L’émergence cosmopolite et anti-sociale du théâtre de l’absurde

Le théâtre du vingtième siècle apparaît en France avec deux auteurs étrangers, ce qui est un fait notable. Présents en France, ils ont considéré faire partie d’une élite intellectuelle et spirituelle ; vivant de manière coupée de l’histoire française, ils n’ont pas hésité à lever le drapeau de la « condition humain » dans le rejet de la politique et de la démocratie en général.

C’est cela qui a permis leur affirmation de type cosmopolite par une bourgeoisie se reconnaissant à l’international un relativisme commun. Les auteurs français étaient obligés de s’impliquer dans la réalité française, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce qu’en tant qu’intellectuel. Ce n’est nullement le cas d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett, formant littéralement des mythes, sur une base totalement cosmopolite valable de la même manière dans tous les pays où la bourgeoisie domine.

Ce qu’on appelle « l’américanisation » de la culture est en réalité un stade général de relativisme et de nihilisme propre au capitalisme développé ; les artistes, réels ou fictifs, sont ici totalement individualisés, séparés de la société, de l’Histoire.

Timbre roumain des années 1990 célébrant Eugène Ionesco

Eugène Ionesco (1909-1994), d’origine roumaine, avait passé son enfance en France et le Français était en fait sa langue maternelle. Plus tard, il est resté en France après la défaite de la Roumanie fasciste alliée à l’Allemagne nazie ; il était, à partir de 1942, attaché de presse à l’ambassade de Roumanie auprès du régime de Vichy.

Samuel Beckett (1906-1989), d’origine irlandaise, est issu de la bourgeoisie ; étudiant, il est proche de l’écrivain « moderniste » James Joyce. Il devient un intellectuel, écrit sur Marcel Proust, s’installe en France (où il soutient à petit niveau et de manière individuelle un réseau de Résistance pendant l’Occupation).

Samuel Beckett

Tant le Roumain Eugène Ionesco que l’Irlandais Samuel Beckett vivront en marge de la société française, tout en étant comblés des honneurs par la bourgeoisie ; ils passeront à côté, sur le plan de l’engagement et de l’assimilation personnelle, de tous les événements politiques, sociaux et culturels en France. Leur activité est entièrement individualiste, coupée de toute la réalité de la société française ; tout glisse sur eux, leurs approches sont strictement parallèles et assimilables.

Dans les faits, leurs pièces relèvent de la même mise en place. Dans un endroit inconnu, dans une période inconnue, on a des personnages ne parvenant pas à communiquer réellement entre eux, errant sans but et agissant de manière incohérente, tenant des propos relevant de l’inquiétude religieuse quant à la condition humaine.

Eugène Ionesco présente ainsi reçoit ainsi La Cantatrice Chauve :

« La Cantatrice chauve : Théâtre abstrait. Drame pur. Anti-thématique, anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, anti-psychologique de boulevard, anti-bourgeois, redécouverte d’un nouveau théâtre libre. C’est-à-dire libéré.

Personnages sans caractères. Fantoches. Êtres sans visage. Intrigues et actions dénuées d’intérêt. Mots sans suite et dénués de sens. Burlesque poussé à son extrême limite. Là, un léger coup de pouce, un glissement imperceptible et l’on se retrouve dans le tragique. C’est un tour de prestidigitation. » 

La méthode, c’est le relativisme le plus général ; le contenu, c’est l’obsession pour les questions psychologiques ultra-individualistes. Eugène Ionesco le résume très bien lorsqu’il exprime sa conception :

« Ce qui personnellement, m’obsède, ce qui m’intéresse profondément, ce qui m’engage c’est le problème de la condition humaine, dans son ensemble, social ou extra-social. L’extra-social : c’est là où l’homme est profondément seul. Devant la mort, par exemple. Là, il n’y a plus de société. »

Eugène Ionesco et Samuel Beckett reflètent ici une démarche intellectualiste, fondée sur une conception ultra-individualiste aboutissant aux tourments mystiques sur le sens de l’existence.

Leur discours, à la marge de la société française, a été utilisé par la bourgeoisie directement au niveau international afin d’affirmer son idéologie relativiste et nihiliste, pour lever le drapeau de sa domination complète sur tous les états d’esprit – c’est littéralement sa réponse à la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire.

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Le succès international du théâtre contemporain comme « spectacle vivant »

En quelques années, le théâtre contemporain, a été valorisé par toute la bourgeoisie, y compris celle du social-impérialisme soviétique et de ses alliés. Il est connu que c’est le « théâtre de l’absurde » qui a servi de détonateur, avec le thème de la « condition humaine » qui est alors devenu le mot d’ordre d’une bourgeoisie faisant de « l’angoisse » individuelle l’alpha et l’oméga de l’existence.

L’expression « théâtre de l’absurde » a été développée par le Juif hongrois Martin Esslin, qui a fui aux États-Unis en 1938. Dans son article de 1960 sur Le théâtre de l’absurde, il constate dans les premières lignes que :

« Les pièces de Samuel Beckett, Arthur Adamov, et Eugène Ionesco ont été jouées avec des succès surprenants en France, en Allemagne, en Scandinavie et dans les pays anglophones.

Cette réception est d’autant plus déroutante si l’on considère que les publics concernés ont été amusés par ces pièces qu’ils ont applaudies, tout en étant pleinement conscients qu’ils ne pouvaient pas comprendre ce qu’elles signifiaient ou ce que leurs auteurs visaient. »

Cette incapacité du spectateur à la synthèse est également celle du metteur en scène bien entendu, mais également de l’auteur lui-même. Ni Ionesco, ni Beckett, ni Adamov, pas plus que Camus, n’ont ainsi considéré que leur théâtre relevait de l’absurde. Leur démarche est entièrement individualisée.

Samuel Beckett assume entièrement cela dans une lettre (à Michel Polac), en janvier 1952, au sujet d’En attendant Godot, une pièce où deux personnages attendent Godot, dont on ne sait pas ce qu’il est, ni s’il viendra voire même s’il existe.

Il reconnaît qu’il n’a pas d’avis sur le théâtre, qu’il n’y va pas et qu’il n’a pas d’avis sur sa propre pièce :

« Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot, dont vous me faites l’honneur de donner des extraits au Club d’essai, et en même temps mes idées sur le théâtre.

Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible.

Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus.

C’est malheureusement mon cas.

Il n’est pas donné à tous de pouvoir passer du monde qui s’ouvre sous la page à celui des profits et pertes, et retour, imperturbable, comme entre le turbin et le Café du Commerce.

Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple.

Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins.

Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible.

Je n’y suis plus et je n’y serai plus jamais. Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n’ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-être. Qu’ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes. »

Et, pourtant, malgré ce refus assumé d’être autre chose qu’un individu balançant son subjectivisme, avec En attendant Godot datant de 1952, Samuel Beckett reçoit le Prix Nobel dès 1969. La pièce reste emblématique du théâtre de « l’absurde » et l’une des plus jouées au monde.

Il en va de même avec Eugène Ionesco, qui commence en mai 1950 sa carrière avec La Cantatrice Chauve. Au début des années 1960 il est déjà connu de manière internationale chez les intellectuels bourgeois ; il intègre l’Académie française dès 1970, où son discours de réception est une valorisation du subjectivisme :

« Les théories de la littérature sont insuffisamment ou pas du tout scientifiques, malgré les efforts de quelques critiques d’aujourd’hui qui répètent, dans un autre langage, les erreurs de Taine ou de Brunetière. Tout n’est, en fait, que subjectivité. »

La valorisation sera similaire progressivement dans le bloc sous le contrôle du social-impérialisme soviétique. Le théâtre de l’absurde est valorisé dans les années 1960 comme l’expression d’une situation nouvelle, celle d’une humanité en « paix » sous l’égide des deux blocs, mais livrée à elle-même et à ce titre sans orientation pour l’avenir. Son existence est comme congelée.

C’est le théâtre d’un monde sous la coupe des superpuissances américaine et soviétique, où toute politique, toute idée, toute conception doit s’effacer devant leur bataille pour l’hégémonie, se réduire à une lecture individualisée, si possible dans le cadre d’une consommation élargie.

Le théâtre de l’absurde est à ce titre auréolé de toute une gloire intellectuelle et il va servir de marche-pied à un théâtre contemporain se généralisant d’autant plus que le mode de production capitaliste élargit ses champs d’activité, que les théâtres se multiplient, que la consommation de « culture » devient plus large. Les théâtres et plus globalement le « spectacle vivant » forme un espace toujours plus grand de subjectivisme directement lié à la consommation capitaliste.

Au sens strict, on peut dire que le théâtre, avec le théâtre contemporain, s’est dissous dans ce principe du « spectacle vivant ».

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Le théâtre contemporain : isolement et posture identitaire-communautaire

Le théâtre contemporain exprime le subjectivisme de la conscience « individuelle », cependant la société existe encore. Le consommateur capitaliste est coincé entre son isolement social défini par une pseudo-conscience « libre » et sa participation « voulue » à certains aspects de la société.

On est dans tous les cas dans quelque chose d’individuel-partiel, de subjectif-limitatif. Le théâtre contemporain oscille par conséquent toujours entre souligner l’atomisation sociale et représenter une communauté de destin aux contours identitaires. On est qui on veut, là où on l’a voulu, comme on l’a voulu.

Eugène Ionesco, dans Rhinocéros, décrit une épidémie de « rhinocérite », c’est-à-dire de collectivisme : tout le monde commence à se ressembler et vouloir la même chose. C’est une vision du monde totalement anti-communiste, qui culmine à la fin bien entendu par un éloge du « moi » individualiste, radicalement différent des autres, qui est parvenu malgré tout à résister, à ne pas faire « comme tout le monde » :

Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant:) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !

RIDEAU

Ce que Rhinocéros expose de manière nette, on le trouve dans tout le théâtre contemporain, avec l’individu cherchant à se définir tout en rejetant toute définition, ce qui est impossible et est la base même de la dynamique des pièces contemporaines.

Jean-Paul Sartre, prix Nobel de littérature en 1964 (qu’il a refusé), avait tenté d’aller dans cette direction, sans la « folie » du théâtre contemporain, avec sa pièce Huis-Clos, de 1944.

Trois personnes sont en enfer, mais il n’y a nul tourment à part leur présence permanente, faisant qu’ils s’entre-déchirent : « l’enfer, c’est les autres ».

GARCIN
Il ne fera donc jamais nuit ?

INÈS
Jamais.

GARCIN
Tu me verras toujours ?

INÈS
Toujours

GARCIN abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.

GARCIN
Le bronze .. . (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi . Tous ces regards qui me mangent .. . (Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru … Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.

On a ici toute l’incohérence du « moi » bourgeois qui est entièrement replié sur lui-même, mais vit en société ce qui perturbe toutes ses propres définitions subjectivistes. On a ainsi dans le théâtre contemporain systématiquement une dynamique individualiste-identitaire et une communauté sociale partielle, floue, d’autant plus abstraite que par définition le subjectivisme ne peut pas reconnaître la société.

Pour répondre à ce conflit, le théâtre contemporain trouve une voie en portant sur le malsain, le difforme, le monstrueux, l’angoisse ; il y a une valorisation extrême des marges et des marginaux, non pas pour leur rupture avec les normes, mais pour la dimension métaphysique qu’atteindraient leur existence en vivant réellement « au-delà » du bien et du mal, là où les gens normaux seraient faux et inauthentiques.

C’est le seul moyen de résoudre le conflit entre un moi individualisé et une société encore existante. Le marginal abolissant la société et se réalisant dans cette abolition devient la figure idéale pour le théâtre contemporain.

Chez Albert Camus, dans Le malentendu, un jeune homme devenu riche est tué par sa famille pauvre qu’il avait quittée et avec qui il voulait renouer sans avoir eu le temps de se faire reconnaître ; dans Caligula, un empereur fou cherche le sens de la vie pour s’y placer mais meurt de sa folie.

Chez Jean Genet, Le balcon se déroule dans un bordel où des individus travestis (en évêque, en juge, en général) attendent le résultat d’une révolution à l’extérieur ; dans Les nègres on a pareillement du théâtre dans le théâtre avec des noirs déguisés en blanc jugeant le meurtre d’une blanche par un noir, la consigne est que pour la cour « chaque acteur sera un Noir masqué dont le masque est un visage de Blanc posé de telle façon qu’on voit une large bande autour, et même les cheveux crépus ».

Dans Les paravents, on a des colonisés arabes se révoltant mais sans parvenir à construire une identité autre, alors que les morts de la pièce restent sur scène à l’écart tout en causant avec ceux encore vivants.

Dans Combat de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès, on a un noir venant en Afrique réclamer le corps de son frère mort à un blanc dirigeant un chantier, avec une histoire d’amour où une femme blanche se scarifie pour ressembler à l’homme noir qu’elle aime ; dans Roberto Zucco du même auteur, un tueur en série est en quête d’identité.

Dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, un homme vient annoncer à sa famille perdue de vue qu’il va bientôt mourir, mais il n’y parvient pas ; dans Incendies de Wajdi Mouawad, un frère et une sœur découvrent qu’ils sont les enfants de leur frère ayant violé leur mère, etc.

On a à chaque fois des flux incessants de mots associés à un mélange incompréhensible des genres, des propos, des événements, etc., avec des tourments identitaires d’êtres isolés, séparés les uns des autres, sans jamais ne parvenir à aucune solution, alors que le monde apparaît comme fluide, insaisissable, sans contenu.

Il y a systématiquement des renversements d’identité, des répétitions et des élans à prétention poétiques, avec en toile de fond le fait que la vie ne serait qu’un vaste théâtre où la conscience individuelle, entièrement différente, ne fait qu’endosser un rôle. Le monde serait un théâtre et le théâtre n’est qu’une partie du monde, où toutes les consciences joueraient à qui elles veulent être.

Dans une telle démarche, c’est l’ordure qui est vraie, car elle-seule s’arrache à ce qui est stable, par un choix témoignant du libre-arbitre, car il est criminel ou marginal, ou auto-destructeur, preuve de liberté, transcendance des valeurs.

Dans la présentation de sa vision du monde, Wajdi Mouawad fournit le texte suivant pour qu’on saisisse son approche, tout à fait représentative de l’artiste à la marge vivant de la marge :

« Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui.

Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère.

De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.

Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables.

L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté. »

Cette fascination pour l’ordure est le véritable drapeau du théâtre contemporain, sa seule esthétique, seule forme en phase avec un moi tout puissant combiné à une société partielle et toujours trop partiale pour qui veut être « libre ».

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Le théâtre contemporain comme expérience transcendantale

Les productions théâtrales « modernes », tout à fait en phase avec la conception du théâtre d’Antonin Artaud mais de fait de toutes les « avant-gardes », qui convergent vers le nihilisme, considèrent les choses d’un point de vue individualiste. Il y a le spectateur pris isolément, qui fait face à un langage utilisé par un acteur.

Qu’il y ait plusieurs spectateurs, plusieurs acteurs… ne changent ici rien à l’affaire. Tout est perçu de manière uniquement individuelle et, à ce titre, forcément, chacun fait sa propre expérience. C’est pour cela qu’on trouve autant d’interprétations diverses et variées au sujet du théâtre contemporain, sans que jamais leurs auteurs ne donnent leur avis.

En attendant Godot

En attendant Godot est ici emblématique : deux personnes habillées en clochard attendent Godot et il y a eu une multitude d’interprétations sur ce que cela signifie et si Godot est Dieu, ce qui n’a cependant aucun sens, car le théâtre contemporain se veut :

– un regard momentané de l’auteur, le sens pouvant lui échapper entre-temps ;

– un regard ayant comme dimension la condition humaine, touchant ainsi tout le monde, mais de manière individuelle, donc à chaque fois différente.

On a donc un théâtre de nulle part, sans communication, sans aucun sens ; forcément, on tourne en rond, tout se répète, ce qui se répète se répète, et ainsi de suite.

Estragon : Qu’est-ce que tu as ?

Vladimir : Je n’ai rien.

Estragon : Moi je m’en vais.

Vladimir : Moi aussi.

Silence.

Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?

Vladimir : Je ne sais pas.

Silence.

Estragon : Où irons-nous ?

Vladimir : Pas loin.

Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !

Vladimir : On ne peut pas.

Estragon : Pourquoi ?

Vladimir : Il faut revenir demain.

Estragon : Pour quoi faire ?

Vladimir : Attendre Godot.

Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?

Vladimir : Non.

Estragon : Et maintenant il est trop tard.

Vladimir : Oui, c’est la nuit. »

Face à une telle pièce, le spectateur est censé constater un subjectivisme face à l’absurde, et lui aussi est censé être un subjectivisme face à l’absurde ; le théâtre serait un miroir de la condition humaine.

Le rapport est censé être immédiat, dans une sorte de reconnaissance.

C’est cela qui fournirait une dimension transcendantale : on apprécierait de voir quelqu’un comme soi mais qui n’est pas soi, c’est une expérience.

Le bourgeois admirant dans le film « Intouchables » un tableau blanc avec des tâches rouges et expliquant à un prolétaire que ce type d’art est « la seule preuve d’un passage sur terre » ne dit pas autre chose.

Eugène Ionesco a systématiquement insisté sur cette dimension anti-intellectuelle anti-historique d’un théâtre « moderne » qui vise à être une expérience en soi, équivalente aux drogues d’ailleurs si l’on suit son propos, tel un « trip » :

« Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne.

Dislocation aussi, désarticulation du langage. (…) Pour s’arracher au quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui nous cache l’étrangeté du monde, il faut recevoir comme un véritable coup de matraque.

Sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle conscience, purifiée, de la réalité existentielle, il n’y a pas de théâtre, il n’y a pas d’art non plus ; il faut réaliser une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration. »

Le monde est étrange pour une conscience individualisée et le théâtre « jouant » avec le monde la rassure, tout comme l’étalement du subjectivisme dans l’art contemporain l’amène à se dire que tout est séparé, isolé, purement subjectif.

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Le théâtre contemporain comme idéologie du jeu scénique

Pourquoi des pièces marginales, se prétendant « avant-gardistes », tel Ubu Roi, La Machine infernale, Antigone… sont-elles devenues exemplaires de ce qui allait devenir le théâtre du XXe siècle ?

Pourquoi les spectateurs ont-ils accepté la valorisation d’œuvres qu’ils ne comprenaient clairement pas ou qui les rebutaient même franchement ?

Les spectateurs ont en fait suivi le mouvement par libéralisme et relativisme, la bourgeoisie parvenant à pousser leur subjectivisme en ce sens. Il fallait toutefois un levier efficace et ce fut la mise en valeur du metteur en scène.

Le théâtre contemporain doit ainsi avant tout être défini idéologie du jeu scénique qui a été reconnue par la bourgeoisie comme l’expression du subjectivisme au théâtre, et qui est accepté par le spectateur précisément car sa propre vie est à l’image de ce subjectivisme.

Avec le théâtre « moderne », le metteur en scène devient aussi important que l’auteur, et le spectateur autant que le metteur en scène, car c’est un consommateur. La pièce de théâtre se transforme en spectacle, qui est réalisé subjectivement par des acteurs, qui est régi subjectivement par un metteur en scène, avec une appréciation subjective du spectateur. Le cadre social-historique a été dynamité.

Ce triomphe du subjectivisme implique une valorisation de type individuel-empirique. Assister à une pièce de théâtre deviendrait une expérience immédiate entièrement individuelle.

Une représentation d’Amphitryon 38 (1929) de Jean Giraudoux

C’est dans des cercles ultra-subjectivistes marginaux que cette conception s’est initialement développée dans les années 1920-1930, avant de devenir l’idéologie même du théâtre contemporain par la suite.

Le représentant le plus représentatif de cette approche, et à ce titre valorisé par la bourgeoisie par la suite, est Antonin Artaud (1896-1948). Cet artiste bohème touche à tout et à moitié fou a théorisé sa conception dans Le théâtre et son double, publié en 1938.

Antonin Artaud dans le rôle de Gringalet, du film Le Juif errant de Luitz-Morat, 1926

Dans la préface de cet écrit théorique à dimension poétique, il pose que le théâtre est une sorte d’opération magique – mystique qui « renouvellerait » la vie elle-même, en utilisant plus que les mots. La créativité suinterait du jeu d’acteurs et d’un dépassement du langage, comme lors d’une cérémonie à prétention religieuse.

Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture sans ombres, et où de quelque côté qu’il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l’espace est plein.

Mais le vrai théâtre parce qu’il bouge et parce qu’il se sert d’instruments vivants, continue à agiter des ombres où n’a cessé de trébucher la vie. L’acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes et, par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.

Le théâtre qui n’est dans rien mais se sert de tous les langages : gestes, sons, paroles, jeu, cris, se retrouvent exactement au point où l’esprit a besoin d’un langage pour produire ses manifestations.

Et la fixation du théâtre dans un langage : paroles écrites, musique, lumières, bruits indique à bref délai sa perte, le choix d’un langage prouvant le goût que l’on a pour les facilités de ce langage : et le dessèchement du langage accompagne sa limitation.

Pour le théâtre comme pour la culture, la question reste de nommer et de diriger des ombres : et le théâtre, qui ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d’ombres autour desquelles s’agrège le vrai spectacle de la vie.

Briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre ; et l’important est de ne pas croire que cet acte doive demeurer sacré, c’est-à-dire réservé. Mais l’important est de croire que n’importe qui ne peut pas le faire, et qu’il y faut une préparation.

Ceci amène à rejeter les limitations habituelles de l’homme et des pouvoirs de l’homme, et à rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité.

Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement.

Antonin Artaud dit alors dans l’écrit lui-même que le théâtre dépasse le dialogue, que la scène est un espace avec des propriétés particulières, portant concrètement la même puissance qu’un autel religieux : c’est le lieu d’une expérience qui « dépasse » celui qui y assiste ou plus exactement celui qui la vit, car il y a une idée de communion.

Comment se fait-il qu’au théâtre, au théâtre du moins tel que nous le connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est spécifiquement théâtral, c’est-à-dire tout ce qui n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots, ou si l’on veut tout ce qui n’est pas contenu dans le dialogue (et le dialogue lui-même considéré en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène, et des exigences de cette sonorisation) soit laissé à l’arrière-plan ?

Comment se fait-il d’ailleurs que le théâtre Occidental (je dis Occidental car il y en a heureusement d’autres, comme le théâtre Oriental, qui ont su conserver intacte l’idée de théâtre, tandis qu’en Occident cette idée s’est, — comme tout le reste, — prostituée), comment se fait-il que le théâtre Occidental ne voie pas le théâtre sous un autre aspect que celui du théâtre dialogué ?

Le dialogue — chose écrite et parlée — n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au livre ; et la preuve, c’est que l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire une place au théâtre considéré comme une branche accessoire de l’histoire du langage articulé.

Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret.

Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les sens comme il y en a une pour le langage, et que ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé.

On me demandera quelles sont ces pensées que la parole ne peut exprimer et qui pourraient beaucoup mieux que par la parole trouver leur expression idéale dans le langage concret et physique du plateau ?

Cette vision du théâtre « vivant » d’Antonin Artaud aboutit à l’appel à un « théâtre de la cruauté », dont le premier « manifeste » dit qu’il faut avoir comme objectif de bousculer physiquement, dans un sens « créatif », afin d’amener à la métaphysique.

C’est la même conception que la corrida, le sado-masochisme, etc. où par le corps on arrive à l’esprit, donnant ainsi un sens à l’existence par le dépassement, l’affrontement avec les forces de la vie et de la mort, etc.

Il s’agit donc, pour le théâtre, de créer une métaphysique de la parole, du geste, de l’expression, en vue de l’arracher à son piétinement psychologique et humain. Mais tout ceci ne peut servir s’il n’y a derrière un tel effort une sorte de tentation métaphysique réelle, un appel à certaines idées inhabituelles, dont le destin est justement de ne pouvoir être limitées ni même formellement dessinées.

Ces idées qui touchent à la Création, au Devenir, au Chaos, et sont toutes d’ordre cosmique fournissent une première notion d’un domaine dont le théâtre s’est totalement déshabitué. Elles peuvent créer une sorte d’équation passionnante entre l’Homme, la Société, la Nature et les Objets.

La question d’ailleurs ne se pose pas de faire venir sur la scène et directement des idées métaphysiques, mais de créer des sortes de tentations, d’appels d’air autour de ces idées (…).

Ce langage objectif et concret du théâtre sert à coincer, à enserrer des organes. Il court dans la sensibilité. Abandonnant les utilisations occidentales de la parole, il fait des mots des incantations. Il pousse la voix. Il utilise des vibrations et des qualités de voix. Il fait piétiner éperdument des rythmes.

Il pilonne des sons. Il vise à exalter, à engourdir, à charmer, à arrêter la sensibilité. Il dégage le sens d’un lyrisme nouveau du geste, qui, par sa précipitation ou son amplitude dans l’air, finit par dépasser le lyrisme des mots. Il rompt enfin l’assujettissement intellectuel du langage, en donnant le sens d’une intellectualité nouvelle et plus profonde qui se cache sous les gestes et sous les signes élevés à la dignité d’exorcismes particuliers.

Car tout ce magnétisme, et toute cette poésie, et ces moyens de charme directs ne seraient rien, s’ils ne devaient mettre physiquement l’esprit sur la voie de quelque chose, si le vrai théâtre ne pouvait nous donner le sens d’une création dont nous ne possédons qu’une face, mais dont l’achèvement est sur d’autres plans (…).

La Cruauté : Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible. Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits.

Au sens strict, le théâtre contemporain est incompréhensible sans une compréhension de cette conception de « l’expérience » qui unifie dans un même élan le spectateur, l’acteur, le metteur en scène, avec la prétention d’autant de multiplicité d’expérience que d’individualités.

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Le chemin « avant-gardiste » au nihilisme du théâtre contemporain

Il existe à partir de 1848 tout un processus de démantèlement des formes artistiques ayant prévalu jusque-là. Le mode de production capitaliste est en effet obligé de les déformer afin de pouvoir les insérer dans sa propre existence.

En poésie, c’est Arthur Rimbaud qui est le fer de lance de cette entreprise de destruction ; au théâtre, c’est Victor Hugo, avec la fameuse « bataille d’Hernani ». Ce qui suit cette bataille, c’est le néant théâtral, à part pour les comédies de boulevard, comme avec Eugène Labiche, George Sand, Georges Feydeau, Sacha Guitry… et les loufoqueries.

Ces loufoqueries, se prétendant « avant-gardistes », sont désormais très valorisées dans l’histoire du théâtre, car la bourgeoisie les a largement valorisées depuis, alors qu’à l’époque elles étaient totalement marginales, pour ne pas dire anecdotiques. On a ainsi :

Ubu Roi, d’Alfred Jarry en 1896 ;

Les Mamelles de Tirésias (« Drame surréaliste »), d’Apollinaire en 1917 ;

La Machine infernale, de Jean Cocteau en 1934 ;

Électre, de Jean Giraudoux en 1937 ;

Antigone, de Jean Anouilh en 1944.

Toutes ces œuvres se fondent sur l’antiquité, à part Ubu Roi (même si en pratique c’est un « tyran ») ; toutes cherchent à développer un langage délirant, totalement en décalage avec le sens réel des mots. Ces œuvres ont en commun d’être intentionnellement incohérentes dans leur dynamique, extrêmement difficiles à suivre, de par une suite de mots balancés en vrac, d’un faux lyrisme qui est une fin en soi, d’une intrigue qui ne tient pas debout.

Ubu Roi est une œuvre où un roi fictif massacre les nobles pour leur voler leur argent, dans un univers loufoque :

PÈRE UBU
Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès, de quinze francs chacun.

PREMIER FINANCIER
Mais c’est idiot, Père Ubu.

DEUXIÈME FINANCIER
C’est absurde.

TROISIÈME FINANCIER
Ça n’a ni queue ni tête.

PÈRE UBU
Vous vous fichez de moi ! Dans la trappe les financiers !

On enfourne les financiers.

MÈRE UBU
Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

PÈRE UBU
Eh merdre !

Dans Les Mamelles de Tirésias, une femme devient un homme et son mari devient une femme qui donne naissance subitement à plus de 40 000 enfants en une journée :

Le mari
Eh oui c’est simple comme un périscope
Plus j’aurai d’enfants
Plus je serai riche et mieux je pourrai me nourrir
Nous disons que la morue produit assez d’œufs en un jour
Pour qu’éclos ils suffisent à nourrir de brandade et d’aïoli
Le monde entier pendant une année entière
N’est-ce pas que c’est épatant d’avoir une nombreuse famille
Quels sont donc ces économistes imbéciles
Qui nous ont fait croire que l’enfant
C’était la pauvreté
Tandis que c’est tout le contraire
Est-ce qu’on a jamais entendu parler de morue morte dans la misère
Aussi vais-je continuer à faire des enfants
Faisons d’abord un journaliste
Comme ça je saurai tout
Je devinerai le surplus
Et j’inventerai le reste

La Machine infernale est une réécriture d’Oedipe Roi de Sophocle, avec une modification bien entendu du mythe (le sphinx, qui est une femme chez les Grecs, devient amoureuse d’Oedipe), des dialogues à la fois délirants et hermétiques qu’on ne peut pas suivre, etc. :

ŒDIPE : Je résisterai ! (Il ferme les yeux, détourne la tête.)

LE SPHINX : Inutile de fermer les yeux, de détourner la tête. Car ce n’est ni par le chant, ni par le regard que j’opère. Mais, plus adroit qu’un aveugle, plus rapide que le filet des gladiateurs, plus subtil que la foudre, plus raide qu’un cocher, plus lourd qu’une vache, plus sage qu’un élève tirant la langue sur des chiffres, plus gréé, plus voilé, plus ancré, plus bercé qu’un navire, plus incorruptible qu’un juge, plus vorace que les insectes, plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne que l’œuf, plus ingénieux que les bourreaux d’Asie, plus fourbe que le cœur, plus désinvolte qu’une main qui triche, plus fatal que les astres, plus attentif que le serpent qui humecte sa proie de salive ; je sécrète, je tire de moi, je lâche, je dévide, je déroule, j’enroule de telle sorte qu’il me suffira de vouloir ces nœuds pour les faire et d’y penser pour les tendre ou pour les détendre ; si mince qu’il t’échappe, si souple que tu t’imagineras être victime de quelque poison, si dur qu’une maladresse de ma part t’amputerait, si tendu qu’un archet obtiendrait entre nous une plainte céleste ; bouclé comme la mer, la colonne, la rose, musclé comme la pieuvre, machiné comme les décors du rêve, invisible surtout, invisible et majestueux comme la circulation du sang des statues, un fil qui te ligote avec la volubilité des arabesques folles du miel qui tombe sur du miel.

ŒDIPE : Lâchez-moi !

Électre est une réécriture du mythe grec, pareillement de manière cryptique, hermétique, délirante :

ÉGISTHE. – Cela va, jardinier.

LE JARDINIER. – Je sais, je sais que cela va. Et mes mains sont sales. Regardez. Voilà des mains sales ! Des mains que j’ai justement lavées après avoir retiré les morilles et les oignons pendus, pour que rien n’entête la nuit d’Électre… Moi je coucherai dans le hangar, Électre, d’où je surveillerai toute menace à votre sommeil, qu’elle vienne du hibou en fraude, de l’écluse ouverte, ou du renard qui fourrage la haie, sa tête grossie d’une poule. J’ai dit…

ÉLECTRE. – Merci, jardinier.

CLYTEMNESTRE. – Et ainsi vivra Électre, fille de Clytemnestre et du roi des rois, à voir dans les plates-bandes son époux circuler deux seaux aux mains, centre d’un cercle de barrique !

ÉGISTHE. – Et elle y pleurera les morts tout à son aise. Prépare dès demain tes semis d’immortelles.

Antigone reprend pareillement le mythe, mais dans la pièce jouée durant l’Occupation (et ayant passée la censure nazie), Antigone représente en fait la Résistance idéaliste, cherchant la justice mais incapable d’assumer ses responsabilités, alors que Créon représente Pétain qui sacrifie son image afin d’assumer de diriger le pays

Antigone
Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j’ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans les yeux que tu le sais ? Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

Créon
Le tien et le mien, oui, imbécile !

Antigone
Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir.

Ces œuvres n’ont, bien évidemment, jamais été des succès de masse et même la bourgeoisie les a considérés comme des expérimentations marginales. Seuls les milieux littéraires, voire franchement « avant-gardistes », y ont porté leur attention.

Elles correspondent, dans le cadre du développement inégal, au succès du théâtre stupide relevant du divertissement pseudo-comique.

Plus ce succès devenait patent dans la production théâtrale, plus il y avait inversement une tendance à l’avant-garde, dans une démarche cryptique, hermétique, avec des œuvres fermées sur elles-mêmes, tendant à être incompréhensibles, relevant d’une tentative de loufoquerie petite-bourgeoise pour attirer l’attention et contribuer au relativisme général, le tout étant maquillé derrière un prétendu jeu artistique avec les formes.

Il y avait là des éléments sans intérêt donc sur le plan culturel, mais formant des références internes aux milieux littéraires qui allaient grandement aider à l’émergence du théâtre du vingtième siècle en France.

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Le théâtre, du reflet au subjectivisme

Le théâtre est une forme représentative et, de la même manière que la peinture contemporaine n’est plus en mesure de représenter quelque chose, il est paralysé, il ne sait plus vers quoi se tourner. Tout comme la poésie, il pratique la fuite en avant dans la « modernité » ; tout comme le roman « moderne », ses personnages n’en sont plus.

Le phénomène est général ; il est propre à l’affirmation du « moi » individualisé du mode de production capitaliste. Il a toutefois frappé au théâtre, car contrairement à une œuvre d’art contemporain qu’on peut éviter, un roman « moderne » qu’on ne lit pas ou une poésie « moderne » fugace qu’on ne saisit pas, le théâtre est une représentation qu’on doit endurer et qui est censée avoir une valeur puisqu’elle est représentée.

Portrait du dramaturge contemporain Jean Cocteau par Amadeo Modigliani, 1916

La dimension élitiste du théâtre a permis une vaste reconnaissance au théâtre contemporain, après un premier choc très brutal pour les spectateurs. En effet, une pièce de théâtre est censée représenter le réel ou du moins quelque chose de vraisemblable ; en présentant des êtres en chair et en os, il faut bien que quelque chose parle aux spectateurs.

Le renversement n’en a été que plus spectaculaire, avec un théâtre contemporain supprimant les notions de temps et de lieux, où les personnages sont devenus des figures fantomatiques errants dans les questionnements existentiels à travers des situations loufoques ou sordides. Cela pouvait apparaître comme surprenant ou « avant-gardiste » à l’initial ; c’est devenu la norme.

En attendant Godot, pièce de Samuel Beckett

Tant Ionesco que Beckett représentent ici véritablement des drapeaux du subjectivisme bourgeois. Le mode de production capitaliste s’est approprié le théâtre. Ce qu’on a appelé pompeusement le « théâtre de l’absurde » n’a été que l’expression du subjectivisme individualisé au niveau des acteurs d’une pièce, ce qui par contrecoup fait s’effondrer la notion même de théâtre, tout comme les « installations » de l’art contemporain ont dynamité le cadre artistique en général.

Le théâtre du vingtième siècle a ainsi reflété une évolution fondamentale dans la vision du monde de la bourgeoisie.

De la peinture psychologique des caractères et des passions du XVIIe siècle, on était passé au XVIIIe siècle à la comédie des Lumières, puis au drame bourgeois. Ce dernier était déjà une expression profondément marquée par le caractère devenu réactionnaire de la bourgeoisie, mais il s’inscrivait dans le travail de liquidation des restes de féodalité présents en partie jusqu’à 1848.

Après 1848, on a alors le triomphe complet de la bourgeoisie sur la féodalité, du moins dans la plupart des traits fondamentaux de la société ; dans la seconde partie du XIXe siècle, le théâtre acquière sa nouvelle substance.

Mais de quelle substance parle-t-on ? Car si l’on regarde après 1848, on n’a plus de théâtre au sens strict. On a de la comédie de boulevard, du nom du boulevard du Temple à Paris, avec ses innombrables institutions du divertissement bourgeois superficiel, tous aux noms pittoresques : le théâtre des Pygmées, le Petit-Lazari, les Funambules, les Délassements-Comiques, le Cirque-Olympique, les Folies-Dramatiques, le Théâtre-Lyrique, à quoi s’ajoutent de nombreux cafés-concerts, cabarets, etc.

Ce boulevard du Temple est alors surnommé le boulevard du crime de par la fascination pour le crime comme thème par les théâtres, en conformité avec le goût bourgeois décadent pour le difforme et le malsain.

De fait, la bourgeoisie est alors en perdition et strictement incapable de produire de la culture ; elle ne cherche qu’un élitisme raffiné à prétention spirituelle ou une superficialité divertissante et exotique. C’est ce théâtre qui caractérise la « belle-époque » de la bourgeoisie et qui se maintient à travers la crise générale du capitalisme suivant 1917.

Il faudra attendre une relance générale du capitalisme, après 1945, sous impulsion américaine, pour que ce théâtre bourgeois devienne le théâtre du vingtième siècle, qu’on définira comme le théâtre de l’absurde, l’anti-théâtre, etc.

La période de la décadence du théâtre, avec le théâtre de boulevard, apparaît alors comme un long moment de transition avant que le théâtre « moderne », « contemporain », ne surgisse. Le théâtre de boulevard se maintiendra, mais comme divertissement conformément à sa nature initiale et il ne sera plus sur le devant de la scène. Il suffit de regarder les dates des œuvres des « auteurs majeurs » du théâtre considéré en général pour le constater, comme ici par exemple :

1637 Corneille, Le Cid

1669 Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur

1670 Racine, Bérénice

1730 Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard

1781 Beaumarchais, Le Mariage de Figaro

1830 Hugo, Hernani

1834 Musset, Lorenzaccio

1950 Ionesco, La cantatrice chauve

1952 Beckett, En attendant Godot

En fait, on peut dire qu’à partir de 1848, apogée de la vague révolutionnaire bourgeoise, le théâtre porté par la bourgeoisie en tant que force historique a disparu. Il aurait dû au contraire acquérir une importance capitale si l’on prend les prétentions bourgeoises à représenter la civilisation.

Cependant, le théâtre n’a de sens et de signification qu’au XVIIe siècle, il a du sens au XVIIIe et au XIX il est passé déjà dans un subjectivisme avec des restes anti-féodaux, pour s’effondrer immédiatement dans la foulée.

La Première d’Hernani, 1830, oeuvre d’Albert Besnard de 1903, célébrant l’initiative subjectiviste, anti-réaliste de Victor Hugo

Dans les faits, la bourgeoisie a bien multiplié les théâtres et les pièces, mais simplement pour se divertir, avec un goût certain pour le sordide, le malsain, le difforme, etc. La bourgeoisie a été incapable de produire de grands auteurs, de prolonger le théâtre. Le théâtre, en triomphant en apparence comme forme artistique, est devenu une simple caisse de résonance du mode de vie bourgeois.

C’est ce qui explique la mise en valeur de manière systématique par la bourgeoisie d’une œuvre aussi niaise, aussi infantile et grotesque que Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, qui date de… 1897. La Tour Eiffel était déjà alors construite.

En fait, soixante-dix ans après la « bataille d’Hernani » où Victor Hugo a été le fer de lance du démantèlement du théâtre classique, conformément au libéralisme relativiste, la bourgeoisie ne peut proposer que Cyrano de Bergerac et un théâtre de boulevard superficiel et tapageur jouant sur les tromperies au sein du couple bourgeois.

Le « vaudeville », l’infantilisme et les loufoqueries sont les seules choses que la bourgeoisie peut produire. On a là une preuve du déclin de cette classe, qui est alors incapable de produire une culture en tant que telle.

Comment expliquer alors l’émergence du théâtre du 20e siècle en France, c’est-à-dire du théâtre de l’absurde et de son prolongement ?

Cela tient à la relance du capitalisme après 1945, le capitalisme français adoptant les méthodes américaines et parvenant alors à un certain niveau des forces productives. Le théâtre du vingtième siècle est alors un équivalent de l’art contemporain, il est un accompagnement idéologique de la progression du capitalisme, de son élargissement.

La France est le détonateur du théâtre contemporain de par ses multiples scènes parisiennes, pétries de loufoqueries et du sordide du théâtre de boulevard, avec une grande histoire théâtrale à l’arrière-plan, qui est ici littéralement détournée pour une véritable industrie.

Le théâtre du vingtième siècle se présente comme un anti-théâtre, ses pièces comme des anti-pièces, tout comme l’art contemporain affirme remettre en cause la notion de supports artistiques, au profit de prétendues installations. Il se situe cependant dans le prolongement du théâtre de boulevard et de sa dimension tapageuse, avec des acteurs et des metteurs en scène visant le sensationnel, le pittoresque, le grotesque.

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La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan

[Sera publié dans le prochain numéro de la revue au format pdf Crise (Analyse de la seconde crise générale du mode de production capitaliste)]

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La seconde crise générale du mode de production capitalise a accéléré les processus de conflagration dont la base est la compétition des expansionnismes et des impérialismes. La Turquie, maillon faible des pays semi-féodaux semi-coloniaux, est dans ce cadre une source particulièrement agressive. C’est l’un des aspects de la crise entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : ce dernier pays est poussé par la Turquie à aller de l’avant dans l’expansionnisme.

Dans le cataclysme de l’effondrement du social-impérialisme soviétique, l’Arménie, dévastée par le séisme de 1988, sombre dans la mobilisation chauvine, qui répond symétriquement au chauvinisme panturc dans lequel s’effondre de son côté l’Azerbaïdjan soviétique.

Jouant à fond la carte de la cohésion ethno-nationaliste, y compris en mobilisant les Arméniens de l’étranger, le régime nationaliste qui prend le pouvoir parvient à faire triompher en partie son propre expansionnisme.

S’appuyant sur les Arméniens du Nagorny Karabagh, il annexe au terme d’une guerre brutale près de 20% du territoire de l’ancienne République soviétique d’Azerbaïdjan. Le nationalisme chauvin triomphant des deux côtés avec l’appui de puissances extérieures, la situation est immédiatement bloquée, et l’impasse se transforme peu à peu en piège menaçant en permanence la paix régionale.

La situation géographique du Nagorny Karabagh

L’Arménie se retrouve ainsi un quart de siècle plus tard dans une situation dramatique. Elle fait face à l’Azerbaïdjan, pays qui s’est surarmé au moyen de ses pétro-dollars, avec un appui systématique de la Turquie pour que son agressivité soit le plus libérée possible.

C’est un exemple extrêmement significatif de l’opposition historique entre la démocratie et la guerre, entre la démocratie et l’expansionnisme, entre la démocratie et le nationalisme et finalement, entre les peuples du monde et les intérêts de minorités cherchant toujours davantage de profits, quitte à lever le drapeau noir et sanglant de la guerre.

La conception communiste de la question nationale et ses implications

Il existe deux erreurs traditionnelles concernant la conception communiste des nationalités. La première, c’est de croire que le communisme prône l’indépendance des nations, alors qu’en réalité le communisme affirme l’auto-détermination des nations.

La seconde, c’est de croire que la question nationale est l’aspect principal de toute problématique, alors qu’évidemment, c’est la révolution mondiale qui constitue l’aspect principal. Plus précisément même, la question nationale est un cadre, et ce cadre doit être posé selon une compréhension populaire de la nation et surtout dans une perspective démocratique. C’est l’ensemble de ces éléments qu’il convient d’articuler pour aller dans le sens du communisme.

Ainsi le communisme veut l’auto-détermination des nations, mais cela ne veut nullement dire qu’il faille coûte que coûte réaliser l’indépendance. Cela dépend de la situation propre à chaque peuple et de l’élan démocratique que l’affirmation nationale est en mesure de porter. Dans tous les cas, toute initiative est subordonnée aux intérêts de la révolution mondiale.

Telle a été l’approche des communistes soviétiques en ce qui concerne le Caucase et en particulier les rapports entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

La République démocratique fédérative de Transcaucasie née à la suite de la révolution de février 1917

Lorsque le tsarisme s’effondre en février 1917, le gouvernement provisoire russe a mis en place une République démocratique fédérative de Transcaucasie composée de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie.

Celle-ci prend son indépendance en avril, mais s’effondre dès le mois de mai 1918, avec la fondation de trois « républiques démocratiques », arménienne, azérie et géorgienne.

Celles-ci rentrent immédiatement en conflit, alors que la république turque venant de se former s’affronte également à l’Arménie avec l’intention de rallier Bakou, voire même le nord de l’Iran. Les impérialistes – principalement britannique et américain – tentent alors de procéder à un découpage régional allant dans leur sens.

La république démocratique d’Arménie tente de tirer son épingle du jeu, mais sans y parvenir, tout en s’alliant aux armées blanches pour chercher à faire vaciller l’Azerbaïdjan. Dans ce pays, la révolution bat son plein à Bakou où les Bolcheviks dirigés par l’Arménien Stepan Chahoumian ont pris le pouvoir dès 1917.

Ils doivent faire face aux milices panturques d’un côté et aux bandes arméniennes de l’autre. La Commune tente de tenir face à ces divergences chauvines exacerbées par les menées kémalistes depuis la Turquie en faveur du panturquisme. Malheureusement, ce premier élan révolutionnaire est écrasé en 1918.

L’Arménien Stepan Chahoumian, dirigeant de la commune de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan

La république démocratique d’Azerbaïdjan est proclamée ensuite, elle se retrouve rapidement en guerre face à l’Arménie qui veut annexer le Karabagh.

Mais la République démocratique d’Azerbaïdjan s’effondre finalement devant la révolution et en avril 1920 elle cède la place à une république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. En décembre 1920, la révolution touche également l’Arménie.

La République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie

La révolution en Géorgie clôt la brève histoire des « républiques démocratiques » et le 12 mars 1922 est fondée une Union fédérative des républiques socialistes soviétiques de Transcaucasie avec donc l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

Le 13 décembre de la même année elle se transforme en République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie, qui participe à la fondation de l’URSS le 30 décembre 1922, avec les républiques soviétiques de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine.

L’emblème de la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie

Toute les questions relatives à l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie relèvent alors d’une seule et même problématique, ce qui demande beaucoup d’investissement, puisqu’en 1926, il y a dans cette nouvelle république de 5,8 millions de personnes pas moins de 44 nationalités différentes, dont douze de moins de 30 000 personnes.

Et, comme c’est le cas dans les Balkans, on trouve à la fois des minorités nationales et une dispersion de nationalités ; des gens d’une même nationalité peuvent vivre dans deux zones entre duquel s’intercale une zone avec une autre nationalité, etc. Il y a une grande imbrication des différentes nationalités, même si trois prédominent : les Arméniens, les Azéris, les Géorgiens.

Puis, une fois le régime bien établi et l’étape d’unité des peuples passée, la constitution soviétique de 1936 rétablit les républiques socialistes soviétiques d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie. C’était à la fois une avancée puisque les rapports entre les peuples étaient pacifiés, et en même temps un certain recul par rapport à une unification. Cela allait être très lourd de sens par la suite.

La question du Nagorny Karabagh et du Nakhitchevan

L’un des grands succès de la politique soviétique des années 1920 fut la résolution de la question du Nagorny (= montagneux, haut en russe) Karabagh (= en turc le jardin, le verger, du nord, le noir étend assimilée dans la langue turque à cette direction cardinale, comme l’est la Karadeniz = mer Noire, au nord de l’Anatolie).

Cette région montagneuse était peuplée en très grande majorité d’Arméniens, mais intégrée depuis environ deux cents ans à ce qui forme l’Azerbaïdjan, notamment sur le plan économique. Le Nagorny Karabagh est d’ailleurs séparé de l’Arménie proprement dit par un couloir de population azérie, plus précisément kurde.

À l’ouest de ce couloir, on a le Zanguezour (du nom du massif montagneux), qui lui fut intégrée à l’Arménie sous le nom de Syunik. La région à l’ouest de Syunik, le Nakhitchevan, une région peuplée très majoritairement d’Azéris, fut par contre rattachée à l’Azerbaïdjan, mais en tant que République Socialiste Soviétique autonome.

La situation en 1930

Le drapeau de cette république socialiste soviétique autonome du Nakhitchevan était en 1937 le même que celui de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan, avec cependant comme ajout un espace rouge en haut à gauche avec le marteau et la faucille de couleur dorée, avec écrit à la fois en arménien et en langue azérie AzSSR et Nakhitchevan ASSR.

L’emblème, avec le traditionnel soleil levant soviétique, contenait les slogans, encore en arménien et en langue azérie, « République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan », « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », « Nakhitchevan ASSR ».

On a donc géographiquement, d’ouest en est, le Nakhitchevan (=Azerbaïdjan en tant que république autonome), Syunik (=Arménie), un couloir de population azérie-kurde (=Azerbaïdjan), le Nagorny Karabagh (=Azerbaïdjan mais de population arménienne en grande majorité).

Il faut savoir ici que, dans les années 1920, le Zanguezour était alors relié par une route au Karabagh, mais pas à la capitale arménienne, Erevan ; la route ne sera construite que par la suite. Pour rejoindre le Zanguezour et le Nagorny Karabagh depuis Erevan, il fallait faire un détour par le Nakhitchevan.

Le Nagorny Karabagh comme région autonome

Dès le printemps 1921, l’Arménie poussa à l’intégration en son sein du Nagorny Karabagh et commença à prendre des décisions en ce sens. Cela provoqua une série de réactions en chaîne allant jusqu’à la direction de l’URSS, avec une grande remise en cause des décisions unilatérales du côté arménien.

Toutes les options étaient sur la table (rattachement à l’Arménie, référendum, etc.), mais il fut considéré que de par la situation historique du Nagorny Karabagh dans son rapport avec l’Azerbaïdjan, il faudrait qu’il reste dans son giron.

Toutefois, le Nagorny Karabagh devint une région autonome. Cela signifiait que le Parti Communiste avait sa propre organisation, qu’il y avait une administration spécifique au Nagorny Karabagh, que dans le domaine de l’éducation et de la culture il y avait l’autonomie.

L’arménien était une langue reconnue de l’administration, du gouvernement, de la justice, ainsi que des médias.

Afin de renforcer la dimension arménienne, la capitale administrative cessa d’être Shusha, la seule ville au sens strict (et à majorité azérie), pour devenir le bourg rural arménien de Khankend, qui prit par la suite le nom de Stepanakert, en l’honneur justement du révolutionnaire bolchevik de Bakou, Stepan Chahoumian.

Les conflits réapparaissent avec la décadence de l’URSS social-impérialiste

De par la construction du socialisme en URSS, le choix du statut de région autonome pour le Nagorny Karabagh valait ce qu’il valait mais passa l’épreuve du temps. La population arménienne vivait en paix au Nagorny Karabagh, préservant sa culture ; les rapports arméni-azérie étaient pacifiques et constructifs.

Le symbole de cette époque est restée celui du club de football de Bakou, le Neftyanik Bakou, les Neftyanik étant les travailleurs du pétrole en russe, fondé en 1937. Une grande partie de l’équipe, selon les années, parfois même la moitié, était composée d’Arméniens azerbaïdjanais. Il s’est imposé comme la principale équipe de la République soviétique d’Azerbaïdjan ; son premier match d’ailleurs l’a opposé au Dinamo Erevan.

L’emblème du Neftyanik Bakou

La situation se dégrada évidemment après 1953 et le triomphe du révisionnisme en URSS. D’un côté, le nationalisme arménien refit surface et commença une intense propagande, avec même des demandes d’intégration du Nagorny Karabagh à l’Arménie, ce qui fut rejeté. De l’autre côté, le nationalisme azérie, tendant au panturquisme, se développa également de manière particulièrement agressive.

Il est significatif par exemple que l’équipe de Bakou pris alors, en 1967, le nom de Neftchi, c’est-à-dire travailleur du pétrole, mais cette fois en langue turque-azérie. Le nombre d’Arméniens de l’équipe tendant alors à se réduire avant de s’effacer.

Tant que le social-impérialisme soviétique était dans son élan, il n’y avait pas de place pour l’expression de ces nationalismes ; le régime, fonctionnant par la terreur, exigeait à la fois une soumission et une participation complète à son offensive pour l’hégémonie mondiale (surarmement massif, invasion de l’Afghanistan en 1979, satellisation du Vietnam, etc.).

Dès qu’il s’affaiblit, ce fut l’explosion, meurtrière.

La crise assassine de 1988

Le schéma est au fond le même que pour la Yougoslavie : l’effondrement de l’État central amena des massacres immédiats sur la base d’un nationalisme s’étant diffusé pendant des décennies, et encore plus à la faveur de la politique libérale de Mikhail Gorbatchev, secrétaire du PCUS. Cette période voit parallèlement le développement de l’affairisme mafieux dans l’appareil d’État et la grande industrie, autant en Arménie qu’en Azerbaïdjan, comme partout en URSS.

Tout cela a lieu alors que les effets de la guerre en Afghanistan entraîne dans ces régions un essor considérable du complexe militaro-industriel. L’armée soviétique s’entraîne alors sur le terrain du monastère de David Gareji datant du VIe siècle, à la frontière entre l’Azerbaïdjan et la Géorgie. L’infernale spirale de la corruption décadente enchaîne progressivement la banalisation des brutalités et des haines ethniques.

Lorsque la crise apparaît de manière ouverte, sanglante, en 1988-1989, il y a au Nagorny Karabagh 145 500 Arméniens (soit 76,9 % de la population), 40 600 Azéris (soit 21,5%), 3 000 Russes. Les Azéris vivaient principalement dans la ville de Shusha et ses alentours.

Une carte de l’Azerbaïdjan, avec la situation géographique du Yukhari Garabagh (ou Nagorny Karabagh)

Le 20 février 1988, des manifestations eurent lieu à Stepanakert, la capitale du Nagorny Karabagh, pour demander le rattachement à l’Arménie. Des manifestations similaires avaient eu lieu dans la capitale arménienne, Erevan, la veille. Le jour même, les députés de l’administration de la région autonome demandèrent à l’URSS le rattachement à l’Arménie, ce qui fut immédiatement rejeté par la voix de Mikhail Gorbatchev.

La pression montait particulièrement depuis une dizaine d’années, la population azérie en Arménie quittant le pays même en masse (il y a plus de 160 000 Azéris en Arménie en 1979, moitié moins dix ans plus tard). Les nationalistes azéris chauffaient quant à eux à blanc en prônant une ligne dure, s’appuyant sur les réfugiés azéris afin de diffuser largement une haine chauvine ouverte ciblant les Arméniens dans leur ensemble.

La situation explosa alors dans la vile industrielle de Soumgaït. C’était la seconde ville d’Azerbaïdjan, avec 223 000 habitants, dont 17 000 Arméniens.

Les conditions de vie étaient désastreuses, avec un manque terrible de logements, une pollution massive au point d’avoir une mortalité infantile catastrophique ; 1/5 des habitants avaient un casier judiciaire et la moyenne d’âge était de 25 ans. Si on ajoute à cela que les Azéris venaient souvent des campagnes, on avait tous les ingrédients pour une vaste opération de provocation.

Une carte de l’Azerbaïdjan, avec Bakou tout à l’Est et, un peu au-dessus, la ville de Soumgaït (ici dénommé Sumqayit) ; en pointillé, le territoire du Nagorny Karabagh

Les 27, 28 et 29 février 1988, des centaines de nationalistes menèrent un véritable pogrom anti-arménien, avec une démarche systématique de torture, de viols collectifs, de meurtres, n’épargnant personne, ni enfants ni personnes âgées. L’URSS fut débordée, scellant sa fin précisément ici ; elle nia les événements, puis ne parla que de 32 morts, alors qu’il y en eut plusieurs centaines.

La boîte de Pandore était ouverte.

L’effondrement du social-impérialisme soviétique et la crise de Bakou

Dès le massacre de Soumgaït, le nationalisme arménien se mit en branle et domina le pays. La population azérie fut expulsée, l’agitation au Nagorny Karabagh redoubla.

Le 15 juin 1988 le soviet suprême d’Arménie demanda à l’URSS de reconnaître la volonté de la région du Nagorny Karabagh d’intégrer l’Arménie ; le 12 juillet le soviet suprême du Nagorny Karabagh annonça sa sécession par rapport à l’Azerbaïdjan. En réponse, l’URSS mit en place une administration directe de la région autonome, à partir de janvier 1989.

Le nationalisme azéri s’organisa également de manière systématique, multipliant les initiatives et les plans de massacre. Si le pouvoir central disparaissait, les deux protagonistes s’affrontaient immanquablement.

La situation connut donc un nouveau tournant avec l’effondrement du social-impérialisme soviétique. Parallèlement à la chute du mur de Berlin, il y eut en effet l’abandon par l’URSS, le 28 novembre 1989, de l’administration directe du Nagorny Karabagh.

Dans la foulée, le 1er décembre, les députés du soviet suprême Nagorny Karabagh annoncèrent que la région autonome rejoignait l’Arménie. La rupture était consommée.

Or, il y avait à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, 200 000 Arméniens (sur les 1,7 million d’habitants de la ville). Cette population se retrouvait dans une situation intenable : le nationalisme arménien les plaçait véritablement comme un lieu de projection de haine, avec clairement l’espoir de parvenir à une rupture raciste entre les deux communautés.

Celle-ci se produisit en janvier 1990, avec un nouveau pogrom anti-arménien, organisé par les nationalistes qui cherchaient également à en profiter pour renverser le gouvernement fidèle à l’URSS. Les Arméniens de Bakou fuirent en masse et cette crise ouvrit un espace politique majeur aux nationalismes arménien et azéri, avec une logique jusqu’au-boutiste d’épuration ethnique.

Les initiatives nationalistes en Arménie et en Azerbaïdjan

Il existe une différence de qualité entre les nationalismes arménien et azéri en 1990. En effet, en Arménie, la chose est entendue : tout est mobilisé pour la conquête du Nagorny Karabagh. Le Mouvement Panarménien est le mouvement électoral le plus puissant aux élections de mai 1990.

Par contre, en Azerbaïdjan, les nationalistes étaient organisés dans un Front populaire azerbaïdjanais qui avait une dimension de masse, mais était bloqué dans son accession au pouvoir par le gouvernement pro-soviétique, c’est-à-dire pro-russe. D’ailleurs, le pogrom de Bakou – où la police n’intervint pas – fut un prétexte pour l’intervention de l’armée soviétique en Azerbaïdjan.

La répression des nationalistes azéris par le gouvernement soviétique fut très violente, faisant des centaines de morts.

C’est un aspect important, car pour toute cette phase, c’est clairement le nationalisme arménien qui est le plus agressif et à l’initiative.

Le démantèlement de l’URSS et l’indépendance arménienne du Nagorny Karabagh

En août 1991 eut lieu une tentative de putsch de la part des conservateurs soviétiques ; son échec amena le triomphe des forces centrifuges, l’URSS cessant d’exister en décembre de la même année.

L’Azerbaïdjan n’attendit cependant pas et proclama son indépendance le 31 août 1991. C’était la victoire des nationalistes sur le gouvernement pro-soviétique

Les Arméniens du Nagorny Karabagh proclamèrent leur propre indépendance le 2 septembre, après la mise en place d’un référendum organisé à la va-vite et voté uniquement par la population arménienne (avec 99 % de oui).

L’Arménie proclama elle-même son indépendance le 21 septembre et en réponse l’Azerbaïdjan enleva le statut d’autonomie régionale du Nagorny Karabagh le 27 septembre.

L’emblème du régime arménien né en 1991, fondé sur celui de 1918-1922

Le Nagorny Karabagh comme « république d’Artsakh »

Les Arméniens proclamant l’indépendance du Nagorny Karabagh donnèrent au nouveau régime le nom de république d’Artsakh. C’est là un choix tactique du nationalisme arménien.

C’est en effet une fiction, car en réalité l’Arménie contrôle totalement cette zone ; la proclamation d’une pseudo-république sert uniquement à ne pas apparaître comme expansionniste aux yeux de l’opinion publique mondiale. Inversement, le nom choisi sert à galvaniser les masses arméniennes dans leur fanatisme nationaliste, dans une perspective expansionniste.

L’emblème de la république dite d’Artsakh

Le nom d’Artsakh est en effet à la base celui d’une province de la « grande Arménie » de la géographie traditionnelle. L’espace ainsi désigné, majoritairement arménien mais non exclusivement va à la fin de l’époque médiévale être soumis à différentes puissances (ottomane, perse, russe). Cette province, grosso modo sur le territoire du Nagorny Karabagh, fut la dernière de la grande Arménie à être conquise.

En réalité, c’est plus compliqué que cela car le territoire fut à l’origine une composante de « l’Albanie du Caucase », dont les ethnies s’intégrèrent en partie à la culture arménienne. Les Arméniens qui restent en Azerbaïdjan aujourd’hui, sont d’ailleurs considérés aujourd’hui officiellement justement comme des « Albanais du Caucase » devant se dés-arméniser. Dans tous les cas cette partie du monde passa dès le 9e siècle sous domination seldjouk, puis safavide, puis ottomane, puis russe.

C’est donc un symbole mythique du nationalisme arménien, totalement à rebours de tout le parcours historique réalisé entre-temps ; ainsi au milieu du 18e siècle, il y a le khanat d’Erevan, le khanat de Nakhitchevan et celui du Karabagh. L’idée est très clairement de « purifier » l’Arménie et d’en revenir à la grande Arménie pré-médiévale, ce dont témoignent clairement également les cartes proposées par les nationalistes arméniens, qui restaurent partout où ils le peuvent la toponymie des régions, ou nahang, de la tradition classique.

Le territoire de la république dite d’Artsakh avec également les territoires revendiqués à l’Est

Il y a d’ailleurs une appropriation unilatérale du parcours des Arméniens d’Anatolie, qui connurent le génocide et qui culturellement ont leur propre évolution (leur langue arménienne étant d’ailleurs relativement différente), même s’il est en même temps important de noter qu’une part importante de la population de l’Arménie actuelle est composée de descendants de réfugiés anatoliens.

En tout cas, le génocide des Arméniens ottomans est aussi une matière à alimenter le nationalisme de l’Arménie dans la projection chauvine que réalise celui-ci en direction de l’Azerbaïdjan.

La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan

Afin de correspondre aux objectifs de la grande Arménie, l’initiative arménienne ne se contenta pas d’exercer son expansion sur le Nagorny Karabagh. Elle occupa militairement les territoires aux alentours, expulsant les populations non-arméniennes y compris au moyen de la violence, provoquant le départ forcé de 800 000 personnes, 300 000 Arméniens se voyant obliger de leur côté de fuir l’Azerbaïdjan en catastrophe de par la nouvelle situation.

Cette situation se caractérisa par l’affrontement armé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1991-1993, l’armée azerbaïdjanaise reconquérant 40 % du Nagorny Karabagh en août 1992 avant de s’effondrer, amenant la Turquie à se mobiliser en septembre 1993 en exigeant que le Nakhitchevan ne soit pas envahi par l’Arménie, la Russie menaçant de son côté d’une intervention si la Turquie passait à l’offensive.

L’Arménie vola ainsi finalement de victoire en victoire, au moyen de massacres de civils s’il le fallait, comme dans la ville de Khodjaly, où 613 civils furent assassinés dont 83 enfants. La guerre causa la mort de 30 000 personnes, dont 7 000 Arméniens.

La fuite en avant arménienne

L’Arménie eut tellement le dessus que l’Azerbaïdjan fut dans l’obligation de signer un cessez-le-feu le 24 mai 1994. C’était une défaite totale pour l’Azerbaïdjan : aux 800 000 réfugiés s’ajoutait la perte de 20 % de son territoire. En plus du Nagorny Karabakh, il y avait également les sept districts azéris environnants (avec notamment parfois une importante présence kurde) conquis et dont la population fut expulsée également : Lachin, Kelbajar, Agdam, Fizuli, Kubatly, Jabrayil, et Zangelan.

Les nationalistes arméniens poussèrent au maximum l’humiliation. Robert Kocharian, du Nagorny Karabagh et donc de nationalité azérie, fut le premier président de la « République du Haut Karabagh », de 1994 à 1997. Puis, il fut premier ministre de l’Arménie de 1997 à 1998 et président de l’Arménie de 1998 à 2008 !

Le drapeau de la république dite d’Artsakh, consistant en un drapeau arménien divisé/réunifié

Dans l’idéologie officielle, et c’était vrai depuis 1988, il y eut une assimilation des Azéris aux « turco-tatars » et une assimilation des « turco-tatars » aux « turcs ottomans ». Les Azéris étaient assimilés à des Turcs ne pouvant, aux yeux des nationalistes arméniens, qu’être des fanatiques génocidaires.

Le prix à payer fut énorme pour l’Arménie. Le pays était ruiné, l’émigration massive au point qu’il n’y avait plus que 2,5 millions d’habitants. L’État se retrouvait aux mains de fanatiques nationalistes corrompus, avec une instabilité politique très grande, dont l’une des expressions fut en octobre 1999 une opération commando de nationalistes liquidant en pleine séance parlementaire le premier ministre arménien, le porte-parole du parlement et six autres personnalités politiques.

Les dépenses faites par les nécessités et les effets de cette politique chauvine agressive sont telles que l’Arménie mit des années à moderniser les infrastructures de sa capitale, pendant que le reste du pays était littéralement à l’abandon, y compris la ville de Gyumri, toujours dévastée depuis le séisme de 1988.

Et encore, la corruption s’affiche de manière écœurante dans la ville actuelle, où l’on ne compte plus les casinos, les bars à prostituées ou les églises construites avec l’argent détourné par les élites décadentes. La jeunesse, qui étouffe sous tous ces blocages, l’étau de la guerre et la toute puissance de l’armée, multiplie les soulèvements ou fuit massivement depuis les années 2000.

À cela s’ajoute l’influence russe, massive, avec l’installation d’une grande base militaire, prix à payer pour contrebalancer une éventuelle intervention turque.

Et, surtout, plus l’Arménie s’arrachait, lentement, à l’aveuglement nationaliste, plus l’Azerbaïdjan y sombrait de son côté.

Le groupe de Minsk

L’Arménie s’est en fait reposer sur sa victoire initiale et sur la volonté des impérialistes, alors, de geler la situation. Le début des années 1990 marque en effet un redémarrage de l’expansion capitaliste, dans le prolongement de la chute du bloc du social-impérialisme soviétique. La guerre arméno-azerbaïdjanaise ne collait pas au panorama.

Dans ce cadre fut formé le « Groupe de Minsk », composé d’une série de pays devant superviser des négociations n’ayant jamais réellement lieu en tant que telles : les États-Unis, la France, la Russie, la Biélorussie, l’Allemagne, l’Italie, la Suède, la Finlande, la Turquie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Il y a bien de très nombreuses rencontres au plus haut niveau entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui se sont tenus, mais sans jamais aboutir, de par les positions nationalistes antagoniques. L’Arménie s’est imaginée, aveuglée par son oligarchie et les nationalistes arméniens, que la situation en resterait là.

Tous ses efforts tendaient à faire reconnaître progressivement par la communauté internationale, et notamment au Conseil de l’Europe, où siège et l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la réalité de l’indépendance du Haut-Karabagh, voire même son rattachement à l’Arménie.

L’ultra-nationalisme azéri à la conquête de l’hégémonie

Le nationalisme azéri avait été initialement broyé par le gouvernement pro-russe, mais il réussit progressivement à prendre le dessus. La première étape fut la victoire des nationalistes azéris aux présidentielles de 1992, avec 64 % pour Aboulfaz Eltchibeï. Celui-ci dut cependant s’enfuir dès 1993 à la suite d’un coup d’État pro-russe mené par Souret Husseïnov, pavant la voie la même année à la présidence pro-russe de l’autocrate Heydar Aliyev, « père de la nation azérie ».

Son fils Ilham Aliyev prit le relais en 2003, qui dans le même esprit clanique pro-russe nomma sa femme vice-président en 2017 et reçut de l’Ordre de gloire et d’honneur, la plus haute décoration de l’Église orthodoxe russe ! Il fut également réélu avec 86 % des voix aux présidentielles de 2018.

Sa démagogie nationaliste est sans limites. Lorsqu’un officier azerbaïdjanais, Ramil Safarov, tua un officier arménien dans son sommeil dans le cadre d’un programme d’études de l’OTAN, il fit en sorte de le rapatrier pour soi-disant qu’il finisse de purger sa peine au pays. Il le libéra alors immédiatement après l’avoir accueilli en héros, le faisant monter en grade, lui payant plus de 8 ans de solde (le temps qu’il avait passé en prison), lui donnant une maison et une décoration.

Le drapeau de l’Azerbaïdjan

Profitant du développement des activités pétrolières et d’une économie (oligarchique et rentière) en expansion grâce au pétrole (formant 80-90 % des revenus), la ligne fut alors d’aller au conflit et cela convergeait avec la dynamique turque.

L’Arménie se retrouvait alors face à une situation totalement nouvelle à la fin des années 2010, avec l’Azerbaïdjan en expansion économique, se militarisant à coups d’investissements massifs bien supérieurs à ceux de l’Arménie, travaillant de concert avec la Turquie, qui reprenait pied dans la région en se rapprochant également de la Géorgie.

Géorgie dont Recep Tayyip Erdogan, le président de la Turquie, a même affirmé qu’il était originaire lors d’une visite officielle dans ce pays, manière de souligner le caractère soi-disant au-delà des ethnies de ses prétentions panturques en direction du Caucase.

L’emblème de l’Azerbaïdjan

La question iranienne et russe

La seule chose qui sauve relativement l’Arménie est la Russie, qui a une puissante présence tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan et qui aimerait bien calmer le jeu, même si elle a initialement soutenu l’Arménie au début des années 1990. La Russie se retrouve dans les faits dans une position intenable.

Il y a également l’Iran. De ses 1254 kilomètres de frontière, les 268 km de frontière avec la Turquie, comme les 996 km avec l’Azerbaïdjan, sont fermés. Reste 165km avec la Géorgie et 35 avec l’Iran, dans une région montagneuse difficilement praticable cependant.

L’Iran pourrait être proche de l’Azerbaïdjan, tous deux ayant une population relevant en majorité de l’Islam chiite, mais le 1/3 environ de la population iranienne est azérie et le régime se méfie d’un éventuel expansionnisme azéri.

Le nationaliste azéri Gudrat Hasanguliyev prônait même en 2008 le changement du nom du pays, d’Azerbaïdjan en Azerbaïdjan du nord, sous-entendant qu’il fallait se « réunifier » avec la partie sud, en Iran.

Il faut cependant noter que c’est davantage l’Iran qui attire les Azéris, de par son importante dynamique culturelle et de par la présence de centaines de milliers de personnes relevant de minorités persanes (tels les Talysh), et que le nationalisme azéri préfère se tourner vers la Turquie, en mode « panturc ».

L’Azerbaïdjan a également besoin de l’Iran pour maintenir sa continuité avec le Nakhitchevan, puisque la seule route qui les relie passe aujourd’hui par son territoire. Ceci fait aujourd’hui de Tabriz le nœud où se croisent les échanges en direction de tous ses territoires voisins, entre lesquels la soi-disant « chute du Rideau de fer » a dressé des barrières autrement insurmontables, baignés du sang de peuples que l’élan démocratique du Socialisme avait commencé à unifier.

Comment l’Arménie peut-elle se sortir de sa dramatique situation ?

L’oligarchie arménienne a joué avec le feu et une partie de la diaspora a cédé aux illusions chauvines d’une expansion « naturelle », sans prendre en compte le tracé de l’histoire ni la perspective démocratique historiquement nécessaire.

Maintenant, l’Arménie est au pied du mur. Et sa situation reflète d’ailleurs celles des peuples d’Orient dans leur ensemble, minés par le nationalisme identitaire, qui les atomise jusqu’au génocide des plus vulnérables selon le jeu des circonstances.

Mais les Arméniens, comme leurs voisins, ont plus à partager, plus à construire, plus à élever que d’alimenter cette noire spirale des petits chauvinismes.

Ces petits manipulateurs de l’identité qui dessinent sur des cartes leurs chimères avec le sang des peuples… échoueront devant la démocratie portée par le Socialisme !

Ces petits traîtres empressés de faire des affaires une fois leur position conquise sur le dos des masses… seront punis par les peuples épris de paix et de fraternité !

L’avenir n’appartient pas à la quête de richesse de la part d’une oligarchie corrompue et décadente qui est la seule à jouir des effets de cet effondrement général de la civilisation.

L’Arménie et particulièrement sa jeunesse doivent lever le drapeau de la démocratie en direction de l’Azerbaïdjan et de ses peuples, tout comme les masses azéries doivent rejeter le panturquisme pour se tourner vers l’internationalisme prolétarien !

Tel est le mouvement même de l’histoire, telle est cette certitude qui doit guider la conscience civilisée, telle est la lumière d’une aube nouvelle vers laquelle les peuples de ces pays doivent se tourner et se rassembler. Telle est la promesse, et l’honneur, du Socialisme.

Le programme du KAPD

MAI 1920

C’est dans le tourbillon de la révolution et de la contre-révolution que s’est accomplie la fondation du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne.

Mais la naissance du nouveau parti ne date pas de Pâques 1920, moment où le rassemblement de l’ « opposition », qui n’était unie jusqu’ici que par des contacts vagues, trouva sa conclusion organisationnelle. L’heure de la naissance du KAPD coïncide avec la phase de développement du KPD (Ligue Spartacus), au cours de laquelle une clique de chefs irresponsables, plaçant ses intérêts personnels au-dessus des intérêts de la révolution prolétarienne, a entrepris d’imposer sa conception personnelle de la « mort » de la révolution allemande à la majorité du parti.

Celui-ci se dressa alors énergiquement contre cette conception personnellement intéressée. Le KAPD est né lorsque cette clique, se fondant sur cette conception personnelle qu’elle avait élaborée, voulut transformer la tactique du parti, jusqu’ici révolutionnaire, en une tactique réformiste. Cette attitude traîtresse des Lévi, Posner et Compagnie justifie une nouvelle fois la reconnaissance du fait que l’élimination radicale de toute politique de chefs doit constituer la première condition du progrès impétueux de la révolution prolétarienne en Allemagne.

C’est en réalité la racine des oppositions qui sont apparues entre nous et la Ligue Spartakus, oppositions d’une telle profondeur que la faille qui nous sépare de la Ligue Spartakus (=du KPD)est plus grande que l’opposition qui existe entre les Lévi, les Pieck, les Thalheimer, etc., d’un côté et les Hilferding, les Crispien, les Stampfer, les Legien de l’autre.

L’idée qu’il faut faire de la volonté révolutionnaire des masses le facteur prépondérant dans les prises de position tactiques d’une organisation réellement prolétarienne, est le leitmotiv de la construction organisationnelle de notre parti. Exprimer l’autonomie des membres dans toutes les circonstances, c’est le principe de base d’un parti prolétarien, qui n’est pas un parti dans le sens traditionnel.

Il est donc pour nous évident que le programme du parti, que nous transmettons ici à nos organisations et qui a été rédigé par la commission du programme mandatée par le congrès, doit rester un projet de programme jusqu’à ce que le prochain congrès ordinaire se déclare d’accord avec la présente version. Du reste des propositions d’amendements, qui concerneraient les prises de position fondamentales et tactiques du parti, sont à peine probables, dans la mesure où le programme ne fait que formuler fidèlement, dans un cadre plus large, le contenu de la déclaration programmatique adoptée à l’unanimité par le congrès du parti. Mais d’éventuels amendements formels ne changeront rien à l’esprit révolutionnaire qui anime chaque ligne du programme.

La reconnaissance marxiste de la nécessité historique de la dictature du prolétariat reste pour nous un guide immuable; inébranlable reste notre volonté de mener le combat pour le socialisme dans l’esprit de la lutte de classe internationale. Sous ce drapeau, la victoire de la révolution prolétarienne est assurée.

Berlin. Mi-mai 1920.

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* *

La crise économique mondiale, née de la guerre mondiale, avec ses effets économiques et sociaux monstrueux, et dont l’image d’ensemble produit l’impression foudroyante d’un unique champ de ruines aux dimensions colossales, ne signifie qu’une seule chose : le crépuscule des dieux de l’ordre mondial bourgeois-capitaliste est entamé.

Aujourd’hui il ne s’agit pas d’une des crises économiques périodiques, propres au mode de production capitaliste; c’est la crise du capitalisme lui-même; secousses convulsives de l’ensemble de l’organisme social, éclatement formidable d’antagonismes de classes d’une acuité jamais vue, misère générale pour de larges couches populaires, tout cela est un avertissement fatidique à la société bourgeoise.

Il apparaît de plus en plus clairement que l’opposition entre exploiteurs et exploités qui s’accroît encore de jour en jour, que la contradiction entre capital et travail, dont prennent de plus conscience même les couches jusque là indifférentes du prolétariat, ne peut être résolue. Le capitalisme a fait l’expérience de son fiasco définitif; il s’est lui-même historiquement réduit à néant dans la guerre de brigandage impérialiste, il a créé un chaos, dont la prolongation insupportable place le prolétariat devant l’alternative historique : rechute dans la barbarie ou construction d’un monde socialiste.

De tous les peuples de la terre, seul le prolétariat russe a jusqu’ici réussi dans des combats titanesques à renverser la domination de sa classe capitaliste et à s’emparer du pouvoir politique.

Dans une résistance héroïque il a repoussé l’attaque concentrée de l’armée de mercenaires organisée par le capital international, et il se voit maintenant confronté à une tâche qui dépasse l’entendement par sa difficulté : construire, sur une base socialliste, l’économie totalement détruite par la guerre civile qui lui a succédé pendant plus de deux ans. Le destin de la république des conseils russes dépend du développement de la révolution prolétarienne en Allemagne. Après la victoire de la révolution allemande, on se trouvera en présence d’un bloc économique socialiste qui, au moyen de l’échange réciproque des produits de l’industrie et de l’agriculture, sera en mesure d’établir un mode de production véritablement socialiste, en n’étant plus obligé de faire des concessions économiques, et par là aussi politiques, au capital mondial.

Si le prolétariat mondial ne remplit pas à très court terme sa tâche historique, le développement de la révolution mondiale sera remis en question pour des années, si ce n’est des dizaines d’années. En fait, c’est l’Allemagne qui est aujourd’hui la clé de la révolution mondiale. La révolution dans les pays « vainqueurs » de l’Entente ne peut se mettre en branle, que lorsqu’aura été levée la grande barrière en Europe Centrale. Les conditions économiques de la révolution prolétarienne sont logiquement incomparablement plus favorables en Allemagne que dans les pays « vainqueurs » de l’Europe occidentale.

L’économie allemande pillée impitoyablement après la signature de la paix de Versailles a fait mûrir une paupérisation qui pousse à bref délai à la solution violente d’une situation catastrophique. En outre la paix de brigands versaillaise n’aboutit pas seulement à peser au-delà de toute mesure sur le mode de production capitaliste en Allemagne, mais elle pose au prolétariat des fers qu’il ne peut supporter : son aspect le plus dangereux, c’est qu’elle sape les fondements économiques de la future économie socialiste en Allemagne, et donc, dans ce sens, également, remet en question le développement de la révolution mondiale. Seule une poussée en avant impétueuse de la révolution prolétarienne allemande peut nous sortir de ce dilemme. La situation économique et politique en Allemagne est plus que mûre pour l’éclatement de la révolution prolétarienne.

A ce stade de l’évolution historique, où le processus de décomposition du capitalisme ne peut être voilé artificiellement que par un spectacle de positions de forces apparentes, tout doit tendre à aider le prolétariat à acquérir la conscience qu’il n’a besoin que d’une intervention énergique pour user efficacement du pouvoir qu’il possède déjà effectivement. A une époque de la lutte de classe révolutionnaire, comme celle-ci, où la dernière phase de la lutte entre le capital et le travail est entamée et où le combat décisif lui-même est déjà en train, il ne peut être question de compromis avec l’ennemi mortel, mais d’un combat jusqu’à l’anéantissement. En particulier, il faut attaquer les institutions qui tendent à jeter un pont au-dessus des antagonismes de classes et qui s’orientent ainsi vers une sorte de « commmunauté de travail » politique ou économique entre exploitateurs et exploités.

Au moment où les conditions objectives de l’éclatement de la révolution prolétarienne sont données, sans que la crise permanente ne connaisse une aggravation définitive, ou bien au moment où une aggravation catastrophique se produit, sans qu’elle soit conçue et exploitée jusque dans ses dernières conséquences par le prolétariat, il doit y avoir des raisons de nature subjective pour freiner le progrès accéléré de la révolution. Autrement dit, l’idéologie du prolétariat se trouve encore en partie prisonnière de représentations bourgeoises ou petites-bourgeoises.

La psychologie du prolétariat allemand, dans son aspect présent, ne montre que trop distinctement les traces de l’esclavage militariste séculaire, avec en plus les signes caractéristiques d’un manque de conscience de soi; c’est le produit naturel du crétinisme parlementaire de la vieille social-démocratie et de l’USPD d’un côté, de l’absolutisme de la bureaucratie syndicale de l’autre. Les éléments subjectifs jouent un rôle décisif dans la révolution allemande. Le problème de la révolution allemande est le problème du développement de la conscience de soi du prolétariat allemand.

Reconnaissant cette situation ainsi que la nécessité d’accélérer le rythme du développement de la révolution dans le monde, fidèle également à l’esprit de la 3Internationale, le KAPD combat pour la revendication maximale de l’abolition immédiate de la démocratie bourgeoise et pour ladictature de la classe ouvrière. Il rejette dans la constitution démocratique le principe, doublement absurde et intenable dans la période actuelle, qui veut concéder à la classe capitaliste exploiteuse elle aussi des droits politiques et le pouvoir de disposer exclusivement des moyens de production.

Conformément à ses vues maximalistes, le KAPD se déclare également pour le rejet de toutes les méthodes de lutte réformistes et opportunistes, dans lesquelles il ne voit qu’une manière d’esquiver les luttes sérieuses et décisives avec la classe bourgeoise. Il ne veut pas esquiver ces luttes, au contraire, il les provoque. Dans un Etat qui porte tous les symptômes de la période de décadence du capitalisme, la participation au parlementarisme appartient aussi aux méthodes réformistes et opportunistes.

Exhorter, dans une telle période, le prolétariat à participer aux élections au parlement, cela signifie réveiller et nourrir chez lui l’illusion dangereuse que la crise pourrait être dépassée par des moyens parlementaires; c’est appliquer un moyen utilisé autrefois par la bourgeoisie dans sa lutte de classe, alors que l’on est dans une situation où seuls des moyens de lutte de classe prolétariens, appliqués de manière résolue et sans ménagements, peuvent avoir une efficacité décisive. La participation au parlementarisme bourgeois, en pleine progression de la révolution prolétarienne, ne signifie également en fin de compte rien d’autre que le sabotage de l’idée des conseils.

L’idée des conseils dans la période de la lutte prolétarienne pour le pouvoir politique est au centre du processus révolutionnaire.

L’écho plus ou moins fort que l’idée des conseils suscite dans la conscience des masses est le thermomètre qui permet de mesurer le développement de la révolution sociale. La lutte pour la reconnaissance de conseils d’entreprise révolutionnaires et de conseils ouvriers politiques dans le cadre d’une situation révolutionnaire déterminée naît logiquement de la lutte pour la dictature du prolétariat contre la dictature du capitalisme. Cette lutte révolutionnaire, dont l’axe politique spécifique est constitué par l’idée des conseils, s’oriente,sous la pression de la nécessité historique, contre la totalité de l’ordre social bourgeois et donc aussi contre sa forme politique, le parlementarisme bourgeois. Système des conseils ou parlementarisme? C’est une question d’importance historique.

Edification d’un monde communiste-prolétarien ou naufrage dans le marais de l’anarchie capitaliste-bourgeoise? Dans une situation aussi totalement révolutionnaire que la situation actuelle en Allemagne, la participation au parlementarisme signifie donc non seulement saboter l’idée des conseils, mais aussi par surcroît galvaniser le monde capitaliste bourgeois en putréfaction et, par là, de manière plus ou moins voulue, ralentir le cours de la révolution prolétarienne.

A côté du parlementarisme bourgeois, les syndicats y forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne.

Leur attitude pendant la guerre mondiale est connue. Leur influence décisive sur l’orientation principielle et tactique du vieux parti social-démocrate conduisit à la proclamation de l’ « union sacrée » avec la bourgeoisie allemande, ce qui équivalait à une déclaration de guerre au prolétariat international. Leur efficacité social-traître trouva sa continuation logique lors de l’éclatement de la

révolution de novembre 1918 en Allemagne : ils attestèrent leurs intentions contre-révolutionnaires en constituant avec les industriels allemands en pleine crise une « communauté de travail » (Arbeitsgemeinschaft) pour la paix sociale. Ils ont conservé leur tendance contre-révolutionnaire jusqu’à aujourd’hui, pendant toute la période de la révolution allemande. C’est la bureaucratie des syndicats qui s’est opposée avec le plus de violence à l’idée des conseils qui s’enracinait de plus en plus profondément dans la classe ouvrière allemande; c’est elle qui a trouvé les moyens de paralyser avec succès des tendances politiques visant à la prise du pouvoir par le prolétariat, tendances qui résultaient logiquement des actions de masses économiques.

Le caractère contre-révolutionnaire des organisations syndicales est si notoire que de nombreux patrons en Allemagne n’embauchent que les ouvriers appartenant à un groupement syndical. Cela dévoile au monde entier que la bureaucratie syndicale prendra une part active au maintien futur du système capitaliste qui craque par toutes ses jointures. Les syndicats sont ainsi, à côté des fondements bourgeois, l’un des principaux piliers de l’Etat capitaliste. L’histoire syndicale de ces derniers 18 mois a amplement démontré que cette formation contre-révolutionnaire ne peut être transformée de l’intérieur.

La révolutionnarisation des syndicats n’est pas une question de personnes : le caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur structure et dans leur système spécifique eux-mêmes. Ceci entraîne la sentence de mort pour les syndicats; seule la destruction même des syndicats peut libérer le chemin de la révolution sociale en Allemagne. L’édification socialiste a besoin d’autre chose que de ces organisations fossiles.

C’est dans les luttes de masses qu’est apparue l’organisation d’entreprise. Elle fait surface comme quelque chose qui n’a jamais eu ne serait-ce qu’un équivalent, mais là n’est pas la nouveauté. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle perce partout pendant la révolution, comme une arme nécessaire de la lutte de classe contre le vieil esprit et le vieux fondement qui lui est à la base.

Elle correspond à l’idée des conseils; c’est pourquoi elle n’est absolument pas une pure forme ou un nouveau jeu organisationnel, ou même une « belle nuit mystique « ; naissant organiquement dans le futur, constituant le futur, elle est la forme d’expression d’une révolution sociale qui tend à la société sans classes. C’est une organisation de lutte prolétarienne pure. Le prolétariat ne peut pas être organisé pour le renversement sans merci de la vieille société s’il est déchiré en métiers, à l’écart de son terrain de lutte; pour cela il faut que la lutte soit menée dans l’entreprise. C’est là que l’on est l’un à côté de l’autre comme camarades de classe, c’est là que tous sont forcés d’être égaux en droit. C’est là que la masse est le moteur de la production et qu’elle est poussée sans arrêt à pénétrer son secret et à le diriger elle-même.

C’est là que la lutte idéologique, la révolutionnarisation de la conscience se fait dans un tumulte permanent, d’homme à homme, de masse à masse. Tout est orienté vers l’intérêt de classe suprême, non vers la manie de fonder des organisations, et l’intérêt de métier est réduit à la mesure qui lui revient. Une telle organisation, l’épine dorsale des conseils d’entreprise, devient un instrument infiniment plus souple de la lutte de classe, un organisme au sang toujours frais, vu la possibilité permanente de réélections, de révocations, etc.

Poussant dans les actions de masse et avec elles, l’organisation d’entreprise devra naturellement se créer l’organisme central qui correspond à son développement révolutionnaire. Son affaire principale sera le développement de la révolution et non pas les programmes, les statuts et les plans dans les détails. Elle n’est pas une caisse de soutien ou une assurance sur la vie, même si — cela va de soi — elle ne craint pas de faire des collectes pour le cas où il serait nécessaire de soutenir des grèves. Propagande ininterrompue pour le socialisme, assemblées d’entreprise, discussions politiques, etc., tout cela fait partie de ses tâches; bref, c’est la révolution dans l’entreprise.

En gros, le but de l’organisation d’entreprise est double. Le premier but, c’est de détruire les syndicats, la totalité de leurs bases et l’ensemble des idées non prolétariennes qui sont concentrées en eux. Aucun doute bien sûr que dans cette lutte l’organisation d’entreprise enfoncera comme ses ennemis acharnés toutes les formations bourgeoises; mais elle fera de même aussi avec les partisans de l’USPD et du KPD, soit que ceux-ci se meuvent encore inconsciemment dans les vieux schémas de la social-démocratie (même s’ils adoptent un programme politique différent, ils s’en tiennent au fond à une critique politico-morale des « erreurs  » de la social-démocratie), soit qu’ils soient ouvertement des ennemis, dans la mesure où le trafic politique, l’art diplomatique de se tenir toujours « en haut » leur importe plus que la lutte gigantesque pour le « social » en général.

Devant ces petites misères, il n’y a aucun scrupule à avoir. Il ne peut y avoir aucun accord avec l’USPD tant qu’elle ne reconnaît pas, sur la base de l’idée des conseils, la justification des organisations d’entreprises, lesquelles ont sûrement encore besoin de transformation et sont aussi encore capables d’être transformées. Une grande partie des masses les reconnaîtra avant l’USPD comme direction politique. C’est un bon signe.

L’organisation d’entreprise, en déclenchant des grèves de masses et en transformant leur orientation politique, se basant chaque fois sur la situation politique de moment, contribuera d’autant plus rapidement et d’autant plus sûrement à démasquer et à anéantir le syndicat contre-révolutionnaire.

Le deuxième grand but de l’organisation d’entreprise est de préparer l’édification de la société communiste.

Peut devenir membre de l’organisation d’entreprise tout ouvrier qui se déclare pour la dictature du prolétariat. En plus il faut rejeter résolument les syndicats, et être résolument libéré de leur orientation idéologique. Cette dernière condition devra être la pierre de touche pour être admis dans l’organisation d’entreprise. C’est par là que l’on manifeste son adhésion à la lutte de classe prolétarienne et à ses méthodes propres; on n’a pas à exiger l’adhésion à un programme de parti plus précis. De par sa nature et sa tendance l’organisation d’entreprise sert le communisme et conduit à la société communiste.

Son noyau sera toujours expressément communiste, sa lutte pousse tout le monde dans la même direction.

Mais, alors qu’un programme de parti sert et doit servir en majeure partie à l’actualité (au sens large, naturellement), alors que des qualités intellectuelles sérieuses sont exigées chez les membres du parti et qu’un parti politique comme le Parti Communiste Ouvrier (KAPD), progressant en avant et se modifiant rapidement en liaison avec le processus révolutionnaire mondial, ne peut jamais avoir une grande importance quantitative (à moins qu’il ne régresse et se corrompe), les masses révolutionnaires, au contraire, sont unies dans les organisations d’entreprises par la conscience de leur solidarité de classe, la conscience d’appartenir au prolétariat.

C’est là que se prépare organiquement l’union du prolétariat; alors que sur la base d’un programme de parti cette union n’est jamais possible. L’organisation d’entreprise est le début de la forme communiste et devient le fondement de la société communiste à venir.
L’organisation d’entreprise résout ses tâches en union étroite avec le KAPD (Parti Communiste Ouvrier).

L’organisation politique a comme tâche de rassembler les éléments avancés de la classe ouvrière sur la base du programme du parti.

Le rapport du parti à l’organisation d’entreprise résulte de la nature de l’organisation d’entreprise.

Le travail du KAPD à l’intérieur de ces organisations sera celui d’une propagande inlassable. Les cadres révolutionnaires dans l’entreprise deviennent l’arme mobile du parti. De plus il est naturellement nécessaire que le parti lui aussi prenne un caractère toujours plus prolétarien, une expression de classe prolétarienne, qu’il satisfasse à la dictature par en bas. Par là le cercle de ses tâches s’élargit, mais en même temps il acquiert le plus puissant des soutiens. Ce qui doit être obtenu, c’est que la victoire (la prise du pouvoir par le prolétariat) aboutisse à la dictature de la classe et non pas à la dictature de quelques chefs de parti et de leur clique. L’organisation d’entreprise en est la garantie.

La phase de la prise du pouvoir politique par le prolétariat exige la répression la plus acharnée des mouvements capitalistes-bourgeois.

Cela sera atteint par la mise en place d’une organisation de conseils exerçant la totalité du pouvoir politique et économique. L’organisation d’entreprise elle-même devient dans cette phase un élément de la dictature prolétarienne, exercée dans l’entreprise par le conseil d’entreprise ayant pour base l’organisation d’entreprise. Celle-ci a en outre pour tâche dans cette phase de tendre à se transformer en fondement du système économique des conseils.

L’organisation d’entreprise est une condition économique de la construction de la communauté (Gemeinwesen) communiste. La forme politique de l’organisation de la communauté communiste est le système des conseils. L’organisation d’entreprise intervient pour que le pouvoir politique ne soit exercé que par l’exécutif des conseils.

Le KAPD lutte donc pour la réalisation du programme révolutionnaire maximum, dont les revendications concrêtes sont contenues dans les points suivants:

I. Domaine politique

  1. Fusion politique et économique immédiate avec tous les pays prolétariens victorieux (Russie des Soviets, etc.), dans l’esprit de la lutte de classe internationale, dans le but de se défendre en commun contre les tendances agressives du capital mondial.
  2. Armement de la classe ouvrière révolutionnaire politiquement organisée, mise en place de groupes de défense militaire locaux (Ortswehren), formation d’une armée rouge; désarmement de la bourgeoisie, de toute la police, de tous les officiers, des « groupes de défense des habitants » (Einwohnerwehren), etc.
  3. Dissolution de tous les parlements et de tous les conseils municipaux.
  4. Formation de conseils ouvriers comme organes du pouvoir législatif et exécutif. Election d’un conseil central des délégués des conseils ouvriers d’Allemagne.
  5. Réunion d’un congrès des conseils allemands comme instance politique constituante suprême de l’Allemagne des Conseils.
  6. Remise de la presse à la classe ouvrière sous la direction des conseils politiques locaux.
  7. Destruction de l’appareil judiciaire bourgeois et installation immédiate de tribunaux révolutionnaires. Prise en charge de la puissance pénitenciaire bourgeoise et des services de sécurité par des organes prolétariens adéquats.

II. Domaine économique, social et culturel

  1. Annulation des dettes d’Etat et des autres dettes publiques, annulation des emprunts de guerre
  2. Expropriation par la république des conseils de toutes les banques, mines, fonderies,de même que des grandes entreprises dans l’industrie et le commerce.
  3. Confiscation de toutes les richesses à partir d’un certain seuil qui doit être fixé par le conseil central des conseils ouvriers d’Allemagne.
  4. Transformation de la propriété foncière privée en propriété collective sous la direction des conseils locaux et des conseils agraires (Gutsräte) compétents.
  5. Prise en charge de tous les transports publics par la république des conseils.
  6. Régulation et direction centrale de la totalité de la production par les conseils économiques supérieurs qui doivent être investis par le congrès des conseils économiques.
  7. Adaptation de l’ensemble de la production aux besoins, sur la base des calculs économiques statistiques les plus minutieux.
  8. Mise en vigueur impitoyable de l’obligation au travail.
  9. Garantie de l’existence individuelle relativement à la nourriture, l’habillement, le logement, la vieillesse, la maladie, l’invalidité, etc.
  10. Abolition de toutes les différences de castes, des décorations et des titres. Egalité juridique et sociale complète des sexes.
  11. Transformation radicale immédiate du ravitaillement, du logement et de la santé dans l’intérêt de la population prolétarienne.
  12. En même temps que le KAPD déclare la guerre la plus résolue au mode de production capitaliste et à l’Etat bourgeois, il dirige son attaque contre la totalité de l’idéologie bourgeoise et se fait le pionnier d’une conception du monde prolétarienne-révolutionnaire. Un facteur essentiel de l’accélération de la révolution sociale réside dans la révolutionnarisation de tout l’univers intellectuel du prolétariat. Conscient de ce fait, le KAPD soutient toutes les tendances révolutionnaires dans les sciences et les arts, dont le caractère correspond à l’esprit de la révolution prolétarienne.
    En particulier le KAPD encourage toutes les entreprises sérieusement révolutionnaires qui permettent à la jeunesse des deux sexes de s’exprimer elle-même. Le KAPD rejette toute domination de la jeunesse.
    La lutte politique contraindra la jeunesse elle-même à un développement supérieur de ses forces, ce qui nous donne la certitude qu’elle accomplira ses grandes tâches avec une clarté et une résolution totales.
    Dans l’intérêt de la révolution, c’est un devoir du KAPD que la jeunesse obtienne dans sa lutte tout le soutien possible.
    Le KAPD est conscient qu’également après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, un grand domaine d’activité revient à la jeunesse dans la construction de la société communiste : la défense de la république des conseils par l’armée rouge, la transformation du processus de production, la création de l’école du travail communiste qui résout ses tâches créatrices en union étroite avec l’entreprise.

Voilà le programme du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne. Fidèle à l’esprit de la Troisième Internationale, le KAPD reste attaché à l’idée des fondateurs du socialisme scientifique, selon laquelle la conquête du pouvoir politique par le prolétariat signifie l’anéantissement du pouvoir politique de la bourgeoisie. Anéantir la totalité de l’appareil d’Etat bourgeois avec son armée capitaliste sous la direction d’officiers bourgeois et agraires, avec sa police, ses geôliers et ses juges, avec ses curés et ses bureaucrates — voilà la première tâche de la révolution prolétarienne. Le prolétariat victorieux doit donc être cuirassé contre les coups de la contre-révolution bourgeoise.

Lorsqu’elle lui est imposée par la bourgeoisie, le prolétariat doit s’efforcer d’écraser la guerre civile avec une violence impitoyable. Le KAPD a conscience que la lutte finale entre le capital et le travail ne peut être enfermée à l’intérieur des frontières nationales. Aussi peu que le capitalisme s’arrête devant les frontières nationales et se laisse retenir par quelque scrupule national que ce soit dans sa razzia à travers le monde, aussi peu le prolétariat doit-il perdre des yeux, sous l’hypnose d’idéologies nationales, l’idée fondamentale de la solidarité internationale de classe.

Plus l’idée de la lutte de classe internationale sera clairement conçue par le prolétariat, plus on mettra de conséquence à en faire le leitmotiv de la politique prolétarienne mondiale, et plus impétueux et massifs seront les coups de la révolution mondiale qui briseront en morceaux le capital mondial en décomposition.

Bien au-dessus de toutes les particularités nationales, bien au-dessus de toutes les frontières, de toutes les patries brille pour le prolétariat, d’un rayonnement éternel, le fanal: PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS.

Berlin. 1920.

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Paul Mattick sur Karl Kautsky

[Ici Paul Mattick résume les fondements de la critique gauchiste de la social-démocratie et de son prolongement bolchevik.]

« KARL KAUTSKY : DE MARX A HITLER » (1939)

Karl Kautsky est mort à Amsterdam vers la fin de 1938; il avait alors 84 ans. On a vu en lui le plus éminent théoricien que le marxisme ait compté dans ses rangs depuis la mort de ses fondateurs, et l’on n’exagérerait pas en soutenant qu’il en fut le plus représentatif. Kautsky unit en sa personne, de la manière la plus nette, les côtés révolutionnaires et les côtés réactionnaires de ce mouvement.

Mais alors qu’Engels était en droit de déclarer sur la tombe de Marx que son ami  » fut avant tout un révolutionnaire « , personne n’aurait eu l’idée d’en dire autant sur celle de son disciple le plus connu. Lui consacrant un article nécrologique, Friedrich Adler écrivait :  » Théoricien et homme politique, Kautsky restera toujours en butte à la critique; mais il avait l’esprit ouvert et, toute sa vie, demeura fidèle à ce maître suprême : sa conscience  » (1).

La conscience de Kautsky se forma à l’époque où la social-démocratie allemande prenait son essor. Autrichien de naissance, il était le fils d’un peintre en décors, attaché au Théâtre impérial de Vienne. Dès 1875, tout juste majeur, il collaborait à la presse ouvrière, mais il n’adhéra qu’en 1880 au parti social-démocrate d’Allemagne et, dès lors, pour reprendre ses propres paroles, il se mit  » à évoluer en direction d’un marxisme conséquent, méthodique  » (2).

C’est la lecture de l’Anti-Dühring d’Engels qui, comme beaucoup, l’avait poussé dans cette voie et il dut pour une bonne part son orientation à Eduard Bernstein, alors secrétaire du  » millionnaire  » socialiste Hochberg (qui finança la publication de ses premiers ouvrages). Grâce à sa plume, Kautsky acquit bientôt une grande notoriété au sein du mouvement ouvrier; en 1883, il fonda la revue Die Neue Zeit qui, sous sa direction, devint le principal organe théorique de la social-démocratie allemande.

L’œuvre de Kautsky ne laisse pas de surprendre non seulement par la multiplicité des thèmes qui s’y trouvent abordés, mais aussi par son étendue. Une bibliographie même choisie de cet auteur couvrirait en effet des pages et des pages. Tout ce qui eut quelque importance dans le mouvement socialiste, au cours de ces soixante dernières années, tout ce qui semblait en avoir aussi, a trouvé un écho dans cette œuvre.

Celle-ci révèle que Kautsky fut essentiellement un professeur et que, considérant la société du point de vue du maître d’école, il était parfaitement qualifié pour le rôle d’inspirateur qui fut le sien dans un mouvement dont le grand souci fut toujours d’éduquer les ouvriers, de même que les capitalistes.

En sa qualité de spécialiste des  » aspects théoriques  » du marxisme, Kautsky pouvait sembler plus révolutionnaire qu’il n’eût convenu au mouvement qu’il servait. Il passait pour un marxiste  » orthodoxe  » et s’efforçait de sauvegarder l’héritage de Marx à la manière d’un trésorier veillant sur les deniers de l’organisation.

Cependant, le côté  » révolutionnaire  » de son enseignement ne paraissait tel que dans la mesure où il faisait contraste avec l’idéologie bourgeoise généralement professée avant la guerre. En revanche, par rapport aux théories révolutionnaires élaborées par Marx et Engels, ses théories n’étaient ni plus ni moins qu’un retour à des formes de pensée moins élaborées ainsi qu’à une conception moins nette du système capitaliste et de ses implications. Gardien du trésor marxiste, il ne soupçonna jamais tout ce que celui-ci contenait.

En 1862, dans une lettre à Kugelmann, Marx exprimait l’espoir que les moins  » populaires  » de ses Œuvres, écrites en vue de révolutionner la science économique, finiraient par trouver le chemin du grand public; une fois la base scientifique posée, la vulgarisation serait aisée, ajoutait-il.  » C’est en 1883, écrit Kautsky, que je découvris ma vocation : diffuser, vulgariser et, pour autant que j’en fusse capable, approfondir les résultats scientifiques obtenus par Marx sur le plan de la pensée et de la recherche  » (3).

Toutefois, même Kautsky, même ce plus grand des grands vulgarisateurs du marxisme, devait tromper l’attente de Marx; les simplifications, auxquelles il se livra, aboutirent à une nouvelle forme de mystification qui ne permettait en rien de comprendre le caractère véritable de la société capitaliste.

Pourtant, malgré cette édulcoration, les théories de Marx étaient encore de loin supérieures à toutes les théories économiques et sociales de la bourgeoisie, et les écrits de Kautsky galvanisèrent des centaines de milliers de travailleurs conscients. Kautsky en effet exprimait leurs idées propres, et cela dans un langage plus proche du leur que celui d’un penseur plus indépendant tel que Marx. Encore que ce dernier ait fait montre plus d’une fois de ses dons de puissance et de clarté d’expression, il n’était pas assez maître d’école dans l’âme pour sacrifier aux nécessités de la propagande la satisfaction de ses caprices intellectuels.

Il faut entendre dans un sens on ne peut plus spécifique ce que nous avons dit tout à l’heure de Kautsky, à savoir : qu’il a incarné également les côtés  » réactionnaires  » de l’ancien mouvement ouvrier. A l’origine de ces éléments réactionnaires, il y eut en effet un conditionnement objectif et si Kautsky, et l’ancien mouvement ouvrier avec lui, finirent par se poser subjectivement en défenseurs de la société capitaliste, ils ne le firent qu’après une longue période de confrontation à une réalité hostile.

Comme Marx le soulignait déjà dans Le Capital;  » Le mouvement ascendant imprimé au prix du travail par l’accumulation du capital prouve que la chaîne d’or, à laquelle le capitaliste tient le salarié rivé et que celui-ci ne cesse de forger, est déjà assez allongée pour permettre un relâchement de tension  » (4).

Par suite de l’amélioration des conditions de travail et de la hausse des salaires, rendues possibles par la formation progressive du capital, les luttes ouvrières se transformèrent en facteurs de l’expansion capitaliste. A l’instar de la concurrence, elles avaient pour conséquence d’accélérer l’accumulation du capital et, par-là, le rythme du  » progrès « . Tout ce que gagnaient les ouvriers se trouvait compensé par une exploitation accrue, laquelle permettait à son tour une expansion plus rapide encore.

Ainsi la lutte de classe des ouvriers elle-même finissait par servir les intérêts, non certes des capitalistes individuels, mais du capital en général. Les victoires ouvrières n’ont jamais été que des victoires à la Pyrrhus. Plus les ouvriers gagnaient, plus le capital s’enrichissait. Chaque augmentation de la « part ouvrière » contribuait à agrandir l’écart séparant les salaires des profits.

Bien qu’elle parût monter en flèche, la puissance du mouvement ouvrier cachait en réalité un affaiblissement continu par rapport au développement du capital. Les  » conquêtes  » des travailleurs, dans lesquelles Eduard Bernstein saluait les débuts d’une ère nouvelle du capitalisme, ne pouvaient aboutir, dans cette sphère d’action sociale, qu’à la défaite écrasante de la classe ouvrière dès que le capitalisme passa de l’expansion à la stagnation.

Et la liquidation de l’ancien mouvement ouvrier, dont le spectacle n’a pas été épargné à Kautsky, a prouvé que les milliers de défaites essuyées pendant la période ascendante du capitalisme, quand bien même on les célébrait comme autant de triomphes du gradualisme, ne furent en fait rien d’autre qu’un gradualisme de la défaite ouvrière, sur un terrain d’action où l’avantage revient immanquablement à la bourgeoisie.

Pourtant le révisionnisme de Bernstein, qui consistait à prendre les apparences pour la réalité et dérivait de l’empirisme bourgeois, et bien qu’il fût tout d’abord dénoncé par Kautsky, finit par servir de tremplin à ce dernier. Car, sans la pratique non révolutionnaire de l’ancien mouvement ouvrier, dont la théorie fut faite par Bernstein, jamais Kautsky n’eût trouvé le mouvement et la base matérielle qui lui permirent d’âtre pris pour un grand théoricien marxiste.

Cette situation objective qui, nous l’avons vu, transforma les succès du mouvement ouvrier en autant d’étapes sur la voie de sa liquidation finales créèrent une idéologie non révolutionnaire, mieux adaptée que l’ancienne a la situation immédiate et destinée à être vilipendée plus tard comme la manifestation du social – réformisme, de l’opportunisme du social – patriotisme et de la trahison avérée. Mais cette  » trahison  » ne tourmentait guère ses victimes prétendues.

Bien au contraire, la majorité des ouvriers organisés approuvait cette volte-face du mouvement socialiste, parce qu’elle était conforme à ses aspirations, nées dans le cadre d’un capitalisme en plein essor. Les masses étaient tout aussi peu révolutionnaires que leurs dirigeants les uns et les autres ne cherchant qu’à participer au progrès capitaliste. On s’organisait non seulement pour obtenir une part plus grande du produit social, mais aussi pour mieux se faire entendre sur le plan politique. On apprit à penser en termes de démocratie. On commença de se poser en consommateurs exigeant d’avoir accès aux bienfaits de la culture et de la civilisation.

N’est-il pas significatif que Franz Mehring ait cru bon de terminer sa monumentale Histoire de la social-démocratie allemande par un chapitre intitulé  » L’Art et le Prolétariat  » ? De la science pour les ouvriers, des écoles pour les ouvriers, de la participation ouvrière à toutes les institutions de la société capitaliste, voilà quels étaient les désirs réels du mouvement, et rien d’autre. Loin de vouloir la fin de la science capitaliste, on réclamait des savants d’origine ouvrière; loin de vouloir abolir les lois capitalistes, on formait des juristes ouvriers.

La prolifération des historiens du mouvement ouvrier, des doctes, des économistes, des journalistes, des médecins, des dentistes, tous au service des ouvriers, comme la multiplication des députés socialistes et des bureaucrates syndicaux passait pour l’indice le plus sûr de la socialisation triomphale de la société, laquelle devenait du même coup et toujours davantage la société des ouvriers. Tout ce à quoi l’on peut participer de manière croissante, on ne tarde pas à le juger digne d’être défendu. Pour l’ancien mouvement ouvrier, l’expansion du capital valait aux travailleurs plus de bien-être et plus de considération; c’était là une conviction profonde, à la fois consciente et inconsciente. Se bornant à agir dans le cadre du capitalisme, les organisations ouvrières devaient faire leurs, petit à petit, les problèmes de la rentabilité du capital.

Elles se contentaient d’opposer une résistance purement verbale aux rivalités frénétiques que la concurrence suscitait entre pays capitalistes. En premier lieu sans doute, le mouvement ne songeait qu’à une « patrie meilleure », devenue celle des travailleurs comme elle était déjà la patrie des autres classes; puis, on se prononça pour la défense de  » l’acquis » et, finalement, pour la défense de la patrie tout court, « telle qu’elle est « .

Les bonnes dispositions, dont les « disciples » de Marx faisaient désormais preuve envers la société bourgeoise, ne restaient pas unilatérales.

Ses luttes même contre la classe ouvrière avaient enseigné à la bourgeoisie la nécessité de  » comprendre la question sociale « . La classe dirigeante se ralliait ainsi de plus en plus à une interprétation matérialiste des phénomènes sociaux, d’où une imbrication progressive des idéologies professées de part et d’autre, laquelle contribuait à faire régner une « harmonie  » fondée sur la réalité du manque d’harmonie, de l’antagonisme des classes au sein du capitalisme ascendant. Toutefois, les  » marxistes » brûlaient plus encore que la bourgeoisie de  » mettre à profit les leçons de l’ennemi « .

C’est bien avant la mort d’Engels que le révisionnisme commença de se développer. Au demeurant, Engels et Marx lui-même devaient plus d’une fois donner des signes de fléchissement, se laissant alors griser par les succès apparents du moment. Mais ce qui ne fut jamais chez eux qu’une modification toute provisoire de leurs idées de base, essentiellement cohérentes, se trouva élevé au rang de  » croyance  » et de  » science  » par ce mouvement qui identifiait maintenant le progrès à des caisses syndicales de mieux en mieux remplies et à des victoires électorales de plus en plus amples.

Après 1910, la social-démocratie se vit diviser en trois grandes tendances : les révisionnistes, partisans déclarés de l’impérialisme allemand; la « gauche » qu’illustraient les noms de Luxemburg, de Mehring, de Liebknecht et de Pannekoek; le  » centre  » qui se disait fidèle aux options traditionnelles mais ne l’était en fait que sur le plan de la théorie, attendu que sur celui de la pratique la social-démocratie allemande était contrainte de s’en tenir au  » possible « , en d’autres termes, à la tactique préconisée par Bernstein.

S’opposer à cette dernière ne pouvait signifier qu’une chose : se dresser contre la pratique social-démocrate dans son ensemble. La  » gauche  » ne s’affirma vraiment comme telle qu’à partir du moment où elle se mit à dénoncer dans la social-démocratie une partie intégrante de la société capitaliste. Il fallut cependant tout autre chose qu’une bataille d’idées pour faire disparaître les divergences opposant les deux camps; elles furent noyées dans le sang du groupe Spartakus, en 1919, lors de la répression terroriste que lança Noske.

Une fois la guerre éclatée, la  » gauche  » se retrouva en prison et la  » droite  » au G. Q. G. du Kaiser. Quant au « centre », dirigé par Kautsky, il en finit d’un coup d’un seul avec tous les problèmes du mouvement socialiste en déclarant que ni la social-démocratie allemande ni l’Internationale ne pouvaient avoir d’activités tant que la guerre durerait, l’une et l’autre étant essentiellement des instruments pour les périodes de paix.

 » C’est là – écrivait Rosa Luxemburg – une attitude d’eunuque. Maintenant que Kautsky l’a complété, on peut lire dans le Manifeste communiste;  » Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix; en temps de guerre, égorgez-vous !  » (5).

La guerre et ses répercussions pulvérisèrent la légende de l’a orthodoxie  » marxiste de Kautsky. Après avoir été l’un de ses plus fervents disciples, Lénine lui-même dut se détourner catégoriquement de son maître. Comme il l’écrivait à Chliapnikov en octobre 1914 :  » Rosa Luxemburg avait raison qui écrivait depuis longtemps qu’il y a chez Kautsky  » la courtisanerie du théoricien », la servilité, ou, en termes plus simples, la servilité devant la majorité du parti, devant l’opportunisme.

Il n’y a à présent rien de plus nuisible et dangereux pour l’indépendance idéologique du prolétariat que cette basse présomption et cette abjecte hypocrisie de Kautsky qui veut tout masquer et escamoter, qui veut tranquilliser au moyen de sophismes et d’un verbiage pseudo-scientifique la conscience en éveil des ouvriers  » (6).

Dès que le mouvement ouvrier eut l’air « convenable », fut envahi par une foule d’intellectuels, tous enclins à entretenir ses penchants à la collaboration de classes. Kautsky se distinguait de ces personnages par un amour plus vif pour la théorie qu’il se refusait pourtant de confronter aux faits, à la façon d’un mère qui par amour pour son enfant veut le tenir à l’écart des  » honteuses réalités de la vie « .

Il ne pouvait se poser en révolutionnaire qu’à condition de ne pas sortir de la théorie, et abandonnait à d’autres, avec la plus grande complaisance, le soin de régler les questions pratiques du mouvement. Mais c’était là donner dans l’auto mystification. Se voulant théoricien « pur », Kautsky cessait du même coup d’être un théoricien révolutionnaire ou plus exactement, ne pouvait devenir un révolutionnaire.

Dès que la guerre finie, le rideau se leva sur une bataille réelle entre les forces du socialisme et celles du capitalisme, ses théories s’effondrèrent parce qu’elles étaient séparées en pratique du mouvement qu’elles étaient censées représenter.

Bien que Kautsky eût pris position contre les démonstrations d’un chauvinisme excessif que son parti prodiguait et se fût abstenu de partager l’enthousiasme belliciste des camarades Ebert Scheidemann et autres, bien qu’il eût également refusé de se prononcer pour le vote inconditionnel des crédits de guerre, il n’en fut pas moins forcé jusqu’à son dernier jour de détruire de ses propres mains le mythe de son orthodoxie marxiste, ce mythe engendré et nourri par trente années de discours, de livres, de brochures et d’articles. Lui qui proclamait en 1902 (7) que le monde était entré dans une ère de luttes prolétariennes pour la conquête du pouvoir, tenait pareille entreprise pour démence pure maintenant que les ouvriers prenaient ses propos au sérieux.

Lui qui avait combattu avec tant d’ardeur le ministérialisme des Millerand et des Maures en France exaltait vingt ans après, en Allemagne, la politique de coalition ministérielle poursuivie par la social-démocratie, et le faisait avec les arguments mêmes de ses anciens adversaires. Lui qui dès 1909 s’interrogeait sur  » le chemin du pouvoir « , caressait après la guerre le rêve d’un  » ultra-impérialisme  » faisant régner la paix dans le monde, et devait passer le reste de son existence à réinterpréter son passé en vue de justifier l’idéologie de la collaboration de classes qu’il professait désormais.

Dans son dernier ouvrage, il s’exprimait ainsi :  » Au cours de sa lutte de classe, le prolétariat se transforme de plus en plus en avant-garde pour la reconstruction de la société, qui devient toujours davantage le grand but que les catégories sociales non prolétariennes elles aussi se fixent. Ce n’est pas là trahir l’idée de la lutte de classes.

J’ai soutenu ce point de vue bien avant l’apparition du bolchevisme, comme en témoigne par exemple l’article « Les Classes. Intérêt particulier et intérêt général  » que je publiai en 1903 dans la Neue Zeit et où je disais en conclusion que la lutte de classe du prolétariat ne veut connaître que la solidarité de l’humanité, et non pas la solidarité des classes  » (8).

De fait, il est absurde de voir en Kautsky un « renégat « . C’est là ne rien comprendre ni à la théorie et à la pratique social-démocrates, ni à celles de Kautsky. Celui-ci ne souhaitait qu’une chose : être un bon serviteur n’ayant d’autre but dans la vie que de satisfaire ses maîtres, Marx et Engels. Il ne parlait du premier que dans le plus pur style social-démocrate et philistin à grand renfort d’épithètes du genre  » esprit supérieur »,  » Olympien « ,  » Jupiter tonnant  » et autres. Évoquant sa première rencontre avec son héros, il se flattait de n’avoir pas reçu auprès de lui  » l’accueil dédaigneux que Goethe avait réservé à son jeune confrère Heine  » (9).

Tout se passe comme si Kautsky s’était juré à lui-même de ne jamais décevoir Engels, à partir du moment où ce dernier se mit à les considérer, Bernstein et lui, comme d’irréprochables représentants de la théorie de Marx, et, pendant la plus grande partie de sa vie, il se comporta en ardent défenseur de « la lettre ». Kautsky était certainement sincère quand il déplorait dans une lettre à Engels  » que presque tous les intellectuels du parti (…) ne rêvent que de colonies, d’idée nationale, de résurrection du vieux passé germanique, ne songeant qu’à faire des avances au gouvernement, qu’à remplacer la lutte des classes par le pouvoir de la  » Justice  » et qu’à manifester leur aversion pour la conception matérialiste de l’histoire — ce dogme marxiste, comme ils l’appellent  » (10).

Engels ne comprenait que trop bien les raisons de cette précoce « dégénérescence » du mouvement. Répondant à Kautsky, il déclarait que  » le développement capitaliste bourgeois s’est révélé plus fort que la contre-pression révolutionnaire; pour qu’un nouveau soulèvement ait lieu, il faudra que se produise un choc violent, par exemple que l’Angleterre perde la domination du marché mondial ou qu’une occasion révolutionnaire surgisse brusquement en France  » (11). Mais rien de tel n’arriva. Les socialistes ne comptaient plus sur la révolution.

Bien au contraire, Bernstein ne voulant pas décevoir l’homme à qui il devait le plus, attendait la mort d’Engels pour proclamer que « le but n’est rien, c’est le mouvement qui est tout « . Il faut ajouter d’ailleurs qu’Engels en personne ne fut pas sans contribuer, vers la fin de sa vie, à renforcer le courant réformiste. Il s’agissait là sans doute d’une défaillance d’ordre individuel; néanmoins, ses épigones s’alignèrent sur cette attitude, la considérant comme un élément de force.

De temps à autre, Marx et Engels revenaient cependant aux vues intransigeantes du Manifeste communiste et du Capital, notamment dans la Critique du Programme de Gotha, dont la publication fut différée afin de ne pas gêner les faiseurs de compromis. La bureaucratie du parti ne céda qu’après une longue lutte, ce qui amena Engels à s’écrier un jour : « En fait, c’est une brillante idée de placer la science socialiste allemande, libérée aujourd’hui de la loi bismarckienne contre les socialistes, sous le coup d’une loi nouvelle contre les socialistes !  » (12).

Kautsky défendait un marxisme déjà émasculé. Le marxisme radical, révolutionnaire, anticapitaliste avait succombé au développement du capitalisme. Dans un discours prononcé en 1872, après la clôture au congrès de l’Internationale à La Haye, Marx lui-même déclarait : « L’ouvrier doit saisir un jour la suprématie politique pour asseoir la nouvelle organisation du travail (…). Mais nous, nous n’avons point prétendu que pour arriver à ce but les moyens sont identiques (…).

Et nous ne nions pas qu’il existe des pays comme l’Amérique, l’Angleterre (…) où les travailleurs peuvent arriver à leurs buts par des moyens pacifiques. « 

Telle assertion permettait aux révisionnistes eux-mêmes de se dire marxistes, et tout ce que Kautsky pu faire valoir là contre—par exemple, lors du congrès social-démocrate de Stuttgart (1898) —, ce fut d’alléguer que les progrès de la démocratie et de la socialisation, que les révisionnistes prétendaient en bonne voie dans les pays anglo-saxons, ne l’étaient nullement en Allemagne. Reprenant à son compte les propos de Marx sur la possibilité de voir dans quelques pays la société subir une transformation pacifique, il se contentait d’ajouter que, lui aussi, souhaitait « obtenir le socialisme sans avoir à le payer d’une catastrophe « . Mais cette possibilité lui paraissait douteuse alors.

On conçoit aisément que Kautsky, partant de telles prémisses, trouvât parfaitement logique de soutenir après la guerre que les conditions d’un essor rapide des institutions démocratiques étant désormais réunies en Allemagne et en Russie, la voie du passage pacifique au socialisme s’ouvrait du même coup dans ces pays. Cette voie pacifique lui semblait la plus sûre, dans la mesure où elle favorisait le développement de cette  » solidarité de l’humanité » à laquelle il tenait tant.

Les intellectuels socialistes entendaient rivaliser en matière de courtoisie avec la bourgeoisie, qui avait appris à les traiter avec déférence. En fin de compte, on se retrouvait entre gens du même monde, n’est-ce pas ? La vie rangée, cette vie petite-bourgeoise qu’un puissant mouvement socialiste assurait à l’intelligentsia, les incitait à mettre l’accent sur l’aspect éthique et culturel des choses. Si Kautsky nourrissait à l’égard des méthodes bolchevistes une haine égale à celle que les Gardes-Blancs leur vouaient, il approuvait cependant sans réserves, contrairement à ces derniers, les buts que les bolcheviks s’étaient assignés.

Au-delà de l’élément prolétarien de la révolution, les leaders du mouvement socialiste voyaient pointer un chaos de nature à les emporter en même temps que le pouvoir bourgeois. Leur haine du « désordre » recouvrait la volonté de défendre des privilèges matériels sociaux et intellectuels. A leurs yeux, l’action illégale ne pouvait que conduire le socialisme à sa perte; ils étaient partisans de la légalité à tout prix, seul moyen de conserver aux organisations et aux leaders en place la haute main sur le mouvement de classe.

Et la manière dont ils réussirent à étouffer dans l’œuf la révolution prolétarienne démontra non seulement que les  » gains  » réalisés par les ouvriers dans la sphère économique se retournaient contre ceux-ci, mais aussi que leur « victoire  » sur le plan politique s’avérait funeste à leur émancipation. Le principal obstacle à une solution radicale de la question sociale ne fut autre en effet que la social-démocratie, ce parti dans la croissance duquel on avait si longtemps enseigné aux travailleurs à mesurer leur puissance grandissante !

Rien ne prouve de manière plus péremptoire le caractère révolutionnaire des théories de Marx que la difficulté d’assurer leur maintien dans des périodes non révolutionnaires. Kautsky n’avait donc pas tout à fait tort de soutenir que le mouvement socialiste était condamné à l’inaction en temps de guerre, cette dernière excluant provisoirement la révolution.

Pour le révolutionnaire, cela signifie l’isolement, la défaite temporaire. Il doit attendre un renversement de situation, attendre que l’assentiment donné à la guerre vole en éclats en raison de l’impossibilité objective de traduire dans les faits cet assentiment subjectif. Un révolutionnaire ne peut faire autrement que de se trouver de temps à autre « en dehors du coup ».

Croire qu’une pratique révolutionnaire, s’exprimant à travers l’action autonome des travailleurs, soit possible à tous moments, revient à donner tête baissée dans les illusions démocratiques. Mais il est bien plus difficile de se tenir en dehors « , car le renversement de la situation est chose absolument imprévisible et personne ne tient à rester sur la touche quand il aura lieu.

La cohérence n’existe que sur le plan théorique si l’on ne saurait reprocher aux théories de Marx un défaut de cohérence, force est de reconnaître que Marx en manqua parfois, de cohérence, c’est-à-dire qu’il dut, lui aussi, s’indigner devant des réalités changées et que, persistant à vouloir agir dans des périodes non révolutionnaires, il fut contraint d’être en rupture avec ses théories. Celles-ci concernaient uniquement les points essentiels de la lutte des classes opposant le prolétariat à la bourgeoisie.

Mais la pratique de Marx, quant à elle, était continue : elle s’attaquait aux problèmes à mesure qu’ils se présentaient, et donc à des problèmes qu’il n’était pas toujours possible de résoudre en faisant appel à des principes fondamentaux.

Refusant d’admettre la nécessité d’un repli sur soi pendant la période d’essor du capitalisme, le marxisme ne pouvait intervenir que d’une manière contraire à son essence, qu’en théorie considérant la lutte de classe révolutionnaire comme un phénomène de tous les instants. En réalité, la théorie de la lutte de classe permanente n’a pas plus de fondement que la notion bourgeoise de progrès permanent.

Rien ne saurait faire que le cours des choses aille automatiquement dans le sens souhaité; bien loin de là, il faut combattre dans des conditions incertaines, soumises à de brusques variations, sous la constante menace de l’échec total.

Aux époques où l’histoire penche encore en faveur du capitaliste, la masse simplement numérique des ouvriers opposés au puissant État de classe, loin de représenter le géant sur le dos duquel les parasites capitalistes se prélassent, est bien plutôt comparable au taureau obligé de se mouvoir dans les directions que lui imposent les mouchettes qu’on lui a mises. Tant que l’essor du capitalisme se poursuivait, le marxisme ne pouvait subsister que sous la forme d’une idéologie justifiant une pratique qui, à tous égards, lui était opposée. Et même sous cette forme, les événements réels ne laissaient pas d’en réduire encore la portée.

En tant qu’idéologie pure et simple, le marxisme était condamné à disparaître dès que de grands bouleversements sociaux nécessitèrent sa transformation et le métamorphosèrent d’idéologie indirecte en idéologie directe de la collaboration de classes à des fins capitalistes.

Marx élabora ses théories au cours d’une période révolutionnaire. Il fut alors le plus avancé des révolutionnaires bourgeois, le plus proche aussi du prolétariat. Mais la défaite de la révolution bourgeoise en Allemagne, et son triomphe subséquent dans le cadre de la contre-révolution, devaient convaincre Marx que la classe ouvrière constituait la- seule classe révolutionnaire du monde moderne. Et c’est sur cette base qu’il conçut la théorie socio-économique de la révolution prolétarienne.

Sous-estimant, à la façon de beaucoup de ses contemporains, la vigueur et la souplesse du capitalisme, il eut tort de prédire la fin prochaine de la société bourgeoise. Marx se trouvait face à l’alternative suivante : ou bien se situer en dehors du cours réel des choses, et s’en tenir dès lors à des idées radicales mais inapplicables, ou bien participer dans les conditions du moment aux luttes réelles, tout en réservant à des « temps meilleurs » l’application des théories révolutionnaires.

Ce dernier terme de l’alternative fut bientôt rationalisé sous les aspects du  » bon équilibre de la théorie et de la pratique »; du même coup, la défaite ou la victoire du prolétariat redevint une simple affaire de  » bonne » ou de « mauvaise » tactique, d’organisation adaptée ou non à ses tâches et de dirigeants capables ou néfastes.

Si l’élément jacobin, inhérent au mouvement auquel Marx nolens volens attacha son nom, connut un tel développement, ce fut en raison bien moins de la liaison première de Marx à la révolution bourgeoise, que de la pratique non révolutionnaire de ce mouvement, laquelle découlait elle-même du caractère non révolutionnaire de la période.

Ainsi donc le marxisme de Kautsky était un marxisme devenu idéologie et, par-là, appelé à retomber, avec le temps, dans l’idéalisme. En vérité, « l’orthodoxie » de Kautsky consistait à préserver artificiellement des idées en rupture avec la pratique et vouées dès lors à se dégrader, car la réalité est toujours plus forte que l’idéologie.

Mais une  » orthodoxie  » réelle avait pour préalable obligé la réapparition d’une conjoncture révolutionnaire, auquel cas d’ailleurs l' »orthodoxie » en question se serait souciée non d’être fidèle à « la lettre », mais d’appliquer à une situation nouvelle les principes de la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Les ouvrages de Kautsky permettent de suivre dans toutes ses étapes et avec toute la netteté désirable, la régression que la pratique imposa à la théorie.

Kautsky traita dans ses écrits non seulement de questions spécifiques au mouvement ouvrier, mais aussi de presque tous les problèmes sociaux. Ses innombrables livres et articles peuvent néanmoins rentrer dans les trois grandes catégories de l’économie, de l’Histoire et de la Philosophie. En ce qui concerne l’économie politique, on ne saurait dire qu’ils contribuèrent beaucoup à son avancement.

Outre les manuscrits de Marx qu’il entreprit d’éditer, de 1904 à 1910, sous le titre de Théorie de la plus-value (13), Kautsky s’est employé à vulgariser les théories économiques de Marx, celles notamment du premier volume du Capital, sans s’éloigner cependant de l’interprétation que les théoriciens socialistes, révisionnistes compris, donnaient en général, à l’époque, des phénomènes économiques.

En témoigne le fait que certaines parties de son célèbre ouvrage, Les Doctrines économiques de Karl Marx, furent rédigées par Eduard Bernstein.

Et Kautsky ne prit qu’une part très modeste aux vives controverses que les théories émises par Marx, dans les volumes II et III du Capital, suscitèrent à partir de 1885. A ses yeux, en effet, le volume I, consacré au processus de production, à la fabrique et à l’exploitation, renfermait à lui seul tout ce que les travailleurs avaient besoin de savoir pour lutter d’une manière organisée contre le capital.

Quant aux deux autres volumes, qui traitaient dans le plus grand détail de la tendance aux crises et à l’effondrement marquée par le système capitaliste, ils ne correspondaient pas à la réalité immédiate et intéressèrent fort peu Kautsky et tous les théoriciens marxistes de la période d’essor du capitalisme. A l’occasion d’un compte rendu (1886) du volume II du Capital, Kautsky mit en avant l’idée que celui-ci présentait un moindre intérêt pour les ouvriers attendu qu’on y parlait surtout du problème de la réalisation de la plus-value lequel, en fin de compte, concernait bien plutôt les capitalistes.

Quand Bernstein, voulant réfuter les doctrines économiques marxiennes, s’en prit à la théorie de l’effondrement, Kautsky, cherchant lui à défendre le marxisme, se borna à contester que Marx eût jamais professé une théorie concluant à l’existence d’une limite objective au fonctionnement du système, et soutint que Bernstein l’avait purement et simplement forgée de toutes pièces. C’est dans la sphère de circulation que Kautsky situait l’origine des difficultés des contradictions du capitalisme : la consommation ne pouvant augmenter aussi vite que la production, il devait s’ensuivre une surproduction permanente qui engendrait à son tour la nécessité politique d’une mise en place du socialisme.

Lorsque Tougan-Baranovsky formula, avec sa théorie du développement illimité du capital — selon laquelle ce dernier crée son propre marché et, par-là, se trouve en mesure de juguler l’apparition de disproportions—, une théorie appelée à exercer une influence profonde sur le courant réformiste dans son ensemble, Kautsky (14) lui répondis que la sous-consommation ouvrière rendait inévitables des crises ayant pour effet d’engendrer les conditions subjectives de la mutation du capitalisme en socialisme.

Mais, vingt-cinq ans après, il admettait sans ambages avoir sous-estimé les possibilités du système capitaliste, celui-ci se révélant « aujourd’hui beaucoup plus dynamique du point de vue économique qu’il ne l’était il y a un demi-siècle  » (15).

Le manque de rigueur et la confusion, que Kautsky trahissait en matière de théorie économique (16), arrivèrent à une espèce de summum le jour où il reprit à son compte les thèses de Tougan-Baranovsky qu’il avait combattues naguère. Cette volte-face ne constitue qu’un aspect de son changement général d’attitude envers la pensée bourgeoise et la société capitaliste.

Aux dires de Kautsky lui-même, son meilleur ouvrage, l’aboutissement et le couronnement de toute une vie de recherches, n’est autre que La Conception matérialiste de l’histoire, livre dans lequel il a traité sur près de deux mille pages de l’évolution de la nature, de la société et de l’État. Cette œuvre ne témoigne pas seulement d’un mode d’exposition pédantesque et d’une connaissance étendue des théories et des faits; elle fait aussi apparaître à quel point son auteur se formait une idée erronée du marxisme. En fait, Kautsky y tourne carrément le dos à la science marxienne. C’est là, en effet, qu’il proclame ouvertement  » que des révisions du marxisme sont inévitables de temps à autre  » (17); c’est là qu’il finit par se rallier à des conceptions qu’il avait en apparence combattues toute sa vie durant.

Non content d’abandonner l’interprétation du marxisme, Kautsky présente son  » opus magnum  » comme une conception de l’histoire qui lui est propre, une conception qui, sans être absolument détachée de celle de Marx et d’Engels, n’en reste pas moins indépendante. Ses maîtres, négligeant indûment le rôle des facteurs naturels dans l’histoire, ont — prétend-il maintenant — par trop restreint la portée de leur conception. Lui, qui part non point de Hegel mais de Darwin, veut  » faire en sorte d’étendre le champ du matérialisme historique jusqu’à sa fusion complète avec la biologie  » (18).

Mais cet approfondissement se révèle en définitive ni plus ni moins qu’us retour aux positions de la bourgeoisie révolutionnaire que Marx avait dépassées dans le cadre de sa critique de Feuerbach.

Kautsky se fondant à la manière de ses prédécesseurs, les philosophes bourgeois, sur ce matérialisme naturaliste, ne peut, comme eux, éviter de concevoir l’histoire sociale dans une perspective idéaliste. C’est pourquoi, dès qu’il s’intéresse à l’État, il revient purement et simplement à la vieille conception bourgeoise selon laquelle l’histoire du genre humain se confond avec l’histoire des États.

Et il conclut son analyse de l’État démocratique bourgeois par ces mots  » L’époque des luttes de classes violentes est révolue. C’est pacifiquement, grâce à la propagande et au système électoral, qu’il est désormais possible d’aplanir les conflits, de prendre les décisions  » (19).

Faute de pouvoir discuter ici point par point ce volumineux ouvrage (20), nous nous bornerons à souligner que, d’un bout à l’autre, on voit s’y affirmer tout ce que le  » marxisme  » de son auteur eut de douteux. Avec le recul historique, on s’aperçoit que Kautsky ne cessa à aucun moment de considérer sa participation au mouvement ouvrier comme une activité sociale de type bourgeois. Le fait est patent aujourd’hui : il n’arriva jamais à comprendre vraiment la position de Marx et d’Engels ou, à tout le moins, fut toujours à cent lieues de supposer qu’il pût exister un rapport direct entre la théorie et la réalité. Il semblait avoir étudié la pensée de Marx avec sérieux; en vérité, il ne la prit jamais au sérieux.

Semblable à tant de prêtres confits en dévotion, qui se conduisent en pratique de façon contraire à leurs enseignements, Kautsky ne se rendit sans doute même pas compte de la dualité séparant, en son for intérieur, la pensée de l’action. Qu’il eût aimé être ce bourgeois dont Marx disait un jour qu’il se veut  » capitalistes uniquement dans l’intérêt des ouvriers  » !

Mais il est tout aussi certain que Kautsky eût refusé d’accéder à ce bienheureux état s’il lui avait fallu pour cela renoncer aux méthodes  » pacifiques  » de la démocratie bourgeoise.  » Il repousse la mélodie bolcheviste qui lui déchire les oreilles, écrivait Trotsky, mais il n’en cherche pas d’autre; le vieux pianiste renonce en général à jouer sur l’instrument de la révolution  » (21).

Vers la fin de ses jours, Kautsky dut constater l’impossibilité de réaliser par des voies pacifiques, démocratiques, ces réformes du capitalisme, dont il souhaitait l’accomplissement; dès lors, il effectua un tournant à cent vingt degrés.

Lui qui en d’autres temps s’était institué le défenseur d’une idéologie marxiste absolument coupée du réel et capable uniquement de servir la partie adverse, se faisait maintenant le chantre du laissez-faire, c’est-à-dire d’une idéologie tout aussi irréaliste dans le cadre d’une société évoluant vers un capitalisme de type fasciste, et qui servait cette société tout autant que son idéologie marxiste avait servi le capitalisme de type démocratique.

 » on affecte volontiers aujourd’hui, dit-il dans son dernier ouvrage, de mépriser l’économie libérale. Mais les théories de Quesnay, Adam Smith et Ricardo ne sont nullement périmées. Marx en reprit les principes essentiels et les perfectionna? mais il n’a jamais contesté que la production marchande libérale fut la base la meilleure pour le développement de la production.

La différence entre Marx et les Classiques est la suivante : si ces derniers voyaient dans la production marchande pour compte privé la seule forme de production concevable, Marx, quant à lui, considérait que la forme de production la plus évoluée, la production marchande, engendrait en vertu de son développement propre des conditions permettant de passer à une forme de production supérieure, la production sociale, grâce à laquelle la société — c’est-à-dire la population laborieuse dans son ensemble — se trouve à même de gérer les moyens de production, tournant désormais en vue de satisfaire les besoins, et non plus de créer du profit.

Le mode de production socialiste obéit à des lois qui lui sont propres, différentes donc à bien des égards des lois régissant la production marchande. Tant que cette dernière prédomine cependant, elle fonctionne d’autant mieux que les lois de son mouvement, découvertes à l’ère du libéralisme, sont respectées. (22).

On est stupéfait de trouver des idées pareilles sous la plume d’un homme qui fut l’éditeur des Théories de la plus-value de Marx, ouvrage qui prouve indiscutablement  » que Marx et Engels n’ont jamais de leur vie professé cette opinion superficielle selon laquelle le contenu nouveau de leur théorie socialiste et communiste pût dériver, comme une simple conséquence logique, des théories archi-bourgeoises de Quesnay, de Smith et de Ricardo  » (23).

Voilà pourtant qui justifie pleinement notre thèse, à savoir : que Kautsky fut un excellent élève de Marx et d’Engels, mais dans la mesure, uniquement, où il pouvait couler le marxisme au moule de ses concepts personnels et bornés du développement social et de la société capitaliste.

A ses yeux, la société  » socialiste », autrement dit la conséquence logique du développement de la production marchande capitaliste, n’est en réalité rien d’autre qu’un système capitaliste d’État. Kautsky ayant un jour prétendu, à tort, que la loi marxienne de la valeur subsisterait en économie socialiste, à condition sans doute que la valeur fût modulée consciemment et non plus fixée par le jeu des lois « aveugles » du marché, Engels lui fit observer que la valeur constitue une catégorie strictement historique et qu’apparue avec la production capitaliste elle était appelée à disparaître avec elle (24).

Kautsky devait se ranger à cet avis, comme le montre son ouvrage sur Les Doctrines économiques de Karl Marx (1887), où la valeur est tenue pour une catégorie historique. Plus tard cependant, répondant dans La Révolution prolétarienne et son programme (1922) à certains critiques bourgeois de la théorie économique du socialisme, il n’hésita pas à réintroduire, dans son schéma de société socialiste, la notion de valeur, le marché et l’argent, la production marchande.

La catégorie, hier purement historique, devenait ainsi une catégorie éternelle; Engels avait parlé en vain. Kautsky était revenu à ses origines, à la petite bourgeoisie qui hait avec une force égale le pouvoir des monopoles et le socialisme, et n’aspire qu’à une transformation uniquement quantitative de la société, à une reproduction élargie du statu quo, un capitalisme amélioré et revigoré assorti d’une démocratie plus réelle et plus étendue — au regard d’une société capitaliste qui n’a plus d’autre choix que de s’exacerber en fascisme ou de se métamorphoser en communisme.

Si Kautsky préférait la production marchande de type libéral, et son expression politique, à  » l’économie » de style fasciste, c’était parce qu’il était redevable au premier de ces systèmes de sa longue grandeur et de sa courte misère. De même qu’il avait contribue naguère au soutien de la démocratie bourgeoise, à grand renfort de phraséologie marxiste, il contribuait maintenant à obscurcir la réalité fasciste par tout un déploiement de phraséologie démocratique.

Au lieu d’inciter à se tourner vers l’avenir ceux qui s’obstinaient à lui faire confiance, il les poussait à restaurer le passé, les rendant du même coup incapables d’action révolutionnaire.

Cet homme que, peu de temps avant sa mort, la marée fasciste devait envelopper pour le ballotter ensuite de Berlin à Vienne, de Vienne à Prague et de Prague à Amsterdam, a publié en 1937 un livre, Les Socialistes et la guerre, qui démontre avec la dernière netteté qu’un  » marxiste « , ayant troqué sa conception matérialiste du développement social contre une conception idéaliste, ne peut manquer d’arriver à ce point de régression où l’idéalisme sombre dans le délire. On raconte en Allemagne qu’Hindenbourg, assistant un jour au défilé de sections d’assaut nazies, se pencha vers l’un de ses aides de camp et lui dit :  » Je ne me doutais pas que nous avions fait autant de prisonniers russes « .

Dans son dernier livre, Kautsky lui aussi vit encore mentalement à l’heure de Tannenberg (25). L’ouvrage décrit par le menu les différentes attitudes que, du XVe siècle à nos jours, les socialistes et leurs précurseurs ont adopté face au problème de la guerre. Bien que Kautsky n’en ait nullement conscience, il montre combien le marxisme devient ridicule quand il se mêle d’associer les besoins et les exigences du prolétariat à ceux de la bourgeoisie.

Ce livre, Kautsky l’a rédigé, selon ses propres termes, « pour déterminer la position à prendre par les socialistes et les démocrates au cas où une nouvelle guerre éclaterait malgré tous nos efforts pour l’empêcher ». Or le voici qui poursuit :  » Il n’existe aucune réponse directe à cette question avant que les hostilités aient commencé et qu’on soit en mesure de voir qui a provoqué le conflit et à quelles fins ».

Et d’ajouter :  » si jamais la guerre éclatait, les socialistes devraient tâcher de maintenir leur unité et de faire en sorte que leur organisation survive à l’épreuve de manière à pouvoir recueillir le fruit de leurs efforts partout où les régimes impopulaires s’effondreront. En 1914, cette unité se brisa et nous souffrons encore de cette calamité. Mais aujourd’hui les choses sont plus claires qu’elles ne l’étaient alors : l’opposition entre États démocratiques et États non démocratiques est beaucoup plus tranchée et l’on est en droit d’espérer que si l’on arrivait à une nouvelle guerre mondiale, tous les socialistes se retrouveront dans le même camp, le camp de la démocratie  » (26).

Ce qu’on sait de la dernière conflagration mondiale et de ses suites rend parfaitement inutile de chercher bien loin la cause des guerres, et personne n’ignore plus dans quel but la guerre est faite. Mais poser pareille question est moins stupide qu’il ne semble à première vue. Sous des dehors naïfs perce en effet la volonté de servir le capitalisme sous une forme en le combattant sous une autre.

Il s’agit d’amener les travailleurs à participer à la guerre qui vient, en échange du droit de vote et du droit de former des organisations au service et du capital et de leur bureaucratie dirigeante. C’est la vieille politique de Kautsky, toujours prête à échanger des millions de cadavres ouvriers contre quelques concessions de la bourgeoisie.

En réalité, quels que soient la nature politique et les buts proclamés des divers États belligérants, les guerres capitalistes ne peuvent être que des guerres pour le profit, et donc aussi des guerres contre la classe ouvrière; et, puisqu’il en est ainsi, les travailleurs n’ont pas la moindre possibilité de choisir entre une participation conditionnelle et une participation inconditionnelle. Au contraire, la guerre — et même la période qui précède son déclenchement — sera marquée, tant dans les pays fascistes que dans les pays antifascistes, par une dictature militaire absolue.

La guerre va balayer jusqu’aux dernières différences qui subsistaient entre les régimes démocratiques et les autres. Les ouvriers se rangeront derrière Hitler, comme ils se rangèrent derrière le Kaiser; ils soutiendront Roosevelt, comme ils soutinrent Wilson; ils mourront pour Staline, comme ils moururent pour le Tsar.

Considérant que la démocratie est la forme naturelle du capitalisme, Kautsky n’a vu dans l’apparition et la propagation du fascisme qu’une maladie, un accès tout provisoire de démence, un phénomène sans lien aucun avec le capitalisme. Il croyait vraiment qu’une guerre pour le rétablissement de la démocratie permettrait au capitalisme de progresser de nouveau en direction de son terme logique, la communauté socialiste.

Et c’est pourquoi, en 1937, il faisait ce diagnostic :  » Nous voici enfin arrivés à l’époque où il devient possible d’abolir la guerre comme moyen de résoudre les conflits entre nations  » (27), et cette prédiction :  » La politique de conquête poursuivie par le Japon en Chine, ou par les Italiens en Éthiopie est le dernier vestige de temps révolus, de la période de l’impérialisme. Tout semble indiquer qu’il n’y aura plus de guerre de ce genre  » (28).

Semblables formules abondent dans ce livre, à croire que le monde de son auteur se trouvait réduit aux quatre murs d’une bibliothèque à laquelle il manquait les rayons consacrés à l’histoire contemporaine ! Kautsky se figurait en effet que, même sans guerre, le fascisme serait vaincu et la démocratie restaurée, et que l’évolution pacifique vers le socialisme pourrait dès lors reprendre comme aux beaux jours d’avant le fascisme. Pourquoi ? Parce que, disait-il,  » le caractère personnel de la dictature démontre à lui seul que sa durée ne saurait excéder celle d’une vie humaine  » (29) !

Ainsi Kautsky était convaincu que l’épisode fasciste serait suivi d’un retour  » à la normale « , à une démocratie abstraite toujours plus socialiste qui parachèverait les réformes amorcées à la glorieuse époque de la participation des socialistes au gouvernement. Or il crève les yeux que la réforme fasciste est aujourd’hui la seule réforme du capitalisme qui soit objectivement possible.

De fait, le  » programme de socialisation « , que les social-démocrates n’osèrent jamais réaliser du temps qu’ils détenaient le pouvoir, a été en grande partie réalisé par les fascistes. De même que les revendications de la bourgeoisie allemande ne furent pas satisfaites en 1848 mais après, par la contre-révolution qui suivit, le programme de la social-démocratie a été accompli par Hitler.

C’est à Hitler en effet, non à la social-démocratie, que de vieilles aspirations socialistes, telles que l’Anschluss de l’Autriche et le contrôle étatique de l’industrie et des banques, doivent d’être entrées dans les faits c’est Hitler, non la social-démocratie, qui a proclamé le Premier mai jour férié. Et d’une manière plus générale, il suffit de comparer ce que les socialistes disaient vouloir mais ne firent jamais, avec la politique pratiquée en Allemagne depuis 1933, pour s’apercevoir que Hitler a bel et bien réalisé le programme de la social-démocratie, mais en se passant de ses services.

Comme Hitler, les social-démocrates combattent à la fois le bolchevisme et le communisme et, comme lui, préfèrent la mise en place d’instances de contrôle étatique à un système de capitalisme d’État aussi poussé que le système russe. Mais les social-démocrates n’eurent jamais l’audace de prendre les mesures qu’exigeait l’exécution de ce programme et ce fut Hitler qui s’en chargea. De même que Kautsky s’était révélé incapable d’imaginer seulement que la théorie marxiste pouvait déboucher sur une pratique marxiste, il n’arriva pas à comprendre qu’une politique de réforme capitaliste doit avoir des effets pratiques et que telle fut précisément l’ouvre du fascisme.

Si la vie de Kautsky peut enseigner quelque chose aux travailleurs, c’est que la lutte contre le fascisme se double nécessairement d’une lutte contre la démocratie bourgeoise, d’une lutte contre le kautskysme. Cette vie, en vérité, il n’y a rien d’exagéré à la résumer par ces mots : de Marx à Hitler.

Notes

(1) F. ADLER, Der sozialistische Kampf (Paris), 59, 1938, p. 271 [Friedrich Adler fut longtemps l’un des principaux dirigeants de la social-démocratie autrichienne. N. d. T.].

(2) K. KAUTSKY, Aus der Frühzeit des Marxismus, Prague, 1935,

(3) K. KAUTSKY, Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p. 93.

(4) K. MARX, Capital, X, p. 59.

(5) R.LUXEMBURG in : Die Internationale, printemps 1915.

(6) LÉNINE, Œuvres, 35, p. 164.

(7) K. KAUTSKY, La Révolution sociale, trad. française, Paris, 1921.

(8) K. KAUTSKY, Sozialisten und Krieg, Prague, 1937, p. 673.

(9) K. KAUTSKY, Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p. 50.

(10) Id. , p. 112.

(11) Aus der Frühzeit des Marxismus, p.155.

(12) Id., p. 275 [trad. française in : K. MARX et F. ENGELS, Programmes socialistes (trad. Bracke), Paris, 1947, p. 60].

(13) Connu aussi sous le nom de  » Livre quatrième  » du Capital, l’ouvrage fut traduit par J. Molitor qui lui donna le titre d’histoire des doctrines économiques (8 volumes, Paris, 1924-25). Une version plus complète a été publiée depuis dans les trois tomes du volume 26 des Marx-Engels Werke (N. d. T.).

(14) Cf. La série d’articles que Kautsky publia en 1902 dans Die Neue Zeit.

(15) K. KAUTSKY, Die materialistische Geschichtsauffassung, Berlin 1927, II, p. 623.

(16) H. GROSSMANN a excellemment décrit dans Das Akkumulations- und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems (Leipzig, 1929) et critiqué comme il convenait le caractère borné des théories économiques de Kautsky et leur transformation avec le temps.

(17) Die materialistische Geschichtsauffassuung, op. cit., II, p. 60.

(18) Die materialistische Geschichtsauffassung, op. cité II, p. 629.

(19) Id., II, p. 431.

(20) Nous renvoyons le lecteur à la critique exhaustive que Karl Korsch a faite de l’ouvrage en question : Die materialistische Geschichtsauffassung. Eine Auseinandersetzung mit Karl Kautsky, Leipzig, 1929. [Rééd., Francfort, 1971. N. d. T.].

(21) L. TROTSKY, Terrorisme et communisme, Paris, 1963, p. 278.

(22) K. KAUTSKY, Sozialisten und Krieg, op. cit., p. 665.

(23) K. KORSCH, Karl Marx, trad. S. Bricianer, Paris, 1971, p. 99. Cf. aussi les préfaces d’Engels à l’édition allemande de Misère de la philosophie (1884) et au Livre deuxième du Capital (1885).

(24) Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p. 145.

(25) Village de Prusse orientale où, en août 1914, les armées du maréchal Hindenburg, futur président du Reich, écrasèrent les troupes du Tsar (N. d. T.).

(26) Sozialisten und Krieg, op. cit., p. VIII.

(27) Sozialisten und Krieg, op. cit. p. 265.

(28) Id., p. 656.

(29) Sozialisten und Krieg, op. cit. p. 646.

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Le gauchisme en France

Un nombre important de groupes français furent influencés par la gauche « germano-hollandaise » et la « gauche italienne ». Tous se situaient dans la mouvance syndicaliste-révolutionnaire et d’ultra-gauche, prônant une ligne de refus complet de réformisme au moyen d’une propagande unilatétale pour la révolution.

Cette révolution devait être anti-parti, par définition, le bureaucratisme étant considéré comme le second pilier du « système » avec le capitalisme.

Parmi ces structures, le plus souvent réduites à une poignée d’individus, d’orientation « anti-bureaucratique » et plus ou moins conseilliste, les figures les plus connues sont Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, Serge Bricianer et Maximilien Rubel.

On a ainsi, dans les années 1930 et 1940 la revue Masses et les Éditions Spartacus de René Lefeuvre, dans les années 1950 La révolution prolétarienne, Socialisme ou Barbarie, Pouvoir Ouvrier, la revue Programme communiste, ainsi que dans les années 1960 la revue Invariance fondée par Jacques Camatte.

Le groupe le plus important fut cependant Informations et Correspondance Ouvrières, qui a existé de 1958 à 1973 et dont voici la plate-forme :

« Le but de notre regroupement est de réunir des travailleurs qui n’ont plus confiance dans les organisations traditionnelles de la classe, partis et syndicats.

Les expériences que nous avons faites nous ont montré que les syndicats actuels sont des éléments de stabilisation et de conservation du régime d’exploitation.

Ils servent d’intermédiaires sur le marché du travail, ils utilisent les luttes pour des buts politiques, ils sont les auxiliaires de toute classe dominante dans un état moderne.

Nous pensons que c’est aux travailleurs de défendre leurs intérêts et de lutter pour leur émancipation.

Travailleurs parmi d’autres, nous essayons de nous informer mutuellement de ce qui se passe dans nos milieux de travail, de dénoncer les manœuvres syndicales, de discuter de nos revendications, de nous apporter une aide réciproque.

Dans les luttes, nous intervenons comme travailleurs et non comme organisation pour que les mouvements soient unitaires et pour cela, nous préconisons la mise sur pied de comités associant de façon active le plus grand nombre de travailleurs, nous défendons des revendications non hiérarchisées, et non catégorielles capables de faire l’unanimité des intéressés. Nous sommes pour tout ce qui peut élargir la lutte et contre tout ce qui tend à l’isoler.

Nous tentons par des liaisons internationales de savoir aussi quelle est la situation des travailleurs dans le monde et de discuter avec eux.

Tout cela nous mène à travers les problèmes actuels de mettre en cause toute la société d’exploitation, toutes les organisations, à discuter de problèmes généraux tels que le capitalisme d’état, la hiérarchie, la gestion bureaucratique, l’abolition de l’état et du salariat, la guerre, le racisme, le socialisme, etc. Chacun expose librement son point de vue et reste entièrement libre de l’action qu’il mène dans sa propre entreprise.

Nous considérons comme essentiels les mouvements spontanés de résistance à tout l’appareil moderne de domination alors que d’autres considèrent comme essentielle l’action des syndicats et des organisations.

Le mouvement ouvrier est la lutte de classe telle qu’elle se produit avec la forme pratique que lui donnent les travailleurs.

Ce sont eux seuls qui nous apprennent pourquoi et comment lutter : nous ne pouvons en aucune façon nous substituer à eux ; eux seuls peuvent faire quelque chose.

Nous ne pouvons que leur apporter des informations au même titre qu’ils peuvent nous en donner, contribuer aux discussions dans le but de clarifier nos expériences communes et, dans la mesure de nos possibilités, que leur fournir une aide matérielle pour faire connaître leurs luttes ou leur condition.

Nous considérons que ces luttes sont une étape sur le chemin qui conduit vers la gestion des entreprises et de la société par les travailleurs eux-mêmes. »

Cette tendance est, toutefois, davantage « anti-bureaucratique » que directement conseilliste et donna surtout naissance au courant dit « communisateur », prônant une « communisation immediate de la societe ».

Le communisme devait être conquis immédiatement, au moyen d’une « rupture » par en bas développée par des petits groupes affinitaires et communautaires, censées entraîner les masses.

Cette approche puise en fait dans l’approche post-moderne de l’école de Francfort, avec surtout Herbert Marcuse et Theodor Adorno, qui recherchait un nouveau « sujet révolutionnaire », ainsi que dans le courant italien dit « operaïste » des années 1960-1970 et ayant donné naissance aux organisations Potere Operaio, Lotta Continua et Autonomia Operaia.

L’ouvrage L’insurrection qui vient s’appuie essentiellement sur cette démarche de réaliser le « communisme immédiat ». Voici une définition donnée par le groupe « Théorie Communiste ». Le langage à la limite de l’incompréhensible, véritable poésie puisant son vocabulaire dans Le Capital de Karl Marx, est un aspect clasique du gauchisme.

« Si la révolution et le communisme sont bien l’œuvre d’une classe du mode de production capitaliste, il ne peut plus y avoir transcroissance entre le cours quotidien de la lutte de classe et la révolution, celle-ci est un dépassement produit dans le cours de la contradiction entre les classes, l’exploitation.

La révolution communiste est communisation des rapports entre les individus qui se produisent comme immédiatement sociaux.

Au-delà de l’affirmation du prolétariat, c’est toute la théorie du communisme qui est à reformuler contre les limites inhérentes à ce cycle de luttes que sont le «démocratisme radical » et les pratiques alternatives, mais également contre l’ensemble des théories qui font leur deuil du programmatisme au nom d’un Humanisme théorique la Critique du travail pour lui-même, ou de celle de l’économie.»

Toutefois, l’organisation « collant » le plus à la définition du gauchisme tel qu’il est né dans les années 1920 et 1930 est le « Courant communiste international » (CCI), présent dans plusieurs pays.

Né en 1975 de la fusion de Révolution internationale, de l’Organisation conseilliste de Clermont-Ferrand et des Cahiers du communisme de conseil de Marseille, sous l’impulsion de Marc Chirik (1907-1990), le CCI se présente comme l’héritière tant de la « gauche germano-hollandaise » que de la « gauche italienne ». Le CCI témoigne ainsi véritablement de la nature du gauchisme, dans la mesure où il montre qu’il n’y a, en pratique, aucun antagonisme entre le conseillisme pur et dur d’un côté et le « parti » comme réserve de pureté de l’autre.

L’organe de presse du Courant communiste international

Le CCI, en effet, considère comme Amadeo Bordiga qu’il faut compiler les textes conseillistes afin de préserver leur mémoire et leur pureté, mais en même temps refuse catégoriquement de former un parti dirigeant : dans l’esprit du KAPD, il ne doit être qu’un rassemblement des éléments avancés.

Le CCI refuse tout problème politique en se désintéressant fondamentalement de tout ce qui se passe politiquement et en l’expliquant, au nom d’une prochaine vague imminente de la révolution mondiale.

Voici comment le CCI présente son positionnement :

NOTRE ACTIVITE

– La clarification théorique et politique des buts et des moyens de la lutte du prolétariat, des conditions histo­ri­ques et immédiates de celle-ci.

– L’intervention organisée, unie et centralisée au niveau international, pour contribuer au processus qui mène à l’action révolutionnaire de la classe ouvrière.

– Le regroupement des révolutionnaires en vue de la constitution d’un véritable parti communiste mondial, indispensable au prolétariat pour le renversement de la domination capitaliste et pour sa marche vers la société communiste.

NOTRE FILIATION

Les positions des organisations révolutionnaires et leur activité sont le produit des expériences passées de la classe ouvrière et des leçons qu’en ont tirées tout au long de l’histoire ses organisations politiques. Le CCI se réclame ainsi des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-52), des trois Internationales (l’Association Internationale des Travailleurs, 1864-72, l’Internationale Socialiste, 1884-1914, l’Internationale Communiste, 1919-28), des fractions de gauche qui se sont se sont dégagées dans les années 1920-30 de la IIIe Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollan­daise et italienne.

Le gauchisme est, par définition, décomposé et multiforme, puisqu’il réfute le principe de Parti idéologique et culturel, au nom d’un mouvementisme basiste. Cela lui permet de varier à l’infini, afin de chercher à paraître toujours comme étant le plus radical, alors qu’en réalité les structures gauchistes vivotent à la marge complète de la réalité historique.

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Le gauchisme et la «gauche italienne»

Le KAPD a été le centre historique de la « gauche germano-hollandaise », avec un important centre intellectuel aux Pays-Bas. L’Italie, la Belgique et la France ont été par contre les pays touchés par la « gauche italienne ».

Initialement, la gauche italienne s’appuie sur la position d’Amadeo Bordiga, qui sera l’opposant historique à Antonio Gramsci dans la bataille pour la direction du Parti Communiste d’Italie.

Amadeo Bordiga s’opposait à tout positionnement parlementaire et prônait la préparation immédiate pour le soulèvement, dans une ligne tout à fait similaire au KAPD. Le « bordiguisme », toutefois, accorde une place capitale au « Parti » considéré comme état-major de la lutte.

Là où la « gauche germano-hollandaise » est totalement « basiste » en s’appuyant sur les conseils – d’où la dénomination de « conseillisme » – la gauche italienne prône le Parti idéologiquement radical comme catalyseur à préparer pour les vagues révolutionnaires.

Sa maturation et sa structuration sont plus tardives que pour la « gauche germano-hollandaise », puisqu’il faut attendre 1938 pour que se forme un « Bureau international ds fractions ».

Pour cette raison, le « bordiguisme » a fait de l’antifascisme une obsession, ne cessant de l’attaquer et fondant principalement son identité sur la dénonciation d’un appareil idéologique « démocratique » et « antifasciste » empêchant la révolution.

Voici ce qu’on lit dans le journal bordiguiste Prometeo, en mars 1944 :

« A l’appel du centrisme de rejoindre les bandes partisanes, on doit répondre par la présence dans les usines d’où sortira la violence de classe qui détruira les centres vitaux de l’État capitaliste. »

Amadeo Bordiga ne sera d’ailleurs emprisonné que temporairement par le fascisme italien, lui-même ayant cessé toute activité et considérant donc la Résistance comme une entreprise contre-révolutionnaire ; l’une des œuvres les plus connues du bordiguisme est « Auschwitz ou le grand alibi », consistant en un grand relativisme de la Shoah, considérée comme une « manœuvre » impérialiste pour justifier la « démocratie ».

Pour cette raison également, le « bordiguisme » ne rejette pas la révolution de 1917 comme le conseillisme l’a fait. Le « bordiguisme », dans une approche similaire au trotskysme, considère que Lénine a été le fer de lance d’une vague révolutionnaire qui s’est terminée.

Il faudrait « maintenir le cap » et le « bordiguisme » se considère comme la « gauche du komintern », comme les gardiens des meilleurs valeurs de la vague révolutionnaire de 1917.

Pour cette raison également, la « gauche communiste » se pose en concurrente directe du trotskysme s’étant développé parallèlement, tout en lui étant proche politiquement historiquement, dans l’opposition commune au « stalinisme ».

Historiquement, l’Internationale Communiste a d’ailleurs considéré le bordiguisme comme une variété de trotskysme ; des membres de la « minorité de la Fraction communiste italienne » participèrent d’ailleurs, aux côtés de trotskystes, au POUM lors de la guerre d’Espagne.

En 1952, l’organe de presse bordiguiste Battaglia Comunista se présente de la manière suivante, définissant définitivement l’identité de la « gauche italienne » :

« CE QUI DISTINGUE NOTRE PARTI : la ligne de Marx à Lénine, à Livourne 1921, à la lutte de la Gauche contre la dégénérescence de Moscou, au refus des blocs de partisans; l’œuvre difficile de restauration de la doctrine et de l’organe révolutionnaire, au contact de la classe ouvrière, en dehors de la politicaillerie personnelle et électoraliste. »

Pour cette raison, la principale activité consiste en l’établissement d’un « bilan » de cette vague, ce qui a amené à mettre à l’écart en partie le bordiguisme comme idéologie, pour ne plus assumer que la dénomination de « gauche communiste », de « parti communiste international », ou encore de « programme communiste ».

Un Partito Comunista Internazionalista obtint un certain succès au tout début des années 1950, avant de se diviser en multiples tendances débattant sur l’interprétation historique des années 1920 et 1930. La « gauche communiste » s’appuie ainsi sur deux courants historiques des années 1950 : celui d’Amadeo Bordiga avec le Partito Comunista Internazionale – il programma comunista et celui d’Onorato Damen avec le Partito Comunista Internazionalista – Battaglia Comunista.

Amadeo Bordiga représente l’un des chefs de file de ces débats, prônant une ligne plus « léniniste », interprétée au sens où il y aurait des conceptions figées à protéger. Amadeo Bordiga dit ainsi dans Défense de la continuité du programme communiste :

« Le parti accomplit aujourd’hui un travail d’enregistrement scientifique des phénomènes sociaux afin de confirmer les thèses fondamentales du marxisme (…).  Il répudie l’élaboration doctrinale qui tend à fonder de nouvelles théories ou à démontrer l’insuffisance du marxisme à expliquer les phénomènes (…).

Le parti interdit la liberté personnelle d’élaborer (ou mieux d’élucubrer) de nouveaux schémas et explications du monde social contemporain : il proscrit la liberté individuelle d’analyse, de critique et de perspective pour tous ses membres, même les plus formés intellectuellement, et il défend l’intégralité d’une théorie qui n’est pas le produit d’une foi aveugle, mais la science de classe du prolétariat. » 

A cette ligne figée, qui provoquera des soubresauts tiers-mondistes vu que c’était le seul secteur où une dynamique historique était trouvée (ainsi en faveur de la Palestine, puis du Kurdistan), s’opposait celle d’Onorato Damen, refusant notamment les mouvements de libération nationale et se tournant notamment vers Rosa Luxembourg dans une remise en cause générale du léninisme et tendant à un esprit d’ouverture vers l’ultra-gauche.

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Anton Pannekoek et la bureaucratie

Anton Pannekoek, avec sa critique du Parti social-démocrate, ne pouvait que revenir à l’anarchisme né justement de l’opposition à un tel parti. Par conséquent, Anton Pannekoek va faire toute une théorie comme quoi le principe de parti n’est là que pour permettre à une couche sociale composée d’intellectuels de former une bureaucratie dirigeante.

Cette théorie sort totalement de l’analyse matérialiste des classes, pour rejoindre la théorie anarchiste sur l’État.

« Le livre de Lénine [matérialisme et empirio-criticisme], tout au contraire, a pour but d’imposer aux lecteurs les croyances de l’auteur en une réalité des notions abstraites. Il ne peut donc être d’aucune utilité aux ouvriers.

Et en fait, ce n’est pas pour les aider qu’il a été publié en Europe occidentale. Les ouvriers qui veulent la libération de leur classe par elle-même, ont largement dépassé l’horizon du Parti communiste.

Le Parti communiste, lui, ne voit que son adversaire, le parti rival, la Deuxième Internationale, essayant de conserver la direction de la classe ouvrière.

Comme le dit Deborin dans la préface de l’édition allemande, l’ouvrage de Lénine avait pour but de regagner au matérialisme la social-démocratie corrompue par la philosophie idéaliste bourgeoise, ou de l’intimider par la terminologie plus radicale et plus violente du matérialisme, et apporter par là une contribution théorique à la formation du « Front Rouge ».

Pour le mouvement ouvrier en développement, il importe peu de savoir laquelle de ces tendances idéologiques non marxistes aura raison de l’autre.

Mais d’un autre côté, la philosophie de Lénine peut avoir une certaine importance pour la lutte des ouvriers.

Le but du Parti communiste – ce qu’il appelle la révolution mondiale – est d’amener au pouvoir, en utilisant les ouvriers comme force de combat, une catégorie de chefs qui pourront ensuite mettre sur pied, au moyen du pouvoir d’Etat, une production planifiée; ce but, dans son essence, coïncide avec le but final de la social-démocratie.

Il ne diffère guère aussi des idées sociales qui arrivent à maturation au sein de la classe intellectuelle, maintenant qu’elle s’aperçoit de son importance toujours accrue dans le processus de production, et dont la trame est une organisation rationnelle de la production, tournant sous la direction de cadres techniques et scientifiques.

Aussi le P.C. voit en cette classe un allié naturel et cherche à l’attirer dans son camp. Il s’efforce donc, à l’aide d’une propagande théorique appropriée, de soustraire l’intelligentsia aux influences spirituelles de la bourgeoisie et du capitalisme privé en déclin, et de la convaincre d’adhérer à un révolution destinée à lui donner sa place véritable de nouvelle classe dominante.

Au niveau de la philosophie, cela veut dire la gagner au matérialisme. Une révolution ne s’accommode pas de l’idéologie douceâtre et conciliante d’un système idéaliste, il lui faut le radicalisme exaltant et audacieux du matérialisme.

Le livre de Lénine fournit la base de cette action. Sur cette base un grand nombre d’articles, de revues et de livres ont déjà été publiés, d’abord en allemand, et en bien plus grand nombre, en anglais, tant en Europe qu’en Amérique, avec la collaboration d’universitaires russes et de savants occidentaux célèbres, sympathisants du Parti communiste. On remarque tout de suite, rien qu’au contenu de ces écrits, qu’ils ne sont pas destinés à la classe ouvrière, mais aux intellectuels des pays occidentaux.

Le léninisme leur est exposé – sous le nom de marxisme ou de « dialectique » – et on leur dit que c’est la théorie générale et fondamentale du monde et que toutes les sciences particulières n’en sont que des parties qui en découlent.

Il est clair qu’avec le véritable marxisme, c’est-à-dire la théorie de la véritable révolution prolétarienne, une telle propagande n’aurait aucune chance de réussite; mais avec le léninisme, théorie d’une révolution bourgeoise installant au pouvoir une nouvelle classe dirigeante, elle a pu et peut réussir.

Seulement, il y a un hic : la classe intellectuelle n’est pas assez nombreuse, – elle occupe des positions trop hétérogènes au point de vue social et, par conséquent, elle est trop faible pour être capable à elle seule de menacer vraiment la domination capitaliste.

Les chefs de la II° comme de la III° internationale, eux non plus, ne sont pas de force à disputer le pouvoir à la bourgeoisie, et cela quand bien même ils réussiraient à s’affirmer grâce à une politique ferme et claire, au lieu d’être pourris par l’opportunisme.

Mais si jamais le capitalisme se trouvait sur le point de sombrer dans une crise grave, économique ou politique, de nature à faire sortir les masses de leur apathie, et si la classe ouvrière reprenait le combat et réussissait, par une première victoire, à ébranler le capitalisme – alors, leur heure sonnera. Ils interviendront et se pousseront ou premier rang, joueront les chefs de la révolution, soi-disant pour participer à la lutte, en fait pour dévier l’action en direction des buts de leur parti.

Que la bourgeoisie vaincue se rallie ou non à eux, en sorte de sauver du capitalisme ce qui peut être sauvé, c’est une question secondaire; de toute manière, leur intervention se réduit à tromper les ouvriers, à leur faire abandonner la voie de la liberté.

Et nous voyons ici l’importance que peut avoir le livre de Lénine pour le mouvement ouvrier futur.

Le Parti communiste, bien qu’il puisse perdre du terrain chez les ouvriers, tente de former avec les socialistes et les intellectuels un front uni, prêt, à la première crise importante du capitalisme, à prendre le pouvoir sur les ouvriers et contre eux.

Le léninisme et son manuel philosophique servira alors, sous le nom de marxisme, à intimider les ouvriers et à s’imposer aux intellectuels, comme un système de pensée capable d’écraser les puissances spirituelles réactionnaires. Ainsi la classe ouvrière en lutte, s’appuyant sur le marxisme, trouvera sur son chemin cet obstacle : la philosophie léniniste, théorie d’une classe qui cherche à perpétuer l’esclavage et l’exploitation des ouvriers. »

La position d’Anton Pannekoek est la démonstration que le conseillisme n’est qu’une variante d’anarchisme, qui au lieu de se fonder sur les syndicats prend comme prétexte les conseils, cherchant à les arracher au léninisme, à les dévitaliser politiquement comme outil, pour les réduire à une forme syndicale anti-théorie.

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Anton Pannekoek et le refus du Parti issu de la social-démocratie

On l’aura compris, Anton Pannekoek dénonce au fond le Parti dirigeant tel que la social-démocratie l’a théorisé. Voici comment il voit les choses :

« La social-démocratie a toujours vu dans le parti (lié aux syndicats) l’organe servant à mener la révolution à bonne fin.

Ceci ne veut pas dire forcément l’emploi exclusif des méthodes électorales; pour sa fraction radicale, le parti devait utiliser la pression conjointe des moyens parlementaires et de moyens extra-parlementaires tels que les grèves et les manifestations, afin de faire valoir la puissance du prolétariat.

Mais en fin de compte c’était tout de même le parti qui dirigeait la lutte (…).

Et si la chape oppressive du pouvoir d’État venait à sauter, c’est encore le parti, en sa qualité de représentant du prolétariat, qui devait prendre le pouvoir. »

La théorie d’Anton Pannekoek, inévitablement, amène à concevoir la révolution comme un processus où les masses organisées procèdent à la dissolution des institutions. Cela revient à de l’anarchisme et, fort logiquement, Anton Pannekoek finit par aboutir à la conclusion que la révolution de 1917 avait été une révolution bourgeoise.

Pannekoek théorise cela dans Lénine philosophe, publié en 1938, où il attaque frontalement la dialectique de la Nature.

Il ne le dit pas directement, car il ne comprend même pas le contexte ; il se contente de dénoncer tout ce qui y a trait.

Ce que dit Lénine dans Matérialisme et empirio-criticisme serait erroné, son matérialisme serait bourgeois, car en réalité le matérialisme ne concernerait que le rapport entre les classes.

Anton Pannekoek s’étonne ainsi :

« Il [=Lénine] qualifie de matérialiste la croyance selon laquelle les concepts de temps et d’espace absolus (théorie que la science soutenait autrefois mais qu’elle dut abandonner par la suite) sont la véritable réalité du monde. »

Et en note, il est ajouté au sujet de cela :

« Ces idées bizarres, partie essentielle du léninisme, c’est-à-dire de la philosophie d’État en Russie, furent imposées par la suite à la science russe.

On peut s’en rendre compte en lisant l’ouvrage de Waldemar Kaempfert La science en Russie Soviétique, dont voici un passage : « Vers la fin de la purge des trotskistes, le Département d’Astronomie de l’Académie des sciences vota quelques résolutions violentes, qui furent signées par le président et dix-huit membres, déclarant que « Ia cosmogonie bourgeoise moderne était dans un état de profonde confusion idéologique résultant de son refus d’accepter le seul concept vrai du matérialisme dialectique, à savoir l’infinité de l’univers en espace et en temps », et dénonçant comme « contre-révolutionnaire » la croyance en la relativité ». »

Comme on le voit, Anton Pannekoek rejette, et d’ailleurs ne comprend même pas le principe du matérialisme dialectique.

Dans Lénine philosophe, il insiste pour rejeter que le principe de sensation soit présente dans la matière en général, comme reflet. A ses yeux, le matérialisme ne peut être que historique ; il traite d’aspects « organisés » et n’est donc pas une science absolue.

Cela l’amène, nécessairement, à rejeter Gueorgui Plekhanov, à considérer que Hegel et Ludwig Feuerbach sont des penseurs unilatéralement bourgeois, et donc bien entendu que Lénine a mené une révolution forcément bourgeoise, puisque par en haut et fondée sur un tel matéralisme.

Lénine aurait été un bourgeois menant une révolution pseudo-socialiste, parce que ce sont les ouvriers qui faisaient la révolution que la bourgeoisie n’était pas en mesure de faire (plus tard, Enver Hoxha dira précisément la même chose de Mao Zedong).

Anton Pannekoek formule cela ainsi :

« En Chine, par exemple, Sun Yat-sen était socialiste; étant donné toutefois que la bourgeoisie chinoise, dont il se faisait le porte-parole, était une classe nombreuse et puissante, son socialisme était « national » et combattait les « erreurs » marxistes.

Lénine, au contraire, devait prendre appui sur la classe ouvrière, et, parce qu’il lui fallait poursuivre un combat implacable et radical, il adopta l’idéologie la plus extrémiste, celle du prolétariat occidental combattant le capitalisme mondial, à savoir : le marxisme.

Étant donné toutefois que la révolution russe présentait un double caractère – révolution bourgeoise quant aux objectifs immédiats révolution prolétarienne quant aux forces actives – la théorie bolcheviste devait être adaptée à ces deux fins, puiser par conséquent ses principes philosophiques dans le matérialisme bourgeois, la lutte des classes dans l’évolutionnisme prolétarien.

Ce mélange reçut le nom de « marxisme ».

Mais il est clair que le marxisme de Lénine, déterminé par la situation particulière de la Russie vis-à-vis du capitalisme, différait de manière fondamentale du marxisme d’Europe occidentale, conception planétaire propre à une classe ouvrière qui se trouve devant la tâche immense de convertir en société communiste un capitalisme très hautement développé, le monde même où elle vit, où elle agit (…).

Lénine a toujours ignoré en effet ce qu’est le marxisme réel.

Rien de plus compréhensible. Il ne connaissait du capitalisme que sa forme coloniale : il ne concevait la révolution sociale que comme la liquidation de la grande propriété foncière et du despotisme tsariste. On ne peut reprocher au bolchevisme russe d’avoir abandonné le marxisme, pour la simple raison que Lénine n’a jamais été marxiste.

Chaque page de l’ouvrage philosophique de Lénine est là pour le prouver.

Et le marxisme lui-même, quand il dit que les idées théoriques sont déterminées par les nécessités et les rapports sociaux, explique du même coup pourquoi il ne pouvait pas en être autrement.

Mais le marxisme met également en lumière les raisons pour lesquelles cette légende devait forcément apparaître : une révolution bourgeoise exige le soutien de la classe ouvrière et de la paysannerie.

Il lui faut donc créer des illusions, se présenter comme une révolution de type différent plus large plus universel.

En l’occurrence, c’était l’illusion consistant à voir dans la révolution russe la première étape de la révolution mondiale, appelée à libérer du capitalisme le prolétariat dans son ensemble; son expression théorique fut la légende du marxisme (…).

Le mouvement révolutionnaire russe englobait des couches d’intellectuels beaucoup plus importantes que le mouvement socialiste occidental : certains d’entre eux furent influencés par les courants d’idées bourgeois et anti-matérialistes.

Il était naturel que Lénine combatte violemment de telles tendances au sein du mouvement révolutionnaire, il ne les considérait pas comme l’aurait fait un marxiste, qui aurait vu en elle un phénomène social, les aurait expliquées par leur origine sociale, les rendant ainsi totalement inoffensives : nulle part dans son livre on ne trouve la moindre tentative d’une telle compréhension.

Pour Lénine le matérialisme était la vérité établie par Feuerbach, Marx et Engels, et les matérialistes bourgeois.

Ultérieurement, la stupidité, le conservatisme, les intérêts financiers de la bourgeoisie et la puissance spirituelle de la théologie avaient amené une forte réaction en Europe. Or cette réaction menaçait aussi le bolchevisme, et il fallait s’y opposer avec la plus grande rigueur (…).

Il est clair que l’idéologie d’une bourgeoisie satisfaite d’elle-même et déjà déclinante ne peut en aucun cas s’accorder avec un mouvement en développement, ne peut satisfaire, fût-ce une bourgeoisie en ascension. Une telle idéologie aurait conduit à un affaiblissement, là où justement il fallait faire preuve de la plus grande énergie. Seule l’intransigeance du matérialisme pouvait rendre le Parti fort et lui donner la vigueur nécessaire pour une révolution (…).

Sans aucun doute, le livre de Lénine [matérialisme et empirio-criticisme] laissa une empreinte décisive dans l’histoire du Parti, et détermina dans une grande mesure, le développement ultérieur des idées philosophiques en Russie.

Après la révolution, dans le nouveau système de capitalisme d’Etat, le « léninisme », combinaison de matérialisme bourgeois et de doctrine marxiste du développement social, le tout orné d’une terminologie dialectique, fut proclamé philosophie officielle.

Cette doctrine convenait parfaitement aux intellectuels russes, maintenant que les sciences de la nature et la technique formaient la base d’un système de production qui se développait rapidement sous leur direction et qu’ils voyaient se profiler un avenir où ils seraient la classe dirigeante d’un immense empire, où ils ne rencontreraient que l’opposition de paysans encore englués de superstitions religieuses. »

La critique anarchiste faite à la social-démocratie – comme quoi il s’agirait de scientistes cherchant à former une bureaucratie qui prendrait le pouvoir par l’intermédiaire des ouvriers – est directement réutilisée contre Lénine par les gauchistes.

Anton Pannekoek, une fois qu’il a dit que le matérialisme dialectique de Lénine était en réalité un matérialisme bourgeois, peut passer à son but réel : liquider le léninisme en tant que tel.

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Anton Pannekoek et le conseillisme

Si Otto Rühle représente la principale figure du gauchisme dans sa variante largement ouverte au syndicalisme-révolutionnaire, au point de n’en être ouvertement qu’une variante, le hollandais Anton Pannekoek (1873-1960) est quant à lui la figure du « communisme des conseils » rejetant le syndicat.

Issu de la haute bourgeoisie, Anton Pannekoek mena une carrière institutionnelle d’astronome, devenant professeur à l’université d’Amsterdam en 1932 et la même année membre de l’Académie néerlandaise des sciences.

Cette carrière commença en 1916, deux années après qu’il ait été expulsé d’Allemagne, où il était actif depuis 1906 dans la social-démocratie allemande, en tant que professeur à l’école du Parti, à Berlin, notamment aux côtés de Rosa Luxemburg et de Rudolf Hilferding.

Anton Pannekoek se plaça dès le début dans l’aile gauche du Parti, mais dans une optique résolument intellectuelle, dans une sorte de combinaison entre actions spontanées de masse et intellectualisation à l’écart lors des phases de reflux.

Toutefois, Anton Pannekoek ne considère paradoxalement pas qu’il s’agit d’attendre la crise finale ; il reproche à Karl Kautsky, qu’il considère encore comme un grand révolutionnaire au début des années 1910, de ne pas considérer la révolution comme un processus.

Anton Pannekoek

En fait, Anton Pannekoek est très proche de Rosa Luxemburg dans l’interprétation des actions de masses apparaissant au XXe siècle. Elles sont considérées comme un moyen réel d’avancer et pour cette raison, l’activité parlementaire semble pour Anton Pannekoek devenir un contre-poids dont il faut se débarrasser.

L’idée de Anton Pannekoek est ainsi tout à fait proche de celle du syndicalisme-révolutionnaire, sauf qu’il ne croit pas au syndicat, mais aux conseils ouvriers. Le Parti est un regroupement valorisant les conseils, enregistrant les expériences et les diffusant, diffusant l’idée des conseils, etc.

Ainsi, pour Anton Pannekoek, il est vrai de dire, comme le fait Otto Rühle, qu’un Parti et un syndicat sont deux formes antagoniques, toutefois c’est le syndicat qui est en réalité inutile pour lui, car dans le processus révolutionnaire les masses se mettent au niveau du Parti.

Plus précisément, Anton Pannekoek abandonne la question de la définition de la classe, pour se tourner vers le concept de masses. Ce qu’il reproche à Karl Kautsky, c’est de se méfier de la spontanéité, de ne pas accorder une place suffisante aux mouvements de masse, au nom d’une lutte des classes comprise de manière trop étroite selon lui.

Anton Pannekoek

Ce qu’Anton Pannekoek reproche à Karl Kautsky, juste avant la Première guerre mondiale, c’est en réalité la traditionnelle perspective social-démocrate où les classes sont considérées comme devant être délimitées afin de pouvoir bien déterminer leur rapport au socialisme et de saisir les nécessités pratiques pour faire avancer le niveau de conscience.

Là où Karl Kautsky considère que rien n’est possible tant que la classe prolétaire n’est pas largement organisée et encadrée par la social-démocratie, Anton Pannekoek considère que les conseils ouvriers sont une forme permettant, de fait, de sauter cette étape social-démocrate d’organisation et de conscientisation, ou plus exactement de la réaliser, de la faire se réaliser elle-même, spontamént, lors de la révolution.

Il faut saisir ici que la question syndicaliste révolutionnaire ne se pose pas en Allemagne, car le syndicalisme ne s’est développé que bien après le Parti social-démocrate. La théorie d’Anton Pannekoek apparaît de ce fait comme une proposition stratégique syndicaliste-révolutionnaire, passant par les conseils en l’absence de réel syndicat historique indépendant.

Aux yeux d’Anton Pannekoek, le marxisme est ainsi résumé en une « théorie de l’action prolétarienne » et Karl Kautsky ne se priva pas de critiquer celui-ci de faire l’éloge de « la forme la plus primitive de la lutte syndicale », de promouvoir la « gymnastique révolutionnaire » dans l’esprit anarchiste et la perspective syndicaliste révolutionnaire.

Encore faut-il noter qu’Anton Pannekoek ne pense pas que tout le prolétariat puisse être concerné par cette « gymnastique ». Il dit ainsi :

« Le temps du développement capitaliste tranquille – où la social-démocratie avec sa meilleure bonne volonté ne pouvait rien faire d’autre qu’expliquer une politique de principe comme préparation à des périodes révolutionnaires futures – est passé.

Le capitalisme s’effondre ; le monde ne peut pas attendre jusqu’à ce que notre propagande a amené la majorité à une conception communiste claire ; les masses doivent tout de suite attaquer et le plus vite possible, afin de se sauver elles-mêmes ainsi que le monde. »

Quant à la révolution, elle se déroulerait « de manière spontanée » et aucun parti, qu’il soit petit et activiste ou de masse et réformiste, ne peut la déclencher. Voici comment Anton Pannekoek présente la chose, en 1936, dans Les conseils ouvriers :

« La classe ouvrière en lutte a besoin d’une organisation qui lui permette de comprendre et de discuter, à travers laquelle elle puisse prendre des décisions et les faire aboutir et grâce à laquelle elle puisse faire connaître les actions qu’elle entreprend et les buts qu’elle se propose d’atteindre.

Certes, cela ne signifie pas que toutes les grandes actions et les grèves générales doivent être dirigées à partir d’un bureau central, ni qu’elles doivent être menées dans une atmosphère de discipline militaire.

De tels cas peuvent se produire, mais le plus souvent les grèves générales éclatent spontanément, dans un climat de combativité, de solidarité et de passion, pour répondre à quelque mauvais coup du système capitaliste ou pour soutenir des camarades. De telles grèves se répandent comme un feu dans la plaine (…).

La véritable organisation dont ont besoin les ouvriers dans le processus révolutionnaire est une organisation dans laquelle chacun participe, corps et âme, dans l’action comme dans la direction, dans laquelle chacun pense, décide et agit en mobilisant toutes ses facultés – un bloc uni de personnes pleinement responsables. Les dirigeants professionnels n’ont pas place dans une telle organisation. Bien entendu, il faudra obéir : chacun devra se conformer aux décisions qu’il a lui-même contribué à formuler. Mais la totalité du pouvoir se concentrera toujours entre les mains des ouvriers eux-mêmes.

Pourra-t-on jamais réaliser une telle organisation ? Quelle en sera la structure ?

Il n’est point nécessaire de tenter d’en définir la forme, car l’histoire l’a déjà produite : elle est née de la pratique de la lutte des classes.

Les comités de grève en sont la première expression, le prototype.

Lorsque les grèves atteignent une certaine importance, il devient impossible que tous les ouvriers participent à la même assemblée. Ils choisissent donc des délégués qui se regroupent en un comité.

Ce comité n’est que le corps exécutif des grévistes ; il est constamment en liaison avec eux et doit exécuter les décisions des ouvriers. Chaque délégué est révocable à tout instant et le comité ne peut jamais devenir un pouvoir indépendant. De cette façon, l’ensemble des grévistes est assuré d’être uni dans l’action tout en conservant le privilège des décisions (…).

Nous voyons clairement comment le système des conseils ne peut fonctionner que lorsque l’on se trouve en présence d’une classe ouvrière révolutionnaire.

Tant que les ouvriers n’ont pas l’intention de poursuivre la révolution, ils n’ont que faire des soviets.

Si les ouvriers ne sont pas suffisamment avancés pour découvrir la voie de la révolution, s’ils se contentent de voir leurs dirigeants se charger de tous les discours, de toutes les médiations et de toutes les négociations visant à l’obtention de réformes à l’intérieur du système capitaliste, les parlements, les partis et les congrès syndicaux – encore appelés parlements ouvriers parce qu’ils fonctionnent d’après le même principe – leur suffisent amplement.

Par contre, s’ils mettent toutes leurs énergies au service de la révolution, s’ils participent avec enthousiasme et passion à tous les événements, s’ils pensent et décident pour eux-mêmes de tous les détails de la lutte parce qu’elle sera leur oeuvre, dans ce cas, les conseils ouvriers sont la forme d’organisation dont ils ont besoin.

Ceci implique également que les conseils ouvriers ne peuvent être constitués par des groupes révolutionnaires. Ces derniers ne peuvent qu’en propager l’idée, en expliquant à leurs camarades ouvriers que la classe ouvrière en lutte doit s’organiser en conseils. »

En raison de cette forme conseilliste de la révolution prolétarienne, alors la forme Parti est nocive, car par définition statique et donc opposé au caractère révolutionnaire, en mouvement, des conseils.

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