La circulation du capital selon Marx : crédit et circulation métallique

La classe capitaliste consomme pour sa satisfaction personnelle, et cette consommation réinjecte de l’argent dans la circulation. Avant d’approfondir cette question, notons déjà un autre aspect qui est relié à cette question.

En effet, la production capitaliste est concurrentielle et technique, et les capitalistes s’achètent les uns aux autres du matériel afin de moderniser leur production. C’est quelque chose qui joue dans la manière dont le capital circule.

Nous allons étudier cet aspect, mais voyons d’abord ce qui manque pour que tout cela fonctionne : l’argent.

Si la plus-value se réalise par la vente des marchandises, alors forcément il y a accroissement du capital. Mais si l’argent est dans les mains des capitalistes à l’initial, d’où arrive l’argent en plus ?

Nous allons voir ici le point de vue de Marx, et revenir plus loin sur comment le capitalisme a modernisé cet aspect propre à l’accumulation du capital à l’initial.

Selon Karl Marx, ce qui se passe est logique : si des capitalistes retirent de l’argent de la circulation, alors d’autres en amènent. Il faut un équilibre, sinon cela ne saurait marcher.

Aussi Karl Marx nous dit-il :

« Lorsqu’une partie de la classe capitaliste jette donc dans la circulation une valeur-marchandise supérieure (du montant de la plus-value) au capital-argent avancé par elle, une autre partie de la classe capitaliste jette dans la circulation une valeur-argent supérieure (du montant de la plus-value) à la valeur-marchandise qu’elle enlève constamment de la circulation pour la production de l’or.

Alors que certains capitalistes pompent constamment dans la circulation plus d’argent qu’ils n’en projettent dans son cours, d’autres, les producteurs d’or, déversent constamment plus d’argent qu’ils n’en retirent sous forme de moyens de productions. »

Maintenant, nous faisons face à un problème essentiel. D’où vient l’argent ? En fait, on en revient à la question des métaux précieux. Ce sont eux qui font office d’argent.

Karl Marx nous enseigne ici :

« Si les marchandises supplémentaires qui doivent se convertir en argent trouvent la somme d’argent nécessaire, c’est que, d’autre part, l’on jette dans la circulation, non point par l’échange, mais par la production même, de l’or (et de l’argent) supplémentaire, qui doit se convertir en marchandises. »

Ce processus se déroule-t-il sans douleur ? Absolument pas. Le capital exige la frénésie, l’emballement, et ainsi :

« Toute l’essence du crédit, et de l’overtrading [sur-commerce] et de l’overspeculation [sur-spéculation] qui vont avec, repose sur la nécessité d’élargir et de sauter au-dessus les bornes de la circulation et de la sphère d’échange.

Cela apparaît comme davantage colossal, davantage classique en relation avec les peuples, plus que les individus. Ainsi, les Anglais ont été dans l’obligation de prêter à des nations étrangères, afin de les avoir comme customers [clients]. » (G).

C’est précisément ce point-là qui a induit en erreur Rosa Luxembourg. Rosa Luxembourg a constaté le caractère fondamentalement expansionniste du capital, et a considéré que cette « expansion » était le moteur du capital.

Or, il n’y a pas d’expansion pour le capital s’il n’y a pas de contenu capitaliste dans celle-ci. De fait, la plus-value concerne la production de biens de consommation, mais également la production de moyens de production.

La conception selon laquelle il faudrait forcément un marché étranger, un non-capitaliste à spolier, ne résoudrait rien à la question : d’où viendrait l’argent du non-capitaliste ?

Lénine, dans Pour caractériser le romantisme économique, se moque ainsi de cette fausse logique :

« Le romantique dit : les capitalistes ne peuvent consommer la plus-value et doivent par conséquent l’écouler à l’étranger. On se demande si les capitalistes ne donnent pas gratuitement leurs produits aux étrangers ou s’ils ne les jettent pas à la mer (…).

Mêler le commerce extérieur, l’exportation, au problème de la réalisation, c’est éluder la question en la reportant sur un terrain plus vaste, mais l’élucider en aucune façon (…).

Nous dirons plus : une théorie qui rattache le marché extérieur au problème de la réalisation de l’ensemble du produit social atteste non seulement une incompréhension de cette réalisation, mais encore une compréhension très superficielle des contradictions propres à cette réalisation… »

Et que nous explique alors Karl Marx, pour expliquer le besoin accru d’argent ? Tout simplement que :

« L’argent supplémentaire nécessaire à la circulation de cette masse de marchandises plus considérable qui a une plus grande valeur doit être fourni soit par une économie accentuée de la masse d’argent en circulation, – par la compensation des paiements, etc., ou encore par des mesures d’accélération de la circulation des mêmes pièces de monnaie, – soit par la transformation de l’argent de sa forme trésor en sa forme circulante. »

Naturellement, ici, le rôle des banques devient ici formidablement important. D’où cette affirmation franche de Marx :

« Ainsi se trouve résolue cette question absurde : la production capitaliste avec son volume actuel serait-elle possible sans le système du crédit (même en ne considérant ce système que de ce point de vue-ci), c’est-à-dire avec la seule circulation métallique ?

Évidemment non !

Elle se serait au contraire heurtée aux limites mêmes de la production des métaux précieux.

Mais, d’autre part, il ne faut pas se faire d’idées mystiques sur la vertu productive du crédit, en tant qu’il place à la disposition des intéressés du capital-argent ou le met en mouvement. »

Ceux qui auront ces idées mystiques, ce sont Pierre-Joseph Proudhon, les populistes russes, ou même Rosa Luxembourg, ou encore les conceptions idéalistes de type fasciste ; en réalité, l’argent n’est qu’un lieu de passage du capital, il n’est pas capital.

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La circulation du capital selon Marx et la question centrale de la provenance de la circulation

La question de la provenance des moyens de la circulation, de l’origine de l’argent circulant en plus à chaque cycle, est essentielle.

Comme dit précédemment, elle a été travaillée sans succès par les économistes classiques, par les populistes russes, par Rosa Luxembourg, etc.

La problématique se pose comme suit : on sait que lors de la production, les travailleurs font des heures qui sont payées pour certaines, et pas pour d’autres. Les marchandises vendues, le capitaliste obtient pour cette raison un capital plus grand qu’au départ.

Seulement, il faut bien des gens pour acheter ces marchandises. Si les capitalistes donnent tant de salaires, alors il y a tant dans la circulation d’argent. D’où alors vient l’argent en plus, permettant d’intégrer la plus-value dans le capital, sous forme d’argent ?

C’est une question évidente et d’une importance centrale. Imaginons que les capitalistes dans leur ensemble donnent, par exemple, 100 euros en salaires. D’où vient alors l’argent formant la plus-value, faisant que les capitalistes en ramènent 110 au bout d’un cycle ?

Ou comme le pose Karl Marx en étudiant cette question :

« Le problème, dans la mesure où peut y en avoir un ici, coïncide avec le problème général : d’où vient la somme d’argent indispensable à la circulation des marchandises dans un pays ? »

Il n’y a naturellement pas une infinité de raisons possibles (nous verrons plus loin les réponses erronées qui ont pu être données) ; il n’y en a en pratique, et dans l’immédiat pour la production capitaliste, hors échange entre pays, que trois.

Soit l’argent vient du capitaliste, soit l’argent en plus arrive par magie (ce à quoi revient les positions des économistes bourgeois), soit il provient de zones non capitalistes intégrées dans le capitalisme (ce qui est, entre autres, la thèse erronée de Rosa Luxembourg, dans son ouvrage de 600 pages « L’accumulation du capital »).

C’est par cette question que s’introduit le romantisme, qui « regrette » la période où le grand capitalisme n’avait pas « ruiné » les petits producteurs, n’avait pas « corrompu » les traditions, etc.

C’est par cette question que le romantisme dénonce le capital financier, qui produirait un argent « fictif », alors que le capital industriel, quant à lui, produirait « vraiment ».

Karl Marx, de manière fort juste, en reste au capitalisme en tant que tel, au mode de production capitaliste, et constate la chose suivante qui en découle :

« Nous n’avons, dès lors, que deux points de départ : le capitaliste et l’ouvrier (…).

Quant à l’ouvrier, il n’est, nous l’avons déjà dit, que le point de départ secondaire, tandis que le capitaliste est le point de départ primaire de l’argent jeté dans la circulation par l’ouvrier.

L’argent, d’abord avancé comme capital variable, accomplit déjà sa deuxième circulation quand l’ouvrier le dépense pour payer des moyens de subsistance.

La classe capitaliste reste donc le seul point de départ de la circulation de l’argent. »

Le travailleur est payé par le capitaliste, ce qui fait que le travailleur n’a d’argent que par le capitaliste. L’argent « en plus » à chaque cycle doit donc, en toute logique, venir du capitaliste lui-même.

C’est la réponse de Karl Marx, qui explique que :

« En effet, quelque paradoxal que cela puisse sembler de prime abord, c’est la classe capitaliste elle-même qui jette dans la circulation l’argent servant à réaliser la plus-value contenue dans les marchandises.

Mais elle ne l’y jette pas comme argent avancé au capital. Elle le dépense comme moyen d’achat pour sa consommation individuelle. Elle ne l’avance donc pas, bien qu’elle forme le point de départ de sa circulation. »

Le niveau de vie du capitaliste s’élève, et de sa consommation personnelle arrive davantage d’argent dans la circulation, c’est elle qui permet la circulation. Mais cela signifie, cependant, que cet argent doit exister.

Alors, d’où provient-il ?

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La circulation du capital selon Marx, la signification de la rotation et le chaos capitaliste

Le capitaliste a tout intérêt à ce que la rotation du capital soit rapide. Plus la rotation est rapide, plus le capital devient rapidement argent pour le capitaliste, plus il peut grandir davantage. En ce sens, il amène ce qui a été appelé la « mondialisation », cherchant en effet par tous les moyens à se réaliser.

Karl Marx nous explique ainsi :

« Le capital, suivant ici sa propre nature, se dégage de toute limitation spatiale.

La création des conditions physiques de l’échange – moyens de communication, de transport – devient pour lui une nécessité d’une ampleur toute nouvelle – la destruction de l’espace par le temps. » (G)

Cette affirmation est très importante et elle vaudrait une analyse à elle seule. Restons en ici par contre plus spécifiquement à la question de la circulation en tant que telle.

Constatons ainsi que, si le capitaliste veut donc que la rotation du capital soit rapide, il doit également faire en sorte que les futures rotations le soient aussi, et également, qu’elles soient possibles.

Or, forcément, il y a usure de certains éléments de production. Le matériel, les machines, etc. s’usent et doivent être remplacés. Ici, la machine de la circulation peut s’enrayer.

Karl Marx note ainsi :

« Dans les même investissement de capital, la durée d’existence et, par conséquent, le temps de rotation sont différents pour les divers éléments du capital fixe.

Dans un chemin de fer, par exemple, les rails, les traverses, les travaux de terrassement, les gares, les ponts, les tunnels, les locomotives et les wagons diffèrent par leur durée de fonctionnement et leur terme de reproduction : le capital engagé dans ces éléments aura donc des durées différentes de rotation. »

De plus, dans certains cas, les marchandises doivent « se reposer », par exemple sécher, mûrir, etc., donc cela ajoute au temps de production.

Le capitaliste évalue donc attentivement la rotation du capital, car c’est dans son intérêt :

« Plus la période de rotation du capital est courte,

– c’est-à-dire plus les intervalles sont courts entre les échéances de sa reproduction dans l’année, –

et plus rapidement la partie variable du capital primitivement avancée par le capitaliste sous la forme d’argent se convertit en la forme argent du produit créé par l’ouvrier pour remplacer ce capital variable (produit qui comprend en outre la plus-value) ;

plus court est donc le temps pour lequel le capitaliste est forcé d’avancer de l’argent sur son propre fonds, et plus faible est, par rapport au volume donné de la production, le capital qu’il avance ;

plus grande relativement est la masse de plus-value qu’avec un taux donné de la plus-value il retire chaque année, puisque, avec la forme argent de la valeur produite par l’ouvrier lui-même, il peut plus fréquemment racheter cet ouvrier et mettre son travail en mouvement. »

Le capital privilégie donc les formes rapides, et on peut déjà voir que c’est décisif pour ses choix concernant l’alimentation ; Karl Marx note déjà, en opposant cela aux moissons qui elles sont annuelles :

« Seuls les produits secondaires, le lait, le fromage, etc. peuvent régulièrement être produits et vendus par périodes assez rapprochées. »

Cependant, ce n’est pas tout, il faut également vendre. On a là la même problématique :

« L’une des sections du temps de circulation, – celle qui est relativement la plus décisive, – est constituée par le temps de la vente, l’époque où le capital se trouve à l’état de capital-marchandise.

Le temps de circulation et par suite la période de rotation s’allongent ou s’abrègent en fonction de la durée de ce délai. »

On voit déjà ici l’intérêt que peut représenter une nourriture industrielle massive telle que fournie par Mc Donald’s : le temps de rotation est court à tous les niveaux. Il n’est pas étonnant que les travailleurs de ce secteur se voient imposer à la fois des salaires bas et une activité très « rapide » : cela tient à la rotation même du capital dans ce secteur.

De la même manière, le capitaliste doit disposer de moyens techniques pour que la rotation se déroule bien : il faut des chemins de fer, que la production ait accès à ceux-ci, etc. etc.

C’est important, car on peut voir ici comment le capitalisme a fait en sorte de raccourcir les distances, par exemple avec le canal de Suez, les progrès techniques, etc.

Si l’on ajoute à cela le fait que les salaires doivent être donnés chaque mois, que l’argent des ventes ne rentre a priori qu’au fur et à mesure, alors inévitablement le capitaliste doit gérer une circulation compliquée, tout en ayant en tête la rotation, la phase globale qui se présente sous la forme d’un revenu du capital initial.

On devine ainsi facilement le chaos que représente tous ces capitalistes jetés les uns contre les autres, ayant tout de même besoin pourtant de moyens d’ensemble qu’ils n’acceptent qu’après avoir subi le contre-coup de leur absence.

C’est la différence entre le niveau de conscience socialiste et le chaos capitaliste ; comme l’explique Karl Marx :

« Supposons qu’au lieu d’être capitaliste, la société soit communiste : tout d’abord, le capital-argent disparaît, et avec lui les déguisements des transactions qui s’imposent grâce à lui.

La chose revient simplement à ceci : il faut que la société calcule d’avance la quantité de travail, des moyens de production et de subsistance qu’elle peut, sans aucun dommage, employer à des entreprises, comme par exemple la construction des chemins de fer, qui pendant un temps assez long, un an ou même davantage, ne fournissent ni moyens de production ou de subsistance, ni effet utile quelconque, mais enlèvent à la production annuelle totale du travail des moyens de production et de subsistance.

Au contraire, dans la société capitaliste, où le bon sens social ne se fait valoir qu’après coup, il est possible et inévitable qu’il se produise sans cesse de grandes perturbations. »

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La circulation du capital selon Marx et l’importance essentielle de cet aspect du capitalisme

Que signifie le terme circulation ? Il veut dire mouvement, dans un sens, et dans l’autre sens. Il y a l’idée de cercle, c’est-à-dire que le va-et-vient se répond : cela va dans un sens, puis dans l’autre, de manière ininterrompue.

Cette notion est très importante pour comprendre le mode de production capitaliste. En effet, le capital n’est pas statique, puisqu’il existe au départ sous forme d’argent, puis de marchandises, puis d’argent.

Tout cela forme un cycle, qui est par la suite répété : c’est la circulation.

Cependant, et c’est là un aspect essentiel, ce cycle est également à chaque fois plus puissant. Le capital repousse toujours les frontières de son existence ; il n’y a pas reproduction simple, mais élargissement du capital, durant des différentes périodes appelées rotation par Karl Marx.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que le capital n’est pas comme une pièce de monnaie que l’on insère dans une machine de casino, pour ensuite en récupérer davantage. La pièce de monnaie introduite, en quelque sorte, va connaître toute une vie.

Ainsi, même si le capitaliste espère récupérer au bout de la production son propre investissement et davantage, il n’en reste pas moins que l’argent investi (et même s’il « revient ») a circulé : dans le paiement des salaires, dans l’achat de biens pour permettre la production, etc.

Le capital a ainsi une vie propre, durant la période où il quitte le capitaliste, avant de lui revenir.

Karl Marx a, de fait, accordé une très grande importance à cette question de la circulation et de la rotation.

Pour bien arriver à suivre son explication, nous nous appuierons sur Le Capital, mais également sur les fameux « Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie », intitulé en français « Introduction générale à la critique de l’économie politique » (une citation de cette œuvre sera mentionnée par « », toute autre citation étant donc, comme précédemment, du Capital).

Pourquoi ce point est-il si important, et pourquoi et peut-il être si compliqué ?

Pour la simple raison que si le capitalisme se développe, il faut bien qu’il s’appuie sur quelque chose. Reste à savoir sur quoi, et c’est la raison pour laquelle Karl Marx a souligné ici un point très important : il faut porter son attention sur les capitalistes dans leur ensemble, en tant que classe, pour saisir la réalité de cette circulation.

En effet, si l’on ne regarde que le capitaliste vendant des marchandises et attendant qu’à sa production réponde une consommation, on perd le fil.

C’est ce qui est arrivé aux auteurs bourgeois « classiques », que critique Karl Marx. Mais cela a également été l’erreur de tous les populistes russes, rejetés par Lénine avec précisément les mêmes arguments que Karl Marx, notamment dans « Pour caractériser le romantisme économique», et même de Rosa Luxembourg dans son œuvre centrale « L’accumulation du capital », où elle essaie d’approfondir cette question et de prendre Karl Marx en défaut.

L’idée de base et commune à toutes les critiques faites à l’encontre de Karl Marx est simple : si le capitaliste fait du profit, sous forme d’argent, alors, d’où vient cet argent ? S’il vient de la classe des capitalistes elle-même, alors il ne peut y avoir plus d’argent qu’au départ et, par conséquent, le profit élargi est impossible.

En clair : si la bourgeoisie vend à elle-même, d’où sortirait-elle le surplus d’argent ?

Reste alors les non capitalistes, mais les critiques, que nous verrons plus loin, consistent à répondre ici que justement le raisonnement ne « marche » pas, car les prolétaires n’ont pas les moyens d’acheter, les petits producteurs sont de plus en plus écrasés et donc ne peuvent plus consommer…

Ainsi, le problème des critiques du marxisme, Rosa Luxembourg y compris, est qu’ils ne saisissent pas comment se produit la reproduction élargie ; pour eux le capital ne peut s’élargir qu’aux dépens de formes non capitalistes, c’est-à-dire aux dépens d’autre chose que lui-même.

C’est là ne pas comprendre le mode de production capitaliste, le capitalisme comme système. Un système fondé sur une contradiction, obéissant à la dialectique.

« Enfin comme résultat du processus de production et de valorisation, apparaît avant tout, comme reproduction et nouvelle production des rapports du capital et du travail en tant que tel, du capitaliste et du travailleur.

Cette relation sociale, ce rapport de production, apparaît en fait comme un résultat encore plus important du processus que ses résultats matériels.

Et en effet le travail, à l’intérieur de ce processus, se produit lui-même comme ressource de travail, ainsi qu’il produit le capital qui lui fait face, tant comme de l’autre côté le capitaliste se produit en tant que capital, et produit la ressource de travail vivante qui lui fait face.

Chacun se reproduit lui-même, dans la mesure où il reproduit son autre, sa négation. Le capitaliste produit le travail comme étranger à soi ; le travail produit le produit comme étranger à soi.

Le capitaliste produit le travail, et le travailleur le capitaliste, etc. » (G).

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La peinture naturaliste belge et l’échec national de La Jeune Belgique

Si L’Art moderne, représentait l’aile radicale de la bourgeoisie – Edmond Picard pouvant en 1886 faire plusieurs articles d’une série appelée « L’art et la révolution », avec comme inspiration deux ouvrages contestataires (Paroles d’un révolté de l’aristocrate anarchiste russe Pierre Kropotkine et L’insurgé de Jules Vallès, un communard) – c’est la revue La Jeune Belgique, qui exista de 1881 à 1897, qui était alors la principale revue d’art et de littérature, avec un millier d’abonnés.

Cependant, son orientation mesurée témoigne en soi de l’esprit décadent d’une bourgeoisie cherchant à établir une base nationale, mais incapable de le faire, au point d’être immanquablement happé par le modernisme français et son subjectivisme.

Le fait que la devise adoptée soit « Soyons nous » en dit long sur la nature du projet, qui part dès le départ d’être un hôte pour toutes les avant-gardes. C’est déjà un esprit bourgeois, au sens où le seul ennemi déclaré c’est la réaction, l’académisme d’esprit catholique. Tout est considéré comme bon pour parvenir à renverser cet ennemi, comme vecteur du libéralisme en général de toutes manières.

Il n’est donc pas considéré que le naturalisme soit erroné, dans la mesure où il n’est pas réalisme au sens strict et qu’il repose sur une démarche subjective d’un artiste. Dans cet esprit, Albert Giraud, l’un des cofondateurs de la revue et connu pour son Pierrot lunaire : Rondels bergamasquespublié en 1884, considère qu’Émile Zola est somme toute un romantique, car il personnalise le milieu où existe les personnages, mieux encore : il le façonne selon ses besoins.

Le poète Léopold-Nicolas-Maurice-Édouard Warlomont (1860-1889), connu sous le pseudonyme de Max Waller et le principal fondateur de La Jeune Belgique, assume tout à fait cette fusion naturalisme – symbolisme (ici par le Parnasse, qui aboutit au symbolisme), et peut donc tout à fait saluer Camille Lemonnier comme le faisait L’Art moderne.

Il dit ainsi :

« Davantage encore dans ses autres livres, Lemonnier est lui, c’est-à-dire belge ; il va décrire notre pays : les rudes Flamands, ces durs, ces graves, ces Germains ; les Wallons, ces doux, ces riants, ces Gaulois.

Il va peindre nos plaines, nos campagnes, nos paysans carrés, nos femmes aux fortes chairs, nos pâtures grasses, nos horizons gris, nos repues franches ; et alors il laissera tomber de son coeur et de sa plume ces œuvres belges, ces œuvres vraies : les Contes flamands et wallonsUn coin de villageUn Mâle, le Mort.

Puisqu’il est convenu que tout écrivain doit, malgré tout, être classé dans une école, nous rattacherons Lemonnier à celle des naturalistes-parnassiens dont font partie Léon Cladel, Jean Richepin, et peut-être Barbey d’Aurevilly, c’est-à-dire des écrivains vrais, mais épris de la ligne, statuaires du style, ciseleurs de la phrase, et parfois dévoyés de cette vérité qu’ils cherchent par leur trop grande préoccupation de la forme lapidaire. »

N’est-ce pas là, peut-être, une caractéristique nationale belge, que de chercher une ligne claire, ciselée, mais en même temps avec une projection lapidaire plutôt que de la recherche d’une ornementation ou bien de précisions ?

Quoi qu’il en soit, la revue ne parviendra pas à devenir un vecteur national, abandonnant rapidement toute perspective critique pour ne publier que des textes littéraires, pour finalement capituler et passer dans le camp de la critique, mais avec cette fois une soumission à la France.

Ainsi, en 1896, il est affirmé la chose suivante :

« Au point de vue littéraire, la Belgique est ou bien une province de la Néerlande, ce qui n’est pas notre affaire, ou bien une province de la France. Nous entendons travailler à rendre sa littérature aussi parfaitement française et aussi peu provinciale qu’il sera possible.

Dès sa fondation la Jeune Belgique s’est donné pour mission de développer dans notre pays la culture des lettres françaises et la production d’œuvres vraiment littéraires.

A l’heure présente, sa tâche consiste à réagit énergiquement contre des efforts funestes qui ne tendent à rien moins qu’à détruire les résultats acquis.

De même qu’elle a naguère lutté contre la routine stérile, elle doit aujourd’hui combattre l’anarchie littéraire, conserver et aviver le culte de la Tradition française dans ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire de la langue correcte et aisée, de la forme vivante et logique ; tel est notre devoir présent. »

Un autre exemple de retournement est celui de L’Artiste, revue initialement naturaliste puis, à partir de 1878 et des problèmes financiers, anti-naturaliste. Même la revue littéraire Le Coq rouge, fruit d’une scission socialisante de La Jeune Belgique à l’initiative de Georges Eekhoud, maintiendra cette double attirance pour ce qui semble être du réalisme et ce qui est vraiment du symbolisme.

Le coq rouge revendiquera « la Vie » et « l’Art libre », se positionnera « contre la Doctrine », s’opposant « à établir des clans et des distinctions entre artistes conservateurs et artistes révolutionnaires, entre parnassiens et verslibristes, entre Flamands et Wallons, Latins et Germains ».

D’autres membres de la Jeune Belgique s’en allèrent encore chez Durendal. Revue catholique d’art et de littérature, d’esprit symboliste.

Cet esprit de confusion, de relativisme, de libéralisme, reflète une faiblesse interne de la bourgeoisie belge dans sa situation historique.

Le naturalisme a alors été non pas un portrait synthétique réaliste, mais un accaparement de la réalité par la bourgeoisie au moyen d’un regard fondé sur l’appropriation. Une fois celle-ci faite, la liaison au peuple n’était plus d’intérêt et fut abandonné au profit du subjectivisme ouvert.

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La peinture naturaliste belge, James Ensor comme exemple de contre-tendance

James Ensor avait un père anglais, qui sombra dans l’alcoolisme et l’héroïne, sa mère flamande tenant un magasin de souvenirs, d’animaux empaillés, de coquillages et de masques de carnaval. Ses œuvres représentent une sorte de peinture flamande décadente, comme en témoigne ici Les ivrognes, de 1883.

Son tableau le plus célèbre est L’Entrée du Christ à Bruxelles en 1889. Le tableau fait 2,6 mètres sur 3,8 mètres et on retrouve un sens flamand du burlesque avec l’esprit de carnaval. C’est l’affirmation d’un esprit populaire, le slogan « Vive la sociale » resplendissant en haut du tableau.

Ce tableau fut refusé au Salon des XX. La raison en est simple : James Ensor n’était pas en accord avec la tendance au symbolisme, à l’impressionnisme, c’est-à-dire à la convergence avec la France. Le tableau se veut une réponse directe au Dimanche à la Grande Jatte de Seurat, qui avait eu l’année précédente un grand succès au Salon des XX.

En ce sens, avec L’Entrée du Christ à Bruxelles, James Ensor représentait une réalité belge subjectivement de par ce refus, même si de par sa forme et son approche, il restait objectivement dans le camp des avant-gardes subjectivistes. Cela fut sans conséquences réelles, l’œuvre n’étant par ailleurs plus montrée publiquement avant 1929.

Qui plus est, l’impertinence de James Ensor ne s’appuyant pas sur le réalisme, il se réduisit de fait à un expérimentateur. Son subjectivisme était par conséquent tout à fait intégrable, ce qui ne manqua pas d’arriver. Anvers fit une rétrospective James Ensor, puis les musées royaux de Bruxelles et d’Anvers achetèrent ses œuvres, en 1929 l’anarchiste James Ensor prit la nationalité belge et devint baron, puis il fut présenté officiellement le « Prince » des peintres en 1933 !

La tendance subjectiviste convergeant avec la France ne fut donc pas contrecarrée. Il y eut également d’autres expressions concrètes, cherchant une orientation nationale. Il faut noter ici, comme expression belge flamande, le groupe « Als ik Kan » d’Anvers, devise de l’immense peintre médiéval flamand Jan van Eyck, signifiant « Si je peux » et avec laquelle il signait ses œuvres.

On trouve dans ce groupe Charles Boland, avec des scènes de genre sans grand intérêt, mais également Henry Luyten, dont certaines œuvres sont notables. On retrouve une dimension plus lyrique, plus flamboyante, typiquement belge dans le sens d’une appropriation du baroque pour le style national.

Son tableau La grève est tout à fait représentatif de cela ; de trois mètres sur cinq, il fait partie d’un triptyque intitulé La lutte pour la vie, accompagné de Misère et de Après le soulèvement.

Misère est davantage marqué par l’orientation très particulière de Rubens ; on perd l’élément belge et d’ailleurs pendant la première guerre mondiale le peintre collaborera avec les Allemands pour renforcer le camp « flamand ».

Alexander Struys, un autre membre du groupe, fit scandale en 1876 avec Oiseaux de proie, intitulé Dieu est mort en flamand.

De manière plus développée, on a la peinture d’Evert Larock, également membre d’Als ik kan, puis du groupe dit des XIII, une scission. Voici L’escarbilleur, ainsi que L’idiot, deux œuvres éminemment marquées par l’impressionnisme, mais où le positionnement se veut naturaliste, preuve encore une fois de l’aisance à construire des ponts entre les deux approches.

Tout cela témoigne d’une grande vivacité culturelle, d’une véritable recherche d’une expression nationale, mais l’absence d’orientation réaliste fut le véritable problème, non résolu en raison de l’incapacité du Parti Ouvrier Belge à indiquer le chemin.

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La peinture naturaliste belge et l’assimilation aux impressionnistes

Le passage à l’impressionnisme, au symbolisme, se fit par conséquent de manière toute naturelle. Dès février 1886, à l’occasion du salon des XX, on trouve dans L’Art moderne un éloge de l’impressionnisme, c’est-à-dire de l’expression du subjectivisme français.

L’impressionnisme est considéré comme une évolution naturelle de l’Art, évolution dont les lois restent inconnues mais qu’il faut accepter.

On lit :

« Et l’Impressionnisme fut officiellement reconnu, comme l’avait été le Réalisme qui le précéda et qui favorisa son éclosion, comme aussi le Romantisme, et le Classicisme, irrévérencieusement dénommé actuellement Pompiérisme.

Il marque une évolution dans l’Art de la peinture. Il est le dernier tour de roue de ce vaste engrenage, toujours en mouvement, dont aucune force humaine ne pourrait entraver le fonctionnement, qu’il est aussi puéril d’attaquer qu’absurde de nier.

Il correspond aux lois, plus mystérieuses encore, qui gouvernent la transformation des sociétés dans leurs goûts, leurs idées, leurs aspirations, leur idéal.

Peut-être des influences physiques se mêlent-elles aux causes morales qui opèrent ces lentes, fatales, inéluctables évolutions. Question complexe, difficile à résoudre avec précision.

Le bon sens indique l’attitude à prendre : examiner avec soin les phénomènes auxquels le hasard des événements nous fait assister, en noter scrupuleusement les phases, observer les distinctions que crée la diversité des races parmi ceux qu’emporte le courant.

De ces documents naîtra l’histoire de l’Art contemporain. Et à cet égard, le Salon des XX fournit une merveilleuse occasion de s’instruire, attendue d’ailleurs de tous ceux qui ont pénétré le but social énergiquement poursuivi par la jeune association. »

Une semaine après, on lit encore dans L’Art moderne, dans un article prolongeant cette exposition de l’impressionnisme :

« On s’est efforcé en France, de trouver en peinture la réalisation d’une idée neuve : celle d’exprimer la sensation que provoque la nature, non pas étudiée à travers des souvenirs ou examinée à la lumière des lanterneaux d’ateliers, mais surprise dans l’air qui la caresse, sous le jour qui la baigne ; on a décomposé le prisme solaire pour faire vibrer sur la toile l’éclat du soleil ; on a poussé jusqu’aux recherches les plus minutieuses les dégradations du ton par la lumière, au lieu den donner l’illusion par l’opposition des clairs et des ombres, comme l’avaient fait des artistes – des plus grands – autrefois.

Le groupe des impressionnistes est né. Est-ce bien le nom qui convenait à ces amants de la lumière ? Et n’eût-il pas fallu plutôt les baptiser « luministes » ? Mais qu’importe l’étiquette ! Nous avons dit déjà qu’on n’y doit pas prendre garde.

Et ce groupe a produit des œuvres remarquables, d’une clarté et d’une intensité qui n’avaient guère été égalées avant lui (…).

A Paris, il n’est plus contesté que par les ignorants et les imbéciles.

Il interprète, disons-nous, la nature comme il la sent. C’est ce que font aussi nos impressionnistes. Mais la diversité des tempéraments et de races crée entre Claude Monet – et en parlant du chef nous entendons parler du groupe tout entier – et les impressionnistes belges des divergences profondes.

Nos compatriotes ont un sentiment plus raffiné des colorations.

Ils sont, sans contredit, plus peintres au sens exact du terme. La qualité des tons est, chez eux, plus riche ; leurs rapports sont plus harmonieux ; les accords dont retentit leur palette sont plus sonores, plus graves. A ce point de vue, la balance penche de leur côté.

Et s’il fallait chercher, dans la peinture contemporaine, une famille artistique à laquelle se puissent rattacher, par des liens d’affinité, nos artistes, c’est vers la jeune école hollandaise, non pas vers l’art français, qu’il conviendrait de tourner les regards.

En revanche, quel exemple que l’exacte expression des valeurs dans les toiles profondes, bien établies et solidement charpentées de Claude Monet !

Les plans sont tous indiqués, « calés » comme on dit en argot d’atelier. Rien n’est laissé au hasard de la brosse ou du couteau à palette. Et le côté superficiel, décoratif, qu’on reproche à certains peintres belges, est rarement sensible chez leur confrère de Giverny.

Quelle belle et suprême expression d’art réaliserait celui qui parviendrait à unir la claire, limpide et calme vision de Monet, sa science et son autorité, au savoureux régal de couleurs, aux délicates harmonies des impressionnistes belges ! Mais quel sera le tempérament assez complet pour accomplir ce prodige ? »

En juin 1886, on lit un article intitulé pas moins que « Les vingtistes parisiens », où les impressionnistes sont assimilés aux vingtistes et inversement. Il est affirmé la chose suivante :

« Il y a, en effet, à Paris, loin de cette esplanade de parade qu’on nomme le Salon, un champ de bataille où l’on mitraille l’esthétique bourgeoise, où l’on sabre les conventions académiques, et le drapeau qu’agitent les victorieux ressemble fort à celui que certain groupe d’artistes bruxellois, pas mal bousculés à l’origine, aujourd’hui certains du triomphe, ont audacieusement déployé.

Là-bas, comme ici, il signifie : affranchissement de l’art à l’égard des formules dans lesquelles on l’emprisonne ; expression sincère d’une émotion ressentie ; dédain des petits moyens par lesquels on séduit les foules ; indifférence absolue au sujet des distinctions par lesquelles on classe les artistes, comme les commis dans les ministères.

A Paris, on a baptisé Impressionnistes ceux que ce drapeau a ralliés. A Bruxelles, on les nomme Vingtistes.

Et ce double néologisme sonne comme un appel de clairon aux oreilles des timorés. »

Cette assimilation à l’impressionnisme, nécessaire de par la tendance au subjectivisme, formant une convergence avec la France, n’alla pas sans problèmes.

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La peinture naturaliste belge et le refus de tout positionnement par les XX

Cette tendance à l’impressionnisme, au symbolisme, était irrépressible. Le grand groupe des artistes prétendument rebelle, soutenu à bout de bras par la revue L’Art moderne, les XX, n’avait même pas de programme, étant dans le même esprit que les revues d’avant-garde d’alors.

Grâce à Octave Maus, le groupe des XX put même exposer au Palais des Beaux-Arts, ce qui signifiait également qu’il y a l’aval du gouvernement. C’est d’ailleurs un haut fonctionnaire lié au gouvernement, Victor Bernier, qui fit office de trésorier des « vingtistes ».

Et on retrouve Vincent Van Gogh, figure du subjectivisme en peinture, comme invité des vingtistes. A leur Salon de 1890, il présente Le Lierre, Verger en fleurs (Arles), Champ de blé au soleil levant (Saint-Rémy) et également La Vigne rouge, qu’il parviendra à vendre : ce sera la seule vente d’un tableau de son vivant. Au passage, le vingtiste Henry de Groux sera exclu pour avoir refusé de l’accueillir.

Après la mort de Van Gogh la même année, les vingtistes organisèrent même une rétrospective avec huit toiles et sept dessins à leur Salon de 1891. On est là dans un esprit tout à fait éloigné du réalisme, les artistes se posant par ailleurs comme entièrement indépendants de toute perspective réfléchie, voire comme entité autonome socialement.

Dans le journal Le Progrès du 10 février 1887, Georges Rodenbach peut de fait constater dans l’article consacré qu’à l’exposition annuelle des « vingtistes », on y trouvait :

« le Tout-Bruxelles artiste, les gens qui connaissent les peintres, qui aiment du Wagner et mettent sur leur guéridon le dernier roman de Paris »

C’est significatif, car l’exposition de l’année précédente avait été un réel succès, 8 000 personnes y venant, les œuvres étant vendues, dans un contexte d’explosion sociale où les « vingtistes » apparaissaient aux conservateurs comme de dangereux agitateurs en phase avec l’esprit anarchiste, tout en étant en pratique totalement intégré dans la vie institutionnelle, conventionnelle, du pays.

En février 1887, dans L’Art moderne, l’article « Le vingtisme » remet même en cause le terme lui-même si jamais il doit signifier un positionnement. On lit :

« Qu’est-ce que, d’ailleurs, que le Salon des XX, sinon un épisode de la grande bataille périodique des idées neuves contre la routine, bataille invariablement gagnée par celles-là contre celle-ci ?

Et n’est-il pas vrai que tout ce qu’on dit, tout ce qu’on écrit, tout ce qu’on fait pour ou contre les évolutions artistiques n’en modifie pas un instant la marche ?

L’erreur que, seule, il importe de dissiper, gît dans un malentendu sur la signification de ce mot, dont la sonorité paraît si redoutable à certaines oreilles : Le Vingtisme.

Néologisme bizarre, qui a fait fortune grâce à ceux qu’il exaspérait, et désormais si bien enraciné dans la langue qu’il serait impossible de l’en arracher.

On l’a considéré comme la qualification d’une doctrine ou d’une école. D’une école ! Alors que les XX, comme tous les partisans de l’art nouveau, proclament que les écoles sont pernicieuses et empêchent l’essor artistique.

« Ce MONSTRE qui s’appelle Vingtisme », disait gravement un journal de province, l’an passé. Et à ce terme on a rattaché tout ce qui existe de violent, de tumultueux, de révolutionnaire, d’anarchiste. Vingtisme et pétroleur sont, pour certaines gens, termes synonymes.

Enfin, un critique a fait une découverte et a terminé son compte-rendu par cette trouvaille : « Il n’y a pas de Vingtisme. Il n’y a que des Vingtistes ». A la bonne heure ! Vous y êtes, cher Monsieur. Nous nous sommes épuisés à le crier depuis quatre ans (…).

Jamais, au grand jamais, les XX n’ont songé à constituer un groupe uni par des affinités de vision et de facture (…). Les XX ont à cœur, au rebours de ce que soutiennent les ignorants et les myopes, de prouver que l’Art n’est pas cantonné dans UNE FORMULE DÉTERMINÉE (…).

Alors, pas de lien entre les Vingtistes ? Des artistes réunis par hasard ! Des peintres qui, s’étant rencontrés au détour d’une rue, se sont dit : « Si nous exposions ensemble ? »

Pardon. Nous avons dit : Les XX ne constituent pas une ÉCOLE. Ce ne sont pas les protagonistes d’une DOCTRINE. Et nous avons ajouté : ils n’ont pas la MÊME TECHNIQUE.

Mais il existe entre eux une affinité plus étroite et d’un ordre supérieur, sorte de parenté intellectuelle qui, depuis quatre ans, période déjà longue pour une association de ce genre, les a rapprochés.

C’est, tout simplement, une commune aspiration vers un art sincère, libre, personnel, celui qu’on pourrait formuler en ces termes : l’étude et l’interprétation directe de la réalité contemporaine par l’artiste se laissant aller librement à son tempérament, et maître d’une technique approfondie. »

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La peinture naturaliste belge, Léon Frédéric et le réalisme de l’espoir

La tendance à l’impressionnisme en lieu et place du naturalisme se combine historiquement avec une tendance au symbolisme. Le parcours du peintre Léon Frédéric (1856-1940) est ici tout à fait significatif.

Si c’est un peintre symboliste belge majeur, il part initialement du naturalisme, dans une optique sociale allant jusqu’à l’engagement, voire une vraie perspective réaliste. C’est indéniablement un artiste incontournable de la Belgique.

Voici Les âges de l’ouvrier, datant de 1895-1897, formant un triptyque rappelant les œuvres religieuses flamandes ayant très apprécié cette forme. On remarquera, dans le tableau du milieu, un cortège funéraire s’éloignant à l’arrière-plan, le drapeau rouge présent témoignant qu’il s’agit d’un rassemblement ouvrier en l’honneur d’une victime de la répression ayant frappé le mouvement pour le suffrage universel en 1893. Il y a également une petite fille habillée en rouge au premier plan.

On notera aussi dans le tableau de droite qu’est présent le palais de justice surplombant le quartier populaire bruxellois des Marolles, on peut aussi voir la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule.

Dans celui de gauche, il y a d’ailleurs la prison de Saint-Gilles.

Le tableau central montre également l’hôpital Saint-Pierre – un lieu de passage pour les ouvriers – et la tour de l’Hôtel de Ville, symbole du pouvoir municipal, haut lieu de lutte, et symbole historique de la ville, de la bourgeoisie, par rapport à l’aristocratie.

Voici le tableau Le peuple, un jour, verra le soleil, de 1890-1891, ainsi que L’âge d’or, tous deux dans le même esprit d’une lecture sociale pleine d’espoir.

Le repas des funérailles, de 1886, est de facture plus classiquement naturaliste. On retrouve l’approche sobre d’un côté, mais également misérabiliste de l’autre, avec une touche de romantisme national de par la visibilité de la vie quotidienne.

On a la même approche pour ’S zondags vóór de mis (Le dimanche avant la messe) ou encore Boerenmaaltijd (Le repas des paysans).

Léon Frédéric a également fait une série très intéressante de portraits, qui tendant à une certaine représentation synthétique, avec Les Âges du paysan.

On a ici Les vieillards, Les époux, Les promis, Les fillettes, Les garçons.

Un autre triptyque est véritablement intéressant : Les marchands de craie (Volet gauche : Le matin. Centre : Midi. Volet droit : Le soir).

Voici également La femme à loques (les ramasseuses d’escarbilles)Repas de Noël à l’hospiceL’enterrement d’un paysanLe paysan mortLe retour de la processionRhododendron en fleurLes trois sœurs.

Le prolongement de cette approche marquée par le misérabilisme finit par aboutir tout droit à l’idéalisme mystique. Léon Frédéric rejoignit le Salon d’art idéaliste, l’équivalent belge du mouvement symboliste Rose Croix de Péladan en France.

Il y a en même temps une sensibilité sociale, en même temps un esprit d’engagement incapable de saisir la réalité et basculant dans l’espoir religieux.

Le triptyque Le ruisseau (Volet gauche : Le glacier – le torrent. Centre : Le ruisseau. Volet droit : L’eau – l’eau dormante), dédié à Beethoven, est un bon exemple de cela.

Que dire également du triptyque Tout meurt mais connaîtra la résurrection par l’amour de Dieu ?

Léon Frédéric, qui venait d’une famille aisée, a connu un succès certain. Bruxelles lui commanda une grande fresque, Le départ des conscrits, pour la salle des milices de l’Hôtel de ville. Il obtint également une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1889, ainsi qu’à celle de 1898.

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Émile Claus et le «luminisme»

Il est évident qu’avec une base si précaire, la peinture naturaliste belge était particulièrement poreuse au subjectivisme, à l’impressionnisme. La dégradation des quelques éléments du réalisme était inévitable, au-delà même d’une lecture réductrice de la réalité comme celle de Constantin Meunier.

Ainsi, Émile Claus s’éloigna d’un naturalisme marqué par le réalisme pour passer dans une forme ouverte d’impressionnisme. Le vieux Jardinier, de 1885, est un exemple de naturalisme tentant une forme de réalisme, au sens de quelque chose de typique ; on retrouve néanmoins ce goût de l’expérimentation allant pratiquement au pittoresque comme chez Émile Zola.

Voici Vlaswieden in Vlaanderen (Désherbage manuel du lin en Flandre), de 1887, qui est dans le même esprit.

Hanengevecht in Vlaanderen (Combat de coqs en Flandre) illustre bien ce regard incapable d’arriver à une dignité universelle, de dépasser le particulier.

N’étant pas en mesure d’assumer un réalisme national, la perspective d’Émile Claus fut happé par le subjectivisme élaboré en France. Camille Lemonnier écrivit un ouvrage sur Émile Claus ; il y souligne l’influence parisienne pour ce peintre qui va devenir un tenant du « luminisme ».

« Paris avait été pour lui l’éveilleur. Il y vient d’abord, en passant des Salons où il expose ; puis ses séjours se prolongent.

En 1889, il loue un atelier au boulevard des Batignolles ; il s’y sent à l’étroit et s’installe rue Dautencourt : chaque hiver, pendant trois ans, l’y ramène après ses tranquilles et laborieux étés d’Astene.

Cette vie de fièvre et de passion l’exalte, il y trouve l’exemple de la leçon des maîtres. Il revit les heures héroïques de l’art des Manet, des Monet, des Sisley, des Pizzarro, des Renoir. Ceux-ci déjà à cette époque sont entrés dans la gloire et triomphent, mais sans cesser de combattre (…).

La lumière qui, dans la nature, fait vivre l’homme, les faunes et les végétaux, n’avait commencé à vivifier le paysage qu’avec Manet, Cézanne, Monet, Sisley, Pizzarro (…).

Tout cela, certes, n’alla pas sans des critiques assez vives : on voulut y voir un art plus paradoxal que spontané : on parut regretter à la fois une perversion de l’optique usuelle et une altération du sens du paysage selon la tradition. »

Émile Claus assuma ainsi le « luminisme », c’est-à-dire un néo-impressionnisme.

Voici, comme illustration de cette tendance allant de la vision naturaliste à la lecture par « impression », Jeunes paysannes marchant sur les bords de la Lys, de 1887, ainsi que De Bietenoogst (La Récolte des betteraves), de 1890.

Voici, témoignant de cette vision par « éclairage », Zomer (L’été), de 1893, Vaches traversant la Lys / Passage des vaches de 1899, ainsi que Le portrait de Madame Claus, de 1900, et Portret van Jenny Montigny (Portrait de Jenny Montigny, sa nièce, qui deviendra elle-même peintre), de 1902.

Voici également Zonnige dag (Jour ensoleillé) de 1895, De vlasoogst (La récolte du lin) de 1904, Hooiberg (Meule de foins), de 1905.

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La peinture naturaliste belge et la revue L’Art moderne

Le rôle historiquement particulièrement pernicieux de Constantin Meunier est également celui de la revue L’Art moderne et il n’est guère étonnant qu’on lise dans celle-ci, sous la plume d’Émile Verhaeren, au sujet de Constantin Meunier, qu’il est :

« le sculpteur et le peintre de la souffrance démocratique, plus encore qu’humaine, et certes plus que le peintre de la souffrance idéale »

Cette revue représente en effet non pas une expression populaire ou socialiste, mais la fraction la plus radicalisée de la bourgeoisie. Ses dirigeants furent d’ailleurs deux avocat, Edmond Picard (1836-1924) et Octave Maus (1856-1919), épaulés également par d’autres collègues.

Le premier était le théoricien de cette initiative culturelle et la figure principale de cette scène ; Edmond Picard était pas moins avocat à la Cour d’appel de Bruxelles et à la Cour de cassation, bâtonnier des avocats à la Cour de cassation, professeur de droit à l’Université nouvelle de Bruxelles, à l’origine des Pandectes belges (une encyclopédie du droit et de la jurisprudence avec cent cinquante volumes) et du journal des tribunaux.

Edmond Picard

A l’occasion de la première exposition des XX, un groupe de peintres dont Octave Maus était par ailleurs le secrétaire et le peintre Théodore Verstraete un membre, il explique comme suit ce qui est sa véritable préoccupation, dans un article intitulé L’art jeune, en mars 1884 :

« Dans une société comme la nôtre, qui tend à l’égalité sociale, l’art devrait subir une transformation, afin de parler une langue plus compréhensible à tous.

Nous vivons certainement à une époque de transition, dans une société bouleversée, qui a en face d’elle les plus grands et les plus terribles problèmes à résoudre, et qui vit au jour le jour, sans boussole ; dans une société qui prend de plus en plus l’utile pour le beau, qui semble faire bon marché de l’idéal, dont cependant l’humanité ne peut se passer sans courir le risque de descendre au rang de la brute.

Quel langage faut-il donc parler à la masse pour l’empêcher de s’engourdir dans le matérialisme et lui révéler qu’elle a une âme ?

Je ne compte pas plus, je vous l’avoue, sur la société Saint-Vincent-de-Paul que sur la société des Libres-Penseurs pour opérer ce miracle…

L’art a plus que jamais, de nos jours, la mission de fortifier l’homme, de l’agrandir par l’émotion en le rendant meilleur (…).

Entendons-nous : je ne veux pas que l’art arrive à parler patois afin d’avoir plus d’auditeurs possible ; non, je veux, au contraire, qu’il conserve religieusement la pureté de la langue, mais que, par la naïveté, la simplicité et l’intensité de l’expression, il attire à lui ce que j’appelle les déshérités.

Des générations successives n’ont-elles pas été émues et touchées profondément par la simplicité, la naïveté et le manque d’artifice des contes et des chansons populaires ?

Vous êtes-vous imaginé quelquefois à quelle puissance d’expression arriverait un paysan ou un marin qui saurait peindre ?

Vivant de par la terre et de par la mer, elles doivent révéler aux paysans et aux marins des beautés mystérieuses, à eux seuls connues.

Évidemment ils sont poètes sans s’en douter, ils sentent d’une façon inconsciente, sans se rendre compte de leurs impressions, sans se les formuler puisqu’ils n’ont pas appris la faculté d’exprimer (…).

Depuis longtemps déjà, mon esprit est troublé par cette idée, qu’insensiblement les artistes se retirent et se désintéressent du milieu social où ils vivent.

J’ai la crainte qu’ils ne soient pris un jour, par la société, pour un clan d’êtres inutiles, n’ayant plus de contact avec elle, parlant une langue compréhensible d’eux seuls, se renfermant dans une espèce de religion, allant, s’effaçant chaque jour et ne faisant plus que peu de prosélytes (…).

Qui nier que des générations de peintres flamands et espagnols ont été fourvoyés par ces dieux : Rubens et Velasquez ? (…)

L’œil juste, la main ferme, voire l’instinct supérieur, ne font pas un artiste complet. Il est une loi divine et une loi de nature qui dit à l’homme : rien sans effort de volonté.

Quant à moi, je classe les artistes en deux catégories : ceux qui sont occupés, c’est-à-dire qui entrent dans leur atelier au jour pour n’en sortir qu’à la nuit, et qui en sortent sans fatigue, parce que la main seule travaille à refaire toujours le même tableau – le tableau connu et appris – et ceux qui chaque jour, en entrant dans l’atelier, cherchent à exprimer dans une formule nouvelle leur idéal. Ceux-là seuls travaillent.

Aussi les maîtres se reconnaissent en ceci, que lorsqu’on les a compris, lorsqu’on les a pénétrés, lorsqu’on les aime enfin, on est fatalement porté à désirer posséder leur œuvre entière, parce que chaque tableau est un effort nouveau. »

On n’est là dans une volonté de massification du libéralisme, pas dans une perspective socialiste. C’est un aspect démocratique, mais au service de la victoire du libéralisme ; Edmond Picard était déterminé par une tendance historique séparée de la classe ouvrière.

D’ailleurs, s’il rejoindra le Parti Ouvrier Belge en 1886, dont il deviendra un sénateur en 1894 et un chroniqueur hebdomadaire pour son organe Le Peuple, après avoir été libéral dans les années 1860, il le fit sur la base d’un anti-capitalisme romantique.

Son antisémitisme était forcené, sur une base racialiste (« La Race est le facteur dominant de l’activité humaine ; comme la vermine on l’écrase (la race judaïque), mais elle pullule, elle dévore ») ; il ne cessera de défendre « l’aryanisme » contre cette « race usurière et thésaurisante », et évidemment se prononcera contre Dreyfus (« Nous n’avons pas, nous autres Aryens, à prendre le parti d’un juif, sa cause fût-elle juste »).

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Constantin Meunier et les figures de type massif-monumental

On comprend que Constantin Meunier passa dans la sculpture, où la dimension allégorique ressort d’autant plus, avec un goût prononcé pour les figures de type massif-monumental séparées de leur environnement, conformément à la lecture idéaliste-corporatiste.

Il y a ici une attirance vers le travail ayant une valeur en soi, non pas comme transformation, comme pour le matérialisme dialectique, mais au sens d’une activité individuelle possédant une dignité et un devoir de reconnaissance en soi.

C’est là quelque chose de profondément réactionnaire. Il est significatif d’ailleurs que ses œuvres servant pour le « Monument au Travail » seront officiellement reconnues par le roi inaugurant l’œuvre en 1930, 25 ans après la mort de l’artiste.

Voici notamment le Monument au travail, et plus en détail L’industrie, La mine, Le port, ainsi que Le mineur.

Dans cet esprit corporatiste, l’emplacement du monument fut choisi comme étant à côté du bassin Vergote du port de Bruxelles servant au déchargement des péniches amenant les produits des mines et des usines, en prenant le canal de Charleroi ou bien en venant du port d’Anvers.

Il y a ici une véritable intégration du travail dans l’idéologie dominante, parallèle à celle du Parti Ouvrier Belge.

Voici des sculptures du même esprit : De puddeler (Le puddleur), Le marteleur, et un autre Le puddleur.

Camille Lemonnier, la grande figure du naturalisme littéraire, écrivit également un ouvrage sur Constantin Meunier, Constantin Meunier, sculpteur et peintre. L’artiste est présenté comme celui qui a porté son regard sur une réalité inconnue :

« Un des premiers, sinon le premier, il faut le répéter, Constantin Meunier avait personnalisés les plèbes obscures, jusque-là exprimées en leurs densités passives, en leurs masses ténébreuses et profondes où ne se mouvait nulle âme. »

Cet éloge de pratiquement 300 pages se conclut de la manière suivante.

« Chaque geste d’un homme comme celui-là a sa beauté utile et qui est une leçon pour les autres hommes.

L’État belge s’est honoré en décidant d’honorer par un hommage national une telle carrière. Une salle du prochain musée, au Mont des Arts, à Bruxelles, portera le nom glorieux du maître et transmettra aux postérités l’illusion matérielle de sa présence éternisée.

On y verra réunis fragmentairement, outre de nombreux bronzes et moulages, les grands morceaux du monument au Travail. Ce seront là comme les tables d’airain où l’avenir lira la charte des sociétés nouvelles basées sur le travail.

Et, tandis que le Semeur ouvrira la main par-dessus le sillon, l’Ancêtre, assis sur les marges du passé, regardera sortir à l’infini de la Mère féconde le trésor renouvelé des races. C’est la leçon même de l’humanité. »

Voici encore, de Constantin Meunier, Le fondeur, Le mineur avec la lanterne, Le carrier, Le faucheur, Le mineur accroupi.

Voici également ce que dit la revue L’Art moderne dit au sujet de Constantin Meunier, par ailleurs reconnu pour ses œuvres, à Bruxelles comme à Paris.

« La vie ouvrière apparaît intimement pénétrée et magistralement rendue. Ce spectacle est émouvant par lui-même.

Toute la mission de l’artiste consiste à en négliger les détails pour représenter avec énergie leurs effets caractéristiques. La plupart des hommes, quand ils regardent autour d’eux, ne voient pas les choses dans ce qu’elles ont de plus significatif, de plus triste ou de plus beau.

On doit le leur signaler, attirer leur attention sur ces côtés troublants : l’écrivain le fait par la plume, l’orateur par la parole, le peintre par ses brosses. C’est après avoir vu un ciel d’hiver peint par un grand artiste qu’on en comprend toute la grandeur lorsqu’on la revoit dans la nature.

C’est depuis Millet que les côtés dramatiques du paysan frappent ceux qui le rencontrent dans les champs. Les mendiants son vus d’une autre façon par celui qui connaît l’oeuvre de Degroux. Désormais le mineur sera autrement compris, grâce à Meunier.

Ce qui est tout à fait à son éloge, c’est que nulle part on ne rencontre la préoccupation de prêcher la question sociale et de faire par ses tableaux un programme démocratique.

C’était là un écueil qu’il était difficile d’éviter ; mais en véritable artiste il a compris que, lorsqu’on mêle des arts différents, on n’arrive la plupart du temps qu’à rapetisser l’un par l’autre.

Si la vue des misères auxquelles la vie industrielle soumet tous les âges et tous les sexes est de nature à inspirer le désir des réformes, le peintre fait assez en reproduisant les mœurs des artisans, leurs fatigues et leurs privations.

A d’autres de déduire les conséquences et à provoquer les remèdes. L’art ne sert qu’à leur donner une plus profonde sensation des choses et plus d’élan pour les lancer en avant. »

Notons enfin Le triptyque des mineurs, qui est une œuvre aboutie, mais là encore on tombe dans l’allégorie, dans la démonstration pleine de commisération, présentée comme la reconnaissance du travail. Cette commisération ressort d’autant plus dans Pays noir, Borinage, ou encore Sur le chemin de la mine.

Et montre l’opération de déviation de l’affirmation du sens du travail par la bourgeoisie alors.

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Constantin Meunier et le mysticisme du travail

Constantin Meunier est un peintre qui fut, comme Cécile Douard, profondément marqué par la situation des mineurs dans le Borinage. On retrouve chez lui pareillement ce sens d’un symbolisme en appui à une tentative de lecture réaliste ; la tentative est cependant un échec, de par une trop grande tendance au symbolique.

Cela en arrive pratiquement à un éloge étroit, corporatiste, du travail, vu comme avec un regard mystique. On est ici dans la direction strictement opposée à l’universalisme du réalisme, du socialisme, et pratiquement dans la tendance corporatiste d’un travail comme composant de la réalité nationale.

La coulée à Ougrée est ainsi frappant par sa dimension se séparant du réalisme, tout en cherchant à le rejoindre au moment d’un positionnement visant à « témoigner ». C’est au mieux une expérimentation, l’aspect symbolique est trop fort, le typique trop faible. Il y a cependant un quelque chose de spécifiquement belge.

Terugkeer van de mijn, (Le retour de la mine), va davantage dans le sens de la naïveté, tout comme Trois hercheuses ou encore Hiercheuse descendant à la mine, qui prétend rétablir la dignité mais est clairement surfait. Le port n’est pas fondamentalement différent dans sa substance.

Pourtant, Constantin Meunier va être salué comme le grand peintre de la réalité ouvrière. Cela reflète une vraie faiblesse idéologique, un vrai manque d’analyse de la substance de la réalité sociale.

Le sénateur et bourgmestre socialiste Marius Renard publia ainsi en 1904 un ouvrage intitulé Constantin Meunier : la glorification du travail. On y lit la chose suivante dans la préface, écrite par Jules Destrée, figure du Parti Ouvrier Belge.

« Parmi tous les maîtres dont les colossales figures se dressent, comme celles des héros, au-dessus de la foule anonyme, il n’en est point que nous puissions célébrer, d’un cœur plus aiment et plus enthousiaste que notre grand Constantin meunier (…).

Les mineurs, les verriers, les puddleurs, les débardeurs, les carriers, les pêcheurs, les moissonneurs, tous ceux qui peinent dans les usines et dans les champs, eurent leur chantre inspiré.

Et on les vit tels qu’ils sont, mais que tels nos yeux ne savaient point les voir : héroïques. Toute l’œuvre de Meunier converge vers cette ambition : LA GLORIFICATION DU TRAVAIL. »

Marius Renard dit pareillement, avec un lyrisme dénué de toute valeur sur le plan socialiste, avec tout à voir par contre avec la démarche corporatiste :

« Il en est qui ne se contentent pas de montrer la vie. Ils font plus. Ils veulent la glorifier parce qu’elle est toujours noble et qu’elle ne cesse de donner des exemples de force et de beauté.

Constantin Meunier est de ceux-là.

A ce titre, il mérite une des places les plus hautes dans l’art contemporain, non seulement parce qu’il glorifia la vie, mais aussi parce qu’il glorifia ce qu’il y a de plus beau en elle : LE TRAVAIL.

Le travail !

O magie des mots ! A prononcer celui-ci, un monde s’éveille, et aussi la force de tout un peuple qui semble s’être imposé bien plus que les autres, une mission de hardiesse.

Le travail ! Et la race toute entière s’agite, avec les mille activités où se complaît la force des nôtres, avec ses sacrifices, ses vaillances, ses dévouements obscurs, ses martyrologues tragiques et ses prestigieuses victoires.

A l’évoquer, des contrées de labeur apparaissent, pays noir de la Wallonie, plaines navrantes de la Flandre, quais brumeux des ports, tous ces coins de la terre belge où s’agite une âpre humanité dont les labeurs obscurs font la richesse et la puissance du pays tout entier.

C’est le « coron » endeuillé du Borinage, aux maisons noires, à l’ombre des terrils et des houillères, où vivote le remueur de rocs. C’est la glèbe infinie aux vastes horizons, sous les ciels clairs, que le semeur de pain emplit de son geste augure.

C’est l’usine aux cubilots géants encapuchonnés de flammes, où le puddleur cyclopéen martèle le métal embrasé.

C’est la rive du glauque Escaut où le débardeur flamand ahane sous les lourds ballots qu’apportèrent les steamers, de tous les coins du globe.

C’est la grève le long de laquelle le pêcheur hâle la chaloupe sur laquelle il affronte les embûches de l’espace et de l’océan.

Mais toujours toujours, quels que soient le milieu et la nature de la tâche, c’est la même vaillance dont tous les efforts se résument en merveilleuse fécondité. »

On a ici un aspect très important historiquement, puisque ici un regard faussement réaliste vient donner une reconnaissance anti-universelle, purement partielle, déviant l’affirmation du travail dans une perspective idéaliste.

Il va de soi que cet esprit sera particulièrement puissant dans les années 1930 et on en a ici une profonde préfiguration.

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La peinture naturaliste belge, vie quotidienne, situation typique

D’autres auteurs essayèrent de porter la charge réaliste ; cependant, cela ne fut que de manière éparse, au sein d’une production inégale. Il faut aller lire certaines œuvres pour y retrouver un réalisme qui ne parvient pas à s’exprimer ouvertement, déjà trop affaibli dans le contexte historique.

On peut le voir néanmoins se présenter de manière parfois relativement nette, comme ici avec Herder met zijn kudde (Berger avec son troupeau) de Louis Pion.

Voici également La pause des paysans, ainsi que Goûter aux champs, tous deux de 1891. On reconnaît la volonté de montrer la vie quotidienne, avec le typique au cœur de la dignité de l’œuvre.

Atelier van de beeldhouwer (L’atelier du sculpteur), de 1878, relève de la même approche, tout comme le Portrait du père de l’artiste.

On doit également noter, pour parler de charge réaliste, d’un tableau comme Pauvres gens, d’André Collin (1862-1930), qui s’est attardé sur les petits métiers et a vraiment fait un effort pour capter le typique dans un sens réaliste.

Totalement inconnu, André Collin est pourtant bien incontournable. Voici Le père malade – Heures de tristesse, et surtout Heures de tristesse, d’une excellente facture, d’une expressivité appuyée par un symbolisme feutré, maîtrisé, contenu.

Voici Vieille Ardennaise d’Ochamps et L’homme au chien, présentant une grande qualité, un vrai regard tendant au réalisme, avec toujours ce côté atmosphérique venant renforcer l’ensemble.

Parfois, la dimension atmosphérique vient nuire l’ensemble, basculant dans l’esprit impressionniste, même s’il y a une base réaliste, ici d’ailleurs fortement présente pour le Port d’Anvers de Maurice Hagemans, qui est en fait en pratique sinon une figure de l’impressionnisme.

Il en va de même pour Les fileuses de Pierre Jacques Dierckx, ou encore Binnenhuis (Bretonse kantwerksters) (Intérieur, travailleuses bretonnes faisant de la dentelle).

Dans l’atelier est déjà plus symptomatique d’un réalisme dégradé en naturalisme, en constatation expérimentale, avec la réduction à un cliché.

Frans Van Leemputten, avec Brooduitdeling in het dorp (Distribution de pain dans le village) et le triptyque De kaarskensprocessie te Scherpenheuvel (La procession aux chandelles à Scherpenheuvel), va à l’inverse dans la direction de la représentation du typique.

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Cécile Douard et la charge réaliste

Il existe ainsi bien un réalisme comme charge s’exprimant dans certaines œuvres belges ; cette charge ne s’exprime pas comme réalisme, mais à travers un naturalisme qui lui-même tend déjà à une forme d’impressionnisme.

Qui plus est, de par l’histoire de notre pays – l’influence du catholicisme, donc du baroque, de l’expressivité aboutissant en partie comme contribution au symbolisme – il y a également un grand soulignement de l’atmosphère, pratiquement personnifié. C’est là un trait national belge dans la peinture.

On voit cela très concrètement avec la peinture de la belge Cécile Douard (1866-1941), d’origine française et installée en Belgique, initialement à Bruges, depuis l’âge de quatre ans. Vivant ensuite à Mons, elle va porter un regard sur l’activité des mineurs du Borinage qu’on ne peut qualifier que de décisif.

Les glaneuses de charbon, de 1891, est une œuvre véritablement très réussie, avec une vraie profondeur, avec véritablement le symbolisme au service du réalisme. C’est d’ailleurs une particularité de certaines nations émergeant tardivement et alliant une forme de romantisme national – symbolisme avec le réalisme.

On a ici quelque chose de très fort, d’ici éminemment belge, avec son expressivité.

Les meilleures œuvres de sa part combinent le réalisme dans son universalisme avec l’approche symboliste soulignant la dimension atmosphérique, la tonalité. C’est cette fameuse tonalité que Paul Verlaine avait tenté de chercher justement en Belgique.

Voici La hiercheuse, de 1896, c’est-à-dire l’ouvrière qui fait circuler les wagons chargés de minerai.

Cécile Douard a connu un parcours évidemment difficile, à une époque où les écoles de peinture étaient fermées aux femmes. Après avoir perdu un œil en 1892, elle devint aveugle en 1898, ce qui ne l’empêchera pas de se mettre au violon, gagnant un Premier prix au Conservatoire royal de Mons, puis de devenir la dirigeante de la Ligue Braille en Belgique.

Voici un extrait de son ouvrage Impressions d’une Seconde Vie, qui raconte avec un très grand niveau d’expression sa situation quinze années après avoir perdu la vue.

« J’attendais une visite grave. Je m’y étais préparée mais mon esprit trop longtemps ramassé sur lui-même, fatigué, se détendait, s’éparpillait, se mettait à broder des images sur un thème qui l’amusait…

Les mains sont de beaux instruments, étonnants réceptacles de sensations, transmetteurs prompts et sûrs de la pensée.

Si vous avez un rien d’intuition, si vous savez les interroger, elles deviennent les indiscrètes, les confidentes à la façon du miroir ; comme la bouche et les yeux, elles sont en vérité un des miroirs de l’âme.

Serrez la main qui vous est tendue, laissez presser la vôtre, et ce court contact vous découvrira la nervosité, la vaillance, la ruse, la générosité du personnage qui vous aborde.

Comme elle trahit la fièvre, la main révèle l’inquiétude, l’amour ou la colère qui nous trouble. Dans ses manières si diverses de toucher, de saisir, de secouer une autre main, elle exprime des sentiments infiniment subtils, car l’appel des doigts au cerveau est aussi rapide que celui de deux regards.

Qui ne conserve la mémoire d’une première rencontre avec une certaine main, du moment de surprise, sinon d’émotion devant l’inconnu qui livrait imprudemment un peu de lui-même ?

Palper une main, c’est presque voir les yeux de qui nous parle ; s’arrêter dans la chaleur et les vibrations d’une main, c’est attendre un secret ; s’oublier, se fondre en elle, c’est pénétrer l’intimité d’un cœur qui ne se défend plus.

Il est des étreintes qui valent un baiser.

D’une légère pression naissent spontanément l’appréhension ou la sympathie.

Ne plaignez pas l’aveugle que la nature a doué de mains intelligentes : ses doigts déchiffrent, les paumes comprennent.

Les mains sont éloquentes, leurs attitudes, leur forme suggèrent les multiples lignes du corps et leur grâce est parfois plus émouvante que le timbre de la voix. »

On notera qu’elle a eu comme professeur Antoine-Joseph Bourlard, dont la vue de œuvres l’a inspiré pour se lancer en peinture. Notons ici une œuvre intéressante de ce peintre, Industria, de 1895.

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