Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La tragédie classique française et Racine par rapport à Corneille

    Jean Racine (1639-1699) est le véritable représentant historique de la tragédie classique française. C’est lui qui parvient à combiner ses fondements : profondeur psychologique allant jusqu’à la portraitisation, simplicité dans l’organisation, symétrie permettant une certaine approche dialectique.

    Avec Jean Racine, on se sépare absolument de la tragédie en tant que représentation héroïque-aristocratique ayant une approche simplement morale. On arrive à une véritable dimension humaine, à un regard ample sur la psychologie, son développement, ses crises.

    Avec Jean Racine, on a l’établissement de l’approche propre à la culture nationale française : le portrait psychologique, privilégiant le psychodrame comme moment de tension allant jusqu’à la crise et se résolvant dans une symétrie expression de justice, de tempérance.

    Pierre Corneille entendait, de son côté et à l’opposé, non pas tempérer les comportements, mais bien les déraciner. Dans son Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, il affirme ainsi en 1660 :

    « Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons souffrir un malheur qu’ils ne méritent pas, et nous craignons qu’il ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables.

    Ainsi la pitié embrasse l’intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde le nôtre, et ce passage seul nous donne assez d’ouverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie.

    La pitié d’un malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte d’un pareil pour nous ; cette crainte, au désir de l’éviter, et ce désir, à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter l’effet il faut retrancher la cause. »

    Cette tendance aristocrate-moraliste ne pouvait qu’abandonner la vraisemblance, afin de disposer de la « force » d’un exemple compliqué, pesant, écrasant. Pierre Corneille écrivait, finalement, pour des esprits aristocratiques, fiers de leur indépendance et c’est pour cela que Pierre Corneille développe régulièrement le thème de l’insupportable tyran, qui fait face à l’homme aristocratique et libre.

    Jean Racine a une position absolument opposée, car il reconnaît la société et écrit pour la cour, mais en se tournant vers ce que l’époque apporte de progressiste, à savoir une complexité plus grande de l’esprit, un raffinement dans le raisonnement, une réflexion sur la psychologie. C’est là quelque chose de propre au XVIIe siècle français, d’où l’émergence des « moralistes » comme Jean de La Bruyère, Jean de La Fontaine, François La Rochefoucauld.

    Jean Racine est ici à la pointe de cette affirmation. Il ne s’intéresse pas tant à l’action, toujours simple, sans complications propres au baroque et à son affirmation de l’incompréhension du monde. On a au contraire une passion qui existe, s’affirme, confrontant l’individu à sa place dans la réalité.

    La raison est emportée, et c’est montrée avec tendresse, alors que chez Pierre Corneille c’est la fierté sue et assumée qui prédomine toujours, avec la violence toujours présente, sous des formes par ailleurs très différentes, telles que l’honneur l’ambition, la vengeance, l’orgueil.

    D’où la position très nette de Jean Racine sur le fait que la violence est secondaire, car ce qui compte c’est la dimension psychologique, la grandeur de la dignité humaine saisie par l’esprit humain, à travers les brumes des passions qui obscurcissent le raisonnement :

    « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

    On a là une position absolument opposée à la tragi-comédie et à la tragédie conçue comme reflet aristocratique cruel, telle qu’elle a précédé l’avènement du théâtre de Jean Racine, qui est un véritable saut qualitatif.

    La reconnaissance de la psychologie féminine va de pair avec cette affirmation de la dignité de l’esprit humain, qui est une manière pour le calvinisme d’imposer ses valeurs en France malgré la domination complète du catholicisme.

    La monarchie absolue a porté Pierre Corneille et Jean Racine, mais c’est au moment progressiste c’est nécessairement Jean Racine qui triomphe, de par sa complexité plus élevée, son niveau civilisationnel plus avancé.

    Voici d’ailleurs comment Jean de La Bruyère, dans les Caractères, œuvre majeure de l’idéologie de la monarchie absolue, a saisi cette différence de nature entre Pierre Corneille et Jean Racine, tentant de les rapprocher malgré tout :

    « Pierre Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un caractère original et inimitable ; mais il est inégal.

    Ses premières comédies sont sèches ; languissantes, et ne laissaient pas espérer qu’il dût ensuite aller si loin ; comme ses dernières font qu’on s’étonne qu’il ait pu tomber de si haut.

    Dans quelques-unes de ses meilleurs pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l’action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l’expression qu’on ne peut comprendre en un si grand homme.

    Ce qu’il y a eu en lui de plus éminent, c’est l’esprit, qu’il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu’il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements ; car il ne s’est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité : il a aimé au contraire à charger la scène d’événements dont il est presque toujours sorti avec succès ; admirable surtout par l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu’il a composés.

    Il semble qu’il y ait plus de ressemblance dans ceux de Jean Racine, et qui tendent un peu plus à une même chose ; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l’action ; à qui le grand et le merveilleux n’ont pas même manqué, ainsi qu’à Pierre Corneille, ni le touchant ni le pathétique.

    Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus ?

    Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres, et qu’on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poètes.

    Oreste, dans l’Andromaque de Jean Racine, et Phèdre du même auteur, comme l’Œdipe et les Horaces de Pierre Corneille, en sont la preuve.

    Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et les marquer l’un et l’autre par ce qu’ils ont eu de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu’on pourrait parler ainsi : « Pierre Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Jean Racine se conforme aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu’ils sont.

    Il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, et de ce que l’on doit même imiter ; il y a plus dans le second de ce que l’on reconnaît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans soi-même. L’un élève, étonne, maîtrise, instruit ; l’autre plaît, remue, touche, pénètre.

    Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier ; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments.

    L’on est plus occupé aux pièces de Pierre Corneille ; l’on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Jean Racine. Pierre Corneille est plus moral, Jean Racine plus naturel. Il semble que l’un imite Sophocle, et que l’autre doit plus à Euripide. »

    Jean Racine est plus tendre, plus concret, plus psychologique, on y trouve le plus fin, le plus régulier ; avec Pierre Corneille, on a finalement le goût du panache, qui apparaît dans l’esprit français à certains moments seulement, pour le meilleur et le pire.

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  • La tragédie classique française comme tendance historique

    Pour que Jean Racine s’affirme, il faut une époque qui le produise matériellement. Il faut une forme et un contenu social adéquats. Or, ce n’est que lentement que le théâtre dispose de véritables locaux. En 1518, les Confrères de la Passion avaient arraché le monopole des représentations théâtrales, s’installant en 1548 dans une des salles de l’Hôtel de Bourgogne.

    Mais leurs « mystères », représentations de scènes religieuses, furent interdits la même année, aussi ce sont des troupes ambulantes qui leur louèrent la salle. 

    Le début du Roman comique de Paul Scarron, en 1651, présente l’arrivée d’une troupe ambulante au Mans, de manière pittoresque, voire baroque.

    « Cette charrette était attelée de quatre boeufs fort maigres, conduits par une jument poulinière dont le poulain allait et venait à l’entour de la charrette comme un petit fou qu’il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne.

    Un jeune homme, aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un oeil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d’avoir été pris à la petite guerre.

    Au lieu de chapeau, il n’avait qu’un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n’était encore qu’ébauché et auquel on n’avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était aussi longue qu’on ne s’en pouvait aider adroitement sans fourchette.

    Il portait des chausses troussées à bas d’attache, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l’Antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l’antique que les boues avaient gâtés jusqu’à la cheville du pied. »

    La meilleure troupe ambulante de l’Hôtel de Bourgogne forma à partir de 1610 les Comédiens du Roi (qui fusionneront en 1680 avec la troupe de Molière, devenant la Comédie française qui aura le monopole parisien du théâtre).

    Le rôle de l’État dans l’affirmation théâtrale, en particulier de la tragédie, est essentiel. Il faut bien saisir que la tragédie est un genre privilégié par l’État et son élite administrative. Le public lié à la cour, au sens strict, préfère les ballets, les jeux et les grands spectacles, les carrousels, les chasses, les joutes, etc.

    Le théâtre lui-même n’existe en tant que tel qu’à Paris, Lyon et Rouen pour sa forme réellement organisée, avec continuité, et c’est avec l’État qu’il se systématise. 

    A Paris, en 1630 qu’on trouve deux théâtres : le premier dans un jeu de paume de l’Hôtel Guénégaud dans le quartier du Marais, le second donc à l’Hôtel de Bourgogne. Richelieu fit en sorte, en 1635, que Louis XIII subventionne leurs troupes. Il organise également des dispositions de police pour la tenue correcte des salles, et lui-même établit en 1637 la construction d’un grand théâtre dans son Palais-Cardinal, qui deviendra à sa mort le Palais Royal. Il y aura ensuite la salle du Petit-Bourbon, ouvrant en 1650.

    Les farceurs à l’Hôtel de Bourgogne (dont Turlupin, Gaultier-Garguille et Gros-Guillaume), par Abraham Bosse

    Louis XIV sera par la suite lui-même présent à de nombreuses premières, comme celle de Timocrate de Thomas Corneille au théâtre du Marais, celle d’Œdipe de Pierre Corneille à l’Hôtel de Bourgogne, de L’école des femmes de Molière au Palais Royal.

    En fait, la première partie du XVIe siècle est marquée par le lent passage de salles exiguës avec un parterre où les gens sont debout et des loges pour les fortunés, alors que les plus fortunés ont des divans sur la scène même, à de véritables théâtres. Les acteurs obtiennent parfois la célébrité : c’est le cas de Pierre Le Messier (1592-1670), dit Bellerose (qui joua notamment Dorante dans Le Menteur de Pierre Corneille), de Zacharie Jacob (1608-1667), dit Montfleury (qui joua notamment Oreste dans Andromaque de Jean Racine), Marie Desmares (1642-1698), dite la Champmeslé (privilégiée par Jean Racine et ayant notamment joué Hermione, Bérénice, Phèdre).

    Marie Desmares, dite Mademoiselle de Champmeslé

    La production d’œuvres grandit ainsi, parallèlement au théâtre, avec des auteurs directement liés aux œuvres, alors qu’auparavant celles-ci étaient liées à une représentation précise d’une troupe se l’étant appropriée.

    Pourquoi, dans ce contexte, Jean Racine va-t-il triompher ? Cela tient à une question touchant la base même du processus qui aboutit à lui, et à sa capacité à réactiver ce que la liquidation du calvinisme avait empêché.

    En effet, différents auteurs ont développé leurs activités parallèlement à Pierre Corneille et Jean Racine ; ils ont eu alors pour certains des moments de gloire. Parmi les plus connus à l’époque, on trouve ainsi Jean Mairet (1604-1686), Jean de Rotrou (1609-1650), Georges de Scudéry (1601-1667), ou encore François L’Hermite (1600-1665), dit Tristan.

    Georges de Scudéry

    Pourtant, la postérité ne les a pas retenu. La première raison qui les a amenés à l’insignifiance historique est le caractère particulièrement composite. S’ils ont dû prendre historiquement partie pour la régularité ou contre elle, ils ne sont pas parvenus à formuler des œuvres exprimant pleinement l’une ou l’autre.

    On a par exemple Jean Mairet qui écrit une tragi-comédie pastorale, La Silvanire, ou la Morte-vive, où il est parlé de miroir magique et qui est initialement une « fable bocagère » d’Honoré d’Urfé ; la préface de Jean Mairet, pourtant, fait l’éloge de l’unité de temps, de lieu et d’action. On a ici une contradiction patente, propre à l’époque.

    La première tragédie appliquant l’unité de temps, de lieu, d’action, fut d’ailleurs de lui : La Sophonisbe, en 1634, fut un énorme succès. L’approche est pourtant baroque dans sa narration. On y voit Sophonisbe se marier au vieux roi Syphax, tout en restant amoureuse de Masinisse, également un roi des Berbères, passé par dépit dans le camp romain triomphant de Syphax.

    Tombé amoureux de Sophonisbe, Masinisse l’épouse mais les Romains la veulent comme captive, pour défiler enchaîner dans le cortège des vainqueurs. Sophonisbe veut éviter le déshonneur, Masinisse lui remet le poison et se tue après elle. Voici un extrait de la scène finale :

    « Mais consumer le temps en des plaintes frivoles
    Et flatter sa douleur avecque des paroles,
    C’est à ces lâches cœurs que l’espoir de guérir
    Persuade plutôt que l’ardeur de mourir.
    Meurs, misérable prince, et d’une main hardie,
    Ferme l’acte sanglant de cette tragédie.
    Il tire le poignard caché sous sa robe.
    Sophonisbe en ceci t’a voulu prévenir ;
    Et puisque tes efforts n’ont pu la retenir,
    Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre,
    Et cesse de mourir en achevant de vivre.
    Montre que les rigueurs du Romain sans pitié
    Peuvent tout sur l’amant, et rien sur l’amitié. Il se tue. »

    De fait, si l’élan pour la tragédie classique est lancée, jusqu’à Jean Racine, on en reste toujours à un niveau divertissant, non transcendant, à l’esprit de la tragi-comédie. Ces auteurs ont soit choisi d’en rester à une dimension baroque, soit n’ont pas réussi à s’extirper.

    Jean Mairet avait également connu un grand succès avec la tragi-comédie pastorale Sylvie ; on voit dans ses choix d’écriture qu’il n’appartient pas à l’affirmation au sens strict de la tragédie, mais à l’ancien temps, où la production peut partir dans de multiples directions : en tout il écrira six tragi-comédies, deux pièces à caractère pastoral et une comédie, pour trois tragédies seulement.

    Jean Mairet

    La seconde raison de l’échec de ces auteurs, et c’est là une clef essentielle de tout cela, l’aspect principal, c’est que la profondeur psychologique était d’une grande faiblesse. Pierre Corneille, même s’il n’avait pas la capacité d’atteindre l’approche simple, linéaire, typiquement française, disposait au moins d’une qualité française plaisante : le sens de la symétrie.

    Ce n’était pas le cas pour les autres auteurs, qui purent faire des œuvres intéressantes, mais n’atteignant pas la plus grande qualité, et servant ainsi de marche-pied seulement à Jean Racine : ils n’avaient ni le sens de la symétrie, ni la tendresse psychologique adéquate, ni une juste compréhension de la forme tragique dans sa simplicité.

    Voici un exemple de 1637 avec La Mort de César, de Georges de Scudéry, où l’on voit que la tragédie est une présentation tragique d’un moment non synthétisé dans toute sa complexité comme a pu le faire Jean Racine. Dans l’extrait suivant, on a une scène de théâtre tragique, mais pas une tragédie dans sa substance même, façonnant tous les aspects de la pièce.

    « Acte II, scène 2

    La chambre de César s’ouvre, Sa femme est sur un lit endormie, Il achève de s’habiller.

    CALPHURNIE

    Au secours mes Amis, des Tigres sanguinaires,
    Exercent sur César leurs fureurs ordinaires.

    CESAR

    La peine qu’elle sent, me touche de pitié :
    Ce songe, est un effet d’une forte amitié,
    Qui peignant mon visage, en l’imaginative,
    Lui fait tenir certain que ce malheur m’arrive.

    CALPHURNIE

    O Dieux ! Rien ne s’oppose, à ce sanglant effort ;
    Il n’en peut plus, il tombe, il se meurt, il est mort ;

    CESAR

    Il la faut éveiller : répondez-moi dormeuse.

    CALPHURNIE

    Qui m’appelle ? Où sont-ils ? Revenez troupe affreuse.

    CESAR

    Vous-même, revenez d’un assoupissement,
    Qui nous a fait souffrir tous deux, également.

    CALPHURNIE

    Est-ce vous mon César ? Hélas ! Est-il possible ?
    Que vous soyez vivant, et que je sois sensible ?
    Vous me venez de rendre un service important :
    Vous me ressuscitez, en vous ressuscitant ;
    Et par vous et pour moi la force est dissipée,
    Des plus noires vapeurs dont l’âme soit trompée.
    Mais Dieux ! M’est-il permis par un discours flatteur,
    De mépriser ce songe, et l’appeler menteur ?
    Et m’ayant si bien peint un acte si tragique,
    Le dois-je croire faux ? Ou songe prophétique ? »

    Seul Jean Racine a eu la capacité d’affirmer la tragédie, et non pas donc de réaliser un idéal tragique pensé au préalable, mais de le synthétiser dans son œuvre.

    Tous les autres auteurs, en pratique, par leurs œuvres ou leurs théories littéraires, ont préparé l’avènement du théâtre de Jean Racine.

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  • La tragédie classique française et Corneille, représentant de la Fronde

    A partir du moment où l’État exige des œuvres magnifiques témoignant idéologiquement de son existence, les polémiques ne pouvaient qu’être rapides et enfler aisément. Ce fut le cas lorsque Pierre Corneille publia en 1637 Le Cid.

    Trois grands problèmes se posent immédiatement.

    Le premier est qu’on y trouve un duel, à un moment où la monarchie absolue tentait d’interdire à tout prix, cette pratique d’honneur d’une aristocratie à soumettre, et donc à pacifier: ce sera d’ailleurs le sens de la mise en place de la cour à Versailles. La mise en avant d’un duel à une époque où c’est un crime puni de mort est révélateur de la position de Pierre Corneille : elle est en opposition complète avec l’approche de la monarchie absolue.

    Corneille

    Dans Le Cid, on a également Chimène venant expliquer au Roi que « Au sang de ses sujets un roi doit la justice » et dans cette pièce le Roi se montre affable et généreux avec l’aristocratie quand il n’est pas une figure de despote. Or, c’est une position systématique chez Pierre Corneille ; dans Nicomède, Cinna, Polyeucte, Pompée, Attila, Héraclius, on a toujours un tyran qui fait office de mauvais roi brimant la haute aristocratie et ses exigence d’affirmation individuelle.

    Pour résumer l’approche de Pierre Corneille, citons deux passages d’Agésilas ; le premier décrit une tyrannie, en présentant la Perse.

    « En Perse il n’est point de sujets ;
    Ce ne sont qu’esclaves abjects,
    Qu’écrasent d’un coup d’oeil les têtes souveraines.
    Le Monarque, ou plutôt le tyran général,
    N’y suit pour loi que son caprice,
    N’y veut point d’autre règle et point d’autre justice,
    Et souvent même impute à crime capital
    Le plus rare mérite, et le plus grand service.
    Il abat à ses pieds les plus hautes vertus,
    S’immole insolemment les plus illustres vies,
    Et ne laisse aujourd’hui que les coeurs abattus
    À couvert de ses tyrannies. »

    Le second décrit la Grèce, comme modèle, avec un roi au pouvoir limité.

    « La Grèce a de plus saintes lois,
    Elle a des peuples et des rois
    Qui gouvernent avec justice :
    La raison y préside et la sage équité,
    Le pouvoir souverain par elles limité,
    N’y laisse aucun droit au caprice. »

    Les premières représentations du Cid possédaient quant à elle également ces vers, jamais imprimés par sécuté (les « satisfactions » sont des accords effectués sous l’égide du Roi) :

    « Ces satisfactions n’apaisent point une âme :
    Qui les reçoit n’a rien, qui les fait se diffame.
    Et de pareils accords l’effet le plus commun
    Est de perdre d’honneur deux hommes au lieu d’un. »

    Avec Le Cid, il y a une telle arme politique que la reine Anne d’Autriche, en tant que régente (elle est la mère de Louis XIV), a fait en sorte que le cardinal Richelieu anoblisse le père de Pierre Corneille, et donc Pierre Corneille par conséquence.

    Un peu plus tard, pratiquement au moment de l’échec de la Fronde, Pierre Corneille va cesser pour toute une période d’écrire comme auteur, renonçant au théâtre pour traduire du latin en français et dédier au pape L’Imitation de Jésus Christ, œuvre de dévotion écrite par l’Allemand Thomas a Kempis en 1418. Il tentera un retour une fois la vague passée, mais sans succès.

    Le second problème, de taille, est que la pièce est d’inspiration espagnole, à un moment où il s’agit du principal ennemi de la France, dans le cadre d’une concurrence terrible ne connaissant plus de répit. L’Espagne et sa culture, marquée par le baroque, apparaît comme un pendant intéressant pour l’aristocratie s’opposant à la monarchie absolue.

    Enfin troisième problème de la pièce, la jeune femme s’y marie avec l’assassin de son père, ce qui est invraisemblable.

    C’est que Pierre Corneille, qui est lié à la culture de la tragi-comédie, qui est influencée par le baroque espagnol, étend la vraisemblance jusqu’à ce qu’il appelle la « vraisemblance extraordinaire ». En fait, Pierre Corneille, ici, répond aux attentes de la « Fronde » de la noblesse. Il célèbre l’orgueil, le moi aristocrate, envers et contre-tout.

    Voici comment Pierre Corneille a théorisé sa position, dans ce contexte :

    « Tout ce qui s’est fait manifestement s’est pu faire, dit Aristote, parce que, s’il ne s’était pu faire, il ne se serait pas fait. Ce que nous ajoutons à l’histoire, comme il n’est pas appuyé de son autorité, n’a pas cette prérogative. Nous avons une pente naturelle, ajoute ce philosophe, à croire que ce qui ne s’est point fait n’a pu encore se faire ; et c’est pourquoi ce que nous inventons a besoin de la vraisemblance la plus exacte qu’il est possible pour le rendre croyable.

    À bien peser ces deux passages, je crois ne m’éloigner point de sa pensée quand j’ose dire, pour définir le vraisemblable, que c’est une chose manifestement possible dans la bienséance, et qui n’est ni manifestement vraie ni manifestement fausse. On en peut faire deux divisions, l’une en vraisemblable général et particulier, l’autre en ordinaire et extraordinaire.

    Le vraisemblable général est ce que peut faire et qu’il est à propos que fasse un roi, un général d’armée, un amant, un ambitieux, etc. Le particulier est ce qu’a pu ou dû faire Alexandre, César, Alcibiade, compatible avec ce que l’histoire nous apprend de ses actions.

    Ainsi tout ce qui choque l’histoire sort de cette vraisemblance, parce qu’il est manifestement faux ; et il n’est pas vraisemblable que César, après la bataille de Pharsale, se soit remis en bonne intelligence avec Pompée, ou Auguste avec Antoine après celle d’Actium, bien qu’à parler en termes généraux il soit vraisemblable que, dans une guerre civile, après une grande bataille, les chefs des partis contraires se réconcilient, principalement lorsqu’ils sont généreux l’un et l’autre (…).

    Je viens à l’autre division du vraisemblable en ordinaire et extraordinaire : l’ordinaire est une action qui arrive plus souvent, ou du moins aussi souvent que sa contraire ; l’extraordinaire est une action qui arrive, à la vérité, moins souvent que sa contraire, mais qui ne laisse pas d’avoir sa possibilité assez aisée pour n’aller point jusqu’au miracle, ni jusqu’à ces événements singuliers qui servent de matière aux tragédies sanglantes par l’appui qu’ils ont de l’histoire ou de l’opinion commune, et qui ne se peuvent tirer en exemple que pour les épisodes de la pièce dont ils font le corps, parce qu’ils ne sont pas croyables à moins que d’avoir cet appui.

    Aristote donne deux idées ou exemples généraux de ce vraisemblable extraordinaire : l’un d’un homme subtil et adroit qui se trouve trompé par un moins subtil que lui ; l’autre d’un faible qui se bat contre un plus fort que lui et en demeure victorieux, ce qui surtout ne manque jamais à être bien reçu quand la cause du plus simple ou du plus faible est la plus équitable.

    Il semble alors que la justice du ciel ait présidé au succès, qui trouve d’ailleurs une croyance d’autant plus facile qu’il répond aux souhaits de l’auditoire, qui s’intéresse toujours pour ceux dont le procédé est le meilleur.

    Ainsi la victoire du Cid contre le comte se trouverait dans la vraisemblance extraordinaire, quand elle ne serait pas vraie. Il est vraisemblable, dit notre docteur, que beaucoup de choses arrivent contre le vraisemblable ; et puisqu’il avoue par là que ces effets extraordinaires arrivent contre la vraisemblance, j’aimerais mieux les nommer simplement croyables, et les ranger sous le nécessaire, attendu qu’on ne s’en doit jamais servir sans nécessité. »

    Une autre querelle de ce type aura lieu suite à la pièce de Pierre Corneille appelée Sophonisbe, datant de 1663. C’est François Hédelin, dont le nom de plume est l’« abbé d’Aubignac » qui fut à la tête de l’offensive, avec les Dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur les deux tragédies de M. Pierre Corneille, intitulées Sophonisbe et Sertorius, ainsi que les Troisième et quatrième Dissertations concernant la tragédie de M. Pierre Corneille, intitulée Œdipe, et Réponse à ses calomnies.

    C’est qu’à l’arrière-plan, tout oppose Pierre Corneille au classicisme : il y a sa préférence pour le vrai au vraisemblable et l’historique à la bienséance, c’est-à-dire pour nous son refus du réalisme et du typique. Mais il y a aussi le rejet de l’aspect central, au nom d’une sorte de dynamique absolument baroque.

    Aux yeux de d’Aubignac, comme il l’avait formulé dans sa Pratique du théâtre, tout sert l’aspect principal :

    « Le peintre qui ne veut représenter qu’une action dans un tableau ne laisse pas d’y en mêler beaucoup d’autres qui en dépendent, ou pour mieux dire qui toutes ensemble forment son accomplissement et sa totalité. »

    Chez Pierre Corneille, il n’y a pas cela, car ce n’est pas un point de vue général sur la condition humaine, mais la présentation d’un dilemme unique en son genre, voire « extraordinaire » mais vraisemblable. Il est un serviteur de l’idéologie de la Fronde, de l’aristocratie.

    Aussi, la société de la monarchie absolue l’écartera, malgré que par son sens de la symétrie il y ait une dimension éminemment française, et ce sera Jean Racine qui sera son titan, devenant l’un de nos auteurs nationaux, avec Molière et Honoré de Balzac, en tant que portraitiste psychologique.

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  • La redéfinition de la tragédie classique française

    L’œuvre marquante dans le cadre du combat contre l’irrégularité fut celle intitulée Pratique du théâtre, publiée en 1657 par François Hédelin, abbé d’Aubignac. Il synthétise, en effet, la question, en rétablissant ce que doit être la tragédie : non pas une catastrophe et des choses horribles, mais une situation extrêmement difficile pour quelqu’un de responsable.

    C’est là le rétablissement de ce qu’aurait dû être la tragédie, si le calvinisme l’avait emporté, mais en remplaçant Dieu et sa morale par l’État et ses exigences.

    François Hédelin

    Voici ce qu’il dit :

    « A distinguer les tragédies par la catastrophe, il y en avait de deux espèces : les unes étaient funestes dans ce dernier événement et finissaient par quelque malheur sanglant et signalé des héros : les autres avaient les retours plus heureux et se terminaient par le contentement des principaux personnages.

    Et néanmoins parce que les tragédies ont eu souvent des catastrophes infortunées, ou par la rencontre des histoires, ou par la complaisance des poètes envers les Athéniens, qui ne haïssaient pas ces objets d’horreur sur leur théâtre, comme nous avons dit ailleurs, plusieurs se sont imaginés que le mot tragique ne signifiait jamais qu’une aventure funeste et sanglante; et qu’un poème dramatique ne pouvait être nommé tragédie, si la catastrophe ne contenait la mort ou l’infortune des principaux personnages; mais c’est à tort, étant certain que ce terme ne veut rien dire sinon une chose magnifique, sérieuse, grave et convenable aux agitations et aux grands revers de la fortune des princes; et qu’une pièce de théâtre porte ce nom de tragédie seulement en considération des incidents et des personnes dont elle représente la vie, et non pas à raison de la catastrophe (…).

    Ce que nous avons fait sans fondement, est que nous avons ôté le nom de tragédie aux pièces de théâtre dont la catastrophe est heureuse, encore que le sujet et les personnes soient tragiques, c’est-à-dire héroïques, pour leur donner celui de tragi-comédies. »

    C’est une remise en cause de la tragédie comme devant se terminer mal : ce n’est pas cela qui compte dans la tragédie, contrairement à la logique des partisans de Sénèque jusque-là ; ce qui compte, c’est la psychologie. On a là un moment clef dans l’élaboration de cette caractéristique culturelle française qui est la production de portraits psychologiques.

    Voici ses arguments principaux sur la vraisemblance :

    « C’est une maxime générale que le vrai n’est pas le sujet du théâtre, parce qu’il y a bien des choses véritables qui n’y doivent pas être vues, et beaucoup qui n’y peuvent pas être représentées : c’est pourquoi Synesius a fort bien dit que la poésie et les autres arts qui ne sont fondés qu’en imitation, ne suivent pas la vérité, mais l’opinion et le sentiment ordinaire des hommes.

    Il est vrai que Néron fit étrangler sa mère et lui ouvrit le sein pour voir en quel endroit il avait été porté neuf mois avant que de naître ; mais cette barbarie, bien qu’agréable à celui qui l’exécuta, serait non seulement horrible à ceux qui la verraient, mais même incroyable à cause que cela ne devait point arriver ; et entre toutes les histoires dont le poète voudra tirer son sujet, il n’y en a pas une, au moins je ne crois pas qu’il y en ait, dont toutes les circonstances soient capables du théâtre, quoique véritables, et que l’on y puisse faire entrer, sans altérer l’ordre des succès, le temps, les lieux, les personnes, et beaucoup d’autres particularités.

    Le possible n’en sera pas aussi le sujet, car il y a bien des choses qui se peuvent faire, ou par la rencontre des causes naturelles, ou par les aventures de la morale, qui pourtant seraient ridicules et peu croyables si elles étaient représentées. Il est possible qu’un homme meure subitement, et cela souvent arrive ; mais celui-là serait moqué de tout le monde, qui pour dénouer une pièce de théâtre ferait mourir un rival d’apoplexie comme d’une maladie naturelle et commune, ou bien il y faudrait beaucoup de préparations ingénieuses.

    Il est possible qu’un homme meure d’un coup de tonnerre, mais ce serait une mauvaise invention au poète de se défaire par là d’un amant, qu’il aurait employé pour l’intrigue d’une comédie.

    Il n’y a donc que le vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un poème dramatique. »

    Sur l’unité d’action, il explique dans une même perspective, qui est en fait celle de la contradiction principale devant être mise comme aspect principal :

    « Il est certain que le théâtre n’est rien qu’une image, et partant comme il est impossible de faire une seule image accomplie de deux originaux différents, il est impossible que deux actions (j’entends principales) soient représentées raisonnablement par une seule pièce de théâtre.

    En effet, le peintre qui veut faire un tableau de quelque histoire n’a point d’autre dessein que de donner l’image de quelque action, et cette image est tellement limitée qu’elle ne peut représenter deux parties de l’histoire qu’il aura choisie, et moins encore l’histoire tout entière ; parce qu’il faudrait qu’un même personnage fût plusieurs fois dépeint, ce qui mettrait une confusion incompréhensible dans le tableau, et l’on ne pourrait pas discerner quel serait l’ordre de toutes ces diverses actions, ce qui rendrait l’histoire infiniment obscure et inconnue ; mais de toutes les actions qui composeraient cette histoire le peintre choisirait la plus importante, la plus convenable à l’excellence de son art, et qui contiendrait en quelque façon toutes les autres afin que d’un seul regard on pût avoir une suffisante connaissance de tout ce qu’il aurait voulu dépeindre.

    Et s’il voulait représenter deux parties de la même histoire, ferait dans le même tableau un autre cadre avec un éloignement, où il peindrait une autre action que celle qui serait dans le tableau, afin de faire connaître qu’il ferait deux images de deux actions différentes, et que ce sont deux tableaux. »

    La place était libre pour l’avènement de Racine, aux dépens de Corneille.

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  • La tragédie classique française contre l’irrégularité et pour la vraisemblance

    L’intervention du cardinal de Richelieu dans le domaine du théâtre ne consistait pas qu’à encadrer les troupes et les auteurs et les orienter en faveur du régime. On a un saut qualitatif et le théâtre doit le réaliser.

    Richelieu s’appuya ici surtout sur Jean Chapelain (1595-1674) et François Hédelin (1604-1676) connu sous le nom d’abbé d’Aubignac, dont la mission était de prôner la régularité dans les œuvres, une vraie recherche culturelle, véritablement approfondie. A ces deux figures s’ajoutent Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (16610-1663) et Jean-François Sarrasin (1614-1654).

    La référence aux « anciens » de l’antiquité gréco-romaine n’était pas une formalité théorique ; cela avait comme sens de chercher à élever le niveau, de pousser à la dimension culturelle la plus haute. Il s’agissait ni plus ni moins, pour le pouvoir royal, de revenir à une forme plus proche de la tragédie protestante, sauf qu’à la place de Dieu, c’est le pouvoir qui se pose comme réalité absolue.

    La valeur considérée par conséquent comme la plus importante, c’est la vraisemblance et la bienséance. Il faut pouvoir enseigner, et donc disposer d’une tragédie montrant la vertu. Tout doit passer absolument par la raison. Ce sont là les éléments de base de ce qu’on va appeler le classicisme.

    Jean Chapelain

    Voici ce que dit Jean Chapelain, dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, en 1630.

    Jean Chapelain jouera historiquement un rôle important, puisque Richelieu le nomme dès le départ à l’Académie française, dont il doit par ailleurs rédiger le plan du Dictionnaire et de la Grammaire. Il profite également d’une grande pension et par la suite Jean-Baptiste Colbert, grande figure du gouvernement de Louis XIV, le nomme responsable de la liste des écrivains et savants ayant droit au soutien financier du régime.

    Ce qui justifie chez lui l’unité de temps, de lieu, d’action, c’est la vraisemblance, c’est cette unité qui permet au théâtre d’être comme un reflet de la réalité :

    « Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste à proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets comme vrais et comme présents (…).

    Pour cela même sont les préceptes qu’ils nous ont donnés concernant les habitudes des âges et des conditions, l’unité de la fable, sa juste longueur, bref cette vraisemblance si recommandée et si nécessaire en tout poème, dans la seule intention d’ôter aux regardants toutes les occasions de faire réflexion sur ce qu’ils voient et de douter de sa réalité.

    Cela supposé de la sorte, et considérant le spectateur dans l’assiette où l’on le demande pour profiter du spectacle, c’est-à-dire présent à l’action du théâtre comme à une véritable action, j’estime que les anciens qui se sont astreints à la règle des vingt-quatre heures ont cru que s’ils portaient le cours de leur représentation au-delà du jour naturel, ils rendraient leur ouvrage non vraisemblable au respect de ceux qui le regardaient, lesquels pour disposition que pût avoir leur imaginative à croire autant de temps écoulé durant leur séjour à la scène que le poète lui en demanderait, ayant leurs yeux et leurs discours témoins et observateurs exacts du contraire, ou même, quelque probable que fût la pièce d’ailleurs, (…).

    Comme je tombe d’accord avec vous que le but principal de toute représentation scénique est d’émouvoir l’âme du spectateur par la force et l’évidence avec laquelle les diverses passions sont exprimées sur le théâtre, et de la purger par ce moyen des mauvaises habitudes qui la pourraient faire tomber dans les mêmes inconvénients que ces passions tirent après soi, je ne saurais avouer aussi que cette énergie se puisse produire sur le théâtre si elle n’est accompagnée et soutenue de la vraisemblance, ni que le poète dramatique arrive jamais à sa fin qu’en ôtant à l’esprit tout ce qui le peut choquer et lui donner le moindre soupçon d’incompatibilité. (…)

    Passant à votre seconde instance, je nie que le meilleur poème dramatique soit celui qui embrasse le plus d’actions, et dis au contraire, qu’il n’en doit contenir qu’une, et qu’il ne la faut encore que de bien médiocre longueur ; que d’autre sorte elle embarrasserait la scène et travaillerait extrêmement la mémoire. »

    Voilà pourquoi la référence à Aristote – et non plus seulement à Sénèque – est vital : il s’agit non plus seulement d’avoir un individu autonome s’interrogeant sur le monde (en mode calviniste ou bien catholique – stoïque avec Sénèque), mais de présenter un individu face aux exigences d’une autorité absolue.

    On passe de l’autonomie calviniste, où l’individu décide, à l’exigence de la monarchie absolue, où l’individu fait face à sa décision comme de manière extérieure. On comprend que le principe de la « purgation des passions » de l’extérieur, théorisé par Aristote, soit incontournable.

    La voici présentée par Jean-François Sarasin :

    « La muse tragique s’occupant principalement à émouvoir les passions des spectateurs par les funestes aventures qu’elle représente, Aristote a pensé que sa fin était de les apaiser, et de redonner aux âmes la tranquillité et le calme qu’elle leur avait ôtée.

    Il a cru que, la pitié et la terreur étant celles qui lui étaient propres, elle devait les réprimer, et les réduire à une médiocrité raisonnable, après les avoir émues et soulevées, et il a appelé cette façon d’apaiser nos âmes, l’expiation, ou si nous l’aimons mieux, la purgation des passions et des troubles.

    C’était de ces passions qu’il jugeait ainsi. Il ne les mettait pas au nombre des vices, mais il ne les souffrait pas aussi parmi les vertus ; si bien que sans les défendre, et sans les bannir d’entre les hommes, il souhaitait que les sages en fissent une habitude, et se conseillassent avec leur raison, jusques à quel point, et en quel temps ils les devaient admettre et les recevoir.

    Cette excellente habitude devait naître, à son avis, de la représentation des tragédies ; et comme à force d’exercer un art, l’on s’y rend parfait à la fin, de même l’on acquiert une médiocrité [=modération] des passions, lorsqu’on s’accoutume à voir souvent les objets qui les excitent dans nos esprits.

    Les bons chirurgiens pansent les plus dangereuses plaies sans frémir, comme ceux qui n’ont point encore fait de cures. La pratique apporte aux médecins une insensibilité pour les malades, et les vieux régiments, qui sont tous les jours aux mains avec l’ennemi, l’attaquent sans le craindre et sans s’ébranler, comme les nouvelles troupes.

    Il en est de même d’un homme qui voit tous les jours des misères : il en est touché, mais jusques au point où les sages le doivent être, et l’habitude qu’il a d’assister aux spectacles qui lui donnent de la terreur et de la pitié lui en procure le tempérament et la médiocrité [= modération].

    Puisque c’est sur le théâtre que ces choses se représentent, que la scène y retentit des plaintes d’Hécube, d’Électre, d’Antigone ; que l’on y introduit Œdipe, Atrée, Égisthe, et qu’elle peut être à bon droit nommée la lice des passions ; c’est aussi à la représentation des poèmes tragiques, où agissent ces personnes, qu’il faut aller préparer ses passions, et les conduire à cette parfaite médiocrité du Philosophe, où elles n’arrivent jamais, qu’après elles ne contribuent beaucoup à l’acquisition de la vertu, et à la connaissance des sciences.

    Voilà quelle est l’opinion d’Aristote touchant l’usage de la tragédie, laquelle il nomme pour cette cause la règle des passions. »

    C’est là une exigence rationnelle qui est à l’opposé même du baroque, de l’irrationnel, de la romance sensationnelle, inouïe, etc.

    Comme le formule Jules de la Ménardière :

    « Encore que la vérité soit adorable partout, la vraisemblance néanmoins l’emporte ici dessus elle ; et le faux qui est vraisemblable doit être plus estimé que le véritable étrange, prodigieux et incroyable. »

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  • La tragédie classique française et la réponse de la monarchie absolue

    Ainsi, l’esprit libéré n’est que celui de la décadence baroque, de l’irrationnel. Il s’agit de s’opposer à l’humanisme et au calvinisme, par la fantaisie, le féerique, le fantastique, le romanesque sentimental.

    Balthazar Baro (1596-1650) dans Célinde, insère un long passage en vers évoquant la tragédie d’Holopherne, en reprenant le thème biblique. Dans la pièce elle-même, qui est en prose, Célinde poignarde Floridan qu’on veut lui faire épouser sans son accord. Son amante Parthénice se tue, mais tous deux sortent du tombeau, tout n’était qu’illusion.

    On a pareillement une résurrection avec une fontaine enchantée dans une œuvre de Rayssiguier, en 1630, intitulée Tragicomédie pastorale où Les Amours d’Astrée et de Céladon sont mêlées à celles de Diane, de Silvandre et de Paris, avec les inconstances d’Hylas. Sa préface au lecteur est exemplaire : celui-ci peut apprécier qu’il ait résumé des milliers de pages de l’Astrée… ou pas. « Lecteur, tu es libre, et moi de même », dit-il simplement.

    « Ces bergers et ces bergères, que j’avais destinés au théâtre seulement, ont été obligés de se produire à un jour plus grand. Ceux qui entendent la scène, et qui connaissent les vers, s’ils ne sont point intéressés, y trouveront quelque chose qui les contentera, et sans doute les autres me doivent louer de leur avoir développé en deux mille vers deux histoires intriquées dans cinq gros volumes. Toutefois, Lecteur, tu es libre, et moi de même, Adieu. »

    Dans L’Hypocondriaque ou le mort amoureux, de Jean de Rotrou (1609-1650), le personnage principal descend aux enfers avant de découvrir que ce n’était qu’un délire, guérie par des faux morts sortant de leur tombeau sur un fond de musique « magique ».

    « Cloridan, seul, dans un cercueil

    Esprits, qui sans repos cherchez des vérités
    Qu’on voit si clairement dans ces obscurités ;
    Vous qui bravez le sort et ses métamorphoses,
    Qui pensez voir à nu la nature des choses,
    Et qu’un ordre si beau n’ait point de fondements
    Qui ne soient découverts à vos entendements ;
    Simples , ne sondez plus des mystères si sombres ;
    De pareilles clartés n’appartiennent qu’aux ombres. »

    Sera-t-on étonné que Jean de Rotrou dédie ses œuvres à par exemple Louis de Bourbon-Soissons, ardent complotiste contre le cardinal de Richelieu, ou encore Henri de Lorraine, duc de Guise, opposé pareillement à la monarchie absolue ?

    On comprend que la monarchie absolue soit, de son côté, repartie à l’offensive. Le ménage va être fait, en long et en large : il en allait de l’idéologie dominante. Le théâtre devint une arène politique, et c’est le cardinal de Richelieu qui s’assura que l’État en ait la main-mise, en deux temps.

    Quelle fut la première étape ? Le fait est que Richelieu s’intéressait au théâtre ; il travailla ses méthodes, avec des exercices d’écriture avec les auteurs Jean de Rotrou, François Le Métel de Boisrobert, Guillaume Colletet, Claude de L’Estoile et le fameux Pierre Corneille. On se situe ici tout à fait parallèlement à la fondation de l’académie française, qui se situe dans la mouvance de ces auteurs.

    Richelieu

    Deux œuvres furent réalisés en commun par ces cinq auteurs : L’Aveugle de Smyrne et La Comédie des Tuileries, toutefois Corneille s’éloigna rapidement soucieux de ne pas avoir à dépendre de la logique de règles que Richelieu voulait mettre en avant.

    Richelieu soutint les troupes de l’Hôtel de Bourgogne et du théâtre du Marais ; il fit construire dans son palais une salle de spectacles, réalisée sur le modèle italien par Jacques Lemercier. Il fit venir d’Italie Giacomo Torelli (1608-1678), spécialiste de la machinerie théâtrale, qui fit découvrir les opéras italiens au Petit-Bourbon et au Palais-Cardinal, qui devient le Palais Royal.

    Richelieu s’arrangea également pour que Louis XIII promulgue un édit pour réhabiliter le métier d’acteurs, que l’Église condamnait formellement et excommuniait, à la condition « que lesdits comédiens règlent tellement les actions du théâtre qu’elles soient de tout exemptes d’impureté ».

    C’était là établir un rapport direct entre le régime et le théâtre, en se plaçant comme protecteur. Cela signifiait accepter toutes les pièces, les tragi-comédies et les pastorales, etc. si elles sont un soutien indirect au régime.

    Europe, de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1596-1676), n’est rien d’autre par exemple qu’une apologie du cardinal. Le Véritable Saint Genest, de Jean de Rotrou, de 1647, est baroque dans sa forme ; on y voit des comédiens jouant des comédiens, Saint Genest étant un comédien romain martyrisé car chrétien. On y trouve le passage éloquent suivant :

    « Mon goût, quoi qu’il en soit, est pour la tragédie :
    L’objet en est plus haut, l’action plus hardie,
    Et les pensers, pompeux et pleins de majesté,
    Lui donnent plus de poids et plus d’autorité. »

    Plus de dix ans plus tôt, en 1636, dans L’illusion comique de Pierre Corneille, on avait cette allusion à Richelieu, dans le cadre de la mise en valeur du théâtre comme reconnu par le pouvoir royal et la société, à la fin de la pièce :

    « Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre
    Est en un point si haut que chacun l’idolâtre,
    Et ce que votre temps voyait avec mépris
    Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
    L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
    Le divertissement le plus doux de nos princes,
    Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
    Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
    Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
    Par ses illustres soins conserver tout le monde,
    Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
    De quoi se délasser d’un si pesant fardeau. »

    Cela ne suffisait cependant pas. La monarchie absolue ne voulait pas qu’un théâtre en général qui lui soit soumis, elle voulait son théâtre en particulier.

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  • La tragédie classique française, fétichisme de l’horreur et vision baroque du monde

    La décadence de la tragédie, associée au rejet des « anciens », correspond à l’idéologie catholique proche de la faction royale. Le divertissement d’une vie sociale et culturelle stupide irait de pair avec la religion comme seule valeur absolue.

    L’apogée de ce processus se déroule avec Alexandre Le Hardy (1570-1632) dit Alexandre Hardy. C’est un écrivain typiquement au service d’une mode ; lui-même a affirmé avoir écrit six cent pièces, ce qui en dit long sur son peu d’exigence dans sa production. On ne retrouve de lui aujourd’hui qu’une douzaine de tragédies, 14 tragi-comédies, 3 poèmes dramatiques, 5 pastorales.

    Alexandre Hardy fournissait en effet des troupes de comédiens en pièces, les perdant de ce fait légalement et étant rémunérés selon le succès éventuel. Il tenta en 1622, grâce à un privilège, en tant que « poète du Roi », de publier ses œuvres complètes, mais ce fut un fiasco : il fut la cible justement de ceux qui allaient développer de nouveau le principe de la tragédie.

    Alexandre Hardy est, en effet, un auteur de tragi-comédie poussant les défauts de celle-ci jusqu’au bout. Ses tragédies restent dans l’esprit de la forme décadente qui a fini par triompher : les sujets sont atroces, comme par exemple Scédase, ou l’Hospitalité violée, où deux visiteurs violent et assassinent les deux filles de leur hôte, ou encore Lucrèce où un époux tue sa femme et son amant, avant d’être tué par un de leurs aides, Timoclée où un capitaine ayant porté la main sur une femme est jetée par elle das un puits, etc.

    Voici comment Alexandre Hardy résume lui-même Scédase :

    « Deux gentilshommes spartiates, passionnément amoureux des deux sœurs, sans respect de l’hospitalité, en jouissent par force et, non contents de telle violence, les égorgent après et précipitent dedans un puits. Le père, de retour, après plusieurs perquisitions, connaît la vérité du fait, se transporte à Sparte, en fait la plainte au roi et aux éphores ; mais n’en pouvant avoir justice, il fait d’horribles imprécations contre les Lacédémoniens et, transporté de juste douleur, revient au pays se sacrifier sur le tombeau de ses filles. »

    Sur scène, on a donc des meurtres, des suicides, des viols ; le texte est à cette image : boursouflée, remplie d’images baroques, oscillant entre familiarité, crudité et utilisation forcée d’hyperboles. Cela va jusqu’au grotesque.

    Voici un passage de La Force du sang, de 1625. Un jeune homme enlève une jeune femme et la viole, sans qu’elle sache de qui il s’agit. Sept ans plus tard, alors qu’elle a un enfant depuis ce viol, ils se rencontrent de nouveau et tombent amoureux l’un de l’autre !

    « ESTÉFANIE

    Courage, cher espoir, les maux plus déplorés
    Obtiennent maintes fois sous les cieux implorés
    Une agréable issue, une fin plus heureuse,
    Que n’en fut l’origine horrible et funéreuse
    Combien estimes-tu devoir encore aller ?

    LÉOCADIE

    Hélas je sens un faix douloureux dévaler
    Qui presse sa sortie et d’épreinte cruelles
    Me travaille le corps jusque dans les moelles,
    Et neuf lunes tantôt s’accomplissent depuis Qu’en ce piteux état langoureuse je suis.

    ESTÉFANIE

    Patience, mon heur, espère après la pluie
    Un serein gracieux qui tes larmes essuie.
    A ce mal violent succédera le bien.
    Sur ma parole, crois que ce ne sera rien. »

    Le pathétique relève ici du fait cruel, isolé, qu’on regarde avec voyeurisme forcément puisqu’il n’y a aucune dimension universelle d’apportée par l’auteur. On est dans l’approche utilisant Sénèque et le catholicisme, avec l’idée que tout est incompréhensible, qu’on ne peut faire confiance à personne, que l’horreur règne finalement partout, etc. Voici comment Scédase pleure la perte de ses deux filles, d’une manière absolument baroque :

    « Je ne demande plus, filles infortunées,
    Quel sujet abrégera vos courtes destinées ;
    Deux tigres, qui d’humain que la forme n’ont rien,
    Infracteurs des saints droits du Jupin xénien,
    Enflammés d’un désir de luxure brutale,
    Et mieux venus chez moi qu’en leur Sparte natale,
    Comme seigneurs plutôt que comme hôtes traités,
    N’ont exercé sur vous de simples cruautés,
    Ils ravissent ensemble, et l’honneur et la vie :
    Une méchanceté d’une pire suivie.
    Que fait lors oisif ton foudre, Olympien ?
    Tel acte en ta présence impuni montre bien
    Que l’univers n’a point de chef qui le régisse,
    Que tout roule au hasard, sans ordre et sans justice,
    Que les plus vertueux sont les plus outragés,
    Homicides, ingrats, traîtres, loups enragés !
    Hélas ! Hélas! Au moins si de faveur suprêe,
    Avec elles on m’eût meurtri sur l’heure même,
    Sans me faire languir, malheureux survivant,
    Et cent mille trépas au lieu d’un recevant ! »

    Que dire également rien que du titre de cette tragi-comédie : Elmire, ou l’heureuse bigamie ? On y voit un comte autorisé par le Pape à prendre une seconde épouse, Elmire, qui est une fille de Sultan l’ayant libéré de l’esclavage. Bien évidemment, la vieille comtesse et la jeune Elmire rivalisent de sacrifice pour justifier cela. On a là la célébration baroque de l’inouï, du paradoxe, du faux-semblant, etc.

    Théophile de Viau (1590-1626), ami libertin d’Alexandre Hardy, aura également un grand succès avec sa tragédie Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, de 1621. Voici un extrait de la dernière scène, outrageusement baroque.

    Pyrame et Thisbé s’aiment mais le roi tete de tuer Pyrame pour s’approprier Thisbé. Le plan échoue et il veut finalement tuer les deux, qui s’enfuient alors. Mais au lieu de rendez-vous, Thisbé fuit un lion qu’elle aperçoit et perd son voile. Pyrame croyant qu’elle a été mangée, se suicide, et Thisbé qui arrive par la suite fait alors de même.

    « PYRAME, seul

    Enfin je suis sorti ; leur prudence importune 
    N’a plus à gouverner ni moi, ni ma fortune ;
    Mon amour ne suit plus que le flambeau d’Amour ;
    Dans mon aveuglement je trouve assez de jour. 
    Belle nuit qui me tends tes ombrageuses toiles, 
    Ha ! vraiment le soleil vaut moins que tes étoiles ; 
    Douce et paisible nuit, tu me vaux désormais 
    Mieux que le plus beau jour ne me valut jamais ;
    Je vois que tous mes sens se vont combler de joie 
    Sans qu’ici nul des Dieux ni des mortels me voie.
    Mais me voici déjà proche de ce tombeau ; 
    J’aperçois le mûrier, j’entends le bruit de l’eau ; 
    Voici le lieu qu’Amour destinait à Diane :
    Ici ne vint jamais rien que moi de profane.
    Solitude, silence, obscurité, sommeil,
    N’avez-vous point ici vu luire mon soleil ?
    Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ? (…)
    D’où peut venir ce sang ? La troupe sanguinaire 
    Des ours et des lions vient ici d’ordinaire. 
    Une frayeur me va dans l’âme repassant.
    Je songe aux cris affreux d’un hibou menaçant 
    Qui m’a toujours suivi ; ces ombrages nocturnes 
    Augmentent ma terreur et ces lieux taciturnes. 
    Dieux ! qu’est-ce que je vois ? j’en suis trop éclairci : 
    Sans doute un grand lion a passé par ici ! (…)
    Voici de quoi venger les injures du sort ;
    C’est ici mon tonnerre, et mon gouffre, et ma mort. 
    En dépit des parents, du Ciel, de la nature, 
    Mon supplice fera la fin de ma torture.
    Les hommes courageux meurent quand il leur plaît. 
    Aime ce coeur, Thisbé, tout massacré qu’il est ;
    Encore un coup, Thisbé, par la dernière plaie, 
    Regarde là-dedans si ma douleur est vraie.

    Scène 2
    THISBE, seule

    A peine ai-je repris mon esprit et ma voix ; 
    Cette peur m’a fait perdre un voile que j’avais 
    Et m’a fait demeurer assez longtemps cachée.
    Possible mon amant m’aura depuis cherchée. (…)
    Dieux ! je vois par la terre un corps qui semble mort. 
    Mais pourquoi m’effrayer ? c’est Pyrame qui dort. 
    Pour divertir l’ennui de son attente oisive, 
    Il repose au doux bruit de cette source vive.
    Ce sera maintenant à lui de m’accuser.
    Mais ce lieu dur et froid, mal propre à reposer, 
    Que déjà la rosée a rendu tout humide,
    M’oblige à l’éveiller. Dieux ! que je suis timide ! (…)
    Il ne respire plus, ce beau corps est de glace. 
    Hélas ! je vois la mort peinte dessus sa face ; 
    D’une éternelle nuit son bel oeil est couvert ; 
    Je vois d’un large coup son estomac ouvert. (…)
    Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître 
    S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître !
    Exécrable bourreau ! si tu te veux laver
    Du crime commencé, tu n’as qu’à l’achever ;
    Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude, et pousse 
    Des feux avec ta lame ! hélas ! elle est trop douce. 
    Je ne pouvais mourir d’un coup plus gracieux, 
    Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux. »

    Voici comment Théopile de Viau, à la fin de L’Élégie à une dame, donne son point de vue esthétique, où l’on retrouve la « liberté » du divertissement, la recherche de l’émotion, en refusant toute dépendance par rapport à un contenu avancé et développé qui exigerait une forme adéquate.

    On a ici, déjà, une défense de l’art pour l’art, d’une approche décadente de l’artiste qui devient son propre but en soi, coupé de toutes les valeurs morales, universelles, culturelles, de civilisation.

    « Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
    Promener mon esprit par de petits desseins,
    Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
    Méditer à loisir, rêver tout à mon aise,
    Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
    Ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,
    Écrire dans les bois, m’interrompre, me taire,
    Composer un quatrain, sans songer à le faire.
    Après m’être égayé par cette douce erreur,
    Je veux qu’un grand dessein réchauffe ma fureur,
    Qu’un œuvre de dix ans me tienne à la contrainte,
    De quelque beau Poème, où vous serez dépeinte :
    Là si mes volontés ne manquent de pouvoir,
    J’aurai bien de la peine en ce plaisant devoir.
    En si haute entreprise où mon esprit s’engage,
    Il faudrait inventer quelque nouveau langage,
    Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux
    Que n’ont jamais pensé les hommes et les Dieux. »

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  • La tragédie classique française et la tragi-comédie comme décadence

    Sans le protestantisme pour assumer l’individu comme autonome, la tragédie ne pouvait pas se maintenir. Elle présentait les contradictions de l’individu, ses tourments face à la responsabilité : c’était là une problématique propre au calvinisme.

    Il pouvait bien y avoir une récupération par la faction culturelle de la monarchie absolue, au moyen de Sénèque et de la vertu à respecter dans le cadre de l’État gérant la société, cela ne suffisait pas.

    Toute la seconde moitié du XVIe siècle est marqué par les guerres de religion, l’Édit de Nantes n’est qu’un épisode asséchant le protestantisme. Le matérialisme lui-même est au mieux sceptique, avec Michel de Montaigne, Pierre Charron, Pierre Bayle.

    L’indifférence et l’inquiétude prennent le dessus, l’époque est décadente. Elle ne peut pas porter la tragédie, qui exige la dignité, la fermeté, l’esprit de décision.

    C’est alors le formidable succès de la pastorale. La scène de ce type de roman (qui peut se décliner en pièces de théâtre également), placée dans l’Antiquité, montre des bergers issus de l’aristocratie et choisissant une vie simple, en train de charmer des belles, dans un environnement pratiquement magique avec des nymphes, des satyres, des magiciens, des chevaliers, etc.

    Le discours amoureux est accompagné de flatteries indirectes aux puissants, avec la Renaissance italienne et son idéalisme néo-platonicien comme idéologie.

    La plus célèbre des pastorales est l’Astrée, écrite par Honoré d’Urfé de 1607 à 1627, manuel de savoir vivre des aristocrates de l’époque, en 40 histoires, 60 livres, 5399 pages. On trouve également les Bergeries de Honorat de Bueil de Racan, en 1625, et Sylvie de Jean de Mairet, en 1628, qui abandonnent toute référence à la mythologie. C’est que la comédie sentimentale prime en soi, expression du parasitage que représente socialement la faction royale.

    Une expression particulièrement marquante de ce sentimentalisme égocentrique-tragique largement influencé par Sénèque et le catholicisme sera La Princesse de Clèves, de Madame de La Fayette, en 1678. On a ici affaire à la préciosité, des attitudes pessimistes se voulant particulièrement affectées, avec un élitisme propre aux classes dominantes entièrement tournées vers elle-mêmes.

    Les gens qui ne font pas partie des classes dominantes existent pourtant dans le théâtre, dans le cadre des tragi-comédies qui se développent alors. La Bradamante de Robert Garnier, en 1582, est considérée comme la première du genre. L’histoire disparaît, au profit d’existences individuelles ballottées entre le bonheur et le malheur, avec quelques moments comiques.

    La dimension existentielle de la réflexion sur comment se comporter a disparu ; on a ici un simple divertissement consistant en la découverte d’un parcours personnel.

    Les tragédies tentaient d’exposer un seul cadre cohérent, d’où la tendance à aller vers l’unité de temps, de lieu, d’action, pour renforcer la consistance, la force de l’exemple. L’existence de chœurs renforçait cette dimension exemplaire, copiée sur le théâtre grec.

    Les tragédies qui se développent dans la période de décadence, abandonnent les chœurs, multiplient les lieux et les périodes, afin de renforcer les impressions et d’ainsi abandonner l’esprit de la leçon qu’est censée être la tragédie.

    L’œuvre intitulée Histoire tragique de la Pucelle de Domrémy, aultrement d’Orleans, du théologien jésuite Fronton du Duc en 1580, est un divertissement qui ne sert qu’à renforcer la dimension catholique de la monarchie, où l’on suit le personnage principal à travers de nombreux lieux.

    François Berthrand, auteur de la Tragédie de Priam, en 1605, explique cette dimension plaisante dans sa dédicace :

    « Madame, ayant appris par votre propre bouche, que vous preniez un extrême contentement à la lecture des Tragédies pour y voir les déplaisirs d’autrui, et y prendre les moyens de constamment supporter les nôtres, je n’ai voulu manquer à ce que mon devoir me demandait »

    Cette décadence va très loin : les pièces n’hésitent pas à montrer des viols, des mutilations sordides, des meurtres et des combats. C’est le cas par exemple de La tragédie du More cruel, en 1606, ou encore La Tragédie mahométiste, de 1612, où une femme croque dans un cœur arraché à un corps dans la scène finale (les deux pièces sont anonymes).

    Cléophon de Jacques de Fonteny, en 1600 et Tragédie sur la Mort du roi Henri le Grand, de Claude Billard, de 1612, présentent en détail la mort violente des rois Henri III et Henri IV lors de leurs dernières journées.

    Sont également présents des éléments surnaturels : des oracles, des apparitions, etc. On a là clairement l’expression du catholicisme avec son idéologie baroque servant de base pour la reconquête idéologique. On n’est plus dans Sénèque et la réflexion sur ce qu’il faut faire, mais dans l’orientation religieuse.

    Voici les premières paroles de Sainte-Agnès, tragédie de Troterel, en 1615 :

    « Martian

    Montagne solitaire, et vous, sombre caverne,
    Où mes tristes pensées tous les jours je gouverne,
    Depuis que Cupidon, ce tyran redouté,
    Par l’effort d’un bel œil m’ôta la liberté,
    Las ! s’il demeure en vous quelques intelligences
    (Ainsi comme l’on croit, et comme je le pense),
    Qu’il leur plaise écouter mes funèbres accents,
    Pitoyables témoins des ennuis que je sens,
    Pour révérée par trop une ingrate maîtresse,
    Laquelle à ses rigueurs ne donne point de cesse ;
    Mais plus je vais l’aimant avecques fermeté,
    Et d’autant plus je suis de ses yeux rejeté,
    Semblable à ces tyrans desquels, pour leur bien faire,
    L’on ne reçoit enfin que la mort pour salaire. »

    L’influence des auteurs espagnols, avec notamment Pedro Calderón de la Barca et Tirso de Molina, est ici prégnante. Est également puisé dans les mystères, ces représentations religieuses jouées pour les fêtes religieuses, montrant la passion et la prétendue résurrection de Jésus, ou encore des scènes bibliques, afin d’éduquer les masses dans l’esprit catholique.

    Un bon exemple ici est Jean de Schelandre (1584-1635), qui reprend sa tragédie Tyr et Sidon écrite en 1608 pour en faire une tragi-comédie en 1628, avec une préface écrite par le prédicateur du Roi, François Ogier. Cette préface fut un manifeste mené contre un travail sur les auteurs grecs et romains ; celui-ci affirme la possibilité de la combinaison du divertissement et d’une morale universelle, qu’on comprend catholique :

    « Elle entend bien [la philosophie] que les esprits de tous les hommes, sous quelque ciel qu’ils naissent, doivent convenir en un même jugement touchant les choses nécessaires pour le souverain bien, et s’efforce tant qu’elle peut de les unir en la recherche de la vérité, parce qu’elle ne saurait être qu’une ; mais pour les objets simplement plaisants et indifférents, tel qu’est celui-ci dont nous parlons, elle laisse prendre à nos opinions telle route qu’il leur plaît, et n’étend point sa juridiction sur cette matière. »

    Voici un extrait de la pièce:

    « Acte V, scène 2

    BELCAR

    Arrêtez, arrêtez, peuple, faites-moi place, Qu’avant m’avoir ouï plus avant on ne passe.

    MÉLIANE

    Quel est ce nouveau bruit ? que vois-je là, bons Dieux ? Quel prestige incroyable est off ert à mes yeux ! N’est-ce pas là Belcar ? c’est lui-même, ou je rêve.

    BELCAR

    Archers, ne craignez rien, prenez, je rends mon glaive, Je ne viens pas ici pour faire quelque eff ort, Mais pour entre vos mains reconnaître mon tort : Ma vie est pour ma Dame une rançon capable, Car du fait prétendu je suis le seul coupable, Je mérite la place où sans sujet elle est, De mourir avec elle ou pour elle étant prêt.

    MÉLIANE

    Messieurs, n’empêchez point ce Prince misérable Qu’il ne donne et reçoive un adieu déplorable. Quelle rage, ô Belcar, t’a pu donc inciter, Etant hors de péril, de t’y précipiter ?

    BELCAR

    Mais, ma Reine, plutôt, qui vous fait condescendre D’avouer comme vôtre un crime de Cassandre ? Un crime des plus noirs, et des plus inhumains, Qu’elle a par désespoir fait de ses propres mains ? »

    Il en alla de même pour la préface de l’œuvre de 1631 d’André Mareschal intitulée La Généreuse Allemande, ou le Triomphe d’Amour. Tragi-comédie mise en deux journées par Le sieur Mareschal. Où sous noms empruntés et parmi d’agréables et diverses feintes est représentée l’histoire de feu Monsieur et Madame de Circy.

    L’auteur était sous la protection de Gaston d’Orléans, troisième fils d’Henri IV farouche ennemi de l’aristocratie absolue, conspirant régulièrement contre le régime. La préface fut considérée par l’auteur comme si importante, qu’il la plaça dans sa publication entre les deux « journées » de la tragi-comédie.

    André Mareschal va encore plus loin que François Ogier, dans la mesure où il prône ouvertement l’abandon des références grecques et romaines pour justifier la tragi-comédie. Ses arguments sont, en fait, exactement les mêmes que ceux de Victor Hugo contre les règles classiques dans la préface de la pièce Cromwell.

    Il est significatif que cette ligne décadente du XVIIe siècle n’ait pas été mise en rapport étroit avec la position de Victor Hugo, qui est elle aussi une liquidation de l’intérêt sérieux du théâtre, en faveur du divertissement moralisant catholique. Le parallèle révèle franchement la base idéologique de Victor Hugo.

    André Mareschal dit ainsi :

    « Que s’il s’en trouve de ceux-ci qui blâment mon sujet, et la licence que j’ai prise de le mettre hors des règles des Anciens, je n’ai qu’à dire que c’est une histoire de ce siècle, qui ne relève point du leur ; que nous avons un peuple, des esprits et des façons contraires ; que mon Aristandre est Français moderne ; que je parle à ceux qui le sont ; et que de tous les mauvais jugements qu’on pourrait faire, j’en appelle à leurs humeurs qui n’ont point de borne en leurs changements, bien loin de souffrir celle du temps qu’on réduit à vingt-quatre heures, encore moins celle du lieu, puisqu’elles semblent ne reposer qu’en allant : enfin, que j’ai voulu tracer ici le tableau du Français, et décrire les actions d’un seul, pour plaire à ses semblables (…).

    La description m’importune en sa longueur, l’action me récrée ; celle-là n’appartient qu’à l’histoire ou bien au poème épique ; celle-ci donne la grâce au théâtre, qui nous peut faire voir en raccourci les lieux, le temps, les actions qui concernent l’essence d’un sujet, sans préjudice de ces règles ombrageuses, qui ne sont point du temps, ne doivent point obtenir de lieu parmi nous, et pour lesquelles on ne peut avoir d’action contre nous qu’en l’autre monde. » 

    Dès la tragédie apparue, on voit qu’elle entre en décadence de par la liquidation du protestantisme, et que lui fait face l’esprit « tragi-comique », c’est-à-dire le divertissement moralisant.

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  • Antoine de Montchrestien et la tragédie classique française

    Antoine de Montchrestien (1575-1621) est une figure marquante de l’histoire de la tragédie ; il commence très tôt, avec succès: Sophonisbe jouée et publiée à Caen en 1596 marqua François de Malherbe, et à sa demande elle fut modifiée, sous la forme de La Carthaginoise ou la liberté en 1601.

    La même année il écrit La Bergerie, Les Lacènes, David ainsi qu’Aman, L’Escossoise, ou le Desastre, qui devient en 1604 La Reine d’Escosse, et la même année Hector.

    Dans sa dédicace pour cette dernière pièce, « À très haut, très puissant, et très excellent Henri de Bourbon Prince de Condé, premier Prince du sang, premier Pair de France, Gouverneur et Lieutenant de sa Majesté en Guyenne », Antoine de Montchrestien explique ce qu’est à ses yeux une tragédie :

    « Les tragédies, pour le seul respect de leur sujet, ne méritent moins d’êtres lues des Princes, nés et nourris aux lettres et à la vertu, que d’autres livres, qui portent des titres plus spécieux et plus sérieux en apparence.

    Elles représentent presque en un instant ce qui s’est passé en un long temps ; les divers accidents de la vie, les coups étranges de la fortune, les jugements admirables de Dieu, les effets singuliers de sa providence, les châtiments épouvantables des rois mal conseillés et des peuples mal conduits.

    En tous les actes Dieu descend sur le théâtre et joue son personnage si sérieusement qu’il ne quitte jamais l’échafaud que le méchant Ixion ne soit attaché à une roue et que la voix lamentable du pauvre Philoctète ne soit exaucée, marques apparentes de sa justice et de sa bonté. »

    Antoine de Montchrestien est ainsi l’équivalent de Robert Garnier, mais en version protestante. Lui aussi représente la faction royale, mais en espérant la faire pencher du côté protestant, alors que Robert Garnier est du côté catholique.

    La dimension éducative est donc plus marquée. Dans une dédicace au même prince, en 1604, Antoine de Montchrestien dit ainsi :

    « C’est d’une émulation des actions généreuses que sont éveillées, nourries et fortifiées en nos âmes ces étincelles de bonté, de prudence et de valeur, qui comme un feu divin sont mêlées en leur essence.

    De là se tire le fruit des exemples, que ces miracles de l’une et de l’autre fortune fournissent abondamment. Leur vie et leur mort est comme une école ouverte à tous venants, où l’on apprend à mépriser les choses grandes de ce monde, seule et divine grandeur de l’esprit humain, et à tenir droite la raison parmi les flots et tempêtes de la vie, seul et plus digne effet qui dépende de notre position. »

    De fait, lorsque Antoine de Montchrestien appelle à « tenir droite la raison », cela raisonne tout à fait avec le calvinisme. Il souligne bien ici que le roi n’est pas différent dans l’adversité que les autres : c’est une morale universelle ; on retrouve l’esprit de Sénèque, mais en plus rationnel.

    Voici, dans cet esprit, la fin de la pièce Hector, traitant du pouvoir royal ; le roi est présenté comme pouvant être victime des Parques qui peuvent couper le fil de sa vie, tout autant que n’importe quel être mortel :

    « Choeur

    Par la dextre d’Hector Troye a resté debout :
    Par sa mort malheureuse elle tombe du tout.
    Il faut bien qu’elle soit de nos larmes suiuie ;
    En elle nous perdons la victoire et la vie.
    Que le bonheur publique est foible et vacillant,
    S’il dépend de la main d’un seul homme vaillant,
    Qui s’offre à tous hazards sans crainte de la Parque.
    Mortes, voyez ici que pour estre Monarque,
    Empereur, Capitaine, on ne vit pas plus seur
    De tromper les ciseaux de la fatale sœur,
    Qui sans aucun respect en le tombe deuale
    La houlette champestre et la verge Royale. »

    Voici également le choeur traitant de la condition des grands, dans La reine d’Ecosse :

    « L’ardente ambition qui les Princes transporte
    Trouble leur jugement.
    La gloire plus de mal que de bien leur apporte ;
    Leur aise est un tourment.
    Leur repos s’établit au milieu de la peine;
    Leur jour se change en nuit:
    Leur plus haute grandeur n’est qu’une Idole vaine,
    Qui le peuple séduit.
    Leur Etat n’a rien sûr que son incertitude;
    En moins d’un tourne-main
    On voit leur liberté tomber en servitude,
    Et leur gloire en dédain.
    Encore que chacun les prise et les honore,
    Ils n’en sont plus contents:
    Car le ver du souci sourdement les dévore
    Parmi leurs passe-temps.
    J’estime bien-heureux qui peut passer son âge
    Franc de peur et de soin,
    Et qui tous ses désirs borne dans son village,
    Sans aspirer plus loin. »

    On voit aisément une certaine dimension de désengagement propre au stoïcisme. Antoine de Montchrestien oscille, mais il le fait du côté protestant. On retrouve, comme ici dans La Carthaginoise, la confrontation psychologique propre à l’être humain capable d’autonomie, de questionnement, voyant la contradiction où il se trouve ; cela n’est permis que par l’appel effectué par le calvinisme.

    « Sophonisbe, tu pars, le sort en est jeté
    Et moi, je reste seul privé de ta beauté.
    Belle âme de mon coeur, que ne peux-je te suivre ?
    Ou bien que ne le veux-je, étant si las de vivre ?
    Tel est le sort cruel qui me donne la loi
    Que je ne puis mourir ni vivre avecques toi.
    Meurs doncques pour revivre à jamais immortelle ;
    Je vivrai pour mourir en douleur éternelle :
    Le premier feu d’amour dont tu m’as allumé
    Brûle toujours en moi sans être consommé. »

    Devant fuir en Angleterre pour des affaires de duels, Antoine de Montchrestien se fait ensuite connaître en publiant en 1615 son Traité d’économie politique, qui introduit pratiquement cette discipline et est absolument typique du soutien protestant à l’administration du roi Henri IV. Il mourra par la suite dans la guerre de religions, tentant de soulever les protestants de la Basse-Normandie d’où il est originaire, après avoir été un brillant chef de guerre.

    En ce sens, on peut comprendre la complainte de Marie Stuart dans La reine d’Ecosse : c’est ici la vision de la France par Antoine de Montchrestien qui s’exprime, et correspond tout à fait à la position de la faction royale, ici celle liée à Henri IV (les lignes sont sautées pour faciliter la lecture).

    « Adieu France jadis séjour de mon plaisir,
    Où mille et mille fois m’emporta le désir
    Depuis que je quittai ta demeure agréable,
    Par toi je fus heureuse, et par toi misérable :

    Si toutefois chez toi pouvaient loger mes os,
    La mort me tiendrait lieu de grâce et de repos:
    Mais puis que l’Éternel autrement en dispose,
    Sur son juste vouloir mon âme se repose.

    Adieu ton grand Henry, Monarque glorieux,
    Délices de la terre et doux souci des Cieux,
    Qui porte aux yeux l’amour, la grandeur au visage,
    L’éloquence en la bouche, et Mars dans le courage.

    Adieu Princes du sang honneur de l’univers,
    Adieu braves Lorrains qui de Lauriers couverts,
    Faites que votre Race en tous lieux estimée,
    Vante encor’ à bon droit les palmes d’Idumée.

    Adieu superbe Louvre, enflé de Courtisans;
    Adieu riches Cités, adieu Châteaux plaisants,
    Adieu Peuple courtois, adieu belle Noblesse,
    Qui m’avez tant chérie étant votre Princesse,

    Lors qu’un François second clair Astre des Valois,
    Sur la Gaule exerçait les paternelles lois.
    Adieu finalement chastes et belles Dames,
    Le beau désir des coeurs, l’ardeur des belles âmes,

    Qui dedans l’air français brillez plus vivement,
    Que ne font par la nuit les feux du Firmament,
    Et qui passez encore en nombre les étoiles,
    Quand pour luire en Hiver elles n’ont plus de voiles. »

    L’échec d’Antoine de Montchrestien à s’imposer, pour des raisons historiques, témoigne que la tragédie ne pouvait pas se maintenir, de par sa dimension psychologique, sans le protestantisme. La mise en échec de ce dernier va anéantir pour toute une période la tragédie en tant que principe. Seul l’établissement de la monarchie absolue mettant de côté le catholicisme saura rétablir la tragédie.

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  • La tragédie classique française, le sentiment de grandeur et l’éloquence

    Regardons comme Robert Garnier, en tant que première grande figure de la tragédie française, aborde la question de la réalité selon l’angle du stoïcisme, s’opposant au calvinisme et se plaçant à distance du catholicisme.

    Il s’agit de souligner ici les valeurs essentielles du stoïcisme comme idéologie conforme à l’aristocratie royale : le fait que l’ordre social soit efficace et implacable, que le sort des êtres humains doit être accepté tel quel, que la vertu est la valeur cardinale de la société. C’est là l’idéologie visant à cadrer les masses dans le nouveau régime.

    Il s’agit, ce faisant, de ne pas se heurter trop au catholicisme, toute en procédant de manière laïque par l’intermédiaire des références gréco-romaines, tout en réfutant la conception du citoyen autonome du calvinisme.

    Voici comment dans Cornélie, le destin est présenté à la manière précise du stoïcisme : on ne sait jamais ce qui peut se passer :

    « La fortune est volage. »

    « Fortune, qui cette rondeur Assujettit à sa grandeur, Inconstante Déesse, Nous embrasse et nous comble d’heur, Puis tout soudain nous laisse. »

    Pareillement, dans Porcie, il est dit :

    « Tout est fait par destins, sur le destin se fonde
    L’entier gouvernement de la machine ronde. »

    « Rien n’est durable ici bas,
    Rien si ferme ne demeure
    Qu’il ne change d’heure eu heure. »

    Mais alors, a-t-on un Dieu qui décide de tout ou non ? Dans Les Juives, c’est le cas, et c’est justement l’exception :

    « Dieu conduit toute chose et du ciel il commande;
    Nous n’avons rien mortel qui de lui ne dépende »

    Dans les autres œuvres en effet, c’est l’antiquité gréco-romaine qui est utilisée pour la mise en valeur du stoïcisme, comme dans Marc Antoine :

    « Heureux qui jamais n’eut de vie
    Ou que la mort des le berceau
    Lui a, pitoyable, ravie,
    L’emmaillotant dans le tombeau.
    Heureux encore en sa misère
    Qui le cours d’une vie usant
    Loin des Princes se va retraire
    Et leurs charges va refusant »

    « La mortelle Parque
    Nous offre un secours salutaire
    Contre tous les humains malheurs,
    Et nous ouvre sans fin la porte
    Par où faut que notre âme sorte
    De ses incurables douleurs. »

    «  La fortune se change »

    « Les dieux sont toujours bons et non pernicieux.
    — N’ont-ils pas tout pouvoir sur les choses humaines ?
    — Ils ne s’abaissent pas aux affaires mondaines ;
    Ainsi laissent aux mortels disposer librement
    De ce qui est mortel dessous le firmament,
    Que si nous commettons en cela quelques fautes,
    Il ne faut point nous prendre à leurs majestés hautes,
    Mais à nous seulement, qui par nos passions
    Journellement tombons en mille afflictions. »

    On a ici l’expression d’un très clair d’un destin incompréhensible, auquel il faut répondre de manière vertueuse, par l’acceptation.

    Voici d’autres exemples de soumission au sort, avec Hippolyte :

    « Il ne se trouve rien de durable en ce monde,
    Tousjours sera trompé qui son espoir y fonde. »

    « La mort sans se montrer vient à nous à grand pas
    Nous trancher journaliers la vie et les ébats »

    Dans les Troades, on a de même :

    « Toutes choses humaines
    Sujettes à périr sont toujours incertaines
    Et nul ne se peut voir tant de felicité
    Qu’il ne puisse tomber en plus d’adversité. »

    Le sort appartient alors à une puissance suprême, le Roi, qui seul peut empêcher les forces centrifuges de triompher et de provoquer le chaos. Les guerres de religion n’ont pas fait que ralentir l’instauration de la monarchie absolue, elles l’ont également affermi voire accéléré, de par la nécessité d’un fort pouvoir central pour faire cesser les troubles.

    Il y a là un paradoxe extrêmement puissant, qui obscurcit la nature de la tragédie, expression littéraire et culturelle de la contradiction provoquée par la situation de conflit prolongé entre catholicisme et protestantisme.

    Le thème essentiel de la tragédie, ce sera donc les figures liées au roi, plus que simplement à la noblesse ou la religion. Voici par exemple comment Lazare Baïf, dans sa présentation de la Tragédie de Sophocle intitulée Electra, en 1537, explique ce qu’est une tragédie :

    « Tragédie est une moralité composée des grandes calamités, meurtres et adversités survenues aux nobles et excellents personnages, comme Ajax, qui s’occit pour avoir été frustré des armes d’Achille. Œdipus qui se creva les yeux après qu’il lui fut déclaré comme il avait eu des enfants de sa propre mère, après avoir tué son père.

    Et plusieurs autres semblables. Tant que Sophocle en a écrit six vingts: entre lesquelles est cette présente, intitulée Electra, parce qu’elle y est introduite, et y parle tant bien et virilement, que un chacun s’en peut donner merveille. Euripide aussi et plusieurs autres ont composé pareilles Tragédies.

    Et la grâce d’icelles a anciennement si bien régné, que les rois et princes se mêlaient d’en composer, mêmement Dionysius Roi de Sicile, et Hérode Roi des Perses, et assez d’autres. »

    Jacques Peletier du Mans (1517-1582), dans son Art poétique, en 1555, donne quant à lui la définition suivante de la tragédie :

    « La Comédie et la Tragédie ont de commun qu’elles contiennent chacune cinq actes, ni plus ni moins. Au demeurant, elles sont toutes diverses.

    Car au lieu des personnages comiques, qui sont de basse condition, en la Tragédie s’introduisent rois, princes et grands seigneurs.

    Et au lieu qu’en la Comédie les choses ont joyeuse issue, en la Tragédie, la fin est toujours luctueuse [inspirant une tristesse funèbre] et lamentable, ou horrible à voir.

    Car la matière d’icelle sont occisions, exits malheureux, définements de fortunes, d’enfants et de parents. »

    La tragédie naît précisément au cœur des guerres des religions, dans le cadre des intellectuels liés au pouvoir central formant la monarchie absolue. Les intellectuels apportent l’éloquence qu’ils ont formé au sein de la poésie, avec les auteurs de la Pléiade, tandis que l’État apporte le sentiment de grandeur.

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  • La tragédie classique française face au calvinisme et aussi face au catholicisme

    Le grand secret de l’origine de la tragédie en France, de son succès, vient donc de là : c’est un moyen de s’opposer au calvinisme. La tragédie française naît du terreau stoïcien ; c’est la tragédie de Sénèque qui est la grande source intellectuelle.

    Or, Jean Calvin est directement en opposition avec le stoïcisme, dont il rejette tant le concept d’apathie que celui de destin. Il note, dans Des scandales :

    « Je ne m’arrête pas beaucoup à remontrer le tort que nous font nos adversaires en nous imposant que nous sommes comme les philosophes stoïques du temps passé, qui assujettissaient la vie des hommes aux astres, ou bien imaginaient je ne sais quel labyrinthe de causes fatales, qu’ils appelaient. Nous laisserons telles rêveries aux païens, et la prédestination de Dieu n’a rien de commun avec cela. »

    Pourtant, dans un commentaire de De Clementia de Sénèque, Jean Calvin dit de ce dernier :

    « Sénèque est le premier après Cicéron, il est une colonne de la philosophie et de l’éloquence romaines. »

    C’est que Jean Calvin est chrétien et que le stoïcisme a façonné toute une partie du christianisme. Cependant, Jean Calvin représente la bourgeoisie et la fatalité est inacceptable, contrairement à pour l’aristocratie et son ordre social se reproduisant tel quel.

    Jean Calvin

    Sénèque est tout à fait moral, mais il est replié sur lui-même, ce qui est inacceptable pour le concept de pratique exigé par la bourgeoisie. Jean Calvin dit par conséquent :

    « Sans doute, ce témoignage de la conscience pour le philosophe a sa valeur, mais notre religion nous prescrit bien autre chose.

    Deux choses sont nécessaires, dit saint Augustin dans La vie commune des clercs : la réputation et la conscience, la conscience pour toi, la réputation pour ton prochain.

    Celui qui se fiant à sa conscience néglige sa réputation est cruel. »

    Dans son ouvrage classique, l’Institution de la religion chrétienne, Jean Calvin attaque de la manière suivante le stoïcisme (le texte est en partie modernisée pour l’orthographe) :

    « Ceux qui veulent rendre cette doctrine odieuse, calomnient que c’est la fantaisie des Stoïques, que toutes choses adviennent par nécessité.

    Ce qui a été reproché aussi bien à saint Augustin. Quant à nous, combien que nous ne débattons pas volontiers pour les paroles, toutefois nous ne recevons pas ce vocable dont usaient les Stoïques, à savoir, Fatum [destinée] (…).

    Nous ne songeons pas une nécessité la quelle soit contenue en nature par une conjonction perpétuelle de toutes choses, comme faisaient les Stoïques : mais nous constituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons dès le commencement avoir selon sa sagesse déterminé ce qu’il devait faire, et maintenant exécuté par sa puissance tout ce qu’il a délibéré.

    Dont nous concluons que non-seulement le ciel et la terre, et toutes créatures insensibles sont gouvernées par sa providence, mais aussi les conseils et vouloirs des hommes : tellement qu’il les adresse au but qu’il a proposé.

    Comment donc ? dira quelqu’un : ne se fait-il rien par cas fortuit ou d’aventure? Je réponds que cela a été très bien dit par Basilius le Grand, quand il a écrit que Fortune et Aventure sont mots de Païens : desquels la signification ne doit point entrer en un cœur fidèle.

    Car si toute prospérité est bénédiction de Dieu, adversité, sa malédiction : il ne reste plus lieu à fortune en tout ce qui advient aux hommes. »

    Jean Calvin prône l’action, mais dit que toute action a été voulue par Dieu en dernière instance. Il ne faut donc pas être passif, mais actif, tout en sachant que le sens de l’action n’est en fait que permis par Dieu, orchestré par Dieu, puisque Dieu est la force suprême.

    Le calvinisme est donc une philosophie de l’engagement et non du refus de l’engagement ; le stoïcisme dit que le destin fait tout, le calvinisme dit que l’on doit agir, même si en dernier ressort c’est Dieu qui décide. C’est la philosophie du capitaliste qui agit mais ne sait pas si et comment son entreprise va réussir.

    Dieu décide librement, car le marché décide librement, et non une « destinée ». Dans De la Providence de Dieu, Jean Calvin exige donc :

    « Que les stoïques s’en aillent, avec leur nécessité forcée, et qu’ils soient séparés loin de nous, vu que nous tenons la volonté de Dieu comme reine et maîtresse qui gouverne tout par sa pure liberté. »

    Jean Calvin veut une société bourgeoise, extrêmement organisée ; il ne veut pas d’individus se croyant tout permis car de toutes façons il y aurait un destin fixé pour toujours. Il veut un Dieu qui a tout prévu, mais avec des individus agissant du mieux qu’ils peuvent, en espérant que leur « destin » sera bon.

    Jean Calvin

    La monarchie absolue s’oppose au calvinisme, car elle n’a pas les mêmes intérêts, représentant la partie la plus haute de l’aristocratie, la faction royale. Elle ne peut pas maîtriser ce courant bourgeois, et elle n’est pas en mesure de faire un compromis, comme les princes allemands avec Martin Luther, car à l’opposé des pays allemands, la France est déjà sur la voie de l’unification.

    La décentralisation calviniste n’est donc pas acceptable pour la monarchie absolue, de toutes manières étroitement liée au catholicisme jusque là. 

    La catholicisme ultra tendant à vouloir conserver l’hégémonie, y compris en étant prêt à s’allier à l’Espagne, la faction royale doit trouver sa propre voie, et de toutes manières elle doit s’émanciper du catholicisme et de ses lubies féodales, ayant besoin de l’humanisme et de ses apports scientifiques, voire même des protestants largement employés dans l’appareil d’État.

    Mais quelle idéologie faut-il ? Le stoïcisme semble ici idéal : il y a bien une destinée, c’est celle dessinée par la toute puissance de l’État, de la monarchie absolue.

    C’est le sens de la tragédie telle qu’elle apparaît sur la scène historique dans la France du XVIe siècle, accompagnant la monarchie absolue dans son apogée au XVIIe siècle.

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  • Robert Garnier généralise l’approche de Sénèque: son rôle pour la tragédie classique française

    On a donc, au départ, une confrontation entre une version protestante de la tragédie et une version stoïcienne. Ce qui allait l’emporter dépendant nécessairement de l’histoire de la France. Si le protestantisme l’emportait, la tragédie serait restée comme esprit de témoignage de l’adversité mais cela aurait été son seul contenu ; cela ne se serait guère maintenu, s’effaçant devant le prêche.

    Comme ce ne fut pas le cas, la « tragédie humaniste » s’est maintenue, s’appuyant sur la monarchie absolue se renforçant. Puisqu’on ne peut pas puiser dans le protestantisme et qu’on ne veut pas vraiment puiser dans le catholicisme, alors il reste l’antiquité gréco-romaine, les Sophocle, Euripide et Sénèque.

    Sénèque est surtout utilisé. Au Moyen-Âge, il était pratiquement assimilé au christianisme. L’imprimerie fut développée en Italie en 1464, les œuvres complètes de Sénèque sont publiées à Naples dès 1475, ainsi qu’une partie de ses œuvres à Rome et Paris la même année. Des tragédies de Sénèque sont publiées à Paris dès 1484, puis en 1491 à Lyon, à Paris de nouveau en 1498, puis toutes les œuvres tragiques toujours à Paris en 1500, 1511, 1512, 1514, 1519.

    Celui qui va former le plus haut niveau de « tragédie humaniste » va alors être Robert Garnier (1545-1590), pavant la voie à toute une école où l’on trouve Chanteloux, Pierre Matthieu, Adrien d’Amboise, Nicolas de Montreux, Jean de Beaubreuil, Jean Godard, Jean de Virey, Jean Behourt, Jacques Ouyn, Claude Billard.

    Robert Garnier

    Robert Garnier meurt au moment où Henri IV accède au trône, c’est-à-dire que Robert Garnier connaît la période où le protestantisme s’est développé et où les guerres des religions ont prédominé. Il va faire de la pseudo « tragédie humaniste » des commentateurs bourgeois une véritable arme au service de la monarchie absolue.

    Issu de la bourgeoisie, il étudie le droit à Toulouse où il participe en 1564 et en 1566 aux Jeux floraux où il compose des chants célébrant le roi et la paix en France, recevant la violette et l’églantine, respectivement les second et premier prix.

    Dès 1567, il est avocat général du Roi au Parlement de Paris et publie un Hymne de la monarchie. Il est naturellement proche de la Pléiade et lui-même s’installe au Mans où il a diverses responsabilités dans l’administration et la justice. En 1586, il est à Paris où en 1587 il est nommé membre du Grand Conseil du Royaume.

    Naturellement, en tant qu’activiste culturel de la faction royale, ses tragédies s’inspirent alors de Rome et de la Grèce : on a Porcie en 1568 qui a comme thème le suicide de la veuve de Brutus, Cornélie en 1574 qui traite de la tristesse à la mort de Pompée, Marc Antoine en 1578 au sujet de la mort d’Antoine et Cléopâtre, ainsi que Hippolyte en 1573, La Troade en 1579, Antigone en 1580.

    Il y a aussi une pièce d’inspiration biblique, Les Juives, au sujet de la cruauté de Nabuchodonosor. Dans tous les cas, la mort est omniprésente et inévitable, les figures d’État sont marquantes et Robert Garnier a clairement en tête les guerres de religion.

    Dans la dédicace de la Troade à l’archevêque de Bourges, il explique que l’œuvre que « les exemples anciens nous devront dorénavant servir de consolation en nos particuliers et domestiques encombres ». Dans la dédicace de Marc Antoine à Monseigneur de Pibrac, il explique, regrettant l’époque de François Ier :

    « Mais surtout, à qui mieux qu’à vous se doivent adresser les représentations tragiques des guerres civiles de Rome, qui avez en telle horreur nos dissensions domestiques et les malheureux troubles de ce Royaume, aujourd’hui dépouillé de son ancienne splendeur et de la révérable majesté de nos rois, profanée par tumultueuses rébellions ? »

    Dans la dédicace de Cornélie à Monsieur de Rambouillet, Robert Garnier explique que :

    « Quand la noblesse française, embrassant la vertu, comme vous faites Monseigneur, fera compte des choses vertueuses, il se trouvera toujours de gentils esprits parmi notre France (laquelle en est mère très fertile) qui l’honoreront de plusieurs beaux écrits dignes de l’antiquité.

    Mais l’ignorante barbarie, qui par l’assiduité des guerres s’est de tout temps emparée de l’esprit des seigneurs, leur a fait dédaigner les lettres, et par ce mépris empêché l’heureuse naissance d’une infinité de beaux fruits (…).

    Que si mes vers reçoivent cet heur [ce bonheur], par la France, d’être avec quelque estime recueillis, je laisserai les cris et les horreurs de mes tragédies (poème à mon regret trop propre aux malheurs de notre siècle) pour sonner plus tranquillement les héroïques faits de votre maison. »

    Toute l’œuvre de Robert Garnier consiste en une remise au goût du jour de la philosophie stoïcienne en s’appuyant sur les tragédies de Sénèque. Il reprend la philosophie de Sénèque, son style, son approche.

    Et surtout, il reprend sa réflexion sur le destin – c’est là la clef pour comprendre comment la faction royale a pu forger son idéologie en dehors du protestantisme et du catholicisme.

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  • La version stoïcienne de la tragédie classique française

    La découverte protestante de la tragédie eut immédiatement une réponse de la part de la Pléiade, le groupe de poètes dont la figure tutélaire est Pierre de Ronsard et dont le choix fut de soutenir le régime.

    La seconde tragédie écrite en français fut ainsi la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle (1532-1573), lui-même un farouche anti-protestant. Sa position, ainsi que celle de la Pléiade, était par contre davantage liée à la monarchie absolue qu’au catholicisme.

    Étienne Jodelle

    La Cléopâtre captive fut ainsi représentée en 1552 à l’hôtel de Reims puis en 1553 au Collège de Boncourt à Paris, aménagé en théâtre à l’antique devant le roi Henri II. Dans la foulée, Étienne Jodelle et les poètes de la Pléiade – que Pierre de Ronsard appelle encore la « brigade » – organisent une sorte de cérémonie païenne qu’ils appellent la « Pompe du bouc », sur un site antique à Arcueil appelé pour l’occasion Hercueil.

    Vêtus de toges et de couronnes de lierres, les participants y déclamèrent des pseudo-chants religieux grecs (dithyrambes) et des pseudo-complaintes (les élégies), faisant monter sur un autel un bouc trouvé non loin qu’ils recouvrirent de diverses fleurs.

    On comprend bien que la tragédie qu’on va retrouver ici est d’un esprit absolument opposé à la démarche protestante. Il s’agit ici, en quelque sorte, de faire de l’art pour l’art, en reprenant des modèles gréco-romains.

    La Cléopâtre captive a ainsi un thème absolument laïc, puisqu’on retrouve la reine égyptienne (joué par le futur poète de la Pléiade Rémy Belleau), avec les chefs romains Antoine et Octave.

    Étienne Jodelle a repris le thème à Plutarque, avec sa Vie d’Antoine ; dans l’esprit poétique lancé par le groupe de la brigade qui va être celui de la Pléiade, il utilise des alexandrins et des décasyllabes (respectivement douze et dix syllabes pour chaque vers), sauf pour les vers des chœurs, qui varient quant à eux.

    On a une œuvre lyrique, très orchestrée avec cinq actes découpant les moments (points de vue initiaux, péripétie, retournement de situation à la fin), avec des chœurs dialoguant avec les personnages. Mais elle est bornée : on sait ce qui va se passer, on a une scène mais pas réellement de psychologie tourmentée, simplement de la souffrance.

    On a ici une mise en valeur du stoïcisme, mais sans la dimension chrétienne comme dans la tragédie protestante de Théodore de Bèze et André de Rivaudeau. Pour cette raison, et avec une conception de l’humanisme largement incorrecte, les commentateurs bourgeois ont parlé de la formation d’une « tragédie humaniste ».

    Il s’agit ici en fait d’une perspective correspondant à celle de la Renaissance, dans la mesure où l’on n’a pas un humanisme qui croit en l’être humain comme étant bon et rationnel, mais bien une perspective philosophique pessimiste, largement influencé par le christianisme.

    Ce qui est à l’arrière-plan, c’est le stoïcisme de Sénèque (4 av. J.-C. à 65 ap. J.-C.), qui fut précepteur de Néron et écrivit des tragédies à portée philosophique, montrant des exemples affreux de vices et enthousiasmants de bonnes actions, c’est-à-dire d’actions vertueuses.

    On est là pas tant dans la psychologie, malgré les tourments et les souffrances, que dans une philosophie du comportement propre à l’esprit romain ou chrétien. C’est ce qui rapproche la tragédie « protestante » de cette tragédie « humaniste ».

    D’autres œuvres se situent dans la même perspective qu’Étienne Jodelle : en 1572, on a ainsi Saül le furieux de Jean de La Taille de Bondaroy (1533?-1616?), qui montre l’échec du premier roi israélite, qui va être remplacé par David. Voici comment l’auteur résume son approche (l’orthographe est en partie modernisée pour la compréhension) :

    « La Tragédie donc est une espèce, et un genre de Poésie non vulgaire, mais autant élégant, beau et excellent qu’il est possible.

    Son vrai sujet ne traite que de piteuses ruines des grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivité, exécrables cruautés des Tyrans : et bref, que larmes et misères extrêmes, et non point de choses qui arrivent tous les jours naturellement et par raison commune, comme d’un qui mourrait de sa propre mort, d’un qui serait tué de son ennemi, ou d’un qui serait condamné à mourir par les lois, et pour ses démérites : car tout cela n’émouvrait pas aisément, et à peine m’arracherait il une larme de l’oeil, vue que la vraie et seule intention d’une Tragédie est d’émouvoir et de poindre merveilleusement les affections d’un chacun, car il faut que le sujet en soit si pitoyable et poignant de soi, qu’étant mêmes en bref et nument [de manière nue, simplement] dit, engendre en nous quelque passion : comme qui vous conterait d’un à qui l’on fit malheureusement manger ses propres fils, de sorte que le Père (sans le savoir) servit de sépulcre à ses enfants : et d’un autre, qui ne pouvant trouver un bourreau pour finir ses jours et ses maux, fut contraint de faire ce piteux office de sa propre main. »

    En 1578, on a également César, de Jacques Grévin (1538-1570), où la femme de César fait un rêve prémonitoire et tente d’empêcher César d’aller au Sénat où Brutus l’assassinera effectivement. Le but est donner une leçon en utilisant l’émotion, et de montrer des comportements vertueux, en calquant ou reprenant les exemples sur les œuvres gréco-romaines ou la Bible.

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  • L’initiative protestante pour la tragédie classique française

    La grande preuve du caractère indéniablement moderne, français de la tragédie classique française est que la première tragédie écrite et mise en scène l’a été par un protestant, Théodore de Bèze (1519-1605).

    En raison des persécutions à l’encontre du calvinisme, Abraham sacrifiant fut jouée à Lausanne, en 1550. Théodore de Bèze était pas moins que le successeur de Jean Calvin, et il est significatif sur le plan de l’histoire de la formation nationale de la France qu’il a qualifié sa pièce de « tragédie française ».

    Le paradoxe est qu’elle fut écrite suite à la demande de l’université de Lausanne, alors que lui-même était professeur de grec. La raison pour cela est que le calvinisme avait conquis la Suisse, et c’est depuis ce pays qu’il devait revenir en France. La tragédie a été utilisée afin de souligner la contradiction intérieure, psychologique, propre à la situation des protestants français.

    Théodore de Bèze

    Le premier vers de la tragédie est ainsi « Depuis que j’ay mon païs delaissé », Abraham expliquant dans une plainte à Dieu que ce dernier l’a fait tout quitter :

    « Or donc sortir tu me fis de ces lieux.
    Laisser mes biens, mes parens & leurs dieux,
    Incontinent que j’eus ouy ta voix. »

    Le choix du thème est significatif : Abraham doit sacrifier son fils, à la demande de Dieu : cela le tourmente. Cela le place face à un dilemme.

    Il en va de même pour les protestants ayant abandonné leur pays, leur famille, leurs amis, pour se lancer dans une bataille au nom de Dieu. Le parallèle s’exprime culturellement par la tragédie. Naturellement, il faut obéir, mais les tourments restent.

    On retrouve ici la dimension militante et extrêmement morale propre au calvinisme, qui réactive les références à l’Ancien Testament chrétien. On a même Sarah et Abraham chantant ensemble un cantique de louange à Dieu qui fait tout et décide de tout :

    « Terre et mer il conduit,
    La pluye & le beau temps,
    L’automne & le printemps,
    Et le jour & la nuict. »

    Satan est également présent, comme toujours prêt à influencer la psychologie des gens, à intervenir pour amener les mauvais choix. On a là les composantes élémentaires de la tragédie à la française.

    Pour réaliser cette tragédie, Théodore de Bèze s’est appuyé sur la tragédie Iphigénie d’Euripide, mais ce qui compte surtout c’est que le langage employé est très clair, l’auteur expliquant par ailleurs dans son Avis aux lecteurs qu’il s’est refusé à « user de termes ni de manières de parler trop éloignés du commun ».

    La tragédie est clairement éducatrice ; elle est un moyen de prêcher. Le principe sera repris pour la troisième tragédie écrite en français, Aman, Tragédie sainte, tirée du VII. chapitre de la Sainte Bible, d’André de Rivaudeau (1540-1580), représentée en 1561 à Poitiers pour la première fois et publiée en 1566.

    Le père d’André de Rivaudeau avait été valet de chambre d’Henri II et anobli, mais déjà lettré ; bien qu’il le reconnaissait comme une figure très importante, André de Rivaudeau était en concurrence avec Pierre de Ronsard, la principale figure reconnue alors par le régime et ardent partisan du catholicisme et d’une ligne anti-protestante.

    A ce titre, il a apporté quelque chose en plus à l’initiative de Théodore de Bèze : les principes rigoureux dans la forme, en s’inspirant des principes d’Aristote et surtout d’Horace.

    André de Rivaudeau formule cela dans une sorte de préface à la pièce, intitulée Avant-parler d’André de Rivaudeau à Monsieur de La Noue Chavaigne de Bretagne. Voici comment il présente la question des machines :

    « Un moindre vice est de ce qu’ils appellent les Machines, c’est-à-dire, des moyens extraordinaires et surnaturels pour délier le nœud de la Tragédie, un Dieu fabuleux en campagne, un chariot porté par Dragons en l’air, et mille autres grossières subtilités, sans lesquelles les poètes mal fournis d’inventions, ou d’art ou méprisant ce dernier, ne peuvent venir à bout de leur fusée, ni dépêtrer le nœud Gordien, sinon de la façon du grand Alexandre, à coups de bâton. »

    De la même manière, André de Rivaudeau exige qu’il y ait une unité de temps ; l’unité de lieu n’est pas vraiment respectée dans sa pièce. Mais ce qui compte également et ce à quoi il faut apporter une très grande attention, c’est sa remarque selon laquelle il faut une « tragédie française ».

    Ayant parlé de références pour bien étudier les principes élaborés pour la tragédie dans l’antiquité gréco-romaine, références auxquelles il renvoie, il ajoute la nécessité de connaître la période que vit le pays, son atmosphère, les caractéristiques de sa langue :

    « Par quoi je les renvoie là cependant, fors [=excepté] en ce qui n’est si bien rapporté à l’état de notre temps, à l’humeur de notre nation, et à la propriété de notre langue : sans quoi le plus habile Grec de Chrétienté, ni le Philosophe même qui en a écrit, encore qu’ils entendissent notre langage, sauraient bien bâtir une Tragédie Française. »

    Cela montre ici que la tragédie s’exprime très nettement dans le cadre de la polémique catholicisme/protestantisme, avec une opposition poésie/théâtre moralisateur, dans la mesure où les protestants vivent un déchirement, une tragédie.

    Ainsi, le choix d’Aman se rapporte à un épisode biblique où un vizir du même nom cherche à exterminer la population juive minoritaire, Esther sauvant la situation. C’est une allusion à la situation des protestants en France, la reine de Navarre Jeanne d’Albret, protestante, faisant pratiquement figure d’Esther, l’œuvre lui étant même dédiée.

    Culturellement, la dimension moraliste d’André de Rivaudeau profite de sa connaissance et de son appréciation des auteurs stoïciens, notamment Sénèque mais également Épictète, dont il fut le premier à traduire son œuvre compilée par un disciple et intitulée le Manuel. A ce Manuel, André de Rivaudeau ajoute même des « observations » chrétiennes.

    On est là en effet dans la confluence du stoïcisme, qui enseigne l’acceptation du destin, à la patience protestante face aux événements. En fait, le christianisme a intégré dès le départ des éléments stoïciens (ainsi que, évidemment et surtout, des éléments platoniciens), mais là avec le calvinisme français la dimension stoïcienne est revigorée.

    Voici ce que dit Mardochée dans Aman, Tragédie sainte, tirée du VII. chapitre de la Sainte Bible, dans une allusion ouverte à la situation des protestants français :

    « Israël ne fut plus qu’une poignée d’hommes
    Bannis de leur pays, le demeurant nous sommes
    De ce nombre petit, qui, tous les jours mourons
    Et pires que la mort, mille tourments souffrons,
    Depuis que cet Amman gouverne la contrée
    Et a vers nôtre Roi si favorite entrée.
    Il me hait par sur tous, et dépite à grand tort
    Par tous moyens qu’il peut me pourchasse la mort. 
    Il m’a fait élever une croix vergogneuse
    Pour contenter un peu son âme furieuse,
    Jusqu’à ce qu’à loisir il impètre du Roi
    Les têtes en un jour de mes frères et moi.
    Mais Dieu dispose tout, une humble patience
    Peut surmonter d’Aman la roide violence. »

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  • La tragédie classique française comme héritage

    La France naît avec François Ier, se développe avec Henri IV, existe en tant que telle avec Louis XIV. Tel est le point de vue matérialiste dialectique sur la nation française, que les gens « de droite » s’imaginent née avec Clovis, que les gens « de gauche » croient fondée avec la révolution française.

    La nation apparaît avec les tout débuts du capitalisme, lorsque se forme la base du marché national, les premières villes qui développent la culture. La langue se généralise sur un certain territoire ; une formation psychique commune se forme.

    La France en tant que nation apparaît au XVIe siècle et au XVIIe siècle, elle a dans son élan atteint un très haut niveau culturel, permis par l’établissement de la monarchie absolue. C’est ce qui a été qualifié de période classique dans l’histoire française, et au sein de ce classicisme régnant alors dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on a la tragédie considérée comme la forme la plus élevée.

    La tragédie n’est nullement une simple présentation d’un fait frappant et horrible. Il est tout à fait exact que cela a pu être pensé ; on a ainsi Pierre Laudun d’Aigaliers (1575-1629) expliquant cela dans L’Art poétique françois, en 1597 :

    « Plus les tragédies sont cruelles, plus elles sont excellentes. »

    Néanmoins, la tragédie classique va totalement s’opposer à cela, comme elle va s’opposer à la tragi-comédie qui apparaît et se développe avant elle. La tragédie classique est une œuvre d’art qui montre et qui démontre, qui présente des faits et oriente par rapport à eux.

    Il ne s’agit pas d’une forme, mais d’un contenu : il ne faut pas voir en la tragédie une situation terriblement difficile, un dilemme, mais justement ce qui est vécu, ressenti par un être humain dans cette situation.

    En ce sens, Jean Racine est un des grands auteurs nationaux français, avec Molière et Honoré de Balzac ; tous trois expriment la plus haute approche de notre culture démocratique nationale, notre apport à la culture universelle : le portrait psychologique.

    Ce qui fait de Phèdre un chef d’oeuvre, ce n’est pas tant la situation que l’expression de cette situation, par exemple lorsque Phèdre explique les deux aspects de ses sentiments et de ses impressions, de manière dialectique :

    « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; 
    Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
    Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; 
    Je sentis tout mon corps et transir et brûler. »

    Cela ne veut nullement dire qu’il existerait un « classicisme » car l’évolution de la réalité est en spirale et infinie : on progresse toujours. S’il s’agit d’un classicisme, c’est un classicisme liée à quelque chose de relatif, la nation française, qui va disparaître dans sa synthèse avec toutes les autres nations.

    Le « classicisme » est en fait un grand moment culturel, avec une telle intensité que cela fait partie de l’héritage culturel national et démocratique. Cela correspond à une situation bien déterminée dans le développement de la civilisation.

    La nature de ce moment est difficile à saisir, et pour autant incontournable pour comprendre l’histoire de notre pays.

    La France n’a pas connu un calvinisme triomphant, aussi la bourgeoisie a-t-elle biaisée afin d’exprimer ses intérêts. Elle a procédé au sein même des institutions : par l’intermédiaire de René Descartes, de Molière, de Jean Racine, en s’appuyant principalement sur la monarchie absolue qui était une alliée tactique face à l’aristocratie.

    La monarchie absolue a été le stade le plus haut de la féodalité, et était en partie en contradiction avec elle. L’émergence du mode de production capitaliste a été telle que la bourgeoisie a pu être présente, de manière relative, dans le régime politique lui-même, de par l’intérêt de la monarchie absolue au progrès scientifique, technique et culturel.

    L’apparition de la tragédie classique et de Jean Racine s’explique par cela : il s’agit d’une affirmation protestante sans protestantisme, d’un calvinisme comme introspection mais sans la dimension sociale.

    C’est cela qui a donné naissance à la caractéristique culturelle française la plus haute : le portrait psychologique.

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