Le mouvement de la Bhakti

Shankara a produit une doctrine classique de l’hindouisme, une nouvelle forme de brahmanisme où les castes étaient réintégrées, l’ordre ancien était de retour, et le bouddhisme, cet ennemi idéologique, était vaincu.

Malgré cela, voilà ce que nous lisons dans le Bhāgavata Purāṇa, la légende éternelle et divine du Dieu Suprême, qui se compose de dix-huit mille vers écrits entre le 9ème et le 10ème siècle (mais qui existaient auparavant  de manière orale) :

« Ni le Yoga ni le Samkhya ni le dharma ni l’étude des Védas, ni la sobriété religieuse ni l’abandon de soi ne Le ravissent (si pleinement) qu’une intense dévotion.

Moi, qui suis le Soi bien-aimé des vertueux, ne peux être saisi (qu’) à travers une dévotion absolue et pleine de révérence.

La dévotion entièrement dirigée vers Lui absout même les Svapakas (qui cuisinent et mangent la chair des chiens) du stigmate qui leur est apposé dès la naissance. »

En effet, l’hindouisme n’avait triomphé que dans la forme. La perspective de Shankara n’a pas été suivie, car elle était trop rigide, trop uniforme et pas adaptée aux multiples situations locales qui nécessitaient l’intégration de divinités spécifiques.

Nous trouvons donc, en compétition idéologique avec Shankara, Madhvacharya (1199-1278) et Ramanuja (1017-1137), qui ont développé un système non-dualiste.

Alors que Shankara appelait à rejoindre le « Un » car tout le reste n’est qu’illusion, exactement comme Platon et son allégorie de la caverne, Madhvacharya et Ramanuja faisaient la promotion d’un système dualiste traditionnel.

Selon eux, il y avait l’univers d’un côté et Dieu de l’autre, et les êtres humains devaient prier Dieu le seigneur de l’univers.

Nous sommes ici dans le domaine du vaïshnavisme, le culte de Vishnou ; mais nous trouvons aussi, parallèlement à cela et à a même période, le « shivaïsme », le culte de Shiva.

Le shivaïsme était très répandu sans être aussi puissant, et idéologiquement plus présent aux limites de l’Inde antique, notamment au Cachemire ; il était principalement connecté aux pratiques magiques et mystiques qui avaient encore cours à l’époque.

Représentation shivaïte par Raja Ravi Varma (1848-1906), avec Shiva et Parvati, entouré des autres dieux n’ayant ici qu’une place secondaire

La célébration de Shiva s’accompagnait par exemple du culte du lingam, le phallus en tant que symbole d’énergie ; Shiva était en fait un dieu pré-védique, puis il a été intégré dans les védas par assimilation avec le dieu védique Rudra, un processus qui s’est achevé dans le Shvetashvatara Upanishad.

Le vaïshnavisme était la forme populaire de l’hindouisme : jusqu’à ce jour, le système « non-dualiste » de Shankara, bien que très estimé, n’a jamais bénéficié d’une vraie popularité. Le vaïshnavisme était si populaire qu’il était lié au mouvement de la « Bhakti » (« portion », « part », « dévotion », « attachement à », etc.).

Comme nous l’avons vu dans la citation ci-dessus, le mouvement de la Bhakti acceptait la théologie hindouiste, mais rejetait plus ou moins les castes, et même les rituels védiques, au nom d’une connexion directe avec un dieu, au moyen du chant, de la prière, de la dévotion etc.

Représentation au 18e siècle de Kalki, la dernière forme de Vishnou sur terre intervenant pour faire cesser le Kali Yuga, le dernier âge, et faire recommencer les cycles cosmiques depuis de le départ

Le phénomène le plus étonnant ici est que le mouvement de la Bhakti, malgré ces positions, ait pu être intégré à l’hindouisme, et exister pacifiquement aux côtés de la tradition orthodoxe.

Comment un mouvement populaire de dévotion au dieu unique et accessible à tous, a-t-il pu coexister avec la tradition orthodoxe ?

C’est parce que le mouvement de la Bhakti était l’expression de l’évolution historique de l’idéologie féodale et de sa base sociale. L’hindouisme orthodoxe était l’idéologie des villages, mais partout où les traditions étaient enchevêtrées dans des situations complexes, nous trouvons l’approche de la Bhakti, qui est en fait un équivalent du christianisme européen du haut moyen-âge.

L’hindouisme orthodoxe a du accepter cela, afin de protéger ses propres traditions des mouvements de masse, mais aussi parce que la Bhakti était un front idéologique de mobilisation de masse permettant de contenir l’avancée de l’Islam.

Alors que dans l’hindouisme orthodoxe c’est le clergé qui est en position centrale, dans le mouvement de la Bhakti c’est la société entière, c’est-à-dire les dirigeants locaux ; on vénérait le dieu suprême, que ce soit sous sa forme propre, sous la forme d’autres sous-dieux ou déesses, ou même sous la forme d’un professeur, d’un « gourou ».

Alors que Shankara appelait à comprendre de façon plutôt rationnelle la vacuité de l’ego, la Bhakti expliquait que l’amour pour Dieu permettait de fusionner avec lui, dans une perspective mystique, car nous vivons dans le dernier yuga, le dernier cycle d’une période de 4,1 à 8,2 milliards d’années où l’univers est détruit et recréé.

Ici, l’influence du soufisme musulman est manifeste puisqu’on y retrouve le rapport individuel à Dieu, alors qu’auparavant Dieu était une entité équivalente à l’univers, donc distant et inaccessible, mis à part pour les âmes pures.

Avec la Bhakti tout le monde pouvait « fusionner » avec Dieu à travers l’adoration, les prières, les chants collectifs, etc. Ce qu’on appelle la mouvance « Hare Krishna » en Europe et aux États-Unis est basée sur la tradition Bhakti, le but des disciples étant de ressembler à Radha, la femme aimée du dieu suprême Krishna.

Des dévots de l’Association internationale pour la conscience de Krishna, plus connus
comme les « Hare Krishna »

Le mouvement de la Bhakti n’appelait pas à l’anéantissement de l’ego, mais à sa rencontre avec le suprême. Son concurrent n’était pas le bouddhisme, c’était l’Islam, dans la situation concrète de l’Inde à l’apparition du féodalisme.

Il faut ici mentionner le grand mathématicien Damodar Dharmananda Kosambi (1907-1966), qui était aussi un historien. Citons ici sa compréhension du matérialisme dialectique et soulignons-en la valeur :

« Le matérialisme dialectique soutient que la matière est primordiale et que les propriétés de la matière sont inépuisables. L’esprit est un aspect de la matière en tant que fonction du cerveau, les idées ne sont donc pas des phénomènes primaires, mais plutôt le reflet de processus et de changements matériels de la conscience humaine, qui est elle-même un processus matériel.

En définitive, les idées se forment à partir de l’expérience humaine.

La matière n’est pas inerte, mais dans un état permanent d’interaction et d’échange ; c’est un processus complexe plutôt qu’un agrégat de choses. A chaque niveau il y a cette caractéristique inhérente du changement, cette « contradiction interne », qui mène à une négation (pas nécessairement unique) de ce niveau ou de cette condition. » (Exasperating Essays: Exercises in Dialectical Method).

L’historien indien Damodar
Dharmananda Kosambi
(1907-1966)

Citons ici son ouvrage Aspects économiques et sociaux de la Bhagavad-gītā :

« Pourtant, le Gita contenait quand même une innovation parfaitement adaptée aux besoins de cette dernière période : la Bhakti, l’adoration personnelle. Pour qui avait composé cette œuvre, la Bhakti était le moyen de justifier que tous les points de vue dérivent de la même source divine.

Comme nous l’avons constaté par la suite avec le plutôt insipide Anu-Gita, cela n’a pas suffit à l’époque. Mais avec la fin des grands empires personnels en vue, – celui de Harsa étant le dernier – le nouvel État devait être féodal de haut en bas.

L’essence du féodalisme pleinement abouti, c’est la chaîne de loyautés personnelles qui relie le servant à l’intendant, le métayer au seigneur et le baron au roi ou à l’empereur.

Il ne s’agit pas de loyauté au sens abstrait, mais sur les bases solides des moyens et des rapports sociaux de production : la propriété foncière, le service militaire, la collecte des impôts et la conversion par les magnats de la production locale en marchandise. Assurément, ce système n’aurait pas pu exister avant la fin du 6ème siècle.

Le mot-clé est samanta, qui en 532 signifiait encore « dirigeant local », et qui en 592 avait pris le sens de « baron local ». Les nouveaux barons était responsables personnellement devant le roi, et faisaient partie d’un mécanisme de collecte d’impôts.

Le roi Manusmrti, par exemple, n’avait pas de samantas ; il devait tout administrer lui-même, directement ou par le biais d’agents dépourvus de statut indépendant.

Le développement approfondi du féodalisme « par en bas » requérait à l’échelle du village une classe d’individus qui avaient des prérogatives sur la terre (en matière de culture, d’occupation ou de propriété héréditaire) et qui effectuaient un service militaire spécial ainsi qu’un service de perception d’impôts.

Pour assurer la cohésion de ce type d’État et de société, la meilleure religion est celle qui promeut la Bhakti, la foi personnelle, même si l’objet de dévotion a des défauts évidents. »

Avec la Bhakti, l’hindouisme a trouvé le moyen de faire la promotion de Dieu en général grâce à la dévotion personnelle qui élimine toute perspective rationnelle ; l’Inde a pu s’enfoncer dans le féodalisme avec cette religion coexistant avec l’hindouisme orthodoxe, ce dernier étant l’expression de la continuation du système des villages de l’Inde antique.

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Matérialisme, monisme et le message de la Baghavat

La situation du matérialisme dans l’Inde antique était intenable. Les deux directions possibles du matérialisme étaient bloquées à la fois par l’hindouisme et le bouddhisme.

Le matérialisme devait surmonter deux difficultés. La première difficulté était d’expliquer qu’il n’y a pas d’« âme », que seul le corps existe et que les êtres humains ne « pensent » pas : il n’y a que la matière.

La deuxième était de considérer que l’univers ne fait qu’un et que la pensée en est le reflet, un simple élément de sa totalité.

Cependant, ces deux affirmations étaient impossibles. Le bouddhisme expliquait déjà que les « âmes » étaient une illusion, qu’il n’y avait pas d’individu, et appelait à nier la matière pour plonger dans le Nirvana.

Ainsi, les tendances matérialistes qui comprenaient la vacuité du concept d’ « individu » avec un ego unique étaient prisonnières d’une mystique religieuse qui devenait leur seule issue.

Tout mouvement d’orientation épicurien devait se transformer en négation de l’ « âme », non pas au nom de la matière, mais au nom de sa négation et de celle de l’ « âme ».

Shiva et Parvati, le couple idéal, ici représenté comme ayant fusionné,
grottes d’Éléphanta,
autour du 6e siècle de notre ère

Il y avait ensuite la question de la pensée comme reflet de l’univers, à travers l’« intellect », pour utiliser le concept d’Aristote, d’Avicenne et d’Averroès.

Mais cette orientation n’était pas possible non plus, car l’hindouisme et en particulier Shankara avaient développé un concept très proche de celui du bouddhisme : il y avait, en effet, un intellect universel, mais il n’était pas le reflet du monde, il était le reflet de Dieu.

Ainsi, ceux qui prenaient cette direction acceptaient le monisme, mais c’était un monisme religieux qui niait la matière.

Une œuvre très importante à cet égard, est la Baghavad-gītā, le Chant du Bienheureux, écrit vers le 5ème siècle avant notre ère. Il se compose de 700 vers issus du Mahabharata, le plus long récit épique jamais écrit en sanskrit.

Le but de la Bhagavad-gītā est la destruction directe du bouddhisme, du matérialisme et du prestige d’Ashoka.

En voici la trame : dans la bataille pour la succession au trône du roi défunt, Arjuna, qui est à la tête d’une armée, est dépité à l’idée de combattre les membres de sa propre famille, il ne veut pas d’une guerre. Mais le conducteur de son char est en fait Krishna, un avatar de Vishnou.

Krishna et Arjuna, tapis indien du XVIII-XIXe siècle

Vishnou lui explique qu’il est seul à exister, de telle manière qu’Arjuna peut tuer puisqu’il ne tuera pas vraiment, à condition de comprendre que seul Vishnou existe.

Cela signifie deux choses : d’un côté cette œuvre défend un monisme total, dans lequel seul l’univers existe en tant que « produit » de Vishnou, et dans lequel les pensées sont des sous-produits de l’existence de Vishnou. De l’autre côté, la Bhagavad-gītā explique que les castes doivent être respectées, que les Védas sont sacrés, etc.

Si cette œuvre est une arme si puissante, c’est parce que dans le renouvellement du système des castes, il apparaît que le véritable but n’est pas d’atteindre le sommet de la société, mais de quitter la fausse réalité de l’univers et de comprendre que seul Vishnou existe.

Citons ici quelques passages très intéressants de la Bhagavad-gītā qui sont vraiment très proches d’une compréhension matérialiste de la pensée comme reflet de l’univers éternel :

« Les sens sont supérieurs à la matière inerte ; l’esprit est supérieur aux sens ; l’intelligence est encore supérieure à l’esprit ; et [la conscience] est encore plus grande que l’intelligence. »

« Ce qui imprègne le corps tout entier, cela est, sachez-le, indestructible. Personne ne peut détruire cette conscience impérissable. L’enveloppe matérielle de l’entité vivante incommensurable, éternelle et indestructible est vouée à la disparition (…)

Pour la conscience il n’y a ni naissance ni mort à aucun moment. Elle n’est pas venue au monde, ne vient pas au monde, ne viendra pas au monde. Elle ne naît pas, elle est éternelle, infinie, sans âge. Elle ne meurt pas quand le corps est tué ».

« Bien que je ne sois pas né et que Mon corps transcendantal ne périsse jamais, et bien que Je sois le Seigneur de tout ce qui vit, J’apparais chaque millénaire sous ma forme transcendantale d’origine. Partout où il y a un déclin de la pratique religieuse, Ô descendant de Baratha, et une prédominance de l’irréligion – c’est à ce moment que Je descends.

Pour libérer les pieux et anéantir les mécréants, ainsi que pour rétablir les principes de la religion, J’apparais en personne, millénaire après millénaire. »

Vishnou « descend » quand cela est nécessaire : nous voyons qu’en toile de fond, il y a une mauvaise compréhension du principe de synthèse de la pensée-guide dans un moment de « crise ». Et il est comme l’univers dans sa compréhension matérialiste : éternel, sans limites, etc.

En raison de la situation, il fallait que le matérialisme dise : oui, le bouddhisme a raison de dire que la conscience individuelle est une illusion, mais il est faux de dire qu’à cause de cela la réalité est sans importance, et oui, l’hindouisme a compris que l’univers n’est qu’un et qu’il n’y a qu’une pensée, mais il est faux de dire que cette pensée émane d’un dieu extérieur à la réalité.

La situation n’était pas mûre pour cette perspective matérialiste, qui n’est apparue que plus tard avec la Falsafa arabo-persane, puis l’averroïsme latin.

La position du matérialisme en Inde était extrêmement faible. Tous les documents relatifs au matérialisme antique ont été perdus, mais nous connaissons les positions des matérialistes à travers les critiques qui en ont été faites et qui récapitulaient souvent ces positions.

Shankara nous donne les informations suivantes sur la conception de ceux qu’on appelait les Lokāyatikas, les matérialistes.

« Selon les Lokāyatikas, la fondation du monde est représentée par quatre éléments – la terre, l’eau, la chaleur, le vent – et cela est tout ; ils ne reconnaissent rien d’autre ».

Cela signifie que selon les matérialistes de l’Inde antique, il n’y a pas d’âme, seulement de la matière (comprise comme les quatre éléments indiens traditionnels).

Shankara résume ainsi leur position :

« Je suis fort, faible, vieux, jeune – ces caractéristiques sont attribuées au corps spécifique, particulier qui est ātman, et il n’y a rien à côté de cela ».

Grâce à d’autres auteurs, nous savons aussi de la même façon que selon les Lokāyatikas, seuls existent la terre, l’eau, le feu et l’air, qui une fois mis en relation constituent les corps, les organes sensoriels et les objets. Rien de vivant ne peut se maintenir dans l’ « au-delà », donc il n’y a pas d’ « au-delà ».

Cela signifie que les Lokāyatikas étaient des empiristes. Ils ne prenaient pas en compte la question de l’unité globale de l’univers ou même du corps : ils ne croyaient que ce qu’ils voyaient et étaient donc un équivalent direct de l’épicurisme.

C’était une orientation pratique, un matérialisme primitif. Shankara dit aussi à propos des Lokāyatikas :

« Avec l’aide des moyens accessibles à la perception, c’est à dire l’agriculture, l’élevage, le commerce, la politique, l’administration et les occupations de ce genre, Que les sages connaissent le bonheur sur terre ».

Cela signifie que les Lokāyatikas étaient des épicuriens directement connectés aux rois. Dans l’Inde antique, les dirigeants voulaient gouverner sans l’interférence des prêtres, c’est pourquoi ils soutenaient l’épicurisme.

Dans cette opposition au sein des classes dirigeantes, les intellectuels matérialistes apparaissaient comme des armes idéologiques, dans un phénomène qui s’apparente déjà à ce que nous appelons l’averroïsme politique, apparu notamment avec John Wycliffe et le hussitisme.

Ce phénomène est allé tellement loin que nous trouvons un équivalent direct du Prince de Machiavel, l’Arthashastra, écrit pas Kautilya, le premier ministre de Chandragupta, le fondateur de l’empire Maurya, et grand-père d’Ashoka.

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Hindouisme, bouddhisme et jaïnisme en Inde: la question de l’ego et du soi

Karl Marx ne connaissait pas le bouddhisme et son rôle en Inde. Il pensait que l’hindouisme avait toujours été la forme religieuse dominante et que le culte de la nature en était un élément, alors que c’était en fait une pratique animiste des peuples autochtones colonisés et une composante pacifique du bouddhisme comme idéologie urbaine et civilisée.

Si nous prenons par exemple Adi Shankara (vers 788-820), un des plus importants théoriciens de l’hindouisme, nous voyons qu’il a combattu le culte de Khandobā, un dieu pré-aryen à tête de chien protecteur du Deccan (la partie sud de l’Inde).

Ce dieu a plus tard été transformé en forme, en « avatar » de Shiva et, en fait, l’hindouisme a surtout mis en avant Vishnu et Shiva et a intégré tous les dieux non-aryens en tant que « formes », en tant qu’ « avatars », des autres dieux.

De la même façon, Adi Shankara a lutté contre la culture « tantrique », c’est-à-dire la magie et les rituels érotiques qui existaient sur le territoire actuel de l’Assam, une région très éloignée des zones aryennes.

Représentation idéalisée d‘Adi Shankara, 1904

Adi Shankara a aussi contribué à une forte culture des monastères, une culture ascétique directement empruntée au bouddhisme qui est encore aujourd’hui très forte dans le sud de l’Inde où elle a émergé.

Adi Shankara a en fait été le grand théoricien de l’hindouisme, celui qui a écrasé le bouddhisme déjà affaibli.

Le point crucial est le suivant : le triomphe sur l’ego est clairement la composante la plus développée de l’hindouisme, du bouddhisme et du jaïnisme. Même si la réflexion à ce niveau se perd dans la psychologie réactionnaire, et si la réincarnation apparaît comme l’élément le plus fort dans ces systèmes, le niveau de questionnement est extrêmement élevé, et contenait à ses débuts une dimension matérialiste.

Selon le matérialisme dialectique, la pensée est le reflet du mouvement de la matière éternelle : le mode de production tel qu’il est expliqué par Karl Marx permet de comprendre la relation entre la pensée et la matière en (éternel) développement.

Averroès, en affirmant que l’être humain ne pense pas, a ouvert la voie au matérialisme en Europe, avec l’averroïsme latin.

En Inde, c’est le « Bouddha » qui a formulé la première position allant dans ce sens. Sa position consistait à expliquer que la conscience en tant qu’ego individuel était une illusion.

Cependant, la démarche étant de libérer la société par la religion, les efforts se concentraient uniquement sur l’extinction de la fausse conscience, sans jamais attribuer de valeur à la réalité. La réalité était l’apanage du monarque absolu et des marchands.

Le Bouddha, dans le style gréco-bouddhiste typique de la région du Gandhara, actuellement au Pakistan, 1er ou 2e siècle de notre ère

Mais il y avait encore un problème : même si dans cette conception les actions sont mauvaises, car elles créent de la souffrance, il fallait quand même pouvoir expliquer les actions. Et c’est précisément là que l’hindouisme a développé une explication, en fait identique à celle de Platon et d’Aristote.

C’est ici qu’Adi Shankara a joué un rôle crucial. En fait, Shankara a admis la position du bouddhisme mais au lieu de dire que l’ego n’existait pas, il a proposé un système de fusion de la conscience individuelle et du vrai Soi.

Le système s’avérait supérieur au bouddhisme parce qu’il se présentait comme un monisme : il n’y avait qu’une réalité, celle du vrai Soi, qui englobait notre propre soi. La religion était la méthode pour comprendre cela, et les textes sacrés des Védas, rejetés par le bouddhisme, étaient d’une grande assistance.

Le bouddhisme n’expliquait pas le monde, il ne faisait que le nier. Shankara abondait dans ce sens et a utilisé la notion de « māyā », du monde comme illusion. Cependant, il a expliqué que le monde n’était pas une abstraction, mais une sorte de rêve de la superconscience.

Le bouddhisme expliquait que le monde matériel était le produit de la « volonté », qui formait une « cause » par le biais du « désir ». Quand s’accomplit l’arrêt de la volonté, la conscience demeure dans une sorte de zone tampon entre la destruction et la création : le « nirvana ».

Shankara a expliqué qu’au contraire, l’effet préexistait à la cause, notre propre réalité était superposée à la cause éternelle, notre âme n’étant en fait qu’une partie de la superconscience, l’ « ātman ».

Selon Shankara, par exemple, comme il l’explique dans le Brahmasutra :

« l’âme n’est que la réflexion de sa forme élevée, l’ātman. »

« L’âme n’est que savoir ou connaissance. »

«  Il est impossible de nier l’ātman, car précisément celui qui nie est lui-même ātman ».

« Il est impossible que la conscience individuelle, qui est connaissance, soit différente de ce Brahman, et il est impossible qu’il en existe plusieurs effets ou des consciences distinctes ».

Platon, puis les néoplatoniciens, ne disaient pas autre chose : Dieu a créé la bonté, la bonté étant quelque chose de « plus » que Dieu, une sorte de « numéro 2 » qui a produit le multiple. Les nombres du multiple ont engendré, de par leurs combinaisons, les « idées » qui ont donné forme à la matière.

Le but est donc de comprendre que chaque conscience provient de la grande conscience et qu’elle veut y retourner. Shankara dit précisément la même chose. La matière masque la conscience, c’est le principe de la māyā-avidyā, « illusion-ignorance ».

Dans son commentaire du Brahmasutra, Shankara dit :

« cette superposition, définie comme telle, est appelée avidyā [ignorance] par les sages, alors qu’ils appellent connaissance l’affirmation de la vraie nature de quelque chose que l’on distingue des choses superposées. »

Shankara a ainsi produit une arme puissante contre le bouddhisme. Toutefois il est impossible de ne pas remarquer que, de ce point de vue, l’objectif est de rejoindre la « vraie » réalité, la réalité divine, et de considérer le « bas monde » comme étant sans valeur. Le concept de māyā est même directement emprunté au bouddhisme.

Il en découle que ce système « advaita » (non dualiste) n’a pas remporté l’hégémonie dans l’hindouisme, les classes dirigeantes préférant les systèmes « dvaita », c’est-à-dire les systèmes déistes classiques. Mais pour saisir ces systèmes dvaita, il faut aussi voir la position du matérialisme et pourquoi ce dernier n’a pas pu triompher.

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La conséquence de l’hindouisme en tant que superstructure sur l’infrastructure de l’Inde antique

Le triomphe de l’hindouisme sur le bouddhisme a pris des siècles. Même après la réorganisation du brahmanisme dans sa nouvelle forme « hindouiste », le bouddhisme a d’abord maintenu sa position en Inde antique, et quelques 3000 missionnaires bouddhistes furent envoyés en Chine où le bouddhisme est rapidement devenu la religion d’État.

Néanmoins, les dernières positions du bouddhisme montraient leur faiblesse. Même si la dynastie Pala a régné sur l’Inde antique pendant une longue période (750-1147), son pouvoir s’étendait essentiellement sur le Bengale, où le bouddhisme était déjà l’idéologie de cette zone hautement développée comparativement à la zone historique des Aryens.

A l’époque des conquêtes musulmanes, du 11e au 16e siècle, le bouddhisme était déjà très affaibli. De plus, les envahisseurs ont maintenu l’ordre social que l’hindouisme avait érigé.

Il n’y avait donc pas d’espace pour le développement de centres urbains et du capitalisme, encore moins pour le développement d’un empire unifié.

Matsya, une des formes prises par le dieu Vishnou

L’hindouisme était l’idéologie des hautes castes qui avaient besoin d’une société statique et à leur service. Les « cycles » de l’hindouisme reflètent l’existence statique des petites communes, marquées comme en Chine par l’union de la petite agriculture et de l’industrie domestique.

L’hindouisme était l’idéologie de ce système de castes et contrôlait les petites communes, mais ses différentes interprétations dépendaient de l’histoire locale. Cela permettait aux dirigeants locaux de conserver une base idéologique large dans les masses qui étaient, bien sûr, très diversifiées en ce qui concerne les langues, les traditions, les cultures, etc.

A la différence du bouddhisme, de sa culture urbaine et de sa morale de citoyenneté universelle, l’hindouisme se basait d’un coté sur les grandes villes, l’état central et les pèlerinages et, de l’autre, sur les villages.

La superstructure bloquait tout changement et aidait à reproduire ce mode de production. Si le brahmanisme était le produit de la situation sociale, l’hindouisme était en revanche une nouvelle idéologie destinée à reproduire cette situation sociale et à lutter pour défendre l’ancien contre le nouveau.

Dans une lettre à Friedrich Engels du 14 juin 1853, Karl Marx parle de la situation indienne de l’époque et fait le parallèle avec l’Inde antique :

« La nature immuable de cette partie de l’Asie, en dépit de toute l’agitation politique désordonnée en surface, s’explique entièrement par deux circonstances qui s’entretiennent mutuellement :

1. par le système de grands travaux du gouvernement central et,

2. par l’empire tout entier qui, mis à part quelques grandes villes, est un amas de villages, chacun doté de sa propre organisation et chacun formant un petit monde en soi (…).

Si dans certaines de ces communautés, les terres du village [sont] cultivées en commun, dans la plupart des cas chaque habitant travaille son champ. Dans ces mêmes villages, l’esclavage et le système des castes. Sur les terrains en friche, des pâtures communes. Tissage et filage domestique réalisés par les femmes et les filles.

Ces républiques idylliques, dont seules les limites du village sont jalousement préservées des villages avoisinants, existent encore, dans un état de conservation quasi-parfait, dans les territoires d’Inde du Nord-Est qui ne sont occupés que depuis peu par les Anglais.

On ne peut concevoir, je pense, de meilleure base au despotisme et à la stagnation asiatiques.

Et peu importe à quel point les Anglais aient pu irlandiser le pays, la destruction de ces formes archétypales était la conditio sine qua non de l’européanisation.

Le percepteur n’aurait pas pu, à lui seul, provoquer cela. Il y eut un autre facteur essentiel, celui de la destruction des industries traditionnelles, qui priva les villages de leur caractère autarcique. »

L’hindouisme était la nouvelle forme de despotisme asiatique qu’avaient élaboré les conquérants aryens, un despotisme asiatique qui fut ensuite adopté tel quel par les conquérants islamiques.

Sculpture de la déesse Parvati, 11e siècle

Examinons de plus près ces villages et le despotisme asiatique.

Voici ce qui dit Karl Marx à propos de l’Inde antique dans Le Capital, pour en expliquer le système économique :

« Ces petites communautés indiennes, dont on peut suivre les traces jusqu’aux temps les plus reculés, et qui existent encore en partie, sont fondées sur la possession commune du sol, sur l’union immédiate de l’agriculture et du métier et sur une division du travail invariable, laquelle sert de plan et de modèle toutes les fois qu’il se forme des communautés nouvelles.

Établies sur un terrain qui comprend de cent à quelques milles acres, elles constituent des organismes de production complets se suffisant à eux-mêmes.

La plus grande masse du produit est destinée à la consommation immédiate de la communauté; elle ne devient point marchandise, de manière que la production est indépendante de la division du travail occasionnée par l’échange dans l’ensemble de la société indienne.

L’excédant seul des produits se transforme en marchandise, et va tout d’abord entre les mains de l’État auquel, depuis les temps les plus reculés, en revient une certaine partie à titre de rente en nature.

Ces communautés revêtent diverses formes dans différentes parties de l’Inde.

Sous sa forme la plus simple, la communauté cultive le sol en commun et partage les produits entre ses membres, tandis que chaque famille s’occupe chez elle de travaux domestiques, tels que filage, tissage, etc.

À côté de cette masse occupée d’une manière uniforme nous trouvons « l’habitant principal » juge, chef de police et receveur d’impôts, le tout en une seule personne ;

le teneur de livres qui règle les comptes de l’agriculture et du cadastre et enregistre tout ce qui s’y rapporte ;

un troisième employé qui poursuit les criminels et protège les voyageurs étrangers qu’il accompagne d’un village à l’autre, l’homme frontière qui empêche les empiétements des communautés voisines ;

l’inspecteur des eaux qui fait distribuer pour les besoins de l’agriculture l’eau dérivée des réservoirs communs ;

le bramine qui remplit les fonctions du culte ; le maître d’école qui enseigne aux enfants de la communauté à lire et à écrire sur le sable ;

le bramine calendrier qui en qualité d’astrologue indique les époques des semailles et de la moisson ainsi que les heures favorables ou funestes aux divers travaux agricoles ;

un forgeron et un charpentier qui fabriquent et réparent tous les instruments d’agriculture ; le potier qui fait toute la vaisselle du village ;

le barbier, le blanchisseur, l’orfèvre et çà et là le poète qui dans quelques communautés remplace l’orfèvre et dans d’autres, le maître d’école.

Cette douzaine de personnages est entretenue aux frais de la communauté entière.

Quand la population augmente, une communauté nouvelle est fondée sur le modèle des anciennes et s’établit dans un terrain non cultivé.

L’ensemble de la communauté repose donc sur une division du travail régulière, mais la division dans le sens manufacturier est impossible puisque le marché reste immuable pour le forgeron, le charpentier, etc., et que tout au plus, selon l’importance des villages, il s’y trouve deux forgerons ou deux potiers au lieu d’un.

La loi qui règle la division du travail de la communauté agit ici avec l’autorité inviolable d’une loi physique, tandis que chaque artisan exécute chez lui, dans son atelier, d’après le mode traditionnel, mais avec indépendance et sans reconnaître aucune autorité, toutes les opérations qui sont de son ressort.

La simplicité de l’organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles-mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme, et une fois détruites accidentellement se reconstituent au même lieu et avec le même nom, nous fournit la clef de l’immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste d’une manière si étrange avec la dissolution et reconstruction incessantes des États asiatiques, les changements violents de leurs dynasties.

La structure des éléments économiques fondamentaux de la société, reste hors des atteintes de toutes les tourmentes de la région politique.»

Examinons ensuite la nature de l’État existant au dessus de ces villages.

Voici ce que Karl Marx dit dans un article du New York Daily Tribune publié le 10 juin 1853, intitulé « La domination britannique en Inde » :

« De manière générale et depuis des temps immémoriaux, il n’y a eu en Asie que trois ministères de gouvernement; celui de la finance, dédié au pillage de l’intérieur ; celui de la Guerre, c’est à dire le pillage de l’extérieur ; et troisièmement, le ministère des Grands Travaux d’État.

Le climat et les conditions géographiques, surtout les vastes bandes de désert qui s’étendant du Sahara, traversant l’Arabie, la Perse, l’Inde et la Tartarie jusqu’aux plus élevés des hauts plateaux asiatiques, ont fait en sorte que l’irrigation artificielle par canaux et les retenues d’eau soient le fondement de l’agriculture orientale.

Tout comme en Égypte et en Inde, on utilise les inondations pour fertiliser le sol en Mésopotamie, en Perse, etc.; on profite de l’altitude pour alimenter les canaux d’irrigation.

La nécessité primordiale d’un usage économique et commun de l’eau, qui en Occident a conduit à des initiatives privées d’association volontaire, comme en Flandres et en Italie, requérait en Orient, où la civilisation était trop arriérée et l’étendue du territoire trop vaste pour faire germer l’association volontaire, l’interférence du pouvoir centralisé du gouvernement.

D’où une fonction économique dévolue à tout gouvernement asiatique, celle d’organiser les Grands Travaux.

La fertilisation artificielle du sol, dépendante du gouvernement, et son déclin rapide dès lors que l’on négligeait l’irrigation et le drainage, explique le fait à première vue étrange que les territoires arides et déserts que nous connaissons maintenant, aient pu être jadis brillamment cultivés, comme Palmyre, Pétra, les ruines du Yémen, et de vastes provinces d’Égypte, de Perse et de l’Hindoustan; cela explique aussi qu’une seule guerre de dévastation y puisse dépeupler un pays pendant plusieurs siècles, et en détruire toute la civilisation. »

Dans le même article, Karl Marx essaie de décrire la situation des masses.

Voici que qu’il dit :

« Si révoltée que soit la sensibilité humaine devant le spectacle de la décomposition et de la dissolution de ces myriades d’organisations sociales patriarchales et inoffensives, jetées dans un complet désarroi, leurs membres individuels privés à la fois de leur forme antique de civilisation et de leur moyen de subsistance héréditaire, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, aussi inoffensives qu’elles puissent paraître, ont toujours été le solide fondement du despotisme oriental, qu’elles emprisonnaient l’esprit humain dans les limites les plus étroites qui se puissent concevoir, elles en faisaient l’instrument docile de la superstition, l’esclave des règles traditionnelles, et le privaient de toute grandeur et de toute énergie historique.

Nous ne devons pas oublier ce nombrilisme barbare qui, concentré sur quelque misérable parcelle de terre, assistait tranquillement à la ruine des empires, à la perpétration d’innombrables cruautés, au massacre de la population des grandes villes, sans réagir à ces faits plus que si c’étaient des événements naturels — et lui-même, d’ailleurs, proie sans défense du premier agresseur venu qui daignerait lui prêter attention.

Nous ne devons pas oublier que cette vie sans grandeur, stagnante, végétative, que cette forme passive d’existence attirait, au contraire, l’éclosion de forces destructives sauvages, sans but ni frein, au point de faire de l’assassinat un rite religieux dans l’Hindoustan.

Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés étaient contaminées par les distinctions de caste et par l’esclavage, et qu’elles ont assujetti l’homme aux circonstances extérieures au lieu de l’élever pour en faire le maître de ces circonstances, qu’elles transformaient un État social capable de se développer par lui-même en une destinée naturelle immuable, entraînant ainsi un culte abrutissant de la nature qui exhibait sa dégradation dans le fait que l’homme, ce souverain de la nature, tombait à genoux en adoration face à Kanuman [en fait, Hanuman] le singe, et Sabbala, la vache. »

Cette dernière phrase montre que Karl Marx ne connaissait pas le bouddhisme et le jaïnisme (d’ailleurs il n’en a jamais parlé). Il ignorait que le culte de la nature était perpétré en dehors du brahmanisme et en opposition à ce dernier, et que l’hindouisme a dû contre son gré incorporer ce culte pour atteindre les masses.

Et évidemment, en 2013, il nous est beaucoup plus facile de comprendre la contradiction entre les villes et les campagnes.

Il faut justement saisir ce qui joue comme moteur idéologique de l’hindouisme : la fusion du soi individuel et de Dieu l’esprit suprême, par la destruction du « soi » illusoire.

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La réincarnation dans l’hindouisme, une nouvelle forme de brahmanisme en réaction au bouddhisme et au jaïnisme

Le brahmanisme était confronté à une menace énorme, celle du développement massif du bouddhisme et du jaïnisme, c’est-à-dire le développement de la monarchie absolue et de la classe des marchands.

Le bouddhisme était une idéologie qui rejetait les castes et ouvrait la voie à la modernisation, à une sécularisation de la vie sociale. Et là aussi, le végétarisme s’affirmait dans le bouddhisme et le jaïnisme, ce qui traçait une ligne de démarcation entre l’hindouisme et les autres nouvelles religions.

Le végétarisme était le produit de la tradition animiste des peuplades oppressées par les envahisseurs aryens, mais c’était aussi une façon d’affirmer une orientation capitaliste face aux aborigènes qui vivaient de chasse et de cueillette (aatavika) et en tribus dans les forêts (aranyacara).

Ashoka (304-232 avant notre ère), le premier monarque absolu à avoir unifié pratiquement toute l’Inde antique, a non seulement utilisé le bouddhisme comme son arme, mais a aussi entrepris de faire triompher un code de moralité, ou « dhamma », qui soit accepté par toutes les religions et qui puisse devenir la nouvelle culture des sujets de l’empire.

Le dharma-vijaya – la conquête par la piété – était l’idéologie du nouvel État, et on retrouve ces principes gravés sur des piliers et des blocs de pierre un peu partout dans le pays. Les symboles les plus connus sont les quatre lions indiens qui se dressent dos à dos, mais aussi « l’Ashoka Chakra ».

Les lions d’Ashoka, et en-dessous l’Ashoka Chakra, la roue d’Ashoka

Ashoka a ainsi appelé à un saut civilisationnel, en rejetant les valeurs barbares de l’époque de la domination des Aryens. Ici aussi bien sûr, le végétarisme était un élément central. C’était l’appel à une voie paisible qui ferait des humains des sujets conscients en tant qu’individus plutôt que les prisonniers d’un système barbare.

Ainsi, on trouve un appel à ne pas détruire la vie (en sanskrit prãņãtipãtaḥ, en prakrit pãņãtipãto), à ne rien prendre si ce n’est pas un don (en sanskrit adattãdãnam, en prakrit adinnãdãnaṃ), à ne pas avoir de rapports sexuels non autorisés (en sanskrit kãmamithyãcãraḥ, en prakrit kãmesu micchãcãro), à ne pas mentir (en sanskrit mṛṣãvãdaḥ, en prakrit musãvãdo) et à ne pas succomber aux boissons enivrantes (en sanskrit surãmaireyapramãdasthãnam, en prakrit surãmerayapamãdaṭṭhãnaṃ).

En conséquence, le brahmanisme a dû entreprendre une transformation interne et proposer une nouvelle perspective dans laquelle la réincarnation allait jouer un rôle central dans sa reconquête de l’hégémonie sur les masses.

La première étape fut militaire, avec la destruction de la dynastie Maurya à laquelle appartenait Ashoka. L’empereur Brihadratha fut tué par son général Pusyamitra Sunga (185-149 avant notre ère) qui forma un empire dans le nord-est de l’Inde antique, cette dernière perdant ainsi son unité.

Un processus général de lutte contre le bouddhisme commença. Les dirigeants locaux utilisaient le brahmanisme comme un outil de domination et combattaient la négation des castes, tout en rejetant le centralisme.

De ces combats incessants entre monarques a émergé un nouvel empire, celui de la dynastie Gupta, mais sa structure n’était pas très centralisée.

Carte de l’empire Gupta en l’an 400

Sous le règne de Chandra Gupta Ier, Samudra Gupta le Grand et Chandra Gupta II le Grand, l’Inde antique a vu les forces hindouistes développer leur usage de l’écriture et produire un haut niveau de culture au service du renouveau du brahmanisme.

La soi-disant nouvelle religion a intégré les dieux dans toute leur disparité afin d’unifier les classes des dirigeants féodaux de façon générale, ce qui leur a permis de tenir tête à la position unificatrice du bouddhisme. Cela a été la naissance de ce que l’on appelle « hindouisme », un terme utilisé pour marquer la différence avec le brahmanisme.

Mais cela ne suffisait pas : il fallait franchir une étape. Cette étape consistait en l’approfondissement métaphysique du concept religieux de réincarnation, ce qui allait permettre de lutter contre le bouddhisme sur les plans intellectuel et idéologique.

Il était bien sûr nécessaire de relier cet approfondissement à l’intégration de la multitude de divinités de toutes provenances, d’où les divergences de perception, d’interprétation etc. etc.

On a appelé cette période « l’Âge d’Or », mais c’était une époque dorée uniquement pour les classes dirigeantes, c’est-à-dire l’empereur, les dirigeants féodaux et les prêtres, qui ont recouvré leur position idéologique centrale.

Le système des castes a commencé à prendre le contrôle des relations sociales, évinçant le bouddhisme qui perdait ses positions une à une avec la fin du gouvernement centralisé, de l’empire unifié et la perte de grands centres urbains.

La classe des dirigeants féodaux, ainsi que les prêtres, mettaient en avant les dieux locaux, qui ont été peu à peu intégrés au brahmanisme afin de gagner les masses. Même entre dirigeants, le choix des divinités indiquait des divergences de position : la dynastie Gupta soutenait traditionnellement le dieu Vishnu, alors que ses rivaux soutenaient le dieu Shiva.

Pour cette raison, l’hindouisme a élaboré le concept de « darshan », qui signifie « vision » en sanskrit, et a reconnu six darshanas « officielles » et donc qualifiées de « astika » (« qui existent »), par opposition aux « nastika » (« qui n’existent pas ») qui désignaient le bouddhisme, le jaïnisme, les courants matérialistes, etc. c’est-à-dire tous les points de vue qui rejetaient l’autorité des Védas.

En dépit des différences, tous les nouveaux courants hindouistes considéraient la moksha (« libération ») comme le but utime, c’est-à-dire la fin du processus de réincarnation du soi.

Mais contrairement au bouddhisme qui niait l’individu et considérait la libération comme une extinction du soi – le célèbre Nirvana –, l’hindouisme dans son ensemble expliquait que la fin signifiait la coalescence (l’union, le rapprochement, la fusion, etc.) avec Dieu, l’esprit suprême.

Le brahmanisme offrait la possibilité d’accéder au sommet de la hiérarchie sociale, l’hindouisme a lui étendu le processus à Dieu lui-même.

Les divinités Shiva et Parvati, vers 1800

Les six darshanas étaient les suivantes :

– Le Mimansa (« investigation »), aussi appelé Pūrva Mimamsa (« exégèse ancienne »), est une « voie » créée en réaction directe au bouddhisme, par Jaimini au 3e siècle avant notre ère, et consiste en une nouvelle lecture des Védas, essentiellement par Bhartṛhari (5e siècle), afin d’élaborer une nouvelle « exégèse. »

La libération passe par la compréhension religieuse de la révélation : c’est une « voie » relativement traditionnelle, une tentative de relancer le brahmanisme à travers une « auto-critique » apparente.

– Le Samkhya (« empirique »), une école se fondant principalement sur le livre Samkhya Karika (vers 200 après JC), est un déisme directement concurrent du bouddhisme, qui considère qu’il y a d’un côté Dieu (Puruṣa, la conscience) et, de l’autre côté, un monde (prakrti, le domaine de la perception sensible).

Chaque âme est une parcelle de Puruṣa emprisonée dans la matière à cause du désir, l’objectif étant donc la libération de la matière.

– Le Yoga (terme qui provient soit de yujir yoga – le joug, soit de yuj samādhau – se concentrer) est très connu en France. Dans la pratique, c’est une « voie » religieuse vers la libération, avec des méthodes de méditation pour atteindre le « divin ».

L’œuvre maîtresse du Yoga se compose de 196 soutras indiens (des aphorismes) regroupés dans les Yoga Sūtras des Patañjali, qui ont vécu entre le 2e et le 4e siècle après JC).

– Le Nyaya (« récursion ») est une voie qui se fonde principalement sur des Soutras rédigés par Aksapada Gautama au cours du 2e siècle.

C’est une école basée sur la logique où la conscience est « élevée » vers la connaissance du « divin ».

– Le Vaisheshika est une voie qui a essayé de développer une interprétation atomiste du monde, et qui a fusionné avec l’école du Nyaya.

– Le Vedanta (« la fin des Védas »), également nommé Uttarā Mīmāṃsā (« exégèse approfondie ») est une voie qui a produit les œuvres majeures qui ont forgé l’identité de l’hindouisme.

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La réincarnation et l’éternité dans le bouddhisme et le jaïnisme comme opposition au brahmanisme

L’organisation du brahmanisme en tant que « mélange » entre la religion traditionnelle des Aryens et l’animisme des populations autochtones des territoires couverts par l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh aujourd’hui, a permis la formation d’une base sociale féodale tendant principalement vers un système esclavagiste.

Les diversités locales expliquent le nombre important de dieux et déesses qui témoignent des formes locales de l’animisme. Ces particularités étaient fortement mises en avant par les dirigeants féodaux locaux qui profitaient du système esclavagiste.

En effet, le système des castes a permis la formation de sociétés locales fortes, établies à l’échelle de villages, qui se sont parfois développées en vraies villes. D’où l’existence d’éléments sociaux qui tendaient vers une forme achevée de féodalisme, voire vers un pré-capitalisme.

Par ailleurs, les peuples colonisés ont commencé à renforcer leur animisme, ce qui a provoqué un gigantesque conflit idéologique.

Bases et forces idéologiques

Avec le brahmanisme, les peuples colonisés et opprimés ont commencé à s’impliquer dans la religion. C’était pour eux une façon transparente de défendre leurs intérêts, par le biais animiste de la religion.

Le respect pour les animaux est ainsi devenu la bannière des opprimés. L’élargissement de la religion aux animaux a renforcé l’aspect animiste, et affaibli l’élément idéologique dominant, à savoir la « renaissance » comme membre de la classe dirigeante.

La reconnaissance de la vie animale est devenue une arme remettant directement en question la valeur unilatérale de la vie de ces dirigeants sanguinaires.

Néanmoins, les opprimés ne formaient pas une classe révolutionnaire. Pour cette raison, deux autres formations sociales ont elles aussi brandi la bannière de la “compassion” afin d’obtenir un soutien massif dans leurs efforts pour arriver au pouvoir.

La première de ces formations sociales était la monarchie absolue. Si un roi voulait régner au delà de son territoire, il devait d’abord s’attaquer aux disparités locales qui confortaient les dirigeants locaux, afin d’affaiblir la classe parasite religieuse des prêtres.

Ainsi, le premier grand souverain de l’Inde fut Ashoka (304-232 avant notre ère). La légende raconte qu’il embrassa la religion bouddhiste après avoir été témoin des massacres de la guerre du Kalinga (plus de 100 000 morts et 150 000 déportations).

Dans les faits, Ashoka a unifié presque tout le territoire du Pakistan et de l’Inde actuels. Pour consolider son empire, il a construit une nouvelle idéologie, exactement comme l’avait fait Akhenaton en son temps.

L’empire Maurya sous Ashoka

La deuxième formation sociale était celle des marchands, préoccupés principalement par deux choses : maintenir leur existence en tant que tels au sein de la société et affaiblir la classe parasitaire des prêtres.

C’est pour cette raison qu’ils soutenaient le bouddhisme ainsi que le jaïnisme.

Bouddhisme et jaïnisme

Le bouddhisme et le jaïnisme ont tous deux été théorisés par des membres de royaumes locaux qui avaient tout abandonné pour mener une vie d’ascèse et « découvrir » la voie de la « moksha » (« libération »).

Cela signifie que Mahavira (vers 599 – 527 avant notre ère) et Gautama Bouddha (vers 563 – 483 avant notre ère) rejetaient tous les deux leur origine de classe, et en effet ils rejetaient le système des castes.

Mais il leur a fallu justifier ce rejet. Pour cela, ils se sont servi du concept d’esprit dans la réincarnation.

Représentation de la naissance de Mahavira,
fin du 14e siècle

Pour le brahmanisme, il s’agissait de justifier la possibilité, à moment donné, de se trouver au sommet de la société, au sein de la classe dirigeante. Donc, le brahmanisme proposa la fiction selon laquelle « l’âme », le « soi » personnel, se conservait dans le processus de réincarnation.

C’était un moyen de tromper les masses, de proposer, de façon idéaliste, une possibilité d’ascension sociale.

Le bouddhisme et le jaïnisme avaient entrepris de détruire cette idéologie en affirmant que, dans le système de réincarnation, l’aspect personnel n’était pas conservé. L’esprit se réincarnait mais sans ses propriétés individuelles.

Cela signifie que le bouddhisme et le jaïnisme se sont employés à afficher le caractère erroné de l’hindouisme, qui affirmait que tout le monde pouvait partir d’en bas et accéder au sommet de la société.

Bien sûr, les conséquences étaient énormes pour le clergé, dont la fonction sociale se voyait rejetée par la proposition d’une société « éclairée » où tout le monde pouvait, dans l’égalité, se mettre en quête du « moksha », de la libération du monde matériel, et où certains éléments auraient le choix de former une prêtrise ascétique retirée de la société et entretenue par elle.

Évidemment, il est impossible de ne pas voir à quel point cela est similaire en substance au protestantisme, qui allait apparaître 2000 ans plus tard.

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La réincarnation et l’éternité dans le védisme et le brahmanisme

La réincarnation est le premier concept que les gens associent à l’hindouisme, au bouddhisme et au jaïnisme. Voyons ici comment ce concept a été formé et ce qu’il signifie du point de vue du matérialisme historique.

Les Védas des Aryens ne parlent pas de réincarnation

Si nous nous penchons sur les prémisses de l’histoire de l’Inde, nous constatons que les conquérants venaient de l’Ouest et ont triomphé grâce à leur supériorité militaire. Ces conquérants étaient les « aryens », aussi appelés les « Indo-Iraniens ».

En effet, nous trouvons des similarités dans les textes sacrés des aryens d’Iran et dans ceux des aryens d’Inde, par exemple dans l’ « avesta » et dans le « ṛgveda ».

Ces textes exprimaient la vision du monde des aryens ; en plus du ṛgveda, nous trouvons aussi en Inde le Sama-Veda, le Yajur-Veda, et l’Atharva-Veda. Or, nous ne trouvons pas le principe de la réincarnation dans les « Védas ».

Pourquoi cela ? Les aryens étaient des tribus patriarcales, décrites comme des pasteurs semi-nomades dans le ṛgveda, qui formaient des groupes lançant des expéditions guerrières sous les ordres d’un chef (le « raja », ce qui a donné le mot « raj », le roi, en Inde) et avec le « soutien » de prêtres appelés brahmans.

C’est pour cette raison que la question de la vie après la mort était patriarcale. Soit le combattant mort prenait la direction du nord, celle des Dieux (devayaana), soit il prenait la direction du sud, celle du père (pitryaana).

Les conquêtes, les raids, etc., ont fondamentalement structuré la vision du monde de ces tribus. Elles se considéraient comme « choisies » par les dieux, ce qui justifiait leurs opérations militaires.

La colonisation aryenne et les Upanishad : naissance du brahmanisme

Quand les Aryens se sont fixés sur le territoire de l’Inde du Nord et du Pakistan actuels, leur vision du monde a dû se transformer, pas seulement parce que leur propre existence changeait, mais aussi au contact des populations qu’ils avaient colonisées.

Carte de l’Inde védique, soit le nord de l’Inde actuelle

Dans ce contexte, les védas les plus tardifs ont divisé la société en deux : d’un côté, il y a les conquérants qui gouvernaient à pouvoirs égaux en tant que Brahmanas, Kshatriyas et Vaishyas (prêtres, guerriers, propriétaires). De l’autre, il y a les Shudras, dont le rôle était de servir les gouvernants.

Cela a finalement engendré le « Vedanta », la « fin des Védas », aussi nommé « Upanishad », qui formule la conception générale du système des castes.

Cette conception est en fait un amalgame entre la conception des Aryens et la conception animiste des populations colonisées.

L’animisme attribue une essence spirituelle à tout ce qui vit : les humains, les animaux, les plantes, considérés comme inter-reliés. Il est certain que cet animisme était très développé, comme les peuplades colonisées par les aryens étaient les continuateurs de la civilisation de la vallée de l’Indus, dite civilisation harappéenne.

Nous connaissons peu de choses sur cette civilisation très importante. Plus d’un millier de villes et de sites ont été découverts, comme celle célèbre appelée Mohenjo-daro et qui remonte à 2500 ans avant notre ère, ce qui coïncide ou est même avant avec les civilisations grecque, mésopotamienne et crétoise.

Les grands bains de Mohenjo-daro

Les Aryens ont élaboré une religion en prenant ce principe animiste de la vie interconnectée, mais en le mélangeant avec la vie après la mort de leur propre tradition. Cela est devenu un système de réincarnation justifiant l’existence des hautes castes : la réincarnation dans ces castes dépendait du respect que l’on portait aux valeurs religieuses.

Les populations soumises avaient ainsi la possibilité, après une nouvelle naissance, d’intégrer les classes supérieures. Et afin d’établir une religion commune aux gouvernants et aux gouvernés, le monde ne devait pas être considéré comme une chose importante, le véritable but étant de « disparaître du monde ».

Cela était nécessaire pour masquer les contradictions de classe, pour pour ne pas formuler la religion uniquement en terme de hiérarchie sociale, et ce concept a pris le nom de Yathaakarman, ce qui signifie « d’un état à un autre ».

Dans l’un des premiers Upanishad, le Chāndogya Upanishad, il est expliqué que les âmes des morts partent pour la Lune, qu’elles reviennent plus tard avec la pluie, qu’elles sont accueillies dans les plantes, puis mangées par les humains et les animaux et qu’on les retrouve dans le sperme.

Dans cet Upanishad, on peut lire (5, 10, 7 et 8) :

« Ceux qui ont eu une bonne conduite sur terre accéderont rapidement à une bonne naissance – ils naîtront brahmin, kshatriya, ou vaisya.

Mais ceux dont la conduite ici a été mauvaise accéderont rapidement à une mauvaise naissance – ils naîtront chien, cochon ou chandala.

Ceux qui ne pratiquent la méditation, ni n’accomplissent de rituels, ne suivent aucune de ces deux directions. Ils deviennent ces créatures insignifiantes qui vont et viennent, et desquelles on peut dire ‘Vis et meurs.’ »

Voilà la construction classique de la réincarnation dans le brahmanisme, fondée sur le védisme des conquérants, les Aryens (ce mot signifiant les « nobles ») et amalgamée à l’animisme des peuples colonisés et assujettis, telle qu’elle a été formulée 600 ans avant notre ère.

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Grèce antique et Inde antique

Dans la Grèce antique, le système esclavagiste avait permis de produire une classe d’intellectuels assez riches pour consacrer leur temps au savoir et à la science.

Pendant la Renaissance en Europe, en particulier en Italie, le « retour » à ce savoir de la Grèce antique a été appréhendé comme une façon de dépasser le Moyen-Âge.

En Italie et en France, la bourgeoisie s’est en fait emparée de l’idéologie philosophique de la Grèce antique afin d’affaiblir la religion, de manière défensive, alors qu’ailleurs le hussitisme et le protestantisme sont devenus des formes idéologiques militantes d’averroïsme politique, dans une lutte ouverte contre le féodalisme.

C’est pourquoi le « mythe » de la Grèce Antique comme « source » du savoir a été beaucoup plus fort en Italie et en France que dans les futurs pays protestants.

La pensée de la Renaissance se basait sur un mysticisme néoplatonicien, dont l’italien Marsile Ficin (1433-1499) était le grand représentant, et prenait la forme d’un compromis mystique avec le catholicisme. Quant à la pensée protestante, elle formait déjà un système accompli de pensée bourgeoise dans le domaine de l’éthique, entièrement tourné vers la promotion de l’idéologie capitaliste.

D’un côté, on a la fascination pour les petits anges grassouillets des peintures de la Renaissance, de l’autre, on a l’admiration pour le réalisme de la peinture flamande.

Or, si l’on regarde de plus près, on voit de grandes similitudes entre la Grèce antique et l’Inde antique. C’étaient deux civilisations esclavagistes, avec une histoire marquée par des intellectuels qui ont développé le savoir et la science.

L’empire d’Alexandre le grand à son apogée, allant jusqu’à l’Inde

Bien sûr, les centres d’intérêt étaient différents en raison des situations économiques et culturelles distinctes. Dans la Grèce Antique, la question la plus importante était celle de l’espace, ce qui signifie que le mouvement était un concept central.

L’univers était-il immuable ou en mouvement ? Comment se déplaçaient les planètes ? Comment les espèces se reproduisaient-elles, quelle sorte de mouvement cela était-ce ? Est-ce qu’il y avait des atomes, ou bien la matière était-elle faite de « formes » produites par un moteur source de tout mouvement ? Ce moteur était-il lui même en mouvement ? Notre réalité était-elle en mouvement, reproduisait-elle un monde statique d’idées ?

Dans l’Inde antique, ce n’était pas la question de l’espace qui comptait, mais celle du temps. Les orientations étaient complètement différentes. Et, de même qu’en Grèce, cette question a produit de nombreuses batailles entre courant idéaliste et courant matérialiste.

De plus, la lutte des classes a entraîné des révolutions idéologiques : le brahmanisme, ébranlé par les luttes des classes populaires, a dû se transformer en hindouisme. Des courants bourgeois ont même existé, qui ont abouti au bouddhisme et au jaïnisme. Mais le bouddhisme bourgeois a été écrasé dans l’Inde antique et le jaïnisme s’est maintenu sous la forme d’un compromis subordonné à l’hindouisme.

Plus tard, les conquêtes islamiques devaient encore transformer l’hindouisme, ce dernier adoptant plusieurs formes afin de se maintenir. Le colonialisme britannique allait à nouveau changer la situation et donner naissance à l’hindouisme tel que nous le connaissons aujourd’hui.

L’importance de cette question doit être soulignée. Plus d’un milliard de personnes sont concernées par ces idéologies de l’hindouisme, du bouddhisme indien et du jaïnisme. Si l’on prend en considération la culture islamique des pays en relation directe avec l’Inde, il nous faut y ajouter des centaines de millions de personnes.

Si l’on compte les pays d’Asie qui ont sauvé le bouddhisme et qui l’ont développé en fonction de leurs propres situations (Chine, Sri Lanka, etc.), la question concerne encore plus d’un milliard de personnes supplémentaires.

Mais ce n’est pas tout. L’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme ont abordé une question centrale : la question de la conscience.

Ces religions ont nié l’existence de l’ego, l’existence du « moi », ce qui signifie qu’elles comprenaient déjà que l’être humain ne pense pas, qu’il n’est qu’un élément de la matière éternelle en mouvement. Si les réponses avancées ont rarement été matérialistes, mais idéalistes pour la plupart et réactionnaires en dernière instance, le fait que la question ait été posée est une contribution formidable au savoir et à la science.

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Kant et les mathématiques comme critère de vérité

Si Emmanuel Kant fait l’éloge de la science laïcisée, il est obligé de maintenir la fiction d’un Dieu omnipotent afin de justifier l’existence du monde. Mais ce n’est pas l’aspect principal du problème ici posé, car en séparant l’être humain du reste de la matière au moyen de l’entendement « indépendant », il façonne une logique totalement anthropocentrique. Dieu n’est plus qu’un très lointain prétexte.

Ainsi, Emmanuel Kant termine la démarche de Galilée et Isaac Newton consistant à remplacer Dieu par les mathématiques comme « explication » du monde. En fait, on pourrait pratiquement qualifier le matérialisme bourgeois de matérialisme mathématique, par opposition au matérialisme dialectique.

Aux yeux de Emmanuel Kant :

« La mathématique fournit l’exemple le plus éclatant d’une raison pure qui réussit à s’étendre d’elle-même sans le secours de l’expérience. »

Emmanuel Kant est matérialiste dans la mesure où il assume l’expérience, mais il ne parvient pas à la dialectique, car il bloque son raisonnement dans un entendement humain qui est « indépendant », qui flotte au-dessus de la réalité.

Emmanuel Kant a libéré la science de la métaphysique, mais au lieu d’en faire celle de la matière comme totalité, il l’a limité à celle de la conscience humaine assurant la véracité des hypothèses au moyen des mathématiques.

C’est ce qui a été appelée la « révolution copernicienne » : au lieu de s’appuyer sur des concepts non fondés (comme le fait que le soleil tourne autour de la Terre), le point de vue est renversé. Il y a ici l’expérience comme point de départ, mais au prix des mathématiques uniquement à l’arrivée.

Voici ce que dit Emmanuel Kant :

« Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets; mais, dans cette hypothèse, tous les efforts tentés pour établir sur eux quelque jugement a priori par concepts, ce qui aurait accru notre connaissance, n’aboutissaient à rien.

Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés.

Il en est précisément ici comme de la première idée de Copernic ; voyant qu’il ne pouvait pas réussir à expliquer les mouvements du ciel, en admettant que toute l’armée des étoiles évoluait autour du spectateur, il chercha s’il n’aurait pas plus de succès en faisant tourner l’observateur lui-même autour des astres immobiles.

Or, en Métaphysique, on peut faire un pareil essai, pour ce qui est de l’intuition des objets.

Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait connaître quelque chose a priori; si l’objet, au contraire (en tant qu’objet des sens), se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je puis me représenter à merveille cette possibilité.

Mais, comme je ne peux pas m’en tenir à ces intuitions, si elles doivent devenir des connaissances; et comme il faut que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en soit l’objet et que je le détermine par leur moyen, je puis admettre l’une de ces deux hypothèses: ou les concepts par lesquels j’opère cette détermination se règlent aussi sur l’objet, et alors je me trouve dans la même difficulté sur la question de savoir comment je peux en connaître quelque chose a priori, ou bien les objets, ou, ce qui revient au même, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets donnés) se règle sur ces concepts, — et je vois aussitôt un moyen plus facile de sortir d’embarras.

En effet, l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le concours de l’entendement dont il me faut présupposer la règle en moi-même avant que les objets me soient donnés par conséquent a priori, et cette règle s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. »

Chez René Descartes, le monde était directement mathématique ; en cela Descartes était encore prisonnier de la logique de la Renaissance, influencée par le néo-platonisme.

Emmanuel Kant sépare Dieu et le monde, mais il conserve Dieu comme ayant fourni l’entendement aux êtres humains, et il maintient la logique du « comme maître et possesseur de la nature » en faisant des mathématiques le grand « vérificateur » des analyses de l’entendement.

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Kant, le vrai théoricien de la laïcité

Il y a une conséquence gigantesque à la position de Emmanuel Kant sur la science. A partir du moment où il dit qu’on ne peut pas connaître en tant que telle une chose, mais seulement notre rapport avec elle, il y a une part de relativisme qui est aujourd’hui franchement réactionnaire avec le néo-kantisme.

Toutefois, à l’époque, Emmanuel Kant joue un rôle progressiste, dans la mesure où il laïcise la science. En effet, aujourd’hui on peut considérer le kantisme comme un idéalisme, car il reconnaît la « chose en soi », le caractère inaccessible en elle-même de la « vraie » réalité d’une chose.

Cependant, à l’époque, en agissant ainsi, Emmanuel Kant se posait tel un Averroès triomphant. Il disait en pratique : à nous scientifiques, les objets que nous connaissons par les sens et que nous étudions par l’entendement, à vous religieux tout ce qui traite de la « chose en soi », au moyen de la « métaphysique ».

Avec Emmanuel Kant on a une distinction élaborée, tranchée, sans ambiguïtés, entre la science et la métaphysique, entre la science et la religion. Emmanuel Kant n’hésite pas à dire que :

« Même les concepts de réalité, substance, causalité, oui même de fait de nécessité dans l’être-là, perdent toute signification, et sont des titres vides mis en concepts, sans aucun contenu, si je m’aventure en-dehors du champ des sens. »

Par conséquent :

« Il est de fait nécessaire qu’on soit convaincu de l’être-là de Dieu ; il n’est toutefois pas de la même manière nécessaire qu’on le démontre. »

Dieu sert de concept abstrait, général, comme dans le protestantisme, pour justifier l’entendement humain, mais pour le reste il ne sert à rien. C’est ce qu’on retrouve chez Averroès au sujet de la « double vérité », ou encore de manière très connue dans l’anecdote concernant Napoléon et Pierre-Simon de Laplace.

Napoléon avait lu la première édition de l’Exposition du Système du monde de Pierre-Simon Laplace, et affirma à celui-ci « Newton a parlé de Dieu dans son livre. J’ai déjà parcouru le vôtre et je n’y ai pas trouvé ce nom une seule fois ». La réponse de Pierre-Simon Laplace est racontée ainsi : « Citoyen premier Consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. »

L’existence de Dieu n’est pas remise en cause, mais on est dans le déisme : Dieu ne peut pas être prouvé, on ne peut pas démontrer son existence. On accepte simplement qu’il a « donné » le monde aux êtres humains.

René Descartes n’était pas loin de cette position, qu’il annonce, toutefois il n’a pas su organiser la rupture intellectuelle, idéologique, méthodique, entre science et métaphysique.

Baruch Spinoza était proche de cette position, mais lui anticipe plus concrètement le matérialisme dialectique, qui fusionne la science avec non plus la métaphysique, mais la compréhension de l’univers comme seule réalité.

Avec Emmanuel Kant, on a donc la position typiquement bourgeoise, protestante, de la laïcité. Dieu est là pour justifier la morale, l’entendement humain, la possibilité d’une humanité digne, organisée sur la base d’individus responsables. Mais pour le reste, pour l’explication du mouvement dans l’espace et le temps, on n’a nul besoin de Dieu.

Emmanuel Kant fait donc l’éloge de la science totalement laïcisée :

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou quand plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens.

Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle; car autrement, faites a hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.

Il faut donc que la science tienne, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.

La Physique est donc ainsi redevable de la révolution si profitable opérée dans sa méthode uniquement à cette idée qu’elle doit chercher dans la nature – et non pas faussement imaginer en elle- conformément à ce que la raison y transporte elle-même, ce qu’il faut qu’elle apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même.

C’est par là seulement que la Physique a trouvé tout d’abord la sûre voie d’une science, alors que depuis tant de siècles elle en était restée à de simples tâtonnements. »

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Kant : Sapere aude!

Emmanuel Kant, en tant qu’auteur des Lumières, a donc théorisé la toute-puissance de l’entendement. Dans un texte fameux de 1784, il appelle ainsi à l’autonomie de la pensée, dans un grand élan anti-féodal :

« Les lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre.

C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui.

Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes affranchis depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisent cependant à rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autre de s’instituer leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur.

Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi , un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc., je n’ai pas besoin de faire des efforts moi-même. Je ne suis point obligé de réfléchir, si payer suffit ; et d’autres se chargeront pour moi l’ennuyeuse besogne (…).

Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité devenue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement incapable de se servir de son entendement parce qu’on ne le laissa jamais en fait l’essai.

Préceptes et formules, ces instruments mécaniques destinés à l’usage raisonnable ou plutôt au mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue.

Mais qui les rejetterait ne ferait cependant qu’un saut mal assuré au-dessus du fossé même plus étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté de mouvement. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui ont réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de cette minorité tout en ayant cependant une démarche assurée.

Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable.

Car, alors, il se trouvera toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes, y compris parmi les tuteurs officiels du plus grand nombre, qui, après voir rejeté eux-mêmes le joug de la minorité, rependront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa propre valeur et de la vocation de chaque homme a penser par lui-même (…).

La diffusion des lumières n’exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses.

Mais j’entends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L’officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. »

La même année, Emmanuel Kant publia ses fameuses propositions formant l’oeuvre intitulée Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Il considère que le triomphe de l’humanité raisonnée est dans l’ordre naturel des choses ; il devine que la nature comme système tend à un saut dans la complexité.

Il explique ainsi :

« C’est certes un projet étrange et, semble-t-il, absurde, que de vouloir rédiger une histoire à partir de l’idée du cours que devrait suivre le monde s’il devait se conformer à des fins raisonnables certaines. Il semble que, dans une telle intention, on ne puisse que constituer un roman.

Toutefois, s’il est permis de supposer que la nature ne procède pas, même dans le jeu de la liberté humaine, sans plan et sans intention finale, alors cette idée pourrait bien devenir utile; et bien que nous ayons la vue trop courte pour percer à jour le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait cependant nous servir à présenter comme un système, du moins en gros, ce qui, sinon, ne serait qu’un agrégat d’actions humaines sans plan.

Si nous commençons par l’histoire grecque – c’est par elle que toute autre histoire, plus ancienne ou contemporaine, a été conservée, ou du moins [c’est par elle que toute autre histoire] doit être authentifiée – si nous suivons [cette histoire] de la création et de la chute du corps politique du peuple romain, qui engloutit l’État grec, et finalement de l’influence de ce peuple sur les barbares qui le détruisirent leur tour, jusqu’à notre époque, et si nous ajoutons de façon épisodique l’histoire politique des autres peuples telle qu’elle a pu parvenir peu à peu à notre connaissance par ces mêmes nations éclairées, alors nous découvrirons un cours régulier de l’amélioration de la constitution politique dans notre partie du monde (qui, vraisemblablement donnera un jour des lois à toutes les autres).

En outre, alors qu’on prête attention partout seulement à la constitution civile, aux lois et aux relations entre les États, aussi loin que les deux, par le bien qu’elles contenaient, servirent un certain temps à élever les peuples (avec eux les arts et les sciences) et à les glorifier, mais les firent en revanche s’effondrer, de telle sorte pourtant que, toujours, un germe de lumières demeurait qui, davantage développé par chaque révolution, préparait encore un degré à venir plus élevé d’amélioration, [alors donc], on pourra découvrir comme je le crois, un fil directeur qui ne peut seulement servir à l’éclaircissement du jeu si embrouillé des affaires humaines, où à la prédiction politique des transformations futures des États (un bénéfice que l’on a en outre déjà tiré de l’histoire des hommes, même quand on la considérait comme l’effet sans cohérence d’une liberté sans règle!), mais qui ouvrira (ce que l’on ne peut espérer avec raison sans supposer un plan de la nature) une perspective consolante de l’avenir, où l’espèce humaine se présentera comme travaillant à se hisser à un état dans lequel tous les germes que la nature a mis en elle pourront se développer totalement et [dans lequel] sa destination, là, sur terre, sera remplie.

Une telle justification de la nature – ou mieux de la Providence – n’est pas un motif sans importance pour choisir un point de vue particulier pour considérer le monde. »

Emmanuel Kant, ici, devine le fil conducteur de l’histoire : le progrès par l’unification, vers un niveau plus complexe, et il souligne d’autant plus cela que, dans les conditions historiques de l’Allemagne en formation alors, il est obligé de soutenir les monarchies absolues, ce que les commentateurs bourgeois ont appelé les « despotes éclairés ».

Cela n’empêche pas Emmanuel Kant de tenter de discerner l’évolution nécessaire. En 1796, Emmanuel Kant publie ainsi Vers la paix perpétuelle.

C’est un ouvrage important, car il est très avancé, synthétisant le point de vue des Lumières à un tel point que Emmanuel Kant affirme que de la même manière que les individus doivent vivre ensemble pacifiquement, les États doivent faire de même.

« Or, la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’États, qui, bien qu’ils se trouvent intérieurement en état légal, sont cependant extérieurement (dans leur rapport réciproque) dans un état dépourvu de lois — car ce n’est pas ainsi que chacun doit rechercher son droit.

Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d’y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers laquelle tous les États sans exception ont jusqu’à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême.

Et si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d’y travailler sans relâche, puisqu’elle est un devoir. »

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Kant et le primat de l’acte

Malgré les prétentions et la récupération faite par le néo-kantisme, Emmanuel Kant est bien un matérialiste : à ses yeux, c’est de la réalité que vient les informations correctes. Comme il le dit :

« Ce que j’ai appelé idéalisme ne concernait pas l’existence des choses (or l’idéalisme proprement dit, au sens communément reçu, consiste à la mettre en doute), car il ne m’est jamais venu à l’esprit d’en douter. »

Et il assume même la filiation anti-idéaliste, comme lorsqu’il critique Parménide, et de fait Platon, ainsi que George Berkeley :

« La thèse de tous les idéalistes authentiques, depuis l’école éléatique jusqu’à l’évêque Berkeley, est contenue dans cette formule : ‘toute connaissance par les sens et l’expérience n’est rien que simple apparence, et c’est seulement dans les idées de la raison et de l’entendement pur qu’il y a de la vérité’.

Le principe qui, d’un bout à l’autre, régit et détermine mon idéalisme est au contraire : ‘toute connaissance des choses tirée uniquement de l’entendement pur ou de la raison pure n’est que simple apparence, et ce n’est que dans l’expérience qu’il y a vérité. »

Il y a donc un éloge de l’expérience :

« L’expérience est, sans aucun doute, le premier produit que notre entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations. »

« Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute.

En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui frappent nos sens et qui, d’une part, produisent par eux- mêmes des représentations et, d’autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle afin qu’elle compare, lie, ou sépare ces représentations et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles, pour en tirer une connaissance des objets, celle qu’on nomme l’expérience ?

Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et c’est avec elles que toutes commencent. »

C’est bien là le principe du primat de la pratique. Cependant, Emmanuel Kant a une approche bourgeoise de la pratique. Cette dernière consiste en effet en une découverte par l’acte, par l’action, mais la pensée reste « pure », indépendante, « immaculée » pour ainsi dire, comme chez René Descartes.

L’interaction entre action et conscience n’est pas encore comprise – elle le sera par Hegel.

C’est pour cette raison que Emmanuel Kant considère finalement que :

« L’esprit de l’être humain est le Dieu de Spinoza (en ce qui concerne le formel de tous les objets sensuels) et l’idéalisme transcendental est le réalisme dans sa signification absolue. »

Ce Dieu de Baruch Spinoza placé en la conscience individuelle est totalement conforme à l’esprit protestant de la bourgeoisie progressiste. Chaque être devient son propre juge, d’où le fameux appel d’Emmanuel Kant au triomphe de l’impératif catégorique, dont les principes sont les suivants :

« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »

« Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »

« L’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle.  »

« Agis selon les maximes d’un membre qui légifère universellement en vue d’un règne des fins simplement possible. »

Ce fétichisme de la conscience individuelle comme « Dieu » local est complet : Emmanuel Kant est un auteur des Lumières, appelant au triomphe de l’entendement au moyen du progrès de la raison, au moyen de l’Aufklärung, signifiant éducation, éclaircissement, et utilisé en allemand comme terme pour désigner les Lumières.

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Les phénomènes et les noumènes de Kant

Emmanuel Kant reconnaît l’espace-temps, et toute son œuvre consiste à tenter d’évaluer de quelle manière la vie humaine doit s’organiser dans cet espace-temps. Il est clairement sur une position matérialiste, cependant il ne fait qu’entrevoir la dialectique, et butte par conséquent sur le rapport entre le corps et l’esprit.

Dans la Critique de la faculté de juger, il dit ainsi qu’Épicure a raison, à ceci près qu’il a tort de ne pas séparer les plaisirs du corps et ceux de l’esprit. Pour Emmanuel Kant, en effet, l’esprit est un prolongement structurel du corps.

Il y a donc les plaisirs du corps, que Emmanuel Kant reconnaît tout à fait : il est matérialiste sur ce plan. Toutefois, il accorde une dignité supérieure à l’esprit. En cela, il correspond parfaitement à l’idéologie protestante, dont Johann Sebastian Bach est le représentant en musique.

Cette hiérarchisation est la base de la construction d’Emmanuel Kant. Son évaluation des œuvres d’art est extrêmement connue : ce qui plaît au corps, au goût, relève de l’agréable, tandis que le véritable « beau » passe par l’esprit et est de ce fait universel.

Plus une œuvre d’art en appelle à l’esprit, plus elle est d’une qualité supérieure. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on parle de la position d’Emmanuel Kant à ce sujet, on traite toujours des tableaux, jamais de la musique.

Emmanuel Kant a une opinion défavorable de la musique, car elle ne met en jeu que les affects, sans les consolider – c’est là qu’on retrouve l’espace et le temps, c’est là qu’on retrouve son appel à transformer la matière. Ici, la musique ne se déroule que dans le temps, elle n’arrive pas à s’agripper matériellement, par l’espace.

Inversement, une œuvre d’art comme un tableau s’impose dans la même réalité spatiale que l’être humain. Elle est durable et témoigne du développement de l’esprit dans « l’urbanité ». La transformation de la matière est liée à la durée.

Du point de vue du matérialisme dialectique, cela signifie qu’Emmanuel Kant raisonne en termes d’images. Des images profondes façonnent l’esprit, tandis que des images superficielles ne font que l’effleurer, telle est son évaluation.

Portrait d’Emmanuel Kant,
vers 1790, auteur inconnu

Il se pose alors ici une question essentielle, qui montre la contribution de Emmanuel Kant au matérialisme. Si, en effet, on part du principe que les sensations fournissant des images aux êtres humains, et qu’il n’y a rien d’autre dans l’esprit humain, pas d’âme, alors d’où vient la capacité à décoder ces images ?

Prenons par exemple un stylo et admettons que jusqu’à présent on en ait connu que des versions où le bouchon se tire pour être retiré. Dans ce cas précis, il faut le dévisser : on connaît le principe de dévisser au préalable et on a vite fait de trouver comment faire.

Cependant, tout le problème repose dans ce au préalable : qu’y a-t-il au préalable dans l’esprit humain lorsque celui-ci interprète les sensations, lorsqu’il les déchiffre ? Comment découvre-t-on le fait de dévisser avant de le connaître au préalable en tant que concept ?

C’est ici qu’on trouve précisément l’intérêt d’Emmanuel Kant.

Pourquoi cela ? La raison en est simple : chez Aristote, Avicenne et Averroès, l’être humain ne pense pas. Il a, en quelque sorte, une conscience immédiate, et une conscience plus construite qui est par définition universelle. Lorsqu’on pense réellement, on est comme un ordinateur relié en réalité à un superordinateur central. La compréhension est « immédiate ».

Mais avec les Lumières apparaît l’individu sur la scène historique. Pour poursuivre avec l’allégorie, on a ici des individus qui ne relient pas leur ordinateur local au superordinateur, mais ont un système d’exploitation pré-installé.

Reste à voir comment ce système a été préinstallé. Emmanuel Kant ne trouve pas la solution, mais il a été capable d’en bricoler une, appelée la « déduction transcendantale ». Il y a ici un moment capital, au coeur de toute la conception bourgeoise de la science.

Emmanuel Kant explique la chose suivante tout d’abord :

a) Nous avons des sens. Par les expériences que nous faisons, les sens nous fournissent des informations.

b) Ces informations sont à la fois brutes, « crues » dit Emmanuel Kant, ainsi que multiples.

c) Au moyen de l’entendement, nous parvenons à rassembler ces informations pour les unifier. Par exemple nous voyons quelque chose qui a des roues, des portes, un volant, etc. : ce sont des informations diverses et l’entendement les rassemble pour former le concept de voiture.

Emmanuel Kant parle donc de l’entendement, c’est-à-dire des

« fonctions qui consistent à ramener nos représentations à l’unité, en substituant à une représentation immédiate une représentation plus élevée qui contient la première avec beaucoup d’autres, et qui sert à la connaissance de l’objet, de sorte que beaucoup de connaissances possibles se trouvent réunies en une seule (…).

L’entendement en général peut-être représenté comme une faculté de juger. »

Emmanuel Kant s’aperçoit nécessairement que le problème ici est qu’on connaissait, pour reprendre l’exemple donné, le concept de voiture au préalable. Il a bien fallu toutefois, la première fois, conceptualiser le principe de « voiture ». D’où provient cette capacité à conceptualiser ?

Avec Aristote, le problème ne se posait pas : on a un moteur divin qui a donné naissance au monde, et le monde obéit à des règles. Faire de la science avec Aristote, c’est donc raisonner en termes de causes et d’effet, de cycles qui se répètent, etc. On « retombe » forcément sur des principes généraux, toujours similaires, se répétant à l’infini.

Or, la science a, avec l’apparition de la bourgeoisie, compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Il n’existe pas des catégories scientifiques universelles et se rejoignant toutes, qu’on pourrait retrouver de manière logique et inévitable en réfléchissant correctement – tout au moins, à ses yeux: seule le classe ouvrière peut unifier les sciences, avec le matérialisme dialectique.

Si donc on ne peut pas justifier l’existence de lois scientifiques par un moteur divin, il faut bien trouver une démarche pour remplacer cela, et c’est ce que fait Emmanuel Kant.

Voici comment il procède, de manière très subtile, tellement subtile que la Critique de la Raison pure a été une œuvre commentée de manière très régulière, afin d’expliciter les difficultés des différents moments de la construction.

La première étape consiste en le renversement de la position averroïste concernant la pensée. Chez Aristote et Averroès, l’être humain dispose d’un entendement – l’intellect – qui n’a de réalité en tant que telle qu’en tant qu’il relève de l’intellect agent qui est universel. L’être humain ne pense pas individuellement, il ne fait que « retrouver » la pensée unique dans un monde unique.

Emmanuel Kant renverse le positionnement et il donne sa légitimité à l’intellect qu’on pourrait appeler « local ». Il adopte ici la position de René Descartes et de son « Je pense donc je suis », afin d’éviter les soucis très nombreux que pose la position d’Aristote et d’Averroès, puisqu’elle gomme de manière quasi complète la personnalité sans expliquer pourquoi ni comment des individus « différents » peuvent exister.

A la différence de René Descartes cependant, le « je pense donc je suis » passe par les sens : Emmanuel Kant prolonge le matérialisme anglais, qu’il assume. Ce qu’on apprend, on l’apprend par les sens ; on n’est pas dans l’idéalisme cartésien avec une âme qui se balade et utilise arbitrairement les mathématiques.

Les sens sont propres aux individus, donc les individus existent, par la conscience de soi, la conscience de ses sens. On a un entendement qu’on peut qualifier de « local », sinon ce qu’on ressentirait serait une avalanche de sensations sans délimitations personnelles :

« C’est uniquement parce que je puis saisir en une conscience la diversité de ces représentations que je les appelle toutes mes représentations ; autrement le moi serait aussi bigarré que les représentations dont j’ai conscience. »

Reste à établir le rapport entre la conscience de soi et les sens. Comment faire ? Qu’ont-ils en commun ?

S’il avait été matérialiste, Emmanuel Kant aurait choisi l’espace : l’esprit est de la matière grise, de la matière obéissant aux mêmes développements que la matière en général. Toutefois, pour des raisons historiques, il a choisi le temps. Il n’avait pas les moyens de faire différemment, ne connaissant pas la dialectique de la matière.

Cela fait que chez Emmanuel Kant il y a trois étapes : les sens qui fournissent les informations, l’entendement qui relie ces informations entre elles, et donc un troisième élément, la « raison », qui généralise en lois ce qui a été relié par entendement.

Par cela, la « science » est justifiée : c’est la généralisation de principes acquis par l’entendement, au nom du fait que l’esprit et la matière se placent dans le même temps.

Toutefois, le prix à payer a été énorme : en plaçant l’esprit dans le temps mais pas dans l’espace, la matière est repoussée et Emmanuel Kant est obligé de relativiser la science. Il considère que la science est notre science, en tant que science de notre rapport personnel au monde.

Ce qu’est la matière en elle-même, on ne le sait pas, car on n’a pas de contact spatial avec, seulement un lien temporel. On connaît donc les choses pour soi – les phénomènes, mais jamais les choses en soi – les noumènes.

Par la suite apparaîtra un néo-kantisme se précipitant sur ce terrain pour transformer tout le kantisme en idéalisme.

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Kant et l’espace-temps

La grande limitation de Emmanuel Kant est d’attribuer au temps un mouvement qu’il ne donne pas à l’espace.

S’il l’avait fait, il aurait reconnu l’espace-temps est tant que tel, et aurait pu saisir le mouvement comme inhérent à l’espace-temps, et donc à la matière qui est sa réalité. C’est le principe du matérialisme dialectique, l’auto-mouvement de la matière, obéissant à la dialectique.

Pour Emmanuel Kant, l’espace-temps n’est au sens strict qu’un moyen pour comprendre les phénomènes auxquels on fait face. Pour lui, ni le temps ni l’espace n’ont de réalité universelle en tant que telle : ils sont liées à une vision que l’on aurait pour ainsi dire automatiquement (et il ne dit pas pourquoi, la seule réponse étant que nous sommes nous-mêmes un élément matériel, une composante de l’espace-temps).

Il y a donc un souci, et Emmanuel Kant s’en doute. L’option matérialiste authentique reconnaît ce que nous appelons la dignité du réel. Selon cette approche, la sensibilité rencontre un phénomène dans un temps précis, de manière concrète. Or, cette dimension concrète, à un moment donné, s’oppose à la conception du temps comme une sorte de ligne droite infinie abstraite.

Emmanuel Kant tente alors d’expliquer que le temps concret n’est que celui où nous abordons le phénomène :

« Le temps n’est donc qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition (qui est toujours sensible, c’est-à-dire qui se produit en tant que nous sommes affectés par les objets), et il n’est rien en soi en dehors du sujet.

Il n’en est pas moins nécessairement objectif par rapport à tous les phénomènes, par suite, aussi, par rapport à toutes les choses qui peuvent se présenter à nous dans l’expérience.

Nous ne pouvons pas dire que toutes les choses sont dans le temps, puisque, dans le concept des choses en général, on fait abstraction de tout mode d’intuition de ces choses, et que l’intuition est la condition particulière qui fait entrer le temps dans la représentation des objets.

Or, si l’on ajoute la condition au concept et que l’on dise : toutes les choses en tant que phénomènes (objets de l’intuition sensible) sont dans le temps, alors le principe a sa véritable valeur objective et son universalité a priori.

Ce que nous avons dit nous apprend donc la réalité empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective par rapport à tous les objets qui peuvent jamais être donnés à nos sens. »

Emmanuel Kant reconnaît un temps universel, mais cela rentre en contradiction avec sa considération qu’un phénomène n’existe que pour nous à un moment particulier : nous ne pourrions connaître la vraie substance du phénomène seulement son rapport avec nous.

Arthur Schopenhauer s’est ici étonné et a reproché par la suite à Emmanuel Kant de ne pas dire franchement qu’il n’y a « pas d’objet sans sujet ».

Il y a alors une contradiction qui apparaît, car cela fonctionnait en théorie pour l’espace, puisqu’un phénomène peut être à un endroit d’une certaine manière pour nous, mais avoir d’autres aspects, comme par exemple une fleur que l’on sent et qui en même temps est enracinée dans le sol.

Mais cela ne marche plus en pratique pour le temps, car le temps n’est pas divisible : la fleur est en même temps dans le sol alors qu’on la sent. S’il y a de fait un seul temps, alors on devrait être capable de reconnaître qu’il n’y a qu’un seul temps et nous-mêmes y être impliqués, sans inventer un temps particulier propre à la rencontre des sens avec un phénomène (Henri Bergson passera par là pour inventer son concept de « durée »).

En poussant cela, on peut considérer que nous sommes nous-mêmes dans le temps (l’hindouisme est parti dans la direction inverse de Henri Bergson en considérant qu’effectivement nous sommes le temps et que l’espace est une illusion).

Voici comment Emmanuel Kant argumente face à la critique qu’on peut lui faire au sujet de cette contradiction :

« Contre cette théorie qui attribue au temps une réalité empirique, mais qui en combat la réalité absolue et transcendantale, j’ai rencontré de la part d’hommes perspicaces une objection si unanime que j’en conçus qu’elle doit se présenter naturellement à l’esprit de tout lecteur qui n’est pas habitué à ces considérations.

Elle se formule ainsi.

Il y a des changements réels (c’est ce que prouve la succession de nos propres représentations, quand même on voudrait nier les phénomènes extérieurs ainsi que leurs changements). Or, des changements ne sont possibles que dans le temps, le temps est donc quelque chose de réel.

La réponse n’offre aucune difficulté. J’accorde l’argument tout entier.

Le temps est, sans doute, quelque chose de réel, à savoir, la forme réelle de l’intuition intérieure. Il a donc une réalité subjective par rapport à l’expérience interne, c’est-à-dire que j’ai réellement la représentation du temps et de mes déterminations en lui.

Il faut donc le considérer réellement non pas comme objet, mais comme un mode de représentation de moi-même en tant qu’objet.

Mais, si je pouvais m’intuitionner moi-même ou si un autre être pouvait m’intuitionner, sans cette condition de la sensibilité, ces mêmes déterminations que nous nous représentons comme des changements, nous donneraient une connaissance dans laquelle on ne trouverait plus la représentation du temps, ni par suite, celle du changement.

La réalité empirique du temps demeure donc comme condition de toutes nos expériences.

Seule, la réalité absolue ne peut pas lui être attribuée, d’après ce qu’on a avancé plus haut. Il n’est que la forme de notre intuition intérieure.

Si on lui enlève la condition particulière de notre sensibilité, alors le concept de temps s’évanouit ; il n’est pas inhérent aux objets eux-mêmes, mais simplement au sujet qui les intuitionne. »

Emmanuel Kant tente de s’en sortir par un tour de passe-passe : puisque le phénomène n’est connu que par la sensibilité à un moment X, je n’ai pas besoin d’accepter, pour ce moment X, qu’il y ait une ligne droite infinie représentant le temps, avec le moment X placé dessus.

Le temps et l’espace ne sont donc que des sortes de lieux consistant en des stocks de phénomènes, ou bien un moyen de décrire :

« Le temps et l’espace sont par conséquent deux sources de connaissance où l’on peut puiser a priori diverses connaissances synthétiques, comme la mathématique pure en donne un exemple éclatant, relativement à la connaissance de l’espace et de ses rapports.

C’est qu’ils sont tous les deux pris comme des formes pures de toute intuition sensible et qu’ils rendent par là possibles des propositions synthétiques a priori.

Mais ces sources de connaissance se déterminent leurs limites par là même (qu’elles sont simplement des conditions de la sensibilité) ; c’est qu’elles ne se rapportent aux objets qu’en tant qu’ils sont considérés comme phénomènes et non qu’ils sont pris pour des choses en soi.

Les phénomènes forment seuls le champ où elles aient de la valeur ; si l’on sort de ce champ, on ne trouve plus à faire de ces formes un usage objectif.

Cette réalité de l’espace et du temps laisse du reste intacte la certitude de la connaissance par expérience, car nous en sommes toujours aussi certains, que ces formes soient nécessairement inhérentes aux choses en soi ou simplement à notre intuition des choses. »

Seulement voilà : notre existence est elle-même un phénomène. Emmanuel Kant est ici borné par l’idéologie bourgeoise, où chaque individu ressent avec ses sens particuliers un phénomène, à un moment concret, sans que cela fasse partie d’un tout, d’un seul ensemble.

En fait, ce qu’il faut reconnaître et que Emmanuel Kant n’a pas pu voir, c’est qu’il n’y a qu’une seule réalité, qu’un seul temps, qu’un seul espace, et que tout cela ne se décompose pas en êtres sensibles ressentant des phénomènes, l’univers entier étant un seul et même phénomène. Emmanuel Kant a dû s’en sortir en inventant le concept de « phénomène  » et de « noumène ».

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et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant et le temps

Que nous dit Emmanuel Kant au sujet du temps ? En apparence, il dit la même chose qu’au sujet de l’espace : de la même manière qu’on pense que les choses extérieures à nous se meuvent dans l’espace, on sait qu’il y a une succession de moments.

On ne fait pas l’expérience du temps, on sait à la base qu’il existe, sinon on ne pourrait pas le concevoir, on vivrait dans l’immédiat tout le temps, sans conscience d’un passé ou d’un futur.

Emmanuel Kant, cependant, n’assimile pas le temps à la matière, aux phénomènes. Pour lui, les phénomènes se déroulent dans le temps, celui-ci étant une sorte de cadre prédéfini qu’on ne peut pas ne pas concevoir. Il explique ainsi que :

« Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les institutions.

On ne saurait exclure le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoiqu’on puisse fort bien faire abstraction des phénomènes dans le temps.

Le temps est donc donné a priori.

En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. Ceux-ci peuvent bien disparaître tous ensemble, mais le temps lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. »

Il semble qu’il n’y ait donc pas de différence avec sa conception de l’espace : celui-ci et le temps ne semblent être qu’un cadre, un lieu où se déroule les phénomènes. Dans les deux cas, on le sait a priori.

Seulement, Emmanuel Kant fait une précision de taille : il souligne le caractère infini du temps. Il dit ainsi :

« L’infinité du temps ne signifie rien de plus sinon que toute grandeur déterminée du temps n’est possible que par des limitations d’un temps unique qui lui sert de fondement. Aussi faut-il que la représentation originaire de temps soit donnée comme illimitée (…).

Le temps ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs, il n’appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine le rapport des représentations dans notre état interne.

Et, précisément parce que cette intuition intérieure ne fournit aucune figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par des analogies et nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluions des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives.

Il ressort clairement de là que la représentation du temps lui-même est une intuition, puisque tous ses rapports peuvent être exprimés par une intuition extérieure. »

Que dit Emmanuel Kant, de manière relativement obscure ?

En fait, il est obligé de se plier au matérialisme par l’intermédiaire du concept de temps, pour une raison très simple.

L’espace, c’est en quelque sorte un lieu où se meuvent des phénomènes. Mais ceux-ci ne sont pas nous : il y a une place pour l’idéalisme, dans la mesure où on peut prétendre ne pas les connaître ni vraiment, ni tous, etc.

Par contre, le concept de temps ne permet pas ce regard extérieur. La personne qui constate des phénomènes est elle-même inscrit dans le même temps que ceux-ci, alors que sur le plan spatial elle est ailleurs (même si dans le même cadre).

De la même manière, le présent est le présent de l’ensemble de la réalité, pas que de soi-même. On peut être dans un espace différent, mais on est nécessairement dans le même temps, et cela tout le temps.

Cela signifie que Emmanuel Kant avait l’option possible de « casser » le temps – ce que Henri Bergson fera en opposant le temps universel à la durée, qui est la perception personnelle du temps.

Emmanuel Kant lui par contre s’en tient fermement au temps comme donnée universelle ; il reconnaît qu’on imagine en quelque sorte le temps telle une ligne droite infinie indiquant les différents moments, mais que face à un phénomène, on existe en même temps.

Voici comment, également de manière obscure, Emmanuel Kant souligne que la personne qui perçoit un phénomène vit dans le même temps que celui-ci :

« Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général.

L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes.

Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles puissent avoir ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent, pourtant, en elles-mêmes, en qualité de déterminations de l’esprit, à l’état interne, et comme cet état interne est toujours soumis à la condition formelle de l’intuition intérieure et que, par suite, il appartient au temps, le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général et, à la vérité, la condition immédiat des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes extérieurs. »

En fait, Emmanuel Kant sait qu’il y a une contradiction : les phénomènes n’existent selon lui que parce qu’ils sont perçus, donc il pourrait couper le temps en autant de parties qu’il y a de phénomènes. Toutefois, on aboutirait à une absurdité, et de plus Emmanuel Kant est bien obligé de reconnaître le mouvement, qui doit bien venir de quelque part, et cela ne saurait être l’espace puisque Emmanuel Kant réfute la « pichenette » divine à la base du mouvement.

Ne pouvant, pour des raisons historiques, comprendre que le mouvement est inhérent à la matière (il faut la classe ouvrière pour cela), il considère que la matière se déplace seulement. Cependant, et c’est là son apport, il met de côté Dieu comme source du mouvement, et place l’origine de celui-ci dans le temps.

Par conséquent, le temps se voit reconnu, il est le lieu de la transformation, son vecteur.

C’est par le temps que l’on sait que quelque chose a changé dans l’espace :

« Dans l’espace, considéré en lui-même, il n’y a rien de mobile ; il faut donc que le mobile soit quelque chose qui n’est trouvé dans l’espace que par l’expérience, et, par conséquent, une donnée empirique.

Par là même l’Esthétique transcendantale ne saurait compter parmi ces données a priori le concept du changement, car ce n’est pas le temps lui-même qui change, mais quelque chose qui est dans le temps.

Il suppose donc la perception d’une certaine existence et de la succession de ses déterminations, — par suite, l’expérience. »

Ce qui justifie l’expérience, c’est qu’elle appréhende quelque chose dans le temps, un temps infini qui permet de reconnaître l’existence de ces phénomènes. Le temps n’existe pas en tant que tel, il n’est pas une qualité des phénomènes, mais une sorte d’espace non plus statique, mais lieu de la transformation.

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