Il y a toutefois une grande différence entre l’humanité s’étant orientée plutôt vers l’agriculture, avec une sédentarisation très marquée, et celle s’étant tournée plutôt vers l’élevage qui produit une nomadisation autour de grands regroupements d’animaux domestiqués et de gigantesques aires de pâturage.
La Genèse biblique décrit de manière allégorique ce processus de contradiction entre l’agriculture et l’élevage, avec la bataille pour le contrôle de territoires :
« Elle [=Eve] enfanta [d’Adam] encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur.
Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Éternel une offrande des fruits de la terre; et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu (…)
Comme ils étaient dans les champs, Caïn se jeta sur son frère Abel, et le tua. L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit: Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère? (…).
[et l’Éternel de condamner Caïn:] Tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre. »
C’est que l’agriculture a initialement favorisé une dispersion des êtres humains, alors que l’élevage a donné naissance à des regroupements nomades plus ou moins fédérés, mais d’autant plus hostiles que leur utilisation des animaux les plaçait dans une mentalité d’asservissement et d’élargissement de leurs possessions.
La domestication de certaines espèces d’herbivores a donné un avantage décisif aux éleveurs sur le plan des circulations, avec les bovidés (entre -10000 et -7000) pour le transport par charge directement sur l’animal, puis sur char une fois la roue mise au point, les chevaux pour les combats en particulier (vers -4500), puis les camélidés (vers -1500) pour la traversée des espaces arides. Sur ce plan, l’immense steppe eurasiatique a constitué un vaste espace de circulation entre les éleveurs nomades et les populations en voie de sédentarisation dans les premiers foyers agricoles.
Les ressources, les productions et les outils, les langues et les conceptions se sont mises à circuler plus intensément, à mesure que les foyers de sédentarisation accumulaient les moyens de polariser les biens et les humains dans des villages, puis des palais, accumulations qui en retour dynamisaient le besoin d’échanges et de circulation.
Mais l’élevage a tout de suite eut un coût terrible pour le développement de l’Humanité. La fréquentation plus intime avec certains animaux, les conditions de leur exploitation et de leur mise à mort ont favorisés la diffusion de virus ou d’autres éléments potentiellement pathogènes pour l’espèce humaine. La terrible variole semble ainsi avoir été transmise à l’humain vers -3500 depuis les bovidés.
Avec les troupeaux et les populations nomades, d’éleveurs, de marchands ou de pillards, ces nouveaux virus circulent et génèrent régulièrement d’immenses épidémies qui ravagent parfois des régions entières.
L’humanité tournée vers l’agriculture s’était inversement tournée vers la division et l’intensification. En fait, par le développement de l’outillage, le travail agricole familial devenait plus efficace qu’une agriculture primitive pratiquée collectivement.
Cela est si vrai que cette agriculture familiale a donné davantage de temps personnel et ainsi une première différenciation individuelle authentique. La base familiale a été prétexte à posséder ses propres outils, sa propre terre, puisqu’il n’était plus besoin d’un travail collectif.
Et cela produisit une petite propriété privée capable d’un certain degré d’autosuffisance, puisque certaines unités familiales se tournèrent vers des métiers spécifiques (tissage, poterie, mise en place d’outils en métaux), ce qui implique un certain degré d’échanges locaux
À ce stade, la famille était une composition larges d’adultes hommes et femmes, de personnes âgées et d’enfants apparentés, dont il a fallu déterminer les rôles et progressivement le degré de parenté excluant la reproduction biologique et, au-delà d’elle, l’alliance inter-familiale.
À ces unités, s’agrégeaient aussi à des degrés différents, des dépendants plus ou moins asservis, mais souvent bien mieux intégrés à la logique familiale que le troupeau d’esclaves asservis dans les tribus nomades.
La dispersion de petits agriculteurs semblait moins efficace de prime abord par rapport aux regroupements nomades, mais en réalité il s’agissait d’un développement beaucoup plus productif.
Un tel développement se produisit cependant trop tard dans ce qu’on appellera ensuite les Indes. Les populations nomades indo-européennes, profitant de l’invention du chariot, procédèrent à une vaste invasion, asservissant les agriculteurs locaux et instaurant l’idéologie des castes pour justifier leur domination. C’était là l’instauration d’un mode de production esclavagiste précoce et particulièrement complet.
Mais, en fait, partout l’élevage permettait de conceptualiser la domination dans le nouveau mode de production en cours d’élaboration. Dans les mythes bibliques avec Abraham en particulier, comme dans l’Iliade, les patriarches dirigeants leur communauté familiale, leur foyer, leur oikos ou leur tribu, sont avant tout des possesseurs de bétails, des pasteurs.
En revanche, en Chine, en Égypte, en Amérique centrale et dans les Andes, de vastes communautés agricoles parvenaient à se constituer, hors de la pression trop régulière des nomades éleveurs, sauf dans le Nord du Mexique actuel.
De toute façon, agriculteurs et éleveurs disposaient d’une base de développement commune, consistant en l’asservissement de la Nature, et en réalité, les éleveurs gravitaient autour des noyaux sédentaires ou entre eux, et toute leur existence dépendaient d’une façon ou d’une autre de ceux-ci.
Tout comme les noyaux sédentaires, par ailleurs appuyaient à leur tour leur développement sur les circulations et les ressources des populations nomades. Tous ensemble, ils participaient à élaborer le nouveau mode de production, de type patriarcal et esclavagiste.
Localement, l’agriculture supposait d’ailleurs aussi un élevage minimal et pour certaines espèces, les ovins et les porcins en particulier, cet élevage était d’une envergure territoriale trop modeste et impossible sans l’appui d’une communauté villageoise sédentarisée.
L’élevage semble avoir pris toutefois moins de place dans les communautés agricoles d’Amérique, qui se sont tournées vers la maîtrise de la culture d’une gamme très large de végétaux, fruits, légumes, fleurs, dont notre alimentation actuelle porte l’empreinte, puisque ce sont à ces communautés que l’on doit initialement la culture de la tomate, de la pomme de terre ou du cacao par exemple.
Cela témoigne du rapport dialectique entre l’élevage et l’agriculture, à travers leur mouvement inégal.
Et d’ailleurs, lorsque l’agriculture put se développer suffisamment, cela permit l’éclosion d’un artisanat suffisant et de plus en plus spécialisé, source des Cités-États. C’est notamment en Mésopotamie, là où les conditions étaient les plus idéales pour une agriculture somme toute assez primitive tout de même, que naquirent ainsi les premières villes au sens strict.
À la différenciation travail manuel / travail intellectuel, s’ajoutait désormais la différenciation villes / campagnes, les deux naissant l’une et l’autre du même mouvement. La rupture avec la nature était maintenant complète en apparence ; les sociétés humaines avec toutes leurs contradictions s’élançaient. L’Histoire commençait.
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