Karl Kautsky comme défenseur du matérialisme historique

Karl Kautsky était le défenseur du matérialisme historique, faisant tout pour populariser les thèses de Karl Marx et Friedrich Engels, reconnaissant entièrement que leur approche était scientifique et qu’il fallait se placer historiquement dans cette orientation. C’était le sens de son orthodoxie.

En 1887, Karl Kautsky publia ainsi un écrit sur les enseignements économiques de Karl Marx, qui sont à ses yeux la clef de voûte du marxisme et donc de la social-démocratie. A ses yeux, Le Capital compte comme une œuvre d’histoire et ce qui compte, c’est l’analyse objective de la réalité, en portant son attention sur le mode de production.

Si la social-démocratie allemande, autrichienne et tchèque forme alors sur cette base un mouvement abordant l’ensemble des thèmes sociaux, culturels, idéologiques, le noyau dur reste l’approche pour ainsi dire historiciste de Karl Kautsky.

En 1909, Karl Kautsky considérait ainsi comme absurde les débats sur Ernst Mach au sein de la social-démocratie, alors que Lénine, avec son fameux Matérialisme et empiriocriticisme publié la même année, y voyait une question capitale.

A l’opposé, sur le terrain de l’histoire, Karl Kautsky combat de manière virulente le révisionnisme et l’une des polémiques les plus fortes eut lieu à la suite de sa publication, en 1889, d’une série d’articles sur la révolution française dans la Neue Zeit, à l’occasion du centenaire de celle-ci.

Il cherchait toujours à replacer les figures historiques dans leur contexte, comme à l’occasion du centième anniversaire d’Arthur Schopenhauer, en 1888, où Karl Kautsky présenta l’auteur dans son contexe dans un article dans la Neue Zeit, où ce philosophe conservateur vit ses thèses anéanties.

La même année, Karl Kautsky écrivit une longue analyse sur Thomas More et son utopie. C’était d’une grande importance historique, car pour la première fois un disciple de Karl Marx et Friedrich Engels assumait leur méthode et commençait une analyse historique à partir de celle-ci.

Le choix de Thomas More ne doit rien au hasard et il faut l’associer à une œuvre que Karl Kautsky publiera en 1895 : Les précurseurs du socialisme le plus nouveau. Karl Kautsky y aborde la question de l’idée communiste dans l’Antiquité grecque, le christianisme primitif, la Réforme et l’Humanisme.

En effet, Karl Kautsky est tchèque et il est impossible de ne pas voir que son point de vue se situe résolument dans la perspective du hussitisme. L’incroyable vigueur du mouvement hussite développa des racines démocratiques dans tout le pays tchèque et il n’est pas difficile d’y voir l’une des sources historiques de la genèse du Parti Communiste de Tchécoslovaquie, qui proportionnellement à la population était le plus important numériquement dans l’histoire.

Tant en ce qui concerne le communisme utopique du passé que pour l’œuvre sur Thomas More, Karl Kautsky se focalise sur la période de l’humanisme, sur la rupture idéologique démocratique, pro-scientifique, anti-féodal.

Karl Kautsky

Karl Kautsky s’est particulièrement focalisé sur l’étude des mentalités en rapport avec le mode de production, ce qui est le propre du matérialisme historique authentique.

Il a porté son attention de manière approfondie sur les « hérétiques » d’Italie et du Sud de la France, sur le mouvement béguinal en Flandres, les lollards en Angleterre, les taborites en pays tchèque, Thomas Münzer en Allemagne, les anabaptistes.

Bien sûr, cette étude comprend également une présentation détaillée de la nature du travail dans l’artisanat, avec la question des corporations, du travail des mineurs, des tisserands.

Le plan de l’œuvre sur Thomas More est également significatif :

a) L’époque de l’humanisme et de la Réforme (les débuts du capitalisme et de l’État moderne, la propriété du sol, l’Église, l’humanisme)

b) Thomas More (ses biographes, Thomas More en tant qu’humaniste, Thomas More et le catholicisme, Thomas More en tant que politicien)

c) l’Utopie (Thomas More en tant qu’économiste et socialiste, la publication de l’oeuvre et ses traductions, le mode de production dans le roman, la famille dans le roman, la science et la religion dans le roman, l’objectif du roman)

Karl Kautsky profite ici du fait que les pays tchèques étaient au coeur de l’humanisme, formant la première forme d’hérésie religieuse triomphante et fournissant sa base au protestantisme, avec tout un réseau de villes s’appuyant sur un haut niveau culturel.

Par la suite, Karl Kautsky publiera également, en 1908, L’origine du christianisme. Là aussi, il s’agit d’une œuvre mettant en lien les considérations religieuses et la réalité du mode de production.

Karl Kautsky aborde le thème de la personnalité de Jésus, pour ensuite présenter la société à l’époque de l’Empire romain, le judaïsme comme religion avec aussi une présentation du royaume d’Israël initial et les différents courants existants par la suite, et enfin les débuts du christianisme.

On se situe ici dans la tradition matérialiste ouverte par Ludwig Feuerbach, valorisant la religion comme expression temporaire d’un progrès humain, à replacer dans son contexte.

Cette insistance sur la dimension révolutionnaire de la religion se situe dans le prolongement direct du fameux passage de Karl Marx sur « l’opium du peuple » et le travail de Friedrich Engels sur la guerre des paysans en Allemagne.

Avec Karl Kautsky, une tradition se forme : celle de l’analyse historique matérialiste en s’appuyant sur l’approche scientifique de l’histoire qu’est alors le marxisme.

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Karl Kautsky et le refus du républicanisme de Jean Jaurès

Karl Kautsky aborde de manière plus directe la question française dans La république et la social-démocratie en France, série d’articles publiée dans la Neue Zeit en 1904 et en 1905.

A l’arrière-plan, il y a l’opposition idéologique avec Jean Jaurès, qui a une conception de la République « au-delà » de la lutte des classes qui n’est pas considérée comme marxiste.

Tous deux ont d’ailleurs étudié la révolution française, Karl Kautsky publiant en 1899 Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française. Jean Jaurès se positionnait à la base même contre Karl Kautsky et le marxisme.

En pratique, Karl Kautsky est pour la République ; dans ses écrits il mentionne souvent la Suisse, les États-Unis d’Amérique, l’Angleterre comme références démocratiques. Cependant, il y voit le cadre idéal pour développer au maximum la lutte des classes.

La forme républicaine permet plus aisément la révolution. Chez Jean Jaurès, par contre, la République atténue la lutte des classes, elle est déjà une forme qui dépasserait soi-disant les classes.

L’œuvre est donc une attaque frontale contre Jean Jaurès, accusé de prétendre qu’avec la révolution française une partie du prolétariat aurait été partie prenante de l’élan bourgeois démocratique, au point de pouvoir considérer le socialisme comme le prolongement et l’avènement complet du républicanisme.

Le mouvement ouvrier français a connu de nombreuses formes idéologiques plus ou moins liées au parcours de la Révolution française, avec sa dimension plébéienne, populaire, dont la grande figure est Gracchus Babeuf, qui fit mobiliser des secteurs populaires sous la bannière du jacobinisme.

Les grandes figures ayant tenté de réactiver, à différents niveaux, cette démarche furent Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, Auguste Blanqui. Le soutien populaire aux révolutions de 1830 et de 1848 est également à considérer dans cette perspective. Il a été réel, mais il n’a pas réalisé sa substance, que seul le socialisme peut concrétiser.

Or, la situation ayant totalement changé, le discours républicain ne vise désormais qu’à soutenir un régime pratiquant le colonialisme et une politique anti-ouvrière, où la haute finance, la bureaucratie, les corps d’officiers, les politiciens professionnels, etc. ont une main-mise sur les institutions.

L’ensemble est un compromis entre monarchistes et cléricaux d’un côté, bourgeois de l’autre. Il est donc absurde de chercher à soutenir la République en soutenant la bourgeoisie.

Karl Kautsky résume sa conception de la manière suivante, et on comprend ici tout de suite à quel point il a compris les modalités d’affirmation de la République en France comme régime autoritaire d’esprit monarchique avec sa figure incontournable du « chef ».

« Mais quelle est la base de la menace sur la république ? Il n’y aucune trace à trouver d’un prétendant monarchiste ou bien d’une poussée sérieuse visant à remplacer la république par la monarchie.

La république n’est menacée que par elle-même.

D’un côté, par sa constitution, qui est totalement monarchiste, comme nous l’avons vu, et qui formellement cherche à tout prix une figure personnelle à sa tête.

Ensuite, par sa politique capitaliste-agraire et sa corruption parlementaire.

C’est la déception quant à la république, qui a été saluée par le peuple travaillant comme la sauvant de la misère, qui la menace.

C’est pas en conservant la république capitaliste et sa corruption parlementaire, mais par sa transformation en une véritable république sociale, que cette déception sera supprimée.

Et ce n’est que par l’auto-administration et l’armement populaire qu’elle peut être assurée contre les coups d’État. »

Karl Kautsky parle donc de la « superstition républicaine » ; le ministérialisme, avec ses trahisons et sa corruption, a qui plus est renforcé les tendances anarchistes anti-politiques.

Par conséquent, Karl Kautsky rejette la ligne de Jean Jaurès, au nom de la révolution :

« La troisième république, telle qu’elle est, ne fournit pas le terrain pour l’émancipation, mais seulement pour l’oppression du prolétariat.

Ce n’est que lorsque l’État français sera réorganisé dans le sens de la constitution de la première république et de la Commune, qu’il deviendra la forme de la république, la forme étatique, pour laquelle le prolétariat a depuis onze décennies travaillé, pour laquelle il a versé son sang. »

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Karl Kautsky : une approche marxiste, à l’opposé d’en France

Karl Kautsky représente l’approche orthodoxe du marxisme ; à l’opposé d’en France, la direction de la social-démocratie reconnaît le marxisme comme science.

La différence est fondamentale entre le socialisme de type français, éclectique, anti-idéologique, Jean Jaurès lui-même n’ayant jamais formulé de corpus théorique, et le marxisme défendu par la social-démocratie allemande.

Karl Kautsky

En 1902, Karl Kautsky fit publier dans la Neue ZeitLa social-démocratie et l’Église catholique et c’est un document important, car Karl Kautsky l’a écrit à la demande de sociaux-démocrates français, qui à la même époque se retrouvent en plein dans la question de la laïcité.

Il permet de comprendre la différence de fond entre la social-démocratie authentique et le mouvement se définissant comme socialiste en France.

L’œuvre de Karl Kautsky se divise en trois parties, formant chacun un article : la religion et le clergé, la bourgeoisie et l’Église, le prolétariat et l’Église.

Karl Kautsky déplace, de fait, totalement la problématique, abordant ainsi la question de manière totalement différente de ce qui fut fait en France. Dans le premier article, Karl Kautsky constate qu’il faut distinguer la religion et le clergé, opposant ainsi la religion comme idéologie avec un double caractère, et le clergé qui s’est constitué de manière pyramidale, sur une base entièrement réactionnaire.

C’était déjà faire une distinction très claire entre la position allemande, marxiste, et l’anticléricalisme français, dont le visage est démasqué dans le second article.

Karl Kautsky y dresse un panorama complet du rapport entre la bourgeoisie et l’Église, un rapport relativement contradictoire dans la mesure où l’Église émerge comme force issue de la féodalité, posant une certaine concurrence à la bourgeoisie.

Mais cette concurrence est secondaire et Karl Kautsky les compare à un couple, dont les membres se chamaillent, mais ne peuvent pas se passer l’un de l’autre. Sa conclusion est alors sans appel :

« Conduire le prolétariat dans la lutte culturelle, au coude à coude, avec la bourgeoisie [contre l’Église], cela signifie induire en erreur sa poussée révolutionnaire et gaspiller pour quelque chose d’inutile sa force révolutionnaire.

Cela signifie lui faire miroiter comme un événement grand, rédempteur, l’empoignade de frères ennemis entre la bourgeoisie et l’Église, lui faire concentrer toutes ses forces sur une tâche d’où rien ne sortira et d’où rien ne peut sortir.

Car la bourgeoisie ne peut pas mener la lutte contre l’Église de manière victorieuse, en raison du fait qu’elle a besoin de l’Église ; en tant que force conservatrice, elle ne peut pas se permettre un acte révolutionnaire, que de toutes façons elle n’a pas su terminer lorsqu’elle était une force révolutionnaire [à l’époque de la révolution française].

Et la bourgeoisie et le prolétariat ne peuvent pas mener ensemble la lutte contre l’Église, parce que la situation de classe du prolétariat exige une toute autre politique par rapport à l’Église que la bourgeoisie. »

Karl Kautsky précise, dans son troisième article, quelle doit être cette politique. Il assimile l’Église à l’Armée et à la bureaucratie administrative : le socialisme devra faire avec, ne pouvant les supprimer directement, devant par conséquent les façonner de manière différente.

Car les masses ont besoin d’une armée pour se défendre face à une invasion, ainsi que d’une gestion professionnelle du pays, mais aussi d’une nourriture en quelque sorte spirituelle, que l’Église lui fournit.

Ce qui se passe en France est donc problématique pour Karl Kautsky : la bourgeoisie libérale veut mettre au pas l’Église, en fonctionnarisant sa fonction, là où la social-démocratie veut en faire quelque chose relevant du domaine privé.

Karl Kautsky relativise de plus l’importance des congrégations en France, soulignant que c’est la question de la production qui doit primer. Le déplacement de la question de l’appropriation vers une thématique religieuse est nocive ; Karl Kautsky mentionne également la déviation antisémite qui pourrait s’ouvrir par la suite.

De plus, les libres-penseurs et les franc-maçons sont d’un côté contre l’Église, mais de l’autre lui abandonnent les pauvres et les malades, c’est-à-dire ne luttent pas contre l’influence sociale de la religion.

Des secteurs de la petite-bourgeoisie basculent dans la religion pour avoir une vision du monde qui les rassure ou leur explique ce qui se passe et il s’agit de les gagner avec la lutte des classes.

En pratique, Karl Kautsky souligne que l’idéologie religieuse, dans l’imaginaire faussement progressiste qu’elle propose, se situe en concurrence avec la social-démocratie et qu’il s’agit donc de ne pas mener la même politique unilatérale que le libéralisme.

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Karl Kautsky, l’idéologue de la social-démocratie

Karl Kautsky est né à Prague le 16 octobre 1854. Sa famille appartient alors au milieu du théâtre ; sa mère est actrice et écrivain, son père peint dans les théâtres. Installée d’abord à Prague, ensuite à Vienne 1875, Karl Kautsky étudia à l’université de cette ville, jusqu’en 1878, dans les domaines de l’histoire, de la philosophie, de l’économie.

Influencé lors de ce parcours par un enseignant à la maison appartenant au hussitisme, il devint un démocrate radical, avant que la Commune de Paris ait un impact significatif sur lui, l’amenant au socialisme.

La lecture du Capital lui a semblé ardue, l’œuvre difficilement compréhensible et c’est l’Anti-Dühring qui l’amena dans les rangs sociaux-démocrates. Membre du Parti Social-démocrate d’Autriche, il en devint rapidement un journaliste et un conférencier.

Dans ce cadre, un de ses ouvrages sur la question de la croissance de la population attira l’attention de Karl Höchberg. Ce dernier, un Juif végétarien issu d’une riche famille, était devenu un mécène pour le jeune mouvement ouvrier allemand. Mettant l’accent sur la question de la faisabilité des mesures socialistes, il participait depuis la Suisse à la diffusion en Allemagne d’une presse d’esprit socialiste, alors que la loi allemande tentait au même moment d’interdire la social-démocratie allemande.

Karl Kautsky alla ainsi à Zurich, devenant un contributeur scientifique, rencontrant l’ensemble des dirigeants sociaux-démocrates, ainsi que Karl Marx et Friedrich Engels. Il fut très proche de ce dernier, lui rendant visite deux fois de manière très prolongée à Londres, y habitant entre 1885 et 1890.

Au cours de ce parcours, Karl Kautsky fonda a en 1883, la Neue Zeit, la Nouvelle époque. Ce journal mensuel puis hebdomadaire, publié à Stuttgart, n’était pas moins que l’organe scientifique de la social-démocratie allemande. En tant que rédacteur en chef, Karl Kautsky en fit le bastion du marxisme, diffusant sa pensée, l’étudiant minutieusement, prolongeant sa réflexion.

Le premier numéro de la Neue Zeit, en 1883.

La Neue Zeit parlait autant de politique, par des articles ou des tracts, qu’elle abordait les thèmes scientifiques par de longues études.

Karl Kautsky publia également les enseignements économiques de Karl Marx, qui à côté de l’Anti-Dühring de Friedrich Engels et du programme social-démocrate d’Erfurt de 1891 rédigé justement par Karl Kautsky, formaient le noyau dur de la formation des cadres du socialisme.

En 1892, Karl Kautsky publia, en tant qu’idéologue du Parti, une explication des fondements du programme d’Erfurt de la social-démocratie. Son ouvrage se divisait en cinq parties formant la base idéologique de la social-démocratie, sa base stratégique, témoignant de son approche.

Le premier chapitre est l’effondrement des petites entreprises. Les commerçants, les artisans, les marchands voient leur situation péricliter avec le développement du mode de production capitaliste.

Ne restent alors que deux classes, la classe ouvrière et la classe des capitalistes, chacune étant présentée dans un chapitre. Le prolétariat devient toujours plus important numériquement et sa part toujours plus importante dans la société.

Il dépend du travail salarié, alors qu’une partie forme l’armée de réserve, avec le chômage.

La bourgeoisie, quant à elle, est en quête de profit, mais la baisse tendancielle du taux de celui-ci précipitant la réduction toujours plus importante du nombre de capitalistes.

Les grands groupes capitalistes s’imposent toujours plus, parallèlement à la surproduction de marchandises et au gâchis.

C’est là ni plus ni moins qu’un résumé de ce que Karl Marx explique dans Le Capital. Karl Kautsky représente ici l’orthodoxie la plus nette.

Protocole du congrès du SPD de 1891,
où fut adopté le programme dit d’Erfurt.

Les quatrième et cinquième chapitres apportent eux les solutions politiques originales, propres à la social-démocratie, c’est-à-dire conformes au marxisme sur le plan théorique et en cherchant une voie dans la pratique.

Le chapitre sur « l’État du futur » expose la réalisation des exigences du marxisme. Il s’attarde à rejeter le principe des coopératives, forme déjà dépassée en raison du développement des forces productives, avec de grandes entreprises.

La socialisation est ainsi inévitable, alors qu’à l’arrière-plan le programme aborde la question de la guerre mondiale qui apparaîtra comme conséquence logique de la concurrence des nations capitalistes, à moins qu’une révolution ou la faillite d’un ou plusieurs États ne se produit.

La révolution n’est pas considérée comme devant être nécessairement sanglante, car la bourgeoisie est considérée comme basculant dans la faillite. L’État est considéré comme une forme se développant avec le mode de production capitaliste, mais sa nature spécifiquement liée à celui-ci n’est pas soulignée : l’État moderne est même présenté comme la forme adaptée au développement du socialisme.

L’État moderne se voit, de fait, dans l’obligation de régler les problèmes du capitalisme et il ne peut le faire qu’en assumant lui-même les monopoles.

Karl Kautsky rejette pourtant le « socialisme d’État », car il ne suffit pas que l’État nationalise pour que cela soit le socialisme. Pour cela, il faut que le prolétariat dirige cet État.

La question de la nature de la prise du pouvoir est, pour ainsi dire, secondaire, car de toutes manières le prolétariat se renforce et ne peut que prendre le dessus.

Karl Kautsky pose cette réalité en les termes suivants :

« Une persistance dans la civilisation capitaliste est impossible ; c’est soit l’avancée au socialisme, soit le recul dans la barbarie. »

A ce titre, Karl Kautsky insiste sur la question de la nationalisation des grandes entreprises : les commerçants et les paysans ne seront pas les cibles de celle-ci.

Une fois, en effet, les principales forces productives nationalisées, les petites entreprises seront aspirées par la tendance au progrès.

Version polonaise du programme
d’Erfurt du SPD, 1907.

Le chapitre sur « la lute des classes » aborde la question des couches sociales. Les classes possédantes n’ont rien à gagner au socialisme, par définition ; cela est valable pour les gens qui se placent entièrement à leur service, de manière obséquieuse.

Le lumpenproletariat s’assimile au mieux à la petite-bourgeoisie, ne cherchant qu’à se maintenir hors de la misère, à tout prix et avec un opportunisme le plus vil, formant une partie toujours plus importante de la société.

Les travailleurs salariés, au début de leur existence sociale historiquement, connaissaient de telles conditions ; ils étaient proches du lumpenproletariat. Cependant, avec le développement des forces productives, ils formèrent la classe ouvrière, avec un esprit de solidarité et de discipline.

Arrive alors la lutte, notamment avec le syndicat, et dans les travailleurs les plus combatifs se recrutent les éléments de la social-démocratie, qui suit les objectifs du Manifeste communiste.

Si les paysans et les petits-bourgeois sont aisément anti-parlementaires, anti-Etat, car ils ne peuvent pas concurrencer la bourgeoisie avec ses cadres politiques, tel n’est pas le cas du prolétariat.

La social-démocratie forme, en pratique, la structure politique permettant à la majorité de la société de triompher dans le cadre démocratique, arrachant le pouvoir à la bourgeoisie qui s’imaginait être la seule à pouvoir gérer l’État.

La social-démocratie est la fusion du socialisme en tant que théorie et du mouvement ouvrier. Il ne s’agit plus de revendications morales, mais d’une approche scientifique.

Cet aspect est international, de par le caractère international de la classe ouvrière.

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Karl Kautsky : l’importance historique

En France, quand on parle du marxisme, on se réfère aux œuvres de Karl Marx et on pense que le marxisme consiste précisément en ces œuvres. Ce point de vue est fondamentalement erroné et à lui s’associe une phrase de Karl Marx, mise hors contexte :

« Tout ce que je sais, moi, c’est que je ne suis pas marxiste. »

La réalité est toute autre. Historiquement, le marxisme n’a jamais consisté en les œuvres de Karl Marx, mais en l’interprétation des œuvres de Karl Marx et Friedrich Engels effectuée par Karl Kautsky dans le cadre de la social-démocratie allemande.

Ce point de vue est celui de tous les mouvements se réclamant du marxisme au début du XXe siècle, en Allemagne, en Autriche (avec également donc la partie tchèque), en Russie ainsi que dans les autres pays de l’est européen.

Les cadres de la social-démocratie belge, française, italienne le savaient également et leur refus du marxisme avait comme conséquence de les poser comme « fraction » à part dans la social-démocratie internationale.

Quant à la citation de Karl Marx censée prouver qu’il réfuterait le marxisme, elle est absolument tronquée. La voici placée dans son contexte, consistant en une lettre de Friedrich Engels à Conrad Schmidt, datée du 5 août 1890.

« La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire.

C’est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français de la fin des années 70 : «  Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste . » »

L’anecdote est également racontée par Friedrich Engels dans une lettre à Eduard Bernstein, datée du 2 novembre 1882 :

« Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ». »

Karl Marx et Friedrich Engels ont bien formulé une théorie générale qui s’appelle le marxisme, ce terme ayant été choisi pour désigner leur contribution à ce qu’eux-mêmes appelaient le socialisme scientifique.

Et le marxisme a été théorisé par Karl Kautsky, qui a fait office d’héritier historique. Karl Kautsky est le théoricien de la social-démocratie, son esprit même. Tout élément d’importance historique pour le mouvement passait par lui et il maîtrisait le marxisme de manière profonde, se posant comme éducateur inlassable, diffusant tous les aspects du marxisme.

Voici comment Lénine évalue Karl Kautsky dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky :

« Il ne faut pas oublier que Karl Kautsky connaît Marx presque par cœur; qu’à en juger par tous ses écrits, il dispose sur son bureau, ou dans sa tête, d’une série de casiers où il a réparti avec soin, pour pouvoir facilement faire usage des citations, tout ce que Marx a écrit. »

Lénine fut un disciple de Karl Kautsky et s’il l’a critiqué, c’est parce qu’il considère qu’il n’a pas été à la hauteur de lui-même. La conception léniniste de parti exprimée dans Que faire ? s’appuie entièrement sur la définition faite par Karl Kautsky de la conscience de classe et du rôle scientifique de l’avant-garde.

Même après qu’il ait critiqué Karl Kautsky, Lénine mentionnera inlassablement son rôle historique. Il le citera, il l’aura comme référence, tout en précisant chaque fois qu’auparavant, il avait tout à fait raison.

Voici ce que dit Lénine par exemple en 1917 dans son Rapport sur la Révolution de 1905 :

« Plus les vagues du mouvement prenaient d’ampleur, et plus énergiquement la réaction s’armait pour combattre la révolution.

La révolution russe de 1905 confirma ce que Karl Kautsky écrivait en 1902 dans son livre La Révolution sociale (Kautsky, soit dit en passant, était encore à cette époque un marxiste révolutionnaire et non, comme à présent, un défenseur des social-patriotes et des opportunistes).

Il disait :

« …La prochaine révolution… ressemblera moins à un soulèvement spontané contre le gouvernement et davantage à une guerre civile de longue durée. »

C’est bien ce qui arriva ! Et il en sera certainement ainsi au cours de la prochaine révolution en Europe ! »

Dans L’alliance des ouvriers avec les paysans travailleurs et exploités, écrit en 1917, Lénine mentionne Karl Kautsky de la manière suivante :

« Même Kautsky, alors qu’il était encore marxiste (de 1899 à 1909), a maintes fois reconnu que les mesures de transition vers le socialisme ne pouvaient être identiques dans le pays de grande et de petite agriculture. »

Dans La maladie infantile du communisme, Lénine explique la chose suivante :

« Bornons-nous à indiquer encore ceci: dans les temps très reculés où Kautsky était encore un marxiste, et non un renégat, en envisageant la question en historien, il prévoyait l’éventualité d’une situation dans laquelle l’esprit révolutionnaire du prolétariat russe devait servir de modèle pour l’Europe occidentale.

C’était en 1902; Kautsky publia dans l’Iskra révolutionnaire un article intitulé « Les Slaves et la révolution« . [Suit la longue citation de l’article.]

Karl Kautsky écrivait très bien il y a dix-huit ans! »

Voici un autre exemple, avec ce que dit Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme :

« Chez Kautsky et ses semblables, pareilles conceptions sont le reniement total des fondements révolutionnaires du marxisme, de ceux que cet auteur a défendus des dizaines d’années, plus spécialement dans la lutte contre l’opportunisme socialiste (de Bernstein, de Millerand, de Hyndman, de Gompers, etc.). »

Impossible de comprendre le marxisme sans Karl Kautsky. Impossible  non plus de comprendre Lénine sans Karl Kautsky.

L’ensemble du parti bolchevik a été façonné par les enseignements de Karl Kautsky.

Lénine raconte de la manière suivante l’impact de Karl Kautsky, dans L’Etat et la révolution :

« La littérature russe possède sans aucun doute infiniment plus de traductions des œuvres de Kautsky qu’aucune autre langue.

Ce n’est pas sans raison que certains social-démocrates allemands disent en plaisantant que Kautsky est lu en Russie plus qu’en Allemagne (soit dit entre parenthèses, il y a, dans cette boutade, une vérité historique autrement plus profonde que ne le soupçonnent ceux qui l’ont lancée, savoir: ayant commandé en 1905 une quantité extrêmement élevée, sans précédent, des meilleures oeuvres de la meilleure littérature social-démocrate du monde, et ayant reçu un nombre inusité dans les autres pays de traductions et d’éditions de ces oeuvres, les ouvriers russes ont, pour ainsi dire, transplanté de la sorte à un rythme accéléré, sur le jeune sol de notre mouvement prolétarien, l’expérience considérable d’un pays voisin plus avancé).

Kautsky est connu chez nous par son exposé populaire du marxisme, et surtout pour sa polémique contre les opportunistes, Bernstein en tête.

Il est cependant un fait à peu près ignoré, mais que l’on ne saurait passer sous silence si l’on s’assigne pour tâche d’analyser la façon dont Kautsky a pu glisser vers cette confusion d’idées incroyablement honteuse et vers la défense du social-chauvinisme au cours de la grande crise de 1914-1915.

Ce fait, c’est qu’avant de s’élever contre les représentants les plus en vue de l’opportunisme en France (Millerand et Jaurès) et en Allemagne (Bernstein), Kautsky avait manifesté de très grands flottements. »

Karl Kautsky est ainsi une figure incontournable de l’histoire du mouvement ouvrier.

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Onzième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer.

Traduction corrigée

Les philosophes n’ont qu’interpréter différemment le monde ; ce qui compte cependant c’est de le modifier.

Cette thèse est la plus connue des thèses de Karl Marx sur Ludwig Feuerbach. On notera ici que le terme « cependant » a été rajouté par Friedrich Engels.

La thèse est l’aboutissement logique des thèses précèdentes. A l’interprétation, Karl Marx oppose la transformation, la modification. Car la pratique permet de se transformer, de se modifier soi-même, et c’est cela la base pour être capable de saisir le monde dans ce qu’il est réellement.

On a ici un point de vue qui s’oppose à la contemplation mathématique du monde proposée par René Descartes et qui dépasse l’empirisme anglais à la Francis Bacon. Il y a une affirmation de l’implication nécessaire dans la transformation.

Ce qu’on appelle lutte des classes ne saurait jamais être un point de vue, mais une participation à la transformation dialectique de la réalité, qui seule permet d’avoir un point de vue adéquat.

Ulrike Meinhof aborde directement cela dans une lettre de prison, en 1976, à une autre prisonnière, lui faisant le reproche de se déconnecter justement de la transformation qui ne peut reposer que sur la dignité du réel :

« Nous trouvons vraiment insupportable la position de classe au nom de laquelle tu te gonfles.

Ce n’est pas une question de définition – c’est que la lutte, donc le principal, en est éliminé.

Ta position, ça n’existe pas. Si tu restes sur ton perchoir, ça n’a pas grand chose à voir avec ce que nous, nous voulons. Nous voulons, ce que nous voulons, c’est la révolution.

Autrement dit, il y a un but, et par rapport à ce but il n’y a pas de position, il n’y a que du mouvement, il n’y a que la lutte; le rapport à l’être – comme tu dis – c’est: lutter.

Il y a la situation de classe: prolétariat, prolétarisation, déclassement, avilissement, humiliation, expropriation, servitude, misère.

Etant donné que dans l’impérialisme les rapports marchands pénètrent complètement tous les rapports, et étant donné l’étatisation continue de la société par les appareils d’Etat idéologiques et répressifs, il n’est pas de lieu ni de moment dont tu puisses dire: je pars de là.

Il y a l’illégalité, et il y a des zones libérées; mais nulle part tu ne trouveras l’illégalité toute donnée comme position offensive permettant une intervention révolutionnaire, car l’illégalité constitue un moment de l’offensive, c’est-à-dire ne se trouve pas hors de l’offensive (…).

La position de classe – à savoir l’intérêt, le besoin, la mission d’une classe, de lutter pour le communisme afin de vivre – est partie intégrante de sa politique – je dirais même: s’y résout – ce qui est un non-sens. Position et mouvement s’excluent. C’est une dérobade, un subterfuge pour se justifier, une affirmation gratuite.

C’est supposer que la politique de classe dérive de l’économie – et c’est faux. La politique de classe résulte de la confrontation avec la politique du capital -; la politique du capital est fonction de son économie (…).

Le protagoniste n’a pas de position – il a un but, quant à la « position de classe », c’est toujours du matraquage – c’est penser et dispenser par l’intermédiaire d’un appareil de parti un concept de réalité ne correspondant pas à l’expérience de la réalité -, en fait ça signifie soutenir une position de classe sans lutte de classes (…).

Nous ne partons pas d’une position de classe, quelle qu’elle soit, mais de la lutte des classes comme principe de toute histoire, et de la guerre de classes, comme réalité dans laquelle se réalise la politique prolétarienne, et – comme nous l’avons appris – seulement dans et par la guerre -.

La position de classe ne peut être que le mouvement de la classe dans la guerre des classes, le prolétariat mondial armé et combattant, réellement ses avant-gardes, les mouvements de libération –

ou comme dit [le black panther Georges] Jackson: connections, connections, connections – c’est-à-dire mouvement, interaction, communication, coordination, lutte collective – stratégie.

Tout cela est paralysé dans le concept de « position de classe ». »

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Neuvième et dixième thèses de Karl Marx sur Feuerbach

Neuvième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

Le résultat le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l’activité des sens comme activité pratique, est la façon de voir des individus isolés et de la société bourgeoise.

Traduction corrigée

Le point le plus haut où parvient le matérialisme contemplatif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne saisit pas la sensibilité comme activité pratique, est la contemplation de l’individu particulier dans la « société bourgeoise ».

Dixième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise ». Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée.

Traduction corrigée

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise » ; le point de vue du nouveau matérialisme est la société humaine, ou l’humanité socialisée.

La traduction classique de la neuvième thèse sur Feuerbach montre ici son absurdité, dans la mesure où il est parlé de matérialisme « intuitif » et de « façon de voir », alors que Karl Marx utilise le même terme, sous la forme d’un verbe puis d’un nom, dans les deux cas.

De manière plus intéressante, on notera que Friedrich Engels fait une légère modification par rapport au texte de Karl Marx. Ce dernier dit : « où parvient le matérialisme contemplatif », Friedrich Engels ayant retouché en mettant : « où amène le matérialisme contemplatif ».

De manière dialectique, il s’agit d’une seule et même chose. Le matérialisme contemplatif amène à un stade de compréhension que lui-même ne dépasse pas, ne parvenant pas à saisir l’ensemble, l’universel, basculant dans la réduction au particulier.

On notera aussi que Karl Marx dit à la fin : « de l’individu particulier et de la société bourgeoise », Friedrich Engels ayant corrigé en « de l’individu particulier dans la société bourgeoise », en mettant des guillemets à « société bourgeoise ».

Bizarrement, dans la dixième thèse, la traduction classique des guillemets à « bourgeoise », qui viennent également de Friedrich Engels, alors qu’elle ne les a pas pris en considération pour la thèse précédente.

Ce qui compte néanmoins ici en fait, c’est qu’il n’y a pas de « société bourgeoise », parce que l’individualisation qui en est la base même supprime la possibilité même d’une société en tant que telle. Seule l’humanité socialisée peut, au sens strict, établir une réelle société, en étant elle-même en fait cette socialisation en pratique, dans la sensibilité même de chaque personne.

Dans une société humaine, il y a des personnes, mais la société bourgeoise n’est qu’une apparence de société, n’étant qu’un agrégat d’individus incapables de dépasser leur propre existence par ailleurs incomprise dans ses fondements, sa nature, son sens, sa signification.

L’existence de chaque personne n’est réelle que dans l’humanité socialisée, car chaque personne relève des rapports sociaux dans sa substance naturelle même. On retrouve ici ce que Karl Marx établissait dans ses fameux manuscrits de 1844.

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Septième et huitième thèses de Karl Marx sur Feuerbach

Septième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que « l’esprit religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée.

Traduction corrigée

Feuerbach ne voit pour cette raison pas que « l’esprit religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient à une forme sociale déterminée.

Huitième thèse sur Feuerbach

Traduction classique

Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.

Traduction corrigée

La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et la juste saisie intellectuelle de cette pratique.

Les septième et huitième thèses sur Feuerbach expriment la correction qu’il est nécessaire de faire : Ludwig Feuerbach n’arrive pas à voir comment les individus relevant de l’essence humaine appartiennent à un ensemble dynamique, qui est justement une forme sociale bien déterminée.

Le principe du mode de production vise précisément à qualifier de manière adéquate cette formation sociale. L’histoire comme histoire de la lutte des classes est l’histoire de l’évolution de l’humanité à travers différents de mode de production.

On notera que, pour la huitième thèse, la traduction classique reprend ici la version de Karl Marx, qui dit lui « Tout ce qui relève de la vie sociale », alors que Friedrich Engels a corrigé en mettant « La vie sociale », Karl Marx entendant dans son texte en effet parler de la vie sociale dans tous ses aspects.

On en revient ici à ce qui caractérise les thèses sur Feuerbach. Ce qui est déterminant chez Karl Marx, c’est la pratique, qui relève de la dignité du réel et est transformation. Tout problème existant ne peut être vu qu’au prisme de cette question de l’activité humaine.

Voilà pourquoi Karl Marx dit en quelque sorte à Ludwig Feuerbach : la prise de conscience n’est que le premier pas, il doit y avoir une réalisation pratique pour la transformation authentique et, mieux encore, c’est la transformation qui permet la prise de conscience.

Le mysticisme religieux ne peut pas être réfuté simplement théoriquement ou bien par un matérialisme assumant la réalité ; il faut la pratique pour que soit dépassé tout ce qui a donné naissance à ce mysticisme religieux.

On voit très bien également comment le démarche de Karl Marx aboutit à une évaluation de tout phénomène idéologique en fonction de la pratique, celle-ci s’inscrivant dans une forme sociale déterminée, propre à un mode de production donné.

Karl Marx résume également cela de la manière suivante dans Misère de la philosophie, en 1847, deux ans après l’écriture des thèses sur Feuerbach :

« M. Proudhon l’économiste a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports déterminés de production.

Mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc. Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives.

En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel.

Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux.

Ainsi ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. Elles sont des. produits historiques et transitoires.

Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées; il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement. »

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Sixième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.

Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :

1. De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.

2. De considérer, par conséquent, l’être humain uniquement en tant que « genre », en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle les nombreux individus.

Traduction corrigée

Feurbach résout l’essence religieuse dans l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction vivant à l’intérieur d’un individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapport sociaux.

Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet essence réelle, est de là obligé :

1. de faire abstraction du cours historique et de fixer pour soi l’esprit religieux et de présupposer un individu humain – isolé – abstrait ;

2. de ne saisir chez ce dernier, par là, l’essence humaine seulement comme « genre », comme généralité interne, muette, reliant simplement naturellement les nombreux individus.

Ludwig Feuerbach échoue à saisir de manière correcte le rapport dialectique entre l’universel et le particulier. Il est tout à fait vrai que chaque être humain relève de l’essence humaine. Cependant, cette dernière n’est pas statique. Elle existe également dans la transformation de l’humanité.

Or, ne pas voir cela amène à l’erreur de se focaliser, en fin de compte, sur l’individu isolé, qui témoignerait de l’universel de manière suffisante. C’est d’ailleurs ce que prétendait la figure du Christ, être humain complet, tout en étant par-là même Dieu.

Et comme l’histoire consiste en une transformation de l’ensemble des êtres humains, de leur essence même, on ne doit pas voir simplement en la religion une fuite, mais également de manière dialectique le reflet d’une transformation en cours.

C’est pour cette raison que le matérialisme dialectique lit dans les différents cultes l’expression de moments historiques (la déesse-mère pour le matriarcat, le calvinisme pour le capitalisme, etc.).

C’est pour cela aussi que le matérialisme dialectique voit en l’essence humaine quelque chose d’universel à la fois dans les êtres humains, mais également dans le processus de transformation de l’humanité.

L’idéalisme nie qu’il y ait une essence humaine ; il considère que chaque individu est unique, résolument séparé des autres individus, ceux-ci se reliant à travers des intérêts partiels, sous forme de contrats pour satisfaire leurs intérêts mutuels.

Rien n’est plus éloigné du matérialisme, qui affirme qu’il y a une essence humaine. Et le matérialisme dialectique précise que cette essence humaine n’est pas quelque chose de statique, telle une sorte de dénominateur commune à tous les êtres humains, mais bien un universel en transformation, existant de manière dynamique à travers les rapports sociaux.

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Cinquième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme.

Traduction corrigée

Feuerbach, insatisfait de la pensée abstraite, appelle à une vision sensible ; mais il ne saisit pas la sensibilité comme activité humaine-sensible pratique.

Le choix du terme intuition est ici pratiquement bon dans la traduction classique, au sens où ce que Karl Marx veut dire, c’est qu’il ne suffit pas de se tourner vers la matière, y compris avec de la sensibilité.

Cela est un pas qu’on peut évidemment valoriser, mais en soi cela n’a pas de substance, pas de profondeur. Ce n’est que dans l’activité concrète, c’est-à-dire lorsqu’on se tourne et qu’on implique tout son être, qu’on ne se contente pas de visualiser la matière, mais qu’on y participe soi-même, qu’alors on est dans le matérialisme dialectique.

On remarquera ici que la traduction classique parle d’activité pratique concrète de l’homme, ce qui est une erreur, car ces termes reflètent un point de vue utilitariste justement dénoncé à juste titre par Ludwig Feuerbach.

Il en va, en réalité, de la dignité du réel, d’où les termes « humain » et « sensible » ajoutés à pratique par Karl Marx. On ne peut être véritablement humain, disposant de toute sa sensibilité, que si l’on s’implique dans la réalité qui existe, car ce n’est que dans la transformation (éternelle) que l’on existe.

Toute visualisation extérieure, aussi juste que soit cette visualisation, est insatisfaisante, car elle se coupe de la dignité du réel.

On voit ici très bien la différence si l’on prend, par exemple, la question des animaux. Quelqu’un qui disposerait d’une vision sensible pourrait tout à fait reconnaître la valeur de l’existence d’un animal. Cependant, cela serait formel et limité, sans implication.

Inversement, si la sensibilité se confond avec la pratique humaine-sensible, alors il y a une implication dans la réalité toute entière par rapport à l’existence de l’animal en question.

Quelqu’un qui visualise par exemple le chien dont il est responsable, si cette visualisation est sensible, reconnaîtra son existence, ses besoins. Mais cela sera formel, il y aura un manque complet de finesse, de nuances, de compréhension dynamique du chien, du rapport avec lui.

Quelqu’un qui, à la terrasse d’un café, discute avec ses amis, s’impliquant réellement avec sensibilité en cela, mais n’ayant qu’une approche formelle avec le chien, ne fera justement plus attention à ce dernier.

Sa vision sensible éprouve ici sa limite, car il n’y a pas d’implication de tout son être. On connaît bien également le manque d’empathie que peuvent éprouver, pour un exemple similaire, le médecin ou le pompier ; le formalisme de l’intervention se heurte à la dignité du réel, à la sensibilité de celui qui a besoin d’aide.

La vision sensible implique ainsi, pour être authentique, matérialiste au sens dialectique, l’activité dans la réalité, mais pas n’importe quelle activité, celle-ci doit s’insérer par rapport à la dignité du réel, en tant qu’activité humaine – sensible.

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Quatrième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde temporel.

Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle.

Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire.

Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle.

Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction.

Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu’il faut révolutionner dans la pratique.

Traduction corrigée

Feuerbach part du fait de l’auto-aliénation religieuse, du dédoublement du monde en un monde religieux, imaginé, et un monde réel.

Son travail consiste à dissoudre le monde religieux dans son fondement temporel.

Il saute le fait que le principal reste encore à faire après l’accomplissement de ce travail.

Le fait, de fait, que le fondement temporel se détache de lui-même, et se fixe, comme royaume autonome, dans les nuages, et n’est justement par là à expliquer que de l’auto-déchirement et se-contredire-soi-même de ce fondement temporel.

Celui-ci doit ainsi tout d’abord être compris dans sa contradiction, et par-là par la mise de côté de la contradiction être révolutionné en pratique.

Donc, par exemple, après que la famille terrestre soit découverte comme secret de la sainte famille, la première doit alors être elle-même critiqué théoriquement et renversée pratiquement.

On notera que Karl Marx ne dit pas « par-là par la mise de côté », mais « et autant par la mise de côté ».

Karl Marx note le mérite de Ludwig Feuerbach, qui a compris que si l’invention d’un monde divin est absurde, cette absurdité prend sa source dans la faiblesse de la situation humaine. Dieu n’est ici pas que « l’asile de l’ignorance » comme chez Spinoza, mais également une expression déformée, défigurée, des exigences humaines dans le monde réel.

Seulement là où Ludwig Feuerbach fait de la prise de conscience, du rationalisme, la voie pour sortir de la religion et de la faiblesse de la situation humaine, Karl Marx explique que ce processus n’est possible que dans la pratique révolutionnaire liée à la résolution de la contradiction ressortant de la matière elle-même.

Karl Marx ajoute, dans les faits, la loi de la contradiction au processus simplement rationaliste de Ludwig Feuerbach. Il y a double transformation : celle de l’humanité elle-même, celle de la matière comme processus.

Il ne suffit pas de prendre conscience, il faut se transformer, et cette transformation est liée à celle du moment historique.

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Troisième thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué.

C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen).

La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire.

Traduction corrigée

L’enseignement matérialiste, selon lequel les êtres humains sont le produit des circonstances et de l’éducation, les êtres humains modifiés par conséquent le produit d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que les circonstances sont précisément modifiés par les êtres humains, et que l’éducateur lui-même doit être éduqué.

Elle en arrive avec nécessité à séparer la société en deux parties, dont l’une est élevée au-dessus de la société. (Par exemple chez Robert Owen.)

La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ne peut être saisie que comme pratique renversante, ne peut être comprise que rationnellement.

On notera que Friedrich Engels a ajouté deux précisions au texte original de Karl Marx, consistant en une précision suivant immédiatement la définition de la doctrine matérialiste (mis ici en italique), ainsi que la parenthèse avec l’exemple de Robert Owen.

Robert Owen, un capitaliste britannique s’étant lancé dans des projets de coopératives dans une perspective de socialisme utopique, représente le projet idéaliste d’amélioration de la société par le « choix » du matérialisme.

C’est là justement la même démarche rationaliste d’Aristote, d’Averroès, de Spinoza. Or, ils se trompent, dans la mesure où le rationalisme est dépendant de la transformation du monde, cette transformation du monde étant elle-même en rapport dialectique avec le rationalisme.

Le matérialisme ancien opposait des figures rationalistes à des figures irrationnelles, dans une réalité statique. Karl Marx unifie le tout, reconnaît avec Ludwig Feuerbach que l’irrationalisme est le fruit d’une compréhension déformée de la réalité, mais ajoute que cette dernière se transforme.

Par conséquent, il y a une dynamique de fond que Ludwig Feuerbach n’a pas vu et qui modifie la manière dont le rationalisme non seulement doit agir, mais également comment il doit évaluer la situation, ainsi que saisir sa propre nature relative.

Mentionner Robert Owen est un très bon choix de Friedrich Engels, car cet entrepreneur considérait que tout individu était entièrement le produit de l’éducation et des circonstances, et que donc ce qui comptait c’était un autre agencement de cette personne, pas une transformation.

George Bernard Shaw, dans sa pièce de 1914 Pygmalion (qui donnera la comédie musicale My fair lady), reprend cette approche en expliquant comme une jeune fleuriste, à force d’éducation et d’enseignement, devient une nouvelle personne, aux bonnes manières. C’est une vision éducative qui supprime la question de la transformation, du travail, de la dignité du réel.

Karl Marx réfute cette approche qui en reste finalement à une abstraction, qui découple la transformation d’un individu de la transformation de lui-même par lui-même, dans le cadre de la transformation de la réalité par la réalité elle-même, conformément au principe du mouvement dialectique de la matière.

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Seconde thèse de Karl Marx sur Feuerbach

Traduction classique

La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique.

C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps.

La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique.

Traduction corrigée

La question de savoir s’il revient à la pensée humaine la vérité objective n’est pas une question de la théorie, mais une question pratique.

Dans la pratique, l’être humain doit prouver la vérité, c’est-à-dire la réalité et le pouvoir, la présence de ce côté-ci de sa pensée.

Le débat sur la réalité ou la non-réalité d’une pensée, qui s’isole de la pratique, est une question entièrement scolastique.

Le raisonnement de Karl Marx est simple : si la pensée correspond à une intervention dans le réel, alors elle a une dignité et existe au sens strict, à travers l’action. Toute pensée isolée n’a de toutes façon pas de valeur.

On pourrait donc abandonner toute étude de cette question qui de toutes façons n’aboutirait à rien. Karl Marx dit que cela relève de la scolastique justement en raison du débat sans fin qui a existé dans la scolastique à ce sujet.

La traduction est encore bien fautive, car elle parle de discussion et non pas de débat, alors qu’il est évidemment fait allusion à la polémique intense concernant la question de savoir si « l’homme pense », dans le cadre de la fin du moyen-âge en Europe.

Karl Marx ne connaissait malheureusement pas la valeur de ce débat, qui opposait le matérialisme représenté par l’averroïsme latin et le catholicisme. Ce dernier a interdit la thèse selon laquelle l’homme ne pensait pas, thèse défendue inversement par l’averroïsme latin issu de la falsafa arabo-persane, elle-même issue d’Aristote.

Il est vrai que la question de savoir dans quelle mesure la pensée individuelle ne fait de toutes façons que refléter la réalité ne pouvait pas attirer Karl Marx, dans la mesure où Luwig Feuerbach disait la même chose en quelque sorte, et que de la même manière que chez Ludwig Feuerbach, l’averroïsme latin ne voyait pas la pratique.

Chez Aristote, chez Avicenne et averroès, chez Spinoza, la juste compréhension de la réalité est déjà en soi un bonheur intellectuel et donc existentiel. Saisir le monde de manière adéquate est l’aboutissement ultime.

Comme le monde est considéré comme statique, alors le seul but de chaque être devrait être d’être authentiquement matérialiste, réaliste. Y arriver soi-même, aider les autres à faire de même autant que possible (dans des contextes peu propices à cela et donc exigeant la prudence la plus grande), voilà ce qui était possible.

Or, c’est la dignité du réel qui interpellait Karl Marx, dans le sens par contre d’un monde en changement, en transformation interne, en mouvement. C’est là la particularité du matérialisme dialectique, qui reconnaît comme Aristote et Spinoza le caractère éternel de la matière, mais qui apporte un élément de plus : le mouvement.

Le dépassement de Ludwig Feuerbach signifie en fait, également, le dépassement d’Aristote, d’Averroès et de Spinoza, ces trois titans du matérialisme avec Karl Marx.

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Les thèses de Karl Marx sur Feuerbach : la première thèse

Pour faciliter la compréhension de chaque aspect de la première thèse, celle-ci est ici découpée phrase par phrase.

Traduction classique

Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective.

Traduction corrigée

Le principal manquement de tout matérialisme jusqu’ici – celui de Feuerbach y compris – est que l’objet, la réalité, la sensibilité, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de la vue, mais pas comme activité humaine relevant des sens, comme pratique, pas subjectivement.

Comme on le voit ici, la traduction classique contient des erreurs extrêmement graves, faisant dire à Karl Marx finalement le contraire de ce qu’il affirme.

Karl Marx ne parle pas d’un défaut du matérialisme, au sens d’une erreur, mais bien d’un défaut en tant que manque. C’est très important, car Karl Marx veut ici souligner qu’il manque littéralement une dimension dans le matérialisme ayant existé jusque-là. Rater cette étape, c’est rater à quel point la dimension, une fois trouvée, va être soulignée.

La seconde erreur, tout aussi grave, est que la traduction parle de l’objet, de la réalité, de la sensibilité (et non pas du « monde sensible ») comme de choses différentes, avec le verbe être au pluriel, alors que Karl Marx utilise le singuler, car pour lui il s’agit ici d’une seule et même chose.

Ce que dit Karl Marx peut être résumé sous la formule objet = réalité = sensibilité.

Procéder à une division là où Karl Marx voit une unité a une conséquence irréparable, dans la mesure où la traduction classique explique de manière erronée que cet objet, cette réalité, cette sensibilité, ne serait saisi par l’ancien matérialisme que « sous la forme d’objet ou d’intuition ».

Or, Karl Marx ne dit pas cela, il dit que l’ancien matérialisme saisissait cet objet, cette réalité, cette sensibilité, « sous la forme de l’objet ou de la vue », c’est-à-dire sans établir de rapport direct unificateur avec la réalité.

Utiliser le terme d’intuition est absurde, car justement l’intuition présuppose un certain rapport à une chose, alors que Karl Marx souligne l’absence de rapport direct, authentique. D’où justement sa conclusion, où Karl Marx aboutit à un point de vue qui est à l’opposé de celui de la traduction classique.

Comparons justement la fin des deux traductions :

1. mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective.

2. mais pas comme activité humaine relevant des sens, comme pratique, pas subjectivement.

La traduction classique fait dire à Karl Marx qu’il reproche une lecture subjective de la part de l’ancien matérialisme, alors que justement Karl Marx dit le contraire : il faut une lecture subjective.

La traduction classique explique que la pratique serait concrète justement en étant séparée de la personne ayant cette pratique ; Karl Marx explique au contraire que ce n’est qu’avec la participation subjective à la pratique que celle-ci aboutit à la dignité du réel.

Cette erreur de traduction est très grave et saute aux yeux pour quiconque sait que le matérialisme nouveau exige l’implication dans le réel et non pas sa contemplation extérieure. Il faut vivre les faits pour les connaître ; impossible des les saisir de l’extérieur comme unn objet.

Si Karl Marx aboutissait au rejet de la subjectivité, il dirait le contraire de ce qu’il entend mettre en avant.

Traduction classique

C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle.

Traduction corrigée

De là est arrivé que le côté actif, en opposition au matérialisme, fut développé par l’idéalisme – mais seulement de manière abstraite, étant donné que l’idéalisme, naturellement, ne connaît pas l’activité sensible, réelle, en tant que telle.

Karl Marx ne parle pas d’activité réelle et concrète, mais d’activité sensible et réelle ; la traduction classique est ici erronée sans aucune ambiguité possible, dans la mesure où on retrouve le refus de la dignité du réel déjà constaté au début de la première thèse dans la traduction classique.

Traduction classique

Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective.

C’est pourquoi dans l’Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l’activité théorique, tandis que la pratique n’est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide.

C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique ».

Traduction corrigée

Feuerbach veut des objets sensibles, véritablement distincts des objets de la pensée ; mais il ne saisit pas l’activité humaine elle-même comme activité objective.

Il ne considère partant de là, dans L’essence du christianisme, que le comportement théorique comme celui vraiment humain, tandis que la pratique n’est saisie et fixée que dans sa forme d’apparition sale et juive.

Il ne comprend pas, partant de là, la signification de l’activité pratique-critique, « révolutionnaire ».

On a encore une fois un remplacement du terme « sensible » par un autre, ici celui de « concret ». De manière tout aussi grave, il est parlé d’activité théorique, alors que justement Karl Marx parle de comportement, pour bien souligner qu’il n’y a pas d’activité dans la théorie, la seule dignité étant celle du réel comme sensibilité.

Le second paragraphe de Karl Marx fait allusion à ce qu’explique Ludwig Feuerbach dans L’essence du christianisme, dans le chapitre La signification de la création dans le judaïsme. Analysant la signification historique de la religion selon les contextes, il dénonce la religion, ici juive, comme expression de l’utilitarisme borné :

« L’enseignement de la création provient du judaïsme ; il est lui-même l’enseignement caractéristique, l’enseignement fondamental de la religion juive.

Le principe qui est ici son fondament n’est pas tant le principe de la subjectivité que vraiment celui de l’égoïsme.

L’enseignement de la création dans sa compréhension caractéristique ressort seulement de ce point de vue, où l’être humain soumet en pratique la nature seulement à sa volonté et son besoin, et partant là également la rabaisse dans sa force de conceptualisation comme simple appareillage, un produit de la volonté (…).

Les Juifs ont conservé leur spécificité jusqu’à aujourd’hui. Leur principe, leur dieu est le principe le plus pratique du monde – l’égoïsme, et plus précisément l’égoïsme dans la forme de la religion.

L’égoïsme est le Dieu, qui ne laisse pas ses serviteurs être confondus. L’égoïsme est essentiellemet monothéiste, car il n’a comme but qu’un seul, que lui-même. »

Feuerbach est matérialiste, mais il a du mal avec la dynamique sujet – objet, en raison de son incompréhension de la dialectique. Par conséquent, en un certain sens, toute activité revient pour lui immédiatement à un matérialisme vulgaire.

La pratique est bornée dans le particulier chez Ludwig Feurbach ; elle n’a pas la dignité de l’universel.

Toute communauté fermée sur elle-même, prisonnier dans son immédiateté dans les actes de son quotidien, sa vision du monde se résumant à cela et son particularisme devenant son identité à travers cette pratique matérielle réductrie par rapport à la réalité, est donc critiquable.

Karl Marx et Friedrich Engels, en voyant l’universel dans le particulier et le particulier dans l’universel, permettent une vraie dignité du réel, dans le sens pratique, et non plus seulement théorique.

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Les thèses de Karl Marx sur Feuerbach : la nouvelle conception du monde

Les thèses sur Feuerbach ont écrites par Karl Marx en 1845. Il s’agit d’un écrit ne visant pas à être publié, puisqu’il s’agit de simples notes pratiques synthétisant le point de vue de Karl Marx sur Ludwig Feuerbach, grande figure du matérialisme en Allemagne.

Il ne faut nullement oublier l’importance de ce philosophe, car ce que fait Karl Marx pour former le marxisme, c’est corriger la philosophie dialectique de Hegel au moyen du matérialisme de Feuerbach.

Il ne s’agit pas toutefois d’une unification, mais d’un saut qualitatif, le matérialisme étant en soi dialectique et une dialectique bien comprise saisit quel est justement le mouvement dialectique de la matière.

Afin d’expliciter ce moment historique pour la pensée de Karl Marx, Friedrich Engels publia en 1888 Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans la revue social-démocrate Die Neue Zeit, dans les numéros 4 et 5.

L’éditeur social-démocrate Johann Heinrich Wilhelm Dietz publia par la suite l’oeuvre à part et à cette occasion, Friedrich Engels y incorpora les thèses sur Feuerbach de Karl Marx.

Celles-ci devinrent particulièrement célèbres, devenant une référence incontournable quand on parle de Karl Marx ou du marxisme en général. Certaines sentences présentées par les thèses furent considérées comme exemplaires de la substance même du marxisme.

Il est à noter toutefois que Karl Marx ne comptait pas publier ces thèses, qui relevaient du matériel intellectuel utilisé pour ses travaux.

Dans l’avant-propos de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Friedrich Engels explique comment il a retrouvé les thèses de Karl Marx et comment il faut donc savoir les valoriser :

« Ce sont de simples notes jetées rapidement sur le papier pour être élaborées par la suite, nullement destinées à l’impression, mais d’une valeur inappréciable, comme premier document où soit déposé le germe génial de la nouvelle conception du monde. »

Il s’agit donc de relativiser non pas la valeur de ces thèses, mais la force de leur nature, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de séparer ces thèses du reste des œuvres, ou même de leur accorder une valeur supérieure aux autres œuvres, justement car il ne s’agit pas d’une œuvre.

D’ailleurs, les universitaires bourgeois ont justement employé ces thèses pour faire de Karl Marx un « philosophe », ce qui n’est pas moins paradoxal précisément parce que les thèses réfutent l’existence d’une « philosophie ».

Les thèses sur Feruerbach ne sont pas une œuvre en soi, mais un éclaircissement sur la nature du marxisme. L’ouvrage de Friedrich Engels sur Ludwig Feuerbach contient par ailleurs un avant-propos qui précise cela de la manière suivante :

« Nous ne sommes jamais revenus sur Feuerbach, qui constitue cependant à maints égards un chaînon intermédiaire entre la philosophie hégélienne et notre conception (…).

Il m’apparut que nous avions encore à acquitter une dette d’honneur en reconnaissant pleinement l’influence que, pendant notre période d’effervescence, plus que tout autre philosophe post-hégélien, Feuerbach exerça sur nous. »

Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemand est ainsi une œuvre expliquant la genèse de ce qu’on appelle le marxisme. Cela doit être un outil comme cela l’a été pour lui. C’est également avec cette perspective pratique qu’il faut comprendre les thèses de Karl Marx sur Ludwig Feuerbach.

Malheureusement, la traduction française est extrêmement fautive, aussi est-elle corrigée ici. Si on comprend malgré tout, quand on a une approche correcte, la pensée de Karl Marx, les corrections étaient nécessaires pour bien saisir les nuances dans sa pensée, l’amplitude de ses raisonnements.

En France, on a qui plus est coutume de déformer le marxisme en en faisant un raisonnement matérialiste utilisant une méthode qui serait empruntée à Hegel, alors qu’en réalité la dialectique est considérée comme relevant de la matière elle-même.

Une juste compréhension de l’apport de Ludwig Feuerbach et de son dépassement au moyen de Hegel par Karl Marx et Friedrich Engels est donc tout à fait nécessaire, pour bien avoir en vue la substance de leur enseignements.

Friedrich Engels a parfaitement raison de parler du « germe génial de la nouvelle conception du monde ». Karl Marx n’apporte pas une simple correction ou rectification du matérialisme. Il lui fait conaître un véritable saut qualitatif, il en modifie la nature profonde.

En posant comme base l’implication, c’est-à-dire la subjectivité comme nécessité pour la dignité du réel, Karl Marx permet d’établir les principes du renversement révolutionnaire.

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