Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Charles Baudelaire, les petits poèmes en prose: un misérabilisme naturaliste vu à travers les yeux des pauvres

    Il est tout à fait marquant que les Petits poèmes en prose sont marqués par un misérabilisme et un esprit de commisération qui tranchent ouvertement avec le cynisme et l’oisiveté des Fleurs du mal.

    Charles Baudelaire fait dans le naturalisme, cherchant abstraitement à saisir le monde à travers les yeux de parias, de pauvres, afin d’élargir sa sensibilité, de multiplier ses capacités émotives.

    On a le désespoir d’une vieille femme repoussée par un enfant qu’elle entend cajoler, un « pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme » qui se tient à l’écart des autres, des veuves pauvres sur des « bancs solitaires »…

    Et il y a le poème « Les yeux des pauvres », constatant de manière très violente, très empathique la pauvreté et la situation imposée par le capitalisme alors en développement en France.


    LES YEUX DES PAUVRES

    Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer ; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.

    Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; — un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun.

    Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées.

    Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées ; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie.

    Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir.

    Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge.

    Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! que c’est beau ! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » — Les yeux du petit garçon : « Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » — Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde.

    Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi.

    Non-seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif.

    Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites : « Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? »

    Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !

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  • Charles Baudelaire et la vie intérieure: les mouvements lyriques de l’âme, les ondulations de la rêverie, les soubresauts de la conscience

    Les petits poèmes en prose ne contiennent pas seulement un véritable manifeste vitaliste avec Le mauvais vitrier. On y trouve également une tentative de formuler une vision du monde « baudelairienne » en ce sens.

    L’œuvre décontenance ici d’autant plus qu’elle prend un parti résolument naturaliste. On a des petits portraits, de facture plutôt réaliste mais centré sur les impressions reçues, le tout écrit sous la forme de la prose. En apparence, tout s’oppose aux Fleurs du mal.

    En réalité, il y a dans la seconde moitié du 19e siècle toute une tendance historique de peintres et d’auteurs passant du naturalisme au symbolisme et Charles Baudelaire se situe ici véritablement au sein de toute une problématique, qu’il a saisi comme étant la question de la « sensibilité multipliée ».

    Cette incohérence est le propre de toute une petite-bourgeoisie intellectuelle à la fois tournée vers le prolétariat et la bourgeoisie, soucieuse du réel donc du prolétariat mais hiérarchisante-élitiste comme la bourgeoisie.

    Cela se voit de manière soutenue chez Charles Baudelaire dans sa conception. Avec Les petits poèmes en prose, il parvient en effet enfin à théoriser de manière complète sa propre perspective littéraire.

    Dans la présentation de l’œuvre, formulée comme une dédicace à Arsène Houssaye, un richissime homme d’affaires par ailleurs figure de la presse et écrivain, il donne une définition étayée de son objectif, véritable utopie petite-bourgeoise intellectuelle.

    « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

    C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.

    Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »

    On y voit l’allusion au « Mauvais vitrier », le poème en prose le plus important de l’œuvre, absolument emblématique de la conception vitaliste de Charles Baudelaire, révolte petite-bourgeoise, à mi-chemin entre l’affirmation d’une utopie sociale à prétention esthétique et de l’élitisme fasciste comme refus de la vie commode.

    Et, contrairement au schéma des Fleurs du mal avec un spleen et un idéal se faisant face et s’annulant finalement, on a une présentation en détail, conceptualisée, de la vie intérieure :

    – « mouvements lyriques de l’âme »,

    – « ondulations de la rêverie »,

    – « soubresauts de la conscience »

    Ce qui est ici particulièrement marquant, c’est que cette attention exigée par Charles Baudelaire n’a strictement rien de nouveau, puisque c’est précisément en quoi consiste le romantisme. C’est à cela qu’on voit que le « romantisme » français n’a, dans sa substance, rien à voir avec le romantisme anglais et le romantisme allemand.

    Ce qui a manqué, bien entendu, c’est la base protestante, pour ne pas dire luthérienne (ou une variante anglicane), permettant de reconnaître la vie intérieure. Charles Baudelaire exige qu’on la reconnaisse enfin et il pense que la prose poétique est ici le chemin à suivre.

    En cela, il dit d’ailleurs, sans même le remarquer, la même chose que Racine au 17e siècle, puisque les tragédies raciniennes sont poétiques mais tiennent également d’une certaine manière de la prose en raison de leur intégration dans une série de propos.

    C’est cela qui explique la tentative de Charles Baudelaire de se tourner vers le monde qui l’environne pour parvenir à présenter la « sensibilité multipliée », en lieu et place d’une esthétique de dandy comme dans les Fleurs du mal.

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  • Baudelaire, le mauvais vitrier, les vitres magiques et la vie en beau

    Les petits poèmes en prose ont été rassemblées de manière posthume, dans les œuvres complètes publiées juste après la mort de l’auteur, cependant une quarantaine des cinquante poèmes avaient auparavant été publiés, du vivant de l’auteur, dans divers journaux (L’Artiste, La Presse, Le Figaro).

    Ils n’ont alors pas marqué les esprits, pas plus que le recueil ensuite. Un poème en particulier doit pourtant attirer notre attention, car il anticipe tout le vitalisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

    Dans « Le mauvais vitrier » en effet, Charles Baudelaire fait l’éloge de l’intensité comme tension vers une esthétisation de la vie. Il préfigure en cela l’ensemble de la petite-bourgeoisie intellectuelle des décennies suivantes, depuis l’impressionnisme jusqu’au cubo-futurisme.

    Et exactement comme cette petite-bourgeoisie intellectuelle, il oscille entre l’engagement vers les masses qui malheureusement n’ont pas les mêmes exigences ni la même révolte, alors qu’elles le devraient, et un aristocratisme méprisant de type vitaliste-nihiliste.

    Charles Baudelaire est ici emblématique de la petite-bourgeoisie intellectuelle produite par le capitalisme s’élançant.


    LE MAUVAIS VITRIER

    Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

    Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc.

    Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.

    Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

    Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

    C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

    Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

    — Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

    J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

    Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

    (Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

    La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne.

    Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

    « — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter.

    Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

    Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

    Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

    Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

    Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?

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  • La signification du spleen: Baudelaire, le Nietzsche et le Freud français

    Les commentateurs bourgeois ne rattachent jamais Charles Baudelaire au Parnasse, ayant même oublié ce qu’était ce mouvement portant prédominant en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Tout au plus parlent-ils de fréquentations parnassiennes d’un Charles Baudelaire qui serait entre romantisme et symbolisme, et à ce titre à l’origine de la modernité poétique.

    Cette relecture a le sens suivant : Charles Baudelaire se détacherait du romantisme dans sa dimension sociale, populaire, politique… pour passer dans un individualisme tourmenté annonçant l’esprit fin de siècle.

    Toute une série de critiques allemands de la seconde moitié du XXe siècle, reprenant la thèse de l’Allemand Walter Benjamin datant de quelques décennies auparavant, affirme même que Charles Baudelaire serait un révolutionnaire déçu par la défaite complète de la révolution de 1848. Son « spleen » serait un basculement dû à des raisons historiques.

    Les commentateurs bourgeois n’ont pas compris que Charles Baudelaire est un intellectuel, à ce titre un élément de la petite-bourgeoisie, forcément oscillant.

    De par sa base sociale initiale privilégiée, c’est un oisif adepte des expériences et c’est le sens de son but : parvenir à une « sensation multipliée ».

    Charles Baudelaire en 1855

    En ce sens, et c’est cela qui explique la fascination allemande pour Charles Baudelaire, ce dernier s’est retrouvé dans la même position que Friedrich Nietzsche.

    Pour les Français, Friedrich Nietzsche est un philosophe, mais pour les Allemands c’est un littéraire, un intellectuel utilisant des formes pratiquement symbolistes pour s’exprimer, dans une sorte de poésie intellectualisée.

    Or, Friedrich Nietzsche a la même obsession que Charles Baudelaire : l’expression toujours plus poussée de la sensation, l’élargissement de la puissance émotionnelle.

    On lit de la part de Friedrich Nietzsche, dans ses Fragments posthumes :

    « Ce que les âmes européennes ont en commun dans leur évolution doit par ex. être discerné grâce à une comparaison entre Delacroix et Richard Wagner, l’un peintre-poète, l’autre poète-musicien, selon la différence du talent français et allemand.

    Mais à part cela, identiques. Delacroix par ailleurs aussi très musicien — une ouverture de Coriolan.

    Son premier interprète, Baudelaire, une espèce de Richard Wagner sans musique.

    Chacun des deux mettant l’expression en premier, lui sacrifiant tout le reste. Tous les deux dépendants de la littérature, des hommes suprêmement cultivés et écrivains eux-mêmes, nerveux-maladifs- torturés, sans soleil. »

    Si Friedrich Nietzsche s’est reconnu dans Charles Baudelaire, c’est parce qu’il a compris, à rebours des commentateurs bourgeois français, que le spleen était l’expression de ce que lui-même appelait la « volonté de puissance ».

    En fait, lorsque Charles Baudelaire souligne son mal-être, son spleen, il le fait pour montrer qu’il a de la profondeur en lui, qu’il y a une gamme de sensations en attente, qu’il y a comme un potentiel.

    C’est très exactement la philosophie de Friedrich Nietzsche et ce sera très exactement la conception « médicale » de Sigmund Freud.

    Si on regarde comment Charles Baudelaire parle du spleen, on voit que cela s’accompagne toujours d’une expression de mouvement, de turbulence. Le 78e poème des Fleurs du mal est emblématique de cette fascination pour le mouvement.

    Spleen

    Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
    Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
    Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
    Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

    Quand la terre est changée en un cachot humide,
    Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
    S’en va battant les murs de son aile timide
    Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

    Quand la pluie étalant ses immenses traînées
    D’une vaste prison imite les barreaux,
    Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
    Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

    Des cloches tout à coup sautent avec furie
    Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
    Ainsi que des esprits errants et sans patrie
    Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

    — Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
    Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
    Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
    Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

    De là vient la confusion des commentateurs bourgeois.

    Les Français ont pensé que Charles Baudelaire était avant tout un auteur négatif, exprimant unilatéralement un mal-être.

    Les Allemands ont bien vu que c’était plus complexe que cela, qu’il y avait une grande tension et ils l’ont attribué à la fascination pour la grande ville parisienne, donc à un esprit parisien de contestation propre à l’époque.

    En réalité, cette tension tient à ce que Charles Baudelaire vise la « sensation multipliée », que comme Friedrich Nietzsche, il entend réaliser un potentiel.

    Le poème À une passante reflète tout à fait cette conception, en apparence romantique, mais en réalité déjà à moitié passé dans le camp du volontarisme, du subjectivisme, et même au sens strict du fascisme comme conception du monde, comme cela se lira par la suite avec Les petits poèmes en prose.

    À une passante

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d’une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.


    Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
    Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

    Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

    C’est dans Le mauvais vitrier, qu’on trouve dans les petits poèmes en prose, que Charles Baudelaire va exprimer de manière la plus avancée sa vision de la sensation multipliée.

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  • Le meilleur de Baudelaire : le Parnasse

    Lorsque le premier numéro du Parnasse contemporain en 1866, on y trouve 200 poèmes de 37 auteurs différents. Charles Baudelaire est présent avec 15 poèmes, c’est lui qui apporte la plus grande contribution. C’est que sa poésie s’inscrit totalement dans cette perspective raffinée, sensible mais maîtrisée et, bien souvent, creuse.

    C’est le fondement même de l’approche de Charles Baudelaire, dont voici un exemple représentatif, même s’il y a un ajout mystique avec l’idée de la réincarnation qui reste étranger au Parnasse préférant un ornementalisme souvent vain.

    Au sens strict, on peut considérer ce poème comme tout à fait représentatif du projet initial des Fleurs du mal, sans la dimension de la « transgression désintéressée ».

    La vie antérieure

    J’ai longtemps habité / sous de vastes portiques
    Que les soleils marins / teignaient de mille feux,
    Et que leurs grands piliers, / droits et majestueux,
    Rendaient pareils, le soir, / aux grottes basaltiques.

    Les houles, en roulant / les images des cieux,
    Mêlaient d’une façon / solennelle et mystique
    Les tout-puissants accords / de leur riche musique
    Aux couleurs du couchant / reflété par mes yeux.

    C’est là que j’ai vécu / dans les voluptés calmes,
    Au milieu de l’azur, / des vagues, des splendeurs
    Et des esclaves nus, / tout imprégnés d’odeurs,

    Qui me rafraîchissaient / le front avec des palmes,
    Et dont l’unique soin / était d’approfondir
    Le secret douloureux / qui me faisait languir.

    Voici un autre poème tout à fait encore en phase avec le Parnasse, très connu pour être une allégorie de sa relation avec Jeanne Duval, qui est métisse et ici prétexte à des correspondances entre elle et un exotisme oscillant entre sincérité et kitsch.

    Parfum exotique

    Quand, les deux yeux fermés, / en un soir chaud d’automne,
    Je respire l’odeur / de ton sein chaleureux,
    Je vois se dérouler / des rivages heureux
    Qu’éblouissent les feux / d’un soleil monotone ;

    Une île paresseuse / où la nature donne
    Des arbres singuliers / et des fruits savoureux ;
    Des hommes dont le corps / est mince et vigoureux,
    Et des femmes dont l’œil / par sa franchise étonne.

    Guidé par ton odeur / vers de charmants climats,
    Je vois un port rempli / de voiles et de mâts
    Encor tout fatigués / par la vague marine,

    Pendant que le parfum / des verts tamariniers,
    Qui circule dans l’air / et m’enfle la narine,
    Se mêle dans mon âme / au chant des mariniers.

    On remarquera le profond sens de la mélodie, qui annonce déjà Verlaine.

    On trouve dans les quelques poèmes réussis de Charles Baudelaire une sonorité qui interpelle, une mélancolie qui n’est pas tournée vers elle-même mais qui a toute l’esprit d’une chanson.

    Harmonie du soir

    Voici venir les temps / où vibrant sur sa tige
    Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
    Les sons et les parfums / tournent dans l’air du soir ;
    Valse mélancolique / et langoureux vertige !

    Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
    Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige ;
    Valse mélancolique / et langoureux vertige !
    Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir.

    Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige,
    Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir !
    Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir ;
    Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige.

    Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir,
    Du passé lumineux / recueille tout vestige !
    Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige……
    Ton souvenir en moi / luit comme un ostensoir !

    Charles Baudelaire annonce d’ailleurs la réduction du vers français, le tassement de l’alexandrin, afin de renforcer la mélodie ; il préfigure ici Paul Verlaine.

    L’invitation au voyage

    Mon enfant, ma sœur,
    Songe à la douceur
    D’aller là-bas vivre ensemble !
    Aimer à loisir,
    Aimer et mourir
    Au pays qui te ressemble !
    Les soleils mouillés
    De ces ciels brouillés

    Pour mon esprit ont les charmes
    Si mystérieux
    De tes traîtres yeux,
    Brillant à travers leurs larmes.

    Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté.

    Des meubles luisants,
    Polis par les ans,
    Décoreraient notre chambre ;
    Les plus rares fleurs
    Mêlant leurs odeurs
    Aux vagues senteurs de l’ambre,
    Les riches plafonds,
    Les miroirs profonds,
    La splendeur orientale,
    Tout y parlerait
    À l’âme en secret
    Sa douce langue natale.

    Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté.

    Vois sur ces canaux
    Dormir ces vaisseaux
    Dont l’humeur est vagabonde ;
    C’est pour assouvir
    Ton moindre désir
    Qu’ils viennent du bout du monde.

    — Les soleils couchants
    Revêtent les champs,
    Les canaux, la ville entière,
    D’hyacinthe et d’or ;
    Le monde s’endort
    Dans une chaude lumière.

    Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté.

    La série de poèmes sur les chats est à ce titre très réussi, mêlant l’approche du Parnasse et le sens de la mélodie, avec une solide reconnaissance de la dignité du réel.

    Le chat

    Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
    Retiens les griffes de ta patte,
    Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
    Mêlés de métal et d’agate.

    Lorsque mes doigts caressent à loisir
    Ta tête et ton dos élastique,
    Et que ma main s’enivre du plaisir
    De palper ton corps électrique,

    Je vois ma femme en esprit. Son regard,
    Comme le tien, aimable bête,
    Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

    Et, des pieds jusques à la tête,
    Un air subtil, un dangereux parfum
    Nagent autour de son corps brun.

    Les chats

    Les amoureux fervents et les savants austères
    Aiment également, dans leur mûre saison,
    Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
    Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

    Amis de la science et de la volupté,
    Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
    L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
    S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.


    Ils prennent en songeant les nobles attitudes
    Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
    Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

    Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
    Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
    Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

    Le chat

    I

    Dans ma cervelle se promène,
    Ainsi qu’en son appartement,
    Un beau chat, fort, doux et charmant.
    Quand il miaule, on l’entend à peine,

    Tant son timbre est tendre et discret ;
    Mais que sa voix s’apaise ou gronde,
    Elle est toujours riche et profonde.
    C’est là son charme et son secret.


    Cette voix, qui perle et qui filtre
    Dans mon fonds le plus ténébreux,
    Me remplit comme un vers nombreux
    Et me réjouit comme un philtre.

    Elle endort les plus cruels maux
    Et contient toutes les extases ;
    Pour dire les plus longues phrases,
    Elle n’a pas besoin de mots.

    Non, il n’est pas d’archet qui morde
    Sur mon cœur, parfait instrument,
    Et fasse plus royalement
    Chanter sa plus vibrante corde,

    Que ta voix, chat mystérieux,
    Chat séraphique, chat étrange,
    En qui tout est, comme en un ange,
    Aussi subtil qu’harmonieux !

    II

    De sa fourrure blonde et brune
    Sort un parfum si doux, qu’un soir
    J’en fus embaumé, pour l’avoir
    Caressée une fois, rien qu’une.

    C’est l’esprit familier du lieu ;
    Il juge, il préside, il inspire
    Toutes choses dans son empire ;
    Peut-être est-il fée, est-il dieu ?

    Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime
    Tirés comme par un aimant,
    Se retournent docilement
    Et que je regarde en moi-même,

    Je vois avec étonnement
    Le feu de ses prunelles pâles,
    Clairs fanaux, vivantes opales,
    Qui me contemplent fixement.

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  • L’autosatisfaction permanente de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal

    Les commentateurs n’ont pas compris le principe de la « transgression désintéressée » employée par Charles Baudelaire ; cela le marquera suffisamment pour qu’il réalise par la suite des Petits poèmes en prose entièrement fondée sur cette approche, et qui passeront d’autant plus inaperçus, malgré leur intérêt naturaliste, voire réaliste.

    Ils ont par contre tout à fait noté l’opposition systématique entre le « spleen » et l’« idéal », sans pour autant forcément voir la dimension néo-platonicienne de la question, puisqu’il s’agit de quitter la matière qui n’est qu’apparence pour se tourner vers la seule vérité, forcément spirituelle-divine.

    Le fameux poème L’albatros n’est ainsi pas qu’une allégorie du poète, c’est aussi l’image de l’âme qui est désespérée de se retrouver sur Terre, prisonnière de la matière.

    Cependant, ce qui fait qu’il est appréciable, c’est tout simplement que sa forme relève avant tout du Parnasse : c’est une description stylisée de quelque chose de réel, en l’occurrence la mésaventure d’un albatros.

    L’albatros

    Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
    Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
    Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
    Le navire glissant sur les gouffres amers.

    À peine les ont-ils déposés sur les planches,
    Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
    Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
    Comme des avirons traîner à côté d’eux.

    Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
    Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
    L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
    L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

    Le Poëte est semblable au prince des nuées
    Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
    Exilé sur le sol au milieu des huées,
    Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

    Dès qu’elle sort du Parnasse, la poésie de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal devient de ce fait cryptique, étrange, allusive, incompréhensible, et surtout outrageusement facile, d’une auto-satisfaction maladive.

    C’est souvent directement médiocre, voire franchement mauvais, tel ce poème prétentieux, sans profondeur, d’une provocation vaniteuse.

    Le possédé

    Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,
    Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;
    Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,
    Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;

    Je t’aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd’hui,
    Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
    Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
    C’est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !

    Allume ta prunelle à la flamme des lustres !
    Allume le désir dans les regards des rustres !
    Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant ;

    Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;
    Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant
    Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t’adore !

    Le caractère gratuit des vers, l’auto-satisfaction perpétuelle du poète, l’absence de recherche de complexité… sont une norme dans une œuvre composée surtout d’une accumulation de sentiments relevant du cliché et de postures poétiques à prétention dandy, en réalité souffreteuse.

    Causerie

    Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose !
    Mais la tristesse en moi monte comme la mer,
    Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose
    Le souvenir cuisant de son limon amer.

    — Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ;
    Ce qu’elle cherche, amie, est un lieu saccagé
    Par la griffe et la dent féroce de la femme.
    Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé.

    Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;
    On s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux !
    — Un parfum nage autour de votre gorge nue !…

    Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !
    Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes,
    Calcine ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes !

    Le caractère trivial des poèmes est en écho avec la facilité, car Charles Baudelaire accepte tout à fait la société où il vit, avec ses valeurs en phase avec le colonialisme s’élançant alors.

    À une dame créole

    Au pays parfumé que le soleil caresse,
    J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés
    Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,
    Une dame créole aux charmes ignorés.

    Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse
    A dans le cou des airs noblement maniérés ;
    Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,
    Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

    Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
    Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
    Belle digne d’orner les antiques manoirs,

    Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,
    Germer mille sonnets dans le cœur des poëtes,
    Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

    Ce qui sauve Charles Baudelaire, ce sont ses fulgurances, ses propos lyriques élancés, ramassés sur eux-mêmes, de véritables marqueurs, tels :

    « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »

    « Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ? »

    « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. »

    Et lorsque ses fulgurances sont rassemblées, cela donne des poèmes élaborés, à rebours du morbide, de l’idéal relevant de l’abstraction, censée s’opposer à une obsession « satanique » pour le mal. Ce sont en fait des poèmes du Parnasse.

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  • La boue et l’or : la kabbale des Fleurs du mal avec la «transgression désintéressée»

    Dans son avertissement au lecteur, Charles Baudelaire explique son approche de la manière suivante :

    Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
    Qui berce longuement notre esprit enchanté,
    Et le riche métal de notre volonté
    Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

    « Satan Trismégiste » n’existe pas, en fait c’est un mélange de Satan, symbole du mal, et Hermès Trismégiste, un personnage fictif de l’antiquité censé avoir amené l’écriture aux Égyptiens sous la forme du dieu Thot et avoir résumé la magie dans des textes cryptiques, « hermétiques », ouvrant la voie à l’alchimie.

    Papyrus de Hounefer, 1300 ans avant notre ère: Anubis pèse le poids du cœur du mort par rapport à la plume de l vérité, le résultat étant noté par Thot, sous la supervision d’Ammit, une chimère de crocodile, lion et hippopotame, mangeant le défunt en cas d’échec

    Pourquoi Charles Baudelaire combine-t-il deux personnages totalement opposés sur le plan de la symbolique ? Simplement parce que, s’étant intéressé à tout ce fatras mystique, il a rencontré une conception justifiant son mode de vie décadent : la kabbale louranique.

    La kabbale est apparue au Moyen-Âge comme une tentative mystique juive d’interpréter la réalité de manière religieuse tout en s’appuyant sur Platon et le néo-platonisme. Il faudrait prier pour envoyer de l’énergie à Dieu qui s’est rétracté pour permettre au monde d’exister.

    Isaac Louria (1534-1572) y ajoute une conception nouvelle. Puisque la création du monde sous-tend l’existence du mal, alors il faut se tourner vers le mal pour permettre au bien de s’en libérer, afin d’enlever son énergie au mal et de permettre la restauration de l’idéal.

    On se tourne vers le mal, acceptant de se retrouver en fâcheuse posture… pour en fait à un moment le réfuter, et donc parvenir à une réparation, un rétablissement. Dans la conception kabbaliste d’Isaac Louria, on ramène le monde à sa source divine, on rattrape ce qui est tombé dans le mal.

    D’où une valorisation de la « transgression désintéressée », prétexte naturellement à des comportements erratiques-mystiques jusqu’au délire, ce qui sera une contribution au principe de la « magie noire ».

    Charles Baudelaire a largement utilisé cette conception dans les Fleurs du mal, seulement il ne l’a pas mise en avant, restant cryptique avec ses propos sur la transformation de la boue en or dans l’Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal :

    Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
    Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
    Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
    Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

    Le poème « Une charogne » est le plus emblématique de cette approche. C’est le plus incompris, on peut même dire que personne n’y comprend rien, à moins de saisir le néo-platonisme.

    Charles Baudelaire demande à sa compagne de se rappeler quand ils avaient rencontré un cadavre d’animal, qui est longuement décrit de manière ignoble. C’est un naturalisme particulièrement agressif, dont voici un exemple :

    Et le ciel regardait la carcasse superbe
    Comme une fleur s’épanouir.
    La puanteur était si forte, que sur l’herbe
    Vous crûtes vous évanouir.

    Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
    D’où sortaient de noirs bataillons
    De larves, qui coulaient comme un épais liquide
    Le long de ces vivants haillons.

    Tout cela descendait, montait comme une vague,
    Ou s’élançait en petillant ;
    On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
    Vivait en se multipliant.

    Or, à la fin du poème, Charles Baudelaire explique à sa compagne qu’elle sera pareille un jour, mais que cela ne compte pas car en raison de son âme éternelle, sa « forme » se maintiendra dans l’univers, même si son corps – qui n’est qu’une copie matérielle, imparfaite, de la forme – se décompose.

    — Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
    À cette horrible infection,
    Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
    Vous, mon ange et ma passion !

    Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
    Après les derniers sacrements,
    Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
    Moisir parmi les ossements.

    Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
    Qui vous mangera de baisers,
    Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
    De mes amours décomposés !

    C’est là du néo-platonisme, avec l’opposition entre la matière et un monde magico-divin, et il s’attendait à ce que cela fonctionne vis-à-vis des critiques, car le projet est para-religieux, du moins ouvertement croyant, et très raffiné intellectuellement.

    Seulement comme Charles Baudelaire était un décadent, il a oublié de prendre en compte l’effet de la « transgression désintéressée ». Cela fut fatal, vu qu’une large partie de l’œuvre se focalise sur le « réalisme grossier », en fait le naturalisme, pour marquer les esprits, pour les choquer avec un esprit « satanique ».

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  • Le réalisme grossier des Fleurs du mal à travers le mysticisme de Swedenborg

    Le recueil des Fleurs du mal n’attira l’attention qu’en raison de son procès. L’œuvre fut considérée comme une sorte de provocation d’une figure s’imaginant au-dessus de tout et de tout le monde, ce que Charles Baudelaire ne comprit pas puisqu’il voyait son esthétique comme une contribution à la « sensation multipliée ».

    L’article du Figaro du 12 juillet 1857, rédigé par Jules Habans pour la Semaine Littéraire, résume cette critique totale de l’œuvre, rejetant la prétention à vouloir ajouter de la sensation au moyen de procédés morbides.

    « Avec M. Charles Baudelaire, c’est de cauchemar qu’il faut parler. Les Fleurs du mal, qu’il vient de publier, sont destinées, suivant lui, à chasser l’ennui «qui rêve d’échafauds en fumant son houka». Mais l’auteur n’a pas pris garde qu’il remplaçait le bâillement par la nausée.

    Lorsqu’on ferme le livre après l’avoir lu tout entier comme je viens de le faire, il reste dans l’esprit une grande tristesse et une horrible fatigue. Tout ce qui n’est pas hideux y est incompréhensible, tout ce que l’on comprend est putride, suivant la parole de l’auteur.

    J’en excepterai pourtant les cinq dernières strophes de la pièce intitulée Bénédiction, Elévation et Don Juan aux Enfers. De tout le reste, en vérité, je n’en donnerais pas un piment et je n’aime pas le poivre!

    Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d’immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit.

    Maison croyait au génie de M. Baudelaire, il fallait exposer l’idole longtemps cachée à la vénération des fidèles. Et voilà, qu’au grand jour l’aigle s’est transformé en mouche, l’idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez.

    Il en coûte assez cher de jouer au grand homme à huis clos, et de ne savoir pas à propos brûler ces élucubrations martelées à froid dans la rage de l’impuissance. On en arrive à se faire prendre au mot lorsqu’on dit:

    Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
    Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
    Il arrive souvent que sa voix affaiblie
    Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie,
    Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
    Et qui meurt! SANS BOUGER, DANS D’IMMENSES EFFORTS!

    Comme c’est vrai, tout cela! et comme je donne raison à M. Baudelaire, lorsqu’il se juge ainsi!

    Allons! un Requiem par là-dessus, et qu’on n’en parle plus. »

    Cela était tout à fait juste. Charles Baudelaire était bien cette figure littéraire formidablement talentueuse, capable de fulgurances.

    On en trouve tout au long des Fleurs du mal. Cependant, par dandysme, Charles Baudelaire a échafaudé tout un système esthétique censé porter son œuvre, mais finalement inadapté à la consommation bourgeoise qu’il visait pourtant.

    Charles Baudelaire en 1862

    Charles Baudelaire avait pourtant fait une immense effort intellectuel pour construire son œuvre.

    Il avait en effet directement repris le système mystico-philosophique du Suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), qui à la fin de sa vie a prétendu par ses rêves visiter le paradis, discuter avec des esprits et des anges, s’entretenir avec Dieu le Père et Dieu le Fils, etc.

    Selon Emmanuel Swedenborg, on pouvait trouver dans le monde d’en bas des échos du monde d’en haut, et il fallait s’accrocher à ces « correspondances » comme à des signes, des poteaux indicateurs, pour monter au ciel, en s’arrachant à la matière.

    Emmanuel Swedenborg peint de manière posthume par Carl Frederik von Breda

    Il diffusait en fait sa propre version de la lecture romantique mystique d’une unité du macrocosme et du microcosme au sein de l’univers, avec toutefois une interprétation religieuse, néo-platonicienne, en opposant le monde matériel au monde spirituel.

    Voici un poème des Fleurs du mal présentant de manière emblématique l’opposition entre le monde d’en bas et le monde d’en haut.

    Élévation

    Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
    Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
    Par delà le soleil, par delà les éthers,
    Par delà les confins des sphères étoilées,

    Mon esprit, tu te meus avec agilité,
    Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
    Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
    Avec une indicible et mâle volupté.

    Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
    Va te purifier dans l’air supérieur,
    Et bois, comme une pure et divine liqueur,
    Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

    Derrière les ennuis et les vastes chagrins
    Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
    Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
    S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

    Celui dont les pensers, comme des alouettes,
    Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
    — Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

    Voici un poème des Fleurs du mal emblématique de la conception d’Emmanuel Swedenborg de signes existant, de correspondances entre le monde matériel et le monde spirituel, qu’on peut deviner en raison de nos âmes qui sont elles-mêmes prisonnières de la matière et en attente de libération, d’un grand « retour » au monde d’en-haut.

    Correspondances

    La Nature est un temple où de vivants piliers
    Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
    L’homme y passe à travers des forêts de symboles
    Qui l’observent avec des regards familiers.

    Comme de longs échos qui de loin se confondent
    Dans une ténébreuse et profonde unité,
    Vaste comme la nuit et comme la clarté,
    Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

    Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
    Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
    — Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

    Ayant l’expansion des choses infinies,
    Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
    Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

    L’opposition entre un monde matériel non-satisfaisant et une transcendance immatérielle avait tout pour plaire aux décadents consommant des drogues au début du XIXe siècle et s’imaginant ainsi parvenir à la transcendance.

    Thomas de Quincey, le poète anglais fumeur d’opium racontant son « expérience » et étant une référence pour Charles Baudelaire, se tourna naturellement avec attention vers Emmanuel Swedenborg.

    Thomas de Quincey

    Et cette fascination pour l’occultisme submergera les poètes et le tout Paris à la fin du XIXe siècle, avec le mouvement mystique Rose-Croix et Joséphin Peladan.

    Ce dernier considérera d’ailleurs Charles Baudelaire comme un décadent mais parvenu à une sorte de transcendance. Il écrivit un article intitulé Baudelaire et la décadence latine :

    « Par la perversité, cette aristie [=série d’exploits individuels accomplis par un héros en transe] de la corruption, par l’usage des excitants, par une sensibilité anormale et presque diabolique, Baudelaire est un décadent.

    Ce titre de Fleurs du mal, à lui seul, indique la fin d’une civilisation.

    Sans discuter les anecdotes, fausses pour la plupart, comme celles sur d’Aurevilly dont j’ai pu contrôler l’erroné, sans expliquer les parades peccamineuses destinées à horrifier le bourgeois, quiconque feuillette les journaux intimes du poète aperçoit un penseur exceptionnellement traditionaliste, voire un théologien. »

    Charles Baudelaire s’était imaginé qu’avec sa fulgurance et un système mystico-philosophique pour porter son esthétique de la sensation multipliée, il passerait en force.

    Ce fut un échec retentissant : on ne retint qu’un réalisme grossier, Charles Baudelaire ayant oublié qu’il avait également utilisé dans sa construction le principe de la « transgression désintéressée ».

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  • Le sens de la censure des Fleurs du mal

    L’attaque du Figaro contre les Fleurs du mal mentionnait en particulier quatre poèmes ; ce sont ceux-là qui se feront ensuite viser par le procureur impérial Ernest Pinard, deux autres s’ajoutant pour la forme (il s’agit ainsi de Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du Vampire).

    Des amendes furent infligées le 20 août 1857 à l’éditeur ainsi qu’à Baudelaire et les poèmes concernés doivent être retirés. Or, le paradoxe était que Lesbos avait déjà été publié dans la petite Encyclopédie poétique en 1850 et le Reniement de saint Pierre dans la Revue de Paris en 1852.

    C’est que Baudelaire avait en fait très mal joué, son œuvre devenant l’objet d’une concurrence au sein de l’appareil d’État. Le recueil des Fleurs du mal avait en effet été publié à 1 100 exemplaires en juin 1857, soit quelques mois seulement après le procès concernant le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, publié en janvier 1857.

    Le même procureur impérial que pour les Fleurs du mal, Ernest Pinard, avait alors immédiatement attaqué le roman, échouant dans son entreprise puisque le 7 février 1857, l’auteur était acquitté de la charge d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.

    La publication des Fleurs du mal était une occasion de rattraper cela.

    Ernest Pinard en 1860, qui fut à la tête des réquisitoires contre Madame Bovary de Gustave Flaubert et des Fleurs du mal de Charles Baudelaire

    Lorsque le journaliste Édouard Thierry du Moniteur du soir demanda la permission de parler des Fleurs du mal au ministre d’État Achille Fould, il la reçut.

    Mais le ministre de la Justice Jacques-Pierre Abbatucci se précipita, voyant un moyen de soutenir une attaque contre le Moniteur du soir ayant été en première ligne en faveur du roman de Gustave Flaubert.

    Le ministre de l’Intérieur Adolphe Billault le soutint, le Figaro fut le moyen de mener l’attaque et la peine reçue par Charles Baudelaire visa à équilibrer la non-peine de Gustave Flaubert.

    Cette contre-offensive fut par ailleurs mesurée, raisonnant en termes de limite à donner. Les peines furent modérées et l’accusation d’offense à la morale religieuse tomba, ne restant que celle d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs.

    Le procureur présenta lui-même les choses ainsi durant le procès :

    « Mon Dieu ! Je ne demande pas la tête de Monsieur Baudelaire : je demande un avertissement seulement. »

    Les Fleurs du mal avaient été le jouet d’un affrontement au sein de la France de Napoléon III, entre le régime conservateur et les factions libérales, alors que le peuple avait été écrasé en 1848 lors du succès de la révolution bourgeoise.

    Baudelaire avait soutenu la révolution de 1848, mais s’était immédiatement dépolitisé, conformément à sa nature petite-bourgeoise. Il n’avait donc rien compris à ce qui était en jeu après 1848, avec la bataille entre les différentes tendances de la bourgeoisie (libérale, industrielle, bancaire, post-aristocratique, etc.) et ses Fleurs du mal tombèrent ainsi au plus mauvais moment.

    Il saisit en tout cas relativement le problème puisqu’il ne fit pas appel, alors que le soir même du verdict, il était la tête rasée avec une chemise sans col, tel quelqu’un devant se faire guillotiner dans la foulée (la « toilette du guillotiné »). Il rédigea ensuite 35 nouveaux poèmes qu’il ajouta aux Fleurs du mal, désormais retranchés des poèmes incriminés.

    Il essaya tout de même de faire tomber l’amende, au moyen d’une lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie.

    La Lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie

    La lettre est obséquieuse, élogieuse pour la justice, jouant sur la corde du pauvre poète, etc.

    6 Novembre 1857

    Madame,

    Il faut toute la prodigieuse présomption d’un poëte pour oser occuper l’attention de Votre Majesté d’un cas aussi petit que le mien. J’ai eu le malheur d’être condamné pour un recueil de poésies intitulé : Les Fleurs du Mal, l’horrible franchise de mon titre ne m’ayant pas suffisamment protégé.

    J’avais cru faire une belle et grande œuvre, surtout une œuvre claire ; elle a été jugée assez obscure pour que je sois condamné à refaire le livre et à retrancher quelques morceaux (six sur cent).

    Je dois dire que j’ai été traité par la Justice avec une courtoisie admirable, et que les termes mêmes du jugement impliquent la reconnaissance de mes hautes et pures intentions.

    Mais l’amende, grossie des frais inintelligibles pour moi, dépasse les facultés de la pauvreté proverbiale des poëtes, et, encouragé par tant de preuves d’estime que j’ai reçues d’amis si haut placés, et en même temps persuadé que le cœur de l’Impératrice est ouvert à la pitié pour toutes les tribulations, les spirituelles comme les matérielles, j’ai conçu le projet, après une indécision et une timidité de dix jours, de solliciter la toute gracieuse bonté de Votre majesté et de la prier d’intervenir pour moi auprès de M. le Ministre de la Justice.

    Daignez, Madame, agréer l’hommage des sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être
    De Votre Majesté,le très dévoué et très obéissant serviteur et sujet,
    Charles Baudelaire,
    19, quai Voltaire.

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  • Les Fleurs du mal, échec de la promesse de la sensation multipliée

    Les Fleurs du mal, à leur publication désarçonnèrent ceux qui attendaient tellement de Charles Baudelaire, cette pittoresque figure des milieux littéraires parisiens. Les bourgeois cultivés tablaient sur une œuvre qui soit un complément raffiné, un ajout accessible et ornemental, comme toutes les autres.

    Or, avec les Fleurs du Mal en 1857, Charles Baudelaire n’est qu’un esthète raffiné, toisant et méprisant, idéaliste et aristocratique, ouvertement complaisant avec sa propre décadence.

    Cela prit totalement par surprise ceux qui attendaient de lui quelque chose conforme à leurs longues attentes consommatrices, ce qu’avait initialement promis Charles Baudelaire.

    Charles Baudelaire en 1855

    Le Figaro du 5 juillet 1857, sous la plume de Gustave Bourdin, exprime cette terrible déception.

    CECI ET CELA

    C’est aujourd’hui le tour des Fleurs du mal, de M. Charles Baudelaire, et des Lettres.

    M. Charles Baudelaire est, depuis une quinzaine d’années, un poète immense pour un petit cercle d’individus dont la vanité, en le saluant Dieu ou à peu près, faisait une assez bonne spéculation; ils se reconnaissaient inférieurs à lui, c’est vrai mais en même temps, ils se proclamaient supérieurs à tous les gens qui niaient ce messie.

    Il fallait entendre ces messieurs apprécier les génies à qui nous avons voué notre culte et notre admiration: Hugo était un cancre, Béranger un cuistre, Alfred de Musset un idiot, et madame Sand une folle. Lassailly avait bien dit: Christ va-nu-pieds, Mahomet vagabond et Napoléon crétin.

    -Mais on ne choisit ni ses amis ni ses admirateurs, et il serait par trop injuste d’imputer à M. Baudelaire des extravagances qui ont dû plus d’une fois lui faire lever les épaules. Il n’a eu qu’un tort à nos yeux, celui de rester trop longtemps inédit. Il n’avait encore publié qu’un compte rendu de Salon très vanté par les docteurs en esthétique, et une traduction d’Edgar Poe.

    Depuis trois fois cinq ans, on attendait donc ce volume de poésies; on l’a attendu si longtemps, qu’il pourrait arriver quelque chose de semblable à ce qui se produit quand un dîner tarde trop à être servi; ceux qui étaient les plus affamés sont les plus vite repus: l’heure de leur estomac est passée.

    Il n’en est pas de même de votre serviteur. Pendant que les convives attendaient avec une si vive impatience, il dînait ailleurs tranquillement et sainement, et il arrivait l’estomac bien garni pour juger seulement du coup d’œil. Ce serait à recommencer que j’en ferais autant.

    J’ai lu le volume, je n’ai pas de jugement à prononcer, pas d’arrêt à rendre mais voici mon opinion que je n’ai la prétention d’imposer à personne.

    On ne vit jamais gâter si follement d’aussi brillantes qualités. Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire; il y en a où l’on n’en doute plus: c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées.

    -L’odieux y coudoie l’ignoble;- le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de foetus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine.

    Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables. Un vers de M. Baudelaire résume admirablement sa manière; pourquoi n’en a-t-il pas fait l’épigraphe des Fleurs du mal?

    Je suis un cimetière abhorré de la lune.

    Et au milieu de tout cela, quatre pièces, Le Reniement de Saint Pierre, puis Lesbos, et deux qui ont pour titre les Femmes damnées, quatre chefs-d’œuvre de la passion, d’art et de la poésie; mais on peut le dire, mais on peut le dire, il le faut, on le doit: si l’on comprend qu’à vingt ans l’imagination d’un poète puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de plus de trente d’avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités.

    Il est ainsi tout à fait clair qu’à la sortie des Fleurs du mal, Charles Baudelaire n’est nullement un paria, un inconnu, c’est au contraire une figure connue dont il est attendu la première œuvre… et qui déçoit.

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  • Vers Les Fleurs du mal

    Ayant développé son esthétique, Charles Baudelaire persiste dans le commentaire des artistes, avec de nombreux articles prétextes à d’incessantes digressions, qui seront par la suite rassemblés dans une œuvre appelée L’Art romantique, en 1852.

    Il ne va cependant pas parvenir à réaliser immédiatement une application concrète que sera le recueil des Fleurs du mal. Il tente d’abord sa chance, en 1847, avec une nouvelle, La Fanfarlo.

    On y trouve un dandy tentant de charmer une actrice et danseuse afin de rendre service à une femme mariée dont le mari la trompe. L’œuvre est d’une médiocrité ahurissante, formant un mélange de la propre vie de l’auteur (avec l’actrice et danseuse Jeanne Duval) et d’une série de plagiats à de nombreuses œuvres d’auteurs romantiques.

    Jeanne Duval par Charles Baudelaire

    Ce désastre littéraire à portée autobiographique fut rejeté par La Revue de Paris ; il paraîtra dans le Bulletin de la Société des Gens de Lettres de Charles Asselineau, qui publiera ensuite avec Théodore de Banville les œuvres complètes de Charles Baudelaire.

    Charles Baudelaire écrit alors Du vin et du haschisch en 1851, en partie le reflet de son activité au sein du club des haschischins, composé d’expérimentateurs des milieux littéraires parisiens.

    C’est une mise en pratique de son esthétique de la « sensation multipliée » et c’est de manière lyrique qu’il présente de manière naturaliste les effets vécus. Il parle ainsi du haschisch, qu’il considère d’ailleurs comme inférieur au vin car trop propice à l’inaction.

    « À peine la petite drogue absorbée, opération qui, du reste, demande une certaine résolution, car, ainsi que je l’ai dit, la mixture est tellement odorante qu’elle cause à quelques personnes des velléités de nausées, vous vous trouvez immédiatement placé dans un état anxieux.

    Vous avez entendu vaguement parler des effets merveilleux du haschisch, votre imagination s’est fait une idée particulière, un idéal d’ivresse, et il vous tarde de savoir si la réalité, si le résultat, sera adéquat à votre préconception. Le temps qui s’écoule entre l’absorption du breuvage et les premiers symptômes varie suivant les tempéraments et aussi suivant l’habitude.

    Les personnes qui ont la connaissance et la pratique du haschisch sentent quelquefois, au bout d’une demi-heure, les premiers symptômes de l’invasion.

    J’ai oublié de dire que le haschisch causant dans l’homme une exaspération de sa personnalité et en même temps un sentiment très-vif des circonstances et des milieux, il était convenable de ne se soumettre à son action que dans des milieux et des circonstances favorables.

    Toute joie, tout bien-être étant surabondant, toute douleur, toute angoisse est immensément profonde. Ne faites pas vous-même une pareille expérience, si vous avez à accomplir quelque affaire désagréable, si votre esprit se trouve porté au spleen, si vous avez un billet à payer. Je l’ai dit, le haschisch est impropre à l’action.

    Il ne console pas comme le vin ; il ne fait que développer outre mesure la personnalité humaine dans les circonstances actuelles où elle est placée. Autant qu’il se peut, il faut un bel appartement ou un beau paysage, un esprit libre et dégagé, et quelques complices dont le talent intellectuel se rapproche du vôtre ; un peu de musique aussi s’il est possible. »

    La démarche est naturaliste, le ton est psychologisant. Charles Baudelaire reprend en fait un écrit britannique, les Confessions d’un mangeur d’opium anglais du dandy Thomas de Quincey, publié en 1822 puis rééditées en 1856.

    Charles Baudelaire en parlera d’ailleurs directement et longuement dans les Paradis artificiels, un écrit publié en 1860 contenant également un poème du haschisch.

    Cette fascination pour la « sensation multipliée » permise par les drogues s’associe à une grande fascination pour le morbide, Charles Baudelaire traduisant pour cette raison des œuvres de l’Américain Edgar Allan Poe rassemblées dans des Histoires extraordinaires publiées en 1856.

    On est là au cœur du style dandy : élitiste, fasciné par l’étrange et le morbide en raison d’une oisiveté maladive d’ailleurs largement marquée par la consommation de drogues écrasantes comme le haschisch et l’opium.

    C’est alors qu’il va écrire les Fleurs du mal.

    L’œuvre est la rencontre de l’esthétique de la « sensation multipliée » qu’il a forgé en considérant qu’il fallait élargir le champ du vécu des « bourgeois »… et du propre dandysme de l’auteur.

    Voici comment Louis Desprez raconte en 1884 dans Baudelaire et les Baudelairiens, de manière romancée et idéalisée, l’atmosphère à ce moment-là.

    « Dans ce cercle de bohèmes pleins de talent, le mépris et la haine du bourgeois étaient de rigueur.

    Gautier mettait un costume arabe pour continuer le carnaval de 1830, Gérard de Nerval avait besoin d’une tente pour y dormir à l’aise, Baudelaire affectait une mise grossière, portait des chemises de toile écrue et des paletots sacs, aimait à se faire passer pour un ivrogne aux yeux des profanes, ou, en plein salon officiel, qualifiait les femmes d’animaux qu’il faut enfermer, battre et bien nourrir.

    C’était là le genre du groupe. Les initiés se réunissaient à l’hôtel Pimodan pour manger du haschich et trouver dans les rêveries bizarres de l’opium des inspirations que le spectacle de la vie grondante autour d’eux ne parvenait pas à leur donner.

    Baudelaire prit dans ce cénacle son allure d’halluciné, garnit sa palette des tons violâtres et verdâtres de cadavres en décomposition ; il se passionna pour des écrivains rares tels qu’Aloysius Bertrand, l’auteur de Gaspard de la nuit, ou que le grand américain Edgard Poë.

    Plus tard il a traduit magistralement les Histoires extraordinaires et s’est identifié avec son modèle.

    Esprit laborieux, du reste, incapable d’écrire des poèmes de longue haleine, devant plus à l’art qu’à l’inspiration, il avait trente-cinq ans déjà lorsque, en 1856, il publia son unique volume de vers, les Fleurs du mal. »

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  • Charles Baudelaire, le compte-rendu du Salon de 1846 et l’idéologie subjectiviste – impressionniste

    Charles Baudelaire rééditera son approche du Salon de 1845 pour le Salon de 1846, son compte-rendu s’ouvrant par un appel servile « aux bourgeois ». Il s’agirait des les aider dans leur œuvre, dans leur direction de la société.

    « Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence ; — donc vous êtes la force, — qui est la justice.

    Les uns savants, les autres propriétaires ; — un jour radieux viendra où les savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera complète, et nul ne protestera contre elle.

    En attendant cette harmonie suprême, il est juste que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à devenir savants ; car la science est une jouissance non moins grande que la propriété.

    Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie.

    Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas.

    Les aristocrates de la pensée, les distributeurs de l’éloge et du blâme, les accapareurs des choses spirituelles, vous ont dit que vous n’aviez pas le droit de sentir et de jouir : — ce sont des pharisiens.

    Car vous possédez le gouvernement d’une cité où est le public de l’univers, et il faut que vous soyez dignes de cette tâche.

    Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.

    Or vous avez besoin d’art.

    L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal.

    Vous en concevez l’utilité, ô bourgeois, — législateurs, ou commerçants, — quand la septième ou la huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers les braises du foyer et les oreillards du fauteuil.

    Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous délasseraient alors de l’action quotidienne (…).

    Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants.

    Quand vous avez donné à la société votre science, votre industrie, votre travail, votre argent, vous réclamez votre payement en jouissances du corps, de la raison et de l’imagination. Si vous récupérez la quantité de jouissances nécessaire pour rétablir l’équilibre de toutes les parties de votre être, vous êtes heureux, repus et bienveillants, comme la société sera repue, heureuse et bienveillante quand elle aura trouvé son équilibre général et absolu.

    C’est donc à vous, bourgeois, que ce livre est naturellement dédié ; car tout livre qui ne s’adresse pas à la majorité, — nombre et intelligence, — est un sot livre. »

    Il est évidemment étonnant que Charles Baudelaire dise des bourgeois qu’ils représentent la majorité, alors qu’ils sont naturellement bien moins nombreux que les prolétaires, dans un pays par ailleurs encore majoritairement paysan. Cela ne tient tellement pas que cela montre qu’il parle en fait du caractère dominant de la bourgeoisie.

    C’est à la fois moqueur et en fait entièrement servile.

    Et, en zélateur de la bourgeoisie, il passe au service de son idéologie nouvelle,consistant en le subjectivisme.

    D’où une tentative de redéfinir le romantisme, comme une simple tentative individuelle de multiplier les sensations.

    « Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.

    Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver.

    Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau.

    Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur [Stendhal] (…).

    Il faut donc, avant tout, connaître les aspects de la nature et les situations de l’homme, que les artistes du passé ont dédaignés ou n’ont pas connus.

    Qui dit romantisme dit art moderne, — c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. »

    Suit alors une longue présentation des « coloristes » présentés comme des « poëtes épiques », car les peintres doivent basculer dans la couleur : Charles Baudelaire préfigure ici les principes de l’impressionnisme.

    « L’harmonie est la base de la théorie de la couleur.

    La mélodie est l’unité dans la couleur, ou la couleur générale.

    La mélodie veut une conclusion ; c’est un ensemble où tous les effets concourent à un effet général.

    Ainsi la mélodie laisse dans l’esprit un souvenir profond.

    La plupart de nos jeunes coloristes manquent de mélodie.

    La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet si les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs.

    Le style et le sentiment dans la couleur viennent du choix, et le choix vient du tempérament.

    Il y a des tons gais et folâtres, folâtres et tristes, riches et gais, riches et tristes, de communs et d’originaux.

    Ainsi la couleur de Véronèse est calme et gaie. La couleur de Delacroix est souvent plaintive, et la couleur de M. Catlin souvent terrible. »

    Sa présentation des artistes du Salon de 1846 a donc, cette fois, une base esthétique justifiant l’évaluation faite. Cette fois, les remarques ne sont plus faites en passant, mais tiennent à de véritables petites analyses.

    Charles Baudelaire exige désormais que ce qui soit moderne possède la même charge que le romantisme, mais sans être porté par l’Histoire comme l’est le romantisme : ce qui compte, c’est de porter individuellement le plus de couleurs possibles. C’est très exactement ce qui va être l’esthétique des Fleurs du mal.

    Dans son journal intime, notant des phrases reflétant son état d’esprit, il parle de « sensation multipliée ».

    C’est là son esthétique, conforme aux attentes d’une bourgeoisie plus riche et en attente de « multiplier » les sensations comme les marchandises.

    « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).

    Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s’exprimant par la musique. En référer à Liszt.

    De la nécessité de battre les femmes. »

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  • Charles Baudelaire, le compte-rendu du Salon de 1845 et la critique soumise à la bourgeoisie

    De par son style de vie, Charles Baudelaire était tourné vers les bourgeois bohème menant la même vie que lui, ainsi que les artistes. Pour cette raison, ses premiers écrits correspondent à ce train de vie à la fois riche matériellement et délabré psychologiquement.

    Charles Baudelaire raconte ainsi, à 24 ans, le Salon de 1845, sous le pseudonyme de Baudelaire Dufaÿs, décrivant de manière sommaire les œuvres présentes, à savoir les tableaux d’histoire, les portraits, les tableaux de genre, les paysages, les dessins et gravures, les sculptures.

    Il se veut impartial et exigeant, tout en soulignant dès le départ qu’il s’oppose de fond en comble au romantisme, dans la mesure où selon lui le mot « bourgeois » n’est pas une insulte, qu’il est erroné de la part des artistes de la Bohème de dénoncer le bourgeois vivant traditionnellement, car lui aussi peut apprécier l’art, etc.

    Cela se veut ironique et en fait pas du tout, dans une ambiguïté foncièrement opportuniste.

    « Et tout d’abord, à propos de cette impertinente appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne partageons nullement les préjugés de nos grands confrères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs années à jeter l’anathème sur cet être inoffensif qui ne demanderait pas mieux que d’aimer la bonne peinture, si ces messieurs savaient la lui faire comprendre, et si les artistes la lui montraient plus souvent.

    Ce mot, qui sent l’argot d’atelier d’une lieue, devrait être supprimé du dictionnaire de la critique.

    Il n’y a plus de bourgeois, depuis que le bourgeois — ce qui prouve sa bonne volonté à devenir artistique, à l’égard des feuilletonistes — se sert lui-même de cette injure.

    En second lieu le bourgeois — puisque bourgeois il y a — est fort respectable ; car il faut plaire à ceux aux frais de qui l’on veut vivre.

    Et enfin, il y a tant de bourgeois parmi les artistes, qu’il vaut mieux, en somme, supprimer un mot qui ne caractérise aucun vice particulier de caste, puisqu’il peut s’appliquer également aux uns, qui ne demandent pas mieux que de ne plus le mériter, et aux autres, qui ne se sont jamais doutés qu’ils en étaient dignes. »

    Charles Baudelaire joue ici le rôle de passeur : il est celui qui articule le passage des artistes de la Bohème parisienne, d’esprit romantique, à l’élitisme idéaliste et aux exigences dandys.

    William Haussoullier, La Fontaine de Jouvence (1844), oeuvre présente au Salon de 1845

    Suivent ainsi des compte-rendus résolument serviles ou foncièrement destructeurs, Charles Baudelaire distribuant les bons et les mauvais points, avec comme critère non plus une quelconque affirmation romantique, de l’envergure, mais une sorte d’exigence précieuse. Voici quelques exemples de ses propos.

    « M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. »

    [Au sujet du tableau Dernières paroles de Marc-Aurèle de Delacroix] « Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris (…). Nous sommes ici en plein Delacroix, c’est-à-dire que nous avons devant les yeux l’un des spécimens les plus complets de ce que peut le génie dans la peinture.

    Cette couleur est d’une science incomparable, il n’y a pas une seule faute, — et, néanmoins, ce ne sont que tours de force — tours de forces invisibles à l’œil inattentif, car l’harmonie est sourde et profonde ; la couleur, loin de perdre son originalité cruelle dans cette science nouvelle et plus complète, est toujours sanguinaire et terrible. »

    « Que M. William Haussoullier ne soit point surpris, d’abord, de l’éloge violent que nous allons faire de son tableau »

    [Au sujet de Rudolphe Lehmann] « Ses Italiennes de cette année nous font regretter celles de l’année passée. »

    « M. Decamps a donc fait une magnifique illustration et de grandioses vignettes à ce poëme étrange de Samson — et cette série de dessins où l’on pourrait peut-être blâmer quelques murs et quelques objets trop bien faits, et le mélange minutieux et rusé de la peinture et du crayon — est, à cause même des intentions nouvelles qui y brillent, une des plus belles surprises que nous ait faites cet artiste prodigieux, qui, sans doute, nous en prépare d’autres. »

    [Au sujet de Jésus chez Marthe et Marie de Laviron] « Tableau sérieux plein d’inexpériences pratiques. — Voilà ce que c’est que de trop s’y connaître, — de trop penser et de ne pas assez peindre. »

    « M. Robert Fleury reste toujours semblable et égal à lui-même, c’est-à-dire un très-bon et très-curieux peintre. — Sans avoir précisément un mérite éclatant, et, pour ainsi dire, un genre de génie involontaire comme les premiers maîtres, il possède tout ce que donnent la volonté et le bon goût. »

    [Au sujet de Granet] « Cela prouve tout simplement que c’est un artiste fort adroit et qui déploie une science très-apprise dans sa spécialité de vieilleries gothiques ou religieuses, un talent très-roué et très-décoratif. »

    [Au sujet d’Achille Devéria] « Voilà un beau nom, voilà un noble et vrai artiste à notre sens. »

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  • Charles Baudelaire : un parcours classique des milieux artistiques de la France du milieu du XIXe siècle

    Charles Baudelaire est considéré comme une figure emblématique de la littérature française du XIXe siècle, mais il est en réalité un symbole né dans les années 1910. C’est que Charles Baudelaire représente l’essence même d’une nouvelle figure sociale : l’intellectuel relevant d’une petite-bourgeoisie existant dans les interstices de la capitale française en pleine expansion capitaliste.

    Loin de la figure du « poète maudit », ignoré et sans liens sociaux, le réel Charles Baudelaire était un hyperactif de la sociabilité, un petit-bourgeois oscillant entre idéalisme esthétique et décadence, entre passion et haine pour le peuple, entre religiosité mystique et matérialisme, entre romantisme et réalisme.

    Charles Baudelaire par Étienne Carjat vers 1862

    C’est qu’il était issu d’une famille aisée, son père décédant tôt et lui laissant un important héritage (qu’il ne touchera qu’en partie) ; il fait partie de l’infime minorité passant son baccalauréat, alors qu’il fut accepté au prestigieux lycée Louis-le-Grand dont il fut exclu pour avoir avalé un mot donné destiné à lui par un ami et que le proviseur demandait de lui remettre.

    Il devient ensuite critique d’art et journaliste, en vivant comme un dandy flambant son héritage en une année et demi, au point que sa mère le place sous tutelle en 1842 ; il consomme des drogues (haschisch, laudanum, opium) lors de ses fréquentations des milieux artistiques.

    Charles Baudelaire en 1844 par Émile Deroy.

    Dès 1843, il commença des lectures et dès 1845, il fait publier des poèmes et des chroniques dans des journaux et des revues ; il est alors une figure particulièrement appréciée, dont on attend la composition d’une œuvre importante.

    Théophile Gautier raconte de la manière suivante cette époque, dans une notice pour la troisième édition des Fleurs du mal, dite définitive, en 1868, un an après la mort de l’auteur.

    « La première fois que nous rencontrâmes Baudelaire, ce fut vers le milieu de 1849, à l’hôtel [particulier] Pimodan [sur l’île Saint-Louis au cœur de Paris], où nous occupions, près de Fernand Boissard, un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché dans l’épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimées jadis de Lauzun [autre nom de l’hôtel Pimodan] (…).

    Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant dans l’ombre pour la lumière, avec cette volonté tenace qui, chez lui, doublait l’inspiration ; mais son nom commençait déjà à se répandre parmi les poëtes et les artistes avec un certain frémissement d’attente, et la jeune génération, venant après la grande génération de 1830, semblait beaucoup compter sur lui.

    Dans le cénacle mystérieux où s’ébauchent les réputations de l’avenir, il passait pour le plus fort.

    Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous ne connaissions aucune de ses œuvres. Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coupés très-ras et du plus beau noir ; ces cheveux, faisant des pointes régulières sur le front d’une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d’une pénétration peut-être un peu trop insistante (…).

    Son vêtement consistait en un paletot d’une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l’intention de se séparer du genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée.

    Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman (…).

    Contrairement aux mœurs un peu débraillées des artistes, Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances, et sa politesse était excessive jusqu’à paraître maniérée.

    Il mesurait ses phrases, n’employait que les termes les plus choisis, et disait certains mots d’une façon particulière, comme s’il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse. Il avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales.

    La charge, très en honneur à Pimodan, était dédaignée par lui comme artiste et grossière ; mais il ne s’interdisait pas le paradoxe et l’outrance.

    D’un air très-simple, très-naturel et parfaitement détaché, comme s’il eût débité un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur de la température, il avançait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque théorie d’une extravagance mathématique, car il apportait une méthode rigoureuse dans le développement de ses folies (…).

    Ses gestes étaient lents, rares et sobres, rapprochés du corps, car il avait en horreur la gesticulation méridionale. Il n’aimait pas non plus la volubilité de parole, et la froideur britannique lui semblait de bon goût.

    On peut dire de lui que c’était un dandy égaré dans la bohème, mais y gardant son rang et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise l’homme imbu des principes de [l’Anglais George] Brummel [dit le « beau Brummel, la première figure dandy]. »

    Charles Baudelaire était ainsi un artiste, mais un artiste intellectuel, à l’esprit vif, profitant facilement d’un argent qu’il dépensait pour vivre de manière aussi opulente qu’il le pouvait.

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  • Al-Kindi, le grand introducteur

    Al-Kindi a été limité par la situation historique qui, paradoxalement, lui permettait en même temps d’introduire les connaissances non-arabes. Il était bloqué dans son matérialisme en raison du poids de la religion. D’où la mise de côté qu’il a connu ensuite du côté des philosophes arabo-persans.

    Il faut ainsi saisir le développement inégal et voir que l’accent historique se porte sur sa capacité à introduire Aristote – mais non pas de manière quantitative simplement, en présentant les textes, en les défendant.

    Cela va bien plus loin que cela.

    Comme on l’a vu, la période de récupération des connaissances dans tous les domaines de la part du califat abbasside implique l’élévation de la langue arabe sur le plan technique et le plan du vocabulaire. En effet, cela impliquait l’intégration de mots nouveaux et d’une bataille pour parvenir à des définitions correctes.

    Cet aspect est essentiel, car il va y avoir une capacité technique qui va se développer dans la philosophie arabo-persane quant à l’emploi des termes adéquats, les manières de les relier de manière logique.

    Al-Kindi joue ici un rôle clef, car il souligne cette importance, il illustre le passage de l’introduction des concepts hellénistiques dans la langue arabe mené par l’œuvre des traducteurs à leur digestion intellectuel : il fournit la direction initiale à donner à cette transformation de grande envergure. Son souci est ouvertement matérialiste, dans le prolongement direct d’Aristote. Il écrit ainsi un ouvrage Sur les définitions et les descriptions des choses.

    C’est d’autant plus important que, par la suite, l’Islam cherchera à maintenir cette démarche de standardisation intellectuelle, mais de manière purement religieuse-rigoriste. Al-Kindi cherche, lui, à ce que les concepts soient des points d’appuis pour la raison.

    Dans son livre de définitions, Al-Kindi dit par exemple de l’intellect (aql) qu’il pourrait être défini comme la substance la plus excellente de l’âme rationnelle. Sa nature concrète consiste en la faculté indiquant à la connaissance la vraie nature des choses.

    La sensation (hiss) est la faculté qui perçoit les choses par l’intermédiaire de l’air, sa nature est d’être la faculté recevant l’impression des choses sensibles.

    La matière (hayula) est ce qui a le pouvoir de recevoir différentes formes, c’est le corps de toutes les choses individuelles, qui s’appuient sur une essence.

    La nature (tabia) est le principe du mouvement et du repos, c’est concrètement le pouvoir organisationnel des corps.

    Ce sont là des définitions parfaitement aristotéliciennes, qu’on retrouve par ailleurs grosso modo dans le Paradis de la sagesse (Firdaws al-hikma) d’Ali Ibn Sahl Rabban al-Tabari (vers 838-870), un important ouvrage de médecine de 360 chapitres.

    Cela signifie qu’Al-Kindi n’a pas fait qu’introduire des idées ou des concepts, il a également façonné le style pour les aborder et fournit le vocabulaire adéquat pour cela.

    Il y a une dimension intellectuelle relevant d’une époque toute entière. Les mots se voient attribuer la capacité de conceptualiser scientifiquement.

    Il suffit de penser à la définition de la continuité comme l’unification des limites, de la discontinuité comme division du continu, de l’ami comme étant soi-même bien qu’étant quelqu’un d’autre. Les définitions sont à la fois intellectuelles-techniques et civilisationnelles. Elles contribuent à l’esprit d’un époque, à sa formation – mise en place et à sa propre compréhension.

    C’est cela qui doit être considéré comme l’aspect principal de l’activité historique d’Al-Kindi et de par le développement inégal, c’est cela qui a nui à sa capacité de se précipiter dans le matérialisme d’Aristote.

    Il ne pouvait se tourner vers Aristote que par le califat, mais le califat le retenait en même temps de se tourner entièrement. Tel est le drame historique d’Al-Kindi.

    De là la quête « mathématique » d’Al-Kindi, qui cherche dans la tradition de Pythagore et de Platon des « codes » pour relier la philosophie matérialiste d’Aristote à l’idéalisme religieux.

    Al-Kindi considère ainsi qu’il y a cinq polyèdres indivisibles constituant l’univers :

    – la pyramide, polyèdre composé de quatre triangles, lié au feu ;

    – le cube, polyèdre composé de six carrés, lié à la terre ;

    – l’octaèdre, polyèdre composé de huit triangles, lié à l’air ;

    – l’icosaèdre, polyèdre composé de vingt triangles, lié à l’eau ;

    – le dodécaèdre, polyèdre composé de douze pentagones, lié à la cinquième essence, la quintessence.

    Pour donner un exemple de cette fantasmagorie, l’icosaèdre a vingt faces, or :

    20 = 2 × 2 × 5

    Ce qui fait que dans 20 on a les chiffres 1, 2, 4, 5, 10. Si on les additionne, on a :

    1 + 2 + 4 + 5 + 10 = 22

    Or, 22 est plus grand que 20, et c’est ce qui expliquerait que l’eau est plus « lourde », qu’elle irait vers le bas…

    Cependant, cette naïveté relève elle-même, au fond, d’une véritable inquiétude, celle de ne pas parvenir à une expression systématique de la philosophie d’Aristote.

    En ce sens, c’est un vrai souci scientifique, à la fois d’une réelle candeur et d’une conformité avec l’exigence relevant de toute une époque consistant à lever le drapeau universel de la raison.

    Al-Kindi est, à ce titre, un titan : il est le premier des Arabo-persans à avoir osé franchir le pas vers le matérialisme d’Aristote.

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    le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside