Le matérialisme dialectique et la notion d’imitation

Le matérialisme dialectique considère que l’esprit est façonné par la réalité, c’est-à-dire que les pensées ne sont que le reflet, plus ou moins synthétisé, de la matière.

C’est le propre du matérialisme, dans son opposition à l’idéalisme, de réfuter la théorie du « libre-arbitre », de la spiritualité, et ce au profit de la seule réalité matérielle.

Les sens sont ainsi les caractéristiques essentielles aux êtres humains dans leur liaison avec la réalité comme ensemble. L’être humain n’a pas de sens : il est ses sens ; l’esprit est une capacité de raisonnement qui s’est fondée non pas à côté des sens, mais à partir des sens.

C’est pour cette raison que, dès de le début de la Métaphysique, Aristote souligne l’importance de la vue. Il le fait avec raison, car des « cinq sens » (Aristote n’en reconnaissait que cinq, mais en fait il y en a beaucoup plus), c’est la vue qui nous semble le plus important, qui est celui le plus avancé dans le principe du reflet. La vue permet de cerner le plus rapidement une partie de la réalité, d’y agir.

« L’homme a naturellement la passion de connaître ; et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c’est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens.

Indépendamment de toute utilité spéciale, nous aimons ces perceptions pour elles-mêmes; et au-dessus de toutes les autres, nous plaçons celles que nous procurent les yeux.

Or, ce n’est pas seulement afin de pouvoir agir qu’on préfère exclusivement, peut-on dire, le sens particulier de la vue au reste des sens; on le préfère même quand on n’a absolument rien à en tirer d’immédiat ; et cette prédilection tient à ce que, de tous nos sens, c’est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d’informations et nous révéler le plus de différences. »

Aristote aborde directement la question du rapport entre la vue et le reflet, en parlant d’imitation dans la Poétique. Il préfigure ici absolument la conception matérialiste dialectique dans les arts, c’est-à-dire le réalisme socialiste.

Voici comment Aristote présente de manière magistrale le principe de l’imitation :

« I. Il y a deux causes, et deux causes naturelles, qui semblent, absolument parlant, donner naissance à la poésie.

II. Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance; et ce qui fait différer l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à l’imitation : les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation , et tout le monde goûte les imitations.

III. La preuve en est dans ce qui arrive à propos des oeuvres artistiques; car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en contempler l’exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des cadavres.

IV. Cela tient à ce que le fait d’apprendre est tout ce qu’il y a de plus agréable non seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres hommes ; seulement ceux-ci ne prennent qu’une faible part à cette jouissance.

V. Et en effet, si l’on se plaît à voir des représentations d’objets, c’est qu’il arrive que cette contemplation nous instruit et nous fait raisonner sur la nature de chaque chose, comme, par exemple, que tel homme est un tel ; d’autant plus que si, par aventure, on n’a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la représentation qui produira le plaisir goûté, mais plutôt l’artifice ou la couleur, ou quelque autre considération.

VI. Comme le fait d’imiter, ainsi que l’harmonie et le rythme, sont dans notre nature (je ne parle pas des mètres qui sont, évidemment, des parties des rythmes), dès le principe, les hommes qui avaient le plus d’aptitude naturelle pour ces choses ont, par une lente progression, donné naissance à la poésie, en commençant par des improvisations.

VII. La poésie s’est partagée en diverses branches, suivant la nature morale propre à chaque poète. Ceux qui étaient plus graves imitaient les belles actions et celles des gens d’un beau caractère; ceux qui étaient plus vulgaires, les actions des hommes inférieurs, lançant sur eux le blâme comme les autres célébraient leurs héros par des hymnes et des éloges. »

On voit ainsi que l’art apparaît comme imitation, avec toutefois un apport ; en effet, la pensée elle-même obéit au mouvement dialectique et par conséquent la représentation est travaillée par le mouvement dialectique donnant naissance à la représentation.

C’est ce qui a induit Hegel en erreur, voyant la dialectique dans la pensée elle-même et non plus dans la matière. Hegel a vu le mouvement dans la représentation, mais il n’a pas compris que ce mouvement était porté par ce qui était représenté, pas par la représentation.

Cependant, Hegel a bien saisi que l’art n’était pas uniquement une imitation, mais également un processus de synthèse. Voici comment, dans l’Esthétique, il montre que l’art comme imitation est quelque chose d’insuffisant :

« L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art est qu’elle consiste à imiter la nature…

Dans cette perspective, l’imitation, c’est-à-dire l’habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu’ils s’offrent à nous constituerait le but essentiel de l’art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction.

Cette définition n’assigne à l’art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel.

Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est un travail superflu, que ce que nous voyons représenté et reproduit sur de tableaux, à la scène où ailleurs: animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison, ou parfois dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et connaissances.

En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en-deça de la nature. Car l’art est limité par ses moyens d’expression, et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens.

En fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant que la caricature de la vie.

On sait que les Turcs, comme tous les mahométans, ne tolèrent qu’on peigne ou reproduise l’homme ou toute autre créature vivante. J.Bruce au cours de son voyage en Abyssinie, ayant montré à un Turc un poisson peint le plongea d’abord dans l’étonnement, mais bientôt après, en reçu la réponse suivante:  » Si ce poisson, au Jugement Dernier, se lève contre toi et te dit: tu m’as bien fait un corps, mais point d’âme vivante, comment te justifieras-tu de cette accusation? « .

Le Prophète lui-aussi, comme il est dit dans la Sunna répondit à ses deux femmes, Ommi Habida et Ommi Selma, qui lui parlaient des peintures des temples éthiopiens: « Ces peintures accuseront leurs auteurs au jour du Jugement » (…).

D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant. »

L’imitation n’est donc pas un reflet passif, mais une activité au sein de l’esprit. L’imitation est à la fois une réflexion de ce qui est extérieur à soi, mais en même temps une activité visant à reproduire à sa manière la réalité.

Hegel remarque par conséquent que :

« Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi.

Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur.

Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement.

Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations.

L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.

Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. »

Aristote et Hegel ont réalisé de splendides apports au matérialisme en abordant de manière franche la question de l’imitation. Cette notion est incontournable pour comprendre l’Humanité.

Si l’on porte son attention sur ce qui fascine l’Humanité, on trouve d’ailleurs, outre l’art, les activités sportives. Or, il est frappant que lorsqu’on joue aux échecs ou qu’on joue au football, on se retrouve projeté dans une activité qui est menée en même temps par la personne en face de nous.

L’imitation joue dans le sport un rôle moteur, de par la nature dialectique de la réalité, du principe de reflet, d’écho. À ce titre, la recherche en neurologie a établi le principe des « neurones miroirs ».

L’imagerie médicale montre, en effet, que des neurones présents dans certaines régions du cortex cérébral s’activent lorsqu’on exécute une action ; ces mêmes neurones s’activent lorsqu’on voit quelqu’un faire cette même action, voire même seulement lorsqu’on pense que la personne va faire cette action.

On a ici une véritable perspective de recherche, dont la substance ne pourra être montrée que par le matérialisme dialectique qui seul saisit la perspective de tout cela.

L’imitation est au cœur du concept de matière, du principe de déterminisme ; l’imitation est, dans ses modalités, le témoignage de la validité de la théorie du reflet.

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Le matérialisme dialectique et l’art

A partir du moment où l’être humain a commencé à travailler, c’est-à-dire à interagir de manière technique avec la nature, son esprit s’est agrandi, c’est-à-dire que ses raisonnements ont été toujours plus nombreux, parallèlement à la transformation matérielle de la réalité.

La nature de ces raisonnements n’acquière une dimension authentiquement matérialiste qu’avec l’émergence de la bourgeoisie ; le caractère dialectique de ce matérialisme apparaît avec la classe ouvrière.

Pour cette raison, les reflets de cette transformation dans l’esprit ont pu prendre, avec le matérialisme et le matérialisme dialectique, une nature troublée, brumeuse, déformée.

La religion dans sa forme polythéiste est un de ces types de reflet, tout comme l’art qui l’accompagne qui est caractérisé par une dimension magique, troublante, liée aux rites.

Cette étape était inévitable : le reflet de la réalité incomprise prenait nécessairement un aspect d’incompréhension, d’inquiétude face à la nature toute-puissante.

La seconde étape est marquée par une tentative de maîtriser, à défaut de la réalité, au moins la société.

Pour cette raison et en même temps en raison de l’arriération des modes de production à ce stade de l’humanité, l’art s’est vu considéré comme le vecteur de messages religieux idéalisés ou psychologiques.

Platon attribuait ainsi à l’art le statut de reflet imparfait de « l’idéal », tandis que chez Aristote l’art était un moyen d’améliorer la psychologie des individus.

Le christianisme prolonge cette démarche, où l’art se voit – avec les étapes romane et gothique – défini comme le témoignage de ce qu’il y a de meilleur, comme méthode de transmission des valeurs supérieures moralement.

Par la suite, l’art s’est vu attribué une nature se voulant résolument plus intimiste.

Avec la bourgeoisie apparaît l’émergence de l’individu, c’est la « vie intérieure » qu’est censé reflété l’art, avec également l’aspect important consistant à exposer de manière unilatérale le raffinement des couches supérieures de la société.

Cependant, le cadre social général était maintenu et l’art gardait sa dimension liée à la religion ; pour cette raison, des philosophes comme Kant et Hegel ont tenté, inévitablement sans succès, de conceptualiser la contradiction évidente entre un goût individuel et une esthétique universelle.

Avec le développement impérialiste du capitalisme, le relativisme, le nihilisme et le pessimisme ont donné naissance à l’art contemporain, dans un processus qui commence avec l’impressionnisme, en passant notamment par le cubisme et le surréalisme.

Cela signifiait, avec le triomphe de l’individu comme clef de voûte de la vision bourgeoise du monde, la fin du beau comme universel, apprécié de manière individuelle, au profit d’un beau uniquement individuel, apprécié de manière universelle de manière relativiste.

Les tourments individuels, le pessimisme quant à l’avenir, la fascination pour le morbide et l’insensé, le refus de ce qui semble harmonieux et agréable, la quête du sensationnalisme et des sensations fortes pour combler le manque intérieur, le culte du vide comme « absolu » et du trop-plein comme aboutissement productif, voilà ce qui définit l’art contemporain.

C’était là la conséquence inévitable de la décadence de la bourgeoisie. Cependant, elle avait joué un rôle historiquement progressiste, en arrachant la production d’objets considérés comme beau à la religion.

En agissant ainsi, elle permettait la reconnaissance de la très longue activité artistique populaire, qui a été défini comme folklore. Les artistes authentiques, producteurs et par conséquent porteurs d’une dimension démocratique, ont toujours puisé dans le folklore.

Cela est vrai dans tous les domaines, même s’il est plus aisé d’en saisir la nature dans la peinture (par exemple avec Alfons Mucha) ou dans la musique (avec Wolfgang Amadeus Mozart), que dans la sculpture ou l’architecture.

C’est qu’en arrière-plan, en plus de la question de la forme qui est reliée à la question démocratique – et par conséquent national dans de nombreux cas de nations opprimées – le contenu repose sur la reconnaissance entière de la réalité, dans toute sa complexité.

Le contenu de l’art authentique est, par conséquent, selon le matérialisme dialectique, le réalisme, défini comme réaliste socialiste en URSS par Staline et Maxime Gorki.

Le réalisme est, en effet, la retranscription synthétique de la réalité, avec comme exigences la véracité, le caractère historiquement concret, une haute maîtrise technique, une réelle simplicité permettant l’accessibilité, la présentation des différentes contradictions et la mise en avant de la tendance du nouveau contre l’ancien.

L’art est, pour le matérialisme dialectique, une expression agréable, harmonieuse, belle, de la vision matérialiste (dialectique) de la réalité. L’art est un regard authentique sur la réalité, avec un coeur vrai et chaud permettant de souligner ce qui est vrai, vivant.

Pour cette raison, Staline a pu désigner les écrivains réalistes socialistes comme les « ingénieurs des âmes ».

Pour cette raison également, il a toujours existé des formes de réalisme, plus ou moins développées, toujours lié à ce qui est nouveau, par opposition à l’ancien. C’est ce qui explique l’appréciation des œuvres d’art du passé : on y retrouve une expression, même si encore enfantine, d’un regard authentique sur la réalité.

Le réalisme est toujours ce qui a caractérisé les formes les plus développées, les plus authentiques d’art, accompagnant les idéologies portant les charges démocratiques les plus puissantes. Cela est vrai de la peinture flamande avec le protestantisme, comme de la peinture des ambulants dans le cadre du mouvement démocratique en Russie.

En France, on trouve notamment au XVIIe siècle, de manière liée au protestantisme, les portraits du graveur Abraham Bosse, ainsi que la peinture des frères Le Nain, alors qu’au XIXe siècle on trouvera, de manière liée à la bourgeoisie, la grande vague réaliste en littérature, dont Honoré de Balzacest le plus grand représentant.

Au XVIIe siècle encore, liée à la monarchie absolue (et en partie à la bourgeoisie) dans son rejet du féodalisme, on a également les écrivains se faisant les peintres de la psychologie : Molière, Jean Racine, Jean de La Bruyère.

Il faut également mentionner les peintres réalistes du XIXe siècle, avec non pas tant Gustave Courbetque Léon Lhermitte et Jules Breton.

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Le matérialisme dialectique et l’anticapitalisme romantique

Le matérialisme dialectique oppose, par définition, le nouveau à l’ancien ; le mouvement éternel de la matière procède par sauts qualitatifs et aucun retour en arrière n’est possible. Le nouveau, inévitablement, est faible, frêle, fragile, initialement, avant de triompher ; Mao a résumé cela par la formule « la voie est sinueuse, l’avenir est lumineux ».

Selon les principes dialectiques, la contradiction au cœur du mode de production capitaliste a deux aspects : la classe ouvrière et la classe capitaliste. Ces deux aspects sont antagoniques et appellent, de manière dialectique, à l’établissement de la dictature du prolétariat au lieu de la dictature de la bourgeoisie.

Une personne engagée de manière matérialiste dans la lutte des classes, le travail productif et l’expérimentation scientifique ne peut pas ne pas saisir cette dynamique dialectique. Si ce n’est pas le cas, alors inévitablement il y aura une tendance à être corrompu par le pessimisme, le nihilisme, qui relèvent de la bourgeoisie décadente.

Un sentiment très fort qui se produit est l’impression d’être inadapté à son époque ; c’est le « mal du siècle » romantique où il semble que les possibilités d’épanouissement sont impossibles, contrairement en apparence à une époque précédente.

Le romantisme exprime ainsi la nostalgie d’une époque qui n’a pas été connue, mais qui est idéalisée. Cette idéalisation permet de souligner des valeurs rentrant en conflit avec celles dominant à l’époque où la pseudo nostalgie est valorisée.

Le romantisme est en pratique un phénomène pratiquement religieux, fonctionnant à la fois comme consolation, par la fuite esthétique, intellectuelle, spirituelle, et en même temps comme vecteur d’une protestation contre l’idéologie dominante et l’ordre établi.

Or, de par les modalités d’existence du mode de production capitaliste, il existe des couches sociales qui, de manière temporaires, maintiennent un semblant d’existence, sans parvenir à devenir en tant que telles des classes sociales. Ces couches sociales, placées comme tampon entre le prolétariat et la bourgeoisie, peuvent être soit directement liées à la classe ouvrière comme les masses populaires, soit directement liées à la classe capitaliste comme l’appareil d’État.

Leur nature sociale est variable et sujette à de nombreux changements, car ce ne sont pas des classes : seule la classe capitaliste et la classe ouvrière conservent leur stabilité historique, la bourgeoisie entrant toujours plus en décadence et comportant un nombre toujours plus réduit de gens, la classe ouvrière se renforçant.

Pour cette raison, il y a un nombre très important d’idéologies semi-cohérentes représentant les intérêts de ces couches sociales qui apparaissent. Selon ce qui est nécessaire, ces idéologies piochent dans tous les courants politiques historiques, maintenant la fiction de la cohérence par le volontarisme et la fuite en avant, un vocabulaire pseudo-révolutionnaire, etc.

Elles mettent en place un anticapitalisme romantique, c’est-à-dire mettant en avant une forme passée comme ayant été correcte mais corrompue, trahie. Il s’agirait, par conséquent, de faire repartir en arrière la roue de l’Histoire.

Ces idéologies visent à justifier l’existence de certaines couches sociales aux yeux du capitalisme en se montrant capable de manipuler les masses populaires, tout comme elles cherchent à manipuler les masses populaires afin d’exercer une pression sur le capitalisme.

Ces idéologies relèvent de l’anticapitalisme romantique. Elles ont un socle social commun, depuis les courants national-révolutionnaire, national-syndicaliste, fasciste, etc. jusqu’au communisme libertaire, l’anarchisme, etc.

Elles reflètent un moyen de « geler » le capitalisme, de le « réformer » dans un sens petit-bourgeois, tout en maquillant cela derrière une rhétorique révolutionnaire.

Lénine, dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), note de manière importante :

« On ne sait pas encore suffisamment à l’étranger que le bolchevisme a grandi, s’est constitué et s’est aguerri au cours d’une lutte de longues années contre l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois qui frise l’anarchisme ou lui fait quelque emprunt et qui, pour tout ce qui est essentiel, déroge aux conditions et aux nécessités d’une lutte de classe prolétarienne conséquente.

Il est un fait théoriquement bien établi pour les marxistes, et entièrement confirmé par l’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements révolutionnaires d’Europe, – c’est que le petit propriétaire, le petit patron (type social très largement représenté, formant une masse importante dans bien des pays d’Europe) qui, en régime capitaliste, subit une oppression continuelle et, très souvent, une aggravation terriblement forte et rapide de ses conditions d’existence et la ruine, passe facilement à un révolutionnarisme extrême, mais est incapable de faire preuve de fermeté, d’esprit d’organisation, de discipline et de constance.

Le petit bourgeois, « pris de rage » devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social propre, comme l’anarchisme, à tous les pays capitalistes.

L’instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu’il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement « enragé » pour telle ou telle tendance bourgeoise « à la mode », tout cela est de notoriété publique. »

L’anticapitalisme romantique est toujours réactionnaire en tant qu’idéologie éclectique et anti-matérialiste ; les individus le portant sont de nature contradictoire politiquement, tendant vers la bourgeoisie ou le prolétariat selon les moments.

La démarche de Front populaire et de démocratie populaire a été mise en avant, durant les années 1930 et 1940, comme moyen de convaincre de manière rationnelle et progressiste les éléments petit-bourgeois de leur intérêt à la démocratie et au socialisme.

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Le matérialisme dialectique et le principe de l’identité

Dans la conception idéaliste du monde, on retrouve le principe de l’identité. Selon ce point de vue, si on nomme quelque chose A, on peut dire que A = A, c’est-à-dire qu’une chose est elle-même et reste elle-même.

Pierre est Pierre ; il n’est pas Paul et il ne le sera jamais. Tout existe de manière séparée, avec ses particularités, ses propriétés, son identité. Le capitalisme, qui se fonde sur la reconnaissance de capitaux multiples dans la concurrence et d’un capital unique avec le monopole, systématise cette approche.

Un individu est alors tellement identique à lui-même qu’il n’est, finalement, identique à personne, à part lui-même : il possède « son » code ADN, il peut « choisir » son « genre », il dispose d’un libre-arbitre complet, sa personnalité serait unique, etc.

Le matérialisme dialectique considère que tout cela est faux ; s’il faut parler d’identité, alors cela ne peut être valable que pour l’Univers, qui est infini, éternel et à ce titre est « identique » au sens que, même s’il se transforme, il est unique, la seule chose qui existe.

On peut parler de l’Univers aujourd’hui comme demain, car c’est le même espace, même en transformation. Il est la seule chose qui se maintienne, en tant que totalité organisée et en développement perpétuel.

Pour le reste, c’est-à-dire les éléments de l’Univers, il est possible de dire que A = A, mais en même temps c’est faux. C’est là le principe dialectique de la réalité matérielle. Tout est en effet en mouvement et, pour reprendre l’image employée par le philosophe grec Héraclite, on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve.

Pierre n’est déjà plus Pierre, car il s’est transformé, le faisant tout le temps ; on peut bien sûr parler de Pierre, mais cela sera relatif : il s’agit de Pierre à un moment précis, et encore cette manière de « fixer » la réalité, de la photographier, est une simplification.

Une définition relevant de l’identité ne peut être que relative, descriptive, mais certainement pas absolue. Une définition décrit ce qu’on connaît d’une chose à un moment donné, mais cela ne saurait être éternel, car tout change, et change dans une infinité d’inter-relations que la science justement vise à saisir de manière toujours meilleure.

Reprenons l’exemple de Pierre. Ce dernier n’existe pas isolément, pour le matérialisme historique : il est obligé d’obéir aux impulsions de sa classe sociale, selon des lois historiques. Il n’a pas un libre-arbitre, qui existerait de manière indépendante de la réalité.

À cela s’ajoute que, sur le plan matériel, il n’est pas isolé du reste de la nature. La maladie est, par exemple, considéré comme une agression, comme un « mal », venant déranger un équilibre par définition statique.

Un tel point de vue est idéaliste, faisant de l’individu une entité isolée. En réalité, l’individu est et n’est pas en même temps : il est relié à un ensemble – celui de la vie sur Terre, la Biosphère – dans la mesure où il est composé d’éléments chimiques, qui rentrent en interaction à une multitude de niveaux. Le réchauffement climatique est un exemple de cela.

De plus, l’individu se décompose lui-même en toute une série d’éléments, dont notamment les bactéries. Or, les bactéries ne connaissent pas les frontières fictives imaginées par l’être humain et ce qu’on appelle maladie n’est rien d’autre qu’un processus de synthèse qui se déroule.

Lorsque la maladie est remarquée, le saut produit par la synthèse a déjà eu lieu. Dans cette perspective, les maladies ne sont pas des « accidents », mais ont bien un sens, relevant du mouvement de la matière.

C’est un sens qui nous échappe encore totalement, mais c’est une piste à suivre, car on ne peut pas séparer un individu abstraitement sain du reste de la nature.

Naturellement, dans la conception idéaliste du monde, les individus font par contre « face » à la maladie ; c’est bien entendu la raison pour laquelle les scientifiques à la solde de la bourgeoisie butent entièrement sur des problématiques comme les cancers et le SIDA, caractérisées par un haut niveau de synthèse entre la maladie et le corps.

Bien entendu, il y a l’arrière-plan la question de savoir si ces maladies relèvent d’un processus naturel, en quoi consiste ce processus naturel : il y a ici une gigantesque perspective du travail.

Pour cela, encore faut-il comprendre que la matière en mouvement ne respecte pas le principe idéaliste d’identité ; elle ne connaît pas de frontières, que ce soit au niveau des bactéries comme des classes sociales, ainsi que de la Biosphère elle-même. Les êtres humains ne sont que des composantes de l’Univers ; le principe d’identité n’est qu’un fétichisme propre à la période capitaliste.

En réalité, chaque chose obéit, de fait, à la loi de la contradiction et, par conséquent, elle possède en elle-même un mouvement interne, résumé par Mao Zedong dans la formule « 1 devient 2 ». C’est le principe du mouvement dialectique de la matière, A étant A et en même temps ne l’étant pas, cette contradiction étant le moteur du mouvement, le mouvement lui-même.

Et non seulement A possède une contradiction interne, mais en plus il est inter-relié à d’autres choses, d’autres phénomènes. Le principe de l’identité isole arbitrairement une chose, un phénomène ; il prive également de mouvement de manière arbitraire, alors que tout est en mouvement.

On peut bien sûr effectuer une sorte de photographie d’une chose à un moment, mais considérer que la chose sera toujours ainsi est anti-matérialiste. Le seul moyen de justifier le principe de l’identité est d’ailleurs de faire comme Platon et de placer « au ciel » des chiffres magiques, des « idées » issues de Dieu, qui auraient « formé » la matière.

On voit aisément que la conception idéaliste du monde tente de systématiser une description purement mathématique de chaque phénomène, pour être en mesure d’agir immédiatement, avec un raisonnement de type unilatéral à court terme. C’est là sa nature pragmatique.

La conception idéaliste du monde ne voit pas le mouvement ; elle ne voit que l’identité. La Terre a pour elle un satellite, la Lune, et elle-même tourne autour du Soleil, le processus se répétant « à l’infini » de par le principe de l’identité, une chose ne changeant jamais à moins qu’un événement de cause extérieure ne se produise.

C’est cette conception idéaliste du monde qui fait que sont recherchées, de manière idéaliste, des causes « extérieures » aux problèmes (sociaux, sentimentaux, génétiques, etc.), au lieu de porter son attention sur le mouvement s’appuyant sur les contradictions internes.

La conception matérialiste dialectique du monde ne voit pas l’identité de manière absolue, mais uniquement de manière relative ; elle voit surtout le mouvement, qui est la caractéristique même de la matière. La Terre est le lien d’une transformation de la matière vivante, dans un processus toujours plus complexe, de par sa dynamique interne, inépuisable étant donné que rien n’est indivisible.

L’identité est au mieux une constatation propre à un moment défini arbitrairement, au pire une abstraction, un fétiche. Dans les faits, rien n’est identique, même pas à soi-même : tel est l’enseignement du matérialisme dialectique.

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Le matérialisme dialectique et le langage

Le langage est un dispositif d’échange d’informations entre différents être vivants disposant d’une capacité de synthèse. Le langage, au sens strict, se distingue donc du « langage » informatique qui est une diffusion de données, utilisées selon des programmes, sans capacité de synthèse.

Pour cette raison, le langage utilisé, par les humains et les animaux, est bien plus développé dans sa forme que le langage de type informatique. L’esprit de synthèse du récepteur n’est, en effet, possible que si les données elles-mêmes correspondent au façonnement d’un reflet dans l’esprit, d’une forme synthétique.

Sans cela, le langage s’assécherait, alors qu’on voit qu’il s’approfondit, se densifie, devient de plus en plus riche. La réduction des capacités oratoires et rédactionnelles au sein du Mode de Production Capitaliste actuel témoigne d’ailleurs de sa réalité contre-nature.

Cependant, il faut bien noter que cette réduction n’affaiblit pas tant le langage que les personnes l’utilisant. Pour cette raison, le matérialisme dialectique considère qu’il faut assumer la position culturellement la plus développée du langage, avant l’affaiblissement culturel individuel dû à la décadence impérialiste.

Le langage n’est pas une superstructure, propre à un mode de production ; c’est une conception petite-bourgeoise que d’appeler à une révolution des formes, un langage « libéré », des « mots en liberté », etc.

Staline, dans Le marxisme et les problèmes de linguistique, note de manière absolument juste :

« Toute base a sa propre superstructure, qui lui correspond. La base du régime féodal a sa superstructure, ses vues politiques, juridiques et autres, avec les institutions qui leur correspondent ; la base capitaliste a sa superstructure à elle, et la base socialiste la sienne.

Lorsque la base est modifiée ou liquidée, sa superstructure est, à sa suite, modifiée ou liquidée ; et lorsqu’une base nouvelle prend naissance, à sa suite prend naissance une superstructure qui lui correspond (…).

La langue à cet égard diffère radicalement de la superstructure.

La langue est engendrée non pas par telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d’une société donnée, mais par toute la marche de l’histoire de la société et de l’histoire des bases au cours des siècles. Elle est l’œuvre non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des efforts des générations et des générations.

Elle est créée pour les besoins non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société. C’est pour cette raison précisément qu’elle est créée en tant que langue du peuple tout entier, unique pour toute la société et commune à tous les membres de la société. »

Le langage, qui a pris la forme de langues dans chaque cadre national, est ainsi lié au mouvement même de la matière. En ce sens, il est vivant, il se développe, grandit. Il accompagne le développement de l’Humanité, étant son moyen de communication au sein de ses activités.

Il n’y a pas de langage sans activités ; le langage n’existe qu’au sein d’une Humanité agissante. Staline dresse par conséquent le constat suivant :

« La langue, au contraire, est liée directement à l’activité productrice de l’homme, et pas seulement à l’activité productrice, mais à toutes les autres activités de l’homme dans toutes les sphères de son travail, depuis la production jusqu’à la base, depuis la base jusqu’à la superstructure. C’est pourquoi la langue reflète les changements dans la production d’une façon immédiate et directe, sans attendre les changements dans la base.

C’est pourquoi la sphère d’action de la langue, qui embrasse tous les domaines de l’activité de l’homme, est beaucoup plus large et plus variée que la sphère d’action de la superstructure. Bien plus, elle est pratiquement illimitée.

Voilà la raison essentielle pour laquelle la langue, plus précisément son vocabulaire, est dans un état de changement à peu près ininterrompu. Le développement ininterrompu de l’industrie et de l’agriculture, du commerce et des transports, de la technique et de la science exige de la langue qu’elle enrichisse son vocabulaire de nouveaux mots et de nouvelles expressions nécessaires à cet essor.

Et la langue, qui reflète directement ces besoins, enrichit en effet son vocabulaire de nouveaux mots et perfectionne son système grammatical. »

La question du système grammatical est ici très importante. La question est, en effet, de savoir s’il est né uniquement de façon arbitraire, comme sous-produit des échanges, avec de multiples variantes possibles selon les situations, les possibilités d’échanger (faciles ou non, orales ou écrites, commerciales ou religieuses, etc.).

Staline a, sur ce plan, peut-être formulé de manière exacte la nature du système grammatical. Il a considéré que, dans le langage, les mots formaient l’aspect particulier et la grammaire l’aspect universel :

« Le trait distinctif de la grammaire est qu’elle fournit les règles de modification des mots, en considérant, non pas des mots concrets, mais des mots en général, vidés de tout caractère concret; elle donne les règles de la formation des propositions en considérant, non pas des propositions concrètes, par exemple un sujet concret, un prédicat concret, etc., mais d’une façon générale toutes les propositions indépendamment de la forme concrète de telle ou telle proposition.

Par conséquent, faisant abstraction du particulier et du concret, aussi bien dans les mots que dans les propositions, la grammaire prend ce qu’il y a de général à la base des modifications des mots et de la combinaison des mots au sein d’une proposition, et elle en tire les règles grammaticales, les lois grammaticales.

La grammaire est le résultat d’un travail prolongé d’abstraction de la pensée humaine, l’indice d’immenses progrès de la pensée.

A cet égard, la grammaire rappelle la géométrie qui énonce ses lois en faisant abstraction des objets concrets, en considérant ceux-ci comme des corps dépourvus de caractère concret et en définissant les rapports entre eux, non point comme des rapports concrets entre tels ou tels objets concrets, mais comme des rapports entre les corps en général, dépourvus de tout caractère concret. »

Le problème de poser les choses ainsi est que cela empêche de saisir le rapport dialectique entre le vocabulaire et la grammaire propre à une langue. De fait, les mots sont façonnés historiquement de telle manière à s’insérer de la manière la plus nette possible dans la grammaire ; il y a donc interaction de chaque aspect et non pas séparation concret / abstrait, particulier / général.

Le français, par exemple, sépare nettement chaque mot, alors que l’allemand peut en combiner certains tout en conservant également le principe de déclinaison, ce dernier étant encore généralisé en tchèque, alors qu’en finnois les prépositions sont placées à la fin de mots comme postpositions, etc.

La nécessité d’avoir une communication aisée a donné naissance à un vocabulaire adapté aux formes grammaticales, tout comme ces dernières ont pris forme en répondant à des besoins concrets, pratiques.

L’étude de l’approche concrète de chaque langue est ainsi nécessaire, afin de saisir comment l’unification mondiale du langage se développe, jusqu’à sa réalisation dans le communisme.

Il va de soi ici qu’on ne peut prendre en considération que les langues réelles, et non pas les langues fictives inventées par des intellectuels romantiques idéalisant une nation imaginaire, des traditions imaginaires, etc.

En ce sens, le constat fait par Staline est entièrement juste :

« La langue compte parmi les phénomènes sociaux qui agissent pendant toute la durée de l’existence de la société. Elle naît et se développe en même temps que naît et se développe la société. Elle meurt en même temps que la société. Pas de langue en dehors de la société.

C’est pourquoi l’on ne peut comprendre la langue et les lois de son développement que si l’on étudie la langue en relation étroite avec l’histoire de la société, avec l’histoire du peuple auquel appartient la langue étudiée et qui en est le créateur et le dépositaire.

La langue est un moyen, un instrument à l’aide duquel les hommes communiquent entre eux, échangent leurs idées et arrivent à se faire comprendre.

Directement liée à la pensée, la langue enregistre et fixe, dans les mots et les combinaisons de mots formant des propositions, les résultats du travail de la pensée, les progrès du travail de l’homme pour étendre ses connaissances, et rend ainsi possible l’échange des idées dans la société humaine. »

La langue n’obéit pas simplement au mouvement dialectique en général, elle le fait selon des modalités concrètes, restant à étudier. La formation du français moderne à l’époque du classicisme est certainement une période clef pour saisir les modalités d’approfondissement d’une langue.

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Le matérialisme dialectique et la matière vivante

La matière va au communisme : c’est le noyau idéologique véritable du matérialisme dialectique. Étant donné que la matière – qui est infinie et éternelle – se meut sans arrêt et dans la forme d’une spirale, à travers des sauts qualitatifs, elle avance de plus en plus en termes de complexité et d’organisation. Le communisme est le mouvement vers toujours plus de coordination, d’interrelation, d’interpénétration, de processus profonds de combinaisons. C’est le principe de la synthèse.

L’Humanité a joué un rôle important ici dans la transformation de la biosphère, c’est-à-dire de la Terre comme système vivant, en ce qu’elle a modifié les conditions de manière importante. Le problème est ici d’avoir une compréhension correcte du développement inégal.

Est-ce que l’Humanité est d’une nature spéciale, étant la seule partie de la matière vivante à avoir une valeur véritable ? Ou est-ce que l’humanité est la partie d’un processus général de la matière, en particulier de la matière vivante ?

Les communistes de l’Union Soviétique ont considéré que l’Humanité était l’expression d’une rupture dans le développement de la nature ; seule l’Humanité, comme meilleure expression de l’évolution, devrait être prise en compte. Ce point de vue anthropocentrique était commun à Staline, Maxime Gorki, Vladimir Vernadsky ou Ivan Mitchourine.

Une fameuse citation d’Ivan Mitchourine résume cela de la manière suivante : « Nous ne pouvons pas attendre les faveurs de la Nature. Les lui prendre – c’est notre tâche. »

Nous ne pouvons pas accepter ce point de vue, qui est l’expression seulement de l’arriération de l’Union Soviétique dans l’agriculture, avec un important secteur étant autonome du plan socialiste général – les kolkhozes – ou même indépendant, comme la petite production (qui était anecdotique mais jouait encore un rôle important dans la production de l’alimentation).

Pourquoi cela ? Parce qu’il n’y a pas de raison de séparer l’Humanité en tant que matière vivante du processus général de la matière en développement. Faire cela – ce que nous devrions qualifier d’anthropocentrique – n’est pas conforme au matérialisme dialectique.

Il est de signification historique que Staline, Maxime Gorki, Vladimir Vernadsky, Ivan Mitchourine, ont tous souligné la nécessité de voir les choses en termes de système, mais, précisément sur ce point particulier, sont allés dans le sens d’une conception d’une Humanité comme séparée, ce qui est en contradiction avec toutes leurs propres conceptions.

Mao Zedong est celui qui a compris cela. En ce sens, il n’est absolument pas en contradiction avec Staline (ou Maxime Gorki, Vladimir Vernadsky, Ivan Mitchourine). Il prolonge le matérialisme dialectique, comprenant le besoin de voir de meilleure manière comment la matière se développe elle-même.

C’est exactement pourquoi il a rejeté le concept de « négation de la négation ». Ce concept donne la fausse impression qu’il serait possible de séparer des stades d’autres stades dans un processus qui, en réalité, est d’un type qu’on doit définir comme multiforme.

La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne avait, en fait, une fonction : généraliser la conception selon laquelle rien n’est indivisible, que tous les processus sont dialectiques et qu’ainsi chaque personne doit avoir un point de vue matérialiste dialectique dans chaque domaine.

Cela fut déjà formulé en URSS, mais là les domaines étaient séparés, tandis que Mao Zedong a unifié tous ces domaines dans ce que nous pouvons appeler une cosmologie, une compréhension directe de la substance de l’Univers, qui doit être pris comme un, et un seul, sans stades, domaines, etc.

Bien entendu, il est plus simple de définir des stades et des domaines, mais cela ne peut être que descriptif ; le socialisme est vraiment un stade suivant le capitalisme, mais il n’est pas négation de la négation (le capitalisme niant le féodalisme), parce que quelque chose comme un stade ancrerait le mouvement qui, en fait, ne s’arrête jamais.

C’est pourquoi nous devons considérer que la matière se développe dans un processus général, que la matière vivante est un processus dialectique qui, en tant que tel, dispose d’une dignité.

De la même manière qu’il est absurde de briser des atomes pour produire de l’énergie – alors que la Nature a utilisé le mouvement dialectique pour produire des sauts qualitatifs pour fusionner des atomes – il est absurde de détruire de la matière vivante qui consiste en le développement dialectique produit par la Nature.

Bien sûr, ce que nous appelons ici Nature est l’Univers lui-même ; il n’y a pas de différence entre la Nature et l’Univers, et c’est également la seule chose qui existe, en tant que substance unifiée, comme processus unifié de toute la matière.

C’est le véritable monisme, c’est le vrai athéisme, c’est ce qu’explique le matérialisme dialectique.

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Au sujet d’une compréhension erronée de ce que signifie «thèse antithèse synthèse»

Une compréhension erronée de la dialectique consiste à la voir comme un processus caractérisé par les étapes « thèse antithèse synthèse ». C’est une erreur que Mao Zedong a essayé d’éviter en soulignant qu’il n’existe pas une chose telle que la « négation de la négation ».

En France, une telle façon de voir la dialectique est très traditionnelle, un de ses promoteurs les plus importants étant Pierre-Joseph Proudhon, dont le « socialisme français » est une « synthèse » de la propriété privée et du socialisme conçus comme thèse et antithèse.

En fait, c’est le fascisme qui intervient en unifiant les pôles antithétiques. Le fameux document chinois sur « un devient deux »est ici très utile pour rejeter le principe « deux devient un ».

Selon « Le socialisme français », et nous devons y inclure ici l’anarchisme et le trotskysme, la « révolution » est le produit de la collision de la bourgeoisie et la classe ouvrière. Le fascisme réunit les deux, alors que l’anarchisme et le trotskysme prétendent les surmonter, dans le « socialisme démocratique », le « communisme libertaire », etc., ce qui n’est rien d’autre qu’une conception petite-bourgeoise.

En réalité, selon le matérialisme dialectique, chaque processus est une unité, une synthèse, consistant en l’unité des opposés. La bourgeoisie et la classe ouvrière ne se meuvent pas vers une « collision » : le syndicalisme révolutionnaire français est ici une caricature horrible d’une telle conception erronée.

La bourgeoisie et la classe ouvrière sont deux opposés de la même unité, du même processus, qui a été défini par le grand Karl Marx comme un mode de production.

La révolution socialiste n’est donc pas une lutte idéaliste d’un opposé contre un autre, mais l’expression matérielle de l’échec du mode de production. La classe ouvrière ne peut pas « décider » de faire la révolution – c’est une partie du mode de production, qui est uni et qui est limité dans le temps, en raison de transformations intérieures de la réalité elle-même.

Citons Mao Zedong qui est très précis ici :

« En fin de compte, le régime socialiste se substituera au régime capitaliste ; c’est une loi objective, indépendante de la volonté humaine. Quels que soient les efforts des réactionnaires pour freiner la roue de l’histoire dans son mouvement en avant, la révolution éclatera tôt ou tard et sera nécessairement victorieuse. »

« Les changements qui interviennent dans la société proviennent surtout du développement des contradictions à l’intérieur de la société, c’est-à-dire des contradictions entre les forces productives et les rapports de production, entre les classes, entre le nouveau et l’ancien. Le développement de ces contradictions fait avancer la société, amène le remplacement de la vieille société par la nouvelle. »

Dans la seconde citation, nous devons comprendre que la contradiction entre l’ancien et le nouveau, c’est la loi universelle de la matière en mouvement. Dans notre cas, la contradiction entre les forces productives et les rapports de production est l’aspect principal, la contradiction entre les classes est l’aspect secondaire, sa propre base étant l’aspect principal.

La contradiction entre les classes n’est pas « abstraite », avec des classes métaphysiques étant « thèse » et « antithèse », comme le syndicalisme révolutionnaire et de gauchisme essaient de l’expliquer.

Il y a en fait un mode de production, comme unité des contraires. Ce mode de production joue un rôle progressiste, puis se désintègre, comme nous pouvons le voir avec la « contradiction entre les forces productives et les rapports de production ».

Cette contradiction fait mûrir le rapport toujours plus antagoniste entre les classes.

C’est un enseignement tout à fait basique du matérialisme dialectique. Cela explique ici pourquoi la révolution démocratique chinoise n’a pas supprimé la bourgeoisie, étant donné que les conditions matérielles ne permettaient pas de procéder ainsi.

De la même manière, le Front populaire démocratique antifasciste propose une alliance de différentes classes non monopolistiques qu’il est absolument impossible à comprendre pour les gens voyant la lutte des classes comme un conflit entre une « thèse » et un « antithèse » qui devrait être surmontée en une « synthèse ».

En fait, avec le mode de production capitaliste, nous avons déjà une nouvelle unité (d’opposés), une synthèse, et le socialisme est une nouvelle synthèse dépassant l’ancienne. Le communisme sera également une nouvelle synthèse dépassant l’ancienne, c’est-à-dire le socialisme. Le processus sera éternel.

Mais qu’en est-il de la dictature du prolétariat, alors ? N’est-ce pas une conception appartenant à la perception de la lutte des classes comme une « collision » entre une thèse et une antithèse ?

Absolument pas. Il est erroné de considérer la dictature du prolétariat en tant qu’« antithèse » prolétarienne à la « thèse » de la dictature bourgeoise, avant la période socialiste de la « synthèse ».

Bien sûr, nous pouvons précisément voir comment l’anarchisme et le trotskysme soutiennent cette conception erronée.

La dictature du prolétariat n’est pas une négation de la négation. C’est une partie du mode de production socialiste en tant que tel. C’est un processus de réorganisation de la société, à tous les niveaux, avec le matérialisme dialectique prenant le commandement dans tous les domaines.

Il est incorrect d’imaginer que la dictature du prolétariat est une transition avant le socialisme – c’est en fait une partie du socialisme lui-même. Lénine, dans le classique qu’est L’Etat et la révolution, nous enseigne ici que:

« Cela, Engels l’a admirablement exprimé dans sa lettre à Bebel, où il disait, comme le lecteur s’en souvient : « … tant que le prolétariat a encore besoin de l’Etat, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel. »

Démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme (…).

L’expression [de l’extinction de l’État] est très heureuse, car elle exprime à la fois la gradation du processus et sa spontanéité. Seule l’habitude peut produire un tel effet et elle le traduira certainement, car nous constatons mille et mille fois autour de nous avec quelle facilité les hommes s’habituent à observer les règles nécessaires à la vie en société quand il n’y a pas d’exploitation, quand il n’y a rien qui excite l’indignation, qui suscite la protestation et la révolte, qui nécessite la répression.

Ainsi donc, en société capitaliste, nous n’avons qu’une démocratie tronquée, misérable, falsifiée, une démocratie uniquement pour les riches, pour la minorité. La dictature du prolétariat, période de transition au communisme, établira pour la première fois une démocratie pour le peuple, pour la majorité, parallèlement à la répression nécessaire d’une minorité d’exploiteurs. Seul le communisme est capable de réaliser une démocratie réellement complète; et plus elle sera complète, plus vite elle deviendra superflue et s’éteindra d’elle-même. »

La dictature du prolétariat n’est pas une antithèse, une nécessité « militaire » abstraite, mais toujours une composante du mode suivant de production : le socialisme.

Dans les années 1970, nous avons pu voir comment le guévarisme a défendu la lutte armée comme une « solution » technique, une « antithèse », alors que le maoïsme a proposé la guerre populaire, c’est-à-dire la lutte armée toujours connecté à la tâche de donner naissance à la nouvelle société, à travers des zones rouges où les rapports sociaux sont modifiés.

Le guévarisme a proposé le militarisme, le maoïsme a proposé les zones libérées militarisées – parce que pour le maoïsme, c’est-à-dire la troisième étape du matérialisme dialectique, la dictature du prolétariat n’est pas une « antithèse ».

Par conséquent, pour éviter l’erreur d’admettre une conception abstraite du type « thèse antithèse synthèse », nous devons avoir à l’esprit que la synthèse est un processus. Elle n’existe que dans la mesure où elle avance, à travers la dynamique de l’unité des opposés.

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Document : l’exclusion de Spinoza par le clergé

Voici le texte excluant Spinoza de la communauté juive à l’initiative du clergé juif d’Amsterdam, prononcé le 27 juillet 1656. Spinoza a alors 24 ans et n’a encore publié aucun ouvrage. Le texte reprend une version vénitienne de 1618 et n’a servi qu’une seule autre fois, contre les Karaïtes c’est-à-dire le courant religieux juif ne reconnaissant pas la tradition de la loi orale.

Les Messieurs du Mahamad vous font savoir qu’ayant eu connaissance depuis quelque temps des mauvaises opinions et de la conduite de Baruch de Spinoza, ils s’efforcèrent par différents moyens et promesses de le détourner de sa mauvaise voie.

Ne pouvant porter remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations sur les horribles hérésies qu’il pratiquait et enseignait et sur les actes monstrueux qu’il commettait et ayant de cela de nombreux témoins dignes de foi qui déposèrent et témoignèrent sur tout en présence dudit Spinoza qui a été reconnu coupable : tout cela ayant été examiné en présence de Messieurs les Hahamim, les Messieurs du Mahamad décidèrent avec l’accord des rabbins que ledit Spinoza serait exclu et écarté de la Nation d’Israël à la suite du hérem que nous prononçons maintenant :

A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés.

Nous formulons ce hérem comme Josué le formula à l’encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Élie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l’on trouve dans la Loi. Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soir maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille.

Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie.

Veuille l’Éternel ne jamais lui pardonner. Veuille l’Éternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi : que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Loi.

Et vous qui restez attachés à l’Éternel, votre Dieu, qu’Il vous conserve en vie.

Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits.

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Document : texte du Chéma Israël

Le Chéma Israël est le principal texte de prière dans la religion juive. Il est récité le matin et le soir et c’est lui qui est inscrit dans les mezouzah, le petit réceptable placé devant les portes.

Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est UN.

Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que Je te prescris aujourd’hui soient gravées en ton cœur.

Tu les enseigneras à tes enfants, tu en parleras lorsque tu demeureras chez toi comme lorsque tu seras en chemin, à ton coucher comme à ton lever.

Tu les attacheras comme signe sur ton bras ; elles seront comme un fronteau entre tes yeux. Tu les écriras sur les linteaux de ta maison et sur tes portes (Deutéronome 6,4-9).

Si vous observez Mes commandements, ceux que Je vous ordonne aujourd’hui, d’aimer l’Éternel votre Dieu et de Le servir de tout votre cœur et de toute votre âme, J’enverrai la pluie sur votre pays en son temps, pluie précoce et pluie d’arrière-saison.

Et tu récolteras ton froment, ton moût et ton huile fraîche.

Je donnerai de l’herbe à ton champ pour ton bétail. Tu mangeras et tu seras rassasié.

Mais gardez bien votre cœur contre la séduction ; vous pourriez vous dévoyer et servir d’autres dieux, en vous prosternant devant eux. La colère de l’Éternel s’enflammerait alors contre vous. Il fermerait les vannes du ciel et il n’y aurait plus de pluie, la terre ne donnerait plus ses fruits et vous disparaîtriez bientôt de ce bon pays que l’Éternel vous a donné.

Placez Mes paroles sur votre cœur et dans votre âme, attachez-les en signe sur votre bras, et qu’elles soient comme un fronteau entre vos yeux. Enseignez-les à vos enfants, parlez-en dans vos demeures comme en chemin, à votre lever comme à votre coucher. Inscrivez-les sur les linteaux de votre maison et sur vos portes.

Cela, afin que se multiplient les jours de votre présence et de celle de vos enfants sur la terre que l’Éternel a juré de donner à vos ancêtres, aussi longtemps que le ciel sera au-dessus de la terre (Deutéronome 11,13-21).

L’Éternel S’adressa à Moïse en ces termes : parle aux enfants d’Israël. Tu leur diras de se confectionner une frange aux coins de leurs vêtements, pour toutes les générations.

Ils placeront sur la frange, un fil couleur d’azur. Ce sera pour vous une frange [distincte] et, lorsque vous la verrez, vous vous souviendrez de toutes les ordonnances de l’Éternel et vous les accomplirez.

De la sorte, vous ne vous laisserez pas égarer par les penchants ni de votre cœur ni de vos yeux, par lesquels vous vous avilissez. Mais qu’à sa vue, vous remémorant tous Mes commandements, vous les exécutiez et deveniez saints pour votre Dieu. Je suis l’Éternel votre Dieu qui vous a fait sortir du pays d’Égypte pour être votre Dieu. Oui, Je suis l’Éternel votre Dieu (Nombres 15,37-41).

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L’Éthique de Spinoza et le monisme matérialiste dialectique

De la question du pilote et du navire fait que Spinoza n’a pas été en mesure d’affirmer un matérialisme total, où la matière cherche le meilleur et où par conséquent la matière vivante est à défendre dans sa quête pour persévérer dans son être.

On a la preuve de cet échec avec la définition du bonheur donné par Spinoza, qui est exactement la même que l’averroïsme, elle-même étant la même qu’Aristote. La connaissance raisonnée, contemplant l’univers, suffirait en soi.

Spinoza dit ainsi :

« Les désirs qui suivent de notre nature de façon qu’ils se puissent connaître par elle seule sont ceux qui se rapportent à l’âme en tant qu’on la conçoit conne composée d’idées adéquates.

Pour les autres désirs, ils ne se rapportent à l’âme qu’en tant qu’elle conçoit les choses de manière inadéquate (…).

Il est donc utile avant tout dans la vie de perfectionner l’entendement ou la raison autant que nous pouvons.

Et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de l’homme, car la béatitude de l’homme n’est rien d’autre que le contentement intérieur lui-même, lequel naît de la connaissance intuitive de Dieu, et perfectionner l’entendement n’est aussi rien d’autre que connaître Dieu et les attributs de Dieu et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature.

C’est pourquoi la fin ultime d’un homme qui est dirigé par la raison, c’est-à-dire le désir suprême par lequel il s’applique à gouverner tous les autres [désirs], est celui qui le porte à se concevoir adéquatement et à concevoir adéquatement toutes les choses pouvant être pour lui objets de connaissance claire.

Il n’y a donc point de vie conforme à la raison sans la connaissance claire et les choses sont bonnes dans la mesure seulement où elles aident l’homme à jouir de la vie de l’âme, qui se définit par la connaissance claire. »

On a ici un raisonnement qui est à la fois son propre début et sa propre fin. Ce qui fait que l’être humain a une dignité… est qu’il puisse raisonner, atteignant ainsi l’universel. Mais en même temps, sa nature tient justement à ce qu’il peut le faire. Le seule problème étant que les passions le dispersent, l’attirant vers des choses particulières, empêchant les « actions droites » et réduisant la connaissance à être mutilée.

« Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par celle des causes extérieures.

Nous n’avons donc pas un pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses extérieures.

Nous supporterons toutefois d’une âme égale les événements contraires à ce qu’exige la considération de notre intérêt, si nous avons conscience de nous être acquittés de notre office, savons que notre puissance n’allait pas jusqu’à nous permettre de les éviter, et avons présente cette idée que nous sommes une partie de la nature entière, dont nous suivons l’ordre.

Si nous connaissons cela clairement et distinctement, cette partie de nous qui se définit par la connaissance claire, c’est-à-dire la partie la meilleure de nous, trouvera là un plein contentement et s’efforcera de persévérer dans ce contentement.

En tant en effet que nous sommes connaissants, nous ne pouvons rien appéter que ce qui est nécessaire ni, absolument, trouver de contentement que dans le vrai ; dans la mesure donc où nous connaissons cela droitement, l’effort de la meilleure partie de nous-même s’accorde avec l’ordre de la nature entière. »

Comment Spinoza aurait-il pu résoudre le problème? En fait, il faut plonger ici dans l’approche même de Spinoza. Celui-ci n’était pas un cabaliste, puisque pour lui Dieu est intégré dans notre monde, au point d’être notre monde. Cependant, il répond forcément aux arguments cabalistes, puisque lui-même est issu du judaïsme, dont la Kabbale est une partie théologiquement incontournable pour cette religion.

Le problème se pose de la manière suivante : les kabbalistes ont tout à fait compris qu’il existait une contradiction entre la conception d’un Dieu infini et d’un monde fini. Voici comment le kabbaliste Moïse Cordovero pose le problème, dans un texte kabbaliste de première importance, le Pardes rimmonim :

« Nous poserons une question qui a embarrassé plusieurs adeptes de la Cabale, à savoir si l’Infini, le Roi des Rois, le Très Saint, béni soit-il, a ou non en son pouvoir d’émaner plus que ces Dix Sefirot [l’équivalent des sphères néo-platoniciennes ou bien des anges, c’est-à-dire des intermédiaires entre Dieu et le monde matériel], si nous pouvons nous exprimer ainsi.

La question est légitime, car dans la mesure où il est dans la nature de sa bienveillance de s’épancher en-dehors de lui, et où cela ne dépasse pas sa puissance, on peut à juste titre se demander pourquoi il n’a pas produit des centaines de millions d’émanations.

Il devrait, en effet, lui être possible de produire plusieurs fois Dix Sefirot de la même façon qu’il a produit le monde. »

On l’aura compris, Spinoza répond simplement que justement Dieu a donné naissance à plusieurs fois Dix Sefirot, qu’il consiste en réalité en une infinité de choses, sans aucune limite, ce qui est de manière logique la seule conclusion logique du fait qu’une chose infinie produise quelque chose de manière naturelle.

Les kabbalistes ont, de leur côté, apporté la seule réponse cohérente du point de vue religieux, au moins concernant le judaïsme. Dieu a les moyens de choisir, ne dépendant pas de sa propre nature, et surtout il s’est « rétracté », afin de laisser la place à un monde fini.

Ce repli de Dieu sur lui-même, comme acte de bonté d’un être infini pour permettre à des êtres finis d’exister, est la seule conclusion logique de l’existence d’un monde matériel d’un Dieu étant absolument tout… à moins de ne s’orienter sinon vers la position de Spinoza et de faire de Dieu tout simplement le Cosmos, l’Univers, la Nature.

Aucune autre proposition n’est tenable, car sinon on obtient un Dieu qui n’est pas en mesure de créer plus qu’il ne l’a fait, ce qui s’oppose à la définition de Dieu.

Il faut donc soit considérer cela comme un mystère, soit puiser dans la Kabbale l’idée d’un monde exprimant un trop-plein de bonté de l’infini au point de laisse de la place pour le fini (qui va alors refusionner avec l’infini à la fin des temps, ce qui montre à quel point cette conception est un mélange de néo-platonisme et de judaïsme).

Spinoza, de son côté, considère que le concept de Dieu implique la réalisation de celui-ci comme absolu :

« Tout ce qui est au pouvoir de Dieu est nécessairement. »

On a remarqué dans la citation du kabbaliste Cordovero que Dieu est présenté comme le Roi des Rois ; citons ici Spinoza, qui fait directement allusion à cette conception :

« On compare, en effet, très souvent, la puissance de Dieu à celle des Rois (…). Nul, en effet, ne pourra percevoir correctement ce que je veux dire s’il ne prend garde à ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance humaine ou le droit des Rois. »

Il y a ici un point important et le problème de fond qui apparaît alors est que Spinoza maintient une opposition au sein de sa vision de Dieu. Ces deux concepts de Spinoza sont extrêmement connus en philosophie, existant avant lui également : ceux de nature naturante et de nature naturée.

Ces deux concepts, qui se répondent et forment deux aspects d’une même contradiction du point de vue du matérialisme dialectique, sont la conclusion logique de la conception d’un Dieu qui est tout et qui existe sous la forme de différents « modes » formant les différents aspects de la réalité matérielle.

Voici ce que dit Spinoza dans L’Éthique :

« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée.

Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Corollaire 1 de la Proposition 14 et le Corollaire 2 de la Proposition 16) Dieu, en tant qu’on le considère comme cause libre.

J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. »

Il y a ici une opposition entre Dieu et ce qu’il produit, rendue nécessaire chez Spinoza car Dieu produit des modes et le monde consiste en la réalisation de ces modes.

Mais le matérialisme dialectique que la réalisation de ces modes consiste en les modes eux-mêmes, que l’instabilité du monde tient au mouvement, car les modes ne sont pas éternels. Là est la différence.

Spinoza ne pouvait pas résoudre le problème sans la classe ouvrière, mais il a atteint le point le plus haut du matérialisme avant la compréhension de la signification du mouvement, en tant que propriété de la matière. Spinoza était obligé de couper en deux la notion de réalité, de maintenir une approche déiste, avec Dieu comme démarreur, même si Dieu est aussi la totalité matérielle l’univers.

Cependant, il a développé la notion de psychologie propre aux individus, faisant en pratique se fusionner les deux matérialisme historiques : celui d’Aristote et celui d’Épicure.

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L’Éthique de Spinoza, le pilote et le navire

Comme on le comprend, la notion d’individu et la tentative d’explication des affections sont le problème que tente de résoudre Spinoza. Les deux dernières parties de l’Éthique ont de ce fait comme titre « De la servitude de l’homme » (avec en sous-titre « ou des forces des affections ») et « De la puissance de l’entendement » (avec en sous-titre « Ou de la liberté de l’homme »).

Spinoza tente à tout prix d’intégrer ces aspects en les soumettant à ce qu’il a formulé dans sa première partie où il définit Dieu comme la totalité, c’est-à-dire comme la Nature.

Dans son étude, le philosophe idéaliste Toni Negri, soutenu d’ailleurs par Gilles Deleuze sur ce point, tente de construire un Spinoza qui chercherait à s’émanciper de la première partie, qui chercherait la puissance de l’individu, sa spontanéité, le discours sur Dieu n’étant qu’un prétexte.

En réalité, c’est le contraire : Spinoza tente de maintenir la notion d’absolu, de totalité.

On comprend alors ici tout à fait que Spinoza termine l’épisode féodal du matérialisme, annonçant le passage à une étape supérieure. Les titres des derières deux parties montrent, en effet, de manière claire que Spinoza en reste à l’approche classiquement féodale considérant l’esprit dans son rapport au corps comme celui du pilote à son navire.

D’un côté, l’homme est esclave, car prisonnier des affections, qui sont liées au corps, mais aussi à un esprit dans sa dimension faible, dans la mesure où il s’agit de l’interaction directe avec le corps. De l’autre, l’homme est libre, car il peut réfléchir indépendamment (faisant basculer alors sa pensée individuelle dans le raisonnement universel).

Il faut ici employer le terme « homme », car Spinoza ne parvient pas non plus à s’arracher à une approche patriarcale propre au Moyen-Âge, se distinguant de celle de l’antiquité par un rapport non pas tant à la violence qu’à ce qu’on pourrait appeler un certain « esprit de décision ».

A cela s’ajoute un problème majeur pour Spinoza. Si, en effet, le monde correspond à Dieu, c’est-à-dire si le monde a une structure interne naturelle, comment expliquer que les êtres humains ne se comportent pas de manière adéquate? Comment expliquer d’ailleurs que cela soit même possible?

Comme déjà dit, c’est là toute la clef du problème de Spinoza, qui ne connaît que le principe cause-conséquence et pas la notion de mouvement.

Pourtant Spinoza devait résoudre cela s’il compte justifier qu’il a réellement apporter quelque chose de nouveau à l’averroïsme outre son insistance sur la notion d’unité de l’univers, son monisme. Il s’appuie d’ailleurs là-dessus pour se sortir de l’impasse le guettant, à savoir de se voir réduit au dilemme d’un monde organisé contenant des êtres humains désorganisés.

Spinoza affirme tout d’abord que les êtres humains sont à considérer comme des parties du monde. Or, comme seul le système dans son ensemble compte, les parties peuvent très bien se voir aller dans un sens particulier, voire négatif.

Spinoza articule ainsi sa pensée :

« Nous pâtissons en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir par soi sans les autres parties (…). La force avec laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures. »

Spinoza, ici, témoigne de sa non-compréhension de la dialectique de la matière, qui lui aurait fait comprendre l’interaction générale et absolue de la matière, à tous les niveaux, ce que Mao Zedong et le physicien japonais Sakata ont appelé « l’univers en oignon ».

Ce titan qu’est Spinoza est obligé, de son côté, en raison de ses limites historiques, de faire avec des éléments séparés, chose qu’il aurait préféré éviter puisqu’en dernier ressort seul l’ensemble compte. Il reflète ici la bourgeoisie s’affirmant avec le mode de production capitaliste et entrevoyant tout par le prisme de l’individu.

Spinoza est très clairement dans le prolongement de l’averroïsme d’un côté, de la philosophie et de la religion juives de l’autre ; il peut encore penser en termes d’unité. Après lui, ce ne sera plus possible sans s’appuyer directement sur le matérialisme dialectique.

Donc, Spinoza est obligé de s’appuyer sur les individus en tant que « parties » et il affirme que leur changement doit également à des « causes extérieures », c’est-à-dire aux chocs et divers événements se produisant dans la réalité les concernant.

On a ainsi toute une perspective psychologique : d’un côté, on tente de s’épanouir, chose naturelle, de l’autre on est confronté à des obstacles dus au monde extérieur.

Voici comment Spinoza définit le socle psychologique de chaque personne :

« Comme la raison ne demande rien qui soit contre la nature, elle demande donc que chacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, appète tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en lui. »

Le problème évident dans cette perspective est qu’on perd de vue l’être humain générique, l’universalisme de l’humanité, pour basculer dans une addition et une soustraction de choses bonnes ou mauvaises dans des cas individuels.

C’est précisément sur cette faiblesse que s’appuient certains intellectuels libéraux ou libertaires pour tenter de s’approprier Spinoza, en le transformant en partisan nietzschéen de l’individu cherchant à s’élancer individuellement autant qu’il le peut.

Spinoza avait conscience du danger et c’est pour cela qu’il a maintenu, dans le prolongement d’Aristote, l’entendement comme étant au-dessus des affections et comme permettant un accès à la totalité :

« Le bien suprême de l’âme est la connaissance de Dieu et la suprême vertu de l’âme est de connaître Dieu. »

Dans la mesure où les êtres humains raisonnent, ils basculent dans l’universel ; dans la mesure où les affections triomphent, où les passions submergent « l’âme », les êtres humains se retrouvent en conflit.

On a là d’un côté une préservation de la supériorité de la totalité, mais de l’autre la faiblesse historique, sous la forme d’une lecture individualiste, bourgeoise. Cela se voit nettement dans l’incapacité de Spinoza à généraliser, au nom d’une vision utilitaire, pragmatique, la protection de ceux qui veulent persévérer dans leur être :

« On peut voir par là que cette loi qui interdit d’immoler les bêtes est fondée plutôt sur une vaine superstition et une miséricorde de femme que sur la saine raison.

La règle de la recherche de l’utile nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais non aux bêtes ou aux choses dont la nature est différente de l’humaine.

Nous avons à leur endroit le même droit qu’elles ont sur nous. Ou, plutôt, le droit de chacun étant défini par sa vertu ou sa puissance, les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup plus que les bêtes sur les hommes.

Je ne nie cependant pas que les bêtes sentent, mais je nie qu’il soit défendu pour cette raison d’aviser à notre intérêt, d’user d’elles et de les traiter suivant qu’il nous convient le mieux, puisqu’elles ne s’accordent pas avec nous en nature et que leurs affections diffèrent en nature des affections humaines. »

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L’Éthique de Spinoza, la notion d’individu et le libre-arbitre

Portons notre attention sur la notion d’individu, au coeur du problème de Spinoza dans son questionnement sur le rapport entre universel et un particulier. En apparence, ce point est relativement faible, mais est en réalité profondément dialectique dans sa perspective ; le développement inégal est flagrant.

Spinoza parle des corps et dans la perspective de l’averroïsme et reprend la thèse d’Aristote de la cause et de la conséquence. Si un corps est en mouvement, c’est qu’un autre l’a amené à l’être.

Ce qui définit d’ailleurs un corps, c’est sa nature en repos et en mouvement. Il peut être plus grand, plus petit, cela ne change rien à sa nature si sa réalité en tant que fonction est pareil. Car Spinoza se précipite dans la brèche pour considérer les parties du corps humain comme autant de corps relativement indépendant.

Cette thèse est, bien sûr, relativement forcée, mais pas du tout toutefois si l’on parle des bactéries, que Spinoza ne connaissait pas, mais qui confirme son approche et la conclusion de son raisonnement.

Spinoza, donc, parle du corps comme composé de multiples corps ; il a même pensé à l’urine, aux excréments, aux sécrétions humaines, aux poils, aux cheveux, avec cette explication pouvant sembler énigmatique :

« Si d’un corps, c’est-à-dire d’un Individu composé de plusieurs corps, on suppose que certains corps se séparent et qu’en même temps d’autres en nombre égal et de même nature occupent leur place, l’Individu retiendra sa nature telle qu’auparavant sans aucun changement dans sa forme. »

C’est logique : lorsqu’on urine, on perd un corps composant son corps ; comme elle est remplacée, l’équilibre est maintenu.

Mais il en alors pareil des individus : certains meurent, d’autres naissent. Ce qui est interchangeable relève d’une manière globale d’exister.

A cela s’ajoute que les corps s’emboîtent les uns dans les autres. Ce qui signifie que des corps peuvent être dans des corps, ceux-ci eux-mêmes étant dans d’autres, etc.

Comme Dieu est tout, qu’il est donc alors tous les modes d’existence, il est le corps absolu contenant tous les corps. Ces corps peuvent changer – Paul peut remplacer Pierre – mais leur nature, en tant que « mode » de Dieu, sera la même.

De ce fait, on a des corps dans des corps qui sont dans des corps.

« Et continuant ainsi à l’infini, nous concevrons que la Nature entière est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total. »

Spinoza revient tout de fois à la question du corps humain, car tout cela vise en fait à définir l’âme comme un simple reflet du corps. Il dit ainsi :

« Le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de diverse nature) dont chacun est très composé.

Des individus dont le corps humain est composé, certains sont fluides, certains mous, certains enfin sont durs. »

Or, ces corps peuvent être affectés, et la question est alors de savoir à quel niveau ces affections vont jouer. Évidemment, Spinoza va dire que l’âme enregistre ces affections, sous la forme d’images, associées à une capacité imaginative (relatives à des images connues).

D’ailleurs, nous ne connaissons pas tout ce qui se passe dans le corps, nous le savons uniquement par les affections de celui-ci, quand il y a du plaisir ou de la douleur, de la chaleur ou du froid, etc.

Cela est même la base de la pensée, puisque ces affections pensées forment la base de la pensée se connaissant elle-même. C’est une inversion du « je pense, donc je suis » : c’est l’existence matérielle qui forme la base où peut exister la pensée.

La conclusion est alors logique :

« Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini. »

Ce qui revient à dire que les individus connaissant des affections réagissent en fonction de celles-ci, qui elles-mêmes sont des réactions à d’autres choses, qui elles-mêmes sont des réactions à autre chose, etc. Il n’y a pas de libre-arbitre et tout est un jeu de cause-conséquence.

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L’Éthique de Spinoza, l’universel et le particulier

Toute vision du monde consiste en une certaine manière d’appréhender le rapport entre l’universel et le particulier.

La difficulté pour Spinoza dans sa philosophie est que d’un côté, il dit que l’absolu est un particulier, puisque seul Dieu existe, le monde étant Dieu, alors que de l’autre il dit que le particulier est un absolu, puisqu’obéissant à des affections qui le guident.

Spinoza est obligé, pour se sortir de cette opposition insoluble entre un tout unique et unique qui est un tout, d’expliquer que sa théorie universelle des affections s’appuie sur des affections toutes différentes les unes des autres, toutes singulières.

Pour parler plus clairement, son Dieu qui est tout étant unique, alors tout individu qui est lui-même une sorte de petit tout est unique aussi. Il formule cela ainsi :

« Il y autant d’espèces de joie, de tristesse et de désir et conséquemment de toutes les affections qui en sont composées comme la fluctuation de l’âme, ou en dérivent comme l’amour, la haine, l’espoir, la crainte, etc. qu’il y a d’espèces d’objets par où nous sommes affectés. »

Le monde étant varié, les affections et leur type varient tout autant. De ce fait, chaque sentiment, émotion, etc. est en quelque sorte unique en son genre.

Spinoza est obligé de faire cela pour trois raisons : tout d’abord, afin de maintenir le caractère infini du monde.

Ensuite, afin de préserver la notion d’individu comme petit tout capable d’aborder lui-même une infinité de choses, en particulier, à chaque fois.

Enfin, afin de rendre stable sa philosophie qui ne parvient pas sinon à expliquer pourquoi les gens ne se comportent pas de manière conforme à l’ordre de la nature.

Ce dernier point est le principal ; les commentateurs bourgeois considèrent eux que le second aspect est principal, tentant de faire de Spinoza un simple libéral.

Les commentateurs bourgeois ne saisissent pas que Spinoza annonce le monisme du matérialisme dialectique, l’affirmation d’un univers unifié et complet. Ils ne voient pas d’où vient Spinoza, à savoir l’averroïsme – les thèses de l’averroïsme latin sont au sens strict celles de Spinoza – ni ce qu’il annonce.

Ils sont aveuglés par le fait que, de par ses conditions historiques, Spinoza est en pratique obligé de relativiser sa position, d’opposer de vastes masses se comportant de manière pour ainsi dire absurde à une poignée de philosophes.

Chaque personne tend vers autre chose, s’épanouissant de manière bonne ou mauvaise, selon ou non qu’il fait dominer son entendement. C’est pour cela que Spinoza a appelé son oeuvre l’Éthique : il y a une morale de valorisée et celle-ci appelle à être à la fois ferme et généreux:

« Par fermeté j’entends un désir [c’est-à-dire l’appétit avec conscience de lui-même] par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la raison.

Par générosité j’entends un désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié.

Je rapporte donc à la fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui.

La tempérance, donc, la sobriété et la présence d’esprit dans les périls, etc. sont des espèces de fermeté ; la modestie, la clémence, etc., des espèces de générosité. »

Tout cela relève de la soumission à l’intellect, à l’ordre universel, car comme le rappelle Spinoza à la fin du chapitre sur les affections :

« Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle (…).

Une affection, dite passion de l’âme, est une idée confuse par laquelle l’âme affirme une force d’exister de son corps, ou d’une partie de celui-ci, plus grande ou moindre qu’auparavant, et par la présence de laquelle l’âme elle-même est déterminée à penser telle chose plutôt qu’à telle autre.

Je dis en premier lieu qu’une affection ou passion de l’âme est une idée confuse.

Nous avons montré en effet que l’âme est passive en tant seulement qu’elle a des idées inadéquates ou confuses. »

Seulement, si le matérialisme dialectique sait qu’en raison de la loi de la contradiction, la conscience est en retard sur le mouvement matériel en tant que tel, Spinoza voit le monde de manière statique et il ne comprend pas pourquoi les gens se comportent de manière incohérente, non matérialiste.

Aussi a-t-il besoin d’un jeu des affections perturbant le processus de connaissance.

De là ses illusions sur des phénomènes matériels qui seraient mauvais, ce qui est en contradiction avec sa conception comme quoi tout est divin.

De là son affirmation sur la gourmandise, l’avarice, l’ivrognerie, la lubricité, l’ambition, qui selon Spinoza « n’ont pas de contraire ».

Il s’agit d’affections pour ainsi dire « naturel » en l’absence d’un entendement dominant, mais naturel au sens d’un sous-produit, d’une sorte de bug de programmation de l’univers.

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L’Éthique de Spinoza et la dialectique des affections

La partie de l’Éthique qui est la plus caractérisée par le développement inégal est celle concernant les « affections ». C’est qu’il s’agit de la partie la plus originale, puisque Spinoza tente de formuler une morale, une éthique, à travers sa visio de la nature humaine. 

Spinoza témoigne ici dans son travail d’un raisonnement dialectique particulièrement prononcé, mais la classe ouvrière n’existant pas encore il ne parvient pas à se débarrasser d’une certaine stationnarité.

L’objectif de Spinoza est, en fait, relativement simple. De ce qu’il a formulé au préalable dans l’Éthique, il peut tirer une conclusion essentielle, consistant en le refus catégorique de la position (idéaliste) de ceux qui « conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire ». 

Si le monde est absolument unifié, si Dieu est tout, alors l’être humain n’est qu’une partie du tout, lui-même étant composé de parties. Il n’existe donc pas en étant à part du monde, pouvant penser à l’écart. Spinoza anéantit ici la conceptio idéaliste du libre-arbitre.

Il peut alors se poser comme le premier ayant résolu – du moins le pense-t-il – l’organisation humaine sur le plan des sentiments, des émotions, des volontés. Il faut parler d’organisation, car Spinoza construit toute son oeuvre sur le mode des définitions, propositions, démonstrations, etc., forme qu’il considère comme nécessaire car reflétant les faits.

Il dit ainsi :

« Les affections donc de la haine, de la colère, de l’envie, etc. considérées en elle-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; en conséquence, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d’une autre chose quelconque, dont la seule considération nous donne du plaisir (…).

Je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides. »

Traduisons ce que dit Spinoza, en langage ouvert : Averroès avait raison, l’être humain quand il pense pense de manière correcte c’est-à-dire que sa pensée se conforme à l’intellect universel. Moi Spinoza je vais encore plus loin et je vais tenter de montrer que de la même manière que la géométrie traite de formes matérielles dans leur organisation, je peux faire de même concernant les émotions, les sentiments, la volonté.

Voilà pourquoi on peut dire que :

« Les idées qui sont adéquates dans l’âme de quelqu’un sont adéquates en Dieu en tant qu’il constitue l’essence de cette âme. »

En effet, bien penser c’est être conforme à sa nature, puisque cela exprime parfaitement sa propre nature. Par conséquent, cela rapproche de la machinerie divine comme organisation universelle.

Continuons de traduire Spinoza. Cela donne : cependant, ce n’est pas tout. Moi Spinoza je prétends avoir trouvé – et être le premier à l’avoir fait – la délimitation exacte entre cet entendement (conforme à l’universel) et le chaos des sentiments et émotions, c’est-à-dire les passions (propre au particulier). Cela étant, je formulerai la manière avec laquelle l’entendement peut maîtriser les passions.

Comment procède Spinoza?

Il construit une véritable opération dialectique, tentant de se conformer à la dialectique du réel, ce qu’il va réussir jusqu’à un certain point. Tout d’abord, il va opposer la soumission à l’action, dans une opposition dialectique :

« Il suit de là que l’âme est soumise à d’autant plus de passions qu’elle a plus d’idées inadéquates, et, au contraire, est active d’autant plus qu’elle a plus d’idées adéquates. »

Jusque-là, on est dans l’averroïsme le plus strict, avec une pensée forcément universelle. Cependant, Spinoza va plus loin et prétend avoir trouvé la solution de la contradiction entre la pensée universelle active et les passions passives individuelles.

Il formule cela de manière relativement claire :

« S’ils [les hommes] ne savaient d’expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions soient libres.

C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter le lait, une jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite.

Un homme en état d’ébriété aussi croit dire par un libre décret de l’âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même, le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même farine croient parler par un libre décret de l’âme, alors cependant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler.

L’expérience fait donc voir aussi clairement que la raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorant des causes par où ils sont déterminés.

Et, en outre, que les décrets de l’âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient selon la disposition variable du corps. »

En clair, Spinoza va dresser une typologie des affections. Il va, de manière tout à fait dialectique, faire une série d’oppositions entre ce qui renforce la vie et ce qui joue un rôle négatif :

  • la joie s’oppose à la tristesse ;
  • la gaieté à la mélancolie ;
  • la sympathie s’oppose à l’antipathie ;
  • l’espoir s’oppose à la crainte ;
  • l’épanouissement s’oppose au resserrement de conscience ;
  • la faveur s’oppose à l’indignation ;
  • l’amour s’oppose à la haine ;
  • la louange s’oppose au blâme ;
  • le contentement de soi s’oppose au repentir ;
  • la gloire s’oppose à la honte ;
  • l’étonnement à la consternation ;
  • la vénération à l’horreur ;
  • la surestime s’oppose à la mésestime, etc.

Spinoza ne connaît pas l’unité des contraires, mais il devine qu’elle est là et est obligé de constater une « fluctuation » de l’âme :

« Si nous imaginons qu’une chose qui nous fait éprouver habituellement une affection de tristesse a quelques traits de ressemblance avec une autre qui nous fait éprouver habituellement une affection de joie également grande, nous l’aurons en haine et l’aimerons en même temps. »

Ce qui est formidable dans ces lignes dialectiques, c’est que le fait que deux choses contraires se passent en même temps est reconnu par Spinoza, alors que son objectif est de faire une opposition binaire, où tout se déroule mécaniquement, penchant soit dans un sens, soit dans l’autre.

La raison de cette avancée malgré tout est qu’il veut à tout prix maintenir le matérialisme. Spinoza découvre des éléments dialectiques, mais il ne le sait pas et ne se fonde pas dessus. Seule la matière est son point de départ et d’arrivée, d’où cette sentence magistrale, historique :

« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. »

Cela est juste et Spinoza construit tout là-dessus, sans savoir que le fait de persévérer implique le mouvement. Pour Spinoza, le mouvement implique au contraire non pas l’évolution qualitative, mais uniquement quantitative.

Il systématise des propositions du type : si la personne aimée est joyeuse, on le sera d’autant plus, si la chose haïe est détruite, on sera joyeux, etc.

Toute la vie spirituelle est évaluée selon ces critères : les faits renforcent-ils ou affaiblissent-ils le moral de la personne.

Spinoza est également tellement matérialiste qu’il sait que tout cela peut être uniquement pensé, comme par exemple lorsqu’on a en tête l’image de la personne aimée qu’on va revoir concrètement.

Aussi accorde-t-il une attention capitale à l’imagination, aux images. L’esprit pense avec des images et ses considérations passent par là, aussi les images ont-elles un impact sur le moral.

Le moral des uns joue d’ailleurs sur le moral des autres, Spinoza portant son attention sur le concept de commisération, c’est-à-dire ce que nous devons appeler l’empathie.

Le problème est que ce jeu sur des oppositions de tendance, sur des renforcements ou des abaissements de niveaux, bref une opposition quantitative, aboutit à des remarques unilatérales, mécaniques.

On a par exemple :

« Si quelqu’un imagine qu’un autre s’attache la chose aimée par le même lien d’amitié, ou un plus étroit, que celui par lequel il l’avait seul en sa possession, il sera affecté de Haine envers la chose aimée elle-même, et sera envieux de l’autre. »

Incapable de voir le mouvement (ici du couple), le retournement en son contraire, Spinoza est obligé de « reconnaître » une valeur rationnelle à l’amant abandonné basculant dans une jalousie rageuse.

Cela tient au fétichisme, que Spinoza est obligé de valoriser, puisque ce qui a été bien, étant statique, ne peut que le rester. Il dit ainsi, dans un élan irrationnel en défense du fétichisme :

« Qui se rappelle une chose où il a pris plaisir une fois désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il y a pris plaisir. »

Voici un autre exemple d’approche mécanique :

« Si quelqu’un imagine qu’il est aimé par un autre et croit ne lui avoir donné aucune cause d’amour, il l’aimera à son tour. »

Ou encore, dans un exemple où Spinoza devine un saut qualitatif; mais ne le comprend pas

« La haine qui est entièrement vaincue par l’amour se change en amour, et l’amour est pour cette raison plus grand que si la haine n’eût pas précédé. »

Spinoza tente d’expliquer cet amour plus fort en y voyant un ajout quantitatif (amour nouveau + combat pour rejeter l’ancienne haine) ; il ne saisit pas l’unité des contraires.

Il se doute lui-même pourtant qu’il se contredit, car il devine que si on le suivait dans cette approche, il faudrait sans cesse vouloir être malade et malheureux, pour être ensuite encore plus bien-portant et heureux, « ce qui est absurde » comme lui-même doit le constater.

Pareillement, il considère que si on a en haine une chose, un individu appartenant à une classe sociale, une nation, alors on va forcément généraliser. Spinoza est obligé de reconnaître une valeur à de tels raccourcis, car il ne dépasse pas l’analogie, concept formulé par Aristote.

Constatant le manque de dialectique (que lui-même connaît pas, ce qui est une contradiction), il est obligé de valoriser l’analogie, les raisonnements part analogie, jusqu’à l’absurde.

Spinoza se doute pourtant que ces constats sont trop statiques et la dialectique de la réalité émerge par à coups, comme ici :

« Plus grande est la tristesse, plus grande est la partie de la puissance d’agir de l’homme à laquelle elle s’oppose nécessairement.

Donc, plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme s’efforce à son tour d’écarter la tristesse. »

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L’Éthique de Spinoza : la dimension messianique

Si l’on veut résumer très simplement la pensée de Spinoza, voici ce qu’il faudrait dire, et que seul le matérialisme dialectique permet de synthétiser. Aristote a conçu le monde comme une suite de causes et de conséquences, approche exigeant un démarreur qui est le moteur non mu, c’est-à-dire Dieu.

Spinoza reprend cette conception, cependant il donne un sens aux conséquences. L’épicurisme, cette forme de matérialisme très développé, ne parvenait pas à saisir l’univers comme ensemble organisé et tout ce qui arrivait existait selon lui par hasard, les atomes s’entrechoquant.

Le stoïcisme avait perçu la nature organisée du monde, mais considérait que le sens en était arbitraire.

Spinoza intervient alors et explique que les accidents, les phénomènes qui se déroulent partout et tout le temps, sans raison directement apparente, sont en réalité différents modes d’expression de l’ensemble, du tout c’est-à-dire de Dieu.

C’était la un renversement formidable. L’athéisme, au lieu de nier simplement Dieu, affirmait alors que Dieu était en réalité la nature, l’univers et que l’existence matérielle relevait non pas de matière locale, isolée, mais du mouvement de l’ensemble de la matière.

Les existences différentes, par exemple des éléphants et des fourmis, sont des modes; l’ensemble des modes forme ce qu’on appelle Dieu.

Spinoza est ici spécifiquement issu de la culture intellectuelle juive, car il conserve l’unicité complète du divin et également son caractère incompréhensible. En effet, l’humanité n’est qu’un mode et par conséquent n’est pas en mesure de se mettre au niveau de l’ensemble des modes, de se transcender.

De plus, la religion juive s’est développée comme religion nationale, en attente d’une rédemption historique. Spinoza conserve cet aspect en plaçant Dieu au sein de la matière et non pas dans un au-delà inaccessible.

Toutefois, Dieu perd son caractère personnel et il n’y a pas de messie individuel se révélant à la face du monde: il y a un ordre naturel nécessairement juste s’exprimant de la réalité elle-même.

On retrouve ici un aspect très particulier au judaïsme, à savoir la question de la présence effective de Dieu dans le monde. Dans le christianisme, Jésus est le Fils de Dieu ; dans l’Islam, Mahomet est l’homme le plus parfait. Dans les deux cas, il y a une dimension magique de ces prophètes en contact direct avec Dieu (voire pour le Christ en étant Dieu, mais pas le Père ni le Saint Esprit), dans le prolongement de la figure de Moïse.

Or, la figure du messie dans le judaïsme est tout à fait différente, puisque le messie est un homme, sans aucune capacité magique, sans pouvoirs hors normes. Sa nature est historique et uniquement historique. Il en va de même de la figure du Messie attendu, simple mortel sans pouvoirs magiques.

Cela change tout et permet l’avènement de la pensée de Spinoza. En effet, le rétablissement de l’ordre divin passe par un être uniquement matériel dans le judaïsme et par conséquent, Dieu est dans la matière elle-même.

C’est là bien entendu une contradiction fondamentale avec ce que prétend le judaïsme en tant que religion, et cela explique pourquoi les éléments rompant avec la religion se tournent aisément vers un engagement social et matériel.

Cela explique aussi le développement du sionisme en tant que forme politico-religieuse idéaliste de réalisation matérielle de l’ordre naturel-divin (et plus l’échec matériel, de type socialiste, est patent, plus l’ancrage dans le mysticisme religieux est puissant, comme le montre l’évolution de la société israélienne).

Dieu est donc non pas seulement la substance suprême, mais la seule substance et la réalité doit en revenir à ce qu’elle est : un simple aspect, un simple mode du grand ensemble divin. L’affirmation de cela, sous la forme d’une « éthique », est en soi un acte politique de type messianique.

On sait que Spinoza n’a voulu que la publication de l’Éthique ne soit réalisée qu’après sa mort. Il y a deux possibilités pour cela. La première consiste en l’explication traditionnelle comme quoi une publication de son vivant aurait été trop risquée. Cela est tout à fait possible.

Néanmoins, on peut faire une seconde hypothèse : celle où Spinoza passe le flambeau, transmettant la mission à accomplir au messie potentiel du prochain cycle historique.

Mais y a-t-il un tel concept dans l’Éthique de Spinoza? Et s’il a raison au sujet d’un ordre divin naturel, alors pourquoi cet ordre semble-t-il être transgressé?

La réponse à la première question est positive et va de pair avec la conception juive des cycles historiques où le messie peut apparaître à chacun d’entre eux. En effet, tout est une question interne, propre au système.

Le judaïsme a une lecture idéaliste du monde, où un Dieu en fait national s’adresse à la nation et promet son maintien, puis son retour dans la sphère politique. Le peuple juif attend religieusement un retour national et politique.

Spinoza renverse l’attente, en niant un Dieu anthropocentrique. Il ne s’agit donc pas d’attendre un changement politique par en haut, mais de construire une morale, une éthique, conforme à ce qui est juste par nature dans notre monde.

Car Dieu obéit à sa nature, il ne peut pas « choisir » comme un être humain et par conséquent il n’y a rien à attendre de lui. En fait, Spinoza reprend la thèse de l’averroïsme comme quoi Dieu ne connaît pas les particuliers.

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