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  • Euskadi Ta Askatasuna : communiqué de juin 1977

    Après 40 ans de domination personnelle absolue, meurt le dernier dictateur d’Europe.

    Franco nous laissera comme héritage d’innombrables morts, torturés, prisonniers et exilés : un peuple, le nôtre, qui au bord même du génocide, pleure à grands cris sur les cendres ; une légalité politique sans partis, sans syndicats ni libertés d’aucun type ; un Monarque par la grâce divine et non celle du peuple ; et un Parlement qui, ne représentant personne, sinon une oligarchie, décide du destin non seulement du peuple espagnol, mais d’autres comme le nôtre dont il ne reconnaît même pas l’existence.

    Ce sera ce Parlement qui approuvera, non sans de graves difficultés internes, la nouvelle loi de Réforme Politique de l’Etat.

    Le Peuple Basque, une fois de plus, montrera l’inexistence de la prétendue unité de l’Espagne. En défendant son droit à décider de son destin, il refusera de reconnaître l’autorité de la chambre législative espagnole et fasciste, par l’abstention la plus forte au référendum.

    La loi de réforme politique décidera les nouveaux organes législatifs, se réservant le droit, au dernier moment, de concrétiser la loi électorale qui indique les voies pour la participation populaire aux élections du Congrès et du Sénat.

    Les élections se rapprochent et ETA comme toutes les forces politiques d’Euskadi doit donner son opinion à leur sujet.

    Le Gouvernement Suarez prétend nous faire croire qu’il s’agit d’élections démocratiques par le seul fait d’admettre le suffrage universel secret et direct. Les différences entre ces élections qui approchent et celles d’un régime démocratique sont évidentes, du moins en Euskadi ;

    la Monarchie ne peut être remise en question ;

    certains membres du Sénat sont directement désignés par Juan Carlos ;

    les partis représentant la ligne abertzale socialiste ne sont pas légalisés, leur action publique n’est pas tolérée ;

    les syndicats sont illégaux ; notre langue demeure interdite sans la reconnaissance de son identité ;

    le Peuple Basque continue à être politiquement institutionnalisé ;

    les prisonniers et les exilés continuent loin de leur famille et de leur pays ;

    les organisations populaires sont brutalement réprimées dans leur manifestation publique ;

    les détentions et les emprisonnements continuent à se produire de façon arbitraire ;

    la torture, bien que de façon plus sélective qu’à certains moments antérieurs, continue à être pratiquée dans des commissariats et des casernes de la Guardia Civil ;

    les forces répressives espagnoles continuent à occuper notre territoire rendant impossible la moindre garantie de sécurité pour les militants abertzale-socialistes et une quelconque formule de coexistence pacifique.

    Le Gouvernement Suarez a tenté avec un certain succès l’intégration du peuple espagnol dans son plan de réforme politique.

    En Euskadi, cette tentative échoua et aujourd’hui il la répète par l’intermédiaire des élections.

    Le Peuple Basque veut la paix.

    Cela exige la création de voies démocratiques minimum au travers desquelles puissent se matérialiser ses aspirations sans nécessité de recourir à la violence.

    Ces voies ne peuvent être autres que la solution positive aux négociations exposées auparavant ; solutions qui, selon nous, sont données dans le programme d’alternative de KAS.

    En supposant que ce programme ne puisse aujourd’hui être offert par le Gouvernement Suarez, il existe au moins deux points qu’on ne peut ajourner parce que sans eux, les promesses du gouvernement espagnol de commencer à marcher sur le chemin de la démocratie n’offrent aucune crédibilité.

    Ces deux points sont :

    1) L’Amnistie totale.

    Mais attention, il ne suffit pas de sortir les prisonniers des prisons.

    On entend parler avec insistance d’un projet du Gouvernement selon lequel les prisonniers basques accusés d’exécutions seraient exilés ou relégués dans quelque endroit reculé de l’Etat Espagnol.

    Nous voulons qu’il soit bien clair que cette solution n’est pas valable.

    Le Peuple Basque a beaucoup lutté pour la liberté de ses militants et la relation des forces dans la conjoncture actuelle lui est clairement favorable.

    L’AMNISTIE TOTALE SUPPOSE LE DROIT DE TOUS LES PRISONNIERS ET EXILES DE REVENIR DANS LEURS FOYERS AVEC TOUS LEURS DROITS DE CITOYENS.

    Et, s’il vous plaît, qu’on ne nous dise pas que le gouvernement ne peut pas garantir leur sécurité.

    Si c’est là le problème, nous leurs offrons une solution : qu’ils retirent d’Euskadi la Guardia civil, la Police armée et le Corps général de police, et le peuple basque créera lui-même des corps chargés de la défense des citoyens.

    2) Des libertés démocratiques minimales, comme l’absolue liberté de réunion, d’association et d’expression de toutes les tendances politiques existant en Euskadi ; le droit à la manifestation et à l’égalité d’accès de toutes les forces politiques basques aux moyens de communication de masse officiels et à la subvention d’Etat.

    Sans ces conditions minimales, le Peuple Basque ne peut considérer ouvert, ni même entrouvert, le chemin vers la démocratisation de l’Etat.

    Il ne peut non plus légitimer par son vote un régime qui se maintient par l’unique force des armes.

    Si le gouvernement ne satisfaisait pas à ces conditions au plus tard un mois avant la date prévue pour les élections, ETA appelle le Peuple Basque à l’abstention et proclame sa volonté de relancer la lutte armée jusqu’au succès du programme d’alternative du K.A.S.

    Le Peuple Basque veut la paix, mais celle-ci exige la liberté.

    Si le gouvernement refuse d’ouvrir le chemin qui y mène, que personne nfaccuse ETA ni le Peuple Basque de recourir à d’autres chemins comme celui de la lutte armée.

    Il est possible que certains partis basques, s’abritant derrière mille excuses (il y a toujours des raisons même pour la trahison) se sentent tentés de se rendre aux élections législatives sans la réalisation des deux conditions fixées, se réfugiant derrière les privilèges que leur offre la défense d’intérêts étrangers à ceux des couches populaires basques dans le but de rechercher le pouvoir : qu’ils sachent qu’ils le font en marge du consensus populaire librement exprimé, qu’ils soient conscients qu’ils se convertiraient non seulement en ennemis de la liberté mais aussi en supports d’une monarchie fondamentalement dictatoriale et en agents continuateurs de la répression que notre peuple supporte depuis déjà trop de temps.

    Et que ces basques-là qui aideraient ces partis sachent qu’avec leur vote ils aident au maintien d’une dictature qui, pendant presque un demi-siècle, a essayé par les moyens les plus sanglants d’en finir avec notre peuple et de perpétuer l’exploitation des travailleurs, arrantzales (pêcheurs), baserritarra (paysans), techniciens, employés, petits commerçants, etc., de tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre gagnent leur pain à la sueur de leur front.

    AUX ELECTIONS OUI, MAIS AVEC UNE AMNISTIE TOTALE ET DES LIBERTES DEMOCRATIQUES.

    SANS ELLES NON.

    VIVE L’EUSKADI LIBRE ! VIVE L’EUSKADI SOCIALISTE !

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  • Euskadi Ta Askatasuna : Le prolétariat devant l’oppression nationale d’Euskadi (1970)

    En guise d’introduction 

    « Quiconque s’attend à voir une révolution sociale pure, dit Lénine, ne la verra jamais.

    Et il ne sera qu’un révolutionnaire de pacotille qui ne comprend rien de ce qui constitue une vraie révolution. »

    Dans sa Lettre aux ouvriers américains, il dit encore : « Quiconque ne peut « admettre » la révolution du prolétariat sinon à condition qu’elle se déroule avec facilité et sans heurts, qu’on en arrive tout de suite à l’action commune des prolétaires de tous les pays, que l’éventualité de défaites soit exclue a priori, que la révolution suive un chemin large, dégagé, très droit…, celui-là n’est pas un révolutionnaire. »

    L’histoire de l’E.T.A. est sans aucun doute l’opposé d’une trajectoire rectiligne, claire, sans erreurs.

    Dans Zutik ! 72 nous avons parlé de cette démarche contradictoire et chancelante et des ambiguïtés qui ont marqué nos douze années d’existence par suite du cadre idéologique nationaliste-inter-classiste dans lequel nous opérions.

    Rupture avec le nationalisme

    Pendant la dernière période, il s’est produit à l’E.T.A. une rupture, un hiatus ; moment culminant de son histoire, mais aussi, en un sens, « retournement contre elle ».

    Ce fut la rupture avec l’idéologie nationaliste et avec les manifestations de cette idéologie dans la pratique politique.

    Il est certain que, sans les progrès partiels antérieurs, une telle rupture n’aurait pas eu lieu.

    Et c’est pourquoi il faut bien souligner qu’elle ne devait pas se produire « nécessairement ».

    N’oublions pas que le groupe fractionnel exclu de l’E.T.A. il y a un an est le produit de la même histoire.

    Les tentatives de changement enregistrées au long de notre trajectoire organisatrice se sont maintenues jusqu’ici à l’intérieur d’un cadre idéologique et de présupposés doctrinaux qui, s’ils assuraient la cohésion e l’ensemble de nos activités, n’ont rien à voir avec une organisation révolutionnaire du prolétariat et concernent directement le nationalisme bourgeois.

    « Le nationalisme bourgeois et l’internationalisme prolétarien, dit Lénine, sont deux mots d’ordre irréductiblement opposés qui correspondent à deux grands groupes de classes du monde capitaliste et qui traduisent deux politiques (mieux encore : deux conceptions du monde) sur la question nationale. »

    Nous devons être très clairs sur ce point.

    C’est à dessein que nous avons employé le mot « rupture ».

    Une critique à partir des positions actuelles de nos pratiques antérieures est qualitativement différente de celle que nous pouvions formuler en 1967 par exemple, à propos de la politique e xercée depuis quatre ou cinq ans.

    Il s’agirait dans ce cas de nous autocritiquer à cause de certaines erreurs concrètes, de fautes plus ou moins conjoncturelles, d’omissions dans l’application conséquente des principes qui nous servaient de base.

    Aujourd’hui, il n’est plus possible de critiquer ces erreurs sans refuser l’ensemble de ces principes, sans les réfuter globalement.

    Disons-le une fois pour toutes : pas de critique sans attaquer la doctrine traditionnelle de l’E.T.A. et son activité politique concrète.

    C’est pour cela que nous affirmons qu’il est question non pas d’une étape au cours d’une évolution sans solution de continuité, mais, au pied de la lettre, d’une scission, d’une rupture, la scission de l’E.T.A. avec le nationalisme.

    D’ores et déjà, avant de continuer, il nous faut préciser un point : nous sommes conscients du fait que consacrer un numéro de Zutik ! à réfuter explicitement l’idéologie nationaliste basque ne peut que choquer et scandaliser certains.

    Si, malgré tout, nous persistons à le faire, c’est que nous sommes convaincus qu’à ce moment le progrès de la révolution en Euskadi passe par le combat contre les principales manifestations de l’idéologie nationaliste dans le terrain de la pratique politique : l’alliance de classes, ainsi que le chauvinisme et toute autre forme de mesquinerie et d’exclusivisme nationaliste.

    Nous sommes également convaincus de la nécessité et de l’urgence d’éviter toute équivoque et toute ambiguïté à ce sujet.

    a) Peuple et classe

    Par la nature de l’idéologie en général et celle du nationalisme en particulier, l’idéologie nationaliste se manifeste historiquement comme une force de cohésion entre les différentes classes qui constituent la collectivité nationale opprimée.

    Si l’on souligne de façon exclusive ce qu’il y a de commun entre ces classes au sein de la nation (culture, histoire, tradition…), l’on camoufle, à des degrés divers, les contradictions réelles qui opposent ces classes entre elles.

    Le P.N.V. par exemple, expression politique des intérêts de la bourgeoisie non monopoliste basque, a essayé historiquement d’entraîner tout le peuple basque derrière l’étendard nationaliste, pour défendre ses propres intérêts de classe, et en est arrivé à créer son syndicat autonome jaune.

    Le but étant d’intégrer en un même clan la classe ouvrière basque et « sa » bourgeoisie, qui se présentait comme le porte-parole des droits nationaux de notre peuple.

    Et c’est ici précisément que se situe la rupture idéologique dont nous parlions.

    Rupture avec l’alliance « interclasses » inhérente à l’idéologie nationaliste.

    Au long de notre histoire il y eut des approches successives à cette rupture.

    Ainsi par exemple, le texte « Idéologie officielle de l’E.T.A. », élaboré à la deuxième séance de notre cinquième Assemblée (mars 1967), dit en essayant de définir l’idée de « nationalisme révolutionnaire » : « La libération nationale… (est) la négation totale d’une réalité actuelle oppressive, ce que seul le peuple travailleur basque (P.T.V.) peut effectuer à cause de sa condition de classe exploitée. »

    C’est dans le même sens que, dans le numéro de mars 1969 de Zutik !, nous disions que « notre libération nationale est notre libération de classe ».

    Et aussi : « Le caractère national de notre oppression et celui de notre lutte nous sont donnés par le fait même d’être des travailleurs.»

    Cependant, on continue à considérer le P.T.V. comme un agent de changement révolutionnaire à propos de quoi il y a différentes définitions, souvent contradictoires, selon les nécessités tactiques de l’instant.

    Pendant les périodes de faiblesse organisationnelle, quand on insiste surtout sur les consignes frontistes, le P.T.V. est constitué de « toutes les classes et couches sociales non monopolistes».

    A d’autres occasions, il s’agit de façon plus restreinte de «ceux qui vendent leur force de travail dans une situation de dépendance nationale ».

    Ces ambiguïtés n’étaient pas dues uniquement à de l’incohérence théorique, ou au manque de rigueur scientifique.

    C’étaient, pour ainsi dire, des ambiguïtés nécessaires au sens où elles étaient déterminées historiquement par le cadre idéologique nationaliste où nous opérions.

    C’est-à-dire : « Le nationalisme comme idéologie conduit nécessairement à ces ambiguïtés. »

    Lénine dit : « Le marxisme est irréconciliable avec le nationalisme, même avec le nationalisme le plus « juste », le plus « pur », le plus « fin et civilisé ». »

    Devant le tribunal militaire qui allait les condamner à mort, Eduardo Uriarie et d’autres camarades déclarèrent sans ambages, et sans équivoque possible : « Nous sommes marxistes-léninistes. »

    L’E.T.A. devait ratifier officiellement cette déclaration dans Berriak-2, daté du 29 décembre.

    Cependant personne n’est marxiste-léniste sur la foi d’une seule affirmation.

    C’est sur le champ de la lutte concrète, sur le champ de la lutte de classes, de la lutte quotidienne contre l’ennemi que les affirmations et les slogans se révéleront authentiques et exprimeront leur véritable contenu.

    Nous sommes ce que nous faisons, nous nous définissons par notre action.

    C’est dans ce sens, et sans que pour cela nous épuisions le contenu de l’expression, qu’être marxiste-léniniste implique un objectif concret : la lutte pour la révolution prolétarienne.

    C’est-à-dire, selon Marx, « la lutte pour la libération du prolétariat et l’abolition du travail salarié ».

    Et non pas, sous une forme plus ou moins générique, la lutte pour « les intérêts nationaux » ou pour « la libération du peuple », ou de façon plus abstraite encore pour « les opprimés », mais très concrètement la lutte pour les intérêts de la classe des travailleurs et pour leur libération totale.

    Cela ne signifie pas qu’il y ait nécessairement une contradiction entre les intérêts du peuple basque en tant que tel, et ceux de la classe ouvrière, entre la nationalité basque opprimée et le prolétariat en tant que classe.

    A chaque étape historique, il y a une classe à l’avant-garde, une classe qui porte en elle le germe du bouleversement social, le germe de la révolution.

    En ce sens, cette classe se fait le porte-voix exprès des intérêts de la société dans son ensemble.

    Il est important de préciser clairement dès maintenant que cela ne doit pas signifier l’oubli du rôle important, quoique subordonné, que certains secteurs de la petite bourgeoisie — et non seulement des étudiants — sont tenus de jouer dans les révolutions futures.

    En particulier dans le cas des nationalités opprimées, Marx le rappelle, dans la lettre à Annenkoy, en signalant, toutefois, les contradictions nécessaires et les ambiguïtés qui font de la petite bourgeoisie un allié hésitant et peu sûr.

    Ce qu’il faut, c’est comprendre combien il est important que la direction de la lutte soit assurée par la seule classe révolutionnaire de façon conséquente jusqu’à la fin, combien il est important que le prolétariat (et non seulement son représentant, le parti) exerce sa mission historique de classe d’avànt-garde.

    A notre sens — et ainsi que nous tenterons de le montrer à travers cette série d’articles –, les conditions sont enfin données en Euskadi pour que la classe ouvrière arrache des mains de la bourgeoisie nationaliste le drapeau que celle-ci monopolisait, et qu’elle dirige la lutte pour la liberté nationale à l’intérieur du processus global de lutte pour le socialisme.

    En outre, nous pensons que c’est seulement dans la mesure où cela se produira, dans la mesure où ce sera le prolétariat qui dirigera la lutte des masses basques (en entraînant les secteurs les plus progressistes du peuple, et non pas au contraire en se laissant entraîner par eux), que l’Euskadi sera libre.

    En conclusion, c’est exclusivement en fonction des intérêts spécifiques du prolétariat en tant que classe que nos analyses et notre pratique concrète de lutte devront être réalisées.

    En fonction de l’objectif final (émancipation de la classe ouvrière et abolition du travail salarié) et non en fonction des « intérêts nationaux de l’Euskadi », « ce que veut le peuple », etc., nous nous allierons avec certains secteurs de la bourgeoisie, nous nous inclinerons ou non, à un moment déterminé, pour la séparation, nous poserons et nous réaliserons notre stratégie, notre tactique, notre pratique politique journalière.

    b) Nationalisme — internationalisme

    La scission avec l’idéologie nationaliste ne se traduit pas seulement par une rupture avec l’alliance de classes sinon, parallèlement, par l’affirmation nette de la solidarité de classe du prolétariat à un niveau international.

    Et cela aussi bien entre les ouvriers des différentes nationalités soumises à un même Etat bourgeois qu’entre les ouvriers d’Etats différents.

    Pour la classe ouvrière, l’internationalisme n’est pas une simple relation de fraternité abstraite, un problème d’affinité entre les êtres humains, mais une nécessité, la condition préalable à son émancipation totale.

    Cette nécessité est imposée autant par la nature de l’objectif historique de la classe ouvrière que par le caractère même de l’ennemi.

    A l’« Internationale impérialiste du capital », Marx proposait d’opposer « non pas des discours sur la fraternité, mais la vraie fraternité de la classe ouvrière ».

    Sa position, comme celle de Lénine, est aussi éloignée de l’internationalisme abstrait de ceux qui, comme Proudhon, considéraient que le problème national « n’est pas autre chose qu’un préjugé bourgeois », que du nationalisme bourgeois, qui tend à subordonner les intérêts de la classe ouvrière aux « intérêts nationaux », au nom desquels on essaie de camoufler les véritables contradictions entre une partie de la nation (les exploités) et l’autre partie de cette même nation (les exploiteurs).

    Dans la théorie marxiste, la subordination des droits et des intérêts généraux de la classe ouvrière et de la révolution constitue l’idée centrale à ce propos.

    Mais cela ne peut être aucunement interprété comme un abandon nihiliste du problème. La classe ouvrière, fidèle à sa mission libératrice, ne peut rester indifférente devant aucune forme d’oppression.

    Elle devra lutter résolument contre tout privilège accordé à une nation ou à une langue, contre toute forme d’inégalité nationale.

    Elle devra lutter pour l’égalité de tous les peuples en affirmant en outre, sans ambiguïtés, l’unité de la classe ouvrière sur les « intérêts nationaux », par-dessus la mesquinerie, l’exclusivisme et le chauvinisme nationalistes.

    Avant de pénétrer définitivement dans le vif du sujet, il convient de faire quelques remarques d’ordre méthodologique :

    1. Le titre du travail («Le prolétariat devant l’oppression nationale d’Eus- kadi ») indique quel est son thème concret.

    Quoique nous devions néces- sairement nous référer à des thèmes plus généraux, l’objet de ce travail n’est pas la « question nationale », mais plutôt l’un de ses aspects, tel qu’il se présente politiquement à l’heure actuelle et en Euskadi

    2. Nous sommes conscients qu’« une citation n’est nullement une démons- tration », mais elle illustre le texte, où l’on suivra à proprement parler la trame de l’argumentation.

    Si, à cette occasion, nous avons introduit, contrairement à notre habitude, des citations de Lénine, de Marx, etc., ce fut dans cette intention « illustrative ».

    L’« analyse concrète d’une situation concrète », qui doit servir de fondement à toute recherche marxiste, est bien l’opposé de la méthode — que nous avons rencontrée plus d’une fois — qui consiste à changer de ligne politique sur des problèmes graves (par exemple : scission ou non-scission), sans que l’analyse de la situation réelle ne varie le moins du monde, uniquement parce que l’on a trouvé de nouvelles citations de Lénine sur le sujet.

    3. Lorsque nous parlons de «nationalisme» ou d’« idéologie nationaliste», il faut éviter de confondre avec le concept de « patriotisme ».

    Cette distinction pourrait être réfutée par des arguments étymologiques : patrie dérive de -fratia qui prend, à partir du XVIIIe siècle (montée du libéralisme) le sens idéologique de « fraternité, lien de parenté entre frères », entre tous les citoyens, indépendamment de leur appartenance de classe.

    Le dictionnaire lui-même ajoute cependant une nuance chauvine au concept en définissant le patriotisme comme T« exaltation des valeurs subjectives de la patrie».

    Par ailleurs, dans les pays slaves et d’Europe centrale où l’idée de nationalisme s’est élaborée politiquement, le terme de « nation » a un sens anthropologique.

    Dans les pays slaves, narod exprime tout autant l’idée de « peuple » que celle de « nation », et le dérivé narodnost que l’on traduit habituellement par « nationalité » est également employé au sens d’« ethnie » dans le contexte de l’anthropologie culturelle.

    Quoi qu’il en soit, nous maintiendrons cette distinction devenue classique maintenant dans la littérature marxiste, surtout à partir de l’offensive fasciste des années trente.

    Dans Berriak 7, nous affirmions que l’élément principal de cohésion du fascisme au niveau idéologique est précisément un furieux matérialisme, qui crépite surtout dans la petite bourgeoisie, laquelle a constitué la base sociale par excellence du fascisme dans l’Italie de Mussolini, en Allemagne nazie, etc. De façon significative, tous les historiens de la guerre civile espagnole parlent de « républicains » d’un côté et de « nationalistes », en se référant aux franquistes, de l’autre.

    Sans doute, il est nécessaire de distinguer entre nationalisme de grande puissance («l’Espagne a une vocation impériale», peut-on lire dans le programme de la Phalange) et le nationalisme d’une nation opprimée, lequel a normalement, comme dans le cas du nationalisme basque, un contenu démocratique général.

    Toutefois, le tronc idéologique (nationalisme) est le même et il se maintient sur l’alliance de classes, sur une prétendue unité d’intérêts des différentes classes « nationales ». Pour renforcer cette unité, il convient de souligner, sur un mode chauvin, les différences nationales en les considérant absolues.

    C’est en ce sens, en ce qu’il s’appuie sur la dissemblance, sur le particularisme et non sur l’égalité des droits de tous les peuples, que le nationalisme est l’opposé idéologique de l’internationalisme.

    ORIGINE DE L’OPPRESSION NATIONALE

    — L’oppression nationale, comme toute oppression est une oppression de classe.

    — En d’autres termes, la forme particulière de l’oppression de l’homme par l’homme, l’oppression nationale, est une manifestation de la lutte de classes.

    — L’existence des classes est unie à des phases historiques déterminées du développement de la production. De même, les manifestations concrètes de la lutte de classes sont unies aux développements historiques concrets des relations de production.

    — Par conséquent, l’oppression nationale n’est pas seulement une oppres- sion de classe, mais très concrètement une oppression de classe déterminée historiquement.

    — L’oppression nationale en tant que telle n’existe pas depuis toujours [1].

    Elle apparaît à un moment précis du développement des formes productives.

    Dès que les formes de production féodales sont liquidées pour l’essentiel, la classe montante, la bourgeoisie doit liquider en même temps les formes des superstructures (administration, lois, idéologie — en particulier sous la forme de religion catholique) qui s’étaient fossilisées dans la société comme les vestiges de l’étape antérieure.

    Ces fossiles constituent un frein pour l’expansion économique.

    Au niveau idéologique, la conception médiévale qui considérait la politique et l’économie comme des branches de la morale (qu’il suffise de rappeler l’emprunt avec intérêt considéré comme un «péché d’usure») est remplacée par la nouvelle idéologie de la raison, de la patrie (fratio), de la liberté, etc.

    A chaque étape historique, la classe montante, afin d’en arriver à se constituer en classe dominante (et, plus tard, afin de se maintenir dans cette position) doit « universaliser » sa propre revendication de classe et, dans ce but, étendre à toute la société sa propre conception du monde.

    Les philosophes bourgeois du xvme siècle développèrent (en la rendant universelle) leur idéologie de classe : liberté, égalité, fraternité devint le mythe-emblème de la Révolution française de 1789.

    La bourgeoisie utilise ses propres mythes pour entraîner à sa suite et dans sa lutte tout le peuple. Ce fut le « bas peuple » de Paris qui prit la Bastille, qui lutta pour renverser la monarchie, pour instaurer l’Assemblée, la « démocratie », la « liberté ».

    Et sans que celui-ci s’en doute, cette liberté en général a été de l’idéologie pure et simple qui dissimulait la liberté de commerce, concrètement la liberté d’exploitation : liberté pour les bourgeois et sacralisation de leur propriété privée.

    Quant à l’égalité, les individus sont « égaux dans la mesure où le sont leurs capitaux » (Engels).

    Pour le bourgeois, cette représentation idéologique n’est pas reçue seulement comme une ruse qu’il utilise en toute lucidité pour abuser autrui.

    Il lui faut d’abord croire en son propre mythe. L’image que la réalité lui renvoie quotidiennement de son attitude concrète (bourgeois = exploiteur) lui serait insupportable à moins de déguiser sa relation réelle dans la société en une.relation imaginaire grâce à sa réputation idéologique.

    Sa revendication maximale va être l’Etat national.

    Ce sera en même temps la mystification maximale.

    Ce qui est en réalité l’expression politique de ses intérêts de classe particuliers et, par voie de conséquence, la machine chargée de réprimer les classes exploitées sur lesquelles s’exerce sa domination, va être proposé comme l’arbitre impartial des grandes querelles entre citoyens.

    Adam Smith, le plus grand économiste libéral, déclare que de « la jonction de beaucoup d’égoïsmes particuliers résulte le bien-être pour la société dans son ensemble », si l’on donne à l’Etat le rôle d’arbitre chargé d’établir et de faire respecter la règle du jeu selon lequel ces « égoïsmes particuliers » vont se heurter.

    De cette manière seront justifiées en même temps la libre compétence, la moralité et la neutralité de l’Etat.

    La détermination du cadre où cet Etat réalise sa fonction est également l’expression des intérêts de la classe dominante à chaque étape de son développement historique et du développement, des forces productives.

    La naissance et la formation des « Etats nationaux » (qui sont en Europe pour la plupart multinationaux ») sont le reflet de ces intérêts à l’étape du capitalisme ascendant. A cette étape, la bourgeoisie doit, d’un côté, instaurer des frontières rigides afin de se protéger de la rivalité des autres Etats et, par ailleurs, unirier des marchés suffisamment importants pour offrir un débouché à sa propre puissance productive et assurer un rythme d’expansion convenable à cette puissance.

    Ces marchés «nationaux» se forment sur la base de l’existence des intérêts communs des bourgeoisies, qui ont surgi localement dans chaque unité économique de l’époque féodale. C’est ainsi qu’en Europe des peuples na-tionaiement différents ont été intégrés à des unités étatales multinationales ou encore, comme c’est le cas pour Euskadi, sont divisés en deux Etats différents [2].

    Afin de renforcer l’unité de ces Etats, les bourgeoisies des différentes nationalités qui y sont intégrées entreprennent d’éliminer (car elles ont un intérêt de classe commun) tout ce qui peut s’opposer à cette unité : elles s attachent à bloquer l’histoire et la culture de ces nationalités, à commencer par la langue nationale.

    L’unification administrative et juridique est entreprise en éliminant la législation locale quelle qu’elle soit, toutes les libertés, les franchises, ou les privilèges [3].

    Ce n’est pas que cette bourgeoisie montante apparaisse tout d’un coup, avec la création des premiers comptoirs.

    Au 18ème siècle, elle devint la classe dominante, mais son origine est beaucoup plus ancienne.

    Le capitalisme (et avec lui le capitalisme bourgeois) est né au sein de la féodalité.

    Ce n’est qu’une fois établies les formes capitalistes de production que s’est brisée la superstructure politique féodale.

    Parfois le processus fut progressif, mais les relations capitalistes de production apparaissent toujours en premier lieu dans l’industrie ; les contraintes féodales dans l’agriculture sont éliminées postérieurement, la superstructure politique étant alors liquidée.

    En Euskadi, depuis l’apparition au XIII et au XIVe siècle, d’une bourgeoisie commerciale basque naissante, fondée sur le commerce de la laine et du fer avec la Baltique et installée dans les villes (villas), jusqu’à la liquidation définitive des franchises en 1876, ce qui se produisit, ce rut le lent affrontement de la forme sociale capitaliste avec la forme sociale féodale.

    La classe qui représentait le progrès historique à ce moment, la bourgeoisie donc, imposa et il ne pouvait en être qu’ainsi, son intérêt de classe particulier et, par là même, les formes de superstructures correspondantes au mode de production qu’elle représentait.

    Ainsi, quand nous disions que l’oppression nationale d’Euskadi est une oppression de classe historiquement déterminée, notre but est d’indiquer comment, à une étape donnée du développement des forces productives, la bourgeoisie a dû opprimer le peuple basque dans sa nationalité afin de pouvoir réaliser, et plus tard maintenir, les intérêts qu’elle représentait en tant que classe.

    LES DIFFERENTES CLASSES FACE A L’OPPRESSION NATIONALE

    L’oppression nationale, dont nous venons de voir. l’origine de classe, s’exerce sur l’ensemble de la collectivité nationale. Cependant, les réponses que les différentes classes opposeront à cette oppression vont différer. Dans le cas de l’Euskadi :

    — La grande bourgeoisie, qui se consolide à la fin du siècle comme un ré- sultat de la fusion du capital industriel et du capital bancaire, n’a jamais été nationaliste, pas même étatiste, sinon férocement centraliste, de même que la grande bourgeoisie catalane, castillane ou andalouse.

    Leurs intérêts ont toujours été liés à l’unité de l’Etat espagnol, qui leur proportionnait un marché étendu, une main-d’oeuvre à bon compte provenant des zones rurales sous-développées et des dispositions tarifaires protectionnistes.

    — La petite ou la moyenne bourgeoisie (c’est-à-dire la bourgeoisie non monopoliste) basque, dont la montée est liée à la montée de la grande bour- geoisie, se trouve cependant opposée à cette dernière en ce que la concen- tration monopoliste que celle-ci représente suppose sa liquidation en tant que classe autonome.

    Sur la base de ses contradictions avec la bourgeoisie monopoliste, le sentiment national surgit en elle.

    Ce sentiment national, per- sécuté par la grande bourgeoisie, se transforme en idéologie nationaliste et en alliance de classes.

    C’est ainsi qu’elle essaiera d’entraîner la collectivité na- tionale opprimée pour défendre ses intérêts de classe, qui l’opposent — nous insistons là-dessus — aussi bien au grand capital qu’au prolétariat.

    Les caractéristiques particulières du processus d’industrialisation du pays (1. rapidité; 2. comme base au capital financier; 3. de rapide concentration) font qu’il reste à peine une faible marge pour une moyenne bourgeoisie à l’image de celle qui constitue la base sociale du nationalisme catalan.

    Mais simultanément ces caractéristiques et, en même temps, le processus de concentration précoce centuplent le nombre de comptables, petits commerçants, rentiers, employés de banque, propriétaires de petits ateliers auxiliaires, etc., couches sociales qui se joignent aux baserritarras (petits fermiers — paysans) et aux arrantzales d’une part, au clergé et aux professions libérales d’autre part et qui constituent la base sociale la plus importante du nationalisme basque.

    — La classe ouvrière apparaît divisée face au problème de l’oppression nationale.

    D’abord, une fraction importante du prolétariat d’origine basque se laisse entraîner par l’idéologie cléricale, patriotarde et anticommuniste des bourgeois du P.N.V. à qui elle laisse le soin de trouver la solution du pro- blème. La création d’une centrale syndicale chrétienne implique de la part du P.N.V. (le S.O.V. en 1911) des intentions clairement intégrationnistes.

    Ce qui n’empêche pas celle-là de provoquer certaines tensions de gauche à l’in- térieur de l’a famille nationaliste aux périodes d’agitation convulsive de la lutté de classes (par exemple en 1934, pendant l’insurrection des Asturies).

    Par ailleurs, une autre fraction conséquente du prolétariat assimile rapidement l’expérience de la lutte de classes et s’affirme, avec les mineurs des Asturies, comme la classe’ ouvrière la plus combative de la péninsule.

    Entré 1890 et 1906, quatre grèves générales éclatèrent (« l’état de guerre » ayant été décrété en mai 1890 et pendant l’été 1903) et dix-sept grandes grèves partielles.

    Le centre de gravité de ces combats se situe dans la zone minière et industrielle de la rive gauche du Nervion.

    L’organisation politique ouvrière la plus influente de l’époque est le parti socialiste, dont le premier centre fut créé à Bilbao en 1886.

    En 1904, Tomas Meabe, qui représentait le patriotisme socialiste naissant, fonda la « Jeunesse socialiste (Juventud socialista).

    Néanmoins, ni Meabe, ni Arteta, ni: les autres socialistes de l’époque n’arrivèrent à faire changer la politique globale du P.S.O.E. en ce qui concerne le problème de l’oppression nationale ; ce qui est envisagé comme une tentative bourgeoise et n’a rien à voir avec la classe ouvrière. C’est ainsi que la lutte contre l’oppression nationale s’abîme pitoyablement aux mains des classes moyennes, lesquelles à travers le P.N.V. profiteront de cette circonstance pour entraîner de larges secteurs de travailleurs à la défense de leurs intérêts de classe.

    Incapacité de la petite et de la moyenne bourgeoisie de résoudre le problème de l’oppression nationale

    L’industrialisation de l’Euskadi et, avec elle, l’instauration définitive du mode de production capitaliste et l’apparition du prolétariat comme la classe la plus forte numériquement se produisent au dernier tiers du XIXe siècle et se consolident définitivement après la Première Guerre mondiale. A cause des conditions particulières de ce développement, la révolution économique et sociale n’est pas accompagnée au niveau politique de la révolution démocratique bourgeoise correspondante.

    Le problème de l’oppression nationale, qui avait été résolu tant bien que mal 4 dans la majorité des pays qui réaliseront leur révolution bourgeoise au xixe siècle, reste une question pendante et fait partie des revendications démocratiques générales dans les pays où le mode de production capitaliste s’est instauré, comme dans la Russie tsariste ou l’Etat espagnol, sous des formes politiques autocratiques.

    Ce qui revient à dire que la révolution industrielle du Pays basque se produit :

    a) Sans la révolution politique démocratico-bourgeoise correspondante.

    b) Tardivement. Non pas à la phase concurrentielle du capitalisme montant, mais à la phase impérialiste du capitalisme.

    Chacune des classes qui, dans leur ensemble, constituent la collectivité nationale opprimée agit, par rapport à la revendication nationale, avec les mêmes caractéristiques qui les différencient dans la lutte démocratique en général, dont cette revendication fait partie. Ces caractéristiques sont déterminées par leurs intérêts de classe et ceux-ci, à leur tour, par la place qu’ils occupent dans les relations de production.

    Chacune de ces classes essaie d’« universaliser » sa propre revendication.

    De la sorte, la bourgeoisie non monopoliste basque essaie d’universaliser sa revendication de classe sous le couvert d’une mystification du genre « intérêts nationaux », « autogestion du capital et du travail », « réalisons d’abord l’Euskadi libre, nous déciderons plus tard qu’elle soit capitaliste ou communiste », etc.

    Plus loin, il apparaîtra jusqu’à quel point cette universalisation est tout simplement idéologique. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que, au niveau de l’histoire, la seule classe qui ait assumé politiquement la revendication nationale basque a été cette bourgeoisie non monopoliste, et que son échec n;est pas fortuit mais au contraire qu’il est nécessaire.

    Nous l’avons déjà dit : à chaque étape historique, il y a une classe qui marche dans le sens de l’histoire en défendant ses propres intérêts de classe, et qui assume pour ainsi dire la responsabilité du devenir de la société dans son ensemble.

    D’où Marx a constaté dans le Manifeste le rôle révolutionnaire important que joue la bourgeoisie.

    Mais une fois cette étape révolue, les classes qui s’agrippent au passé (que ce soit pour maintenir leurs privilèges ou que ce soit pour les reconquérir) deviennent réactionnaires.

    En défendant ce qui est caduc, elles s’opposent au progrès de l’humanité et de l’histoire, et la destruction devient leur destin inévitable et nécessaire.

    Elles ne sont révolutionnaires que dans la mesure où elles abandonnent leur point de vue particulariste et qu’elles adoptent, devant l’imminence du changement, le point de vue de la classe montante.

    Les paysans carlistes qui prennent le maquis, vers le milieu du siècle dernier, afin de défendre leurs privilèges passés posent leurs revendications de manière réactionnaire : ils revendiquent le retour au passé, à la société féodale, à l’absolutisme monarchique, à l’idéologie et l’organisation cléricales de la communauté, car les privilèges présentaient à ce moment précis un obstacle légal au développement des forces productives (rappelons l’article sur les privilèges de Bizkaia interdisant l’exportation du minerai de fer), comme l’étaient les coutumes cléricales pour l’institution monarchique telle que la concevait le prétendant et ses partisans.

    A notre époque, à l’époque de l’impérialisme (stade suprême du capitalisme) seule une société socialiste constitue une issue possible au système actuel.

    Le retour au capitalisme compétitif de la libre concurrence est désormais impossible ; il signifierait « un retour en arrière » de l’histoire.

    La situation de cette bourgeoisie non monopoliste dans l’ensemble des relations sociales de production (opposée aussi bien à la grande bourgeoisie qu’au prolétariat, dont le triomphe impliquerait son élimination totale en tant que classe exploiteuse) détermine ses alternatives politiques. Il ne s’agit donc absolument pas de dire que «la bourgeoisie a mal fait» ou «qu’elle a trahi le peuple basque ».

    Elle n’a fait que se limiter à défendre ses intérêts de classe particuliers. Etant donné la forme originale du mode de production capitaliste en Euskadi, toutes les batailles possibles que la bourgeoisie non monopoliste présenterait sous forme d’une tentative de choix autonome sont d’ores et déjà vouées à l’échec.

    Ses hésitations.

    Son comportement fut toujours hésitant et sera toujours hésitant.

    Lorsque après le bond définitif de la guerre de 1914, les secteurs les moins rétrogrades de la bourgeoisie industrielle prétendent porter le coup de grâce à la dictature agraire des grands propriétaires terriens, encore influents dans les organes du gouvernement, la petite et la moyenne bourgeoisie catalane et basque se joignent en principe à la lutte, mais devant le spectacle du prolétariat dans la rue (occupations d’usines à Barcelone, grèves générales, combats pour les libertés démocratiques), la marche en arrière devient manifeste.

    Et c’est précisément la bourgeoisie « catalaniste », celle-là même qui avait déclenché le mouvement, qui promouvra le capitaine général de Catalogne, Primo de Rivera, au rang de dictateur de l’Etat.

    A peine un mois ayant le coup d’Etat de Primo de Rivera, un illustre représentant du « basquisme par degrés» (Vasquismo gradualistà) Eduardo Landeta, délimitait quant à lui, avec une louable franchise, « jusqu’à quel point la bourgeoisie basque est disposée à s’avancer» en étant nationaliste, et en combattant simultanément la révolution [5].

    L’oppression nationale est le fruit du capitalisme.

    Seule la destruction du système, la destruction de l’Etat en premier lieu, pourra venir à bout de cette oppression. C’est-à-dire : la révolution. Mais la « frousse » qu’elle (la bourgeoisie) a de la révolution n’est pas moindre que son refus de l’absolutisme.

    De là ses hésitations, ses ambiguïtés dans la lutte pour les revendications démocratiques dont fait partie la liberté nationale.

    Cette classe, dit Lénine, « craint la démocratisation complète du régime politique et social.

    Elle peut toujours concerter une alliance avec l’absolutisme, contre le prolétariat.

    La petite bourgeoisie a, par sa nature même, une attitude équivoque : d’un côté elle se trouve attirée vers le prolétariat, et la démocratie; de l’autre, elle est attirée vers les classes réactionnaires ; elle essaie d’arrêter le cours de l’histoire, elle est capable de se laisser entraîner par les expériences et les coquetteries de l’absolutisme, elle est capable de concerter une alliance avec les classes dominantes contre le prolétariat, afin de renforcer sa position de petits prolétaires. » En Euskadi, ces couches sociales moyennes dont nous parlons ne se maintiennent pas toujours dans la même attitude, face à la même alternative.

    Et, de même qu’en Catalogne c’est la moyenne bourgeoisie qui donne le ton à l’ensemble du nationalisme catalan (un nationalisme qui n’en est pas un, mais tout au plus autonomisme ou régionalisme), en Euskadi, c’est la petite bourgeoisie, plus proche du prolétariat, qui marque de son empreinte le nationalisme basque lequel, par suite, est beaucoup plus «nationaliste». La moyenne bourgeoisie, dont les représentants se trouvent toujours encastrés dans le P.N.V., se montre en général disposée à envoyer les « principes » aux archives6, ce qui donne lieu à des tensions et des scissions (1910, 1923, 1930…).

    Cette moyenne bourgeoisie est avant toute chose antisocialiste et pour renforcer idéologiquement sa stratégie d’alliance de classes, elle insiste en particulier sur la religion et le cléricalisme traditionnel du pays.

    Chaque fois que cette classe réussissait à contrôler le P.N.V. et nouait des relations plus étroites avec les partis de droite, les secteurs les plus avancés de la base, petits bourgeois en majorité, réagissaient en provoquant des scissions.

    Les scissionnistes se présentaient invariablement comme d’une tendance non confessionnelle face à l’intégrisme du P.N.V.

    Le principal appui idéologique de cette tendance, lui-même beaucoup plus radical quant au problème de la séparation, est le chauvinisme anti-espagnol, chauvinisme qui prend parfois la forme d’un véritable racisme 7.

    La prépondérance de l’un ou l’autre de ces courants se manifeste en général par un penchant plus ou moins marqué vers l’interventionnisme dans la politique de l’Etat (pactes avec les mauristes, les jaimistes, avec l’Action catholique…, participation aux élections), ou par un penchant vers « l’abstentionnisme » par rapport à la politique de l’Etat.

    Cependant, aucun de ces courants ne pose le problème fondamental : celui de la destruction du système.

    La caractéristique de classe du nationalisme basque le conduit toujours à cette contradiction de devoir concilier le radicalisme de sa revendication avec le maintien de son statut social.

    Depuis la position de ceux qui, par le biais de leur fonction de député, réduisaient leur « patriotisme » à la défense des privilèges que l’accord économique forfaitaire de 1875 leur accordait, jusqu’aux formules les plus radicales du nationalisme petit-bourgeois, en passant par «l’attente raisonnable et pacifique d’un futur plus souriant », quand le statut d’autonomie sera le remède à tous les maux, toutes les formules proposées par la bourgeoisie nationaliste ont escamoté le fond du problème : notre peuple ne sera réellement libre que le jour où il aura le pouvoir de se déterminer librement, de disposer de lui-même, de choisir librement sa séparation ou son intégration sur un pied d’égalité avec les peuples voisins.

    Mais jouir de ce pouvoir signifie qu’il faut l’arracher à ceux qui détiennent le pouvoir aujourd’hui. Insistons davantage : à notre époque, cela signifié la révolution. De là, la possibilité de coexistence d’un profond radicalisme dans les déclarations et même dans les méthodes et d’une politique globalement centriste, comme celle dont nous parlions dans notre Zutik ! 52, à propos de l’ex-E.T.A.

    De là encore les hésitations et les ambiguïtés de ces classes moyennes dans la lutte pour la liberté nationale et autres revendications démocratiques. Hésitations et ambiguïtés aussi nécessaires que leur échec historique.

    Car quoique ces secteurs affrontent, avec décision et violence parfois, l’appareil répressif de l’Etat autoritaire, il leur manque, de par leur condition de classe, une réponse autonome et homogène. N’oublions pas qu’historiquement la base sociale par excellence des mouvements fascistes a été donnée par la petite bourgeoisie (nazisme en Allemagne, poujadisme en France, fascisme italien, phalangisme…).

    De la sorte, s’il est vrai que des secteurs déterminés de ces classes moyennes sont appelés- à jouer un rôle dans la lutte révolutionnaire pour la liberté de l’Euskadi, le fond du problème se trouve dans l’habileté du prolétariat à s’organiser et à organiser ce combat en en prenant la direction.

    Et ce n’est que dans la mesure où les masses ouvrières dirigeront le mouvement révolutionnaire dans son ensemble en entraînant à leur suite ces secteurs hésitants que l’Euskadi sera libre.

    La classe ouvrière doit prendre la direction de la lutte contre l’oppression nationale

    Résumons brièvement ce qui précède :

    — L’oppression nationale a une origine de classe et seule une réponse de classe donnera une solution juste à ce problème.

    — La grande bourgeoisie est seule à trouver son intérêt dans le maintien de l’oppression nationale qui s’exerce sur notre peuple.

    — Le reste des classes bourgeoises adopte, en ce qui concerne l’oppression nationale, différentes positions; mais elles sont toutes hésitantes et équivoques.

    Ce qui s’explique par :

    a) le contenu global de sa revendication de classe, déterminé par sa position de classe, qui l’oppose aussi bien au monopolisme qu’au prolétariat ;

    b) son idéologie d’alliance de classes renforcée par des principes chau- vinistes et cléricalistes.

    Afin de conclure sur ces points : dans les conditions actuelles, seule l’instauration révolutionnaire de la démocratie totale (ce qui implique le socialisme) pourra en finir définitivement avec l’oppression nationale.

    Il ne s’agit pas de devoir repousser la lutte contre l’oppression nationale à une étape postérieure à l’instauration du socialisme (comme l’ont prétendu certaines interprétations opportunistes auxquelles, du reste, Lénine lui-même s’opposa) ; mais il s’agit d’inscrire cette lutte, en tant que lutte pour n’importe quelle revendication démocratique générale non satisfaite, à l’intérieur du processus global de lutte pour le socialisme [8].

    Tant que le capitalisme se maintiendra, il ne pourra y avoir de véritable démocratie, ni de véritable égalité entre les différents peuples et nations. Mais il ne faut aucunement en déduire des mots d’ordre démobilisateurs en ce qui concerne la lutte démocratique, dont la revendication nationale fait partie.

    « Celui qui oublie pratiquement que son devoir est d’être le premier à proposer, à approfondir et à résoudre toute question démocratique d’ordre général n’est pas un vrai communiste [9]. »

    La révolution sociale ne se produit pas tout d’un coup, grâce à une conjoncture favorable, mais elle est le sommet d’une série de luttes partielles : « Les révolutions politiques sont inévitables dans le processus de la révolution socialiste, qu’il ne faut pas considérer comme un acte isolé, mais comme une époque de violentes commotions politiques et économiques [10]. »

    « L’insurrection elle-même, phase culminante de la révolution, peut éclater non seulement en conséquence d’une grosse vague de grèves, ou d’un soulèvement militaire contre un régime dé-mocratico-bourgeois, etc., mais aussi à cause de n’importe quelle crise politique du genre Dreyfus ou Zabern, ou d’un référendum sur l’autonomie d’une nation opprimée [11]. »

    Voilà pourquoi le prolétariat, la classe révolutionnaire de notre époque, doit appuyer et tenter de prendre la direction de toute lutte pour les revendications démocratiques y compris la lutte pour la liberté nationale des nations opprimées.

    Mais, en réalité, elle se convertira en classe dirigeante de ces transformations démocratiques précisément dans la mesure où elle ne renoncera pas à son propre point de vue, dans la mesure où, tout en maintenant son indépendance de classe, elle se portera en avant.

    Ces « transformations politiques réalisées avec un sens authentique de la démocratie ne peuvent en aucun cas, et quelles que soient les circonstances, éclipser ni affaiblir la consigne de la révolution socialiste [12] ».

    En cas contraire, la puissance révolutionnaire de la classe ouvrière ne se transformerait pas en pratique révolutionnaire.

    Le fait que la classe ouvrière soit la classe révolutionnaire la plus conséquente ne dépend d’aucune raison magique.

    A l’inverse, ce n’est concrètement que le résultat de ses conditions matérielles d’existence : du fait d’être la classe la plus exploitée et opprimée, la plus nombreuse et la mieux organisée.

    Les classes sociales sont le produit de l’ensemble des structures politiques, économiques, idéologiques… d’une organisation sociale donnée et de la relation que ces structures maintiennent entre elles.

    Dans les conditions de notre lutte, la situation matérielle de la classe ouvrière la rend la classe la plus organisée, la plus habile et la plus décidée à la lutte. Sa situation concrète fait que, jour après jour, l’indignation et la rage s’accumulent nécessairement, effet inévitable des arbitraires des exploiteurs, et constituent son instinct de classe.

    Cet instinct, transformé en conscience grâce à l’expérience de la lutte et sous l’influence de Tavant-garde révolutionnaire, se transforme en moteur de la révolution.

    Prenons un exemple : au moment de la grande mobilisation de décembre, qui donc a fait la grève, qui a combattu dans les manifs et sur les barricades, qui a été emprisonné pendant la répression qui a suivi les procès ?

    Il ne fait pas de doute que l’émotion provoquée par La stupidité et le cruel arbitraire des fascistes a atteint de larges secteurs populaires, au-delà de la classe ouvrière.

    Malgré tout,Quelle est la classe sociale qui a constitué le gros des forces qui ont su matérialiser cette émotion populaire en actes concrets de lutte contre les fascistes ?

    On nous rétorquera sans doute que cela était normal, que cela allait de soi, que ce ne sont pas les patrons qui vont faire la grève, même les plus « démocrates », y compris les coopérativistes.

    On nous rétorquera aussi qu’il était logique que dans les zones de grande concentration industrielle, où les ouvriers sont plus organisés dans leur attitude combative face à l’ennemi, l’affrontement fût plus étendu, la grève et la solidarité générales.

    C’est justement cela et rien d’autre que nous prétendons/Nous insistons sur le fait qu’il ne s’agit aucunement de raisons magiques, mais des conditions d’existence propres à la classe ouvrière, qui sont déterminées par le développement actuel des forces et des relations de production.

    C’est-à-dire que les ouvriers sont rassemblés dans de grandes entreprises, ce qui donne un haut niveau de concentration ; la classe ouvrière est la plus nombreuse, elle est la plus exploitée et par conséquent la plus combative au moment de l’affrontement, et la plus habile à matérialiser l’indignation et la rage contre l’oppression et l’exploitation dans des actes concrets de la lutte.

    C’est le capitalisme par sa logique même qui a créé ces conditions matérielles.

    De là l’affirmation de Marx : « Le système a engendré ses propres fossoyeurs. » De là la puissance révolutionnaire du prolétariat, qui « n’a rien d’autre à perdre que ses chaînes, mais qui a tout un monde à gagner ».

    Puisque la puissance révolutionnaire de la classe ouvrière dépend de ses conditions matérielles d’existence en tant que classe, le prolétariat prendra la tête du processus révolutionnaire dans la mesure où il ne renoncera pas à son propre point de vue.

    Que par exemple, en décembre, d’autres secteurs populaires, non prolétaires (arrantzales, petits commerçants des régions semi-rurales, étudiants…), se joignissent courageusement au combat, est dû au fait qu’à l’étape actuelle du capitalisme ils sont eux aussi, à un degré différent, victimes de l’oppression par le système.

    Le prolétariat doit donc essayer de les entraîner avec lui dans la lutte.

    Mais comme ces secteurs et ces couches sociales manquent d’une option autonome et globale, leur pratique ne sera révolutionnaire que dans la mesure où elle se joindra au combat global du prolétariat, au combat pour le socialisme et l’internationalisme, c’est-à-dire pour la suppression de toutes sortes d’exploitation et d’inégalité entre les peuple^ et les nations.

    Pour conclure, la classe ouvrière prendra la direction de la lutte contre l’oppression nationale (seule et unique façon d’obtenir la liberté de notre peuple) si, en se joignant au combat trahi jusqu’ici par les hésitations des classes moyennes, elle ne renonce pas à ses intérêts de classe particuliers, mais au contraire, si elle prend appui sur eux; si elle ne renonce pas à son propre point de vue, mais, au contraire, si elle le fait valoir; si elle ne se laisse pas entraîner dans des alliances temporaires, mais, au contraire, si elle insiste sur la spécificité de son combat :

    « En soulignant la solidarité des groupes oppositionnels avec les ouvriers, les communistes feront remarquer et expliqueront toujours aux ouvriers le caractère temporaire et conditionnel de cette solidarité, ils défendront toujours les intérêts particuliers du prolétariat comme ceux d’une classe qui peut demain s’opposer à ses alliés d’aujourd’hui. »

    On peut nous rétorquer : une telle affirmation ne va-t-elle pas affaiblir tous ceux qui luttent pour la liberté politique à l’époque présente?

    Seuls sont -forts ceux qui luttent en s’appuyant sur des intérêts véritables clairement compris par des classes déterminées.

    Tout ce qui peut rendre opaques les intérêts des classes, qui jouent déjà un rôle dominant dans la société actuelle, ne peut qu’affaiblir les combattants (…par ailleurs) dans la lutte contre l’absolutisme.

    La classe ouvrière doit elle-même se mettre en avant, car elle seule est conséquente jusqu’au bout, et seule, elle est l’ennemie inconditionnelle de l’absolutisme ; les compromis entre elle et l’absolutisme sont impossibles ; seule la classe ouvrière peut être l’alliée sans restrictions, sans indécisions, sans retours en arrière, de la démocratie.

    En 1905, au beau milieu de la lutte contre l’absolutisme tsariste, Lénine se demandait : « Est-ce que l’ouvrier conscient peut oublier la lutte démocratique en l’honneur de la lutte socialiste, ou la lutte socialiste en l’honneur de la lutte démocratique ? Non. L’ouvrier conscient s’appelle social-démocrate parce qu’il a compris la relation qui existe entre l’une et l’autre lutte [13]. »

    Apport de la classe ouvrière au combat contre l’oppression nationale

    «Pour la classe ouvrière, disions-nous-dans Zutik ! 52, il ne s’agit pas simplement de reprendre la lutte nationale de la bourgeoisie. Pour cette dernière, la libération nationale est un objectif politique avec lequel l’exploitation de classe peut être maintenue. Pour la classe ouvrière, la fin de l’oppression nationale est un objectif démocratique à atteindre au bénéfice de tout le peuple dans son processus de lutte vers le socialisme. »

    C’est-à-dire non seulement elle vivifie une lutte déjà existante, mais encore elle la transforme, en lui donnant un contenu révolutionnaire, socialiste. Une fois écoulé le délai de temps dont la bourgeoisie disposait pour trouver, comme nous le disions plus haut, une solution au problème, la classe ouvrière, seule classe inconditionnellement démocratique, ne doit pas se limiter à appuyer le contenu démocratique général (non socialiste) donné par les classes moyennes à son combat, ratais, tout d’abord, elle doit arracher à la bourgeoisie l’apanage de la défense exclusive de ce contenu et mener la lutte jusqu’à ses dernières conséquences.

    De quelle façon cela peut-il se matérialiser ?

    Quel est l’apport de la classe ouvrière à la lutte nationale quand elle arrache à la bourgeoisie l’apanage de la lutte que celle-ci avait prétendu jusque-là monopoliser, et qu’elle prend la direction de cette lutte ?

    La classe ouvrière apporte sa conception particulière, révolutionnaire, scientifique de la lutte et elle détruit parallèlement la représentation idéologique bourgeoise de la lutte. C’est-à-dire qu’elle détruit les idées, les mythes et les falsifications dont la bourgeoisie se servait pour abuser les masses basques et les entraîner dans un combat qui n’était pas le leur.

    En Euskadi, 1e nationalisme «grande Espagne» est une des manifestations de l’idéologie de la classe dominante, la grande bourgeoisie.

    En réponse à ce nationalisme ultra-réactionnaire, les classes moyennes basques ont bâti une autre idéologie, l’idéologie nationaliste basque.

    Les classes moyennes, en mettant l’accent sur la différence plutôt que sur l’égalité, essaient d’étendre à tous les secteurs populaires de la collectivité nationalement opprimée ses formes particulières de conscience sociale, sa conception idéologique particulière.

    Le stratagème utilisé de préférence est celui d’« intérêts nationaux».

    Elles présentent comme tels leurs intérêts particuliers antiprolétaires et antimonopolistes.

    D’une façon très significative, l’appel que le «Gouvernement basque» de Leizaola dirigea «à tout le peuple basque», au moment du procès de Burgos, préconisait, pour qu’il n’y ait aucun doute possible : « Nous faisons appel aux patrons et aux ouvriers… »

    La bourgeoisie nationaliste est parfaitement consciente du fait que, toute seule, c’est-à-dire sans l’appui de la classe la plus nombreuse et combative, le prolétariat qu’elle essaie d’entraîner au moment de présenter une autre solution dans l’alternative face au franquisme, sa force est nulle.

    Sa position de classe lui fait à la fois désirer et craindre la force de la classe ouvrière. Si la classe ouvrière ne se mobilise pas, le capitalisme monopoliste continuera à imposer sa loi.

    La bourgeoisie nationaliste sait que cela signifie pour elle continuer à être repoussée du groupe qui gère l’économie, et être reléguée dans le dernier wagon des exploiteurs.

    Mais la bourgeoisie nationaliste sait aussi que si le prolétariat se mobilise contre l’oppression à laquelle il est soumis, elle court le risque d’être débordée par l’action révolutionnaire de ce dernier, et de voir la fin de ses privilèges de classe exploiteuse.

    C’est pour cette raison que la bourgeoisie nationaliste a et aura toujours une attitude hésitante, et appliquera une politique centriste.

    Dans l’appel du « Gouvernement basque » auquel nous venons de faire allusion, le désir était manifeste que les gestes de protestation contre le jugement de Burgos «restent dans les normes des convenances qui ont toujours caractérisé les actions de masses de la résistance basque ».

    De cette nécessité à la fois d’entraîner et de contenir les masses révolutionnaires découle l’impuissance de la bourgeoisie nationaliste à diriger un combat, quel qu’il soit, pour la liberté de TÈuskadi. Si, comme nous l’avons déjà dit, toute idéologie tend à se transmettre à d’autres classes, pour l’idéologie nationaliste cette caractéristique apparaît de façon particulièrement nette.

    L’appel aux « patrons et aux ouvriers » traduit bien cette conception d’alliance de classes : patrons et ouvriers basques et, en tant que tels (on veut nous le faire croire), ayant des intérêts convergents.

    « Faisons d’abord l’Euskadi libre et nous verrons plus tard qu’elle soit socialiste ou capitaliste » entend-on souvent répéter, même par des organisations prétendues « socialistes ». Mais nous posons la question : cet Euskadi, ce sera quoi, pour le moment ?

    C’est-à-dire : si l’on repousse à plus tard la transformation socialiste de la société basque, cet Euskadi, pour quoi nous luttons, ce sera quoi, n’étant « ni socialiste ni capitaliste » ? Et, si ce n’est pas encore le socialisme, ce ne peut être nécessairement que le capitalisme.

    L’on parie donc sur le maintien de l’exploitation de rhomme par l’homme.

    Que cet homme qui exploite les autres soit Basque ne nous console nullement. Ne sont-ils pas Basques ceux-là aussi qui nous exploitent aujourd’hui?

    L’oppression nationale s’exerce sur l’ensemble de la nation.

    Cela ne diminue ni n’altère les contradictions entre les différentes classes qui forment la collectivité nationale : « Quant aux éléments démocratiques dans les nationalités opprimées… tout le monde sait et voit qu’au sein de ces catégories de population les contradictions de classes sont beaucoup plus profondes et solides que leur solidarité entre elles contre l’absolutisme et en faveur des institutions démocratiques [14]. »

    Que l’on comprenne bien : il ne s’agit pas de renoncer par principe à essayer d’intégrer les éléments démocratico-bourgeois de la nationalité opprimée dans le combat contre l’oppression nationale et les autres formes d’oppression politique.

    Mais, en revanche, il faut éviter de se laisser intégrer dans le combat réformiste de ces éléments.

    En hommage à l’appui de quelques milliers de petits commerçants, avocats, techniciens, petits industriels, etc., le prolétariat ne peut renoncer à son point de vue indépendant et rabaisser de temps à autre les objectifs de la lutte pour empêcher la désertion de ces alliés. Une politique fondée sur des concessions pour éviter la débandade de ces alliés ne ferait que provoquer la contagion, au prolétariat lui-même, de ces hésitations qui en sont la cause.

    Une telle politique signifierait de fait l’abandon, une fois de plus, du rôle dirigeant de la classe ouvrière au profit de la bourgeoisie.

    « Seul le prolétariat peut être le combattant d’avant-garde pour la liberté politique et pour les institutions démocratiques parce que, en premier lieu, l’oppression politique retombe sur lui, avec la plus grande dureté, sans que rien ne l’atténue [15] »

    Face au chauvinisme, la solidarité de classe

    Comme nous l’avons dit, l’alliance de classes est à la base de la conception nationaliste. Cette alliance de classes se trouve renforcée par le chauvinisme, autant dans le sens de glorification de ce qui est autochtone que dans le refus de ce qui vient de l’extérieur, considéré comme étant mauvais en soi.

    Dans L’Insurrection en Euskadi publié en 1964, on parle « des Espagnols, dont il importe peu, en tant qu’Espagnols, qu’ils soient de droite ou de gauche ».

    Dans l’article de Sarrailh « Nationalisme révolutionnaire » paru dans Branka (n° 1, 1966), on oppose deux pôles de la contradiction fondamentale : le pôle basque — progrès, au pôle espagnol — réaction.

    Dans un tableau résumé, le Pays basque est identifié à : sens (langue, caractère de ce qui est) basque, socialisme, propriété sociale, « euskaldunité », progrès.

    A l’autre pôle, l’Espagne représente : castillan, féodalité-bourgeoisie, propriété bourgeoise et féodale, hispanité, réaction. Aujourd’hui encore, certains courants nationalistes ont « résolu » le problème de concilier nationalisme et marxisme au moyen de l’identification pure et simple de la réaction et « des Espagnols », au point que les bourgeois exploiteurs basques cessent de l’être (basques) car « ils manquent d’une véritable conscience nationale ».

    On peut ainsi utiliser les vieux clichés, et la lutte peut être présentée comme une lutte « entre l’Euskadi et l’Espagne ». Le stratagème est aussi élémentaire qu’efficace.

    A mesure que l’on comprend que certains Basques sont des ennemis, on met en cause leur naturalisation et on les inscrit sur l’autre tableau. Ils ne sont plus Basques, mais «objectivement Espagnols ».

    A mesure que ces courants nationalistes « de gauche » (où notre organisation a piétiné pendant longtemps) progressent, sous la pression du développement de la lutte révolutionnaire, vers des attitudes plus radicales, nous verrons comment tous ceux qui étaient hier encore d’importants alliés sont inscrits sur le tableau à côté des « Espagnols ». On commence déjà à reprocher au P.N.V. d’être un parti bourgeois et « par conséquent » espagnol.

    Du racisme ultra-réactionnaire de Sabino, on est arrivé à des formes plus raffinées d’alliance de classes.

    La religion, cette idéologie qui tend à identifier magiquement riches et pauvres, fut à une époque, de même que le racisme, l’arme; principale de l’alliance de clans.

    Aujourd’hui, elle a en partie perdu de son importance, mais le chauvinisme, spécialement le chauvinisme anti-espagnol, continue à être à l’ordre du jour, y compris, comme nous l’avons vu, dans les courants les plus avancés du nationalisme actuel.

    « Le chauvinisme de la bourgeoisie, disait Marx il y a cent ans, n’est autre chose que de la vanité qui attribue une physionomie nationale à toutes ses prétentions.

    Le chauvinisme est un moyen… (pour) réduire à l’esclavage les producteurs de tous les pays, en les excitant les uns contre les autres, contre leurs propres frères des autres pays ; le chauvinisme est un moyen d’empêcher la collaboration internationale de la classe ouvrière, condition première de l’émancipation de celle-ci [15]. »

    Dans la grande grève des mineurs de 1890 dont nous avons parlé, l’une des revendications principales était la destruction des baraquements où les ouvriers étaient logés.

    Ces baraques en bois, situées près des filons des mines, regroupaient les travailleurs selon leur origine géographique : Aragonais, Galiciens, Basques, etc. Les contremaîtres les excitaient continuellement les uns contre les autres pour les diviser et pour qu’ils s’opposent entre eux. « Les Aragonais sont des jean-foutres qui ne veulent pas travailler », disaient-ils aux mineurs biscaïens. Et à ceux qui venaient de loin : « Ce que veulent les Basques, c’est vous chasser du Pays basque. »

    Les patrons provoquaient ces affrontements sachant fort bien combien ils étaient sensibles, les uns et les autres, à ce genre de démagogie.

    Quelques-uns de ces patrons (dont le plus notoire, dans la région de Somorrostro, Gallarta, La Arboleda… était le « Basquiste » — el Vasqitista — Lezama Leguizamon) militèrent quelques années plus tard dans les rangs du parti fondé par Sabino Arana.

    Celui-ci écrivait, quatre ans après la grande grève, dans la chronique des faits que publia le journal Bizkaitarra : « II n’y a pas très longtemps qu’il y eut un conflit dans une des mines de l’Ouest, entre travailleurs euskériens et maketos grévistes… Ces derniers, fainéants de nature et désireux d’avoir une augmentation de salaire, voulaient obliger les nôtres à interrompre le travail et à se déclarer, comme eux, en grève. »

    Dans un numéro récent de Aiderai, le bulletin du P.N.V., on nous rappelait que le premier objectif interne était « la destruction des idéologies et des organisations étrangères » [16].

    Toute conception qui ne cadre pas avec les intérêts de ces classes moyennes bourgeoises que le P.N.V. représente peut, grâce à cette ruse, être considérée comme une idéologie « étrangère ».

    « Assez de ces idées socialistes, qui sont antichrétiennes, et antibasques », conseillait Sabino Arana en 1897, à ses coreligionnaires » [17].

    Le prolétariat, en prenant la direction de la lutte contre l’oppression nationale, doit avant tout combattre toutes ces formes de conscience sociale issues de la bourgeoisie et tout ce système de représentations imaginaires. En ce qui concerne la reconnaissance de la lutte de classes, le nationalisme prend différentes positions, lesquelles sont toutes idéalistes : depuis celles qui la nient tout simplement, jusqu’à celles qui l’admettent en général, mais considèrent que notre cas constitue une «exception historique».

    Divers idéologues bourgeois se sont chargés de monter l’échafaudage nécessaire à cette construction.

    C’est ainsi que nous entendons parler « de la démocratie ancestrale des Basques », comme d’une catégorie historique ; c’est ainsi également que l’on déduit de certaines caractéristiques du développement du cycle féodal en Euskàdi des conséquences exceptionnelles destinées à démontrer que, dans notre cas, la révolution n’est pas nécessaire pour obtenir l’égalité et la justice.

    « Pour que la justice et l’égalité se réalisent dans la société basque, disait Sabino Arana, il n’est pas nécessaire d’en arriver au socialisme… ces mots sacrés sont gravés de façon indélébile dans l’histoire de notre race, dans les théories de nos ancêtres, sur le drapeau nationaliste. »

    Actuellement, la formulation est moins primaire, mais le tronc idéologique est toujours le même.

    M. Uzturre nous disait dans le numéro d’Aiderai du mois d’avril : « Disons-le d’emblée, tout n’est pas que lutte de classes dans notre peuple [18]. »

    Aujourd’hui, il est admis que le socialisme est nécessaire (à rencontre de ceux qui proclament le contraire), mais on repousse ce combat à une prochaine étape.

    Plus encore, le rôle prédominant du prolétariat dans le processus de la lutte n’étant pas indiqué, on ne s’explique pas de quelle manière la classe ouvrière pourra jouer ce rôle si elle doit dissimuler la spécificité de ses intérêts de classe pour tenter de conquérir la « bourgeoisie nationale ».

    Derrière le paravent des « intérêts du peuple », les contradictions tout à fait réelles qui existent entre différentes classes de la collectivité nationale sont cachées (ou dissimulées magiquement).

    Nous insisterons sur ceci : seule la révolution pourra venir à bout de l’oppression nationale qui écrase notre peuple.

    Et révolution ne signifie pas dissimulation des affrontements de classes, mais, bien au contraire, qu’on les exacerbe, qu’on les rende plus aigus.

    En même temps, puisque la révolution passe par la destruction de l’Etat bourgeois espagnol (tâche qui intéresse tous les peuples de la péninsule), les contradictions de superstructures créées entre les pays résultant d’intérêts qui ne sont pas les leurs, ne peuvent être exacerbées mais, au contraire, résolues.

    Les contradictions et ces affrontements interpopulaires existent. Mais tandis que pour le chauviniste il n’y a qu’à les constater et les remarquer, le révolutionnaire socialiste doit essayer d’en trouver la cause. C’est dans une telle perspective que nous posons la question.

    Est-ce que l’ouvrier espagnol trouve un intérêt quelconque à ce que l’oppression nationale soit maintenue en Euskadi ? Est-ce que le paysan andalou tire un quelconque bénéfice de l’oppression linguistique à laquelle est soumis le petit paysan basque ? Ne sont-ce pas plutôt les intérêts de la classe dominante (c’est-à-dire de la grande bourgeoisie de la péninsule, qu’elle soit castillane ou basque, andalouse ou castillane) qui provoquent l’oppression nationale exercée sur notre peuple ? :

    Dans toute société, l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante. C’est pour cela que le chauvinisme grand-espagnol est enraciné dans d’importants secteurs des masses populaires espagnoles.

    Mais nous ne devons pas nous contenter de constater ce fait.

    Nous devons analyser ce chauvinisme et tenter de savoir si les masses populaires du reste des peuples soumis à l’Etat bourgeois espagnol en tirent quelque bénéfice.

    Et, réciproquement, le fait que, face au nationalisme espagnol, les classes moyennes basques aient opposé une réponse idéologique également nationaliste et chauviniste ne doit pas faire oublier aux ouvriers et aux masses populaires des autres peuples de la péninsule qu’il n’y a absolument rien dans les intérêts du prolétariat et du peuple travailleur basques qui les pousse à adopter le chauvinisme archi-réactionnaire « anti-espagnol » qui a plus ou moins caractérisé tous les courants nationalistes.

    Le nationalisme, aussi bien celui de la nation dominante que celui de là nation opprimée, a contribué à créer des barrages entre, les peuples, en rendant difficile leur entente et en provoquant une suspicion mutuelle.

    Cette suspicion ne disparaîtra définitivement qu’avec l’élimination de sa cause, c’est-à-dire, en dernière instance, de l’oppression nationale.

    Mais, dès maintenant, les – révolutionnaires doivent s’efforcer d’éduquer les ouvriers et les masses populaires de la nation dominante ainsi que ceux de la nation opprimée, de leur inculquer les principes de l’internationalisme, en insistant sur l’absurdité d’un quelconque chauvinisme, d’un côté comme de l’autre, et d’en arriver à éliminer peu à peu la suspicion et la méfiance [19].

    Cette éducation devra être donnée aux ouvriers et au peuple de la nation opprimée pour combattre toute forme d’égoïsme national, en insistant sur la nécessité de leur solidarité de classe avec leurs frères des autres peuples de l’Etat, en insistant sur l’intérêt de l’union volontaire dirigée non seulement contre l’ennemi commun, mais de plus en pensant à la construction de la future société socialiste et communiste qui, comme le signale Marx, ne pourra être qu’internationale.

    « Le communiste d’une petite nation… peut se prononcer aussi bien en faveur de l’indépendance de sa nation comme en faveur de son incorporation à l’Etat voisin…

    Mais, de toute façon, il devra lutter contre la mesquinerie et Tétroitesse nationale, contre l’isolement national, contre le particularisme, pour que Ton tienne compte du total et du général, et que l’on mette les intérêts particuliers aux généraux [20]. »

    En même temps, le révolutionnaire conscient doit éduquer les ouvriers et les masses populaires de la grande nation contre toute forme de chauvinisme. En mettant l’accent particulièrement sur « la liberté de se séparer qu’ont les pays opprimés. Autrement, il n’y a pas d’internationalisme. Nous avons le droit et le devoir de donner le nom d’impérialiste et de canaille à tous les national-démocrates d’une nation qui ne réalisent pas une telle propagande [21] ».

    Car la lutte contre l’oppression nationale de l’Euskadi touche également les ouvriers de la nation dominante, spécialement ses combattants les plus conscients. Lénine insista particulièrement là-dessus : « Le fond du problème de l’autodétermination des nations se trouve précisément, à notre époque, dans l’attitude des socialistes des pays oppresseurs [22]. »

    Cela, comme nous l’avons vu au début, parce que le problème de l’oppression nationale ne peut se poser au niveau «géographique», en marge des classes, comme le résultat du centralisme d’une région déterminée.

    Le centralisme n’est pas le monopole de la Castille, ou d’une quelconque région, mais le résultat inéluctable du développement de la bourgeoisie et du capitalisme. Le centralisme est un ensemble d’intérêts politiques, économiques, financiers, militaires d’une classe; intérêts communs aux classes exploitantes de tous les peuples de l’Etat.

    Voilà pourquoi les révolutionnaires doivent s’efforcer d’éliminer dès maintenant toutes les suspicions, les défiances, les craintes, etc. qui contribueraient à opposer entre eux les ouvriers de la nation opprimée. En essayant de coordonner le plus grand nombre possible de forces contre l’ennemi de classe, lequel est le véritable responsable de la suspicion et de sa cause la plus profonde, l’existence même de l’oppression nationale.

    Face au pacifisme, la violence révolutionnaire

    La politique qui illustre le mieux l’attitude pacifiste est le « protocole » traditionnel du P.N.V., qui se caractérise par une prière humble adressée à une future république bourgeoise hypothétique — ou peut-être à un postfranquisme « moins troglodyte, plus civilisé » (Areilza) — pour obtenir certaines concessions, lesquelles sans trop compliquer les choses pourraient contenir la révolte des masses populaires.

    Politique d’attente qui, depuis la guerre, est passée par deux phases.

    Dans les années 1940, les espoirs de la bourgeoisie du P.N.V. se concentraient sur l’intervention « imminente » des supermen, de la démocratie nord-américaine; qui s’apprêtaient à « étrangler définitivement le régime de Franco » avec l’aide de leurs associés anglais.

    Le président du « Gouvernement basque » déclarait en 1942 : « Le triomphe du camp démocratique… assurera les bienfaits de la liberté pour tous, par la garantie qu’offre en premier lieu la grande nation américaine unie à l’empire britannique [23]. »

    Imbibés de cette politique, les dirigeants du P.N.V., chaque jour plus bureaucratisés, se limitèrent à organiser, de l’intérieur, la répartition des mairies et autres postes clés « pour le grand lendemain ».

    En ce qui concerne la jeunesse, l’objectif proposé était de « maintenir en elle la flamme nationaliste ».

    Aucun objectif concret pour la lutte.

    Les actions extérieures sont avant tout des « gestes de témoignage », ce qui caractérise d’ailleurs la trajectoire du P.N.V. depuis cinquante ans.

    La mobilisation des masses n’est pas conçue comme une action dans la lutte, mais comme la démonstration du nombre d’adhérents. Depuis l’époque des pèlerinages monstrueux à Lourdes, jusqu’à l’Aberri-Eguna de Guernika par exemple, les jelkides du P.N.V. n’ont jamais su que faire de ces masses qui avaient été convoquées. Et encore moins le lendemain des manifestations.

    Au contraire, l’activité « diplomatique » a été leur spécialité.

    Aucun effort ne fut épargné pour contenter les « paladins de la démocratie [24] ».

    Quand ceux-ci lancent l’offensive de la « guerre froide » et l’anticommunisme, Lean-dro Carro, qui avait remplacé Astigarrabia en tant que représentant du parti communiste dans le « Gouvernement basque », en est exclu.

    Aujourd’hui encore, les dirigeants du P.N.V. ont l’habitude d’expliquer cette mesure comme quelque chose d’« inévitable » étant donné le contexte international.

    Une fois évanoui l’espoir d’une intervention alliée et de « l’étranglement » diplomatique du franquisme, les bureaucrates du P.N.V. ne varient pas dans leur consigne de s’abstenir de lutter. Ces derniers temps, leur politique traditionnelle d’attente a été renforcée par la capitulation spectaculaire (chaque fois plus spectaculaire), des autres secteurs de l’opposition.

    Ils en ont déduit (ou ils ont cru pouvoir en déduire) qu’ils ont encore plus raison qu’ils ne l’avaient imaginé, et ils se préparent avec espoir à retourner aux urnes.

    Les consignes pacifistes, démobilisatrices, qui ont accompagné leurs proclamations sur les Aberri-Eguna ces trois dernières années, ne sont en aucune façon surprenantes. Si tant est que le « Basque » (el Vasco) demeure inactif pendant l’année 1969.

    Et même maintenant quand, après Burgos, ils n’eurent pas d’autre issue que de convoquer à des manifestations, ils l’ont fait avec des mots d’ordre comme ceux que le Gudari dû mois de mars offrait : « Contre la provocation : le calme ; contre la répression : la fermeté ; contre les fausses nouvelles : Radio-Euskadi. »

    Le prolétariat doit combattre cette politique louvoyante de la droite nationaliste, attitude politique qui flatte le pouvoir et qui s’évertue à le rassurer, afin de tenter de concourir à des élections « démocratiques » en compagnie des éléments les moins bornés (Lôpez Bravo, Areilza et cie).

    Dans Berriak 5 nous avions reproduit les déclarations d’un ancien dirigeant du P.N.V. : «Nous nous battons pour que l’Espagne dispose d’une structure similaire à celle de la République fédérale allemande. Un Land basque en quelque sorte, dans le genre de la Bavière actuelle. »

    II est important que nous sachions comprendre la raison dernière, la raison « de classe » de cette attitude.

    Dans les circonstances actuelles, la liberté nationale de l’Euskadi présuppose la révolution. La droite nationaliste a peur ‘de la révolution.

    C’est pourquoi, nécessairement, elle tergiverse.

    Nécessairement, car louvoyer et tergiverser est le principe même de sa revendication de classe, et constitue l’essence de sa nature de classe.

    Prise entre la pression révolutionnaire des masses d’un côté et le système de l’autre, il lui est indispensable de croire aux possibilités évolutives de celui-ci.

    C’est-à-dire qu’il lui faut croire que le système peut céder volontairement, de lui-même, sans chocs et sans violence.

    Mais cet espoir est strictement illusoire, idéologique.

    Les masses ouvrières et populaires savent de par leur propre expérience que celui qui est au pouvoir ne renoncera jamais volontairement à ses privilèges. Que pour défendre ses privilèges (d’exploiteur et d’oppresseur) il dispose d’un puissant appareil : lois, police, armée… qui, dans leur ensemble, constituent l’Etat.

    Sans détruire cet Etat, aucune démocratisation véritable n’est possible.

    Tout au plus pourrait-on embellir le vieil édifice fasciste de quelques concessions de détail. Mais la liberté de l’Euskadi est bien plus qu’« une concession de détail ».

    Le processus de raclicalisation de la lutte dans les dernières années nous a lui-même confirmé de manière absolue que la liberté de l’Euskadi n’est pas possible sans rompre cet engrenage de mesures d’exception, lois répressives, police, propagande fasciste [25]

    Il ne s’agit en aucune façon de remplacer un mauvais tribunal par un autre moins mauvais ; l’armée bourgeoise, par une autre armée bourgeoise ; la police par une autre police « non répressive ». Tous ces instruments constituent le mécanisme, l’appareil de l’Etat dont la mission est, précisément par la répression, d’enrayer, de juguler la révolution.

    Face à la terreur systématique, institutionnelle, seule la destruction de l’Etat par la violence révolutionnaire pourra nous donner la démocratie et la liberté nationale. Seulement de la sorte l’Euskadi sera libre.

    « Nous devons répandre dans les grandes masses l’insurrection armée sans masquer le problème par des préliminaires, sans avoir recours à des subterfuges. Cacher aux masses l’urgence d’une guerre acharnée, sanglante, exterminatrice… c’est se leurrer soi-même et c’est tromper le peuple [26]

    Nous ajouterons encore ceci : cacher aux masses qu’aucune solution magique ne viendra à bout de l’exploitation, mais que, bien au contraire, ce sont elles, et elles seules, qui, par leur lutte, secoueront le joug de la répression ; que cette lutte ne sera ni de courte durée, ni facile, mais longue, impitoyable, compliquée…

    C’est se leurrer et tromper le peuple.

    Car l’héroïsme individuel de quelques-uns ne suffit pas, seule est urgente Faction révolutionnaire massive de milliers d’hommes conscients.

    Iraultza ala hil ! Mundu guztiko langue
    Ta herfi zapalduak
    Elkartu gaitezen

    E.T.A.
    Euskadi ta Askatasuna
    .

    NOTES

    1. Nous avons dit que nous nous proposons d’analyser ici un problème politique tel qu’il se présente à l’époque historique actuelle. Nous laisserons de côté par conséquent une possible « préhistoire » de l’oppression nationale et nous n’envisagerons pas même s’il est légitime ou non de parler de cette « préhistoire ».

    Nous laisserons de côté les relations entre les différents peuples ou nationalités avant la constitution des nations en tant qu’unités politiques. Quant au problème politique, l’oppression nationale apparaît avec le capitalisme. La critique de certaines conceptions non historiques et antiscientifiques qui prétendent trouver dans des « antagonismes » ou des «haines ethniques» l’origine de l’oppression nationale, demeure donc exclue de ce travail.

    2. « La conséquence fatale de ces changements a été la centralisation politique. Les provinces indépendantes ou liées entre elles par des liens fédéraux, mais qui avaient des intérêts, des lois, des gouvernements et des tarifs douaniers différents, ont été groupées en une seule nation, sous un .seul gouvernement/une seule loi, un seul intérêt national de classe, un seul tarif douanier. » (MARX-ENGELS, Le Manifeste -communiste,1848)

    3.Ibidem

    4. Plutôt mal que bien. Le réveil, dernièrement, de mouvements nationalistes dans toute l’Europe, en est la preuve. (Grande-Bretagne, pays de Galles, Irlande du Nord, Occi-tanie, etc.) Lorsque nous disons ici «résoudre» le problème national, il faut bien comprendre qu’il s’agit de lui «trouver une issue».

    Engels, lui-même, en déclarant le problème définitivement clos, cite le cas des Basques comme un exemple d’assimilation. On peut douter qu’un siècle plus tard il eût osé émettre un jugement aussi décisif. Par ailleurs, les méthodes employées par la bourgeoisie pour résoudre cette question ne sont nullement idylliques : souvenons-nous par exemple des massacres de paysans en Euskadi du Nord, sous Napoléon.

    5. « Séparatisme, messieurs, cela signifie la révolution, et c’est la révolution. Ni moi, ni vous non plus, je pense, trouverions en Euskadi ces Maceo, ces Gomez, ces Rizal… Ici, en Euskadi, la vie est facile, et même si on parle de séparatisme dans un moment de bonne humeur, on pense, avec beaucoup de bon sens, à sa femme, à ses enfants, aux économies qui sont à la banque, et on ne se laisse pas séduire..,» (E. de LANDETA ABURTO, Conférence prononcée à Bilbao, 5 mai 1923.)

    6. Un exemple : en avril 1907 des élections pour les députés aux Cartes; eurent lieu à Bilbao. Se présentaient : Pablo Iglesias pour les socialistes, Fernando Maria Ibarra pour ]es carlistes, l’avocat Pedro Anitua pour le P.N.V. et un républicain, Pallarés.

    Un groupe de « personnalités » du P.N.V. entreprit une campagne pour faire voter en faveur d’Ibarra, à rencontre de la discipline électorale du parti, en alléguant que « la droite est beaucoup mieux représentée à Madrid par la grande coalition carliste que par notre parti, trou jeune encore et faible».

    Les noms des promoteurs de cette campagne (Horn Areilza, Chalbarid, Viar, Zabala, Rotaeche, Arriaga, Et>alza, Landeta, Sota…) apparaissent ensuite à de nombreux postes clefs : ainsi au B.B. Batzar élu en 1916 (Rotaeche et Za- bala), parmi les candidats députés en 1918 (Zabala, Chalband, Rotaeche, Sota, Epalza), au conseil d’administration de la revue Euzkadi (Hprn Areilza), etc.

    7. Une de ces scissions est à l’origine de Jagi-Jagi, dont la consigne qui continue actuellement à être : « A mort l’Espagne ! » apparaît toujours dans la publication Sa- bindarra, et dans les livres de son idéologue le plus représentatif, Matxari.

    Cette tendance du nationalisme basque le plus radical qui est née avec Luis de Arana Goiri, et qui s’est caractérisée par l’abstentionnisme en ce qui concerne la politique électorale ou d’un autre genre réalisée « à travers Madrid », n’est pas étrangère à certains courants qui se sont manifestés dans le passé de l’E.T.A.

    Pendant l’été 1967, quand nous commen- çâmes la campagne B.A.I. pro-front national, nous avons utilisé encore nombre d’argu- ments présentés par Jagi-Jagi dans des publications de 1965-1966 appelées Front national basane. De tels arguments sont encore utilisés aujourd’hui par le groupe fractionnaire exclu de notre organisation l’année dernière.

    Selon nous, le groupe est l’héritier de ce courant radicaliste petit-bourgeois lancé par le frère de Sabino Arana, repris par le groupe « Askatasuna » en 1910, scission des descomïsados en 1924 groupe «Aberri» en 1923, etc.

    Tous ces courants furent toujours minoritaires à l’intérieur du groupe nationaliste grâce à la traditionnelle habileté du P.N.V. pour changer sa propre médiocrité en talent au moment de capitaliser « sagement » les différents courants en opposition, avant que ceux-ci n’arrivent à se consolider.

    8. «… Mais de ceci on ne peut déduire en aucune façon que les communistes doivent renoncer à une lutte immédiate et décidée pour toutes ces revendications (y renoncer serait faire le jeu de la bourgeoisie et de la réaction), mais bien au contraire : la né- cessité de formuler et de satisfaire toutes ces revendications non pas de manière réfor- miste mais révolutionnaire ; non pas en se limitant au cadre de la légalité bourgeoise, mais en le brisant ; non pas en se résignant avec des discours parlementaristes et des protestations verbales, mais en entraînant les masses à la lutte active, en élargissant et en excitant la lutte pour toute revendication démocratique fondamentale jusqu’à -en arriver à l’attaque directe de la bourgeoisie par le prolétariat, c’est-à-dire à la révolution socialiste. » (LÉNINE, La Révolution socialiste et le droit des nations à s’auto déterminer}

    9. V.I. LÉNINE, Que -faire ?, 1902.

    10. V.I. LÉNINE, La Consigne des Etats-Unis d’Europe.

    11. V.I. LÉNINE, La Révolution socialiste et le droit des nation? à s’auto déterminer.

    12. V.I. LÉNINE, La Consigne des Etats-Unis d’Europe.

    13. V.I. LÉNINE, Socialisme petit-bourgeois et socialisme prolétaire, 1905

    14. V.I. LÉNINE, Les Tâches des sociaux-démocrates russes.

    15. V.I. LÉNINE, ibid.

    16. Karl MARX, ébauche de La Guerre civile en France, 1871.

    17. I. MUNATONES, Le P.N.V. : son développement. Voir Aiderai, n° 262, avril 1971.

    18. « Les dernières élections », Baserritarra, n° 5, 30 mai 1897.

    19. UZTURRE, « Social Arasoa », Aiderai, n° 262.

    20. « Nous devons avant tout examiner et résoudre la question principale. Est-ce qu’un ouvrier ou un paysan russe peut considérer un Allemand, un Français, un Anglais, un Juif comme ses ennemis… indépendamment de leur condition de classe ?

    Peut-il se défier d’un représentant d’une autre nation par le simple fait qu’il parle une autre langue, qu’il a là peau d’une autre couleur, ou parce que ses coutumes et ses traditions sont différentes ? Certes non. Il ne peut pas et il ne doit pas.

    L’ouvrier français, allemand ou noir sont des prolétaires, exactement comme l’est l’ouvrier russe.

    Quelle que soit leur langue, les uns comme les autres sont exploités par le capitalisme cupide. Ils sont tous camarades dans la misère, l’oppression, l’injustice.

    Est-ce qu’un ouvrier russe pourrait aimer mieux un capitaliste russe parce que celui-ci l’injurie dans sa langue maternelle, parce qu’il le roue de coups à la façon russe ou qu’il châtie les grévistes avec un authentique knout russe ? Certes non ! » (BOUKHARINE, PRÉOBRAJENSKY, L’A.B.C. du communisme.)

    21. V.I. LÉNINE, Compte rendu de la discussion sur le droit des nations à l’autodétermination.

    22. V.I. LÉNINE, Le Problème de la paix.

    23. J.A. AGUIRRE, Cinq conférences.

    24. A la suite des services rendus aux Américains pendant la Seconde Guerre par un groupe de marins basques qui interceptaient les documents nazis enyoyés en Argen- tine, des relations ont été établies entre l’organisme « S » (Service spécial d’espionnage du P.N.V.) et le «service d’intelligence » des Etats-Unis.

    Quand l’ultra-réactionnaire John Poster Dulles devient secrétaire d’Etat, et que son frère A. Dulles, crée la C.I.A., ces relations se transforment, et les archives de l’organisme « S », dont certains bureaux passent directement sous la dépendance des Américains, sont mises à disposition de la C.I.A.

    Comme nous en avons parlé dans Zutik ! 47 (novembre 1967), Aguirre lui-même devait reconnaître quelques années plus tard : «Les Américains nous ont roulés.»

    Par ailleurs, dans la liste des organisations payées par la C.I.A., soit directement, soit par l’intermédiaire de « fondations », que publia la revue Romparta en 1968, on voit figurer un syndicat d’étudiants basques créé par le P.N.V.

    25. L’Etat tout entier est une énorme machine chargée de réprimer la majorité : tous les exploités et les opprimés ; parfois de façon directe (armée, police, lois, tribunaux…), parfois indirectement, au moyen d’appareils de manipulation-intégration (presse, propagande, télévision…). Cette machine constitue en même temps l’expression politique ou idéologique de la classe au pouvoir, des capitalistes.

    Ceux-ci, qui en sont conscients, font appel à la police chaque fois qu’une grève ou une protestation ouvrière éclate. Rappelons les rapports directs de Gondra et Alonso Vega pendant la grève de Bandas.

    Par ailleurs, le contrôle de la classe dominante sur les différents appareils de manipulation est strict. Pour n’en donner qu’un exemple : parmi les cinq premiers actionnaires du journal de Bilbao El Correo espanol on voit figurer les entreprises suivantes, soit nominalement soit à travers leurs conseillers communs : Banque de Biscaye (Banco de Viz-cay.a), Hauts fourneaux de Biscaye, Sevillana d’Electricité et Compagnie métropolitaine de Madrid. (Sources puisées dans Informe sobre la information de VAZQUEZ, réédité récemment.)

    26. V.L LÉNINE, Les Enseignements de l’insurrection de Moscou.

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  • MRPP – Révolution et contre-révolution au Portugal

    Interview d’un représentant du Comité Central, novembre 1974

    Question : Qu’en est-il du fascisme ? Ici, une partie de la presse semblait indiquer que cette question avait été réglée par le 25 avril.

    Réponse : notre mouvement a toujours dit, il l’a même dit dès les premières heures du 25 avril, que ce coup militaire ne mettrait pas fin au fascisme, étant donné ses caractéristiques de classe.

    Un coup issu des forces des monopoles et de l’impérialisme pour empêcher la révolution ne pourrait pas bousculer les bases économiques et sociales du fascisme.

    C’est parce que le peuple est descendu dans la rue, qu’il a fait la chasse aux fascistes, aux Pides [les forces de la police secrète, la Polícia internacional e de defesa do estado], aux légionnaires, que la bourgeoisie a dû prendre des mesures comme la dissolution de certains des organismes policiers et fascistes du régime d’avant le 25 avril.

    Mais nous avons toujours souligné que les monopoles et l’impérialisme poursuivaient leurs conspirations, leurs préparatifs pour abattre le mouvement populaire par la contre-révolution fasciste, dès que des conditions favorables se présenteraient.

    En réalité, la bourgeoisie, les monopoles, les impérialistes utilisent le gouvernement provisoire et la junte militaire comme le rideau démocratique derrière lequel ils préparent la contre-révolution fasciste.

    Avant le 28 septembre, ce n’est pas par hasard si les fascistes conspiraient ouvertement, formaient leurs partis politiques, publiaient leurs journaux, faisaient entrer des armes dans les pays par des points précis de la frontière, que le gouvernement connaissait, tandis que les marxistes-léninistes, notre mouvement, son journal, ses activités, son directeur étaient poursuivis. La bourgeoisie avait besoin de faire taire l’extrême-gauche et notre mouvement pendant qu’elle préparait activement la contre-révolution.

    Il n’y a aucune contradiction entre l’existence d’un gouvernement provisoire, en apparence démocratique, et ces préparatifs. La bourgeoisie et les monopoles contrôlent le gouvernement provisoire et la junte. C’est une façon qu’a la bourgeoisie de s’emparer de l’Etat, de tromper les masses populaires ; un moyen de les désarmer et de préparer activement la contre-révolution armée.

    Ce que nous disions s’est réalisé : les fascistes se sont organisés, ils ont déclenché leur campagne de presse, ils se sont armés, et ils préparaient pour le 28 septembre une première et importante manifestation de force. Ils n’avaient pas l’intention encore de faire un contre-coup d’Etat militaire ; ils préparaient seulement une grande manifestation, et le 28 septembre fut un premier choc entre les forces populaires et les forces de la contre-révolution.

    Ce furent les masses qui descendirent dans la rue, qui organisèrent les barrages routiers, qui défilèrent par milliers dans les rues, à l’appel soit de notre mouvement, qui fut l’unique organisation à convoquer une contre-manifestation sur le lieu même où allait se dérouler la manifestation fasciste, soit de commissions de travailleurs, d’une façon spontanée, etc.

    Donc, les marxistes-léninistes (avec notre mouvement en tête) et de larges masses populaires sont descendus par dizaines de milliers dans la rue, pour retirer aux fascistes le droit à la parole, le droit de réunion, le droit d’association. Il faut dire que le 28 septembre, les forces révisionnistes, celles des partis du gouvernement étaient tout à fait paralysées, parce que les masses populaires avaient compris que les M-L avaient eu raison de dire que la contre-révolution se préparait derrière le rideau du gouvernement.

    Donc, ils furent complètement isolés, les masses populaires les ont dénoncés, ont compris leur complicité dans les préparatifs de la contre-révolution ; et pendant les premières heures, le 28 septembre, et même le 29, c’était la paralysie totale chez les partis de la bourgeoisie. Mais avec les révisionnistes en tête, ils ont tenté une grande manœuvre pour essayer de reprendre l’initiative, la direction du mouvement populaire qu’ils avaient entièrement perdue.

    Tout au long des mois précédents, lors de la grève de la TAP (Transports aériens portugais), du Journal du Commerce, lors des grandes manifestations politiques des ouvriers de la Lisnave (Chantiers navals de Lisbonne), et dans toutes les principales luttes populaires qui s’étaient déroulées jusque-là, les masses populaires avaient eu le parti révisionniste comme principal ennemi, principal agent de la répression des ouvriers.

    Dès le lendemain du 28 septembre, les révisionnistes annoncent qu’ils ont découvert un grand coup d’Etat militaire fasciste, une énorme conspiration, qui, en réalité, n’existait pas (pas encore à ce moment-là), et ils déclarent : « Les sauveurs du peuple, les héros de la nation, c’est nous, ce sont nos officiers patriotes qui ont empêché le fascisme de revenir. »

    Et ils ont mené un véritable contre-coup, un véritable assaut des forces révisionnistes, à l’intérieur de l’appareil d’Etat, du MFA, de tous les organes de l’Etat, où ils ont renforcé leurs positions ; ils ont ainsi créé les bases matérielles d’un coup d’Etat social-fasciste.

    En ce qui nous concerne nous avons dit : « Abandonnez vos illusions et préparez-vous à la lutte ; le 28 septembre a été un premier combat, mais non le combat principal. Quelques fascistes ont été mis en prison, quelques mesures ont été prises contre eux.

    Les masses populaires ont imposé la fermeture de quelques-uns de leurs journaux, mais c’est une illusion de croire que le fascisme a disparu ; la base politique, sociale et économique du fascisme persiste, et ils ont fait le 28 septembre pour protéger les bases du fascisme, c’est-à-dire les patrons, les monopoles, l’impérialisme ; donc pour duper les masses avec quelques mesures superficielles, formelles, et pour que le mouvement populaire, démocratique, antifasciste ne puisse atteindre les racines, la base sociale, économique, du fascisme ; les monopoles et l’impérialisme continuent d’être maîtres dans notre pays, et préparent activement la contre-révolution. »

    Ce qui s’est produit après le 28 septembre, confirme les analyses de notre mouvement.

    En effet, peu de temps après, les membres des petits partis fascistes interdits après le 28 septembre, se sont regroupés dans un nouveau parti, le « Centre Démocratique et Social » (C.D.S.) dont un des dirigeants est un ancien collaborateur de Marcelo Caetano, théoricien du droit fasciste : Freitas do Amaral, également connu comme l’un des agents les plus actifs du fascisme dans la répression du mouvement étudiant.

    Les autres cadres, ce sont d’anciens chefs de police, d’anciens légionnaires et des dirigeants des partis interdits. Ils ont changé un peu de tactique, ils ont monté un parti légal, un parti « social-démocratique », qui dit respecter le programme des Forces Armées, qui rassure. Derrière cette façade, ils préparent la contre-révolution.

    Nous connaissons (elles sont de notoriété publique), les liaisons de ce parti avec la CIA, les chèques qu’il reçoit des banques américaines, et l’on sait aussi que des armes continuent à entrer au Portugal par des points de la frontière connus des Forces Armées.

    Les fascistes préparent quelques milliers de mercenaires et d’agents entraînés par la CIA ; nous avons déjà des informations sur le fait qu’ils préparent des actions de commandos contre des « objectifs précis », comme ils disent. Les préparatifs de la contre-révolution sont donc de nouveau en marche : les événements du 4 novembre sont significatifs à cet égard.

    Le 4 novembre, le CDS, après avoir fait une campagne prudente mais active, appuyée par l’une des principales agences de publicité américaines, a convoqué par l’intermédiaire de sa jeunesse « centriste », son premier meeting à Lisbonne dans le théâtre Saô Luis.

    Notre mouvement a tout de suite dénoncé la signification de ce meeting : les fascistes relevaient la tête ; les fascistes, comme avant le 28 septembre, mesuraient leurs forces, essayaient de reprendre le droit à la parole, sous le drapeau du « Centre » et de la « Démocratie ».

    Alors, les organisations de la jeunesse révolutionnaire et progressiste, les Comités Ribeiro Santos, groupés depuis quelques semaines dans la Fédération Révolutionnaire des Etudiants Portugais, ont appelé à une contre-manifestation pour leur retirer le droit à la parole.

    Cette manifestation a rassemblé plusieurs milliers de personnes dans le centre de Lisbonne. Il y avait des banderoles avec le mot d’ordre « Mort au fascisme, le Peuple vaincra ». La foule s’est dirigée vers le lieu où se tenait la manifestation fasciste, et c’est alors que la police de choc, la police dont la dissolution avait été annoncée par le gouvernement, a chargé brutalement. Les policiers ont utilisé d’abord des bâtons, puis des dizaines de grenades lacrymogènes, et finalement ils ont ouvert le feu à coups de mitraillettes.

    Cependant le 4 novembre eut un effet très Important : il a démontré la profondeur de la crise ainsi que la volonté de lutte et la combativité des masses. Celles-ci ont résisté avec un grand courage aux rafales de mitraillettes et aux gaz lacrymogènes ; pendant plusieurs heures, elles ont élevé des barricades dans les rues d’accès au théâtre où se déroulait le meeting fasciste ; elles se sont armées de pierres et de barres de fer, elfes ont fait face et résisté fermement à la brutalité de la police fasciste.

    Au cours de cette lutte, la police a blessé plus de trente personnes, dont onze par balles.

    Tandis que cette manifestation se déroulait, une partie de la foule, près d’un millier de personnes, a marché contre le siège du CDS qui se trouvait à environ 1 kilomètre de là. Les masses l’ont envahi, ont détruit le matériel de propagande, les archives et l’infrastructure matérielle de ce parti.

    Au siège du CDS, ont été découvertes des choses inouïes, comme par exemple, du matériel d’impression, valant des dizaines de milliers d’escudos. On a découvert de la correspondance, la liste des visiteurs, et des preuves indéniables de liaisons étroites, conspiratrices entre le CDS, les fascistes, la CIA, etc. ; d’importants industriels portugais, des hommes étroitement liés aux monopoles portugais, versaient des sommes, quelques-unes évaluées à 700 000 escudos par mois, au CDS. D’ailleurs, la manifestation fut reçue par des mercenaires armés, des « gorilas » comme on dit au Portugal, qui ont ouvert le feu, et blessé deux camarades.

    Le 4 novembre a montré que les masses populaires sont prêtes à passer à l’action violente. Il a aussi permis de démarquer clairement deux camps : d’un côté les fascistes, les libéraux, les réformistes et aussi les néo-révisionnistes ; de l’autre, les masses populaires et notre mouvement.

    En effet, le 5 novembre, la bourgeoisie tenta de contre-attaquer, de profiter de la lutte qui s’était déroulée pour lancer une grande campagne contre notre mouvement, et pour essayer, au moment où la crise commence, d’abattre l’avant-garde de la classe ouvrière.

    Le 5 novembre, on a assisté à un spectacle très significatif : à la télévision, à l’heure où il y a le plus d’écoute, vers 21 heures, on a vu défiler tout d’abord le porte-parole du gouvernement, suivi par le secrétaire général du CDS fasciste, puis le secrétaire général du PPD, le secrétaire général du PS, le deuxième secrétaire du parti révisionniste.

    Ils étaient tous venus à la télévision pour condamner notre mouvement, pour appeler à la répression, pour défendre le CDS fasciste. Toute la contre-révolution s’est montrée unie pour étouffer le mouvement de masse. Les principales figures du gouvernement et des partis sont venues à la télévision pour dénoncer ce qu’ils appellent un groupuscule. Pas si groupuscule que ça puisqu’il les a obligés à se déplacer tous !

    La répression s’est déclenchée au cours de la nuit. Il faut savoir qu’au ministère de la Justice, il y a un « grand défenseur des libertés individuelles », qui pendant le fascisme n’a cessé d’écrire des articles sur le droit des citoyens à ne pas voir leurs résidences saccagées pendant la nuit par les forces de la Pide.

    Au cours de la nuit donc, les hommes du Copcon sont entrés chez les personnes dont ils connaissaient les noms parce que celles-ci avaient donné leur identité à l’hôpital. Ils ont emprisonné douze à treize personnes ; maintenant il en reste onze en prison, parce que deux d’entre elles n’étaient manifestement pas impliquées dans les événements ; sur ces onze personnes, dix camarades qui ont été mis dans une des pires prisons militaires du pays.

    La camarade Maria José Morgado qui avait été emprisonnée sous le fascisme et sauvagement torturée et qui, sous la torture, avait eu un comportement héroïque, digne de notre mouvement et des communistes, avait de nouveau été mise en prison lors des manifestations du 8 août quand notre journal fut interdit.

    Le 5 novembre, elle fut de nouveau emprisonnée, et on a voulu la mettre dans la cellule où se trouvaient les agents de la Pide qui l’avaient torturée.

    Notre camarade a tout de suite fait dire au directeur de la prison que ce serait elle ou les femmes de la Pide qui sortiraient vivantes de cette cellule.

    Puis elle a entamé une grève de la faim qui a bénéficié d’un grand soutien populaire, d’un grand mouvement de masse que nous avons déclenché. Au bout de trois jours de grève de la faim, elle a été transférée, mais elle est isolée.

    Elle exige sa libération, ou tout au moins d’être mise près des autres camarades emprisonnés. Il y a eu aussi une autre grave provocation ; la police a dit que pendant les événements du 4 novembre, elle n’avait pas ouvert le feu, ou que c’était en l’air, ou même que c’était les manifestants qui avaient tiré contre la police.

    C’est exactement le même argument que les fascistes utilisaient, que les « démocrates », appelons-les comme ça, avaient utilisé quand ils avaient assassiné Victor Bernardes, dans la manifestation du M.P.L.A., au mois d’août.

    Ils rééditaient cet argument maintenant : ils n’avaient pas tiré, bien au contraire, c’était les manifestants qui avaient tiré sur eux, mais fait curieux, il y avait onze blessés par balles, et l’un des plus gravement blessés, le camarade Jose Abrantes, l’avait été d’une balle au ventre.

    Il était encore en danger de mort quand les troupes du Copcon sont entrées dans l’hôpital, prétendant l’emmener.

    Voilà les faits. Notre mouvement a déclenché un grand mouvement populaire, exigeant la libération immédiate des antifascistes en prison, appelant toutes les forces progressistes du Portugal à se solidariser contre cet emprisonnement.

    Je profite de l’occasion pour renouveler ici cet appel que nous lançons à toutes les forces vraiment démocratiques et anti-fascistes et progressistes pour qu’elles joignent leurs efforts aux nôtres pour exiger l’immédiate libération des hommes et des femmes qui sont en prison, pour avoir lutté contre le fascisme.

    Dans la situation présente, nous continuons à avertir le peuple : « N’ayez pas d’illusion ; derrière le rideau de la Junte et du gouvernement, c’est le fascisme qui s’arme, c’est la contre-révolution qui se prépare ; la bourgeoisie utilise le gouvernement et la Junte pour tromper le peuple, pour le démobiliser, pour le convaincre qu’il n’y a pas de problème. De cette façon ils espèrent, le moment venu, pouvoir juguler la crise en abattant sur le peuple une contre-révolution sanglante. Seul le développement de la lutte révolutionnaire pourra extirper le fascisme à la racine. La révolution populaire, c’est la seule force qui, dans notre pays, peut s’opposer à la contre-révolution qui se prépare. »

    Question : votre mouvement a fait l’objet après le 4 novembre de tentatives d’interdiction et d’anéantissement de la part du gouvernement provisoire.

    Face à cette offensive vous avez développé une riposte qui a connu un grand écho de masse. Est-ce que tu pourrais nous en parler ?

    Réponse : toutes les forces de la réaction unies ont tenté de profiter de cette occasion pour interdire les activités légales de notre mouvement, fermer son journal et arrêter ses principaux dirigeants. C’est le parti révisionniste qui a pris l’initiative de cette campagne de répression.

    Question : vous le savez de façon certaine ?

    Réponse : nous possédons des informations absolument certaines et directes. Par la bouche de son secrétaire général le parti révisionniste a demandé au Conseil des ministres du 11 ou du 12 novembre l’interdiction de notre mouvement. Il l’a fait aussi par le truchement de ses officiers dans le Mouvement des Forces armées.

    Notre organisation dans la caserne où est installée une des forces principales du Copcon nous a fait savoir par ailleurs que le soir de ce même 12 novembre une unité du Copcon le R.A.L. 1 (Régiment d’Artillerie Légère n°1) s’apprêtait à marcher sur le siège de « Luta Popular ».

    Pourquoi la bourgeoisie ne l’a-t-elle pas fait ? Parce que l’appui populaire à notre mouvement, et tout particulièrement la popularité de l’action du 4 novembre, l’en ont empêché. Les néo-révisionnistes qui ont applaudi à la répression et qui ont dit de nous « ce sont des aventuriers », ces néo-révisionnistes prétendaient que notre action était isolée.

    Cependant ce que nous avons vu, c’est l’énorme appui populaire qui s’est manifesté sous plusieurs formes. Des éléments des masses venaient à nos sièges pour nous féliciter, pour nous exprimer leur soutien. Notre mouvement, ses communiqués, les jours suivants, ses meetings réalisés dans les rues de Lisbonne, de Coimbra, de Porto, etc., la grande campagne de mobilisation qu’il a lancée, ont été appuyés par les masses. Nous avons appris que d’autres attaques populaires, spontanées, contre des sièges et des locaux du CDS s’étaient produites après le 4 novembre.

    Cette campagne s’intègre dans la tactique de notre mouvement qui, au même moment, a convoqué une réunion élargie de son Comité Central, où il a défini la tactique à suivre par rapport aux élections pour la Constituante, a étudié la question de la fondation du Parti, a déclenché une forte mobilisation de masse pour le meeting à Lisbonne où ces décisions ont été annoncées.

    Ce meeting a été en quelque sorte, le point culminant de ce processus. Il a réuni à Lisbonne dans le Palais des Sports une dizaine de milliers de personnes pour appuyer la politique de notre mouvement. Ce fut une riposte de masse qui a tout à fait bloqué l’offensive réactionnaire de la bourgeoisie. Ce meeting s’est tenu le vendredi 22 novembre. La presse bourgeoise elle-même a été obligée d’assurer une large couverture à ces événements.

    Question : tu parlais tout à l’heure de coup d’Etat fasciste, ou de coup d’Etat social-fasciste. Pour vous, cela représente-t-il le même danger ?

    Réponse : Oui, nous croyons qu’il y a deux dangers qui guettent le mouvement populaire au Portugal. L’un, c’est le coup d’Etat fasciste préparé par l’impérialisme américain et la fraction de la bourgeoisie portugaise liée à lui. L’impérialisme yankee prépare la contre-révolution fasciste contre nous en Espagne où Il entraîne ses brigades, aussi bien qu’au Portugal où il complote dans et au dehors de l’appareil d’Etat. Un autre danger, en un sens plus redoutable, est celui d’un coup d’Etat social-fasciste contre lequel les masses populaires seraient moins bien préparées à riposter.

    Il peut arriver qu’en invoquant le prétexte d’une menace fasciste les social-fascistes s’emparent de l’appareil d’Etat. Cette éventualité suscite d’ailleurs une certaine inquiétude au sein des autres milieux et partis bourgeois. En ce qui nous concerne nous disons au peuple que le fascisme et le social-fascisme c’est pareil et que le second est une dictature encore pire à certains égards.

    Question : tu as parlé tout à l’heure du 28 septembre, date de la grande manifestation dite « de la majorité silencieuse », appelée par Spinola. Quelle en était la signification dans la tactique de l’ex-chef d’Etat ?

    Réponse : les forces qui ont appuyé cette manifestation étaient liées aux intérêts américains et à ceux de cette fraction de la bourgeoisie qui avait le plus pâti du coup d’Etat du 25 avril. Autrement dit, les fascistes alliés aux Américains. Ils avaient su gagner dès le 25 avril des appuis dans la Junte militaire elle-même.

    On y trouvait des fascistes notoires soutenus par Spinola. Celui-ci espérait que cette manifestation lui permettrait de concentrer le pouvoir entre ses mains pour le mettre au service de la contre-révolution. Le 28 septembre devait fournir un soutien populaire au fascisme et préparer l’opinion publique à ce qui allait suivre.

    Question : on a l’impression que le 28 septembre marque la fin d’une première période, celle du compromis passé au lendemain du 25 avril entre les différentes forces bourgeoises et révisionnistes. L’échec de l’opération du 28 septembre n’a-t-elle pas profité surtout aux révisionnistes, avec lesquels Spinola était en conflit ?

    Réponse : le coup d’Etat militaire du 25 avril a été fait sur la base d’un programme commun à plusieurs forces bourgeoises intéressées à l’adoption de quelques mesures politiques, économiques indispensables pour empêcher le développement de la révolution et consolider la dictature de la bourgeoisie.

    C’est le programme du MFA qui exprime cet accord. Il y a dans le bloc au pouvoir de fortes contradictions qui opposent les fractions de l’impérialisme qui se disputent notre patrie. Le 25 avril a consolidé les positions de l’impérialisme européen et ouvert la porte au social-impérialisme russe qui menace les intérêts jusque-là prépondérants des Etats-Unis. Il s’est ainsi créé un nouvel équilibre (instable) entre les forces impérialistes qui dominent notre pays et tentent de s’assurer la domination exclusive de l’appareil d’Etat.

    Les crises successives sont dues au développement de la révolution à laquelle chaque fraction bourgeoise oppose son programme. On ne peut savoir d’avance quelle force s’adjugera la part du lion. Les vicissitudes de cette lutte aiguë sont une confirmation frappante de la loi du développement inégal de l’impérialisme.

    Les détachements de la bourgeoisie ne s’unifient que lorsque la révolution monte. Il peut arriver aussi qu’au moment où la lutte populaire aura pris de l’ampleur, ces contradictions s’accentuent et jettent la confusion dans le camp de la bourgeoisie. Mais quand elle est sérieusement menacée (comme lors de la crise du 4 novembre) toutes ses tendances s’unissent sur l’essentiel, la répression du mouvement populaire.

    A présent c’est au tour du social-impérialisme de profiter de la situation. Les forces européennes manœuvrent entre lui et l’impérialisme américain.

    Question : depuis le 25 avril les luttes de classes se développent de façon ininterrompue. Peux-tu en retracer les grands moments et en définir les tendances actuelles ?

    Réponse : ce que tu dis est vrai, mais la montée des luttes précède le 25 avril et le conditionne. Depuis octobre 1973 un énorme mouvement gréviste a balayé le pays. Environ douze cent mille personnes ont débrayé, notamment dans l’électronique et la métallurgie. Il y eut aussi la grève des verriers de Marinha Grande.

    Ces luttes, économiques quant à leurs objectifs immédiats, étaient en même temps politiques, parce que sous le fascisme toute grève posait la question du pouvoir.

    Le 25 avril est intervenu pour empêcher ce développement du mouvement ouvrier, évidemment sans résoudre les problèmes de la classe ouvrière et du peuple parce qu’il ne touchait pas aux racines du pouvoir de, classe. Aujourd’hui la révolution est à l’ordre du jour. De grande tempêtes révolutionnaires s’annoncent.

    La bourgeoisie ne peut plus gouverner mais la classe ouvrière n’est pas encore en mesure de prendre la relève. La bourgeoisie n’arrive pas à imposer ses programmes. Les crises politiques et économiques se succèdent ; les luttes révolutionnaires se succèdent. Il y eut jusqu’à présent quatre grands assauts populaires :

    Le premier, au mois de mai, fut caractérisé fondamentalement par des revendications économiques. Les ouvriers croyaient que le gouvernement provisoire résoudrait leurs problèmes. Il y eut une puissante vague de grèves. Les questions politiques étaient évidemment présentes mais la classe ouvrière réclamait plus d’argent, moins d’heures de travail, la fin de l’esclavage fasciste. li n’a pas été difficile à la bourgeoisie de résorber cette crise avec l’aide du parti révisionniste. li est le moyen ultime auquel a recours la bourgeoisie en difficulté.

    Par son entremise et grâce aux illusions qui existaient après le 25 avril, la bourgeoisie a pu faire face à la situation. C’était le temps où les révisionnistes disaient : « Camarades, il faut avoir de la patience, tout ça va se résoudre, c’est une question de temps, maintenant le fascisme c’est terminé, il faut attendre ; il ne faut pas demander le ciel, il faut être prudent, la réaction guette ; exiger trop, c’est faire le jeu de la réaction. »

    Cette propagande a freiné cette première vague d’assaut. La caractéristique fondamentale de cette période fut la multiplication des luttes, mais politiquement, leur niveau était peu avancé.

    La lutte s’est développée pratiquement dans tout le pays, toutes les usines sont entrées en grève pas simultanément, mais pratiquement toutes à un moment ou à un autre. li serait intéressant de demander aux groupes néo-révisionnistes ce que devenait leur thèse selon laquelle la révolution au Portugal était en reflux.

    Pratiquement toute la classe ouvrière s’est engagée dans des luttes, et d’autres couches populaires aussi. Nous avons dit alors : c’est la première crise, mais d’autres lui feront suite. Chacune sera plus profonde et sapera plus gravement les fondements de l’Etat bourgeois ; la classe ouvrière approfondit son expérience, apprend à distinguer ses ennemis de ses amis, à connaître ses adversaires.

    La deuxième crise fut clairement politique ; elle s’est terminée par la démission du premier gouvernement provisoire. Devant la situation qui ne montrait aucun signe d’amélioration, devant la crise économique, la classe ouvrière s’est mise à lutter de nouveau. Et pas seulement la classe ouvrière. Cette deuxième crise s’ouvre fin mai-début juin. La question coloniale y est posée, avec l’exigence unanime de la fin de la guerre.

    Il y eut des luttes très significatives où le parti révisionniste est apparu comme le flic, l’agent principal de la répression. Des grèves comme celle des transports de la Garris, à Lisbonne, celle des boulangers et surtout celle du CTT (Postes, Télégraphes, Téléphone) ont été les premiers grands chocs qui ont permis à des secteurs entiers du peuple travailleur de connaître la vraie nature du révisionnisme.

    Question : est-il vrai que le parti révisionniste a tenté d’organiser la population contre les grévistes du CTT ?

    Réponse : c’est vrai. Pas dans les grands centres urbains où les grévistes pouvaient compter sur un soutien populaire important principalement organisé par notre mouvement, mais dans des centres plus petits comme Marinha Grande.

    Les révisionnistes ont non seulement organisé des meetings contre les postiers mais ont en outre lancé contre eux des expéditions de commando social-fascistes. Par la radio et la presse ils ont appelé la population à se dresser contre les grévistes. Leur mot d’ordre central était : « La grève fait le jeu de la réaction. »

    Les grévistes ont tenu tant qu’ils ont pu. Ils ont même jeté hors de leurs locaux des dirigeants révisionnistes venus pour, disons, les « conseiller ».

    Cette deuxième crise prit fin avec la démission du premier gouvernement provisoire. La paix cependant a duré peu de temps. Ce deuxième gouvernement provisoire renforça les positions des révisionnistes en portant au poste de Premier ministre un officier (Vasco Gonçalves) dont les sympathies pour les révisionnistes sont notoires. Des illusions se sont répandues et la bourgeoisie obtint une petite trêve, mais voilà que les mois d’août et de septembre une nouvelle crise éclate.

    Le mouvement anti-colonial s’affirme alors autour des mots d’ordre : « Totale indépendance et complète séparation pour les peuples des colonies, c’est le seul chemin vers la paix », et « pas un seul embarquement de plus pour les colonies ! », « retour des soldats ! ». Le pouvoir bourgeois fut contraint de reconnaître en toute hâte l’indépendance des colonies. Ceci quelques jours avant une grande manifestation de masse convoquée pour les derniers jours de juillet.

    Ce grand mouvement populaire anticolonialiste a démasqué les manœuvres démagogiques de la bourgeoisie (proclamer le droit à l’indépendance des colonies, annoncer que la guerre allait finir, que tout était fini).

    Notre mouvement et le mouvement populaire anticolonial (MPAC) ont organisé la lutte contre la guerre, pour la complète indépendance des colonies, pour le retour des soldats, contre les embarquements. Dix mille personnes se sont mobilisées à leur appel le 30 juillet à Lisbonne. Ce fut une victoire Importante.

    En même temps le mouvement démocratique prenait aussi son essor en riposte au développement de la conspiration fasciste. Ce mouvement se fixait comme but d’arracher le fascisme par les racines et pour cela d’abattre le pouvoir des monopoles et de l’impérialisme. La plupart des luttes ouvrières de cette période ne sont pas pour l’essentiel de nature revendicative mais ont des cibles antifascistes.

    C’est le cas de la grève de la TAP en août-septembre. Les ouvriers exigeaient le départ de l’entreprise des fascistes responsables de la répression du 12 juillet 1973 qui fit un mort. Ils présentaient aussi des revendications économiques mais les objectifs politiques étaient principaux. Les grévistes du « Journal du Commerce » ont mis en tête de leurs revendications la démission d’un fasciste.

    De même à la Lisnave des milliers d’ouvriers sont descendus dans la rue pour exiger l’expulsion des fascistes de l’entreprise. Les luttes les plus significatives comportaient aussi une connotation anti-impérialiste. Par exemple les ouvrières de la Sogontal se sont battues contre les licenciements décidés par cette multinationale française. Ces luttes ont opposé la classe ouvrière à l’Etat bourgeois et au parti révisionniste dont les cellules locales ont boycotté toutes ces grèves.

    Cette période a été marquée aussi en septembre par la mobilisation des paysans. Ils exigeaient la restitution des « baldios », terres communales expropriées sous le fascisme par l’Etat, surtout là où il y avait des forêts pour mettre celles-ci à la disposition des monopoles de la cellulose. Au sud du Tage, une zone où les salariés agricoles sont nombreux, ceux-ci sont également entrés en lutte.

    Face à ce grand mouvement populaire qui posait les questions de la paix, de la terre, de la lutte conséquente contre le fascisme, le gouvernement provisoire a tenté de riposter en interdisant notre journal (qui a reparu dans la clandestinité) et en promulguant une série de lois antipopulaires. Celle sur la presse est identique à la loi élaborée par Caetano mais qu’il n’avait pu imposer.

    Le 28 septembre mit fin à cette crise. La fraction impérialiste-fasciste de la bourgeoisie voulut prendre en main la situation en organisant un coup d’Etat dont le 28 septembre était la préparation. Quelques jours auparavant nous avions dit : « De grands affrontements de classes, de grandes luttes populaires se préparent ! La révolution et la contre-révolution vont connaître leur premier affrontement. »

    C’est ce qui s’est produit le 28 septembre et la crise fut en apparence dénouée. Les révisionnistes ont affirmé que le fascisme avait été vaincu, qu’une nouvelle époque allait s’ouvrir. Une certaine trêve est intervenue à nouveau mais elle non plus n’a pas duré longtemps. Toutes les mesures prises par le gouvernement étaient formelles.

    Les monopoles et les intérêts impérialistes n’ont pas été touchés. Le gouvernement provisoire continue à vendre notre pays à toutes les fractions de l’impérialisme qui se le disputent. La situation politique, économique et sociale n’a connu aucun changement profond.

    En ce moment nous sommes en pleine quatrième crise. Elle est conditionnée par la crise du capitalisme mondial. Le chômage massif agit comme détonateur. Officiellement, il y a 150 000 chômeurs. Ils seront deux fois plus nombreux à la fin de l’année. Il y a des licenciements dans des branches entières comme le bâtiment, le textile, l’électronique. La classe ouvrière s’y oppose par des grèves et des occupations conformément à nos mots d’ordre. Les chômeurs commencent aussi à s’organiser.

    Parallèlement, l’inflation est énorme. Le caractère démagogique du salaire minimum accordé par les révisionnistes, au mois de mai, apparaît clairement à la classe ouvrière. Ce salaire minimum a été tout à fait mangé par la hausse des prix. Il y a aussi la question des horaires de travail qui devient une question politique : la lutte pour les 40 heures, c’est la principale arme que possèdent les ouvriers, les licenciés, les chômeurs.

    On enregistre des mouvements d’occupation de maisons à Lisbonne, dans la dernière semaine ; un peu partout, les masses qui habitent dans les bidonvilles ont marché sur la ville et ont occupé plusieurs maisons, d’où elles ont été expulsées par les forces du Copcon. Voici donc la situation dans ses traits généraux, avec, encore, le mouvement paysan qui, lui, n’a pas connu de trêve au moment du 28 septembre.

    Le chômage dans la paysannerie est dramatique. La lutte pour les « baldios » [les terres d’usage commun] et la lutte salariale restent tout à fait à l’ordre du jour.

    Une crise importante se prépare donc. Elle se caractérise par une lutte aiguë au sein de l’appareil d’Etat et de l’appareil militaire entre les fractions de la bourgeoisie et leurs partis.

    Partout c’est la division, les démentis publics se multiplient. Au moment où je parle, la classe ouvrière commence à se ranger aux côtés de notre mouvement, à lui apporter son appui en venant discuter dans nos sièges de ses problèmes, en démasquant l’intersyndicale.

    Au cours d’une lutte importante menée par les dockers à Lisbonne, un délégué de l’intersyndicale a été mis à la porte avec cette insulte : « Intersyndicaliste, taille-toi ! »

    Question : les lois contre la presse, la loi anti-grève, peux-tu nous en donner le contenu ?

    Réponse : en apparence, la loi sur la presse dit : « Nous sommes en démocratie, la censure préalable est finie. » Mais en fait, ils ont constitué une commission « ad hoc» de militaires (les « colonels censeurs ») qui a tout pouvoir d’infliger des amendes et de suspendre tout journal coupable d’avoir écrit quelque chose d’hostile à ce qu’ils désignent sous le terme vague de « programme des Forces Armées ».

    Exprime-toi d’un point de vue révolutionnaire, marxiste-léniniste, hostile au gouvernement provisoire, au mouvement des Forces Armées, popularise les luttes menées par les soldats et les marins dans les casernes, tu verras ton journal suspendu pour un, deux, trois mois ou frappé d’une amende payable en vingt-quatre heures pouvant aller jusqu’à 500 000 écus. Impossible de faire appel.

    Pour ce qui est de la loi anti-grève, l’article premier autorise bien la grève mais il est suivi de l’énumération de tous les cas où celle-ci n’est pas permise et des conditions dans lesquelles s’applique l’autorisation. D’abord, il faut l’accord de l’Intersyndicale avec un préavis de trente jours.

    La grève est interdite dans les secteurs fondamentaux de l’économie. Elle n’est possible qu’après plusieurs jours de négociation obligatoires. Il s’ensuit qu’on ne peut presque jamais entrer en grève. D’ailleurs la classe ouvrière n’a jamais accepté cette loi : pratiquement toutes les grèves qui ont éclaté après sa promulgation l’ont violée. Enfin on ne peut pas faire grève avec occupation. Par contre le lock-out est permis.

    Les lois sur le droit de réunion et d’association exigent que des responsables soient nommés et qu’une demande préalable soit déposée avant toute manifestation. Elles accordent aux autorités le droit d’interdire toute réunion quand « les intérêts généraux » sont de quelque façon « menacés ».

    Question : tu as fait allusion aux luttes des marins et des soldats. Comment se sont-elles développées ces derniers mois ?

    Réponse : les paysans, les ouvriers, mobilisés de force dans l’armée colonialiste ont mené, même sous le fascisme, des luttes contre la guerre, les embarquements, la discipline militariste. Les désertions ont été très nombreuses, vous le savez bien en France. Après le 25 avril notre mouvement s’est maintenu à la tête de cette lutte. Le MFA se dit un mouvement de toute l’armée. En réalité il ne représente que les officiers du cadre permanent.

    Aussi n’a-t-il rien changé à la discipline et à la hiérarchie militariste. Dans les casernes il y a eu des dizaines de luttes férocement réprimées. Elles ont été dirigées par notre organisation clandestine au sein de l’armée « la Résistance Populaire Anticoloniale » (RPAC). Deux camarades accusés d’appartenir à cette organisation sont actuellement en prison. Le camarade Etelvino a été arrêté à son retour à la caserne après la manifestation du 4 novembre.

    Ils ont découvert qu’il était blessé et l’ont enfermé au fort d’Elvas. L’autre camarade a été dénoncé par des officiers révisionnistes qui l’ont reconnu dans une photographie prise au cours d’une manifestation anti-colonialiste.

    Nous incitons les soldats à refuser de partir pour le Mozambique ou l’Angola. Nous sommes décidés à poursuivre cette lutte et nous en acceptons les risques. D’ailleurs elle nous a gagné la sympathie des soldats.

    Quand notre journal « Luta Popular » a été frappé d’une amende de 50 000 écus, parmi les premières personnes accourues à notre siège pour donner les quelques écus collectés autour d’elles, il y eut de nombreux groupes de soldats. Ils nous disaient : « Camarades, nous ne nous connaissons pas, mais votre journal c’est notre journal. »

    Dans nos meetings, en dépit des risques, nous faisons une question de principe d’avoir parmi les orateurs des camarades de l’armée en uniforme. Seuls s’y opposent les révisionnistes qui sont unis aux officiers mais pas aux soldats, et aussi les néo-révisionnistes qui ont peur. Ces derniers sont d’ailleurs presque tous partisans du MFA.

    Question : que représentent les quatre étapes du mouvement ouvrier dont tu as parlé du point de vue de la progression des formes de conscience et d’organisation du prolétariat et des masses populaires ?

    Réponse : dans notre pays la petite bourgeoisie a un poids et une influence idéologique considérables encore renforcés par le fait que la classe ouvrière a été dirigée durant cinquante ans par le parti révisionniste qui l’a désarmée politiquement et idéologiquement.

    Aujourd’hui une partie croissante des éléments avancés de la classe ouvrière commence à perdre ses illusions et, constatant le comportement des révisionnistes, elle se met graduellement à suivre nos mots d’ordre, à soutenir les positions des marxistes-léninistes.

    Des luttes comme celles du CTT, de la TAP et de la Lisnave furent des écoles de conscience politique pour beaucoup de nos cadres actuels. Le développement de la crise, le fait que le révisionnisme apparaît comme une force contre-révolutionnaire et l’expérience faite par les masses dans leurs luttes des positions des divers partis, ont été les facteurs déterminants de l’évolution de la conscience politique.

    Jusqu’à présent beaucoup de travailleurs, en particulier petits-bourgeois, oscillaient. La crise venant, ils soutenaient notre mouvement ; la crise s’éloignant ils soutenaient le pouvoir en place. Avec le mûrissement des conditions révolutionnaires cette oscillation commence à se stabiliser. Les travailleurs choisissent leur camp et s’y tiennent.

    Les progrès de la conscience de ce qu’est la nature du révisionnisme et du pouvoir d’Etat apparaissent clairement quand on compare le 25 avril et le 28 septembre. Le 25 avril c’était une fête. Le peuple était dans la rue ; c’était la liberté, le fascisme était vaincu, une nouvelle société allait naître. Nombreux étaient ceux qui se faisaient des illusions. Le 28 septembre cette grande joie n’existait plus.

    Les manifestations étaient fortement encadrées par les révisionnistes et les larges masses disaient : « Rien n’a changé pour l’essentiel. Les bas salaires, le chômage, tel est notre lot. » On l’a bien vu le 1er octobre quand l’Intersyndicale a organisé un meeting pour soutenir « l’action des forces démocratiques victorieuses le 28 septembre ».

    Ce fut un échec car ce meeting n’a réuni que quelques milliers de personnes. Cette prise de conscience des masses s’est faite sur la base de leur propre expérience. Elles ont pu vérifier ce que nous disions.

    En ce qui concerne les organisations, la position définie par la première conférence nationale du MRPP au début du mois de mai, est toujours actuelle. Quand il s’agit de faire descendre dans la rue, en un temps relativement court, des milliers de personnes, on doit pouvoir compter sur les liaisons.

    Celles-ci sont assurées par les organisations de la volonté populaire : les commissions ouvrières, les commissions de quartiers, les associations de paysans. Il est significatif qu’aucune des grandes luttes qui ont eu lieu depuis le 25 avril (à la TAP, à la CTT, à la Lisnave) n’a été dirigée par l’intersyndicale mais par les travailleurs eux-mêmes organisés par leur avant-garde.

    Par ailleurs nous insistons également sur la nécessité de militer dans les syndicats. Les masses y accourent car elles se font encore des illusions à leur sujet. Elles se rendent compte il est vrai que l’intersyndicale est un appareil bureaucratique répressif. Néanmoins, pour résoudre leurs problèmes, les masses adhèrent aux syndicats. Aussi devons-nous y être présents.

    Nous ne négligeons pas pour autant notre travail dans les commissions ouvrières qui se sont créées spontanément dans presque toutes les usines. Nous nous efforçons de mettre à leur tête des ouvriers combatifs, nos camarades, parce qu’elles constituent un lien de masse et qu’il est vital que l’avant-garde soit à la tête des organisations ouvrières dans une situation où la révolution est à l’ordre du jour.

    Question : quels sont les rapports entre les commissions ouvrières et les structures syndicales ?

    Réponse : il n’y en a pas. Dans les usines les ouvriers élisent à la proportionnelle leur commission. Elle peut prendre en main toutes les affaires de l’usine. C’est un organe de leur volonté. L’intersyndicale se bat pour mettre dans les usines ses délégués mais les ouvriers s’y opposent. Nous luttons pour imposer que les délégués soient élus à l’usine, par la base.

    Question : il faut souligner le caractère particulier de l’expérience syndicale de la classe ouvrière portugaise. Jusqu’au 25 avril il existait des syndicats fascistes, corporatistes, auxquels participaient les révisionnistes. Après le 25 avril la question syndicale ne se pose pas dans les mêmes termes que dans d’autres pays n’ayant pas la même histoire.

    Réponse : oui, auparavant les syndicats étaient fascistes-révisionnistes. Les révisionnistes y occupaient déjà des positions très fortes. Les masses, par contre, n’y avaient aucune confiance.

    Elles n’y allaient qu’à des moments précis comme par exemple la révision des contrats de travail. Pour elles c’était un organisme de vendus. En ce temps notre tactique était de ne pas adhérer au syndicat et d’en démasquer le caractère fasciste-révisionniste. Nous incitions les masses à renforcer les commissions ouvrières.

    Après le 25 avril les syndicats transformés sont devenus « libéraux révisionnistes ». Il y a désormais liberté syndicale mais les révisionnistes, profitant de leur forte implantation antérieure se sont emparé de la direction de !’Intersyndicale. Ils en ont fait une bureaucratie social-fasciste au service de l’Etat bourgeois et des patrons.

    Cependant les masses rejoignent les syndicats car elles nourrissent des illusions quant à la possibilité de résoudre leurs problèmes avec leur aide. Nous devons y intervenir, y organiser des noyaux marxistes-léninistes pour les transformer d’organes de la contre-révolution en organes de la révolution. C’est une possibilité réelle chez nous.

    Question : quand le Mouvement pour la Réorganisation du Parti du Prolétariat (M.R.P.P.) a-t-il été fondé ?

    Réponse : le M.R.P.P. a été fondé le 18 septembre 1970, à l’intérieur du Portugal, dans la plus stricte clandestinité. C’est un mouvement marxiste-léniniste-maoïste, dans le sens qu’il suit les positions politiques, idéologiques, théoriques des grands éducateurs du prolétariat mondial, Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Tsé-toung ; nous considérons les enseignements de la GRCP (la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne) et la contribution du camarade Mao Tsé-toung à la théorie de la révolution comme des apports créateurs.

    Pour nous, le maoïsme est le marxisme-léninisme de notre époque. Notre mouvement s’est fondé en opposition à toutes les initiatives antérieures, opportunistes, néo-révisionnistes, de rupture avec le révisionnisme. Nous considérons que le parti révisionniste, le dénommé P.C.P. n’a jamais été un parti communiste. A ses débuts, il était anarcho-syndicaliste ; dans les années trente il s’est transformé en parti opportuniste de droite et révisionniste. Les tentatives faites en 1964 pour rompre avec le révisionnisme ne firent que reproduire le révisionnisme sous de nouvelles formes.

    Les groupuscules qui sont apparus, particulièrement dans l’émigration, après 1963 étaient néo-révisionnistes. Notre mouvement a pour but d’appliquer de façon créatrice les principes du marxisme-léninisme-maoïsme à la situation concrète de la lutte des classes au Portugal, de fondre le socialisme avec le mouvement ouvrier de notre pays. Sa fondation représente une étape nouvelle dans la lutte de la classe ouvrière portugaise pour son émancipation.

    Question : votre Mouvement s’appelle « Mouvement pour La Réorganisation du Parti du Prolétariat », il se fixe donc pour tâche la réalisation des conditions pour la fondation du Pari ?

    Réponse : nous considérons que la fondation du Parti est la tâche première des communistes portugais. Mais dans les conditions propres du mouvement ouvrier portugais, où il existe un parti révisionniste qui pendant plus de cinquante ans a désarmé, a trompé la classe ouvrière, fonder un nouveau parti au moyen d’une scission intervenant au sein du parti « communiste portugais conduirait à reproduire ce parti.

    C’est ce qui s’est passé en 1963 et après, avec l’apparition de groupuscules néo-révisionnistes dont plusieurs déclaraient avoir constitué le Parti. Nous pensons que celui-ci ne peut être fondé par décret mais dans la lutte de classe par la fusion de la théorie marxiste-léniniste et de la pratique du mouvement ouvrier.

    Ce Parti se forgera dans les flammes de la lutte de classe au cours d’une pratique prolongée, à partir d’un noyau marxiste-léniniste enraciné dans les masses. Il devra réaliser les conditions politiques, organisationnelles et idéologiques nécessaires et suffisantes pour la fondation du Parti.

    Nous parlons de fonder le Parti parce que nous ne voulons pas reprendre les traditions, les « héros », les pratiques des révisionnistes. Ça ne peut présenter aucun intérêt, sauf comme exemple négatif. Il s’agit de fonder un parti de type nouveau. Cela ne pourra se faire par une décision prise par quatre ou cinq personnes dans les quatre murs d’une chambre.

    Question : quelles sont les conditions pour la fondation du Parti ?

    Réponse : elles ont été formulées au cours d’une réunion du Comité Central en octobre 1972.

    avoir mis au point un programme minimum et un programme maximum ainsi que les statuts. Le programme cependant ne peut être élaboré en chambre par une demi-douzaine de spécialistes. Il doit naître de la lutte des classes et répondre à ses besoins. Nous avons réalisé cette condition pour l’essentiel et préparons un projet de programme pour la fin de cette année. Nous publierons en même temps les statuts.

    Avoir tracé une ligne de démarcation entre les marxistes-léninistes et les révisionnistes d’un côté, les marxistes-léninistes et les néo-révisionnistes de l’autre. Nous avons mené une importante lutte idéologique dans notre pays contre les faux communistes. Nous avons en particulier caractérisé politiquement et idéologiquement le néo-révisionnisme, phénomène qui est apparu aussi pensons-nous dans d’autres pays.

    En troisième lieu, nous posons la condition d’avoir une position claire, nette et ferme sur la question coloniale et sur la question de l’indépendance nationale de notre patrie. Notre mouvement a été le seul qui ait adopté des positions internationalistes prolétariennes, en lançant le mot d’ordre « Guerre du Peuple à la Guerre coloniale ! », transformation de la guerre coloniale en guerre civile révolutionnaire.

    Il a mené à l’intérieur du pays dans les dures conditions de la clandestinité, une grande lutte de masse contre la guerre et pour l’indépendance nationale des peuples frères des colonies. Nous avons par ailleurs caractérisé notre pays comme une néo-colonie de l’impérialisme américain, et désigné celui-ci comme l’ennemi principal du peuple portugais.

    La quatrième condition, c’est d’avoir des noyaux forts dans les principaux centres ouvriers et dans quelques centres paysans. Notre mouvement a désormais des noyaux forts, stables, fermes, dans les principaux centres industriels et urbains de notre pays. Par contre notre pénétration dans la paysannerie est encore insuffisante. Nous devons faire des efforts importants pour que cette condition soit complètement remplie.

    La cinquième condition, c’est la reconnaissance de notre mouvement par l’ennemi, comme étant son ennemi principal, et la reconnaissance des masses populaires à l’égard de notre mouvement comme leur avant-garde. Il est aussi nécessaire, bien que ce ne soit pas une condition essentielle que le mouvement communiste international ait une compréhension au moins implicite du rôle de notre mouvement. En ce qui concerne les deux premiers points, nous considérons ces conditions comme suffisamment remplies.

    En ce qui concerne l’attitude du mouvement communiste international, notre mouvement s’efforce en ce moment de faire connaître sa position. Nous avons déclenché récemment un mouvement d’étude et de rectification des cadres et de mobilisation en vue de la fondation du Parti. Ce moment historique de la lutte des classes au Portugal n’est plus éloigné.

    Question : est-ce que tu pourrais nous parler des organisations de masse créées à l’initiative du MRPP ?

    Réponse : notre mouvement a constitué ou soutenu la mise sur pied de plusieurs organisations politiques de masse, presque toutes sous le fascisme.

    − Le « Mouvement Populaire Anti Colonial » (MPAC) qui a lancé t l’intérieur comme parmi les émigrés une vaste action contre le colonialisme et la guerre, pour l’indépendance complète des peuples frères des colonies.

    − La Résistance Populaire Anti Coloniale (RPAC), qui regroupe les soldats et les marins anticolonialistes et antimilitaristes dans la lutte contre le colonialisme et la guerre et contre la discipline militaire fasciste. Leur mot d’ordre est de retourner les armes contre la bourgeoisie. La RPAC, apparue tout de suite après notre mouvement, est la première organisation de masse que nous ayons fondée ; elle correspondait à une profonde nécessité du travail politique pour mobiliser les forces anti-colonialistes dans l’armée.

    Le MPAC et la RPAC ont chacun leur journal central, l’« Anticolonialiste » pour le premier, « La Résistance » pour la seconde. Ces derniers sont toujours dans la clandestinité.

    Il y a aussi, fondée récemment, la Fédération Révolutionnaire des Etudiants Portugais. La FREP rassemble un grand nombre de comités Ribeiro Santos. C’est une organisation de la jeunesse révolutionnaire et progressiste. Les comités Ribeiro Santos existent aussi dans la jeunesse non étudiante.

    Mais les comités Ribeiro Santos des étudiants sont réunis dans la FREP. A la dernière séance de son congrès de fondation, le 7 novembre, assistaient 80 délégués de tout le pays. La FREP publie un journal légal : « le 12 Octobre ».

    C’est la date à laquelle a été assassiné en 1972 notre camarade Ribeiro Santos par la Pide avec l’aide des révisionnistes. Son exemple a inspiré notre organisation de la jeunesse révolutionnaire et progressiste. C’est surtout parmi les jeunes étudiants et lycéens que sont actuellement réunies les conditions pour un regroupement dans une vaste organisation politique de masse. La FREP a en ce moment des milliers d’adhérents.

    C’est une organisation très populaire. Dans toutes les villes du pays il y a aujourd’hui des comités Ribeiro Santos qui se développent rapidement car ils répondent aux besoins d’organisation de la jeunesse révolutionnaire et progressiste.

    Question : dans quelles conditions a été assassiné Ribeiro Santos ?

    Réponse : ce fut lors d’un meeting contre la répression fasciste à l’Institut Supérieur d’Economie de Lisbonne. Beaucoup d’étudiants avalent été emprisonnés et torturés. Ce meeting a réuni plusieurs centaines d’étudiants.

    Peu avant qu’il ne commence, les étudiants ont découvert près de la salle un agent de la légion portugaise et de la Pide. Ils l’ont reconnu et l’ont conduit devant l’assemblée coiffé d’un sac et les mains liées derrière le dos ; ils se préparaient à faire un jugement populaire de cet assassin.

    Paniqués, les révisionnistes qui dirigeaient à l’époque l’association des étudiants de l’Institut d’Economie sont allés trouver le secrétaire de la Faculté (qui était lui-même un informateur de la Pide) pour qu’il appelle la Pide afin qu’elle dise s’il s’agissait bien d’un de ses agents. Les étudiants, eux, l’avaient déjà identifié.

    Les révisionnistes firent, peu après leur entrée dans la salle, suivis de deux agents de la Pide. Les masses ont dénoncé la présence des Pides et les ont attaqués pour leur infliger un juste châtiment. A la tête des jeunes se trouvait notre camarade Ribeiro Santos, militant de la Fédération des Etudiants Marxistes-Léninistes.

    Quand il se précipita contre les Pides, les révisionnistes l’ont retenu en criant : « Du calme, du calme ! » et ont donné le temps aux agents de la Pide d’armer leurs fusils et d’ouvrir le feu. Il est mort d’une balle dans les poumons.

    Un autre camarade a échappé au meurtre en empoignant le Pide, en l’obligeant à baisser le fusil. Il a reçu plusieurs balles de fusil dans la jambe. Puis il fut emprisonné et torturé. L’esprit du camarade Ribeiro Santos, l’esprit de servir le peuple et de se mettre à la tête des masses, a inspiré le travail de tout notre mouvement et celui de nos organisations de jeunesse en particulier.

    Quand le 13 juin 1973 la police de choc a tué un ouvrier de la TAP lors d’une grève de cette entreprise, la jeunesse étudiante de Lisbonne a décidé de s’organiser en comité Ribeiro Santos pour soutenir les ouvriers de la TAP. En dépit des conditions de la clandestinité, cette initiative eut un grand retentissement. Beaucoup de jeunes ouvriers et de travailleurs d’autres zones du pays se sont organisés pareillement.

    Il y a aussi les comités du 8 mars qui regroupent les travailleuses antifascistes. Ces comités n’ont pas encore d’organisation centralisée. Ils sont implantés dans les quartiers et les usines sous la direction des femmes les plus avancées. Elles organisent la lutte des femmes pour les revendications locales, contre la vie chère, le chômage, la surexploitation à laquelle elles sont soumises dans leur travail, etc.

    C’est un mouvement différent du MLF. Nous pensons que la libération de la femme est inséparable de l’émancipation de la classe ouvrière. Les femmes font un magnifique travail d’agitation-propagande contre la guerre. Elles ont regroupé les mères, les épouses, les fiancées des soldats dans de grandes manifestations après le 25 avril, exigeant le retour immédiat des soldats et s’opposant aux embarquements.

    Nous avons en outre appelé à former des commissions ouvrières. Avant le 25 avril elles existaient dans la clandestinité. Aujourd’hui elles fonctionnent dans toutes les usines comme organismes largement démocratiques élus par la classe ouvrière.

    Les associations paysannes ne sont apparues que dans quelques endroits. Nous déployons actuellement de grands efforts sur ce front. Les salariés agricoles, les paysans pauvres se regroupent dans ces associations pour exiger l’expropriation des gros propriétaires et la distribution de la terre. Ils mettent aussi en avant des revendications relatives aux salaires, aux prix des produits, à celui de la terre, etc.

    Il existe aussi une organisation construite autour du journal « Yenan ». Elle regroupe les intellectuels, les artistes révolutionnaires sous la direction du prolétariat. Leur tâche est de produire la culture nouvelle, la culture de la révolution au service du peuple. Le journal « Yenan » clandestin avant le 25 avril, paraît aujourd’hui légalement.

    A ces organisations viennent s’en ajouter d’autres non intégrées dans notre mouvement mais liées à lui. Par exemple la Fédération des Etudiants Marxistes-Léninistes. Ce fut la première organisation communiste que nous ayons créée.

    Elle a pris la tête de plusieurs grandes luttes étudiantes au cours des dernières années. Ses cadres se sont trempés dans les luttes de masse et sous la torture. Elle publie un journal légal : « Garde Rouge ».

    Notre mouvement vient de lancer à l’extérieur du pays une organisation périphérique aussi pour les émigrés afin qu’ils soutiennent le peuple portugais et qu’ils élèvent leur conscience politique au cours des luttes auxquelles ils participent à l’étranger.

    Question : pourrais-tu nous parler des grands mots d’ordre du MRPP ?

    Réponse : la révolution au Portugal connaîtra deux étapes : la première sera démocratique et portera au pouvoir une dictature démocratique populaire, nouveau type d’Etat dirigé par la classe ouvrière en alliance avec la paysannerie et toutes les classes et couches de la population exploitées par l’impérialisme et le capitalisme monopoliste.

    C’est le rôle important de la paysannerie pauvre dans la révolution qui rend nécessaire cette étape de révolution démocratique et populaire. Cette première étape réalisera les conditions du passage à la seconde, la révolution socialiste.

    Quelques grands objectifs résument le programme de la révolution démocratique et populaire :

    le pain, c’est-à-dire la fin de l’exploitation par le capital monopoliste et l’impérialisme, la remise à la classe ouvrière des moyens de production ;

    la terre, c’est-à-dire l’expropriation des latifundia et leur distribution aux paysans pauvres ;

    la paix qui passe par la reconnaissance totale du droit à l’indépendance des peuples des colonies. Il reste encore de grandes tâches à accomplir dans ce domaine. En effet, le peuple du Mozambique a remporté une grande victoire avec la signature des accords de Lusaka, mais une nouvelle provocation de la part du colonialisme portugais et de l’impérialisme est toujours possible.

    Ils préparent un complot pour empêcher le peuple angolais d’accéder à l’indépendance totale. Au Timor, le colonialisme portugais veut maintenir sa domination avec l’appui de l’impérialisme américain qui voudrait faire du Portugal un gendarme protégeant ses intérêts dans cette zone de l’Orient.

    Aux îles du Cap Vert, le gouvernement portugais s’efforce de faire obstacle à la libre décision du peuple de s’unir avec la Guinée. A Sao Tomé et Principe, le colonialisme s’oppose à l’indépendance au moyen de la manœuvre néo-colonialiste du référendum, de l’assemblée constituante, etc., comme en Angola.

    Nous dénonçons aussi les provocations dont le ministre de la dénommée « cour des nations inter-territoriales portugaises » s’est rendu coupable en considérant Macao comme partie intégrante de l’Etat portugais. Macao fait partie intégrante de la République Populaire de Chine, et seule, celle-ci décidera du moment où ce territoire sortira de la domination portugaise ;

    l’indépendance nationale. Elle suppose que notre patrie soit libre de toute emprise impérialiste ou social-impérialiste. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Nous atteindrons ce but quand le prolétariat et le peuple exproprieront les biens des impérialistes et qu’ils expulseront les agences impérialistes et social-impérialiste.

    la démocratie, la liberté. Elles doivent bénéficier au peuple qui exercera la plus ferme dictature sur les exploiteurs. Nous aurons une « démocratie nouvelle » fondée sur l’alliance de la paysannerie et de la classe ouvrière avec toutes les classes exploitées sous la direction du prolétariat.

    Le pain, la paix, la terre, la démocratie, la liberté, l’indépendance pour les colonies et pour le Portugal, tels sont les six objectifs de notre programme.

    Question : vous êtes actuellement dans la phase de révolution démocratique et populaire caractérisée par ces six mots d’ordre. Avec le renversement de l’Etat capitaliste monopoliste, cette phase prend fin, et s’ouvre l’étape suivante, celle de la révolution socialiste, n’est-ce pas ?

    Réponse : oui, la révolution populaire armée établira un Etat de type nouveau, démocratique et populaire. Ce pouvoir doit être dirigé par la classe ouvrière. C’est une condition pour qu’on puisse passer à l’étape du socialisme, à la transformation de l’Etat démocratique et populaire en un Etat socialiste.

    Question : avec un programme adéquat à cette nouvelle étape ?

    Réponse : c’est cela, un programme socialiste.

    Question : que représente la Constituante dans la stratégie de la bourgeoisie ?

    Réponse : la politique bourgeoise obéit en ce moment à deux nécessités : la première est d’empêcher par la répression que les marxistes-léninistes puissent conquérir la direction des luttes ; la seconde est de mettre fin à la crise en imposant une trêve dans la lutte des classes au moyen des élections pour l’Assemblée Constituante.

    Que ces élections aient lieu ou non cela dépend d’événements à venir. La Révolution est à l’ordre du jour. La bourgeoisie ne peut plus gouverner, la classe ouvrière s’y prépare.

    Nous devons être prêts à faire face à tous développements futurs, qu’ils viennent de la contre-révolution ou des masses populaires. Il est néanmoins vrai que les élections entraîneront une trêve sociale. Elles sont une manœuvre de la bourgeoisie pour enrayer le mouvement populaire. Stratégiquement, la position des marxistes-léninistes est que cette Assemblée aussi bien que l’Etat, doivent être détruits.

    C’est pourquoi nous travaillons au développement de la lutte révolutionnaire, à l’approfondissement de la crise. Ceci dit, tactiquement nous devons tenir compte des illusions que nourrissent les masses en ce qui concerne l’Assemblée Constituante.

    Elles s’intéresseront aux élections si elles ont lieu. Notre devoir est d’y participer, de profiter de toutes les tribunes pour présenter notre programme, démasquer la manœuvre des élections, élever la conscience des masses. Ce serait les abandonner à l’influence de la bourgeoisie que de ne pas participer à la campagne.

    Il faut dire que les nouvelles lois qui réglementent les élections et les partis sont aussi antipopulaires et scélérates que les précédentes. Elles sont conçues pour éliminer les marxistes-léninistes. Même si un parti obtient la majorité dans une, deux ou trois circonscriptions, il ne peut être représenté à l’Assemblée s’il n’a obtenu 5% des voix dans tout le pays.

    De plus, la bourgeoisie a fabriqué une loi qui oblige les partis politiques à donner cinq mille noms à la police pour s’inscrire aux élections. Mais les masses populaires s’offriront pour donner ces cinq mille signatures et même plus. Notre parti pourra ainsi protéger son épine dorsale, son appareil politique central, contre les tentatives de la bourgeoisie pour le connaître afin de le détruire.

    La question de la légalisation juridique de notre mouvement ou du parti (au cas où celui-ci existerait à ce moment) n’a rien à voir avec la question de la fondation du parti.

    Cette dernière est une question politique qui sera tranchée par la classe ouvrière et n’est pas soumise aux conditions de la bourgeoisie. Notre mouvement se transformera en Parti quand les conditions politiques établies par son C.C. seront réunies.

    Question : parle-nous de la campagne que vous avez lancée pour réunir les signatures nécessaires à la légalisation de votre mouvement.

    Réponse : nous avons entamé cette campagne d’adhésions populaires dans un grand meeting de masse le vendredi 22 novembre au Pavillon des Sports à Lisbonne. Après avoir expliqué notre politique devant plus de dix mille personnes nous leur avons demandé de souscrire des bulletins d’adhésion que nous avions mis à leur disposition. Il y eut plus de deux mille adhésions. Nous sommes sûrs de pouvoir réunir bien plus que les cinq mille signatures nécessaires au cours des réunions qui auront lieu dans tout le pays.

    Question : tu as parlé de l’insurrection populaire et des préparatifs de contre-révolution armée. Les révisionnistes font un grand battage en comparant la situation portugaise et la situation chilienne. Qu’en est-il de la violence révolutionnaire de masse, dès l’étape actuelle au Portugal ?

    Réponse : avec le développement de la révolution apparaîtra la nécessité d’armer le peuple et d’organiser sa violence. Nous envisageons le moment où la révolution cessera de se développer pacifiquement. A ce moment les marxistes-léninistes devront être prêts à prendre la tête d’une armée populaire. Au Portugal la révolution ne l’emportera pas dans des délais courts comme en Russie. Nous aurons une guerre populaire prolongée, principalement parce qu’à cette phase l’intervention de l’impérialisme est Inévitable.

    Question : que penses-tu de la lutte des deux superpuissances pour le Portugal ?

    Réponse : un nouveau Munich se prépare à la suite de la conférence de « Sécurité européenne ». Le développement de la révolution dans des pays dominés jusque-là sans partage par les Etats-Unis (Grèce, Espagne, Portugal) a fait reculer leur influence alors que se renforçait celle du social-impérialisme.

    Le danger d’un coup d’Etat impérialiste ou social-impérialiste guette notre peuple. Les deux superpuissances sont unies pour empêcher la révolution tout en se disputant notre patrie. Kissinger a menacé le président de la Junte militaire de lui tirer le tapis sous les pieds. Il a déclaré à des dirigeants européens que les Etats-Unis interviendraient « au cas où la situation deviendrait très grave ».

    Si une telle éventualité se matérialisait, le peuple portugais aurait besoin du soutien le plus total des autres peuples européens dans sa lutte patriotique. D’ores et déjà celle-ci revêt la plus haute importance.

    Question : vous avez émis l’hypothèse que cette agression pourrait venir de forces militaires espagnoles ?

    Réponse : oui. Nous ne pouvons savoir comment cette intervention sera déclenchée concrètement. Une chose est sûre, pour défendre « les intérêts et les citoyens américains », il y a plusieurs moyens d’intervenir : débarquer des marines, bombarder, envahir avec des mercenaires portugais, etc.

    Les agents de la CIA préparent et arment en ce moment en Espagne des milliers d’agents de la Pide qui s’entraînent près de la frontière conjointement avec des mercenaires d’autres pays. Ils bénéficient de la complicité des autorités espagnoles. La possibilité d’une invasion venue d’Espagne avec l’aide de l’armée fasciste, ou son intervention directe, ne doit pas être exclue.

    Question : face à cette situation quel soutien internationaliste attendez-vous de la part des progressistes, des révolutionnaires, des marxistes-léninistes européens ?

    Réponse : la tempête révolutionnaire s’approche en Europe où éclatent constamment des révoltes contre l’exploitation capitaliste, l’impérialisme américain, le social-impérialisme.

    L’ampleur de ces luttes, fruit de la crise générale de l’impérialisme, ira croissant. Notre pays occupe une place particulière dans cette situation parce que la révolution y est à l’ordre du jour. La lutte des classes y est arrivée à un stade très aigu où la classe ouvrière doit envisager de pouvoir gouverner alors que la bourgeoisie n’est plus en état de le faire.

    Notre combat peut comporter des enseignements pour l’ensemble du mouvement ouvrier européen. L’issue des batailles décisives qui seront livrées au Portugal affectera la lutte des classes en Europe. Depuis la création de notre mouvement, la classe ouvrière portugaise a su accomplir ses devoirs internationalistes et a la ferme intention de continuer à le faire.

    En retour, nous sommes sûrs de pouvoir compter sur le soutien de la classe ouvrière et sur celui des marxistes-léninistes qui dirigent ses luttes en Europe. Ce soutien sera de la plus haute importance pour la révolution au Portugal. A son tour la victoire de cette révolution apportera une grande contribution au développement de la révolution prolétarienne en Europe et dans les autres parties du monde.

  • 1er mai 2021 : la révolution mondiale est la réponse à la crise générale du capitalisme !

    En ce premier mai 2021, nous tenons à réaffirmer qu’une grande transformation historique s’est opérée l’année dernière avec l’irruption de la maladie COVID-19. Il s’agit en effet d’une expression à la fois brutale et mondiale de la contradiction entre les villes et les campagnes rendue explosive en raison du développement du capitalisme.

    Cette contradiction joue désormais un rôle essentiel dans la situation historique que nous vivons, comme en témoignent le réchauffement climatique, l’asservissement de milliards d’animaux, la destruction des espaces naturels et de la vie sauvage, la pollution, l’urbanisation dans une forme à la fois chaotique et irrespirable.

    La contradiction entre les villes et les campagnes rejoint celle entre le travail manuel et le travail intellectuel, que le capitalisme a déjà développé au plus haut point, avec une exploitation toujours plus raffinée apportant une terrible aliénation dans les activités menées dans le cadre du salariat.

    La situation se caractérise de la manière suivante : le capitalisme triomphant ne sait plus comment s’étendre, il pratique la fuite en avant, cherchant à façonner l’ensemble de la Biosphère selon ses besoins, à structurer les mentalités dans un sens qui lui soit encore plus favorable, à intégrer la moindre initiative dans quelque domaine que ce soit, en le détournant vers le subjectivisme et la corruption, afin d’ouvrir de nouveaux marchés.

    Le capitalisme n’est plus que destruction, déformation, exploitation, aliénation. Et la crise sanitaire a ajouté du déséquilibre au déséquilibre, faisant passer un cap au capitalisme, enrayant son expansion qui l’a puissamment renforcé ces dernières années.

    Autrement dit, la contradiction entre les villes et les campagnes et celle entre le travail manuel et le travail intellectuel, portées à un si haut degré de développement, ont abouti à la crise générale du capitalisme, c’est-à-dire à une situation où l’expansion du capitalisme ne peut plus que passer par la restructuration aux dépens du tissu prolétarien et par la guerre impérialiste pour le repartage du monde.

    Nous tenons bien à insister sur ce caractère nouveau, avec en toile de fond la question du rapport entre l’humanité et la Biosphère qu’est la Terre. La situation actuelle n’est pas une aggravation quantitative de la « mondialisation », ni un sous-produit de la « crise financière de 2008 », ou quoi que ce soit de ce genre. C’est l’expression de toute une expansion ayant atteint sa limite, au niveau planétaire.

    En tant que communistes de Belgique et de France, deux pays impérialistes, nous avons pu voir que la vie quotidienne a toujours été plus déformée ces dernières décennies par le 24 heures sur 24 du capitalisme, que l’expansion capitaliste a trouvé de nouveaux terrains par la force, la persuasion ou la corruption, que la croissance capitaliste a été effrénée.

    Depuis les années 1990, la systématisation du capitalisme s’est déroulée à travers un incroyable nombre de formes, depuis les fast-foods jusqu’à Facebook et Instagram, depuis les modes vestimentaires jusqu’au cinéma et les séries, depuis les sports jusqu’aux expressions artistiques et notamment le pseudo « art contemporain », depuis la pornographie jusqu’aux drogues dites récréatives.

    Les progrès technologiques, la transformation de la Chine en atelier puis en usine du monde, l’intégration des pays de l’Est européen… ont donné un élan formidable au capitalisme, étouffant la proposition historique communiste, asséchant les rébellions, démolissant le patrimoine révolutionnaire, affectant particulièrement le tissu prolétarien.

    Le terme de « mondialisation » est erroné car le capitalisme ne s’est pas développé que dans l’espace : le moindre interstice de la vie quotidienne des gens a été occupé de manière généralisée par le capitalisme, tout leur temps subit les assauts du capitalisme. L’exploitation systématisée s’accompagne d’une aliénation généralisée.

    Mais la base même du développement capitaliste est rentrée en conflit avec la réalité et ses exigences ; la crise sanitaire montre que le capitalisme est incompatible avec un développement rationnel de l’humanité et de manière plus générale avec une vie naturelle sur Terre. C’est tout ce processus qui touche à sa fin et appelle à un dépassement, dans une réponse qui ne peut être que mondiale.

    Avec la crise sanitaire, l’humanité entière connaît une même actualité, des mêmes défis ; les questions sont posées à l’échelle mondiale et exigent une réponse à cette échelle. C’est là une situation nouvelle, qui n’a d’équivalent qu’avec la révolution d’Octobre 1917, au moment de la première crise générale du capitalisme.

    C’est là-dessus qu’il faut se fonder. La bourgeoisie favorise le subjectivisme, l’égoïsme, l’égocentrisme, et pousse dans le sens d’une bataille générale pour le repartage du monde, pour l’appauvrissement des masses populaires ; le prolétariat exige l’unification mondiale de l’humanité, l’organisation rationnelle de la société sur la base de la planification, la réalisation de la démocratie à tous les niveaux, la culture fondée sur le réalisme, la vision matérialiste dialectique du monde.

    Face aux restructurations, l’autonomie prolétarienne ! Face au fascisme, le Front démocratique populaire ! Face à la guerre impérialiste, la guerre populaire mondiale !

    La révolution mondiale est la réponse à la crise générale du capitalisme !

    Centre Marxiste-Léniniste-Maoïste de Belgique

    Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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  • L’expansionnisme russe anti-ukrainien et sa base idéologique « eurasienne »

    Né en 1962, Alexandre Douguine est le principal théoricien nationaliste russe ; il avait notamment fondé en 1993, avec Edouard Limonov, le Parti national-bolchevique. Son importance idéologique est ensuite devenue immense dans la vision du monde de l’expansionnisme russe en général.

    Alexandre Douguine fournit en effet les éléments idéologiques justifiant l’ensemble des manœuvres russes pour satisfaire ses ambitions et permettre de former des alliances en ce sens. Et l’idée de base est relativement simple, même si elle est ornée de justifications métaphysiques, religieuses, mystiques, etc.

    La Russie ne serait pas un pays, mais un pays continent, où viendrait s’enliser tout ce qui vient des États-Unis. Cela signifie que tout ce qui s’oppose aux États-Unis doit, logiquement, venir s’appuyer sur la Russie, entrer en convergence avec elle.

    C’est un appel ouvert aux pays capitalistes de moyenne taille cherchant à s’arracher à l’hégémonie américaine, tels l’Allemagne et la France, mais aussi aux pays semi-féodaux semi-coloniaux, telle la Turquie, l’Iran ou encore la Syrie.

    Mais c’est surtout un moyen de s’étendre territorialement, comme avec le Donbass et la Transnistrie.

    L’Eurasie ou la Russie comme continent

    Dans la conception d’Alexandre Douguine, la Russie aurait été irriguée par les invasions asiatiques et est ainsi devenue porteuse d’une psychologie impériale supra-nationale, de type conservatrice « révolutionnaire ».

    Le vaste territoire impliquerait la psychologie de la conquête, de l’expansion, d’une virilité guerrière ; l’existence de multiples communautés au sein de ce vaste territoire s’associerait à l’idée de petites sociétés conservatrices repliées sur elles-mêmes au sein de l’empire.

    La Russie, cœur d’un large territoire appelé « l’Eurasie », mêlerait ainsi les religions catholique orthodoxe et musulmane, dans un élan communautaire opposé à l’esprit insulaire de la Grande-Bretagne et des États-Unis, bastion du protestantisme « matérialiste » et individualiste.

    Le bien serait porté par la Russie ancrée dans la terre, le mal serait porté par les Anglo-saxons et leur puissance maritime.

    Une lecture apocalyptique

    La conception « eurasienne » se fonde directement sur le catholicisme orthodoxe avec une insistance très grande sur la dimension apocalyptique. On est, tout comme dans le national-socialisme, dans la tentative de fournir l’idée d’une révolution totale… mais de manière contre-révolutionnaire.

    Voici comment Alexandre Douguine présente sa vision à une revue conservatrice révolutionnaire belge en 1991 :

    « Après la perestroïka, il adviendra un monde pire encore que celui du prolétarisme communiste, même si cela doit sonner paradoxal.

    Nous aurons un monde correspondant à ce que l’eschatologie chrétienne et traditionnelle désigne par l’avènement de l’Antéchrist incarné, par l’Apocalypse qui sévira brièvement mais terriblement. Nous pensons que la “deuxième religiosité” et les États-Unis joueront un rôle-clef dans ce processus.

    Nous considérons l’Amérique, dans ce contexte précis, non pas seulement dans une optique politico-sociale mais plutôt dans la perspective de la géographie sacrée traditionnelle. Pour nous, c’est l’île qui a réapparu sur la scène historique pour accomplir vers la fin des temps la mission fatale.

    Tout cela s’aperçoit dans les facettes occultes, troublantes, de la découverte de ce continent, juste au moment où la tradition occidentale commence à s’étioler définitivement. Sur ce continent, les positions de l’Orient et de l’Occident s’inversent, ce qui coïncide avec les prophéties traditionnelles pour lesquelles, à la fin des temps, le Soleil se lèvera en Occident et se couchera en Orient. »

    L’eurasisme originaire renversé

    L’eurasisme n’a pas été inventé par Alexandre Douguine, qui développe son point de vue au tout début des années 1990.

    C’est initialement une conception délirante provenant de milieux ultra-conservateurs à la fin du XIXe siècle, comme le moine Constantin Léontiev qui voit en « l’asiatisme » un support à la religion catholique orthodoxe face au monde moderne, alors que l’historien Nikolaï Danilevski pense que ce support se trouve à l’opposé dans le panslavisme (« La Russie et l’Europe », 1869).

    Le baron Roman von Ungern-Sternberg tenta, pendant la guerre civile suivant la révolution russe, de former une armée blanche nommée la « division sauvage » au moyen de cavaliers de la partie asiatique de la Russie, dans un syncrétisme orthodoxe-bouddhiste littéralement apocalyptique d’ailleurs soutenu par le Dalaï-Lama.

    Puis cet espoir de revivifier le conservatisme russe au moyen d’un soutien extérieur a été développé par des émigrés russes fuyant la révolution d’Octobre 1917 établis en Bulgarie.

    Le géographe et économiste Piotr Savitsky, le pionnier de cette idéologie, considérait que l’Eurasie était un « lieu de développement » façonnant un mode de pensée continental, non océanique, les Russes passant dans l’esprit des steppes grâce aux Mongols.

    On trouve à ses côtés le linguiste Nikolai Troubetskoï, le théologien Georges Florovski, le critique musical Piotr Suvchinski ; ce groupe publia en 1921 Exode vers l’Orient, renversant les arguments anti-bolcheviks des sociaux-démocrates occidentaux. Ceux-ci accusaient les bolcheviks, c’est-à-dire les sociaux-démocrates russes, d’être trop orientaux dans leur approche ; les eurasistes affirmèrent que les bolcheviks ne l’étaient pas assez.

    Des émigrés russes à Prague développèrent la même année une conception très similaire, avec la publication commune Orientations ; ce fut également le cas de George Vernadsky, le fils de l’immense savant Vladimir Vernadsky, qui devint professeur d’université aux États-Unis.

    Après 1991, cette idéologie fut récupérée par le régime post-soviétique… Cependant, l’eurasisme est renversé. Alors qu’initialement il s’agissait de soutenir la Russie en appuyant son propre conservatisme par des aides extérieures, asiatiques, désormais la Russie se veut le bastion du conservatisme prêt à épauler les autres.

    Une idéologie impériale

    L’eurasisme a un aspect impérial : la Russie serait le seul moyen, de par son poids, de s’opposer au « monde moderne ». Il faut donc se tourner vers elle, d’autant plus qu’elle serait naturellement encline à abriter des communautés très différentes.

    L’eurasisme s’oppose ainsi aux affirmations nationales, il est d’ailleurs de ce fait résolument opposé au romantisme slave. Il affirme une logique communautaire, où une sorte d’empire protège ses communautés intérieures vivant selon ses valeurs traditionnelles.

    La Tchétchénie, avec son président qui est polygame, revendique son identité islamique précisément au nom d’une telle intégration communautaire dans une Russie « continent ».

    Il ne s’agit pas d’une idéologie de type nationaliste classique, mais d’une logique impériale-syncrétiste, ce qui fait que n’importe qui n’importe où en Europe ou en Asie peut prétendre que « sa » communauté doit relever de l’approche eurasienne.

    De manière « philosophique », on peut dire que les tenants de l’Eurasie opposent un espace au temps du libéralisme : c’est un anti-capitalisme romantique, une révolte irrationaliste contre le monde moderne.

    Le « récentisme », une variante de l’eurasisme

    Les « récentistes » sont un aspect de l’idéologie eurasiste. Ce sont des illuminés affirmant que la chronologie historique telle qu’on la connaît est fausse ; les civilisations antiques auraient en réalité existé durant le moyen-âge et c’est au 16e-17e-18e siècles qu’il y aurait eu une réécriture du passé.

    Il y aurait ainsi au moins 800 années d’événements en trop ; la guerre de Troie serait en réalité une écriture poétique des Croisades, Jésus aurait été crucifié au 11e siècle, les Hittites seraient les Goths, Salomon serait le Sultan ottoman Soliman le Magnifique, etc.

    Le fondateur du récentisme est le mathématicien russe de haut niveau, Anatoli Fomenko, né en 1945, qui affirme qu’il faut étudier l’histoire au moyen des statistiques, notamment afin d’éviter les « copies fantômes » relatant les mêmes faits historiques de manière « différente ».

    Prenant par exemple les textes historiques de la Rome antique et de la Rome médiévale de manière statistique, il les compare et considère par exemple que la première est une « copie » de la seconde.

    Et il explique que la falsification de la chronologie historique vise à « cacher » que, jusqu’à la fin du moyen-âge, le monde avait comme base une « horde russe » de type slave et mongole, qui aurait d’ailleurs même colonisé l’ouest américain ! Les Ukrainiens, les Mongols, les Turcs… seraient une composante historique de cette « horde russe ».

    Le récentisme, idéologie relativiste jusqu’au délire, est le prolongement de l’eurasisme comme vision « civilisationnelle », où la Russie serait à travers l’Eurasie la vraie porteuse de la civilisation. L’Histoire est réécrite s’il le faut.

    Le club d’Izborsk et les milieux du pouvoir

    L’eurasisme ne réécrit pas seulement l’Histoire passée : il prône des orientations dans le temps présent, ce qui est sa véritable fonction en tant qu’idéologie justifiant l’expansionnisme russe. Un élément-clef est ici joué par le Club d’Izborsk.

    Izborsk est une localité du nord-ouest de la Russie où l’on trouve des tumulus slaves du 6e siècle et une forteresse historique ayant entre le 12e et le 16 siècle résisté à huit sièges. C’est un symbole de la « résilience » russe, de son caractère « imprenable ».

    Le Club d’Izborsk, qui est très lié à Vladimir Poutine et dont fait partie Alexandre Douguine, est le lieu de synthèse « géopolitique » de l’eurasisme. C’est là où sont produits les conceptions concrètes de l’eurasisme, les objectifs d’un expansionnisme agressif au nom d’un « traditionalisme technocratique», qui « allie modernisation technologique et conservatisme religieux ».

    Le club dit d’ailleurs ouvertement que :

    « Le club d’Izborsk est inclus dans des réseaux de pouvoir influents qui lui permettent de diffuser ses idées. En juillet 2019, le président du club, Alexander Prokhanov, a été invité au Parlement pour projeter son film « Russie – Une nation de rêve », dans lequel il promeut sa vision d’une mythologie scientifique et spirituelle nationale.

    Le club d’Izborsk est également proche de personnalités clés de l’élite conservatrice, comme l’oligarque monarchiste Konstantin Malofeev ou le directeur de l’agence [spatiale] Roskosmos, Dmitri Rogozin. Enfin, il est proche du cœur du complexe militaro-industriel. Témoin de ces liens, le bombardier à missiles stratégiques Tupolev Tu95-MK, qui a été baptisé Izborsk en 2014. »

    Ce club a publié une déclaration à sa fondation en janvier 2013 :

    « Afin de prévenir une catastrophe imminente, nous appelons tous les hommes d’État qui apprécient l’avenir de la Russie à agir comme un front patriotique et impérial uni, opposé à l’idéologie libérale de la mondialisation et à ses adhérents qui agissent dans l’intérêt de nos ennemis géopolitiques.

    L’aspect le plus important de notre unité est la compréhension correcte de la difficile situation actuelle.

    La Russie a besoin d’une fusion de deux énergies puissantes issues des idéologies « rouge » et « blanche » du patriotisme russe. Cette fusion implique l’introduction dans la structure et le système de l’activité de l’État d’un puissant élément de justice sociale hérité de l’URSS, et un retour aux valeurs orthodoxes – spiritualité chrétienne et universalité de la Russie traditionnelle.

    Une telle synthèse rendra notre pays et notre puissance invincibles, nous permettra d’offrir à l’humanité une voie universelle de développement social basée sur l’expérience de la civilisation russe. »

    Une idéologie d’alliance

    Si l’on regarde les idéologies des « républiques populaires » de Donetzk et Lougansk dans le Donbass, elles témoignent dans un mélange de religiosité orthodoxe et de nostalgie « soviétique » sur un mode impérial. Elles sont dans la ligne droite du Club d’Izborsk et de l’eurasisme.

    Un militaire français engagé comme volontaire dans les forces armées de la « République populaire » de Donetzk présente de la manière suivante la mentalité des combattants :

    « Ici, les fantasmes hégémoniques d’une Russie blanche, d’un empire soviétique, d’une Europe chrétienne sont incompatibles avec la réalité d’un front où se battent ensemble dans la même tranchée des européens, caucasiens, ouzbeks, tatars, tchétchènes, asiatiques, des orthodoxes, musulmans, païens, athées, des communistes, nationaux-bolcheviques, impériaux, cosaques, anarchistes etc. »

    Il est du propre de l’eurasisme de considérer que l’idéologie est un moteur idéaliste personnel et que la question concrète est celle d’un « front » anti-libéral. C’est valable au niveau des États : en 2014 a été fondée l’Union économique eurasiatique avec la Biélorussie, le Kazakhstan et la Russie, rejoints par l’Arménie ; les idéologies des États biélorusse, russe et kazakh sont directement « eurasiennes » d’ailleurs.

    Ces États se veulent les bastions d’un conservatisme impénétrable à « l’occidentalisme », avec un idéalisme conservateur. Et cet anti « occidentalisme » serait populaire et donc révolutionnaire.

    Il n’est pas difficile ici de voir justement qu’en Europe il existe de nombreuses structures « conservatrices » mais « révoltées » qui convergent directement avec l’eurasisme (comme en France La France Insoumise, le PRCF, l’hebdomadaire Marianne, Égalité & Réconciliation), ou bien convergent avec malgré des réticences concernant l’Islam (le Vlaams Belang en Belgique, Marine Le Pen en France).

    La question de l’alliance avec les républiques séparatistes en Ukraine a cependant amené le premier grand défi.

    Alexandre Douguine et la partition de l’Ukraine

    Dans une interview de 2014 à une revue conservatrice autrichienne, Alexandre Douguine expliqua que l’Ukraine était condamnée, en raison de l’appel de l’eurasisme pour sa « meilleure » partie.

    C’est là très exactement l’idéologie de l’expansionnisme russe aux dépens de l’Ukraine.

    Il dit :

    « Professeur Douguine, le 1er janvier 2015, l’Union Économique Eurasienne deviendra une réalité. Quel potentiel détient cette nouvelle organisation internationale ?

    L’histoire nous enseigne que toute forme d’intégration économique précède une unification politique et surtout géopolitique. C’est là la thèse principale du théoricien de l’économie allemand, Friedrich List, initiateur du Zollverein (de l’Union douanière) allemand dans la première moitié du XIXe siècle.

    Le dépassement du « petit-étatisme » allemand et la création d’un espace économique unitaire, qui, plus tard, en vient à s’unifier, est toujours, aujourd’hui, un modèle efficace que cherchent à suivre bon nombre de pays.

    La création de l’Union Économique Eurasienne entraînera à son tour un processus de convergence politique. Si nous posons nos regards sur l’exemple allemand, nous pouvons dire que l’unification du pays a été un succès complet : l’Empire allemand s’est développé très rapidement et est devenu la principale puissance économique européenne.

    Si nous portons nos regards sur l’Union Économique Eurasienne, on peut s’attendre à un développement analogue. L’espace économique eurasien s’harmonisera et déploiera toute sa force. Les potentialités sont gigantesques.

    Toutefois, après le putsch de Kiev, l’Ukraine n’y adhérera pas. Que signifie cette non-adhésion pour l’Union Économique Eurasienne ? Sera-t-elle dès lors incomplète ?

    Sans l’Est et le Sud de l’Ukraine, cette union économique sera effectivement incomplète. Je suis d’accord avec vous.

    Pourquoi l’Est et le Sud ?

    Pour la constitution d’une Union Économique Eurasienne, les parties économiquement les plus importantes de l’Ukraine se situent effectivement dans l’Est et le Sud du pays.

    Il y a toutefois un fait dont il faut tenir compte : l’Ukraine, en tant qu’État, a cessé d’exister dans ses frontières anciennes.

    Que voulez-vous dire ?

    Nous avons aujourd’hui deux entités sur le territoire de l’Ukraine, dont les frontières passent exactement entre les grandes sphères d’influence géopolitique. L’Est et le Sud s’orientent vers la Russie, l’Ouest s’oriente nettement vers l’Europe.

    Ainsi, les choses sont dans l’ordre et personne ne conteste ces faits géopolitiques. Je pars personnellement du principe que nous n’attendrons pas longtemps, avant de voir ce Sud et cet Est ukrainiens, la “nouvelle Russie”, faire définitivement sécession et s’intégrer dans l’espace économique eurasien.

    L’Ouest, lui, se tournera vers l’Union Européenne et s’intégrera au système de Bruxelles. L’État ukrainien, avec ses contradictions internes, cessera pratiquement d’exister. Dès ce moment, la situation politique s’apaisera. »

    Alexandre Douguine prônait ainsi que les séparatistes pro-russes en Ukraine établissent une « Nouvelle Russie » dans tout l’Est du pays. Ce fut même le plan initial du séparatisme pro-russe.

    Toutefois, les défaites militaires amenant une perte de territoire et de ce fait l’incapacité à conquérir la partie orientale de l’Ukraine amena un « gel » en 2015 du projet, alors qu’en novembre 2014 est limogé le gouverneur de la « République populaire » de Donetzk, Pavel Goubarev.

    Alexandre Douguine fut parallèlement mis de côté en Russie, considéré comme allant trop loin dans la logique du conflit avec l’occident, nuisant ainsi à une partie des oligarques profitant largement du capitalisme occidental.

    Alexandre Douguine au club d’Izborsk

    Dans un article du 9 avril 2021 pour le club d’Izborsk, intitulé « La géopolitique de la Nouvelle-Russie sept ans après », Alexandre Douguine formule le point de suivant au sujet de la crise du Donbass :

    « En 2014, c’est-à-dire il y a 7 ans, la Russie a fait une énorme erreur de calcul. Poutine n’a pas utilisé la chance unique qui s’est présentée après [la révolte pro-occidentale de la place] Maidan, la prise de pouvoir de la junte à Kiev et la fuite de Ianoukovitch en Russie. Cohérent dans sa géopolitique, le Président n’a pas été fidèle à lui-même cette fois-ci. Je le dis sans aucune réjouissance, mais plutôt avec une profonde douleur et une rage sincère.

    Cette occasion manquée a été appelée « Novorossiya » [Nouvelle-Russie, un nouvel « État » dans l’Est de l’Ukraine], « printemps russe », « monde russe ». Sa signification était la suivante :

    – Ne pas reconnaître la junte de Kiev, qui avait pris le pouvoir lors d’un coup d’État violent et illégal, – demander à [Viktor] Ianoukovytch [alors président ukrainien et destitué lors de l’Euromaïdan] de se lever pour restaurer l’ordre constitutionnel, – soutien au soulèvement dans l’est de l’Ukraine,

    – introduction de troupes à la demande du président légitime (modèle Assad),

    – établir le contrôle sur la moitié du territoire ukrainien,

    – mouvement sur Kiev (…).

    Le rejet d’un tel développement était motivé par un « plan astucieux ». Sept ans plus tard, il est clair qu’il n’y avait, hélas, aucun « plan astucieux ». Ceux qui l’ont préconisé étaient des scélérats et des lâches (…). C’est alors, et précisément pour ma position sur la Novorossiya, que le Kremlin m’a envoyé en disgrâce. Qui dure jusqu’à aujourd’hui (…).

    Le projet Novorossiya a été esquissé par Poutine lui-même, mais il a immédiatement été abandonné (…). La Syrie a été une manœuvre géopolitique réussie et correcte, mais elle n’a en rien supprimé ou sauvé l’impasse ukrainienne. Une victoire tactique a été obtenue en Syrie. C’est bien.

    Mais pas aussi important qu’une transition vers un effort eurasien complet pour restaurer une puissance continentale. Et cela ne s’est pas produit. La Nouvelle-Russie était la clé (…).

    Aujourd’hui, après l’arrivée brutale de Biden à la Maison Blanche, les choses sont revenues là où elles s’étaient arrêtées en 2014 (…).

    Seule l’armée ukrainienne a pu, en 7 ans, se préparer, se rapprocher de l’adhésion à l’OTAN et élever une génération entière de russophobes radicaux. Pendant tout ce temps, le Donbass a été dans un état de flottement. Oui, il y a eu de l’aide ; sans elle, il n’aurait tout simplement pas survécu. Mais pas plus que ça (…).

    Au cours des 20 dernières années, la Russie a tenté de trouver un équilibre entre deux vecteurs :

    – continental-patriotique et

    – modéré-occidental.

    Il y a 20 ans déjà, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, j’ai écrit que cet exercice d’équilibre serait extrêmement difficile et qu’il valait mieux choisir l’Eurasie et la multipolarité. Poutine a rejeté – ou plutôt reporté indéfiniment – le continentalisme ou s’en rapproche au rythme d’un petite cuillère par heure.

    Ma seule erreur a été de suggérer qu’une telle tiédeur ne pouvait pas durer longtemps. C’est possible et c’est toujours le cas. Mais tout a toujours une fin. Je ne suis pas sûr à 100% que c’est exactement ce qui se passe actuellement, mais il y a une certaine – et très significative – possibilité (…).

    Je dis simplement que si Kiev lance une offensive dans le Donbass, nous n’aurons pas la possibilité d’éviter l’inévitable.

    Et si la guerre ne peut être évitée, elle ne peut être que gagnée.

    Ensuite, nous reviendrons sur ce qui a été décrit en détail dans le livre « Ukraine. Ma guerre » – c’est-à-dire à la Novorossiya, le printemps russe, la libération finale de la sixième colonne [=« c’est-à-dire les libéraux au pouvoir, les oligarques et une partie importante, sinon la majorité, de l’élite russe qui, bien que formellement loyale au cours patriotique du président Poutine, est organiquement liée à l’Occident], la renaissance spirituelle complète et finale de la Russie. C’est un chemin très difficile. Mais nous n’avons probablement pas d’autre issue. »

    Pas d’espace pour l’Ukraine

    La ligne dure appliquée par la Russie au début avril 2021 indique un retour à la ligne d’Alexandre Douguine. On est dans une perspective annexionniste agressive, plus dans une temporisation comme choisie en 2014. C’est bien évidemment la crise générale qui est la source du renforcement de la fraction la plus agressive de l’expansionnisme russe.

    Et dans une telle approche eurasiste, l’Ukraine n’a pas le droit à l’existence, pour deux raisons.

    La première tient à ce que dans une perspective purement « eurasiste », l’Ukraine est une petite Russie, une annexe, qui ne peut exister face au « libéralisme » que comme communauté inféodée à l’État-continent. L’expansionnisme russe peut en fait légitimer n’importe quelle subversion en prétendant que les forces « saines » prennent le dessus et qu’il s’agit de les soutenir – en attendant la suite.

    La seconde, c’est que la nature nationale ukrainienne n’est finalement qu’une sorte d’accident, de malentendu, la Russie étant le véritable noyau civilisationnel authentique.

    La Russie-continent s’imagine ainsi avoir une vocation expansionniste naturelle, allant de l’Atlantique à l’Oural. Et l’Ukraine est sur sa route.

  • L’origine du conflit Russie-Ukraine : la compétition entre l’expansionnisme russe et la superpuissance américaine

    Pour comprendre le conflit russo-ukrainien, il faut cerner ses deux aspects principaux. Il y a tout d’abord la tendance à la guerre, avec des interventionnismes américain et russe très marqués. Il y a ensuite les rapports historiques entre la Russie et l’Ukraine.

    La question du rôle du challenger

    Dans les années 1960-1970, Mao Zedong a considéré que l’URSS social-impérialiste était la principale menace pour la paix du monde. La raison en est que l’URSS était le challenger. La superpuissance américaine ayant l’hégémonie, elle cherche surtout à maintenir ses positions, alors que le challenger doit venir chercher le numéro un sur son terrain.

    Cela ne veut nullement dire que la superpuissance américaine ne poussait pas à la guerre. Néanmoins, la superpuissance soviétique était l’aspect principal de la contradiction entre superpuissances. On voit d’ailleurs que le pacte de Varsovie avait en 1982 pratiquement deux fois plus de tanks que l’OTAN, que l’URSS avait bien plus de têtes nucléaires que les États-Unis, etc.

    Le piège de Thucidyde

    L’universitaire américain Graham Allison, qui a été notamment conseiller de plusieurs secrétaires d’États (sous Reagan, Clinton et Obama) et est une figure des thinks tanks impérialistes américains, a publié en 2017 un ouvrage intitulé « Destinés à la guerre : l’Amérique et la Chine peuvent-elles échapper au piège de Thucydide ? ».

    Il se fonde sur l’ouvrage La Guerre du Péloponnèse de l’Athénien Thucydide, où on lit que « Ce qui rend la guerre inévitable était la croissance du pouvoir athénien et la peur qui en résultait à Sparte. » Plus qu’une analyse géopolitique, cela reflète surtout la ligne stratégique américaine.

    Car il ne faut pas confondre l’engrenage menant à la guerre et le caractère inéluctable de la guerre dans un cadre capitaliste, en raison de la nécessité du repartage du monde.

    Le caractère inéluctable de la guerre

    Staline, évaluant la situation, précise bien en 1952 dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS :

    « Il se peut que, les circonstances aidant, la lutte pour la paix évolue çà et là vers la lutte pour le socialisme, mais ce ne sera plus le mouvement actuel en faveur de la paix, mais un mouvement pour renverser le capitalisme.

    Le plus probable, c’est que le mouvement actuel pour la paix, c’est-à-dire le mouvement pour le maintien de la paix, contribuera, en cas de succès, à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir temporairement une paix donnée, à faire démissionner le gouvernement belliciste et à y substituer un autre gouvernement, disposé à maintenir provisoirement la paix. Cela est bien, naturellement. C’est même très bien.

    Mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer les guerres inévitables en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas, car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur. Par suite, l’inéluctabilité des guerres reste également entière. Pour supprimer le caractère inévitable des guerres, il faut détruire l’impérialisme. »

    On doit bien distinguer l’engrenage, qui peut porter sur tel ou tel point et est toujours relatif, de la tendance à la guerre qui est-elle absolue.

    Le conflit russo-ukrainien : la compétition impériale

    Il n’existe pas de conflit entre les peuples russe et ukrainien, qui historiquement sont fondamentalement liés. L’amitié entre les peuples a cependant été pris en étau par l’expansionnisme russe et par la superpuissance américaine.

    La Russie, dans un esprit chauvin où elle est de caractère « grand-russe », par opposition aux « petits-russes », a exigé la satellisation de la Biélorussie et de l’Ukraine. Les forces capitalistes bureaucratiques ont été soutenus, avec une oligarchie contrôlant des pays corrompus où l’opposition est écrasée.

    La superpuissance américaine avait-elle préparé le terrain pour mener une révolution idéologique et culturelle et donner naissance à sa propre couche capitaliste bureaucratique.

    Cet affrontement va provoquer la partition de l’Ukraine en 2014.

    Le conflit russo-ukrainien : le rôle américain

    En fait, à partir des années 1980, la superpuissance américaine a, depuis ses universités et surtout Harvard, proposé une relecture de l’histoire russo-ukrainienne des années 1920-1930.

    L’URSS aurait voulu briser l’Ukraine, et ce dès le départ. Elle aurait sciemment laissé des gens mourir de faim en Ukraine, afin de l’écraser nationalement.

    Il y aurait une extermination par la faim (« Holodomor » en ukrainien), coûtant la vie à entre entre 2,6 et 5 millions de personnes. Cette théorie a été reprise officiellement par l’État ukrainien après l’effondrement de l’URSS, avec une négation systématique de tout ce qui avait un rapport culturel ou historique avec le passé soviétique.

    Quant à l’historien américain James Mace, à la tête de la commission américaine sur la « famine en Ukraine » dans les années 1980, et le théoricien du prétendu « holodomor » servant à détruire l’Ukraine en tant que nation, il a été enterré en Ukraine, dans un cimetière dédié désormais aux « patriotes ».

    Et la rue de l’ambassade américaine à Kiev, auparavant rue de la Collectivisation puis Yuri Kotsyubinsky (du nom d’un renégat fusillé en 1937), a pris son nom en 2016.

    La théorie de l’holodomor

    L’idéologie de l’État ukrainien à partir du début des années 1990 est ainsi un pur produit américain. La nation ukrainienne aurait manqué d’être exterminé par l’URSS. L’historien américain James Mace résume cela ainsi en 1982 à Tel Aviv :

    « Pour centraliser le plein pouvoir entre les mains de Staline, il était nécessaire de détruire la paysannerie ukrainienne, l’intelligentsia ukrainienne, la langue ukrainienne, l’ukrainien, l’histoire telle que comprise par les Ukrainiens, pour détruire l’Ukraine en tant que telle… Le calcul est très simple et primitif : s’il n’y a pas de peuple, alors il n’y a pas de pays séparé, et par conséquent, il n’y a pas de problèmes. »

    On lit, dans cette optique nationale fantasmagorique, dans le document officiel de l’État ukrainien « Holodomor Le génocide en Ukraine 1932-1933, que :

    « LES FERMIERS UKRAINIENS n’ont pas été privés de nourriture dans le but de les obliger à rejoindre les fermes collectives ; le processus de la collectivisation bolchevique des terres était pratiquement achevé en été 1932.

    Le génocide par la famine a été volontairement dirigé dès l’origine contre la paysannerie ukrainienne en tant que noyau central de la nation ukrainienne qui aspirait à un État indépendant.

    Elle était gardienne des traditions séculaires d’une agriculture libre et détentrice de valeurs nationales ; l’un et l’autre contredisaient l’idéologie communiste et suscitaient l’hostilité débridée des dirigeants bolcheviks. »

    L’inanité de la théorie de l’holodomor

    Les tenants de cette fantasmagorie sont pourtant en même temps obligés de reconnaître que la systématisation de la langue ukrainienne date précisément des années 1920-1930, que l’ukrainisation généralisée a caractérisé la politique soviétique.

    Il n’y avait auparavant pas de presse ukrainienne, pas de maisons d’édition, le tsarisme écrasait l’Ukraine. Avec l’URSS, l’Ukraine s’affirme ouvertement sur le plan culturel et national. Il est donc absurde de constater cette affirmation et d’en même temps prétendre que l’URSS aurait voulu « anéantir » l’Ukraine. Il s’agit très clairement d’une interprétation façonnée par la superpuissance américaine afin de faire converger les multiples courants nationalistes ukrainiens.

    Le rapport historique entre l’Ukraine et la Russie

    Le rôle de la Russie n’est pas moins pervers que celui de la superpuissance américaine. En effet, la Russie abuse des liens culturels et historiques.

    Car l’Ukraine est « russe » autant que la Biélorussie et la Russie. La première structure étatique est d’ailleurs la Rus’ de Kiev, qui a existé du 9e au 13e siècle. Elle s’est effondrée sous les coups des Mongols. Il y a alors, pour simplifier, trois forces dans la région :

    – un bloc polonais-lituanien-biélorusse-ukrainien, qui existe jusqu’en 1795 comme grand-duché de Lituanie puis République des Deux Nations ;

    – une Ukraine cherchant à se libérer de la domination du premier bloc, tout en étant la cible régulière des Tatars passant par la Crimée ;

    – un bloc russe avec la grande-principauté de Moscou qui parvient à supprimer le joug mongol pour former un tsarat qui ne va pas cesser de s’agrandir, notamment aux dépens du khanat de Sibérie.

    La Pologne, qui aujourd’hui se présente comme un martyr de l’Histoire, a ainsi en fait été une grande puissance visant à l’hégémonie régional, allant jusqu’à occuper Moscou au début du 17e siècle.

    Les Ukrainiens devaient quant à eux choisir un camp. Le chef des cosaques, Bogdan Khmelnitski, fit alors le choix de la Russie, après s’être rebellé contre la noblesse polonaise.

    Le traité de Pereïaslav de 1654 marque alors littéralement la fusion de l’histoire russe et ukrainienne, comme peuples « russes » parallèles.

    Le conflit russo-ukrainien : le rôle russe

    L’expansionnisme russe abuse cette histoire « russe » parallèle de manière complète, avec une démagogie sans limites. Elle le fait dans une optique grand-russe, où l’Ukraine ne serait jamais qu’une petite-Russie ne pouvant exister sans sa réelle base historique. Elle diffuse un ardent nationalisme en Russie.

    Et aux gens en Ukraine qui sont attachés à la Russie, car il s’agit de deux peuples frères, elle dit que ne pas obéir à la Russie serait perdre tout caractère russe, comme si seule la Russie portait historiquement la Rus’ de Kiev.

    Cela marque surtout les gens tout à l’est de l’Ukraine, du Donbass, le bassin houiller du Donets, mais même la partie est du pays en général, particulièrement lié à la Russie et parlant couramment le russe dans leur vie quotidienne, voire le pratiquant comme principale langue.

    Il y a bien entendu une part de vérité, car les forces au service de la superpuissance américaine veulent inventer une Ukraine qui n’aurait aucun rapport historique avec la Russie. Et c’est d’autant plus vrai que les forces nationalistes ukrainiennes sont ultra agressives.

    Le conflit russo-ukrainien : le nationalisme ukrainien

    Le nationalisme ukrainien a une forme très particulière. Sa base historique vient en effet de l’extrême-ouest du pays, ce qui lui confère des traits déformés au possible.

    Lorsque le tsarisme s’effondra, les forces bourgeoises ukrainiennes fondirent une « République populaire ukrainienne », qui ne dura que jusqu’en 1920 avec la victoire de l’armée rouge.

    La Galicie orientale resta cependant aux mains de la Pologne. Cette région et l’Autriche deviennent alors le bastion des nationalistes ukrainiens, qui fondent en 1929 l’Organisation des nationalistes ukrainiens, avec comme dirigeant Stepan Bandera.

    Anti-polonaise, antisémite, antisoviétique, pratiquant dans les années 1930 régulièrement le meurtre jusque des opposants, l’organisation convergea ensuite avec l’Allemagne nazie et forma une légion ukrainienne, puis une Armée insurrectionnelle ukrainienne massacrant notamment 100 000 Polonais dans une perspective de purification ethnique.

    Cette « armée » finit par se retrouver à combattre très brièvement l’Allemagne nazie en cherchant un appui américain, avant d’être écrasée par l’avancée de l’armée rouge, alors que Stepan Bandera est exécuté par le KGB en Allemagne de l’Ouest en 1959.

    La Galicie orientale devint alors soviétique, mais reste marqué par cette aventure « banderiste », surtout que la mouvance banderiste des pays occidentaux s’est précipité dans le pays après l’effondrement de l’URSS.

    La valorisation de Stepan Bandera et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne relève désormais de l’idéologie officielle et est portée par de multiples organisations nationalistes extrêmement actives et militarisées.

    L’Euromaïdan et les nationalistes ukrainiens

    Les organisations nationalistes ukrainiennes ont été très médiatisées au moment des rassemblements appelés « Euromaïdan », de par leur activisme violent et leur iconographie ouvertement nazie.

    Ces organisations, comme Secteur droit ou Svoboda, se veulent les successeurs de Stepan Bandera, leur bastion est la partie extrême-occidentale du pays, la Galicie qui n’a rejoint le reste de l’Ukraine qu’en 1945.

    Elles ont joué le rôle des troupes de choc lors de l’Euromaïdan, c’est-à-dire les rassemblements sur la place Maïdan (c’est-à-dire de l’indépendance) à Kiev, fin 2013 – début 2014. Jusqu’à 500 000 personnes ont protesté contre le régime, corrompu et à bout de souffle.

    Ce fut alors la « révolution », c’est-à-dire la mise de côté de l’oligarchie pro-russe et son remplacement par une autre oligarchie, cette fois pro-américaine ou pro-européenne.

    La dénomination du mouvement vient de Radio Free Europe, la radio américaine, alors que les États-Unis ont déversé des milliards par l’intermédiaire d’associations et d’ONG. Depuis 2014, le régime en place est ainsi pro-occidental, violemment anti-russe, farouchement anti communiste, réécrivant l’histoire ukrainienne.

    Le séparatisme au Donbass et la question de la Crimée

    Initialement, il y a eu des révoltes contre la ligne triomphant à l’Euromaïdan. Ces révoltes, manipulées par la Russie, ont immédiatement abouti à des mouvements séparatistes, usurpant l’antifascisme et les références soviétiques. Cela a donné deux pseudos-républiques populaires, celle de Donetsk et celle de Louhansk.

    Dans les deux cas il s’agit de régimes satellites de la Russie, de forme anti-démocratique, patriarcale-clanique, avec les exécutions sommaires et la torture, tout comme d’ailleurs chez les unités anti-séparatistes néo-nazies quelques kilomètres plus loin.

    L’idée était initialement d’unifier ces deux « républiques populaires » avec l’Est de l’Ukraine, pour former une « Nouvelle-Russie ». D’ailleurs, initialement les séparatistes avaient davantage de territoires ; à la suite de l’intervention ukrainienne, ils en perdu les deux-tiers.

    La Russie a également profité de la situation pour annexer la Crimée. Cette région avait été littéralement offerte à l’Ukraine par le révisionniste Nikita Khrouchtchev, alors qu’historiquement la région est russe. Le prétexte était le 300e anniversaire du traité de Pereïaslav signé par Bogdan Khmelnitski avec la Moscovie, liant l’Ukraine à la Russie.

    L’écrasante majorité des gens de Crimée a accepté le coup de force et l’annexion russe. Il n’en reste pas moins que c’est une invasion et une annexion contraire au principe du droit international, avec qui plus est des troupes russes sans uniformes afin de masquer les faits.

    La Crimée ou la Nouvelle-Russie ?

    L’expansionnisme russe fait face à un dilemme qui caractérise toute son attitude militaire et politique. D’un côté, la Crimée est alimentée en eau potable par un canal partant d’Ukraine et désormais fermé. Il lui faut impérativement débloquer cette situation.

    Cependant, cela impliquerait, du point de vue expansionniste, d’effectuer un débarquement massif et de s’approprier une bande de terre au bord de la mer Noire, ce qui est délicat à défendre. Il faudrait en fait même étendre cette bande jusqu’aux pseudos « républiques populaires » et cela veut dire que le débarquement doit s’accompagner d’une pénétration massive par les troupes pour maintenir la conquête.

    De l’autre, la Russie a l’espoir de disposer de l’accord passif d’une partie de la population à l’Est du pays en cas de passage à une hégémonie russe. Cela veut toutefois dire qu’il faudrait une pénétration militaire massive et, de ce fait, cela ne résoudrait pas la question de l’eau potable pour la Crimée.

    Une troisième option serait une double combinaison débarquement – pénétration massive, mais ce serait là littéralement mener une guerre ouverte à l’Ukraine, alors que les deux autres options peuvent se maintenir comme opérations « localisées ».

    L’expansionnisme russe se heurte à l’hégémonie de l’OTAN

    Dans tous les cas, l’expansionnisme russe à l’Est se heurte à l’hégémonie de l’OTAN, qui s’est installé en Europe centrale et dans pratiquement tous les pays de l’Est européen. Les velléités impérialistes des uns et des autres ne peuvent qu’entrer en contradiction antagonique.

    La tendance à l’affrontement impérialiste est inéluctable de par la prise d’initiative des uns et des autres, alors que le conflit sino-américain se dessine en toile de fond comme base pour la troisième guerre mondiale. La question russo-ukrainienne doit être réglée en un sens ou un autre, telle est la logique des deux blocs : les Américains pour passer à la Chine, la Russie pour assumer son expansionnisme.

    La prise d’initiative des peuples du monde face à la guerre va être essentielle et cela dans un contexte de seconde crise générale du capitalisme qui va exiger un haut niveau d’engagement de leur part. L’époque va être particulièrement tourmentée et nécessitera une implication communiste à la hauteur.

  • Le marxisme-léninisme-maoïsme est l’idéologie communiste de notre époque

    Mao Zedong a affirmé dans les années 1960 que les 50-100 années à venir seraient celles d’un bouleversement comme l’humanité n’en a jamais connu. Cette position découlait de sa compréhension des contradictions propres à notre époque, des tendances en développement, des nécessités historiques.

    Et aujourd’hui, au début des années 2020, l’humanité toute entière sait que plus rien ne peut être comme avant. Il y a le constat du rapport destructeur à la Nature, avec des contre-coups tel le COVID-19 et le dérèglement climatique, mais en général il est flagrant que le modèle de vie proposé par le capitalisme est à bout de souffle moralement et culturellement.

    C’est la raison pour laquelle les gens sont tétanisés : ils sentent que le changement doit être complet, qu’il va falloir révolutionner les modes de vie, modifier les conceptions du monde, changer les rapports aux animaux, à la Nature en général, et bien entendu transformer l’ensemble des moyens de production et des manières de consommer.

    Le défi est d’autant plus immense qu’il exige une réponse mondiale. En ce sens, nous affirmons que la position communiste est de parvenir à une révolution dans un pays donné, afin d’en faire l’exemple à tous les niveaux pour le reste de l’humanité.

    La révolution consiste en la prise du pouvoir

    « La tâche centrale et la forme suprême de la révolution, c’est la conquête du pouvoir par la lutte armée, c’est résoudre le problème par la guerre. Ce principe révolutionnaire du marxisme-léninisme est valable partout, en Chine comme dans les autres pays. »

    Mao Zedong, Problèmes de la guerre et de la stratégie, 1938

    La hausse du niveau de vie dans les pays capitalistes dans les années 1950-1960-1970, qui a d’ailleurs continué par la suite, a produit une généralisation des comportements petits-bourgeois , avec également une généralisation de la petite propriété.

    Le Parti Communiste Français, constitué en 1920, a alors basculé dans le révisionnisme dans les années 1950 en niant la nécessité de la prise du pouvoir par la violence révolutionnaire. Il a reconnu les institutions, il y a participé, il a combattu toutes les révoltes ouvrières ou contestataires comme en mai 1968, faisant de la CGT le bastion de l’aristocratie ouvrière.

    Les racines de cet opportunisme remontent cependant à plus loin, à une compréhension opportuniste du principe du Front populaire, amenant le Parti Communiste Français à croire que la Démocratie populaire pourrait s’instaurer à partir du régime en place. C’était là une faillite idéologique aboutissant à la capitulation devant la « république », c’était un retour aux positions de Jean Jaurès, c’était rejeter le marxisme.

    Le marxisme-léninisme-maoïsme est l’idéologie communiste de notre époque, car il est le prolongement de la ligne historique du communisme, il est l’expression concrète du rejet des thèses du « parlementarisme », de la « coexistence pacifique », de la « participation gouvernementale », du soutien aux institutions.

    C’est la raison pour laquelle Maurice Thorez, dirigeant du Parti Communiste Français ayant mal orienté le Front populaire dans les années 1930, a soutenu par la suite le révisionnisme et a dénoncé Mao Zedong.

    Les communistes chinois, dans l’éditorial du Quotidien du peuple du 27 février 1963 (D’où proviennent les divergences ? Réponse à Maurice Thorez et d’autres camarades), ont rejeté les prétentions de Maurice Thorez et des révisionnistes du Parti Communiste Français, et ils ont eu raison.

    Les années référence : 1948-1952 et 1966-1976

    « Il est faux d’affirmer qu’il n’existe pas de contradictions dans la société socialiste ; cela va à rencontre du marxisme-léninisme et est en désaccord avec la dialectique. Comment pourrait-il ne pas y avoir de contradictions ?

    Il y en aura toujours, dans mille ans, dix mille ans, voire cent millions d’années. La terre serait-elle détruite et le soleil se serait-il éteint qu’il en existerait encore dans l’univers.

    Chaque chose est en contradiction, lutte et changement.

    C’est cela le point de vue marxiste-léniniste. »

    Éditorial du Quotidien du peuple : Une Grande Révolution qui touche l’homme dans ce qu’il a de plus profond, 2 juin 1966

    La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne lancée en 1966 en Chine populaire a permis un approfondissement formidable de l’idéologie communiste ; elle a permis un élan systématisant son approche, améliorant la saisie de la réalité et sa transformation.

    Elle a été la preuve théorique et pratique que la révolution ne progresse pas mécaniquement, qu’elle ne consiste pas en un changement formel des rapports sociaux et des orientations de l’humanité sur le plan des idées. Elle exige une transformation active de l’humanité afin qu’elle acquière une réelle conception matérialiste dialectique du monde.

    C’est le sens de la généralisation, lors de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, du point de vue que « rien n’est indivisible », que « un devient deux », que le marxisme est telle « une théorie des deux points », que l’Histoire progresse en spirale, que l’univers est tel un oignon avec différentes couches entremêlées.

    En ce sens, il apparaît que les révolution socialistes qui ont eu lieu dans le passé n’ont atteint leur maturité que tardivement et que c’est là la principale référence à avoir. La révolution d’octobre 1917 ouvre une nouvelle époque, avec la construction du socialisme en URSS, mais ce n’est que dans les années 1948-1952 que le matérialisme dialectique est véritablement déployé et qu’il est généralisé à tous les aspects scientifiques et culturels.

    Pareillement, si la Chine populaire ouvre son parcours en 1949, ce n’est qu’avec le début de la Grand Révolution Culturelle Prolétarienne en 1966, et ce jusqu’en 1976, que le matérialisme dialectique est généralisé pour toutes les questions.

    C’est pourquoi les années de référence doivent être 1948-1952 pour l’URSS et 1966-1976 pour la Chine populaire, ces deux périodes formant l’aboutissement le plus développé de l’expérience communiste.

    Le marxisme-léninisme-maoïsme, idéologie communiste de notre époque

    « Qu’est-ce que le maoïsme?

    Le maoïsme représente l’élévation du marxisme-léninisme à une troisième, nouvelle et supérieure étape dans la lutte pour la direction prolétarienne de la révolution démocratique, le développement de la construction du socialisme et la continuation de la révolution sous la dictature du prolétariat, comme révolution prolétarienne (…).

    C’est avec la guerre populaire que nous avons compris plus profondément ce qu’implique le maoïsme et que nous avons pris l’engagement solennel de: « Arborer, défendre et appliquer le marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme! » et de lutter infatigablement pour contribuer à le mettre aux commandes, afin qu’il soit le guide de la révolution mondiale, unique et rouge drapeau immarcescible qui garantit le triomphe du prolétariat, des nations opprimées et des peuples du monde en leur inexorable marche combattante de légions d’acier en marche vers le Communisme doré et à tout jamais resplendissant. »

    Parti Communiste du Pérou : Sur le marxisme-léninisme-maoïsme, 1988

    À partir de 1980, le Parti Communiste du Pérou devient la brigade de choc de la révolution mondiale en déclenchant la guerre populaire. Le PCP a alors compris le marxisme-léninisme-maoïsme, son dirigeant Gonzalo en a présenté les thèses fondamentales.

    Ce faisant, il a souligné que dans chaque pays il fallait forger une Direction révolutionnaire, qui s’appuie sur une juste compréhension du parcours historique, sur une pratique révolutionnaire portant le nouveau contre l’ancien.

    Le marxisme-léninisme-maoïsme n’est pas une théorie qu’on peut « adopter » ; il est un aboutissement idéologique qu’on retrouve lorsqu’on s’engage de manière véritablement révolutionnaire dans les luttes de classe.

    Il existe ainsi plusieurs versions erronées du marxisme-léninisme-maoïsme, qui le réduisent à quelques formules pratiques, quelques concepts cosmopolites, quelques idées sur tel ou tel aspect. C’est là une expression de faiblesse idéologique et de soumission à la contre-révolution, qui a intérêt à proposer une version déformée de l’idéologie communiste pour désorienter et disperser.

    Le marxisme-léninisme-maoïsme n’est ni un assemblage artificiel du marxisme, du léninisme et du maoïsme, ni un maoïsme qui rejetterait le marxisme et le léninisme. Le marxisme-léninisme-maoïsme est le marxisme de notre époque ; après l’étape léniniste, il y a l’étape maoïste.

    Il s’agit d’un approfondissement du marxisme. C’est le même matérialisme dialectique, passé par des stades idéologiques marquant une progression qualitative. On ne peut pas être communiste aujourd’hui sans être à la hauteur de cette avancée historique !

    L’idéologie doit être au poste de commandement

    « La « théorie » de la spontanéité est la théorie de l’opportunisme. Elle s’incline devant la spontanéité du mouvement ouvrier, nie en somme le rôle dirigeant de l’avant-garde, du parti de la classe ouvrière.

    Cette théorie est en contradiction avec le caractère révolutionnaire du mouvement ouvrier.

    En effet, elle déclare que la lutte ne doit pas être dirigée contre les bases du capitalisme, que le mouvement doit suivre exclusivement la ligne des revendications « possibles », « admissibles » pour le capitalisme.

    Elle est en somme pour la « ligne de moindre résistance » elle représente l’idéologie du trade-unionisme.

    Elle n’admet pas que l’on donne au mouvement spontané un caractère conscient, méthodique ; elle ne veut pas que le parti marche à la tête de la classe ouvrière, qu’il élève la conscience des masses, qu’il mène le mouvement à sa suite.

    Elle estime que les éléments conscients du mouvement ne doivent pas empêcher ce dernier de suivre sa voie et que le parti doit s’adapter au mouvement spontané et se traîner à sa remorque.

    Elle est la théorie de la sous-estimation du rôle de l’élément conscient dans le mouvement, l’idéologie des « suiveurs », la base logique de tout opportunisme. »

    Staline : Des principes du léninisme, 1924

    Le marxisme-léninisme-maoïsme n’est pas une méthode, il ne fournit pas des recettes : il est une vision du monde et par conséquent il doit être une réalité pour tous les aspects de la vie.

    Le grand ennemi de l’idéologie communiste est par conséquent, en plus du révisionnisme qui est une trahison, les conceptions spontanéistes. Le spontanéisme prétend que le cours de choses mènerait de lui-même au changement, à la transformation ; il nie la nécessité de la synthèse idéologique et de sa primauté dans les décisions, les orientations.

    Le spontanéisme est l’expression d’une petite-bourgeoisie qui conteste l’ordre bourgeois mais ne peut pas porter une rupture prolongée et systématique, allant jusqu’au bout. Le spontanéisme aboutit de ce fait à ce que les masses manipulées sur le plan des idées suivent les petits-bourgeois cherchant à s’insérer dans l’ordre bourgeois.

    Il est bien connu d’ailleurs qu’il a existé, dans les pays impérialistes, dans les années 1960 (et même encore aujourd’hui), des petits-bourgeois usurpant le marxisme-léninisme-maoïsme et le réduisant à un spontanéisme mêlant volontarisme et opportunisme.

    C’est là un détournement du principe maoïste de la ligne de masses, de la mobilisation de masses : l’aspect idéologique est gommé, la direction du Parti est effacée, le rôle principal de la conscience est nié.

    La ligne prolétarienne est au contraire que l’idéologie communiste, le marxisme-léninisme-maoïsme, doit être au poste de commandement !

    Le marxisme-léninisme-maoïsme au niveau international

    De nombreuses organisations ont assumé l’idéologie marxiste-léniniste-maoïste à la suite du Parti Communiste du Pérou, sans forcément accepter les thèses de celui-ci quant au maoïsme. On peut même dire qu’il existe aujourd’hui pratiquement autant de définitions du marxisme-léninisme-maoïsme que d’organisations, même si les fondements généraux sont les mêmes.

    Mais cette situation est un simple détour, produit par le détour au Pérou à la suite de l’arrestation du dirigeant du Parti Communiste du Pérou, Gonzalo, en 1992. La ligne noire au sein du Parti Communiste du Pérou a alors donné naissance à une Ligne Opportuniste de Gauche, prétendant poursuivre la guerre populaire à travers le soutien aux institutions, une campagne pour l’amnistie, etc. Il y a eu également une Ligne Opportuniste de Droite, pratiquant un réformisme armé.

    Nous avons échappé à la désorientation produite alors grâce au fait que nous avons compris le sens des expériences allemande et italienne des années 1970-1990, avec l’affirmation d’un antagonisme complet au régime, de la nécessité de l’affrontement.

    Qui comprend que la question du pouvoir est principale parvient toujours à se dégager de l’opportunisme – et cette question concerne tous les aspects : militaire, politique, culturel, éducatif, artistique, scientifique, social, naturel.

    Et la compréhension réelle de cette question exige la conception matérialiste dialectique du monde, qui est une forteresse dont il faut maintenir les fondations ; comme l’a souligné Staline, les meilleures forteresses se prennent de l’intérieur.

    Nous nous devons ainsi de critiquer deux conceptions fondamentalement erronées du marxisme-léninisme-maoïsme qui sont mises en avant en ce moment au niveau international. La première est syndicaliste-opportuniste, la seconde est de type dogmatique-cosmopolite.

    Certains en effet cherchent à réduire le marxisme-léninisme-maoïsme à une pratique syndicaliste, la guerre populaire servant de mythe mobilisateur (on parle ici notamment du Parti Communiste Maoïste d’Italie, du Parti Communiste Révolutionnaire du Canada, de l’Union Ouvrière Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de Colombie).

    L’idéologie sert ici seulement d’accompagnement à une démarche ultra-revendicative ; on est ici à rebours des enseignements de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. Il n’est pas étonnant pour cette raison que cette tendance ait entièrement accompagné la capitulation de la guerre populaire au Népal au début des années 2000.

    D’autres basculent dans l’erreur inverse, consistant à placer l’idéologie au poste de commandement, mais en transformant celle-ci en un dogmatisme cosmopolite, appelé « marxisme-léninisme-maoïsme principalement maoïsme ».

    C’est un masque : en réalité l’idéologie ici mise en avant est le marxisme-léninisme-maoïsme pensée Gonzalo, arrachée à sa réalité péruvienne et transposée de manière cosmopolite à l’international, dans une démarche unilatérale fondé sur la négation du principe de Pensée guide.

    Cette négation est d’autant plus erronée qu’elle est masquée, une chose intolérable ; c’est une révision des enseignements de Gonzalo et du Parti Communiste du Pérou, en plus d’être un cosmopolitisme.

    Gonzalo a toujours souligné que dans chaque pays le marxisme-léninisme-maoïsme devait s’incarner dans un grand dirigeant, qui synthétise le parcours historique de la lutte des classes et porte l’antagonisme, réalisant le marxisme-léninisme-maoïsme, idéologie internationale, de manière concrète dans un cadre national.

    Et il n’est guère étonnant que cela ait eu comme aboutissement, lors de l’irruption de la crise du COVID-19, que cette tendance ait expliqué de manière cosmopolite qu’il n’y avait pas de « crise corona », que tout était de la poudre aux yeux employée par la bourgeoisie pour masquer une crise commencée en 2008, etc.

    Cette incompréhension de l’irruption concrète de la crise, sur le plan pratique, témoigne de la faillite de cette tendance dogmatique-cosmopolite (avec notamment le Parti Communiste du Brésil – Fraction Rouge, le Parti Communiste de Colombie – Fraction Rouge, le Comité Drapeau Rouge – Allemagne).

    À rebours de ces tendances syndicaliste-opportuniste et dogmatique-cosmopolite, nous affirmons que l’irruption de la crise du COVID-19 correspond à l’affirmation de la seconde crise générale du capitalisme, que l’idéologie marxiste-léniniste-maoïste doit en comprendre tous les aspects et fournir les réponses à la crise, à tous les niveaux.

    C’est le sens de la révolution mondiale que d’être un bouleversement à tous les niveaux, dans tous les domaines ; la guerre populaire est la systématisation des réponses communistes à tous les niveaux, dans tous les domaines.

    Le marxisme-léninisme-maoïsme est l’idéologie communiste de notre époque et rien ne peut aboutir sans lui, rien ne peut se construire sans lui, rien ne peut atteindre la dimension adéquate sans lui : c’est le sens du mot d’ordre Guerre populaire jusqu’au Communisme !

    Le marxisme-léninisme-maoïsme est l’idéologie que doivent porter les communistes, qu’ils doivent vivre ; c’est le sens du mot d’ordre Arborer, défendre et appliquer, principalement appliquer le marxisme-léninisme-maoïsme !

    En ce sens, nous disons :

    Le Parti est la forteresse de l’idéologie communiste et l’état-major de la révolution !

    La révolution est le renversement du vieil État par l’armée démocratique populaire dans la révolution démocratique-populaire, par l’armée rouge dans la révolution socialiste !

    Le Front se construit selon les conditions et situations historiques afin d’unir le maximum de forces autour de la classe ouvrière, pour les étapes démocratique-populaire et socialiste !

    Vive le marxisme-léninisme-maoïsme, l’idéologie communiste de notre époque !

    Parti Communiste de France (Marxiste-Léniniste-Maoïste)

    Avril 2021

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  • Serment militaire de l’armée rouge ouvrière et paysanne

    [Rédigé par Joseph Staline en tant que membre du Conseil militaire de l’Armée rouge ouvrière et paysanne ; mis en place le 23 février 1939 ; publié dans la Pravda du 25 février 1939.]

    Moi, citoyen de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, entre dans les rangs de l’Armée rouge des Ouvriers et des Paysans, prête serment et jure solennellement d’être un combattant honnête, courageux, discipliné et vigilant, de garder rigoureusement le secret militaire et celui d’État, d’exécuter sans murmurer tous les règlements militaires et les ordres des commandants, commissaires et des chefs.

    Je jure d’étudier consciencieusement les affaires militaires, de garder le plus possible les biens de l’Armée et du peuple, et d’être dévoué jusqu’à mon dernier souffle à mon Peuple, à ma Patrie Soviétique et à l’État Ouvrier et Paysan.

    Je suis toujours prêt, sur ordre de l’État Ouvrier et Paysan, à défendre ma Patrie, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et, en tant que combattant de l’Armée rouge des Ouvriers et des Paysans, je jure de la défendre courageusement, adroitement, avec dignité et honneur, sans ménager mon sang et jusqu’à ma vie, pour emporter la victoire complète sur les ennemis.

    Et si, par mauvaise intention, je viole ce serment solennel, que m’atteignent le châtiment rigoureux de la loi soviétique, la haine générale et le mépris des travailleurs.

    =>Oeuvres de Staline

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  • La crise générale des UNEF

    Tant l’UNEF Solidarité étudiante que l’UNEF Indépendante et démocratique ont été incapables de prendre le tournant des années 1990. Au-delà de toute considération, la raison essentielle est la disparition des cadres. Ni le Parti Communiste Français, ni le Parti socialiste n’ont alors plus aucun élan militant, alors qu’il y a une vague massive de dépolitisation.

    Les deux UNEF sont historiquement des viviers de cadres, qui se forment sur le plan académique tout en faisant l’apprentissage de la gestion de structures de masses, voire de luttes. La liste des cadres des UNEF ayant fait une carrière politique et administrative, voire commerciale, est immense.

    Partant de là, s’il n’y a plus de cadres activistes dans la jeunesse, tournés vers un mouvement de masse, il n’y a plus de cadres pour le Parti Communiste Français et le Parti socialiste, qui faiblissent d’autant, et qui en même temps s’en moquent de par leur option purement électorale et gouvernementale.

    Cette tendance est irrépressible et montre que, pour la période 1971-1995, l’impact des deux UNEF correspond au gonflement des effectifs étudiants. Passé le cap du 1,5 million d’étudiants, le milieu universitaire s’est congelé, devenant un simple sas vers le monde du travail, sans plus aucune perspective liée à la jeunesse.

    À partir du milieu des années 1990, l’agitation dans les milieux étudiants est purement minoritaire, elle est strictement parallèle à une grande majorité passive et considérant les études simplement comme un passage vers un travail qualifié.

    C’est une transformation fondamentale du cadre universitaire et des études en général. Non seulement la crise de 1968 a montré l’absence de possibilité d’une UNEF « révolutionnaire » de masse, mais l’installation des universités dans le panorama capitaliste a entièrement étouffé la possibilité d’une UNEF de masse, ne serait-ce que par son impact électoral.

    Le milieu des étudiants se dépolitise alors toujours plus et les UNEF font partie du décor universitaire, au même titre que les associations.

    Cela est vrai malgré l’existence d’un puissant mouvement comme celui en 1994 contre le CIP (Contrat d’insertion professionnelle, une sorte de SMIC jeune à 80 % du SMIC).

    Le mouvement d’opposition à la réforme des retraites en 1995 amena ensuite l’UNEF Solidarité étudiante à essayer de s’extirper de sa situation en prenant une posture revendicative en cherchant des liens avec une scène anarchiste en plein renouveau. Mais cela ne fit qu’exciter son opposition interne qui rua dans les brancards devant le refus, en 1998, de se confronter au rapport Attali et au plan Universités du 3e millénaire.

    Dans les faits, les deux UNEF sont ainsi totalement carbonisés à la fin des années 1990. Il y a bien des gens s’impliquant de manière acharnée, mais ils n’ont plus aucun niveau idéologique ni perspective politique d’envergure.

    Pour sauver les meubles, les deux UNEF se présentent même en commun en 1999 aux élections de la sécurité sociale étudiante, la MNEF, obtenant 40 %, avant une unification en 2001.

    Une large part de l’UNEF Solidarité étudiante s’y opposa, mais sa tentative de former un nouveau syndicat, une Fédération Syndicale Étudiante sur un mode « syndicaliste révolutionnaire », échoua naturellement totalement.

    Échoua également la vaine tentative de la CFDT de former à partir d’une scission de l’UNEF, en 2003, une Confédération étudiante.

    L’UNEF ne se relança pas malgré le mouvement de 2006 contre le Contrat Première Embauche, ni avec l’opposition à la loi LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités) en 2009.

    Et 2016, les corporatistes de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE) remportaient pour la première fois les élections du Crous (les centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires) avec 76 élus, contre 66 pour l’UNEF.

    C’est-à-dire que l’UNEF se maintenait toujours en tant que structure, avec une tradition, des locaux, des élus, mais que le sol se dérobe sous ses pieds.

    Cela est d’autant plus vrai que ses cadres sont entièrement livrés à eux-mêmes, coupés de toute formation politique et ne faisant que suivre les modes contestataires post-modernes importés des États-Unis, tout en ayant comme référence très lointaine l’existentialisme de la charte de Grenoble de l’UNEF de 1946.

    Son rôle était historiquement terminé : l’UNEF avait accompagné la mise en place des institutions universitaires, elle avait porté une contestation de la jeunesse tout en servant d’équilibre aux projets universitaires gouvernementaux. Une fois les universités installées dans le capitalisme, sa substance disparaissait.

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  • L’UNEF Unité syndicale / Indépendante et démocratique

    L’UNEF dite Unité syndicale en raison du nom de la tendance d’origine (dont le bastion était Dijon), fondée en mars 1971, est dans sa nature totalement différente de l’UNEF Renouveau / Solidarité étudiante. Elle prendra en 1980 le nom d’UNEF Indépendante et démocratique.

    Ses cadres sont à l’Alliance des Jeunes pour le Socialisme, branche jeunesse des trotskystes de l’Organisation Communiste Internationaliste. Leur verrouillage de l’appareil est cependant différent de celui que fait l’Union des Étudiants Communistes pour l’autre UNEF.

    En effet, l’UNEF dite Unité syndicale est largement soutenue par la seconde gauche, au point qu’à partir de 1978 il y a une alliance ouverte avec les socialistes.

    Le parcours de ses dirigeants est à ce titre emblématique, puisqu’ils sont soit de l’Organisation Communiste Internationaliste, soit passé de l’Organisation Communiste Internationaliste au Parti socialiste : Michel Sérac (de 1971 à 1975), Denis Sieffert, (de 1975 à 1978), Jean-Christophe Cambadélis (de 1978 à 1984), Marc Rozenblatt (de 1984 à 1986), Philippe Darriulat (de 1986 à 1988), Christophe Borgel, (de 1988 à 1991), Philippe Campinchi (de 1991 à 1994).

    Jeune Révolutionnaire, l’organe de l’Alliance des Jeunes pour le Socialisme, la branche jeunesse des trotskystes de l’Organisation Communiste Internationaliste

    Cette alliance sert à faire refluer le Parti Communiste Français, quitte à user de violence. De fait, tout au long des années 1970-1980, l’UNEF Indépendante et démocratique a largement le dessus sur l’UNEF dite Renouveau, pas tant numériquement qu’au niveau des élections auxquelles elle participe à partir de 1980.

    Entre-temps, l’UNEF Indépendante et démocratique parvient d’ailleurs en 1978 à récupérer la sécurité sociale étudiante gérée par la MNEF, qui est remise aux socialistes en échange de la direction du syndicat laissé aux trotskystes de l’Organisation Communiste Internationaliste.

    Sa transformation en UNEF Indépendante et démocratique reflète également l’adhésion du Mouvement d’action syndicale, un petit syndicat soutenu notamment par la Ligue Communiste Révolutionnaire (le rapport de forces est alors le suivant à la direction : 30 sièges aux trotskystes de l’OCI, 13 aux socialistes, 7 aux trotskystes de la LCR).

    Et le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, tendance de gauche du Parti socialiste, la rejoint également, en 1987.

    La MNEF fut une source très importante de financements pour l’UNEF-ID

    Les succès de l’UNEF Unité syndicale / Indépendante et démocratique s’expliquent de manière assez simple.

    Si l’autre UNEF Renouveau / Solidarité étudiante s’est définie dans les années 1970 comme partie prenante des institutions universitaires, en étant culturellement marqué par le refus de mai 1968 de la part du Parti Communiste Français, l’UNEF Unité syndicale / Indépendante et démocratique est restée dans l’esprit de l’UNEF de 1946.

    Cela est d’autant plus vrai que les socialistes poussent à fond pour renforcer leur capacité électorale, considérant que la jeunesse procure une agitation qui lui est favorable. Cela est vrai au point que l’UNEF Indépendante et démocratique se lance dans la bataille contre la réforme Savary des universités de 1983, alors que ce sont les socialistes qui la mettent en place. Elle est en première ligne du très grand mouvement contre le projet de réforme universitaire d’Alain Devaquet, lors d’un gouvernement dirigé par Jacques Chirac.

    De plus son financement est assuré par d’innombrables magouilles de grande ampleur dans la gestion de la sécurité sociale étudiante, la MNEF, finalement arrachée à l’autre UNEF, à la fin des années 1970. Si en 1980, l’UNEF Indépendante et démocratique a 40 000 membres, dans les années 1990 elle n’est guère plus lourde, mais elle est bien plus puissante en tant que fer de lance du Parti socialiste.

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  • L’UNEF Renouveau / Solidarité étudiante

    L’UNEF dite Renouveau se définit simplement comme UNEF, « Renouveau » était le nom de la tendance existant avant la fondation de février 1971, et dont les bastions furent Nancy, Lille, Toulouse. Elle prendra en 1982 le nom d’UNEF dite Solidarité étudiante.

    Son appareil est entièrement aux mains de l’Union des Étudiants Communistes (UEC). Son premier président est Guy Konopnicki, membre du Bureau National de l’UEC, et tous les suivants relèvent du même parcours.

    Même si elle n’admet pas de tendance interne, un espace est toutefois laissé au Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, qui est une tendance de gauche du Parti socialiste fondé en 1971.

    C’est un syndicat où absolument tout est décidé en amont par la direction du Parti Communiste Français. Son mode d’organisation est éprouvé, ce qui lui a permis de garder en sous main la MNEF, la sécurité sociale étudiante.

    Elle a également récupéré la Fédération des étudiants en résidence universitaire de France, qui s’est établie dans les luttes dans la seconde partie des années 1960.

    Autrement dit, sur le plan de l’appareil, l’UNEF Renouveau / Solidarité étudiante était imprenable et d’une efficacité totale. Mais son orientation est issue du refus de mai 1968 par le Parti Communiste Français.

    Cette UNEF se limite à des revendications corporatistes, uniquement liées à la vie sociale quotidienne étudiante, aux possibilités d’étudier dans le meilleur cadre possible.

    C’est une option gestionnaire, également dans l’idée d’appuyer les projets gouvernementaux « constructifs » du Parti Communiste Français et surtout de profiter de son monopole représentatif de fait, étant la seule des deux UNEF à participer aux élections universitaires tout au long des années 1970.

    Cela lui permet, dans les années 1970, d’avoir l’hégémonie ; elle a, en 1976, 50 000 adhérents, 2 000 élus dans les conseils d’Unité de formation et de recherche et d’universités, quasiment tous les sièges du Conseil National Universitaire, un représentant sur deux au Conseil supérieur de l’Éducation Nationale, la majorité des sièges étudiants au Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche.

    Aux élections universitaires de 1975-1976, elle a obtenu 90 000 voix, contre 2500 voix au MARC (lié notamment à la Ligue Communiste Révolutionnaire), 1600 au CLEF (pro-gouvernement), 403 au COSEF (fondé par les socialistes).

    Cependant, cette logique de soutien au gouvernement, de participation aux institutions, de focalisation complète sur la condition étudiante, lui ôte toute valorisation contestataire. L’UNEF Renouveau / Solidarité étudiante est dans les faits simplement le front étudiant de l’Union des Étudiants Communistes (celle-ci ayant quatre fois moins de membres).

    Elle assume ainsi son isolement, pour se préserver, alors que des petites oppositions marxistes-léninistes pro-Mao Zedong se forment, plus ou moins exclues (Aix-en-Provence, Bordeaux, Nanterre).

    Cette opposition au sein de l’UNEF Solidarité étudiante se met toutefois à grossir, en raison de la force de l’UNEF Indépendante et démocratique qui irradiait la contestation étudiante. La Ligue Communiste Révolutionnaire commença un travail organisé d’entrisme, sa scission « Gauche révolutionnaire » et des communistes libertaires également, alors que les socialistes commençaient à avoir une certaine influence.

    Cela fut particulièrement vrai après 1989. Au milieu des années 1990, l’UNEF Solidarité étudiante se maintient honorablement, mais elle est dans l’ombre de l’UNEF Indépendante et démocratique, qui en vingt ans a pris le dessus.

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  • L’UNEF, mai 1968 et la scission

    La fin de l’éphémère épisode prolétarien et anti-impérialiste de l’UNEF, sous influence maoïste au niveau de la direction, permit à la seconde gauche de prendre sa place véritable au niveau de la direction, celle qui lui revenait de fait de droit depuis le départ de l’UNEF vu l’hégémonie de l’aile catholique de gauche depuis 1946.

    Cela se fit par l’intermédiaire du Parti socialiste unifié, fondé en 1960 et cœur de la seconde gauche. Mais c’était trop tard : la vague contestataire montante emplissait les rangs d’organisations partant à l’assaut de l’UNEF.

    Le logo du Parti socialiste unifié

    L’Organisation Communiste Internationaliste organisa une campagne méthodique, en alliance étroite avec les anarchistes. Il en alla de même pour le Parti Communiste Français. L’Alliance des jeunes pour le socialisme et l’Union des Étudiants Communistes étaient leurs vecteurs respectifs pour cette opération planifiée au plus haut niveau.

    Il faut ajouter à cela la présence significative de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire, lié au Parti communiste internationaliste.

    L’UNEF est ainsi pris en étau alors qu’en plus ses dettes sont colossales, manquant ainsi l’expulsion de son siège. Une association des amis de l’UNEF est alors montée afin de chercher à ce que les « anciens » viennent l’épauler.

    L’irruption de mai 1968 finit alors de l’achever.

    Tract de l’UNEF durant mai 1968, appelant au pouvoir étudiant et l’autonomie des universités

    D’un côté, elle s’en sort très bien. Elle est partie prenante du mouvement de grève avec toute la seconde gauche, aux côtés de la CFDT, du Parti socialiste unifié et du Syndicat national de l’enseignement supérieur.

    Le point culminant est la grande manifestation parisienne du 27 mai 1968 avec un meeting de 30 000 personnes au stade Charléty, alors que le lendemain François Mitterrand se pose comme le principal opposant à Charles de Gaulle, appelant à la formation d’un gouvernement provisoire.

    Le meeting du stade Charléty en mai 1968

    De l’autre, elle représente quelque chose de trop intéressant au lendemain de mai 1968 pour échapper aux affrontements politiques et idéologiques.

    Déjà en mars 1968, l’UNEF avait été obligé de faire protéger son Assemblée Générale extraordinaire par le Parti Communiste Français en raison des menaces de coup de force des trotskystes de l’Organisation Communiste Internationaliste.

    En avril 1968, l’ensemble des courants d’extrême-gauche s’unissent lors d’une Assemblée Générale extraordinaire pour prendre la direction, avec l’appui du Parti Communiste Français. Cela fit que Jacques Sauvageot, le dirigeant de l’UNEF durant mai 1968, n’était en réalité que le vice-président servant de président intérimaire dans le cadre d’un chaos complet.

    Alain Geismar du  Syndicat national de l’enseignement supérieur, Jacques Sauvageot de l’UNEF et l’anarchiste Daniel Cohn-Bendit en mai 1968

    L’UNEF s’effondre alors. Ses adhérents étaient montés à 100 000 avec mai 1968, ils retombent à 50 000 puis 30 000 en l’espace d’un an. Le mouvement est divisé en blocs incapables de s’entendre, alors que le gouvernement propose à la suite de mai 1968 des élections au sein des institutions universitaires.

    Au congrès de 1970, le tiers des voix va à la tendance de l’Union des Étudiants Communistes, le tiers aux tenants du Parti socialiste unifié, le tiers aux tenants de l’Alliance des jeunes pour le socialisme.

    Il y a alors deux congrès de l’UNEF en 1971. L’UNEF dite Renouveau a comme ossature l’Union des Étudiants Communistes ; l’UNEF dite Unité syndicale a comme ossature l’Alliance des Jeunes pour le Socialisme, branche jeunesse de l’Organisation Communiste Internationaliste.

    Ces deux organisations vont alors accompagner la période de massification estudiantine. Cela va être leur rôle, avant de disparaître.

    Il y a 661 000 étudiants en 1971, 750 000 en 1974, 858 000 en 1980, 945 000 en 1985, 1 159 000 en 1990, 1 461 996 en 1995, un chiffre se maintenant ensuite pendant vingt ans.

    C’est-à-dire que le nombre d’étudiants double entre 1971 et 1995, avant de se stabiliser. Et on peut voir que les deux UNEF vont avoir un succès immense entre 1971 et 1995, avant très précisément de s’effondrer.

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  • L’UNEF : la ligne oppositionnelle des années 1960

    À partir de 1962, l’UNEF est sur une ligne oppositionnelle, elle est portée par des étudiants relevant de la seconde gauche.

    Elle manifeste, elle proteste, comme le 25 avril 1963 avec une manifestation pour l’augmentation des crédits aux universités, en octobre 1963 avec la campagne : « des amphis pas de canons», le 7 novembre 1963 avec une manifestation contre le ministre de l’Éducation nationale Christian Fouchet, lors du mois de décembre 1963 avec une grève des loyers dans les cités universitaires, le 21 février 1964 avec une tentative d’occuper la Sorbonne, lors du mois de décembre 1964 avec une semaine nationale d’action, en mars 1965 avec des grèves et des manifestations pour l’allocation d’études, etc.

    Cependant, l’Église catholique prend ombrage du rôle de la Jeunesse Étudiante Chrétienne et la met violemment au pas en 1964-1965. Celle-ci va alors mourir à petit feu, tandis que naît une éphémère Jeunesse Universitaire Chrétienne et que surtout c’est le grand passage de la mouvance catholique de gauche dans la seconde gauche et chez les maoïstes.

    Les Cahiers Marxistes-Léninistes, à la base de la formation des étudiants dits pro-chinois

    Ces derniers placèrent des espoirs initialement dans l’UNEF, qu’ils parvinrent à influencer de par leur prestige. Mais leur ligne prolétarienne et anti-impérialiste ne pouvait pas correspondre à la démarche d’un syndicat étudiant de masse.

    Cela donna lieu à un très court épisode avec Jean Terrel. Ce catholique de gauche, passé par la JEC et la JUC, se rapprocha des maoïstes de l’UJC(ml), il devint président de l’UNEF en 1966 avant de démissionner en 1967, au grand dam de l’UJC(ml).

    Il avait poussé l’UNEF dans une opposition à la guerre au Vietnam et dans l’affirmation d’une ligne de classe. Mais il reconnut que ce n’était pas en cohérence avec ce qu’était l’UNEF et proposa sa démission afin que l’UNEF cesse une prétention étrangère à la sienne, cesse d’être un organe de lutte porté par l’extrême-gauche, mais se maintienne comme syndicat revendicatif.

    Voici ce qu’il dit notamment lors de sa démission, à l’Assemblée Générale du Bureau National de l’UNEF des 14 et 15 janvier 1967 :

    « Ces dernières semaines ont vu un climat passionnel se créer à l’UNEF.

    Aujourd’hui, au début de cette Assemblée Générale, la crise est ouverte.

    Est-ce un des derniers soubresauts d’une organisation moribonde ? Est-ce un de ces débats confus où une minorité de militants politiques s’affrontent selon un jeu subtil d’accords et de désaccords ?

    S’agit-il – comme certains l’ont prétendu – d’une entreprise de liquidation d’une UNEF devenue le champ clos des groupuscules ?

    De telles interprétations seraient après tout rassurantes. Mais le débat a un autre enjeu politique. Il est donc nécessaire pour la direction nationale de faire le point politique sur la ligne qu’elle a défendue (…).

    Le texte de Grenoble tentait de donner à l’UNEF considérée comme organisation syndicale un champ spécifique d’intervention, dit « relativement autonome » par rapport au champ social global.

    Affirmant la nécessité d’un débouché politique de l’UNEF – dans la contestation de la société capitaliste, il tentait néanmoins de définir une intervention syndicale, qui ne se heurte pas d’emblée à un préalable politique.

    Et ces ambiguïtés réformistes étant rendues possibles par une erreur théorique grave portant sur le concept de « division technique du travail ».

    L’emploi de ce concept revenait en effet à assigner à l’université une fonction technique correspondant à un « besoin réel de la société » – celle de transmettre le savoir – fonction que serait venue tout au plus altérer une fonction sociale correspondant à la division de la société en classe (…).

    Une définition de l’action syndicale découlait de ces assertions : « l’action syndicale a pour but la transformation démocratique du système universitaire : l’université démocratique serait celle qui remplit au mieux sa fonction dans la division technique du travail sans perpétuer (voire accentuer) la division sociale du travail ».

    On voit qu’une telle définition peut justifier tous les modernismes et tous les réformismes du monde (…).

    Ainsi déclare-t-on possible dans le cadre même des rapports de classe existants et de l’état bourgeois d’adapter véritablement l’enseignement au monde moderne ou aux besoins réels de la société. Inutile d’insister sur l’ambiguïté d’une telle métaphore.

    S’agit-il des forces productives ? Cette inadaptation est effective ; mais sa racine se trouve dans les rapports de classe auxquels l’université est parfaitement adaptée. Nous discernons ici la contradiction dernière de la formation sociale capitaliste, celle précisément qui, pour être levée, exige le changement de base de la société tout entière (…).

    Quand nous qualifions de réformiste la stratégie dite des réformes de structures, nous ne prétendons pas condamner toute lutte sur les structures de l’Université. Nous visions une question plus essentielle, celle du pouvoir.

    La bataille pour les libertés démocratiques dans le cadre même de l’État bourgeois est une chose, la construction du socialisme une autre (…).

    La forme spécifique que prend ce recul dans l’organisation de masse étudiante est celle d’une crise de l’appareil. L’UNEF, vu sa faiblesse organisationnelle, ne peut que difficilement survivre bureaucratiquement sans lutte de masse (…).

    Nous avions, il est vrai, l’avantage de posséder ici des principes clairs et sans équivoque : – soutien politique inconditionnel à la guerre populaire menée par le peuple sud-vietnamien sous la direction du FNL contre l’impérialisme américain contre l’agresseur. – développement des luttes de masses sous la direction de militants réellement liés aux masses.

    Tels sont les principes – politiques et organisationnels – qui ont guidé notre intervention :

    1) nous avons accepté de participer aux « six heures du Monde pour le Vietnam », considérant que, malgré les ambiguïtés et les insuffisances, la base politique de cette manifestation n’était pas contradictoire avec les principes cités plus haut. Mais nous avons publiquement précisé les conditions politiques et organisationnelles de notre soutien.

    2) nous avons été un élément décisif dans l’organisation d’une riposte immédiate aux bombardements de Hanoï. Sans cette initiative, aucune riposte n’aurait été organisée (…).

    Mais sur tous les autres fronts, une politique active était impossible pour la direction nationale.

    Et ceci essentiellement parce que, du fait de la conjoncture politique nationale, il est impossible de constituer une assise militante capable d’appliquer une pratique syndicale débarrassée des illusions réformistes. Telles sont les raisons qui motivent la direction nationale quand elle propose sa démission.

    Notre choix, démissionner, ne correspond pas à une méconnaissance de l’importance de l’organisation de masse des étudiants : l’UNEF. Bien au contraire, notre démission procède d’abord de notre volonté : favoriser une survie de l’appareil de l’UNEF (…).

    Notre départ favorisera, nous l’espérons, la constitution d’une nouvelle majorité et l’élection d’une direction nationale – qui, pour n’être pas plus liée que nous ne le fûmes à des luttes de masses réelles – pourra néanmoins refléter plus adéquatement les désirs des appareils syndicaux. Une telle survie organisationnelle de l’UNEF est nécessaire même au patient travail de masse qu’il convient de développer pour œuvrer à la transformation nécessaire des luttes de l’UNEF. »

    Cet épisode est le grand révélateur de l’incohérence de l’UNEF, générée comme organe de masse gérant la vie étudiante au plus haut niveau institutionnel et devenue un centre minoritaire des étudiants contestataires.

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  • L’UNEF : la crise de 1956 et la seconde gauche

    L’UNEF s’est parfaitement installée dans l’après-guerre, elle est reconnue par les institutions, elle en est même partie prenante avec la sécurité sociale étudiante. Elle est revendicative et, dans la perspective de la Charte de Grenoble de 1946, considère qu’elle porte des valeurs.

    La crise politique de 1956 va être un premier défi à ce savant équilibre. C’est en effet le début de la guerre d’Algérie. Or, les tenants de « l’esprit » de l’UNEF sont pour une intervention politique.

    A ainsi lieu en juillet 1956 une « Conférence nationale étudiante pour une solution du problème algérien », sous l’égide du président de l’UNEF, François Borella, membre de la Jeunesse Étudiante Chrétienne tout comme d’autres participants de l’UNEF : Robert Chapuis, Michel de La Fournière (Jacques Julliard étant très proche).

    François Borella, président de l’UNEF

    Et cela provoqua des terribles remous. D’abord, François Borella est pour cela inculpé pour atteinte à la sûreté de l’État. Ensuite, ceux qui en restent au niveau revendicatif et sont opposés à une intervention qui leur déplaît se font particulièrement bruyants, tels Jean-Marie Le Pen président de la Corpo Droit.

    Enfin, le PCF, mis hors de combat au sein de l’UNEF en 1950, organise de son côté en juillet 1956 une Union des Étudiants Communistes (UEC).

    La situation est alors explosive au 46e congrès de l’UNEF en avril 1957. Les pro-interventions réussissent à faire passer une motion anti-torture et à faire rejeter une motion d’apolitisme. Mais c’est l’implosion lorsque le congrès adopte une motion où il est dit que l’UNEF tient

    « pour légitime la revendication des étudiants d’outre-mer de voir leurs peuples s’administrer eux-mêmes et gérer démocratiquement leurs propres affaires. »

    17 AGE sortent alors de l’UNEF pour fonder un Mouvement des étudiants de France ; le gouvernement intervient alors pour forcer un retour au bercail en échange d’un recul de l’UNEF quant à sa ligne favorable aux indépendances des pays colonisés par la France.

    L’UNEF persiste cependant dans cette ligne, aux côtés de la seconde gauche : de la mouvance socialiste, du syndicat chrétien CFTC, de la CGT-Force Ouvrière, de la Fédération de l’Éducation Nationale.

    Les tenants de la ligne purement revendicative, corporatiste, quittent alors l’UNEF en 1961 pour fonder une Fédération nationale des étudiants de France, dont une partie significative est composée de nationalistes (Bernard Antony, Bruno Gollnisch, Marie-France Stirbois, etc.).

    Le gouvernement, qui a bien sûr soutenu cette scission, a pris des mesures pour affaiblir l’UNEF, tel le retrait de subventions et le retrait de deux sièges au CNOUS (Centre national des œuvres universitaires et scolaires qui gère les aides par des CROUS régionaux).

    L’UNEF est désormais clairement en opposition au régime. Elle est née en 1946 comme pointe étudiante de la « renaissance française », elle a participé par la suite à la mise en place des institutions universitaires, mais la guerre d’Algérie a imposé le triomphe de la ligne d’opposition sur la base de la seconde gauche.

    Lorsqu’en 1963, le gouvernement met en place une Commission de réforme de l’enseignement supérieure, l’UNEF refuse de participer.

    Mais cette orientation a un prix. Il y a en 1962 230 000 étudiants, puis 367 000 en 1965, 510 000 en 1968. L’UNEF a par contre largement perdu ses effectifs, qui sont désormais tombés à 30-50 000.

    La crise de 1956 l’a transformée en mouvement étudiant d’opposition.

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  • L’UNEF : rectification et lancée au début des années 1950

    L’adoption de la Charte de Grenoble par l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) en 1946 reflétait l’engouement d’une partie des étudiants pour le projet social, culturel et politique issu de la Résistance.

    L’UNEF se considère comme une expression de cet esprit nouveau, avec ses exigences. Sa démarche est existentialiste-humaniste, façonnée par le courant des catholiques de gauche ayant participé à la Résistance et n’étant pas anticommunistes.

    De là vient l’insistance sur le fait que l’étudiant serait à la fois un travailleur et un intellectuel. La Charte fut d’ailleurs adoptée notamment grâce au soutien de la Fédération des Groupes d’Études de Lettres de Paris, présidée par Jean-Marie Lustiger (un Juif converti au catholicisme à l’âge de 14 ans pendant la seconde guerre mondiale, archevêque de Paris en 1981, cardinal en 1983).

    Et l’AGE de Lyon, à l’origine de la Charte, souligne dans une brochure de 1946 :

    « Ceci est donc bien clair ; il n’y a pas pour nous de domaine réservé a priori. »

    On ne peut pas comprendre les initiatives de l’UNEF en dehors du cadre syndical sans saisir cette base idéologique et culturelle qu’est la Charte de Grenoble.

    La Charte de Grenoble en 1946

    C’est d’autant plus vrai que le courant catholique de Gauche va l’emporter sur les communistes. La guerre froide imposée par l’impérialisme américain après 1945 amène en effet l’UNEF à faire un choix.

    Initialement, elle est partie prenante pour la fondation à Prague d’une Union internationale des étudiants (UIE). Mais à la suite de l’instauration de la démocratie populaire en Tchécoslovaquie en février 1948, les sections américaine, suédoise, danoise, belge et suisse quittèrent l’UIE.

    Au congrès d’avril 1948, l’UNEF choisit d’attendre la suite, tout en quittant la Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique dont relevait l’UIE ; au congrès d’avril 1949, la motion du retrait de l’UIE l’emportait par 154 voix contre 106 et 8 abstentions. Les gaullistes intervinrent pour pousser davantage et en novembre 1950, lors d’une réunion de la direction de l’UNEF, la direction fut débarquée.

    La génération catholique de gauche ayant participé à la Résistance, ouverte aux communistes, céda la place à ce qu’on allait appeler la « seconde gauche » : la gauche non communiste voire alors ouvertement anti-communiste. La Charte de Grenoble se mettait donc en place, mais plus du tout dans l’optique initiale.

    La nouvelle orientation profita alors de l’agitation sociale. Fin 1953, 10 000 étudiants manifestent à Paris contre le retard dans les constructions scolaires et universitaires ; le président Jean-Marc Mousseron, blessé par la police, tient une conférence de presse dans une clinique.

    Début 1954, la réduction prévue du budget de l’enseignement supérieur produit des grèves et des manifestations, marquant l’abandon du projet gouvernemental et le premier grand succès de l’UNEF.

    En 1956, l’UNEF a 80 000 adhérents, ce qui représente la moitié des étudiants de l’époque. Le succès est total et l’UNEF considère que toute décision sur la jeunesse de la part du gouvernement doit l’impliquer ; toute la presse commente ses congrès.

    Et sa base matérielle est inébranlable. Le régime a reconnu l’UNEF comme organisation représentative en 1947 et en 1948 a été fondé une sécurité sociale pour étudiants par l’intermédiaire de la Mutuelle nationale des étudiants de France aux mains de l’UNEF.

    L’UNEF est fortunée, certaines AGE sont puissantes comme à Paris (Paris Sciences avec l’ACES, Paris Médecine avec l’AGEMP, Paris Lettres avec la FGEL), mais surtout en province où vivent 65 % des adhérents à l’UNEF.

    On a ainsi les bastions de Bordeaux, Grenoble, Lille, Aix, Montpellier et notamment celle de Lyon qui propose des polycopiés de cours, des activités sportives, une bibliothèque, un bar, une discothèque, une chorale, un ciné-club, un restaurant universitaire avec 2 000 repas par jour, etc.

    On notera ici le caractère très particulier de la situation à Marseille, résumé comme suit dans une étude historique de l’UNEF :

    « Il faut ici mettre tout à fait à part le cas de Marseille, restée pendant plusieurs années aux mains de quelques étudiants prolongés d’origine corse qui tiraient leurs revenus d’un fonctionnement particulier de l’AGE : bar à alcool et jeux de cartes, et peut-être une très grande convivialité dans les pièces supérieures ; en tout cas, venu enquêter en 1953, le trésorier de l’UNEF se trouva accueilli devant un bureau où trônaient une bouteille de pastis et un revolver. »

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