Remarques sur la surproduction de capital et la surproduction de marchandises

Le mode de production capitaliste ne peut se développer que s’il se renforce. Et il ne peut se renforcer que s’il se développe. C’est là une interrelation dialectique qui est particulièrement difficile à saisir. C’est d’autant plus vrai pour comprendre la crise du mode de production capitaliste.

En effet, le mode de production capitaliste ne peut être en crise que s’il se développe et il ne peut se développer que s’il est en crise. Ce paradoxe amène les gens à considérer que le mode de production capitaliste surmonte toujours ses faiblesses, qu’il sort toujours vainqueur de n’importe quelle crise.

Si l’on maîtrise le matérialisme dialectique, on voit les choses inversement, car l’aspect principal n’est pas le développement, mais la crise. Cela peut évidemment se retourner en son contraire, comme en 1945, toutefois la tendance principale reste le mouvement vers une limite à partir de la quelle on va à l’effondrement.

Il est ici quelques remarques nécessaires pour appréhender de manière correcte cette question de la crise générale du capitalisme, avec sa nature de surproduction de capital et de surproduction de marchandises.

Il y a déjà la question de fond. Les moyens de production relèvent de la propriété privée et ainsi une classe est exploitée pour qu’il y ait une production de biens matériels à ses dépens. Il faut cependant qu’il y ait une consommation plus grande pour que le mode de production capitaliste se développe. Comment cela est-il alors possible ?

Il faut, pour saisir cela, véritablement avoir une perspective matérialiste dialectique et voir que le processus de développement est en spirale. Rosa Luxembourg n’avait pas saisi cela et pour elle, le mode de production capitaliste se développait, car il existait encore des territoires non pénétrées par le mode de production capitaliste.

Sa vision était non dialectique : pour elle, soit le mode de production capitaliste se développait, soit il ne se développait pas.

On peut considérer que les deux grands soucis d’un telle lecture sont les suivants. Tout d’abord, il y a une incapacité de constater que le mode de production capitaliste, c’est aussi une production pour la production. Il y a des entreprises qui produisent pour d’autres entreprises.

Ainsi, il ne suffit certainement pas de nationaliser les entreprises produisant des biens pour la consommation directe, en la « reprenant » telle quelle… Car derrière, en nationalisant les entreprises servant à la production de biens pour la production, il faut une énorme capacité d’organisation afin de faire les bons choix.

Une production pour la production produisant du matériel pour des usines atomiques, des cages pour animaux, des piscines de luxe… aboutit à une production d’usines atomiques, de cages pour animaux, de piscines de luxe.

Staline avait lui tout à fait compris cela. On lui a reproché de manière incessante de privilégier l’industrie lourde. Mais il avait compris que sans industrie lourde, l’industrie légère dépendrait d’une industrie lourde d’autres pays, donc de pays capitalistes. Cela eut été un choix contre-révolutionnaire que de privilégier l’industrie légère, la consommation directe servant il est vrai directement le peuple, mais l’enchaînant alors aux pays capitalistes.

L’industrie légère aurait alors été quantitativement dépendante des autres pays, mais également qualitativement. Les pays capitalistes auraient dit à l’URSS : on vous vend telle chose pour produire telle chose, et pas autre chose.

Même en admettant que Deng Xiaoping aurait pu avoir raison dans sa stratégie de zones économiques spéciales pour développer la Chine, on ne peut que voir que la présence étrangère en Chine concerne des productions bien spécifiques, que la Chine a simplement reproduit, reproduisant donc la forme de la production capitaliste.

Le contenu avec Deng Xiaoping n’était en réalité déjà plus socialiste. Mais même s’il l’avait été, il aurait perdu sa substance. Produire de manière socialiste des hamburgers aboutit à ce que la dimension socialiste disparaisse devant la nature de ce qui est produit.

Le second aspect qui est incompris concernant le mode de production capitaliste, c’est que même si celui-ci est décadent, il a des secteurs qui peuvent tout à fait fleurir au milieu de cette putréfaction. Lénine l’a bien souligné dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : il ne faut pas penser que tous les secteurs s’effondreraient de manière unilatérale. Ce serait anti-dialectique de croire cela.

Maintenant, il faut voir le problème de fond. Pourquoi le mode de production capitaliste apparaît-il comme stable pour tout le monde ? On pose la question ici politiquement, pas simplement par le fait que les gens soient prisonniers du mode de production capitaliste, que leur esprit soit façonné par lui.

Même des gens qui croient en la victoire systématique du capitalisme peuvent avoir des doutes, l’unilatéralité n’existe pas. Pourquoi cependant l’option communiste apparaît-elle comme totalement utopique ?

Il y a ici deux choses qui jouent. Tout d’abord, il y a le fait que la crise générale du capitalisme commençant en 1917 a connu différents moments relevant d’un processus inégal.

Déjà, cette crise a frappé l’ensemble des pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, ce qui fait qu’elle n’a pas été perçue comme une crise totale dans les pays de l’Ouest européen. Les mentalités ont été forgées de manière tout à fait différentes. Les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud ont eux tout à fait perçu la crise, mais ils n’étaient pas en son cœur.

Ensuite, lorsque la crise générale du capitalisme commencée en 1917 s’est aggravée en 1929, la guerre mondiale a commencé peu après. En 1945, les gens ont considéré qu’il y avait une période « nouvelle », que la crise relevait du passé. Il y a ici de nombreuses expériences qui ont été perdu.

Le pays au cœur des contradictions de la crise générale du capitalisme, l’Allemagne, a perdu tout son patrimoine. Les nazis ont assassiné les communistes en masse, la mobilisation nationaliste et militaire a asséché le patrimoine dans les masses. Les crimes durant la guerre et la défaite ont ajouté encore des problèmes et par la suite, le révisionnisme en RDA et l’utilisation des anciens nazis en RFA ont encore plus accentué le problème. L’apparition de la Fraction Armée Rouge s’explique par ce constat de blocage historique. Ulrike Meinhof avait étudié en détail la situation allemande.

Bien entendu, tout a changé et on peut considérer qu’à partir de 1980, la question révolutionnaire est revenue. Le mode de production capitaliste s’était heurté à une limite dans les années 1970, il y avait de nouvelles avant-gardes suivant Mao Zedong et la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. Gonzalo, dirigeant du Parti Communiste du Pérou, parle de situation d’offensive stratégique de la révolution mondiale.

Il aurait dû souligner la dimension relative de tout développement, car des contre-tendances elles-mêmes relatives peuvent intervenir. Elles sont au nombre de deux.

Il y a l’implosion de l’URSS, mettant un terme à la gravité de l’affrontement Est-Ouest alors que la tendance à la guerre dominait toujours plus. Cela a puissamment aidé le bloc de l’Ouest à renforcer son capitalisme, aux dépens du social-impérialisme soviétique disparaissant devant une oligarchie russe, ukrainienne, biélorusse, des pays de l’Est bureaucratiques satellisés par l’Ouest.

Il y a ensuite l’intégration de la puissance économique chinoise au service du mode de production capitaliste. Passé d’atelier du monde à usine du monde, la Chine a formidablement aidé les pays occidentaux à développer leur capitalisme.

Ces deux phénomènes ont ralenti le temps, ils ont asséché le terrain de la révolution, mais pour un temps seulement. Le mode de production capitaliste a gagné trente ans. Trente ans, dans la vie d’une personne, c’est énorme. Cela explique pourquoi la proposition stratégique communiste a été invalidé en apparence auprès des gens.

Inversement, les contradictions du mode de production capitaliste n’en sont que plus renforcés. On a ainsi la contradiction entre l’humanité et la nature, qui est explosive, la contradiction entre la superpuissance américaine et la superpuissance chinoise en devenir, qui est une source de conflit militaire toujours plus prégnant. Il y a ici toute une liste de contradictions qui, en fait, doivent précisément être analysées.

Pour cela, il faut par contre bien maîtriser le rapport entre surproduction de capital et surproduction de marchandises. Considérer l’un indépendamment de l’autre – et c’est récurrent chez ceux ne maîtrisant pas le matérialisme dialectique – aboutit à une incompréhension du mode de production capitaliste, et a fortiori de la crise générale du capitalisme.

Il faut donc se tourner vers les enseignements de Karl Marx à ce sujet, et profiter des erreurs commises par Eugen Varga et Paul Boccara, erreurs riches d’enseignements.

La crise générale du capitalisme et le sursaut de la civilisation

La chose est claire : la crise générale du capitalisme est l’expression d’une limite absolue dans son développement. En ce sens, ce qu’on appelle « révolution » n’est qu’un moment qui dépasse l’obstacle posé par le capitalisme lui-même. La caractéristique de l’obstacle est ce qui permet de comprendre ce qui forme le processus révolutionnaire ou non.

La première et la seconde crise générale du capitalisme relèvent d’une même substance « historique ». C’est celle d’une dégradation des conditions de la vie naturelle par rapport à ce qui est possible dans un niveau de civilisation donné.

Cela signifie que la révolution comme moment de dépassement de la crise n’est pas quelque chose qui exprime une identité « prolétaire » formelle, mais l’expression de la continuité de la vie, de la civilisation, cela se déroulant évidemment à travers une classe sociale, la classe ouvrière.

On peut dire que la révolution d’octobre 1917 a été l’expression de la contradiction entre travail intellectuel et travail manuel dans le cadre de la première crise générale. Résultat du développement du capitalisme monopoliste, la première guerre mondiale a comme on le sait sacrifié des millions d’ouvriers et de paysans qui devait, dialectiquement, trouver dressé devant et contre eux tout l’appareil technologique des monopoles. En ce sens, il n’y ni « cause », ni « conséquence ».

1917 en Russie a donc bien été le dépassement de l’obstacle ayant engendré la première crise générale. C’est le refus de la part du travail manuel de n’être qu’un rouage d’une machinerie qui ne sert plus l’essor de la civilisation. Ce dépassement s’est déroulé comme résolution de la contradiction intellectuel/manuel.

La contradiction intellectuel/manuel a été l’aspect principal (la contradiction ville/campagne étant secondaire par l’absorption par l’armée des paysans des campagnes) exprimant la continuité de la civilisation elle-même. Les soldats, travailleurs manuels, assument la culture, la vie naturelle elle-même bien que plongés dans une barbarie généralisée.

La vie trouve toujours à continuer… Et c’est là tout le sens de l’analyse d’Antonio Gramsci, déformé par les courants réformistes : « On a l’impression que les maximalistes ont été à ce moment l’expression spontanée, biologiquement nécessaire, pour que l’humanité russe ne sombre pas dans la plus horrible débâcle, pour que l’humanité russe, s’absorbant dans le travail gigantesque, autonome, de sa propre régénération, puisse moins ressentir les impulsions du loup affamé, pour que la Russie ne devienne pas un charnier énorme de bêtes féroces qui s’entre-déchirent. »

Cela montre en quoi consiste la révolution dans la crise générale du capitalisme : le prolétariat assume la défense du plus haut degré de civilisation. Dialectiquement, Gramsci parle de « Révolution contre le Capital » : par esprit volontariste, Gramsci n’a pas saisi le matérialisme historique, mais en même temps, sur la base du développement inégal de sa démarche, il développe un aspect matérialiste dialectique.

La crise générale du capitalisme ne pose donc pas une problématique en terme de « répartition des richesses » dans un pays développé ou de « défense des droits » face au « capital » mais un saut qualitatif dans la civilisation. Cela ne passe évidemment que par la classe ouvrière capable d’assumer l’héritage national et son dépassement-enrichissement.

Dire que le capitalisme surmonte toujours ses crises est donc erroné au point de vue historique. 1917 a été l’expression de la limite de la première crise générale, donnant lieu au premier État socialiste dans le monde et formant ensuite un écho dont celui en 1949 avec la proclamation de la République populaire de Chine.

Le développement capitaliste a été permis par l’effondrement du social-impérialisme et l’intégration au marché mondiale de la Chine avec Deng Xiaoping. L’irruption de la maladie Covid-19 est bien l’expression de l’obstacle général, à un moment où les monopoles capitalistes sont bien plus massifs qu’ils n’étaient déjà en 1914.

Du fait de l’anarchie de la production, les cycles de rotation du capital ne peuvent être bloqués comme cela a été, comme c’est le cas. Cela va engendrer une détérioration non pas simplement et abstraitement des conditions de vie, mais des conditions de vie dans les conditions d’une métropole impérialiste où la vie quotidienne est stabilisée, assurée, et enrichie.

Le travail manuel déjà usant psychologiquement se voit contraint par l’irruption d’un virus exprimant la limite du capitalisme dans le cadre de la contradiction ville/campagne. La pressurisation de la force de travail est encore plus forte de par les mesures sanitaires à respecter.

Par rapport à 1917, l’aspect principal est bien la contradiction ville/campagne, avec celle entre intellectuels et manuels étant la clef du processus dépassement à venir, déjà en cours.

À rebours des théories voyant le prolétaire comme se faisant simplement « accaparer » son travail, on voit là l’intégration complète du prolétaire à la machinerie capitaliste. Le prolétaire fait partie du problème autant qu’il en est la solution et c’est dans son rapport subjectif à la civilisation que réside le processus révolutionnaire.

Car quel que soit l’aspect principal de la contradiction motrice, la substance reste la capacité à assumer et à porter le développement social et culturel. Si les soldats de la première guerre mondiale voient leur condition de vie chuter brutalement, ils manient dans le même temps des techniques de guerre ultra-modernes et acceptent de se battre.

Les prolétaires des métropoles impérialistes vivent une vie bien plus riche au plan subjectif. Grâce au développement technologique, ils sont connectés à la réalité planétaire presque immédiatement, mais ils doivent affronter la destruction de la planète elle-même.

Le virus Covid-19 est l’expression de cette contradiction et le décalage est tellement frappant qu’il forme un aspect certain du processus révolutionnaire dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme.

La seconde crise générale du capitalisme

La crise sanitaire n’a pas provoqué au sens strict la seconde crise générale du mode de production capitaliste. Cette crise ne peut être provoquée que de manière interne, de par les contradictions internes. Et là il faut voir, comme cela a été adéquatement expliqué par le PCF(mlm), que le covid-19 est une maladie portée par un virus qui est le fruit d’une mutation provoquée par la contradiction entre les villes et les campagnes, dans le cadre du développement du mode de production capitaliste.

Ainsi, c’est le mode de production capitaliste qui a provoqué la crise sanitaire et par conséquent, on est dans une situation où le mode de production capitaliste touche à sa limite : il entre en conflit avec la vie elle-même. Son utilisation maximisée du travail humain et des ressources naturelles rentre en contradiction avec la réalité elle-même.

C’est exactement pour cette raison que la première crise générale du mode de production capitaliste a été provoqué par la révolution d’Octobre 1917. Cette révolution ne vient pas de l’extérieur du mode de production capitaliste, mais exprime une contradiction interne. La révolution d’Octobre 1917 exprimait directement la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel, à travers la question de la propriété.

Au sens strict, on doit d’ailleurs considérer que la première et la seconde crises générales du mode de production capitaliste ne sont qu’une seule et même crise, touchant ses deux aspects fondamentaux, les deux contradictions inhérentes à son développement.

Il faut cependant comprendre la particularité de la seconde crise générale du mode de production capitaliste. On rentre en effet dans une phase de déclin ouverte, alors que le mode de production capitaliste était en plein élan. La première crise générale du mode de production capitaliste a commencé alors qu’on était au contraire en pleine guerre impérialiste.

On pourrait penser que cela rende plus facile pour le mode de production capitaliste de chercher à surmonter les problèmes. Or, c’est l’inverse qui est vrai. Penser qu’une situation de développement du mode de production capitaliste rend les choses plus aisées pour lui, c’est commettre deux erreurs :

– considérer que le développement peut être infini ;

– considérer que le mode de production capitaliste est capable de « raisonner ».

Il ne manquera évidemment pas de gens pour affirmer cela, principalement depuis le camp du réformisme social, de ce qu’on appelle historiquement les « socialistes de droite ».

Les faits démontrent cependant tout à fait le contraire. Le mode de production capitaliste s’empêtre d’autant plus qu’il est conquérant. Ses fuites en avant signifient forcément une pressurisation toujours plus grande du prolétariat et une tendance plus affirmée à la guerre impérialiste.

Comment peut-on être toutefois certain que la crise ouverte en 2020 avec le covid-19 correspond bien à la seconde crise générale du mode de production capitaliste, au-delà de la nature particulière de cette maladie ?

Il existe deux éléments définissant ce qu’est une crise générale du mode de production capitaliste. Le premier est la surproduction de capital, le second la surproduction de marchandises. Il va de soi qu’ils sont en rapport dialectique l’un avec l’autre.

Il est à ce titre tout à fait déterminant, pour saisir la nature politique d’une affirmation sur le mode de production capitaliste, de voir si ces surproductions sont saisies et si elles sont saisies toutes les deux, ainsi que de manière dialectique. La ligne opportuniste de droite se concentre d’habitude sur la surproduction de capital, dénonçant une « oligarchie » ; la ligne opportuniste de gauche se concentre sur la surproduction de marchandises, demandant un meilleur « partage des richesses ».

Le point de vue communiste est, à l’opposé, le suivant. La crise générale du mode de production capitaliste, tel que défini par Karl Marx, implique la conjugaison dialectique de la surproduction de capital et de la surproduction de marchandises, l’une impliquant l’autre, et vice-versa.

Cela signifie que le mode de production capitaliste a atteint un stade où les monopoles sont si puissants qu’ils assèchent les cycles de valorisation du capital, en remplaçant l’exploitation capitaliste par une exploitation toujours plus despotique, de type parasitaire.

Pour constater si, en 2020, on a bien une crise générale du mode de production capitaliste, il faut donc regarder s’il y a surproduction de capital et surproduction de marchandises, avec une prévalence des monopoles.

La clef est, bien entendu, le confinement. Ce dernier a impliqué une cessation de nombreuses activités. Quelles ont été les activités qui ont cessé, lesquelles ont continué, malgré des contrariétés ?

Il faut saisir cela au moyen de la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel, ainsi qu’au moyen de la contradiction entre villes et campagnes.

On a pu ainsi voir que les travailleurs manuels ont été pressurisé pour que leurs activités continuent, alors que le travail intellectuel a eu droit au télétravail. Cela n’a pas empêché, bien entendu, un profond recul de l’activité en général. Cela signifie que le mode de production capitaliste a dû constaté, en partie, un arrêt de ses cycles productifs.

Cela n’est pas du tout conforme à sa nature, qui est d’être ininterrompue, et cela de manière toujours plus élargie. La crise générale du mode de production capitaliste n’a ainsi pas comme aspect principal le « gel » productif et le « gel » de la consommation.

La crise générale du mode de production capitaliste a comme aspect principal la cassure dans son élan, car il est dans sa nature de vivre de relance du capital en relance du capital.

Il y a ainsi surproduction de capital, car avec le confinement, la situation de blocage, le capital ne sait pas comment se replacer, alors qu’il est dans sa nature de se replacer immédiatement. Il existe un capital immense qui est désorienté, bloqué, ne sait pas où aller.

Dialectiquement, ce capital provient aussi de la réalisation des cycles précédents. Or, le confinement a bloqué la distribution des marchandises. Il y a donc une accumulation de biens qui n’ont pas été vendus, et ainsi une surproduction de marchandises. Un nombre important de ces marchandises sont perdues, parce qu’elles sont périmées ou parce qu’on ne peut pas louer des chambres d’hôtel dans le passé.

Il y a tout un moment historique où le mode de production capitaliste n’a pas été en mesure de se réaliser en occupant tous les espaces disponibles. On a ici un problème de valorisation, qui est l’écho direct de la destruction de ce qui est naturel, à l’échelle mondiale, afin d’asseoir à tout prix une valorisation du capital existant.

La déforestation n’existe que parce qu’il y a un capital disponible pour celle-ci, avec comme but une valorisation. La nature s’exprime ici comme une limite historique au mode de production capitaliste et voilà pourquoi il cherche à tout prix à la nier (d’où les phénomènes du type PMA, GPA, transhumanisme, transsexualité, rejet de la famille traditionnelle, drogues, etc.).

On a ainsi une crise générale du mode de production capitaliste parce qu’on voit la limite dans la valorisation avant la crise – par le covid-19, pour la première crise générale ce fut la guerre de impérialiste1914-1918 – et après la crise, avec le recul de la production et le chômage.

Cette question du avant-après est essentielle pour appréhender de manière juste la notion de crise générale du mode de production capitaliste. Ce qui est en jeu ici, c’est la notion de limite, qui est au cœur de la contradiction de tout phénomène.

Ne pas voir la contradiction entre villes et campagnes, avec le covid-19 issu d’une mutation provoquée par le mode de production capitaliste, c’est ne pas comprendre que la crise générale du mode de production capitaliste n’est pas une « conséquence » d’une « cause », mais un phénomène dialectique.

Il y a ainsi deux axes essentiels pour saisir la seconde crise générale du mode de production capitaliste. Il faut combiner l’avant et l’après et les étudier de manière dialectique, en rejetant le principe de « cause » et de « conséquence ».

Il faut étudier le mouvement qui a fait que le mode de production capitaliste a atteint sa limite, ce qui signifie se tourner vers la question de la nature et notamment des animaux. Le mode de production capitaliste a cherché à contourner son incapacité à se valoriser en modifiant radicalement la réalité naturelle.

La modification physiologique des êtres humains accompagne une utilisation systématique des animaux dans l’industrie afin d’ouvrir de nouveaux marchés, d’élargir les possibilités de satisfaction de la valorisation du capital.

De la même manière relève de « l’avant » l’effacement des valeurs conservatrices de la bourgeoisie devant le post-modernisme. La bourgeoisie ne prétend plus représenter des valeurs traditionnelles et même les fractions les plus agressives en son sein ne le font que symboliquement. La bourgeoisie a totalement décliné et elle est tombée dans une décadence complète, avec le relativisme comme vision du monde.

Il faut, bien évidemment, également étudier « l’après ». La crise générale du mode de production capitaliste connaît un nombre très important de modalités, qu’il s’agit de repérer, d’analyser (de manière non formelle), d’en saisir la substance.

C’est de la compréhension de cette substance que découle la capacité d’intervention révolutionnaires des communistes.

Alexandre d’Aphrodise ouvre la voie à la Falsafa

Pour comprendre pourquoi Alexandre d’Aphrodise représente un tournant favorable à l’élan de la philosophie d’Aristote chez les philosophes de la civilisation islamique, il suffit se de se tourner vers un propos d’Averroès (1126–1198), qui sera pareillement nommé le « commentateur ».

Dans ses remarques au sujet du Commentaire de la Métaphysique (point Λ 7) d’Aristote par Alexandre d’Aphrodise, Averroès cite de dernier :

« Il n’est pas nécessaire de comprendre par « plaisir » le plaisir qui découle d’une affection.

Car la puissance qui est liée à l’affection a pour opposé la peine, alors que le plaisir qui est dans l’intellect lui-même n’est pas une affection et n’a pas d’opposé, puisque cette saisie [intellectuelle] n’a pas pour opposé une ignorance.

En effet, le plaisir est l’un des concomitants de la saisie [intellectuelle], tout comme l’ombre l’est pour le corps.

Et s’il y a une saisie qui n’a pas d’opposé et qui n’est pas en puissance à un certain moment, celui qui saisit n’est jamais accompagné d’une douleur causée par l’absence de saisie. »

On a ici le principe selon lequel l’être humain peut lui-même atteindre une béatitude au moyen d’une compréhension du monde. En effet, on pense en conceptualisant. Donc le monde est déjà conceptualisé dans sa nature même. La pensée de l’être humain est un intellect passif retrouvant, lorsqu’il est mis en branle, l’intellect actif à l’échelle de l’univers.

Il suffit de lire le passage suivant du Coran, de la sourate Yunus, pour retrouver l’écho de cette exigence de se tourner vers la compréhension du monde tel qu’il est :

« C’est Lui qui a fait du soleil une clarté et de la lune une lumière, et Il en a déterminé les phases afin que vous sachiez le nombre des années et le calcul (du temps). Allah n’a créé cela qu’en toute vérité. Il expose les signes pour les gens doués de savoir.

Dans l’alternance de la nuit et du jour, et aussi dans tout ce qu’Allah a créé dans les cieux et la terre, il y a des signes, certes, pour des gens qui craignent (Allah). »

Naturellement, les vrais religieux, au sens strict, ne peuvent nullement se retrouver dans le matérialisme d’Aristote, son panthéisme souligné par Alexandre d’Aphrodise. Mais plus il y avait une charge matérialiste dans la civilisation islamique, plus était inévitable la convergence avec la perspective d’Aristote, par les points mis en avant d’Alexandre d’Aphrodise.

C’est pour cela qu’on va avoir chez Alexandre d’Aphrodise et les philosophes de la Falsfa arabo-persane littéralement la conception commune d’un esprit humain se tournant vers le monde pour en refléter les concepts, à la manière d’un ordinateur relié à un réseau afin de puiser des informations correctes dans un système central.

On est ici dans une adéquation intellectuelle avec l’ordre cosmique, une quête scientifique. Les auteurs de la falsafa arabo-persane appartiendront à la culture islamique, mais rejetteront catégoriquement le soufisme, les mysticismes islamiques en général. Il s’agit d’une perspective scientifique, d’un éveil intellectuel, de correction de ce qui est erroné afin de correspondre à sa propre essence, car chaque chose obéit par nature à son essence naturelle.

En s’identifiant au monde, comme « création divine » selon le Coran mais en fait également et surtout comme nature éternelle, l’être humain est un animal qui par son intellect matériel peut procéder à des abstractions et des raisonnements, l’amenant à saisir l’ordre du monde, à s’y reconnaître.

Illustration islamique, vers 1220, montrant Aristote enseignant à un disciple

On n’est pas dans une reconnaissance passive du cours du monde, comme chez le stoïcisme. On est dans une bataille pour faire parler le monde, pour se mettre en adéquation avec lui. On a ici un point de la plus haute valeur matérialiste, avec une portée dialectique formidable.

Le problème historique, inévitable, c’est bien sûr que ni Aristote ni Alexandre d’Aphrodise ne connaissaient le principe du reflet, de par leur époque arriérée. Mais ils étaient matérialistes : on apprend par les sens et si l’intellect agent n’est pas considéré comme matériel, au sens de la matière se reflétant par son mouvement dialectique dans l’esprit, il n’est pas considéré comme non immatériel pour autant, car il existe de par l’existence de la matière ayant des « formes ».

En fait, le problème était insoluble pour Aristote et Alexandre d’Aphrodise, car pour eux la matière était statique et il fallait qu’elle soit mise en mouvement. En réalité, tout est tout le temps en mouvement. Ni Aristote ni Alexandre d’Aphrodise ne pouvaient donc saisir le mouvement de la matière dans l’esprit, comme reflet.

Ils ont cependant eu l’intuition matérialiste que l’être humain ne pense pas, que l’intellect matériel d’un individu n’est qu’une copie de l’intellect agent universel.

En insistant en particulier sur cet aspect, Alexandre d’Aphrodise a permis de saisir de manière adéquate la démarche d’Aristote, et donc de réactiver le matérialisme comme vision d’un monde unifié. C’est cela que saisit la falsafa arabo-persane.

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Alexandre d’Aphrodise et l’essence dans le rapport universel-particulier

Alexandre d’Aphrodise a une position concrète différente de celle d’Aristote, au sens où si ce dernier se tourne vers le mouvement, la réalisation d’une potentialité pré-définie, ce qu’il appelle l’entéléchie, lui décale l’axe central vers la notion d’essence.

Il n’y a au sens strict, pas de divergences entre les deux. Ainsi, chez Alexandre d’Aphrodise, même la quête du plaisir n’est pas simplement porté par la satisfaction propre au désir, mais également par le fait que l’acte menant au plaisir relève d’un mouvement naturel, dont la réalisation est elle-même cohérente.

Alexandre d’Aphrodise constate dans De anima liber cum mantissa [Livre sur l’âme avec supplément] que :

« En désirant l’acte non entravé conforme à ce qu’ils sont, ils désireront leur bien propre et leur plaisir – s’il est vrai que le plaisir est un acte non entravé de la disposition naturelle – et, en outre, le fait que le plaisir résulte pour eux-mêmes (car c’est l’acte qui leur est particulier qu’ils désirent).

Celui en effet qui désire son acte propre, conforme à ce qu’il est en puissance, désire manifestement le caractère non entravé [de cet acte] (car ce qui empêche et entrave cet acte est, pour celui qui le désire, à fuir), et, en même temps, un acte de cette sorte est aussi plaisant.

Il désire non pas simplement un acte, mais le fait même d’être en acte, et en désirant cet acte propre, c’est le fait même d’éprouver du plaisir qu’il désirera, et ce d’autant plus que le plaisir suit un tel acte, auquel, comme acte premier, il est approprié. Il n’a pas fait du plaisir le but de son désir, mais il a ce plaisir en tant qu’il suit l’acte, car tout ce qui est conforme à la nature est plaisant. »

Cela est tout à fait conforme à la philosophie d’Aristote. Cependant, on sait que celui-ci a procédé avec les syllogismes à un moyen de développer les connaissances ; tourné vers la physique, il a posé les bases d’un vaste catalogue de la réalité, au moyen des espèces, des genres, etc. On a tout un panorama de divisions et de sub-divisions et Aristote est très clairement orienté vers le catalogage de toute la réalité.

Son immense projet est toutefois ici passé de la science à la philosophie : Alexandre d’Aphrodise quitte le terrain de l’étude des processus au sens de leur dynamique pour s’orienter vers le monde divisé en essences.

C’est pour lui l’aspect principal, car ce qu’il privilégie, ce sont les modalités permettant le monde plus que les modalités du monde lui-même, la métaphysique, plutôt que la physique. Naturellement, on a perdu l’essentiel des textes d’Alexandre d’Aphrodise et peut-être n’est-ce pas le cas, néanmoins c’est ce qui resta historiquement.

Cela se révèle d’ailleurs également, relativement, dans sa compréhension de l’opposition entre l’universel et le particulier.

Dans De l’interprétation, Aristote définissait notamment les choses ainsi :

« J’appelle universel ce dont la nature est d’être affirmé de plusieurs sujets, et singulier ce qui ne le peut : par exemple, homme est un terme universel, et Callias un terme individuel. »

Seulement voilà, pour qu’homme soit un terme universel, il faut qu’il y ait des hommes. Aristote insiste sur le fait que la généralité n’existe que de manière postérieure à l’existence réelle, concrète, de particuliers relevant de cette généralité.

Ce n’est pas un idéaliste : Platon, au contraire, dit qu’il y a des Idées existant au préalable, façonnant la matière et aboutissant à des reflets matériels imparfaits de ces idées (car matériels).

Tel n’est pas du tout le cas chez Aristote et Alexandre d’Aphrodise défend de manière adéquate sa conception, en disant par exemple que :

« Un être humain est un être humain de par sa nature telle, qu’il y en ait ou pas plusieurs partageant cette nature. »

Alexandre d’Aphrodise rejette donc les mathématiques comme base scientifique unilatérale : les objets mathématiques n’existent en effet pas en soi, ils sont seulement conçus par la pensée. On est ici dans la conception matérialiste d’Aristote, dans le refus de l’idéalisme croyant qu’un Dieu unique aurait inventé la multiplicité et façonner la matière au moyen de celle-ci, suivant des « codes », des combinaisons, etc.

Et ce faisant, il pose l’affirmation de l’essence de l’être humain. Il y a donc une contradiction entre l’essence humaine, d’un côté, universelle, et l’être humain individuel, particulier, de l’autre.

Lorsqu’il parle de l’existence de différences, Alexandre d’Aphrodise explique de manière cohérente que :

« Les substances particulières sont celles qui reçoivent les contraires, tandis que les genres, les différences et les formes ne reçoivent aucunement les contraires, car ils sont universels et généraux. »

On a ainsi des essences pour chaque chose. Mais chaque chose peut se retrouver dans une situation particulière (par rapport aux autres choses). Il y a une tension entre l’universel – un cadre fixé pour chaque chose, ou plutôt une nature, une essence – et le particulier, celui-ci connaissant dans des situations multiples.

Dans le cas où il s’agit d’un être humain, on a alors qui plus est la question de savoir si l’essence simple prédomine, au sens où l’animalité décide, ou bien si on est passé dans la raisonnement amenant à des alternatives parmi lesquelles choisir.

On a ici une systématisation de la démarche d’Aristote. Ce dernier posait son système comme analyse de la dynamique du monde, une dynamique qu’il appelle entéléchie car chose produite est déterminée par une fin bien déterminée.

Alexandre d’Aphrodise renverse la perspective, il ne cherche pas à saisir la dynamique dans son mouvement, mais dans sa réalité statique exigeant qu’on aille à l’essence pour parvenir à se définir. Il ouvre ici le cycle qui va consister principalement en Avicenne, Averroès, Spinoza.

Chez ces quatre philosophes, il s’agit de se mettre à l’écoute de son essence pour se placer sur la bonne longueur d’onde.

Et Alexandre d’Aphrodise distingue pour cette raison trois intellects : l’intellect matériel qu’on peut qualifier de passif, de tablette d’argile sur laquelle rien n’est écrit, puis l’intellect matériel mis en branle, mis concrètement à disposition, ayant conscience d’être réflexion.

On a enfin l’intellect agent, qui permet à l’intellect matériel d’être mis en branle, en tant que réflexion intellectuelle virtuelle de l’ordre cosmique.

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Alexandre d’Aphrodise et la question du déterminisme et de l’essence

Alexandre d’Aphrodise se heurte forcément à l’un des problèmes fondamentaux de la philosophie d’Aristote : la question du déterminisme. Le stoïcisme était un prolongement cohérent d’Aristote, au sens où si tout est cause et conséquence, alors tout est déterminé et la psychologie doit se conformer à ce qui apparaît comme étant le destin.

Seulement, Alexandre d’Aphrodise sait que s’il accepte cela, alors la philosophie d’Aristote devient une reconnaissance passive de la réalité. Or, Aristote exprimait non pas la mentalité du citoyen romain se conformant à ce que sa situation implique, mais celle de l’esclavagiste grec choisissant telle ou telle réalisation.

Par conséquent, Alexandre d’Aphrodise réactive la notion de production qui avait été perdue avec les Romains. Il dit : soit la production de quelqu’un se tourne vers une satisfaction naturelle, soit elle se tourne vers ce qui relève d’un choix de la raison.

On a ici soit la nature directement animale de l’être humain, soit sa capacité à se tourner vers l’intellect agent, reflet de l’univers, qui guide alors la réflexion.

Or, si on peut mal raisonner, une orientation simplement animale est implacable. Ce sont donc deux choses différentes.

Ce qu’on appelle destin relève par conséquent de la dimension directement naturelle, alors que l’autre aspect, non déterminé, relève de la délibération faite par les êtres humains, de manière juste ou pas.

Il va de soi qu’il faut ici relativiser cela : si Alexandre d’Aphrodise ne connaît bien entendu pas le principe de mode de production façonnant les esprits, il considère en fait que soit on pense bien et qu’on est conforme à l’ordre du monde, soit que l’on pense mal mais alors qu’on ne pense pas vraiment, on s’égare en fait, et cela ne tient pas.

Il y a ainsi d’un côté ce qui arrive inéluctablement, car de manière naturelle, et de l’autre ce qui relève d’un certain relativisme, d’alternatives.

Dans son traité sur la providence, Alexandre d’Aphrodise dit ainsi que :

« La puissance divine que nous avons appelée également nature constitue les choses qui existent en elle et les façonne avec proportion et ordre, et non par délibération.

Car la nature n’appartient pas à chacun des êtres qu’elle produit en tant qu’elle le penserait et le méditerait rationnellement – du fait que la nature est une puissance irrationnelle [en fait non rationnel, au-delà du rationnel] – mais du fait de l’être de chacun ; c’est de cette manière que chacun se produit en conformité avec son être à partir de l’animal et du corps divin, ce dernier étant l’engendreur de son principe.

Puisqu’en effet son existence provient de ce corps et qu’il vient à être une chose procédant et émanant de lui, il se trouve qu’en raison de son analogie avec lui, il est de sa nature de produire tout mouvement ordonné de telle sorte qu’il agit selon des nombres et des rapports déterminés.

Il n’est en effet pas possible qu’apparaissent dans les actes et les mouvements des rejetons des animaux mortels des indices et des signes de leur race, tandis que ce qui est engendré des dieux ne conserverait pas, entre autres choses qui lui appartiennent, la bonne ordonnance provenant des choses divines.

Et il faut savoir que le mouvement qui provient de la nature ressemble d’une certaine manière à ce qui apparaît dans ce que suscitent les faiseurs d’automates.

Nous voyons souvent de tels mouvements inanimés se produire, de manière artificielle, lorsque le faiseur d’automates leur procure un principe de mouvement. Ainsi, certains paraissent danser, d’autres lutter, d’autres se mouvoir d’autres mouvements suivant un ordre et un rythme, du fait que leur artisan leur a prodigué une telle constitution. »

L’être humain a une essence, comme les automates sont déterminés à telle ou telle action. La marge de manœuvre de la délibération est ainsi calibrée par définition même. Le déterminisme ne s’exprime qu’en rapport avec l’essence de l’être humain, avec une opposition entre le particulier et l’universel.

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Alexandre d’Aphrodise et le dépassement du scepticisme, de l’épicurisme et du stoïcisme

Alexandre d’Aphrodise représente un immense moment de tension. Au moment où il intervient philosophiquement, l’idéalisme s’est puissamment structuré intellectuellement ; on le désigne parfois comme « moyen-platonisme », parce qu’il préfigure le néo-platonisme émergeant peu après la mort d’Alexandre d’Aphrodise.

Or, ce dernier va totalement à rebours du néo-platonisme. Les tenants de Platon se tournaient toujours davantage vers la magie, le mysticisme, dépassant le platonisme déjà puissamment idéaliste, pour ne pas dire totalement religieux. Mais Alexandre d’Aphrodise, lui, se revendique de l’aristotélisme comme matérialisme et rejette tout apport ; il veut l’orthodoxie. Et lorsqu’il exige un rappel strict et sans ajouts de la philosophie d’Aristote, il présente celle-ci comme une doctrine complète.

Il défend la conception d’Aristote. L’être humain ne pense pas : sa pensée n’est que le reflet de l’ordre du monde. Soit l’être humain est tourné vers sa réalité animale, soit il est éveillé et cherche à comprendre l’ordre de l’univers, y voyant quelque chose de réel et de bon.

Il est ici un point culminant de tout un renouveau de l’intérêt pour Aristote existant alors depuis quelques décennies ; à ce titre, il sera par la suite nommé le « commentateur » (ho exêgetês).

Manuscrit médiéval, en latin, de la Physique d’Aristote

Et c’est en tant que commentateur, en résumant la démarche d’Aristote, en formulant les différentes possibilités de réponse aux questions en suspens, qu’il va affirmer la dimension systématique de la « métaphysique », posant une doctrine matérialiste unifiée.

Alexandre d’Aphrodise est donc le héraut du matérialisme à ce moment-là. On ne peut pas comprendre son impact, la charge matérialiste qu’il représente historiquement, si on ne voit pas cela.

Le contexte historique est celui d’un affrontement intense entre idéalisme et matérialisme, entre le matérialisme authentique et les tendances secondaires du matérialisme.

Pour cette raison, Alexandre d’Aphrodise fait face à deux contre-courants : tout d’abord, le platonisme et le néo-platonisme qui rejettent la matière, au profit du seul esprit. Le conflit est ici facile à comprendre, puisque le matérialisme rejette le dualisme opposant corps et esprit.

Ensuite, il y a l’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme qui se tournent vers un matérialisme sensualiste et immédiatiste-psychologique.

Cette dernière direction était, dialectiquement, présente chez Aristote. Tant l’épicurisme que le stoïcisme et le scepticisme sont une lecture dialectiquement possible d’Aristote. Le contexte romain a asséché la dynamique scientifique, affaiblissant la démarche d’Aristote et permettant l’affirmation d’une série de questionnements et de positionnements, matérialistes mais éclectiques ou étroits.

Copie romaine d’une représentation hellénistique d’Epicure, fin du 3e siècle – début du 2e siècle avant notre ère

Le scepticisme appelle à prendre le monde comme si complexe qu’on ne peut être certain de rien ; l’épicurisme appelle à être heureux matériellement par sobriété, la vie à l’écart de tout souci possible ; le stoïcisme appelle à être heureux en se reconnaissant dans le mouvement inéluctable des choses qui se déroulent.

Alexandre d’Aphrodise intervient alors, dans la réaffirmation du matérialisme, et il va mettre l’accent sur un aspect permettant la reconstitution de la philosophie d’Aristote, et ainsi son affirmation.

Chez Aristote, l’être humain se situe dans l’univers et peut avoir conscience de sa place de manière active. Cependant, en développant de manière approfondie le principe du mouvement comme dynamique, en posant le monde comme succession de causes et de conséquences, en définissant les règles du syllogisme… Aristote avait posé un espace logico-rationaliste à côté de son affirmation du monde comme naturel.

Le scepticisme, l’épicurisme et le stoïcisme se sont engouffrés dans cette brèche. Le scepticisme met de côté l’univers en se résumant à une logique immédiatiste. L’épicurisme rejette qu’on puisse avoir conscience de sa place dans l’univers qui serait pur hasard et en reste à une logique immédiatiste-sensualiste.

Enfin, le stoïcisme fait des causes et des conséquences un système unifié supprimant toute dimension active de la part des êtres humains, qui doivent se conformer à leur sort.

Alexandre d’Aphrodise rejette alors le scepticisme par définition pour son rejet de la science, il met de côté l’épicurisme comme étant un fétichisme du bien-être naturel et il combat le stoïcisme comme relevant d’une fascination intellectuelle passive pour l’ordre cosmique (et ces deux philosophies apparaissent clairement comme de l’aristotélisme déformé dans un sens ou dans l’autre).

Il expose alors la place de l’être humain dans l’univers selon Aristote. C’est un moment clef dans la bataille pour le matérialisme et cela se lit avec la question du déterminisme et de l’essentialisme.

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Alexandre d’Aphrodise et la position de l’être humain dans l’univers

Alexandre d’Aphrodise est un matérialiste ; il affirme que la Nature, d’une richesse incroyable, façonne le monde. Se tourner vers la Nature pour la comprendre est la meilleure chose à faire : en reflétant dans son esprit les concepts des réalités matérielles, on obtient le vrai bonheur contemplatif.

Il va de soi que les commentateurs bourgeois ont été dans l’impossibilité de comprendre toute cette démarche d’Alexandre d’Aphrodise, et même d’Aristote. Ils ont été incapables d’en saisir la charge matérialiste, car seul le matérialisme dialectique permet de comprendre qui est un de ses lointains ancêtres.

Les commentateurs bourgeois ont cherché à comprendre l’intellect agent comme une sorte de forme immatérielle flottante, ne comprenant pas que c’est simplement l’ordre du monde qu’on peut rationaliser intellectuellement en tournant son esprit vers lui et non plus vers une simple immédiateté comme le font les animaux.

On ne peut pas, chez Aristote, faire des abstractions virtuelles – les abstractions sont issues de la réalité elle-même et le matérialisme dialectique montre bien comment le monde est lui-même dialectique, donc les raisonnements également, retombant sur la réalité dialectique, et inversement.

Tout se reflète et l’esprit humain n’est qu’un lieu de passage, un reflet de la matière, celle de la personne ayant cet esprit, celle de la réalité elle-même.

Version latine du Traité de l’âme d’Aristote, début du 14e siècle

La démarche d’Alexandre d’Aphrodise aboutit ainsi de manière cohérente à un panthéisme, comme chez Aristote et comme chez Spinoza ; ayant par contre réfuté la Nature, les commentateurs bourgeois ne peuvent pas saisir la substance de leur approche concernant la « pensée ».

« Penser », pour un être humain, c’est penser le monde par le monde, avec le monde ; dans les commentaires sur les Premiers analytiques attribués à Alexandre d’Aphrodise, on lit ainsi :

« Théoriser est le plus grand des biens humains. »

L’être humain est, chez Aristote et Alexandre d’Aphrodise (et Spinoza), un être tourné vers la contemplation théorique. Il est capable de recevoir, par un esprit récepteur, l’ordre du monde.

Si l’être humain avait un esprit plein, il ne pourrait rien intégrer ; s’il avait un esprit partiellement plein, il ne pourrait pas assumer les vérités telles quelles mais seulement ces vérités associées à ce qu’il y a déjà dans son esprit.

Si l’esprit humain avait sa propre « composition » pour ainsi dire, il ne pourrait pas intégrer la composition qu’est la réalité.

Alexandre d’Aphrodise en déduit fort logiquement qu’il n’y a rien à la base, à part le mélange matériel permettant à l’esprit d’exister, et l’intellect agent vient imprimer ses concepts sur cet intellect matériel.

L’être humain a alors un esprit mis en branle et est en mesure de disposer de la satisfaction d’un regard théorique contemplatif.

Il faut bien souligner cet aspect essentiel d’un esprit qui est à l’origine comme une tablette d’argile, ou plus exactement portant la potentialité de se transformer en tablette d’argile avec quelque chose s’écrivant dessus. L’intellect matériel est un simple récepteur, il n’a pas de nature propre.

Dans son Grand Commentaire du Traité sur l’âme d’Aristote, Averroès constate ainsi au sujet d’Alexandre d’Aphrodise que :

« Alexandre explique la démonstration d’Aristote concluant que l’intellect matériel n’est pas passif, qu’il n’est pas quelque chose dont on dit « ceci », à savoir un corps ou une faculté [existant] dans le corps, comme visant la préparation elle-même et non le sujet de la préparation.

C’est pourquoi il dit dans son livre De l’âme que l’intellect matériel ressemble plus à la préparation qui est dans la tablette non écrite qu’à la tablette préparée elle-même ; que cette préparation peut être vraiment caractérisée [comme] « ce qui n’est pas quelque chose dont on dit ‘‘ceci’’, ni un corps ni une faculté [existant] dans le corps » et qu’elle n’est pas passive. »

C’est grâce à l’ordre cosmique, universel, que quelque chose peut être écrit dans le mélange physico-chimique. Il n’y a pas de tablette attendant passivement d’être écrite, seulement les éléments du mélange qui, telle une matière première, sont disponibles pour mettre en place cet intellect matériel, qui est une conséquence de l’action de l’intellect agent.

L’intellect matériel ne peut avoir comme « forme » que celle de l’intellect agent l’ayant façonné. L’intellect matériel se tourne ainsi toujours plus vers l’intellect agent.

Mettre l’intellect matériel en branle, c’est contempler le monde par le monde, c’est retrouver l’ordre cosmique en lui-même, c’est le bien absolu. Et plus on renforce cette contemplation de type scientifique, plus on retrouver les concepts des choses matérielles, plus le bien absolu s’exprime en nous.

Au sens strict, on peut dire que Denis Diderot est, suivant cette vision des choses, l’être humain le plus accompli en raison de l’Encyclopédie.

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Le panthéisme d’Alexandre d’Aphrodise

Ce qui pousse Alexandre d’Aphrodise à se tourner vers la métaphysique plus que la physique, c’est qu’il suit jusqu’au bout la démarche d’Aristote. Chez ce dernier, le producteur a plus de dignité que le produit. C’était là le reflet du mode de production esclavagiste.

Il est donc cohérent de s’attarder davantage sur ce qui permet le monde que le monde lui-même. Seulement, nous sommes dans le monde nous-mêmes. Aussi Alexandre d’Aphrodise souligne-t-il bien que c’est depuis le monde qu’il faut partir et que c’est le monde qu’il faut aller, car il n’y a rien d’autre que le monde.

La métaphysique se trouve dans la physique, et inversement. Comme chez Spinoza, Dieu est le monde et on a pratiquement le même découpage entre une nature naturante et une nature naturée.

Copie manuscrite de la Métaphysique d’Aristote, entre 1311 et 1321

On a d’ailleurs le même modèle quant à l’esprit, puisque raisonner correctement c’est saisir sa propre détermination naturelle, d’une part, et par conséquent se tourner vers la Nature, qui est le bien absolu, puisqu’elle est tout, le monde en lui-même.

Alexandre d’Aphrodise ne peut ainsi nullement concevoir, à la romaine comme le stoïcisme l’a fait, que l’ordre cosmique n’existe que dans la société. L’ordre cosmique est bien plus vaste et c’est en scientifique, non en citoyen parfait, qu’il faut affirmer son existence.

Et toute personne doit être scientifique, car le monde est la Nature elle-même. De manière fort cohérente d’ailleurs, et dans la perspective d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise assimile en effet l’ordre cosmique à Dieu lui-même, et re-penser l’intellect agent c’est déjà se tourner vers Dieu, qui n’est plus alors que le système cosmique en tant que tel.

On a ainsi des êtres humains relevant d’un aspect d’un ordre cosmique, totalement naturel, qui s’extrait de leur position pour en fait la reconnaître intellectuellement et, en la contemplant, être heureux de la bonté, de la beauté de cet ordre cosmique.

Page de titre de l’édition de 1708 de L’éthique de Spinoza

Ce qu’on appelle l’intellect agent se confond avec Dieu, réduit à un « moteur premier » automatisé, comme chez Spinoza. Le moteur premier, c’est le moteur non mu, le grand démarreur du monde, Dieu, mais un Dieu tourné vers lui-même, nullement tourné vers le monde matériel qu’il a fait se mouvoir.

Il l’a toujours fait et le fera toujours. Il est impersonnel, littéralement virtuel. Et comme il porte le monde, il est en fait le monde lui-même car l’intellect agent et Dieu sont une seule et même chose. Dieu n’est pas loin, il est au contraire présent et même très présent puisque chaque aspect de la réalité est un aspect du tout.

Chez Alexandre d’Aphrodise, Dieu est le « bien suprême », la « substance absolument sans matière », c’est-à-dire qu’il se ramène à l’ordre cosmique lui-même. Voilà pourquoi l’intellect agent est ce « Dieu » : la pensée de ce Dieu est le reflet du monde, car Dieu est le monde.

Les caractères de l’ordre cosmique se « lisent » de manière naturelle pour des êtres naturels.

Et comme un producteur a plus de dignité que le produit, Dieu est au-dessus du monde, mais en même temps l’aboutissement du monde est Dieu lui-même. On atteint ici le matérialisme le plus développé possible pour l’époque.

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Alexandre d’Aphrodise et l’esprit matériel dans un monde matériel

Alexandre d’Aphrodise souligne bien que l’esprit humain est vide en soi, qu’il ne fait que refléter les vérités du monde formant l’intellect agent. Le « moteur premier », qui a permis l’existence du monde en le mettant en branle, assurant sa dynamique, est lui-même l’intellect agent.

On obtient par conséquent, de manière absolument cohérente, une reconnaissance de la nature comme réalité. Car c’est la nature qui permet à ce « mélange », qu’on dirait aujourd’hui physico-chimique, de se mettre en place pour former l’esprit.

Et cet esprit ne peut se tourner que vers deux choses : ce qui est ressenti, d’une part, ce qui est conceptualisé, d’autre part. Et ce qui est conceptualisé reflète le monde matériel lui-même.

Tout est ainsi matériel : la formation de l’esprit, son activité elle-même, ce vers quoi il se tourne. La réalité matérielle est à la fois naturelle et d’une richesse incroyable.

Dans un texte sur l’âme attribué à Alexandre d’Aphrodise, De anima liber cum mantissa [Livre sur l’âme avec supplément], on lit ce qui correspond tout à fait à son approche selon laquelle tout relève d’une combinaison de la nature, qui est d’une richesse incroyable.

On a une série d’oppositions dialectiques, même si évidemment on a des catégories encore idéalistes en raison de l’arriération de l’époque (le chaud / le froid, le sec / l’humide, etc.).

« Il faut que celui qui s’apprête à suivre des discours sur l’âme et à consentir aux définitions portant sur sa substance s’aperçoive d’abord du caractère extraordinaire et magnifique de la nature, qui surpasse celle de bien d’autres choses.

Car lorsque nous aurons appris quel genre de chose est la nature et que nous serons convaincus que ses œuvres sont plus merveilleuses que toutes les réalisations admirables de l’art, nous croirons plus facilement les choses qui seront dites sur l’âme (…).

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la différence de formes dans les corps naturels, puisqu’ils tiennent clairement de leurs substrats les causes de leur variété.

Car la multiplicité des formes, dans les corps qui les reçoivent, et leur différente combinaison constitueraient des causes raisonnables d’une aussi grande variété.

Car si, quand le substrat est unique et qu’il ne contribue à aucune différence pour les êtres qui naissent de lui (la matière est en effet de ce genre), le sec, l’humide, le chaud et le froid, qui naissent deux par deux dans la matière, deviennent cause d’une aussi grande différence pour les choses qui naissent d’elle – à savoir que l’un d’eux devient feu, l’autre air, l’autre terre et l’autre eau; que l’un est lourd, l’autre léger et que les autres éléments ont chacune de ces qualités de façon secondaire –, comment ne serait-il pas raisonnable que les corps qui naissent de la combinaison et du mélange qualifiés de chacun de ces éléments diffèrent complètement les uns des autres par les formes et par les puissances qui peuvent les mouvoir? »

L’expression philosophique d’Alexandre d’Aphrodise est aussi imbuvable que celle d’Aristote. Néanmoins on voit bien comment il y a ici une insistance sur les mélanges chimiques qu’on trouve dans la nature, dans leur richesse, leur multiplicité combinatoire.

C’est là un souci matérialiste, une insistance à se tourner vers le réel et à ne pas chercher de solutions dans l’au-delà, l’immatériel, la spiritualité, etc. Alexandre d’Aphrodise insiste par ailleurs de manière significative sur la notion d’étonnement devant la Nature, base d’une quête de connaissance. C’est un principe aristotélicien par excellence et cela aboutit à la contemplation du monde comme plus haut degré de la science.

Alexandre d’Aphrodise met ainsi l’accent sur le panthéisme, alors qu’Aristote s’orientait principalement par rapport à la question de la physique considérée comme une dynamique, chaque chose étant ce qu’elle est à la suite d’une production en vue d’un but.

La métaphysique était le support des principes d’Aristote sur la physique (avec toutes ses branches) – Alexandre d’Aphrodise renverse la perspective et se focalise sur la métaphysique, sur l’univers comme nature organisée.

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Alexandre d’Aphrodise et la nature de l’intellect agent

Alexandre d’Aphrodise va répondre de manière la plus claire possible à la nature de l’intellect agent. Son raisonnement est implacable.

Il faut partir du principe suivant. Les concepts pensés par des êtres humains n’existent que de manière pensée par des êtres humains. Quand ceux-ci meurent, leur pensée meurt avec. Il n’y a pas d’âme au sens religieux, quand on est mort, on est mort.

Dans son analyse du traité de l’âme d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise dit ainsi que :

« Pour les formes données dans une matière, comme on l’a dit, dès lors que de telles formes ne sont pas pensées, aucune d’elles n’est intellect, puisque c’est dans le fait d’être pensées que consiste pour elles l’hypostase du fait qu’elles sont intelligibles.

En effet, les universels et les communs existent dans les choses particulières et matérielles. C’est une fois pensés à part de la matière qu’ils deviennent universels et communs, et ils sont intellects au moment où ils sont pensés.

S’ils ne sont pas pensés, ils ne sont plus. De sorte que, séparés de l’intellect qui les pense, ils se corrompent, puisque leur être réside dans le fait d’être pensés. »

On a alors le problème suivant : qui porte l’intellect agent, puisque les concepts doivent être portés par quelque chose ? La question n’est pas de savoir ce que sont ces concepts, car ils sont bien la conceptualisation de choses matérielles, réelles.

Cependant, il faut bien savoir où sont « stockés » ces concepts. Alexandre d’Aphrodise dit ici que c’est l’univers lui-même qui porte cet intellect agent.

C’est tout à fait cohérent : il y a un « moteur premier » ayant mis l’univers en branle et la réalité est en mouvement grâce à ce moteur premier. Ce moteur premier a toujours existé et le monde a toujours existé ; c’est l’équivalent de la conception « déiste » de nombreux auteurs des Lumières. Dieu est un démarreur, un horloger.

Or, ce moteur premier est la cause de la réalité matérielle, par conséquent les formes de la matière première qui a été façonnée par le moteur premier relèvent du moteur premier lui-même. Ce n’est pas ici l’être humain qui a été créé à l’image de Dieu, mais l’univers entier qui correspond à l’image du « moteur premier ».

Alexandre d’Aphrodise dit la chose suivante dans son analyse du traité de l’âme d’Aristote :

« Pour toute chose, en effet, c’est ce qui est par excellence et au plus haut point quelque chose, qui est cause, pour toutes les autres, du fait qu’elles ont aussi cette nature (…).

Ainsi, ce qui est suprêmement visible – telle est la lumière – est cause de la visibilité de toutes les autres choses visibles.

Et de même, le bien suprême et premier est cause, pour tous les autres biens, du fait qu’ils sont tels.

En effet, les autres biens sont distingués en fonction de leur contribution à celui-là.

Et donc ce qui est, par sa nature propre, suprêmement intelligible est vraisemblablement aussi cause de l’intellection des autres choses.

Étant tel, ce sera donc l’intellect agent.

En effet, s’il n’existait pas un intelligible par nature, alors rien d’autre ne deviendrait intelligible, comme on l’a dit auparavant. Car dans tous les cas où il existe à la fois un étant qui est souverainement tel et un autre qui l’est en second lieu, celui qui l’est en second lieu tient son être de ce qui l’est souverainement.

En outre, si un tel intellect est la première cause, qui est cause et principe de l’être pour toutes les autres choses, il sera alors également agent, dans la mesure où il sera cause de l’être de toutes les choses pensées. »

C’est parce que l’univers est cohérent que chaque chose est cohérente, c’est parce qu’on peut saisir la cohérence de l’univers qu’on peut saisir la cohérence de chaque chose.

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Alexandre d’Aphrodise et l’intellect matériel

Alexandre d’Aphrodise va préciser le rôle de l’intellect agent, au moyen du concept d’intellect matériel. Ce faisant, il ne fait que re-dire Aristote, au sens strict. Mais il rend plus clair la question et insiste sur cet aspect de sa philosophie, jusqu’à en faire l’aspect principal d’ailleurs.

La question qui se pose est en effet la suivante. L’être humain ne pense pas, sa pensée est reflet. Mais qu’est-ce qui permet cette pensée comme reflet ? C’est la matière elle-même.

Alexandre d’Aphrodise est matérialiste, il ne croit pas en une « âme » au sens religieux du terme, mais en un esprit permis par un certain agencement physico-chimique.

Il souligne donc bien le caractère temporaire de la pensée c’est-à-dire la capacité individuelle à raisonner, à réfléchir c’est-à-dire à réfléchir tel un miroir l’ordre cosmique. Lorsqu’on meurt, l’esprit meurt aussi. Il re-dit ainsi Aristote et rejette tout caractère « éternel » de l’esprit.

Cet intellect des êtres humains est donc matériel. L’esprit se forme par un agencement chimique ; il dit dans De l’Intellect selon l’opinion d’Aristote :

« Lorsqu’à partir de ce corps, quand il présente un certain degré de mélange, est engendré quelque chose, naissant de la totalité du mixte et apte à servir d’instrument à l’intellect qui est dans ce mixte, et puisqu’il existe en tout corps et que cet instrument est aussi un corps, on l’appelle intellect en puissance ; et c’est une faculté produite par le mélange qui intervient dans les corps, et qui est préparée à recevoir l’intellect qui est en acte. »

En clair, la capacité à réfléchir est le produit d’une certaine mixture matérielle et quand on se met à réfléchir, actualisant cette capacité, c’est que la mixture s’est prolongée en réceptacle des raisonnements.

Mais qu’est-ce qui amène cette mixture à s’activer ? C’est l’intellect agent, c’est-à-dire actif. Cet intellect, gigantesque pack de tous les concepts des réalités matérielles, met en branle les intellects matériels.

Ceux-ci se confrontent à la réalité matérielle et en « lisent » alors automatiquement les concepts. Aristote, défendant le matérialisme, les sens, explique en effet que ce qui est pensé est identique à ce qui pense.

C’est le contraire du « je pense donc je suis » de Descartes. En effet, pour dire qu’on pense donc qu’on est, il faut penser qu’on pense qu’on est. Cela implique alors de penser qu’on pense qu’on pense qu’on est. Et ainsi de suite à l’infini, ce qui n’a aucun sens.

L’être humain est donc immédiat, sa pensée est lui-même ; il n’y a pas de dualisme, pas de séparation entre le corps et l’esprit.

Alexandre d’Aphrodise, dans son écrit sur l’intellect, définit ainsi l’action de l’intellect agent sur l’intellect matériel :

« Cet être est à la fois intelligible par sa propre nature et intellect en acte; il est la cause qui porte l’intellect matériel à séparer, en la rapportant à une forme de ce genre, chacune des formes engagées dans la matière, à l’imiter, à la penser et à la rendre intelligible (…).

Il arrive en nous de l’extérieur, lorsque nous le pensons, puisque c’est par la préhension de la forme que l’intellection se produit en nous, et qu’il est la forme immatérielle, indépendante de la matière sans en avoir été séparée par la pensée abstractive.

Dans ces conditions, il est évidemment séparé de nous, puisque ce n’est pas notre pensée qui lui confère sa quiddité d’intellect, mais qu’il la possède par nature, étant à la fois intellect en acte et intelligible en acte (…).

Tout comme la lumière, qui est cause de la vision en acte, est perçue elle-même ainsi que ce qui l’accompagne, et grâce à elle, la couleur, ainsi l’intellect extérieur est cause de notre intellection tout en étant pensé lui-même ; il ne crée pas l’intellect, mais perfectionne par sa propre nature l’intellect existant et le conduit vers ses fonctions propres.

Donc l’intelligible par nature, c’est l’intellect suprême ; les autres intelligibles existent par l’art et par l’opération de l’intellect humain : l’intellect potentiel les crée, sans pâtir et sans être amené à l’existence par une cause étrangère (même avant son acte il était intellect), mais après avoir été augmenté et perfectionné.

Une fois perfectionné, il pense, et les intelligibles par nature, et ceux qui dépendent de son activité et de son art propres. L’action est en effet le trait propre de l’intellect, et penser c’est, pour lui, agir et non pâtir. »

La question se pose alors : qui est cet intellect agent ?

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Alexandre d’Aphrodise et l’intellect agent

Alexandre d’Aphrodise est porté par l’effondrement du système romain ; il exprime la réaffirmation d’une lecture scientifique du monde. Comme il doit le faire contre d’autres courants (le platonisme, le scepticisme, l’épicurisme, le stoïcisme), il cherche un axe central. C’est « l’intellect agent » qui est alors érigé comme clef de voûte de l’aristotélisme.

Ce moment va être grandement salué par les philosophes de la civilisation islamique ; de fait, il portera toute leur approche. Toute la philosophie arabo-persane, tout en discutant des modalités de l’intellect agent, ne cessera de le placer au centre de sa propre activité et considérera toujours Alexandre d’Aphrodise comme un titan.

Miniature persane représentant Avicenne

Le principe est simple : l’être humain ne pense pas. Lorsqu’on « pense », on s’appuie sur le réel et par conséquent on pense le réel, c’est-à-dire que le réel pense en nous. Le réel se reflète dans notre pensée, pour employer ce concept matérialiste dialectique.

Du point de vue d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise, cela donne la chose dite de la manière suivante : chaque phénomène consiste en de la matière première et une « forme ». Par exemple une table a le bois comme matière mais une forme de table.

Le phénomène connaît un processus passant par la matière première, mais dont les modalités passent par la forme. C’est pourquoi la table est employée comme table, même si elle était par ailleurs dans une autre matière première.

Quand on pense, on ne fait que refléter des concepts de forme existant. On ne pense pas le concept de table, on retrouve un concept de table préexistant. Ce concept n’existe pas tout seul, dans un « monde des idées » comme le croit Platon. S’il est immatériel, il n’existe dans la réalité que comme abstraction de choses concrètes. Le concept de table est immatériel, mais est l’abstraction des tables qui existent réellement.

Voici comment Alexandre d’Aphrodise présente la chose dans ses remarques sur le traité de l’âme d’Aristote :

« Mais si, d’autre part, il y a des formes, telles celles par soi, séparées de la matière et de tout sujet, alors celles-là sont intelligibles au plus haut point, puisqu’elles ont dans leur nature propre le fait d’être telles et non pas en recevant le secours de ce qui les pense.

Et les intelligibles qui sont intelligibles par leur nature propre le sont en acte, car ceux donnés dans une matière sont intelligibles en puissance. Or l’intelligible en acte est identique à l’intellect en acte, s’il est vrai que ce qui est pensé est identique à ce qui pense. Par conséquent, la forme immatérielle est souverainement intellect en acte (…).

Ces formes adviennent, dans celui qui les pense, telles qu’elles sont par leur propre nature, c’est-à-dire indépendamment du fait d’être pensées. »

On a ainsi un concept abstrait, qui généralise quelque chose, qui est donc immatériel, mais qui n’existe que parce que ce quelque chose existe. On ne peut pas « inventer », « imaginer » des concepts ne reflétant pas le réel. On ne peut pas « créer » un concept. Dans la démarche d’Aristote, la pensée est reflet et imaginer par exemple une voiture avec des ailes et une queue de dragon, c’est simplement mélanger les concepts de voiture, d’oiseau et de dragon.

Une fois qu’on est lancé dans sa pensée (comme reflet), on acquière d’autant plus de concepts. Bien penser, c’est alors retrouver par la pensée l’ordre du monde. On a un monde conceptualisé qui se reflète dans notre pensée consistant en une accumulation de concepts.

Cependant, nous mourrons et notre esprit meurt donc aussi. Aristote est matérialiste : il n’y a pas de vie après la mort, d’âme éternelle, etc. Faut-il alors considérer que les concepts pensés, reflétés, disparaissent avec notre mort ?

C’est là qu’intervient le concept d’intellect agent. L’intellect agent est comme un gigantesque pack de tous les concepts de la réalité et ce pack flotte dans le monde, comme un stock attendant d’être re-pensé.

C’est bien entendu ici un contournement du principe de reflet, qu’Aristote ne connaissait pas, même s’il se fondait sur les sens, qu’il était matérialiste. Il ne pouvait pas atteindre ce concept, car il vivait dans une société esclavagiste, avec des décideurs et des décidés.

Au-delà de l’impact des sens, il avait besoin d’une mise en action de la « pensée » humaine. Alexandre d’Aphrodise va ici éclaircir davantage le concept d’intellect agent.

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Alexandre d’Aphrodise comme commentateur et son cadre historique

Alexandre d’Aphrodise a lui-même enseigné la philosophie d’Aristote à Athènes, de 189 à 209. Il était alors considéré comme le commentateur d’Aristote, au sens de la fidélité aux enseignements de celui-ci. Comprendre Aristote, c’était s’appuyer sur Alexandre d’Aphrodise.

Les philosophes arabes, persans et juifs qui se tourneront vers Aristote passeront ainsi par Alexandre d’Aphrodise et ne cesseront de souligner son rôle éminent comme défenseur de celui-ci.

Le processus est le suivant. Historiquement, Platon et Aristote émergent au moment de l’effondrement de la Grèce antique et par la suite, ni la Macédoine d’Alexandre le grand ni Rome ne reprendront leurs philosophies au sens strict. Alexandre le grand était le disciple d’Aristote mais son empire s’effondra immédiatement après sa mort ; Rome avait sa propre dynamique extensive, à rebours de la Grèce des clans et des cités.

Le platonisme se conjugua alors avec tous les courants mystiques, le culte des oracles, bref toutes les fantasmagories magiques croyant en l’au-delà et en son intervention dans le monde. C’était là cohérent avec le fond idéaliste de Platon, qui croyait en un monde parallèle idéal, intermédiaire entre Dieu et le monde matériel.

Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510).
A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées.
A droite, Aristote désigne le sol, la matière.

L’aristotélisme forma quant à lui le noyau d’un matérialisme qui s’exprima de plusieurs manières, dans un processus intellectuel particulièrement tourmenté, déséquilibré, sur lequel on sait peu de choses.

Il y eut ainsi l’épicurisme, qui est un sensualisme. Il y eut également le stoïcisme, consistant en la philosophie d’Aristote déformée en un matérialisme tournant autour du destin, tiré dans différents sens, notamment comme vecteur idéologique de la citoyenneté romaine. On eut également le scepticisme, qui est un matérialisme relativiste.

Dans ces trois cas, on un matérialisme de repli (avec l’épicurisme), de mise à l’écart (avec le scepticisme), de participation (avec le stoïcisme), toujours entièrement axé sur la psychologie et la question de l’interprétation logique des choses à faire, ne pas faire, etc.

Cela est propre à la nature du système romain, utilitariste par excellence. Il n’existait pas d’espace philosophico-scientifique comme dans le système grec et surtout athénien, malgré que tous deux étaient de type esclavagiste. Rome signifiait l’expansion et il n’existait tout simplement pas de temps mort, alors que le système esclavagiste grec restait clanique ou monarchique, voire démocratique à l’échelle locale.

Il y eut bien entendu des aspects scientifiques dans le parcours romain, cependant cela consista en un accompagnement des progrès de la civilisation, pas en des recherches approfondies par des intellectuels comme chez les Grecs.

Le christianisme marqua alors l’ébranlement de Rome et l’effondrement de sa dynamique marqua la résurgence des philosophies d’Aristote et de Platon. La raison en est l’effondrement de la citoyenneté romaine comme principe et par conséquent la mise à nu du squelette intellectuel fondamental de l’idéalisme et du matérialisme alors.

Tout idéaliste devait, même s’il était tourné entièrement vers le mysticisme, s’appuyer sur la philosophie de Platon, tout comme les matérialistes, même stoïciens, devaient se confronter à Aristote.

C’est précisément ici qu’intervient Alexandre d’Aphrodise. C’est ce qui explique un phénomène historique absolument capital. Pourquoi les intellectuels les plus avancés, les plus matérialistes, les plus démocratiques de la civilisation islamique ont-ils vu en Aristote, grâce à Alexandre d’Aphrodise, un point d’appui absolument central à leur propre vision du monde ?

Qu’est-ce qui a provoqué la tradition en latin, en arabe, en syriaque, des œuvres d’Alexandre d’Aphrodise, consistant principalement en des commentaires sur les travaux d’Aristote ?

Version latine du Commentaire sur les premiers analytiques d’Aristote par Alexandre d’Aphrodise, 1549

La clef réside dans le fait qu’Alexandre d’Aphrodise a souligné que la mise en perspective d’Aristote était une vision du monde complète et valide. Cela a semblé tout à fait juste aux matérialistes de la civilisation islamique.

L’épicurisme et le stoïcisme apparaissaient comme trop limités, comme trop peu développés. La philosophie d’Aristote, par contre, semblait le matérialisme le plus accompli.

Il fallait pour cela toutefois un aspect principal, portant le processus. C’est ce qui fit d’Alexandre d’Aphrodise le héraut du matérialisme. Il a en effet souligné un aspect très précis de la philosophie d’Aristote, qui va servir de grand détonateur matérialiste. C’est ce détonateur qui permit à la Falsafa arabo-persane de se former, à l’averroïsme latin d’ébranler le catholicisme à la toute fin du moyen-âge, à Spinoza d’affirmer sa philosophie.

Ce détonateur, c’est « l’intellect agent ».

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La place historique essentielle d’Alexandre d’Aphrodise

Alexandre d’Aphrodise, né en 150 de notre ère, est un philosophe très largement méconnu, pour ne pas dire inconnu. Sa fonction historique a pourtant été immense, puisqu’il a repris la drapeau de la philosophie d’Aristote. C’est ainsi grâce à lui que les auteurs arabes, persans, juifs, ont accès à celle-ci.

Par avoir accès, il ne faut pas simplement entendre avoir accès aux thèses d’Aristote. Alexandre d’Aphrodise pose en effet la philosophie d’Aristote comme un système complet, répondant à toutes les questions concernant l’univers.

Buste d’Aristote. Marbre, copie romaine d’un original grec en bronze de Lysippse (vers 330 av. J.-C.). 

Cela signifie qu’historiquement Alexandre d’Aphrodise est le premier à affirmer une vision du monde qui ne soit pas mystico-religieuse, mais matérialiste. Cette vision du monde a bien entendu été mise en place par Aristote, c’est cependant Alexandre d’Aphrodise qui en fait un drapeau en tant que tel.

C’est ce drapeau que reprendront les philosophes arabes, persans et juifs, avant que la religion islamique et la religion juive ne parviennent à le faire tomber sous leurs coups féodaux. C’est cependant ce même drapeau qui va être repris à la fin du moyen-âge en Europe, notamment aux université de Paris et de Padoue, obligeant l’Église à combattre de manière la plus farouche « l’averroïsme latin » et « l’alexandrinisme ».

L’averroïsme latin (à Paris) et l’alexandrinisme (à Padoue), prolongements de la philosophie d’Aristote, sont en fait les bases réelles de l’humanisme et de la Renaissance respectivement.

 Averroès, version en latin du Grand Commentaire du De anima d’Aristote, milieu-fin du XIIIe siècle

En effet, le catholicisme romain n’eut pas le même succès que le judaïsme et l’Islam, religions qui réussirent à écraser les formes du progrès. Il ne parvint pas à éteindre le feu matérialiste, car le développement de la bourgeoisie établissait un support à celui-ci.

Le catholicisme romain essaya pourtant même d’intégrer la philosophie matérialiste d’Aristote, en en faisant une interprétation totalement tronquée. Thomas d’Aquin se présenta comme le vrai représentant d’Aristote, accusant Alexandre d’Aphrodise d’avoir modifié celle-ci, de l’avoir mal compris, etc.

C’était pourtant vain et le développement irrépressible du matérialisme aboutit, malgré la réaction catholique et féodale, au titan que fut Spinoza (1632-1677).

Spinoza

Lorsque Spinoza dit que « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose », il paraphrase Aristote. Lorsque Spinoza dit que Dieu est en réalité l’univers, qu’être philosophe c’est comprendre qu’il faille se conformer à lui, il paraphrase Alexandre d’Aphrodise.

Spinoza alla cependant plus loin.

En effet, Aristote avait la hantise de se perdre dans l’infini ; il affirmait une science capable de définir des définitions, des catégories, des déductions logiques. Il s’agissait de comprendre le monde en rangeant tout dans des cases, chaque case correspondant à chaque type de chose réelle. Alexandre d’Aphrodise mit lui l’accent sur le côté unifié de l’univers.

Spinoza était d’ailleurs avec eux, sur tous les plans : la science dresse des catégories, reconnaît les essences des choses, l’univers est « un ». L’éthique de Spinoza est en ce sens le point culminant, car le plus lisible, le plus clair, le plus approfondi, de la philosophie d’Aristote et de son défenseur Alexandre d’Aphrodise.

Cependant, Spinoza ajouta une chose : l’infini. Spinoza n’avait pas peur de se perdre dans l’infini, bien au contraire, c’était même le cœur de sa démarche. La douzième Lettre à Louis Meyer, qu’on appellera la « lettre sur l’infini », ouvre une nouvelle époque : celle de la dialectique, de la contradiction entre le fini et l’infini.

Illustration de Spinoza dans sa lettre dite de l’infini

Hegel s’appuie directement sur la perspective de Spinoza ; il considère que Spinoza est la base même de la perspective à développer. Développant ses recherches sur la dialectique, Hegel ne perd jamais de vue le principe de Spinoza selon lequel « toute détermination est négation » et Karl Marx s’appuie directement là-dessus.

Le capital de Karl Marx est une analyse entièrement dialectique et Karl Marx ne cesse de souligner que toute définition du réel doit se fonder sur le principe comme quoi « toute détermination est négation » ; il laissera à Friedrich Engels le soin de formuler les principes de la dialectique de la nature. Le matérialisme dialectique était né.

Il y avait cependant un prix à payer pour cela. La philosophie de Spinoza dispose en effet de deux aspects :

– le premier aspect est, au sens strict, la philosophie d’Aristote, avec la reconnaissance de la Nature, l’être humain comme un animal dont la pensée n’est que le reflet de la Nature ;

– le second est la réflexion sur contradiction entre le fini et l’infini.

En raison du développement inégal, on a Hegel qui se fonde sur le second aspect, mettant de côté le premier aspect. Karl Marx rétablit la perspective en « remettant Hegel sur ses pieds » en plaçant la dialectique dans la réalité elle-même, au moyen du matérialisme.

Or, pour ce matérialisme, Karl Marx et Friedrich Engels s’appuyaient sur les courants portés par la bourgeoisie : les humanistes, les utopistes, le matérialisme anglais, les Lumières françaises.

Karl Marx a fait son mémoire d’université sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure ; pour lui, avant ces matérialistes, il existait des courants étant leurs « ancêtres » qui furent dans l’antiquité l’atomisme et l’épicurisme. Dans La Sainte Famille, Karl Marx et Friedrich Engels disent ainsi :

« Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi, restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est toujours demeuré en rapports étroits avec Démocrite et Epicure. »

Cela impliquait cependant que Karl Marx et Friedrich Engels sont entièrement passés à côté de la tradition matérialiste partant d’Aristote, passant par Alexandre d’Aphrodise pour aboutir à Avicenne, Averroès, Spinoza.

Karl Marx et Friedrich Engels considèrent Aristote comme un grand penseur de la logique et des catégories, mais ils ne connaissent pas ses thèses comme quoi l’être humain ne pense pas et ils le voient comme un « métaphysicien », pas comme un matérialiste au sens strict. Il en va de même pour Spinoza.

Ils voient de la dialectique en mouvement dans leurs philosophies et s’en inspirent, mais ils ne considèrent pas que c’est là du matérialisme : cela reste pour eux de la métaphysique. Ils ne voient pas qu’il y a la « métaphysique » authentique, matérialiste, et son interprétation catholique réactionnaire.

Ils pensent qu’il y a la métaphysique comme idéologie féodale et le matérialisme sensualiste comme idéologie de la bourgeoisie. Évidemment, cela va poser un casse-tête insurmontable en URSS socialiste de l’époque de Staline, où il était évident qu’Avicenne, Averroès, Spinoza étaient des matérialistes.

Ce problème fut si insurmontable que lorsque Vladimir Vernadsky affirme au début des années 1920 que la vie sur Terre représente une Biosphère et par la suite que l’humanité consciente forme une « noosphère » (noos voulant dire intellect en grec ancien) modifiant la planète, il n’est personne pour lui expliquer que c’est précisément la thèse d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise.

La thèse de Vladimir Vernadsky fut ainsi considéré comme juste, mais l’URSS socialiste ne fut pas pour autant en mesure de l’intégrer au sens strict dans son dispositif idéologique.

Il faudra attendre la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire pour que soit comblé le premier aspect, celui allant d’Aristote à Spinoza, par une profonde réflexion sur la pensée comme reflet des conditions objectives, avec la considération que toute « pensée » accompagne le mouvement de l’univers.

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