j’ai beau me rebeller contre la France, je vois toujours Paris d’un bon œil. Cette ville a conquis mon cœur dès mon enfance, et il s’est passé avec elle ce qui se passe avec les choses les meilleures : plus j’ai eu l’occasion, ensuite, de voir d’autres belles villes, et plus s’est développée mon affection pour la beauté de celle-ci.

Je l’aime par elle-même, plus par ce qu’elle est tout simplement que renforcée d’apparats étrangers.

Je l’aime tendrement, j’aime jusqu’à ses verrues et ses taches. Je ne suis français que par cette grande cité. Elle est grande par ses habitants, par sa situation exceptionnelle, mais surtout grande et incomparable par la variété et la diversité de ses agréments.

C’est la gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde.

Puisse Dieu chasser loin d’elle nos divisions ! Si elle est entière et unie, elle est à l’abri de toute autre violence. Je le déclare ici : de tous les partis, le pire sera celui qui mettra chez elle la discorde ; je ne crains pour elle qu’elle-même – même si je crains autant pour elle, certes, que pour toutes les autres parties de cet état. Tant que Paris durera, je ne manquerai pas de retraite où rendre mon dernier souffle, et elle suffit à m’ôter le regret de toute autre retraite. »

Les Essais

Michel de Montaigne est clairement inconséquent face au calvinisme, mais justement cela permet de bien voir que sa position est celle de l’averroïsme politique, de la séparation de la religion et de l’État, ou plus précisément : de la domination sociale, idéologique et culturelle de l’État.

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Montaigne : conscience et psychologie

Les commentateurs bourgeois considèrent que Michel de Montaigne a une visée introspective : c’est sur lui qu’il réfléchit, c’est de lui-même qu’il parle, il est sa propre fin. Ce n’est pas du tout le cas ; il y a une véritable conception générale qui se forme ici.

Michel de Montaigne formule la théorie de la conscience, de la psychologie, propre au néo-stoïcisme qui est l’idéologie de la monarchie absolue. Sans Michel de Montaigne, on n’a par la suite ni René Descartes, ni Jean Racine. C’est un fait indéniable et les jansénistes l’auront très bien compris, Blaise Pascal se chargeant d’attaquer Michel de Montaigne et sa conception de la conscience.

Le premier aspect de la conscience définie par Michel de Montaigne est nécessairement celle de l’autonomie. On doit bien voir que le néo-stoïcisme est obligé, pour avoir un effet, d’emprunter une partie de la conception calviniste, afin de justifier l’action sur le monde. Il utilise donc l’Antiquité gréco-romaine pour mettre en avant l’idéal d’un être conscient de lui-même, capable de choix par lui-même. La conscience doit être celle d’une personne autonome, fixant ses propres règles en correspondance avec les attentes de la société et capable de se replier en toute indépendance.

Voici un exemple donné par Michel de Montaigne :

« Hippias d’Elis n’avait pas seulement acquis du savoir pour pouvoir se passer agréablement de toute autre compagnie et vivre dans le giron des muses s’il le fallait ; il n’avait pas seulement étudié la philosophie pour enseigner à son âme de se contenter d’elle-même, et se passer courageusement des agréments extérieurs, quand le destin l’impose. Il voulut encore apprendre à faire la cuisine, se tailler la barbe, faire ses vêtements, ses chaussures, ses menus objets, pour ne compter que sur lui-même autant que possible, et se passer du secours des autres. »

Les Essais

Michel de Montaigne utilise donc précisément les Essais pour se présenter comme modèle, comme exemple de quelqu’un fonctionnant de manière autonome. Voici comment il se raconte :

« Ceux qui me connaissent, qu’ils soient au-dessus ou au-dessous de moi, savent qu’ils n’ont jamais vu quelqu’un de moins solliciteur, quémandeur, et suppliant que moi, ni plus soucieux de ne pas être à la charge d’autrui. Si je suis ainsi, au-delà de tout exemple à notre époque, ce n’est pas très étonnant, car de nombreux aspects de mon caractère y contribuent : une certaine fierté naturelle, le déplaisir à l’idée d’un refus, la modestie de mes besoins et de mes projets, l’inaptitude à toute sorte d’affaires, sans parler de mes prédispositions favorites à l’oisiveté et à la franchise.

A cause de tout cela, j’ai conçu une haine mortelle pour les obligations envers les autres ou celles des autres envers moi. Je m’emploie le plus que je peux à me passer de l’aide des autres, dans quelques circonstances que ce soit, anodines ou importantes. »

Les Essais
Portrait de Montaigne,
dessiné par François Quesnel, vers 1588.

Michel de Montaigne va si loin qu’il peut même se permettre de montrer qu’en fait sa conception de la conscience ayant une vie intérieure autonome se rattache au calvinisme :

« Je suis du même avis que les Huguenots, qui nous reprochent notre confession secrète et privée, et je me confesse en public, scrupuleusement et complètement. »

Les Essais

Voilà qui est indéniablement osé et montre bien que Michel de Montaigne n’aurait pas pu expliciter sa conception sans un appui de la part du régime. D’ailleurs, et c’est également naturellement repris au calvinisme, il fait l’éloge d’un second aspect de la conscience : à l’autonomie s’ajoute l’activité. On est ici à l’opposé du modèle catholique où il suffit passivement d’accepter pour être dans le droit. Chez Michel de Montaigne, il faut que la volonté soit en adéquation avec les exigences pour être valable, authentique, réelle, entière.

« Le jugement que je porte sur moi-même est plus vif et sévère que n’est celui des juges, qui ne me considèrent que sous l’angle de l’obligation commune. Ma conscience m’étreint de façon plus étroite et plus sévère : j’observe mollement des devoirs auxquels on m’entraînerait si je n’y allais de moi-même.

 Seul un acte volontaire peut être juste. » [Cicéron]. Si l’action n’a pas la splendeur de la liberté, elle est sans grâce et ne mérite pas les honneurs. »

Les Essais

Cela amène au troisième aspect : le jeu entre la vie intérieure et l’action fait que la satisfaction ne doit pas relever de l’action, mais de la satisfaction psychologique. C’est la psychologie du fonctionnaire au service de la monarchie absolue. Voici comment Michel de Montaigne conçoit cela :

« Or je pense qu’il faut vivre selon le droit et l’autorité, et non en vertu des récompenses et des faveurs. Combien d’hommes d’honneur ont mieux aimé perdre la vie qu’en être redevables? Je fuis la soumission à quelque sorte d’obligation que ce soit, mais surtout à celle qui m’attache par devoir d’honneur. Rien ne me coûte plus que ce qui m’est donné, et ce par quoi ma volonté se trouve hypothéquée par le risque d’ingratitude. »

Les Essais

Un autre aspect élaboré par Michel de Montaigne, qui découle du précédent, c’est la distanciation. La vie intérieure l’emportant, on doit être capable d’avoir un regard critique, une manière détachée d’agir, afin d’être toujours capable de se reprendre.

Voici ce qu’il dit :

« Si je pouvais me former à ma guise, il n’est aucune méthode, si bonne soit-elle, à laquelle je voudrais m’assujettir au point de ne pouvoir m’en détacher.

La vie est un mouvement inégal, irrégulier, et multiforme. Ce n’est pas être ami, et encore moins maître de soi, mais en être esclave, que de suivre constamment ce que l’on est, être prisonnier de ses propres inclinations, au point de ne pouvoir s’en écarter, de ne pouvoir les changer. »

Les Essais

C’est cela qui permet à Michel de Montaigne de présenter les Essais comme une oeuvre personnelle, pour en réalité avoir toute une conception du rapport entre conscience et psychologie.

« Et nous autres, justement, qui avons une vie intérieure que nous sommes les seuls à connaître, nous devons nous bâtir un modèle intérieur qui soit la pierre de touche de nos actes, et en fonction de lui, tantôt nous féliciter, tantôt nous réprimander. J’ai mes propres lois et mon tribunal pour juger de moi, et je m’y réfère plus qu’à d’autres.

Si je limite mes actes en fonction des autres, je ne les élargis qu’en fonction de moi. Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et plein de dévotion : les autres ne vous voient pas, ils vous devinent, et en fonction de conjectures incertaines, car ils voient moins votre vraie nature que ce que vous en montrez.

C’est pourquoi vous ne devez pas vous fier à leur jugement, mais au vôtre.  »C’est de votre jugement que vous devez vous servir. La conscience de la vertu et du vice pèse d’un grand poids ; si vous la supprimez, c’est tout qui est par terre. » [Cicéron] »

Les Essais

>Sommaire du dossier

Montaigne : une position qui est le reflet de la guerre civile

Michel de Montaigne travaillait dans sa bibliothèque, dans une tour de son domaine et y avait fait graver des phrases sur les poutres et les solives du plafond. On lit ainsi cette citation de Pline :

« Il n’est rien de certain que l’incertitude, et rien de plus misérable et de plus fier que l’homme. »

On y lisait aussi cette sentence de Sextus Empiricus :

« Il n’y a aucun argument qui n’ait son contraire, dit la plus sage école philosophique. »

Cette philosophie du doute et de la remise en cause permet à Montaigne d’éviter d’être accusé d’avoir élaboré un point de vue dogmatique, construit, systématique, allant à l’opposé de l’Église. Toutefois, c’est également une approche concrète, pragmatique, politique, dans le même esprit que Nicolas Machiavel ou l’averroïsme politique. Il faut savoir gérer au coup par coup : voilà la philosophie de Montaigne, et c’est dans les faits exactement la philosophie politique d’Henri IV.

Portrait présumé de Montaigne, 1570.

Il serait difficile de se repérer et il faut savoir comprendre que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles semblent être, et gérer en conséquence. Voici un exemple donné par Montaigne :

« VOYAGEANT un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme de bonne façon : il était du parti contraire au notre, mais je n’en savais rien, car il se contrefaisait autre : Et le pis de ces guerres, c’est, que les chartes sont si mêlées, votre ennemi n’étant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, nourri en mêmes lois, mœurs et même air, qu’il est malaisé d’y éviter confusion et désordre.

Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes, en lieu où je ne fusse connu, pour n’être en peine de dire mon nom,et de pis à l’aventure. »

Les Essais

Ce n’est pas valable que face à l’adversité : dans son propre camp également on trouve des opportunistes, des gens aux valeurs peu fiables, aux principes douteux. Montaigne présente ainsi la situation :

« Dans ces démembrements, ces divisions où la France est plongée, je vois chacun se donner du mal pour défendre sa cause ; mais même les meilleurs ne le font pas sans dissimulation et mensonge. Qui écrirait à la va-vite sur ce sujet serait bien téméraire et même vicieux. »

Les Essais

Cette dénonciation des opportunistes est récurrente, et indubitablement très osée :

« Il est courant de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans précautions, pousser les hommes à des actes très condamnables. Dans le débat qui a conduit la France à cette situation troublée de guerres civiles, le meilleur parti, le plus sensé, est certainement celui qui veut conserver et la religion et l’ancienne organisation politique du pays. 

Et pourtant, parmi les gens de bien qui le suivent (car je ne parle pas de ceux qui trouvent là un prétexte pour exercer une vengeance personnelle, ou satisfaire leur cupidité, ou rechercher la faveur des princes, mais de ceux qui agissent ainsi par zèle véritable envers leur religion, et le noble souci de maintenir la paix et l’état de leur patrie), parmi ces gens,dis-je, on en voit beaucoup que la passion conduit à sortir des li-mites du raisonnable, et les pousse à prendre parfois des décisions injustes, violentes, et même hasardeuses. »

Les Essais

Montaigne justifie sa critique au nom de l’intérêt supérieur de l’État. Et ce qu’on peut voir, c’est qu’il n’hésite donc pas non plus, allant très loin dans sa critique, à mettre dos à dos catholiques et protestants. Ces derniers sont désignés ici comme le premier des partis, c’est-à-dire la première faction à s’être soulevée, tandis que la Ligue des catholiques est désigné par « l’autre » :

« J’ai vu, de mon temps, et avec étonnement, la prodigieuse facilité avec laquelle, sans discernement, les peuples laissent conduire et manipuler leurs croyances et leurs espérances là où elles seront agréables et utiles à leurs chefs, malgré quantité de déceptions accumulées, de chimères et de songes. Je ne m’étonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de Mahomet ont trompés !

Leur bon sens et leur intelligence étaient entièrement dominés par leur passion. Leur discernement n’avait plus d’autre choix que ce qui leur était agréable ou confortait leur cause. J’avais remarqué a l’évidence cela dans le premier de nos partis enfiévrés. Et l’autre, apparu depuis, en l’imitant, le dépasse encore ! »

Les Essais

Que reste-t-il si on rejette ces deux factions ? Celle des politiques, qui doit savoir manoeuvrer entre les deux, en acceptant les coups du sort. Le stoïcisme de Montaigne est le reflet de la guerre civile, des louvoiements et de l’esprit tactique des politiques, la faction royale.

Comment renforcer celle-ci, alors ? En la formant, et pour cela, en puisant dans les exemples des rois et princes de l’Antiquité, qui serviront de réflexion pratique aux politiques. Il faut à la fois élever le niveau des politiques pour apparaître comme au-dessus des factions, et en même temps fournir un savoir-faire concret dans le jeu des batailles de faction. Voici une explication exemplaire de l’esprit politique de Montaigne :

« J’aimerais bien voir Xénophon nous faire d’Agésilas un éloge comme celui-ci : Agésilas avait été prié par un prince voisin, avec lequel il avait autrefois été en guerre, de le laisser passer par ses terres. Il accepta, le laissa passer à travers le Péloponnèse, et non seulement ne l’emprisonna pas, ne l’empoisonna pas alors qu’il le tenait à sa merci – mais il le reçut courtoisement et sans l’offenser, comme il l’avait promis.

Selon les mœurs de ce temps-là, il n’y aurait rien à dire d’extraordinaire d’un tel comportement. Mais ailleurs, et à une autre époque, on soulignerait la loyauté et la grandeur d’âme que révèle une telle attitude. Nos petits singes de collégiens, eux, s’en seraient moqués, tant la vertu spartiate est éloignée de la française. »

Les Essais

Montaigne a tout à fait conscience d’être alors considéré comme quelqu’un entre deux eaux, ce qui est un jeu dangereux. Mais il se présente, de ce fait, comme le seul réaliste, comme le seul à être en mesure de faire la part des choses. Voici comment il formule cela :

« Je désire que nous ayons l’avantage ; mais je n’en perdrai pas la tête si nous ne l’avons pas. Je me tiens fermement dans le plus sain des partis, mais je ne cherche pas spécialement a être désigné comme l’ennemi des autres, et à me placer au-delà de l’opinion générale.

Je condamne absolument cette façon vicieuse de penser : « Il est de la Ligue, puisqu’il admire la grâce de Monsieur de Guise. » « Il admire l’activité du Roi de Navarre, il est donc huguenot. » « Il trouve à redire à la conduite du roi : il est foncièrement séditieux. »

Et je n’ai pas concédé au magistrat pontifical lui-même qu’il eûut raison de condamner un livre parce qu’il plaçait un hérétique parmi les meilleurs poètes de ce siècle. N’oserions-nous pas dire d’un voleur qu’il a une belle jambe? Faut-il, parce que c’est une putain, dire aussi d’une femme qu’elle pue ?

A-t-on retiré a Marcus Manlius, dans des siècles plus calmes, le beau titre de « Capitolin » qu’on lui avait décerné en tant que sauveur de la religion et des libertés publiques?

A-t-on étouffé la mémoire de son sens de la liberté et de ses faits d’armes, les récompenses militaires que lui valurent son courage, parce qu’il adopta par la suite la royauté, au détriment des lois de son pays ?

Si les gens ont pris en haine un avocat, le lendemain ils le trouvent sans éloquence. J’ai évoqué ailleurs le zèle [religieux] qui poussa des gens respectables à de semblables fautes. Quant à moi, je sais dire comme il faut : « Il fait mal cela, et admirablement ceci ». »

Les Essais

Reste à savoir comment se placer là-dedans et Montaigne, habilement, ne le fait pas. Voici comment il se présente lui-même, et on peut comparer à comment il fait l’éloge de quelqu’un dont la morale correspond à celle du néo-stoïcisme, des valeurs supérieures qui sont celles de l’État, d’un esprit au-delà des factions

« Pour ma part, j’aime une vie qui coule tranquillement, sans éclat, et sans bruit : « aussi éloignée, de la bassesse que de la platitude et de l’orgueil. » Cicéron Mon destin le veut ainsi. Je suis né d’une famille qui a vécu sans éclat et sans tumulte, et de si loin qu’on s’en souvienne, particulièrement tournée vers l’honnêteté. »

Les Essais

« Et de même, on peut souligner la constante bonté, la courtoisie de la conduite et l’amabilité scrupuleuse de Monsieur de la Nouë, au milieu de factions armées sans foi ni loi (véritable école de trahison, de sauvagerie et de brigandage) où il a toujours vécu, en grand homme de guerre et fort expérimenté. »

Les Essais

Montaigne, devant le chaos des guerres civiles, utilise donc le doute comme moyen de se couvrir des accusations, mais en même temps il prône la gestion supérieure, la capacité à gérer et donc à faire face à toutes les situations, par des gens capables de rester stables, de ne pas basculer dans une sorte d’hystérie factionnelle.

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Montaigne en pleine guerre civile

Michel de Montaigne vit à une époque de guerre civile ; on ne peut pas comprendre les Essais si on ne comprend pas qu’il tente de formuler un style qui corresponde aux politiques, la faction qui prône la stabilité de l’État au-dessus de tout.

Voici comment il présente la situation politique de son époque :

« En temps ordinaire, quand tout est tranquille, on se prépare à des événements modérés et courants ; mais dans la confusion où nous nous trouvons depuis trente ans, tout Français est à chaque instant sur le point de voir basculer son destin en particulier comme celui de la société toute entière.

C’est pourquoi il faut tenir son cœur d’autant mieux nourri, et de provisions fortes et solides. Sachons gré à la providence de nous avoir fait vivre en un siècle qui n’est ni mou, ni languissant, ni oisif : qui n’aurait pu se rendre célèbre autrement le sera par son malheur. »

Les Essais

Le chaos prédomine, l’incertitude est complète. Les affrontements inter-religieux n’ont pas l’air cohérent, on ne sait pas si l’on va s’en sortir. Peut-être est-ce la fin d’une civilisation, comme avec Rome. Michel de Montaigne se montre ainsi soulagé de bientôt disparaître :

« C’est pour moi une chance que le délabrement de notre Etat ne survienne qu’au moment de mon déclin. »

Les Essais

Que faire alors ? Une seule chose semble envisageable : mettre l’accent sur la chose stable : l’État. Rappelons ici que Michel de Montaigne a bien connu Henri IV, qui a séjourné à Montaigne en 1584 et 1587, Michel de Montaigne notant même que la première fois Henri IV a dormi dans son propre lit.

Michel de Montaigne a également notamment servi d’intermédiaire entre Henri IV et le maréchal Jacques II de Goyon de Matignon, gouverneur de Guyenne, qui succéda d’ailleurs à Montaigne comme maire de Bordeaux.

Henri IV,
portrait en buste par Frans Pourbus le Jeune, XVIIe siècle.

La philosophie des Essais est une arme idéologique et culturelle, visant à façonner le personnel de l’administration, dans un esprit loyal en pratique, même si dans la théorie, en pensée, on a le droit d’avoir un regard critique.

Le fonctionnaire pense par lui-même, mais obéit systématiquement : voilà la logique des Essais. Michel de Montaigne synthétise cette ligne en affirmant que :

« On peut regretter des temps meilleurs, mais on ne peut échapper au temps présent. On peut désirer avoir d’autres chefs, mais il faut néanmoins obéir à ceux que l’on a, et il y a peut-être plus de mérite à obéir aux mauvais qu’aux bons.

Tant que brillera quelque peu l’image des lois anciennes et acceptées de cette monarchie, je m’y tiendrai.

Si par malheur elles viennent a se contredire et se gêner entre elles, à produire deux partis entre lesquels le choix sera difficile et douteux, mon attitude sera volontiers d’échapper à cette tourmente, de m’y dérober : peut- être que la Nature pourra m’y aider, ou les hasards de la guerre. »

Les Essais

Michel de Montaigne est à ce titre admiratif de la figure historique qu’est Henri IV, qui a su modifier régulièrement ses positions, s’adapter. Il considère même qu’il s’est rendu connaissable en présentant une figure méconnaissable. Ce qu’il y a ici de fascinant pour Michel de Montaigne, c’est la maîtrise de soi, même dans un contexte de guerre civile.

Il décrit ainsi notamment la chose suivante :

« Un gentilhomme de très grande qualité, et qui était mon ami, crut perdre la tête à force de s’occuper avec trop de passion et d’affection des affaires d’un prince, son maître.

Ce dernier s’est ainsi décrit lui-même à mon intention, en disant qu’il voit le poids des événements funestes tout comme un autre, mais qu’en ce qui concerne ceux qui n’ont point de remède, il se résigne aussitôt à les supporter, et que pour les autres, après avoir donné les ordres nécessaires pour leur faire face – ce qu’il peut faire en effet étant donné la vivacité de son esprit – il attend tranquillement ce qui va se passer.

Et de fait, je l’ai vu demeurer très calme, et conserver sa liberté d’action, au milieu d’affaires des plus épineuses.

Je le considère même comme plus grand et plus efficace quand le sort lui est contraire que quand il lui est favorable : ses pertes ajoutent plus à sa gloire que ses victoires et sa douleur que son triomphe. »

Les Essais

Les Essais sont une œuvre individuelle, justement parce que Michel de Montaigne exprime ce qui est censé être le point individuel des fonctionnaires dans leur activité générale, nationale.

Il se rabaisse en tant qu’individu faisant face à l’incompréhension des situations changeant tout le temps, justement pour montrer qu’il fait partie de ceux qui savent s’adapter, gérer, précisément comme tout fonctionaire.

L’État et son personnel administratif doivent traverser les crises, toutes les crises, et la guerre civile être toujours refusée. L’individu sait se soumettre, rester à sa juste place, agissant dans une juste mesure.

Voici ce que dit Michel de Montaigne dit de lui-même, pour généraliser en fait cette position, cette attitude psychologique et sociale :

« Ce que je dis là, je le dis comme quelqu’un qui n’est ni juge ni conseiller du roi, et qui estime qu’il est bien loin d’en être digne : je suis un homme du commun, né pour et voué à l’obéissance envers la raison publique, dans ce que je fais et ce que je dis.

Celui qui se servirait de mes rêveries pour porter préjudice a la loi la plus élémentaire, ou à une opinion, une coutume de son village se ferait grand tort, et m’en ferait tout autant.

Car dans ce que je dis, je ne garantis en effet rien d’autre que le fait de l’avoir pensé à ce moment-là, une pensée désordonnée, et vacillante. C’est pour le plaisir de causer que je parle de tout, et de rien, et que je donne mon avis. « Et je n’ai pas honte, moi, d’avouer que j’ignore ce que j’ignore. » [Cicéron] »

Les Essais

C’est là le secret des Essais.

D’un côté, Michel de Montaigne feint de ne pas avoir de point de vue fixe, pour éviter toute censure.

En même temps, le fait de ne pas avoir de point de vue fixe correspond à l’attente qu’a la monarchie absolue de son personnel administratif.

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Montaigne figure averroïste : les «cannibales»

L’éloge de la « politique » contre le raffinement, de Sparte contre Athènes, est au cœur des Essais de Michel de Montaigne. C’est en cela qu’il faut comprendre les références aux autres pays, notamment à l’Amérique.

On sait que  Michel de Montaigne, dans les Essais, a traité de la question des « cannibales » en Amérique ; c’est un argument ethno-différencialiste utilisé systématiquement dans les cours de français au lycée.

Montaigne n’est, en effet, nullement un humaniste, à prétention universaliste. Ce qu’il veut, c’est maintenir le doute, l’esprit sceptique, appelant à raisonner au cas par cas – ce qui est précisément ce qui est utile à la monarchie absolue comme état d’esprit. C’est une affirmation de la « politique ».

Voici un extrait du fameux passage sur les « cannibales » :

« Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents.

Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter une extrême vengeance.

Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde, comme ceux qui avaient sexué la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.

Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres.

Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entré des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.

Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque ; ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d’autres personnes inutiles au combat.

“Les Gascons, dit-on, s’étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie.”.

Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute sorte d’usage pour notre santé ; soit pour l’appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »

Les Essais

Il ne s’agit pas d’une position universaliste anti-barbare qu’on a ici, et comme on pourrait le penser, mais d’une ligne relativiste qui montre que, même s’il faut privilégier le meilleur, cela dépend entièrement des situations.

Michel de Montaigne construit ici une approche proche de celle de Nicolas Machiavel, mais en s’appuyant non pas sur une Rome structurée (Machiavel œuvrait pour l’unification de l’Italie), mais sur une Rome conquérante (il veut un État fort, composé d’administrateurs militants).

Voici comment Montaigne, en passant par les « cannibales », affirme qu’il faut relativiser le progrès – et donc la culture religieuse – au profit de la brutalité politique :

« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes.

Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses.

Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages.

En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture.

Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature.

Nous avons tant réchargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée.

Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises, « Le lierre pousse mieux spontanément, l’arboulier croit plus beau dans les antres solitaires, et les oiseaux chantent plus doucement sans aucun art.

« Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. »

Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière.

Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de leçon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle.

Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue plus tôt, du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous.

Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l’aient eue ; car il me semble que ce que nous voyons par expérience, en ces nations, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie.

Ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience ; ni n’ont pu croire que notre société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine.

C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique; nuls usages de service, de richesse ou de pauvreté; nuls contrats; nulles successions; nuls partages; nulles occupations qu’oisives; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé.

Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. »

Les Essais

Et s’il insiste d’autant plus sur la question de la barbarie, c’est que nous sommes à l’époque de la guerre des religions, et que justement la force capable de la stopper, d’en arrêter les barbaries, c’est uniquement la monarchie absolue.

De là viennent ces exemples réguliers de barbarie que mentionne Michel de Montaigne dans lesEssais :

« En ces nouvelles terres, découvertes en notre âge, pures encore et vierges au prix des nôtres, l’usage en est aucunememt reçu partout; toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horrible cruauté: On les brûle vifs, et, demi rôtis, on les retire du brasier pour leur arracher le coeur et les entrailles.

A d’autres, voire aux femmes, on les écorche vives, et de leur peau ainsi sanglante, en revêt-on et masque d’autres. Et non moins d’exemples de constance et résolution.

Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillards, femmes, enfants vont, quelques jours avant, quêtant eux-mêmes, les aumônes pour l’offrande de leur sacrifice, et se présentent à la boucherie chantant et dansant avec les assistants. »

Les Essais

La barbarie est quelque chose de mauvais, mais une constante, à quoi ne peut faire face qu’un État stable, porté par le Roi, s’appuyant sur une administration formant une élite morale : voilà la philosophie des Essais.

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Montaigne : l’Histoire et la poésie seulement

Michel de Montaigne s’appuie donc sur Plutarque, en empruntant massivement à sa traduction réalisée par Jacques Amyot. Mais ce n’est pas tout, il emprunte également énormément à Sénèque.

Or, justement, les œuvres de Plutarque traduites par Jacques Amyot ont eu un retentissement gigantesque sur la sphère intellectuelle française à leur parution ; les tragédies françaises qui apparaissent puisent régulièrement en elles, ainsi que dans une autre grande référence : Sénèque, justement.

Michel de Montaigne est ainsi pratiquement au démarrage de la grande vague « néo-stoïcienne » reprenant les questions de morales telles que comprises par Plutarque et le stoïcien Sénèque.

Il dit lui-même dans les Essais que la philosophie ne l’intéresse pas, que Platon et Aristote ne sont nullement ses références, qu’il puise par contre de manière ininterrompue dans Plutarque et Sénèque, que les seules choses qui comptent sont l’histoire et la poésie c’est-à-dire précisément ce dont a besoin la monarchie absolue pour élaborer son affirmation culturelle et idéologique.

Voici comment Michel de Montaigne formule sa conception :

« Car, en somme, je sais qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et grossièrement ce à quoi elles visent. Et à l’aventure encore sais-je la prétention des sciences en général au service de notre vie.

Mais d’y enfoncer plus avant, de m’être rongé les ongles à l’étude de Platon ou d’Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniâtre après quelque science, je ne l’ai jamais fait : ce n’est pas mon occupation, ni n’est art de quoi je susse peindre seulement les premiers linéaments.

Et n’est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus savant que moi, qui n’ai seulement pas de quoi l’examiner sur sa première leçon, au moins selon celle.

Et, si l’on m’y force, je suis contraint, assez ineptement, d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant inconnue, comme à moi la leur.

Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Sénèque, où je puisse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce papier ; à moi, si peu que rien.

L’Histoire, c’est plus mon gibier, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination. »

C’est là une position anti « dogmatique » qui témoigne de l’abandon l’affrontement intellectuel avec la religion – qui était la ligne de l’averroïsme latin – pour le recentrage avec l’alliance intellectuels-monarchie – ce qui est la ligne de l’averroïsme politique.

Michel de Montaigne n’est pas un humaniste affirmant les connaissances, mais un agent intellectuel de la monarchie, défendant ses intérêts.

Voici comment il présente la nécessité de la pratique politique au-dessus de tout, prenant l’exemple de l’enseignement d’Aristote à son disciple Alexandre le Grand tel que Plutarque l’imagine découplé de la philosophie comme vision du monde :

« Je suis de l’avis de Plutarque, qu’Aristote n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l’instruire des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et tempérance, et l’assurance de ne rien craindre ; et, avec cette munition, il l’envoya encore enfant subjuguer l’empire du monde à tout seulement 30000 hommes de pied, 4000 chevaux et quarante-deux mille écus.

Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse ; mais, pour plaisir qu’il y prît, il n’était pas facile à se laisser surprendre à l’affection de les vouloir exercer. »

La monarchie en passe de devenir absolue n’a pas besoin de vision du monde, de philosophie ; elle reste féodale.

Elle a toutefois besoin d’une démarche permettant la formation d’une administration, et donc d’une morale, d’un état d’esprit.

De là les critiques incessantes de Montaigne contre l’intellectualisme religieux, qu’il ne remplace pas par des valeurs progressistes opposées, mais par un style politique.

Voici un exemple très parlant, où il dit que des écoliers auront vite fait d’attraper la syphilis, maladie vénérienne, en raison de leur connaissances intellectuelles ne portant pas sur la pratique concrète :

« On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote, de la tempérance. »

Michel de Montaigne va jusqu’à faire l’éloge de Sparte et de sa morale rigide, contre Athènes et sa culture, son sens de l’économie : on est là dans une approche très différente de l’humanisme.

Il puise dans l’humanisme un style « romain », et encore s’agit-il de la Rome du début, dans l’esprit conquérant, avec une administration solide, un État fort, tel un rouleau compresseur.

Voici comment Michel de Montaigne, dans le style des Essais, s’appuie sur des exemples de l’antiquité pour justifier son raisonnement :

« Quand Agésilas convie Xénophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou dialectique, mais pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit ; à savoir la science d’obéir et de commander.

Il est très plaisant de voir Socrate, à sa mode, se moquant de Hippias qui lui récite comment il a gagné, spécialement en certaines petites villettes de la Sicile; bonne somme d’argent à régenter; et qu’à Sparte il n’a gagné pas un sol : que ce sont gens idiots, qui ne savent ni mesurer ni compter, ne font état ni de grain ni de rythme, s’amusant seulement à savoir la suite des rois, établissements et décadences des Etats, et tels fatras de comptes.

Et au bout de cela Socrate; lui faisant avouer par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement public, l’heur et vertu de leur vie, lui laisse deviner la conclusion de l’inutilité de ses arts. »

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Montaigne et le rôle décisif de Jacques Amyot

Michel de Montaigne appartient au camp des politiques, qui entendent préserver la loyauté et la légitimité du régime face à tout trouble ; l’État prime sur tout. À ce titre, Michel de Montaigne n’est pas un réel humaniste : s’il était conséquent, il prendrait partie pour les calvinistes, qui représentent le camp du progrès.

La bourgeoisie prétend souvent que Michel de Montaigne serait le seul « intellectuel » d’une période barbare, un naïf parlant de lui-même ; c’est ce que formula par exemple Voltaire au XVIIIe siècle, le présentant comme suit :

« Un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un siècle d’ignorance, philosophe parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé. »

Qualifier de « siècle d’ignorance » celui où émerge le calvinisme est absolument absurde. On ne peut présenter ainsi Michel de Montaigne que si on nie le calvinisme et qu’on ne retient que deux fractions : les catholiques et les politiques, en considérant comme Henri IV que les politiques sont le bon camp.

Au sujet de  Michel de  Montaigne, on devrait dire en réalité qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois ; il est grand par rapport aux catholiques, mais petit par rapport aux calvinistes qui eux portent alors le progrès en France.

Voici justement comment il fait référence à un épisode où un catholique, devant être assassiné, fait preuve de charité, témoignant de la « supériorité » de sa propre religion, alors qu’en fait ce qui est mis en avant c’est l’esprit magnanime au nom de la raison d’État, en raison du nécessaire refus des factions :

« Jacoues Amyot, grand aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l’honneur d’un prince des nôtres (et nôtre était-il à très bonnes enseignes, encore que son origine fût étrangère), que durant nos premiers troubles, au siège de Rouen, ce prince ayant été averti par la reine, mère du roi, d’une entreprise qu’on faisait sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres de celui qui la devait conduire à chef, qui était un gentilhomme angevin ou manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet avertissement ;

mais, se promenant lendemain au mont Sainte-Catherine, d’où se faisait notre batterie à Rouen (car c’était au temps que nous la tenions assiégée), ayant à ses côtés ledit seigneur grand aumônier et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme qui lui avait été remarqué, et le fit appeler.

Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant déjà pâlir et frémir des alarmes de sa conscience :

« Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et votre visage le montre.

Vous n’avez rien à me cacher, car je suis instruit de votre affaire si avant, que vous ne feriez qu’empirer votre marché d’essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et telle (qui étaient les tenants. et aboutissants des plus secrètes pièces de cette menée) ; ne faillez sur votre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. »

Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avait été découvert à la reine par l’un des complices), il n’eut qu’à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut jeter; mais il l’en garda, suivant ainsi son propos :

« Venez çà ; vous ai-je autrefois fait déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine particulière? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ? »

Le gentilhomme répondit à cela d’une voix tremblante, que ce n’était aucune occasion particulière qu’il en eût, mais l’intérêt de la cause générale de son parti; et qu’aucuns lui avaient persuadé que ce serait une exécution pleine de piété, d’extirper, en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion. »

Or, suivit ce prince, je vous veux montrer combien., la religion que je tiens est plus douce que celle de quoi vous faites profession.

La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’ouïr, n’ayant reçu de moi aucune offense ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m’avoir voulu homicider sans raison.

Allez vous-en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici ; et, si vous êtes sage, prenez dorénavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux-là. » »

La référence à Jacques Amyot n’est nullement une anecdote qui devrait quelque chose au hasard : celui-ci a joué un rôle important pour l’affirmation des politiques. 

Jacques Amyot,
portrait par Léonard Gaultier.

C’est Jacques Amyot (1513-1593) qui est celui qui a permis de fournir à Michel de Montaigne les armes idéologiques dont François Rabelais ne disposait pas. Il a en effet traduit les œuvres de Plutarque (46-125), dont la nature est évidemment à rapprocher des Essais. On a en effet deux types d’oeuvres :

– d’un côté des biographies : est ainsi publiée en 1559 Les vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l’une avec l’autre par Plutarque ;

– de l’autre des réflexions morales : en 1572 sont publiées les Œuvres morales de Plutarque.

Les Essais sont précisément la combinaison d’exemples biographiques et de réflexions morales.

En fait, Michel de Montaigne va littéralement s’appuyer – pour ne pas dire piller – les biographies traduites par Jacques Amyot pour établir son œuvre.

Cette convergence ne doit pas surprendre.

De la même manière que la famille de Montaigne est issue de la bourgeoisie rejoignant l’administration, Jacques Amyot a confondu sa vie avec l’État. 

Il vient d’une famille pauvre, son père étant mégissier (c’est-à-dire un tanneur de peaux) et c’est sa liaison avec les rois qui fit sa fortune, lui-même en donnant une partie à son frère Jean qui deviendra ainsi conseiller à la Cour des Comptes.

Précepteur des neveus de l’abbé de Saint-Ambroux, il se voit remis le bénéfice de l’abbaye de Bellezane à l’initiative de François Ier et en profite pour aller en Italie, à Venise, pour noter les manuscrits de Plutarque, à la Bibliothèque de Saint Marc.

A son retour, il devient le précepteur de deux enfants d’Henri II, qui deviendront Charles IX et Henri III.

Dans son parcours, il sera nommé évêque d’Auxerre, grand aumônier de France, commandeur de l’ordre du Saint-Esprit. 

Il est même présent lors de l’assassinat des Guise par Henri III, épisode précédant l’avènement d’Henri IV ; c’est bien dire à quel point ce religieux est un membre de la faction royale.

La pression de la faction catholique – la Ligue – qui s’ensuit est telle qu’il est par contre victime d’une excommunication, obligé de demander son absolution au légat du pape. Il se retire dans son diocèse, où il meurt en 1594.

Michel de Montaigne va faire dans les Essais de multiples références à Jacques Amyot, saluant son importance capitale. Il dit ainsi, de manière solennelle au sujet de sa traduction de Plutarque :

« Je donne, avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains français non seulement pour la naïveté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré (…), mais surtout je lui sais bon gré d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos pour en faire présent à son pays.

Nous autres ignorants, nous étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier ; sa merci, nous osons à cette heure et, parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. »

Plutarque, traduit par Jacques Amyot.

Voici un autre passage tout à fait significatif du rôle de Jaques Amyot.

Michel de Montaigne le salue pour avoir laissé les noms en latin, histoire de ne pas se perdre avec des traductions bancales en français.

Toutefois, dans le prolongement de cela, il attaque directement le fait que les noms des aristocrates soient liés à leurs terres, car n’importe qui s’appropriant à un moment donné ces terres peut se prévaloir d’un prestige lié à une personne à laquelle il n’y a pourtant pas de liaison historique ou familiale.

Outre que c’est cocasse, car la famille De Montaigne a acquis ce nom en achetant une terre, on voit ici que ce qui compte c’est la valeur d’une personne et non son appartenance familiale.

On a ici une utilisation de l’honneur pour ainsi dire romain, de type étatique, contre la féodalité.

« Item, je sais bon gré à Jacques Amyot d’avoir laissé, dans le cours d’une oraison française, les noms latins tout entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadencé française.

Cela semblait un peu rude au commencement, mais déjà l’usage, par le crédit de son Plutarque, nous en a ôté toute l’étrangeté.

J’ai souhaité souvent que ceux qui écrivent les histoires en latin, nous laissassent nos noms tous tels qu’ils sont : car, en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant pour les garber à la grecque ou à la romaine, nous ne savons où nous en sommes et en perdons la connaissance.

Pour clore notre conte, c’est un vilain usage, et de très mauvaise conséquence en notre France, d’appeler , chacun par le nom de sa terre et seigneurie, et la chose du monde qui fait plus mêler et méconnaître les races.

Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son apanage une terre sous le nom de laquelle il a été connu et honoré, ne peut honnêtement l’abandonner; dix ans après sa mort, la terre s’en va à un étranger qui en fait de même : devinez où nous sommes de la connaissance de ces hommes.

Il ne faut pas aller querir d’autres exemples que de notre maison royale, où autant de partages, autant de surnoms; cependant l’originel de la tige nous est échappé. »

La référence à Jacques Amyot témoigne ainsi de la nature anti-féodale de l’œuvre de Michel de Montaigne ; les Essais relèvent de l’idéologie des politiques, de la faction royale.

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L’interprétation laïque de la vie sociale de Montaigne

Socialement, Michel de Montaigne (1533-1592) est exemplaire du penseur au service de la monarchie absolue. Il appartient à une famille de négociants ayant fait fortune à Bordeaux, appelée les Eyquem, qui acheta la petite seigneurie périgourdine de Montaigne et se fit anoblir. Le père de Michel de Montaigne, dans ce processus, abandonna le commerce et participa à des campagnes militaires, avant de grimper les échelons municipaux, jusqu’à devenir maire de Bordeaux.

La logique de ce processus est résolument au service de l’État et de son idéologie. Ce n’est pas la religion qui domine, mais la figure de l’individu qui administre dans un cadre social précis.

Michel de Montaigne lui-même, de l’âge de 22 ans à celui de 37 ans, a administré : tout d’abord à Périgueux dans la Cour des aides (qui s’occupe des finances), puis au Parlement de Bordeaux, d’ailleurs aux côtés de son oncle, de deux cousins de sa mère, du père de sa future femme et du frère de celle-ci. Son amitié avec un parlementaire, Étienne de La Boétie (1530-1563), le prétendu auteur selon Montaigne de De la servitude volontaire, le marquera également profondément comme il le racontera par la suite de manière indéniablement romancée.

Michel de Montaigne fut également un négociateur clandestin – il le reconnaît, mais ne laissera aucun document à ce sujet – au moment des guerres de religion, où il était en pratique le partisan de la faction royale, dans le sens des « politiques ». A ce titre, il fut le gentilhomme ordinaire de la chambre des rois Charles IX et Henri IV.

On comprend ainsi que les Essais de Michel de Montaigne ont une valeur idéologique et culturelle très importante.

Parus en trois « livres » – en 1580 pour les deux premiers, le troisième en 1588 – ils forment le premier ouvrage publié à visée intellectuelle en langue française.

C’est un choix national qui est celui de Joachim du Bellay, de l’équipe poétique de la Pléiade, en opposition au latin dominant intellectuellement dans le cadre féodal.

Il est même à noter que Michel de Montaigne parlait mieux latin que français, son père ayant fait le choix que tout son entourage ne lui parle qu’en latin dès son enfance. C’est d’autant plus un choix idéologique et c’est là un élément très important pour comprendre comment Michel de Montaigne se situe dans la même perspective que François Rabelais.

Conformément à sa nature bornée, la bourgeoisie a développé une interprétation totalement faussée des Essais : en résumé, il est expliqué que Michel de Montaigne se serait enfermé dans son petit château de 1571 à 1580 et que les Essais constituraient en une vaste réflexion sur soi-même.

Les Essais seraient donc une sorte de dialogue avec soi-même qu’effectuerait Michel de Montaigne, dans une démarche échappant à toute interprétation dogmatique.

Michel de Montaigne dirait d’ailleurs une chose, puis son contraire, le tout n’ayant comme sens que Montaigne lui-même, réfléchissant, portant un regard sceptique sur le monde. Il n’y aurait pas donc de clef véritable dans l’œuvre, pas plus que chez François Rabelais avec Gargantua.

C’est là profondément réducteur et même par ailleurs faux ; le matérialisme dialectique permet quant à lui de saisir le caractère réel de l’œuvre. 

La nature des Essais ne tient pas à la réflexion personnelle ni au scepticisme, bien que cela soit présent. Leur réelle force tient à ce qu’il s’agit d’un large balayage intellectuel de la vie sociale, de la vie quotidienne, en s’appuyant uniquement sur des auteurs de l’Antiquité gréco-romaine, tout en en présentant l’aspect concret en français et dans une perspective laïque.

Il s’agit, dans le prolongement de François Rabelais, d’une affirmation de l’interprétation laïque de la vie sociale, de la vie quotidienne, de la société sortant de la féodalité : réduire cela à une réflexion sur la vie personnelle « oublie » la substance même de l’œuvre.

Portrait présumé de Michel de Montaigne, vers 1565.

Cependant, Michel de Montaigne devait faire face à la même problématique que François Rabelais : la censure, la répression féodale.

Comment la contourner ? En faisant précisément comme François Rabelais : en présentant l’oeuvre de manière désordonnée, en formulant de multiples thèses suivies de leurs contraires, en affirmant que tout est relatif, en soulignant régulièrement que la religion catholique est la seule valable.

Toutefois, au-delà de la forme chaotique, il en sort une logique générale qui oeuvre comme une offensive culturelle et idéologique contre la féodalité : une logique laïque, un raisonnement social, un individualisme pratiquement bourgeois.

Comment Michel de Montaigne démarre-t-il alors les Essais 

Le Livre I des Essais commence de fait par aborder des questions de la vie quotidienne, pesant le pour et le contre. Dans de nombreux chapitres, il donne d’innombrables exemples, avec des sujets très variés tournant autour de la question des attitudes, des comportements.

Faut-il, quand on est torturé ou quand on perd un être cher, exprimer sa tristesse ou non ? Comment faut-il interpréter les mesures de répression qui peuvent exister ? Il donne une multitude d’exemples, tirés de l’Histoire, comme celle des femmes d’une ville assiégée ayant le droit de sortir avec ce qu’elles pourraient porter, et sortant alors avec les hommes sur le dos :

« L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrit, que de permettre seulement aux gentilles femmes qui étaient assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles.

Elles, d’un coeur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même. L’empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce duc, et dès lors en avant le traita humainement, lui et les siens. »

Toutefois, dès que Michel de Montaigne donne un exemple précis allant dans un sens, il en donne un autre dans un autre sens.

En l’occurrence, il donne le contre-exemple d’Alexandre le Grand ne supportant pas la fierté face aux menaces de torture d’un dénommé Bétis lors du siège de Gaza, et lui faisant percer les talons pour le faire traîner au dos d’un char pour le faire mourir dans la souffrance.

Voici deux autres exemples aidant à concevoir une « unité des contraires » permettant de relativiser, d’être sceptique :

« Le philosophe Clirysippe mêlait à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs, et, en un, la Médée d’Euripide ; et disait Apollodore que, qui en retrancherait ce qu’il y avait d’étranger, son papier demeurerait en blanc. Epicure au rebours, en trois cents volumes qu’il laissa, n’avait pas semé une seule allégation étrangère. »

Le début des Essais consiste en toute une série d’exemples de ce type, faisant boule de neige et aidant au relativisme.

Il est très difficile de concevoir une ligne directrice, car comme le dit le titre d’un chapitre, « L’âme exerce ses passions sur des objets auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action » ; aussi faut-il tout appréhender avec réserve.

Tout est relatif, tout dépend de la situation, il faut évaluer et pour cela Michel de Montaigne dresse un panorama de situations et de paradoxes.

Voilà pourquoi le premier chapitre s’intitule également « Par divers moyens on arrive à pareille fin » : selon les moments, il faut avoir telle ou telle attitude.

On ne peut pas réellement savoir, il faut voir au coup par coup, car tout peut se transformer en son contraire, n’importe quand.

Voici deux autres exemples, montrant d’ailleurs que les exemples de Michel de Montaigne vont du cocasse à l’invraisemblable : on est ici dans un artifice de références, nullement dans une réelle érudition.

Dans le premier cas, un homme malade se lance dans une bataille pour mourir en soldat, mais sa blessure le guérit ; dans le second cas, un peintre n’arrivant pas à peindre un certain détail jette une éponge qui, comme par hasard, fait que le détail est figuré de manière adéquate…

« Jason Phereus, étant abandonné des médecins pour une apostume [un abcès] qu’il avait dans la poitrine, ayant envie de s’en défaire, au moins par la mort, se jeta en une bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à travers le corps, si à point, que son apostume en creva, es guérit.

Surpassa-t-elle pas le peintre Protogéne en la science de son art ? Celui-ci, ayant parfait l’image d’un chien las et recru, à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant représenter à son gré l’écume et la bave, dépité contre sa besogne, prit son éponge, et, comme elle était abreuvée de diverses peintures, la jeta contre, pour tout effacer; la fortune porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien et y fournit ce à quoi l’art n’avait pu atteindre. »

Tout peut être paradoxal, surprenant. C’est d’une certaine manière une approche baroque, mais entièrement laïcisé.

Car, et justement, ce qui est frappant, c’est que Michel de Montaigne n’aborde que des thèmes concernant les attitudes de l’élite, de la noblesse, notamment à la guerre. Jamais il n’aborde les questions religieuses, même s’il fait ici et là quelques remarques saluant le catholicisme. Parfois, c’est même opposé aux principes chrétiens.

Voici par exemple comment il décrit un capitaine grec « perdant » son temps, pour Michel de Montaigne, à récupérer les corps de ses camarades morts, au lieu de prolonger sa victoire jusqu’à écraser les ennemis :

« Chabrias, capitaine général de l’armée de mer des Athéniens, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxos, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple.

Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition. »

Tout cela n’a qu’un but : montrer qu’une seule chose mène hors du chaos de la vie réelle : l’organisation politique. Michel de Montaigne est un représentant idéologique et culturel de la faction royale :

« La religion chrétienne a toutes les marques d’extrême justice et utilité ; mais nulle plus apparente, que l’exacte recommandation de l’obéissance du magistrat et manutention des polices.

Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui, pour établir le salut du genre humain et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché, ne l’a voulu faire qu’à la merci de notre ordre politique ; et a soumis son progrès, et la conduite d’un si haut effet et si salutaire, à l’aveuglement et injustice de nos observations et usances, y laissant courir le sang innocent de tant d’élus ses favoris, et souffrant une longue perte d’années à mûrir ce fruit inestimable (…).

D’autant que la discipline ordinaire d’un Etat qui est en sa santé ne pourvoit pas à ces accidents extraordinaires ; elle présuppose un corps qui se tient en ses principaux membres et offices, et un commun consentement à son observation et obéissance. »

On a ainsi une approche très particulière, entièrement laïque, d’esprit humaniste mais sans aller jusqu’au calvinisme. Michel de Montaigne participe en fait à la faction des politiques, la faction royale qui privilégie l’Etat sur tout le reste. Il participe à la formation spécifiquement française d’un protestantisme sans protestantisme, à l’élaboration du néo-stoïcisme qui est historiquement l’idéologie de la monarchie absolue.

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Le matérialisme dialectique et la notion de folie

Qu’est-ce que la folie ? C’est un dérangement, un déréglement des raisonnements et des comportements. Une personne folle agit et pense en décalage plus ou moins complet avec la réalité.

Cela l’amène à s’égarer, à considérer que des choses qui existent n’existent pas et inversement ; elle peut causer du mal à elle-même ou à d’autres personnes. Elle est malheureuse surtout de par son inadéquation au monde, ce qui la rend tourmentée.

La conception bourgeoise de la folie est, dans ce cadre, pragmatique. Elle considère que la folie est un processus normal dans le cadre d’un « libre-arbitre » cherchant à se régler par rapport au monde extérieur à l’individu.

La folie n’est, en tant que telle, pathologie que lorsqu’il y a de l’énergie trop faible rendant impossible ou difficile l’intégration dans les rapports sociaux capitalistes, ou de l’énergie trop forte aboutissant à des attitudes dangereuses.

Les médicaments servant à « booster » la psychologie ou l’enfermement sont les réponses pratiques de la conception bourgeoise de la folie, suivant un schéma que l’on pourrait formuler de la manière suivante, où les « débordements » doivent être évités, dans un sens comme dans l’autre.

La psychiatrie, dans la mesure où elle obéit à la conception bourgeoise, se focalise par conséquent sur l’individu compris de manière statique, de manière isolée.

Cette approche est fondamentalement erronée aux yeux du matérialisme dialectique. Les maladies mentales sont le fruit d’un dérèglement non pas au sein d’un individu, mais d’un processus psychologique au sein d’un individu.

De plus, étant donné qu’il n’existe pas de séparation entre le corps et l’esprit selon le matérialisme dialectique, ce processus se déroule au sein de rapports sociaux, dans une situation naturelle bien déterminée.

Le matérialisme dialectique considère ainsi que pour étudier la folie d’une personne, il faut connaître son parcours personnel, afin de déterminer les étapes dialectiques que cette personne a parcouru au cours de sa vie.

Chaque personne a un effet un rapport avec elle-même et avec le monde, tant la société que la nature. Une vision du monde erronée amène une compréhension erronée de soi-même, de la société, du monde.

L’existence réelle et continue, qui plus est en transformation, de l’individu, de la société, de la nature, renforce la tendance au décalage en cas de blocage.

La personne folle s’enferme dans une vision erronée de la réalité (de soi-même, de la société, de la nature), vision toujours plus erronée alors que la personne elle-même, la société, la nature continuent de changer, étant toujours en mouvement.

Non seulement la lecture de l’individu est fausse à un moment M, mais ce moment M n’est pas statique et la tentative de ré-adéquation avec la réalité est d’autant plus difficile que ce moment M est passé, s’étant transformé, ayant même peut-être connu un saut qualitatif.

Cela signifie que le matérialisme dialectique considère que la pensée, comme reflet du réel, doit être synthétisée pour avancer. Un schéma en spirale est ici idéal, pour reprendre l’image classique utilisée par le matérialisme dialectique pour représenter l’évolution.

Une personne qui, à un moment donné, a une conception erronée de la réalité – pour des raisons idéologiques, culturelles, un manque de connaissance, de vision des court, moyen, long termes, surtout une incompréhension de la nature dialectique du mouvement – sombre dans la folie.

Il existe un décalage entre la personne et la réalité, dans l’esprit de la personne ; étant donné que cela ne se déroule que dans l’esprit de la personne, et que cet esprit est reflet, il y a un décrochage plus ou moins complet qui s’appelle la folie.

La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne a été justement une tentative de liquider par exemple la folie, dans la mesure où les masses devaient comprendre la nature des processus dans la réalité, c’est-à-dire le matérialisme dialectique.

Dès 1937, conformément aux enseignements de Karl Marx, Friedrich Engels, Lénine, Staline, on lisait dans De la pratique écrit par Mao Zedong :

« A l’époque actuelle du développement social, l’histoire a chargé le prolétariat et son parti de la responsabilité d’acquérir une juste connaissance du monde et de le transformer.

Ce processus, la pratique de transformation du monde, processus déterminé par la connaissance scientifique, est arrivé à un moment historique, en Chine comme dans le monde entier, à un moment d’une haute importance, sans précédent dans l’histoire de l’humanité – le moment de dissiper complètement les ténèbres en Chine comme dans le monde entier, et de transformer notre monde en un monde radieux, tel qu’on n’en a jamais connu.

La lutte du prolétariat et du peuple révolutionnaire pour la transformation du monde implique la réalisation des tâches suivantes : la transformation du monde objectif comme celle du monde subjectif de chacun – la transformation des capacités cognitives de chacun comme celle du rapport existant entre le monde subjectif et le monde objectif. »

En 1963, Mao Zedong nous explique la clef essentielle pour être en adéquation avec la réalité et son mouvement, dans D’où viennent les idées justes ? :

« Tombent-elles du ciel? Non. Sont-elles innées? Non.

Elles ne peuvent venir que de la pratique sociale, de trois sortes de pratique sociale: la lutte pour le production, la lutte de classes et l’expérimentation scientifique. »

La révolution socialiste va faire se réaliser un saut qualitatif à l’être humain dans ce qu’il a de plus profond, en le replaçant à sa juste place dans le mouvement éternel de la matière en marche vers le Communisme.

La lutte de classes (dans le cadre d’une société de classes, ainsi que dans celui de son dépassement au moyen de la révolution culturelle), le travail pour avancer dans l’amélioration de la complexité de la matière, l’expérimentation scientifique pour coller à l’évolution de la réalité : voilà ce qui abolit la folie.

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La coopération, mode fondamental du capitalisme selon le matérialisme dialectique

Quand on pense au capitalisme, on pense à l’individualisme qui va avec. On se dit même que c’est ce qui caractérise le mieux le capitalisme et, d’ailleurs, la religion protestante et son culte de l’individu n’est-elle pas justement l’expression la plus nette du capitalisme lorsqu’il s’est développé ?

Voir les choses ainsi n’est pas dialectique et quand on regarde les faits, on voit bien que cela n’est pas le cas, qu’il manque un aspect essentiel : la coopération.

C’est là tout le paradoxe : le capitalisme produit effectivement des individus s’imaginant séparés, isolés les uns des autres, et pourtant en réalité il amène une coopération, d’ailleurs toujours plus grande.

Ce qu’on appelle « mondialisation » est justement la conséquence d’une coopération toujours plus grande des capitalistes à l’échelle du monde, alors que dans la production elle-même les travailleurs coopèrent toujours plus eux-mêmes.

Le capitalisme pose la nécessité du travailleur isolé, mais pour mieux l’arracher à son isolement en tant que paysan ou artisan et le jeter dans une production où coopèrent des travailleurs en masse.

C’est là même le mode fondamental du capitalisme : utiliser les capacités d’un individu et le faire agir avec un autre, pour avancer plus, mieux, de manières quantitativement et qualitativement meilleures.

Karl Marx, dans Le Capital, nous formule cela de la manière suivante :

« Le mode fondamental de la production capitaliste, c’est la coopération dont la forme rudimentaire, tout en contenant le germe de formes plus complexes, ne reparaît pas seulement dans celles-ci comme un de leurs éléments, mais se maintient aussi à côté d’elles comme mode particulier. »

La féodalité ne connaissait pas cette coopération ; il a fallu le capitalisme, capable d’assembler de nombreux travailleurs, pour briser les anciennes formes sociales, arracher les individus à leur isolement, alors qu’ils ne connaissaient le plus souvent, en tant que paysans, que quelques kilomètres carrés de toute leur vie, par ailleurs courte.

Le capitalisme brise les traditions et les normes anciennes, pour exiger le regroupement, la collectivité… des individus isolés en tant que travailleurs vendant leur force de travail.

Le communisme brise justement cet isolement qui n’a comme source que la propriété privée des moyens de production. Le communisme actualise ce qui est déjà dans le capitalisme : l’unification des masses.

C’est pour cela que le romantisme, notamment fasciste, assimile communisme et capitalisme, au nom de l’individu séparé, artisan autonome, vivant prétendument sans avoir besoin de la société, de sa culture, etc.

Pour le romantisme, l’unification est toujours un souci, car un pas en avant dans l’unification apparaît comme une « soumission » pour l’individu se voulant radicalement différent, unique, n’ayant rien à voir avec les autres, etc.

En réalité, l’individu « différent » est ici absolument semblable aux autres, de par l’incapacité qu’il y a à développer ses facultés personnelles dans le capitalisme.

Ce n’est qu’en s’insérant totalement dans la communauté qu’on peut justement se réaliser pleinement individuellement. La coopération permise par le capitalisme permet à l’individu de ne pas se chercher individuellement, de manière isolée, avec des moyens faibles, sans accès à la culture, mais bien en puisant dans les moyens gigantesques fournis par la société toute entière.

La réalisation individuelle est une production, non pas une « création » à partir de rien ; le fait qu’il faut une base matérielle pour se développer montre bien que la coopération est nécessaire, base élémentaire pour sortir d’une situation primitive, de survie.

La coopération n’est, à ce titre, nullement socialiste : elle existe dans le capitalisme lui-même. Le socialisme part de cette coopération pour, justement, dépasser la concentration des forces et aboutir à la centralisation de celle-ci, avec des choix rationnels servant le développement de l’Humanité, de son rapport harmonieux à la nature.

Le capitalisme aura alors servi historiquement à faire se rencontrer les individus isolés, séparés, à les jeter dans une production commune, élevant les forces productives, leur permettant par la suite d’exister en commun comme Humanité, dépassant les tribalismes, régionalismes, nationalismes.

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Le matérialisme dialectique et l’œuvre d’art musical : extraction, saut qualitatif, décrochage

Une œuvre d’art n’est pas créée par un génie, mais est le produit d’une personne synthétisant la transformation du monde. Tel est le point de vue du matérialisme dialectique dans les arts.

La musique a connu, depuis l’émergence d’Elvis Presley et des Beatles, une généralisation marchande, dépassant le cadre précédent plus formalisé, plus en liaison directe avec les couches sociales dominantes, les milieux artistiques, etc.

Nous atteignons l’apogée de cette tendance, puisque aujourd’hui, avec le développement des forces productives, toute personne peut étudier la musique, la pratiquer, la diffuser, la faire connaître. Avec internet, la main-mise des monopoles sur ce qui peut être diffusé ou non est largement affaiblie, tout comme elle est en même temps renforcée avec les effets de mode superficiels.

Un aspect essentiel qu’il y a lieu de prendre en compte ici au sujet de la production musicale est la question du saut qualitatif, c’est-à-dire de la valeur d’une œuvre en tant que telle.

Pour qu’une œuvre d’art, en général, ait de la valeur réelle, il faut qu’elle reflète la transformation du monde avec un haut niveau de synthèse, tout en étant accessible.

Si l’on regarde l’émergence de telles œuvres dans la musique par exemple, on voit qu’il y a une période d’incubation artistique, des premières tentatives caractérisées par un expressionnisme plus ou moins grand (c’est-à-dire un certain subjectivisme), puis les œuvres d’arts musicales apparaissent.

Le plus souvent, le succès amène la commercialisation et on a alors un processus de décadence qui prend le dessus.

Ainsi, l’artiste affronte la réalité musicale, le processus dialectique s’enclenche et amène un processus d’extraction, des premiers essais encore empreints de subjectivisme, puis la réalisation d’une œuvre en tant que telle. Si la corruption par le capitalisme intervient, il s’ensuit une décadence plus ou moins rapide, avec un échec du renouvellement, la répétition pure et simple de ce qui a été fait, etc.

Essayons de mettre cela en forme avec des graphiques, la difficulté étant de comprendre le mouvement en spirale. Une œuvre ayant du succès commercial doit, en effet, avoir elle-même un certain niveau culturel, c’est une œuvre d’art qui aurait pu être authentique, mais qui a été détournée de son chemin, soit dès le départ, soit dans un processus de décadence.

Il faut donc prendre en compte quatre niveaux, difficilement représentables en deux dimensions. Tout d’abord, le niveau élémentaire (représenté ici en orange) est celui du dépassement des formes non-artistiques, de faible niveau, ou bien trop élémentaire, simple découverte, répétition d’un modèle etc. Il faut savoir jouer de la musique pour en faire et il existe un processus d’extraction, d’incubation, plus ou moins long, plus ou moins intense, etc.

Ce n’est pas forcément sans valeur et on peut déjà, avec une oreille avisée, découvrir des éléments appelés à grandir.

Dépasser ce premier niveau ne suffit pas, sinon on en reste au niveau expérimental, de la tentative de dépassement. Cela peut être très intéressant, une perspective ouverte de haut niveau, mais cela n’en fait pas une œuvre d’art. On en resterait au niveau expressionniste, empreint de subjectivisme. Il y a donc un second cap, un second niveau (représenté ici en vert) à dépasser.

Alors, on arrive à l’œuvre d’art réel, ayant un haut niveau de technique, reflet d’un processus de synthèse élevé, à la fois de la culture jusqu’à présent, et du monde tel qu’il est et se transforme, avec un haut niveau d’accessibilité pour les masses, ce dernier point n’étant pas à négliger. On a atteint ici un haut niveau de culture (représenté par la ligne mauve).

Par contre, ce processus est semé d’embûches et si on échoue, ou bien si on rentre en décadence, on est amené à tomber soit dans le commercial, soit dans l’expérimental.

Il faut ici ne pas oublier qu’il y a plusieurs aspects : un album commercial peut très bien être encore lié à une réelle perspective culturelle, tout comme un album expérimental peut tendre à l’œuvre d’art, tout comme il peut contenir des éléments commerciaux. Pareillement, une extraction peut être marquée par des reculs, un saut rapide par la suite, etc. 

On notera également que, historiquement, un processus de décadence demande une autocritique et donc un haut niveau idéologique ; par conséquent, il est rarissime, voire impossible, de voir une reprise en main par un artiste ou un groupe. Le décrochage, une fois qu’il se produit, semble inévitable, l’artiste ou les artistes n’ayant pas la capacité de se remettre en cause, se répétant par facilité et opportunités commerciales, etc. Les exemples sont ici innombrables.

Prenons ici quelques exemples concrets, devant servir d’inspiration pour une réflexion à ce sujet, demandant bien entendu un approfondissement.

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Le matérialisme dialectique et la mutilation des capacités des travailleurs individuels

Ce qui fait la force du romantisme, c’est la mise en valeur d’un individu ayant l’air autonome, capable d’initiatives de lui-même, en toute indépendance. Cet individu apparaît, dans le romantisme, comme ayant une nature supérieure à l’individu appartenant à une organisation sociale étendue dont il n’est, somme toute, qu’un rouage.

Karl Marx, dans Le Capital, constate cela de la manière suivante :

« Les connaissances, l’intelligence et la volonté que le paysan et l’artisan indépendant déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l’art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l’ensemble de l’atelier.

Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres.

Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans Le Capital.

La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine.

Cette scission commence à poindre dans la coopération simple, où le Capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l’unité et la volonté du travailleur collectif ; elle se développe dans la manufacture, qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même ; elle s’achève enfin dans la grande industrie, qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital. »

Il est très important de voir ici que Karl Marx dit de la science :

– qu’elle est une force productive en tant que telle ;

– qu’elle est enrôlée par le Capitalisme.

C’est d’une grande signification, car justement c’est l’utilisation toujours plus grande de la science comme facteur aidant à la production qui a contribué à une accélération du développement des forces productives.

Cela est vrai jusqu’à un certain point seulement, car la science enrôlée par le Capitalisme ne peut que, nécessairement, entrer en décadence, de par la contradiction entre la recherche qui se fonde sur le long terme et l’exigence toujours plus forte de profits immédiats.

Pour que la science puisse toutefois entrer en jeu, il faut bien sûr dépasser la vision individuelle du travail et concevoir le travail comme un ensemble porté par de nombreux travailleurs, non plus seulement un seul.

Un travailleur seul ne peut pas développer la science de lui-même, sauf en des points secondaires, il ne peut pas mobiliser de grandes forces productives à lui tout seul, or ces grandes forces sont requises par la science pour que la production soit améliorée.

Par conséquent, il y a eu tout un processus où le travailleur a été mutilé dans son activité, certaines formes d’action étant privilégiées, puis isolées et intégrées dans le processus productif. Charlie Chaplin, dans Les temps modernes, a cherché à représenter précisément cette aliénation de l’individu, la mutilation de sa richesse humaine, réduite à quelques mouvements mécaniques et répétitifs.

Le romantisme intervient alors en disant que c’est bien la preuve que le Capital mutile le travailleur, s’appropriant la richesse humaine pour en faire ce qu’il veut de son côté, laissant l’individu aliéné, incapable d’épanouir ses facultés.

En disant cela, le romantisme témoigne qu’il est lui-même une vision capitaliste, celle du petit capitalisme par rapport au capitalisme qui s’est déjà développé bien au-delà de l’artisanat.

Ce qui est vrai selon Karl Marx dans Le Capital pour le Capitaliste industriel est vrai pour le Capitaliste artisanal :

« L’apparence seule des rapports de production se reflète dans le cerveau du capitaliste. »

Le Capitaliste artisanal considère qu’il a une différence de nature avec le Capitaliste industriel ; en réalité, il n’en est que la forme passée, l’ancêtre. Inévitablement, le Capitaliste artisanal sera amené à perfectionner sa production, à profiter du travail accumulé pour élargir sa production et par conséquent devenir un capitaliste industriel.

Les États-Unis d’Amérique fournissent une nombre très important d’exemple de capitalistes artisanaux assumant entièrement leur démarche et récusant les capitalistes industriels, au nom de l’idéologie hippie, de l’esprit skateboard ou surfer, de la culture punk, etc., pour terminer tout de même, malgré eux, par un processus insidieux inévitable, dans le Capitalisme industriel.

Les investisseurs apprécient d’ailleurs grandement ces formes embryonnaires de capitalisme, car ils savent qu’il y a de grandes possibilités de développement : les capitalistes apprécient hautement les hipsters, les start-ups, les petites entreprises ciblant quelque chose précisément, que ce soit culturellement, scientifiquement.

Comment faut-il alors considérer la mutilation des capacités des travailleurs individuels ? Il faut comprendre qu’elle n’est que temporaire, qu’elle a été un passage douloureux, mais nécessaire afin de développer les forces productives.

Lorsque celles-ci sont particulièrement développées, que notamment les robots interviennent pour remplacer le travail aliénant, alors justement les individus peuvent aller dans le sens d’épanouir leurs facultés.

Ils le feront non pas en refusant le travail, mais en étant capable d’en changer régulièrement, grâce au haut niveau technique de l’industrie.

Ils développeront par ailleurs non pas une faculté, mais plusieurs. Le romantisme montre qu’il se trompe en considérant que chaque individu a une faculté privilégiée, qu’il doit développer. Il célèbre le peintre, l’écrivain, la chanteuse, la danseuse. C’est là typique de l’esprit capitaliste qui privilégie un aspect pouvant être mis sur le marché.

Le matérialisme dialectique considère, à l’opposé, que chaque être humain doit développer plusieurs facultés, qu’on peut être à la fois danseur et peintre, dessinatrice et photographe, etc.

C’est le Capitalisme – qu’il soit artisanal ou industriel – qui scinde les facultés des êtres humains. Même quand il prétend combattre la mutilation des capacités des travailleurs individuels, il n’est capable de défendre qu’une seule capacité.

Le matérialisme dialectique considère, inversement, que le plus possible de capacités doivent être développées, qu’il ne faut jamais se borner à une seule faculté, mais les développer toutes, dans un processus dialectique où elles se nourrissent les unes les autres.

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Compassion et empathie: la matière vivante au cœur du matérialisme dialectique

D’où vient la sensation ? Une telle question est une erreur typique, le produit des approches féodale et bourgeoise, qui séparent le cerveau et le corps. La conception féodale les sépare totalement, tandis que la voie bourgeoise les relie d’une manière tourmentée.

Les deux considèrent que la question de la sensation est relié au corps, à l’interprétation du corps par le cerveau. Un sentiment, une sensation, ne peut pas exister en soi ; cela n’a une existence que dans le cas d’une interprétation par un individu.

La raison de cet anthropocentrisme réside dans la métaphysique. Pour la conception féodale, l’esprit doit quitter le corps et rejoindre l’origine du monde, Dieu, qui est immatériel. Pour la conception bourgeoise, nous ne pouvons pas expliquer l’origine du monde, de sorte que nous devrions nous limiter à l’élaboration d’une théorie sur les relations que nous faisons avec la réalité.

La vie est vue à travers les individus, à travers leurs rapports. Il n’y a pas de monde, pas de nature, seulement un monde, une nature existant dans la mesure où nous avons une relation avec eux.

Cette conception était nécessaire à la bourgeoise pour justifier l’existence du capitaliste, qui est un individu agissant par sa propre compréhension de sa réalité environnante. Le protestantisme est ici la principale construction idéologique de cette approche.

Aujourd’hui, l’existentialisme et toutes les variantes post-modernes qui existent soutiennent une version terroriste de cet égoïsme, de cette vision du monde basée uniquement sur les individus.

Par conséquent, dans l’histoire de la science dominée par la bourgeoisie, il a toujours été considéré que les animaux ne connaissent pas la douleur. Ils sont considérés comme de simples mécanismes, par René Descartes et Nicolas Malebranche notamment, sans « conscience ».

Bien entendu, cette conception erronée s’est avérée de plus en plus erronée, par l’affirmation de la pensée démocratique et socialiste.

Un événement historique majeur ici est lorsque, le 10 décembre 1907, dans une agitation suite à une dissection d’un chien brun vivant, à Londres, 1000 étudiants en médecine ont défilé dans le centre de Londres en agitant des effigies d’un chien brun sur des bâtons, justifiant et promouvant la vivisection, attaquant pour cette raison les suffragettes et les syndicalistes qui luttaient contre la vivisection.

Deux conceptions du monde luttaient. Aujourd’hui, la sensation des animaux de compagnie est reconnue, mais ils sont toujours maltraités ; la sensation de vertébrés est également reconnue, mais ils sont considérés comme d’intérêt mineur.

En outre, la sensation des poissons et des invertébrés est ouvertement niée, au nom du système nerveux et du cerveau, dans une conception anthropocentrique.

Au contraire, le matérialisme dialectique relie la matière vivante à la sensation.

Dans Matérialisme et empirio-criticisme, Lénine traite de cette question parmi d’autres, et nous rappelle cette importante question :

« Il reste encore à étudier et à étudier de nouveau comment la matière qui n’est prétendument douée d’aucune sensibilité se lie à une autre matière, composée des mêmes atomes (ou électrons) et pourvue en même temps de la faculté très nette de sentir. Le matérialisme pose clairement cette question encore irrésolue, incitant par là même à sa solution et à de nouvelles recherches expérimentales. »

Lénine dit aussi que nous avons certainement à aller dans le sens de considérer que, dans la fondation de la structure de la matière, nous pouvons supposer l’existence d’une faculté semblable à la sensation, comme Denis Diderot l’a fait.

Et en effet, la compassion et l’empathie sont une preuve de cela. Quelle est la conception dialectique matérialiste du reflet ? Que le cerveau reflète la réalité ; ce que nous pensons est un écho.

Mais, si René Descartes et Emmanuel Kant ont raison, si chaque individu est comme entouré par une muraille de Chine, comment est-il possible de ressentir ce que quelqu’un d’autre se sent ? Comment sont possibles la compassion et l’empathie ?

Ce n’est possible que parce que la matière vivante connaît les sensations ; les sensations sont liées au principe de l’écho, du mouvement de la matière.

C’est pourquoi une révolution peut se produire : les masses ont synthétisé, à différents niveaux, la même vision du monde, qui correspond à la réalité.

La révolution se produit au niveau général, la compassion et l’empathie au niveau individuel, mais leur fondement est le fait que la matière et la sensation ne peuvent être séparées.

La matière vivante est donc au cœur du matérialisme dialectique, car c’est une forme développée de la matière, une direction qui correspond à l’auto-mouvement de la matière elle-même pour davantage de complexité.

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Le matérialisme dialectique et les paradoxes de Zénon

Zénon d’Élée est un philosophe grec ayant vécu de 490 à 430 avant Jésus-Christ, qui est fameux pour la formulation de différents « paradoxes » au sujet de l’espace et du temps.

Ces paradoxes, très connus notamment dans les mathématiques, ont été prétextes à des remarques très régulières, le plus souvent erronées car perdant de vue ou ne connaissant pas l’arrière-plan de la démarche de Zénon.

Zénon, disciple de Parménide et partisan de l’unité du monde, a en effet non pas tant à expliquer cette dite unité, qu’à rejeter comme faux les arguments de l’école de Pythagore – dont Platon est le plus grand représentant – considérant que l’Univers est composé d’unités quantifiables en tant que nombres.

Il raisonne ainsi sur le rapport entre le particulier et l’universel, en traitant spécifiquement de l’espace et du temps.

Zénon explique la chose suivante : s’il est vrai qu’il existe plusieurs choses particulières et non pas un simple universel – il n’utilise ni les termes de particulier ni celui d’universel, qui sont propres à nous – alors chaque chose particulière est séparée d’une autre chose particulière.

Mais pour être séparée, ces choses particulières doivent l’être par une chose particulière. Or, cette chose particulière séparant les deux autres doit également l’être d’une autre chose particulière, le processus étant infini.

Il en va de même si l’on utilise le principe de parties : chaque partie doit être séparée d’une autre par une partie, elle-même par une partie, etc., le processus étant infini.

Zénon oppose ainsi le nombre qui définit, circonscrit une partie de la réalité, et le fait que le principe de circonscrire est nécessairement infini dans son principe.

De manière plus simple, on peut prendre le paradoxe qu’il fait au sujet du lieu. Si toute chose est en un lieu, alors ce lieu est lui-même dans un lieu, qui lui-même est dans un lieu, le processus étant infini.

L’exemple de la flèche est tout à fait similaire : un arc lance une flèche. Si le temps est divisé en instants bien délimités, comment la flèche statique à cet instant passe-t-elle à un autre endroit à l’instant suivant ?

Comme on le voit, Zénon insiste sur la continuité générale de la matière, ce qui est pour nous le rapport entre l’universel et le particulier. Zénon a bien compris que si on utilise un monde matériel « mathématisé », on ne peut pas avoir de mouvement, qui pour nous avec le matérialisme dialectique est la contradiction de l’espace avec lui-même, produisant le temps.

Zénon a compris que le principe de dénombrement en unités du temps et de l’espace empêchaient une saisie de la continuité générale de la matière en mouvement.

Deux exemples très connus sont ici celui de la dichotomie et celui d’Achille et la tortue.

Dans celui de la dichotomie, Zénon dit qu’il lance une pierre. Imaginons qu’elle ait parcouru la moitié de son parcours. Elle va ensuite faire la moitié du parcours restant, et au cours de ce processus la moitié de ce parcours, et cela à l’infini.

Partant de là, la pierre ne fera jamais que la moitié de la moitié et cela à l’infini, n’avançant plus.

On a exactement le même exemple avec Achille poursuivant une tortue. Si l’on reprend l’exemple précédent, lorsqu’Achille a effectué la moitié du parcours pour la rattraper, il va faire la moitié du parcours restant, et ce à l’infini, ne rattrapant jamais la tortue.

Zénon modifie légèrement l’exemple en disant qu’Achille va à l’infini repasser par là où la tortue est passée.

Il est très ironique ici que les mathématiciens modernes, dans la logique de Pythagore, aient affirmé avoir trouvé la formule montrant qu’Achille rattrape bien la tortue (par le biais de la théorie des suites et des limites à l’infini), comme si Zénon ne le savait pas.

Les mathématiciens n’ont pas compris que Zénon dit que si le temps et l’espace sont interprétés avec des nombres allant à l’infini, alors l’espace entre Achille et la tortue est lui-même infini et Achille ne pourra jamais le parcourir.

Ils pensent s’en sortir avec le principe des suites, affirmant que même en accumulant des pas toujours plus petits, il y aura bien un moment où ils suffiront pour dépasser la tortue. C’est le principe de la convergence quand le nombre de pas tend vers l’infini, avec une valeur limite où la distance entre Achille et la tortue devient nulle.

Mais, Zénon sait très bien qu’Achille, dans les faits, dépassera la tortue. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer que si on divise le temps et l’espace à l’infini de manière quantitative, tout en maintenant le principe de divisions en nombres de l’espace et du temps, alors le mouvement n’est pas possible, car on peut toujours ajouter des chiffres derrière un autre, comme par exemple 0,99999 à l’infini, ce qui fait qu’on ne parviendra jamais à 1.

Soit par conséquent on décide de cesser d’aller à l’infini – ce qui supprime l’infini – soit on considère que le temps est continu, qu’il n’est – et c’est ce que dit le matérialisme dialectique – qu’une expression de l’espace en contradiction avec l’espace, du mouvement.

Il n’y a pas de temps abstrait, de temps en soi. C’est pour cette raison que le paradoxe le plus intéressant est peut-être celui où se croisent trois « trains », c’est-à-dire plusieurs éléments à la suite.

Si l’on prend l’exemple de trois trains de quatre coureurs, on a un train immobile et les deux autres trains se croisant à son niveau, car allant en sens contraire.

Ce qui se passe alors, c’est que le premier coureur du premier train en mouvement croise en même temps deux coureurs du train immobile et quatre du second train en mouvement.

Il a ainsi parcouru deux distances différentes ou bien, dit différemment, la moitié d’une durée est égale à cette même durée, puisqu’il a fallu le même temps pour croiser à la fois deux et quatre coureurs.

On comprend alors qu’en réalité se pose ici la question du référentiel, à laquelle ont contribué notamment Isaac Newton et Emmanuel Kant, c’est-à-dire du rapport entre l’espace et le temps, ce dernier étant le produit de la contradiction de l’espace avec lui-même.

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