Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La nature des Princes épaulant Martin Luther

    Quelle est la nature des Princes électeurs qui ont sauvé Martin Luther par l’intermédiaire de Frédéric III le Sage ? Voici comment Friedrich Engels, dans La guerre des paysans, nous la définit.

    « Les princes étaient issus de la haute noblesse. Ils étaient déjà à peu près complètement indépendants de l’empereur, et en possession de la plupart des droits souverains.

    Ils faisaient la guerre et la paix de leur propre chef, entretenaient des armées permanentes, convoquaient des diètes et imposaient des contributions. Ils avaient déjà soumis à leur autorité une grande partie de la petite noblesse et des villes.

    Ils employaient constamment tous les moyens en leur pouvoir pour annexer à leurs territoires le reste des villes et des baronnies non médiatisées.

    Par rapport à celles-ci, ils faisaient œuvre de centralisation, comme ils faisaient œuvre de décentralisation par rapport au pouvoir d’Empire.

    À l’intérieur, leur gouvernement était déjà très arbitraire. La plupart du temps ils ne convoquaient les états que lorsqu’ils ne pouvaient pas se tirer d’affaire autrement. Ils décrétaient des impôts et des emprunts selon leur bon plaisir.

    Le droit pour les états de voter l’impôt était rarement reconnu et plus rarement encore exercé. Et même alors, le prince avait ordinairement la majorité, grâce aux deux états qui n’étaient pas soumis à l’impôt, mais qui en profitaient, la chevalerie et le clergé.

    Le besoin d’argent des princes augmentait avec le luxe et le train grandissant de leur Cour, avec la constitution des armées permanentes et les dépenses croissantes du gouvernement.

    Les impôts devinrent de plus en plus lourds. Les villes en étaient, la plupart du temps, garanties par leurs privilèges. Tout le poids en retombait sur les paysans, tant sur ceux des domaines du prince que sur les serfs, les corvéables et les tenanciers des chevaliers vassaux.

    Quand les impôts directs ne suffisaient pas, on faisait appel aux impôts indirects.

    Les manœuvres les plus raffinées de l’art financier étaient employées pour combler les trous du fisc. Quand tout cela ne suffisait pas encore, quand on ne pouvait plus rien mettre en gage, et qu’aucune ville libre impériale ne voulait plus donner de crédit, on recourait aux pires des opérations frauduleuses, on frappait de la monnaie frelatée, on établissait des cours forcés, hauts ou bas, selon que cela convenait au fisc.

    Le commerce des privilèges citadins ou autres, qu’on reprenait ensuite de force pour les revendre au prix fort, l’exploitation de toute tentative d’opposition comme prétexte à toute sorte de rançons et de pillages, etc., étaient également, à cette époque, des sources de revenus fructueuses et quotidiennes pour les princes.

    Enfin, la justice était également pour eux un article de commerce permanent et non négligeable. Bref, les sujets de cette époque, qui avaient, en outre, à satisfaire la cupidité des baillis et autres fonctionnaires du prince, jouissaient pleinement des bienfaits du système « paternel » de gouvernement. »

    On comprend immédiatement le problème. Les forces favorables à Martin Luther voyaient bien qu’autant il n’était pas possible historiquement de « passer le tour », autant soutenir de manière unilatérale les Princes électeurs aboutiraient à un renforcement unilatéral de leur pouvoir, la Réforme se limitant alors à l’appropriation des biens de l’Église catholique romaine.

    Toutes les forces hostiles à cela vont alors se mettre en branle : la chevalerie, les patriciens, les bourgeois, les plébéiens, les paysans.

    Qui plus est, l’empereur lui-même va intervenir pour bloquer ce qui serait un saut qualitatif pour les princes électeurs.

    Cela va provoquer une onde de choc qui va alors frapper le pays à court, moyen et long termes.  

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  • Martin Luther : «l’empereur, les rois et les Princes»

    Le conflit avec Rome étant ouvert, quelle force allait diriger l’affrontement lancé par Martin Luther ? Il est intéressant de voir comment lui-même envisageait les choses.

    En avril 1518, il tient tête au point de vue catholique romain lors d’une « disputatio » à Heidelberg, ce qui lui vaut un grand prestige dans le sud-ouest des pays allemands.

    Puis, en juillet 1518, lorsque Martin Luther est alors cité à comparaître à Rome dans les deux mois, l’inculpation est appuyée par une consultation, In praesumptuosas Martin Lutheri conclusiones de potestate papae dialogus, rédigé à la demande du pape par Silvestro Mazzolini, également appelé Prierias car natif de Priero dans le Piémont.

    Martin Luther répondit alors par une Responsio ad Sylvestri Prieratis dialogum, où on lit la formule suivante :

    « Si les romanistes persistent dans leur furie, il n’y aura d’autre remède que l’empereur, les rois et les Princes, rassemblant leurs forces et leurs armes (…). Si nous punissons les voleurs par la potence et les hérétiques par le feu, pourquoi ne nous jetons-nous pas avec toutes nos forces contre ces maîtres de la perdition, ces cardinaux, ces papes, ce cloaque de sodomie romaine qui corrompt l’Église de Dieu ? »

    Martin Luther table donc, à ce moment-là, sur ce qu’il pense représenter la nation allemande : l’empereur, les rois et les princes ».

    Cependant, la situation va s’avérer fort différente lorsqu’il se rend à la convocation – à Augsbourg, car refusant d’aller à Rome – faite en octobre 1518 faite par le cardinal Jacques de Vico, dont le prénom est devenu Thomas à son entrée en religion et connu sous le nom de Cajétan, car originaire de Gaète.

    La discussion ne fait que marquer les différences et Martin Luther s’enfuit dans la nuit du 20 octobre 1518. Le 11 décembre, Martin Luther parle dans une lettre du pape comme « véritable Antéchrist » et il tient de nouveau tête au point de vue catholique romain lors de la disputatio de Leipzig en juillet 1519 entre Jean Eck et Martin Luther, qui remplaça Andreas Bodenstein dit Carlstadt ayant le dessous dans la première phase.

    Jean Eck accusa Martin Luther de hussitisme, ce qui surprit celui-ci découvrant alors son illustre prédécesseur de Bohême, affirmant alors :

    « Nous sommes tous hussites sans l’avoir su. Saint Paul et saint Augustin sont aussi de parfaits hussites. »

    Après l’excommunication de Martin Luther qui survint ensuite, la position de l’empereur était donc attendue. Martin Luther fut alors convoqué par une lettre du 6 mars 1521 à la Diète de Worms, assemblée extraordinaire des prince-électeurs, des conseiller privés et du conseil des villes d’Empire.

    Arrivé le 16, sa comparution commença le lendemain et il tint tête au jeune empereur Charles-Quint, concluant notamment avec ces paroles connues :

    « A moins d’être convaincu par l témoignage de l’Écriture et par des raisons évidentes – car je ne crois ni en l’infaillibilité du pape ni en celle des conciles – il est manifeste qu’ils se sont souvent trompés et contredits – je suis lié par les textes bibliques que j’ai apportés, et ma conscience est prisonnière de la Parole de Dieu.

    Je ne puis ni ne veux me rétracter, car il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience. Que Dieu me soit en aide ! Amen. »

    L’empereur le mit alors au ban du Saint-Empire romain germanique.

    Ce choix signifiait maintenir, par conséquent, la collaboration étroite avec l’Église catholique romaine, conformément à la politique cosmopolite de sa famille, les Habsbourg, dominant une importante partie de l’Europe d’alors.

    C’était là une rupture très claire entre la ligne nationale allemande, représentée par Martin Luther, et la vision impériale de Charles-Quint.

    C’est alors le prince électeur Frédéric III le Sage, duc de Saxe, qui organise un faux enlèvement de Martin Luther, qui vit alors sous une identité secrète au château de la Wartbourg, à Eisenach.

    Frédéric III de Saxe, également surnommé Frédéric III le Sage, par Lucas Cranach l’Ancien

    C’est ici un moment clef ; dépendant d’un prince électeur, Martin Luther se soumettait par conséquent aux princes électeurs, à la haute noblesse, dans le cadre de l’affirmation de la nation allemande.

    Les autres forces favorables à Martin Luther n’avaient alors pas d’autres choix que de suivre. En effet, ni les princes électeurs, ni la chevalerie, ni le patriciat des villes ne voulait faire plaisir aux intentions de l’empereur, car cela aurait renforcé son pouvoir.

    Et comme l’empereur ne disposait que d’une superstructure sans implantation locale administrative, ses décisions ne pouvaient être appliqués en tant que tel, de toutes façons.

    Il fallait trouver un terrain d’entente avec les princes électeurs favorables à Martin Luther ; il était de toutes façons tout à fait dans l’intérêt des États allemands de disposer d’une Reformatio ecclesiae in capite ac membris, c’est-à-dire d’une réforme de la tête et des membres de l’Église. Cela allait dans un sens national unanimement soutenu par les partisans de la nation allemande.

    Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1521

    Cela est d’autant plus vrai que les princes électeurs voyaient tout intérêt à s’approprier les richesses de l’Église, tout comme la bourgeoisie naissante voyait d’un bon œil l’effondrement de l’Église, cette force féodale.

    Quelle que soit la manière souhaitée pour cela, il était d’ailleurs trop tard ; fermer la porte à Martin Luther, c’était peut-être définitivement refermer cette perspective en général.

    A cela s’ajoutait une autre considération stratégique : l’absence de répression contre Martin Luther aboutissait immanquablement à une profonde tension entre l’empereur et le pape. Cela empêchait leur union écrasante pour les pays allemands et c’était donc autant de gagné.

    Pour autant, était-il possible d’accepter l’hégémonie des Princes électeurs ?

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  • Martin Luther : un Allemand face à Rome

    Représentant une tendance historique – l’apparition de la nation allemande et donc sa rupture avec la dépendance avec l’Église romaine – Martin Luther est porte une initiative qui lui tient à coeur, qu’il considère comme juste, mais dont il ne voit pas les contours.

    Friedrich Engels note, dans La guerre des paysans en Allemagne, que :

    « Lorsque, en 1517, Luther attaqua tout d’abord les dogmes et la constitution de l’Église catholique, son opposition n’avait pas encore de caractère bien déterminé. »

    De fait, quant après sa publication des 95 thèses en 1517, également envoyés à l’archevêque-électeur de Mayence Albert de Brandebourg pour qu’il rejette les « indulgences » du pape Léon X destinés à financer la construction de la basilique Saint-Pierre, il est convoqué à ce sujet, il pense que son sort scellé.

    Partant en octobre 1518 à Augsbourg, où le légat Cajetan l’a convoqué et exige qu’il se rétracte, Martin Luther pense que tout est fini ; comme il le racontera par la suite :

    « J’avais constamment le bûcher devant les yeux. Désormais tu dois mourir, me disais-je. »

    La popularité nationale énorme qu’avait acquis Martin Luther le protégea toutefois. Il explicita alors son point de vue dans une série de documents : Le Sermon sur les indulgences et la grâce fut réédité 23 fois entre 1518 et 1520, une trentaine d’autres écrits connurent pour la même période 370 éditions, soit au moins 250 000 exemplaires.

    On peut voir ici comment l’initiative de Martin Luther profita, contrairement aux hussites et aux taborites, de la diffusion de l’imprimerie. Voici comment lui-même saluait ce qui allait s’avérer un formidable outil :

    « L’imprimerie est le dernier et suprême don, car, par elle, Dieu veut faire connaître à toute la terre l’affaire de la vraie religion, jusqu’au terme de ce monde, et la répandre dans toutes les langues.

    C’est la dernière flamme qui luit avant l’extinction du monde. »

    Martin Luther fut ici le titan de la démocratie. Il avait su se tourner vers le peuple, au sens où il s’adresse à tous les pays allemands, forgeant leur unité nationale sur le plan idéologique. C’est en ce sens qu’il traduisit le Nouveau Testament en 1521, en onze semaines, la Bible complète en langue allemande étant publiée en 1534.

    Voici comment lui-même présente, en 1530, la manière avec laquelle il a traduit, contribuant à l’unification de la langue allemande :

    « Il faut interroger la mère dans sa maison, les enfants dans la rue, l’homme du commun sur la place du marché, et considérer leur bouche pour savoir comment ils parlent, afin de traduire d’après cela ; alors ils comprennent et remarquent que l’on parle allemand comme eux. »

    C’est une véritable ligne de masses. On comprend que Martin Luther devint un symbole national ; à sa sortie récente en tant que jouet playmobil, le « Martin Luther » se vendit à 34 000 exemplaires en 72 heures, pour atteindre 750 000 ventes, le plus grand succès de la marque.

    Cette vague était tellement informe que l’Église catholique romaine l’avait donc sous-estimé à l’initial. Alors que les 95 thèses datent de 1517, il faut attendre 1520 pour avoir une ferme réaction papale avec la Bulla contra errores Martini Lutheri et sequacium (Bulle contre les erreurs de Martin Luther et ses disciples), connu sous le nom de Exsurge Domine (« Lève-toi, Seigneur [car un renard ravage la vigne] ») qui forme son incipit.

    41 thèses de Luther y étaient dénoncées ; les voici :

    « 1. C’est une opinion hérétique mais commune que les Sacrements de la Nouvelle Loi donnent une grâce de pardon à ceux qui ne créent pas d’obstacle.

    2. Nier que, chez un enfant après son baptême, le péché demeure, c’est de traiter avec mépris à la fois Paul et le Christ.

    3. Les sources inflammables du péché, même s’il n’y a pas eu de péché actuel, retardent le départ de l’âme du corps pour son entrée au ciel.

    4. Pour quelqu’un sur le point de mourir, une charité imparfaite entraîne nécessairement une grande crainte qui, à elle seule, est suffisante pour produire la peine du purgatoire et empêcher l’entrée dans le royaume.

    5. Qu’il y ait trois parties à la pénitence, à savoir : la contrition, la confession et la satisfaction; il n’y a pas de fondement à cela dans la Sainte Écriture ni chez les Anciens Docteurs Chrétiens sacrés.

    6. La contrition, qui est acquise par la discussion, la collecte et la détestation des péchés, par laquelle on réfléchit sur ses années dans l’amertume de son âme, en méditant sur la gravité des péchés, leur nombre, leur bassesse, la perte de la béatitude éternelle et l’acquisition de la damnation éternelle, cette contrition fait de lui un hypocrite et, en effet, un grand plus pécheur.

    7. C’est un proverbe des plus véridiques et la doctrine sur les contritions la plus remarquable jusqu’à présent : « Ne plus le faire à l’avenir est la pénitence la plus élevée ; c’est la meilleure pénitence, c’est une nouvelle vie ».

    8. En aucun cas, vous ne pouvez présumer confesser les péchés véniels, ni même tous les péchés mortels, parce qu’il est impossible que vous connaissiez tous les péchés mortels. Ainsi, dans l’Église primitive, seuls les péchés mortels manifestes étaient confessés.

    9. Tant que nous souhaitons confesser tous les péchés sans exception, nous ne faisons rien d’autre que souhaiter ne laisser rien à la Miséricorde de Dieu à pardonner.

    10. Les péchés ne sont pardonnés que si celui se confesse croit qu’ils sont pardonnés lorsque le prêtre les pardonne; au contraire, le péché demeure à moins que celui qui se confesse nn croit qu’il a été pardonné ; car, en effet, la rémission des péchés et l’octroi de la grâce ne suffisent pas mais il est nécessaire de croire aussi qu’il y a eu pardon.

    11. En aucun cas, pouvez-vous être rassuré d’être absous à cause de votre contrition mais à cause de la Parole du Christ : « Tout ce que vous délierez, etc ». Par conséquent, je dis, ayez confiance que vous avez obtenu l’absolution du prêtre et croyez fermement que vous avez été absous et vous serez vraiment absous quoiqu’il en soit de la contrition.

    12. Si, par une impossibilité, celui qui s’est confessé n’était pas contrit ou que le prêtre n’a pas donné l’absolution sérieusement mais d’une manière joviale, si pourtant il estime qu’il a été absous, il a été vraiment absous.

    13. Dans le sacrement de la pénitence et la rémission des péchés, le Pape ou l’Évêque n’en fait pas davantage que le prêtre le plus humble ; en effet, lorsqu’il n’y a pas de prêtre, tout Chrétien, même une femme ou un enfant, peut également en faire autant.

    14. Nul ne doit répondre à un prêtre s’il est contrit, ni le prêtre s’en renseigner.

    15. Grande est l’erreur de ceux qui approchent le Sacrement de l’Eucharistie en comptant sur le fait qu’ils se sont confessés, qu’ils ne sont conscients d’aucun péché mortel en eux, qu’ils ont prié à l’avance et qu’ils ont fait des préparations ; tous ceux-là mangent et boivent le jugement pour eux-mêmes. Mais s’ils croient et ont confiance qu’ils obtiendront la grâce, alors cette foi seule les rendra purs et dignes.

    16. Il semble avoir été décidé que l’Église en Concile commun ait établi que les laïcs devraient communier sous les deux espèces ; les Bohémiens qui communient sous les deux espèces ne sont pas hérétiques mais schismatiques.

    17. Les trésors de l’Église à partir desquels le Pape accorde des indulgences ne sont pas les mérites du Christ ni des saints.

    18. Les indulgences sont des pieuses fraudes des fidèles et des rémissions de bonnes œuvres ; et elles sont parmi le nombre de ces choses qui sont autorisées et non du nombre de celles qui sont avantageuses.

    19. Les indulgences ne sont d’aucune utilité pour ceux qui en gagnent vraiment pour la rémission de la peine due au péché actuel commis à la vue de la justice divine.

    20. Ils sont séduits ceux qui croient que les indulgences sont salutaires et utiles pour le fruit de l’esprit.

    21. Les indulgences ne sont nécessaires que pour les crimes publics et ne sont à juste titre concédées qu’aux rudes et aux impatients.

    22. Pour six types d’hommes, les indulgences ne sont ni utiles ni nécessaires ; à savoir, pour les morts et ceux qui vont mourir, les infirmes, ceux qui sont légitimement entravés, ceux qui n’ont pas commis de crimes, ceux qui ont commis des crimes mais pas publics, et ceux qui se consacrent à des choses meilleurs.

    23. Les excommunications ne sont que des sanctions externes et elles ne privent pas l’homme des prières spirituelles communes de l’Église.

    24. Les Chrétiens doivent apprendre à chérir les excommunications plutôt que de les craindre.

    25. Le Pontife Romain, successeur de Pierre, n’est pas le Vicaire du Christ sur toutes les églises de l’ensemble du monde, institué par le Christ Lui-même dans le Bienheureux Pierre.

    26. La Parole du Christ à Pierre : « Tout ce que vous délierez sur la terre… etc » couvraient uniquement les choses liées par Pierre lui-même.

    27. Il est certain que ce n’est pas du pouvoir de l’Église ou du Pape de décider des articles de foi et encore moins sur les lois de la morale ou des bonnes œuvres.

    28. Si le Pape avec une grande partie de l’Église pensaient ceci ou cela, il ne se tromperait pas ; et encore, ce n’est pas un péché ou une hérésie de penser le contraire, en particulier sur toute question non nécessaire pour le salut, jusqu’à ce qu’une alternative soit condamnée et qu’une autre soit approuvée par un Concile général.

    29. Une façon a été conçue pour que nous puissions affaiblir l’autorité des Conciles, pour contredire librement leurs actions, pour en juger les décrets et déclarer hardiment tout ce qui semble vrai, que ce fut approuvé ou désapprouvé par tout Concile que ce soit.

    30. Certains articles de Jean Hus, condamnés au Concile de Constance, sont des plus Chrétiens, entièrement vrais et évangéliques ; ceux-là, l’Église universelle ne pouvait pas les condamner.

    31. En toute bonne œuvre, l’homme pèche.

    32. Un bon travail très bien fait est un péché véniel.

    33. Que les hérétiques soient brûlés, c’est contre la volonté de l’Esprit.

    34. Aller à la guerre contre les Turcs, c’est résister à Dieu qui punit nos iniquités à travers eux.

    35. Personne n’est certain qu’il ne pèche pas toujours mortellement, en raison du vice le plus caché de l’orgueil.

    36. Après le péché, le libre arbitre est une question de titre seulement ; et aussi longtemps que quelqu’un fait ce qui est en lui, il pèche mortellement.

    37. Le purgatoire ne peut pas être prouvé par l’Écriture Sainte qui est dans le canon.

    38. Les âmes du purgatoire ne sont pas sûres de leur salut, du moins pas toutes ; et il n’a été prouvé ni par des arguments ni par les Écritures qu’elles ne sont plus capables de mériter davantage ou de croître en charité.

    39. Les âmes du purgatoire pèchent sans arrêt aussi longtemps qu’ils cherchent le repos et abhorrent la peine.

    40. Les âmes libérées du purgatoire par les suffrages des vivants sont moins heureuses que si elles avaient fait satisfaction par elles-mêmes.

    41. Les prélats ecclésiastiques et les princes séculiers n’agiraient pas mal s’ils détruisaient tous les sacs d’argent de la mendicité. »

    Martin Luther répondit en brûlant un exemplaire de la bulle, à Wittenberg, devenu le bastion luthérien ; l’Église catholique romaine réagit l’année suivante par la bulle Decet Romanum Pontificem, excommuniant Martin Luther.

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  • Martin Luther et la réforme protestante : les pays allemands, divisés et en rébellion

    Il serait erroné de penser qu’il n’y a pas eu des penseurs dont la logique fut proche de celle de Martin Luther ; d’ailleurs, la mystique rhénane avait le même profil que les thèses de Martin Luther.

    Cependant, la mystique rhénane était un phénomène intellectuel-théologique, qui n’avait pas encore d’espace pour exister sur le plan idéologique, culturel et social. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas déjà de brutales irruptions contestataires par l’intermédiaire de la religion.

    Un exemple connu fut, en 1476, le berger Hans Böhm, qui affirma avoir des visions, pensant voir la Vierge Marie, commençant à prêcher dans les environs de là où il vivait. Il affirma que chacun devait lui-même travailler pour gagner sa vie, qu’il ne devait plus y avoir de couches sociales privilégiées que la terre, les forêts, les eaux, relevaient de la propriété collective.

    Hans Böhm représenté dans une chronique du 16e siècle

    Il attira jusqu’à 70 000 personnes en pèlerinage à Niklashausen pour venir le voir et lorsqu’il appela à un prochain prêche réservé aux hommes, devant qui plus est venir armé, afin d’écouter un message particulier de la Vierge Marie, il fut arrêté.

    Hans Böhm représenté dans une chronique du 16e siècle

    34 000 hommes venus au prêche furent désarçonnés, et 16 000 décidèrent d’aller demander sa libération au château, obtenant même la satisfaction des revendications, pour se faire massacrer, arrêter ou mettre en fuite une fois dispersés sur la route pour retourner chez eux. Hans Böhm fut lui brûlé sur un bûcher.

    Hans Böhm représenté dans une chronique du 16e siècle

    La rumeur populaire voulut qu’il se soit transformé en colombe et y ait échappé, devant revenir le dimanche pour un prêche, ce qui n’arriva bien entendu pas et mit un terme à cette première grande rébellion paysanne.

    C’est un exemple fameux masque un nombre très significatif de contestations théologiques, de révoltes paysannes, de contestations de la chevalerie appauvrie, d’agitation chez les travailleurs des corporations, de mécontentement profond dans la chevalerie appauvrie, d’esprit contestataire chez les patriciens des villes, d’ambition démesurée chez les princes électeurs.

    Car l’Allemagne n’existait pas ; les pays germaniques étaient morcelés en un nombre très important de principautés. Les princes les plus importants étaient dit électeurs, car votant dans le cadre du Saint Empire Germanique, une supra-entité déconnectée de tout lien local, avec un empereur aux visées cosmopolites.

    Le pays était divisé en plusieurs cercles, eux-mêmes subdivisés de manière significative. Les pays allemands étaient ainsi constitués du Cercle de Bavière, du Cercle de Souabe, du Cercle du Haut-Rhin, du Cercle du Bas-Rhin-Westphalie, du Cercle de Franconie, du Cercle de Basse-Saxe, du Cercle de Bourgogne, du Cercle d’Autriche, du Cercle de Haute-Saxe, du Cercle électoral du Rhin.

    Rien que dans le Cercle électoral du Rhin, par exemple, on trouve le duché d’Aremberg, le comté de Nassau-Beilstein, le Bailliage de Coblence, l’électorat de Cologne, la ville libre de Gelnhausen, le comté du Bas-Isenburg, le comté d’Isenburg-Grenzau, le comté d’Isenburg-Neumagen, l’électorat de Mayence, le Comté de Neuenahr, le comté palatin du Rhin, le Burgraviat de Rheineck, l’Abbaye Saint-Maximin de Trèves, la Maison de Thurn und Taxis formant par la suite une principauté, l’Électorat de Trèves.

    Ainsi, l’Allemagne, à l’époque de Martin Luther, était très loin d’être unifiée. Ce n’est cependant pas tout. La dépendance religieuse à l’Église romaine exerçait une pression économique et politique de plus en plus grande.

    C’est cet aspect là qui va faire de la démarche de Martin Luther le titan de l’affirmation nationale allemande. Ce que Martin Luther exprime, très concrètement, ce sont les intérêts de la noblesse allemande, ainsi que des commerçants et des marchands, dans les villes. Il porte les intérêts du début du capitalisme, qui amorcent la naissance de la nation.

    Cela se lit parfaitement quand on voit que l’un de ses trois écrits majeurs est À la noblesse chrétienne de la nation allemande, où en 1520 il appelle celle-ci a avoir une « intention droite et spirituelle, pour le plus grand bien de la malheureuse Église ».

    Martin Luther : À la noblesse chrétienne de la nation allemande

    Il est frappant que, dans les revendications de Martin Luther, dans la forme de ses interventions, la question religieuse est réduite à la question nationale allemande. La théorie des « trois murailles » qui est formulée dans À la noblesse chrétienne de la nation allemande en témoigne.

    Ces trois murailles qui protègent l’Église romaine sont les suivantes :

    – l’immunité complète de l’Église romaine par rapport aux forces laïques ;

    – le monopole de l’interprétation de l’Église romaine ;

    – le contrôle des conciles par l’Église romaine.

    C’est au nom de la défense des intérêts allemands face à l’Église romaine que Martin Luther remet en cause le monopole religieux. C’est cela qui explique sa conception selon laquelle :

    « On a inventé que le pape, les évêques, les prêtres, les gens des monastères seraient appelés état ecclésiastique ; les princes, les seigneurs, les artisans et les paysans, état laïque, ce qui est certes une fine subtilité et une belle hypocrisie.

    Mais personne ne doit se laisser intimider par cette distinction, pour cette bonne raison que tous les chrétiens appartiennent vraiment à l’état ecclésiastique ; il n’existe entre eux aucune différence, si ce n’est celle de la fonction, comme le montre Paul en disant (I Corinthiens XII) que nous sommes tous un seul corps, mais que chaque membre a sa fonction propre, par laquelle il sert les autres, ce qui provient de ce que nous avons un même baptême, un même Évangile et une même foi et sommes tous également chrétiens, car ce sont le baptême, l’Évangile et la foi qui seuls forment l’état ecclésiastique et le peuple chrétien (…).

    Aussi est-ce là une légende que, dans leur impudence, ils ont fabriquée de toutes pièces et ils ne peuvent pas même citer une seule syllabe pour prouver qu’il appartient au Pape seul d’interpréter l’Écriture ou de confirmer leur interprétation ; ils se sont arrogé ce pouvoir.

    Et lorsqu’ils prétendent que ce pouvoir fut donné à Saint Pierre en même temps que lui furent donné les clefs, il est tout à fait évident que les clefs ne furent pas données au seul Saint Pierre, mais à toute la communauté.

    En outre, les clefs sont destinées à lier et à délier non pas en matière de doctrine ou de gouvernement, mais seulement en ce qui concerne le péché et ce qu’ils s’attribuent de plus ou d’autre au sujet des clefs n’est qu’invention dénuée de fondement (Math. 18, 18 – Jean 20,23) (…).

    Ils sont obligés de reconnaître qu’il existe parmi nous de bons Chrétiens qui possèdent la foi, l’esprit, l’intelligence, la parole, l’intention véritables du Christ, eh bien ! Pourquoi devrait-on rejeter leur parole et leur intelligence et suivre le Pape qui n’a ni foi ni esprit ? N’est-ce pas la négation de toute la foi et de toute l’Église chrétienne ? »

    Il s’avère donc que les laïcs n’auraient pas à être mis de côté, que l’Église ne saurait exister de manière extérieure à eux.

    A l’arrière-plan, il y a question des annates, une année (ou une demi-année selon les moments) de bénéfices religieux locaux devant être envoyé au pape à chaque nouvelle nomination à haut poste.

    Voici la dénonciation de Martin Luther à ce sujet :

    « Les Empereurs et les Princes allemands ont autorisé autrefois le Pape à percevoir des Annates sur tous les bénéfices de la Nation allemande, c’est-à-dire, moitié de la première annuité rapportée par chaque bénéfice, mais l’autorisation a été accordée afin de donner au Pape le moyen de rassembler, grâce à cette importante contribution, un trésor pour mener la lutte contre les Turcs et les infidèles, pour protéger la Chrétienté afin que la lutte ne pèse pas trop lourdement sur la seule noblesse mais que le clergé puisse aussi fournir un peu d’aide.

    Cette bonne et naïve intention de la nation allemande, les Papes l’ont si bien exploitée que, depuis plus de cent ans, ils perçoivent cette contribution et qu’ils en ont fait un impôt obligatoire et un revenu régulier ; ils ne se sont pas contentés de la lever, mais ils s’en sont servi pour fonder des charges et des emplois à Rome, et en rémunérer chaque année les titulaires, comme on ferait avec les revenus d’un legs.

    Quand on reparle de faire la guerre contre les Turcs, ils envoient une délégation pour ramasser de l’argent ; combien de fois aussi n’ont-ils pas promulgué des indulgences, toujours sous couleur de faire la guerre contre les Turcs, car ils pensent que les Allemands resteront indéfiniment des archifous fieffés qui ne cesseront pas de donner de l’argent et alimenteront leur cupidité sans nom, bien qu’ils voient clairement que ni les annates, ni l’argent des indulgences, ni aucun autre, que pas un[e pièce de] heller n’est employé contre les Turcs, mais que tout tombe dans le sac qui n’a pas de fond.

    Ils mentent et dupent, ils contractent et concluent avec nous des traités que pas une seconde ils ne songent à respecter. Et après cela, c’est le nom sacré du Christ et celui de Saint Pierre qui sont mis en cause.

    Or il faudrait maintenant que la Nation allemande, les Évêques et les Princes se considèrent aussi comme des Chrétiens et protègent le peuple dont ils ont pour tâche de régler et de défendre les intérêts matériels et spirituels contre ces loups ravisseurs qui, revêtus de la dépouille des brebis, se donnent pour des pasteurs et des monarques.

    Et du moment que l’on abuse des annates sans aucune vergogne et que les engagements pris ne sont pas tenus, ils ne devraient pas tolérer qu’au mépris de tout droit le pays et les gens soient écorchés et ruinés si pitoyablement, mais décider par un édit de l’Empereur ou de toute la Nation que les annates soient réservées ou au contraire abrogées.

    Car du moment qu’ils ne tiennent pas les engagements pris, ils n’ont pas droit aux annates ; et les Évêques et les Princes ont pour devoir de châtier leur pillage et leur brigandage, ou du moins de les rendre impossibles, ainsi que l’exige le droit. Il faut que par là, ils prêtent le concours de leur force au Pape qui peut-être se sent trop faible en présence d’un pareil désordre, ou alors, s’il prétendait consolider et maintenir cet état de choses, il faut qu’ils résistent et s’opposent à ces efforts comme à ceux d’un loup et d’un tyran, car il n’a pas de pouvoir pour faire le mal ou défendre une mauvaise cause. »

    Martin Luther, en attaquant Rome, a synthétisé une exigence qui était celle de l’ensemble des couches sociales allemandes, en particulier des couches pré-capitalistes des villes et de la chevalerie appauvrie, subissant l’alliance étroite de l’empire et de l’Église catholique romaine.

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  • Martin Luther : «C’est un rempart que notre Dieu»

    On ne serait sous-estimer la quête existentielle de Martin Luther, mésestimer l’enjeu humain que sa démarche représente. Il ne s’agit pas de quelqu’un réfutant simplement une quête d’argent de la part d’une Eglise bureaucratisée et peuplée d’opportunistes ; il s’agit de vivre en tant qu’humain et pour cela d’acquérir un fondement solide à sa propre existence.

    Envoyé à Rome à la fin de 1510, Martin Luther n’y resta que moins d’un mois ; de manière significative, cela ne déclencha pas de révolte contre l’Église romaine et sa corruption, comme on aurait pu s’y attendre en suivant une interprétation erronée.

    Il fut ensuite nommé, en mai 1512, prieur du couvent augustin de Wittenberg, devenant trois ans plus tard le vicaire général de l’ordre pour le district, devenant entre-temps, en octobre 1512, docteur en théologie.

    A ce titre, Martin Luther enseigna à l’université de Wittenberg, commentant de 1513 à 1516 le Psautier, ainsi que l’Épître aux Romains en 1515 et en 1516.

    Martin Luther en 1525 par Lucas Cranach l’Ancien

    Et à l’opposé de l’expérience romaine, il est connu que, durant ce parcours, Martin Luther exprima un malaise existentiel. Dans un regard porté a posteriori, Martin Luther raconte cette inquiétude qui le travaillait à l’initial :

    « Quand j’étais moine, je pensais que c’en était fait de mon salut sitôt qu’il m’arrivait de sentir la concupiscence de la chair, c’est-à-dire une impulsion mauvaise, un désir, un mouvement de colère, de haine ou d’envie contre un de mes frères… La concupiscence revenait perpétuellement. Je ne savais trouver de repos. J’étais constamment crucifié par des pensées comme celles-ci : « Voilà que tu es encore travaillé par l’envie, l’impatience ». »

    Mais cela poursuivit par la suite, avec une accentuation sur la psychologie résolument nouvelle par rapport à la froideur catholique, où il suffisait de se placer correctement dans la hiérarchie cosmique pour être lié à Dieu.

    Voici ce que dit Martin Luther dans ses Sept psaumes de la pénitence, de 1517 :

    « Ô Dieu, jusques à quand ? Pour tous ceux qui souffrent, le temps est long ; en revanche, il est court pour ceux qui sont dans la joie…

    Il est immensément long pour ceux qui connaissent cette douleur intérieure de l’âme qui, du fait de l’abandon et du renoncement de Dieu, est ressentie comme on le dit fort bien : une heure au purgatoire est plus cruelle que mille années de peines corporelles sur la terre.

    Ainsi il n’est pas de souffrance plus grande que la souffrance, matériellement ressentie, de la conscience, qui a lieu quand Dieu, c’est-à-dire la vérité, la justice, la sagesse, etc., renonce, et qu’il ne reste plus rien que péché, ténèbres, plaintes et lamentations. »

    En 1518, dans Resolutiones disputationum de indulgentiarum virtute, il exprime de manière véritablement existentiel :

    « Je connais un homme qui affirme avoir souffert bien des fois ces peines, durant un temps très court il est vrai, mais d’une telle violence et si vraiment infernale que ni la langue ne peut le dire, ni la plume l’écrire, ni celui qui n’a pas fait cette expérience le croire.

    C’est au point que si ces peines arrivaient leur extrémité ou si elles duraient une demi-heure ou même la dixième partie d’une heure, on en périrait totalement et les os seraient tous réduits en cendres.

    Alors Dieu apparaît horriblement irrité et avec lui la naure entière. Alors on ne voit aucune fuite possible, aucune consolation, ni au-dedans ni au-dehors, mais de toutes parts un réquisitoire sans pitié. »

    Cette inquiétude n’est pas celle d’un paysan : c’est celle de quelqu’un vivant désormais dans les villes, étant en rupture avec les modalités répétitives de la vie paysanne arriérée culturellement, et se posant des questions incessantes pour trouver une base à sa propre vie.

    On a ici l’expression de l’urbanisation des pays allemands, du développement intellectuel des couches éclaires. De fait, les pays allemands avaient connu un vaste développement universitaire.

    L’université de Prague fut fondé en 1348, celle de Vienne en 1365, celle d’Heidelberg en 1386, celle de Cologne en 1388, celle d’Erfurt en 1392, celle de Wurzbourg en 1402, celle de Leipzig en 1409, celle de Rostock en 1419, celle de Greifswald en 1456, celles de Fribourg et Trèves en 1457, celle de Bâle en 1460, celle d’Ingolstadt en 1472, celles de Tubingue et de Mayence en 1477, celle de Wittenberg en 1502, celle de Francfort sur l’Oder en 1506.

    Dieu est ici un point d’appui ; ce qu’on appelle la chute, c’est la perte totale de repères. La conscience, livrée à elle-même en dehors des travaux des champs ou de la froide scolastique des monastères, est torturée et en quête de repères, de point d’appui.

    C’est la quête existentielle d’une base permettant le raisonnement. Du point de vue matérialiste dialectique, c’est la preuve que l’être humain ne pense pas et que ses raisonnements sont le reflet de la réalité qui a besoin d’être saisi.

    Pour Martin Luther, c’est un tourment terrible qui ne peut trouver sa résolution que dans la liaison au Saint-Esprit, permettant de s’autodépasser, de se nier pour se réaliser. Dans La liberté du chrétien, en 1525, Martin Luther conclura ainsi de la manière suivante :

    « De tout cela, il résulte en conclusion qu’un chrétien ne vit pas en lui-même, mais dans le Christ et dans son prochain : dans le Christ par la foi, dans le prochain par la charité. Par la foi, il s’élève au-dessus de lui-même en Dieu; de Dieu, il redescend au-dessous de lui-même par la charité, tout en demeurant toujours en Dieu et dans l’amour de Dieu. »

    Voici également un chant écrit par Martin Luther en 1523, Nun freut euch, lieben Christen g’mein (Désormais réjouissez-vous, chers chrétiens ensemble), exprimant ce besoin d’affermissement :

    « Désormais réjouissez-vous, chers chrétiens ensemble,
    et laissons-nous joyeusement jaillir,
    comme nous sommes consolés et tous en un
    chanter avec envie et amour

    ce que Dieu s’est tourné vers nous
    et son doux acte miraculeux
    très cher il l’a obtenu

    J’étais prisonnier du diable,
    Perdu dans la mort.

    Le péché, dans lequel je suis né,
    Me torturait nuit et jour,
    J’étais né en lui.

    Je m’enfonçais de plus en plus.
    Il n’y avait rien de bon dans ma vie
    Le péché avait pris possession de moi.»

    Et voici le cantique extrêmement connu écrit par Martin Luther à la fin des années 1520, inspiré de la Psaume 46, Ein feste Burg ist unser Gott (C’est un rempart que notre Dieu) :

    « C’est un rempart que notre Dieu :
    Si l’on nous fait injure,
    Son bras puissant nous tiendra lieu
    De cuirasse et d’armure.
    L’ennemi contre nous
    Redouble de courroux :
    Vaine colère !
    Que pourrait l’adversaire ?
    L’Éternel détourne ses coups

    Seuls, nous bronchons à chaque pas,
    Notre force est faiblesse.
    Mais un héros, dans les combats,
    Pour nous lutte sans cesse.
    Quel est ce défenseur ?
    C’est toi, puissant Seigneur,
    Dieu des armées !
    Ton Eglise opprimée
    Reconnaît son Libérateur !

    Que les démons forgent des fers
    Pour accabler l’Église,
    Ta cité brave les enfers, 
    Sur le rocher assise !
    Constant dans son effort,
    En vain, avec la mort, 
    Satan conspire : 
    Pour briser son empire,
    Il suffit d’un mot du Dieu fort !

    Dis-le, ce mot victorieux,
    Dans toutes nos détresses !
    Répands sur nous du haut des cieux
    L’Esprit et ses largesses.
    Qu’on nous ôte nos biens,
    Qu’on serre nos liens,
    Que nous importe ?
    Ta grâce est la plus forte,
    Et ton royaume est pour les tiens. »

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  • Martin Luther : «La charité est donc l’Esprit-Saint»

    Martin Luther est né le 10 novembre 1483 en Saxe, à Eisleben, dans une famille de paysans, qu’il décrivit de manière suivante :

    « Je suis un fils de paysan ; mon arrière-grand-père, mon grand-père, mon père étaient d’authentiques paysans. »

    En fait, le père tenta de s’élever socialement en devenant mineur, à Mansfeld, avant de devenir bourgeois, ce qu’était déjà sa mère par sa famille. Le père devint même magistrat de Mansfeld.

    Cette trajectoire est importante, car elle présente une élévation sociale caractéristique. Les mineurs formaient en effet une classe sociale disciplinée et organisée, à l’opposé de la paysannerie au caractère fondamentalement rustique ; la perspective de rejoindre l’administration des villes représentait quant à elle un rapprochement avec les habitants des bourgs, les bourgeois formant une classe sociale en plein essor.

    Martin Luther fut poussé, y compris par la bastonnade, aux études ; après un début à Mansfeld, il alla à l’école de la cathédrale de Magdebourg, puis à celle d’Eisenach, avant d’être envoyé en 1501 à l’université d’Erfurt, où il devint maître en philosophie en 1505.

    Il devait alors commencer des études de droit, mais la foudre tomba non de lui sur une route, à Stottenheim, ce qui lui fit s’écrier « Au secours ! Sainte-Anne, je me fais moine ! ».

    Il entra alors, au grand dam de ses parents, dès le 17 juillet 1505 dans l’ordre mendiant des ermites de Saint-Augustin, organisé en 1275 et dirigé par le vicaire général Jean Staupitz qui procédait alors à une remise en ordre général, déjà par l’union des couvents augustins, ensuite par le rétablissement de règles strictes comme le jeûne, la mendicité, l’absence de feu durant l’hiver.

    Lucas Cranach l’Ancien, Le Dernier Repas (Luther parmi les apôtres), 1530

    Martin Luther célébra sa première messe le 2 mai 1507, son père payant le traditionnel banquet pour l’occasion, mais demandant à cette occasion « Ne savez-vous pas qu’il est écrit : Tu honoreras ton père et ta mère ? », puis continuant après que son fils ait parlé de l’orage comme « impulsion » pour devenir moine : « Voyez si ce n’est pas une fantasmagorie ».

    Martin Luther développa cependant sans interruption ses connaissances. Jean Staupitz lui permit de suivre des cours de théologie, avant de l’envoyer à l’université de Wittenberg, où il expliqua Aristote, avant d’être rappelé à Erfurt où il commenta le Livre des sentences, le manuel de dogmatique de Pierre Lombard (vers 1100 – 1160) qui était depuis trois cents ans le texte de base pour l’enseignement théologique.

    L’importance de cet ouvrage pour le christianisme est fondamental, c’est une œuvre incontournable. Le point le plus connu, car le plus controversé sans pour autant avoir été remis en cause ouvertement ni suivi officiellement, est l’assimilation du Saint-Esprit à la charité qui, une fois pratiquée, permet d’aller à Dieu.

    Pierre Lombard formule cela de la manière suivante, à la « distinction » 17 du premier chapitre, en citant abondamment Augustin. En voici un extrait significatif :

    « Que l’amour fraternel, bien qu’il soit Dieu, n’est pas le Père ou le Fils, mais seulement l’Esprit-Saint.

    Mais, étant donné que l’amour fraternel n’est ni le Père, ni le Fils, mais seulement l’Esprit-Saint, c’est lui qui dans la Trinité est proprement appelé l’amour ou la charité.

    D’où Augustin au livre XV de La Trinité :

    « Si parmi les dons de Dieu il n’est rien de plus grand que la charité, et qu’il n’y a pas de don de Dieu plus grand que l’Esprit-Saint, quoi de plus logique que celui-ci soit la charité qu’on dit Dieu, d’une part, et venir de Dieu, d’autre part ? »

    « En effet, Jean affirme-t-il ainsi : L’amour vient de Dieu, et, peu après : Dieu est amour. Il est ici manifeste qu’il a dit que cet amour, qu’il a dit venir de Dieu, est Dieu. Ainsi donc Dieu venu de Dieu est-il l’amour. »

    De même, au même endroit : Jean, « voulant parler plus clairement sur ce point : Nous connaissons, dit-il, que nous demeurons en lui et lui en nous, car il nous a donné de son Esprit.

    C’est donc l’Esprit-Saint, dont il nous a donné, qui nous fait demeurer en Dieu et lui en nous ; or, c’est ce que fait l’amour ; lui-même par conséquent est le Dieu amour ; c’est donc lui qui est signifié, là où on lit : Dieu est amour ».

    Il apparaît d’après cela que l’Esprit-Saint est la charité (…).

    Ainsi donc la charité est-elle vraiment l’Esprit-Saint.

    D’où Augustin, traitant dans le même livre de la parole précitée de l’Apôtre, dit que la charité est le bien par rapport auquel il n’y a rien de meilleur, et il signifie par là qu’elle est Dieu, lorsqu’il dit : « Si aucune chose ne nous sépare de sa charité, que peut-il y avoir non seulement de meilleur, mais encore de plus assuré que ce bien ? »

    Comme on le voit, il dit qu’il n’y a rien de meilleur que la charité.

    La charité est donc l’Esprit-Saint, qui est Dieu et le don de Dieu ou ce qui est donné.

    Lui qui répartit ses dons à chacun des fidèles et n’est pas lui-même partagé, mais qui est donné indivis à chacun.

    D’où l’affirmation d’Augustin, là où Jean dit que l’Esprit est donné au Christ sans mesure : « Mais à tous les autres il est partagé, certes pas l’Esprit lui même, mais ses dons ». »

    C’est précisément ce point qui a attiré l’attention de Martin Luther, puisque justement pour lui la charité n’est pas une morale, mais un vécu, quelque chose que l’on ressent et qui doit être gratuit, non pas tendu vers une récompense.

    Mieux encore : on ne peut pas trouver appui seul, ce n’est que dans le tout qu’on peut exister. On attribue souvent à Martin Luther une inquiétude abstraite, une quête de rapport à Dieu.

    En réalité, c’est parce qu’il se situe dans la tradition de la théologie allemande, et non pas en ayant cherché une inspiration abstraite chez Augustin, qu’il remodèle l’interprétation du christianisme.

    Tant qu’on a pas trouvé un lien avec Dieu, tout est perdu ; dès 1516, Martin Luther formulait cette sentence reflétant sa propre vision du monde :

    « Se tenir debout par ses propres forces, j’ai moi aussi été dans cette erreur. »

    Trouver un moyen de ne pas perdre pied dans le monde matériel, non pas choisir la morale mais la vivre, voilà ce qui était son objectif. Seul l’accès au Saint-Esprit le permet ; Martin Luther est ici très clair :

    « Ceci est très certain qu’on ne peut pas pénétrer les Saintes Écritures ni par l’étude ni par l’intelligence… Il n’y a pas de maître des paroles divines, sinon l’auteur de la Parole. »

    On comprend la force de cette approche éminemment personnelle quand on connaît l’anecdote de la tour. Assis en 1515 dans sa chambre, il commença à lire la Bible et les mots « juste »et «justice » l’interpellèrent.

    Il eut alors en tête un passage des Romains (1:17) et il considéra avoir la solution, le Saint-Esprit s’était adressé à lui :

    « 17 parce qu’en lui est révélée la justice de Dieu par la foi et pour la foi, selon qu’il est écrit: Le juste vivra par la foi. »

    Tout dépendait de la foi et de la foi seule. Voici également comment, dans une lettre datant de 1530, Martin Luther présente le symbole qu’il a choisi pour sa théologie.

    « La croix vient en premier, noire, et dans le cœur avec sa couleur naturelle, pour me rappeler que c’est la foi dans le Crucifié qui sauve.

    Car celui qui croit de tout son cœur sera justifié. Bien qu’il s’agisse d’une croix noire, qui mortifie et doit faire mal, elle maintient le cœur dans sa couleur, n’altérant pas la nature. En effet la croix ne tue pas, mais elle maintient en vie. Le cœur repose au milieu d’une rose blanche pour montrer que la foi donne la joie, la consolation, et la paix.

    C’est pourquoi la rose est blanche et non rouge, car le blanc est la couleur des esprits et de tous les anges. Cette rose se trouve sur un arrière-plan de la couleur du ciel, car cette joie dans l’esprit et dans la foi est le début de la future joie céleste, qui est déjà comprise à travers la notion et l’Espérance, mais qui n’est pas encore manifestée.

    Et dans ce fond se trouve un anneau d’or, qui dure éternellement et n’a pas de fin comme la sainteté au ciel, et qui est le plus précieux des minerais comme l’éternité vaut plus que toute la joie et tous les biens. »

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  • «Mais quiconque aura parlé contre l’Esprit saint»

    Eyn deutsch Theologia assume donc une forme très poussée de panthéisme ; tout être humain porte une dignité fondamentale. On lit, dans une approche qui est précisément celle de « maître » Eckhart :

    « Quand on dit que quelque chose est ou se produit contre Dieu, l’afflige et le peine, on doit savoir qu’aucune créature, en tant qu’elle est, vit, a savoir, force, capacité et autres choses semblables, ne l’afflige ou le peine ; rien de tout cela n’est contre Dieu.

    Que l’esprit malin ou l’homme soit, vive et autres choses semblables, tout cela est bien et est de Dieu, car tout cela est Dieu par son essence et son origine.

    Dieu, en effet, est l’être de tous les étants, la vie de tous les vivants, la sagesse de tous les sages, car toutes les choses ont leur être plus vraiment en Dieu qu’en elles-mêmes ; il en est de même aussi de toute leur capacité, de tout leur savoir, de toute leur vie et de toutes les autres choses semblables ; si ce n’était pas, Dieu ne serait pas tout ce qui est bien.

    Toute créature est donc bonne et ce qui est bien est aimé de Dieu. »

    De manière encore plus claire, on lit :

    « Les créatures sont une indication et une voie à Dieu et à l’éternité. »

    En se tournant vers la totalité, la mystique rhénane gommait le rôle de l’Église comme intermédiaire entre le matériel et le spirituel, grâce à ce qui est en quelque sorte l’interposition du Christ entre les deux mondes, en tant que Fils de Dieu, lui-même Dieu, Dieu fait homme.

    Et c’est justement Martin Luther qui a fait publier Eyn deutsch Theologia, auquel il d’ailleurs donné le titre. Voici le préambule de l’ouvrage ;

    « Jésus – Marie – Jean

    Avant-propos au sujet du Francfortois.

    Ce petit livre, le Dieu tout-puissant l’a dicté par l’intermédiaire d’un homme sage, perspicace, vraiment son ami, qui fut autrefois Chevalier Teutonique, prêtre et custode [c’est-à-dire chargé de l’inspection] dans la maison des Chevaliers Teutoniques à Francfort ; il enseigne une ample connaissance de la vérité divine et, en particulier, comment et à quoi on peut discerner les vrais et bons amis de Dieu et aussi les mauvais et faux esprits libres qui sont si nuisibles à la Sainte Église. »

    Martin Luther considérait que cet ouvrage avait une importance capitale ; il expliquait qu’il s’agissait de son influence majeure aux côtés de la Bible et des écrits d’Augustin.

    Cependant, il y a un obstacle majeur : le principe de hiérarchie. En effet, selon le christianisme historiquement, l’irruption du Christ a abouti à une Église centralisée, véritable pôle mystique dont la hiérarchie correspond à celle censée exister dans le ciel.

    Toute la question de la naissance du protestantisme repose sur comment dépasser cet écueil, cette contradiction entre l’appel égalitaire du Saint-Esprit et le respect de la hiérarchie. C’est cela qui va déterminer le protestantisme organisé par Martin Luther.

    Comment s’en sort justement Eyn deutsch Theologia ?

    Le premier souci qui se pose ici à la personne lisant l’oeuvre est que la théologie allemande fait référence au Pseudo-Denys l’aréopagite, le grand théoricien de la théologie négative, mais également des principes hiérarchiques justifiés par la nature divine de l’Église.

    Pseudo-Denys l’aréopagite, représentation de 1584

    De manière fidèle, la théologie allemande présente sa conception selon laquelle l’âme peut avoir une idée du paradis dans la mesure où la personne parvient à se détourner des sens, de la sensibilité, de la raison et du raisonnement, afin de sortir de soi-même et d’arriver à la non-connaissance.

    On retrouve fort logiquement la même démarche en trois étapes pour atteindre le divin : il faut se purifier, être éclairé, illuminé, s’unifier avec Dieu. Et on a également encore la division tripartite à l’intérieur de cette division tripartite :

    « La purification appartient à celui qui commence ou être humain repentant, et se déroule également de manière tripartite : avec la repentance et la souffrance en raison du péché, avec la confession complète, avec un repentir porté jusqu’au bout.

    L’illumination appartient aux êtres humains en croissance et se déroule également de manière tripartite, c’est-à-dire dans le rejet dédaigneux du péché, dans la pratique de la vertu et des bonnes œuvres, et dans la souffrance volontaire par rapport à toute tentation et adversité.

    L’unification concerne l’être humain parvenu jusqu’à la complétude et se déroule aussi de manière tripartite, qui est : dans la pureté et la sincérité du cœur, dans l’amour divin et la contemplation de Dieu, créateur de toute chose. »

    Cette lecture est entièrement celle du Pseudo-Denys l’aréopagite ; cette division tripartite est également à l’origine chez lui de sa lecture hiérarchisée de l’Église.

    Martin Luther ne pouvait pas ne pas le savoir.

    On retrouve également dans la théologie allemande un point qui est commun avec Augustin : l’idée selon laquelle les êtres humains sont morts avec Adam, mais renaissent par Jésus-Christ. En apparence, il n’y a rien d’original.

    C’est pourtant le grand paradoxe du protestantisme qui se révèle ici. En effet, culturellement le protestantisme accorde une importance capitale à l’Ancien Testament ; le choix de prénoms tirés de celui-ci deviendra par exemple une norme protestante.

    Cependant, la perspective aboutissant au protestantisme relève d’une lecture mystique s’appuyant uniquement sur la figure du Christ, un Christ ayant donné naissance au Saint Esprit auquel il faudrait se connecter pour, par l’accession du martyr du Christ, revenir à Dieu.

    La culture de l’Ancien Testament n’existe aucunement, alors qu’elle sera justement prétexte à l’inspiration par la suite ; on a une approche entièrement christo-centrée. Et la clef, c’est le Saint-Esprit qui s’exprime à partir de Jésus.

    Tableau de Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553)
    avec Martin Luther montrant Jésus au peuple

    Il y a le Père, le Fils, mais aussi le Saint-Esprit ; c’est le fameux mystère de la « trinité ». Cet élément totalement sous-estimé ou oublié par les historiens, y compris du matérialisme dialectique jusque-là malheureusement, alors que c’est un élément capital.

    Voici ces lignes d’une importance capitale que l’on trouve dans l’Évangile selon Matthieu (12:31 et 32) :

    « Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi dissipe.

    Aussi je vous le dis, tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis.

    Et quiconque aura dit une parole contre le fils de l’homme, cela lui sera remis ; mais quiconque aura parlé contre l’Esprit saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde, ni dans l’autre. »

    C’est le Saint-Esprit qui permet la saisie de Dieu et c’est par là que va passer le protestantisme, trouvant un accès au-delà de l’Église catholique.

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  • Le panthéisme de la théologie allemande

    La répression du Vatican mit de côté la perspective développée par « maître » Eckhart sur un plan général, mais il existait dans les pays allemands des gens considérant que cette perspective était la bonne.

    La voie mystique ouverte par Eckhart fut en mesure de temporairement se maintenir en Allemagne, correspondant tant aux mentalités des pays allemands qu’aux intérêts de nombreuses forces sociales.

    Une perspective plus intimiste accompagnait inévitablement le développement des villes, alors que l’Église était en même temps romaine et présentait une nature toujours étrangère avec l’émergence du sentiment national.

    Immédiatement après Eckhart, on trouve ainsi Johannes Tauler (1300 ?- 1361) dont l’importance fut capitale et dont le rôle fut déterminant pour Martin Luther, ainsi que pour Thomas Müntzer.

    Se rattachant directement à Eckhart, Johannes Tauler reprit son concept de « fond de l’esprit », qu’il assimilait également au concept d’abditum mentis d’Augustin.

    Johannes Tauler s’appuyait également de manière importante sur Proclus, le philosophe néo-platonicien. On a ici un retour aux sources qui contourne littéralement l’autonomie théologique complète assumée par l’Église par rapport à ses sources d’inspiration initiale.

    Ouvrage de Johannes Tauler, 1522

    À la différence de chez Eckhart, Johannes Tauler considérait que ce « fond » de l’esprit avait bien été créé. Il évitait par conséquent le mysticisme complet qui avait tant déplu à l’Église catholique romaine.

    Une autre figure essentielle fut Henri Suso (1295 ? – 1366), disciple d’Eckhart et ardent mystique, s’imaginant être avec Jésus à table et lui présentant son verre, pratiquant des mortifications morbides (dormant sur une porte, s’appliquant un tissu avec une centaine de clous, etc.), avant de les remettre en cause et de prôner le mysticisme intériorisé.

    On reconnaît ici une autonomie de développement de la zone germanique par rapport à la Renaissance italienne. 

    Le mouvement intellectuel lancé par Johannes Tauler et Henri Suso à la suite d’Eckhart amena la naissance de la mouvance des Gottesfreunde, les amis de Dieu, influents notamment à Bâle, Strasbourg et Cologne.

    Cela nous amène directement à Martin Luther, car celui-ci fit publier un document de la mouvance de ces « amis de Dieu ». Cet écrit, anonyme et manuscrit, fut partiellement publié en 1516 et entièrement en 1518, Martin Luther lui donnant le titre d’Eyn deutsch Theologia, une théologie allemande.

    Une théologie allemande

    L’œuvre est très clairement la base idéologique de Martin Luther et de Thomas Müntzer, qui ont justement chacun développé une interprétation particulière de la thèse essentielle d’Eyn deutsch Theologia :

    « Le vieil être humain, c’est Adam et la désobéissance, l’autosuffisance et le fait de s’orienter par le « je », et tout ce qui en relève.

    Mais le nouvel être humain, c’est le Christ et la vraie obéissance, un dépouillement et un déni de son soi, de toutes les choses temporelles et la recherche de l’honneur de Dieu dans toutes choses. »

    On retrouve ici la démarche propre à Eckhart, combinée à la théologie du Pseudo-Denys l’Aréopagyte. Chez ce dernier, il existait une hiérarchie de lumière depuis Dieu et l’Église reproduisait une hiérarchie divine.

    Mais dans l’école rhénane, on a un effacement de la hiérarchie devant la lumière elle-même, dans un affrontement spiritualité/matière. On lit dans Eyn deutsch Theologia :

    « La véritable lumière est Dieu et divine, mais la fausse lumière est Nature et naturelle.

    Il appartient à Dieu qu’IL ne soit ni ceci ni cela, tout comme qu’il ne veut, recherche ou cherche ceci ou cela dans un être humain déifié, mais seulement le bien en tant que bien et rien d’autre que le bien.

    Il en retourne ainsi également de la vraie lumière.

    Mais il appartient à la créature et à la Nature qu’elle soit quelque chose, ceci ou cela, et également qu’elle ait quelque chose dans son avis ou sa requête, et pas simplement et uniquement le bien en tant que bien, et au sujet du bien, mais bien au sujet de quelque chose, ceci ou cela.

    Et tout comme Dieu et la véritable lumière est sans caractère relevant du je, caractère relevant du soi et sans propre requête, la Nature et la fausse lumière, naturelle, appartient au je, au à moi, au mien, au moi et tout ce qui en relève, et que cela et qu’elle cherche davantage soi-même et le sien dans toutes les choses que le bien en tant que bien. »

    On ne saurait assez souligner la question du rapport entre le « moi » et l’ensemble dans cette mystique rhénane et pour le protestantisme. En apparence, le protestantisme est une religion personnelle, puisqu’on est seul face à Dieu, le clergé s’effaçant.

    Mais en pratique, ce rapport personnel n’est possible que parce qu’on relève de l’ensemble. Il y a une dimension panthéiste très puissante, qui selon les interprétations rejoint pratiquement le matérialisme.

    La différence historique justement entre Martin Luther et Thomas Müntzer consiste en ce que le premier privilégiera l’individu à l’ensemble, tandis que le second accordera à l’ensemble la place primordiale dans la dynamique individuelle.

    Regardons ce que dit justement Eyn deutsch Theologia au sujet du rapport entre le tout et les parties :

    « Saint Paul dit ainsi « quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra. » Donc, saisis. Qu’est le parfait et qu’est le partiel ?

    Le Parfait est un être qui comprend et contient en lui et dans son être tous les êtres, sans lequel et hors duquel il n’y a pas d’être véritable, et dans lequel toutes les choses ont leur être : il est, en effet, l’être de toutes choses et est en soi immutable [qu’on ne peut faire muter] et immobile, et transforme et fait se mouvoir toutes les autres choses.

    Mais le partiel et ce qui n’a pas atteint la perfection est ce qui est ou sera survenu de ce parfait, tout comme un éclat brillant ou un trait de lumière, qui s’écoule depuis le soleil ou d’une lumière et brille quelque chose, cela ou cela.

    Et cela signifie une créature, et ce partiel en tant que tel n’est en rien le parfait. Ainsi, le parfait n’est également nullement le partiel.

    Les partiels sont saisissables, reconnaissables et exprimables ; mais le parfait est insaisissable, inexprimable et non reconnaissable aux créatures en tant que créatures (…).

    Car pour que soit reconnu le parfait dans une créature quelconque, il faut que soient perdu et anéanti la nature de créature, la nature de création, le caractère propre au moi, le caractère propre à la personnalité, et tout ce qui est similaire. »

    Pour cette raison, il est expliqué dans la Théologie allemande que le problème n’est pas tant qu’Adam ait mangé la pomme, en fait le fruit de la connaissance du bien et du mal, mais qu’il l’ait prise pour lui.

    À partir du moment où il a raisonné en terme de « mien », de « mon », il s’est affirmé et en cela il a rompu avec l’unicité divine.

    Comment ne pas imaginer qu’avec une telle perspective, le panthéisme s’affirme toujours davantage et rejoigne le matérialisme, avec sa conception de la totalité matérielle comme seule réalité ?

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  • La Bulle In agro dominico

    L’Église catholique réfute de manière ferme « Maître » Eckhart, par la Bulle In agro dominico du pape Jean XXII, daté du 27 mars 1329 qui expliqua en quoi ses thèses étaient erronées ou hérétiques.

    Eckhart, quant à lui, mourut avant la publication de la Bulle. Ce que l’Église catholique lui reprochait, c’est de nier tellement la matière que sa spiritualité atteignait un même degré d’universalisme que le matérialisme.

    D’ailleurs, la fusion avec la pensée unique de Dieu se rapprochait, dans les faits, indubitablement du concept d’intellect universel d’êtres humains ne pensant pas, tel que formulé par le matérialisme depuis Aristote jusqu’à Averrroès et l’averroïsme latin qui avait très profondément bousculé l’Église.

    L’Église catholique s’est donc empressée de clore la perspective d’Eckhart, afin d’empêcher l’émergence d’un panthéisme ne pouvant que se rapprocher du matérialisme.

    Voici le texte complet de la Bulle :

    « Bulle In agro dominico du 27 Mars 1329. Où sont condamnés 28 articles de Maître Eckhart Jean, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, en éternelle mémoire de l’affaire.

    Dans le champ du Seigneur, dont, par disposition du Ciel et sans l’avoir mérité, nous sommes le gardien et l’ouvrier, nous devons apporter tant de soin et de prudence à la culture spirituelle que, si jamais un homme ennemi y sème l’ivraie en sus de la semence de la vérité, elle soit, avant de se multiplier en un pullulement nocif, étouffée dans son origine, afin que, la semence des vices étant détruite et les épines des erreurs arrachées, l’abondante moisson de la vérité catholique puisse croître.

    C’est avec grande douleur que nous faisons savoir qu’en ces temps derniers, un certain Eckhart, des pays allemands, docteur ès-Écritures saintes, à ce qu’on dit, et professeur de l’ordre des Frères Prêcheurs, a voulu en savoir plus qu’il ne convenait ; il ne l’a pas voulu avec modération et suivant la mesure de la foi, puisque détournant son oreille de la vérité, il s’est tourné vers des fables.

    Séduit en effet par le père du mensonge, qui souvent prend la forme d’un ange de lumière afin de répandre les noires et profondes ténèbres des sens à la place de la clarté de la vérité, cet homme faisant lever dans le champ de l’Église au mépris de l’éblouissante vérité de la foi des épines et des tribules et s’efforçant d’y produire des chardons nuisibles et des ronces vénéneuses, a enseigné bien des dogmes qui obnubilent la vraie foi dans les coeurs des nombreux fidèles : il a exposé sa doctrine devant le vulgaire crédule ; il l’a même rédigée dans ses écrits.

    De l’enquête faite à ce sujet contre lui, d’abord par ordre de notre vénérable frère Henri, archevêque de Cologne, et finalement reprise sur notre ordre à la Curie romaine, nous avons appris qu’il est établi de évidente par les aveux du même Eckhart qu’il a prêché, enseigné, écrit vingt-six propositions dont la teneur suit :

    (1) – Comme on lui demandait un jour pourquoi Dieu n’avait pas produit le monde plus tôt, il répondit alors, comme encore maintenant, que Dieu n’avait pu produire le monde d’abord parce qu’une chose ne peut pas agir avant d’être par conséquent, dès que Dieu fut, il créa le monde.

    (2) – De plus, on peut concéder que le monde a existé de toute éternité.

    (3) – De plus, en même temps et à la fois, dès l’instant où Dieu fut et engendra le Fils, Dieu coéternel et coégal en toute choses, il créa aussi le monde.

    (4) – De plus, en toute oeuvre, même mauvaise, je dis mauvaise aussi bien du mal de la peine que du mal de la faute se manifeste et brille également la gloire de Dieu.

    (5) – De plus, celui qui injurie un autre loue Dieu par le péché même qu’il commet par ces injures, et il loue Dieu d’autant plus qu’il injurie davantage et qu’il pèche plus gravement.

    (6) – De plus, celui qui blasphème Dieu lui-même loue Dieu.

    (7) – De plus, celui qui demande ceci ou cela demande le mal et demande mal, parce qu’il demande la négation du bien et la négation de Dieu, et prie Dieu de se nier soi-même.

    (8) – Ceux qui cherchent ni les biens, ni les honneurs, ni l’agrément, ni le plaisir, ni l’utilité, ni la dévotion intérieure, ni la sainteté, ni la récompense, ni le Royaume des cieux, mais ont, au contraire, renoncé à tout cela, comme à tout ce qui est leur, dans ces hommes-là, Dieu est honoré.

    (9) – Je me suis demandé récemment si je voudrais recevoir ou désirer quelque chose de Dieu. Je veux y penser très sérieusement, parce que là où je serais en acceptant quelque chose de Dieu, je serais sous lui ou son inférieur, tel un serviteur ou un esclave, et lui-même, en donnant, serait comme un maître et ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie éternelle.

    (10) – Nous sommes totalement transformés en Dieu et changés en lui; de la même manière que, dans le sacrement, le pain est changé en corps du Christ, je suis changé en lui, parce qu’il me fait son être un et non pas simplement semblable. Par le Dieu vivant, il est vrai que là il n’y a plus aucune distinction.

    (11) – Tout ce que Dieu le Père a donné à son Fils unique dans la nature humaine, il me l’a donné tout entier. Ici je n’excepte rien : ni l’union ni la sainteté. Il me l’a donné tout entier comme il le lui a donné.

    (12) – Tout ce que la sainte Écriture dit du Christ se vérifie intégralement de tout homme bon et divin.

    (13) – Tout ce qui est propre à la nature divine est aussi en totalité propre à l’homme juste et divin; c’est pourquoi cet homme opère tout ce que Dieu opère et il a, en commun avec Dieu, créé le ciel et la terre et il est générateur du Verbe éternel et Dieu ne saurait rien faire sans un tel homme.

    (14) – L’homme bon doit conformer sa volonté à la volonté de Dieu de telle façon qu’il veuille tout ce que Dieu veut : et puisque Dieu veut, en quelque sorte, que j’aie péché, je ne voudrais pas ne pas avoir commis de péchés, et c’est là la vraie pénitence.

    (15) – Si un homme avait commis mille péchés mortels et que cet homme fût droitement disposé, il ne devrait pas vouloir ne pas les avoir commis.

    (16) – Dieu ne commande à proprement parler aucun acte extérieur.

    (17) – L’acte extérieur n’est proprement ni bon, ni divin, et ce n’est pas proprement Dieu qui l’opère ou le produit.

    (18) – Portons le fruit non d’actes extérieurs qui ne nous rendent pas bons, mais des actes intérieurs que fait et opère le Père qui demeure en nous.

    (19) – Dieu aime les âmes, non l’oeuvre extérieure.

    (20) – L’homme bon est le Fils unique de Dieu.

    (21) – L’homme noble est ce Fils unique de Dieu, que le Père a engendré de toute éternité.

    (22) – Le Père m’engendre comme son fils et le même fils. Tout ce que Dieu opère, tout cela est un ; c’est pourquoi Il m’engendre comme son fils, sans aucune distinction.

    (23) – Dieu est Un sous toutes les formes et sous tous les rapports, en sorte qu’il ne peut être trouvé en lui nulle multiplicité qu’elle soit réelle ou de raison. Quiconque voit dualité ou voit distinction ne voit pas Dieu, car Dieu est un, hors du nombre et au-dessus du nombre et il ne fait nombre avec rien. Il en résulte (à savoir dans un passage ultérieur) qu’il ne peut y avoir et l’on ne peut concevoir aucune distinction en Dieu lui-même.

    (24) – Toute distinction est étrangère à Dieu dans la nature et dans les personnes. La preuve en est que la nature est une et Un, et chaque personne est également une et ce même Un que la nature.

    (25) – Lorsqu’il est dit : « Simon, m’aimes-tu plus que tous ceux-ci ? » le sens « plus que tu aimes ceux-ci » est bon, mais non parfait. Car, dans le premier et le second, dans plus et moins, il y a une gradation et un ordre (mais dans l’unité il n’y a ni gradation ni ordre). Donc celui qui aime Dieu plus que son prochain aime bien, mais pas encore parfaitement.

    (26) – Toutes les créatures sont un pur néant; je ne dis pas qu’elles sont peu de chose ou quelque chose, mais qu’elles sont un pur néant.

    On a, de plus, reproché audit Eckhart d’avoir prêché deux autres articles en ces termes :

    (1) – Il y a dans l’âme quelque chose qui est incréée et incréable; si l’âme entière était telle, elle serait incréé et incréable ; et c’est cela l’intellect.

    (2) – Dieu n’est ni bon, ni meilleur, ni le meilleur; quand j’appelle Dieu bon, je parle aussi mal que si j’appelais noir ce qui est blanc.

    Non seulement nous avons fait examiner par de nombreux docteurs en sainte théologie tous les articles ci-dessus transcrits, mais nous les avons soigneusement examinés nous-même avec nos frères.

    Et finalement, tant sur le rapport desdits docteurs que d’après notre propre examen, nous avons constaté que les quinze premiers articles mentionnés et aussi les deux derniers tant par les termes employés que par l’enchaînement de leurs idées, contiennent des erreurs ou sont entachés d’hérésie ; mais les onze autres, dont le premier commence par ces mots: Dieu ne commande, etc., nous les avons trouvés tout à fait malsonnants, très téméraires et suspects d’hérésie, bien que, moyennant force explications et compléments, ils puissent prendre ou avoir un sens catholique.

    Pour que des articles de ce genre ou leur contenu ne puissent continuer de corrompre les cœurs des gens simples qui les ont entendus ni gagner du terrain autour d’eux, Nous, sur le conseil de nos frères susdits, condamnons et réprouvons expressément comme hérétiques les quinze premiers articles et les deux derniers, et comme malsonnants, téméraires et suspects d’hérésie les onze autres articles précités, et pareillement tous livres ou opuscules contenant lesdits articles ou l’un d’entre eux.

    Que si d’aucuns osaient soutenir avec opiniâtreté ou approuver ces mêmes articles, nous voulons et ordonnons ceci: que ceux qui auraient ainsi défendu ou approuvé les quinze articles susmentionnés et les deux derniers ou l’un quelconque d’entre eux, soient traités comme hérétiques et que ceux qui auraient défendu ou approuvé les onze autres articles, quant à leur texte, soient considérés comme suspects d’hérésie.

    En outre, tant à ceux devant qui les articles précités ont été prêchés ou enseignés qu’à tous autres à la connaissance desquels ils sont venus, nous tenons à faire savoir, ainsi qu’il appert du protocole rédigé par la suite, que ledit Eckhart, confessant à la fin de sa vie la foi catholique, révoqua quant à leur sens et désavoua même les vingt-six articles précités qu’il reconnut avoir prêchés, il désavoua de même toutes autres choses – rites ou enseignées par lui, soit dans les écoles, soit dans ses sermons, qui pourraient faire adopter aux esprits des fidèles un sens hérétique ou erroné et contraire à la vraie foi; il voulut qu’ils fussent tenus pour purement et entièrement révoqués, comme s’il avait révoqué ces articles et tout le reste un à un et séparément soumettant tant sa personne que tous ses écrits et toutes ses paroles à la décision du Siège apostolique, Notre Siège.

    Donné en Avignon, le sixième jour des calendes d’avril, l’an treize de notre pontificat. »

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  • Maître Eckhart et Dieu comme «fond sans base»

    Pour comprendre la démarche de Martin Luther (ainsi que de Thomas Müntzer, autre figure historique de la vague protestante allemande), il faut avoir conscience qu’il existait alors tout un arrière-plan idéologique et culturel propre aux pays allemands.

    Tout un courant mystique s’était développé, dont la figure la plus connue est « Maître » Eckhart (1260-1328) ; il est historiquement parlé du « mysticisme rhénan » et Strasbourg en fut l’un de ses centres.

    Devenu maître en théologie à l’Université de Paris, alors la plus prestigieuse, Eckhart développa des thèses extrêmement approfondies, qui lui valurent maille à partir avec l’Inquisition et furent repoussées en partie, tout en ayant malgré tout un impact profond en Allemagne et aux Pays-Bas.

    Eckhart s’est en effet particulièrement attardé sur ce qu’il appelle le « fond de l’âme », approfondissant une question propre au conflit entre platonisme et aristotélisme.

    Manuscrit du 14e siècle du Responsio ad articulos sibi impositos de scriptis et dictis suis de Maître Eckhardt

    Chez Platon, l’être humain dispose d’une âme qui relève de Dieu et par conséquent il faut se « rappeler » ce que l’on sait déjà. L’âme rejoint sa source, comme le présente la fameuse allégorie de la caverne.

    Chez Aristote, l’être humain est comme une tablette d’argile et il ne pense pas ; son raisonnement correct ne peut qu’aboutir à une reconnaissance de l’intellect agent, c’est-à-dire la vérité générale, la pensée uniquement possible.

    Cette opposition entre Platon et Aristote est celle entre l’idéalisme qui croit en le « libre-arbitre » donné par Dieu et le matérialisme qui ne reconnaît que la matière, la nature.

    Le christianisme a, nécessairement, tenté d’améliorer sa formulation de ce libre-arbitre en raison des coups portés par le matérialisme d’un côté, la volonté d’y voir plus clair de l’autre.

    Historiquement, c’est l’interprétation de Thomas d’Aquin qui a triomphé dans les rangs de l’Église catholique ; les partisans d’une autre réponse que celle de Thomas d’Aquin aboutissent justement précisément à la ligne qui va provoquer la scission protestante, tout au moins dans le domaine des idées.

    Il y a ici une querelle théologique qui, rencontrant des forces sociales reprenant ces idées par intérêt, va aller au point d’une scission dans le christianisme.

    Le cheminement est le suivant. Initialement, Augustin, qui assume la continuité entre platonisme et christianisme, a utilisé le concept d’abditum mentis, ce qui est caché de l’esprit. Dans De trinitate, il présente cela comme une sorte de base, d’un apriori permettant de penser.

    C’est en quelque sorte une étincelle divine qui serait la source du libre-arbitre. Le néo-platonisme avait déjà formulé cela, avec Plotin expliquant que l’âme de chaque être humain relèverait directement du divin.

    Les auteurs néo-platoniciens qui le suivirent rejetèrent cette conception, notamment Jamblique ou Proclus, la pureté divine ne pouvait pas être à la fois en haut et en bas, dans l’esprit et dans la matière.

    La réponse était impossible avant l’arrivée du christianisme, le Christ témoignant en effet par son existence qu’il existe désormais une sorte de sas entre la matière et le spirituel. C’est précisément ici que s’engouffrent des penseurs dont l’aboutissement est la démarche de Martin Luther, Thomas Müntzer s’en inspirant également, mais dans un sens plus radical.

    Représentation de de Maître Eckhardt

    L’équilibre entre le monde spirituel et le monde matériel devenait plus facile à saisir pour l’âme, qui peut désormais s’appuyer sur le Christ, qui combine les deux.

    Cependant, cela accorde une certaine autonomie à l’âme, et ce qu’il est possible de penser c’est que la figure du Christ permettait une lecture mystique de la réalité à partir de l’étincelle divine que l’on possède.

    C’est la thèse du Pseudo-Denys l’Aréopagite et c’est cette thèse qui va être ouvertement reprise par les « victorins », des membre du clergé de l’Abbaye Saint-Victor de Paris, dont notamment l’Allemand Hugues de Saint-Victor (1096-1141) et son disciple l’Ecossais Richard de Saint-Victor (1110-1173), ainsi que Thomas Gallus (? – 1246?).

    Ces partisans du Pseudo-Denys l’Aréopagite vont réussir à largement développer leurs idées, amenant à l’émergence d’une des plus hautes figures catholiques romaines, Bonaventure (1217? – 1274).

    La thèse ici la plus importante fut formulée par Hugues de Saint-Victor : l’être humain disposerait de trois yeux, un œil relevant de la chair et voyant le monde, un autre relevant de a raison et permettant de se voir soi-même, le dernier relevant de l’esprit et permettant de voir ce qu’il y a en soi.

    Suivant la conception développée par Augustin de la dégradation de l’être humain suite à la sortie du jardin d’Eden, Hugues de Saint-Victor explique que l’œil spirituel ne voit plus. Il faut donc faire appel à la foi.

    Cette tendance mystique se développait alors de manière assez développée en Europe. On trouve ainsi aux Pays-Bas Hadewijch d’Anvers (vers 1240), l’Allemande Mathilde de Magdebourg (1207 ? – 1283), l’anglaise Julienne de Norwich (1342 ? – 1416?) et surtout l’Italien Joachim de Flore (vers 1130 – 1202), qui développa une théorie selon laquelle une troisième période allait s’ouvrir après celles de l’Ancien et du Nouveau Testaments.

    Joachim de Flore, miniature du 14e siècle

    Chez Joachim de Flore (vers 1130 – 1202), le clergé devait s’effacer devant un nouvel ordre monastique. Celui-ci, auteur notamment de Expositio in Apocalypsim (Exposition de l’Apocalypse) et de Concordia Novi et Veteris Testamenti (Concorde de l’Ancien et du Nouveau Testament), avait formulé toute une conception millénariste cyclique, où après l’étape de la loi et celle de la grâce, une troisième étape devait s’ouvrir, apportant le bonheur.

    L’âge du Père était ainsi suivi de l’âge du Fils, l’âge du Saint-Esprit devant s’ouvrir. Au XXe siècle, le français Pierre Teilhard de Chardin formulera une conception similaire et « moderne » d’une évolution de la matière vers l’unité totale, tentant de paraphraser Vladimir Vernadsky (et le matérialisme dialectique) dans un sens catholique.

    Deux extraits de la Bible expriment bien la conception de Joachim de Fiore :

    « Le premier homme, tiré de la terre, est terrestre ; le second homme est du ciel. » (1 Corinthiens 15:47)

    « Or, le Seigneur c’est l’Esprit ; et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (2 Corinthiens 3:17)

    Cependant, il existait deux lectures de Joachim de Fiore, du côté de ses partisans. Dans le premier cas, l’Évangile de la troisième étape, celle du Saint-Esprit serait le prolongement direct de la première et de la seconde étape, en tant que lecture spirituelle de l’Ancien et du Nouveau Testaments ; dans le second cas, le Nouveau Testament devait cesser toute fonction, tout comme cela avait le cas pour l’Ancien, un Évangile nouveau apparaissant, consistant ni plus ni moins qu’en Expositio in ApocalypsimConcordia Novi et Veteris Testamenti, ainsi que Psalterium decem chorandum.

    Le mouvement des frères et sœurs du Saint-Esprit se lança au XIVe siècle précisément avec une lecture radicalement libérée du christianisme, où il était appelé à s’effacer intellectuellement pour laisser s’exprimer le Saint-Esprit.

    L’Église catholique romaine répondit par une répression d’une fermeté complète, puisque cela signifiait sa propre négation.

    Cependant, cette question du Saint-Esprit comme vecteur pour rejoindre le Christ devint, pour tous ces courants, résolument centrale. C’est là qu’intervient Eckhart, qui reprenant le concept d’abditum mentis, mais le modifiant.

    Les trois étapes historiques selon Joachim de Flore

    Au lieu d’en faire comme chez Augustin la base permettant le raisonnement, il inverse la proposition et en fait le lieu d’où justement tout raisonnement est absent.

    C’est un lieu d’obscurité, mais d’obscurité au sens où il n’y a pas de matière, où l’on relève du divin, de la déité elle-même. C’est une lecture théologique dite « négative » qui est celle du Pseudo-Denys l’Aréopagite.

    On trouve chez Maître Eckhart 62 citations du Pseudo-Denys l’Aréopagite. 36 sont présentes dans les œuvres latines, 26 dans les œuvres allemandes. Le De Divinis nominibus est cité 36 fois, le De caelesti hierarchia 12 fois, le De mystica theologia 5 fois, le De ecclesiastica hierarchia 4 fois, alors que trois autres citations ont une provenance inconnue.

    Ces citations se retrouvent dans l’ensemble des œuvres de Maître Eckhart, mais leur auteur n’est pas nécessairement mentionné. En comparaison, pour les références relevant du débat directement scolastique, le De anima d’Aristote est cité de manière explicite 180 fois, le De Trinitate d’Augustin l’est plus de 200 fois, Avicenne lui-même étant cité 148 fois.

    Eckhart, prolongeant la vision du monde de Pseudo-Denys l’Aréopagite, qualifie donc la déité de « fond sans base », de « désert silencieux », de « silence entièrement simple ». Le fond de l’âme est une sorte d’équivalent en soi de ce silence divin.

    Voici des sentences d’Eckhart, tout à fait à représentatives de sa lecture théologique dite « négative » :

    « Ce n’est pas par addition que l’on trouve Dieu dans l’âme mais bien par soustraction. »

    « Tu dois savoir que jamais encore personne ne s’est renoncé en cette vie qu’il ne trouve à se renoncer davantage encore. »

    « Le Suprême Savoir, la Suprême Vision, consiste à savoir et à voir, sans voir et sans savoir. »

    « Rien ne ressemble plus à Dieu dans l’immensité de l’univers que le silence. »

    Cela implique une conséquence de la plus haute importance : étant indifférencié, ce fond de l’âme ne relève ni de l’espace ni du temps, il n’a donc pas été créé et relève de la déité elle-même.

    L’être humain acquière une nouvelle dignité, dans la mesure où il a une parcelle de divinité. Voici comment Eckhart formule la chose dans un sermon :

    « Le Père engendre son Fils dans l’éternité, égal et semblable à lui. « Le Verbe était auprès de Dieu, et Dieu était le Verbe »  (Jean 1,1) : il était le même, et de même nature.

    J’ajoute ceci : il l’a engendré à partir de mon âme. Elle n’est pas seulement près de lui et lui près d’elle, semblables et égaux : il est en elle ; le Père engendre son Fils dans l’âme exactement de la même manière qu’il l’engendre dans l’éternité, et pas autrement.

    Il y est contraint, que cela lui plaise ou non. Le Père engendre son Fils sans cesse, et je dis plus : il m’engendre comme son Fils, le même Fils. Je dis encore plus : il ne m’engendre pas seulement comme son fils, mais il m’engendre en tant que lui-même, il s’engendre en moi, il m’engendre en tant que son être et sa nature.

    À la source la plus profonde, je sourds dans l’Esprit Saint ; là n’est plus qu’une vie, qu’un être, qu’une œuvre. Tout ce que Dieu met en œuvre est unité.

    C’est pourquoi il m’engendre en tant que son Fils, sans restriction. Mon père charnel n’est pas vraiment mon père, il ne l’est que par une portion infime de sa nature, et je suis distinct de lui : s’il meurt, je peux vivre encore.

    À la vérité, mon père est le Père céleste, puisque je suis son Fils et n’ai rien qui ne vienne de lui ; je suis son Fils en personne, et nul d’autre.

    L’œuvre du Père est une, et je suis son œuvre, le Fils unique qu’il a engendré, sans restriction. »

    Ce point de vue était inacceptable pour l’Église ; inversement, il permettait une autonomie de réflexion qui est précisément au cœur du protestantisme.

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  • Martin Luther : l’effet de la foudre dans un baril de poudre

    Il y a 500 ans, le 31 octobre 1517, c’est-à-dire la veille de la Toussaint, Martin Luther placardait sur la porte de l’église de Wittenberg une affiche comportant 95 thèses.

    Contrairement à une opinion largement répandue, Martin Luther ne se contentait pas d’y dénoncer les « indulgences », c’est-à-dire les « pardons » des péchés accordés alors par milliers par l’Église catholique romaine contre rémunération.

    Ce qu’il visait avec ses « quatre-vingt-quinze thèses théologiques sur la puissance des indulgences », c’est le fait même que l’Église catholique romaine existe, avec le Pape à sa tête, en tant que force centralisée décidant de ce qui est légal ou non sur le plan religieux et intervenant dans la société pour décider de ce qui est juste ou pas.

    Les 95 thèses

    Le protestantisme n’est pas une simple réaction à ce qui serait simplement des excès ; c’est toute une nouvelle vision du monde, où le Pape est le symbole de l’iniquité et de l’hypocrisie, de la manipulation du christianisme pour l’acquisition des biens matériels, de la perte du réel sens des valeurs nécessaire pour la vie quotidienne et la vie après la mort.

    Les thèses de Martin Luther sont par conséquent agressives et unilatérales, elles ne visent pas à provoquer une dénonciation, mais à briser par des attaques foudroyantes :

    « Pourquoi le Pape n’édifie-t-il pas la basilique de Saint-Pierre de ses propres deniers, plutôt qu’avec l’argent des pauvres fidèles, puisque ses richesses sont aujourd’hui plus grandes que celles de l’homme le plus opulent ? »

    L’accusation essentielle est que, pour Martin Luther, le Pape prétend être Dieu sur la terre, avec les mêmes prérogatives alors qu’en réalité tout vient de Dieu. La papauté pratique une ambiguïté allant jusqu’au mensonge :

    « Dire que la croix ornée des armes du Pape égale la croix du Christ, c’est un blasphème. »

    Martin Luther exprime donc une véritable religiosité sincère et sa rationalité le fait se heurter directement à l’appareil du Vatican, à une hiérarchie se prétendant d’une nature divine, mais se vautrant en réalité dans la perfidie la plus grande afin d’obtenir des avantages matériels.

    C’était le sens même de la vie qui, aux yeux de Martin Luther, disparaissait avec l’effondrement moral de l’Église. C’était un échec sur le plan des valeurs et cela signifiait l’abandon des valeurs essentielles de la civilisation, la perte de toute pensée authentique, la mort de l’âme.

    Martin Luther se situait ici dans une tradition bien déterminée : celle de la « théologie allemande », dont l’une des figures les plus connues historiquement est « maître Eckhardt ».

    L’être humain, perdu dans la matière, possédait encore une « étincelle divine », pouvant le réaccorder avec la partition divine de l’univers. Il est perdu depuis qu’Adam a fauté, mais il dispose d’une dignité certaine, qui peut permettre de ressortir de la situation d’isolement par rapport à Dieu dans laquelle il s’est fourvoyée.

    Représentation moderne de Martin Luther placardant les 95 thèses

    Il y a ici un bagage théologique gigantesque qui fut développé dans les pays allemands et que transporte Martin Luther.

    Ce contexte allemand de querelles théologiques allait de paire avec un mécontentement général de toutes les couches de la société allemande, jusqu’aux paysans se rebellant par l’intermédiaire du « Bundschuh », l’union clandestine paysanne prenant comme symbole la chaussure (Schuh) paysanne, de cuir muni de lanières unissant le tout (Bund).

    Aux côtés du Bundschuh sur le drapeau, on trouvait également un paysan agenouillé et une image représentant le Christ crucifié ; le mot d’ordre était « Rien que la justice de Dieu ! » ou bien « Seigneur, sois aux côtés de ta justice ! ».

    Le Bundschuh représenté en 1539 : la chaussure est représentée sur la bannière

    L’initiative de Martin Luther ne pouvait faire que l’effet de la foudre dans un baril de poudre, comme le constate Friedrich Engels :

    « À l’époque même où la quatrième conspiration du Bundschuh était réprimée dans la Forêt-Noire, Luther lança à Wittenberg le signal du mouvement qui devait entraîner dans son tourbillon tous les ordres et ébranler tout l’Empire.

    Les thèses de l’augustin de Thuringe firent l’effet de la foudre dans un baril de poudre.

    Elles donnèrent dès l’abord aux aspirations multiples et contradictoires des chevaliers comme des bourgeois, des paysans comme des plébéiens, des princes avides d’indépendance comme du bas clergé, des sectes mystiques clandestines comme de l’opposition littéraire des érudits et des satiristes burlesques une expression générale commune, autour de laquelle ils se groupèrent avec une rapidité surprenante.

    Cette alliance soudaine de tous les éléments d’opposition, si courte que fut sa durée, révéla brusquement la force immense du mouvement et le fit progresser d’autant plus rapidement. »

    Toute l’histoire de l’Allemagne allait être ébranlée pour les deux cent prochaines années ; toute l’Église catholique romaine était catastrophée par cet événement la faisant vaciller, après déjà le terrible coup porté par la révolte hussite et son expression insurrectionnelle taborite, en Bohême.

    Martin Luther fut, dès le départ, avec ses placards, au cœur d’une vague de contestation anti-papale irradiant en quelques semaines tous les pays allemands.  

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  • Molière : Le Malade imaginaire

    1673

    PROLOGUE.


    Après les glorieuses fatigues et les exploits victorieux de notre auguste monarque, il est bien juste que tous ceux qui se mêlent d’écrire travaillent ou à ses louanges, ou à son divertissement. C’est ce qu’ici l’on a voulu faire ; et ce prologue est un essai des louanges de ce grand prince, qui donne entrée à la comédie du Malade imaginaire, dont le projet a été fait pour le délasser de ses nobles travaux.

    Le théâtre représente un lieu champêtre, et néanmoins fort agréable.


    ÉGLOGUE

    EN MUSIQUE ET EN DANSE.


    Scène I

    FLORE, DEUX ZÉPHYRS, dansants.

    flore.

          Quittez, quittez vos troupeaux ;
         Venez, bergers, venez, bergères ;
    Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux :
    Je viens vous annoncer des nouvelles bien chères,
         Et réjouir tous ces hameaux.
          Quittez, quittez vos troupeaux ;
          Venez, bergers, venez, bergères ;
    Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux.

    Scène II

    FLORE, DEUX ZÉPHYRS, dansants ; CLIMÈNE, DAPHNÉ, TIRCIS, DORILAS.

    climèneà Tircis ; et daphnéà Dorilas.

          Berger, laissons là tes feux :
         Voilà Flore qui nous appelle.

    tircisà Climène ; et dorilasà Daphné.

          Mais au moins, dis-moi, cruelle,

    tircis.

    Si d’un peu d’amitié tu payeras mes vœux.

    dorilas.

    Si tu seras sensible à mon ardeur fidèle.

    climène et daphné.

         Voilà Flore qui nous appelle.

    tircis et dorilas.

    Ce n’est qu’un mot, un mot, un seul mot que je veux.

    tircis.

    Languirai-je toujours dans ma peine mortelle ?

    dorilas.

    Puis-je espérer qu’un jour tu me rendras heureux ?

    climène et daphné.

         Voilà Flore qui nous appelle.

    Scène III

    FLORE ; DEUX ZÉPHYRS, dansants ; CLIMÈNE, DAPHNÉ, TIRCIS, DORILAS ; BERGERS ET BERGÈRES de la suite de Tircis et Dorilas, chantants et dansants.

    PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

    Toute la troupe des bergers et des bergères va se placer en cadence autour de Flore.

    climène.

         Quelle nouvelle parmi nous,
    Déesse, doit jeter tant de réjouissance ?

    daphné.

         Nous brûlons d’apprendre de vous
         Cette nouvelle d’importance.

    dorilas.

         D’ardeur nous en soupirons tous.

    climène, daphné, tircis, dorilas.

         Nous en mourons d’impatience.

    flore.

         La voici ; silence, silence !
    Vos vœux sont exaucés, LOUIS est de retour ;
    Il ramène en ces lieux les plaisirs et l’amour,
    Et vous voyez finir vos mortelles alarmes.
    Par ses vastes exploits son bras voit tout soumis ;
         Il quitte les armes,
         Faute d’ennemis.

    chœur.

       Ah ! quelle douce nouvelle !
       Qu’elle est grande ! qu’elle est belle !
    Que de plaisirs ! que de ris ! que de jeux !
       Que de succès heureux !
    Et que le ciel a bien rempli nos vœux !
       Ah ! quelle douce nouvelle !
       Qu’elle est grande ! qu’elle est belle !

    DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Tous les bergers et bergères expriment, par des danses les transports de leur joie.

    flore.

       De vos flûtes bocagères
       Réveillez les plus beaux sons ;
       LOUIS offre à vos chansons
       La plus belle des matières.
         Après cent combats,
         Où cueille son bras
         Une ample victoire,
         Formez entre vous
         Cent combats plus doux,
         Pour chanter sa gloire.

    chœur.

         Formons, entre nous,
         Cent combats plus doux,
         Pour chanter sa gloire.

    flore.

       Mon jeune amant, dans ce bois,
       Des présents de mon empire
       Prépare un prix à la voix
       Qui saura le mieux nous dire
       Les vertus et les exploits
       Du plus auguste des rois.

    climène.

       Si Tircis a l’avantage,

    daphné.

       Si Dorilas est vainqueur,

    climène.

       À le chérir je m’engage.

    daphné.

         Je me donne à son ardeur.

    tircis.

          Ô trop chère espérance !

    dorilas.

          Ô mot plein de douceur !

    tircis et daphné.

      Plus beau sujet, plus belle récompense
        Peuvent-ils animer un cœur ?

    Les violons jouent un air pour animer les deux bergers au combat, tandis que Flore, comme juge, va se placer au pied d’un arbre qui est au milieu du théâtre, avec deux Zéphyrs, et que le reste, comme spectateurs, va occuper les deux côtés de la scène.

    tircis.

    Quand la neige fondue enfle un torrent fameux,
    Contre l’effort soudain de ses flots écumeux,
         Il n’est rien d’assez solide
        Digues, châteaux, villes et bois,
        Hommes et troupeaux à la fois,
        Tout cède au courant qui le guide :
        Tel, et plus fier et plus rapide,
        Marche LOUIS dans ses exploits.

    TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les bergers et bergères du côté de Tircis dansent autour de lui, sur une ritournelle, pour exprimer leurs applaudissements.

    dorilas.

    Le foudre menaçant qui perce avec fureur
    L’affreuse obscurité de la nue enflammée,
          Fait, d’épouvante et d’horreur,
          Trembler le plus ferme cœur ;
         Mais, à la tête d’une armée,
         LOUIS jette plus de terreur.

    QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les bergers et bergères du côté de Dorilas font de même que les autres.

    tircis.

    Des fabuleux exploits que la Grèce a chantés

    Par un brillant amas de belles vérités
        Nous voyons la gloire effacée ;
        Et tous ces fameux demi-dieux,
        Que vante l’histoire passée,
        Ne sont point à notre pensée
        Ce que LOUIS est à nos yeux.

    CINQUIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les bergers et bergères du côté de Tircis font encore la même chose.

    dorilas.

    LOUIS fait à nos temps, par ses faits inouïs,
    Croire tous les beaux faits que nous chante l’histoire
          Des siècles évanouis ;
          Mais nos neveux, dans leur gloire,
          N’auront rien qui fasse croire
          Tous les beaux faits de LOUIS.

    SIXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les bergers et bergères du côté de Dorilas font encore de même.

    SEPTIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les bergers et bergères du côté de Tircis et de celui de Dorilas se mêlent et dansent ensemble.

    Scène IV

    FLORE, PAN ; DEUX ZÉPHYRS, dansants ; CLIMÈNE, DAPHNÉ ; TIRCIS, DORILAS ; FAUNES, dansants ; BERGERS ET BERGÈRES, chantants et dansants.

    pan.

    Laissez, laissez, bergers, ce dessein téméraire ;
           Hé ! que voulez vous faire ?
          Chanter sur vos chalumeaux
          Ce qu’Apollon sur sa lyre,
          Avec ses chants les plus beaux,
          N’entreprendroit pas de dire :
    C’est donner trop d’essor au feu qui vous inspire ;
    C’est monter vers les cieux sur des ailes de cire,
         Pour tomber dans le fond des eaux.

    Pour chanter de LOUIS l’intrépide courage,

         Il n’est point d’assez docte voix,
    Point de mots assez grands pour en tracer l’image ;
          Le silence est le langage
          Qui doit louer ses exploits.
    Consacrez d’autres soins à sa pleine victoire ;
    Vos louanges n’ont rien qui flatte ses désirs :
          Laissez, laissez là sa gloire,
          Ne songez qu’à ses plaisirs.

    chœur.

    Laissons, laissons là sa gloire,
    Ne songeons qu’à ses plaisirs.

    floreà Tircis et à Dorilas.

    Bien que, pour étaler ses vertus immortelles,
        La force manque à vos esprits,
    Ne laissez pas tous deux de recevoir le prix,
        Dans les choses grandes et belles,
        Il suffit d’avoir entrepris.

    HUITIÈME ENTRÉE DE BALLET

    Les deux Zéphyrs dansent avec deux couronnes de fleurs à la main, qu’ils viennent donner ensuite aux deux bergers.

    climène et daphnédonnant la main à leurs amants.

        Dans les choses grandes et belles,
        Il suffit d’avoir entrepris.

    tircis et dorilas.

    Ah ! que d’un doux succès notre audace est suivie !

    flore et pan.

    Ce qu’on fait pour LOUIS, on ne le perd jamais.

    climène, daphné, tircis, dorilas.

    Au soin de ses plaisirs donnons-nous désormais.

    flore et pan.

    Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !

    chœur.

        Joignons tous dans ces bois
        Nos flûtes et nos voix :

            Ce jour nous y convie ;
    Et faisons aux échos redire mille fois :
           LOUIS est le plus grand des rois ;
    Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !

    NEUVIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Faunes, bergers et bergères, tous se mêlent, et il se fait entre eux des jeux de danse ; après quoi ils se vont préparer pour la comédie.


    AUTRE PROLOGUE.


    Scène I

    UNE BERGÈRE, chantante.

    Votre plus haut savoir n’est que pure chimère,
        Vains et peu sages médecins ;
    Vous ne pouvez guérir, par vos grands mots latins
        La douleur qui me désespère :
    Votre plus haut savoir n’est que pure chimère.

      Hélas ! hélas ! je n’ose découvrir
          Mon amoureux martyre
        Au berger pour qui je soupire,
        Et qui seul peut me secourir.
        Ne prétendez pas le finir,
    Ignorants médecins ; vous ne sauriez faire :
    Votre plus haut savoir n’est que pure chimère.
    Ces remèdes peu sûrs, dont le simple vulgaire
    Croit que vous connoissez l’admirable vertu,
    Pour les maux que je sens n’ont rien de salutaire ;
    Et tout votre caquet ne peut être reçu
         Que d’un malade imaginaire.

    Votre plus haut savoir n’est que pure chimère,
        Vains et peu sages médecins, etc.

    Le théâtre change et représente une chambre.


    ACTE PREMIER.


    Scène I

    ARGAN, assis, une table devant lui, comptant des jetons les parties de son apothicaire.

    Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt ; trois et deux font cinq. « Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif et rémollient, pour amollir, humecter et rafraîchir les entrailles de monsieur. » Ce qui me plaît de monsieur Fleurant, mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles. « Les entrailles de monsieur, trente sols. » Oui ; mais, monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil ; il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement ! Je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit ; vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sols ; et vingt sols en langage d’apothicaire, c’est-à-dire dix sols ; les voilà, dix sols. « Plus, dudit jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver et nettoyer le bas-ventre de monsieur, trente sols. » Avec votre permission, dix sols. « Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique, soporatif et somnifère, composé pour faire dormir monsieur, trente-cinq sols. » Je ne me plains pas de celui-là ; car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize, et dix-sept sols six deniers. « Plus, du vingt-cinquième, une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l’ordonnance de monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de monsieur, quatre livres. » Ah ! monsieur Fleurant, c’est se moquer : il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s’il vous plaît. Vingt et trente sols. « Plus, dudit jour, une potion anodine et astringente, pour faire reposer monsieur, trente sols. » Bon, dix et quinze sols. « Plus, du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les vents de monsieur, trente sols. » Dix sols, monsieur Fleurant. « Plus, le clystère de monsieur, réitéré le soir, comme dessus, trente sols. » Monsieur Fleurant, dix sols. « Plus, du vingt-septième, une bonne médecine, composée pour hâter d’aller et chasser dehors les mauvaises humeurs de monsieur, trois livres. » Bon, vingt et trente sols ; je suis bien aise que vous soyez raisonnable. « Plus, du vingt-huitième, une prise de petit lait clarifié et dulcoré pour adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang de monsieur, vingt sols. » Bon, dix sols. « Plus, une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoar, sirop de limon et grenades, et autres, suivant l’ordonnance, cinq livres. » Ah ! monsieur Fleurant, tout doux, s’il vous plaît ; si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade : contentez-vous de quatre francs, vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six deniers. Si bien donc que, de ce mois, j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et, l’autre mois, il y avoit douze médecines et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. Je le dirai à monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela. Allons, qu’on m’ôte tout ceci. (Voyant que personne ne vient, et qu’il n’y a aucun de ses gens dans sa chambre.) Il n’y a personne. J’ai beau dire : on me laisse toujours seul ; il n’y a pas moyen de les arrêter ici. (Après avoir sonné une sonnette qui est sur la table.) Ils n’entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin. Point d’affaire. Drelin, drelin, drelin. Ils sont sourds… Toinette. Drelin, drelin, drelin. Tout comme si je ne sonnois point. Chienne ! coquine ! Drelin, drelin, drelin. J’enrage. (Il ne sonne plus, mais il crie.) Drelin, drelin, drelin. Carogne, à tous les diables ! Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ? Drelin drelin, drelin. Voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin ! Ah ! mon Dieu ! Ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin.

    Scène II

    ARGAN, TOINETTE.

    toinetteen entrant.

    On y va.

    argan.

    Ah ! chienne ! ah ! carogne !

    toinettefaisant semblant de s’être cogné la tête.

    Diantre soit fait de votre impatience ! Vous pressez si fort les personnes, que je me suis donné un grand coup de la tête contre la carne d’un volet.

    arganen colère.

    Ah ! traîtresse !…

    toinetteinterrompant Argan.

    Ah !

    argan.

    Il y a…

    toinette.

    Ah !

    argan.

    Il y a une heure…

    toinette.

    Ah !

    argan.

    Tu m’as laissé…

    toinette.

    Ah !

    argan.

    Tais-toi donc, coquine, que je te querelle.

    toinette.

    Çamon, ma foi, j’en suis d’avis, après ce que je me suis fait.

    argan.

    Tu m’as fait égosiller, carogne.

    toinette.

    Et vous m’avez fait, vous, casser la tête : l’un vaut bien l’autre. Quitte à quitte, si vous voulez.

    argan.

    Quoi ! coquine…

    toinette.

    Si vous querellez, je pleurerai.

    argan.

    Me laisser, traîtresse…

    toinetteinterrompant encore Argan.

    Ah !

    argan.

    Chienne ! tu veux…

    toinette.

    Ah !

    argan.

    Quoi ! il faudra encore que je n’aie pas le plaisir de la quereller ?

    toinette.

    Querellez tout votre soûl : je le veux bien.

    argan.

    Tu m’en empêches, chienne, en m’interrompant à tous coups.

    toinette.

    Si vous avez le plaisir de quereller, il faut bien que, de mon côté, j’aie le plaisir de pleurer : chacun le sien, ce n’est pas trop. Ah !

    argan.

    Allons ; il faut en passer par là. Ôte-moi ceci, coquine, ôte-moi ceci. (Après s’être levé.) Mon lavement d’aujourd’hui a-t-il bien opéré ?

    toinette.

    Votre lavement ?

    argan.

    Oui. Ai-je bien fait de la bile ?

    toinette.

    Ma foi ! je ne me mêle point de ces affaires-là ; c’est à monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu’il en a le profit.

    argan.

    Qu’on ait soin de me tenir un bouillon prêt, pour l’autre que je dois tantôt prendre.

    toinette.

    Ce monsieur Fleurant-là et ce monsieur Purgon s’égaient sur votre corps ; ils ont en vous une bonne vache à lait, et je voudrois bien leur demander quel mal vous avez, pour faire tant de remèdes.

    argan.

    Taisez-vous, ignorante ; ce n’est pas à vous à contrôler les ordonnances de la médecine. Qu’on me fasse venir ma fille Angélique : j’ai à lui dire quelque chose.

    toinette.

    La voici qui vient d’elle-même ; elle a deviné votre pensée.

    Scène III

    ARGAN, ANGÉLIQUE, TOINETTE.

    argan.

    Approchez, Angélique : vous venez à propos ; je voulois vous parler.

    angélique.

    Me voilà prête à vous ouïr.

    argan.

    Attendez. (À Toinette.) Donnez-moi mon bâton. Je vais revenir tout à l’heure.

    toinette.

    Allez vite, monsieur, allez. Monsieur Fleurant nous donne des affaires.

    Scène IV

    ANGÉLIQUE, TOINETTE.

    angélique.

    Toinette !

    toinette.

    Quoi ?

    angélique.

    Regarde-moi un peu.

    toinette.

    Hé bien ! je vous regarde.

    angélique.

    Toinette !

    toinette.

    Hé bien ! quoi, Toinette ?

    angélique.

    Ne devines-tu point de quoi je veux parler ?

    toinette.

    Je m’en doute assez : de notre jeune amant ; car c’est sur lui depuis six jours que roulent tous nos entretiens ; et vous n’êtes point bien, si vous n’en parlez à toute heure.

    angélique.

    Puisque tu connois cela, que n’es-tu donc la première à m’en entretenir ? Et que ne m’épargnes-tu la peine de te jeter sur ce discours ?

    toinette.

    Vous ne m’en donnez pas le temps ; et vous avez des soins là-dessus qu’il est difficile de prévenir.

    angélique.

    Je t’avoue que je ne saurois me lasser de te parler de lui, et que mon cœur profite avec chaleur de tous les moments de s’ouvrir à toi. Mais, dis-moi, condamnes-tu, Toinette, les sentiments que j’ai pour lui ?

    toinette.

    Je n’ai garde.

    angélique.

    Ai-je tort de m’abandonner à ces douces impressions ?

    toinette.

    Je ne dis pas cela.

    angélique.

    Et voudrois-tu que je fusse insensible aux tendres protestations de cette passion ardente qu’il témoigne pour moi ?

    toinette.

    À Dieu ne plaise !

    angélique.

    Dis-moi un peu : ne trouves-tu pas, comme moi, quelque chose du ciel, quelque effet du destin, dans l’aventure inopinée de notre connoissance ?

    toinette.

    Oui.

    angélique.

    Ne trouves-tu pas que cette action d’embrasser ma défense, sans me connoître, est tout à fait d’un honnête homme ?

    toinette.

    Oui.

    angélique.

    Que l’on ne peut pas en user plus généreusement ?

    toinette.

    D’accord.

    angélique.

    Et qu’il fit tout cela de la meilleure grace du monde ?

    toinette.

    Oh ! oui.

    angélique.

    Ne trouves-tu pas, Toinette, qu’il est bien fait de sa personne ?

    toinette.

    Assurément.

    angélique.

    Qu’il a l’air le meilleur du monde ?

    toinette.

    Sans doute.

    angélique.

    Que ses discours, comme ses actions, ont quelque chose de noble ?

    toinette.

    Cela est sûr.

    angélique.

    Qu’on ne peut rien entendre de plus passionné que tout ce qu’il me dit ?

    toinette.

    Il est vrai.

    angélique.

    Et qu’il n’est rien de plus fâcheux que la contrainte où l’on me tient, qui bouche tout commerce aux doux empressements de cette mutuelle ardeur que le ciel nous inspire ?

    toinette.

    Vous avez raison.

    angélique.

    Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu’il m’aime autant qu’il me le dit ?

    toinette.

    Hé ! hé ! ces choses-là parfois sont un peu sujettes à caution. Les grimaces d’amour ressemblent fort à la vérité ; et j’ai vu de grands comédiens là-dessus.

    angélique.

    Ah ! Toinette, que dis-tu là ? Hélas ! de la façon qu’il parle, seroit-il bien possible qu’il ne me dît pas vrai ?

    toinette.

    En tout cas, vous en serez bientôt éclaircie ; et la résolution où il vous écrivit hier qu’il étoit de vous faire demander en mariage, est une prompte voie à vous faire connoître s’il vous dit vrai ou non. C’en sera là la bonne preuve.

    angélique.

    Ah ! Toinette, si celui-là me trompe, je ne croirai de ma vie aucun homme.

    toinette.

    Voilà votre père qui revient.

    Scène V

    ARGAN, ANGÉLIQUE, TOINETTE.

    argan.

    Oh çà, ma fille, je vais vous dire une nouvelle, où peut-être ne vous attendez-vous pas. On vous demande en mariage. Qu’est-ce que cela ? Vous riez ? Cela est plaisant oui, ce mot de mariage ! Il n’y a rien de plus drôle pour les jeunes filles. Ah ! nature, nature ! À ce que je puis voir, ma fille, je n’ai que faire de vous demander si vous voulez bien vous marier.

    angélique.

    Je dois faire, mon père, tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner.

    argan.

    Je suis bien aise d’avoir une fille si obéissante : la chose est donc conclue, et je vous ai promise.

    angélique.

    C’est à moi, mon père, de suivre aveuglément toutes vos volontés.

    argan.

    Ma femme, votre belle-mère, avoit envie que je vous fisse religieuse, et votre petite sœur Louison aussi, et de tout temps elle a été aheurtée à cela.

    toinetteà part.

    La bonne bête a ses raisons.

    argan.

    Elle ne vouloit point consentir à ce mariage ; mais je l’ai emporté, et ma parole est donnée.

    angélique.

    Ah ! mon père, que je vous suis obligée de toutes vos bontés !

    toinetteà Argan.

    En vérité, je vous sais bon gré de cela ; et voilà l’action la plus sage que vous ayez faite de votre vie.

    argan.

    Je n’ai point encore vu la personne : mais on m’a dit que j’en serois content, et toi aussi.

    angélique.

    Assurément, mon père.

    argan.

    Comment ! l’as-tu vu ?

    angélique.

    Puisque votre consentement m’autorise à vous pouvoir ouvrir mon cœur, je ne feindrai point de vous dire que le hasard nous a fait connoître il y a six jours, et que la demande qu’on vous a faite est un effet de l’inclination que, dès cette première vue, nous avons prise l’un pour l’autre.

    argan.

    Ils ne m’ont pas dit cela ; mais j’en suis bien aise, et c’est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que c’est un grand jeune garçon bien fait.

    angélique.

    Oui, mon père.

    argan.

    De belle taille.

    angélique.

    Sans doute.

    argan.

    Agréable de sa personne.

    angélique.

    Assurément.

    argan.

    De bonne physionomie.

    angélique.

    Très bonne.

    argan.

    Sage et bien né.

    angélique.

    Tout à fait.

    argan.

    Fort honnête.

    angélique.

    Le plus honnête du monde.

    argan.

    Qui parle bien latin et grec.

    angélique.

    C’est ce que je ne sais pas.

    argan.

    Et qui sera reçu médecin dans trois jours.

    angélique.

    Lui, mon père ?

    argan.

    Oui. Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ?

    angélique.

    Non, vraiment. Qui vous l’a dit, à vous ?

    argan.

    Monsieur Purgon.

    angélique.

    Est-ce que monsieur Purgon le connoît ?

    argan.

    La belle demande ! Il faut bien qu’il le connoisse puisque c’est son neveu.

    angélique.

    Cléante, neveu de monsieur Purgon ?

    argan.

    Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l’on t’a demandée en mariage.

    angélique.

    Hé ! oui.

    argan.

    Hé bien ! c’est le neveu de monsieur Purgon, qui est le fils de son beau-frère le médecin, monsieur Diafoirus ; et ce fils s’appelle Thomas Diafoirus, et non pas Cléante ; et nous avons conclu ce mariage-là ce matin, monsieur Purgon, monsieur Fleurant, et moi ; et demain, ce gendre prétendu doit m’être amené par son père. Qu’est-ce ? Vous voilà tout ébaubie !

    angélique.

    C’est, mon père, que je connois que vous avez parlé d’une personne, et que j’ai entendu une autre.

    toinette.

    Quoi ! monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ? Et, avec tout le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin ?

    argan.

    Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es ?

    toinette.

    Mon Dieu ! tout doux. Vous allez d’abord aux invectives. Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter ? Là, parlons de sang-froid. Quelle est votre raison, s’il vous plaît, pour un tel mariage ?

    argan.

    Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je le suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations et des ordonnances.

    toinette.

    Hé bien ! voilà dire une raison, et il y a du plaisir à se répondre doucement les uns aux autres. Mais, monsieur, mettez la main à la conscience ; est-ce que vous êtes malade ?

    argan.

    Comment, coquine ! si je suis malade ! Si je suis malade, impudente !

    toinette.

    Hé bien ! oui, monsieur, vous êtes malade ; n’ayons point de querelle là-dessus. Oui, vous êtes fort malade, j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait. Mais votre fille doit épouser un mari pour elle ; et, n’étant point malade, il n’est pas nécessaire de lui donner un médecin.

    argan.

    C’est pour moi que je lui donne ce médecin ; et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père.

    toinette.

    Ma foi, monsieur, voulez-vous qu’en amie je vous donne un conseil ?

    argan.

    Quel est-il, ce conseil ?

    toinette.

    De ne point songer à ce mariage-là.

    argan.

    Et la raison ?

    toinette.

    La raison, c’est que votre fille n’y consentira point.

    argan.

    Elle n’y consentira point ?

    toinette.

    Non.

    argan.

    Ma fille ?

    toinette.

    Votre fille. Elle vous dira qu’elle n’a que faire de monsieur Diafoirus, de son fils Thomas Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde.

    argan.

    J’en ai affaire, moi, outre que le parti est plus avantageux qu’on ne pense. Monsieur Diafoirus n’a que ce fils-là pour tout héritier ; et, de plus, monsieur Purgon, qui n’a ni femme ni enfants, lui donne tout son bien en faveur de ce mariage ; et monsieur Purgon est un homme qui a huit mille bonnes livres de rente.

    toinette.

    Il faut qu’il ait tué bien des gens, pour s’être fait si riche.

    argan.

    Huit mille livres de rente sont quelque chose, sans compter le bien du père.

    toinette.

    Monsieur, tout cela est bel et bon ; mais j’en reviens toujours là : je vous conseille, entre nous, de lui choisir un autre mari ; et elle n’est point faite pour être madame Diafoirus.

    argan.

    Et je veux, moi, que cela soit.

    toinette.

    Hé, fi ! ne dites pas cela.

    argan.

    Comment ! que je ne dise pas cela ?

    toinette.

    Hé, non.

    argan.

    Et pourquoi ne le dirai-je pas ?

    toinette.

    On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites.

    argan.

    On dira ce qu’on voudra ; mais je vous dis que je veux qu’elle exécute la parole que j’ai donnée.

    toinette.

    Non ; je suis sûre qu’elle ne le fera pas.

    argan.

    Je l’y forcerai bien.

    toinette.

    Elle ne le fera pas, vous dis-je.

    argan.

    Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent.

    toinette.

    Vous ?

    argan.

    Moi.

    toinette.

    Bon.

    argan.

    Comment, bon ?

    toinette.

    Vous ne la mettrez point dans un couvent.

    argan.

    Je ne la mettrai point dans un couvent ?

    toinette.

    Non.

    argan.

    Non ?

    toinette.

    Non.

    argan.

    Ouais ! Voici qui est plaisant ! Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?

    toinette.

    Non, vous dis-je.

    argan.

    Qui m’en empêchera ?

    toinette.

    Vous-même.

    argan.

    Moi ?

    toinette.

    Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-là.

    argan.

    Je l’aurai.

    toinette.

    Vous vous moquez.

    argan.

    Je ne me moque point.

    toinette.

    La tendresse paternelle vous prendra.

    argan.

    Elle ne me prendra point.

    toinette.

    Une petite larme ou deux, des bras jetés au cou, un Mon petit papa mignon, prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher.

    argan.

    Tout cela ne fera rien.

    toinette.

    Oui, oui.

    argan.

    Je vous dis que je n’en démordrai point.

    toinette.

    Bagatelles.

    argan.

    Il ne faut point dire, Bagatelles.

    toinette.

    Mon Dieu ! je vous connois, vous êtes bon naturellement.

    arganavec emportement.

    Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux.

    toinette.

    Doucement, monsieur. Vous ne songez pas que vous êtes malade.

    argan.

    Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.

    toinette.

    Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien.

    argan.

    Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là, à une coquine de servante, de parler de la sorte devant son maître ?

    toinette.

    Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.

    argancourant après Toinette.

    Ah ! insolente, il faut que je t’assomme.

    toinetteévitant Argan, et mettant la chaise entre elle et lui.

    Il est de mon devoir de m’opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.

    argancourant après Toinette autour de la chaise avec son bâton.

    Viens, viens, que je t’apprenne à parler.

    toinettese sauvant du côté où n’est point Argan.

    Je m’intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.

    argande même.

    Chienne !

    toinettede même.

    Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.

    argande même.

    Pendarde !

    toinettede même.

    Je ne veux point qu’elle épouse votre Thomas Diafoirus.

    argande même.

    Carogne !

    toinettede même.

    Et elle m’obéira plutôt qu’à vous.

    argans’arrêtant.

    Angélique, tu ne veux pas m’arrêter cette coquine-là ?

    angélique.

    Hé ! mon père, ne vous faites point malade.

    arganà Angélique.

    Si tu ne me l’arrêtes, je te donnerai ma malédiction.

    toinetteen s’en allant.

    Et moi, je la déshériterai, si elle vous obéit.

    arganse jetant dans sa chaise.

    Ah ! ah ! je n’en puis plus. Voilà pour me faire mourir.

    Scène VI

    BÉLINE, ARGAN.

    argan.

    Ah ! ma femme, approchez.

    béline.

    Qu’avez-vous, mon pauvre mari ?

    argan.

    Venez-vous-en ici à mon secours.

    béline.

    Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a, mon petit fils ?

    argan.

    Ma mie !

    béline.

    Mon ami !

    argan.

    On vient de me mettre en colère.

    béline.

    Hélas ! pauvre petit mari ! Comment donc, mon ami ?

    argan.

    Votre coquine de Toinette est devenue plus insolente que jamais.

    béline.

    Ne vous passionnez donc point.

    argan.

    Elle m’a fait enrager, ma mie.

    béline.

    Doucement, mon fils.

    argan.

    Elle a contrecarré, une heure durant, les choses que je veux faire.

    béline.

    Là, là, tout doux !

    argan.

    Et a eu l’effronterie de me dire que je ne suis point malade.

    béline.

    C’est une impertinente.

    argan.

    Vous savez, mon cœur, ce qui en est.

    béline.

    Oui, mon cœur ; elle a tort.

    argan.

    M’amour, cette coquine-là me fera mourir.

    béline.

    Hé là, hé là !

    argan.

    Elle est cause de toute la bile que je fais.

    béline.

    Ne vous fâchez point tant.

    argan.

    Et il y a je ne sais combien que je vous dis de me la chasser.

    béline.

    Mon Dieu ! mon fils, il n’y a point de serviteurs et de servantes qui n’aient leurs défauts. On est contraint parfois de souffrir leurs mauvaises qualités, à cause des bonnes. Celle-ci est adroite, soigneuse, diligente, et surtout fidèle ; et vous savez qu’il faut maintenant de grandes précautions pour les gens que l’on prend. Holà ! Toinette !

    Scène VII

    ARGAN, BÉLINE, TOINETTE.

    toinette.

    Madame.

    béline.

    Pourquoi donc est-ce que vous mettez mon mari en colère ?

    toinetted’un ton doucereux.

    Moi, madame ? Hélas ! je ne sais pas ce que vous me voulez dire, et je ne songe qu’à complaire à monsieur en toutes choses.

    argan.

    Ah ! la traitresse !

    toinette.

    Il nous a dit qu’il vouloit donner sa fille en mariage au fils de monsieur Diafoirus : je lui ai répondu que je trouvois le parti avantageux pour elle, mais que je croyois qu’il feroit mieux de la mettre dans un couvent.

    béline.

    Il n’y a pas grand mal à cela, et je trouve qu’elle a raison.

    argan.

    Ah ! m’amour, vous la croyez ? C’est une scélérate ; elle m’a dit cent insolences.

    béline.

    Hé bien ! je vous crois, mon ami. Là, remettez-vous. Écoutez, Toinette : si vous fâchez jamais mon mari, je vous mettrai dehors. Çà, donnez-moi son manteau fourré et des oreillers, que je l’accommode dans sa chaise. Vous voilà je ne sais comment. Enfoncez bien votre bonnet jusque sur vos oreilles : il n’y a rien qui enrhume tant que de prendre l’air par les oreilles.

    argan.

    Ah ! ma mie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi !

    béline, accommodant les oreillers qu’elle met autour d’Argan.

    Levez-vous, que je mette ceci sous vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l’autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête.

    toinettelui mettant rudement un oreiller sur la tête.

    Et celui-ci pour vous garder du serein.

    arganse levant en colère, et jetant tous ses oreillers à Toinette, qui s’enfuit.

    Ah ! coquine, tu veux m’étouffer !

    Scène VIII

    ARGAN, BÉLINE.

    béline.

    Hé là, hé là ! Qu’est-ce que c’est donc ?

    arganse jetant dans sa chaise.

    Ah, ah, ah ! je n’en puis plus.

    béline.

    Pourquoi vous emporter ainsi ? Elle a cru faire bien.

    argan.

    Vous ne connoissez pas, m’amour, la malice de la pendarde. Ah ! elle m’a mis tout hors de moi ; et il faudra plus de huit médecines et de douze lavements pour réparer tout ceci.

    béline.

    Là, là, mon petit ami, apaisez-vous un peu.

    argan.

    Ma mie, vous êtes toute ma consolation.

    béline.

    Pauvre petit fils !

    argan.

    Pour tâcher de reconnoître l’amour que vous me portez, je veux, mon cœur, comme je vous ai dit, faire mon testament.

    béline.

    Ah ! mon ami, ne parlons point de cela, je vous prie : je ne saurois souffrir cette pensée ; et le seul mot de testament me fait tressaillir de douleur.

    argan.

    Je vous avois dit de parler pour cela à votre notaire.

    béline.

    Le voilà là dedans, que j’ai amené avec moi.

    argan.

    Faites-le donc entrer, m’amour.

    béline.

    Hélas ! mon ami, quand on aime bien un mari, on n’est guère en état de songer à tout cela.

    Scène IX

    MONSIEUR DE BONNEFOI, BÉLINE, ARGAN.

    argan.

    Approchez, monsieur de Bonnefoi, approchez. Prenez un siège, s’il vous plaît. Ma femme m’a dit, monsieur, que vous étiez fort honnête homme, et tout à fait de ses amis ; et je l’ai chargée de vous parler pour un testament que je veux faire.

    béline.

    Hélas ! je ne suis point capable de parler de ces choses-là.

    monsieur de bonnefoi.

    Elle m’a, monsieur, expliqué vos intentions, et le dessein où vous êtes pour elle ; et j’ai à vous dire là-dessus que vous ne sauriez rien donner à votre femme par votre testament.

    argan.

    Mais pourquoi ?

    monsieur de bonnefoi.

    La coutume y résiste. Si vous étiez en pays de droit écrit, cela se pourroit faire : mais, à Paris et dans les pays coutumiers, au moins dans la plupart, c’est ce qui ne se peut ; et la disposition seroit nulle. Tout l’avantage qu’homme et femme conjoints par mariage se peuvent faire l’un à l’autre, c’est un don mutuel entre vifs ; encore faut-il qu’il n’y ait enfants, soit des deux conjoints, ou de l’un d’eux, lors du décès du premier mourant.

    argan.

    Voilà une coutume bien impertinente, qu’un mari ne puisse rien laisser à une femme dont il est aimé tendrement, et qui prend de lui tant de soin ! J’aurois envie de consulter mon avocat, pour voir comment je pourrois faire.

    monsieur de bonnefoi.

    Ce n’est point à des avocats qu’il faut aller, car ils sont d’ordinaire sévères là-dessus, et s’imaginent que c’est un grand crime que de disposer en fraude de la loi : ce sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d’autres personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes, qui ont des expédients pour passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n’est pas permis ; qui savent aplanir les difficultés d’une affaire et trouver des moyens d’éluder la coutume par quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours ? Il faut de la facilité dans les choses ; autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerois pas un sol de notre métier.

    argan.

    Ma femme m’avoit bien dit, monsieur, que vous étiez fort habile et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfants ?

    monsieur de bonnefoi.

    Comment vous pouvez faire ? Vous pouvez choisir doucement un ami intime de votre femme, auquel vous donnerez en bonne forme, par votre testament, tout ce que vous pouvez ; et cet ami ensuite lui rendra tout. Vous pouvez encore contracter un grand nombre d’obligations non suspectes au profit de divers créanciers qui prêteront leur nom à votre femme, et entre les mains de laquelle ils mettront leur déclaration que ce qu’ils en ont fait n’a été que pour lui faire plaisir. Vous pouvez aussi, pendant que vous êtes en vie, mettre entre ses mains de l’argent comptant, ou des billets que vous pourrez avoir payables au porteur.

    béline.

    Mon Dieu ! il ne faut point vous tourmenter de tout cela. S’il vient faute de vous, mon fils, je ne veux plus rester au monde.

    argan.

    Ma mie !

    béline.

    Oui, mon ami, si je suis assez malheureuse pour vous perdre…

    argan.

    Ma chère femme !

    béline.

    La vie ne me sera plus de rien.

    argan.

    M’amour !

    béline.

    Et je suivrai vos pas, pour vous faire connoître la tendresse que j’ai pour vous.

    argan.

    Ma mie, vous me fendez le cœur ! Consolez-vous, je vous en prie.

    monsieur de bonnefoià Béline.

    Ces larmes sont hors de saison ; et les choses n’en sont point encore là.

    béline.

    Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est qu’un mari qu’on aime tendrement.

    argan.

    Tout le regret que j’aurai, si je meurs, ma mie, c’est de n’avoir point un enfant de vous. Monsieur Purgon m’avoit dit qu’il m’en feroit faire un.

    monsieur de bonnefoi.

    Cela pourra venir encore.

    argan.

    Il faut faire mon testament, m’amour, de la façon que monsieur dit ; mais, par précaution, je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or que j’ai dans le lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par monsieur Damon, et l’autre par monsieur Gérante.

    béline.

    Non, non, je ne veux point de tout cela. Ah !… Combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ?

    argan.

    Vingt mille francs, m’amour.

    béline.

    Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah !… De combien sont les deux billets ?

    argan.

    Ils sont, ma mie, l’un de quatre mille francs, et l’autre de six.

    béline.

    Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien au prix de vous.

    monsieur de bonnefoi.

    Voulez-vous que nous procédions au testament ?

    argan.

    Oui, monsieur ; mais nous serons mieux dans mon petit cabinet. M’amour, conduisez-moi, je vous prie.

    béline.

    Allons, mon pauvre petit fils.

    Scène X

    ANGÉLIQUE, TOINETTE.

    toinette.

    Les voilà avec un notaire, et j’ai ouï parler de testament. Votre belle-mère ne s’endort point : et c’est sans doute quelque conspiration contre vos intérêts, où elle pousse votre père.

    angélique.

    Qu’il dispose de son bien à sa fantaisie, pourvu qu’il ne dispose point de mon cœur. Tu vois, Toinette, les desseins violents que l’on fait sur lui. Ne m’abandonne point, je te prie, dans l’extrémité où je suis.

    toinette.

    Moi, vous abandonner ! J’aimerois mieux mourir. Votre belle-mère a beau me faire sa confidente, et me vouloir jeter dans ses intérêts, je n’ai jamais pu avoir l’inclination pour elle ; et j’ai toujours été de votre parti. Laissez-moi faire, j’emploierai toute chose pour vous servir ; mais, pour vous servir avec plus d’effet, je veux changer de batterie, couvrir le zèle que j’ai pour vous, et feindre d’entrer dans les sentiments de votre père et de votre belle-mère.

    angélique.

    Tâche, je t’en conjure, de faire donner avis à Cléante du mariage qu’on a conclu.

    toinette.

    Je n’ai personne à employer à cet office, que le vieux usurier Polichinelle, mon amant ; et il m’en coûtera pour cela quelques paroles de douceur, que je veux bien dépenser pour vous. Pour aujourd’hui, il est trop tard ; mais demain, de grand matin, je l’envoierai querir, et il sera ravi de…

    Scène XI

    BÉLINE, dans la maison ; ANGÉLIQUE, TOINETTE.

    béline.

    Toinette !

    toinetteà Angélique.

    Voilà qu’on m’appelle. Bonsoir. Reposez-vous sur moi.


    PREMIER INTERMÈDE.

    Le théâtre change, et représente une ville.


    Polichinelle, dans la nuit, vient pour donner une sérénade à sa maîtresse. Il est interrompu d’abord par des violons contre lesquels il se met en colère, et ensuite par le guet, composé de musiciens et de danseurs.

    POLICHINELLE, seul.

    Ô amour, amour, amour, amour ! Pauvre Polichinelle, quelle diable de fantaisie t’es-tu allé mettre dans la cervelle ? À quoi t’amuses-tu, misérable insensé que tu es ? Tu quittes le soin de ton négoce, et tu laisses aller tes affaires à l’abandon ; tu ne manges plus, tu ne bois presque plus, tu perds le repos de la nuit ; et tout cela, pour qui ? Pour une dragonne, franche dragonne ; une diablesse qui te rembarre, et se moque de tout ce que tu peux lui dire. Mais il n’y a point à raisonner là-dessus. Tu le veux, amour : il faut être fou comme beaucoup d’autres. Cela n’est pas le mieux du monde à un homme de mon âge ; mais qu’y faire ? On n’est pas sage quand on veut ; et les vieilles cervelles se démontent comme les jeunes. Je viens voir si je ne pourrai point adoucir ma tigresse par une sérénade. Il n’y a rien parfois qui soit si touchant qu’un amant qui vient chanter ses doléances aux gonds et aux verrous de la porte de sa maîtresse. (Après avoir pris sont luth.) Voici de quoi accompagner ma voix. Ô nuit ! ô chère nuit ! porte mes plaintes amoureuses jusque dans le lit de mon inflexible.

            Notte e dì v’ amo e v’ adoro.
            Cerco un sì per mio ristoro ;

            Ma se voi dite di nò,
            Bella ingrata, io morirò.

                 Frà la speranza
                 S’ afflige il cuore,
                 In lontananza
                 Consuma l’ hore ;
                 Si dolce inganno
                 Che mi figura
                 Breve l’ affanno,
                 Ahi ! troppo dura.
    Così per troppo amar languisco e muoro.

            Notte e dì v’ amo e v’ adoro.
            Cerco un sì per mio ristoro ;
            Ma se voi dite di nò,
            Bella ingrata, io moriro.

                 Se non dormite,
                 Almen pensate
                 Alle ferite
                 Ch’ al cuor mi fate.
                 Deh ! almen fingete,
                 Per mio conforto,
                 Se m’ uccidete,
                 D’ haver il torto ;
    Vostra pietà mi scemarà il martoro.

            Notte e dì v’ amo e v’ adoro.
            Cerco un sì per mio ristoro ;
            Ma se voi dite di nò,
            Bella ingrata, io morirò.

    Scène II

    POLICHINELLE ; UNE VIEILLE, se présentant à la fenêtre, en répondant à Polichinelle pour se moquer de lui.

    la vieille chante.

    Zerbinetti, ch’ ogn’ hor con finti sguardi,
            Mentiti desiri,
            Fallaci sospiri,
            Accenti buggiardi,
           Di fede vi pregiate,
           Ah ! che non m’ ingannate.
             Che già so per prova,
             Ch’ in voi non si trova
             Costanza nè fede.

       Oh ! quanto è pazza colei che vi crede !

          Quei sguardi languidi
          Non m’ innamorano,
          Quei sospir fervidi
          Più non m’ infiammano,
            Vel giuro a fe.
          Zerbino misero,
          Del vostro piangere
          Il mio cuor libero
          Vuol sempre ridere ;
            Credete a me
          Che già so per prova,
          Ch’ in voi non si trova
          Costanza nè fede.

    Oh ! quanto è pazza colei che vi crede.

    Scène III

    POLICHINELLE, VIOLONS, derrière le théâtre.

    les violons commencent un air.

    polichinelle.

    Quelle impertinente harmonie vient interrompre ici ma voix !

    les violons continuant à jouer.

    polichinelle.

    Paix là ! taisez-vous, violons. Laissez-moi me plaindre à mon aise des cruautés de mon inexorable.

    les violonsde même.

    polichinelle.

    Taisez-vous, vous dis-je ; c’est moi qui veux chanter.

    les violons.

    polichinelle.

    Paix donc !

    les violons.

    polichinelle.

    Ouais !

    les violons.

    polichinelle.

    Ahi !

    les violons.

    polichinelle.

    Est-ce pour rire ?

    les violons.

    polichinelle.

    Ah ! que de bruit !

    les violons.

    polichinelle.

    Le diable vous emporte !

    les violons.

    polichinelle.

    J’enrage !

    les violons.

    polichinelle.

    Vous ne vous tairez pas ? Ah ! Dieu soit loué.

    les violons.

    polichinelle.

    Encore ?

    les violons.

    polichinelle.

    Peste des violons !

    les violons.

    polichinelle.

    La sotte musique que voilà.

    les violons.

    polichinellechantant pour se moquer des violons.

    La, la, la, la, la, la.

    les violons.

    polichinellede même.

    La, la, la, la, la, la.

    les violons.

    polichinellede même.

    La, la, la, la, la, la.

    les violons.

    polichinellede même.

    La, la, la, la, la, la.

    les violons.

    polichinellede même.

    La, la, la, la, la, la.

    les violons.

    polichinelle.

    Par ma foi, cela me divertit. Poursuivez, messieurs les violons ; vous me ferez plaisir. (N’entendant plus rien.) Allons donc, continuez, je vous en prie.

    Scène IV

    POLICHINELLE, seul.

    Voilà le moyen de les faire taire. La musique est accoutumée à ne point faire ce qu’on veut. Oh sus, à nous. Avant que de chanter, il faut que je prélude un peu, et joue quelque pièce, afin de mieux prendre mon ton. (Il prend son luth, dont il fait semblant de jouer, en imitant avec les lèvres et la langue le son de cet instrument.) Plan, plan, plan, plin, plin, plin. Voilà un temps fâcheux pour mettre un luth d’accord. Plin, plin, plin. Plin, tan, plan. Plin, plan. Les cordes ne tiennent point par ce temps-là. Plin, plin. J’entends du bruit. Mettons mon luth contre la porte.

    Scène V

    POLICHINELLE ; ARCHERS, passant dans la rue, et accourant au bruit qu’ils entendent.

    un archerchantant.

    Qui va là ? qui va là ?

    polichinellebas.

    Qui diable est-ce là ? Est-ce que c’est la mode de parler en musique ?

    l’archer.

    Qui va là ? qui va là ? qui va là ?

    polichinelleépouvanté.

    Moi, moi, moi.

    l’archer.

    Qui va là ? qui va là ? vous dis-je.

    polichinelle.

    Moi, moi, vous dis-je.

    l’archer.

    Et qui toi ? et qui toi ?

    polichinelle.

    Moi, moi, moi, moi, moi, moi.

    l’archer.

        Dis ton nom, dis ton nom, sans davantage attendre.

    polichinellefeignant d’être bien hardi.

           Mon nom est Va te faire pendre.

    l’archer.

           Ici, camarades, ici.
      Saisissons l’insolent qui nous répond ainsi.

    PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

    Tout le guet vient, qui cherche Polichinelle dans la nuit.

    violons et danseurs.

    polichinelle.

      Qui va là ?

    violons et danseurs.

    polichinelle.

            Qui sont les coquins que j’entends ?

    violons et danseurs.

    polichinelle.

      Euh ?

    violons et danseurs.

    polichinelle.

         Holà ! mes laquais, mes gens !

    violons et danseurs.

    polichinelle.

    Par la mort !

    violons et danseurs.

    polichinelle.

            Par le sang !

    violons et danseurs.

    polichinelle.

                     J’en jetterai par terre !

    violons et danseurs.

    polichinelle.

    Champagne, Poitevin, Picard, Basque, Breton !

    violons et danseurs.

    polichinelle.

       Donnez-moi mon mousqueton…

    violons et danseurs.

    polichinellefaisant semblant de tirer un coup de pistolet.

        Poue.

    (Ils tombent tous, et s’enfuient.)

    Scène VI

    POLICHINELLE, seul.

    Ah, ah, ah, ah ! comme je leur ai donné l’épouvante ! Voilà de sottes gens, d’avoir peur de moi, qui ai peur des autres. Ma foi, il n’est que de jouer d’adresse en ce monde. Si je n’avois tranché du grand seigneur et n’avois fait le brave, ils n’auroient pas manqué de me happer. Ah, ah, ah !

    (Les archers se rapprochent, et, ayant entendu ce qu’il disoit, ils le saisissent au collet.)

    Scène VII

    POLICHINELLE ; ARCHERS, chantants.

    les archerssaisissant Polichinelle.

       Nous le tenons. À nous, camarades, à nous !
               Dépêchez ; de la lumière.

    (Tout le guet vient avec des lanternes.)

    Scène VII

    POLICHINELLE ; ARCHERS, chantants et dansants.

    archers.

           Ah ! traître ; ah ! fripon ! c’est donc vous ?
       Faquin, maraud, pendard, impudent, téméraire,
       Insolent, effronté, coquin, filou, voleur,
           Vous osez nous faire peur !

    polichinelle.

           Messieurs, c’est que j’étois ivre.

    archers.

           Non, non, non, point de raison ;
           Il faut vous apprendre à vivre.
           En prison, vite en prison.

    polichinelle.

    Messieurs, je ne suis point voleur.

    archers.

    En prison.

    polichinelle.

    Je suis un bourgeois de la ville.

    archers.

    En prison.

    polichinelle.

    Qu’ai-je fait ?

    archers.

    En prison, vite, en prison.

    polichinelle.

    Messieurs, laissez-moi aller.

    archers.

    Non.

    polichinelle.

    Je vous prie !

    archers.

    Non.

    polichinelle.

    Hé !

    archers.

    Non.

    polichinelle.

    De grace !

    archers.

    Non, non.

    polichinelle.

    Messieurs !

    archers.

    Non, non, non.

    polichinelle.

    S’il vous plaît.

    archers.

    Non, non.

    polichinelle.

    Par charité !

    archers.

    Non, non.

    polichinelle.

    Au nom du ciel !

    archers.

    Non, non.

    polichinelle.

    Miséricorde !

    archers.

           Non, non, non, point de raison ;
           Il faut vous apprendre à vivre.
           En prison, vite en prison.

    polichinelle.

    Hé ! n’est-il rien, messieurs, qui soit capable d’attendrir vos ames ?

    archers.

            Il est aisé de nous toucher ;
        Et nous sommes humains, plus qu’on ne sauroit croire.
        Donnez-nous seulement six pistoles pour boire
              Nous allons vous lâcher.

    polichinelle.

    Hélas ! messieurs, je vous assure que je n’ai pas un sol sur moi.

    archers.

              Au défaut de six pistoles,
              Choisissez donc, sans façon,
              D’avoir trente croquignoles,
              Ou douze coups de bâton.

    polichinelle.

    Si c’est une nécessité, et qu’il faille en passer par là, je choisis les croquignoles.

    archers.

              Allons, préparez-vous,
              Et comptez bien les coups.

    DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les archers danseurs lui donnent des croquignoles en cadence.

    polichinellependant qu’on lui donne des croquignoles.

    Un et deux, trois et quatre, cinq et six, sept et huit, neuf et dix, onze et douze, et treize, et quatorze et quinze.

    archers.

            Ah ! ah ! vous en voulez passer !
            Allons, c’est à recommencer.

    polichinelle.

    Ah ! messieurs, ma pauvre tête n’en peut plus, et vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J’aime mieux encore les coups de bâton que de recommencer.

    archers.

        Soit, puisque le bâton est pour vous plus charmant,
            Vous aurez contentement.

    TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les archers danseurs lui donnent des coups de bâton en cadence.

    polichinellecomptant les coups de bâton.

    Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Ah, ah, ah ! je n’y saurois plus résister. Tenez, messieurs, voilà six pistoles que je vous donne.

    archers.

           Ah ! l’honnête homme ! Ah ! l’ame noble et belle !
         Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

    polichinelle.

    Messieurs, je vous donne le bonsoir.

    archers.

         Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

    polichinelle.

    Votre serviteur.

    archers.

         Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

    polichinelle.

    Très humble valet.

    archers.

         Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

    polichinelle.

    Jusqu’au revoir.

    QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Ils dansent tous, en réjouissance de l’argent qu’ils ont reçu.

    FIN DU PREMIER ACTE.

    ACTE SECOND.

    (Le théâtre représente la chambre d’Argan.)


    Scène I

    CLÉANTE, TOINETTE.

    toinettene reconnoissant pas Cléante.

    Que demandez-vous, monsieur ?

    cléante.

    Ce que je demande ?

    toinette.

    Ah ! ah ! c’est vous ! Quelle surprise ! Que venez-vous faire céans ?

    cléante.

    Savoir ma destinée, parler à l’aimable Angélique, consulter les sentiments de son cœur, et lui demander ses résolutions sur ce mariage fatal dont on m’a averti.

    toinette.

    Oui ; mais on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique : il faut des mystères, et l’on vous a dit l’étroite garde où elle est retenue ; qu’on ne la laisse ni sortir, ni parler à personne ; et que ce ne fut que la curiosité d’une vieille tante qui nous fit accorder la liberté d’aller à cette comédie, qui donna lieu à la naissance de votre passion ; et nous nous sommes bien gardées de parler de cette aventure.

    cléante.

    Aussi ne viens-je pas ici comme Cléante, et sous l’apparence de son amant ; mais comme ami de son maître de musique, dont j’ai obtenu le pouvoir de dire qu’il m’envoie à sa place.

    toinette.

    Voici son père. Retirez-vous un peu, et me laissez lui dire que vous êtes là.

    Scène II

    ARGAN, TOINETTE.

    arganse croyant seul, et sans voir Toinette.

    Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin, dans ma chambre, douze allées et douze venues ; mais j’ai oublié à lui demander si c’est en long ou en large.

    toinette.

    Monsieur, voilà un…

    argan.

    Parle bas, pendarde ! tu viens m’ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu’il ne faut point parler si haut à des malades.

    toinette.

    Je voulois vous dire, monsieur…

    argan.

    Parle bas, te dis-je.

    toinette.

    Monsieur…

    (Elle fait semblant de parler.)

    argan.

    Hé ?

    toinette.

    Je vous dis que…

    (Elle fait encore semblant de parler.)

    argan.

    Qu’est-ce que tu dis ?

    toinettehaut.

    Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.

    argan.

    Qu’il vienne.

    Toinette fait signe à Cléante d’avancer.

    Scène III

    ARGAN, CLÉANTE, TOINETTE.

    cléante.

    Monsieur…

    toinetteà Cléante.

    Ne parlez pas si haut, de peur d’ébranler le cerveau de monsieur.

    cléante.

    Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout, et de voir que vous vous portez mieux.

    toinettefeignant d’être en colère.

    Comment ! qu’il se porte mieux ! cela est faux. Monsieur se porte toujours mal.

    cléante.

    J’ai ouï dire que monsieur étoit mieux ; et je lui trouve bon visage.

    toinette.

    Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l’a fort mauvais ; et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu’il étoit mieux. Il ne s’est jamais si mal porté.

    argan.

    Elle a raison.

    toinette.

    Il marche, dort, mange et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade.

    argan.

    Cela est vrai.

    cléante.

    Monsieur, j’en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de mademoiselle votre fille ; il s’est vu obligé d’aller à la campagne pour quelques jours ; et, comme son ami intime, il m’envoie à sa place pour lui continuer ses leçons, de peur qu’en les interrompant, elle ne vînt à oublier ce qu’elle sait déjà.

    argan.

    Fort bien. (À Toinette.) Appelez Angélique.

    toinette.

    Je crois, monsieur, qu’il sera mieux de mener monsieur à sa chambre.

    argan.

    Non. Faites-la venir.

    toinette.

    Il ne pourra lui donner leçon comme il faut, s’ils ne sont en particulier.

    argan.

    Si fait, si fait.

    toinette.

    Monsieur, cela ne fera que vous étourdir ; et il ne faut rien pour vous émouvoir en l’état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.

    argan.

    Point, point : j’aime la musique ; et je serai bien aise de… Ah ! la voici. (À Toinette.) Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.

    Scène IV

    ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE.

    argan.

    Venez, ma fille. Votre maître de musique est allé aux champs ; et voilà une personne qu’il envoie à sa place pour vous montrer.

    angéliquereconnoissant Cléante.

    Ah ciel !

    argan.

    Qu’est-ce ? D’où vient cette surprise ?

    angélique.

    C’est…

    argan.

    Quoi ! qui vous émeut de la sorte ?

    angélique.

    C’est, mon père, une aventure surprenante qui se rencontre ici.

    argan.

    Comment ?

    angélique.

    J’ai songé cette nuit que j’étois dans le plus grand embarras du monde, et qu’une personne, faite tout comme monsieur, s’est présentée à moi, à qui j’ai demandé secours, et qui m’est venue tirer de la peine où j’étois ; et ma surprise a été grande de voir inopinément, en arrivant ici, ce que j’ai eu dans l’idée toute la nuit.

    cléante.

    Ce n’est pas être malheureux que d’occuper votre pensée, soit en dormant, soit en veillant ; et mon bonheur seroit grand sans doute, si vous étiez dans quelque peine dont vous me jugeassiez digne de vous tirer, et il n’y a rien que je ne fisse pour…

    Scène V

    ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.

    toinetteà Argan.

    Ma foi, monsieur, je suis pour vous maintenant ; et je me dédis de tout ce que je disois hier. Voici monsieur Diafoirus le père et monsieur Diafoirus le fils, qui viennent vous rendre visite. Que vous serez bien engendré ! Vous allez voir le garçon le mieux fait du monde, et le plus spirituel. Il n’a dit que deux mots, qui m’ont ravie ; et votre fille va être charmée de lui.

    arganà Cléante, qui feint de vouloir s’en aller.

    Ne vous en allez point, monsieur. C’est que je marie ma fille ; et voilà qu’on lui amène son prétendu mari, qu’elle n’a point encore vu.

    cléante.

    C’est m’honorer beaucoup, monsieur, de vouloir que je sois témoin d’une entrevue si agréable.

    argan.

    C’est le fils d’un habile médecin ; et le mariage se fera dans quatre jours.

    cléante.

    Fort bien.

    argan.

    Mandez-le un peu à son maître de musique, afin qu’il se trouve à la noce.

    cléante.

    Je n’y manquerai pas.

    argan.

    Je vous y prie aussi.

    cléante.

    Vous me faites beaucoup d’honneur.

    argan.

    Allons, qu’on se range : les voici.

    Scène VI

    MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS, ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE, LAQUAIS.

    arganmettant la main à son bonnet, sans l’ôter.

    Monsieur Purgon, monsieur, m’a défendu de découvrir ma tête. Vous êtes du métier : vous savez les conséquences.

    monsieur diafoirus.

    Nous sommes dans toutes nos visites pour porter secours aux malades, et non pour leur porter de l’incommodité.

    (Argan et monsieur Diafoirus parlent en même temps.)

    argan.

    Je reçois, monsieur,

    monsieur diafoirus.

    Nous venons ici, monsieur,

    argan.

    Avec beaucoup de joie,

    monsieur diafoirus.

    Mon fils Thomas et moi,

    argan.

    L’honneur que vous me faites,

    monsieur diafoirus.

    Vous témoigner, monsieur,

    argan.

    Et j’aurois souhaité…

    monsieur diafoirus.

    Le ravissement où nous sommes…

    argan.

    De pouvoir aller chez vous…

    monsieur diafoirus.

    De la grace que vous nous faites…

    argan.

    Pour vous en assurer.

    monsieur diafoirus.

    De vouloir bien nous recevoir…

    argan.

    Mais vous savez, monsieur…

    monsieur diafoirus.

    Dans l’honneur, monsieur,

    argan.

    Ce que c’est qu’un pauvre malade,

    monsieur diafoirus.

    De votre alliance ;

    argan.

    Qui ne peut faire autre chose…

    monsieur diafoirus.

    Et vous assurer…

    argan.

    Que de vous dire ici…

    monsieur diafoirus.

    Que, dans les choses qui dépendront de notre métier

    argan.

    Qu’il cherchera toutes les occasions

    monsieur diafoirus.

    De même qu’en toute autre,

    argan.

    De vous faire connoître, monsieur,

    monsieur diafoirus.

    Nous serons toujours prêts, monsieur,

    argan.

    Qu’il est tout à votre service.

    monsieur diafoirus.

    À vous témoigner notre zèle. (À son fils.) Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.

    thomas diafoirusà monsieur Diafoirus.

    N’est-ce pas par le père qu’il convient de commencer ?

    monsieur diafoirus.

    Oui.

    thomas diafoirusà Argan.

    Monsieur, je viens saluer, reconnoître, chérir et révérer en vous un second père, mais un second père auquel j’ose dire que je me trouve plus redevable qu’au premier. Le premier m’a engendré ; mais vous m’avez choisi. Il m’a reçu par nécessité ; mais vous m’avez accepté par grace. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et, d’autant plus que les facultés spirituelles sont au-dessus des corporelles, d’autant plus je vous dois, et d’autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd’hui vous rendre, par avance, les très humbles et très respectueux hommages.

    toinette.

    Vivent les collèges d’où l’on sort si habile homme !

    thomas diafoirusà Monsieur Diafoirus.

    Cela a-t-il bien été, mon père ?

    monsieur diafoirus.

    Optime.

    arganà Angélique.

    Allons, saluez monsieur.

    thomas diafoirusà monsieur Diafoirus.

    Baiserai-je ?

    monsieur diafoirus.

    Oui, oui.

    thomas diafoirusà Angélique.

    Madame, c’est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on…

    arganà Thomas Diafoirus.

    Ce n’est pas ma femme, c’est ma fille à qui vous parlez.

    thomas diafoirus.

    Où donc est-elle ?

    argan.

    Elle va venir.

    thomas diafoirus.

    Attendrai-je, mon père, qu’elle soit venue ?

    monsieur diafoirus.

    Faites toujours le compliment de mademoiselle.

    thomas diafoirus.

    Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon rendoit un son harmonieux lorsqu’elle venoit à être éclairée des rayons du soleil, tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés ; et, comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, mademoiselle, que j’appende aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur qui ne respire et n’ambitionne autre gloire que d’être toute sa vie, mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et mari.

    toinette.

    Voilà ce que c’est que d’étudier ! on apprend à dire de belles choses.

    arganà Cléante.

    Hé ! que dites-vous de cela ?

    cléante.

    Que monsieur fait merveilles, et que, s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.

    toinette.

    Assurément. Ce sera quelque chose d’admirable, s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours.

    argan.

    Allons, vite, ma chaise, et des sièges à tout le monde. (Des laquais donnent des sièges.) Mettez-vous là, ma fille. (À monsieur Diafoirus.) Vous voyez, monsieur, que tout le monde admire monsieur votre fils ; et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.

    monsieur diafoirus.

    Monsieur, ce n’est pas parceque je suis son père ; mais je puis dire que j’ai sujet d’être content de lui, et que tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns ; mais c’est par là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l’exercice de notre art. Lorsqu’il étoit petit, il n’a jamais été ce qu’on appelle mièvre et éveillé. On le voyoit toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire ; et il avoit neuf ans, qu’il ne connoissoit pas encore ses lettres. Bon, disois-je en moi-même : les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps ; et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination, est la marque d’un bon jugement à venir. Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se roidissoit contre les difficultés ; et ses régents se louoient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ; et je puis dire, sans vanité, que, depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre école. Il s’y est rendu redoutable ; et il ne s’y passe point d’acte où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.

    thomas diafoirustirant de sa poche une grande thèse roulée, qu’il présente à Angélique.

    J’ai, contre les circulateurs, soutenu une thèse, qu’avec la permission (saluant Argan) de monsieur, j’ose présenter à mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.

    angélique.

    Monsieur, c’est pour moi un meuble inutile, et je ne me connois pas à ces choses-là.

    toinetteprenant la thèse.

    Donnez, donnez. Elle est toujours bonne à prendre pour l’image : cela servira à parer notre chambre.

    thomas diafoirussaluant encore Argan.

    Avec la permission aussi de monsieur, je vous invite à venir voir, l’un de ces jours, pour vous divertir, la dissection d’une femme, sur quoi je dois raisonner.

    toinette.

    Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galant.

    monsieur diafoirus.

    Au reste, pour ce qui est des qualités requises pour le mariage et la propagation, je vous assure que, selon les règles de nos docteurs, il est tel qu’on le peut souhaiter ; qu’il possède en un degré louable la vertu prolifique, et qu’il est du tempérament qu’il faut pour engendrer et procréer des enfants bien conditionnés.

    argan.

    N’est-ce pas votre intention, monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ?

    monsieur diafoirus.

    À vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable ; et j’ai toujours trouvé qu’il valoit mieux pour nous autres demeurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et, pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.

    toinette.

    Cela est plaisant ! et ils sont bien impertinents de vouloir que, vous autres messieurs, vous les guérissiez. Vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent.

    monsieur diafoirus.

    Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes.

    arganà Cléante.

    Monsieur, faites un peu chanter ma fille devant la compagnie.

    cléante.

    J’attendois vos ordres, monsieur ; et il m’est venu en pensée, pour divertir la compagnie, de chanter avec mademoiselle une scène d’un petit opéra qu’on a fait depuis peu. (À Angélique, lui donnant un papier.) Tenez, voilà votre partie.

    angélique.

    Moi ?

    cléantebas, à Angélique.

    Ne vous défendez point, s’il vous plaît, et me laissez vous faire comprendre ce que c’est que la scène que nous devons chanter. (Haut.) Je n’ai pas une voix à chanter ; mais ici il suffit que je me fasse entendre ; et l’on aura la bonté de m’excuser, par la nécessité où je me trouve de faire chanter mademoiselle.

    argan.

    Les vers en sont-ils beaux ?

    cléante.

    C’est proprement ici un petit opéra impromptu ; et vous n’allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manières de vers libres, tels que la passion et la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes qui disent les choses d’eux-mêmes, et parlent sur-le-champ.

    argan.

    Fort bien. Écoutons.

    cléante.

    Voici le sujet de la scène. Un berger étoit attentif aux beautés d’un spectacle qui ne faisoit que de commencer, lorsqu’il fut tiré de son attention par un bruit qu’il entendit à ses côtés. Il se retourne, et voit un brutal qui, de paroles insolentes, maltraitoit une bergère. D’abord il prend les intérêts d’un sexe à qui tous les hommes doivent hommage ; et, après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la bergère, et voit une jeune personne qui, des deux plus beaux yeux qu’il eût jamais vus, versoit des larmes qu’il trouva les plus belles du monde. Hélas ! dit-il en lui-même, est-on capable d’outrager une personne si aimable ! Et quel inhumain, quel barbare ne seroit touché par de telles larmes ? Il prend soin de les arrêter, ces larmes qu’il trouve si belles ; et l’aimable bergère prend soin, en même temps, de le remercier de son léger service, mais d’une manière si charmante, si tendre et si passionnée, que le berger n’y peut résister ; et chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme dont son cœur se sent pénétré. Est-il, disoit-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d’un tel remercîment ? Et que ne voudroit-on pas faire, à quels services, à quels dangers ne seroit-on pas ravi de courir, pour s’attirer un seul moment, des touchantes douceurs d’une ame si reconnoissante ? Tout le spectacle passe sans qu’il y donne aucune attention ; mais il se plaint qu’il est trop court, parcequ’en finissant il le sépare de son adorable bergère ; et, de cette première vue, de ce premier moment, il emporte chez lui tout ce qu’un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussitôt à sentir tous les maux de l’absence, et il est tourmenté de ne plus voir ce qu’il a si peu vu. Il fait tout ce qu’il peut pour se redonner cette vue, dont il conserve nuit et jour une si chère idée ; mais la grande contrainte où l’on tient sa bergère lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l’adorable beauté sans laquelle il ne peut plus vivre ; et il en obtient d’elle la permission, par un billet qu’il a l’adresse de lui faire tenir. Mais, dans le même temps, on l’avertit que le père de cette belle a conclu son mariage avec un autre, et que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au cœur de ce triste berger ! Le voilà accablé d’une mortelle douleur ; il ne peut souffrir l’effroyable idée de voir tout ce qu’il aime entre les bras d’un autre ; et son amour, au désespoir, lui fait trouver moyen de s’introduire dans la maison de sa bergère pour apprendre ses sentiments, et savoir d’elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu’il craint ; il y voit venir l’indigne rival que le caprice d’un père oppose aux tendresses de son amour ; il le voit triomphant, ce rival ridicule, auprès de l’aimable bergère, ainsi qu’auprès d’une conquête qui lui est assurée ; et cette vue le remplit d’une colère dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu’il adore ; et son respect et la présence de son père l’empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin il force toute contrainte, et le transport de son amour l’oblige à lui parler ainsi :

    (Il chante.)

      Belle Philis, c’est trop, c’est trop souffrir ;
    Rompons ce dur silence, et m’ouvrez vos pensées.
        Apprenez-moi ma destinée :
        Faut-il vivre ? Faut-il mourir ?

    angéliqueen chantant.

    Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,
    Aux apprêts de l’hymen dont vous vous alarmez :

    Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire :
           C’est vous en dire assez.

    argan.

    Ouais ! je ne croyois pas que ma fille fût si habile, que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.

    cléante.

           Hélas ! belle Philis,
      Se pourroit-il que l’amoureux Tircis
           Eût assez de bonheur
      Pour avoir quelque place dans votre cœur ?

    angélique.

    Je ne m’en défends point dans cette peine extrême :

           Oui, Tircis, je vous aime.

    cléante.

         Ô parole pleine d’appas !
         Ai-je bien entendu ? Hélas !
       Redites-la, Philis ; que je n’en doute pas.

    angélique.

           Oui, Tircis, je vous aime.

    cléante.

           De grace, encor, Philis !

    angélique.

              Je vous aime.

    cléante.

    Recommencez cent fois ; ne vous en lassez pas.

    angélique.

         Je vous aime, je vous aime ;
           Oui, Tircis, je vous aime.

    cléante.

    Dieux, rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
    Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?
         Mais, Philis, une pensée
         Vient troubler ce doux transport.
          Un rival, un rival…

    angélique.

        Ah ! je le hais plus que la mort ;
        Et sa présence, ainsi qu’à vous,
          M’est un cruel supplice.

    cléante.

    Mais un père à ses vœux vous veut assujettir.

    angélique.

        Plutôt, plutôt mourir,
      Que de jamais y consentir ;
    Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir !

    argan.

    Et que dit le père à tout cela ?

    cléante.

    Il ne dit rien.

    argan.

    Voilà un sot père que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire !

    cléantevoulant continuer à chanter.

          Ah ! mon amour…

    argan.

    Non, non ; en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis une impudente de parler de la sorte devant son père. (À Angélique.) Montrez-moi ce papier. Ah ! ah ! où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n’y a là que de la musique écrite.

    cléante.

    Est-ce que vous ne savez pas, monsieur, qu’on a trouvé, depuis peu, l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes ?

    argan.

    Fort bien. Je suis votre serviteur, monsieur ; jusqu’au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent d’opéra.

    cléante.

    J’ai cru vous divertir.

    argan.

    Les sottises ne divertissent point. Ah ! voici ma femme.

    Scène 6

    BÉLINE, ARGAN, ANGÉLIQUE, MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS, TOINETTE.

    argan.

    M’amour, voilà le fils de monsieur Diafoirus.

    thomas diafoirus.

    Madame, c’est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on voit sur votre visage…

    béline.

    Monsieur, je suis ravie d’être venue ici à propos, pour avoir l’honneur de vous voir.

    thomas diafoirus.

    Puisque l’on voit sur votre visage… puisque l’on voit sur votre visage… Madame, vous m’avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m’a troublé la mémoire.

    monsieur diafoirus.

    Thomas, réservez cela pour une autre fois.

    argan.

    Je voudrois, ma mie, que vous eussiez été ici tantôt.

    toinette.

    Ah ! madame, vous avez bien perdu de n’avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.

    argan.

    Allons, ma fille, touchez dans la main de monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.

    angélique.

    Mon père !

    argan.

    Hé bien ! mon père ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

    angélique.

    De grace, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connoître, et de voir naître en nous, l’un pour l’autre, cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.

    thomas diafoirus.

    Quant à moi, mademoiselle, elle est déjà toute née en moi ; et je n’ai pas besoin d’attendre davantage.

    angélique.

    Si vous êtes si prompt, monsieur, il n’en est pas de même de moi ; et je vous avoue que votre mérite n’a pas encore assez fait d’impression dans mon ame.

    argan.

    Oh ! bien, bien ; cela aura tout le loisir de se faire quand vous serez mariés ensemble.

    angélique.

    Hé ! mon père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne où l’on ne doit jamais soumettre un cœur par force ; et, si monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne qui seroit à lui par contrainte.

    thomas diafoirus.

    Nego consequentiam, mademoiselle ; et je puis être honnête homme, et vouloir bien vous accepter des mains de monsieur votre père.

    angélique.

    C’est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu’un, que de lui faire violence.

    thomas diafoirus.

    Nous lisons des anciens, mademoiselle, que leur coutume étoit d’enlever par force, de la maison des pères, les filles qu’on menoit marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convoloient dans les bras d’un homme.

    angélique.

    Les anciens, monsieur, sont les anciens ; et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle ; et, quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. Donnez-vous patience ; si vous m’aimez, monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.

    thomas diafoirus.

    Oui, mademoiselle, jusqu’aux intérêts de mon amour exclusivement.

    angélique.

    Mais la grande marque d’amour, c’est d’être soumis aux volontés de celle qu’on aime.

    thomas diafoirus.

    Distinguo, mademoiselle. Dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo ; mais dans ce qui la regarde, nego.

    toinetteà Angélique.

    Vous avez beau raisonner. Monsieur est frais émoulu du collège ; et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d’être attachée au corps de la Faculté ?

    béline.

    Elle a peut-être quelque inclination en tête.

    angélique.

    Si j’en avois, madame, elle seroit telle que la raison et l’honnêteté pourroient me la permettre.

    argan.

    Ouais ! je joue ici un plaisant personnage !

    béline.

    Si j’étois que de vous, mon fils, je ne la forcerois point de se marier ; et je sais bien ce que je ferois.

    angélique.

    Je sais, madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi ; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.

    béline.

    C’est que les filles bien sages et bien honnêtes, comme vous, se moquent d’être obéissantes et soumises aux volontés de leurs pères. Cela étoit bon autrefois.

    angélique.

    Le devoir d’une fille a des bornes, madame ; et la raison et les lois ne l’étendent point à toutes sortes de choses.

    béline.

    C’est-à-dire que vos pensées ne sont que pour le mariage ; mais vous voulez choisir un époux à votre fantaisie.

    angélique.

    Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai, au moins, de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.

    argan.

    Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.

    angélique.

    Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l’aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l’attachement de ma vie, je vous avoue que j’y cherche quelque précaution. Il y en a d’aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents, et se mettre en état de faire tout ce qu’elles voudront. Il y en a d’autres, madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt ; qui ne se marient que pour gagner des douaires, que pour s’enrichir par la mort de ceux qu’elles épousent, et courent sans scrupules de mari en mari, pour s’approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là, à la vérité, n’y cherchent pas tant de façons, et regardent peu à la personne.

    béline.

    Je vous trouve aujourd’hui bien raisonnante, et je voudrois bien savoir ce que vous voulez dire par là.

    angélique.

    Moi, madame ? Que voudrois-je dire que ce que je dis ?

    béline.

    Vous êtes si sotte, ma mie, qu’on ne sauroit plus vous souffrir.

    angélique.

    Vous voudriez bien, madame, m’obliger à vous répondre quelque impertinence ; mais je vous avertis que vous n’aurez pas cet avantage.

    béline.

    Il n’est rien d’égal à votre insolence.

    angélique.

    Non, madame, vous avez beau dire.

    béline.

    Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.

    angélique.

    Tout cela, madame, ne servira de rien. Je serai sage en dépit de vous ; et, pour vous ôter l’espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m’ôter de votre vue.

    Scène VIII

    ARGAN, BÉLINE, MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS, TOINETTE.

    arganà Angélique, qui sort.

    Écoute. Il n’y a point de milieu à cela : choisis d’épouser dans quatre jours ou monsieur, ou un couvent. (À Béline.) Ne vous mettez pas en peine : je la rangerai bien.

    béline.

    Je suis fâchée de vous quitter, mon fils ; mais j’ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.

    argan.

    Allez, m’amour ; et passez chez votre notaire, afin qu’il expédie ce que vous savez.

    béline.

    Adieu, mon petit ami.

    argan.

    Adieu, ma mie.

    Scène IX

    ARGAN, MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS, TOINETTE.

    argan.

    Voilà une femme qui m’aime… cela n’est pas croyable.

    monsieur diafoirus.

    Nous allons, monsieur, prendre congé de vous.

    argan.

    Je vous prie, monsieur, de me dire un peu comment je suis.

    monsieur diafoirustâtant le pouls d’Argan.

    Allons, Thomas, prenez l’autre bras de monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?

    thomas diafoirus.

    Dico que le pouls de monsieur est le pouls d’un homme qui ne se porte point bien.

    monsieur diafoirus.

    Bon.

    thomas diafoirus.

    Qu’il est duriuscule, pour ne pas dire dur.

    monsieur diafoirus.

    Fort bien.

    thomas diafoirus.

    Repoussant.

    monsieur diafoirus.

    Bene.

    thomas diafoirus.

    Et même un peu caprisant.

    monsieur diafoirus.

    Optime.

    thomas diafoirus.

    Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c’est-à-dire la rate.

    monsieur diafoirus.

    Fort bien.

    argan.

    Non : monsieur Purgon dit que c’est mon foie qui est malade.

    monsieur diafoirus.

    Eh oui : qui dit parenchyme dit l’un et l’autre, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble par le moyen du vas breve, du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti.

    argan.

    Non ; rien que du bouilli.

    monsieur diafoirus.

    Eh oui : rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être entre de meilleures mains.

    argan.

    Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ?

    monsieur diafoirus.

    Six, huit, dix, par les nombres pairs, comme dans les médicaments, par les nombres impairs.

    argan.

    Jusqu’au revoir, monsieur.

    Scène X

    BÉLINE, ARGAN.

    béline.

    Je viens, mon fils, avant que de sortir, vous donner avis d’une chose, à laquelle il faut que vous preniez garde. En passant par devant la chambre d’Angélique, j’ai vu un jeune homme avec elle qui s’est sauvé d’abord qu’il m’a vue.

    argan.

    Un jeune homme avec ma fille !

    béline.

    Oui. Votre petite fille Louison étOit avec eux, qui pourra vous en dire des nouvelles.

    argan.

    Envoyez-la ici, m’amour, envoyez-la ici. Ah ! l’effrontée ! (Seul.) Je ne m’étonne plus de sa résistance.

    Scène XI

    ARGAN, LOUISON.

    louison.

    Qu’est-ce que vous voulez, mon papa ? ma belle-maman m’a dit que vous me demandez.

    argan.

    Oui. Venez çà. Avancez là. Tournez-vous. Levez les yeux. Regardez-moi. Hé ?

    louison.

    Quoi, mon papa ?

    argan.

    Là.

    louison.

    Quoi ?

    argan.

    N’avez-vous rien à me dire ?

    louison.

    Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d’Âne, ou bien la fable du Corbeau et du Renard, qu’on m’a apprise depuis peu.

    argan.

    Ce n’est pas là ce que je demande.

    louison.

    Quoi donc ?

    argan.

    Ah ! rusée, vous savez bien ce que je veux dire !

    louison.

    Pardonnez-moi, mon papa.

    argan.

    Est-ce là comme vous m’obéissez ?

    louison.

    Quoi ?

    argan.

    Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d’abord tout ce que vous voyez ?

    louison.

    Oui, mon papa.

    argan.

    L’avez-vous fait ?

    louison.

    Oui, mon papa. Je vous suis venue dire tout ce que j’ai vu.

    argan.

    Et n’avez-vous rien vu aujourd’hui ?

    louison.

    Non, mon papa.

    argan.

    Non ?

    louison.

    Non, mon papa.

    argan.

    Assurément ?

    louison.

    Assurément.

    argan.

    Oh çà, je m’en vais vous faire voir quelque chose, moi.

    louisonvoyant une poignée de verges qu’Argan a été prendre.

    Ah ! mon papa !

    argan.

    Ah ! ah ! petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre sœur !

    louisonpleurant.

    Mon papa !

    arganprenant Louison par le bras.

    Voici qui vous apprendra à mentir.

    louisonse jetant à genoux.

    Ah ! mon papa, je vous demande pardon. C’est que ma sœur m’avoit dit de ne pas vous le dire ; mais je m’en vais vous dire tout.

    argan.

    Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons au reste.

    louison.

    Pardon, mon papa.

    argan.

    Non, non.

    louison.

    Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet.

    argan.

    Vous l’aurez.

    louison.

    Au nom de Dieu, mon papa, que je ne l’aie pas !

    arganvoulant la fouetter.

    Allons, allons.

    louison.

    Ah ! mon papa, vous m’avez blessée. Attendez : je suis morte.

    (Elle contrefait la morte.)

    argan.

    Holà ! Qu’est-ce là ? Louison, Louison ! Ah ! mon Dieu ! Louison ! Ah ! ma fille ! Ah ! malheureux ! ma pauvre fille est morte ! Qu’ai-je fait, misérable ! Ah ! chiennes de verges ! La peste soit des verges ! Ah ! ma pauvre fille, ma pauvre petite Louison !

    louison.

    Là, là, mon papa, ne pleurez point tant : je ne suis pas morte tout à fait.

    argan.

    Voyez-vous la petite rusée ? Oh çà, çà, je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.

    louison.

    Oh ! oui, mon papa.

    argan.

    Prenez-y bien garde, au moins ; car voilà un petit doigt qui sait tout, et qui me dira si vous mentez.

    louison.

    Mais, mon papa, ne dites pas à ma sœur que je vous l’ai dit.

    argan.

    Non, non.

    louisonaprès avoir écouté si personne n’écoute.

    C’est, mon papa, qu’il est venu un homme dans la chambre de ma sœur comme j’y étois.

    argan.

    Hé bien ?

    louison.

    Je lui ai demandé ce qu’il demandoit, et il m’a dit qu’il étoit son maître à chanter.

    arganà part.

    Hom ! hom ! voilà l’affaire. (À Louison.) Hé bien ?

    louison.

    Ma sœur est venue après.

    argan.

    Hé bien ?

    louison.

    Elle lui a dit : Sortez, sortez, sortez. Mon Dieu, sortez ; vous me mettez au désespoir.

    argan.

    Hé bien ?

    louison.

    Et lui, il ne vouloit pas sortir.

    argan.

    Qu’est-ce qu’il lui disoit ?

    louison.

    Il lui disoit je ne sais combien de choses.

    argan.

    Et quoi encore ?

    louison.

    Il lui disoit tout-ci, tout-ça, qu’il l’aimoit bien, et qu’elle étoit la plus belle du monde.

    argan.

    Et puis après ?

    louison.

    Et puis après, il se mettoit à genoux devant elle.

    argan.

    Et puis après ?

    louison.

    Et puis après, il lui baisoit les mains.

    argan.

    Et puis après ?

    louison.

    Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s’est enfui.

    argan.

    Il n’y a point autre chose ?

    louison.

    Non, mon papa.

    argan.

    Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose. (Mettant son doigt à son oreille.) Attendez. Hé ! Ah, ah ! Oui ? Oh, oh ! Voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m’avez pas dit.

    louison.

    Ah ! mon papa, votre petit doigt est un menteur.

    argan.

    Prenez garde.

    louison.

    Non, mon papa ; ne le croyez pas : il ment, je vous assure.

    argan.

    Oh bien, bien, nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout : allez. (Seul.) Ah ! il n’y a plus d’enfants ! Ah ! que d’affaires ! Je n’ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie. En vérité, je n’en puis plus.

    (Il se laisse tomber dans une chaise.)

    Scène XII

    BÉRALDE, ARGAN

    béralde.

    Hé bien, mon frère ! qu’est-ce ? Comment vous portez-vous ?

    argan.

    Ah ! mon frère, fort mal.

    béralde.

    Comment ! fort mal ?

    argan.

    Oui, je suis dans une foiblesse si grande, que cela n’est pas croyable.

    béralde.

    Voilà qui est fâcheux.

    argan.

    Je n’ai pas seulement la force de pouvoir parler.

    béralde.

    J’étois venu ici, mon frère, vous proposer un parti pour ma nièce Angélique.

    arganparlant avec emportement, et se levant de sa chaise.

    Mon frère, ne me parlez point de cette coquine-là. C’est une friponne, une impertinente, une effrontée, que je mettrai dans un couvent avant qu’il soit deux jours.

    béralde.

    Ah ! voilà qui est bien ! Je suis bien aise que la force vous revienne un peu, et que ma visite vous fasse du bien. Oh çà, nous parlerons d’affaires tantôt. Je vous amène ici un divertissement que j’ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l’ame mieux disposée aux choses que nous avons à dire. Ce sont des Égyptiens vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis sûr que vous prendrez plaisir ; et cela vaudra bien une ordonnance de monsieur Purgon. Allons.


    SECOND INTERMÈDE.


    Le frère du Malade imaginaire lui amène, pour le divertir, plusieurs Égyptiens et Égyptiennes, vêtus en Mores, qui font des danses entremêlées de chansons.

    première femme more.

                Profitez du printemps
                  De vos beaux ans,
                 Aimable jeunesse ;
                Profitez du printemps
                  De vos beaux ans ;
              Donnez-vous à la tendresse.

              Les plaisirs les plus charmants,
                Sans l’amoureuse flamme,
              Pour contenter une ame,
            N’ont point d’attraits assez puissants.

                Profitez du printemps
                  De vos beaux ans,
                 Aimable jeunesse ;
                Profitez du printemps
                  De vos beaux ans ;
              Donnez-vous à la tendresse.
            Ne perdez point ces précieux moments.

                   La beauté passe,
                   Le temps l’efface ;
                   L’âge de glace
                   Vient à sa place,
            Qui nous ôte le goût de ces doux passe-temps.

                Profitez du printemps
                  De vos beaux ans,

                 Aimable jeunesse ;
                Profitez du printemps
                  De vos beaux ans ;
              Donnez-vous à la tendresse.

    PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

    Danse des Égyptiens et des Égyptiennes.

    seconde femme more.

              Quand d’aimer on nous presse,
                À quoi songez-vous ?
              Nos cœurs, dans la jeunesse,
                N’ont vers la tendresse
                Qu’un penchant trop doux.
              L’amour a, pour nous prendre,
                De si doux attraits,
              Que, de soi, sans attendre,
                On voudroit se rendre
               À ses premiers traits ;
              Mais tout ce qu’on écoute
               Des vives douleurs
              Et des pleurs qu’il nous coûte,
               Fait qu’on en redoute
               Toutes les douceurs.

    troisième femme more.

              Il est doux, à notre âge,
               D’aimer tendrement
                  Un amant
                  Qui s’engage ;
               Mais, s’il est volage,
               Hélas ! quel tourment !

    quatrième femme more.

              L’amant qui se dégage
               N’est pas le malheur ;
                 La douleur
                 Et la rage,
               C’est que le volage
               Garde notre cœur.

    seconde femme more.

              Quel parti faut-il prendre
               Pour nos jeunes cœurs ?

    quatrième femme more.

              Devons-nous nous y rendre,
               Malgré ses rigueurs ?

    ensemble.

              Oui, suivons ses ardeurs,
              Ses transports, ses caprices,

              Ses douces langueurs :
             S’il a quelques supplices,
              Il a cent délices
              Qui charment les cœurs.

    DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Tous les Mores dansent ensemble, et font sauter des singes qu’ils ont amenés avec eux.

    FIN DU SECOND ACTE.


    ACTE TROISIÈME.


    Scène I

    BÉRALDE, ARGAN, TOINETTE.

    béralde.

    Hé bien ! mon frère, qu’en dites-vous ? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ?

    toinette.

    Hom ! de bonne casse est bonne.

    béralde.

    Oh çà ! voulez-vous que nous parlions un peu ensemble ?

    argan.

    Un peu de patience, mon frère : je vais revenir.

    toinette.

    Tenez, monsieur, vous ne songez pas que vous ne sauriez marcher sans bâton.

    argan.

    Tu as raison.

    Scène II

    BÉRALDE, TOINETTE.

    toinette.

    N’abandonnez pas, s’il vous plaît, les intérêts de votre nièce.

    béralde.

    J’emploierai toutes choses pour lui obtenir ce qu’elle souhaite.

    toinette.

    Il faut absolument empêcher ce mariage extravagant qu’il s’est mis dans la fantaisie ; et j’avois songé en moi-même que ç’auroit été une bonne affaire, de pouvoir introduire ici un médecin à notre poste, pour le dégoûter de son monsieur Purgon, et lui décrier sa conduite. Mais, comme nous n’avons personne en main pour cela, j’ai résolu de jouer un tour de ma tête.

    béralde.

    Comment ?

    toinette.

    C’est une imagination burlesque. Cela sera peut-être plus heureux que sage. Laissez-moi faire. Agissez de votre côté. Voici notre homme.

    Scène III

    ARGAN, BÉRALDE.

    béralde.

    Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande, avant toute chose, de ne vous point échauffer l’esprit dans notre conversation ?

    argan.

    Voilà qui est fait.

    béralde.

    De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire ?

    argan.

    Oui.

    béralde.

    Et de raisonner ensemble sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion.

    argan.

    Mon Dieu ! oui. Voilà bien du préambule.

    béralde.

    D’où vient, mon frère, qu’ayant le bien que vous avez et n’ayant d’enfants qu’une fille, car je ne compte pas la petite ; d’où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un couvent ?

    argan.

    D’où vient, mon frère, que je suis maître dans ma famille, pour faire ce que bon me semble ?

    béralde.

    Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire ainsi de vos deux filles ; et je ne doute point que, par un esprit de charité, elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses.

    argan.

    Oh çà ! nous y voici. Voilà tout d’abord la pauvre femme en jeu. C’est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut.

    béralde.

    Non, mon frère ; laissons-la là : c’est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d’intérêt ; qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants une affection et une bonté qui n’est pas concevable : cela est certain. N’en parlons point, et revenons à votre fille. Sur quelle pensée, mon frère, la voulez-vous donner en mariage au fils d’un médecin ?

    argan.

    Sur la pensée, mon frère, de me donner un gendre tel qu’il me faut.

    béralde.

    Ce n’est point là, mon frère, le fait de votre fille ; et il se présente un parti plus sortable pour elle.

    argan.

    Oui ; mais celui-ci, mon frère, est plus sortable pour moi.

    béralde.

    Mais le mari qu’elle doit prendre doit-il être, mon frère, ou pour elle, ou pour vous ?

    argan.

    Il doit être, mon frère, et pour elle et pour moi ; et je veux mettre dans ma famille les gens dont j’ai besoin.

    béralde.

    Par cette raison-là, si votre petite étoit grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire.

    argan.

    Pourquoi non ?

    béralde.

    Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature !

    argan.

    Comment l’entendez-vous, mon frère ?

    béralde.

    J’entends, mon frère, que je ne vois point d’homme qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderois point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre.

    argan.

    Mais savez-vous, mon frère, que c’est cela qui me conserve ; et que monsieur Purgon dit que je succomberois, s’il étoit seulement trois jours sans prendre soin de moi ?

    béralde.

    Si vous n’y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu’il vous envoiera en l’autre monde.

    argan.

    Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?

    béralde.

    Non, mon frère ; et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.

    argan.

    Quoi ! vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ?

    béralde.

    Bien loin de la tenir véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes ; et, à regarder les choses en philosophe, je ne vois point une plus plaisante momerie, je ne vois rien de plus ridicule, qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre.

    argan.

    Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?

    béralde.

    Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connoître quelque chose.

    argan.

    Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

    béralde.

    Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent pas du tout.

    argan.

    Mais toujours faut-il demeurer d’accord que, sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres.

    béralde.

    Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand’chose : et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.

    argan.

    Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous ; et nous voyons que, dans la maladie, tout le monde a recours aux médecins.

    béralde.

    C’est une marque de la foiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.

    argan.

    Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu’ils s’en servent pour eux-mêmes.

    béralde.

    C’est qu’il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont ils profitent ; et d’autres qui en profitent sans y être. Votre monsieur Purgon, par exemple, n’y sait point de finesse ; c’est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu’aux pieds ; un homme qui croit à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croiroit du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile ; et qui, avec une impétuosité de prévention, une roideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu’il pourra vous faire : c’est de la meilleure foi du monde qu’il vous expédiera ; et il ne fera, en vous tuant, que ce qu’il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu’en un besoin il feroit à lui-même.

    argan.

    C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais, enfin, venons au fait. Que faire donc quand on est malade ?

    béralde.

    Rien, mon frère.

    argan.

    Rien ?

    béralde.

    Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.

    argan.

    Mais il faut demeurer d’accord, mon frère, qu’on peut aider cette nature par de certaines choses.

    béralde.

    Mon Dieu, mon frère, ce sont de pures idées dont nous aimons à nous repaître ; et de tout temps il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à croire, parcequ’elles nous flattent et qu’il seroit à souhaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir, et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années, il vous dit justement le roman de la médecine. Mais, quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela ; et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus.

    argan.

    C’est-à-dire que toute la science du monde est renfermée dans votre tête ; et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.

    béralde.

    Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.

    argan.

    Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois ; et je voudrois bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet.

    béralde.

    Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ; et j’aurois souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes, et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.

    argan.

    C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !

    béralde.

    Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

    argan.

    C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là !

    béralde.

    Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

    argan.

    Par la mort non de diable ! si j’étois que des médecins, je me vengerois de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserois mourir sans secours. Il auroit beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerois pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirois : Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté.

    béralde.

    Vous voilà bien en colère contre lui.

    argan.

    Oui. C’est un malavisé ; et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

    béralde.

    Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

    argan.

    Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.

    béralde.

    Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.

    argan.

    Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage ; car cela m’échauffe la bile, et vous me donneriez mon mal.

    béralde.

    Je le veux bien, mon frère ; et, pour changer de discours, je vous dirai que, sur une petite répugnance que vous témoigne votre fille, vous ne devez point prendre les résolutions violentes de la mettre dans un couvent ; que, pour le choix d’un gendre, il ne faut pas suivre aveuglément la passion qui vous emporte ; et qu’on doit, sur cette matière, s’accommoder un peu à l’inclination d’une fille, puisque c’est pour toute la vie, et que de là dépend tout le bonheur d’un mariage.

    Scène IV

    MONSIEUR FLEURANT, une seringue à la main, ARGAN, BÉRALDE.

    argan.

    Ah ! mon frère, avec votre permission…

    béralde.

    Comment ? Que voulez-vous faire ?

    argan.

    Prendre ce petit lavement-là : ce sera bientôt fait.

    béralde.

    Vous vous moquez. Est-ce que vous ne sauriez être un moment sans lavement ou sans médecine ? Remettez cela à une autre fois, et demeurez un peu en repos.

    argan.

    Monsieur Fleurant, à ce soir, ou à demain au matin.

    monsieur fleurantà Béralde.

    De quoi vous mêlez-vous, de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d’empêcher monsieur de prendre mon clystère ? Vous êtes bien plaisant d’avoir cette hardiesse-là !

    béralde.

    Allez, monsieur ; on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages.

    monsieur fleurant.

    On ne doit point ainsi se jouer des remèdes, et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance ; et je vais dire à monsieur Purgon comme on m’a empêché d’exécuter ses ordres, et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez…

    Scène V

    ARGAN, BÉRALDE.

    argan.

    Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.

    béralde.

    Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que monsieur Purgon a ordonné ! Encore un coup, mon frère, est-il possible qu’il n’y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être toute votre vie enseveli dans leurs remèdes ?

    argan.

    Mon Dieu ! mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien ; mais, si vous étiez à ma place, vous changeriez bien de langage. Il est aisé de parler contre la médecine, quand on est en pleine santé.

    béralde.

    Mais quel mal avez-vous ?

    argan.

    Vous me feriez enrager. Je voudrois que vous l’eussiez, mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. Ah ! voici monsieur Purgon.

    Scène VI

    MONSIEUR PURGON, ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.

    monsieur purgon.

    Je viens d’apprendre là-bas, à la porte, de jolies nouvelles ; qu’on se moque ici de mes ordonnances, et qu’on a fait refus de prendre le remède que j’avois prescrit.

    argan.

    Monsieur, ce n’est pas…

    monsieur purgon.

    Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d’un malade contre son médecin !

    toinette.

    Cela est épouvantable.

    monsieur purgon.

    Un clystère que j’avois pris plaisir à composer moi-même.

    argan.

    Ce n’est pas moi…

    monsieur purgon.

    Inventé et formé dans toutes les règles de l’art.

    toinette.

    Il a tort.

    monsieur purgon.

    Et qui devoit faire dans les entrailles un effet merveilleux.

    argan.

    Mon frère…

    monsieur purgon.

    Le renvoyer avec mépris !

    arganmontrant Béralde.

    C’est lui…

    monsieur purgon.

    C’est une action exorbitante.

    toinette.

    Cela est vrai.

    monsieur purgon.

    Un attentat énorme contre la médecine.

    arganmontrant Béralde.

    Il est cause…

    monsieur purgon.

    Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.

    toinette.

    Vous avez raison.

    monsieur purgon.

    Je vous déclare que je romps commerce avec vous.

    argan.

    C’est mon frère…

    monsieur purgon.

    Que je ne veux plus d’alliance avec vous.

    toinette.

    Vous ferez bien.

    monsieur purgon.

    Et que, pour finir toute liaison avec vous, voilà la donation que je faisois à mon neveu, en faveur du mariage.

    (Il déchire la donation, et en jette les morceaux avec fureur.)

    argan.

    C’est mon frère qui a fait tout le mal.

    monsieur purgon.

    Mépriser mon clystère !

    argan.

    Faites-le venir ; je m’en vais le prendre.

    monsieur purgon.

    Je vous aurois tiré d’affaire avant qu’il fût peu.

    toinette.

    Il ne le mérite pas.

    monsieur purgon.

    J’allois nettoyer votre corps, et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs.

    argan.

    Ah ! mon frère !

    monsieur purgon.

    Et je ne voulois plus qu’une douzaine de médecines pour vider le fond du sac.

    toinette.

    Il est indigne de vos soins.

    monsieur purgon.

    Mais, puisque vous n’avez pas voulu guérir par mes mains…

    argan.

    Ce n’est pas ma faute.

    monsieur purgon.

    Puisque vous vous êtes soustrait de l’obéissance que l’on doit à son médecin…

    toinette.

    Cela crie vengeance.

    monsieur purgon.

    Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnois…

    argan.

    Hé ! point du tout.

    monsieur purgon.

    J’ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l’âcreté de votre bile, et à la féculence de vos humeurs.

    toinette.

    C’est fort bien fait.

    argan.

    Mon Dieu !

    monsieur purgon.

    Et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours vous deveniez dans un état incurable ;

    argan.

    Ah ! miséricorde !

    monsieur purgon.

    Que vous tombiez dans la bradypepsie,

    argan.

    Monsieur Purgon !

    monsieur purgon.

    De la bradypepsie dans la dyspepsie,

    argan.

    Monsieur Purgon !

    monsieur purgon.

    De la dyspepsie dans l’apepsie,

    argan.

    Monsieur Purgon !

    monsieur purgon.

    De l’apepsie dans la lienterie,

    argan.

    Monsieur Purgon !

    monsieur purgon.

    De la lienterie dans la dyssenterie,

    argan.

    Monsieur Purgon !

    monsieur purgon.

    De la dyssenterie dans l’hydropisie.

    argan.

    Monsieur Purgon !

    monsieur purgon.

    Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.

    Scène VII

    ARGAN, BÉRALDE.

    argan.

    Ah, mon Dieu ! je suis mort. Mon frère, vous m’avez perdu.

    béralde.

    Quoi ! qu’y a-t-il ?

    argan.

    Je n’en puis plus. Je sens déjà que la médecine se venge.

    béralde.

    Ma foi, mon frère, vous êtes fou ; et je ne voudrois pas, pour beaucoup de choses, qu’on vous vît faire que ce vous faites. Tâtez-vous un peu, je vous prie ; revenez à vous-même, et ne donnez point tant à votre imagination.

    argan.

    Vous voyez, mon frère, les étranges maladies dont il m’a menacé.

    béralde.

    Le simple homme que vous êtes !

    argan.

    Il dit que je deviendrai incurable avant qu’il soit quatre jours.

    béralde.

    Et ce qu’il dit, que fait-il à la chose ? Est-ce un oracle qui a parlé ? Il semble, à vous entendre, que monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que, d’autorité suprême, il vous l’allonge et vous le raccourcisse comme il lui plaît. Songez que les principes de votre vie sont en vous-même, et que le courroux de monsieur Purgon est aussi peu capable de vous faire mourir que ses remèdes de vous faire vivre. Voici une aventure, si vous voulez, à vous défaire des médecins ; ou, si vous êtes né à ne pouvoir vous en passer, il est aisé d’en avoir un autre, avec lequel, mon frère, vous puissiez courir un peu moins de risque.

    argan.

    Ah ! mon frère, il sait tout mon tempérament, et la manière dont il faut me gouverner.

    béralde.

    Il faut vous avouer que vous êtes un homme d’une grande prévention, et que vous voyez les choses avec d’étranges yeux.

    Scène VIII

    ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.

    toinetteà Argan.

    Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.

    argan.

    Et quel médecin ?

    toinette.

    Un médecin de la médecine.

    argan.

    Je te demande qui il est.

    toinette.

    Je ne le connois pas, mais il me ressemble comme deux gouttes d’eau ; et, si je n’étois sûre que ma mère étoit honnête femme, je dirois que ce seroit quelque petit frère qu’elle m’auroit donné depuis le trépas de mon père.

    argan.

    Fais-le venir.

    Scène IX

    ARGAN, BÉRALDE.

    béralde.

    Vous êtes servi à souhait. Un médecin vous quitte ; un autre se présente.

    argan.

    J’ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.

    béralde.

    Encore ! Vous en revenez toujours là.

    argan.

    Voyez-vous, j’ai sur le cœur toutes ces maladies-là que je ne connois point, ces…

    Scène X

    ARGAN, BÉRALDE ; TOINETTE, en médecin.

    toinette.

    Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite, et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées et les purgations dont vous aurez besoin.

    argan.

    Monsieur, je vous suis fort obligé. (À Béralde.) Par ma foi, voilà Toinette elle-même.

    toinette.

    Monsieur, je vous prie de m’excuser : j’ai oublié de donner une commission à mon valet ; je reviens tout à l’heure.

    Scène XI

    ARGAN, BÉRALDE.

    argan.

    Hé ! ne diriez-vous pas que c’est effectivement Toinette ?

    béralde.

    Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande ; mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.

    argan.

    Pour moi j’en suis surpris ; et…

    Scène XII

    ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.

    toinette.

    Que voulez-vous, monsieur ?

    argan.

    Comment ?

    toinette.

    Ne m’avez-vous pas appelée ?

    argan.

    Moi ? non.

    toinette.

    Il faut donc que les oreilles m’aient corné.

    argan.

    Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.

    toinette.

    Oui, vraiment ! J’ai affaire là-bas ; et je l’ai assez vu.

    Scène XIII

    ARGAN, BÉRALDE.

    argan.

    Si je ne les voyois tous deux, je croirois que ce n’est qu’un.

    béralde.

    J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances ; et nous en avons vu, de notre temps, où tout le monde s’est trompé.

    argan.

    Pour moi, j’aurois été trompé à celle-là ; et j’aurois juré que c’est la même personne.

    Scène XIV

    ARGAN, BÉRALDE ; TOINETTE, en médecin.

    toinette.

    Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.

    argan.

    Cela est admirable.

    toinette.

    Vous ne trouverez pas mauvais, s’il vous plaît, la curiosité que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.

    argan.

    Monsieur, je suis votre serviteur.

    toinette.

    Je vois, monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j’aie ?

    argan.

    Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.

    toinette.

    Ah, ah, ah, ah, ah ! j’en ai quatre-vingt-dix.

    argan.

    Quatre-vingt-dix !

    toinette.

    Oui. Vous voyez en effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.

    argan.

    Par ma foi, voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans !

    toinette.

    Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menus fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrotes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine ; c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrois, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes et l’envie que j’aurois de vous rendre service.

    argan.

    Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

    toinette.

    Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là fait l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connoissez pas encore. Qui est votre médecin ?

    argan.

    Monsieur Purgon.

    toinette.

    Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?

    argan.

    Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.

    toinette.

    Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade.

    argan.

    Du poumon ?

    toinette.

    Oui. Que sentez-vous ?

    argan.

    Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

    toinette.

    Justement, le poumon.

    argan.

    Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.

    toinette.

    Le poumon.

    argan.

    J’ai quelquefois des maux de cœur.

    toinette.

    Le poumon.

    argan.

    Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

    toinette.

    Le poumon.

    argan.

    Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étoient des coliques.

    toinette.

    Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

    argan.

    Oui, monsieur.

    toinette.

    Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

    argan.

    Oui, monsieur.

    toinette.

    Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?

    argan.

    Oui, monsieur.

    toinette.

    Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

    argan.

    Il m’ordonne du potage,

    toinette.

    Ignorant !

    argan.

    De la volaille,

    toinette.

    Ignorant !

    argan.

    Du veau,

    toinette.

    Ignorant !

    argan.

    Des bouillons,

    toinette.

    Ignorant !

    argan.

    Des œufs frais ;

    toinette.

    Ignorant !

    argan.

    Et le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre ;

    toinette.

    Ignorant !

    argan.

    Et surtout de boire mon vin fort trempé.

    toinette.

    Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande ; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main ; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

    argan.

    Vous m’obligerez beaucoup.

    toinette.

    Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

    argan.

    Comment ?

    toinette.

    Voilà un bras que je me ferois couper tout à l’heure, si j’étois que de vous.

    argan.

    Et pourquoi ?

    toinette.

    Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?

    argan.

    Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.

    toinette.

    Vous avez là aussi un œil droit que je me ferois crever, si j’étois en votre place.

    argan.

    Crever un œil ?

    toinette.

    Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt : vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

    argan.

    Cela n’est pas pressé.

    toinette.

    Adieu. Je suis fâché de vous quitter sitôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.

    argan.

    Pour un homme qui mourut hier ?

    toinette.

    Oui : pour aviser et voir ce qu’il auroit fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.

    argan.

    Vous savez que les malades ne reconduisent point.

    Scène XV

    ARGAN, BÉRALDE.

    béralde.

    Voilà un médecin, vraiment, qui paroît fort habile !

    argan.

    Oui ; mais il va un peu bien vite.

    béralde.

    Tous les grands médecins sont comme cela.

    argan.

    Me couper un bras et me crever un œil, afin que l’autre se porte mieux ! J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !

    Scène XV

    ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.

    toinettefeignant de parler à quelqu’un.

    Allons, allons, je suis votre servante. Je n’ai pas envie de rire.

    argan.

    Qu’est ce que c’est ?

    toinette.

    Votre médecin, ma foi, qui me vouloit tâter le pouls.

    argan.

    Voyez un peu, à l’âge de quatre-vingt-dix ans !

    béralde.

    Oh cà ! mon frère, puisque voilà votre monsieur Purgon brouillé avec vous, ne voulez-vous pas bien que je vous parle du parti qui s’offre pour ma nièce ?

    argan.

    Non, mon frère : je veux la mettre dans un couvent, puisqu’elle s’est opposée à mes volontés. Je vois bien qu’il y a quelque amourette là-dessous, et j’ai découvert certaine entrevue secrète qu’on ne sait pas que j’aie découverte.

    béralde.

    Hé bien ! mon frère, quand il y auroit quelque petite inclination, cela seroit-il si criminel ? Et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu’à des choses honnêtes, comme le mariage ?

    argan.

    Quoi qu’il en soit, mon frère, elle sera religieuse ; c’est une chose résolue.

    béralde.

    Vous voulez faire plaisir à quelqu’un.

    argan.

    Je vous entends. Vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au cœur.

    béralde.

    Hé bien ! oui, mon frère ; puisqu’il faut parler à cœur ouvert, c’est votre femme que je veux dire ; et, non plus que l’entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l’entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez, tête baissée, dans tous les pièges qu’elle vous tend.

    toinette.

    Ah ! monsieur, ne parlez point de madame ; c’est une femme sur laquelle il n’y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime monsieur, qui l’aime… On ne peut pas dire cela.

    argan.

    Demandez-lui un peu les caresses qu’elle me fait ;

    toinette.

    Cela est vrai.

    argan.

    L’inquiétude que lui donne ma maladie ;

    toinette.

    Assurément.

    argan.

    Et les soins et les peines qu’elle prend autour de moi.

    toinette.

    Il est certain. (À Béralde.) Voulez vous que je vous convainque, et vous fasse voir tout à l’heure comme madame aime monsieur ? (À Argan.) Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune et le tire d’erreur.

    argan.

    Comment ?

    toinette.

    Madame s’en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort. Vous verrez la douleur où elle sera quand je lui dirai la nouvelle.

    argan.

    Je le veux bien.

    toinette.

    Oui ; mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourroit bien mourir.

    argan.

    Laisse-moi faire.

    toinetteà Béralde.

    Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.

    Scène XVII

    ARGAN, TOINETTE.

    argan.

    N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?

    toinette.

    Non, non. Quel danger y auroit-il ? Étendez-vous là seulement. (Bas.) Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici madame. Tenez-vous bien.

    Scène XVIII

    BÉLINE ; ARGAN, étendu dans sa chaise ; TOINETTE.

    toinettefeignant de ne pas voir Béline

    Ah ! mon Dieu ! Ah ! malheur ! quel étrange accident !

    béline.

    Qu’est-ce, Toinette ?

    toinette.

    Ah ! madame !

    béline.

    Qu’y a-t-il ?

    toinette.

    Votre mari est mort.

    béline.

    Mon mari est mort ?

    toinette.

    Hélas ! oui ! le pauvre défunt est trépassé.

    béline.

    Assurément ?

    toinette.

    Assurément ; personne ne sait encore cet accident-là ; et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.

    béline.

    Le ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d’un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t’affliger de cette mort !

    toinette.

    Je pensois, madame, qu’il fallût pleurer.

    béline.

    Va, va, cela n’en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne ? et de quoi servoit-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours ; sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.

    toinette.

    Voilà une belle oraison funèbre !

    béline.

    Il faut, Toinette, que tu m’aides à exécuter mon dessein ; et tu peux croire qu’en me servant, ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n’est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu’à ce que j’aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l’argent, dont je veux me saisir ; et il n’est pas juste que j’aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette ; prenons auparavant toutes ses clefs.

    arganse levant brusquement.

    Doucement.

    béline.

    Ahi !

    argan.

    Oui, madame ma femme, c’est ainsi que vous m’aimez ?

    toinette.

    Ah ! ah ! le défunt n’est pas mort.

    arganà Béline, qui sort.

    Je suis bien aise de voir votre amitié, et d’avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur, qui me rendra sage à l’avenir, et qui m’empêchera de faire bien des choses.

    Scène XIX

    BÉRALDE, sortant de l’endroit où il s’étoit caché ; ARGAN, TOINETTE.

    béralde.

    Hé bien ! mon frère, vous le voyez.

    toinette.

    Par ma foi, je n’aurois jamais cru cela. Mais j’entends votre fille. Remettez-vous comme vous étiez, et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C’est une chose qu’il n’est pas mauvais d’éprouver ; et, puisque vous êtes en train, vous connoîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.

    (Béralde va se cacher.)

    Scène XIX

    ARGAN, ANGÉLIQUE, TOINETTE.

    toinettefeignant de ne pas voir Angélique.

    Ô ciel ! ah ! fâcheuse aventure ! Malheureuse journée !

    angélique.

    Qu’as-tu, Toinette ? et de quoi pleures-tu ?

    toinette.

    Hélas ! j’ai de tristes nouvelles à vous donner.

    angélique.

    Hé ! quoi ?

    toinette.

    Votre père est mort.

    angélique.

    Mon père est mort, Toinette ?

    toinette.

    Oui. Vous le voyez là, il vient de mourir tout à l’heure d’une foiblesse qui lui a pris.

    angélique.

    Ô ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! Hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restoit au monde ; et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il étoit irrité contre moi ! Que deviendrai-je, malheureuse ? et quelle consolation trouver après une si grande perte ?

    Scène XXI

    ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.

    cléante.

    Qu’avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?

    angélique.

    Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvois perdre de plus cher et de plus précieux ; je pleure la mort de mon père.

    cléante.


    Ô ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j’avois conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venois me présenter à lui, et tâcher, par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.

    angélique.

    Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. (Se jetant à ses genoux.) Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment.

    arganembrassant Angélique.

    Ah ! ma fille !

    angélique.

    Ahi !

    argan.

    Viens. N’aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille ; et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel.

    Scène XXII

    ARGAN, BÉRALDE, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.

    angélique.

    Ah ! quelle surprise agréable ! Mon père, puisque, par un bonheur extrême, le ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu’ici je me jette à vos pieds, pour vous supplier d’une chose. Si vous n’êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d’en épouser un autre. C’est toute la grace que je vous demande.

    cléantese jetant aux genoux d’Argan.

    Hé ! monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes ; et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d’une si belle inclination.

    béralde.

    Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?

    toinette.

    Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ?

    argan.

    Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. (À Cléante.) Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.

    cléante.

    Très volontiers, monsieur. S’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je ferois bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique.

    béralde.

    Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d’avoir en vous tout ce qu’il vous faut.

    toinette.

    Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n’y a point de maladie si osée que de se jouer à la personne d’un médecin.

    argan.

    Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge d’étudier ?

    béralde.

    Bon, étudier ! Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas plus habiles que vous.

    argan.

    Mais il faut savoir bien parler latin, connoître les maladies, et les remèdes qu’il y faut faire.

    béralde.

    En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.

    argan.

    Quoi ! l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

    béralde.

    Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.

    toinette.

    Tenez, monsieur, quand il n’y auroit que votre barbe, c’est déjà beaucoup ; et la barbe fait plus de la moitié d’un médecin.

    cléante.

    En tout cas, je suis prêt à tout.

    béraldeà Argan.

    Voulez-vous que l’affaire se fasse tout à l’heure ?

    argan.

    Comment, tout à l’heure ?

    béralde.

    Oui, et dans votre maison.

    argan.

    Dans ma maison ?

    béralde.

    Oui. Je connois une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l’heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.

    argan.

    Mais moi, que dire ? que répondre ?

    béralde.

    On vous instruira en deux mots, et l’on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent. Je vais les envoyer querir.

    argan.

    Allons, voyons cela.

    Scène XXIII

    BÉRALDE, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.

    cléante.

    Que voulez-vous dire ? et qu’entendez-vous avec cette Faculté de vos amies ?

    toinette.

    Quel est votre dessein ?

    béralde.

    De vous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

    angélique.

    Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

    béralde.

    Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer, que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses.

    cléanteà Angélique.

    Y consentez-vous ?

    angélique.

    Oui, puisque mon oncle nous conduit.


    TROISIÈME INTERMÈDE.

    C’est une cérémonie burlesque d’un homme qu’on fait médecin, en récit, chant, et danse. Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle, et placer les bancs en cadence. En suite de quoi, toute l’assemblée, composée de huit porte-seringues, six apothicaires, vingt-deux docteurs, et celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants, et deux chantants, entrent, et prennent place, chacun selon son rang.


    PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

    præses.

              Savantissimi doctores,
              Medicinæ professores,
              Qui hic assemblati estis ;
              Et vos, altri messiores,
              Sententiarum Facultatis
              Fideles executores,
            Chirurgiani et apothicari,

            Atque tota compania aussi,
              Salus, honor et argentum,
              Atque bonum appetitum.

              Non possum, docti confreri,
              En moi satis admirari
               Qualis bona inventio
              Est medici professio;
           Quam bella chosa est et bene trovata,
            Medicina illa benedicta,
              Quæ, suo nomine solo,
              Surprenanti miraculo,
              Depuis si longo tempore,
              Facit à gogo vivere
              Tant de gens omni genere.

              Per totam terram videmus,
              Grandam vogam ubi sumus ;
              Et quod grandes et petiti
              Sunt de nobis infatuti.
           Totus mundus, currens ad nostros remedios
              Nos regardat sicut deos;
              Et nostris ordonnanciis
           Principes et reges soumissos videtis.

           Doncque il est nostræ sapientiæ,
           Boni sensus atque prudentiæ,
              De fortement travaillare
              A nos bene conservare
          In tali credito, voga, et honore;
          Et prendere gardam a non recevere
              In nostro docto corpore,
              Quam personas capabiles,
              Et totas dignas remplire
              Has plaças honorabiles.

         C’est pour cela que nunc convocati estis ;
              Et credo quod trovabitis
              Dignam matieram medici
           In savanti homine que voici ;
              Lequel, in chosis omnibus,
              Dono ad interrogandum,
              Et à fond examinandum
              Vostris capacitatibus.

    primus doctor.

        Si mihi licentiam dat dominus præses,
              Et tanti docti doctores,
              Et assistantes illustres,
              Très savanti bacheliero,
              Quem estimo et honoro,
        Domandabo causam et rationem quare
              Opium facit dormire.

    bachelierus.

              Mihi a docto doctore
        Domandatur causam et rationem quare

              Opium facit dormire.
                A quoi respondeo,
                Quia est in eo
                Vertus dormitiva,
                Cujus est natura
                Sensus assoupire.

    chorus.

       Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.
          Bene, bene respondere.

    secundus doctor.

          [Proviso quod non displiceat,
       Domino præsidi, lequel n’est pas fat,
            Me benigne annuat,
          Cum totis doctoribus savantibus,
          Et assistantibus bienveillantibus,
       Dicat mihi un peu dominus prætendens,
          Raison a priori et evidens
            Cur rhubarba et le séne
            Per nos semper est ordonne
            Ad purgandum l’utramque bile.
            Si dicit hoc, erit valde habile.

    bachelierus.

       A docto doctore mihi, qui sum prætendens,
       Domandatur raison a priori et evidens
            Cur rhubarba et le séne
            Per nos semper est ordonne
            Ad purgandum l’utramque bile.
             Respondeo vobis,
             Quia est in illis
             Vertus purgativa,
             Cujus est natura
            Istas duas biles evacuare.

    chorus.

       Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    tertius doctor.

       Ex responsis, il paraît jam sole clarius
       Quod lepidum iste caput bachelierus
     Non passavit suam vitam ludendo au trictrac,
           Nec in prenando du tabac ;
     Sed explicit pourquoi furfur macrum et parvum lac,
     Cum phlebotomia et purgatione humorum,
     Appelantur a medisantibus idolæ medicorum,
           Nec non pontus asinorum ?
     Si premièrement grata sit domino præsidi
          Nostra libertas quæstionandi,
          Pariter dominis doctoribus
     Atque de tous ordres benignis auditoribus.

    bachelierus.

          Quærit a me dominus doctor

             Chrysologos, id est, qui dit d’or,
         Quare parvum lac et furfur macrum,
         Phlebotomia et purgatio humorum
       Appelantur a medisantibus idolæ medicorum,
             Atque pontus asinorum.
               Respondeo quia :
    Ista ordonnando non requiritur magna scientia,
             Et ex illis quatuor rebus
    Medici faciunt ludovicos, pistolas, et des quarts d’écus.

    chorus.

       Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    quartus doctor.

       Cum permissione domini præsidis,
          Doctissimæ Facultatis,
          Et totius his nostris actis
          Companiæ assistantis,
       Domandabo tibi, docte bacheliere,
            Quæ sunt remedia
      [Tam in homine quam in muliere]
            Quæ, in maladia
            Ditta hydropisia,
    [In malo caduco, apoplexia, convulsione et paralysia,]
            Convenit facere.

    bachelierus.

            Clysterium donare,
            Postea seignare,
            Ensuita purgare.

    chorus.

     
       Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    quintus doctor.

       Si bonum semblatur domino præsidi,
          Doctissimæ Facultati,
          Et companiæ ecoutanti,
       Domandabo tibi, erudite bacheliere,
       [Ut revenir un jour à la maison gravis ægre,
       Quæ remedia colicosis, fievrosis,
       Maniacis, nefreticis, freneticis,
         Melancolicis, demoniacis,
         Asthmaticis atque pulmonicis,
         Catharrosis, tussicolisis,
         Guttosis, ladris atque gallosis,
         In apostemasis plagis et ulcéré,
       In omni membro demis aut fracturé
            Covenit facere.]

    bachelierus.

            Clysterium donare,
            Postea seignare,
            Ensuita purgare.

    chorus.

     
       Bene, bene, bene, bene respondere.

          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    sextus doctor.

        [Cum bona venia reverendi præsidis,
           Filiorum Hippocratis,
        Et totius coronæ nos admirantis,
        Petam tibi, resolute bacheliere,
        Non indignus alumnus di Monspeliere,
          Quæ remedia cæcis, surdis, mutis,
      Manchotis, claudis, atque omnibus estropiatis,
    Pro coris pedum, malum de dentibus, pesta, rabie
    Et nimis magna commotione in omni novo marie.
             Convenit facere.

    bachelierus.

             Clysterium donare,
             Postea seignare,
             Ensuita purgare.

    chorus.

     
      Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    septimus doctor.

     
            Super illas maladias,
         Dominus bachelierus dixit maravillas ;
      Mais, si non ennuyo doctissimam facultatem
         Et totam honorabilem companiam
    Tam corporaliter quam mentaliter hic præsentem,
           Faciam illi unam quaestionem ;
            De hiero maladus unus
            Tombavit in meas manus,
      Homo qualitatis et dives comme un Crésus.
      Habet grandam fievram cum redoublamentis,
            Grandam dolorem capitis,
      Cum troublatione spiriti et laxamento ventris ;
         Grandum insuper malum au côté,]
            Cum granda difficultate
            Et pena a respirare.
              Veuillas mihi dire,
              Docte bacheliere,
              Quid illi facere.

    bachelierus.

             Clysterium donare,
             Postea seignare,
             Ensuita purgare.

    chorus.

       Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    idem doctor.

             Mais, si maladia
             Opiniatria
           [Ponendo medicum a quia]
             Non vult se guarire,
             Quid illi facere ?

    bachelierus.

             Clysterium donare,
             Postea seignare,
             Ensuita purgare.
       Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

    chorus.

       Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    octavus doctor.

         [Impetro favorabile congé
           A domino præside,
         Ab electa trouppa doctorum,
      Tam practicantium quam practica avidorum,
         Et a curiosa turba badodorum.
            Ingeniose bacheliere
        Qui non potuit esse jusqu’ici déferré,
     Faciam tibi unam questionem de importantia.
       Messiores, detur nobis audiencia.
         Isto die bene mane,
        Paulo ante mon déjeuné,
       Venit ad me una domicella
          Italiana jadis bella,
       Et ut penso encore un peu pucella,
         Quæ habebat pallidos colores,
     Fievram blancam dicunt magis fini doctores,
         Quia plaigniebat se de migraina,
             De curta halena,
          De granda oppressione,
     Jambarum enflatura, et effroyabili lassitudine ;
             De batimento cordis,
          De strangulamento matris,
        Alio nomine vapor bystérique,
     Quæ, sicut omnes maladiæ terminatæ en ique,
          Facit a Galien la nique.
     Visagium apparebat bouffietum, et coloris
       Tantum vertæ quantum merda anseris,
     Ex pulsu petito valde frequens, et urina mala
         Quam apportaverat in fiola
     Non videbatur exempta de febricules ;

        Au reste, tam debilis quod venerat
                De son grabat
           In cavallo sur une mule,
           Non habuerat menses suos
        Ab illa die qui dicitur des grosses eaux ;
           Sed contabat mihi à l’oreille
        Che si non era morta, c’était grand merveille
           Perché in suo negotio
        Era un poco d’amore, et troppo di cordoglio,
        Che suo galanto sen era andato in Allemagna
        Servire al signor Brandeburg una campagna.
        Usque ad maintenant multi charlatani,
        Medici, apothicari, et chirurgiani
        Pro sua maladia in vano travaillaverunt,
    Juxta même las novas gripas istius bouru Van Helmont
        Amploiantes ab oculis cancri, ad Alcahest ;
           Veuillas mihi dire quid superest,
           Juxta orthodoxos, illi facere.

    bachelierus.

             Clysterium donare,
             Postea seignare,
             Ensuita purgare.

    chorus.

       Bene, bene, bene, bene respondere.
          Dignus, dignus est intrare
          In nostro docto corpore.

    idem doctor.

         Mais si tam grandum bouchamentum
             Partium naturalium,
             Mortaliter obstinatum,
             Per clysterium donare,
                 Seignare
           Et reiterando cent fois purgare,
           Non potest se guarire,
      Finaliter quid trovaris à propos illi facere ?

    bachelierus.

     
    In nomine Hippocratis benedictam cum bono
         Garçone conjunctionem imperare.]

    præses.

           Juras gardare statuta
           Per Facultatem præscripta,
           Cum sensu et jugeamento ?

    bachelierus.

                   Juro.

    præses.

           Essere in omnibus
           Consultationibus
            Ancieni aviso,
             Aut bono,
            Aut mauvaiso !

    bachelierus.

     
                   Juro.

    præses.

         De non jamais te servire

         De remediis aucunis,
      Quam de ceux seulement almæ Facultatis,
         Maladus dût-il crevare,
         Et mori de suo malo ?

    bachelierus.

                   Juro.

    præses.

         Ego, cum isto boneto
         Venerabili et docto,
         Dono tibi et concedo
     [Puissanciam, vertutem atque licentiam
     Medicinam cum methodo faciendi :
                   Id est,
               Clysterizandi,
                 Seignandi,
                 Purgandi,
                Sangsuandi,
                Ventousandi,
               Scarificandi,
                 Perçandi,
                 Taillandi,
                  Coupandi,
                 Trepanandi,
                  Brulandi,
    Uno verbo, selon les formes, atque impune occidendi
       Parisiis et per totam terram ;
    Rendes, Domine, his messioribus gratiam.

    DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Tous les chirurgiens et apothicaires viennent lui faire la révérence en cadence.

    bachelierus.

           Grandes doctores doctrinæ
           De la rhubarbe et du séne,
      Ce seroit sans douta à moi chosa folla,
           Inepta et ridicula,
           Si j’alloibam m’engageare
           Vobis louangeas donare,
         Et entreprenoibam ajoutare
           Des lumieras au soleillo,
           Des etoilas au cielo,
           Des flammas à l’inferno

           Des ondas à l’oceano,
           Et des rosas au printano,
         Agreate qu’avec uno moto,
           Pro toto remercimento,
         Rendam gratias corpori tam docto.
             Vobis, vobis debeo
       Bien plus qu’à nature et qu’à patri meo :
           Natura et pater meus
           Hominem me habent factum ;
           Mais vos me (ce qui est bien plus)
           Avetis factum medicum :
           Honor, favor et gratia,
           Qui, in hoc corde que voilà,
           Imprimant ressentimenta
           Qui dureront in secula.

    chorus.

       Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
         Novus doctor, qui tam bene parlat !
       Mille, mille annis, et manget et bibat,
              Et seignet et tuat !

    TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Tous les chirurgiens et les apothicaires dansent au son des instruments et des voix, et des battements de mains, et des mortiers d’apothicaires.

    chirurgus.

           Puisse-t-il voir doctas
           Suas ordonnancias,
           Omnium chirurgorum
           Et apothicarum
           Remplire boutiquas !

    chorus.

       Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
         Novus doctor, qui tam bene parlat !
       Mille, mille annis, et manget et bibat,
              Et seignet et tuat !

    apothicarius.

     
            [Puissent toti anni
            Lui essere boni
            Et favorabiles
            Et n’habere jamais
         Entre ses mains, pestas, epidemias
            Quæ sunt malas bestias ;
           Mais semper pluresias, pulmonias
          In renibus et vessia pierras,
    Rhumatismos d’un anno, et omnis generis fievras,
     Fluxus de sanguine, gouttas diabolicas.
    Mala de sancto Joanne, Poitevinorum colicas

    Scorbutum de Hollandia, verolas parvas et grossas
        Bonos chancros atque longas callidopissas.

    bachelierus.

                 Amen.]

    chorus.

       Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
         Novus doctor, qui tam bene parlat !
       Mille, mille annis, et manget et bibat,
              Et seignet et tuat !

    QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les médecins, les chirurgiens et les apothicaires sortent tous, selon leur rang, en cérémonie, comme ils sont entrés.

    FIN DU MALADE IMAGINAIRE

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  • Molière : Les Femmes savantes

    1672

    ACTE PREMIER.

    Scène I.

    Armande, Henriette.


    Armande.
    Quoi ! le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
    Dont vous voulez quitter la charmante douceur ?
    Et de vous marier vous osez faire fête ?
    Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête ?

    Henriette.
    Oui, ma sœur.

    Armande.
     Ah ! ce oui se peut-il supporter ?
    Et sans un mal de cœur sauroit-on l’écouter ?

    Henriette.
    Qu’a donc le mariage en soi qui vous oblige,
    Ma sœur… ?

    Aramande.
     Ah ! mon Dieu ! fi !

    Henriette.
    Comment ?

    Armande.
    Ah ! fi ! vous dis-je.
    Ne concevez-vous point ce que, dès qu’on l’entend,
    Un tel mot à l’esprit offre de dégoûtant,
    De quelle étrange image on est par lui blessée,
    Sur quelle sale vue il traîne la pensée ?
    N’en frissonnez-vous point ? et pouvez-vous, ma sœur,
    Aux suites de ce mot résoudre votre cœur ?

    Henriette.
    Les suites de ce mot, quand je les envisage,
    Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
    Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
    Qui blesse la pensée, et fasse frissonner.

    Armande.
    De tels attachements, ô ciel ! sont pour vous plaire ?

    Henriette.
    Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire
    Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,
    Un homme qui vous aime et soit aimé de vous ;
    Et, de cette union de tendresse suivie,
    Se faire les douceurs d’une innocente vie ?
    Ce nœud bien assorti n’a-t-il pas des appas ?

    Armande.
    Mon Dieu, que votre esprit est d’un étage bas !
    Que vous jouez au monde un petit personnage,
    De vous claquemurer aux choses du ménage,
    Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants
    Qu’une idole d’époux et des marmots d’enfants !
    Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,

    Les bas amusements de ces sortes d’affaires.
    À de plus hauts objets élevez vos desirs,
    Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,
    Et, traitant de mépris les sens et la matière,
    À l’esprit, comme nous, donnez-vous tout entière
    Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,
    Que du nom de savante on honore en tous lieux :
    Tâchez, ainsi que moi, de vous montrer sa fille :
    Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,
    Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs
    Que l’amour de l’étude épanche dans les cœurs.
    Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie,
    Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,
    Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,
    Et donne à la raison l’empire souverain,
    Soumettant à ses lois la partie animale,
    Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.
    Ce sont là les beaux feux, les doux attachements
    Qui doivent de la vie occuper les moments ;
    Et les soins où je vois tant de femmes sensibles
    Me paroissent aux yeux des pauvretés horribles.

    Henriette.
    Le ciel, dont nous voyons que l’ordre est tout-puissant,
    Pour différents emplois nous fabrique en naissant ;
    Et tout esprit n’est pas composé d’une étoffe
    Qui se trouve taillée à faire un philosophe.
    Si le vôtre est né propre aux élévations
    Où montent des savants les spéculations,
    Le mien est fait, ma sœur, pour aller terre à terre,
    Et dans les petits soins son foible se resserre.
    Ne troublons point du ciel les justes règlements ;
    Et de nos deux instincts suivons les mouvements.
    Habitez, par l’essor d’un grand et beau génie,
    Les hautes régions de la philosophie,
    Tandis que mon esprit, se tenant ici-bas,
    Goûtera de l’hymen les terrestres appas.
    Ainsi, dans nos desseins l’une à l’autre contraire,
    Nous saurons toutes deux imiter notre mère :
    Vous, du côté de l’âme et des nobles desirs ;

    Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs ;
    Vous, aux productions d’esprit et de lumière ;
    Moi, dans celles, ma sœur, qui sont de la matière.

    Armande.
    Quand sur une personne on prétend se régler,
    C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler,
    Et ce n’est point du tout la prendre pour modèle,
    Ma sœur, que de tousser et de cracher comme elle !

    Henriette.
    Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,
    Si ma mère n’eût eu que de ces beaux côtés ;
    Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie
    N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.
    De grace souffrez-moi par un peu de bonté
    Des bassesses à qui vous devez la clarté ;
    Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,
    Quelque petit savant qui veut venir au monde.

    Armande.
    Je vois que votre esprit ne peut être guéri
    Du fol entêtement de vous faire un mari :
    Mais sachons, s’il vous plaît, qui vous songez à prendre ?
    Votre visée au moins n’est pas mise à Clitandre.

    Henriette.
    Et par quelle raison n’y seroit-elle pas ?
    Manque-t-il de mérite ? est-ce un choix qui soit bas ?

    Armande.
    Non ; mais c’est un dessein qui seroit malhonnête,
    Que de vouloir d’une autre enlever la conquête ;
    Et ce n’est pas un fait dans le monde ignoré,
    Que Clitandre ait pour moi hautement soupiré.

    Henriette.
    Oui ; mais tous ces soupirs chez vous sont choses vaines,
    Et vous ne tombez point aux bassesses humaines ;
    Votre esprit à l’hymen renonce pour toujours,
    Et la philosophie a toutes vos amours.

    Ainsi, n’ayant au cœur nul dessein pour Clitandre,
    Que vous importe-t-il qu’on y puisse prétendre ?

    Armande.
    Cet empire que tient la raison sur les sens
    Ne fait pas renoncer aux douceurs des encens ;
    Et l’on peut pour époux refuser un mérite
    Que pour adorateur on veut bien à sa suite.

    Henriette.
    Je n’ai pas empêché qu’à vos perfections
    Il n’ait continué ses adorations ;
    Et je n’ai fait que prendre, au refus de votre ame,
    Ce qu’est venu m’offrir l’hommage de sa flamme.

    Armande.
    Mais à l’offre des vœux d’un amant dépité
    Trouvez-vous, je vous prie, entière sûreté ?
    Croyez-vous pour vos yeux sa passion bien forte,
    Et qu’en son cœur pour moi toute flamme soit morte ?

    Henriette.
    Il me l’a dit, ma sœur ; et, pour moi, je le croi.

    Armande.
    Ne soyez pas, ma sœur, d’une si bonne foi ;
    Et croyez, quand il dit qu’il me quitte et vous aime,
    Qu’il n’y songe pas bien, et se trompe lui-même.

    Henriette.
    Je ne sais ; mais enfin, si c’est votre plaisir,
    Il nous est bien aisé de nous en éclaircir :
    Je l’aperçois qui vient ; et sur cette matière,
    Il pourra nous donner une pleine lumière.

    Scène II.

    Clitandre, Armande, Henriette.


    Henriette.
    Pour me tirer d’un doute où me jette ma sœur,
    Entre elle et moi, Clitandre, expliquez votre cœur,
    Découvrez-en le fond, et nous daignez apprendre
    Qui de nous à vos vœux est en droit de prétendre.

    Armande.
    Non, non, je ne veux point à votre passion
    Imposer la rigueur d’une explication :
    Je ménage les gens, et sais comme embarrasse
    Le contraignant effort de ces aveux en face.


    Clitandre.
    Non, Madame, mon cœur qui dissimule peu,
    Ne sent nulle contrainte à faire un libre aveu.
    Dans aucun embarras un tel pas ne me jette ;
    Et j’avouerai tout haut d’une âme franche et nette,
    Que les tendres liens où je suis arrêté,

    (Montrant Henriette.)

    Mon amour et mes vœux, sont tout de ce côté.
    Qu’à nulle émotion cet aveu ne vous porte ;
    Vous avez bien voulu les choses de la sorte.
    Vos attraits m’avoient pris, et mes tendres soupirs
    Vous ont assez prouvé l’ardeur de mes desirs ;
    Mon cœur vous consacroit une flamme immortelle :
    Mais vos yeux n’ont pas cru leur conquête assez belle
    J’ai souffert sous leur joug cent mépris différents ;
    Ils régnoient sur mon ame en superbes tyrans ;
    Et je me suis cherché, lassé de tant de peines,
    Des vainqueurs plus humains, et de moins rudes chaînes.

    (Montrant Henriette.)

    Je les ai rencontrés, Madame, dans ces yeux,
    Et leurs traits à jamais me seront précieux ;
    D’un regard pitoyable ils ont séché mes larmes,
    Et n’ont pas dédaigné le rebut de vos charmes ;
    De si rares bontés m’ont si bien su toucher,
    Qu’il n’est rien qui me puisse à mes fers arracher,
    Et j’ose maintenant vous conjurer, Madame,
    De ne vouloir tenter nul effort sur ma flamme,
    De ne point essayer à rappeler un cœur
    Résolu de mourir dans cette douce ardeur.

    Armande.
    Hé ! qui vous dit, monsieur, que l’on ait cette envie,
    Et que de vous enfin si fort on se soucie ?
    Je vous trouve plaisant, de vous le figurer,
    Et bien impertinent de me le déclarer.

    Henriette.
    Hé ! doucement, ma sœur. Où donc est la morale

    Qui sait si bien régir la partie animale,
    Et retenir la bride aux efforts du courroux ?

    Armande.
    Mais vous qui m’en parlez, où la pratiquez-vous,
    De répondre à l’amour que l’on vous fait paraître,
    Sans le congé de ceux qui vous ont donné l’être ?
    Sachez que le devoir vous soumet à leurs lois,
    Qu’il ne vous est permis d’aimer que par leur choix,
    Qu’ils ont sur votre cœur l’autorité suprême,
    Et qu’il est criminel d’en disposer vous-même.

    Henriette.
    Je rends grâce aux bontés que vous me faites voir,
    De m’enseigner si bien les choses du devoir ;
    Mon cœur sur vos leçons veut régler sa conduite,
    Et pour vous faire voir, ma sœur, que j’en profite,
    Clitandre, prenez soin d’appuyer votre amour
    De l’agrément de ceux dont j’ai reçu le jour,
    Faites-vous sur mes vœux un pouvoir légitime,
    Et me donnez moyen de vous aimer sans crime.

    Clitandre.
    J’y vais de tous mes soins travailler hautement,
    Et j’attendais de vous ce doux consentement.

    Armande.
    Vous triomphez, ma sœur, et faites une mine
    À vous imaginer que cela me chagrine.

    Henriette.
    Moi, ma sœur, point du tout ; je sais que sur vos sens
    Les droits de la raison sont toujours tout-puissants,
    Et que par les leçons qu’on prend dans la sagesse,
    Vous êtes au-dessus d’une telle faiblesse.
    Loin de vous soupçonner d’aucun chagrin, je croi
    Qu’ici vous daignerez vous employer pour moi,
    Appuyer sa demande, et de votre suffrage
    Presser l’heureux moment de notre mariage.
    Je vous en sollicite, et pour y travailler…

    Armande.
    Votre petit esprit se mêle de railler,
    Et d’un cœur qu’on vous jette on vous voit toute fière.

    Henriette.
    Tout jeté qu’est ce cœur, il ne vous déplaît guère ;
    Et si vos yeux sur moi le pouvaient ramasser,

    Ils prendroient aisément le soin de se baisser.

    Armande.
    À répondre à cela je ne daigne descendre ;
    Et ce sont sots discours qu’il ne faut pas entendre.

    Henriette.
    C’est fort bien fait à vous, et vous nous faites voir
    Des modérations qu’on ne peut concevoir.

    Scène III.

    Clitandre, Henriette.

    Henriette.
    Votre sincère aveu ne l’a pas peu surprise.

    Clitandre.
    Elle mérite assez une telle franchise ;
    Et toutes les hauteurs de sa folle fierté
    Sont dignes, tout au moins de ma sincérité.
    Mais, puisqu’il m’est permis, je vais à votre père,
    Madame…

    Henriette.
     Le plus sûr est de gagner ma mère.
    Mon père est d’une humeur à consentir à tout ;
    Mais il met peu de poids aux choses qu’il résout ;
    Il a reçu du ciel certaine bonté d’ame,
    Qui le soumet d’abord à ce que veut sa femme.
    C’est elle qui gouverne, et, d’un ton absolu,
    Elle dicte pour loi ce qu’elle a résolu.
    Je voudrois bien vous voir pour elle et pour ma tante,
    Une ame, je l’avoue, un peu plus complaisante,
    Un esprit qui, flattant les visions du leur,
    Vous pût de leur estime attirer la chaleur.

    Clitandre.
    Mon cœur n’a jamais pu, tant il est né sincère,
    Même dans votre sœur flatter leur caractère ;
    Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.
    Je consens qu’une femme ait des clartés de tout :
    Mais je ne lui veux point la passion choquante
    De se rendre savante afin d’être savante ;
    Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
    Elle sache ignorer les choses qu’elle sait :
    De son étude enfin je veux qu’elle se cache ;
    Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,

    Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots
    Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.
    Je respecte beaucoup madame votre mère ;
    Mais je ne puis du tout approuver sa chimère,
    Et me rendre l’écho des choses qu’elle dit,
    Aux encens qu’elle donne à son héros d’esprit.
    Son monsieur Trissotin me chagrine, m’assomme ;
    Et j’enrage de voir qu’elle estime un tel homme.
    Qu’elle nous mette au rang des grands et beaux esprits
    Un benêt dont partout on siffle les écrits,
    Un pédant dont on voit la plume libérale
    D’officieux papiers fournir toute la halle.

    Henriette.
    Ses écrits, ses discours, tout m’en semble ennuyeux,
    Et je me trouve assez votre goût et vos yeux ;
    Mais, comme sur ma mère il a grande puissance,
    Vous devez vous forcer à quelque complaisance.
    Un amant fait sa cour où s’attache son cœur ;
    Il veut de tout le monde y gagner la faveur ;
    Et, pour n’avoir personne à sa flamme contraire,
    Jusqu’au chien du logis il s’efforce de plaire.

    Clitandre.
    Oui, vous avez raison ; mais Monsieur Trissotin
    M’inspire au fond de l’âme un dominant chagrin.
    Je ne puis consentir, pour gagner ses suffrages,
    À me déshonorer, en prisant ses ouvrages :
    C’est par eux qu’à mes yeux il a d’abord paru,
    Et je le connoissois avant que l’avoir vu.
    Je vis, dans le fatras des écrits qu’il nous donne,
    Ce qu’étale en tous lieux sa pédante personne,
    La constante hauteur de sa présomption,
    Cette intrépidité de bonne opinion,
    Cet indolent état de confiance extrême,
    Qui le rend en tout temps si content de soi-même,
    Qui fait qu’à son mérite incessamment il rit,
    Qu’il se sait si bon gré de tout ce qu’il écrit,

    Et qu’il ne voudroit pas changer sa renommée
    Contre tous les honneurs d’un général d’armée.

    Henriette.
    C’est avoir de bons yeux que de voir tout cela.

    Clitandre.
    Jusques à sa figure encor la chose alla,
    Et je vis, par les vers qu’à la tête il nous jette,
    De quel air il falloit que fût fait le poète ;
    Et j’en avois si bien deviné tous les traits,
    Que, rencontrant un homme un jour dans le Palais,
    Je gageai que c’étoit Trissotin en personne,
    Et je vis qu’en effet la gageure étoit bonne.

    Henriette.
    Quel conte !

    Clitandre.
    Non ; je dis la chose comme elle est.
    Mais je vois votre tante. Agréez, s’il vous plait,
    Que mon cœur lui déclare ici notre mystère,
    Et gagne sa faveur auprès de votre mère.

    Scène IV.

    Clitandre, Bélise.

    Clitandre.
    Souffrez, pour vous parler, madame, qu’un amant
    Prenne l’occasion de cet heureux moment,
    Et se découvre à vous de la sincère flamme…

    Bélise.
    Ah ! tout beau : gardez-vous de m’ouvrir trop votre ame.
    Si je vous ai su mettre au rang de mes amants,
    Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements,
    Et ne m’expliquez point, par un autre langage,
    Des desirs qui chez moi passent pour un outrage.
    Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas ;
    Mais qu’il me soit permis de ne le savoir pas.
    Je puis fermer les yeux sur vos flammes secrètes,
    Tant que vous vous tiendrez aux muets interprètes ;
    Mais, si la bouche vient à s’en vouloir mêler,

    Pour jamais de ma vue il vous faut exiler.

    Clitandre.
    Des projets de mon cœur ne prenez point d’alarme.
    Henriette, madame, est l’objet qui me charme ;
    Et je viens ardemment conjurer vos bontés
    De seconder l’amour que j’ai pour ses beautés.

    Bélise.
    Ah ! certes, le détour est d’esprit, je l’avoue :
    Ce subtil faux-fuyant mérite qu’on le loue ;
    Et, dans tous les romans où j’ai jeté les yeux,
    Je n’ai rien rencontré de plus ingénieux.

    Clitandre.
    Ceci n’est point du tout un trait d’esprit, madame ;
    Et c’est un pur aveu de ce que j’ai dans l’ame.
    Les cieux, par les liens d’une immuable ardeur,
    Aux beautés d’Henriette ont attaché mon cœur ;
    Henriette me tient sous son aimable empire,
    Et l’hymen d’Henriette est le bien où j’aspire.
    Vous y pouvez beaucoup, et tout ce que je veux,
    C’est que vous y daigniez favoriser mes vœux.

    Bélise.
    Je vois où doucement veut aller la demande,
    Et je sais sous ce nom ce qu’il faut que j’entende.
    La figure est adroite ; et, pour n’en point sortir,
    Aux choses que mon cœur m’offre à vous repartir,
    Je dirai qu’Henriette à l’hymen est rebelle,
    Et que, sans rien prétendre, il faut brûler pour elle.

    Clitandre.
    Eh ! madame, à quoi bon un pareil embarras ?
    Et pourquoi voulez-vous penser ce qui n’est pas ?

    Bélise.
    Mon Dieu ! point de façons. Cessez de vous défendre
    De ce que vos regards m’ont souvent fait entendre.
    Il suffit que l’on est contente du détour
    Dont s’est adroitement avisé votre amour,
    Et que, sous la figure où le respect l’engage,
    On veut bien se résoudre à souffrir son hommage,
    Pourvu que ses transports par l’honneur éclairés
    N’offrent à mes autels que des vœux épurés.

    Clitandre.
    Mais…

    Bélise.
     Adieu, pour ce coup ceci doit vous suffire,
    Et je vous ai plus dit que je ne voulois dire.

    Clitandre.
    Mais votre erreur…

    Bélise.
     Laissez. Je rougis maintenant,
    Et ma pudeur s’est fait un effort surprenant.

    Clitandre.
    Je veux être pendu, si je vous aime ; et sage…

    Bélise.
    Non, non, je ne veux rien entendre davantage.

    Scène V.


    Clitandre, seul.
    Diantre soit de la folle avec ses visions !
    A-t-on rien vu d’égal à ces préventions ?
    Allons commettre un autre au soin que l’on me donne,
    Et prenons le secours d’une sage personne.


    fin du premier acte.

    ACTE SECOND.

    Scène I.


    Ariste, quittant Clitandre, et lui parlant encore.
    Oui, je vous porterai la réponse au plus tôt ;
    J’appuierai, presserai, ferai tout ce qu’il faut.
    Qu’un amant, pour un mot, a de choses à dire !
    Et qu’impatiemment il veut ce qu’il desire !
    Jamais…

    Scène II.

    Chrysale, Ariste.

    Ariste.
     Ah ! Dieu vous gard’, mon frère !

    Chrysale.
    Et vous aussi,
    Mon frère !

    Ariste.
    Savez-vous ce qui m’amène ici ?

    Chrysale.
    Non ; mais, si vous voulez, je suis prêt à l’entendre.

    Ariste.
    Depuis assez longtemps vous connoissez Clitandre ?

    Chrysale.
    Sans doute, et je le vois qui fréquente chez nous.

    Ariste.
    En quelle estime est-il, mon frère, auprès de vous ?

    Chrysale.
    D’homme d’honneur, d’esprit, de cœur, et de conduite ;
    Et je vois peu de gens qui soient de son mérite.

    Ariste.
    Certain desir qu’il a conduit ici mes pas,
    Et je me réjouis que vous en fassiez cas.

    Chrysale.
    Je connus feu son père en mon voyage à Rome.

    Ariste.
    Fort bien.

    Chrysale.
     C’étoit, mon frère, un fort bon gentilhomme.

    Ariste.
    On le dit.

    Chrysale.
     Nous n’avions alors que vingt-huit ans,
    Et nous étions, ma foi, tous deux de verts galants.

    Ariste.
    Je le crois.

    Chrysale.
     Nous donnions chez les dames romaines,
    Et tout le monde, là, parlait de nos fredaines :
    Nous faisions des jaloux.

    Ariste.
     Voilà qui va des mieux ;
    Mais venons au sujet qui m’amène en ces lieux.

    Scène III.

    Bélise, entrant doucement, et écoutant ; Chrysale, Ariste.

    Ariste.
    Clitandre auprès de vous me fait son interprète,
    Et son cœur est épris des grâces d’Henriette.

    Chrysale.
    Quoi ! de ma fille ?

    Ariste.
     Oui ; Clitandre en est charmé,
    Et je ne vis jamais amant plus enflammé.

    Bélise.
    Non, non ; je vous entends. Vous ignorez l’histoire,
    Et l’affaire n’est pas ce que vous pouvez croire.

    Ariste.
    Comment, ma sœur ?

    Bélise.
     Clitandre abuse vos esprits ;
    Et c’est d’un autre objet que son cœur est épris.

    Ariste.
    Vous raillez. Ce n’est pas Henriette qu’il aime ?

    Bélise.
    Non ; j’en suis assurée.

    Ariste.
     Il me l’a dit lui-même.

    Bélise.
    Hé ! oui.

    Ariste.
     Vous me voyez, ma sœur, chargé par lui
    D’en faire la demande à son père aujourd’hui.

    Bélise.
    Fort bien.

    Ariste.
     Et son amour même m’a fait instance
    De presser les moments d’une telle alliance.

    Bélise.
    Encor mieux. On ne peut tromper plus galamment.
    Henriette entre nous est un amusement,
    Un voile ingénieux, un prétexte, mon frère,
    À couvrir d’autres feux dont je sais le mystère ;
    Et je veux bien, tous deux, vous mettre hors d’erreur.

    Ariste.
    Mais puisque vous savez tant de choses, ma sœur,
    Dites-nous, s’il vous plait, cet autre objet qu’il aime.

    Bélise.
    Vous le voulez savoir ?

    Ariste.
     Oui. Quoi ?

    Bélise.
     Moi.

    Ariste.
     Vous ?

    Bélise.
     Moi-même.

    Ariste.
    Hai, ma sœur !

    Bélise.
    Qu’est-ce donc que veut dire ce hai ?
    Et qu’a de surprenant le discours que je fai ?
    On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire
    Qu’on n’a pas pour un cœur soumis à son empire ;
    Et Dorante, Damis, Cléonte, et Lycidas,
    Peuvent bien faire voir qu’on a quelques appas.

    Ariste.
    Ces gens vous aiment ?

    Bélise.
     Oui, de toute leur puissance.

    Ariste.
    Ils vous l’ont dit ?

    Bélise.
     Aucun n’a pris cette licence,
    Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour,
    Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour.
    Mais pour m’offrir leur cœur et vouer leur service,
    Les muets truchements ont tous fait leur office.

    Ariste.
    On ne voit presque point céans venir Damis.

    Bélise.
    C’est pour me faire voir un respect plus soumis.

    Ariste.
    De mots piquants, partout, Dorante vous outrage.

    Bélise.
    Ce sont emportements d’une jalouse rage.

    Ariste.
    Cléonte et Lycidas ont pris femme tous deux.

    Bélise.
    C’est par un désespoir où j’ai réduit leurs feux.

    Ariste.
    Ma foi, ma chère sœur, vision toute claire.

    Chrysale, à Bélise.
    De ces chimères-là vous devez vous défaire.

    Bélise.
    Ah ! chimères ! ce sont des chimères, dit-on.
    Chimères, moi ! Vraiment, chimères est fort bon !
    Je me réjouis fort de chimères, mes frères ;
    Et je ne savois pas que j’eusse des chimères.

    Scène IV.

    Chrysale, Ariste.

    Chrysale.
    Notre sœur est folle, oui.

    Ariste.
     Cela croît tous les jours.
    Mais, encore une fois, reprenons le discours.

    Clitandre vous demande Henriette pour femme ;
    Voyez quelle réponse on doit faire à sa flamme.

    Chrysale.
    Faut-il le demander ? J’y consens de bon cœur,
    Et tiens son alliance à singulier honneur.

    Ariste.
    Vous savez que de bien il n’a pas l’abondance,
    Que…

    Chrysale.
     C’est un intérêt qui n’est pas d’importance ;
    Il est riche en vertu, cela vaut des trésors :
    Et puis son père et moi n’étions qu’un en deux corps.

    Ariste.
    Parlons à votre femme, et voyons à la rendre
    Favorable…

    Chrysale.
     Il suffit, je l’accepte pour gendre.

    Ariste.
    Oui, mais, pour appuyer votre consentement,
    Mon frère, il n’est pas mal d’avoir son agrément.
    Allons…

    Chrysale.
     Vous moquez-vous ? Il n’est pas nécessaire.
    Je réponds de ma femme, et prends sur moi l’affaire.

    Ariste.
    Mais…

    Chrysale.
     Laissez faire, dis-je, et n’appréhendez pas.
    Je la vais disposer aux choses de ce pas.

    Ariste.
    Soit. Je vais là-dessus sonder votre Henriette,
    Et reviendrai savoir…

    Chrysale.
     C’est une affaire faite ;
    Et je vais à ma femme en parler sans délai.

    Scène V.

    Martine, Chrysale.

    Martine.
    Me voilà bien chanceuse ! Hélas ! l’en dit bien vrai,

    Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ;
    Et service d’autrui n’est pas un héritage.

    Chrysale.
    Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous, Martine ?

    Martine.
    Ce que j’ai ?

    Chrysale.
    Oui.

    Martine.
    J’ai que l’en me donne aujourd’hui mon congé,
    Monsieur.

    Chrysale.
     Votre congé ?

    Martine.
    Oui. Madame me chasse.

    Chrysale.
    Je n’entends pas cela. Comment ?

    Martine.
    On me menace,
    Si je ne sors d’ici, de me bailler cent coups.

    Chrysale.
    Non, vous demeurerez ; je suis content de vous.
    Ma femme bien souvent a la tête un peu chaude ;
    Et je ne veux pas, moi…

    Scène VI.

    Philaminte, Bélise, Chrysale, Martine.


    Philaminte, apercevant Martine.
     Quoi ! je vous vois, maraude !
    Vite, sortez, friponne ; allons, quittez ces lieux ;
    Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

    Chrysale.
    Tout doux.

    Philaminte.
     Non, c’en est fait.

    Chrysale.
     Hé !

    Philaminte.
     Je veux qu’elle sorte.

    Chrysale.
    Mais qu’a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte… ?

    Philaminte.
    Quoi ! vous la soutenez ?

    Chrysale.
     En aucune façon.

    Philaminte.
    Prenez-vous son parti contre moi ?

    Chrysale.
     Mon Dieu ! non,
    Je ne fais seulement que demander son crime.

    Philaminte.
    Suis-je pour la chasser sans cause légitime ?

    Chrysale.
    Je ne dis pas cela, mais il faut de nos gens…

    Philaminte.
    Non ; elle sortira, vous dis-je, de céans.

    Chrysale.
    Hé bien ! oui. Vous dit-on quelque chose là contre ?

    Philaminte.
    Je ne veux point d’obstacle aux desirs que je montre.

    Chrysale.
    D’accord.

    Philaminte.
     Et vous devez, en raisonnable époux,
    Être pour moi contre elle, et prendre mon courroux.

    Chrysale.
    Aussi fais-je.
    (Se tournant vers Martine.)
     Oui, ma femme avec raison vous chasse
    Coquine, et votre crime est indigne de grace.

    Martine.
    Qu’est-ce donc que j’ai fait ?

    Chrysale, bas.
     Ma foi, je ne sais pas.

    Philaminte.
    Elle est d’humeur encore à n’en faire aucun cas.

    Chrysale.
    A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
    Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ?

    Philaminte.
    Voudrois-je la chasser, et vous figurez-vous
    Que pour si peu de chose on se mette en courroux ?

    Chrysale.
    (À Martine.)
    Qu’est-ce à dire ?
    (À Philaminte.)
     L’affaire est donc considérable ?

    Philaminte.
    Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable ?

    Chrysale.
    Est-ce qu’elle a laissé, d’un esprit négligent,
    Dérober quelque aiguière ou quelque plat d’argent ?

    Philaminte.
    Cela ne seroit rien.

    Chrysale, à Martine.
     Oh ! oh ! peste, la belle !
    (À Philaminte.)
    Quoi ? l’avez-vous surprise à n’être pas fidèle ?

    Philaminte.
    C’est pis que tout cela.

    Chrysale.
     Pis que tout cela !

    Philaminte.
     Pis !

    Chrysale.
    (À Martine.)
    Comment ! diantre, friponne !
    (À Philaminte.)
     Euh ! a-t-elle commis… ?

    Philaminte.
    Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille,
    Après trente leçons, insulté mon oreille
    Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas
    Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas.

    Chrysale.
    Est-ce là… ?

    Philaminte.
     Quoi ! toujours, malgré nos remontrances,

    Heurter le fondement de toutes les sciences,
    La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,
    Et les fait, la main haute obéir à ses lois !

    Chrysale.
    Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.

    Philaminte.
    Quoi ! vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ?

    Chrysale.
    Si fait.

    Philaminte.
     Je voudrois bien que vous l’excusassiez.

    Chrysale.
    Je n’ai garde.

    Bélise.
     Il est vrai que ce sont des pitiés.
    Toute construction est par elle détruite ;
    Et des lois du langage on l’a cent fois instruite.

    Martine.
    Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon,
    Mais je ne saurois, moi, parler votre jargon.

    Philaminte.
    L’impudente ! appeler un jargon le langage
    Fondé sur la raison et sur le bel usage !

    Martine.
    Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,
    Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

    Philaminte.
    Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ?
    Ne servent-pas de rien !

    Bélise.
    Ô cervelle indocile !
    Faut-il qu’avec les soins qu’on prend incessamment,
    On ne te puisse apprendre à parler congrûment ?
    De pas mis avec rien tu fais la récidive ;
    Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative.

    Martine.
    Mon Dieu, je n’avons pas étugué comme vous,
    Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

    Philaminte.
    Ah ! peut-on y tenir ?

    Bélise.
     Quel solécisme horrible !

    Philaminte.
    En voilà pour tuer une oreille sensible.

    Bélise.
    Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel !
    Je n’est qu’un singulier ; avons, est pluriel.
    Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?

    Martine.
    Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ?

    Philaminte.
    Ô Ciel !

    Bélise.
    Grammaire est prise à contre-sens par toi,
    Et je t’ai dit déjà d’où vient ce mot.

    Martine.
     Ma foi,
    Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil, ou de Pontoise,
    Cela ne me fait rien.

    Bélise.
     Quelle âme villageoise !
    La grammaire, du verbe et du nominatif,
    Comme de l’adjectif avec le substantif,
    Nous enseigne les lois.

    Martine.
     J’ai, madame, à vous dire
    Que je ne connois point ces gens-là.

    Philaminte.
     Quel martyre !

    Bélise.
    Ce sont les noms des mots ; et l’on doit regarder
    En quoi c’est qu’il les faut faire ensemble accorder.

    Martine.
    Qu’ils s’accordent entre eux, ou se gourment, qu’importe ?

    Philaminte, à Bélise.
    Hé ! mon Dieu ! finissez un discours de la sorte.
    (À Chrysale.)
    Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir ?

    Chrysale.
    Si fait.
    (À part.)
     À son caprice il me faut consentir.
    Va, ne l’irrite point ; retire-toi, Martine.

    Philaminte.
    Comment ! vous avez peur d’offenser la coquine !
    Vous lui parlez d’un ton tout à fait obligeant !

    Chrysale, bas.
    Moi ? Point.
    (D’un ton ferme.)
     Allons, sortez.
    (D’un ton plus doux.)
     Va-t’en, ma pauvre enfant.

    Scène VII.

    Philaminte, Chrysale, Bélise.

    Chrysale.
    Vous êtes satisfaite, et la voilà partie ;
    Mais je n’approuve point une telle sortie :
    C’est une fille propre aux choses qu’elle fait,
    Et vous me la chassez pour un maigre sujet.

    Philaminte.
    Vous voulez que toujours je l’aie à mon service,
    Pour mettre incessamment mon oreille au supplice,
    Pour rompre toute loi d’usage et de raison,
    Par un barbare amas de vices d’oraison,
    De mots estropiés, cousus, par intervalles,
    De proverbes traînés dans les ruisseaux des halles ?

    Bélise.
    Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours ;
    Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;
    Et les moindres défauts de ce grossier génie
    Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

    Chrysale.
    Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
    Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?
    J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,
    Elle accommode mal les noms avec les verbes,
    Et redise cent fois un bas ou méchant mot,
    Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.
    Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
    Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
    Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
    En cuisine peut-être auroient été des sots.

    Philaminte.
    Que ce discours grossier terriblement assomme !
    Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,
    D’être baissé sans cesse aux soins matériels,
    Au lieu de se hausser vers les spirituels !
    Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
    D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ?
    Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?

    Chrysale.
    Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin :
    Guenille, si l’on veut ; ma guenille m’est chère.

    Bélise.
    Le corps avec l’esprit fait figure, mon frère ;
    Mais, si vous en croyez tout le monde savant,
    L’esprit doit sur le corps prendre le pas devant ;
    Et notre plus grand soin, notre première instance,
    Doit être à le nourrir du suc de la science.

    Chrysale.
    Ma foi, si vous songez à nourrir votre esprit,
    C’est de viande bien creuse, à ce que chacun dit ;
    Et vous n’avez nul soin, nulle sollicitude
    Pour…

    Philaminte.
     Ah ! sollicitude à mon oreille est rude ;

    Il put étrangement son ancienneté.

    Bélise.
    Il est vrai que le mot est bien collet monté.

    Chrysale.
    Voulez-vous que je dise ? il faut qu’enfin j’éclate,
    Que je lève le masque, et décharge ma rate :
    De folles on vous traite, et j’ai fort sur le cœur…

    Philaminte.
    Comment donc ?

    Chrysale, à Bélise.
     C’est à vous que je parle, ma sœur.
    Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
    Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
    Vos livres éternels ne me contentent pas ;
    Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
    Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
    Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
    M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans,
    Cette longue lunette à faire peur aux gens,
    Et cent brimborions dont l’aspect importune ;
    Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
    Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
    Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
    Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
    Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
    Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
    Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
    Et régler la dépense avec économie,
    Doit être son étude et sa philosophie.
    Nos pères, sur ce point, étoient gens bien sensés,
    Qui disoient qu’une femme en sait toujours assez
    Quand la capacité de son esprit se hausse
    À connoitre un pourpoint d’avec un haut de chausse.

    Les leurs ne lisoient point, mais elles vivoient bien ;
    Leurs ménages étoient tout leur docte entretien ;
    Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
    Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
    Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs :
    Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
    Nulle science n’est pour elles trop profonde,
    Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde :
    Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
    Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.
    On y sait comme vont lune, étoile polaire,
    Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ;
    Et, dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
    On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.
    Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
    Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
    Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
    Et le raisonnement en bannit la raison… !
    L’un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire ;
    L’autre rêve à des vers, quand je demande à boire :
    Enfin, je vois par eux votre exemple suivi,
    Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.
    Une pauvre servante au moins m’étoit restée,
    Qui de ce mauvais air n’étoit point infectée ;
    Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
    À cause qu’elle manque à parler Vaugelas.
    Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse ;
    Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse.
    Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
    Et principalement ce Monsieur Trissotin :
    C’est lui qui, dans des vers, vous a tympanisées ;
    Tous les propos qu’il tient sont des billevesées.
    On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé ;
    Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.


    Philaminte.
    Quelle bassesse, ô ciel ! et d’ame et de langage !

    Bélise.
    Est-il de petits corps un plus lourd assemblage,
    Un esprit composé d’atomes plus bourgeois ?
    Et de ce même sang se peut-il que je sois ?
    Je me veux mal de mort d’être de votre race ;
    Et, de confusion, j’abandonne la place.

    Scène VIII.

    Philaminte, Chrysale.


    Philaminte.
    Avez-vous à lâcher encore quelque trait ?

    Chrysale.
    Moi ? Non. Ne parlons plus de querelle ; c’est fait.
    Discourons d’autre affaire. À votre fille aînée
    On voit quelque dégoût pour les nœuds d’hyménée ;
    C’est une philosophe enfin, je n’en dis rien ;
    Elle est bien gouvernée, et vous faites fort bien :
    Mais de toute autre humeur se trouve sa cadette ;
    Et je crois qu’il est bon de pourvoir Henriette,
    De choisir un mari…

    Philaminte.
    C’est à quoi j’ai songé,
    Et je veux vous ouvrir l’intention que j’ai.
    Ce Monsieur Trissotin, dont on nous fait un crime,
    Et qui n’a pas l’honneur d’être dans votre estime,
    Est celui que je prends pour l’époux qu’il lui faut ;
    Et je sais mieux que vous juger de ce qu’il vaut.
    La contestation est ici superflue ;
    Et de tout point chez moi l’affaire est résolue.
    Au moins ne dites mot du choix de cet époux ;
    Je veux à votre fille en parler avant vous.
    J’ai des raisons à faire approuver ma conduite,
    Et je connoitrai bien si vous l’aurez instruite.

    Scène IX.

    Ariste, Chrysale.

    Ariste.
    Hé bien ! la femme sort, mon frère, et je vois bien
    Que vous venez d’avoir ensemble un entretien.

    Chrysale.
    Oui.

    Ariste.
    Quel est le succès ? Aurons-nous Henriette ?
    A-t-elle consenti ? l’affaire est-elle faite ?

    Chrysale.
    Pas tout à fait encor.

    Ariste.
    Refuse-t-elle ?

    Chrysale.
    Non.

    Ariste.
    Est-ce qu’elle balance ?

    Chrysale.
    En aucune façon.

    Ariste.
    Quoi donc ?

    Chrysale.
    C’est que pour gendre elle m’offre un autre homme.

    Ariste.
    Un autre homme pour gendre ?

    Chrysale.
    Un autre.

    Ariste.
    Qui se nomme ?

    Chrysale.
    Monsieur Trissotin.

    Ariste.
    Quoi ? ce Monsieur Trissotin… ?

    Chrysale.
    Oui, qui parle toujours de vers et de latin.

    Ariste.
    Vous l’avez accepté ?

    Chrysale.
    Moi, point : à Dieu ne plaise !

    Ariste.
    Qu’avez-vous répondu ?

    Chrysale.
    Rien ; et je suis bien aise
    De n’avoir point parlé, pour ne m’engager pas.

    Ariste.
    La raison est fort belle, et c’est faire un grand pas.
    Avez-vous su du moins lui proposer Clitandre ?

    Chrysale.
    Non ; car, comme j’ai vu qu’on parloit d’autre gendre,
    J’ai cru qu’il étoit mieux de ne m’avancer point.

    Ariste.
    Certes, votre prudence est rare au dernier point.
    N’avez-vous point de honte, avec votre mollesse ?
    Et se peut-il qu’un homme ait assez de foiblesse
    Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu,
    Et n’oser attaquer ce qu’elle a résolu ?

    Ariste.
    Mon Dieu ! vous en parlez, mon frère, bien à l’aise,
    Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse.
    J’aime fort le repos, la paix et la douceur,
    Et ma femme est terrible avecque son humeur ;
    Du nom de philosophe elle fait grand mystère :
    Mais elle n’en est pas pour cela moins colère ;
    Et sa morale, faite à mépriser le bien,
    Sur l’aigreur de sa bile opère comme rien.
    Pour peu que l’on s’oppose à ce que veut sa tête,
    On en a pour huit jours d’effroyable tempête.
    Elle me fait trembler dès qu’elle prend son ton ;
    Je ne sais où me mettre, et c’est un vrai dragon ;
    Et cependant, avec toute sa diablerie,
    Il faut que je l’appelle et mon cœur et ma mie.

    Ariste.
    Allez, c’est se moquer. Votre femme, entre nous,
    Est, par vos lâchetés, souveraine sur vous.
    Son pouvoir n’est fondé que sur votre foiblesse.
    C’est de vous qu’elle prend le titre de maîtresse.
    Vous-même à ses hauteurs vous vous abandonnez,
    Et vous faites mener en bête par le nez.
    Quoi ! vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,
    Vous résoudre une fois à vouloir être un homme,

    À faire condescendre une femme à vos vœux,
    Et prendre assez de cœur pour dire un Je le veux !
    Vous laisserez, sans honte, immoler votre fille
    Aux folles visions qui tiennent la famille,
    Et de tout votre bien revêtir un nigaud,
    Pour six mots de latin qu’il leur fait sonner haut ;
    Un pédant qu’à tous coups votre femme apostrophe
    Du nom de bel esprit, et de grand philosophe,
    D’homme qu’en vers galants jamais on n’égala,
    Et qui n’est, comme on sait, rien moins que tout cela ?
    Allez, encore un coup, c’est une moquerie ;
    Et votre lâcheté mérite qu’on en rie.

    Chrysale.
    Oui, vous avez raison, et je vois que j’ai tort.
    Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,
    Mon frère !

    Ariste.
    C’est bien dit.

    Chrysale.
    C’est une chose infâme,
    Que d’être si soumis au pouvoir d’une femme.

    Ariste.
    Fort bien.

    Chrysale.
    De ma douceur elle a trop profité.

    Ariste.
    Il est vrai.

    Chrysale.
    Trop joui de ma facilité.

    Ariste.
    Sans doute.

    Chrysale.
    Et je lui veux faire aujourd’hui connoître
    Que ma fille est ma fille, et que j’en suis le maître,
    Pour lui prendre un mari qui soit selon mes vœux.

    Ariste.
    Vous voilà raisonnable, et comme je vous veux.

    Chrysale.
    Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure ;
    Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l’heure.

    Ariste.
    J’y cours tout de ce pas.

    Chrysale.
    C’est souffrir trop longtemps,
    Et je m’en vais être homme à la barbe des gens.


    fin du second acte.

    ACTE TROISIÈME.

    Scène I.

    Philaminte, Armande, Bélise, Trissotin, l’Épine.

    Philaminte.
    Ah ! mettons-nous ici pour écouter à l’aise
    Ces vers, que mot à mot il est besoin qu’on pèse.

    Armande.
    Je brûle de les voir.

    Bélise.
    Et l’on s’en meurt chez nous.

    Philaminte, à Trissotin.
    Ce sont charmes pour moi que ce qui part de vous.

    Armande.
    Ce m’est une douceur à nulle autre pareille.

    Bélise.
    Ce sont repas friands qu’on donne à mon oreille.

    Philaminte.
    Ne faites point languir de si pressants desirs.

    Armande.
    Dépêchez.

    Bélise.
    Faites tôt, et hâtez nos plaisirs.

    Philaminte.
    À notre impatience offrez votre épigramme.

    Trissotin.
    Hélas ! c’est un enfant tout nouveau né madame ;

    Son sort assurément a lieu de vous toucher,
    Et c’est dans votre cour que j’en viens d’accoucher.

    Philaminte.
    Pour me le rendre cher, il suffit de son père.

    Trissotin.
    Votre approbation lui peut servir de mère.

    Bélise.
    Qu’il a d’esprit !

    Scène II.

    Henriette, Philaminte, Armande, Bélise, Trissotin, l’Épine.


    Philaminte, à Henriette, qui veut se retirer.
    Holà ! pourquoi donc fuyez-vous ?

    Henriette.
    C’est de peur de troubler un entretien si doux.

    Philaminte.
    Approchez, et venez, de toutes vos oreilles
    Prendre part au plaisir d’entendre des merveilles.

    Henriette.
    Je sais peu les beautés de tout ce qu’on écrit,
    Et ce n’est pas mon fait que les choses d’esprit.

    Philaminte.
    Il n’importe : aussi bien ai-je à vous dire ensuite
    Un secret dont il faut que vous soyez instruite.

    Trissotin, à Henriette.
    Les sciences n’ont rien qui vous puisse enflammer,
    Et vous ne vous piquez que de savoir charmer.

    Henriette.
    Aussi peu l’un que l’autre ; et je n’ai nulle envie…

    Bélise.
    Ah ! songeons à l’enfant nouveau-né, je vous prie.

    Philaminte, à Lépine.
    Allons, petit garçon, vite de quoi s’asseoir.

    Lépine se laisse tomber.

    Voyez l’impertinent ! Est-ce que l’on doit choir,
    Après avoir appris l’équilibre des choses ?

    Bélise.
    De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes,
    Et qu’elle vient d’avoir, du point fixe, écarté
    Ce que nous appelons centre de gravité ?

    l’Épine.
    Je m’en suis aperçu, madame, étant par terre.

    Philaminte, à Lépine, qui sort.
    Le lourdaud !

    Trissotin.
    Bien lui prend de n’être pas de verre.

    Armande.
    Ah de l’esprit partout !

    Bélise.
    Cela ne tarit pas.

    (Ils s’asseyent.)


    Philaminte.
    Servez-nous promptement votre aimable repas.

    Trissotin.
    Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose,
    Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,
    Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal,
    De joindre à l’épigramme, ou bien au madrigal,
    Le ragoût d’un sonnet qui, chez une princesse,
    A passé pour avoir quelque délicatesse.
    Il est de sel attique assaisonné partout,
    Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût.

    Armande.
    Ah ! je n’en doute point.

    Philaminte.
    Donnons vite audience.

    Bélise, interrompant Trissotin chaque fois qu’il se dispose à lire.
    Je sens d’aise mon cœur tressaillir par avance.
    J’aime la poésie avec entêtement.
    Et surtout quand les vers sont tournés galamment.

    Philaminte.
    Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire.

    Trissotin.
    So…
    Bélise, à Henriette.
    Silence, ma nièce.

    Armande.
    Ah ! laissez le donc lire.

    Trissotin.
    Sonnet à la princesse Uranie, sur sa fievre.
    Votre prudence est endormie,
    De traiter magnifiquement,
    Et de loger superbement
    Votre plus cruelle ennemie.

    Bélise.
    Ah ! le joli début !

    Armande.
    Qu’il a le tour galant !

    Philaminte.
    Lui seul des vers aisés possède le talent !

    Armande.
    À prudence endormie il faut rendre les armes.

    Bélise.
    Loger son ennemie est pour moi plein de charmes.

    Philaminte.
    J’aime superbement et magnifiquement ;
    Ces deux adverbes joints font admirablement.

    Bélise.
    Prêtons l’oreille au reste.

    Trissotin.
    Votre prudence est endormie,
    De traiter magnifiquement,

    Et de loger superbement
    Votre plus cruelle ennemie.

    Armande.
    Prudence endormie !

    Bélise.
    Loger son ennemie !

    Philaminte.
    Superbement et magnifiquement !

    Trissotin.
    Faites-la sortir, quoi qu’on die,
    De votre riche appartement,
    Où cette ingrate insolemment
    Attaque votre belle vie.

    Bélise.
    Ah ! tout doux ! laissez-moi, de grace, respirer.

    Armande.
    Donnez-nous, s’il vous plaît, le loisir d’admirer.

    Philaminte.
    On se sent à ces vers, jusques au fond de l’ame,
    Couler je ne sais quoi qui fait que l’on se pâme.

    Armande.
    Faites-la sortir, quoi qu’on die,
    De votre riche appartement.
    Que riche appartement est là joliment dit !
    Et que la métaphore est mise avec esprit !

    Philaminte.
    Faites-la sortir, quoi qu’on die.
    Ah ! que ce quoi qu’on die est d’un goût admirable !
    C’est, à mon sentiment, un endroit impayable.

    Armande.
    De quoi qu’on die aussi mon cœur est amoureux.

    Bélise.
    Je suis de votre avis, quoi qu’on die est heureux.

    Armande.
    Je voudrois l’avoir fait.

    Bélise.
    Il vaut toute une pièce.

    Philaminte.
    Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse ?

    Armande et Bélise.
    Oh ! oh !

    Philaminte.
    Faites-la sortir, quoi qu’on die.
    Que de la fièvre on prenne ici les intérêts,
    N’ayez aucun égard, moquez-vous des caquets.
    Faites-la sortir, quoi qu’on die.
    Quoi qu’on die, quoi qu’on die.
    Ce quoi qu’on die en dit beaucoup plus qu’il ne semble.
    Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble ;
    Mais j’entends là-dessous un million de mots.

    Bélise.
    Il est vrai qu’il dit plus de choses qu’il n’est gros.

    Philaminte, à Trissotin.
    Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu’on die,
    Avez-vous compris, vous, toute son énergie ?
    Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu’il nous dit ?
    Et pensiez-vous alors y mettre tant d’esprit ?

    Trissotin.
    Hai ! hay !

    Armande.
     J’ai fort aussi l’ingrate dans la tête,
    Cette ingrate de fièvre, injuste, malhonnête,
    Qui traite mal les gens qui la logent chez eux.

    Philaminte.
    Enfin les quatrains sont admirables tous deux.
    Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie.

    Armande.
    Ah ! s’il vous plaît, encore une fois quoi qu’on die.

    Trissotin.
    Faites-la sortir, quoi qu’on die,

    Philaminte, Armande et Bélise.
    Quoi qu’on die !

    Trissotin.
    De votre riche appartement,

    Philaminte, Armande et Bélise.
    Riche appartement !

    Trissotin.
    Où cette ingrate insolemment,

    Philaminte, Armande et Bélise.
    Cette ingrate de fièvre !

    Trissotin.
    Attaque votre belle vie.

    Philaminte.
    Votre belle vie !

    Armande et Bélise.
    Ah !

    Trissotin.
    Quoi ! sans respecter votre rang,
    Elle se prend à votre sang,

    Philaminte, Armande et Bélise.
    Ah !

    Trissotin.
    Et nuit et jour vous fait outrage !
    Si vous la conduisez aux bains,
    Sans la marchander davantage,
    Noyez-la de vos propres mains.

    Philaminte.
    On n’en peut plus.

    Bélise.
     On pâme.

    Armande.
    On se meurt de plaisir.

    Philaminte.
    De mille doux frissons vous vous sentez saisir.

    Armande.
    Si vous la conduisez aux bains,

    Bélise.
    Sans la marchander davantage,

    Philaminte.
    Noyez-la de vos propres mains.
    De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains.

    Armande.
    Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant.

    Bélise.
    Partout on s’y promène avec ravissement.

    Philaminte.
    On n’y sauroit marcher que sur de belles choses.

    Armande.
    Ce sont petits chemins tout parsemés de roses.

    Trissotin.
    Le sonnet donc vous semble…

    Philaminte.
    Admirable, nouveau :
    Et personne jamais n’a rien fait de si beau.

    Bélise.
    Quoi ! sans émotion pendant cette lecture !
    Vous faites là, ma nièce, une étrange figure !

    Henriette.
    Chacun fait ici-bas la figure qu’il peut,
    Ma tante ; et bel esprit, il ne l’est pas qui veut.

    Trissotin.
    Peut-être que mes vers importunent madame.

    Henriette.
    Point. Je n’écoute pas.

    Philaminte.
    Ah ! voyons l’épigramme.

    Trissotin.
    Sur un carrosse de couleur amarante donné à une dame de ses amis.

    Philaminte. Ces titres ont toujours quelque chose de rare.

    Armande.
    À cent beaux traits d’esprit leur nouveauté prépare.

    Trissotin.
    L’amour si chèrement m’a vendu son lien,

    Bélise, Armande et Philaminte.
    Ah !

    Trissotin.
    Qu’il m’en coûte déjà la moitié de mon bien ;
    Et quand tu vois ce beau carrosse,
    Où tant d’or se relève en bosse,
    Qu’il étonne tout le pays,
    Et fait pompeusement triompher ma Laïs…

    Philaminte.
    Ah ! ma Laïs ! voilà de l’érudition.

    Bélise.
    L’enveloppe est jolie, et vaut un million.

    Trissotin.
    Et quand tu vois ce beau carrosse,
    Où tant d’or se relève en bosse,
    Qu’il étonne tout le pays,
    Et fait pompeusement triompher ma Laïs,
    Ne dis plus qu’il est amarante,
    Dis plutôt qu’il est de ma rente.

    Armande.
    Oh ! oh ! oh ! celui-là ne s’attend point du tout.

    Philaminte.
    On n’a que lui qui puisse écrire de ce goût.

    Bélise.
    Ne dis plus qu’il est amarante :
    Dis plutôt qu’il est de ma rente.
    Voilà qui se décline : ma rentede ma renteà ma rente.

    Philaminte.
    Je ne sais, du moment que je vous ai connu,
    Si, sur votre sujet, j’eus l’esprit prévenu,
    Mais j’admire partout vos vers et votre prose.

    Trissotin, à Philaminte.
    Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose,
    À notre tour aussi nous pourrions admirer.

    Philaminte.
    Je n’ai rien fait en vers ; mais j’ai lieu d’espérer
    Que je pourrai bientôt vous montrer, en amie,
    Huit chapitres du plan de notre académie.
    Platon s’est au projet simplement arrêté,
    Quand de sa République il a fait le traité ;
    Mais à l’effet entier je veux pousser l’idée
    Que j’ai sur le papier en prose accommodée.
    Car enfin, je me sens un étrange dépit
    Du tort que l’on nous fait du côté de l’esprit,
    Et je veux nous venger, toutes tant que nous sommes,
    De cette indigne classe où nous rangent les hommes,
    De borner nos talents à des futilités,
    Et nous fermer la porte aux sublimes clartés.

    Armande.
    C’est faire à notre sexe une trop grande offense,
    De n’étendre l’effort de notre intelligence
    Qu’à juger d’une jupe, et de l’air d’un manteau,
    Ou des beautés d’un point, ou d’un brocart nouveau.

    Bélise.
    Il faut se relever de ce honteux partage,
    Et mettre hautement notre esprit hors de page.

    Trissotin.
    Pour les dames on sait mon respect en tous lieux ;
    Et, si je rends hommage aux brillants de leurs yeux,
    De leur esprit aussi j’honore les lumières.

    Philaminte.
    Le sexe aussi vous rend justice en ces matières ;
    Mais nous voulons montrer à de certains esprits,
    Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris,
    Que de science aussi les femmes sont meublées,
    Qu’on peut faire, comme eux, de doctes assemblées,
    Conduites en cela par des ordres meilleurs ;
    Qu’on y veut réunir ce qu’on sépare ailleurs,
    Mêler le beau langage et les hautes sciences,
    Découvrir la nature en mille expériences ;
    Et, sur les questions qu’on pourra proposer,
    Faire entrer chaque secte, et n’en point épouser.

    Trissotin.
    Je m’attache pour l’ordre au péripatétisme.

    Philaminte.
    Pour les abstractions, j’aime le platonisme.

    Armande.
    Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts.

    Bélise.
    Je m’accommode assez, pour moi, des petits corps ;
    Mais le vide à souffrir me semble difficile,
    Et je goûte bien mieux la matière subtile.

    Trissotin.
    Descartes, pour l’aimant, donne fort dans mon sens.

    Armande.
    J’aime ses tourbillons.

    Philaminte.
    Moi, ses mondes tombants.

    Armande.
    Il me tarde de voir notre assemblée ouverte,
    Et de nous signaler par quelque découverte.

    Trissotin.
    On en attend beaucoup de vos vives clartés ;
    Et pour vous la nature a peu d’obscurités.


    Philaminte.
    Pour moi, sans me flatter, j’en ai déjà fait une ;
    Et j’ai vu clairement des hommes dans la lune.

    Bélise.
    Je n’ai point encor vu d’hommes, comme je crois ;
    Mais j’ai vu des clochers tout comme je vous vois.

    Armande.
    Nous approfondirons, ainsi que la physique,
    Grammaire, histoire, vers, morale, et politique.

    Philaminte.
    La morale a des traits dont mon cœur est épris,
    Et c’étoit autrefois l’amour des grands esprits ;
    Mais aux stoïciens je donne l’avantage,
    Et je ne trouve rien de si beau que leur sage.

    Armande.
    Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
    Et nous y prétendons faire des remuements.
    Par une antipathie, ou juste, ou naturelle,
    Nous avons pris chacune une haine mortelle
    Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,
    Que mutuellement nous nous abandonnons ;
    Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
    Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
    Par les proscriptions de tous ces mots divers,
    Dont nous voulons purger et la prose et les vers.

    Philaminte.
    Mais le plus beau projet de notre académie,
    Une entreprise noble, et dont je suis ravie,
    Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté
    Chez tous les beaux esprits de la postérité,

    C’est le retranchement de ces syllabes sales,
    Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales ;
    Ces jouets éternels des sots de tous les temps ;
    Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants ;
    Ces sources d’un amas d’équivoques infames,
    Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.

    Trissotin.
    Voilà certainement d’admirables projets !

    Bélise.
    Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.

    Trissotin.
    Ils ne sauraient manquer d’être tous beaux et sages.

    Armande.
    Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages ;
    Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :
    Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
    Nous chercherons partout à trouver à redire,
    Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire.

    Scène III.

    Philaminte, Bélise, Armande, Henriette, Trissotin, Lépine.

    l’Épine, à Trissotin.
    Monsieur, un homme est là qui veut parler à vous,
    Il est vêtu de noir, et parle d’un ton doux.

    (Ils se lèvent.)


    Trissotin.
    C’est cet ami savant qui m’a fait tant d’instance
    De lui donner l’honneur de votre connoissance.

    Philaminte.
    Pour le faire venir, vous avez tout crédit.

    Scène IV.

    Philaminte, Bélise, Armande, Henriette.


    Philaminte, à Armande et à Bélise.
    Faisons bien les honneurs au moins de notre esprit.
    (À Henriette, qui veut sortir.)
    Holà ! Je vous ai dit, en paroles bien claires,
    Que j’ai besoin de vous.

    Henriette.
    Mais pour quelles affaires ?

    Philaminte.
    Venez : on va dans peu vous les faire savoir.

    Scène V.

    Trissotin, Vadius, Philaminte, Bélise, Armande, Henriette.

    Trissotin, présentant Vadius.
    Voici l’homme qui meurt du desir de vous voir ;
    En vous le produisant, je ne crains point le blâme
    D’avoir admis chez vous un profane, madame,
    Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.

    Philaminte.
    La main qui le présente en dit assez le prix.

    Trissotin.
    Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
    Et sait du grec, madame, autant qu’homme de France.

    Philaminte, à Bélise.
    Du grec, ô Ciel ! du grec ! Il sait du grec, ma sœur !

    Bélise, à Armande.
    Ah ! ma nièce, du grec !

    Armande.
    Du grec ! quelle douceur !

    Philaminte.
    Quoi ! monsieur sait du grec ? Ah ! permettez, de grace,
    Que, pour l’amour du grec, monsieur, on vous embrasse.
    (Vadius embrasse aussi Bélise et Armande.)

    Henriette, à Vadius, qui veut aussi l’embrasser.
    Excusez-moi, Monsieur, je n’entends pas le grec.

    (Ils s’asseyent.)

    Philaminte.
    J’ai pour les livres grecs un merveilleux respect.

    Vadius.
    Je crains d’être fâcheux par l’ardeur qui m’engage
    À vous rendre aujourd’hui, madame, mon hommage ;
    Et j’aurai pu troubler quelque docte entretien.

    Philaminte.
    Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.

    Trissotin.
    Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu’en prose,
    Et pourroit, s’il vouloit, vous montrer quelque chose.

    Vadius.
    Le défaut des auteurs, dans leurs productions,
    C’est d’en tyranniser les conversations,
    D’être au Palais, au Cours, aux ruelles, aux tables,
    De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
    Pour moi, je ne vois rien de plus sot, à mon sens,
    Qu’un auteur qui partout va gueuser des encens,
    Qui, des premiers venus saisissant les oreilles,
    En fait le plus souvent le martyr de ses veilles.
    On ne m’a jamais vu ce fol entêtement ;
    Et d’un Grec, là-dessus, je suis le sentiment,
    Qui, par un dogme exprès, défend à tous ses sages
    L’indigne empressement de lire leurs ouvrages.
    Voici de petits vers pour de jeunes amants,
    Sur quoi je voudrois bien avoir vos sentiments.

    Trissotin.
    Vos vers ont des beautés que n’ont point tous les autres.

    Vadius.
    Les Graces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

    Trissotin.
    Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.

    Vadius.
    On voit partout chez vous l’ithos et le pathos.

    Trissotin.
    Nous avons vu de vous des églogues d’un style
    Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.

    Vadius.
    Vos odes ont un air noble, galant et doux,
    Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

    Trissotin.
    Est-il rien d’amoureux comme vos chansonnettes ?

    Vadius.
    Peut-on voir rien d’égal aux sonnets que vous faites ?

    Trissotin.
    Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ?

    Vadius.
    Rien de si plein d’esprit que tous vos madrigaux ?

    Trissotin.
    Aux ballades surtout vous êtes admirable.

    Vadius.
    Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

    Trissotin.
    Si la France pouvait connoître votre prix,

    Vadius.
    Si le siècle rendoit justice aux beaux esprits,

    Trissotin.
    En carrosse doré vous iriez par les rues.

    Vadius.
    On verroit le public vous dresser des statues.

    (À Trissotin.)

    Hom ! C’est une ballade, et je veux que tout net
    Vous m’en…
    Trissotin, à Vadius.
    Avez-vous vu certain petit sonnet
    Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie ?

    Vadius.
    Oui ; hier il me fut lu dans une compagnie.

    Trissotin.
    Vous en savez l’auteur ?

    Vadius.
    Non ; mais je sais fort bien,
    Qu’à ne le point flatter, son sonnet ne vaut rien.

    Trissotin.
    Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

    Vadius.
    Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable.
    Et, si vous l’avez vu, vous serez de mon goût.

    Trissotin.
    Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout
    Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables.

    Vadius.
    Me préserve le Ciel d’en faire de semblables !

    Trissotin.
    Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;

    Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.

    Vadius.
    Vous ?

    Trissotin.
    Moi.

    Vadius.
    Je ne sais donc comment se fit l’affaire.

    Trissotin.
    C’est qu’on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire.

    Vadius.
    Il faut qu’en écoutant j’aie eu l’esprit distrait,
    Ou bien que le lecteur m’ait gâté le sonnet.
    Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade.

    Trissotin.
    La ballade, à mon goût, est une chose fade :
    Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps.

    Vadius.
    La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

    Trissotin.
    Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise.

    Vadius.
    Elle n’en reste pas pour cela plus mauvaise.

    Trissotin.
    Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

    Vadius.
    Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas.

    Trissotin.
    Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

    (Ils se lèvent tous.)


    Vadius.
    Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.

    Trissotin.
    Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier.

    Vadius.
    Allez, rimeur de balle, opprobre du métier.

    Trissotin.
    Allez, fripier d’écrits, impudent plagiaire.

    Vadius.
    Allez, cuistre…

    Philaminte.
    Eh ! messieurs, que prétendez-vous faire ?

    Trissotin, à Vadius.
    Va, va restituer tous les honteux larcins
    Que réclament sur toi les Grecs et les Latins.

    Vadius.
    Va, va-t’en faire amende honorable au Parnasse,
    D’avoir fait à tes vers estropier Horace.

    Trissotin.
    Souviens-toi de ton livre, et de son peu de bruit.

    Vadius.
    Et toi, de ton libraire à l’hôpital réduit.

    Trissotin.
    Ma gloire est établie ; en vain tu la déchires.

    Vadius.
    Oui, oui, je te renvoie à l’auteur des Satires.

    Trissotin.
    Je t’y renvoie aussi.

    Vadius.
    J’ai le contentement,
    Qu’on voit qu’il m’a traité plus honorablement.
    Il me donne en passant une atteinte légère.
    Parmi plusieurs auteurs qu’au Palais on révère ;
    Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix,
    Et l’on t’y voit partout être en butte à ses traits.

    Trissotin.
    C’est par là que j’y tiens un rang plus honorable.

    Il te met dans la foule ainsi qu’un misérable ;
    Il croit que c’est assez d’un coup pour t’accabler,
    Et ne t’a jamais fait l’honneur de redoubler.
    Mais il m’attaque à part comme un noble adversaire
    Sur qui tout son effort lui semble nécessaire ;
    Et ses coups, contre moi redoublés en tous lieux,
    Montrent qu’il ne se croit jamais victorieux.

    Vadius.
    Ma plume t’apprendra quel homme je puis être.

    Trissotin.
    Et la mienne saura te faire voir ton maître.

    Vadius.
    Je te défie en vers, prose, grec, et latin.

    Trissotin.
    Hé bien ! nous nous verrons seul à seul chez Barbin.

    Scène VI.

    Trissotin, Philaminte, Armande, Bélise, Henriette.


    Trissotin.
    À mon emportement ne donnez aucun blâme ;
    C’est votre jugement que je défends, madame,
    Dans le sonnet qu’il a l’audace d’attaquer.

    Philaminte.
    À vous remettre bien je me veux appliquer ;
    Mais parlons d’autre affaire. Approchez, Henriette ;
    Depuis assez longtemps mon âme s’inquiète
    De ce qu’aucun esprit en vous ne se fait voir ;
    Mais je trouve un moyen de vous en faire avoir.

    Henriette.
    C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire :
    Les doctes entretiens ne sont point mon affaire ;
    J’aime à vivre aisément ; et, dans tout ce qu’on dit,
    Il faut se trop peiner, pour avoir de l’esprit ;
    C’est une ambition que je n’ai point en tête.

    Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête ;
    Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,
    Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

    Philaminte.
    Oui ; mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon compte
    De souffrir dans mon sang une pareille honte.
    La beauté du visage est un frêle ornement,
    Une fleur passagère, un éclat d’un moment,
    Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;
    Mais celle de l’esprit est inhérente et ferme.
    J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner
    La beauté que les ans ne peuvent moissonner,
    De faire entrer chez vous le desir des sciences,
    De vous insinuer les belles connoissances ;
    Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,
    C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit.
    (Montrant Trissotin.)
    Et cet homme est monsieur, que je vous détermine
    À voir comme l’époux que mon choix vous destine.

    Henriette.
    Moi ! ma mère ?

    Philaminte.
    Oui, vous. Faites la sotte un peu.

    Bélise, à Trissotin.
    Je vous entends ; vos yeux demandent mon aveu
    Pour engager ailleurs un cœur que je possède.
    Allez ; je le veux bien. À ce nœud je vous cède ;
    C’est un hymen qui fait votre établissement.

    Trissotin, à Henriette.
    Je ne sais que vous dire, en mon ravissement,
    Madame ; et cet hymen, dont je vois qu’on m’honore,
    Me met…

    Henriette.
    Tout beau ! monsieur ; il n’est pas fait encore :
    Ne vous pressez pas tant.

    Philaminte.
    Comme vous répondez !
    Savez-vous bien que si… ? Suffit. Vous m’entendez.
    (À Trissotin.)
    Elle se rendra sage. Allons, laissons-la faire.

    Scène VII.

    Henriette, Armande.

    Armande.
    On voit briller pour vous les soins de notre mère ;
    Et son choix ne pouvoit d’un plus illustre époux…

    Henriette.
    Si le choix est si beau, que ne le prenez-vous ?

    Armande.
    C’est à vous, non à moi, que sa main est donnée.

    Henriette.
    Je vous le cède tout, comme à ma sœur aînée.

    Armande.
    Si l’hymen, comme à vous, me paroissoit charmant,
    J’accepterois votre offre avec ravissement.

    Henriette.
    Si j’avois, comme vous, les pédants dans la tête,
    Je pourrois le trouver un parti fort honnête.

    Armande.
    Cependant, bien qu’ici nos goûts soient différents,
    Nous devons obéir, ma sœur, à nos parents.
    Une mère a sur nous une entière puissance ;
    Et vous croyez en vain, par votre résistance…

    Scène VIII.

    Chrysale, Ariste, Clitandre, Henriette, Armande.


    Chrysale, à Henriette, lui présentant Clitandre.
    Allons, ma fille, il faut approuver mon dessein.
    Ôtez ce gant. Touchez à monsieur dans la main,
    Et le considérez désormais dans votre ame
    En homme dont je veux que vous soyez la femme.

    Armande.
    De ce côté, ma sœur, vos penchants sont fort grands.

    Henriette.
    Il nous faut obéir, ma sœur, à nos parents :
    Un père a sur nos vœux une entière puissance.

    Armande.
    Une mère a sa part à notre obéissance.

    Chrysale.
    Qu’est-ce à dire ?

    Armande.
    Je dis que j’appréhende fort

    Qu’ici ma mère et vous ne soyez pas d’accord ;
    Et c’est un autre époux…

    Chrysale.
    Taisez-vous, péronnelle ;
    Allez philosopher tout le soûl avec elle,
    Et de mes actions ne vous mêlez en rien.
    Dites-lui ma pensée, et l’avertissez bien
    Qu’elle ne vienne pas m’échauffer les oreilles :
    Allons vite.

    Scène IX.

    Chrysale, Ariste, Henriette, Clitandre.

    Ariste.
    Fort bien. Vous faites des merveilles.

    Clitandre.
    Quel transport ! quelle joie ! Ah ! que mon sort est doux !

    Chrysale, à Clitandre.
    Allons, prenez sa main, et passez devant nous,
    Menez-la dans sa chambre. Ah ! les douces caresses !
    (À Ariste.)
    Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses,
    Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours ;
    Et je me ressouviens de mes jeunes amours.


    fin du troisième acte.

    ACTE QUATRIÈME.

    Scène I.

    Philaminte, Armande.

    Armande.
    Oui, rien n’a retenu son esprit en balance ;
    Elle a fait vanité de son obéissance ;
    Son cœur, pour se livrer, à peine devant moi
    S’est-il donné le temps d’en recevoir la loi,
    Et sembloit suivre moins les volontés d’un père,
    Qu’affecter de braver les ordres d’une mère.

    Philaminte.
    Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
    Les droits de la raison soumettent tous ses vœux
    Et qui doit gouverner ou sa mère, ou son père,
    Ou l’esprit ou le corps, la forme ou la matière.

    Armande.
    On vous en devoit bien, au moins, un compliment ;
    Et ce petit Monsieur en use étrangement
    De vouloir, malgré vous, devenir votre gendre.

    Philaminte.
    Il n’en est pas encore où son cœur peut prétendre.
    Je le trouvois bien fait, et j’aimois vos amours ;
    Mais, dans ses procédés, il m’a déplu toujours.
    Il sait que, Dieu merci, je me mêle d’écrire ;
    Et jamais il ne m’a prié de lui rien lire.

    Scène II.

    Clitandre, entrant doucement, et écoutant sans se montrer ; Armande, Philaminte.


    Armande.
    Je ne souffrirois point, si j’étois que de vous,
    Que jamais d’Henriette il pût être l’époux.
    On me feroit grand tort d’avoir quelque pensée,
    Que là-dessus je parle en fille intéressée,
    Et que le lâche tour que l’on voit qu’il me fait,
    Jette au fond de mon cœur quelque dépit secret.
    Contre de pareils coups, l’ame se fortifie
    Du solide secours de la philosophie,
    Et par elle on se peut mettre au-dessus de tout ;
    Mais vous traiter ainsi, c’est vous pousser à bout.
    Il est de votre honneur d’être à ses vœux contraire ;
    Et c’est un homme enfin qui ne doit point vous plaire.
    Jamais je n’ai connu, discourant entre nous,
    Qu’il eût au fond du cœur de l’estime pour vous.

    Philaminte.
    Petit sot !

    Armande.
    Quelque bruit que votre gloire fasse,
    Toujours à vous louer il a paru de glace.

    Philaminte.
    Le brutal !

    Armande.
    Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux,
    J’ai lu des vers de vous qu’il n’a point trouvés beaux.

    Philaminte.
    L’impertinent !

    Armande.
    Souvent nous en étions aux prises ;
    Et vous ne croiriez point de combien de sottises…

    Clitandre, à Armande.
    Hé ! doucement, de grace. Un peu de charité,
    Madame, ou, tout au moins, un peu d’honnêteté.
    Quel mal vous ai-je fait ? et quelle est mon offense,
    Pour armer contre moi toute votre éloquence,
    Pour vouloir me détruire, et prendre tant de soin
    De me rendre odieux aux gens dont j’ai besoin ?
    Parlez, dites, d’où vient ce courroux effroyable ?
    Je veux bien que madame en soit juge équitable.

    Armande.
    Si j’avois le courroux dont on veut m’accuser,
    Je trouverois assez de quoi l’autoriser.
    Vous en seriez trop digne ; et les premières flammes
    S’établissent des droits si sacrés sur les ames.
    Qu’il faut perdre fortune, et renoncer au jour,
    Plutôt que de brûler des feux d’un autre amour.
    Au changement de vœux nulle horreur ne s’égale ;
    Et tout cœur infidèle est un monstre en morale.

    Clitandre.
    Appelez-vous, madame, une infidélité,
    Ce que m’a de votre ame ordonné la fierté ?
    Je ne fais qu’obéir aux lois qu’elle m’impose,
    Et si je vous offense, elle seule en est cause.
    Vos charmes ont d’abord possédé tout mon cœur.
    Il a brûlé deux ans d’une constante ardeur ;
    Il n’est soins empressés, devoirs, respects, services,
    Dont il ne vous ait fait d’amoureux sacrifices.
    Tous mes feux, tous mes soins ne peuvent rien sur vous,
    Je vous trouve contraire à mes vœux les plus doux :
    Ce que vous refusez, je l’offre au choix d’une autre.
    Voyez. Est-ce, madame, ou ma faute, ou la vôtre ?
    Mon cœur court-il au change, ou si vous l’y poussez ?
    Est-ce moi qui vous quitte, ou vous qui me chassez ?

    Armande.
    Appelez-vous, monsieur, être à vos vœux contraire,
    Que de leur arracher ce qu’ils ont de vulgaire,
    Et vouloir les réduire à cette pureté
    Où du parfait amour consiste la beauté ?
    Vous ne sauriez pour moi tenir votre pensée
    Du commerce des sens nette et débarrassée ;
    Et vous ne goûtez point, dans ses plus doux appas,
    Cette union des cœurs, où les corps n’entrent pas.
    Vous ne pouvez aimer que d’une amour grossière,
    Qu’avec tout l’attirail des nœuds de la matière ;
    Et, pour nourrir les feux que chez vous on produit,
    Il faut un mariage, et tout ce qui s’ensuit.
    Ah ! quel étrange amour ! et que les belles ames
    Sont bien loin de brûler de ces terrestres flammes !
    Les sens n’ont point de part à toutes leurs ardeurs ;
    Et ce beau feu ne veut marier que les cœurs.
    Comme une chose indigne, il laisse là le reste ;
    C’est un feu pur et net comme le feu céleste :
    On ne pousse avec lui que d’honnêtes soupirs,
    Et l’on ne penche point vers les sales desirs.
    Rien d’impur ne se mèle au but qu’on se propose ;
    On aime pour aimer, et non pour autre chose ;
    Ce n’est qu’à l’esprit seul que vont tous les transports,
    Et l’on ne s’aperçoit jamais qu’on ait un corps.

    Clitandre.
    Pour moi par un malheur, je m’aperçois, madame,
    Que j’ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une ame.
    Je sens qu’il y tient trop, pour le laisser à part :
    De ces détachements je ne connais point l’art ;
    Le ciel m’a dénié cette philosophie,
    Et mon âme et mon corps marchent de compagnie.
    Il n’est rien de plus beau, comme vous avez dit,
    Que ces vœux épurés qui ne vont qu’à l’esprit,
    Ces unions de cœurs, et ces tendres pensées,
    Du commerce des sens si bien débarrassées ;
    Mais ces amours pour moi sont trop subtilisés :
    Je suis un peu grossier, comme vous m’accusez ;
    J’aime avec tout moi-même, et l’amour qu’on me donne,
    En veut, je le confesse, à toute la personne.
    Ce n’est pas là matière à de grands châtiments ;

    Et sans faire de tort à vos beaux sentiments,
    Je vois que, dans le monde, on suit fort ma méthode,
    Et que le mariage est assez à la mode,
    Passe pour un lien assez honnête et doux,
    Pour avoir desiré de me voir votre époux,
    Sans que la liberté d’une telle pensée
    Ait dû vous donner lieu d’en paraître offensée.

    Armande.
    Hé bien ! monsieur, hé bien ! puisque, sans m’écouter,
    Vos sentiments brutaux veulent se contenter ;
    Puisque, pour vous réduire à des ardeurs fidèles,
    Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles,
    Si ma mère le veut, je résous mon esprit
    À consentir pour vous à ce dont il s’agit.

    Clitandre.
    Il n’est plus temps, madame ; une autre a pris la place ;
    Et, par un tel retour, j’aurois mauvaise grace
    De maltraiter l’asile et blesser les bontés
    Où je me suis sauvé de toutes vos fiertés.

    Philaminte.
    Mais enfin comptez-vous, monsieur, sur mon suffrage,
    Quand vous vous promettez cet autre mariage ?
    Et, dans vos visions, savez-vous, s’il vous plaît,
    Que j’ai pour Henriette un autre époux tout prêt ?

    Clitandre.
    Hé ! madame, voyez votre choix, je vous prie ;
    Exposez-moi, de grace, à moins d’ignominie,
    Et ne me rangez pas à l’indigne destin
    De me voir le rival de Monsieur Trissotin.
    L’amour des beaux esprits qui chez vous m’est contraire
    Ne pouvoit m’opposer un moins noble adversaire.
    Il en est, et plusieurs, que, pour le bel esprit
    Le mauvais goût du siècle a su mettre en crédit,
    Mais Monsieur Trissotin n’a pu duper personne,
    Et chacun rend justice aux écrits qu’il nous donne.
    Hors céans, on le prise en tous lieux ce qu’il vaut ;
    Et ce qui m’a vingt fois fait tomber de mon haut,
    C’est de vous voir au ciel élever des sornettes,
    Que vous désavoueriez si vous les aviez faites.

    Philaminte.
    Si vous jugez de lui tout autrement que nous,
    C’est que nous le voyons par d’autres yeux que vous.

    Scène III.

    Trissotin, Philaminte, Armande, Clitandre.


    Trissotin, à Philaminte.
    Je viens vous annoncer une grande nouvelle :
    Nous l’avons, en dormant, madame, échappé belle.
    Un monde près de nous a passé tout du long,
    Est chu tout au travers de notre tourbillon ;
    Et s’il eût en chemin rencontré notre terre,
    Elle eût été brisée en morceaux comme verre.

    Philaminte.
    Remettons ce discours pour une autre saison,
    Monsieur n’y trouveroit ni rime ni raison,
    Il fait profession de chérir l’ignorance,
    Et de haïr, surtout, l’esprit et la science.

    Clitandre.
    Cette vérité veut quelque adoucissement.
    Je m’explique, madame ; et je hais seulement
    La science et l’esprit qui gâtent les personnes.
    Ce sont choses, de soi, qui sont belles et bonnes ;
    Mais j’aimerois mieux être au rang des ignorants,
    Que de me voir savant comme certaines gens.

    Trissotin.
    Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu’on suppose,
    Que la science soit pour gâter quelque chose.

    Clitandre.
    Et c’est mon sentiment qu’en faits comme en propos
    La science est sujette à faire de grands sots.

    Trissotin.
    Le paradoxe est fort.

    Clitandre.
    Sans être fort habile,
    La preuve m’en seroit, je pense, assez facile.
    Si les raisons manquoient, je suis sûr qu’en tout cas

    Les exemples fameux ne me manqueroient pas.

    Trissotin.
    Vous en pourriez citer qui ne concluroient guère.

    Clitandre.
    Je n’irois pas bien loin pour trouver mon affaire.

    Trissotin.
    Pour moi, je ne vois pas ces exemples fameux.

    Clitandre.
    Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux.

    Trissotin.
    J’ai cru jusques ici que c’étoit l’ignorance
    Qui faisoit les grands sots, et non pas la science.

    Clitandre.
    Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant
    Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.

    Trissotin.
    Le sentiment commun est contre vos maximes,
    Puisque « ignorant » et « sot » sont termes synonymes.

    Clitandre.
    Si vous le voulez prendre aux usages du mot,
    L’alliance est plus forte entre pédant et sot.

    Trissotin.
    La sottise, dans l’un, se fait voir toute pure.

    Clitandre.
    Et l’étude, dans l’autre, ajoute à la nature.

    Trissotin.
    Le savoir garde en soi son mérite éminent.

    Clitandre.
    Le savoir, dans un fat, devient impertinent.

    Trissotin.
    Il faut que l’ignorance ait pour vous de grands charmes,
    Puisque pour elle ainsi vous prenez tant les armes.

    Clitandre.
    Si pour moi l’ignorance a des charmes bien grands,
    C’est depuis qu’à mes yeux s’offrent certains savants.

    Trissotin.
    Ces certains savants-là peuvent, à les connoître
    Valoir certaines gens que nous voyons paroître.

    Clitandre.
    Oui, si l’on s’en rapporte à ces certains savants ;
    Mais on n’en convient pas chez ces certaines gens.

    Philaminte, à Clitandre.
    Il me semble, monsieur…

    Clitandre.
    Hé ! madame, de grace ;
    Monsieur est assez fort, sans qu’à son aide on passe :
    Je n’ai déjà que trop d’un si rude assaillant ;
    Et, si je me défends, ce n’est qu’en reculant.

    Armande.
    Mais l’offensante aigreur de chaque repartie
    Dont vous…

    Clitandre.
    Autre second ? Je quitte la partie.

    Philaminte.
    On souffre aux entretiens ces sortes de combats,
    Pourvu qu’à la personne on ne s’attaque pas.

    Clitandre.
    Hé ! mon Dieu ! tout cela n’a rien dont il s’offense.
    Il entend raillerie autant qu’homme de France ;
    Et de bien d’autres traits il s’est senti piquer,
    Sans que jamais sa gloire ait fait que s’en moquer.

    Trissotin.
    Je ne m’étonne pas, au combat que j’essuie,
    De voir prendre à monsieur la thèse qu’il appuie ;
    Il est fort enfoncé dans la cour, c’est tout dit.
    La cour, comme l’on sait, ne tient pas pour l’esprit.
    Elle a quelque intérêt d’appuyer l’ignorance ;
    Et c’est en courtisan qu’il en prend la défense.

    Clitandre.
    Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour ;
    Et son malheur est grand de voir que, chaque jour,
    Vous autres beaux esprits vous déclamiez contre elle ;
    Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle,
    Et, sur son méchant goût lui faisant son procès,
    N’accusiez que lui seul de vos méchants succès.
    Permettez-moi, monsieur Trissotin, de vous dire,
    Avec tout le respect que votre nom m’inspire ;
    Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous,
    De parler de la cour d’un ton un peu plus doux ;
    Qu’à le bien prendre, au fond, elle n’est pas si bête

    Que, vous autres messieurs, vous vous mettez en tête ;
    Qu’elle a du sens commun pour se connaître à tout ;
    Que chez elle on se peut former quelque bon goût,
    Et que l’esprit du monde y vaut, sans flatterie,
    Tout le savoir obscur de la pédanterie.

    Trissotin.
    De son bon goût, monsieur, nous voyons des effets.

    Clitandre.
    Où voyez-vous, monsieur, qu’elle l’ait si mauvais ?

    Trissotin.
    Ce que je vois, monsieur ? c’est que pour la science
    Rasius et Baldus font honneur à la France ;
    Et que tout leur mérite exposé fort au jour,
    N’attire point les yeux et les dons de la cour.

    Clitandre.
    Je vois votre chagrin, et que, par modestie,
    Vous ne vous mettez point, monsieur, de la partie,
    Et, pour ne vous point mettre aussi dans le propos,
    Que font-ils pour l’État, vos habiles héros ?
    Qu’est-ce que leurs écrits lui rendent de service,
    Pour accuser la cour d’une horrible injustice,
    Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms
    Elle manque à verser la faveur de ses dons ?
    Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire !
    Et des livres qu’ils font la Cour a bien affaire !
    Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
    Que pour être imprimés et reliés en veau,
    Les voilà dans l’État d’importantes personnes ;
    Qu’avec leur plume ils font les destins des couronnes ;
    Qu’au moindre petit bruit de leurs productions,
    Ils doivent voir chez eux voler les pensions ;
    Que sur eux l’univers a la vue attachée ;
    Que partout de leur nom la gloire est épanchée ;
    Et qu’en science ils sont des prodiges fameux,
    Pour savoir ce qu’ont dit les autres avant eux,
    Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,
    Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles
    À se bien barbouiller de grec et de latin,
    Et se charger l’esprit d’un ténébreux butin
    De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres.
    Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres ;

    Riches, pour tout mérite, en babil importun :
    Inhabiles à tout, vides de sens commun,
    Et pleins d’un ridicule et d’une impertinence
    À décrier partout l’esprit et la science.

    Philaminte.
    Votre chaleur est grande ; et cet emportement
    De la nature en vous marque le mouvement.
    C’est le nom de rival qui dans votre âme excite !…

    Scène IV

    Trissotin, Philaminte, Clitandre, Armande, Julien.


    Julien.
    Le savant qui tantôt vous a rendu visite,
    Et de qui j’ai l’honneur de me voir le valet,
    Madame, vous exhorte à lire ce billet.

    Philaminte.
    Quelque important que soit ce qu’on veut que je lise,
    Apprenez, mon ami, que c’est une sottise
    De se venir jeter au travers d’un discours ;
    Et qu’aux gens d’un logis il faut avoir recours,
    Afin de s’introduire en valet qui sait vivre.

    Julien.
    Je noterai cela, madame, dans mon livre.

    Philaminte, lit.
    « Trissotin s’est vanté, madame, qu’il épouseroit votre fille. Je vous donne avis que sa philosophie n’en veut qu’à vos richesses, et que vous ferez bien de ne point conclure ce mariage, que vous n’ayez vu le poëme que je compose contre lui. En attendant cette peinture, où je prétends vous le dépeindre de toutes ses couleurs, je vous envoie Horace, Virgile, Térence, et Catulle, où vous verrez notés en marge tous les endroits qu’il a pillés. »
    Voilà sur cet hymen que je me suis promis,
    Un mérite attaqué de beaucoup d’ennemis ;
    Et ce déchaînement aujourd’hui me convie
    À faire une action qui confonde l’envie,

    Qui lui fasse sentir que l’effort qu’elle fait,
    De ce qu’elle veut rompre, aura pressé l’effet.
    (À Julien)
    Reportez tout cela sur l’heure à votre maître,
    Et lui dites qu’afin de lui faire connoître
    Quel grand état je fais de ses nobles avis,
    Et comme je les crois dignes d’être suivis,
    (Montrant Trissotin.)
    Dès ce soir à monsieur je marierai ma fille.

    Scène V.

    Philaminte, Armande, Clitandre.

    Philaminte, à Clitandre.
    Vous, monsieur, comme ami de toute la famille,
    À signer leur contrat vous pourrez assister ;
    Et je vous y veux bien, de ma part, inviter.
    Armande, prenez soin d’envoyer au notaire,
    Et d’aller avertir votre sœur de l’affaire.

    Armande.
    Pour avertir ma sœur, il n’en est pas besoin ;
    Et monsieur que voilà saura prendre le soin
    De courir lui porter bientôt cette nouvelle,
    Et disposer son cœur à vous être rebelle.

    Philaminte.
    Nous verrons qui sur elle aura plus de pouvoir,
    Et si je la saurai réduire à son devoir.

    Scène VI.

    Armande, Clitandre.

    Armande.
    J’ai grand regret, monsieur, de voir qu’à vos visées,
    Les choses ne soient pas tout à fait disposées.

    Clitandre.
    Je m’en vais travailler, madame, avec ardeur,
    À ne vous point laisser ce grand regret au cœur.

    Armande.
    J’ai peur que votre effort n’ait pas trop bonne issue.

    Clitandre.
    Peut-être verrez-vous votre crainte déçue.

    Armande.
    Je le souhaite ainsi.

    Clitandre.
    J’en suis persuadé ;
    Et que de votre appui je serai secondé.

    Armande.
    Oui ; je vais vous servir de toute ma puissance.

    Clitandre.
    Et ce service est sûr de ma reconnoissance.

    Scène VII.

    Chrysale, Ariste, Henriette, Clitandre.


    Clitandre.
    Sans votre appui, monsieur, je serai malheureux ;
    Madame votre femme a rejeté mes vœux,
    Et son cœur prévenu, veut Trissotin pour gendre.

    Chrysale.
    Mais quelle fantaisie a-t-elle donc pu prendre ?
    Pourquoi diantre vouloir ce monsieur Trissotin ?

    Ariste.
    C’est par l’honneur qu’il a de rimer à latin,
    Qu’il a sur son rival emporté l’avantage.

    Clitandre.
    Elle veut dès ce soir faire ce mariage.

    Chrysale.
    Dès ce soir ?

    Clitandre.
    Dès ce soir.

    Chrysale.
    Et dès ce soir je veux,
    Pour la contrecarrer, vous marier tous deux.

    Clitandre.
    Pour dresser le contrat, elle envoie au notaire.

    Chrysale.
    Et je vais le quérir pour celui qu’il doit faire.

    Clitandre, montrant Henriette.
    Et madame doit être instruite par sa sœur,
    De l’hymen où l’on veut qu’elle apprête son cœur.

    Chrysale.
    Et moi je lui commande, avec pleine puissance,
    De préparer sa main à cette autre alliance.
    Ah ! je leur ferai voir, si pour donner la loi,

    Il est dans ma maison d’autre maître que moi.
    (À Henriette.)
    Nous allons revenir : songez à nous attendre.
    Allons, suivez mes pas, mon frère, et vous, mon gendre.

    Henriette, à Ariste.
    Hélas ! dans cette humeur conservez-le toujours.

    Ariste.
    J’emploierai toute chose à servir vos amours.

    Scène VIII.

    Henriette, Clitandre.

    Clitandre.
    Quelque secours puissant qu’on promette à ma flamme,
    Mon plus solide espoir, c’est votre cœur, madame.

    Henriette.
    Pour mon cœur, vous pouvez vous assurer de lui.

    Clitandre.
    Je ne puis qu’être heureux, quand j’aurai son appui.

    Henriette.
    Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

    Clitandre.
    Tant qu’il sera pour moi, je ne vois rien à craindre.

    Henriette.
    Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux ;
    Et si tous mes efforts ne me donnent à vous,
    Il est une retraite où notre âme se donne,
    Qui m’empêchera d’être à toute autre personne.

    Clitandre.
    Veuille le juste ciel me garder en ce jour,
    De recevoir de vous cette preuve d’amour !

    fin du quatrième acte.

    ACTE CINQUIÈME.

    Scène I.

    Henriette, Trissotin.

    Henriette.
    C’est sur le mariage où ma mère s’apprête
    Que j’ai voulu, monsieur, vous parler tête à tête ;
    Et j’ai cru, dans le trouble où je vois la maison,
    Que je pourrois vous faire écouter la raison.
    Je sais qu’avec mes vœux vous me jugez capable
    De vous porter en dot un bien considérable ;
    Mais l’argent, dont on voit tant de gens faire cas,
    Pour un vrai philosophe a d’indignes appas ;
    Et le mépris du bien et des grandeurs frivoles
    Ne doit point éclater dans vos seules paroles.

    Trissotin.
    Aussi n’est-ce point là ce qui me charme en vous ;
    Et vos brillants attraits, vos yeux perçants et doux,
    Votre grace et votre air sont les biens, les richesses,
    Qui vous ont attiré mes vœux et mes tendresses :
    C’est de ces seuls trésors que je suis amoureux.

    Henriette.
    Je suis fort redevable à vos feux généreux.
    Cet obligeant amour a de quoi me confondre,
    Et j’ai regret, monsieur, de n’y pouvoir répondre.
    Je vous estime autant qu’on sauroit estimer,
    Mais je trouve un obstacle à vous pouvoir aimer.
    Un cœur, vous le savez, à deux ne sauroit être ;
    Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.
    Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous,
    Que j’ai de méchants yeux pour le choix d’un époux ;
    Que par cent beaux talents vous devriez me plaire :
    Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire ;
    Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
    C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.

    Trissotin.
    Le don de votre main où l’on me fait prétendre,

    Me livrera ce cœur que possède Clitandre ;
    Et par mille doux soins, j’ai lieu de présumer
    Que je pourrai trouver l’art de me faire aimer.

    Henriette.
    Non : à ses premiers vœux mon âme est attachée
    Et ne peut de vos soins, monsieur, être touchée.
    Avec vous librement j’ose ici m’expliquer,
    Et mon aveu n’a rien qui vous doive choquer.
    Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s’excite,
    N’est point, comme l’on sait, un effet du mérite :
    Le caprice y prend part ; et, quand quelqu’un nous plaît,
    Souvent nous avons peine à dire pourquoi c’est.
    Si l’on aimoit, monsieur, par choix et par sagesse,
    Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse ;
    Mais on voit que l’amour se gouverne autrement.
    Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement,
    Et ne vous servez point de cette violence
    Que, pour vous, on veut faire à mon obéissance.
    Quand on est honnête homme, on ne veut rien devoir
    À ce que des parents ont sur nous de pouvoir :
    On répugne à se faire immoler ce qu’on aime,
    Et l’on veut n’obtenir un cœur que de lui-même.
    Ne poussez point ma mère à vouloir, par son choix,
    Exercer sur mes vœux la rigueur de ses droits.
    Ôtez-moi votre amour, et portez à quelque autre
    Les hommages d’un cœur aussi cher que le vôtre.

    Trissotin.
    Le moyen que ce cœur puisse vous contenter ?
    Imposez-lui des lois qu’il puisse exécuter.
    De ne vous point aimer peut-il être capable,
    À moins que vous cessiez, madame, d’être aimable,
    Et d’étaler aux yeux les célestes appas… ?

    Henriette.
    Eh ! monsieur, laissons là ce galimatias.
    Vous avez tant d’Iris, de Philis, d’Amarantes,
    Que partout dans vos vers vous peignez si charmantes,
    Et pour qui vous jurez tant d’amoureuse ardeur…

    Trissotin.
    C’est mon esprit qui parle, et ce n’est pas mon cœur.
    D’elles on ne me voit amoureux qu’en poète,
    Mais j’aime tout de bon l’adorable Henriette.

    Henriette.
    Eh ! de grâce, monsieur…

    Trissotin.
    Si c’est vous offenser,
    Mon offense envers vous n’est pas prête à cesser.
    Cette ardeur, jusqu’ici de vos yeux ignorée,
    Vous consacre des vœux d’éternelle durée.
    Rien n’en peut arrêter les aimables transports ;
    Et, bien que vos beautés condamnent mes efforts,
    Je ne puis refuser le secours d’une mère
    Qui prétend couronner une flamme si chère ;
    Et, pourvu que j’obtienne un bonheur si charmant,
    Pourvu que je vous aie, il n’importe comment.

    Henriette.
    Mais savez-vous qu’on risque un peu plus qu’on ne pense,
    À vouloir sur un cœur user de violence ;
    Qu’il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net,
    D’épouser une fille en dépit qu’elle en ait ;
    Et qu’elle peut aller en se voyant contraindre,
    À des ressentiments que le mari doit craindre ?

    Trissotin.
    Un tel discours n’a rien dont je sois altéré :
    À tous événements le sage est préparé.
    Guéri, par la raison, des foiblesses vulgaires,
    Il se met au-dessus de ces sortes d’affaires,
    Et n’a garde de prendre aucune ombre d’ennui
    De tout ce qui n’est pas pour dépendre de lui.

    Henriette.
    En vérité, monsieur, je suis de vous ravie ;
    Et je ne pensois pas que la philosophie
    Fût si belle qu’elle est, d’instruire ainsi les gens
    À porter constamment de pareils accidents.
    Cette fermeté d’ame, à vous si singulière,
    Mérite qu’on lui donne une illustre matière,
    Est digne de trouver qui prenne avec amour

    Les soins continuels de la mettre en son jour ;
    Et comme, à dire vrai, je n’oserois me croire
    Bien propre à lui donner tout l’éclat de sa gloire,
    Je le laisse à quelque autre, et vous jure, entre nous,
    Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

    Trissotin, en sortant.
    Nous allons voir bientôt comment ira l’affaire ;
    Et l’on a là dedans fait venir le notaire.

    Scène II

    Chrysale, Clitandre, Henriette, Martine.


    Chrysale.
    Ah ! ma fille, je suis bien aise de vous voir ;
    Allons, venez-vous-en faire votre devoir,
    Et soumettre vos vœux aux volontés d’un père.
    Je veux, je veux apprendre à vivre à votre mère ;
    Et, pour la mieux braver, voilà, malgré ses dents,
    Martine que j’amène et rétablis céans.

    Henriette.
    Vos résolutions sont dignes de louange.
    Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change ;
    Soyez ferme à vouloir ce que vous souhaitez ;
    Et ne vous laissez point séduire à vos bontés.
    Ne vous relâchez pas, et faites bien en sorte
    D’empêcher que sur vous ma mère ne l’emporte.

    Chrysale.
    Comment ! Me prenez-vous ici pour un benêt ?

    Henriette.
    M’en préserve le ciel.

    Chrysale.
    Suis-je un fat, s’il vous plaît ?

    Henriette.
    Je ne dis pas cela.

    Chrysale.
    Me croit-on incapable
    Des fermes sentiments d’un homme raisonnable ?

    Henriette.
    Non, mon père.

    Chrysale.
    Est-ce donc qu’à l’âge où je me voi,
    Je n’aurois pas l’esprit d’être maître chez moi ?

    Henriette.
    Si fait.

    Chrysale.
    Et que j’aurois cette faiblesse d’ame,
    De me laisser mener par le nez à ma femme ?

    Henriette.
    Eh ! non, mon père.

    Chrysale.
    Ouais. Qu’est-ce donc que ceci ?
    Je vous trouve plaisante à me parler ainsi.

    Henriette.
    Si je vous ai choqué, ce n’est pas mon envie.

    Chrysale.
    Ma volonté céans doit être en tout suivie.

    Henriette.
    Fort bien, mon père.

    Chrysale.
    Aucun, hors moi, dans la maison,
    N’a droit de commander.

    Henriette.
    Oui ; vous avez raison.

    Chrysale.
    C’est moi qui tiens le rang de chef de la famille.

    Henriette.
    D’accord.

    Chrysale.
    C’est moi qui dois disposer de ma fille.

    Henriette.
    Eh ! oui.

    Chrysale.
    Le ciel me donne un plein pouvoir sur vous.

    Henriette.
    Qui vous dit le contraire ?

    Chrysale.
    Et, pour prendre un époux,
    Je vous ferai bien voir que c’est à votre père
    Qu’il vous faut obéir, non pas à votre mère.

    Henriette.
    Hélas ! vous flattez là les plus doux de mes vœux ;
    Veuillez être obéi, c’est tout ce que je veux.

    Chrysale.
    Nous verrons si ma femme à mes desirs rebelle…

    Clitandre.
    La voici qui conduit le notaire avec elle.

    Chrysale.
    Secondez-moi bien tous.

    Martine.
    Laissez-moi, j’aurai soin
    De vous encourager, s’il en est de besoin.

    Scène III.

    Philaminte, Bélise, Armande, Trissotin, un notaire, Chrysale, Clitandre, Henriette, Martine.


    Philaminte, au notaire.
    Vous ne sauriez changer votre style sauvage,
    Et nous faire un contrat qui soit en beau langage ?

    le notaire.
    Notre style est très bon ; et je serois un sot,
    Madame, de vouloir y changer un seul mot.

    Bélise.
    Ah ! quelle barbarie au milieu de la France !
    Mais au moins en faveur, monsieur, de la science,
    Veuillez, au lieu d’écus, de livres, et de francs,
    Nous exprimer la dot en mines et talents ;
    Et dater par les mots d’ides et de calendes.

    le notaire.
    Moi ? Si j’allois, madame, accorder vos demandes,
    Je me ferois siffler de tous mes compagnons.

    Philaminte.
    De cette barbarie en vain nous nous plaignons.
    Allons, monsieur, prenez la table pour écrire.
    (Apercevant Martine.)
    Ah ! ah ! cette impudente ose encor se produire ?
    Pourquoi donc, s’il vous plaît, la ramener chez moi ?

    Chrysale.
    Tantôt avec loisir on vous dira pourquoi.
    Nous avons maintenant autre chose à conclure.

    le notaire.
    Procédons au contrat. Où donc est la future ?

    Philaminte.
    Celle que je marie est la cadette.

    le notaire.
    Bon.

    Chrysale, montrant Henriette.
    Oui, la voilà, monsieur : Henriette est son nom.

    le notaire.
    Fort bien. Et le futur ?

    Philaminte, montrant Trissotin.
    L’époux que je lui donne
    Est monsieur.

    Chrysale, montrant Clitandre.
    Et celui, moi, qu’en propre personne
    Je prétends qu’elle épouse est monsieur.

    le notaire.
    Deux époux !
    C’est trop pour la coutume.

    Philaminte, au notaire.
    Où vous arrêtez-vous ?
    Mettez, mettez, monsieur Trissotin pour mon gendre.

    Chrysale.
    Pour mon gendre mettez, mettez, monsieur Clitandre.

    le notaire.
    Mettez-vous donc d’accord, et, d’un jugement mûr
    Voyez à convenir entre vous du futur.

    Philaminte.
    Suivez, suivez, monsieur, le choix où je m’arrête.

    Chrysale.
    Faites, faites, monsieur, les choses à ma tête.

    le notaire.
    Dites-moi donc à qui j’obéirai des deux

    Philaminte, à Chrysale.
    Quoi donc ? vous combattrez les choses que je veux !

    Chrysale.
    Je ne saurois souffrir qu’on ne cherche ma fille
    Que pour l’amour du bien qu’on voit dans ma famille.


    Philaminte.
    Vraiment, à votre bien on songe bien ici !
    Et c’est là pour un sage, un fort digne souci !

    Chrysale.
    Enfin, pour son époux, j’ai fait choix de Clitandre.

    Philaminte.
    Et moi, pour son époux, (Montrant Trissotin.) voici qui je veux prendre :
    Mon choix sera suivi ; c’est un point résolu.

    Chrysale.
    Ouais ! Vous le prenez là d’un ton bien absolu ?

    Martine.
    Ce n’est point à la femme à prescrire, et je sommes
    Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

    Chrysale.
    C’est bien dit.

    Martine.
    Mon congé cent fois me fût-il hoc,
    La poule ne doit point chanter devant le coq.

    Chrysale.
    Sans doute.

    Martine.
    Et nous voyons que d’un homme on se gausse,
    Quand sa femme, chez lui, porte le haut-de-chausse.

    Chrysale.
    Il est vrai.

    Martine.
    Si j’avois un mari, je le dis,
    Je voudrois qu’il se fît le maître du logis ;
    Je ne l’aimerois point, s’il faisoit le Jocrisse ;
    Et si je contestois contre lui par caprice,

    Si je parlois trop haut, je trouverois fort bon
    Qu’avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.

    Chrysale.
    C’est parler comme il faut.

    Martine.
    Monsieur est raisonnable,
    De vouloir pour sa fille un mari convenable.

    Chrysale.
    Oui.

    Martine.
    Par quelle raison, jeune et bien fait qu’il est,
    Lui refuser Clitandre ? Et pourquoi, s’il vous plaît,
    Lui bailler un savant, qui sans cesse épilogue ?
    Il lui faut un mari, non pas un pédagogue ;
    Et, ne voulant savoir le grais ni le latin,
    Elle n’a pas besoin de monsieur Trissotin.

    Chrysale.
    Fort bien.

    Philaminte.
    Il faut souffrir qu’elle jase à son aise.

    Martine.
    Les savants ne sont bons que pour prêcher en chaise ;
    Et, pour mon mari, moi, mille fois je l’ai dit,
    Je ne voudrois jamais prendre un homme d’esprit.
    L’esprit n’est point du tout ce qu’il faut en ménage.
    Les livres cadrent mal avec le mariage ;
    Et je veux, si jamais on engage ma foi,
    Un mari qui n’ait point d’autre livre que moi ;
    Qui ne sache A, ne B, n’en déplaise à madame,
    Et ne soit, en un mot, docteur que pour sa femme.

    Philaminte, à Chrysale.
    Est-ce fait ? et, sans trouble, ai-je assez écouté
    Votre digne interprète ?

    Chrysale.
    Elle a dit vérité.


    Philaminte.
    Et moi, pour trancher court toute cette dispute,
    Il faut qu’absolument mon desir s’exécute.
    (Montrant Trossotin.)
    Henriette, et monsieur seront joints de ce pas.
    Je l’ai dit, je le veux : ne me répliquez pas ;
    Et, si votre parole à Clitandre est donnée,
    Offrez-lui le parti d’épouser son aînée.

    Chrysale.
    Voilà dans cette affaire un accommodement.
    (À Henriette et à Clitandre.)
    Voyez ; y donnez-vous votre consentement ?

    Henriette.
    Hé ! mon père !

    Clitandre.
    Hé ! monsieur !

    Bélise.
    On pourroit bien lui faire
    Des propositions qui pourraient mieux lui plaire ;
    Mais nous établissons une espèce d’amour
    Qui doit être épuré comme l’astre du jour ;
    La substance qui pense y peut être reçue ;
    Mais nous en bannissons la substance étendue.

    Scène IV.

    Ariste, Chrysale, Philaminte, Bélise, Henriette, Armande, Trissotin, un notaire, Clitandre, Martine.


    Ariste.
    J’ai regret de troubler un mystère joyeux,
    Par le chagrin qu’il faut que j’apporte en ces lieux.
    Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles
    Dont j’ai senti pour vous les atteintes cruelles :
    (À Philaminte.)
    L’une, pour vous, me vient de votre procureur ;
    (À Chrysale.)
    L’autre pour vous, me vient de Lyon.

    Philaminte.
    Quel malheur,
    Digne de nous troubler, pourrait-on nous écrire ?

    Ariste.
    Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

    Philaminte.
    « Madame, j’ai prié monsieur votre frère de vous rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n’ai osé vous aller dire. La grande négligence que vous avez pour vos affaires a été cause que le clerc de votre rapporteur ne m’a point averti, et vous avez perdu absolument votre procès que vous deviez gagner. »

    Chrysale, À Philaminte.
    Votre procès perdu !

    Philaminte, À Chrysale.
    Vous vous troublez beaucoup !
    Mon cœur n’est point du tout ébranlé de ce coup.
    Faites, faites paraître une âme moins commune
    À braver comme moi les traits de la fortune.

    « Le peu de soin que vous avez vous coûte quarante mille écus, et c’est à payer cette somme, avec les dépens, que vous êtes condamnée par arrêt de la cour. »

    Condamnée ! Ah ce mot est choquant, et n’est fait
    Que pour les criminels.

    Ariste.
    Il a tort, en effet ;
    Et vous vous êtes là justement récriée.
    Il devoit avoir mis que vous êtes priée,
    Par arrêt de la cour, de payer au plus tôt
    Quarante mille écus, et les dépens qu’il faut.

    Philaminte
    Voyons l’autre.

    Chrysale
    « Monsieur, l’amitié qui me lie à monsieur votre frère me fait prendre intérêt à tout ce qui vous touche. Je sais que vous avez mis votre bien entre les mains d’Argante et de

    Damon, et je vous donne avis qu’en même jour ils ont fait tous deux banqueroute. »

    Ô ciel ! tout à la fois perdre ainsi tout mon bien !

    Philaminte, à Chrysale.
    Ah ! quel honteux transport ! Fi ! tout cela n’est rien :
    Il n’est pour le vrai sage aucun revers funeste ;
    Et, perdant toute chose, à soi-même il se reste.
    Achevons notre affaire, et quittez votre ennui.
    (Montrant Trossotin.)
    Son bien nous peut suffire et pour nous et pour lui.

    Trissotin.
    Non, madame, cessez de presser cette affaire.
    Je vois qu’à cet hymen tout le monde est contraire ;
    Et mon dessein n’est point de contraindre les gens.

    Philaminte.
    Cette réflexion vous vient en peu de temps ;
    Elle suit de bien près, monsieur, notre disgrace.

    Trissotin.
    De tant de résistance à la fin je me lasse.
    J’aime mieux renoncer à tout cet embarras,
    Et ne veux point d’un cœur qui ne se donne pas.

    Philaminte.
    Je vois, je vois de vous, non pas pour votre gloire,
    Ce que jusques ici j’ai refusé de croire.

    Trissotin.
    Vous pouvez voir de moi tout ce que vous voudrez,
    Et je regarde peu comment vous le prendrez :
    Mais je ne suis point homme à souffrir l’infamie
    Des refus offensants qu’il faut qu’ici j’essuie.
    Je vaux bien que de moi l’on fasse plus de cas ;
    Et je baise les mains à qui ne me veut pas.

    Scène V.

    Ariste, Chrysale, Philaminte, Bélise, Armande, Henriette, Clitandre, un notaire, Martine.

    Philaminte.
    Qu’il a bien découvert son âme mercenaire !
    Et que peu philosophe est ce qu’il vient de faire !

    Clitandre.
    Je ne me vante point de l’être ; mais enfin

    Je m’attache, madame, à tout votre destin ;
    Et j’ose vous offrir, avecque ma personne,
    Ce qu’on sait que de bien la fortune me donne.

    Philaminte.
    Vous me charmez, monsieur, par ce trait généreux,
    Et je veux couronner vos desirs amoureux.
    Oui, j’accorde Henriette à l’ardeur empressée…

    Henriette.
    Non, ma mère : je change à présent de pensée.
    Souffrez que je résiste à votre volonté.

    Clitandre.
    Quoi ! vous vous opposez à ma félicité ?
    Et, lorsqu’à mon amour je vois chacun se rendre…

    Henriette.
    Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre ;
    Et je vous ai toujours souhaité pour époux,
    Lorsqu’en satisfaisant à mes vœux les plus doux,
    J’ai vu que mon hymen ajustoit vos affaires ;
    Mais lorsque nous avons les destins si contraires,
    Je vous chéris assez dans cette extrémité,
    Pour ne vous charger point de notre adversité.

    Clitandre.
    Tout destin, avec vous, me peut être agréable ;
    Tout destin me seroit, sans vous, insupportable.

    Henriette.
    L’amour, dans son transport, parle toujours ainsi.
    Des retours importuns évitons le souci.
    Rien n’use tant l’ardeur de ce nœud qui nous lie,
    Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;
    Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux
    De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux !

    Ariste, à Henriette.
    N’est-ce que le motif que nous venons d’entendre,
    Qui vous fait résister à l’hymen de Clitandre ?

    Henriette.
    Sans cela vous verriez tout mon cœur y courir ;
    Et je ne fuis sa main que pour le trop chérir.

    Ariste.
    Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles.
    Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles ;
    Et c’est un stratagème, un surprenant secours,

    Que j’ai voulu tenter pour servir vos amours,
    Pour détromper ma sœur, et lui faire connoître
    Ce que son philosophe à l’essai pouvoit être.

    Chrysale.
    Le ciel en soit loué !

    Philaminte.
    J’en ai la joie au cœur,
    Par le chagrin qu’aura ce lâche déserteur.
    Voilà le châtiment de sa basse avarice,
    De voir qu’avec éclat cet hymen s’accomplisse.

    Chrysale, à Clitandre.
    Je le savois bien, moi, que vous l’épouseriez.

    Armande, à Philaminte.
    Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez ?

    Philaminte.
    Ce ne sera point vous que je leur sacrifie ;
    Et vous avez l’appui de la philosophie,
    Pour voir d’un œil content couronner leur ardeur.

    Bélise.
    Qu’il prenne garde au moins que je suis dans son cœur.
    Par un prompt désespoir souvent on se marie,
    Qu’on s’en repent après tout le temps de sa vie.

    Chrysale, au notaire.
    Allons, monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
    Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.

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  • Molière : Les Fourberies de Scapin

    1671

    La scène est à Naples.

    ACTE PREMIER.

    Scène I

    OCTAVE, SYLVESTRE.

    Octave.

    Ah ! fâcheuses nouvelles pour un cœur amoureux ! Dures extrémités où je me vois réduit ! Tu viens, Sylvestre, d’apprendre au port, que mon père revient ?

    Sylvestre

    Oui.

    Octave

    Qu’il arrive ce matin même ?

    Sylvestre

    Ce matin même.

    Octave

    Et qu’il revient dans la résolution de me marier ?

    Sylvestre

    Oui.

    Octave

    Avec une fille du seigneur Géronte ?

    Sylvestre Du seigneur Géronte.

    Octave

    Et que cette fille est mandée de Tarente ici pour cela ?

    Sylvestre

    Oui.

    Octave

    Et tu tiens ces nouvelles de mon oncle ?

    Sylvestre

    De votre oncle.

    Octave

    À qui mon père les a mandées par une lettre ?

    Sylvestre

    Par une lettre.

    Octave

    Et cet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires ?

    Sylvestre.

    Toutes nos affaires.

    Octave.

    Ah ! parle, si tu veux, et ne te fais point, de la sorte, arracher les mots de la bouche.

    Sylvestre.

    Qu’ai-je à parler davantage ? Vous n’oubliez aucune circonstance, et vous dites les choses tout justement comme elles sont.

    Octave.

    Conseille-moi, du moins, et me dis ce que je dois faire dans ces cruelles conjonctures.

    Sylvestre.

    Ma foi ! je m’y trouve autant embarrassé que vous ; et j’aurais bon besoin que l’on me conseillât moi-même.

    Octave.

    Je suis assassiné par ce maudit retour.

    Sylvestre.

    Je ne le suis pas moins.

    Octave.

    Lorsque mon père apprendra les choses, je vais voir fondre sur moi un orage soudain d’impétueuses réprimandes.

    Sylvestre.

    Les réprimandes ne sont rien ; et plût au Ciel que j’en fusse quitte à ce prix ! Mais j’ai bien la mine, pour moi, de payer plus cher vos folies ; et je vois se former, de loin un nuage de coups de bâton qui crèvera sur mes épaules.

    Octave.

    Ô Ciel ! par où sortir de l’embarras où je me trouve ?

    Sylvestre.

    C’est à quoi vous deviez songer avant que de vous y jeter.

    Octave.

    Ah ! tu me fais mourir par tes leçons hors de saison.

    Sylvestre.

    Vous me faites bien plus mourir par vos actions étourdies.

    Octave.

    Que dois-je faire ? Quelle résolution prendre ? À quel remède recourir ?

    Scène II.

    OCTAVE, SCAPIN, SYLVESTRE.

    Scapin

    Qu’est-ce, Seigneur Octave ? Qu’avez-vous ? Qu’y a-t-il ? Quel désordre est-ce là ? Je vous vois tout troublé.

    Octave

    Ah ! mon pauvre Scapin, je suis perdu ; je suis désespéré ; je suis le plus infortuné de tous les hommes.

    Scapin

    Comment ?

    Octave

    N’as-tu rien appris de ce qui me regarde ?

    Scapin

    Non.

    Octave

    Mon père arrive avec le seigneur Géronte, et ils me veulent marier.

    Scapin

    Hé bien ! qu’y a-t-il là de si funeste ?

    Octave

    Hélas ! tu ne sais pas la cause de mon inquiétude.

    Scapin

    Non ; mais il ne tiendra qu’à vous que je la sache bientôt ; et je suis homme consolatif, homme à m’intéresser aux affaires des jeunes gens.

    Octave

    Ah ! Scapin, si tu pouvais trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis, je croirais t’être redevable de plus que de la vie.

    Scapin

    À vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m’en veux mêler. J’ai sans doute reçu du Ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ; et je puis dire, sans vanité, qu’on n’a guère vu d’homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts et d’intrigues, qui ait acquis plus de gloire que moi dans ce noble métier. Mais, ma foi ! le mérite est trop maltraité aujourd’hui ; et j’ai renoncé à toutes choses depuis certain chagrin d’une affaire qui m’arriva.

    Octave.

    Comment ? Quelle affaire, Scapin ?

    Scapin.

    Une aventure où je me brouillai avec la justice.

    Octave.

    La justice ?

    Scapin.

    Oui, nous eûmes un petit démêlé ensemble.

    Sylvestre.

    Toi et la justice ?

    Scapin.

    Oui. Elle en usa fort mal avec moi ; et je me dépitai de telle sorte contre l’ingratitude du siècle, que je résolus de ne plus rien faire. Baste ! Ne laissez pas de me conter votre aventure.

    Octave.

    Tu sais, Scapin, qu’il y a deux mois que le seigneur Géronte et mon père s’embarquèrent ensemble pour un voyage qui regarde certain commerce où leurs intérêts sont mêlés.

    Scapin

    Je sais cela.

    Octave.

    Et que Léandre et moi nous fûmes laissés par nos pères, moi sous la conduite de Sylvestre, et Léandre sous ta direction.

    Scapin.

    Oui. Je me suis fort bien acquitté de ma charge.

    Octave.

    Quelque temps après, Léandre fit rencontre d’une jeune Égyptienne dont il devint amoureux.

    Scapin.

    Je sais cela encore.

    Octave.

    Comme nous sommes grands amis, il me fit aussitôt confidence de son amour, et me mena voir cette fille, que je trouvai belle, à la vérité, mais non pas tant qu’il vouloit que je la trouvasse. Il ne m’entretenoit que d’elle chaque jour, m’exagéroit à tous moments sa beauté et sa grâce ; me louoit son esprit, et me parloit avec transport des charmes de son entretien, dont il me rapportoit jusqu’aux moindres paroles, qu’il s’efforçoit toujours de me faire trouver les plus spirituelles du monde. Il me querelloit quelquefois de n’être pas assez sensible aux choses qu’il me venoit dire, et me blâmoit sans cesse de l’indifférence où j’étois pour les feux de l’amour.

    Scapin.

    Je ne vois pas encore où ceci veut aller.

    Octave.

    Un jour que je l’accompagnois pour aller chez les gens qui gardent l’objet de ses vœux, nous entendîmes dans une petite maison d’une rue écartée, quelques plaintes mêlées de beaucoup de sanglots. Nous demandons ce que c’est ; Une femme nous dit en soupirant, que nous pouvions voir là quelque chose de pitoyable en des personnes étrangères, et qu’à moins que d’être insensibles, nous en serions touchés.

    Scapin.

    Où est-ce que cela nous mène ?

    Octave.

    La curiosité me fit presser Léandre de voir ce que c’étoit. Nous entrons dans une salle, où nous voyons une vieille femme mourante, assistée d’une servante qui faisoit des regrets, et d’une jeune fille toute fondante en larmes, la plus belle et la plus touchante qu’on puisse jamais voir.

    Scapin.

    Ah, ah !

    Octave.

    Une autre auroit paru effroyable en l’état où elle étoit ; car elle n’avoit pour habillement qu’une méchante petite jupe, avec des brassières de nuit qui étaient de simple futaine ; et sa coiffure étoit une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissoit tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules ; et cependant, faite comme cela, elle brilloit de mille attraits, et ce n’étoit qu’agréments et que charmes que toute sa personne.

    Scapin.

    Je sens venir les choses.

    Octave.

    Si tu l’avois vue, Scapin, en l’état que je dis, tu l’aurois trouvée admirable.

    Scapin.

    Oh ! je n’en doute point ; et sans l’avoir vue, je vois bien qu’elle étoit tout à fait charmante.

    Octave.

    Ses larmes n’étoient point de ces larmes désagréables qui défigurent un visage ; elle avoit à pleurer une grâce touchante, et sa douleur étoit la plus belle du monde.

    Scapin.

    Je vois tout cela.

    Octave.

    Elle faisoit fondre chacun en larmes, en se jetant amoureusement sur le corps de cette mourante, qu’elle appeloit sa chère mère ; et il n’y avoit personne qui n’eût l’âme percée de voir un si bon naturel.

    Scapin.

    En effet, cela est touchant ; et je vois bien que ce bon naturel-là vous la fit aimer.

    Octave.

    Ah ! Scapin, un barbare l’auroit aimée.

    Scapin.

    Assurément : Le moyen de s’en empêcher ?

    Octave.

    Après quelques paroles, dont je tâchai d’adoucir la douleur de cette charmante affligée, nous sortîmes de là ; et demandant à Léandre ce qu’il lui sembloit de cette personne, il me répondit froidement qu’il la trouvoit assez jolie. Je fus piqué de la froideur avec laquelle il m’en parlait, et je ne voulus point lui découvrir l’effet que ses beautés avoient fait sur mon âme.

    Sylvestre.

    Si vous n’abrégez ce récit, nous en voilà pour jusqu’à . demain. Laissez-le-moi finir en deux mots. (À Scapin.) Son cœur prend feu dès ce moment : Il ne sauroit plus vivre, qu’il n’aille consoler son aimable affligée. Ses fréquentes visites sont rejetées de la servante, devenue la gouvernante par le trépas de la mère : voilà mon homme au désespoir ; il presse, supplie, conjure : point d’affaire. On lui dit que la fille, quoique sans bien et sans appui, est de famille honnête, et qu’à moins que de l’épouser, on ne peut souffrir ses poursuites. Voilà son amour augmenté par les difficultés. Il consulte dans sa tête, agite, raisonne, balance, prend sa résolution : le voilà marié avec elle depuis trois jours.

    Scapin.

    J’entends.

    Sylvestre.

    Maintenant, mets avec cela le retour imprévu du père, qu’on n’attendoit que dans deux mois ; la découverte que l’oncle a faite du secret de notre mariage, et l’autre mariage qu’on veut faire de lui avec la fille que le seigneur Géronte a eue d’une seconde femme qu’on dit qu’il a épousée à Tarente.

    Octave.

    Et par-dessus tout cela, mets encore l’indigence où se trouve cette aimable personne, et l’impuissance où je me vois d’avoir de quoi la secourir.

    Scapin.

    Est-ce là tout ? Vous voilà bien embarrassés tous deux pour une bagatelle ! C’est bien là de quoi se tant alarmer ! N’as-tu point de honte, toi, de demeurer court à si peu de chose ? Que diable ! te voilà grand et gros comme père et mère, et tu ne saurois trouver dans ta tête, forger dans ton esprit quelque ruse galante, quelque honnête petit stratagème, pour ajuster vos affaires ! Fi ! Peste soit du butor ! Je voudrais bien que l’on m’eût donné autrefois nos vieillards à duper ; je les aurois joués tous deux par-dessous la jambe ; et je n’étois pas plus grand que cela, que je me signalois déjà par cent tours d’adresse jolis. Sylvestre
    J’avoue que le Ciel ne m’a pas donné tes talents, et que je n’ai pas l’esprit, comme toi, de me brouiller avec la justice.

    Octave
    Voici mon aimable Hyacinte.

    Scène 3

    Hyacinte, Octave, Scapin, Silvestre.

    Hyacinte
    Ah ! Octave, est-il vrai ce que Silvestre vient de dire à Nérine ? que votre père est de retour, et qu’il veut vous marier ?

    Octave
    Oui, belle Hyacinte, et ces nouvelles m’ont donné une atteinte cruelle. Mais que vois-je ? vous pleurez ! Pourquoi ces larmes ? Me soupçonnez-vous, dites-moi, de quelque infidélité, et n’êtes-vous pas assurée de l’amour que j’ai pour vous ?

    Hyacinte
    Oui, Octave, je suis sûre que vous m’aimez ; mais je ne le suis pas que vous m’aimiez toujours.

    Octave
    Eh ! peut-on vous aimer qu’on ne vous aime toute sa vie ?

    Hyacinte
    J’ai ouï dire, Octave, que votre sexe aime moins longtemps que le nôtre, et que les ardeurs que les hommes font voir sont des feux qui s’éteignent aussi facilement qu’ils naissent.

    Octave
    Ah ! ma chère Hyacinte, mon cœur n’est donc pas fait comme celui des autres hommes, et je sens bien pour moi que je vous aimerai jusqu’au tombeau.

    Hyacinte
    Je veux croire que vous sentez ce que vous dites, et je ne doute point que vos paroles ne soient sincères ; mais je crains un pouvoir qui combattra dans votre cœur les tendres sentiments que vous pouvez avoir pour moi. Vous dépendez d’un père, qui veut vous marier à une autre personne ; et je suis sûre que je mourrai, si ce malheur m’arrive.

    Octave
    Non, belle Hyacinte, il n’y a point de père qui puisse me contraindre à vous manquer de foi, et je me résoudrai à quitter mon pays, et le jour même, s’il est besoin, plutôt qu’à vous quitter. J’ai déjà pris, sans l’avoir vue, une aversion effroyable pour celle que l’on me destine ; et, sans être cruel, je souhaiterais que la mer l’écartât d’ici pour jamais. Ne pleurez donc point, je vous prie, mon aimable Hyacinte, car vos larmes me tuent, et je ne les puis voir sans me sentir percer le cœur.

    Hyacinte
    Puisque vous le voulez, je veux bien essuyer mes pleurs, et j’attendrai d’un œil constant ce qu’il plaira au Ciel de résoudre de moi.

    Octave
    Le Ciel nous sera favorable.

    Hyacinte
    Il ne saurait m’être contraire, si vous m’êtes fidèle.

    Octave
    Je le serai assurément.

    Hyacinte
    Je serai donc heureuse.

    Scapin, à part.
    Elle n’est point tant sotte, ma foi ! et je la trouve assez passable.

    Octave, montrant Scapin.
    Voici un homme qui pourrait bien, s’il le voulait, nous être dans tous nos besoins, d’un secours merveilleux.

    Scapin
    J’ai fait de grands serments de ne me mêler plus du monde ; mais, si vous m’en priez bien fort tous deux, peut-être…

    Octave
    Ah ! s’il ne tient qu’à te prier bien fort pour obtenir ton aide, je te conjure de tout mon cœur de prendre la conduite de notre barque.

    Scapin
    Et vous, ne me dites-vous rien ?

    Hyacinte
    Je vous conjure, à son exemple, par tout ce qui vous est le plus cher au monde, de vouloir servir notre amour.

    Scapin
    Il faut se laisser vaincre, et avoir de l’humanité. Allez, je veux m’employer pour vous.

    Octave
    Crois que…

    Scapin
    Chut ! À Hyacinte. Allez-vous-en, vous, et soyez en repos. À Octave. Et vous, préparez-vous à soutenir avec fermeté l’abord de votre père.

    Octave
    Je t’avoue que cet abord me fait trembler par avance, et j’ai une timidité naturelle que je ne saurais vaincre.

    Scapin
    Il faut pourtant paraître ferme au premier choc, de peur que, sur votre faiblesse, il ne prenne le pied de vous mener comme un enfant. Là, tâchez de vous composer par étude un peu de hardiesse, et songez à répondre résolument sur tout ce qu’il pourra vous dire.

    Octave
    Je ferai du mieux que je pourrai.

    Scapin
    Çà, essayons un peu, pour vous accoutumer. Répétons un peu votre rôle et voyons si vous ferez bien. Allons. La mine résolue, la tête haute, les regards assurés.

    Octave
    Comme cela ?

    Scapin
    Encore un peu davantage.

    Octave
    Ainsi ?

    Scapin
    Bon. Imaginez-vous que je suis votre père qui arrive, et répondez-moi fermement comme si c’était à lui-même. « Comment, pendard, vaurien, infâme, fils indigne d’un père comme moi, oses-tu bien paraître devant mes yeux après tes bons déportements, après le lâche tour que tu m’as joué pendant mon absence ? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud ? est-ce là le fruit de mes soins ? le respect qui m’est dû ? le respect que tu me conserves ? » Allons donc. « Tu as l’insolence, fripon, de t’engager sans le consentement de ton père, de contracter un mariage clandestin ? Réponds-moi, coquin, réponds-moi. Voyons un peu tes belles raisons. » Oh ! que diable ! vous demeurez interdit !

    Octave
    C’est que je m’imagine que c’est mon père que j’entends.

    Scapin
    Eh ! oui. C’est par cette raison qu’il ne faut pas être comme un innocent.

    Octave
    Je m’en vais prendre plus de résolution, et je répondrai fermement.

    Scapin
    Assurément ?

    Octave
    Assurément.

    Silvestre
    Voilà votre père qui vient.

    Octave
    Ô Ciel ! je suis perdu.

    Scapin
    Holà ! Octave, demeurez. Octave ! Le voilà enfui. Quelle pauvre espèce d’homme ! Ne laissons pas d’attendre le vieillard.

    Silvestre
    Que lui dirai-je ?

    Scapin
    Laisse-moi dire, moi, et ne fais que me suivre.

    Scène 4

    Argante, Scapin, Silvestre.

    Argante, se croyant seul.
    A-t-on jamais ouï parler d’une action pareille à celle-là ?

    Scapin, à Silvestre.
    Il a déjà appris l’affaire, et elle lui tient si fort en tête que tout seul il en parle haut.

    Argante, se croyant seul.
    Voilà une témérité bien grande !

    Scapin
    Écoutons-le un peu.

    Argante, se croyant seul.
    Je voudrais bien savoir ce qu’ils me pourront dire sur ce beau mariage.

    Scapin, à part.
    Nous y avons songé.

    Argante, se croyant seul.
    Tâcheront-ils de me nier la chose ?

    Scapin, à part.
    Non, nous n’y pensons pas.

    Argante, se croyant seul.
    Ou s’ils entreprendront de l’excuser ?

    Scapin, à part.
    Celui-là se pourra faire.

    Argante, se croyant seul.
    Prétendront-ils m’amuser par des contes en l’air ?

    Scapin, à part.
    Peut-être.

    Argante, se croyant seul.
    Tous leurs discours seront inutiles.

    Scapin, à part.
    Nous allons voir.

    Argante, se croyant seul.
    Ils ne m’en donneront point à garder.

    Scapin, à part.
    Ne jurons de rien.

    Argante, se croyant seul.
    Je saurai mettre mon pendard de fils en lieu de sûreté.

    Scapin, à part.
    Nous y pourvoirons.

    Argante, se croyant seul.
    Et pour le coquin de Silvestre, je le rouerai de coups.

    Silvestre, à Scapin.
    J’étais bien étonné s’il m’oubliait.

    Argante, apercevant Silvestre.
    Ah ! ah ! vous voilà donc, sage gouverneur de famille, beau directeur de jeunes gens.

    Scapin
    Monsieur, je suis ravi de vous voir de retour.

    Argante
    Bonjour, Scapin. À Silvestre. Vous avez suivi mes ordres vraiment d’une belle manière, et mon fils s’est comporté fort sagement pendant mon absence.

    Scapin
    Vous vous portez bien, à ce que je vois ?

    Argante
    Assez bien. À Silvestre. Tu ne dis mot, coquin, tu ne dis mot.

    Scapin
    Votre voyage a-t-il été bon ?

    Argante
    Mon Dieu ! fort bon. Laisse-moi un peu quereller en repos.

    Scapin
    Vous voulez quereller ?

    Argante
    Oui, je veux quereller.

    Scapin
    Et qui, Monsieur ?

    Argante
    Ce maraud-là.

    Scapin
    Pourquoi ?

    Argante
    Tu n’as pas ouï parler de ce qui s’est passé dans mon absence ?

    Scapin
    J’ai bien ouï parler de quelque petite chose.

    Argante
    Comment quelque petite chose ! Une action de cette nature ?

    Scapin
    Vous avez quelque raison.

    Argante
    Une hardiesse pareille à celle-là ?

    Scapin
    Cela est vrai.

    Argante
    Un fils qui se marie sans le consentement de son père ? Scapin
    Oui, il y a quelque chose à dire à cela. Mais je serais d’avis que vous ne fissiez point de bruit.

    Argante
    Je ne suis pas de cet avis, moi, et je veux faire du bruit tout mon soûl. Quoi, tu ne trouves pas que j’aie tous les sujets du monde d’être en colère ?

    Scapin
    Si fait, j’y ai d’abord été, moi, lorsque j’ai su la chose, et je me suis intéressé pour vous, jusqu’à quereller votre fils. Demandez-lui un peu quelles belles réprimandes je lui ai faites, et comme je l’ai chapitré sur le peu de respect qu’il gardait à un père dont il devrait baiser les pas. On ne peut pas lui mieux parler, quand ce serait vous-même. Mais quoi ? je me suis rendu à la raison, et j’ai considéré que dans le fond, il n’a pas tant de tort qu’on pourrait croire.

    Argante
    Que me viens-tu conter ? Il n’a pas tant de tort de s’aller marier de but en blanc avec une inconnue ?

    Scapin
    Que voulez-vous ? il y a été poussé par sa destinée.

    Argante
    Ah ! ah ! voici une raison la plus belle du monde. On n’a plus qu’à commettre tous les crimes imaginables, tromper, voler, assassiner, et dire pour excuse qu’on y a été poussé par sa destinée.

    Scapin
    Mon Dieu ! vous prenez mes paroles trop en philosophe. Je veux dire qu’il s’est trouvé fatalement engagé dans cette affaire.

    Argante
    Et pourquoi s’y engageait-il ?

    Scapin
    Voulez-vous qu’il soit aussi sage que vous ? Les jeunes gens sont jeunes, et n’ont pas toute la prudence qu’il leur faudrait, pour ne rien faire que de raisonnable : témoin notre Léandre, qui malgré toutes mes leçons, malgré toutes mes remontrances, est allé faire de son côté pis encore que votre fils. Je voudrais bien savoir si vous-même n’avez pas été jeune, et n’avez pas dans votre temps, fait des fredaines comme les autres. J’ai ouï dire, moi, que vous avez été autrefois un compagnon parmi les femmes, que vous faisiez de votre drôle avec les plus galantes de ce temps-là, et que vous n’en approchiez point que vous ne poussassiez à bout.

    Argante
    Cela est vrai. J’en demeure d’accord ; mais je m’en suis toujours tenu à la galanterie, et je n’ai point été jusqu’à faire ce qu’il a fait.

    Scapin
    Que vouliez-vous qu’il fît ? Il voit une jeune personne qui lui veut du bien (car il tient de vous, d’être aimé de toutes les femmes). Il la trouve charmante. Il lui rend des visites, lui conte des douceurs, soupire galamment, fait le passionné. Elle se rend à sa poursuite. Il pousse sa fortune. Le voilà surpris avec elle par ses parents, qui, la force à la main, le contraignent de l’épouser.

    Silvestre, à part.
    L’habile fourbe que voilà !

    Scapin
    Eussiez-vous voulu qu’il se fût laissé tuer ? Il vaut mieux encore être marié qu’être mort.

    Argante
    On ne m’a pas dit que l’affaire se soit ainsi passée.

    Scapin
    Demandez-lui plutôt : Il ne vous dira pas le contraire.

    Argante
    C’est par force qu’il a été marié ?

    Silvestre
    Oui, Monsieur.

    Scapin
    Voudrais-je vous mentir ?

    Argante
    Il devait donc aller tout aussitôt protester de violence chez un notaire.

    Scapin
    C’est ce qu’il n’a pas voulu faire.

    Argante
    Cela m’aurait donné plus de facilité à rompre ce mariage.

    Scapin
    Rompre ce mariage !

    Argante
    Oui.

    Scapin
    Vous ne le romprez point.

    Argante
    Je ne le romprai point ?

    Scapin
    Non.

    Argante
    Quoi ? je n’aurai pas pour moi les droits de père, et la raison de la violence qu’on a faite à mon fils ?

    Scapin
    C’est une chose dont il ne demeurera pas d’accord.

    Argante
    Il n’en demeurera pas d’accord ?

    Scapin
    Non.

    Argante
    Mon fils ?

    Scapin
    Votre fils. Voulez-vous qu’il confesse qu’il ait été capable de crainte, et que ce soit par force qu’on lui ait fait faire les choses ? Il n’a garde d’aller avouer cela. Ce serait se faire tort, et se montrer indigne d’un père comme vous.

    Argante
    Je me moque de cela.

    Scapin
    Il faut, pour son honneur, et pour le vôtre, qu’il dise dans le monde que c’est de bon gré qu’il l’a épousée.

    Argante
    Et je veux moi, pour mon honneur et pour le sien, qu’il dise le contraire.

    Scapin
    Non, je suis sûr qu’il ne le fera pas.

    Argante
    Je l’y forcerai bien.

    Scapin
    Il ne le fera pas, vous dis-je.

    Argante
    Il le fera, ou je le déshériterai.

    Scapin
    Vous ?

    Argante
    Moi.

    Scapin
    Bon.

    Argante
    Comment, bon ?

    Scapin
    Vous ne le déshériterez point.

    Argante
    Je ne le déshériterai point ?

    Scapin
    Non.

    Argante
    Non ?

    Scapin
    Non.

    Argante
    Hoy ! Voici qui est plaisant : je ne déshériterai pas mon fils.

    Scapin
    Non, vous dis-je.

    Argante
    Qui m’en empêchera ?

    Scapin
    Vous-même.

    Argante
    Moi ?

    Scapin
    Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-là.

    Argante
    Je l’aurai.

    Scapin
    Vous vous moquez.

    Argante
    Je ne me moque point.

    Scapin
    La tendresse paternelle fera son office.

    Argante
    Elle ne fera rien.

    Scapin
    Oui, oui.

    Argante
    Je vous dis que cela sera.

    Scapin
    Bagatelles.

    Argante
    Il ne faut point dire bagatelles.

    Scapin
    Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturellement.

    Argante
    Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux. Finissons ce discours qui m’échauffe la bile. (À Silvestre) Va-t’en, pendard, va-t’en me chercher mon fripon, tandis que j’irai rejoindre le seigneur Géronte, pour lui conter ma disgrâce.

    Scapin
    Monsieur, si je vous puis être utile en quelque chose, vous n’avez qu’à me commander.

    Argante
    Je vous remercie. (À part) Ah ! pourquoi faut-il qu’il soit fils unique ! et que n’ai-je à cette heure la fille que le Ciel m’a ôtée, pour la faire mon héritière !

    Scène 5

    Scapin, Silvestre.

    Silvestre
    J’avoue que tu es un grand homme, et voilà l’affaire en bon train ; mais l’argent d’autre part nous presse pour notre subsistance, et nous avons de tous côtés des gens qui aboient après nous.

    Scapin
    Laisse-moi faire, la machine est trouvée. Je cherche seulement dans ma tête un homme qui nous soit affidé, pour jouer un personnage dont j’ai besoin. Attends. Tiens-toi un peu. Enfonce ton bonnet en méchant garçon. Campe-toi sur un pied. Mets la main au côté. Fais les yeux furibonds. Marche un peu en roi de théâtre. Voilà qui est bien. Suis-moi. J’ai des secrets pour déguiser ton visage et ta voix.

    Silvestre
    Je te conjure au moins de ne m’aller point brouiller avec la justice.

    Scapin
    Va, va : nous partagerons les périls en frères ; et trois ans de galère de plus ou de moins, ne sont pas pour arrêter un noble cœur.

    ACTE II

    Scène 1

    Géronte, Argante.

    Géronte
    Oui, sans doute, par le temps qu’il fait, nous aurons ici nos gens aujourd’hui ; et un matelot qui vient de Tarente m’a assuré qu’il avait vu mon homme qui était près de s’embarquer. Mais l’arrivée de ma fille trouvera les choses mal disposées à ce que nous nous proposions ; et ce que vous venez de m’apprendre de votre fils rompt étrangement les mesures que nous avions prises ensemble.

    Argante
    Ne vous mettez pas en peine : je vous réponds de renverser tout cet obstacle, et j’y vais travailler de ce pas.

    Géronte
    Ma foi ! seigneur Argante, voulez-vous que je vous dise ? l’éducation des enfants est une chose à quoi il faut s’attacher fortement.

    Argante
    Sans doute. À quel propos cela ?

    Géronte
    À propos de ce que les mauvais déportements des jeunes gens viennent le plus souvent de la mauvaise éducation que leurs pères leur donnent.

    Argante
    Cela arrive parfois. Mais que voulez-vous dire par là ?

    Géronte
    Ce que je veux dire par là ?

    Argante
    Oui.

    Géronte
    Que si vous aviez en brave père, bien morigéné votre fils, il ne vous aurait pas joué le tour qu’il vous a fait.

    Argante
    Fort bien. De sorte donc que vous avez bien mieux morigéné le vôtre ?

    Géronte
    Sans doute, et je serais bien fâché qu’il m’eût rien fait approchant de cela.

    Argante
    Et si ce fils que vous avez, en brave père, si bien morigéné, avait fait pis encore que le mien ? eh ?

    Géronte
    Comment ?

    Argante
    Comment ?

    Géronte
    Qu’est-ce que cela veut dire ?

    Argante
    Cela veut dire, Seigneur Géronte, qu’il ne faut pas être si prompt à condamner la conduite des autres ; et que ceux qui veulent gloser doivent bien regarder chez eux s’il n’y a rien qui cloche.

    Géronte
    Je n’entends point cette énigme.

    Argante
    On vous l’expliquera.

    Géronte
    Est-ce que vous auriez ouï dire quelque chose de mon fils ?

    Argante
    Cela se peut faire.

    {{Personnage|Gér onte}}
    Et quoi encore ?

    Argante
    Votre Scapin, dans mon dépit, ne m’a dit la chose qu’en gros ; et vous pourrez de lui, ou de quelque autre, être instruit du détail. Pour moi, je vais vite consulter un avocat, et aviser des biais que j’ai à prendre. Jusqu’au revoir.

    Scène 2

    Léandre, Géronte.

    Géronte, seul.
    Que pourrait-ce être que cette affaire-ci ? Pis encore que le sien ? Pour moi, je ne vois pas ce que l’on peut faire de pis ; et je trouve que se marier sans le consentement de son père est une action qui passe tout ce qu’on peut s’imaginer. Ah ! vous voilà.

    Léandre, en courant à lui pour l’embrasser.
    Ah ! mon père, que j’ai de joie de vous voir de retour !

    Géronte, refusant de l’embrasser.
    Doucement. Parlons un peu d’affaire.

    Léandre
    Souffrez que je vous embrasse, et que…

    Géronte, le repoussant encore.
    Doucement, vous dis-je.

    Léandre
    Quoi ? vous me refusez, mon père, de vous exprimer mon transport par mes embrassements !

    Géronte
    Oui, nous avons quelque chose à démêler ensemble.

    Léandre
    Et quoi ?

    Géronte
    Tenez-vous, que je vous voie en face.

    Léandre
    Comment ?

    Géronte
    Regardez-moi entre deux yeux.

    Léandre
    Hé bien ?

    {{Personnage|Gér onte}}
    Qu’est-ce donc qui s’est passé ici ?

    Léandre
    Ce qui s’est passé ?

    Géronte
    Oui. Qu’avez-vous fait pendant mon absence ?

    Léandre
    Que voulez-vous, mon père, que j’aie fait ?

    Géronte
    Ce n’est pas moi qui veux que vous ayez fait, mais qui demande ce que c’est que vous avez fait.

    Léandre
    Moi, je n’ai fait aucune chose dont vous ayez lieu de vous plaindre.

    Géronte
    Aucune chose ?

    Léandre
    Non.

    Géronte
    Vous êtes bien résolu.

    Léandre
    C’est que je suis sûr de mon innocence.

    Géronte
    Scapin pourtant a dit de vos nouvelles.

    Léandre
    Scapin !

    Géronte
    Ah ! ah ! ce mot vous fait rougir.

    Léandre
    Il vous a dit quelque chose de moi ?

    Géronte
    Ce lieu n’est pas tout à fait propre à vider cette affaire, et nous allons l’examiner ailleurs. Qu’on se rende au logis. J’y vais revenir tout à l’heure. Ah ! traître, s’il faut que tu me déshonores, je te renonce pour mon fils, et tu peux bien pour jamais te résoudre à fuir de ma présence.

    Scène 3

    Octave, Scapin, Léandre.

    Léandre
    Me trahir de cette manière ! Un coquin, qui doit par cent raisons, être le premier à cacher les choses que je lu i confie, est le premier à les aller découvrir à mon père. Ah ! je jure le Ciel que cette trahison ne demeurera pas impunie.

    Octave
    Mon cher Scapin, que ne dois-je point à tes soins ! Que tu es un homme admirable ! et que le Ciel m’est favorable, de t’envoyer à mon secours !

    Léandre
    Ah ! ah ! vous voilà. Je suis ravi de vous trouver, Monsieur le coquin.

    Scapin
    Monsieur, votre serviteur. C’est trop d’honneur que vous me faites.

    Léandre, en mettant l’épée à la main.
    Vous faites le méchant plaisant. Ah ! je vous apprendrai…

    Scapin, se mettant à genoux.
    Monsieur.

    Octave, se mettant entre-deux, pour empêcher Léandre de le frapper.
    Ah ! Léandre.

    Léandre
    Non, Octave, ne me retenez point, je vous prie.

    Scapin
    Eh ! Monsieur.

    Octave, le retenant.
    De grâce !

    Léandre, voulant frapper Scapin.
    Laissez-moi contenter mon ressentiment.

    Octave
    Au nom de l’amitié, Léandre, ne le maltraitez point.

    Scapin
    Monsieur, que vous ai-je fait ?

    Léandre, voulant le frapper.
    Ce que tu m’as fait, traître ?

    Octave, le retenant.
    Eh ! doucement.

    Léandre
    Non, Octave, je veux qu’il me confesse lui-même tout à l’heure la perfidie qu’il m’a faite. Oui, coquin, je sai s le trait que tu m’as joué, on vient de me l’apprendre ; et tu ne croyais pas peut-être que l’on me dût révéler ce secret ; mais je veux en avoir la confession de ta propre bouche, ou je vais te passer cette épée au travers du corps.

    Scapin
    Ah ! Monsieur, auriez-vous bien ce cœur-là ?

    Léandre
    Parle donc.

    Scapin
    Je vous ai fait quelque chose, Monsieur ?

    Léandre
    Oui, coquin, et ta conscience ne te dit que trop ce que c’est.

    Scapin
    Je vous assure que je l’ignore.

    Léandre, s’avançant pour le frapper.
    Tu l’ignores !

    Octave, le retenant.
    Léandre.

    Scapin
    Hé bien ! Monsieur, puisque vous le voulez, je vous confesse que j’ai bu avec mes amis ce petit quartaut de vin d’Espagne dont on vous fit présent il y a quelques jours ; et que c’est moi qui fis une fente au tonneau, et répandis de l’eau autour, pour faire croire que le vin s’était échappé.

    Léandre
    C’est toi, pendard, qui m’as bu mon vin d’Espagne, et qui as été cause que j’ai tant querellé la servante, croyant que c’était elle qui m’avait fait le tour ?

    Scapin
    Oui, Monsieur : je vous en demande pardon.

    Léandre
    Je suis bien aise d’apprendre cela ; mais ce n’est pas l’affaire dont il est question maintenant.

    Scapin
    Ce n’est pas cela, Monsieur ?

    Léandre
    Non : c’est une autre affaire qui me touche bien plus, et je veux que tu me la dises.

    Scapin
    Monsieur, je ne me souviens pas d’avoir fait autre chose.

    Léandre, le voulant frapper.
    Tu ne veux pas parler ?

    Scapin
    Eh !

    Octave
    Tout doux.

    Scapin
    Oui, Monsieur, il est vrai qu’il y a trois semaines que vous m’envoyâtes porter, le soir, une petite montre à la jeune Égyptienne que vous aimez. Je revins au logis mes habits tout couverts de boue, et le visage plein de sang, et vous dis que j’avais trouvé des voleurs qui m’avaient bien battu, et m’avaient dérobé la montre. C’était moi, Monsieur, qui l’avais retenue.

    Léandre
    C’est toi qui as retenu ma montre ?

    Scapin
    Oui, Monsieur, afin de voir quelle heure il est.

    Léandre
    Ah ! ah ! j’apprends ici de jolies choses, et j’ai un serviteur fort fidèle vraiment. Mais ce n’est pas encore cela que je demande.

    Scapin
    Ce n’est pas cela ?

    Léandre
    Non, infâme : c’est autre chose encore que je veux que tu me confesses.

    Scapin
    Peste !

    Léandre
    Parle vite, j’ai hâte.

    Scapin
    Monsieur, voilà tout ce que j’ai fait.

    Léandre, voulant frapper Scapin.
    Voilà tout ?

    Octave
    Eh !

    Scapin
    Hé bien ! oui, Monsieur, vous vous souvenez de ce loup-garou, il y a six mois, qui vous donna tant de coups de bâton la nuit et vous pensa faire rompre le cou dans une cave où vous tombâtes en fuyant.

    Léandre
    Hé bien ?

    Scapin
    C’était moi, Monsieur, qui faisais le loup-garou.

    Léandre
    C’était toi, traître, qui faisais le loup-garou ?

    Scapin
    Oui, Monsieur, seulement pour vous faire peur, et vous ôter l’envie de nous faire courir toutes les nuits comme vous aviez de coutume.

    Léandre
    Je saurai me souvenir en temps et lieu de tout ce que je viens d’apprendre. Mais je veux venir au fait, et que tu me confesses ce que tu as dit à mon père.

    Scapin
    À votre père ?

    Léandre
    Oui, fripon, à mon père.

    Scapin
    Je ne l’ai pas seulement vu depuis son retour.

    Léandre
    Tu ne l’as pas vu ?

    Scapin
    Non, Monsieur.

    Léandre
    Assurément ?

    Scapin
    Assurément. C’est une chose que je vais vous faire dire par lui-même.

    Léandre
    C’est de sa bouche que je le tiens pourtant.

    Scapin
    Avec votre permission, il n’a pas dit la vérité.

    Scène 4

    Carle, Scapin, Léandre, Octave.

    Carle
    Monsieur, je vous apporte une nouvelle qui est fâcheuse pour votre amour.

    Léandre
    Comment ?

    Carle
    Vos Égyptiens sont sur le point de vous enlever Zerbinette, et elle-même, les larmes aux yeux, m’a chargé de venir promptement vous dire que si, dans deux heures, vous ne songez à leur porter l’argent qu’ils vous ont demandé pour elle, vous l’allez perdre pour jamais.

    Léandre
    Dans deux heures ?

    Carle
    Dans deux heures.

    Léandre
    Ah ! mon pauvre Scapin, j’implore ton secours.

    Scapin
    « Ah ! mon pauvre Scapin. » Je suis « mon pauvre Scapin » à cette heure qu’on a besoin de moi.

    Léandre
    Va, je te pardonne tout ce que tu viens de me dire, et pis encore, si tu me l’as fait.

    Scapin
    Non, non, ne me pardonnez rien. Passez-moi votre épée au travers du corps. Je serai ravi que vous me tuiez.

    Léandre
    Non. Je te conjure plutôt de me donner la vie, en servant mon amour.

    Scapin
    Point, point : vous ferez mieux de me tuer.

    Léandre
    Tu m’es trop précieux ; et je te prie de vouloir employer pour moi ce génie admirable, qui vient à bout de toute chose.

    Scapin
    Non : tuez-moi, vous dis-je.

    Léandre
    Ah ! de grâce, ne songe plus à tout cela, et pense à me donner le secours que je te demande.

    Octave
    Scapin, il faut faire quelque chose pour lui.

    Scapin
    Le moyen, après une avanie de la sorte ?

    Léandre
    Je te conjure d’oublier mon emportement et de me prêter ton adresse.

    Octave
    Je joins mes prières aux siennes.

    Scapin
    J’ai cette insulte-là sur le cœur.

    Octave
    Il faut quitter ton ressentiment.

    Léandre
    Voudrais-tu m’abandonner, Scapin, dans la cruelle extrémité où se voit mon amour ?

    Scapin
    Me venir faire, à l’improviste, un affront comme celui-là !

    Léandre
    J’ai tort, je le confesse.

    Scapin
    Me traiter de coquin, de fripon, de pendard, d’infâme !

    Léandre
    J’en ai tous les regrets du monde.

    Scapin
    Me vouloir passer son épée au travers du corps !

    Léandre
    Je t’en demande pardon de tout mon cœur ; et s’il ne tient qu’à me jeter à tes genoux, tu m’y vois, Scapin, pour te conjurer encore une fois de ne me point abandonner.

    Octave
    Ah ! ma foi ! Scapin, il se faut rendre à cela.

    {{Personnage|ScapinLevez-vous. Une autre fois, ne soyez point si prompt.

    Léandre
    Me promets-tu de travailler pour moi ?

    Scapin
    On y songera.

    Léandre
    Mais tu sais que le temps presse.

    Scapin
    Ne vous mettez pas en peine. Combien est-ce qu’il vous faut ?

    Léandre
    Cinq cents écus.

    Scapin
    Et à vous ?

    Octave
    Deux cents pistoles.

    Scapin
    Je veux tirer cet argent de vos pères. À Octave. Pour ce qui est du vôtre, la machine est déjà toute trouvée ; à Léandre et quant au vôtre, bien qu’avare au dernier degré, il y faudra moins de façon encore, car vous savez que pour l’esprit, il n’en a pas grâces à Dieu ! grande provision, et je le livre pour une espèce d’homme à qui l’on fera toujours croire tout ce que l’on voudra. Cela ne vous offense point : il ne tombe entre lui et vous aucun soupçon de ressemblance ; et vous savez assez l’opinion de tout le monde, qui veut qu’il ne soit votre père que pour la forme.

    Léandre
    Tout beau, Scapin.

    Scapin
    Bon, bon ; on fait bien scrupule de cela : vous moquez-vous ? Mais j’aperçois venir le père d’Octave. Commençons par lui, puisqu’il se présente. Allez-vous-en tous deux. À Octave. Et vous, avertissez votre Silvestre de venir vite jouer son rôle.

    Scène 5

    Argante, Scapin.

    Scapin, à part.
    Le voilà qui rumine.

    Argante, se croyant seul.
    Avoir si peu de conduite et de considération ! S’aller jeter dans un engagement comme celui-là ! Ah ! ah ! jeunesse impertinente.

    Scapin
    Monsieur, votre serviteur.

    Argante
    Bonjour, Scapin.

    Scapin
    Vous rêvez à l’affaire de votre fils.

    Argante
    Je t’avoue que cela me donne un furieux chagrin.

    Scapin
    Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé ; et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue.

    Argante
    Quoi ?

    Scapin
    Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer : se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin.

    Argante
    Voilà qui est bien. Mais ce mariage impertinent qui trouble celui que nous voulons faire est une chose qu e je ne puis souffrir, et je viens de consulter des avocats pour le faire casser.

    Scapin
    Ma foi ! Monsieur, si vous m’en croyez, vous tâcherez, par quelque autre voie, d’accommoder l’affaire. Vous savez ce que c’est que les procès en ce pays-ci, et vous allez vous enfoncer dans d’étranges épines.

    Argante
    Tu as raison, je le vois bien. Mais quelle autre voie ?

    Scapin
    Je pense que j’en ai trouvé une. La compassion que m’a donnée tantôt votre chagrin, m’a obligé à chercher dans ma tête quelque moyen pour vous tirer d’inquiétude ; car je ne saurais voir d’honnêtes pères chagrinés par leurs enfants que cela ne m’émeuve ; et de tout temps, je me suis senti pour votre personne une inclination particulière.

    Argante
    Je te suis obligé.

    Scapin
    J’ai donc été trouver le frère de cette fille qui a été épousée. C’est un de ces braves de profession, de ces gens qui sont tous coups d’épée, qui ne parlent que d’échiner, et ne font non plus de conscience de tuer un homme que d’avaler un verre de vin. Je l’ai mis sur ce mariage, lui ai fait voir quelle facilité offrait la raison de la violence pour le faire casser, vos prérogatives du nom de père, et l’appui que vous donnerait auprès de la justice et votre droit, et votre argent, et vos amis. Enfin je l’ai tant tourné de tous les côtés, qu’il a prêté l’oreille aux propositions que je lui ai faites d’ajuster l’affaire pour quelque somme ; et il donnera son consentement à rompre le mariage, pourvu que vous lui donniez de l’argent.

    Argante
    Et qu’a-t-il demandé ?

    Scapin
    Oh ! d’abord, des choses par-dessus les maisons.

    Argante
    Et quoi ?

    Scapin
    Des choses extravagantes.

    Argante
    Mais encore ?

    Scapin
    Il ne parlait pas moins que de cinq ou six cents pistoles.

    Argante
    Cinq ou six cents fièvres quartaines qui le puissent serrer. Se moque-t-il des gens ?

    Scapin
    C’est ce que je lui ai dit. J’ai rejeté bien loin de pareilles propositions, et je lui ai bien fait entendre que vous n’étiez point une dupe, pour vous demander des cinq ou six cents pistoles. Enfin, après plusieurs discours, voici où s’est réduit le résultat de notre conférence. « Nous voilà au temps, m’a-t-il dit, que je dois partir pour l’armée. Je suis après à m’équiper ; et le besoin que j’ai de quelque argent, me fait consentir, malgré moi, à ce qu’on me propose. Il me faut un cheval de service, et je n’en saurais avoir un qui soit tant soit peu raisonnable à moins de soixante pistoles. »

    Argante
    Hé bien ! pour soixante pistoles, je les donne.

    Scapin
    « Il faudra le harnais, et les pistolets ; et cela ira bien à vingt pistoles encore. »

    Argante
    Vingt pistoles, et soixante, ce serait quatre-vingts.

    Scapin
    Justement.

    Argante
    C’est beaucoup ; mais soit, je consens à cela.

    Scapin
    « Il me faut aussi un cheval pour monter mon valet, qui coûtera bien trente pistoles. »

    Argante
    Comment diantre ! Qu’il se promène ! il n’aura rien du tout.

    Scapin
    Monsieur.

    Argante
    Non, c’est un impertinent.

    {{Personnage|Sc apin}}
    Voulez-vous que son valet aille à pied ?

    Argante
    Qu’il aille comme il lui plaira, et le maître aussi.

    Scapin
    Mon Dieu ! Monsieur, ne vous arrêtez point à peu de chose. N’allez point plaider, je vous prie, et donnez tout pour vous sauver des mains de la justice.

    Argante
    Hé bien ! soit, je me résous à donner encore ces trente pistoles.

    Scapin
    « Il me faut encore, a-t-il dit, un mulet pour porter… »

    Argante
    Oh ! qu’il aille au diable avec son mulet ! c’en est trop, et nous irons devant les juges.

    Scapin
    De grâce, Monsieur…

    Argante
    Non, je n’en ferai rien.

    Scapin
    Monsieur, un petit mulet.

    Argante
    Je ne lui donnerais pas seulement un âne.

    Scapin
    Considérez…

    Argante
    Non, j’aime mieux plaider.

    Scapin
    Eh ! Monsieur, de quoi parlez-vous là, et à quoi vous résolvez-vous ? Jetez les yeux sur les détours de la justice ; voyez combien d’appels et de degrés de juridiction, combien de procédures embarrassantes, combien d’animaux ravissants par les griffes desquels il vous faudra passer, sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges, et leurs clercs. Il n’y a pas un de tous ces gens-là, qui pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu. Et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Eh ! Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde, que d’avoir à plaider ; et la seule pensée d’un procès serait capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.

    Argante
    À combien est-ce qu’il fait monter le mulet ?

    Scapin
    Monsieur, pour le mulet, pour son cheval, et celui de son homme, pour le harnais et les pistolets, et pour payer quelque petite chose qu’il doit à son hôtesse, il demande en tout deux cents pistoles.

    Argante
    Deux cents pistoles ?

    Scapin
    Oui.

    Argante, se promenant en colère le long du théâtre.
    Allons, allons, nous plaiderons.

    Scapin
    Faites réflexion…

    Argante
    Je plaiderai.

    Scapin
    Ne vous allez point jeter…

    Argante
    Je veux plaider.

    Scapin
    Mais pour plaider, il vous faudra de l’argent. Il vous en faudra pour l’exploit ; il vous en faudra pour le contrôle ; il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, conseils, productions, et journées du procureur ; il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats ; pour le droit de retirer le sac, et pour les grosses d’écrituresil vous en faudra pour le rapport des substituts ; pour les épices de conclusion ; pour l’enregistrement du greffier, façon d’appointements, sentences et arrêts, contrôles, signatures, et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu’il vous faudra faire. Donnez cet argent-là à cet homme-ci, vous voilà hors d’affaire.

    Argante
    Comment, deux cents pistoles ?

    Scapin
    Oui, vous y gagnerez. J’ai fait un petit calcul en moi-même de tous les frais de la justice ; et j’ai trouvé qu’en donnant deux cents pistoles à votre homme, vous en aurez de reste pour le moins cent cinquante, sans compter les soins, les pas, et les chagrins que vous épargnerez. Quand il n’y aurait à essuyer que les sottises que disent devant tout le monde de méchants plaisants d’avocats, j’aimerais mieux donner trois cents pistoles, que de plaider.

    Argante
    Je me moque de cela, et je défie les avocats de rien dire de moi.

    Scapin
    Vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais si j’étais que de vous, je fuirais les procès.

    Argante
    Je ne donnerai point deux cents pistoles.

    Scapin
    Voici l’homme dont il s’agit.

    Scène 6

    Silvestre, Argante, Scapin.

    Silvestre
    Scapin, faites-moi connaître un peu cet Argante, qui est père d’Octave.

    Scapin

    Pourquoi, Monsieur ?

    Silvestre

    Je viens d’apprendre qu’il veut me mettre en procès, et faire rompre par justice le mariage de ma sœur.

    Scapin

    Je ne sais pas s’il a cette pensée ; mais il ne veut point consentir aux deux cents pistoles que vous voulez, et il dit que c’est trop.

    Silvestre

    Par la mort ! par la tête ! par la ventre ! si je le trouve, je le veux échiner, dussé-je être roué tout vif.

    Argante, pour n’être point vu, se tient en tremblant couvert de Scapin.

    Scapin

    Monsieur, ce père d’Octave a du cœur, et peut-être ne vous craindra-t-il point.

    Silvestre

    Lui ? lui ? Par la sang ! par la tête ! s’il était là, je lui donnerais tout à l’heure de l’épée dans le ventre. Qui est cet homme-là ?

    Scapin

    Ce n’est pas lui, Monsieur, ce n’est pas lui.

    Silvestre

    N’est-ce point quelqu’un de ses amis ?

    Scapin

    Non, Monsieur, au contraire, c’est son ennemi capital.

    Silvestre

    Son ennemi capital ?

    Scapin

    Oui.

    Silvestre

    Ah ! parbleu ! j’en suis ravi. Vous êtes ennemi, Monsieur, de ce faquin d’Argante ; eh ?

    Scapin

    Oui, oui, je vous en réponds.

    Silvestre, lui prend rudement la main.

    Touchez là, touchez. Je vous donne ma parole, et vous jure sur mon honneur, par l’épée que je porte, par tous les serments que je saurais faire, qu’avant la fin du jour je vous déferai de ce maraud fieffé, de ce faquin d’Argante. Reposez-vous sur moi.

    Scapin

    Monsieur, les violences en ce pays-ci ne sont guère souffertes.

    Silvestre

    Je me moque de tout, et je n’ai rien à perdre.

    Scapin

    Il se tiendra sur ses gardes assurément ; et il a des parents, des amis, et des domestiques, dont il se fera un secours contre votre ressentiment.

    Silvestre

    C’est ce que je demande, morbleu ! c’est ce que je demande. Il met l’épée à la main, et pousse de tous les côtés, comme s’il y avait plusieurs personnes devant lui. Ah, tête ! ah, ventre ! Que ne le trouvé-je à cette heure avec tout son secours ! Que ne paraît-il à mes yeux au milieu de trente personnes ! Que ne les vois-je fondre sur moi les armes à la main ! Comment, marauds, vous avez la hardiesse de vous attaquer à moi ? Allons, morbleu ! tue, point de quartier. Donnons. Ferme. Poussons. Bon pied, bon œil. Ah ! coquins, ah ! canaille, vous en voulez par là ; je vous en ferai tâter votre soûl. Soutenez, marauds, soutenez. Allons. À cette botte. À cette autre. À celle-ci. À celle-là. Comment, vous reculez ? Pied ferme, morbleu ! pied ferme.

    Scapin

    Eh, eh, eh ! Monsieur, nous n’en sommes pas.

    Silvestre

    Voilà qui vous apprendra à vous oser jouer à moi.

    Scapin

    Hé bien, vous voyez combien de personnes tuées pour deux cents pistoles. Oh sus ! je vous souhaite une bonne fortune.

    Argante, tout tremblant.

    Scapin.

    Scapin

    Plaît-il ?

    Argante

    Je me résous à donner les deux cents pistoles.

    Scapin

    J’en suis ravi, pour l’amour de vous.

    Argante

    Allons le trouver, je les ai sur moi.

    Scapin

    Vous n’avez qu’à me les donner. Il ne faut pas pour votre honneur que vous paraissiez là, après avoir passé ici pour autre que ce que vous êtes ; et de plus, je craindrais qu’en vous faisant connaître, il n’allât s’aviser de vous demander davantage.

    Argante

    Oui ; mais j’aurais été bien aise de voir comme je donne mon argent.

    Scapin

    Est-ce que vous vous défiez de moi ?

    Argante

    Non pas, mais…

    Scapin

    Parbleu, Monsieur, je suis un fourbe, ou je suis honnête homme : c’est l’un des deux. Est-ce que je voudrais vous tromper, et que dans tout ceci j’ai d’autre intérêt que le vôtre, et celui de mon maître, à qui vous voulez vous allier ? Si je vous suis suspect, je ne me mêle plus de rien, et vous n’avez qu’à chercher, dès cette heure, qui accommodera vos affaires.

    Argante

    Tiens donc.

    Scapin

    Non, Monsieur, ne me confiez point votre argent. Je serai bien aise que vous vous serviez de quelque autre.

    Argante

    Mon Dieu ! tiens.

    Scapin
    Non, vous dis-je, ne vous fiez point à moi. Que sait-on si je ne veux point vous attraper votre argent ?

    Argante
    Tiens, te dis-je, ne me fais point contester davantage. Mais songe à bien prendre tes sûretés avec lui.

    Scapin
    Laissez-moi faire, il n’a pas affaire à un sot.

    Argante
    Je vais t’attendre chez moi.

    Scapin
    Je ne manquerai pas d’y aller. Seul. Et un. Je n’ai qu’à chercher l’autre. Ah !, ma foi, le voici. Il semble que le Ciel, l’un après l’autre, les amène dans mes filets.

    Scène 7

    Géronte, Scapin.

    Scapin
    Ô Ciel ! ô disgrâce imprévue ! ô misérable père ! Pauvre Géronte, que feras-tu ?

    Géronte
    Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé ?

    Scapin
    N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte ?

    Géronte
    Qu’y a-t-il, Scapin ?

    Scapin
    Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortune ?

    Géronte
    Qu’est-ce que c’est donc ?

    Scapin
    En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.

    Géronte
    Me voici.

    Scapin
    Il faut qu’il soit caché en quelque endroit qu’on ne puisse point deviner.

    Géronte
    Holà ! es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?

    Scapin
    Ah ! Monsieur, il n’y a pas moyen de vous rencontrer.

    Géronte
    Il y a une heure que je suis devant toi. Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a ?

    Scapin
    Monsieur…

    Géronte
    Quoi ?

    Scapin
    Monsieur, votre fils…

    Géronte
    Hé bien ! mon fils…

    Scapin
    Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde.

    Géronte
    Et quelle ?

    Scapin
    Je l’ai trouvé tantôt tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal à propos ; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d’y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé ; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

    Géronte
    Qu’y a-t-il de si affligeant en tout cela ?

    Scapin
    Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vo us dire que si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.

    Géronte
    Comment, diantre ! cinq cents écus ?

    Scapin
    Oui, Monsieur ; et de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.

    Géronte
    Ah ! le pendard de Turc, m’assassiner de la façon !

    Scapin
    C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.

    Géronte
    Que diable allait-il faire dans cette galère ?

    Scapin
    Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.

    Géronte
    Va-t’en, Scapin, va-t’en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.

    Scapin
    La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?

    Géronte
    Que diable allait-il faire dans cette galère ?

    Scapin
    Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.

    Géronte
    Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle.

    Scapin
    Quoi, Monsieur ?

    Géronte
    Que tu ailles dire à ce Turc, qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande.

    Scapin
    Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?

    Géronte
    Que diable allait-il faire dans cette galère ?

    Scapin
    Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.

    Géronte
    Tu dis qu’il demande…

    Scapin
    Cinq cents écus.

    Géronte
    Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ?

    Scapin
    Vraiment oui, de la conscience à un Turc.

    Géronte
    Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?

    Scapin
    Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.

    Géronte
    Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ?

    Scapin
    Ce sont des gens qui n’entendent point de raison.

    Géronte
    Mais que diable allait-il faire à cette galère ?

    Scapin
    Il est vrai ; mais quoi ? on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.

    Géronte
    Tiens, voilà la clef de mon armoire.

    Scapin
    Bon.

    Géronte
    Tu l’ouvriras.

    Scapin
    Fort bien.

    {{Personnage|Géronte} }
    Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

    Scapin
    Oui.

    Géronte
    Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiers, pour aller racheter mon fils.

    Scapin, en lui rendant la clef.
    Eh, Monsieur ! rêvez-vous ? Je n’aurais pas cent francs de tout ce que vous dites ; et de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné.

    Géronte
    Mais que diable allait-il faire à cette galère ?

    Scapin
    Oh ! que de paroles perdues ! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu’à l’heure que je parle, on t’emmène esclave en Alger. Mais le Ciel me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu ; et que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un père.

    Géronte
    Attends, Scapin, je m’en vais quérir cette somme.

    Scapin
    Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l’heure ne sonne.

    Géronte
    N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?

    Scapin
    Non : cinq cents écus.

    Géronte
    Cinq cents écus ?

    {{Personnage|Scapin} }
    Oui.

    Géronte
    Que diable allait-il faire à cette galère ?

    Scapin
    Vous avez raison, mais hâtez-vous.

    Géronte
    N’y avait-il point d’autre promenade ?

    Scapin
    Cela est vrai. Mais faites promptement.

    Géronte
    Ah ! maudite galère !

    Scapin
    Cette galère lui tient au cœur.

    Géronte
    Tiens, Scapin, je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, et je ne croyais pas qu’elle dût m’être si tôt ravie. Il lui présente sa bourse, qu’il ne laisse pourtant pas aller ; et, dans ses transports il fait aller son bras de côté et d’autre, et Scapin le sien pour avoir la bourse. Tiens. Va-t’en racheter mon fils.

    Scapin
    Oui, Monsieur.

    Géronte
    Mais dis à ce Turc que c’est un scélérat.

    Scapin
    Oui.

    Géronte
    Un infâme.

    Scapin
    Oui.

    Géronte
    Un homme sans foi, un voleur.

    Scapin
    Laissez-moi faire.

    Géronte
    Qu’il me tire cinq cents écus contre toute sorte de droit.

    Scapin
    Oui.

    Géronte
    Que je ne les lui donne ni à la mort, ni à la vie.

    Scapin
    Fort bien.

    Géronte
    Et que si jamais je l’attrape, je saurai me venger de lui.

    Scapin
    Oui.

    Géronte, remet la bourse dans sa poche, et s’en va.
    Va, va vite requérir mon fils.

    Scapin, allant après lui.
    Holà ! Monsieur.

    Géronte
    Quoi ?

    Scapin
    Où est donc cet argent ?

    Géronte
    Ne te l’ai-je pas donné ?

    Scapin
    Non vraiment, vous l’avez remis dans votre poche.

    Géronte
    Ah ! c’est la douleur qui me trouble l’esprit.

    Scapin
    Je le vois bien.

    Géronte
    Que diable allait-il faire dans cette galère ? Ah maudite galère ! Traître de Turc à tous les diables !

    Scapin
    Il ne peut digérer les cinq cents écus que je lui arrache ; mais il n’est pas quitte envers moi, et je veux qu’il me paye en une autre monnaie l’imposture qu’il m’a faite auprès de son fils.

    Scène 8

    Octave, Léandre, Scapin.

    {{Personnage|Octav e}}
    Hé bien ! Scapin, as-tu réussi pour moi dans ton entreprise ?

    Léandre
    As-tu fait quelque chose pour tirer mon amour de la peine où il est ?

    Scapin
    Voilà deux cents pistoles que j’ai tirées de votre père.

    Octave
    Ah ! que tu me donnes de joie !

    Scapin
    Pour vous, je n’ai pu faire rien.

    Léandre, veut s’en aller.
    Il faut donc que j’aille mourir ; et je n’ai que faire de vivre, si Zerbinette m’est ôtée.

    Scapin
    Holà ! holà ! tout doucement. Comme diantre vous allez vite.

    Léandre
    Que veux-tu que je devienne ?

    Scapin
    Allez, j’ai votre affaire ici.

    Léandre
    Ah ! tu me redonnes la vie.

    Scapin
    Mais à condition que vous me permettrez à moi une petite vengeance contre votre père, pour le tour qu’il m’a fait.

    Léandre
    Tout ce que tu voudras.

    Scapin
    Vous me le promettez devant témoin.

    Léandre
    Oui.

    Scapin
    Tenez, voilà cinq cents écus.

    Léandre
    Allons en promptement acheter celle que j’adore.

    ACTE III

    Scène 1

    Zerbinette, Hyacinte, Scapin, Silvestre.

    Silvestre
    Oui, vos amants ont arrêté entre eux que vous fussiez ensemble ; et nous nous acquittons de l’ordre qu’ils nous ont donné.

    Hyacinte
    Un tel ordre n’a rien qui ne me soit fort agréable. Je reçois avec joie une compagne de la sorte ; et il ne tiendra pas à moi, que l’amitié qui est entre les personnes que nous aimons ne se répande entre nous deux.

    Zerbinette
    J’accepte la proposition, et ne suis point personne à reculer, lorsqu’on m’attaque d’amitié.

    Scapin
    Et lorsque c’est d’amour qu’on vous attaque ?

    Zerbinette
    Pour l’amour, c’est une autre chose ; on y court un peu plus de risque, et je n’y suis pas si hardie.

    Scapin
    Vous l’êtes, que je crois, contre mon maître maintenant ; et ce qu’il vient de faire pour vous doit vous donner du cœur pour répondre comme il faut à sa passion.

    Zerbinette
    Je ne m’y fie encore que de la bonne sorte ; et ce n’est pas assez pour m’assurer entièrement que ce qu’il vient de faire. J’ai l’humeur enjouée, et sans cesse je ris ; mais tout en riant, je suis sérieuse sur de certains chapitres ; et ton maître s’abusera, s’il croit qu’il lui suffise de m’avoir achetée pour me voir toute à lui. Il doit lui en coûter autre chose que de l’argent ; et pour répondre à son amour de la manière qu’il souhaite, il me faut un don de sa foi qui soit assaisonné de certaines cérémonies qu’on trouve nécessaires.

    Scapin
    C’est là aussi comme il l’entend. Il ne prétend à vous qu’en tout bien et en tout honneur ; et je n’aurais pas été homme à me mêler de cette affaire, s’il avait une autre pensée.

    Zerbinette
    C’est ce que je veux croire, puisque vous me le dites ; mais, du côté du père, j’y prévois des empêchements.

    Scapin
    Nous trouverons moyen d’accommoder les choses.

    Hyacinte
    La ressemblance de nos destins doit contribuer encore à faire naître notre amitié ; et nous nous voyons toutes deux dans les mêmes alarmes, toutes deux exposées à la même infortune.

    Zerbinette
    Vous avez cet avantage, au moins, que vous savez de qui vous êtes née ; et que l’appui de vos parents, que vous pouvez faire connaître, est capable d’ajuster tout, peut assurer votre bonheur, et faire donner un consentement au mariage qu’on trouve fait. Mais pour moi, je ne rencontre aucun secours dans ce que je puis être, et l’on me voit dans un état qui n’adoucira pas les volontés d’un père qui ne regarde que le bien.

    Hyacinte
    Mais aussi avez-vous cet avantage, que l’on ne tente point par un autre parti celui que vous aimez.

    Zerbinette
    Le changement du cœur d’un amant n’est pas ce qu’on peut le plus craindre. On se peut naturellement croire assez de mérite pour garder sa conquête ; et ce que je vois de plus redoutable dans ces sortes d’affaires, c’est la puissance paternelle, auprès de qui tout le mérite ne sert de rien.

    Hyacinte
    Hélas ! pourquoi faut-il que de justes inclinations se trouvent traversées ? La douce chose que d’aimer, lorsque l’on ne voit point d’obstacle à ces aimables chaînes dont deux cœurs se lient ensemble !

    Scapin
    Vous vous moquez ; la tranquillité en amour est un calme désagréable ; un bonheur tout uni nous devient ennuyeux ; il faut du haut et du bas dans la vie ; et les difficultés qui se mêlent aux choses réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs.

    Zerbinette
    Mon Dieu, Scapin, fais-nous un peu ce récit, qu’on m’a dit qui est si plaisant, du stratagème dont tu t’es avisé pour tirer de l’argent de ton vieillard avare. Tu sais qu’on ne perd point sa peine lorsqu’on me fait un conte, et que je le paye assez bien par la joie qu’on m’y voit prendre.

    Scapin
    Voilà Silvestre qui s’en acquittera aussi bien que moi. J’ai dans la tête certaine petite vengeance, dont je vais goûter le plaisir.

    Silvestre
    Pourquoi, de gaieté de cœur, veux-tu chercher à t’attirer de méchantes affaires ?

    Scapin
    Je me plais à tenter des entreprises hasardeuses.

    Silvestre
    Je te l’ai déjà dit, tu quitterais le dessein que tu as, si tu m’en voulais croire.

    Scapin
    Oui, mais c’est moi que j’en croirai.

    Silvestre
    À quoi diable te vas-tu amuser ?

    Scapin
    De quoi diable te mets-tu en peine ?

    Silvestre
    C’est que je vois que sans nécessité, tu vas courir risque de t’attirer une venue de coups de bâton.

    Scapin
    Hé bien ! c’est aux dépens de mon dos, et non pas du tien.

    Silvestre
    Il est vrai que tu es maître de tes épaules, et tu en disposeras comme il te plaira.

    Scapin
    Ces sortes de périls ne m’ont jamais arrêté, et je hais ces cœurs pusillanimes qui, pour trop prévoir les suites des choses, n’osent rien entreprendre.

    Zerbinette
    Nous aurons besoin de tes soins.

    Scapin
    Allez : je vous irai bientôt rejoindre. Il ne sera pas dit qu’impunément on m’ait mis en état de me trahir moi-même, et de découvrir des secrets qu’il était bon qu’on ne sût pas.

    Scène 2

    Géronte, Scapin.

    Géronte
    Hé bien, Scapin, comment va l’affaire de mon fils ?

    Scapin
    Votre fils, Monsieur, est en lieu de sûreté ; mais vous courez maintenant, vous, le péril le plus grand du monde, et je voudrais pour beaucoup que vous fussiez dans votre logis.

    Géronte
    Comment donc ?

    Scapin
    À l’heure que je parle, on vous cherche de toutes parts pour vous tuer.

    Géronte
    Moi ?

    Scapin
    Oui.

    Géronte
    Et qui ?

    Scapin
    Le frère de cette personne qu’Octave a épousée. Il croit que le dessein que vous avez de mettre votre fille à la place que tient sa sœur est ce qui pousse le plus fort à faire rompre leur mariage ; et, dans cette pensée, il a résolu hautement de décharger son désespoir sur vous et vous ôter la vie pour venger son honneur. Tous ses amis, gens d’épée comme lui, vous cherchent de tous les côtés, et demandent de vos nouvelles. J’ai vu même deçà et delà, des so ldats de sa compagnie qui interrogent ceux qu’ils trouvent, et occupent par pelotons toutes les avenues de votre maison. De sorte que vous ne sauriez aller chez vous, vous ne sauriez faire un pas ni à droit, ni à gauche, que vous ne tombiez dans leurs mains.

    Géronte
    Que ferai-je, mon pauvre Scapin ?

    Scapin
    Je ne sais pas, Monsieur, et voici une étrange affaire. Je tremble pour vous depuis les pieds jusqu’à la tête, et… Attendez.

    Il se retourne, et fait semblant d’aller voir au bout du théâtre s’il n’y a personne.

    Géronte, en tremblant.
    Eh ?

    Scapin, en revenant.
    Non, non, non, ce n’est rien.

    Géronte
    Ne saurais-tu trouver quelque moyen pour me tirer de peine ?

    Scapin
    J’en imagine bien un ; mais je courrais risque moi, de me faire assommer.

    Géronte
    Eh ! Scapin, montre-toi serviteur zélé : ne m’abandonne pas, je te prie.

    Scapin
    Je le veux bien. J’ai une tendresse pour vous qui ne saurait souffrir que je vous laisse sans secours.

    Géronte
    Tu en seras récompensé, je t’assure ; et je te promets cet habit-ci, quand je l’aurai un peu usé.

    Scapin
    Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que vous vous mettiez dans ce sac et que…

    Géronte
    Ah !

    Scapin
    Non, non, non, non, ce n’est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là dedans, et que vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, com me un paquet de quelque chose, et je vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand nous serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.

    Géronte
    L’invention est bonne.

    Scapin
    La meilleure du monde. Vous allez voir. À part. Tu me payeras l’imposture.

    Géronte
    Eh ?

    Scapin
    Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu’au fond, et surtout prenez garde de ne vous point montrer, et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.

    Géronte
    Laisse-moi faire. Je saurai me tenir…

    Scapin
    Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. En contrefaisant sa voix. « Quoi ? Jé n’aurai pas l’abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu’un par charité né m’enseignera pas où il est ? » À Géronte avec sa voix ordinaire. Ne branlez pas. Reprenant son ton contrefait. « Cadédis, jé lé trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre. » À Géronte avec son ton naturel. Ne vous montrez pas. Tout le langage gascon est supposé de celui qu’il contrefait, et le reste de lui. « Oh, l’homme au sac ! » Monsieur. « Jé té vaille un louis, et m’enseigne où put être Géronte. » Vous cherchez le seigneur Géronte ? « Oui, mordi ! Jé lé cherche. » Et pour quelle affaire, Monsieur ? « Pour quelle affaire ? » Oui. « Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de vaton. » Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n’est pas un homme à être traité de la sorte. « Qui, cé fat dé Geronte, cé maraut, cé velître ? » Le seigneur Géronte, Monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni bel ître, et vous devriez, s’il vous plaît, parler d’autre façon. « Comment, tu mé traites, à moi, avec cette hautur ? » Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. « Est-ce que tu es des amis dé cé Geronte ? » Oui, Monsieur, j’en suis. « Ah ! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure. » Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac. « Tiens. Boilà cé que jé té vaille pour lui. » Ah, ah, ah ! Ah, Monsieur ! Ah, ah, Monsieur ! Tout beau. Ah, doucement, ah, ah, ah ! « Va, porte-lui cela de ma part. Adiusias. » Ah ! diable soit le Gascon ! Ah ! En se plaignant et remuant le dos, comme s’il avait reçu les coups de bâton.

    Géronte
    Ah ! Scapin, je n’en puis plus !

    Scapin
    Ah ! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.

    Géronte
    Comment ? c’est sur les miennes qu’il a frappé.

    Scapin
    Nenni, Monsieur, c’était sur mon dos qu’il frappait.

    Géronte
    Que veux-tu dire ? J’ai bien senti les coups, et les sens bien encore.

    Scapin
    Non, vous dis-je, ce n’est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.

    Géronte
    Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner…

    Scapin
    Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger. Cet endroit est de même celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre. « Parti ! Moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de Gironte ? » Cachez-vous bien. « Dites-moi un peu fous, monsir l’homme, s’il ve plaist, fous savoir point où l’est sti Gironte que moi cherchair ? » Non, Monsieur, je ne sais point où est Géronte. « Dites-moi-le vous frenchemente, moi li fouloir pas grande chose à lui. L’est seulemente pour li donnair un petite régale sur le dos d’un douzaine de coups de bastonne, et de trois ou quatre petites coups d’épée au trafers de son poitrine. » Je vous assure, Monsieur, que je ne sais pas où il est. « Il me semble que j’y foi remuair quelque chose dans sti sac. » Pardonnez-moi, Monsieur. « Li est assurément quelque histoire là tetans. » Point du tout, Monsieur. « Moi l’avoir enfie de tonner ain coup d’épée dans ste sac. » Ah ! Monsieur, gardez-vous-en bien. « Montre-le-moi un peu fous ce que c’estre là. » Tout beau, Monsieur. « Quement, tout beau ? » Vous n’avez que faire de vouloir voir ce que je porte. « Et moi, je le fouloir foir, moi. » Vous ne le verrez point. « Ahi que de badinemente ! » Ce sont hardes qui m’appartiennent. « Montre-moi fous, te dis-je. » Je n’en ferai rien. « Toi ne faire rien ? » Non. « Moi pailler de ste bastonne dessus les épaules de toi. » Je me moque de cela. « Ah ! toi faire le trole. » Ahi, ahi, ahi ; ah, Monsieur, ah, ah, ah, ah. « Jusqu’au refoir : l’estre là un petit leçon pour li apprendre à toi à parlair insolentemente ! » Ah ! peste soit du baragouineux. Ah !

    Géronte, sortant sa tête du sac.
    Ah ! je suis roué !

    Scapin
    Ah ! je suis mort !

    Géronte
    Pourquoi diantre faut-il qu’ils frappent sur mon dos ?

    Scapin
    Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. Il contrefait plusieurs personnes ensemble. « Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. À gauche. À droit. Nenni. Si fait. » Cachez-vous bien. « Ah ! camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître. » Eh ! Messieurs, ne me maltraitez point. « Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt. » Eh ! Messieurs, doucement. Géronte met doucement la tête hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin. « Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l’ heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton. » J’aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître. « Nous allons t’assommer. » Faites tout ce qu’il vous plaira. « Tu as envie d’être battu. » Je ne trahirai point mon maître. « Ah ! tu en veux tâter ? » Oh !

    Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac, et Scapin s’enfuit.

    Géronte
    Ah, infâme ! ah, traître ! ah, scélérat ! C’est ainsi que tu m’assassines !

    Scène 3

    Zerbinette, Géronte.

    Zerbinette, riant, sans voir Géronte.
    Ah, ah, je veux prendre un peu l’air.

    Géronte, à part, sans voir Zerbinette.
    Tu me le paieras, je te jure.

    Zerbinette, sans voir Géronte.
    Ah ! ah, ah, ah, la plaisante histoire ! et la bonne dupe que ce vieillard !

    Géronte
    Il n’y a rien de plaisant à cela, et vous n’avez que faire d’en rire.

    Zerbinette
    Quoi ? que voulez-vous dire, Monsieur ?

    Géronte
    Je veux dire que vous ne devez pas vous moquer de moi.

    Zerbinette
    De vous ?

    Géronte
    Oui.

    Zerbinette
    Comment ? qui songe à se moquer de vous ?

    Géronte
    Pourquoi venez-vous ici me rire au nez ?

    Zerbinette
    Cela ne vous regarde point, et je ris toute seule d’un conte qu’on vient de me faire, le plus plaisant qu’on puisse entendre. Je ne sais pas si c’est parce que je suis intéressée dans la chose ; mais je n’ai jamais trouvé rien de si drôle qu’un tour qui vient d’être joué par un fils à son père, pour en attraper de l’argent.

    Géronte
    Par un fils à son père, pour en attraper de l’argent ?

    Zerbinette
    Oui. Pour peu que vous me pressiez, vous me trouverez assez disposée à vous dire l’affaire, et j’ai une démangeaison naturelle à faire part des contes que je sais.

    Géronte
    Je vous prie de me dire cette histoire.

    Zerbinette
    Je le veux bien. Je ne risquerai pas grand’chose à vous la dire, et c’est une aventure qui n’est pas pour être longtemps secrète. La destinée a voulu que je me trouvasse parmi une bande de ces personnes qu’on appelle Égyptiens, et qui rôdant de province en province, se mêlent de dire la bonne fortune, et quelquefois de beaucoup d’autres choses. En arrivant dans cette ville, un jeune homme me vit, et conçut pour moi de l’amour. Dès ce moment il s’attache à mes pas, et le voilà d’abord comme tous les jeunes gens, qui croient qu’il n’y a qu’à parler, et qu’au moindre mot qu’ils nous disent, leurs affaires sont faites ; mais il trouva une fierté qui lui fit un peu corriger ses premières pensées. Il fit connaître sa passion aux gens qui me tenaient, et il les trouva disposés à me laisser à lui, moyennant quelque somme. Mais le mal de l’affaire était que mon amant se trouvait dans l’état où l’on voit très souvent la plupart des fils de famille, c’est-à-dire qu’il était un peu dénué d’argent ; et il a un père qui, quoique riche, est un avaricieux fieffé, le plus vilain homme du monde. Attendez. Ne me saurais-je souvenir de son nom ? Haye. Aidez-moi un peu. Ne pouvez-vous me nommer quelqu’un de cette ville qui soit connu pour être avare au dernier point ?

    Géronte
    Non.

    Zerbinette
    Il y a à son nom du ron… ronte. Or… Oronte. Non. Gé… Géronte ; oui Géronte justement ; voilà mon vilai n, je l’ai trouvé, c’est ce ladre-là que je dis. Pour venir à notre conte, nos gens ont voulu aujourd’hui partir de cette ville ; et mon amant m’allait perdre faute d’argent, si pour en tirer de son père, il n’avait trouvé du secours dans l’industrie d’un serviteur qu’il a. Pour le nom du serviteur, je le sais à merveille : il s’appelle Scapin ; c’est un homme incomparable, et il mérite toutes les louanges qu’on peut donner.

    Géronte
    Ah coquin que tu es !

    Zerbinette
    Voici le stratagème dont il s’est servi pour attraper sa dupe. Ah, ah, ah, ah. Je ne saurais m’en souvenir, que je ne rie de tout mon cœur. Ah, ah, ah. Il est allé trouver ce chien d’avare, ah, ah ah ; et lui a dit, qu’en se promenant sur le port avec son fils, hi, hi, ils avaient vu une galère turque où on les avait invités d’entrer ; qu’un jeune Turc leur y avait donné la collation, ah ; que, tandis qu’ils mangeaient, on avait mis la galère en mer ; et que le Turc l’avait renvoyé lui seul à terre dans un esquif, avec ordre de dire au père de son maître qu’il emmenait son fils en Alger, s’il ne lui envoyait tout à l’heure cinq cents écus. Ah, ah, ah. Voilà mon ladre, mon vilain dans de furieuses angoisses ; et la tendresse qu’il a pour son fils fait un combat étrange avec son avarice. Cinq cents écus qu’on lui demande sont justement cinq cents coups de poignard qu’on lui donne. Ah, ah, ah. Il ne peut se résoudre à tirer cette somme de ses entrailles ; et la peine qu’il souffre lui fait trouver cent moyens ridicules pour ravoir son fils. Ah, ah, ah. Il veut envoyer la justice en mer après la galère du Turc. Ah, ah, ah. Il sollicite son valet de s’aller offrir à tenir la place de son fils, jusqu’à ce qu’il ait amassé l’argent qu’il n’a pas envie de donner. Ah, ah, ah. Il abandonne, pour faire les cinq cents écus, quatre ou cinq vieux habits qui n’en valent pas trente. Ah, ah, ah. Le valet lui fait comprendre, à tous coups, l’impertinence de ses propositions, et chaque réflexion est douloureusement accompagnée d’un : « Mais que diable allait-il faire à cette galère ? Ah maudite galère ! Traître de Turc ! » Enfin après plusieurs détours, après avoir longtemps gémi et soupiré… Mais il me semble que vous ne riez point de mon conte. Qu’en dites-vous ?

    Géronte
    Je dis que le jeune homme est un pendard, un insolent, qui sera puni par son père du tour qu’il lui a fait ; que l’Égyptienne est une malavisée, une impertinente, de dire des injures à un homme d’honneur, qui saura lui apprendre à venir ici débaucher les enfants de famille ; et que le valet est un scélérat, qui sera par Géronte envoyé au gibet avant qu’il soit demain.

    Scène 4

    Silvestre, Zerbinette.

    Silvestre
    Où est-ce donc que vous vous échappez ? Savez-vous bien que vous venez de parler là au père de votre amant ?

    Zerbinette
    Je viens de m’en douter, et je me suis adressée à lui-même sans y penser, pour lui conter son histoire.

    Silvestre
    Comment, son histoire ?

    Zerbinette
    Oui, j’étais toute remplie du conte, et je brûlais de le redire. Mais qu’importe ? Tant pis pour lui. Je ne vois pas que les choses pour nous en puissent être ni pis ni mieux.

    Silvestre
    Vous aviez grande envie de babiller ; et c’est avoir bien de la langue que de ne pouvoir se taire de ses propres affaires.

    Zerbinette
    N’aurait-il pas appris cela de quelque autre ?

    Scène 5

    Argante, Silvestre.

    Argante
    Holà ! Silvestre.

    Silvestre, à Zerbinette.
    Rentrez dans la maison. Voilà mon maître qui m’appelle.

    Argante
    Vous vous êtes donc accordés, coquin ; vous vous êtes accordés, Scapin, vous, et mon fils, pour me fourber et vous croyez que je l’endure ?

    Silvestre
    Ma foi ! Monsieur, si Scapin vous fourbe, je m’en lave les mains, et vous assure que je n’y trempe en aucune façon.

    Argante
    Nous verrons cette affaire, pendard, nous verrons cette affaire, et je ne prétends pas qu’on me fasse passer la plume par le bec.

    Scène 6

    Géronte, Argante, Silvestre.

    Géronte
    Ah ! seigneur Argante, vous me voyez accablé de disgrâce.

    Argante
    Vous me voyez aussi dans un accablement horrible.

    Géronte
    Le pendard de Scapin, par une fourberie, m’a attrapé cinq cents écus.

    Argante
    Le même pendard de Scapin, par une fourberie aussi, m’a attrapé deux cents pistoles.

    Géronte
    Il ne s’est pas contenté de m’attraper cinq cents écus : il m’a traité d’une manière que j’ai honte de dire. Mais il me la paiera.

    Argante
    Je veux qu’il me fasse raison de la pièce qu’il m’a jouée.

    Géronte
    Et je prétends faire de lui une vengeance exemplaire.

    Silvestre
    Plaise au Ciel, que dans tout ceci je n’aie point ma part !

    Géronte
    Mais ce n’est pas encore tout, seigneur Argante, et un malheur nous est toujours l’avant-coureur d’un autre. Je me réjouissais aujourd’hui de l’espérance d’avoir ma fille, dont je faisais toute ma consolation ; et je viens d’apprendre de mon homme qu’elle est partie il y a longtemps de Tarente, et qu’on y croit qu’elle a péri dans le vaisseau où elle s’embarqua.

    Argante
    Mais pourquoi, s’il vous plaît, la tenir à Tarente, et ne vous être pas donné la joie de l’avoir avec vous ?

    Géronte
    J’ai eu mes raisons pour cela ; et des intérêts de famille m’ont obligé jusques ici à tenir fort secret ce second mariage. Mais que vois-je ?

    Scène 7

    Nérine, Argante, Géronte, Silvestre.

    Géronte
    Ah ! te voilà, nourrice.

    Nérine, se jetant à ses genoux.
    Ah ! seigneur Pandolphe, que…

    Géronte
    Appelle-moi Géronte, et ne te sers plus de ce nom. Les raisons ont cessé qui m’avaient obligé à le prendre parmi vous à Tarente.

    Nérine
    Las ! que ce changement de nom nous a causé de troubles et d’inquiétudes dans les soins que nous avons pris de vous venir chercher ici !

    Géronte
    Où est ma fille, et sa mère ?

    Nérine
    Votre fille, Monsieur, n’est pas loin d’ici. Mais avant que de vous la faire voir, il faut que je vous demande pardon de l’avoir mariée, dans l’abandonnement où, faute de vous rencontrer, je me suis trouvée avec elle.

    Géronte
    Ma fille mariée !

    Nérine
    Oui, Monsieur.

    Géronte
    Et avec qui ?

    Nérine
    Avec un jeune homme nommé Octave, fils d’un certain seigneur Argante.

    Géronte
    Ô Ciel !

    Argante
    Quelle rencontre !

    Géronte
    Mène-nous, mène-nous promptement où elle est.

    Nérine
    Vous n’avez qu’à entrer dans ce logis.

    Géronte
    Passe devant. Suivez-moi, suivez-moi, seigneur Argante.

    Silvestre
    Voilà une aventure qui est tout à fait surprenante !

    Scène 8

    Scapin, Silvestre.

    Scapin
    Hé bien ! Silvestre, que font nos gens ?

    Silvestre
    J’ai deux avis à te donner. L’un, que l’affaire d’Octave est accommodée. Notre Hyacinte s’est trouvée la fille du seigneur Géronte ; et le hasard a fait, ce que la prudence des pères avait délibéré. L’autre avis, c’est que les deux vieillards font contre toi des menaces épouvantables, et surtout le seigneur Géronte.

    Scapin
    Cela n’est rien. Les menaces ne m’ont jamais fait mal ; et ce sont des nuées qui passent bien loin sur nos têtes.

    Silvestre
    Prends garde à toi : les fils se pourraient bien raccommoder avec les pères, et toi demeurer dans la nasse.

    Scapin
    Laisse-moi faire, je trouverai moyen d’apaiser leur courroux, et…

    Silvestre
    Retire-toi, les voilà qui sortent.

    Scène 9

    Géronte, Argante, Silvestre, Nérine, Hyacinte.

    Géronte
    Allons, ma fille, venez chez moi. Ma joie aurait été parfaite, si j’y avais pu voir votre mère avec vous.

    Argante
    Voici Octave tout à propos.

    Scène 10

    Octave, Argante, Géronte, Hyacinte, Nérine, Zerbinette, Silvestre.

    Argante
    Venez, mon fils, venez vous réjouir avec nous de l’heureuse aventure de votre mariage. Le Ciel…

    Octave
    Non, mon père, toutes vos propositions de mariage ne serviront de rien. Je dois lever le masque avec vous, et l’on vous a dit mon engagement.

    Argante
    Oui ; mais tu ne sais pas…

    Octave
    Je sais tout ce qu’il faut savoir.

    Argante}}
    Je veux te dire que la fille du seigneur Géronte…

    Octave
    La fille du seigneur Géronte ne me sera jamais de rien.

    Géronte
    C’est elle…

    Octave
    Non, Monsieur, je vous demande pardon, mes résolutions sont prises.

    Silvestre
    Écoutez…

    Octave
    Non : tais-toi, je n’écoute rien.

    Argante
    Ta femme…

    Octave
    Non, vous dis-je, mon père, je mourrai plutôt que de quitter mon aimable Hyacinte. Traversant le théâtre pour aller à elle. Oui, vous avez beau faire, la voilà celle à qui ma foi est engagée ; je l’aimerai toute ma vie, et je ne veux point d’autre femme.

    Argante
    Hé bien ! c’est elle qu’on te donne. Quel diable d’étourdi, qui suit toujours sa pointe.

    Hyacinte
    Oui, Octave, voilà mon père que j’ai trouvé, et nous nous voyons hors de peine.

    Géronte
    Allons chez moi : nous serons mieux qu’ici pour nous entretenir.

    Hyacinte
    Ah ! mon père, je vous demande par grâce que je ne sois point séparée de l’aimable personne que vous voyez ; elle a un mérite qui vous fera concevoir de l’estime pour elle, quand il sera connu de vous.

    Géronte
    Tu veux que je tienne chez moi une personne qui est aimée de ton frère, et qui m’a dit tantôt au nez mille sottises de moi-même ?

    Zerbinette
    Monsieur, je vous prie de m’excuser. Je n’aurais pas parlé de la sorte, si j’avais su que c’était vous, et je ne vous connaissais que de réputation.

    Géronte
    Comment, que de réputation ?

    Hyacinte
    Mon père, la passion que mon frère a pour elle n’a rien de criminel, et je réponds de sa vertu.

    Géronte
    Voilà qui est fort bien. Ne voudrait-on point que je mariasse mon fils avec elle ? Une fille inconnue, qui fait le métier de coureuse.

    Scène 11

    Léandre, Octave, Hyacinte, Zerbinette, Argante, Géronte, Silvestre, Nérine.

    Léandre
    Mon père, ne vous plaignez point que j’aime une inconnue, sans naissance et sans bien. Ceux de qui je l’ai rachetée viennent de me découvrir qu’elle est de cette ville, et d’honnête famille ; que ce sont eux qui l’y ont dérobée à l’âge de quatre ans ; et voici un bracelet qu’ils m’ont donné, qui pourra nous aider à trouver ses parents.

    Argante
    Hélas ! à voir ce bracelet, c’est ma fille, que je perdis à l’âge que vous dites.

    Géronte
    Votre fille ?

    Argante
    Oui, ce l’est, et j’y vois tous les traits qui m’en peuvent rendre assuré.

    Hyacinte
    Ô Ciel ! que d’aventures extraordinaires !

    Scène 12

    Carle, Léandre, Octave, Géronte, Argante, Hyacinte, Zerbinette, Silvestre, Nérine.

    Carle
    Ah ! Messieurs, il vient d’arriver un accident étrange.

    Géronte
    Quoi ?

    Carle
    Le pauvre Scapin…

    Géronte
    C’est un coquin que je veux faire pendre.

    Carle
    Hélas ! Monsieur, vous ne serez pas en peine de cela. En passant contre un bâtiment, il lui est tombé sur la tête un marteau de tailleur de pierre, qui lui a brisé l’os, et découvert toute la cervelle. Il se meurt, et il a prié qu’on l’apportât ici pour vous pouvoir parler avant que de mourir.

    Argante
    Où est-il ?

    Carle
    Le voilà.

    Scène 13

    Scapin, Carle, Géronte, Argante, etc.

    Scapin
    Ahi, ahi. Messieurs, vous me voyez… ahi, vous m e voyez dans un étrange état. Ahi. Je n’ai pas voulu mourir sans venir demander pardon à toutes les personnes que je puis avoir offensées. Ahi. Oui, messieurs, avant que de rendre le dernier soupir, je vous conjure de tout mon cœur de vouloir me pardonner tout ce que je puis vous avoir fait, et principalement le seigneur Argante, et le seigneur Géronte. Ahi.

    Argante
    Pour moi, je te pardonne ; va, meurs en repos.

    Scapin
    C’est vous, Monsieur, que j’ai le plus offensé, par les coups de bâton que…

    Géronte
    Ne parle point davantage, je te pardonne aussi.

    Scapin
    Ç’a été une témérité bien grande à moi, que les coups de bâton que je…

    Géronte
    Laissons cela.

    Scapin
    J’ai, en mourant, une douleur inconcevable des coups de bâton que…

    Géronte
    Mon Dieu ! tais-toi.

    Scapin
    Les malheureux coups de bâton que je vous…

    Géronte
    Tais-toi, te dis-je, j’oublie tout.

    Scapin
    Hélas ! quelle bonté ! Mais est-ce de bon cœur, Monsieur, que vous me pardonnez ces coups de bâton que…

    Géronte
    Eh ! oui. Ne parlons plus de rien ; je te pardonne tout, voilà qui est fait.

    Scapin
    Ah ! Monsieur, je me sens tout soulagé depuis cette parole.

    Géronte
    Oui ; mais je te pardonne, à la charge que tu mourras.

    Scapin
    Comment, Monsieur ?

    Géronte
    Je me dédis de ma parole, si tu réchappes.

    Scapin
    Ahi, ahi. Voilà mes faiblesses qui me reprennent.

    Argante
    Seigneur Géronte, en faveur de notre joie, il faut lui pardonner sans condition.

    Géronte
    Soit.

    Argante
    Allons souper ensemble, pour mieux goûter notre plaisir.

    Scapin
    Et moi, qu’on me porte au bout de la table, en attendant que je meure.

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  • Molière : Le Bourgeois gentilhomme

    La scène est à Paris, dans la maison de M. Jourdain.

    ACTE PREMIER.

    L’ouverture se fait par un grand assemblage d’instruments ; et dans le milieu du théâtre on voit un élève du maître de musique qui compose sur une table un air que le bourgeois a demandé pour une sérénade.


    Scène I.

    UN MAITRE DE MUSIQUE, UN MAITRE À DANSER, TROIS MUSICIENS. DEUX VIOLONS, QUATRE DANSEURS.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE, aux musiciens.

    Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne.

    LE MAÎTRE À DANSER, aux danseurs.

    Et vous aussi, de ce côté.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE, à son élève.

    Est-ce fait ?

    L’ÉLÈVE.

    Oui.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Voyons… Voilà qui est bien.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Est-ce quelque chose de nouveau ?

    LE MAITRE DE MUSIQUE.

    Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Peut-on voir ce que c’est ?

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Vous l’allez entendre avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Nos occupations, à vous et à moi, ne sont pas petites maintenant.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce nous est une douce rente que ce monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête, et votre danse et ma musique auroient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Non pas entièrement ; et je voudrois, pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Il est vrai qu’il les connoît mal, mais il les paie bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me touchent, et je tiens que, dans tous les beaux-arts, c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d’essuyer, sur des compositions, la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art, qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage, et, par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paie mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises que des louanges éclairées.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites ; mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges toutes pures ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer, c’est de louer avec les mains. C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit ; il a du discernement dans sa bourse ; ses louanges sont monnoyées ; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur ; et je voudrois qu’avec son bien il eût encore quelque bon goût des choses.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Je le voudrois aussi ; et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais, en tout cas, il nous donne moyen de nous faire connoître dans le monde ; et il paiera pour les autres ce que les autres loueront pour lui.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Le voilà qui vient.

    Scène II.

    MONSIEUR JOURDAIN, en robe de chambre et en bonnet de nuit ; LE MAITRE DE MUSIQUE, LE MAITRE À DANSER, L’ÉLÈVE du maître de musique, UNE MUSICIENNE, DEUX MUSICIENS, DANSEURS, DEUX LAQUAIS.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé bien, messieurs ? Qu’est-ce ? Me ferez-vous voir votre petite drôlerie ?

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Comment ? Quelle petite drôlerie ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé ! la… Comment appelez-vous cela ? Votre prologue ou dialogue de chansons et de danse.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Ah ! ah !

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Vous nous y voyez préparés.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je vous ai fait un peu attendre ; mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Tout ce qu’il vous plaira.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu’à la tête.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Nous n’en doutons point.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je me suis fait faire cette indienne-ci.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Elle est fort belle.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étoient comme cela le matin.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Cela vous sied à merveille.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Laquais ! holà, mes deux laquais !

    PREMIER LAQUAIS.

    Que voulez-vous, monsieur ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. (Au maître de musique et au maitre à danser.) Que dites-vous de mes livrées ?

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Elles sont Magnifiques.

    MONSIEUR JOURDAIN, entr’ouvrant sa robe, et faisant voir son haut-de-chausses étroit de velours rouge, et sa camisole de velours vert.

    Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Il est galant

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Laquais !

    PREMIER LAQUAIS.

    Monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    L’autre laquais !

    SECOND LAQUAIS.

    Monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN, ôtant sa robe de chambre.

    Tenez ma robe. (Au maître de musique et au maître à danser.) Me trouvez-vous bien comme cela ?

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Fort bien. On ne peut pas mieux.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voyons un peu votre affaire.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Je voudrois bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élève) qu’il vient de composer pour la sérénade que vous m’avez demandée. C’est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, mais il ne falloit pas faire faire cela par un écolier ; et vous n’étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Il ne faut pas, monsieur, que le nom d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant que les plus grands maîtres ; et l’air est aussi beau qu’il s’en puisse faire. Écoutez seulement.

    MONSIEUR JOURDAIN, à ses laquait.

    Donnez-moi ma robe, pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe. Non, redonnez-la-moi ; cela ira mieux.

    LA MUSICIENNE.

    Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême
    Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis.
    Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
    Hélas ! que pourriez-vous faire à vos ennemis ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Cette chanson me semble un peu lugubre ; elle endort, et je voudrois que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci par-là.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Il faut, monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    On m’en apprit un tout à fait joli, il y a quelque temps. Attendez… la… Comment est-ce qu’il dit ?

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Par ma foi, je ne sais.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il y a du mouton dedans.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Du mouton ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui. Ah !

    (Il chante.)

    Je croyois Jeanneton
    Aussi douce que belle ;
    Je croyois Jeanneton
    Plus douce qu’un mouton.
    Hélas ! hélas !
    Elle est cent fois, mille fois plus cruelle
    Que n’est le tigre aux bois.

    N’est-il pas joli ?

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Le plus joli du monde.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Et vous le chantez bien.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est sans avoir appris la musique.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Vous devriez l’apprendre, monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    El qui ouvrent l’esprit d’un homme aux belles choses.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Oui, monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre ; car, outre le maître d’armes qui me montre, j’ai arrêté encore un maître de philosophie qui doit commencer ce matin.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la musique…

    MAITRE À DANSER.

    La musique et la danse… La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Il n’y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Sans la musique, un État ne peut subsister,

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Sans la danse, un homme ne sauroit rien faire.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, et les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Comment cela ?

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    La guerre ne vient-elle pas d’un manque d’union entra les hommes ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Cela est vrai.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Et si tous les hommes apprenoient la musique, ne seroit-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous avez raison.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un État, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : Un tel a fait un mauvais pas dans telle affaire ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, on dit cela.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Et faire un mauvais pas peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    C’est pour vous faire voir l’excellence et l’utilité de la danse et de la musique.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je comprends cela à cette heure.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Voulez-vous voir nos deux affaires ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Je vous l’ai déjà dit, c’est un petit essai que j’ai fait autrefois des diverses passions que peut exprimer la musique.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Fort bien.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE, aux musiciens.

    Allons, avancez, (À monsieur Jourdain.) Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en bergers.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que cela partout.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Passe, passe. Voyons.

    DIALOGUE EN MUSIQUE.

    UNE MUSICIENNE ET DEUX MUSICIENS.

    LA MUSICIENNE.

    Un cœur, dans l’amoureux empire,
    De mille soins est toujours agité.
    On dit qu’avec plaisir on languit, on soupire,
    Mais quoi qu’on puisse dire,
    Il n’est rien de si doux que notre liberté.

    PREMIER MUSICIEN.

    Il n’est rien de si doux que les tendres ardeurs
    Qui font vivre deux cœurs
    Dans une même envie ;
    On ne peut être heureux sans amoureux désirs.
    Ôtez l’amour de la vie,
    Vous en ôtez les plaisirs.

    SECOND MUSICIEN.

    Il seroit doux d’entrer sous l’amoureuse loi,
    Si l’on trouvoit en amour de la foi ;
    Mais, hélas ! ô rigueur cruelle !
    On ne voit point de bergère fidèle ;
    Et ce sexe inconstant, trop indigne du jour,
    Doit faire pour jamais renoncer à l’amour.

    PREMIER MUSICIEN.

    Aimable ardeur !

    LA MUSICIENNE.

    Franchise heureuse !

    SECOND MUSICIEN.

    Sexe trompeur !

    PREMIER MUSICIEN.

    Que tu m’es précieuse !

    LA MUSICIENNE.

    Que tu plais à mon cœur !

    SECOND MUSICIEN.

    Que tu me fais d’horreur !

    PREMIER MUSICIEN.

    Ah ! quitte, pour aimer cette haine mortelle !

    LA MUSICIENNE.

    On peut, on peut te montrer
    Une bergère fidèle.

    SECOND MUSICIEN.

    Hélas ! où la rencontrer ?

    LA MUSICIENNE.

    Pour défendre notre gloire,
    Je te veux offrir mon cœur.

    SECOND MUSICIEN.

    Mais, bergère, puis-je croire
    Qu’il ne sera point trompeur ?

    LA MUSICIENNE.

    Voyons, par expérience,
    Qui des deux aimera mieux.

    SECOND MUSICIEN.

    Qui manquera de constance,
    Le puissent perdre les dieux !

    TOUS TROIS ENSEMBLE.

    À des ardeurs si belles
    Laissons-nous enflammer ;
    Ah ! qu’il est doux d’aimer
    Quand deux cœurs sont fidèles ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Est-ce tout ?

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Oui.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je trouve cela bien troussé, et il y a là dedans de petits dictons assez jolis.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Voici, pour mon affaire, un petit essai des plus beaux mouvements et des plus belles attitudes dont une danse puisse être variée.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Sont-ce encore des bergers ?

    LE MAÎTRE À DANSER.

    C’est ce qu’il vous plaira, (Aux danseurs.) Allons,

    ENTRÉE DE BALLET.

    Quatre danseurs exécutent tous les mouvements différents et toutes les sortes de pas que le maître à danser leur commande.

    fin du premier acte.


    ACTE SECOND.

    Scène I.

    MONSIEUR JOURDAIN, LE MAITRE DE MUSIQUE, LE MAITRE À DANSER.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà qui n’est point sot, et ces gens-là se trémoussent bien.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Lorsque la danse sera mêlée avec la musique, cela fera plus d’effet encore ; et vous verrez quelque chose de galant dans le petit ballet que nous avons ajusté pour vous.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est pour tantôt, au moins ; et la personne pour qui j’ai fait faire tout cela me doit faire l’honneur de venir dîner céans.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Tout est prêt.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Au reste, monsieur, ce n’est pas assez ; il faut qu’une personne comme vous, qui êtes magnifique, et qui avez de l’inclination pour les belles choses, ait un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Est-ce que les gens de qualité en ont ?

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Oui. monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    J’en aurai donc. Cela sera-t-il beau ?

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Sans doute. Il vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d’une basse de viole, d’un téorbe, et d’un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il y faudra mettre aussi une trompette marine. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Laissez-nous gouverner les choses.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Au moins, n’oubliez pas tantôt de m’envoyer des musiciens pour chanter à table.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Vous aurez tout ce qu’il vous faut.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mais, surtout, que le ballet soit beau.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Vous en serez content, et, entre autres choses, de certains menuets que vous y verrez.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ah ! les menuets sont ma danse, et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante.) La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé !

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Voilà qui est le mieux du monde.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    À propos ! apprenez-moi comme il faut faire une révèrence pour saluer une marquise ; j’en aurai besoin tantôt.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Une révérence pour saluer une marquise ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui. Une marquise qui s’appelle Dorimène.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Donnez-moi la main.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non. Vous n’avez qu’à faire ; je le retiendrai bien.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire d’abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences en avant, et à la dernière vous baisser jusqu’à ses genoux.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Faites un peu. (Après que le maître à danser a fait trois révérences.) Bon.

    Scène II.

    MONSIEUR JOURDAIN, LE MAÎTRE DE MUSIQUE, LE MAÎTRE À DANSER, UN LAQUAIS.

    LE LAQUAIS.

    Monsieur, voilà votre maître d’armes qui est là.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Dis-lui qu’il entre ici pour me donner leçon. (Au maître de musiqne et au maître à danser.) Je veux que vous me voyiez faire.

    Scène III.

    MONSIEUR JOURDAIN, UN MAÎTRE D’ARMES, LE MAÎTRE DE MUSIQUE, LE MAÎTRE À DANSER, UN LAQUAIS, tenant deux fleurets.

    LE MAÎTRE D’ARMES, après avoir pris les deux fleurets de la main du laquais, et en avoir présenté un à monsieur Jourdain.

    Allons, monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si tendu. La main gauche à la hauteur de l’œil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Une, deux. Un saut en arrière. En garde, monsieur, en garde.

    (Le maître d’armes lui pousse deux ou trois bottes, en lui disant : En garde.)

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé !

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Vous faites des merveilles.

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Je vous l’ai déjà dit, tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses, à donner et à ne point recevoir ; et, comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps ; ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet, ou en dedans, ou en dehors.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    De cette façon, donc, un homme, sans avoir de cœur, est sur de tuer son homme, et de n’être point tué ?

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Sans doute ; n’en vîtes-vous pas la démonstration ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui.

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Et c’est en quoi l’on voit de quelle considération nous autres nous devons être dans un État ; et combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres science inutiles, comme la danse, la musique, la…

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Tout beau, monsieur le tireur d’armes ; ne parlez de la danse qu’avec respect.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l’excellence de la musique.

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la mienne !

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Voyez un peu l’homme d’importance !

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Voilà un plaisant animal, avec son plastron !

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Mon petit maître à danser, je vous ferois danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferois chanter de la belle manière.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.

    MONSIEUR JOURDAIN, au maître à danser.

    Êtes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce et de sa quarte.

    MONSIEUR JOURDAIN, au maître à danser.

    Tout doux, vous dis-je.

    LE MAÎTRE D’ARMES, au maître à danser.

    Comment ! petit impertinent !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé ! mon maître d’armes !

    LE MAÎTRE À DANSER, au maître d’armes.

    Comment ! grand cheval de carrosse !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé ! mon maître à danser !

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Si je me jette sur vous…

    MONSIEUR JOURDAIN, au maître d’armes.

    Doucement.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Si je mets sur vous la main…

    MONSIEUR JOURDAIN, au maître d’armes.

    Tout beau !

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Je vous étrillerai d’un air…

    MONSIEUR JOURDAIN, au maître d’armes.

    De grace !

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Je vous rosserai d’une manière…

    MONSIEUR JOURDAIN, au maître à danser.

    Je vous prie…

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Laissez-nous un peu lui apprendre à parler.

    MONSIEUR JOURDAIN, au maître de musique.

    Mon Dieu ! arrêtez-vous !

    Scène IV.

    UN MAITRE DE PHILOSOPHIE, MONSIEUR JOURDAIN, LE MAITRE DE MUSIQUE, LE MAITRE À DANSER, LE MAITRE D’ARMES, UN LAQUAIS.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Holà ! monsieur le philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il, messieurs ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu’à se dire des injures, et en vouloir venir aux mains.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Hé quoi, messieurs ! faut-il s’emporter de la sorte ? et n’avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé de la colère ? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d’un homme une bête féroce ? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ?

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Comment, monsieur ! il vient nous dire des injures à tous deux, en méprisant la danse, que j’exerce, et la musique, dont il fait profession.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération et la patience.

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Ils ont tous deux l’audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Faut-il que cela vous émeuve ! Ce n’est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent disputer entre eux ; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c’est la sagesse et la vertu.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d’honneur.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l’on ne doit pas même honorer du nom d’art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur, et de baladin !

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    Allez, philosophe de chien.

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Allez, bélître de pédant.

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Allez, cuistre fieffé.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Comment ! marauds que vous êtes…

    (Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups.)

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur le philosophe !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Infames, coquins, insolents !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur le philosophe !

    LE MAÎTRE D’ARMES.

    La peste de l’animal !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Messieurs !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Impudents !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur le philosophe !

    LE MAÎTRE À DANSER.

    Diantre soit de l’âne bâté !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Messieurs !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Scélérats !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur le philosophe !

    LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

    Au diable l’impertinent !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Messieurs !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Fripons, gueux, traîtres, imposteurs !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe !

    (Ils sortent en se battant.)

    Scène V.

    MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oh ! battez-vous tant qu’il vous plaira : je n’y saurai que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serois bien fou de m’aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me feroit mal.

    Scène VI.

    LE MAITRE DE PHILOSOPHIE. MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, raccommodant son collet.

    Venons à notre leçon.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses ; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvènal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant ; et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étois jeune.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrina, vita, est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui ; mais faites comme si je ne le savois pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ce latin-là a raison.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oh ! oui, je sais lire et écrire.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Voulez-vous apprendre la morale ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    La morale ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Oui.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non ; laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne : je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés des corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Apprenez-moi l’orthographe.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Très volontiers.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordçe des choses, par une exacte connoissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parcequ’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, E, I, 0, U.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    J’entends tout cela.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    A, A. Oui.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    A, E ; A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Et la voix I, eu rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    O, O. Il n’y a rien de plus juste : A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O ; I, O.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait : U.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    U, U Il n’y a rien de plus véritable : U.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : DA.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    DA, DA. Oui ! Ah ! les belles choses ! les belles choses !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : FA.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    FA, FA. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Et l’R, eu portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais ; de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une maniére de tremblement : R, RA.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    R. R, RA ; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes, et que j’ai perdu de temps ! R, R, R, RA.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterois que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Fort bien !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Cela sera galant, oui.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez ecrire ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, non ; point de vers.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Vous ne voulez que de la prose ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, je ne veux ni prose ni vers.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Pourquoi ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il n’y a que la prose ou les vers ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’esL point vers est prose.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?

    MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    De la prose.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Quoi ! quand je dis : Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit, c’est de la prose ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Oui, monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien ; et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrois donc lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrois que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour les les violences d’un…

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, non, non, je ne veux point tout cela. Je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Il faut bien étendre un peu la chose.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d’amour.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?

    LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

    Celle que vous avez dite : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.

    LE MAÎTRE DF PHILOSOPHIE.

    Je n’y manquerai pas.

    Scène VII.

    MONSIEUR JOURDAIN, UN LAOUAIS.

    MONSIEUR JOURDAIN, à son laquais.

    Comment ! mon habit n’est point encore arrivé ?

    LE LAQUAIS.

    Non, monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fiévre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! au diable le tailleur ! la peste étouffe le tailleur ! Si je le tenois maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…

    Scène VIII.

    MONSIEUR JOURDAIN, UN MAITRE TAILLEUR, UN GAUÇON TAILLEUIR portant l’habit de monsieur Jourdain ; UN LAQUAIS.

    MONSIEUR. JOURDAIN.

    Ah ! vous voilà#1 je m’allois mettre en colère contre vous.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Je n’ai pas pu venir plus tôt, et j’ai mis vingt garçons après votre habit.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits, que j’ai eu toutes les peines du monde à les mettre, et il y a déjà deux mailles de rompues.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Ils ne s’élargiront que trop.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, si je romps toujours des mailles. Vous m’avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Point du tout, monsieur.

    MONSiEUR JOUROAIN.

    Comment ! point du tout ?

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Non, ils ne vous blessent point.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je vous dis qu’ils me blessent, moi.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Vous vous imaginez cela.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je me l’imagine parceque je le sens. Voyez la belle maison !

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C’est un chef-d’œuvre que d’avoir inventé un hahit sérieux qui ne fût pas noir ; et je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qu’est-ce que c’est que ceci ? vous avez mis les fleurs en en bas.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Vous ne m’avez pas dit que vous les vouliez en en haut.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Est-ce qu’il faut dire cela ?

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Oui, vraiment. Toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Les personnes de qualité poilent les fleurs en bas.

    MAÎTRE TAILLEUR.

    Oui, monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oh ! voilà qui est donc bien.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Si vous voulez, je les mettrai en en haut.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, non.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Vous n’avez qu’à dire.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, vous dis-je ; vous avez bien fait. Croyez-vous que mon habit m’aille bien ?

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Belle demande ! Je défie un peintre, avec son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J’ai chez moi un garçon qui, pour monter une ringrave, est le plus grand génie du monde ; et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le héro de notre temps.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ?

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Tout est bien.

    MONSIEUR JOURDAIN, regardant le maître tailleur.

    Ah ! ah ! monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m’avez fait. Je la reconnois bien.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    C’est que l’étoffe me sembla si belle, que j’en ai voulu lever un habit pour moi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui : mais il ne falloit pas le lever avec le mien.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Voulez-vous mettre votre habit ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui : donnez-le-moi.

    LE MAÎTRE TAILLEUR.

    Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres.

    Scène IX.

    MONSIEUR JOURDAIN, LE MAÎTRE TAILLEUR, LE GARÇON TAILLEUR, GARÇONS TAILLEURS dansants, UN LAQUAIS.

    LE MAÎTRE TAILLEUR, à ses garçons.

    Mettez cet habit à monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.

    PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

    Les quatre, garçons tailleurs dansants s’approchent de monsieur Jourdain. Deux lui arrachent le haut-de-chaasses de ses exercices ; les deux autres lui ôtent la camisole ; après quoi, toujours en cadence, ils lui mettent son habit neuf. Monsieuf Jourdain se promène au milieu d’eux, et leur montre son habit pour voir s’il est bien.

    GARÇON TAILLEUR.

    Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plait, aux garçons quelque chose pour boire.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Comment m’appelez-vous ?

    GARÇON TAILLEUR.

    Mon gentilhomme.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mon gentilhomme ! Voilà ce que c’est que de se mettre en personne de qualité ! Allez-vous en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : Mon gentilhomme (Donnant de l’argent.) Tenez, voilà pour Mon gentilhomme.

    GARÇON TAILLEUR.

    Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monseigneur ! Oh ! oh ! Monseigneur ! Attendez, mon ami ; Monseigneur mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que Monseigneur ! Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.

    GARÇON TAILLEUR.

    Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Votre Grandeur ! Oh ! oh ! oh ! Attendez ; ne vous en allez pas. À moi, Votre Grandeur ! (Bas, à part.) Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. (Haut.) Tenez, voilà pour ma grandeur.

    GARÇON TAILLEUR.

    Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il a bien fait, je lui allois tout donner.

    DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les quatre garçons tailleurs se réjouissent, en dansant, de la libéralité de monsieur Jourdain.

    fin du second acte.

    ACTE TROISIÈME.

    Scène I.

    MONSIEUR JOURDAIN, DEUX LAQUAIS.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à moi.

    LAQUAIS.

    Oui, monsieur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Appelez-moi Nicole, que je lui donne quelques ordres. Ne bougez : la voilà.

    Scène II.

    MONSIEUR JOURDAIN, NICOLE, DEUX LAQUAIS.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Nicole !

    NICOLE.

    Plaît-il ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Écoutez.

    NICOLE, riant.

    Hi, hi, hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qu’as-tu à rire ?

    NICOLE.

    Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Que veut dire cette coquine-là ?

    NICOLE.

    Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti ! Hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Comment donc ?

    NICOLE.

    Ah ! ah ! mon Dieu ! Hi, hi, hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Quelle friponne est-ce là ! Te moques-tu de moi ?

    NICOLE.

    Nenni, monsieur ; j’en serois bien fâchée. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je te baillerai sur le nez, si tu ris davantage.

    NICOLE.

    Monsieur, je ne puis pas m’en empêcher. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Tu ne t’arrêteras pas ?

    NICOLE.

    Monsieur, je vous demande pardon ; mais vous êtes si plaisant, que je ne saurois me tenir de rire. Hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mais voyez quelle insolence !

    NICOLE.

    Vous êtes tout à fait drôle comme cela. Hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je te…

    NICOLE.

    Je vous prie de m’excuser. Hi, hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je te jure que je t’appliquerai sur la joue le plus grand soufflet qui se soit jamais donné.

    NICOLE.

    Hé bien ! monsieur, voilà qui est fait : je ne rirai plus.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Prends-y bien garde. Il faut que, pour tantôt, tu nettoies…

    NICOLE.

    Hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Que tu nettoies comme il faut…

    NICOLE.

    Hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il faut, dis-je, que tu nettoies la salle, et…

    NICOLE.

    Hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Encore ?

    NICOLE, tombant à force de rire.

    Tenez, monsieur, battez-moi plutôt, et me laissez rire tout mon soûl ; cela me fera plus de bien. Hi, hi, hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    J’enrage !

    NICOLE.

    De grace, monsieur, je vous prie de me laisser rire. Hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Si je te prends…

    NICOLE.

    Monsieur, eur, je crèverai, ai, si je ne ris. Hi, hi, hi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mais a-t-on jamais vu une pendarde comme celle-là, qui me vient rire insolemment au nez, au lieu de recevoir mes ordres ?

    NICOLE.

    Que voulez-vous que je fasse, monsieur ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Que tu songes, coquine, à préparer ma maison pour la compagnie qui doit venir tantôt.

    NICOLE, se relevant.

    Ah ! par ma foi, je n’ai plus envie de rire ; et toutes vos compagnies font tant de désordre céans, que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ne dois-je point pour toi fermer ma porte à tout le monde ?

    NICOLE.

    Vous devriez au moins la fermer à certaines gens.

    Scène III.

    MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, NICOLE, DEUX LAQUAIS.

    MADAME JOURDAIN.

    Ah ! ah ! voici une nouvelle histoire ! Qu’est-ce que c’est donc, mon mari, que cet équipage-là ? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte ? et avez-vous envie qu’on se raille partout de vous ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il n’y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se railleront de moi.

    MADAME JOURDAIN.

    Vraiment, on n’a pas attendu jusqu’à cette heure ; et il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qui est donc tout ce monde-là, s’il vous plaît ?

    MADAME JOURDAIN.

    Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison. On diroit qu’il est céans carême-prenant tous les jours ; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs dont tout le voisinage se trouve incommodé.

    NICOLE.

    Madame parle bien. Je ne saurois plus voir mon ménage propre avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici ; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ouais ! notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour une paysanne !

    MADAME JOURDAIN.

    Nicole a raison ; et son sens est meilleur que le vôtre. Je voudrois bien savoir ce que vous pensez faire d’un maître à danser, à l’âge que vous avez.

    NICOLE.

    Et d’un grand maître tireur d’armes, qui vient, avec ses battements de pied, ébranler toute la maison, et nous déraciner tous les carriaux de notre salle.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Taisez-vous, ma servante et ma femme.

    MADAME JOURDAIN.

    Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n’aurez plus de jambes ?

    NICOLE.

    Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu’un ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Taisez-vous, vous dis-je : vous êtes des ignorantes l’une et l’autre ; et vous ne savez pas les prérogatives de tout cela.

    MADAME JOURDAIN.

    Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille, qui est en âge d’être pourvue.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je songerai à marier ma fille quand il se présentera un parti pour elle ; mais je veux songer aussi à apprendre les belles choses.

    NICOLE.

    J’ai encore ouï dire, madame, qu’il a pris aujourd’hui, pour renfort de potage, un maître de philosophie.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Fort bien. Je veux avoir de l’esprit, et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens.

    MADAME JOURDAIN.

    N’irez-vous point, l’un de ces jours, au collège, vous faire donner le fouet, à votre âge ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Pourquoi non ? Plût à Dieu l’avoir tout à l’heure, le fouet, devant tout le monde, et savoir ce qu’on apprend au collège !

    NICOLE.

    Oui, ma foi, cela vous rendroit la jambe bien mieux faite.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Sans doute.

    MADAME JOURDAIN.

    Tout cela est fort nécessaire pour conduire votre maison !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j’ai honte de votre ignorance, (À madame Jourdain.) Par exemple, savez-vous, vous, ce que c’est que vous dites à cette heure ?

    MADAME JOURDAIN.

    Oui. Je sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez songer à vivre d’autre sorte.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c’est que les paroles que vous dites ici.

    MADAME JOURDAIN.

    Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l’est guère.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je ne parle pas de cela, vous dis-je. Je vous demande, ce que je parle avec vous, ce que je vous dis à cette heure, qu’est-ce que c’est ?

    MADAME JOURDAIN.

    Des chansons.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé ! non, ce n’est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage que nous parlons à celle heure ?

    MADAME JOURDAIN.

    Hé bien ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Comment est-ce que cela s’appelle ?

    MADAME JOURDAIN.

    Cela s’appelle comme on veut l’appeler.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est de la prose, ignorante.

    MADAME JOURDAIN.

    De la prose ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, de la prose. Tout ce qui est prose n’est point vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose. Heu ! voilà ce que c’est que d’étudier. (À Nicole.) Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un U ?

    NICOLE.

    Comment ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui. Qu’est-ce que tu fais quand tu dis U ?

    NICOLE.

    Quoi ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Dis un peu U, pour voir.

    NICOLE.

    Hé bien ! U.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Qu’est-ce que tu fais ?

    NICOLE.

    Je dis U.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui ; mais quand tu dis U, qu’est-ce que tu fais ?

    NICOLE.

    Je fais ce que vous me dites.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oh ! l’étrange chose que d’avoir affaire à des bêtes ! Tu allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d’en haut de celle d’en has ; U, vois-tu ? Je fais la moue : U.

    NICOLE.

    Oui, cela est biau.

    MADAME JOURDAIN.

    Voilà qui est admirable !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est bien autre chose, si vous aviez vu O, et DA, DA, et FA, FA !

    MADAME JOURDAIN.

    Qu’est-ce que c’est donc que tout ce galimatias-là ?

    NICOLE.

    De quoi est-ce que tout cela guérit ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    J’enrage quand je vois des femmes ignorantes.

    MADAME JOURDAIN.

    Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là, avec leurs fariboles.

    NICOLE.

    Et surtout ce grand escogriffe de maître d’armes, qui remplit de poudre tout mon ménage.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ouais ! ce maître d’armes vous tient au cœur ! Je te veux faire voir ton impertinence tout à l’heure. (Après avoir fait apporter des fleurets, et en avoir donné un à Nicole.) Tiens, raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en quarte, on n’a qu’à faire cela, et, quand on pousse en tierce, on n’a qu’à faire cela. Voilà le moyen de n’être jamais tué ; et cela n’est-il pas beau, d’être assuré de son fait quand on se bat contre quelqu’un ? Là, pousse-moi un peu, pour voir.

    NICOLE.

    Hé bien ! quoi !

    (Nicole pousse plusieurs bottes à monsieur Jourdain.)

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Tout beau ! Holà ! ho ! Doucement Diantre soit la coquine !

    NICOLE.

    Vous me dites de pousser.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui ; mais tu me pousses en tierce avant que de me pousser en quarte, et tu n’as pas la patience que je pare.

    MADAME JOURDAIN.

    Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies ; et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Lorsque je hante la noblesse, je fais paroître mon jugement ; et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.

    MADAME JOURDAIN.

    Çamon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau monsieur le comte, dont vous vous êtes embéguiné !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Paix ; songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étois son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devineroit jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.

    MADAME JOURDAIN.

    Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?

    MADAME JOURDAIN.

    Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Des choses dont on seroit étonné, si on les savoit.

    MADAME JOURDAIN.

    Et quoi ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Baste ! je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.

    MADAME JOURDAIN

    Oui. Attendez-vous à cela.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Assurément. Ne me l’a-t-il pas dit ?

    MADAME JOURDAIN.

    Oui, oui, il ne manquera pas d’y faillir.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il m’a juré sa foi de gentilhomme.

    MADAME JOURDAIN.

    Chansons !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ouais ! Vous êtes bien obstinée, ma femme ! Je vous dis qu’il me tiendra sa parole ; j’en suis sûr.

    MADAME JOURDAIN.

    Et moi, je suis sûre que non, et que toutes les caresses qu’il vous fait ne sont que pour vous enjôler.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Taisez-vous. Le voici.

    MADAME JOURDAIN.

    Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore nous faire quelque emprunt ; et il me semble que j’ai dîné quand je le vois.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Taisez-vous, vous dis-je.

    Scène IV.

    DORANTE, MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, NICOLE.

    DORANTE.

    Mon cher ami monsieur Jourdain, comment vous portez-vous ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Fort bien, monsieur, pour vous rendre mes petits services.

    DORANTE.

    Et madame Jourdain, que voilà, comment se porte-t-elle ?

    MADAME JOURDAIN.

    Madame Jourdain se porte comme elle peut.

    DORANTE.

    Comment ! monsieur Jourdain ! vous voilà le plus propre du monde !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous voyez.

    DORANTE.

    Vous avez tout à fait bon air avec cet habit ; et nous n’avons point de jeunes gens à la cour qui soient mieux faits que vous.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hai, hai.

    MADAME JOURDAIN, à part.

    Il le gratte par où il se démangce.

    DORANTE.

    Tournez-vous. Cela est tout à fait galant.

    MADAME JOURDAIN, a part.

    Oui, aussi sot par derrière que par devant.

    DORANTE.

    Ma foi, monsieur Jourdain, j’avois une impatience étrange de vous voir. Vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus ; et je parlois de vous encore, ce matin, dans la chambre du roi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur. (À madame Jourdain.) Dans la chambre du roi !

    DORANTE.

    Allons, mettez.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur, je sais le respect que je vous dois.

    DORANTE.

    Mon Dieu ! mettez. Point de cérémonie entre nous, je vous prie.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur…

    DORANTE.

    Mettez, vous dis-je, monsieur Jourdain ; vous êtes mon ami.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur, je suis votre serviteur.

    DORANTE.

    Je ne me couvrirai point, si vous ne vous couvrez.

    MONSIEUR JOURDAIN, se couvrant.

    J’aime mieux être incivil qu’importun.

    DORANTE.

    Je suis votre débiteur, comme vous le savez.

    MADAME JOURDAIN, à part.

    Oui : nous ne le savons que trop.

    DORANTE.

    Vous m’avez généreusement prêté de l’argent en plusieurs occasions, et m’avez obligé de la meilleure grace du monde, assurément.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Monsieur, vous vous moquez.

    DORANTE.

    Mais je sais rendre ce qu’on me prête, et reconnoitre les plaisirs qu’on me fait.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je n’en doute point, monsieur.

    DORANTE.

    Je veux sortir d’affaire avec vous ; et je viens ici pour faire nos comptes ensemble.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Hé bien ! vous voyez votre impertinence, ma femme.

    DORANTE.

    Je suis homme qui aime à m’acquitter le plus tôt que je puis.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Je vous le disois bien.

    DORANTE.

    Voyons un peu ce que je vous dois.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Vous voilà, avec vos soupçons ridicules.

    DORANTE.

    Vous souvenez-vous bien de tout l’argent que vous m’ayez prêté ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je crois que oui. J’en ai fait un polit mémoire. Le voici. Donné à vous une fois deux cents louis.

    DORANTE.

    Cela est vrai.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Une autre fois six vingts.

    DORANTE.

    Oui.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Et une autre fois cent quarante.

    DORANTE.

    Vous avez raison.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ces trois articles font quatre cent soixante louis, qui valent cinq mille soixante livres.

    DORANTE.

    Le compte est fort bon. Cinq mille soixante livres.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mille huit cent trente-deux livres à votre plumassier.

    DORANTE.

    Justement.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Deux mille sept cent quatre-vingts livres à votre tailleur.

    DORANTE.

    Il est vrai.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sous huit deniers à votre marchand.

    DORANTE.

    Fort bien. Douze sous huit deniers ; le compte est juste.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Et mille sept cent quarante-huit livres sept sous quatre deniers à votre sellier.

    DORANTE.

    Tout cela est véritable. Qu’est-ce que cela fait ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Somme totale, quinze mille huit cents livres.

    DORANTE.

    Somme totale est juste. Quinze mille huit cents livres. Mettez encore deux cents pistoles que vous m’allez donner : cela fera justement dix-huit mille francs, que je vous paierai au premier jour.

    MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.

    Hé bien ! ne l’avois-je pas bien deviné ?

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Paix.

    DORANTE.

    Cela vous incommodera-t-il, de me donner ce que je vous dis ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé ! non.

    MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.

    Cet homme-là fait de vous une vache à lait.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Taisez-vous.

    DORANTE.

    Si cela vous incommode, j’en irai chercher ailleurs.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, monsieur.

    MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.

    Il ne sera pas content qu’il ne vous ait ruiné.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Taisez-vous, vous dis-je.

    DORANTE.

    Vous n’avez qu’à me dire si cela vous embarrasse.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Point, monsieur.

    MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.

    C’est un vrai enjôleux.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Taisez-vous donc.

    MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.

    Il vousS sucera jusqu’au dernier sou.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Vous tairez-vous ?

    DORANTE.

    J’ai force gens qui m’en prèteroient avec joie ; mais comme vous êtes mon meilleur ami, j’ai cru que je vous ferois tort si j’en demandois à quelque autre.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est trop d’honneur, monsieur, que vous me faites. Je vais quérir votre affaire.

    MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.

    Quoi ! vous allez encore lui donner cela ?

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.

    Que faire ? voulez-vous que je refuse un homme de cette condition-là, qui a parlé de moi ce matin dans la chambre du roi ?

    MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.

    Allez, vous êtes ime vraie dupe.

    Scène V.

    DORANTE, MADAME JOURDAIN, NICOLE.

    DORANTE.

    Vous me semblez toute mélancolique. Qu’avez-vous, madame Jourdain ?

    MADAME JOURDAIN.

    J’ai la tête plus grosse que le poing, et si elle n’est pas enflée.

    DORANTE.

    Mademoiselle votre fille, où est-elle, que je ne la vois point ?

    MADAME JOURDAIN.

    Mademoiselle ma fille est bien où elle est.

    DORANTE.

    Comment se porte-t-elle ?

    MADAME JOURDAIN.

    Elle se porte sur ses deux jambes.

    DORANTE.

    Ne voulez-vous point, un de ces jours, venir voir avec elle le ballet et la comédie que l’on fait chez le roi ?

    MADAME JOURDAIN.

    Oui, vraiment ! nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons.

    DORANTE.

    Je pense, madame Jourdain, que vous avez eu bien des amants dans votre jeune âge, belle et d’agréable humeur comme vous étiez.

    MADAME JOURDAIN.

    Tredame ! monsieur, est-ce que madame Jourdain est décrépite, et la tête lui grouille-t-elle déjà ?

    DORANTE.

    Ah ! ma foi, madame Jourdain, je vous demande pardon ! je ne songeois pas que vous êtes jeune ; et je rêve le plus souvent. Je vous prie d’excuser mon impertinence.

    Scène VI.

    MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, DORANTE, NICOLE.

    MONSIEUR JOURDAIN, à Dorante.

    Voilà deux cents louis bien comptés.

    DORANTE.

    Je vous assure, monsieur Jourdain, que je suis tout à vous, et que je brûle de vous rendre un service à la cour.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je vous suis trop obligé.

    DORANTE.

    Si madame Jourdain veut voir le divertissement royal, je lui ferai donner les meilleures places de la salle.

    MADAME JOURDAIN.

    Madame Jourdain vous baise les mains.

    DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.

    Notre belle marquise, comme je vous ai mandé par mon billet, viendra tantôt ici pour le ballet et le repas ; et je l’ai fait consentir enfin au cadeau que vous lui voulez donner.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Tirons-nous un peu plus loin, pour causer.

    DORANTE.

    Il y a huit jours que je ne vous ai vu ; et je ne vous ai point mandé de nouvelles du diamant que vous me mîtes entre les mains pour lui en faire présent de votre part ; mais c’est que j’ai eu toutes les peines du monde à vaincre son scrupule ; et ce n’est que d’aujourd’hui qu’elle s’est résolue à l’accepter.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Comment l’a-t-elle trouvé ?

    DORANTE.

    Merveilleux ; et je me trompe fort, ou la beauté de ce diamant fera pour vous sur son esprit un effet admirable.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Plût au ciel !

    MADAME JOURDAIN, à Nicole.

    Quand il est une fois avec lui, il ne peut le quitter.

    DORANTE.

    Je lui ai fait valoir comme il faut la richesse de ce présent, et la grandeur de votre amour.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ce sont, monsieur, des bontés qui m’accablent ; et je suis dans une confusion la plus grande du monde, de voir une personne de votre qualité s’abaisser pour moi à ce que vous faites.

    DORANTE.

    Vous moquez-vous ? est-ce qu’entre amis on s’arrête à ces sortes de scrupules ? et ne feriez-vous pas pour moi la même chose, si l’occasion s’en offroit ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oh ! assurément, et de très grand cœur !

    MADAME JOURDAIN, à Nicole.

    Que sa présence me pèse sur les épaules !

    DORANTE.

    Pour moi, je ne regarde rien quand il faut servir un ami ; et lorsque vous me fîtes confidence de l’ardeur que vous aviez prise pour cette marquise agréable, chez qui j’avois commerce, vous vîtes que d’abord je m’offris de moi-même à servir votre amour.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il est vrai. Ce sont des bontés qui me confondent.

    MADAME JOURDAIN, à Nicole.

    Est-ce qu’il ne s’en ira point ?

    NICOLE.

    Ils se trouvent bien ensemble.

    DORANTE.

    Vous avez pris le bon biais pour toucher son cœur. Les femmes aiment surtout les dépenses qu’on fait pour elles ; et vos fréquentes sérénades, et vos bouquets continuels, ce superbe feu d’artifice qu’elle trouva sur l’eau, le diamant qu’elle a reçu de votre part, et le cadeau que vous lui préparez, tout cela lui parle bien mieux en faveur de votre amour que toutes les paroles que vous auriez pu lui dire vous-même.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il n’y a point de dépenses que je ne fisse, si par là je pouvois trouver le chemin de son cœur. Une femme de qualité a pour moi des charmes ravissants ; et c’est un honneur que j’achèterois au prix de toutes choses.

    MADAME JOURDAIN, bas, à Nicole.

    Que peuvent-ils tant dire ensemble ? Va-t’en un peu tout doucement prêter l’oreille.

    DORANTE.

    Ce sera tantôt que vous jouirez à votre aise du plaisir de sa vue ; et vos yeux auront tout le temps de se satisfaire.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Pour être en pleine liberté, j’ai fait en sorte que ma femme ira dîner chez ma sœur, où elle passera toute l’après-dînée.

    DORANTE.

    Vous avez fait prudemment, et votre femme auroit pu nous embarrasser. J’ai donné pour vous l’ordre qu’il faut au cuisinier et à toutes les choses qui sont nécessaires pour le ballet. Il est de mon invention ; et pourvu que l’exécution puisse répondre à l’idée, je suis sûr qu’il sera trouvé…

    MONSIEUR JOURDAIN, s’apercevant que Nicole écoute, et lui donnant un soufflet.

    Ouais ! vous êtes bien impertinente ! (À Dorante.) Sortons, s’il vous plaît.

    Scène VII.

    MADAME JOURDAIN, NICOLE.

    NICOLE.

    Ma foi, madame, la curiosité m’a couté quelque chose ; mais je crois qu’il y a quelque anguille sous roche, et ils parlent de quelque affaire où ils ne veulent pas que vous soyez.

    MADAME JOURDAIN.

    Ce n’est pas d’aujourd’hui, Nicole, que j’ai conçu des soupçons de mon mari. Je suis la plus trompée du monde, ou il y a quelque amour en campagne ; et je travaille à découvrir ce que ce peut être. Mais songeons à ma fille. Tu sais l’amour que Cléonte a pour elle : c’est un homme qui me revient ; et je veux aider sa recherche, et lui donner Lucile, si je puis.

    NICOLE.

    En vérité, madame, je suis la plus ravie du monde de vous voir dans ces sentiments ; car si le maître vous revient, le valet ne me revient pas moins, et je souhaiterois que notre mariage se pût faire à l’ombre du leur.

    MADAME JOURDAIN.

    Va-t’en lui en parler de ma part, et lui dire que tout à l’heure il me vienne trouver, pour faire ensemble, à mon mari, la demande de ma fille.

    NICOLE.

    J’y cours, madame, avec joie, et je ne pouvois recevoir une commission plus agréable. (Seule.) Je vais, je pense, bien réjouir les gens.

    Scène VIII.

    CLÉONTE, COVIELLE, NICOLE.

    NICOLE, à Cléonte.

    Ah ! vous voilà tout à propos ! Je suis une ambassadrice de joie, et je viens…

    CLÉONTE.

    Retire-toi, perfide, et ne me viens point amuser avec tes traîtresses paroles.

    NICOLE.

    Est-ce ainsi que vous recevez…

    CLÉONTE.

    Retire-toi, te dis-je, et va-t’en dire, de ce pas, à ton infidèle maîtresse qu’elle n’abusera de sa vie le trop simple Cléonte.

    NICOLE.

    Quel vertigo est-ce donc là ? Mon pauvre Covielle, dis-moi un peu ce que cela veut dire.

    COVIELLE.

    Ton pauvre Covielle, petite scélérate ! Allons, vite, ôte-toi de mes yeux, vilaine, et me laisse en repos.

    NICOLE.

    Quoi ! tu me viens aussi…

    COVIELLE.

    Ôte-toi de mes yeux, te dis-je, et ne me parle pas de ta vie.

    NICOLE, à part.

    Ouais ! Quelle mouche les a piqués tous deux ? Allons de cette belle histoire informer ma maîtresse.

    Scène IX.

    CLÉONTE, COVIELLE.

    CLÉONTE.

    Quoi ! traiter un amant de la sorte, et un amant le plus fidèle et le plus passionné de tous les amants !

    COVIELLE.

    C’est une chose épouvantable que ce qu’on nous a fait à tous deux.

    CLÉONTE.

    Je fais voir pour une personne toute l’ardeur et toute la tendresse qu’on peut imaginer ; je n’aime rien au monde qu’elle, et je n’ai qu’elle dans l’esprit ; elle fait tous mes soins, tous mes désirs, toute ma joie ; je ne parle que d’elle, je ne pense qu’à elle, je ne fais des songes que d’elle, je ne respire que par elle, mon cœur vit tout en elle ; et voilà de tant d’amitié la digne récompense ! Je suis deux jours sans la voir, qui sont pour moi deux siècles effroyables : je la rencontre par hasard ; mon cœur, à cette vue, se sent tout transporté, ma joie éclate sur mon visage, je vole avec raissement vers elle, et l’infidèle détourne de moi ses regards, et passe brusquement, comme si de sa vie elle ne m’avoit vu !

    COVIELLE.

    Je dis les mêmes choses que vous.

    CLÉONTE.

    Peut-on rien voir d’égal, Covielle, à cette perfidie de l’ingrate Lucile ?

    COVIELLE.

    Et à celle, monsieur, de la pendarde de Nicole ?

    CLÉONTE.

    Après tant de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j’ai faits à ses charmes !

    COVIELLE.

    Après tant d’assidus hommages, de soins et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine !

    CLÉONTE.

    Tant de larmes que j’ai versées à ses genoux !

    COVIELLE.

    Tant de seaux d’eau que j’ai tirés au puits pour elle !

    CLÉONTE.

    Tant d’ardeur que j’ai fait paroître à la chérir plus que moi-même !

    COVIELLE.

    Tant de chaleur que j’ai soufferte à tourner la broche à sa place !

    CLÉONTE.

    Elle me fuit avec mépris !

    COVIELLE.

    Elle me tourne le dos avec effronterie !

    CLÉONTE.

    C’est une perfidie digne des plus grands châtiments.

    COVIELLE.

    C’est une trahison à mériter mille soufflets.

    CLÉONTE.

    Ne t’avise point, je te prie, de me parler jamais pour elle.

    COVIELLE.

    Moi, monsieur ? Dieu m’en garde !

    CLÉONTE.

    Ne viens point m’excuser l’action de cette infidèle.

    COVIELLE.

    N’ayez pas peur.

    CLÉONTE.

    Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre ne serviront de rien.

    COVIELLE.

    Qui songe à cela ?

    CLÉONTE.

    Je veux contre elle conserver mon ressentiment, et rompre ensemble tout commerce.

    COVIELLE.

    J’y consens.

    CLÉONTE.

    Ce monsieur le comte qui va chez elle lui donne peut-être dans la vue ; et son esprit, je le vois bien, se laisse éblouir à la qualité. Mais il me faut, pour mon honneur, prévenir l’éclat de son inconstance. Je veux faire autant de pas qu’elle au changement où je la vois courir, et ne lui laisser pas toute la gloire de me quitter.

    COVIELLE.

    C’est fort bien dit, et j’entre pour mon compte dans tous vos sentiments.

    CLÉONTE.

    Donne la main à mon dépit, et soutiens ma résolution contre tous les restes d’amour qui me pourroient parler pour elle. Dis-m’en, je t’en conjure, tout le mal que tu pourras. Fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable, et marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.

    COVIELLE.

    Elle, monsieur ? voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre ; et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement, elle a les yeux petits.

    CLÉONTE.

    Cela est vrai, elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchauts qu’on puisse voir.

    COVIELLE.

    Elle a la bouche grande.

    CLÉONTE.

    Oui ; mais on y voit des graces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.

    COVIELLE.

    Pour sa taille, elle n’est pas grande.

    CLÉONTE.

    Non ; mais elle est aisée et bien prise.

    COVIELLE.

    Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions…

    CLÉONTE.

    Il est vrai ; mais elle a grace à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.

    COVIELLE.

    Pour de l’esprit…

    CLÉONTE.

    Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.

    COVIELLE.

    Sa conversation…

    CLEONTE.

    Sa conversation est charmante.

    COVIELLE.

    Elle est toujours sérieuse.

    CLÉONTE.

    Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? et vois-tu rien de plus impertinent que les femmes qui rient à tout propos ?

    COVIELLE.

    Mais, enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.

    CLÉONTE.

    Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.

    COVIELLE.

    Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l’aimer toujours.

    CLÉONTE.

    Moi ? j’aimerois mieux mourir ; et je vais la haïr autant que je l’ai aimée.

    COVIELLE.

    Le moyen, si vous la trouvez si parfaite ?

    CLÉONTE.

    C’est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en quoi je veux faire mieux voir la force de mon cœur à la haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d’attraits, tout aimable que je la trouve. La voici.

    Scène X.

    LUCILE, CLÉONTE, COVIELLE, NICOLE.

    NICOLE, à Lucile.

    Pour moi, j’en ai été toute scandalisée.

    LUCILE.

    Ce ne peut être, Nicole, que ce que je te dis. Mais le voilà.

    CLÉONTE, à Covielle.

    Je ne veux pas seulement lui parler.

    COVIELLE.

    Je veux vous imiter.

    LUCILE.

    Qu’est-ce donc, Cléonte ? qu’avez-vous ?

    NICOLE.

    Qu’as-tu donc, Covielle ?

    LUCILE.

    Quel chagrin vous possède ?

    NICOLE.

    Quelle mauvaise humeur te tient ?

    LUCILE.

    Êtes-vous muet, Cléonte ?

    NICOLE.

    As-tu perdu la parole, Covielle ?

    CLÉONTE.

    Que voilà qui est scélérat !

    COVIELLE.

    Que cela est Judas !

    LUCILE.

    Je vois bien que la rencontre de tantôt a troublé votre esprit.

    CLÉONTE, à Covielle

    Ah ! ah ! On voit ce qu’on a fait.

    NICOLE.

    Notre accueil de ce matin t’a fait prendre la chèvre.

    COVIELLE, à Cléonte.

    On a deviné l’enclouure.

    LUCILE.

    N’est-il pas vrai, Cléonte, que c’est là le sujet de votre dépit ?

    CLÉONTE.

    Oui, perfide, ce l’est, puisqu’il faut parler ; et j’ai à vous dire que vous ne triompherez pas, comme vous pensez, de votre infidélité ; que je veux être le premier à rompre avec vous, et que vous n’aurez pas l’avantage de me chasser. J’aurai de la peine, sans doute, à vaincre l’amour que j’ai pour vous ; cela me causera des chagrins, je souffrirai un temps ; mais j’en viendrai à bout, et je me percerai plutôt le cœur, que d’avoir la foiblesse de retourner à vous.

    COVIELLE, à Nicole.

    Queussi, queumi.

    LUCILE.

    Voilà bien du bruit pour un rien ! Je veux vous dire, Cléonte, le sujet qui m’a fait ce matin éviter votre abord.

    CLEONTE, voulant s’en aller pour éviter Lucile.

    Non, je ne veux rien écouter.

    NICOLE, à Covielle.

    Je te veux apprendre la cause qui nous a fait passer si vite.

    COVIELLE, voulant aussi s’en aller pour éviter Nicole.

    Je ne veux rien entendre.

    LUCILE, suivant Cléonte.

    Sachez que ce matin…

    CLÉONTE, marchant toujours sans regarder Lucile.

    Non, vous dis-je.

    NICOLE, suivant Covielle.

    Apprends que…

    COVIELLE, marchant aussi sans regarder Nicole.

    Non, traîtresse !

    LUCILE.

    Écoutez !

    CLEONTE.

    Point d’affaire.

    NICOLE.

    Laisse-moi dire.

    COVIELLE.

    Je suis sourd.

    LUCILE.

    Cléonte !

    CLÉONTE.

    Non.

    NICOLE.

    Covielle !

    COVIELLE.

    Point.

    LUCILE.

    Arrêtez.

    CLÉONTE.

    Chansons.

    NICOLE.

    Entends-moi.

    COVIELLE.

    Bagatelle.

    LUCILE.

    Un moment.

    CLÉONTE.

    Point du tout.

    NICOLE.

    Un peu de patience.

    COVIELLE.

    Tarare.

    LUCILE.

    Deux paroles.

    CLÉONTE.

    Non : c’en est fait.

    NICOLE.

    Un mot.

    COVIELLE.

    Plus de commerce.

    LUCILE, s’arrêtant.

    Hé bien ! puisque vous ne voulez pas m’écouter, demeurez dans votre pensée, et faites ce qu’il vous plaira.

    NICOLE, s’arrêtant aussi.

    Puisque tu fais comme cela, prends-le tout comme tu voudras.

    CLÉONTE, se tournant vers Lucile.

    Sachons donc le sujet d’un si bel accueil.

    LUCILE, s’en allant à son tour pour éviter Cléonte.

    Il ne me plaît plus de le dire.

    COVIELLE, se tournant vers Nicole.

    Apprends-nous un peu cette histoire.

    NICOLE, s’en allant aussi pour éviter Covielle.

    Je ne veux plus, moi, te l’apprendre.

    CLÉONTE, suivant Lucile.

    Dites-moi…

    LUCILE, marchant toujours sans regarder Cléonte.

    Non, je ne veux rien dire.

    COVIELLE, suivant Nicole.

    Conte-moi…

    NICOLE, marchant aussi sans regarder Covielle.

    Non, je ne conte rien.

    CLÉONTE.

    De grace !

    NICOLE.

    Non, vous dis-je.

    COVIELLE.

    Par charité.

    NICOLE.

    Point d’affaire.

    CLÉONTE.

    Je vous en prie.

    NICOLE.

    Laissez-moi.

    COVIELLE.

    Je t’en conjure.

    NICOLE.

    Ôte-toi de là.

    CLÉONTE.

    Lucile !

    LUCILE.

    Non.

    COVIELLE.

    Nicole !

    NICOLE.

    Point.

    CLÉONTE.

    Au nom des dieux !

    LUCILE.

    Je ne veux pas.

    COVIELLE.

    Parle-moi.

    NICOLE.

    Point du tout.

    CLÉONTE.

    Éclaircissez mes doutes.

    LUCILE.

    Non : je n’en ferai rien.

    COVIELLE.

    Guéris-moi l’esprit.

    NICOLE.

    Non : il ne me plaît pas.

    CLÉONTE.

    Hé bien ! puisque vous vous souciez si peu de me tirer de peine, et de vous justifier du traitement indigne que vous avez fait à ma flamme, vous me voyez, ingrate, pour la dernière fois ; et je vais, loin de vous, mourir de douleur et d’amour.

    COVIELLE, à Nicole.

    Et moi, je vais suivre ses pas.

    LUCILE, à Cléonte, qui veut sortir.

    Cléonte !

    NICOLE, à Covielle, qui suit son maître.

    Covielle !

    CLÉONTE, s’arrêtant.

    Hé ?

    COVIELLE, s’arrêtant aussi.

    Plaît-il ?

    LUCILE.

    Où allez-vous ?

    CLÉONTE.

    Où je vous ai dit.

    COVIELLE.

    Nous allons mourir.

    LUCILE.

    Vous allez mourir, Cléonte ?

    CLÉONTE.

    Oui, cruelle, puisque vous le voulez.

    LUCILE.

    Moi ! je veux que vous mouriez !

    CLÉONTE.

    Oui, vous le voulez.

    LUCILE.

    Qui vous le dit ?

    CLÉONTE, s’approchant de Lucile.

    N’est-ce pas le vouloir, que de ne vouloir pas éclaircir mes soupçons ?

    LUCILE.

    Est-ce ma faute ? et, si vous aviez voulu m’écouter, ne vous aurois-je pas dit que l’aventure dont vous vous plaignez a été causée ce matin par la présence d’une vieille tante, qui veut à toute force que la seule approche d’un homme déshonore une fille, qui perpétuellement nous sermonne sur ce chapitre, et nous figure tous les hommes comme des diables qu’il faut fuir ?

    NICOLE, à Covielle.

    Voilà le secret de l’affaire.

    CLÉONTE.

    Ne me trompez-vous point, Lucile ?

    COVIELLE, à Nicole.

    Ne m’en donnes-tu point à garder ?

    LUCILE, à Cléonte.

    Il n’est rien de plus vrai.

    NICOLE, à Covielle.

    C’est la chose comme elle est.

    COVIELLE, a Cléonte.

    Nous rendrons-nous à cela ?

    CLEONTE.

    Ah ! Lucile, qu’avec un mot de votre bouche vous savez apaiser de choses dans mon cœur, et que facilement on se laisse persuader aux personnes qu’on aime !

    COVIELLE.

    Qu’on est aisément amadoué par ces diantres d’animaux-là !

    Scène XI.

    MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.

    MADAME JOURDAIN.

    je suis bien aise de vous voir, Cléonte, et vous voilà tout à propos. Mon mari vient ; prenez vite votre temps pour lui demander Lucile en mariage.

    CLÉONTE.

    Ah ! madame, que cette parole m’est douce, et qu’elle flatte mes désirs ! Pouvois-je recevoir un ordre plus charmant, une faveur plus précieuse ?

    Scène XII.

    CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.

    CLÉONTE.

    Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même, et, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.

    CLÉONTE.

    Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Touchez là, monsieur ; ma fille n’est pas pour vous.

    CLÉONTE.

    Comment ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous n’êtes pont gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.

    MADAME JOURDAIN.

    Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.

    MADAME JOURDAIN.

    Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà pas le coup de langue ?

    MADAME JOURDAIN.

    Et votre père n’étoit-il pas marchand aussi bien que le mien ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Peste soit de la femme ! elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

    MADAME JOURDAIN.

    Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux, pour elle, un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.

    NICOLE.

    Cela est vrai : nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.

    MONSIEUR JOURDAIN, à Nicole.

    Taisez-vous, impertinente ; vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je la veux faire marguise.

    MADAME JOURDAIN.

    Marquise ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, marquise.

    MADAME JOURDAIN.

    Hélas ! Dieu m’en garde !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est une chose que j’ai résolue.

    MADAME JOURDAIN.

    C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. S’il falloit qu’elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu’elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu’un du quartier, on ne manqueroit pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, diroit-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de monsieur Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils paient maintenant, peut-être, bien cher en l’autre monde ; et l’on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde ; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

    Scène XIII.

    MADAME JOURDAIN. LUCILE, CLÉONTE, NICOLE, COVIELLE.

    MADAME JOURDAIN.

    Cléonte, ne perdez point courage encore. (À Lucile.) Suivez-moi, ma fille ; et venez dire résolument à votre père que si vous ne l’avez, vous ne voulez épouser personne.

    Scène XIV.

    CLÉONTE, COVIELLE.

    COVIELLE.

    Vous avez fait de belles affaires, avec vos beaux sentiments !

    CLÉONTE.

    Que veux-tu ? j’ai un scrupule là-dessus que l’exemple ne sauroit vaincre.

    COVIELLE.

    Vous moquez-vous, de le prendre sérieusement avec un homme comme cela ? Ne voyez-vous pas qu’il est fou ? et vous coûtoit-il quelque chose de vous accommoder à ses chimères ?

    CLÉONTE.

    Tu as raison ; mais je ne croyois pas qu’il fallût faire ses preuves de noblesse pour être gendre de monsieur Jourdain.

    COVIELLE, riant

    Ah ! fih ! ah !

    CLÉONTE.

    De quoi ris-tu ?

    COVIELLE.

    D’une pensée qui me vient pour jouer notre homme, et vous faire obtenir ce que vous souhaitez.

    CLÉONTE.

    Comment ?

    COVIELLE.

    L’idée est tout h fait plaisante.

    CLÉONTE.

    Quoi donc ?

    COVIELLE.

    Il s’est fait depuis peu une certaine mascarade qui vient le mieux du monde ici, et que je prétends faire entrer dans une bourle que je veux faire à notre ridicule. Tout cela sent un peu sa comédie ; mais, avec lui, on peut hasarder toute chose ; il n’y faut point chercher tant de façons, et il est homme à y jouer son rôle à merveille, et à donner aisément dans toutes les fariboles qu’on s’avisera de lui dire. J’ai les acteurs, j’ai les habits tout prêts ; laissez-moi faire seulement.

    CLÉONTE.

    Mais apprends-moi…

    COVIELLE.

    Je vais vous instruire de tout. Retirons-nous ; le voilà qui revient.

    Scène XV.

    MONSIEUR JOURDAIN, seul.

    Que diable est-ce là ? ils n’ont rien que les grands seigneurs à me reprocher, et moi je ne vois rien de si beau que de hanter les grands seigneurs ; il n’y a qu’honneur et que civilité avec eux ; et je voudrois qu’il m’eût coûté deux doigts de la main, et être né comte ou marquis.

    Scène XVI.

    MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.

    LE LAQUAIS.

    Monsieur, voici monsieur le comte, et une dame qu’il mène par la main.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Hé ! mon Dieu ! j’ai quelques ordres à donner. Dis-leur que je vais venir ici tout à l’heure.

    Scène XVII.

    DORIMÈNE, DORANTE, UN LAQUAIS.

    LE LAQUAIS.

    Monsieur dit comme cela qu’il va venir ici tout à l’heure.

    DORANTE.

    Voilà qui est bien.

    Scène XVIII.

    DORIMÈNE, DORANTE.

    DORIMÈNE.

    Je ne sais pas, Dorante, je fais encore ici une étrange démarche, de me laisser amener par vous dans une maison où je ne connois personne.

    DORANTE.

    Quel lieu voulez-vous donc, madame, que mon amour choisisse pour vous régaler, puisque, pour fuir l’éclat, vous ne voulez ni votre maison ni la mienne ?

    DORIMÈNE.

    Mais vous ne dites pas que je m’engage insensiblement chaque jour, à recevoir de trop grands témoignages de votre passion. J’ai beau me défendre des choses, vous fatiguez ma résistance, et vous avez une civile opiniâtreté qui me fait venir doucement à tout ce qu’il vous plaît. Les visites fréquentes ont commencé, les déclarations sont venues ensuite, qui, après elles, ont traîné les sérénades et les cadeaux que les présents ont suivis. Je me suis opposée à tout cela ; mais vous ne vous rebutez point, et, pied à pied, vous gagnez mes résolutions. Pour moi, je ne puis plus répondre de rien, et je crois qu’à la fin vous me ferez venir au mariage, dont je me suis tant éloignée.

    DORANTE.

    Ma foi, madame, vous y devriez déjà être : vous êtes veuve, et ne dépendez que de vous ; je suis maître de moi, et je vous aime plus que ma vie : à quoi tient-il que dès aujourd’hui vous ne fassiez tout mon bonheur ?

    DORIMÈNE.

    Mon Dieu ! Dorante, il faut des deux parts bien des qualités pour vivre heureusement ensemble ; et les deux plus raisonnables personnes du monde ont souvent peine à composer une union dont ils soient satisfaits.

    DORANTE.

    Vous vous moquez, madame, de vous y figurer tant de difficultés ; et l’expérience que vous avez faite ne conclut rien pour tous les autres.

    DORIMENE.

    Enfin j’en reviens toujours là ; les dépenses que je vous vois faire pour moi m’inquiètent par deux raisons : l’une, qu’elles m’engagent plus que je ne voudrois ; et l’autre, que je suis sûre, sans vous déplaire, que vous ne les faites point que vous ne vous incommodiez ; et je ne veux point cela.

    DORANTE.

    Ah ! madame, ce sont des bagatelles ; et ce n’est pas par là…

    DORIMÈNE.

    Je sais ce que je dis ; et, entre autres, le diamant que vous m’avez forcée à prendre est d’un prix…

    DORANTE.

    Hé ! madame, de grace, ne faites point tant valoir une chose que mon amour trouve indigne de vous ; et souffrez… Voici le maître du logis.

    Scène XIX.

    MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE.

    MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait deux révérences, se trouvant trop près de Dorimène.

    Un peu plus loin, madame.

    DORIMÈNE.

    Comment ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Un pas, s’il vous plaît.

    DORIMÈNE.

    Quoi donc ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Reculez un peu, pour la troisième.

    DORANTE.

    Madame, monsieur Jourdain sait son monde.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Madame, ce m’est une gloire bien grande de me voir assez fortuné, pour être si heureux, que d’avoir le bonheur que vous ayez eu la bonté de m’accorder la grace, de me faire l’honneur de m’honorer de la faveur de votre présence ; et si j’avois aussi le mérite, pour mériter un mérite comme le vôtre, et que le ciel… envieux de mon bien… m’eût accordé… l’avantage de me voir digne… des…

    DORANTE.

    Monsieur Jourdain, en voilà assez. Madame n’aime pas les grands compliments, et elle sait que vous êtes homme d’esprit. (Bas, à Dorimène.) C’est un bon bourgeois assez ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières.

    DORIMÈNE, bas, à Dorante.

    Il n’est pas malaisé de s’en apercevoir.

    DORANTE.

    Madame, voilà le meilleur de mes amis.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est trop d’houneur que vous me faites.

    DORANTE.

    Galant homme tout à fait.

    DORIMÈNE.

    J’ai beaucoup d’estime pour lui.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je n’ai rien fait encore, madame, pour mériter cette grace.

    DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.

    Prenez bien garde, au moins, à ne lui point parler du diamant que vous lui avez donné.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.

    Ne pourrois-je pas seulement lui demander comment elle le trouve ?

    DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.

    Comment ? gardez-vous-en bien ! cela seroit vilain à vous ; et, pour agir en galant homme, il faut que vous fassiez comme si ce n’étoit pas vous qui lui eussiez fait ce présent. (Haut.) Monsieur Jourdain, madame, dit qu’il est ravi de vous voir chez lui.

    DORIMÈNE.

    Il m’honore beaucoup.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.

    Que je vous suis obligé, monsieur, de lui parler ainsi pour moi !

    DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.

    J’ai eu une peine effroyable à la faire venir ici.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.

    Je ne sais quelles graces vous en rendre.

    DORANTE.

    Il dit, madame, qu’il vous trouve la plus belle personne du monde.

    DORIMÈNE.

    C’est bien de la grace qu’il me fait.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Madame, c’est vous qui faites les graces ; et…

    DORANTE.

    Songeons à manger.

    Scène XX.

    MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, UN LAQUAIS.

    LE LAQUAIS, à monsieur Jourdain.

    Tout est prêt, monsieur.

    DORANTE.

    Allons donc nous mettre à table, et qu’on fasse venir les musiciens.

    Scène XXI.

    ENTRÉE DE BALLET.

    Six cuisiniers, qui ont préparé le festin, dansent ensemble, et font le troisième intermède, après quoi ils apportent une table couverte de plusieurs mets.

    fin du troisième acte.


    ACTE QUATRIÈME.

    Scène I.

    DORIMÈNE, MONSIEUR JOURDAIN, DORANTE, TROIS MUSICIENS, UN LAQUAIS.

    DORIMÈNE.

    Comment ! Dorante, voilà un repas tout à fait magnifique !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous vous moquez, madame ; et je voudrois qu’il fût plus digne de vous être offert.

    (Dorimène, monsieur Jourdain, Dorante et les trois musiciens se mettent à table.)

    DORANTE.

    Monsieur Jourdain a raison, madame, de parler de la sorte ; et il m’oblige de vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui que le repas n’est pas digne de vous. Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas sur cette matière les lumières de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant, et vous y trouverez des incongruités de bonne chère, et des barbarismes de bon goût. Si Damis, notre ami, s’en étoit mêlé, tout seroit dans les règles, il y auroit partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manqueroit pas de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donneroit, et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux, de vous parler d’un pain de rive biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ; d’un carré de mouton gourmandé de persil ; d’une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche, délicate, et qui, sous les dents, est une vraie pâte d’amande ; de perdrix relevées d’un fumet surprenant ; et, pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux, et couronnée d’oignons blancs mariés avec la chicorée. Mais, pour moi, je vous avoue mon ignorance ; et, comme monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrois que le repas fût plus digne de vous être offert.

    DORIMÈNE.

    Je ne réponds à ce compliment qu’en mangeant comme je fais.

    MONSIEUR JOORDAIN.

    Ah ! que voilà de belles mains !

    DORIMÈNE.

    Les mains sont médiocres, monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du diamant, qui est fort beau.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Moi, madame ? Dieu me garde d’en vouloir parler ! ce ne seroit pas agir en galant homme ; et le diamant est fort peu de chose.

    DORIMÈNE.

    Vous êtes bien dégouté.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous avez trop de bonté…

    DORANTE, après avoir fait un signe à monsieur Jourdain.

    Allons, qu’on donne du vin à monsieur Jourdain et à ces messieurs, qui nous feront la grace de nous chanter quelque air à boire.

    DORIMÈNE.

    C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique ; et je me vois ici admirablement régalée.

    , MONSIEUR JOURDAIN.

    Madame, ce n’est pas…

    DORANTE.

    Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces messieurs ; ce qu’ils nous feront entendre vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire.

    PREMIER ET SECOND MUSICIEN ENSEMBLE, un verre à la main.

    Un petit doigt, Philis, pour commencer le tour :
    Ah ! qu’un verre en vos mains a d’agréables charmes !
    Vous et le vin vous vous prêtez des armes,
    Et je sens pour tous deux redoubler mon amour :
    Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
    Une ardeur éternelle.

    Qu’en mouillant votre bouche il en reçoit d’attraits !
    Et que l’on voit par lui votre bouche embellie !
    Ah ! l’un de l’autre ils me donnent envie,
    Et de vous et de lui je m’enivre à longs traits.
    Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
    Une ardeur éternelle.

    SECOND ET TROISIÈME MUSICIEN ENSEMBLE.

    Buvons, chers amis, buvons !
    Le temps qui fuit nous y convie :
    Profitons de la vie
    Autant que nous pouvons.

    Quand on a passé l’onde noire,
    Adieu, le bon vin, nos amours.
    Dépêchons-nous de boire ;
    On ne boit pas toujours.

    Laissons raisonner les sots
    Sur le vrai bonheur de la vie ;
    Notre philosophie
    Le met parmi les pots.

    Les biens, le savoir et la gloire,
    N’ôtent point les soucis fâcheux ;
    Et ce n’est qu’à bien boire
    Que l’on peut être heureux.

    TOUS TROIS ENSEMBLE.

    Sus, sus ; du vin partout : versez, garçon, versez.
    Versez, versez toujours, tant qu’on vous dise, Assez.

    DORIMÈNE.

    Je ne crois pas qu’on puisse mieux chanter ; et cela est tout à fait beau.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je vois encore ici, madame, quelque chose de plus beau.

    DORIMÈNE.

    Ouais ! monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensois.

    DORANTE.

    Comment, madame ! pour qui prenez-vous monsieur Jourdain ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je voudrois bien qu’elle me prît pour ce que je dirois.

    DORIMÈNE.

    Encore ?

    DORANTE, à Dorimène.

    Vous ne le connoissez pas.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Elle me connoîtra quand il lui plaira.

    DORIMÈNE.

    Oh ! je le quitte.

    DORANTE.

    Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que monsieur Jourdain, madame, mange tous les morceaux que vous touchez.

    DORIMÈNE.

    Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Si je pouvois ravir votre cœur, je serois…

    Scène II.

    MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, MUSICIENS, LAQUAIS.

    MADAME JOURDAIN.

    Ah ! ah ! je trouve ici bonne compagnie, et je vois bien qu’on ne m’y attendoit pas. C’est donc pour cette belle affaire-ci, monsieur mon mari, que vous avez eu tant d’empressement à m’envoyer dîner chez ma sœur ? Je viens de voir un théâtre là-bas, et je vois ici un banquet à faire noces. Voilà comme vous dépensez votre bien ; et c’est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez la musique et la comédie, tandis que vous m’envoyez promener.

    DORANTE.

    Que voulez-vous dire, madame Jourdain ? et quelles fantaisies sont les vôtres, de vous aller mettre en tête que votre mari dépense son bien, et que c’est lui qui donne ce régal à madame ? Apprenez que c’est moi, je vous prie ; qu’il ne fait seulement que me prêter sa maison, et que vous devriez un peu mieux regarder aux choses que vous dites.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, impertinente, c’est monsieur le comte qui donne tout ceci à madame, qui est une personne de qualité. Il me fait l’honneur de prendre ma maison, et de vouloir que je sois avec lui.

    MADAME JOURDAIN.

    Ce sont des chansons que cela ; je sais ce que je sais.

    DORANTE.

    Prenez, madame Jourdain, prenez de meilleures lunettes.

    MADAME JOURDAIN.

    Je n’ai que faire de lunettes, monsieur, et je vois assez clair. Il y a longtemps que je sens les choses, et je ne suis pas une bête. Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux sottises de mon mari. Et vous, madame, pour une grande dame, cela n’est ni beau, ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous.

    DORIMÈNE.

    Que veut donc dire tout ceci ? Allez, Dorante, vous vous moquez, de m’exposer aux sottes visions de cette extravagante.

    DORANTE, suivant Dorimène, qui sort.

    Madame, holà ! madame, où courez-vous ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Madame… Monsieur le comte, faites-lui mes excuses, et tâchez de la ramener.

    Scène III.

    MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ah ! impertinente que vous êtes, voilà de vos beaux faits ! Vous me venez faire des affronts devant tout le monde ; et vous chassez de chez moi des personnes de qualité !

    MADAME JOURDAIN.

    Je me moque de leur qualité.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je ne sais qui me tient, maudite, que je ne vous fende la tête avec les pièces du repas que vous êtes venue troubler.

    (Les laquais ennportent la table.)

    MADAME JOURDAIN, sortant.

    Je me moque de cela. Ce sont mes droits que je défends, et j’aurai pour moi toutes les femmes.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous faites bien d’éviter ma colère.

    Scène IV.

    MONSIEUR JOURDAIN, seul.

    Elle est arrivée là bien malheureusement. J’étois en humeur de dire de jolies choses ; et jamais je ne m’étois senti tant d’esprit. Qu’est-ce que c’est que cela ?

    Scène V.

    MONSIEUR JOURDAIN ; COVIELLE, déguisé.

    COVIELLE.

    Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, monsieur.

    COVIELLE, étendant la main à un pied de terre.

    Je vous ai vu que vous n’étiez pas plus grand que cela.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Moi ?

    COVIELLE.

    Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenoient dans leurs bras pour vous baiser.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Pour me baiser ?

    COVIELLE.

    Oui. J’étois grand ami de feu monsieur vofre pére.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    De feu monsieur mon père ?

    COVIELLE.

    Oui. C’étoit un fort honnête gentilhomme.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Comment dites-vous ?

    COVIELLE.

    Je dis que c’étoit un fort honnête gentilhomme.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mon père ?

    COVIELLE.

    Oui.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous l’avez fort connu ?

    COVIELLE.

    Assurément.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Et vous l’avez connu pour gentilhomme ?

    COVIELLE.

    Sans doute.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je ne sais donc pas comment le monde est fait ?

    COVIELLE.

    Comment ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.

    COVIELLE.

    Lui, marchand ! C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisoit, c’est qu’il étoit fort obligeant, fort officieux ; et, comme il se connoissoit fort bien en étoffes, il en alloit choisir de tous les côtés, les faisoit apporter chez lui, et en donnoit à ses amis pour de l’argent.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je suis ravi de vous connoitre, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père étoit gentilhomme.

    COVIELLE.

    Je le soutiendrai devant tout le monde.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Vous m’obligerez. Quel sujet vous amène ?

    COVIELLE.

    Depuis avoir connu feu monsieur votre père, honnête gentilhomme, comme je vous ai-dit, j’ai voyagé par tout le monde.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Par tout le monde ?

    COVIELLE.

    Oui.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je pense qu’il y a bien loin en ce pays-là.

    COVIELLE.

    Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours ; et, par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Quelle ?

    COVIELLE.

    Vous savez que le fils du Grand Turc est ici ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Moi ? Non.

    COVIELLE.

    Comment ! il a un train tout à fait magnifique ; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d’importance.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Par ma foi, je ne savois pas cela.

    COVIELLE.

    Ce qu’il y a d’avantageux pour vous, c’est qu’il est amoureux de votre fille.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Le fils du Grand Turc ?

    COVIELLE.

    Oui ; et il veut être votre gendre.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mon gendre, le fils du Grand Turc !

    COVIELLE.

    Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j’entends parfaitement sa langue, il s’entretint avec moi ; et, après quelques autres discours, il me dit : Acciam croc soler onch alla mouslaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c’est-à-dire : N’as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Le fils du Grand Turc dit cela de moi ?

    COVIELLE.

    Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connoissois particulièrement, et que j’avois vu votre fille : Ah ! me dit-il, marababa sahem ! c’est-à-dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle !

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Marababa sahem veut dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle ?

    COVIELLE.

    Oui.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Par ma foi, vous faites bien de me le dire ; car, pour moi, je n’aurois jamais cru que marababa sahem eût voulu dire : Ah, que je suis amoureux d’elle ! Voilà une langue admirable que ce turc !

    COVIELLE.

    Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Cacaracamouchen ? Non.

    COVIELLE.

    C’est-à-dire, Ma chère ame.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Cacaracamouchen veut dire, Ma chère ame ?

    COVIELLE.

    Oui

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond.

    COVIELLE.

    Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digue de lui, il veut vous faire mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son pays.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mamamouchi ?

    COVIELLE.

    Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Le fils du Grand Turc m’honore beaucoup ; et je vous prie de me mener chez lui pour lui faire mes remercîments.

    COVIELLE.

    Comment ! le voilà qui va venir ici.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il va venir ici ?

    COVIELLE.

    Oui ; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà qui est bien prompt.

    COVIELLE.

    Son amour ne peut souffrir aucun retardement.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Tout ce qui m’embarrasse ici, c’est que ma fille est une opiniâtre qui s’est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de n’épouser personne que celui-là.

    COVIELLE.

    Elle changera de sentiment quand elle verra le fils du Grand Turc ; et puis il se rencontre ici une aventure merveilleuse : c’est que le fils du Grand Turc ressemble à ce Cléonte, à peu de chose prés. Je viens de le voir, on me l’a montré ; et l’amour qu’elle a pour l’un pourra passer aisément à l’autre, et… Je lentends venir ; le voilà.

    Scène VI.

    CLÉONTE, en Turc ; TROIS PAGES, portant la veste de Cléonte ; MONSIEUR JOURDAIN, COVIELLE.

    CLÉONTE.

    Ambousahim oqui boraf, Jordina, salamalequi.

    COVIELLE, à monsieur Jourdain.

    C’est-à-dire : Monsieur Jourdain, votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. Ce sont façons de parler obligeantes de ces pays-là.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je suis très humble serviteur de Son Altesse turque.

    COVIELLE.

    Carigar camboto oustin moraf.

    CLÉONTE.

    Oustin yoc catamalequi basum base alla moran.

    COVIELLE.

    Il dit : Que le ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Son Altesse turque m’honore trop, et je lui souhaite toutes sortes de prospérités.

    COVIELLE.

    Ossa binamen sadoc babally oracaf ouram.

    CLÉONTE.

    Belmen.

    COVIELLE.

    Il dit que vous alliez vite avec lui vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de conclure le mariage.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Tant de choses en deux mots ?

    COVIELLE.

    Oui. La langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez vite où il souhaite.

    Scène VII.

    COVIELLE, seul.

    Ah ! ah ! ah ! Ma foi, cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! quand il auroit appris son rôle par cœur, il ne pourroit pas le mieux jouer. Ah ! ah !

    Scène VIII.

    DORANTE, COVIELLE.

    COVIELLE.

    Je vous prie, monsieur, de nous vouloir aider céans dans une affaire qui s’y passe.

    DORANTE.

    Ah ! ah ! Covielle, qui t’auroit reconnu ? Comme te voilà ajusté !

    COVIELLE.

    Vous voyez. Ah ! ah !

    DORANTE.

    De quoi ris-tu ?

    COVIELLE.

    D’une chose, monsieur, qui le mérite bien.

    DORANTE.

    Comment ?

    COVIELLE.

    Je vous le donnerois en bien des fois, monsieur, à deviner le stratagème dont nous nous servons auprès de monsieur Jourdain, pour porter son esprit à donner sa fille à mon maître.

    DORANTE.

    Je ne devine point le stratagème ; mais je devine qu’il ne manquera pas de faire son effet, puisque tu l’entreprends.

    COVIELLE.

    Je sais, monsieur, que la bête vous est connue.

    DORANTE.

    Apprends-moi ce que c’est.

    COVIELLE.

    Prenez la peine de vous tirer un peu plus loin, pour faire place à ce que j’aperçois venir. Vous pourrez voir une partie de l’histoire, tandis que je vous conterai le reste.

    Scène IX.

    cérémonie turque.

    LE MUPHTI, DERVIS, TURCS. assistants du muphti, chantants et dansants.

    PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

    Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son des instruments. Ils portent trois tapis qu’ils lèvent fort haut, après en avoir fait, en dansant, plusieurs figures. Lès Turcs chantants passent par-dessous ces tapis pour s’aller ranger aux deux côtés du théâtre. Le muphti, accompagné des dervis, ferme cette marche.

    Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux. Le muphti et les dervis restent debout au milieu d’eux ; et, pendant que le muphti invoque Mahomet, en faisant beaucoup de contorsions et de grimaces, sans proférer une seule parole, les Turcs assistants se prosternent jusqn’à terre, chantant Alli, lèvent les bras au ciel, en chantant Alla ; ce qu’ils continuent jusqu’à la fin de l’invocation, après laquelle ils se lèvent tous, chantant Alla eckber ; et deux dervis vont chercher monsieur Jourdain.

    Scène X.

    LE MUPHTI, DERVIS, TURCS chantants et dansants ; MONSIEUR JOURDAIN vêtu à la turque, la tèle rasée. Sans turban et sans sabre.

    LE MUPHTI, à monsieur Jourdain.

    Se ti sabir,
    Ti respondir ;
    Se non sabir,
    Tazir, tazir.

    Mi star muphti,
    Ti qui star si ?

    Non intendir ;
    Tazir, tazir.

    (Deux dervis font retirer monsieur Jourdain.)

    Scène XI.

    LE MUPHTI, DERVIS, TURCS chantants et dansant.

    LE MUPHTI.

    Dice, Turque, qui star quista ? Anabatista ? anabatista ?

    LES TURCS.

    Ioc.

    LE MUPHTI.

    Zuinglista ?

    LES TURCS.

    Ioc.

    LE MUPHTI.

    Coffita ?

    LES TURCS.

    Ioc.

    LE MUPHTI.

    Hussita ? Morista ? Fronista ?

    LES TURCS.

    Ioc, ioc, ioc.

    LE MUPHTI.

    Ioc, ioc, ioc. Star pagana ?

    LES TURCS.

    Ioc.

    LES MUPHTI.

    Luterana ?

    LES TURCS.

    Ioc.

    LE MUPHTI.

    Puritana ?

    LES TURCS.

    Ioc.

    LE MUPHTI.

    Bramina ? Moffina ? Zurina ?

    LES TURCS.

    Ioc, ioc, ioc.

    LE MUPHTI.

    Ioc, ioc, ioc. Mahametana ? Mahametana ?

    LES TURCS.

    Hi Valla. Hi Valla.

    LE MUPHTI.

    Como chamara ? Como chamara ?

    LES TURCS.

    Giourdina, Giourdina.

    LE MUPHTI, sautant.

    Giourdina, Giourdina

    LES TURCS.

    Giourdina, Giourdina.

    LE MUPHTI.

    Mahameta, per Giourdina,
    Mi pregar sera e matina.
    Voler far un paladina
    De Giourdina, de Giourdina,
    Dar turbanta, e dar scarrina,
    Con galera, e brigantina,
    Per deffender Palestina.
    Mahameta, per Giourdina,
    Mi pregar sera e matina.

    (Aux Turcs.)

    Star bon Turca Giourdina ?

    LES TURCS.

    Hi Valla. Hi Yalla.

    LE MUPHTI, chantant et dansant.

    Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.

    LES TURCS.

    Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.

    Scène XII.

    TURCS, chantants et dansants.

    DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Scène XIII.

    LE MUPHTI, DERVIS, MONSIEUR JOURDAIN, TURCS chantants et dansants.

    Le muphti revient coiffé avec son turban de cérémonie, qui est d’une grosseur démesurée, et garni de bougies allumées à quatre ou cinq rangs ; il est accompagné de deux dervis qui portent l’Alcoran, et qui ont des bonnets pointus, garnis aussi de bougies allumées.

    Les deux autres dervis amènent monsieur Jourdain, et le font mettre à genoux, les mains parterre, de façon que son dos, sur lequel est mis l’Alcoran, sert de pupitre au muphti, qui fait une seconde invocation burlesque, fronçant le sourcil, frappant de temps en temps sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation ; après quoi, en levant les bras au ciel, le muphti crie à haute voix ; Hou.

    Pendant cette seconde invocation, les Turcs assistants, s’inclinant et se relevant alternativement, chantent aussi Hou, hou, hou.

    MONSIEUR JOURDAIN, après qu’on lui a ôté l’Alcoran de dessus le dos.

    Ouf.

    LE MUPHTI, à monsieur Jourdain.

    Ti non star furba ?

    LES TURCS. No, no, no

    LE MUPHTI.

    Non star forfanta ?

    LES TURCS.

    No, no, no.

    LE MUFTI, aux Turcs.

    Donar turbanta.

    LES TURCS.

    Ti non star furba ? No, no, no.

    Non star forfanta ? No, no, no. Donar turbanta.

    TROISIÈME ENTREE DE BALLET.

    Les Turcs dansants mettent le turban sur la tête de mosieur Jourdain au son des instruments.

    LE MUPHTI, donnant le sabre à monsieur Jourdain.

    Ti star nobile, non star fabbola. Pigliar schiabbola.

    LES TURCS, mettant le sabre à la main.

    Ti star nobile, non star fabbola Pigliar schiabbola.

    QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les Turcs dansants donnent en cadence plusieurs coups de sabre à monsieur Jourdain.

    LE MUPHTI.

    Dara, dara Bastonnara. Dara, dara Bastonnara.

    CINQUIÈME ENTRÉE DE BALLET.

    Les Turcs dansants donnent à monsieur Jourdain des coups de bâton en cadence.

    LE MUPHTI. Non tener honta,

    Questa star l’ultima affronta.

    LES TURCS. Non tener honta,

    Questa star l’ultima affronta. Le muphti commence une troisième invocation. Les dervis le soutiennent par-dessous les bras avec respect ; après quoi les Turcs chantants et dansants, sautant autour du muphti, se retirent avec lui et emmènent monsieur Jourdain.

    fin du quatrième acte.

    ACTE CINQUIÈME.

    Scène I.

    MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN.

    MADAME JOURDAIN.

    Ah ! mon Dieu, miséricorde ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Quelle figure ! Est-ce un momon que vous allez porter, et est-il temps d’aller en masque ? Parlez donc, qu’est-ce que c’est que ceci ? Qui vous a fagoté comme cela ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voyez l’impertinente, de parler de la sorte à un mamamouchi !

    MADAME JOURDAIN.

    Comment donc ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l’on vient de me faire mamamouchi.

    MADAME JOURDAIN.

    Que voulez-vous dire avec votre mamamouchi ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mamamouchi, vous dis-je. Je suis mamamouchi.

    MADAME JOURDAIN.

    Quelle bête est-ce là ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mamamouchi, c’est-à-dire, en notre langue, paladin.

    MADAME JOURDAIN.

    Baladin ! Etes-vous en âge de danser des ballets ?

    MONSIEuR JOURDAIN.

    Quelle ignorante ! Je dis paladin : c’est une dignité dont on vient de me faire la cérémonie.

    MADAME JOURDAIN.

    Quelle cérémonie donc ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Mahameta per Jordina.

    MADAME JOURDAIN.

    Qu’est-ce que cela veut dire ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Jordina, c’est-à-dire Jourdain.

    MADAME JOURDAIN.

    Hé bien ? quoi, Jourdain ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voler far un paladina de Jordina.

    MADAME JOURDAIN.

    Comment ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Dar turbanta con galera.

    MADAME JOURDAIN.

    Qu’est-ce à dire, cela ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Per deffender Palestina.

    MADAME JOURDAIN.

    Que voulez-vous donc dire ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Dara, dara bastonnara.

    MADAME JOURDAIN.

    Qu’est-ce donc que ce jargon-là ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non tener honta, questa star l’ultima affronta.

    MADAME JOURDAIN.

    Qu’est-ce que c’est donc que tout cela ?

    MONSIEUR JOURDAIN, chantant et dansant.

    Hou la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.

    (Il tombe par terre.)

    MADAME JOURDAIN.

    Hélas ! mon Dieu ! mon mari est devenu fou !

    MONSIEUR JOURDAIN, se relevant et s’en allant.

    Paix, insolente. Portez respect à monsieur le mamamouchi.

    MADAME JOURDAIN, seule.

    Où est-ce donc qu’il a perdu l’esprit ? Courons l’empêcher de sortir. (Apercevant Dorimène et Dorante.) Ah ! ah ! voici justement le reste de notre écu. Je ne vois que chagrin de tous côtés.

    Scène II.

    DORANTE, DORIMÈNE.

    DORANTE.

    Oui, madame, vous verrez la plus plaisante chose qu’on puisse voir ; et je ne crois pas que dans tout le monde il soit possible de trouver encore un homme aussi fou que celui-là. Et puis, madame, il faut tâcher de servir l’amour de Cléonte, et d’appuyer toute sa mascarade. C’est un fort galant homme, et qui mérite que l’on s’intéresse pour lui.

    DORIMÈNE.

    J’en fais beaucoup de cas, et il est digne d’une bonne fortune.

    DORANTE.

    Outre cela, nous avons ici, madame, un ballet qui nous revient, que nous ne devons pas laisser perdre ; et il faut bien voir si mon idée pourra réussir.

    DORIMÈNE.

    J’ai vu là des apprêts magnifiques, et ce sont des choses, Dorante, que je ne puis plus souffrir. Oui, je veux enfin vous empêcher vos profusions ; et, pour rompre le cours à toutes les dépenses que je vous vois faire pour moi, j’ai résolu de me marier promptement avec vous. C’en est le vrai secret, et toutes ces choses unissent avec le mariage, comme vous savez.

    DORANTE.

    Ah ! madame, est-il possible que vous ayez pu prendre pour moi une si douce résolution ?

    DORIMÈNE.

    Ce n’est que pour vous empêcher de vous ruiner ; et, sans cela, je vois bien qu’avant qu’il fût peu vous n’auriez pas un sou.

    DORANTE.

    Que j’ai d’obligation, madame, aux soins que vous avez de conserver mon bien ! Il est entièrement à vous, aussi bien que mon cœur ; et vous en userez de la façon qu’il vous plaira.

    DORIMENE.

    J’userai bien de tous les deux. Mais voici votre homme : la figure en est admirable.

    Scène III.

    MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE.

    DORANTE.

    Monsieur, nous venons rendre hommage, madame et moi, à votre nouvelle dignité, et nous réjouir avec vous du mariage que vous faites de votre fille avec le fils du Grand Turc.

    MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait les révérences à la turque.

    Monsieur, je vous souhaite la force des serpents et la prudence des lions.

    DORIMÈNE.

    J’ai été bien aise d’être des premières, monsieur, à venir vous féliciter du haut degré de gloire où vous êtes monté.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Madame, je vous souhaite toute l’année votre rosier fleuri. Je vous suis infiniment obligé de prendre part aux honneurs qui m’arrivent ; et j’ai beaucoup de joie de vous voir revenue ici, pour vous faire les très humbles excuses de l’extravagance de ma femme.

    DORIMÈNE.

    Cela n’est rien ; j’excuse en elle un pareil mouvement : votre cœur lui doit être précieux ; et il n’est pas étrange que la possession d’un homme comme vous puisse inspirer quelques alarmes.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    La possession de mon cœur est une chose qui vous est tout acquise.

    DORANTE.

    Vous voyez, madame, que monsieur Jourdain n’est pas de ces gens que les prospérités aveuglent, et qu’il sait, dans sa grandeur, connoître encore ses amis.

    DORIMÈNE.

    C’est la marque d’une ame tout à fait généreuse.

    DORANTE.

    Où est donc Son Altesse turque ? nous voudrions bien, comme vos amis, lui rendre nos devoirs.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Le voilà qui vient ; et j’ai envoyé quérir ma fille pour lui donner la main.

    Scène IV.

    MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, CLÉONTE, habillé en Turc.

    DORANTE, à Cléonte.

    Monsieur, nous venons faire la révérence à Voire Altesse, comme amis de monsieur votre beau-père, et l’assurer avec respect de nos très humbles services.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Où est le truchement, pour lui dire qui vous êtes, et lui faire entendre ce que vous dites ? Vous verrez qu’il vous répondra ; et il parle turc à merveille, (À cléonte.) Holà ! où diantre est-il allé ? Strouf, strif, strof, straf. Monsieur est un grande segnore, grande segnore, grande segnore ; et madame, une granda dama, granda dama(Voyant qu’il ne se fait point entendre.) Ah ! (À Cléonte, montrant Dorante.) Monsieur, lui mamamouchi françois, et madame mamamouchie françoise. Je ne puis pas parler plus clairement. Bon ! voici l’interprète.

    Scène V.

    MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE ; CLÉONTE, habillé en Turc ; COVIELLE, déguisé.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    OÙ allez-vous donc ? nous ne saurions rien dire sans vous. (Montrant Cléonte.) Dites-lui un peu que monsieur et madame sont des personnes de grande qualité, qui lui viennent faire la révérence, comme mes amis, et l’assurer de leurs services. (À Doriméne et à Dorante.) Vous allez voir comme il va répondre.

    COVIELLE.

    Alabala crociam acci boram alabamen.

    CLÉONTE.

    Catalequi tubal ourin soter amalouchan.

    MONSIEUR JOURDAIN, à Dorimène et à Dorante.

    Voyez-vous ?

    COVIELLE.

    Il dit que la pluie des prospérités arrose en tout temps le jardin de votre famille.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je vous l’avois bien dit, qu’il parle turc.

    DORANTE.

    Cela est admirable.

    Scène VI.

    LUCILE, CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, COVIELLE.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Venez, ma fille ; approchez-vous, et venez donner votre main à monsieur, qui vous fait l’honneur de vous demander en mariage.

    LUCILE.

    Comment ! mon père, comme vous voilà fait ! est-ce une comédie que vous jouez ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Non, non, ce n’est pas une comédie ; c’est une affaire fort sérieuse, et la plus pleine d’honneur pour vous qui se peut souhaiter. (Montrant cléonte.) Voilà le mari que je vous donne.

    LUCILE.

    À moi, mon père ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Oui, à vous. Allons, touchez-lui dans la main, et rendez graces au ciel de votre bonheur.

    LUCILE.

    Je ne veux point me marier.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je le veux, moi, qui suis votre père.

    LUCILE.

    Je n’en ferai rien.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ah ! que de bruit ! Allons, vous dis-je. Çà, votre main.

    LUCILE.

    Non, mon père ; je vous l’ai dit, il n’est point de pouvoir qui me puisse obliger à prendre un autre mari que Cléonte ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités, que de… (Reconnoissant Cléonte.) Il est vrai que vous êtes mon père ; je vous dois entière obéissance ; et c’est à vous à disposer de moi selon vos volontés.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ah ! je suis ravi de vous voir si promptement revenue dans votre devoir ; et voilà qui me plaît, d’avoir une fille obéissante.

    Scène VII.

    MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, LUCILE, DORANTE, DORIMÈNE, COVIELLE.

    MADAME JOURDAIN.

    Comment donc ? qu’est-ce que c’est que ceci ? on dit que vous voulez donner votre fille en mariage à un carême-prenant.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voulez-vous vous taire, impertinente ? Vous venez toujours mêler vos extravagances à toutes choses ; et il n’y a pas moyen de vous apprendre à être raisonnable.

    MADAME JOURDAIN.

    C’est vous qu’il n’y a pas moyen de rendre sage ; et vous allez de folie en folie. Quel est votre dessein, et que voulez-vous faire avec cet assemblage ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je veux marier notre fille avec le fils du Grand Turc.

    MADAME JOURDAIN.

    Avec le fils du Grand Turc ?

    MONSIEUR JOURDAIN, montrant Covielle.

    Oui. Faites-lui faire vos compliments par le truchemenent que voilà.

    MADAME JOURDAIN.

    Je n’ai que faire du truchement, et je lui dirai bien, moi-même, à son nez, qu’il n’aura point ma fille.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voulez-vous vous taire, encore une fois ?

    DORANTE.

    Comment ! madame Jourdain, vous vous opposez à un honneur comme celui-là ? vous refusez Son Altesse turque pour gendre ?

    MADAME JOURDAIN.

    Mon Dieu ! monsieur, mélez-vous de vos affaires.

    DORIMÈNE.

    C’est une grande gloire qui n’est pas à rejeter.

    MADAME JOURDAIN.

    Madame, je vous prie aussi de ne vous point embarrasser de ce qui ne vous touche pas.

    DORANTE.

    C’est l’amitié que nous avons pour vous qui nous fait intéresser dans vos avantages.

    MADAME JOURDAIN.

    Je me passerai bien de votre amitié.

    DORANTE.

    Voilà voire fille qui consent aux volontés de son père.

    MADAME JOURDAIN.

    Ma fille consent à épouser un Turc ?

    DORANTE.

    Sans doute.

    MADAME JOURDAIN.

    Elle peut oublier Cléonte ?

    DORANTE.

    Que ne fait-on pas pour être grand’dame ?

    MADAME JOURDAIN.

    Je l’étranglerois de mes mains, si elle avoit fait un coup comme celui-là.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà bien du caquet ! Je vous dis que ce mariage-le se fera.

    MADAME JOURDAIN.

    Je vous dis, moi, qu’il ne se fera point.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ah ! que de bruit !

    LUICLE.

    Ma mère !

    MADAME JOURDAIN.

    Allez ! vous êtes une coquine.

    MONSIEUR JOURDAIN, à madame Jourdain.

    Quoi ! vous la querellez de ce qu’elle, m’obéit ?

    MADAME JOURDAIN.

    Oui ; elle est à moi aussi bien qu’à vous.

    COVIELLE, à madame Jourdain.

    Madame !

    MADAME JOURDAIN.

    Que me voulez-vous conter, vous ?

    COVIELLE.

    Un mot.

    MADAME JOURDAIN.

    Je n’ai que faire de votre mot.

    COVIELLE, à monsieur Jourdain.

    Monsieur, si elle veut écouter une parole en païticulier, je vous promets de la faire consentir à ce que vous voulez.

    MADAME JOURDAIN.

    Je n’y consentirai point.

    COVIELLE.

    Écoutez-moi seulement.

    MADAME JOURDAIN.

    Non.

    MONSIEUR JOURDAIN, à madame Jourdain.

    Écoutez-le.

    MADAME JOURDAIN.

    Non ; je ne veux pas l’écouter.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Il vous dira…

    MADAME JOURDAIN.

    Je ne veux point qu’il me dise rien.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Voilà une grande obstination de femme ! Cela vous fera-t-il mal de l’entendre ?

    COVIELLE.

    Ne faites que m’écouter ; vous ferez après ce qu’il vous plaira.

    MADAME JOURDAIN.

    Hé bien ! quoi ?

    COVIELLE, bas, à madame Jourdain.

    Il y a une heure, madame, que nous vous faisons signe. Ne voyez-vous pas bien que tout ceci n’est fait que pour nous ajuster aux visions de votre mari ; que nous l’abusons sous ce déguisement, et que c’est Cléonte lui-même qui est le fils du Grand Turc ?…

    MADAME JOURDAIN, bas, a Covielle.

    Ah ! ah !

    COVIELLE, bas, à madame Jourdain.

    Et moi, Covielle, qui suis le truchement.

    MADAME JOURDAIN, bas, à Covielle.

    Ah ! comme cela, je me rends.

    COVIELLE, bas, à madame Jourdain.

    Ne faites pas semblant de rien.

    MADAME JOURDAIN, haut.

    Oui, voilà qui est fait, je consens au mariage.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Ah ! voilà tout le monde raisonnable, (à madame Jourdain.) Vous ne vouliez pas l’écouter. Je savois bien qu’il vous expliqueroit ce que c’est que le fils du Grand Turc.

    MADAME JOURDAIN.

    Il me l’a expliqué comme il faut, et j’en suis satisfaite. Envoyons quérir un notaire.

    DORANTE.

    C’est fort bien dit. Et afin, madame Jourdain, que vous puissiez avoir l’esprit tout à fait content, et que vous perdiez aujourd’hui toute la jalousie que vous pourriez avoir conçue de monsieur votre mari, c’est que nous nous servirons du même notaire pour nous marier, madame et moi.

    MADAME JOURDAIN.

    Je consens aussi à cela.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.

    C’est pour lui faire accroire.

    DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.

    Il faut bien l’amuser avec cette feinte.

    MONSIEUR JOURDAIN, bas.

    Bon, bon ! (Haut.) Qu’on aille quérir le notaire.

    DORANTE.

    Tandis qu’il viendra et qu’il dressera les contrats, voyons notre ballet, et donnons-en le divertissement à Son Altesse turque.

    MONSIEUR JOURDAIN.

    C’est fort bien avisé. Allons prendre nos places.

    MADAME JOURDAIN.

    Et Nicole ?

    MONSIEUR JOURDAIN.

    Je la donne au truchement ; et ma femme, à qui la voudra.

    COVIELLE.

    Monsieur, je vous remercie, (À part.) Si l’on en peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome.

    (La comédie finit par un petit ballet qui avoit été préparé.)

    PREMIÈRE ENTRÉE.

    Un homme vient donner les livres du ballet, qui d’abord est fatigué par une multitude de gens de provinces différentes, qui crient en musique pour en avoir, et par trois importuns qu’il trouve toujours sur ses pas.

    DIALOGUE DES GENS.

    qui en musique demandent des livres.

    TOUS.

    À moi, monsieur, à moi, de grace, à moi monsieur :
    Un livre, s’il vous plaît, à votre serviteur.

    HOMME DU BEL AIR.

    Monsieur, distinguer-nous parmi les gens qui crient.
    Quelques livres ici ; les dames vous en prient.

    UN AUTRE HOMME DU BEL AIR.

    Holà, monsieur ! monsieur, ayez la charité
    D’en jeter de notre coté.

    FEMME DU BEL AIR.

    Mon Dieu, qu’aux personnes bien faites
    On sait peu rendre honneur céans !

    AUTRE FEMME DU BEL AIR.

    Ils n’ont des livres et des bancs
    Que pour mesdames les grisettes.

    GASCON.

    Ah ! l’homme aux libres, qu’on m’en vaille.
    J’ai déjà lé poumon usé.
    Bous boyez qué chacun mé raille ;
    Et jé suis escandalisé.

    Dé boie es mains de la canaille
    Ce qui m’est par bous réfusé.

    AUTRE GASCON.

    Hé ! cadédis, monseu, boyez qui l’on pût être.
    Un libret, je bous prie, au varon d’Asbarat.
    Jé pensé, mordi, que lé fat
    N’a pas l’honneur dé mé connoître.

    LE SUISSE.

    Montsir le donner de papieir,
    Que vuel dire sti façon de fifre ?
    Moi l’écorchair tout mon gosieir
    À crieir,
    Sans que je pouvre afoir ein lifre
    Pardi, mon foi, montsir, je pense fous l’être ifre.

    VIEUX BOURGEOIS BABILLARD.

    De tout ceci, franc et net,
    Je suis mal satisfait.
    Et cela sans doute est laid,
    Que notre fille
    Si bien faite et si gentille,
    De tant d’amoureux l’objet,
    N’ait pas à son souhait
    Un livre de ballet,
    Pour lire le sujet
    Du divertissement qu’on fait ;
    Et que toute notre famille
    Si proprement s’habille
    Pour être placée au sommet
    De la salle où l’on met
    Les gens de l’entriguet !
    De tout ceci, franc et net,
    Je suis mal satisfait ;
    Et cela sans doute est laid.

    VIEILLE BOURGEOISE BABILLARDE.

    Il est vrai que c’est une honte ;
    Le sang au visage me monte ;
    Et ce jeteur de vers, qui manque au capital.
    L’entend fort mal :
    C’est un brutal,
    Un vrai cheval,
    Franc animal,

    De faire si peu de compte
    D’une fille qui fait l’ornement principal
    Du quartier du Palais-Royal,
    Et que, ces jours passés, un comte
    Fut prendre la première au bal.
    Il l’entend mal,
    C’est un brutal,
    Un vrai cheval,
    Franc animal.

    HOMMES ET FEMMES DU BEL AIR.

    Ah ! quel bruit !
    Quel fracas !
    Quel chaos !
    Quel mélange !
    Quelle confusion !
    Quelle cohue étrange !
    Quel désordre !
    Quel embarras !
    On y sèche.
    L’on n’y tient pas.

    GASCON.

    Bentré ! je suis à vout.

    AUTRE GASCON.

    J’enrage, Diou mé damne.

    LE SUISSE.

    Ah ! que l’y faire saif dans sti sal de cians !

    GASCON.

    Je murs !

    AUTRE GASCON.

    Je perds la tramontane !

    LE SUISSE.

    Mon foi, moi le foudrois être hors de dedans.

    VIEUX BOURGEOIS BABILLARD.

    Allons, ma mie,
    Suivez mes pas,
    Je vous en prie,
    Et ne me quittez pas.
    On fait de nous trop peu de cas,
    Et je suis las
    De ce tracas.
    Tout ce fracas,

    Cet embarras,
    Me pèse par trop sur les bras.
    S’il me prend jamais envie
    De retourner de ma vie
    À ballet ni comédie,
    Je veux bien qu’on m’estropie.
    Allons, ma mie,
    Suivez mes pas,
    Je vous en prie,
    Et ne me quittez pas.
    On fait de nous trop peu de cas.

    VIEILLE BOURGEOISE BABILLARDE.

    Allons, mon mignon, mon fils,
    Regagnons notre logis ;
    Et sortons de ce taudis,
    Où l’on ne peut être assis.
    Ils seront bien ébaubis.
    Quand ils nous verront partis.
    Trop de confusion règne dans cette salle,
    Et j’aimerois mieux être au milieu de la Halle.
    Si jamais je reviens à semblable régale,
    Je veux bien recevoir des soufflets plus de six.
    Allons, mon mignon, mon fils,
    Regagnons notre logis ;
    Et sortons de ce taudis,
    Où l’on ne peut être assis.

    TOUS.

    À moi, monsieur, à moi, de grace, à moi, monsieur ;
    Un livre, s’il vous plaît, à vôtre serviteur.

    DEUXIÈME ENTREE.

    Les trois importuns dansent.

    TROISIÈME ENTREE.

    TROIS ESPAGNOLS, chantants.

    Se que me muero de amor
    Y solicito el dolor.
    Aun muriendo de querer,
    De tan buen ayre adolezce

    Que es mas de lo que padexco,
    Lo que quiero padecer,
    Y no pudiendo excéder
    A mi deseo el rigor.

    Sé que me muero de amor
    Y solicito el dolor.

    Lisonxeame la fuerte
    Con piedad tan advertida,
    Que me assegura la vida
    En el riesgo de la muerte.
    Vivir de su golpe fuerte
    Es de mi salud primor.

    Sé que me muero de amor
    Y solicito el dolor.

    (Six Espagnoms dansent)

    TROIS MUSICIENS ESPAGNOLS.

    Ay ! que locura, con tanto rigor
    Quexarse de Amor,
    Del nino benito
    Que todo es dulzura.
    Ay ! que locura !
    Ay ! que locura !

    ESPAGNOL, chantant.

    El dolor solicita,
    El que al dolor se da :
    Y nadie de amor muere,
    Sino quien no save amar.

    DEUX ESPAGNOLS.

    Dulce muerte es el amor
    Con correspondencia igual ;
    Y si esta gozamos hoy,
    Porque la quieres turbar ?

    UN ESPAGNOL.

    Alegrese enamorado
    Y tome mi parecer,
    Que en esto de querer,
    Todo. es hallar el vado.

    TOUS TROIS ENSEMBLE.

    Vaya, vaya de fiestas !
    Vaya de bayle !
    Alegria, alegria, alegria !
    Que esto de dolor es fantasia.

    QUATRIÈME ENTRÉE.

    italiens.

    UNE MUSICIENNE ITALIENNE fait le premier récit dont voici les paroles :

    Di rigori armata il seno,
    Contro Amor mi ribellai ;
    Ma fui vinta in un baleno,
    In mirar due vaghi rai.
    Ahi ! che résiste puoco
    Cor di gelo a stral di fuocse ?

    Ma si caro è’l mio tormento,
    Dolce è si la piaga mia,
    Ch’il penare è’l mio contento,
    Ahi ! sanarmi è tirannia.
    Ahi ! che più giova e piace,
    Quanto amor è più vivace !

    Après l’air que la musicienne a chanté, deux Scaramouches, deux Trivelins et un Arlequin, représentent une nuit à la manière des comédiens italiens, en cadence. Un musicien italien se joint à la musicienne italienne, et chante avec elle les paroles qui suivent :

    LE MUSICIEN ITALIEN.

    Bel tempo che vole
    Rapisce il contento :
    D’Amor ne la scola
    si coglie il momento.

    LA MUSICIENNES.

    Insin che florida
    Ride l’ età,
    Che pur tropp’orrida,
    Da noi sen va :

    TOUS DEUX.

    Sù cantiamo,
    Sù godiamo
    Ne’ bei di di gioventù ;
    Perduto ben non si racquista più.

    MUSICIEN.

    Pupilla ch’è vaga
    Mill’ alme ineatena,
    Fa dolce la piaga,
    Felice la pena.

    MUSICIENNE.

    Ma poichè frigida
    Langue l’ età,
    Più l’ alma rigida
    Fiamme non ha.

    TOUS DEUX.

    Sù cantiamo,
    Su godiamo
    Ne’ bei di di gioventù ;
    Perduto ben non si racquista più#1.

    Après les dialogues italiens, les Scaramouches et Trivelins dansent une réjouissance. 

    CINQUIÉME ENTRÉE.

    françois.

    DEUX MUSICIENS POITEVINS dansent, et chantent les paroles qui suivent.

    PREMIER MENUET.

    Ah ! qu’il fait beau dans ces bocages !
    Ah ! que le ciel donne un beau jour !

    AUTRE MUSICIEN.

    Le rossignol, sous ces tendres feuillages.
    Chante aux échos son doux retour ;
    Ce beau séjour,
    Ces doux ramages
    Ce beau séjour
    Nous invite à l’amour.

    DEUXIEME MENUET. — TOUS DEUX ENSEMBLES.

    Vois ma Climéne,
    Vois, sous ce chêne.
    S’entre-baiser ces oiseaux amoureux :
    Ils n’ont rien dans leurs vœux
    Qui les gêne ;
    De leurs doux feux
    Leur ame est pleine.
    Qu’ils sont heureux !
    Nous pouvons tous deux

    Si tu le veux,
    Etre comme eux.

    Six autres François viennent après, vêtus galamment à la poitevine, trois en hommes et trois en femmes, accompagnés de huit flûtes et de hautbois, et dansent les menuets.

    SIXIÈME ENTRÉE.

    Tout cla finit par le mélange des trois nations, et les applaudissements en danse et en musique de toute l’assistance, qui chante les deux vers qui suivent :

    Quels spectacles charmants ! quels plaisirs goûtons-nous ;
    Les dieux mêmes, les dieux n’en ont point de plus doux.

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