Parti Communiste de Chine : Déclaration au 12e congrès du Parti communiste de Tchécoslovaquie (1962)

Déclaration de la délégation du Parti communiste de Chine au XIIème Congrès du Parti communiste de Tchécoslovaquie

Note de la Rédaction: Le XIIème Congrès du Parti communiste de Tchécoslovaquie s’est tenu à Prague du 4 au 8 décembre 1962.

Antonin   Novotny,   premier   secrétaire   du   Comité   central   du Parti communiste de Tchécoslovaquie, a fait, le 4 décembre, un   rapport   au   Congrès   résumant   les activités   du   Comité central.   Dans   ce   rapport,   il   a   attaqué   le   Parti   du   Travail d’Albanie.

L.I.   Brejnev,   chef   de   la   délégation   du   Parti   communiste  de l’Union soviétique et membre du présidium du Comité central du   Parti   communiste   de   l’Union   soviétique,   s’est   adressé   le même *jour au Congrès. Il a également attaqué le Parti du Travail   d’Albanie   et   a   critiqué   ces   gens   « qui   se   prétendent marxistes-­léninistes ».

Prenant  la  parole au Congrès, certains camarades du Parti communiste de Tchécoslovaquie et  d’autres partis  frères ont attaqué   le   Parti   communiste   chinois   et   le   Parti   du   Travail d’Albanie. Certains ont encore critiqué le Parti du Travail de Corée qui désapprouvait les attaques dirigées contre le Parti communiste chinois.

Wou Sieou-kiuan, chef de la délégation du Parti communiste chinois, a pris la parole au Congrès le 5 décembre. Avant le discours  de clôture  de Novotny du 8 décembre, Wou Sieou­ kiuan a remis au présidium du Congrès la Déclaration de la délégation du Parti communiste chinois » laquelle a été lue par A. Novotny au Congrès.

Dans   son   discours   de   clôture,   A.   Novotny   a   renouvelé   ses attaques contre le Parti communiste chinois. Voici le texte intégral de la Déclaration de la délégation du Parti communiste de Chine.

La   délégation   du   Parti   communiste   chinois,   dans   le désir   sincère   de   renforcer   les   liens   d’amitié   entre   les   partis frères et l’unité du mouvement communiste international, a, sur l’invitation du Parti communiste de Tchécoslovaquie, assisté à son Xlle Congrès et vous a adressé ses félicitations. 

Mais,   fort   malheureusement,   contrairement   à   notre attente,   des   camarades  de   votre   Parti   et   de   quelques   autres partis frères se sont servis de la tribune de votre Congrès pour continuer à attaquer le Parti du Travail d’Albanie et pour lancer des attaques effrénées contre le Parti communiste chinois. 

Cette façon d’agir ne correspond pas à l’esprit des deux Déclarations   de   Moscou, elle est préjudiciable à l’unité du camp socialiste et à celle du mouvement communiste international, à la lutte contre l’impérialisme, à la lutte pour la paix mondiale, et ne répond pas aux intérêts fondamentaux des peuples des pays socialistes. 

Nous ne pouvons que regretter au plus haut point que se soient produits de tels actes qui vont à rencontre du marxisme­-léninisme et de l’internationalisme prolétarien.

Le   Parti   communiste   chinois   s’en   est   toujours   tenu fermement   au   marxisme­-léninisme   et   aux   principes révolutionnaires des deux Déclarations de Moscou. 

Nous   nous   opposons   énergiquement  à   tous   points   de vue et actes qui vont à l’encontre du marxisme-léninisme et de l’esprit des Déclarations de Moscou.

En ce qui concerné le règlement des divergences entre les partis frères, la position que le Parti communiste chinois a invariablement   adoptée   part   de   l’intérêt   de   la   sauvegarde   de l’unité   du   mouvement   communiste   international,   de   la sauvegarde de l’unité du camp socialiste, de la lutte commune contre l’ennemi, et observe les principes régissant les rapports entre partis frères et pays frères définis dans les Déclarations de Moscou. 

Il y a un peu plus d’un an, nous nous sommes déjà opposés résolument à ce que le congrès d’un parti soit utilisé pour attaquer un parti frère. 

Cette   façon   d’agir   erronée   ne   peut   qu’aggraver   les divergences   et   créer   la   scission;   elle   ne   peut   qu’affliger   les nôtres et réjouir l’ennemi. 

Cependant, il se trouve certains partis et certaines gens qui,   loin   d’envisager   l’abandon   de   cette   pratique   erronée, persistent dans ce sens, allant encore et toujours plus loin dans la voie de la scission. 

Il   nous   est   impossible   de   ne   pas   souligner   que   ces pratiques erronées ont déjà entraîné de graves conséquences et que   si   elles   se   poursuivent,   il   en   résultera   de   plus   graves encore.

Certains n’ont cessé de répéter que le Parti du Travail d’Albanie a blâmé des camarades d’un parti frère, et imputent aux camarades albanais la responsabilité de la situation pénible qui   existe   aujourd’hui   dans le  mouvement communiste international. Ils ont même accusé à tort les camarades albanais d’être « antisoviétiques ». 

Pourquoi   ces   gens-là   ne   se   posent-ils   pas   un   peu   la question de savoir quels sont, en définitive, ceux qui doivent être tenus pour responsables de cette situation? Quels sont ceux qui ont déclenché l’attaque contre les camarades albanais? 

Se peut-il qu’il soit juste et admissible qu’un parti, à son propre congrès, attaque à sa guise un parti frère, alors que le parti attaqué n’aurait même pas le droit de répliquer? 

Se   peut-il   qu’attaquer   un   parti   frère   soit   considéré comme   marxiste-­léniniste   et   conforme   aux   Déclarations   de Moscou, tandis que la riposte du parti frère attaqué serait taxée de « sectarisme »,   de   « scissionnisme »,   de « dogmatisme »   et   de violation des Déclarations de Moscou? 

Si   la   riposte   des   camarades   albanais   est   de l' »antisoviétisme »,  comment qualifier ceux qui ont déclenché l’attaque contre les camarades albanais et qui ont  lancé sans retenue toute une suite d’accusations contre eux? 

Devant   des   problèmes   d’une   telle   importance,   les marxistes­-léninistes doivent savoir faire la distinction entre le vrai et le faux et se garder d’inverser les faits. 

Nous   estimons   qu’on   ne   peut   régler   les   divergences entre   les   partis   frères   qu’en   agissant   suivant   les   principes d’indépendance,   d’égalité,   d’unanimité   de   vues   par   voies   de consultations, définis dans les Déclarations de Moscou, et que c’est au  parti qui  a déclenché l’attaque de prendre l’initiative pour régler les divergences. Une fois de plus, nous renouvelons sincèrement notre appel dans ce sens.

A ce Congrès, certains camarades ont attaqué le Parti communiste   chinois   qui   a   invariablement   maintenu   les principes fondamentaux du marxisme-léninisme, mais cela ne peut nous causer aucun préjudice.  Depuis   des   dizaines d’années,   c’est   au   milieu   des insultes   et   des   attaques  des   impérialistes,  des   réactionnaires, des révisionnistes et des opportunistes que le Parti communiste chinois a grandi et a remporté victoire après victoire. 

Le fait est qu’au cours de cette période, des rangs des impérialistes, des réactionnaires et des révisionnistes s’élève un chur  anti-chinois sur l’arène internationale, mais cela montre précisément   que   le   Parti   communiste   chinois   s’en tient fermement à la vérité, à une juste lutte, et que notre lutte est profitable  à  la  cause des peuples du monde pour la paix,  la libération   nationale,   la   démocratie   et   le   socialisme,   et défavorable   pour   les   impérialistes,   les   réactionnaires   et   les révisionnistes. 

Le  Parti  communiste chinois  maintiendra toujours  les principes fondamentaux du marxisme-­léninisme et les positions définies   dans   les  Déclarations   de   Moscou,  et   ne   consentira jamais à un marchandage sur les principes. 

Nous   estimons   qu’utiliser   le   congrès   d’un   parti   pour attaquer un ou plusieurs autres partis et que recourir même à des procédés inhabituels, tels que clameurs et huées, ne peut en aucune   façon   prouver   qu’on   a   raison   et   ne peut   non   plus contribuer à la solution des problèmes.

En  vue de régler les divergences qui  existent dans le mouvement communiste international concernant des questions de principe d’importance majeure, le Parti communiste chinois et plusieurs autres partis frères ont proposé que soit convoquée une   conférence   des   représentants   des   partis communistes et ouvriers du monde entier pour faire toute la lumière sur ce qui est   juste   et   ce  qui  est   faux   et  renforcer  l’unité  dans   la   lutte commune contre l’ennemi. 

Nous considérons que c’est là la seule méthode correcte pour arriver à la solution de nos problèmes. Les communistes du monde entier ont un ennemi commun, une cause commune et des objectifs communs; nous n’avons aucune raison de ne pas rester unis. 

Le Parti communiste chinois est  prêt  à conjuguer ses efforts,   sur   la   base   du   marxisme-­léninisme   et   de l’internationalisme prolétarien, avec les autres partis frères pour renforcer l’unité et s’opposer à la scission, et pour remporter de nouvelles victoires dans la lutte des peuples du monde entier pour   la   cause   de   la   paix,   de   la libération   nationale,   de   la démocratie et du socialisme.

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Parti Communiste de Chine : Proposition en cinq points pour le règlement des divergences (1960)

PROPOSITION EN CINQ POINTS POUR LE RÈGLEMENT DES DIVERGENCES ET LA RÉALISATION DE L’UNITÉ CONTENUE DANS LA RÉPONSE DU COMITÉ CENTRAL DU P.C.C. A LA LETTRE D’INFORMATION

DU COMITÉ CENTRAL DU P.C.U.S.

10 septembre 1960

En vue de régler heureusement les divergences et de parvenir à l’unité, nous présentons sincèrement la proposition suivante: 

I.  Les   principes   fondamentaux   du   marxisme-léninisme   et   les principes   de   la   Déclaration   et   du   Manifeste   de   la   Paix   de   la Conférence de Moscou de 1957 constituent la base idéologique de l’unité de nos deux Partis et de celle de tous les partis frères. 

Nous devons rester absolument fidèles, dans toutes nos paroles et dans   tous   nos   actes,  aux   principes   fondamentaux  du  marxisme­-léninisme   et   aux  principes  de  la  Déclaration  de  Moscou,   et   les prendre comme critère permettant de distinguer le vrai du faux. 

II. Les rapports entre pays socialistes et entre partis frères doivent se   conformer   strictement   aux   principes   de   l’égalité,   de   la camaraderie et de l’internationalisme, tels qu’ils sont définis dans la Déclaration de Moscou. 

III.  Toutes les controverses surgies dans les rapports entre pays socialistes et entre partis frères doivent être réglées, comme il est indiqué   dans la Déclaration de Moscou, par des discussions menées   en   toute  camaraderie  et  sans   précipitation,   assumant  de grandes responsabilités dans la situation interna­et le mouvement communiste international, l’Union soviétique et la Chine et leurs Partis doivent, sur   tous   les   problèmes   importants   d’intérêt commun,   procéder   à   d’amples consultations   et   discuter   sans précipitation en vue d’aboutir à une unité d’action. 

Au cas où la controverse entre le P.C.C et le P.C.U.S. ne pourrait être réglée, pour le moment, dans le cadre des entretiens bipartis, il faudra poursuivre les discussions en prenant tout son temps.  En cas de nécessité, on soumettra d’une façon toute objective les opinions des deux parties à tous les partis communistes et ouvriers pour   qu’ils   puissent,   après   un   examen   sérieux,   y   porter   un jugement juste à la lumière des principes du marxisme-­léninisme et de la Déclaration de Moscou.

IV.  Le  plus  important pour les communistes,  c’est de faire une distinction bien nette entre l’ennemi et nous, entre le vrai et le faux. 

Nos   deux   Partis   doivent   avoir   à   cœur  leur   amitié   et   mener  en commun la lutte contre l’ennemi; et ils doivent s’abstenir de tout propos et de tout acte susceptibles de compromettre l’unité entre nos deux Partis, entre nos deux pays et de donner prise à l’ennemi. 

V. Nos deux Partis doivent, sur la base susmentionnée, de concert avec tous les autres partis communistes et ouvriers et après des préparations   suffisantes   et   d’amples   consultations, contribuer   au succès de la conférence des représentants des partis communistes et   ouvriers qui aura   lieu   au   mois   de   novembre   à   Moscou   et élaborer, au cours de cette conférence, un document conforme aux principes fondamentaux du marxisme-léninisme et aux principes de la Déclaration   de   Moscou   de   1957,   qui   deviendra   un programme  de  combat à  observer en  commun et  autour  duquel nous pourrons réaliser notre unité pour lutter contre l’ennemi.

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Parti Communiste de Chine : Déclaration à la rencontre de Bucarest des partis frères (1960)

Déclaration de la délégation, 26 juin 1960

Le Comité central du Parti communiste chinois estime que, durant cette Rencontre, le camarade Khrouchtchev de la délégation du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique a complètement violé le principe du règlement des problèmes communs par voie de consultations entre partis frères, principe observé de tout temps dans le mouvement communiste international, et a totalement violé l’accord réalisé avant la Rencontre, selon lequel il était convenu de limiter celle-ci à un échange de vues et de n’y prendre aucune décision, et cela en présentant, par une attaque-surprise, un projet de communiqué de la Rencontre, sans avoir consulté au préalable les partis frères sur le contenu de ce communiqué ni même permettre comme il se devait, d’engager d’amples discussions au cours de la Rencontre.

I.

C’est là un abus du crédit acquis par le P.C.U.S. au sein du mouvement communiste international pendant une longue période depuis le vivant de Lénine, un acte d’une extrême brutalité, visant à imposer sa propre volonté aux autres.

Un tel comportement n’a rien de commun avec le style de Lénine. Une telle façon d’agir a créé, au sein du mouvement communiste international, un précédent des plus indignes. Le Comité central du P.C.C. est d’avis que cette attitude et cette façon d’agir du camarade Khrouchtchev entraîneront des conséquences d’une extrême gravité au sein du mouvement communiste international.

II.

Le P.C.C. est toujours resté fidèle au marxisme-léninisme et a toujours maintenu les positions théoriques du marxisme­ léninisme; depuis plus de deux ans, il fait preuve d’une fidélité absolue à l’égard de la Déclaration de Moscou de 1957, et s’en tient fermement à toutes les thèses marxistes-léninistes contenues dans la Déclaration. Il existe entre le camarade Khrouchtchev et nous des divergences sur une série de principes fondamentaux du marxisme-léninisme. 

Ces divergences concernent les intérêts de l’ensemble du camp socialiste aussi bien que les intérêts du prolétariat   et   des peuples travailleurs du monde   entier,   elles   ont   trait   à   la question   de   savoir   si   les   peuples du monde   pourront sauvegarder   la   paix   mondiale   et   conjurer une guerre impérialiste,   elles ont   rapport à la question   de   savoir si le socialisme   pourra   continuer à triompher   dans le monde capitaliste   qui représente   les   deux   tiers   de   la   population de l’humanité et les trois quarts de la superficie du globe. 

Face à   ces  divergences, tous les  marxistes-léninistes doivent adopter  une  attitude sérieuse, faire de sérieuses réflexions et mener  des   discussions  entre  camarades,  afin d’aboutir à une conclusion unanime. Cependant, l’attitude prise par le camarade Khrouchtchev est une attitude toute patriarcale, arbitraire et despotique.

En réalité, il ne considère pas les relations  existant  entre  le grand   P.C.U.S. et notre parti comme des relations  de partis frères, mais comme des rapports entre père et fils. Au cours de cette Rencontre, il a tenté d’exercer une pression pour que notre parti s’incline devant ses points de vue étrangers au marxisme-léninisme. 

Nous déclarons ici solennellement que notre parti croit et obéit seulement à la vérité du marxisme-léninisme, et ne s’inclinera jamais devant les points de vue  erronés, contraires au marxisme-léninisme. Nous estimons que dans le discours prononcé par le camarade Khrouchtchev au IIIe Congrès du Parti   ouvrier   roumain, certains points de vue sont erronés et contraires à la Déclaration de Moscou.

Son   discours   est   de   nature   à   se   faire   applaudir   par   les impérialistes et la clique   Tito   et ceux-ci l’ont effectivement applaudi. Nous sommes disposés, désormais, à poursuivre, lorsque l’occasion se présentera, des discussions sérieuses avec le P.C.U.S. et d’autres partis frères sur les divergences de vues existant entre le camarade Khrouchtchev et nous. 

En   ce   qui   concerne  « la  Lettre   d’Information   du  P.C.U.S. au P.C.C. »   distribuée par le camarade Khrouchtchev à  Bucarest lors de la Rencontre, le Comité central du P.C.C. y répondra en détail   quand   il   l’aura   étudiée   avec   soin   pour   expliquer les divergences de principe entre les deux Partis et faire éclater la vérité au grand jour, et il entamera en toute camaraderie des discussions sérieuses et consciencieuses avec les partis frères des différents pays. 

Nous sommes convaincus que, malgré tout, la vérité du marxisme-léninisme finira par triompher. La vérité ne craint pas la discussion. En fin de compte, la vérité ne pourra être prise pour l’erreur, l’erreur ne pourra être prise pour la vérité. L’avenir du mouvement communiste international dépend des exigences et de la lutte des peuples de même que de la direction assumée par le marxisme-léninisme, il ne dépendra jamais de la baguette de qui que ce soit.

III.

Nous, le P.C.C., nous avons toujours lutté pour sauvegarder l’unité entre les partis communistes de différents pays et celle entre les pays socialistes. 

En   vue   de   l’unité   réelle   des   rangs   du   communisme international,   et   dans   l’intérêt   de   la   lutte   commune   contre l’impérialisme et les forces réactionnaires, nous sommes d’avis qu’il est nécessaire d’engager des discussions normales sur les problèmes qui nous divisent, qu’il ne faut pas recourir à des moyens anormaux, ni à un simple vote pour régler à la hâte les sérieux problèmes de principe, et qu’on ne doit pas contraindre les autres à accepter ses points de vue arbitraires qui n’ont pas été mis à l’épreuve ou dont la fausseté a été prouvée par des faits.  

La manière dont le camarade Khrouchtchev a procédé au cours de   cette   Rencontre   est   absolument   préjudiciable   à   l’unité   du communisme international.  Néanmoins,   quelle   que   soit   la   façon   d’agir   du   camarade Khrouchtchev, l’unité entre les partis chinois et soviétique de même que l’unité entre les partis communistes et ouvriers des différents pays ne manqueront pas de continuer à se consolider et à se développer.  Nous   sommes   profondément   convaincus   qu’avec   le développement du mouvement communiste international et du marxisme-­léninisme, l’unité de nos rangs se consolidera et se développera sans cesse.

IV.

Du point de vue des relations entre nos deux partis prises dans leur ensemble, les divergences de vues qui existent entre le camarade Khrouchtchev et nous, et dont il est question plus haut, ne revêtent qu’un caractère partiel. 

Nous  estimons  que la lutte  commune et l’unité  de nos  deux partis pour la cause commune restent le point capital, nos deux pays étant des pays socialistes, nos deux partis étant des partis fondés selon les principes du marxisme-­léninisme, des partis qui luttent pour faire progresser la cause de tout   le camp socialiste, pour s’opposer à l’agression impérialiste et pour gagner la paix mondiale.

Nous sommes persuadés que nous pourrons, de concert avec le camarade Khrouchtchev et le Comité central du P.C.U.S., trouver l’occasion de nous entretenir dans le calme et en toute camaraderie, pour éliminer les divergences d’opinions existant entre nous, resserrer et consolider encore davantage   les relations entre les partis chinois et soviétique. Si  nous  agissons  ensemble de la  sorte, ce sera extrêmement profitable à la cause de   la lutte du camp socialiste et des peuples du monde entier contre l’agression impérialiste et pour la paix mondiale.

V.

Nous sommes très heureux de constater que « le projet du communiqué de la Rencontre » présenté lors de cette Rencontre a confirmé la justesse de la Déclaration de Moscou.

Cependant, l’explication que donne ce projet des diverses thèses marxistes-léninistes contenues dans la Déclaration de Moscou est inexacte et unilatérale. Par ailleurs, ce projet n’a pas pris position sur les problèmes importants de la situation internationale actuelle et n’a soufflé mot du révisionnisme moderne — principal danger au sein du mouvement ouvrier international; c’est là une erreur. 

Par conséquent, nous ne pouvons pas accepter ce projet. En vue de s’unir étroitement et de mener en commun la lutte contre l’ennemi, nous présentons un projet revisé et proposons d’en discuter. Si on ne peut pas aboutir à un accord cette fois-ci, nous proposons d’établir une commission spéciale de rédaction, qui sera chargée  d’élaborer, après de suffisantes discussions, un document acceptable pour tous.

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Parti Communiste de Chine : Unissons-nous sous le drapeau révolutionnaire de Lénine (1960)

Rapport présenté le 22 avril 1960 au meeting organisé à Pékin par le Comité central du Parti communiste chinois pour la commémoration du 90e anniversaire de la naissance de Lénine

Camarades et Amis,

C’est aujourd’hui 22 avril, le 90ème anniversaire de la naissance du grand Lénine.

Lénine est, après Marx et Engels, le grand éducateur révolutionnaire du prolétariat, du peuple travailleur et des nations opprimées du monde entier. Dans les conditions historiques de l’époque impérialiste et dans les flammes de la révolution socialiste du prolétariat, Lénine a défendu résolument et développé la doctrine révolutionnaire de Marx et d’Engels.

Le léninisme, c’est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne. Aux yeux des travailleurs du monde entier, le nom de Lénine symbolise le triomphe de la révolution prolétarienne, le triomphe du socialisme et du communisme.

Il y a 90 ans, quand naquit Lénine, l’humanité vivait encore sous la sombre domination du capitalisme. Lénine et le Parti bolchévik de Russie ont conduit la classe prolétarienne et le peuple travailleur russes à briser les chaînes de l’impérialisme mondial, à renverser, en usant de la violence révolutionnaire, la domination par la violence exercée par la classe bourgeoise, à remporter la victoire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre, à fonder le premier Etat de dictature du prolétariat, et à ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité.

La Révolution d’Octobre a réalisé le rêve séculaire du peuple travailleur et de l’humanité progressiste ; elle a établi, pour la première fois dans l’histoire, sur un sixième du globe, une société d’où est bannie l’exploitation de l’homme par l’homme. Les impérialistes ont cherché en vain à étouffer cet Etat soviétique nouvellement né. En collusion avec les forces antirévolutionnaires intérieures de la Russie d’alors, quatorze pays capitalistes ont entrepris une intervention armée.

Lénine et les bolchéviks ont conduit la classe ouvrière et le peuple travailleur héroïques de l’Union Soviétique à briser l’intervention armée des impérialistes et à réprimer la rébellion contre-révolutionnaire à l’intérieur du pays. Lénine a montré la voie de l’édification socialiste, de l’industrialisation socialiste et de la collectivisation de l’agriculture.

Après la mort de Lénine, le Comité central du Parti communiste de l’Union Soviétique et le gouvernement soviétique qui avaient à leur tête Staline ont conduit le peuple soviétique à mettre en pratique les directives de Lénine, de sorte que l’Union Soviétique, pays alors arriéré tant du point de vue économique que technique, s’est rapidement, en une courte période historique, transformé en un puissant pays socialiste.

Au cours de la Seconde guerre mondiale, l’Union Soviétique constitua la force principale dans la mise en échec de l’agression fasciste, elle aida les peuples de l’Europe orientale à obtenir leur propre libération et les peuples d’Asie à triompher de l’impérialisme japonais, faisant ainsi avancer considérablement la cause de la révolution prolétarienne et celle de la libération nationale et apportant une contribution d’une ampleur exceptionnelle à la cause de la paix mondiale.

A l’heure actuelle, l’Union Soviétique est entrée dans la période historique de l’édification en grand du communisme. Sous la direction du Comité central du Parti communiste et du gouvernement de l’Union Soviétique, ayant à leur tête le camarade Khrouchtchev, de magnifiques réalisations ont été enregistrées en Union Soviétique dans l’édification économique, et la science et la technique soviétiques se sont développées par sauts et par bonds.

L’Union Soviétique a lancé les premiers satellites artificiels de la terre et fusées cosmiques, inaugurant une ère nouvelle dans la conquête de la nature par l’homme. Ces succès grandioses ont considérablement encouragé les peuples du monde entier dans leur lutte contre l’impérialisme, pour la libération nationale, la démocratie populaire et le socialisme, ainsi que pour une paix durable dans le monde.

La vie de Lénine est celle d’un grand révolutionnaire prolétarien.

Elle a été consacrée à une lutte âpre contre les impérialistes et les réactionnaires et opportunistes de toutes sortes. C’est dans les luttes contre l’impérialisme et l’opportunisme que s’est développé le léninisme.

Son trait particulier et son essence résident dans son caractère révolutionnaire conséquent, prolétarien.

Le léninisme a non seulement entièrement ressuscité le contenu révolutionnaire du marxisme que les révisionnistes de la IIe Internationale avaient émasculé, ainsi que son mordant révolutionnaire qu’ils avaient émoussé, mais aussi développé encore davantage ce contenu et ce mordant révolutionnaires dans les nouvelles conditions historiques, et compte tenu des nouvelles expériences historiques.

A la fin du XIXe siècle, le capitalisme est arrivé à un nouveau stade de son développement, celui du capitalisme monopoleur, c’est-à-dire le stade de l’impérialisme. A ce stade, toutes les contradictions du capitalisme se sont révélées encore davantage, plus pleinement et plus complètement. Ce qui a mis les marxistes devant une tâche nouvelle, celle de faire une nouvelle analyse de ce nouveau stade du capitalisme. C’est le grand Lénine, et nul autre, qui a accompli cette tâche.

Entreprenant une analyse approfondie de la nature de l’impérialisme, Lénine a réfuté à fond la justification de l’impérialisme et son embellissement par les renégats de la classe ouvrière comme Bernstein et Kautsky. Lénine a exposé de manière scientifique le fait que l’impérialisme est le capitalisme monopoleur, pourrissant et moribond, le prélude de la révolution socialiste prolétarienne.

A l’époque de l’impérialisme, les contradictions entre la bourgeoisie et le prolétariat dans un même pays, les contradictions entre les pays capitalistes, et les contradictions entre les puissances capitalistes colonialistes et les colonies et semi-colonies, sont arrivées à un degré d’acuité jamais atteint.

Seule la révolution peut résoudre ces contradictions.

Les impérialistes cherchent à éliminer toutes ces contradictions en plongeant des millions et des millions de gens dans une mer de sang au cours de guerres entres puissances impérialistes, de guerres d’agression contre les colonies et semi-colonies et de guerres de répression contre le prolétariat et le peuple travailleur dans leur propre pays. Contrairement au désir des impérialistes, leurs guerres contre-révolutionnaires sont incapables d’éliminer les contradictions de l’impérialisme, mais bien plutôt elles les aggravent encore davantage et conduisent plus rapidement à l’éclatement de la révolution.

Comme on le sait, après la Révolution russe de Février 1917, Lénine a indiqué dans ses célèbres Lettres de loin, au sujet de la question de la révolution russe, qu’à ce moment, la guerre impérialiste mondiale était devenue un « tout-puissant régisseur » capable d’accélérer dans de vastes proportions la marche de l’histoire universelle, d’engendrer des crises universelles économiques, politiques, nationales et internationales d’une intensité sans précédent, et de faire verser du premier coup la télègue de la monarchie éclaboussée de sang et de boue des Romanov à ce tournant particulièrement brusque de l’histoire universelle [1].

Les marxistes-léninistes sont, en toutes circonstances, contre le système impérialiste et contre la guerre impérialiste.

Ils estiment que les contradictions inhérentes au système capitaliste-impérialiste provoquent nécessairement et inéluctablement la révolution prolétarienne et les révolutions dans les colonies et semi-colonies.

Les opportunistes de la IIe Internationale, pris de panique devant l’apparence de « puissance » de l’impérialisme, se sont laissés acheter par la classe bourgeoise et se sont mis au service de l’impérialisme. Ils ont répandu, dans l’intérêt des impérialistes, l’influence du réformisme et du capitulationnisme parmi les classes ouvrières et populaires, et se sont opposés à la voie de la révolution.

Au moment où la guerre impérialiste a éclaté, ils en sont venus à adopter la position honteuse de soutenir la guerre impérialiste. Contrairement aux opportunistes, Lénine a pris à tout moment la position d’un révolutionnaire prolétarien, se tenant aux avant-postes contre la guerre impérialiste.

Lénine a démasqué le visage des opportunistes comme complices de l’impérialisme et s’est fermement opposé à la guerre impérialiste, et lorsque la guerre impérialiste a éclaté, il a préconisé de mettre fin à la guerre impérialiste en menant une guerre révolutionnaire. Lénine a souligné que : « seul [le régime socialiste] libérera l’humanité des guerres » [2].



L’esprit révolutionnaire du léninisme trouve son éminente expression dans la doctrine sur la révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat.

Pour mettre en pièces les «théories » révisionnistes de Kautsky et ses semblables visant à montrer sous de belles couleurs le système démocratique de la bourgeoisie et à endormir l’esprit révolutionnaire du prolétariat, Lénine a souligné à maintes reprises que la révolution prolétarienne devait briser l’appareil d’Etat de la classe bourgeoise, et le remplacer par la dictature du prolétariat. Il a dit : « L’Etat bourgeois … ne peut céder la place à l’Etat prolétarien (à la dictature du prolétariat) par voie d’’extinction’, mais seulement, en règle générale, par une révolution violente » « cette idée est précisément à la base de toute la doctrine de Marx et d’Engels » [3]. 

Lénine a souligné encore que la dictature du prolétariat est une continuation de la lutte des classes sous une autre forme et dans de nouvelles conditions, c’est une lutte soutenue contre la résistance des classes exploiteuses, contre l’agression étrangère et contre les anciennes forces et leurs traditions. Sans la dictature du prolétariat, il ne peut y avoir de victoire du socialisme. La dictature du prolétariat est un système politique un million de  fois plus démocratique que la dictature bourgeoise.

Lénine a brillamment appliqué et développé l’idée marxiste de la révolution interrompue, la considérant comme un principe directeur fondamental de la révolution prolétarienne.

Il a formulé le principe que le prolétariat devait prendre la direction dans la révolution démocratique bourgeoise et transformer celle-ci sans interruption en révolution socialiste. Il a encore souligné que la révolution socialiste n’était pas le but final et qu’il était nécessaire de continuer d’avancer, de réaliser la transition au stade supérieur du communisme. Lénine a dit : « En commençant la transformation socialiste, nous devons nous proposer clairement comme objectif final de cette transformation, l’établissement de la société communiste » [4].

Se basant sur la loi absolue du développement inégal, économique et politique, du capitalisme, Lénine en a tiré la conclusion que le socialisme remporterait la victoire d’abord dans un ou plusieurs pays.

Le passage de la victoire socialiste dans un ou plusieurs pays à la victoire socialiste dans tous les pays du monde englobera toute une période historique. Lénine avait pleine confiance en l’avenir de la révolution mondiale. Il disait dans son dernier article Mieux vaut moins, mais mieux : « L’issue de la lutte dépend finalement de ce que la Russie, l’Inde, la Chine, etc., forment l’immense majorité de la population du globe.

Et c’est justement cette majorité de la population qui, depuis quelques années, est entraînée avec une rapidité incroyable dans la lutte pour son affranchissement ; à cet égard, il ne saurait y avoir une ombre de doute quant à l’issue finale de la lutte universelle. A cet égard, la victoire définitive du socialisme est absolument et pleinement assurée » [5].



Le système capitaliste périra certainement et sera inéluctablement remplacé par les systèmes socialiste et communiste.

C’est là une loi objective indépendante de la volonté de l’homme. Après Marx et Engels, Lénine a exposé plus avant cette loi, et fait un grand éloge de l’initiative révolutionnaire des masses populaires.

La victoire de la Grande Révolution d’Octobre dirigée par Lénine a montré au monde entier la voie de la libération complète et les perspectives brillantes du socialisme et du communisme. Comme l’a dit le camarade Mao Tsé-toung, « la voie de l’Union Soviétique, la voie de la Révolution d’Octobre, est fondamentalement la grande voie commune et radieuse du développement de toute l’humanité » [6].

La révolution chinoise est le prolongement de la Révolution d’Octobre. Le Parti communiste chinois et le camarade Mao Tsé-toung ont associé la vérité universelle du marxisme-léninisme à la pratique concrète de la révolution chinoise, c’est pourquoi la révolution chinoise a trouvé son orientation juste et pris un aspect entièrement nouveau.

Le camarade Mao Tsé-toung a pleinement développé l’esprit révolutionnaire du marxisme-léninisme et, dans les conditions qui sont les nôtres, a défendu et développé le marxisme-léninisme. En suivant la voie révolutionnaire indiquée par le camarade Mao Tsé-toung, notre Parti a conduit la révolution chinoise à avancer sans cesse de victoire en victoire.

La révolution de démocratie nouvelle de notre pays a été une révolution des grandes masses populaires, conduite par le prolétariat, contre l’impérialisme, le féodalisme et le capitalisme bureaucratique. Cette révolution n’a triomphé qu’au bout de plus de vingt longues années de guerres révolutionnaires.

Pendant le long développement de la révolution, l’impérialisme fut le plus grand ennemi auquel eut à faire face le peuple chinois.

Avant la victoire de la révolution chinoise, la Chine était soumise à l’oppression et à la domination de tous les pays impérialistes du monde. Après la victoire de la révolution chinoise, dans le but d’anéantir cette révolution, les impérialistes américains ont lancé une attaque armée contre la République démocratique populaire de Corée, menacé la sécurité de notre pays, occupé par la force armée notre territoire de Taïwan ; ils ont fait appel au blocus et à l’embargo et ont tenté d’user du prétendu « individualisme démocratique ».

Le Parti communiste chinois, animé d’un esprit révolutionnaire marxiste-léniniste élevé, a mobilisé les masses populaires les plus larges, les a conduits à extirper le pro-américanisme, le culte des Etats-Unis et la peur qu’ils inspiraient, psychoses qui avaient été répandues par les impérialistes et leurs valets, à lutter résolument contre les impérialistes et les laquais qu’ils ont en Chine, à renverser finalement l’oppression et la domination exercées par les impérialistes en Chine et à sauvegarder fermement les fruits de notre révolution.

Notre Parti et le Kuomintang – parti politique de la bourgeoisie – ont collaboré par deux fois, et rompu deux fois, c’est ainsi que notre Parti a acquis une expérience des plus riches sur la question de l’union avec la bourgeoisie et de la lutte contre elle. Notre Parti a une riche expérience non seulement dans la lutte armée, mais aussi dans la lutte pacifique.

Sous la direction du camarade Mao Tsé-toung, le Parti communiste chinois a appliqué avec justesse et de façon concrète les idées mises en lumière par Lénine concernant la direction par le prolétariat de la révolution démocratique bourgeoise, la direction exercée par le prolétariat sur les masses paysannes pour une révolution démocratique conséquente, la révolution démocratique en tant que guerre paysanne et révolution agraire et la révolution ininterrompue comportant le passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste.

Ces idées ont joué un rôle dirigeant qui nous a permis de remporter sans cesse des victoires dans notre révolution.

Lénine nous a appris que sans un parti révolutionnaire prolétarien d’acier, qui s’est trempé dans les luttes répétées, il est impossible de vaincre de puissants ennemis. Un tel parti doit prendre le marxisme-léninisme comme base idéologique, il doit avoir un programme révolutionnaire prolétarien et établir une liaison étroite avec les larges masses laborieuses.

Le Parti communiste chinois est justement ce parti révolutionnaire prolétarien. Notre Parti a mûri au cours des luttes contre de puissants ennemis, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et contre l’opportunisme de droite et celui de « gauche ».

C’est après avoir lutté à maintes reprises contre l’opportunisme de droit et celui de « gauche » que notre Parti a fermement établi la direction marxiste-léniniste du Comité central du Parti, ayant à sa tête le camarade Mao Tsé-toung. C’est précisément parce que notre Parti a joui d’une telle direction que durant la période de la révolution démocratique, il a pu établir solidement la direction du prolétariat, ce qui a permis à la révolution démocratique de remporter une victoire complète et de transformer rapidement la victoire de cette révolution en victoire de la révolution socialiste.

Dans les luttes de notre Parti contre l’opportunisme de droite et celui de « gauche », les ouvrages de Lénine tels que Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, L’Etat et la révolution, La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme») et la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky ont été pour nous des armes idéologiques extrêmement importantes.

Notre parti a appliqué, dans la pratique de la révolution chinoise, les théories marxistes-léninistes de la révolution ininterrompue et du développement de la révolution par étapes, donnant une solution juste et concrète à une série de problèmes sur le passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste dans notre pays.

Parlant du rapport entre la révolution démocratique et la révolution socialiste, Lénine a indiqué : « La première se transforme en la seconde. La seconde résout, en passant, les problèmes de la première. La seconde consolide l’œuvre de la première.

La lutte, et la lutte seule, décide dans quelle mesure la seconde réussit à surpasser la première » [7]. 

Il a dit aussi : « Plus la révolution démocratique sera complète, et plus cette nouvelle lutte [la révolution socialiste] se déroulera rapide, large, nette et résolue » [8]. 

Les circonstances dans notre pays ont confirmé pleinement la théorie que plus la révolution démocratique est profonde, plus rapide et plus heureux est le développement de la révolution socialiste ; plus profonde est la révolution socialiste, plus rapide et plus heureuse est l’édification socialiste ; et l’accélération de l’édification socialiste hâtera nécessairement la réalisation du communisme.

Mener jusqu’au bout la révolution socialiste signifie que nous devons remporter la victoire de la révolution socialiste non seulement sur le front économique, mais aussi sur les fronts politique et idéologique, balayer sans cesse l’influence politique et idéologique de la bourgeoisie, résoudre sans cesse les contradictions entre les rapports de production et les forces productives et entre la superstructure et la base économique qui s’élèvent au cours de l’édification socialiste.

De cette façon, il sera possible de mobiliser pleinement l’initiative révolutionnaire des masses et déclencher, au cours de l’édification socialiste, comme a dit Lénine, « un mouvement … ayant véritablement un caractère de masse et auquel participera d’abord la majorité, puis la totalité de la population » [9] et promouvoir ainsi prodigieusement le bond en avant des forces productives de la société.

Il y a une sorte de théorie suivant laquelle dans la société humaine, il n’existerait que des contradictions entre nous et l’ennemi, alors qu’il n’en existerait pas au sein du peuple ; dans la société socialiste, entre les rapports de production et les forces productives, entre la superstructure et la base économique, il n’y aurait que l’aspect de conformité mutuelle, et pas d’aspect de contradiction ; dans la construction socialiste, nous devrions seulement compter sur la technique et pas sur les masses ; il ne serait pas nécessaire de développer le système socialiste, mais seulement de le consolider, et même s’il fallait le développer, s’il fallait aller de l’avant vers le communisme, il ne serait pas non plus nécessaire d’engager la lutte et de passer par un bond qualitatif ; et ainsi le processus de la révolution ininterrompue de la société humaine s’arrêterait là.

Sur le plan philosophique, c’est là un point de vue métaphysique, et non un point de vue matérialiste-dialectique.

Le camarade Mao Tsé-toung, dans son ouvrage De la juste solution des contradictions au sein du peuple, applique le matérialisme dialectique du marxisme-léninisme à la période de l’édification socialiste de notre pays, soulevant les question d’établir une distinction nette entre les contradictions existant entre nous et nos ennemis et les contradictions au sein du peuple, de résoudre correctement les contradictions au sein du peuple, et les contradictions qui existent, en régime socialiste, entre les rapports de production et les forces productives, entre la superstructure et la base économique.

Cette théorie marxiste-léniniste est foncièrement différente de la conception métaphysique susmentionnée.

C’est précisément sur la base de cette théorie et en tenant compte de l’expérience acquise dans la pratique de la construction socialiste dans notre pays qu’a été formulée la ligne générale de notre Parti, appelant à déployer tous nos efforts et à gagner toujours l’avant pour édifier le socialisme suivant le principe de quantité, rapidité, qualité et économie.

Sous la conduite de la ligne générale de notre Parti pour l’édification du socialisme, notre pays a vu les grands bonds en avant dans la production industrielle et agricole, les communes populaires rurales et urbaines, le mouvement pour les innovations techniques et la révolution technique, l’association de l’éducation avec le travail productif, les grands bonds en avant effectués dans les domaines du commerce, de la recherche scientifique, de la culture et de l’art, de la santé publique et de l’éducation physique.

La ligne générale pour l’édification du socialisme tracée par notre Parti a non seulement été l’objet d’attaques de la part des impérialistes et des révisionnistes modernes, mais encore a été calomnieusement qualifiée de « fanatisme petit-bourgeois » par des philistins. Cependant, les faits sont les faits. Notre ligne générale pour l’édification du socialisme est une ligne générale marxiste-léniniste.

Guidé par cette ligne, le développement de notre édification sociale est en train de transformer rapidement l’aspect de notre pays dans tous les domaines.

Dans L’Etat et la révolution et d’autres ouvrages, Lénine a analysé le caractère transitoire de la société socialiste.

Il a souligné que le socialisme en peut pas encore, au point de vue économique, politique et idéologique, être complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme, qu’il n’est pas encore la société communiste ayant atteint sa plénitude et sa maturité, qu’il n’est que le stade inférieur du communisme, et doit passer au stade supérieur, le communisme dans la plénitude et sa maturité. Ces idées de Lénine ont, pour nous, une très haute signification.

Etant communistes, nous devons, selon les théories marxistes-léninistes de la révolution ininterrompue et du développement de la révolution par étapes, créer activement, au cours de l’édification socialiste, des conditions pour la réalisation du communisme.

Le Comité central du Parti communiste chinois a énuméré les conditions nécessaires à la réalisation future du communisme dans notre pays.

Ce sont : « … le produit social sera devenu extrêmement abondant, la conscience et la moralité communistes du peuple tout entier auront atteint un niveau extrêmement élevé, l’éducation pour tous aura été instituée et son niveau sera plus élevé, les différences entre les ouvriers et les paysans, la ville et la campagne, le travail intellectuel et le travail manuel – léguées par l’ancienne société et qui se ont inévitablement conservées pendant la période socialiste – se seront graduellement effacées, les vestiges des droits bourgeois inégaux qui sont le reflet de ces différences auront aussi graduellement disparu, et enfin, la fonction de l’Etat se réduira à protéger le pays contre une agression de l’extérieur, et ne jouera plus aucun rôle sur le plan intérieur ; à ce moment-là, la société chinoise entrera dans l’ère du communisme où sera mis en application le principe : ‘De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins’ » [10].



Toutes les victoires remportées par notre peuple au cours de la révolution de démocratie nouvelle, de la révolution socialiste et de l’édification socialiste ont été obtenues sous la direction du Parti communiste chinois ayant à sa tête le camarade Mao Tsé-toung qui associe la vérité universelle du marxisme-léninisme à la pratique concrète de la révolution chinoise.

Nous avons reçu de l’aide du grand Parti communiste de l’Union Soviétique, du gouvernement et du peuple soviétiques, de tous les pays socialistes, ainsi que des Partis communistes et ouvriers, des peuples travailleurs et des progressistes de tous les pays. Le peuple chinois restera toujours attaché à ce grand esprit internationaliste, et il ne l’oubliera jamais.

Nous vivons dans une grande époque nouvelle qui voit s’accélérer encore davantage l’écroulement du système impérialiste, qui voit les victoires toujours plus larges ainsi que l’éveil toujours croissant des peuples du monde entier.

A cet égard, partant de positions et de points de vue radicalement différents, les marxistes-léninistes et les révisionnistes modernes arrivent à des conclusions radicalement différentes. Les marxistes-léninistes considèrent que c’est une époque nouvelle plus que jamais favorable à la révolution nationale dans les colonies et les semi-colonies.

Les forces de paix se sont considérablement développées et il existe une possibilité réelle de conjurer la guerre. Les peuples du monde entier doivent renforcer encore davantage leur lutte anti-impérialiste, stimuler le développement de la révolution et défendre la paix mondiale.

Quant aux révisionnistes modernes, ils estiment pour leur part qu’il s’agit d’une « époque nouvelle » où la révolution prolétarienne des différents pays ainsi que la révolution nationale des colonies et semi-colonies ont disparu de l’ordre du jour du monde.

Ils estiment que l’impérialisme se retirera de lui-même de la scène de l’histoire, sans qu’il soit nécessaire d’entreprendre la révolution, et qu’une paix durable s’établira tout naturellement, sans qu’il soit nécessaire de lutter contre l’impérialisme. Ainsi donc, vouloir ou ne pas vouloir la révolution, vouloir ou ne pas vouloir s’opposer à l’impérialisme constitue la différence fondamentale entre les marxistes-léninistes et les révisionnistes modernes.

Les principaux arguments dont se servent les révisionnistes modernes pour réviser, émasculer et trahir le marxisme-léninisme révolutionnaire sont fondés sur leurs allégations selon lesquelles, dans les conditions historique de l’époque nouvelle, l’analyse de Lénine sur l’impérialisme serait « périmée », la nature de l’impérialisme aurait « changé », l’impérialisme aurait « renoncé » à sa politique de guerre et d’agression.

Sous prétexte d’aborder, d’un point de vue soi-disant « historique et non dogmatique », l’héritage théorique de Lénine, ils attaquent le contenu et l’esprit révolutionnaires du marxisme-léninisme.

Dans les conditions où le vent d’Est l’emporte sur le vent d’Ouest, et où les forces du socialisme et de la paix ont acquis la supériorité sur les forces de guerre de l’impérialisme, une foule de difficultés surgit dans les rangs des impérialistes, et ceux-ci connaissent des jours toujours plus difficiles. Ils se débattent par tous les moyens pour échapper à leur anéantissement.

Ces derniers temps, les impérialistes, en particulier les impérialistes américains, se sont évertués à adopter des tactiques encore plus rusées et trompeuses pour appliquer leur politique d’agression et de rapine et endormir la vigilance des peuples du monde.

Parfois, même les impérialistes américains ne cachent pas leur intention d’adopter ce qu’ils appellent des tactiques plus « souples ». Ils recourent à toutes sortes de moyens, faisant alterner la tactique de guerre et la tactique de paix.

D’une part, ils intensifient l’accroissement des armements et des préparatifs de guerre et entreprennent un change à la guerre nucléaire, d’autre part ils tendent un écran de fumée de « paix » et se servent « d’obus enrobés de sucre » pour donner la fausse impression que l’impérialisme est en faveur de la paix.

D’une part, ils recourent à la répression cruelle des mouvements révolutionnaires, d’autre part, ils usent de supercherie et de corruption dans le but d’amollir les mouvements révolutionnaires et d’y faire naître des scissions.

L’utilisation de ces moyens trompeurs par les impérialistes n’a d’autre but que de camoufler leur nature, celle de pillards et d’agresseurs, cacher les dispositions prises dans le cadre de la préparation à la guerre, cela, afin de désagréger les mouvements révolutionnaires des différents pays ainsi que les mouvements révolutionnaires des colonies et semi-colonies, désagréger la lutte des peuples de tous les pays pour la paix mondiale, asservir les peuples des différents pays et renverser le pouvoir dans les pays socialistes.

Devant les différentes tactiques adoptées par les impérialistes contre les peuples, les peuples de tous les pays du monde doivent également recourir à toutes sortes de moyens et de méthodes de luttes révolutionnaires pour combatte l’impérialisme. Les marxistes-léninistes ont toujours estimé que dans la lutte révolutionnaire il faut faire preuve de fermeté quant aux principes et de souplesse dans la tactique.

Les différents moyens révolutionnaires et formes de lutte, illégaux et « légaux », extra-parlementaires et parlementaires, avec ou sans effusion de sang, économiques et politiques, militaires et idéologiques, tous ces moyens visent à dévoiler encore plus complètement l’impérialisme, à ôter le masque qui recouvre son visage d’agresseur, à élever sans cesse la conscience révolutionnaire du peuple, à mobiliser sur une échelle encore plus large les masses populaires pour qu’elles se dressent contre l’impérialisme et les réactionnaires, à développer la lutte pour la paix mondiale, à préparer et à remporter la victoire de la révolution populaire et celle de la révolution nationale.

Les marxistes-léninistes ont également toujours estimé que, pour remporter la victoire dans la révolution, le prolétariat doit s’allier à ses armées de réserve. Les paysans, les autres travailleurs ainsi que les larges masses populaire opprimées des colonies et semi-colonies constituent les alliés de base du prolétariat.

En plus d’une solide alliance avec eux, le prolétariat doit, à des périodes différentes, s’unir à tous ceux qui sont susceptibles de s’unir avec lui. Il est évident que, dans l’intérêt du peuple, le prolétariat doit mettre pleinement à profit les contradictions existant entre les impérialistes, même si ces contradictions sont seulement temporaires et partielles. Tout cela vise à abattre l’impérialisme et les réactionnaires.

Dans la lutte contre les impérialistes et leur politique d’agression, il est tout à fait admissible, il est nécessaire et de l’intérêt des peuples de tous les pays que, du moment que la possibilité en existe, les pays socialistes conduisent des négociations pacifiques et échangent des visites avec les pays impérialistes, s’efforcent de régler les différends internationaux par des moyens pacifiques et non au moyen de la guerre et de conclure des accords de coexistence pacifique ou des traités de non-agression réciproque.

Le gouvernement soviétique a déployé d’immenses efforts en vue d’amener une diminution de la tension internationale et de sauvegarder la paix mondiale. Le Parti communiste, le gouvernement et le peuple chinois apportent un soutien actif aux initiatives de paix prises par le gouvernement soviétique à la tête duquel se trouve le camarade Khrouchtchev en vue de la convocation d’une conférence au Sommet Est-Ouest, du désarmement général et de l’interdiction des armes nucléaires.

Les révisionnistes modernes, eux, ont entièrement trahi l’esprit révolutionnaire du marxisme-léninisme, trahi les intérêts des peuples du monde entier ; ils se sont soumis et rendus à la bourgeoisie et à l’impérialisme. Ils estiment que la nature de l’impérialisme a changé et que les impérialistes ont renoncé d’eux-mêmes à leur politique de guerre, de sorte que la lutte anti-impérialiste, de même que la révolution, ne sont plus nécessaires.

Ils font tout leur possible pour camoufler la politique d’agression et de guerre des impérialistes américains et pour présenter sous de belles couleurs l’impérialisme et le chef de l’impérialisme américain, Eisenhower.

A les entendre, Eisenhower est devenu un « messager de la paix », l’impérialisme américain n’est plus l’ennemi de la paix, l’ennemi du mouvement de libération nationale des colonies et semi-colonies, l’ennemi le plus féroce des peuples du monde entier. En un mot, aux yeux des révisionnistes modernes, il n’y aurait, semble-t-il, plus grande différence entre le socialisme et l’impérialisme ; et quiconque veut persister dans la lutte contre l’impérialisme et poursuivre la révolution ferait obstacle à la paix et à coexistence pacifique et serait un « dogmatiste rigide ».

Nous, marxistes-léninistes, comprenons fort bien ce que signifie le dogmatisme et luttons sans cesse contre lui.

En ce qui concerne la lutte contre le dogmatisme, notre Parti, le Parti communiste chinois, possède une riche expérience. Les dogmatistes veulent faire la révolution, mais ils ne savent pas allier la vérité universelle du marxisme-léninisme à la pratique concrète de la révolution de leur pays, mettre à profit les contradictions concrètes de l’ennemi, concentrer les forces pour s’opposer à l’ennemi principal, réaliser une alliance appropriée avec les diverses forces intermédiaires et utiliser avec souplesse les tactiques et les méthodes de lutte, réduisant ainsi le prolétariat à combattre seul.

Nous combattons ce dogmatisme, puisqu’il n’est pas dans l’intérêt de la révolution. Nous nous opposons au dogmatisme, afin de pousser la révolution plus avant et d’abattre l’ennemi.

Les révisionnistes modernes font tout le contraire : s’opposer au « dogmatisme » n’est pour eux qu’un prétexte pour s’opposer à la révolution, tenter d’en finir avec elle, déformer et salir le marxisme-léninisme. Tout comme le dit Lénine : « On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie » [11].

Les révisionnistes modernes calomnient le marxisme-léninisme en le qualifiant de «dogmatisme », ce n’est là qu’une manœuvre ignoble des renégats de la classe ouvrière, visant à corroder l’âme révolutionnaire du marxisme-léninisme.

La révolution constitue l’âme du marxisme-léninisme.

Marx et Engels ont tracé au prolétariat du monde entier la grande mission historique d’éliminer le système capitaliste et d’émanciper toute l’humanité. Dans des conditions historiques nouvelles, Lénine a appelé le prolétariat du monde entier et les peuples opprimés à se lancer dans le feu de la lutte révolutionnaire. Le marxisme-léninisme est né dans la lutte révolutionnaire du prolétariat et c’est dans cette lutte qu’il s’est sans cesse développé.

Les formulations du marxisme-léninisme à l’égard de quelques questions particulières peuvent être modifiées au fer et à mesure que le temps s’écoule et que la situation change, mais l’esprit révolutionnaire du marxisme-léninisme ne sera nullement modifié.

En se fondant sur les conditions historiques de son époque, Lénine a modifié les formulations de Marx et d’Engels à l’égard de questions particulières et il a soulevé des questions que Marx et Engels n’auraient pas pu formuler de leur temps. Cependant, loin d’affaiblir l’esprit révolutionnaire du marxisme, de telles modifications ont élevé encore davantage sa combativité révolutionnaire. La révolution est la locomotive de l’histoire, la force motrice du progrès de la société humaine. Il en est ainsi dans la société de classes et il en sera de même dans la société communiste future ; seulement, la révolution de cette époque-là sera différente par sa nature et ses méthodes.

Nous savons que les impérialistes américains sont les ennemis les plus féroces et les plus rusés de la révolution populaire dans les différents pays, du mouvement de libération nationale et de la paix mondiale et que Eisenhower est aujourd’hui le chef de l’impérialisme américain.

Lénine a depuis longtemps indiqué que les impérialistes américains, qui jouent le rôle de gendarmes, sont les ennemis les plus féroces des peuples du monde entier. Aujourd’hui, les impérialistes américains qui se sont eux-mêmes donné le titre de gendarmes du monde s’emploient partout à étouffer la révolution, à réprimer le mouvement de libération nationale et la lutte révolutionnaire du prolétariat dans les pays capitalistes, ainsi qu’à saper le mouvement des peuples du monde pour la paix.

Les impérialistes américains non seulement cherchent à tout moment à renverser par la subversion et à anéantir les pays socialistes, mais de plus, sous l’enseigne de l’anticommunisme et de l’antisocialisme, activent leur expansion vers les zones intermédiaires dans le vain espoir de réaliser leur ambition de domination sans partage du monde. Jusqu’à présent, cette politique d’agression et de guerre des impérialistes américains n’a pas changé.

Peu importe les tactiques trompeuses que l’impérialisme américain puisse adopter à quelque moment que ce soit, sa nature d’agresseur et de pillard subsistera jusqu’à sa mort. L’impérialisme américain constitue le dernier pilier de l’impérialisme international.

Si le prolétariat des pays capitalistes veut s’émanciper, si les peuples coloniaux et semi-coloniaux veulent obtenir leur libération nationale, si les peuples du monde entier veulent sauvegarder la paix mondiale, ils doivent concentrer le feu de leur lutte sur l’impérialisme américain.

Oser ou non démasquer l’impérialisme et en particulier l’impérialisme américain, oser ou non lutter contre lui, c’est là la pierre de touche permettant de vérifier si l’on veut ou non entreprendre la révolution populaire, si l’on veut ou non obtenir l’émancipation complète des nations opprimées, si l’on veut ou non obtenir une véritable paix mondiale.

Dans le but de s’opposer à la politique d’agression de l’impérialisme américain, il est nécessaire d’unir toutes les forces révolutionnaires et toutes les forces attachées à la paix du monde entier.

La paix mondiale ne pourra être défendue encore plus efficacement qu’en liant ensemble la lutte des peuples des pays socialistes, la lutte pour la libération nationale des peuples coloniaux et semi-coloniaux, la lutte révolutionnaire du prolétariat des pays capitalistes et la lutte pour la paix menée par les peuples de tous les pays, afin de former ainsi un puissant front anti-impérialiste et de porter des coups résolus à la politique d’agression et de guerre des impérialistes américains. Le camp socialiste, l’Union Soviétique en tête, constitue la force principale dans la défense de la paix mondiale.

La lutte pour la libération nationale des peuples coloniaux et semi-coloniaux ainsi que la lutte révolutionnaire du prolétariat et des peuples travailleurs des pays capitalistes constituent également de grandes forces pour la défense de la paix mondiale.

En s’écartant de la lutte de libération nationale des colonies et semi-colonies et de la lutte révolutionnaire du prolétariat et des peuples travailleurs des pays capitalistes, les forces pour la défense de la paix mondiale se trouveraient considérablement affaiblies, ce qui servirait les intérêts de l’impérialisme.

Il n’est pas de force au monde qui puisse empêcher ou retenir les peuples coloniaux et semi-coloniaux de se dresser pour faire la révolution et briser le joug qui pèse sur leurs épaules.

Leur lutte révolutionnaire joue le rôle d’ébranler jusqu’en ses fondements mêmes le système impérialiste. Tout marxiste-léniniste révolutionnaire doit soutenir résolument et sans la moindre réserve cette juste lutte. 

De même, il n’est pas de force au monde qui puisse empêcher et retenir le prolétariat et les peuples travailleurs des pays capitalistes de se dresser pour faire la révolution et renverser la domination réactionnaire du capital monopoleur. Leur lutte révolutionnaire est capable de lier pieds et poings à l’impérialisme, l’empêchant de déclencher une guerre d’agression.

Tout marxiste-léniniste révolutionnaire doit de même soutenir résolument et sans la moindre réserve cette juste lutte révolutionnaire.

Accorder un soutien résolut à ces deux sortes de luttes révolutionnaires revient à renforcer puissamment la lutte pour la défense de la paix mondiale. Lénine estime que le prolétariat des pays socialistes doit, avec l’aide du prolétariat du monde entier et des masses laborieuses des nations opprimées, défendre les fruits de la victoire de la révolution prolétarienne, et en même temps soutenir le développement continu de la révolution prolétarienne des autres pays et affaiblir sans cesse les forces de l’impérialisme jusqu’à ce que le capitalisme soit liquidé et que le socialisme triomphe dans le monde entier.

En tant que léninistes, nous ne devons jamais perdre de vue ces thèses fondamentales de Lénine.

Le révisionnisme moderne est un produit de la politique impérialiste. Les révisionnistes modernes ont été terrifiés par la politique de chantage à la guerre nucléaire des impérialistes. Craignant la guerre, ils en sont arrivés à craindre la révolution ; ne voulant pas faire la révolution, ils en sont arrivés à s’opposer à ce que les autres la fassent.

Répondant aux besoins des impérialistes, ils cherchent à entraver le développement du mouvement de libération nationale et du mouvement révolutionnaire du prolétariat dans les différents pays. L’impérialisme cherche à faire en sorte que les pays socialistes se muent en pays capitalistes, et les révisionnistes modernes comme Tito se sont conformés aux besoins de l’impérialisme.

L’importance de la lutte contre le révisionnisme moderne réside dans le fait que les révisionnistes modernes jouent au sein des masses ouvrières et des travailleurs un rôle que ne peuvent soutenir la bourgeoisie et les sociaux-démocrates de droite. Ils sont les agents des impérialistes, les ennemis du prolétariat et des travailleurs de tous les pays.

La Déclaration des représentants des Partis communistes et ouvriers des pays socialistes, réunis en conférence à Moscou en novembre 1957, a souligné la nécessité, dans la situation actuelle, de défendre le marxisme-léninisme.

La Déclaration indique : «… la bourgeoisie impérialiste attache une importance toujours plus grande à la propagande idéologique parmi les masses, afin de les corrompre ; elle dénature le socialisme, calomnie le marxisme-léninisme, porte l’erreur et la confusion dans les masses. Cela étant, le renforcement de l’éducation des masses dans l’esprit du marxisme-léninisme, la lutte contre l’idéologie bourgeoise, la dénonciation des mensonges et des calomnies de la propagande impérialiste contre le socialisme et le mouvement communiste, la large diffusion, sous une forme accessible et convaincante, des idées du socialisme, de la paix et de l’amitié des peuples acquièrent une importance de premier ordre ».

La Déclaration poursuit par ailleurs : « Le révisionnisme moderne s’efforce de discréditer la grande doctrine du marxisme-léninisme, déclare qu’elle est ‘périmée’ et a prétendument perdu toute importance pour le développement social actuel. Les révisionnistes s’évertuent à dépouiller le marxisme de son esprit révolutionnaire, à saper la foi de la classe ouvrière et du peuple laborieux dans le socialisme. Ils se dressent contre la nécessité historique de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat lors du passage du capitalisme au socialisme, nient le rôle dirigeant du Parti marxiste-léniniste, répudient le principe de l’internationalisme prolétarien, demandent l’abandon des principes léninistes dans l’organisation du Parti et, avant tout, du centralisme démocratique ; ils réclament la transformation du Parti communiste, qui est une organisation révolutionnaire de combat, en une espèce de club et de parlote ».

Le révisionnisme moderne constitue à l’heure actuelle le principal danger au sein du mouvement communiste international. Nous avons le droit sacré de déployer pleinement l’esprit révolutionnaire de Lénine et de dévoiler entièrement le vrai visage de cet agent de l’impérialisme – le révisionnisme moderne.

La Déclaration de la Conférence de Moscou constitue, dans la période présente, le programme du mouvement communiste international reconnu par les Partis communistes et ouvriers des différents pays. Ensemble avec les Parti communistes et ouvriers des autres pays, le Parti communiste chinois observe et applique fidèlement ce grand programme.

Dès le début, le mouvement communiste a été un mouvement de caractère international.

La solidarité internationale du prolétariat constitue la garantie fondamentale de la victoire de la cause révolutionnaire de tous les peuples du monde, la garantie fondamentale de la victoire de la cause de la libération nationale des nations opprimées, la garantie fondamentale de la victoire de la lutte de tous les peuples du monde pour la paix mondiale.

Dans l’intérêt des pays socialistes, du prolétariat et des peuples travailleurs des différents pays, pour l’émancipation des nations opprimées et la sauvegarde de la paix mondiale, nous devons à tout moment renforcer la solidarité internationale du prolétariat. Les marxistes-léninistes ont toujours préservé comme la prunelle de leurs yeux l’unité du camp socialiste ayant à sa tête l’Union Soviétique, l’unité dans les rangs du communisme international, l’unité du prolétariat du monde entier et le l’union de tous les peuples du monde.

Les impérialistes et les révisionnistes modernes considèrent cette grande unité internationale comme le plus grand obstacle dans leurs tentatives de désagrégation des mouvements révolutionnaires des différents pays. Cherchant en vain tous les moyens propres à saper cette unité, ils se livrent aux menées les plus infâmes en vue de semer la discorde, répandant toutes sortes de mensonges et de calomnies. Mais ces viles intrigues sont vouées à une faillite totale.

Guidée par la doctrine révolutionnaire du marxisme-léninisme, la cause socialiste du prolétariat doit et peut sans nul doute remporter une victoire complète dans le monde entier. Une paix durable s’instaurera certainement dans le monde.

Unissons-nous et avançons intrépidement sous le drapeau révolutionnaire du grand Lénine !

Vive le marxisme-léninisme !

Notes

1 V. I. Lénine : « Lettres de loin », 7 mars 1917, Œuvres, Tomes 23, page 327, Editions sociales, Paris, Editions en Langue étrangères, Moscou, 1959.

2 V. I. Lénine : « Les tâches des zimmerwaldiens de gauche dans le Parti social-démocrate suisse », octobre-novembre 1916, Œuvres, Tome 23, page 152, Editions Sociales, Paris, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1959.

3 V. I. Lénine : « L’Etat et la révolution », août-septembre 1917, Œuvres, Tome 25, page 433, Editions sociales, Paris, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1957.

4 V. I. Lénine : « Rapport sur la révision du programme et le changement de nom du Parti » au VIIe Congrès du Parti communiste (bolchévik) de Russie, 8 mars 1918, Œuvres, Tome 27, page 103, Editions politiques d’Etat, Moscou, 1950, 4ème édition russe.

5 V. I. Lénine : « Mieux vaut moins, mais mieux », 2 mars 1923, Œuvres choisies en deux volumes, Tome II, Deuxième partie, page 776, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953.

6 Mao Tsé-toung : Discours prononcé à la session du Soviet Suprême de l’U.R.S.S. pour la célébration du 40ème anniversaire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre.

7 V. I. Lénine : « Pour le quatrième anniversaire de la Révolution d’Octobre », 14 octobre 1921, Œuvres choisies en deux volumes, Tome II, Deuxième partie, page 615, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953.

8 V. I. Lénine : « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique », juin-juillet 1905, Œuvres choisies en deux volumes, Tome I, Deuxième partie, page 139, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953.

9 V. I. Lénine : « L’Etat et la révolution », août-septembre 1917, Œuvres, Tome 25, page 510, Editions sociales, Paris, Editions en langues étrangères, Moscou, 1957.

10 « Résolution du Comité central du Parti communiste chinois sur l’établissement des communes populaires dans les régions rurales », août 1958.

11 V. I. Lénine : « L’Etat et la révolution », août-septembre 1917, Œuvres, Tome 25, page 417, Editions sociales, Paris, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1957.

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Rédaction du Quotidien du peuple : En avant sur la voie du grand Lénine

Par le Bureau de rédaction du « Renmin Ribao », 22 avril 1960

Aujourd’hui, les travailleurs conscients du monde entier commémorent le 90e anniversaire de la naissance de V.I. Lénine, grand éducateur révolutionnaire du prolétariat.

Lénine fut le fondateur du Parti communiste de l’Union Soviétique, l’architecte du premier Etat socialiste du monde, l’Union Soviétique, et le plus grand dirigeant du mouvement communiste international après Marx et Engels. Dans le domaine de la philosophie, de l’économie politique et de la théorie du socialisme scientifique, Lénine porta le marxisme à un nouveau stade, le stade léninisme. Le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne.

La victoire de la Révolution socialiste d’Octobre sous la direction de Lénine a libéré un sixième de la surface du globe du joug capitaliste. Près de trente années plus tard, une série de nouveaux pays socialistes virent le jour en Europe et en Asie, constituant le puissant camp socialiste.

Après la victoire de la révolution chinoise, le camp socialiste représente actuellement plus d’un quart de la surface de la terre et compte plus d’un tiers de la population du globe. Le rapport des forces de classe dans le monde a considérablement changé en faveur du prolétariat et du peuple travailleur.

La théorie de Lénine et la cause qu’il a épousée sont chères au peuple chinois, car c’est précisément dans le léninisme que le peuple chinois a trouvé la voie de sa libération. A l’époque où Lénine était encore peu connu en Chine, il a maintes fois souligné dans ses écrits la haute signification et les grandes perspectives de la lutte révolutionnaire en Chine.

Dès 1913, Lénine, dans son article Les destinées historiques de la doctrine de Karl Marx, a lancé sa fameuse formule selon laquelle l’Asie était « une nouvelle source de graves tempêtes mondiales ». Plus tard, comme l’a dit le camarade Mao Tsé-toung, « les salves de la Révolution d’Octobre nous ont apporté le marxisme-léninisme ».

Avec le marxisme-léninisme et avec un Parti révolutionnaire prolétarien marxiste-léniniste, la révolution chinoise entra dans un nouveau stade.

Lénine a indiqué : l’impérialisme est le prologue à la révolution prolétarienne, l’impérialisme périra inévitablement au cours des luttes combinées du prolétariat international et des nations opprimées ; l’Etat est un appareil de domination de classe par la violence, le prolétariat doit recourir à la violence révolutionnaire pour écraser la violence contre-révolutionnaire, briser la machine d’Etat militariste et bureaucratique de la bourgeoisie et établir un nouvel Etat de dictature du prolétariat ; le prolétariat doit faire tous ses efforts pour renforcer son alliance avec les paysans et donner une solution complète à la question agraire, il doit s’efforcer de prendre la direction dans la révolution démocratique et, quand il forme une alliance avec la bourgeoisie nationale, il lui faut maintenir sa propre indépendance (ou, selon l’expression populaire que cela a pris en Chine, avoir et l’unité et la lutte) ; il doit créer un parti révolutionnaire prolétarien de type nouveau.

Ce Parti doit s’opposer au révisionnisme qui trahit le marxisme, vaincre l’aventurisme de « gauche » dans le mouvement communiste, avec une ferme confiance dans les masses et s’appuyer solidement sur elles. Ces enseignements de Lénine ont armé le prolétariat du monde entier aussi bien que le prolétariat de Chine.

Si la vérité universelle du marxisme-léninisme a été vite adoptée par le prolétariat et le peuple révolutionnaire de Chine, c’est surtout parce que le peuple chinois, ayant subi de si profondes souffrances, n’avait aucune issue sinon le combat résolu pour la libération.

Dans la vieille Chine, sous la domination la plus cruelle et la plus barbare de l’impérialisme, du féodalisme et du capitalisme bureaucratique, comment le prolétariat et les masses populaires auraient-ils pu nourrir quelque illusion que ce fût au sujet du « bon cœur » des impérialistes ?

Comment auraient-ils pu nourrir l’illusion que la classe dirigeante réactionnaire cédât de son propre gré le pouvoir au peuple ?


Le Parti politique du prolétariat chinois – le Parti communiste – et son guide, le camarade Mao Tsé-toung, appliquant de façon créatrice la vérité universelle du marxisme-léninisme, l’ont combinée avec la réalité concrète de la révolution chinoise et ont impulsé de façon incessante les luttes révolutionnaires en Chine. Lorsque les révolutionnaires bourgeois représentés par Tchiang Kaï-chek trahirent la révolution et plongèrent le peuple dans une mare de sang, le prolétariat chinois et son Parti politique ne purent qu’utiliser la violence révolutionnaire pour résister à la violence contre-révolutionnaire.

Après 22 ans de guerres révolutionnaires, ils finirent par renverser la sombre domination de l’impérialisme et des réactionnaire du Kuomintang, établirent la dictature de démocratie populaire dirigée par le prolétariat et conduisirent le peuple chinois à s’engager dans la large voie du socialisme.

La victoire de la révolution chinoise est la victoire du marxisme-léninisme en Chine. Les nombreuses victoires remportées par le marxisme-léninisme dans le monde entier et en Chine ont montré de façon de plus en plus claire que la vérité du marxisme-léninisme est indestructible et qu’il est le guide pour l’action de toutes les classes opprimées et de tous les peuples opprimés du monde en lutte pour leur libération et des peuples qui, dans le monde entier, marchent vers le socialisme et le communisme.

Quelles sont les tâches principales du peuple chinois, au moment où nous commémorons le 90e anniversaire de la naissance de Lénine ? Selon nous, il y a trois tâches principales, à savoir : construire le socialisme, œuvrer pour la paix mondiale et s’unir avec nos amis internationaux.

La première tâche qui se pose aujourd’hui devant nous, peuple chinois, est le développement accéléré de notre édification socialiste, la transformation de notre pays, dans un délai qui ne sera pas trop long, en un grand Etat socialiste doté d’une industrie, d’une agriculture, d’une science et d’une culture modernes hautement développées.

L’accomplissement de cette tâche ne sera pas seulement d’une portée décisive pour le peuple chinois, mais il sera d’une portée de toute évidence considérable pour la cause de la paix et du socialisme des peuples du monde.

Le Comité central du Parti communiste chinois à la tête duquel se trouve le camarade Mao Tsa-toung, en combinant la vérité universelle du marxisme-léninisme avec la réalité concrète de la révolution socialiste et de l’édification socialiste en Chine, a avancé la ligne générale consistant à déployer tous nos efforts et à gagner toujours l’avant pour édifier le socialisme selon le principe de quantité, rapidité, qualité et économie. La ligne générale est la garantie la plus importante permettant au peuple chinois d’accomplir victorieusement cette grande tâche.

Pour accomplir cette grande tâche, notre peuple doit d’abord s’efforcer de rattraper et de dépasser la Grande-Bretagne en ce qui concerne les principales productions industrielles en moins de dix ans, et établir pour l’essentiel un système industriel complet ; travailler à remplir avant terme le Programme national pour le développement de l’agriculture de 1956 à 1967, réaliser pour l’essentiel la mécanisation, la généralisation de la construction hydraulique et une électrification assez poussée dans l’agriculture ; s’efforcer de poursuivre la révolution culturelle, et, dans un délai qui ne sera pas trop long, généraliser pour l’essentiel l’enseignement primaire et secondaire et l’éducation après le travail ; et s’efforcer d’accomplir avant le délai prévu par le Plan à long terme pour le développement de la science et de la technique de 1956 à 1967.

En même temps, il est nécessaire de poursuivre la révolution socialiste sur les fronts économique, politique et idéologique, afin de remporter la victoire complète du socialisme sur le capitalisme dans tous les domaines, et d’élever considérablement la conscience socialiste et communiste des masses populaires.

Aujourd’hui, le peuple chinois développe une campagne intense pour augmenter la production et pratiquer l’économie, campagne axée sur les innovations techniques et la révolution technique, pour accomplir et dépasser le plan de l’économie nationale de 1960, en s’efforçant de porter cette année la production de fonte à 27.500.000 tonnes, celle de l’acier à 18.400.000 tonnes, celle du charbon à 425 millions de tonnes, celle de l’électricité à plus de 55.500 millions de kilowatts-heure, et d’augmenter la production des cultures vivrières et du coton d’environ 10% respectivement.

Ainsi, la valeur globale de la production industrielle et agricole sera cette année de 23% plus élevée que l’année dernière.

Les impérialistes américains se surpassent dans la calomnie et la moquerie en ce qui concerne la question de savoir si le peuple chinois peut transformer la Chine à un rythme accéléré en un puissant pays socialiste. Si l’on prend un exemple éloigné, remontant à novembre 1958, l’ancien secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles disait qu’ « il est difficile de croire que cet effort réussira ou durera ».

Si l’on prend un exemple récent, l’actuel secrétaire d’Etat adjoint des Etats-Unis, Parsons, disait en février dernier que la campagne de la Chine pour accélérer son industrialisation « pourrait entraîner l’effondrement du régime intérieur ». Mais, chose bizarre, plus odieuses sont les calomnies impérialistes, plus élevé est l’enthousiasme révolutionnaire du peuple chinois et plus grande son ardeur dans l’édification.

La situation économique de la Chine et l’unité politique de notre peuple se sont améliorées d’année en année. Personne ne doute aujourd’hui, dans les larges masses, que nous serons capables d’accomplir avant terme et de dépasser notre grandiose plan de construction.

Le marxisme-léninisme a toujours indiqué qu’en régime socialiste il est possible d’accomplir une grande libération des forces productives de la société et une grande libération de l’initiative et de l’esprit créateur du peuple. Lénine soutenait que la vie, dans une masse socialiste, est véritablement un mouvement de masse sans précédent dans l’histoire auquel une grande majorité de la population, voire toute la population, participe.

Il soutenait que cette dynamique force créatrice des masses est le facteur fondamental d’une société socialiste et qu’il se manifeste alors un jaillissement inépuisable de talent créateur parmi les ouvriers et les paysans.

Lénine décrivait l’un de principes du marxisme « les plus profonds et en même temps les plus explicites » en ces termes : « Plus grands sont l’envergure et l’étendue des actions historiques, plus grand est le nombre de gens qui participent à ces actions, et dans un autre sens, plus profonde est la transformation que nous voulons accomplir, plus nous devons éveiller l’intérêt et une attitude consciente à l’égard de cette transformation et plus nous devons convaincre des millions et des dizaines de millions de gens que cela est nécessaire.

En dernière analyse, la raison pour laquelle notre révolution a laissé toutes les autres révolutions loin derrière elle est que, grâce à la forme soviétique de gouvernement, des dizaines de millions de gens qui ne s’intéressaient pas, auparavant, au développement de l’Etat, ont été amenés à prendre une part active au développement de l’Etat. » (Rapport sur l’activité du Conseil des commissaires du peuple présenté au VIIIe Congrès des Soviets de Russie).

Nous sommes convaincus que le rythme de développement de notre pays, comme celui de l’Union Soviétique et des autres pays socialistes, dépassera de loin tout ce qui n’a jamais été atteint dans les pays capitalistes. Selon l’expression des communistes chinois, il est possible d’avancer au rythme de bond en avant.

Ceci, ainsi que l’a dit Lénine, parce que nous avons le plus largement possible mobilisé des millions et des millions de gens pour prendre part à l’édification de notre pays, en déployant au plus haut degré activité et esprit créateur grâce à celui qui suit : la ligne générale, élaborée par notre Parti, de déployer tous nos efforts, et de gagner toujours l’avant pour édifier le socialisme selon le principe de quantité, rapidité, qualité et économie ; l’ensemble des principes que nous appliquons et qui sont connus sous la formule « marcher avec les deux jambes » – le développement simultané de l’industrie et de l’agriculture, de l’industrie lourde et de l’industrie légère, de industries relevant de l’autorité centrale et de celles relevant des autorités locales, des grandes entreprises et des moyennes et petites entreprises, et des méthodes modernes comme des méthodes artisanales de production – ; l’actuel mouvement de masse en plein essor pour les innovations techniques et la révolution technique dans la mécanisation, la semi-mécanisation, l’automation et la semi-automation ; la consolidation et le développement de nos communes populaires rurales et la généralisation en cours des communes populaires urbaines. Comme l’Union Soviétique et les autres pays socialistes, la Chine fait avancer son édification économique selon les lois communes de l’édification socialiste, et la série de principes politiques concrets adoptés par la Chine en ce qui concerne les problèmes de l’édification socialiste sont précisément le produit de la combinaison de la vérité universelle du léninisme avec la réalité concrète de la Chine.

La bourgeoisie des pays occidentaux, que l’ignorance conduit à s’étonner, s’est déjà perdue dans de bruyantes discussions sur le rythme accéléré de l’édification socialiste en Union Soviétique.

Maintenant, elle recommence à crier sans fin à propos du rythme accéléré de notre édification socialiste, de notre ligne générale, du grand bond en avant et de la commune populaire. Le grand Lénine a porté un coup mortel à ces gens stupides voilà longtemps déjà dans son fameux essai Sur notre révolution, écrit un an avant sa mort.

Lénine soulignait que « … la Russie, située entre des pays civilisés et des pays que cette guerre [la Première guerre mondiale], pour la première fois, amène définitivement à la civilisation, c’est-à-dire les pays de tout l’Orient, les pays extra-européens, – que la Russie pouvait et devait par conséquent offrir certains traits particuliers, placés évidemment dans la ligne générale de l’évolution mondiale, mais distinguant sa révolution à elle de toutes les révolutions antérieures des pays de l’Europe occidentale, et apportant certaines innovations partielles dès qu’il s’agit des pays orientaux ».

Et Lénine de demander : « Et si la situation absolument sans issue, en décuplant les forces des ouvriers et des paysans, nous a offert la possibilité de procéder à la création des prémisses essentielles de la civilisation, autrement que l’ont fait tous les autres Etats de l’Europe occidentale ? ».

Lénine a encore prédit : « Nos philistins européens ne s’imaginent même pas que les révolutions ultérieures – dans les pays d’Orient à population infiniment plus dense et aux conditions sociales infiniment plus variées – présenteront à coup sûr beaucoup plus de traits particuliers que ce ne fut le cas pour la révolution russe. »

Cela n’a-t-il pas été confirmé exactement par les faits ? L’Union Soviétique n’a-t-elle pas déjà, utilisant une voie différente de tous les pays occidentaux, en une très courte période de temps et à une vitesse fulgurante, dépassé tous les pays capitalistes d’Europe occidentale quant au niveau du développement économique, et n’est-elle pas déjà en train de rattraper les Etats-Unis et, à certains égard, n’a-t-elle pas commencé à les dépasser ?

De même, la Chine, l’ « état de pauvreté et de vacuité », la situation absolument sans issue, des dizaines d’années au cours desquelles on s’est trempé dans la lutte et les expériences accumulées, plus l’aide du puissant camp socialiste ayant à sa tête l’Union Soviétique et les bénéfices tirés d’une expérience de 40 ans d’édification de l’Union Soviétique, tous ces éléments n’ont-ils pas décuplé également les forces des ouvriers et des paysans chinois, en nous donnant la possibilité d’utiliser une voie différente de tout pays occidental, pour aller à une vitesse fulgurante vers une industrie moderne, une agriculture moderne et une science et une culture modernes ? 

La bourgeoisie occidentale nous condamne à l’échec dans ses malédictions et il y a actuellement dans nos rangs une poignée de ses perroquets qui disent que notre ligne générale, que le grand bond en avant et la commune populaire sont des produits du « fanatisme petit-bourgeois », ne voulant pas voir qu’il s’agit précisément de produits de l’esprit révolutionnaire du marxisme-léninisme.

Laissons-les donc attendre et voir, attendre dix ans, et ils verront bien comment les choses ont tourné. En bref, les philistins étrangers et les chinois avec, comme disait Lénine, leur tête farcie de métaphysique, ne connaissent pas d’autre règle d’or que la « normalité » sacro-sainte des rapports bourgeois, et « ils n’ont pas du tout compris ce qu’il y a de décisif dans le marxisme, à savoir : sa dialectique révolutionnaire. »

C’est pourquoi, exactement comme ils ont été incapables, dans le passé, de comprendre les grands changements intervenus en Union Soviétique, ils sont aujourd’hui incapables de comprendre toutes les choses pleines de dynamisme et de vie qui se produisent en Chine.

La seconde grande tâche du peuple chinois, en commémorant le 90ème anniversaire de la naissance de Lénine, est de sauvegarder la paix mondiale et de s’opposer à la guerre impérialiste, de concert avec tous les pays socialistes ayant à leur tête l’Union Soviétique, avec toutes les forces éprises de paix du monde, et avec toutes les forces du monde entier en lutte contre l’impérialisme et l’agression.

Le marxisme-léninisme a toujours été contre la guerre impérialiste.

A la veille de la Première guerre mondiale et durant cette guerre, le mot d’ordre révolutionnaire avancé par Lénine et les autres dirigeants de gauche de la classe ouvrière qui s’en sont tenus fermement à la position marxiste, fut de transformer la guerre impérialiste en une guerre civile, de façon à mettre fin à la guerre impérialiste et à obtenir la paix.

L’un des principaux mots d’ordre de la Révolution d’Octobre fut la paix. Après la victoire de la Révolution d’Octobre, Lénine promulgua immédiatement le décret sur la paix, préconisant une paix juste. Par la suite, il formula à plusieurs reprises, une politique de coexistence pacifique entre l’Etat soviétique et les autres pays.

L’Union Soviétique, comme c’est bien connu, a fait d’énormes efforts, tant avant qu’après la Seconde guerre mondiale, pour sauvegarder la paix mondiale, assurer la sécurité collective et la coexistence pacifique des pays ayant des systèmes sociaux différents.

Depuis le jour de sa fondation, la République populaire de Chine, en commun avec l’Union Soviétique et les autres pays socialistes, a mené une lutte active en vue de sauvegarder la paix mondiale. De 1950 à 1953, le peuple chinois a envoyé ses Volontaires sur le front de Corée combattre héroïquement, aux côté du peuple coréen, pour arrêter l’agression des Etats-Unis, forçant l’armée d’agression américaine en Corée à accepter un accord d’armistice, et sauvegardant ainsi la paix en Extrême-Orient.

En 1954, le gouvernement chinois participa activement à la Conférence de Genève où un accord fut conclu pour le rétablissement de la paix en Indochine. La même année, les dirigeants du gouvernement chinois, avec les dirigeants des gouvernements de l’Inde et de la Birmanie successivement, prirent conjointement l’initiative de promouvoir les fameux cinq principes de la coexistence pacifique qui depuis ont toujours servi de pierre angulaire à la politique étrangère de la Chine à l’égard de tous les pays de systèmes sociaux différents.

En 1955, le gouvernement chinois a participé activement à la Conférence de Bandoeng des pays d’Asie et d’Afrique qui s’est tenue en Indonésie, et qui a proclamé, sur la base des Cinq principes, les dix principes qui commandent les rapports entre les pays d’Asie et d’Afrique. En 1958, la Chine a retiré tous ses Volontaires populaires de Corée.

Le peuple chinois a constamment pris une part active aux mouvements de la paix mondiaux et asiatiques, et il a maintes fois plaidé pour l’instauration de la sécurité collective et la création d’une zone désatomisée en Asie et dans les régions du Pacifique. Le gouvernement chinois a toujours, préconisé le règlement par des moyens pacifiques et non par la guerre de tout différend avec d’autres pays (y compris les Etats-Unis), et il poursuit encore aujourd’hui des pourparlers sur cette question avec les Etats-Unis qui ont occupé par l’agression le territoire chinois de Taïwan.

Les pays socialistes et les Partis communistes du monde entier ont mené une lutte inflexible pour obtenir et sauvegarder la paix mondiale.

La Déclaration de Moscou de la Conférence des représentants des Partis communistes et ouvriers des pays socialistes, tenue à Moscou en novembre 1957, et le Manifeste de la paix adopté par 64 Partis communistes et ouvriers en ont appelé à la classe ouvrière et à tous ceux qui, dans le monde, sont attaché à la paix pour qu’ils agissent en vue de défendre la paix et ont fait ressortir que c’était là, en ce moment, la lutte la plus importante pour le monde entier.

Les deux déclarations de Moscou firent remarquer qu’il existait maintenant dans le monde de puissantes forces pour sauvegarder la paix et que l’alliance de ces puissantes forces avait déjà pratiquement fourni la possibilité d’empêcher l’éclatement de la guerre. Depuis la réunion de Moscou, les forces de la paix ont encore été consolidées.

Ceci est dû, en tout premier lieu, au fait que le camp socialiste, ayant l’Union Soviétique à sa tête, a encore grandi en force, que l’Union Soviétique a dépassé encore plus nettement les Etats-Unis dans le domaine militaire et dans les secteurs les plus importants de la science et de la technique, que le camarade N. S. Khrouchtchev, président du Conseil des Ministres de l’U.R.S.S., a fait une série de visites en faveur de la paix aux Etats-Unis et dans d’autres pays capitalistes, que le gouvernement soviétique a fait de nouveaux et importants efforts pour le désarmement, l’arrêt des essais des armes nucléaires, etc., que les efforts en faveur de la paix faits par l’Union Soviétique, la Chine et les autres pays socialistes gagnent de plus en plus le cœur des hommes.

En même temps, les mouvements pour l’indépendance nationale en Asie, en Afrique et en Amérique latine et les luttes des peuples des pays capitalistes pour la démocratie et le socialisme ont connu un nouveau et important développement. Les contradictions internes du camp impérialiste continuent à grandir ; aux Etats-Unis mêmes, les larges masses populaires montrent partout le mécontentement et l’inquiétude que leur inspire la politique étrangère de leur gouvernement dirigée contre la paix, et les impérialistes américains sont de plus en plus en proie aux difficultés et réduits à l’isolement.

Toutes ces circonstances ont obligé l’impérialisme américain, principal instigateur d’une nouvelle guerre, à accepter la proposition de pourparlers Est-Ouest au Sommet et à changer de ton à certaines occasions, prétendant que lui aussi est animé d’un « désir de paix ». Les faits prouvent que les forces de paix dans le monde gagnent sur les forces de guerre, et c’est là une illustration de ce que, selon les paroles du camarade Mao Tsé-toung, « le vent d’Est l’emporte sur le vent d’Ouest ».

Le vent d’Est l’emporte sur le vente d’Ouest, c’est ce qui caractérise, aujourd’hui, la nouvelle situation mondiale, foncièrement différente de celle du vivant de Lénine et de celle existant à la veille de la Seconde guerre mondiale. Il est de toute nécessité de prendre cette nouvelle situation en considération en menant la lutte contre les plans impérialistes en vue d’une nouvelle guerre. Cette nouvelle situation a donné une confiance et un courage sans précédent à toutes les forces attachées à la paix, à toutes les forces opposées aux impérialistes et à l’agression dans le monde entier.

Mais ceci ne signifie nullement que ce changement dans le rapport de forces a modifié la nature de l’impérialisme et que, pour autant, il a déjà éliminé toutes possibilité de guerre dans la vie de la société moderne, et que l’humanité est déjà entrée dans l’époque d’une paix perpétuelle.

Le léninisme a toujours soutenu que l’impérialisme est la source des guerres de notre temps. Lénine a dit : « La guerre des temps modernes est un produit de l’impérialisme. (Projet de résolution de la gauche zimmerwaldienne). La guerre « provient de la nature même de l’impérialisme ». (Réponse à la discussion sur le programme du Parti au VIIIe Congrès du Parti communiste (bolchévik) de Russie).

Ces thèses de Lénine qui ont une signification de principe fondamentale sont le résultat d’une profonde analyse scientifique de l’impérialisme, et d’innombrables faits historiques ont prouvé que ce sont là des vérités inébranlables. La Conférence de Moscou des Partis communistes et ouvriers, qui s’est tenue il y a plus de deux ans, a montré que les derniers événements appuient ce principe émis par Lénine.

La Déclaration de la Conférence de Moscou dit :

« Tant que subsiste l’impérialisme, les guerres d’agression conservent un terrain propice. Dans l’après-guerre, les impérialistes américains, anglais, français et autres et leurs valets ont fait ou font encore la guerre en Indochine, en Indonésie, en Corée, en Malaisie, au Kenya, au Guatemala, en Egypte, en Algérie, dans l’Oman et au Yémen.

En même temps, les forces impérialistes d’agression se refusent obstinément à réduire les armements, à interdire l’emploi et la fabrication des armes atomiques et thermonucléaires, à conclure un accord sur la cessation immédiate des essais de ces armes ; elles poursuivent la « guerre froide », persévèrent dans la course aux armements, installent sans cesse de nouvelles bases militaires, mènent une politique agressive qui met la paix en péril, créent la menace d’une nouvelle guerre. En cas de déclenchement d’une guerre mondiale, et à défaut d’un accord sur l’interdiction des armes nucléaires, cette guerre serait nécessairement une guerre nucléaire, sans précédent par sa force destructrice.

« Avec l’aide des Etats-Unis, le militarisme renaît en Allemagne occidentale, en créant un dangereux foyer de guerre au centre de l’Europe…

« En même temps, les impérialistes s’efforcent d’imposer aux peuples épris de liberté du Proche et du Moyen-Orient la fameuse « doctrine Eisenhower-Dulles », créant ainsi une menace à la paix dans cette région.

« Le bloc agressif de l’O.T.A.S.E. crée un danger de guerre dans l’Asie du Sud-Est. »

Le Manifeste de la paix des 64 Partis communistes et ouvriers dit :

« Les forces de la paix sont énormes. Elles peuvent barrer le chemin à la guerre, sauvegarder la paix. Mais nous, communistes, n’en considérons pas moins notre devoir d’avertir tous les gens que le danger d’une guerre monstrueuse et homicide n’est pas écarté.

« D’où vient cette menace à la paix, à la sécurité internationale ?

C’est que les monopoles capitalistes, fabuleusement enrichis par les deux guerres mondiales et la course actuelle aux armements, rêvent à la guerre et y trouvent leur intérêt. La course aux armements qui apporte des bénéfices exorbitants aux monopoles pèse d’un poids de plus en plus lourd sur les travailleurs, aggrave sérieusement la situation économique des pays. C’est sous la pression des monopoles capitalistes, américains surtout, que les milieux dirigeants de certains pays capitalistes repoussent les propositions de désarmement, d’interdiction de l’arme nucléaire et d’autres mesures visant à conjurer une nouvelle guerre…

« La paix pourra être sauvegardée à cette seule condition que tous ceux à qui elle est chère unissent leurs efforts, redoublent de vigilance face aux menées des fauteurs de guerre, comprennent jusqu’au bout que leur devoir sacré est d’intensifier la lutte pour la paix encore menacée. »

On voit par là que la théorie léniniste selon laquelle l’impérialisme est la source des guerres de notre temps n’est nullement « périmée » et ne sera certainement pas « périmée ». Aussi longtemps que l’impérialisme existera, la vigilance envers le danger de guerre ne pourra jamais être relâchée.

C’est à partir de cette position fondamentale que le peuple chinois mène la lutte pour la défense de la paix mondiale et contre la guerre impérialiste.

Nous saluons chaque pas fait pour la détente internationale, nous saluons tous les efforts sincères faits par n’importe quel pays (y compris les Etats-Unis) en faveur de la paix, mais en même temps nous informons, en temps utile, toute la nation et le public mondial des activités perfides des impérialistes qui continuent à fomenter de nouvelles guerres ; nous attirons leur attention,  nous leur faisons remarquer que toutes les forces de paix du monde entier, pourvu qu’elles soient unies, seront sûrement capables de surmonter les forces de guerre ; un brillant avenir nous attend dans notre lutte. Nous avons agi de la sorte dans la passé, nous continuerons d’agir ainsi à l’avenir.

L’impérialisme américain n’a que haine pour tout effort en vue de la paix fait par le camp socialiste qui a l’Union Soviétique à sa tête. Il affiche ouvertement une politique d’hostilité envers la République populaire de Chine et attaque effrontément la juste position assumée par le peuple chinois dans la défense de la paix mondiale et l’opposition à la guerre impérialiste.

Le peuple chinois a dénoncé en temps opportun le fait que depuis les entretiens avec le camarade Khrouchtchev et Eisenhower au Camp David en septembre dernier, le gouvernement des Etats-Unis, ayant à sa tête Eisenhower, continue activement à accroître ses armements, à mener des préparatifs de guerre et à étendre son agression. Les porte-parole des impérialistes américains répandent la calomnie selon laquelle le peuple chinois ne semblerait gère enthousiaste devant la détente internationale.

Ce monstrueux mensonge est vraiment par trop impudent. Etant donné que le gouvernement des Etats-Unis et Eisenhower lui-même sont en fait en train d’accroître leurs armements, de mener des préparatifs de guerre et d’étendre l’agression, ce qui va à l’encontre de la demande en faveur de la détente internationale, en quoi serait-ce aider la situation internationale si tout ceci était passé sous silence, voire fardé, enjolivé ou louangé ? Au contraire, cela ne pourrait que donner libre cours aux activités de ceux qui créent la tension.

Les faits en disent plus que l’éloquence. Il suffit de jeter un coup d’œil sur cette récapitulation des plus sommaires des paroles et des actes du gouvernement des Etats-Unis et d’Eisenhower contre la paix depuis les entretiens de Camp David en septembre dernier :

Le 16 octobre 1959, Andrew H. Berding, secrétaire d’Etat adjoint américain, déclarait au cours d’un discours que les Etats-Unis ne pouvaient accepter la coexistence pacifique, parce que cela signifierait le statu quo du camp socialiste.

Le 21 octobre, les Etats-Unis faisaient voter une résolution illégale sur la soi-disant « question du Tibet » par l’Assemblée générale des Nations unies et s’ingéraient dans les affaires intérieures de la Chine, calomniant la répression par le gouvernement chinois de la rébellion d’un groupe réactionnaire de propriétaires de serfs dans la région du Tibet.

Le 22 octobre, le Département d’Etat américain publiait une déclaration à l’occasion du troisième anniversaire de la révolte contre-révolutionnaire en Hongrie, calomniant les gouvernements hongrois et soviétique et « louant » les éléments contre-révolutionnaires qui avaient déclenché la révolte.

Le 3 novembre, alors que le peuple de la Zone du Canal de Panama manifestait pour la restauration de la souveraineté panamienne sur la Zone du Canal, les forces d’occupation américaines recoururent à la répression, blessant plus de 120 Panamiens.



Le 13 novembre, le vice-président des Etats-Unis Nixon déclarait : « … les puissances occidentales ne peuvent accepter ce que les Soviétiques appellent la coexistence pacifique. »

Le 22 novembre, le secrétaire d’Etat américain Herter publiait dans la revue américaine Parade un article dans lequel il lançait des calomnies contre l’Union Soviétique, l’accusant de nourrir des « intentions agressives » et de poursuivre une « campagne expansionniste ».

Le 27 novembre, le Département d’Etat américain publiait une déclaration, accusant calomnieusement l’Albanie d’être « assujettie à la domination soviétique ».

Le 1er décembre, McElroy, secrétaire à la Défense des Etats-Unis déclarait : « En 1963, les Etats-Unis disposeront d’une variété plus grande encore de moyens pour lancer des ogives à hydrogène contre la Russie ».

Du 4 au 22 décembre, Eisenhower a visité onze pays d’Europe, d’Asie et d’Afrique en vue d’étendre la guerre froide. Au cours de ses visites, il a battu, tant qu’il a pu, le rappel pour renforcer les blocs militaires occidentaux, disant que « le Pacte de l’Atlantique-Nord demeure la pierre angulaire de notre politique étrangère », et que les Etats-Unis n’abandonneront pas le CENTO et travailleront activement à étendre le réseau de bases américaines d’engins téléguidés à l’étranger.

Le 9 décembre, les Etats-Unis imposaient une résolution sur la question coréenne par le truchement de l’Assemblée générale des Nations unies. Malgré l’appel publié par l’Assemblée populaire suprême de la République démocratique populaire de Corée le 27 octobre, ils refusèrent de retirer les troupes américaines du sud de la Corée et de laisser se réaliser l’unification pacifique de la Corée, et en outre, ils insistèrent sur la tenue de soi-disant « élections libres » en Corée sous la « surveillance » des Nations unies qui furent un des belligérants.

Le même jour, les Etats-Unis imposaient, par l’entremise de l’Assemblée générale des Nations unies, une résolution sur la soi-disant « question hongroise », qui constituait une intervention dans les affaires intérieures de la Hongrie.

Le 15 décembre, Herter présentait « un plan de dix ans » à la réunion du Conseil de l’O.T.A.N., demandant que le bloc de l’O.T.A.N. dispose d’une « force de frappe » pour engager des guerres de grande envergure et d’une « souplesse suffisante » pour engager des guerres localisées.

Le 24 décembre, les Etats-Unis poussaient une poignée d’ultras pro-américains au Laos à déclencher un coup d’Etat militaire et à étendre davantage la guerre civile au Laos.

Le 29 décembre, Eisenhower déclarait qu’à partir du 1er janvier 1960, les Etats-Unis seraient « libres de reprendre leurs essais d’armes nucléaires ».

Les 7 et 18 janvier 1960, Eisenhower présentait ses messages sur l’état de l’Union et sur le budget, demandant aux Etats-Unis de « consacrer toute la part de nos ressources qu’il faudra » pour avoir « une vraie force de frappe … »

Il fixait les dépenses militaires pour l’exercice 1961 à plus de 45.500 millions de dollars, soit 57,1% du budget global. Dans son message sur l’état de l’Union, il traita dans ses calomnies les pays socialistes d’« Etats policiers », l’Union Soviétique de pays de « communisme impérialiste’ et le camp socialiste de « système de satellites lugubres ».

Le 15 janvier, Nixon disait : « En aucune circonstance les Etats-Unis et leurs alliés ne devraient réduire leurs forces. »

Le 19 janvier, le « Traité de coopération mutuelle et de sécurité » entre le Japon et les Etats-Unis était signé à Washington. Ce traité agressif d’alliance militaire vise directement la Chine, l’Union Soviétique et la République démocratique populaire de Corée, et menace la paix et la sécurité de tous les pays asiatiques.

Le 3 février, Eisenhower déclarait au cours d’une conférence de presse : « J’ignorais qu’il y eût un esprit de Camp David. » Il a également déclaré que les Etats-Unis fourniraient des informations secrètes sur les armes nucléaires à leurs alliés.

Le 5 février, le Département d’Etat américain publiait une déclaration, rejetant une fois de plus la proposition formulée lors de la réunion des Etats membres du Pacte de Varsovie, relative à la signature d’un traité de non-agression mutuelle entre l’Organisation du Traité de Varsovie et le bloc de l’O.T.A.N.

Le 15 février, Herter publiait une déclaration par laquelle il alla jusqu’à présenter la demande que trois républiques fédérées de l’U.R.S.S., à savoir la Lithuanie, la Lettonie et l’Esthonie, « jouissent à nouveau de l’indépendance nationale ».

Le 16 février, Eisenhower disant dans son message de « sécurité mutuelle » que « le fait, si c’est un fait, de la réduction des effectifs militaires soviétiques ne modifie pas la nécessité du maintien de notre défense collective. »

« Ce serait de la plus haute folie que d’abandonner ou d’affaiblir notre position de force de frappe commune. » Il déclarait également que pour les Etats-Unis, il s’agissait de « … la nécessité d’une persévérance inébranlable, calme et patiente dans nos efforts pour maintenir nos défenses communes ».

Il a annoncé que deux milliards de dollars seraient affectés à l’aide militaire étrangère pour l’exercice de la nouvelle année fiscale, soit une augmentation de 700 millions de dollars par rapport à l’exercice précédent.

Le 17 février, Eisenhower déclarait dans son rapport sur la situation dans le Moyen-Orient que les Etats-Unis continueraient à appliquer la résolution adoptée par le Congrès en 1957 relative à la question du Moyen-Orient (c’est ce qu’on appelle la « Doctrine Eisenhower »).

Le 19 février, le secrétaire d’Etat adjoint américain  Graham Parsons déclarait, au cours d’un discours, que les Etats-Unis continueraient à occuper le territoire chinois du Taïwan et « espéraient » encore que la Chine nouvelle « s’effondrerait ». Il ajoutait que les Etats-Unis poursuivaient une « politique visant à contrebalancer » la montée de la force chinoise et « devraient persévérer dans les mesures destinées à faire face à cette force ».

Du 22 février au 3 mars, Eisenhower a visité l’Amérique du Sud, préconisant le renforcement du « Système panaméricain », faisant l’éloge de la Conférence de Santiago des ministres des Affaires étrangères de l’Organisation des Etats d’Amérique, tenue en août dernier, qui visait à intervenir contre Cuba. Il déclara en outre que les Etats-Unis continueraient à s’en tenir à ce qui est appelé la Doctrine Monroe, laquelle considère les Amériques comme appartenant aux Etats-Unis.

Le 26 février, après avoir constamment amené des engins téléguidés en Corée du Sud, violant ainsi l’Accord d’armistice en Corée, les Etats-Unis lançaient ouvertement un engin téléguidé « Matador » à Usan, en Corée du Sud.

Le 29 février, dans une note au gouvernement cubain, les Etats-Unis rejetaient la demande du gouvernement cubain réclamant comme condition préalable à la reprise des pourparlers américano-cubains que les Etats-Unis cessent d’adopter des mesures pouvant être préjudiciables au peuple cubain, et continuaient à menacer, disant que les Etats-Unis restaient libres de prendre « toute mesure » qu’ils jugeraient nécessaire. Avant et après ceci, les avions américains ne cessaient de se livrer à des bombardements de Cuba. Selon la déclaration du 14 mars du premier ministre cubain Castro, les avions américains ont bombardé Cuba à plus de quarante reprises.

Le 9 mars J.C. Satterthwaite, secrétaire d’Etat adjoint américain pour les Affaires africaines, déclarait que les Etats-Unis avaient « des intérêts politiques et militaires spéciaux » en Afrique du Nord.

Il a dit qu’«il est également d’importance primordiale pour les Etats-Unis de maintenir leurs droits d’utiliser certaines bases-clés en Afrique, et que les Etats-Unis et leurs alliés continuent à avoir à leur disposition une grande quantité de matériaux importants en Afrique, principalement des minerais. » Il a également déclaré qu’il était nécessaire de « concilier l’actuelle montée du nationalisme [en Afrique] avec les moyens d’une transition méthodique du passé vers l’avenir. »

Le 16 mars, les Etats-Unis et la clique de Tchiang Kaï-chek entamaient des manœuvres militaires à grande échelle dans le détroit de Taïwan, avec la participation de 50.000 soldats des Etats-Unis.

Le même jour, le lendemain du jour où il avait publié un communiqué conjoint avec Adenauer, Eisenhower déclarait : « Nous sommes d’accord qu’il n’y a eu aucun changement de politique de l’un ou de l’autre côté. » « Nous n’abandonnerons pas notre position en ce qui concerne nos droits sur Berlin. »

Le 21 mars, des navires de guerre des Etats-Unis s’introduisaient à nouveau dans les eaux territoriales chinoises, et le gouvernement chinois lançait un sévère avertissement, le 93ème, aux Etats-Unis. Depuis octobre 1959, les Etats-Unis se sont introduits à 21 reprises dans les eaux territoriales et l’espace aérien chinois.

Le 30 mars, Eisenhower affirmait que même si les Etats-Unis acceptaient maintenant de signer un accord pour suspendre temporairement les essais nucléaires, cela n’engagerait pas le prochain président des Etats-Unis. Il a ajouté que « tout successeur aurait le droit d’exercer son propre jugement en la matière. » Herter est allé plus loin le 8 avril, en déclarant que du point de vue juridique « le pouvoir d’Eisenhower d’engager les Etats-Unis pour une plus longue période » « reste toujours conditionné par la durée de ses propres fonctions ».

Le 4 avril, Herter prononçait un discours dans lequel il rejetait la proposition soviétique pour un désarmement général et a attaqué le président du Conseil des ministres de l’U.R.S.S. Khrouchtchev au sujet de sa déclaration sur la question allemande, disant que ses paroles « compliquaient la situation ».

Il a dit : « Si quelqu’un s’attend à des exploits spectaculaires au Sommet, il pourrait être désappointé ». Il a exprimé sa « satisfaction » pour l’accélération du réarmement de l’Allemagne occidentale et a déclaré : « les forces de terre, de mer et de l’air de l’O.T.A.N. ont besoin d’être encore renforcées ».

Le 6 avril, Eisenhower approuvait officiellement le programme pour le développement accéléré des fusées intercontinentales et des sous-marins atomiques équipés de fusées « Polaris ». Il a été annoncé que le gouvernement des Etats-Unis se préparait à faire passer le nombre des fusées intercontinentales à fabriquer en trois ans de 270 à 312, et celui des sous-marins atomiques de 7 à 40.

Le 9 avril, R. S. Benson, commandant des forces sous-marines de la Flotte américaine du Pacifique, clamait que les Etats-Unis emploieraient 30 sous-marins atomiques équipés de fusées « Polaris » pour encercler l’Union Soviétique et les autres pays socialistes.

Le 14 avril, Eaton, délégué des Etats-Unis à la réunion de la Commission du désarmement des dix nations, rejetait la proposition, présentée par les pays socialistes, selon laquelle toute nation possédant des armes nucléaires s’engagerait à ne pas être la première à les utiliser. Il soutenait une fois de plus que les Etats-Unis ne pouvaient accepter la proposition soviétique d’un désarmement général et complet.

Le 20 avril, le sous-secrétaire d’Etat américain Dillon prononçait un discours dans lequel il attaquait la politique étrangère de l’Union Soviétique. Il accusait calomnieusement l’Union Soviétique de nourrir « des ambitions expansionnistes ». Il disait que « le mot même de ‘coexistence’ est à la fois inquiétant et présomptueux » et est bon à « jeter aux ordures » et clamais qu’il fallait « maintenir et renforcer » la puissance militaire des Etats-Unis et le système des blocs militaires d’agression.

Le même jour, des rebelles au Venezuela soutenus par les Etats-Unis déclenchaient une rébellion armée, cherchant à renverser le gouvernement du Venezuela.

Les faits énumérés ici sont, bien entendu, loin d’épuiser le sujet, et sont limités à des informations publiées ouvertement par le gouvernement des Etats-Unis et des publications américaines.

Néanmoins, nous voudrions demander : Ne sont-ce pas là des faits ? Ne sont-ce pas là les faits principaux de la politique actuelle des Etats-Unis ? Peut-on dire que tout ceci a été inventé par les communistes chinois ? Peut-on dire que ce ne sont là que d’insignifiantes survivances d’un temps passé, venant au second plan dans la politique des Etats-Unis ? Bien entendu, telle n’est pas la réalité.

En vérité, même après les entretiens de Camp David et même à la veille de la Conférence au Sommet Est-Ouest, nous ne voyons aucun changement de fond dans la politique de guerre des impérialistes américains, dans la politique poursuivie par le gouvernement des Etats-Unis et par Eisenhower en personne. L’impérialisme américain s’efforce non seulement d’étendre sa puissance militaire d’agression, mais encore s’empresse de soutenir le développement des forces du militarisme en Allemagne occidentale et au Japon, afin de transformer ces pays en foyers d’une nouvelle guerre.

Il doit être clairement entendu que tout ceci affecte le sort de l’humanité entière. Il est de toute nécessité de s’opposer au militarisme en Allemagne occidentale et au Japon, et à tout autre militarisme que soutiennent les Etats-Unis.

Mais, à présent, c’est en premier lieu la politique de guerre de l’impérialisme américain qui, dans tout ceci, joue le rôle décisif. S’éloigner de ce point, c’est s’éloigner du cœur et du fond de la question. Si les peuples attachés à la paix du monde entier ne joignent pas leurs efforts pour continuer à démasquer résolument cette politique de guerre des autorités américaines et pour engager sérieusement la lutte contre elle, cela entraînera inévitablement une terrible catastrophe !

Le peuple chinois, debout aux premiers rangs de la lutte pour la paix, aux côtés des peuples de l’Union Soviétique et des autres pays socialistes, a-t-il le droit de garder le silence sur tous ces faits ?

Avons-nous le droit de laisser seulement les Américains faire, dire et connaître tout ceci, et de laisser les peuples de Chine et des autres pays dans l’ignorance de ces mêmes faits ? Cela nuit-il à la paix, cela aggrave-t-il la tension, si nous expliquons le véritable état des choses au public chinois et au monde, ou est-ce dissimuler la vérité qui aiderait la paix ou aiderait à relâcher la tension ?

Se peut-il que, suivant la logique des impérialistes américains, ce soit ainsi que la paix puisse être « préservée » ? Ou bien est-ce là la « paix dans la liberté » à laquelle Eisenhower et ses acolytes font allusion ?

Les impérialistes américains qui projettent activement une nouvelle guerre espèrent effectivement que nous cacherons la réalité des faits ; ils espèrent que nous abandonnerons les points de vue du marxisme-léninisme ; ils espèrent que nous croirons que la nature de l’impérialisme peut changer ou même qu’elle a déjà changé ; ils espèrent que, dans la lutte pour sauvegarder la paix mondiale, à l’instar des pacifistes bourgeois, nous ne mobiliserons pas les masses populaires les plus larges et ne nous appuierons pas sur ces masses qui sont contre l’impérialisme, contre la guerre impérialiste et contre l’agression impérialiste ; ils espèrent que nous exagérerons démesurément l’importance des geste en faveur de la paix que les forces agressives impérialistes sont obligées de faire, endormant ainsi les masses du peuple, ou que nous exagérerons démesurément la puissance de guerre des forces d’agression des impérialistes, jetant ainsi la panique parmi les masses du peuple. Bref, les fomentateurs d’une nouvelle guerre espèrent que, comme eux, nous ferons semblant de vouloir la paix, de vouloir une paix qui serait factice, afin de pouvoir imposer soudainement la guerre aux peuples comme ils l’ont fait avec la Première et la Seconde guerre mondiale.

Mais, écoutez, fomentateurs d’une nouvelle guerre, vos espoirs ne se réaliseront jamais ! Puisque nous voulons vraiment la paix et une paix véritable, nous ne tomberons jamais dans vos pièges.

Nous devons continuer à dévoiler tous les complots et machinations des impérialistes américains et autres qui portent atteinte à la paix, faire tout notre possible pour mobiliser les larges masses qui sont contre l’impérialisme, la guerre impérialiste et l’agression impérialiste, afin que celles-ci poursuivent une lutte opiniâtre contre les fomentateurs d’une nouvelle guerre, et par ailleurs veiller à ce que dans cette lutte les larges masses gardent toute leur vigilance et une pleine confiance et luttent jusqu’au bout pour empêcher toute nouvelle guerre. C’est seulement ainsi qu’on peut désirer vraiment la paix et obtenir une paix véritable.

En agissant autrement, ce serait faire semblant de vouloir la paix ou ce ne serait obtenir qu’une fausse paix.

Bien que, comme on l’a dit ci-dessus, la nature de l’impérialisme ne puisse pas changer,  nous sommes fermement convaincus que les puissantes forces qui défendent la paix, pourvu qu’elles mènent une lutte unie et soutenue, pourront à coup sûr élever une série de barrière qui empêcheront les impérialistes de faire ce qu’il leur plaît selon ce que leur dicte leur nature.

En outre, au cas où l’éventualité s’en présenterait, comme l’indique la Déclaration de Moscou : « Si les maniaques impérialistes belliqueux osent quand même déchaîner la guerre, l’impérialisme signera sa propre condamnation ; en effet, les peuples ne toléreront pas un régime qui entraîne pour eux tant de souffrances et de sacrifices. » Il était absolument nécessaire que la Déclaration de Moscou soulignât cela ; ce n’était pas pour affaiblir, mais plutôt pour renforcer la perspective de paix.

Car c’est seulement ainsi que l’esprit des peuples des différents pays ne se laissera pas démobiliser, que les peuples ne capituleront pas devant l’intimidation et le chantage des maniaques de la guerre, et qu’ils ne tomberont pas dans la panique et la confusion dans l’éventualité malheureuses où la guerre éclaterait malgré tout.

Pour la coexistence pacifique des pays ayant des systèmes sociaux différents, souplesse et patience et certaines compréhensions et certains compromis sont nécessaires. Le peuples chinois, dans ses luttes contre les ennemis intérieurs et extérieurs, n’a jamais refuse de faire des compromis qui ne portaient pas atteinte aux intérêts fondamentaux du peuples et il ne refusera pas de faire de même dans l’avenir.

Le peuple chinois soutient chaleureusement les efforts du camarade Khrouchtchev et du gouvernement soviétique concernant la Conférence au Sommet Est-Ouest et espère que le gouvernement des Etats-Unis changera cette attitude obstinée qu’il a adoptée depuis longtemps, permettant ainsi à la conférence d’aboutir aux accord que les peuples attendent sur les questions du désarmement, de l’arrêt des essais d’armes nucléaires, de Berlin-Ouest et de l’Allemagne, et de la détente internationale.

Mais la lutte pour la paix mondiale est une lutte de longue haleine. L’impérialisme n’acceptera pas facilement un accord favorable à la paix. De plus, des faits historiques innombrables prouvent que tout accord consenti par les impérialistes peut également être répudié par eux à n’importe quel moment. C’est pourquoi la lutte est nécessaire à la fois pour aboutir à des accords favorables à la paix et pour les maintenir.

Lénine l’a bien dit : « Aujourd’hui, la lutte pour la paix est commencée.

Cette lutte est difficile. Celui qui pensait qu’il était aisé d’obtenir la paix, qu’il suffisait d’y faire une simple allusion pour que la bourgeoisie nous l’apporte sur un plateau, celui-là est un homme bien naïf. Ceux qui prêtaient ce point de vue aux bolchéviks trompaient le peuple. Les capitalistes se sont pris à la gorge pour partager le butin. Il est clair que supprimer la guerre, c’est vaincre le capital, et c’est dans cet esprit que le pouvoir des Soviets a amorcé la lutte. » (Discours prononcé au 1er Congrès de la marine de guerre de Russie).

Précisément parce que la guerre, à notre époque, est un produit de la nature même de l’impérialisme, nature qui ne peut pas changer, la lutte pour la réalisation et le maintien de la paix mondiale est nécessairement une lutte anti-impérialiste prolongée. C’est pourquoi répandre sans cesse la théorie de Lénine sur l’impérialisme, mettre à nu la nature de l’impérialisme et toutes ses supercheries deviennent une tâche urgente, aujourd’hui, en ce qui concerne la cause de la paix.

Etant donné que l’impérialisme est la source des guerres de notre temps, il est nécessaire, dans la lutte pour la paix mondiale, de rallier toutes les forces qui sont contre l’impérialisme, la guerre impérialiste et l’agression impérialiste.

Il est dit dans la Déclaration de Moscou : « Des forces vigoureuses défendent aujourd’hui la cause de la paix : le camp invincible des Etats socialistes, l’Union Soviétique en tête, les Etats pacifiques d’Asie et d’Afrique qui se tiennent sur des positions anti-impérialistes et forment avec les pays socialistes une vaste zone de paix ; la classe ouvrière internationale et, en premier lieu, son avant-garde, les Partis communistes ; le mouvement de libération des peuples des colonies et des semi-colonies ; le mouvement massif  des peuples de la paix.

Les peuples des pays d’Europe qui ont proclamé leur neutralité, les peuples de l’Amérique latine, les masses populaires des pays impérialistes eux-mêmes opposent une résistance énergique aux plans qui tendent à préparer une nouvelle guerre.

L’union de ces forces puissantes peut prévenir l’explosion de la guerre. »

Les impérialistes, particulièrement les impérialistes américains, n’épargnent aucun effort pour rompre cette unité de lutte. Ils rêvent de mettre la lutte pour la paix mondiale en opposition avec les mouvements d’indépendance nationale d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, et avec les luttes des peuples pour la liberté, la démocratie et le socialisme. Ils prétendent que, puisqu’on veut la paix, les nations opprimées ne devraient pas résister à l’agression et les peuples exploités ne devraient pas faire la révolution.

Ils disent même que les pays socialistes auraient le devoir d’empêcher les peuples des autres pays de faire la révolution. Tout cela est un pur non-sens.

Comme chacun sait, les marxistes-léninistes ont toujours soutenu que, pour les nations opprimées comme pour les peuples exploités, la révolution ne peut pas être exportée. En outre, personne ne peut empêcher ou n’a le droit d’interdire une révolution.

Les révolutions des temps modernes sont nées essentiellement de l’agression, de l’oppression et du pillage exercés par les impérialistes à l’encontre des nations retardataires et des masses travailleuses des pays impérialistes. Ainsi donc, tant que les impérialistes ne renoncent pas à l’agression, à l’oppression et au pillage, tant que l’impérialisme reste l’impérialisme, les peuples opprimés des différents pays ne sauraient abandonner leur révolution nationale et leur révolution sociale.

Les pays impérialistes n’ont toujours pas cessé de s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays, y compris des pays socialistes, cependant ils affirment de façon mensongère que les pays socialistes s’ingèrent dans les affaires intérieures des autres pays.

Les pays socialistes ne s’ingèrent évidemment jamais dans les affaires intérieures des autres pays, y compris des pays impérialistes. Cependant, les pays impérialistes essaient de forcer ou d’amener les pays socialistes à les aider à s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays.

N’est-ce pas tout ce qu’il y a de plus absurde ?

Tant que l’impérialisme subsistera et continuera à poursuivre sa politique d’agression, d’oppression et de pillage par la violence, les pays socialistes accorderont leur sympathie et soutien à la lutte de résistance des nations opprimées et des peuples exploités. C’est que leur lutte traduit la volonté du peuple, affaiblit les forces impérialistes et est favorable à la paix mondiale. N’est-il pas totalement absurde de penser que le développement de cette lutte et le soutien qui lui est apporté sont contraires à l’intérêt de la paix ?

Les pays socialistes et les peuples anti-impérialistes et épris de paix du monde s’efforcent de conjurer la guerre. Plus grande sont la force des pays socialistes et les forces anti-impérialistes et pacifiques dans le monde, plus grande devient la possibilité de conjurer la guerre. C’est pourquoi étendre les forces des pays socialistes, du mouvement de libération nationale, du mouvement d’émancipation du prolétariat dans les pays capitalistes et des peuples épris de paix dans le monde permettra encore plus efficacement de conjurer une guerre impérialiste et de défendre la paix mondiale.

Au moment où nous commémorons le 90ème anniversaire de la naissance de Lénine, la troisième grande tâche du peuple chinois est de consolider et de renforcer son amitié et sa solidarité avec les autres peuples et, en premier lieu, avec les pays socialistes ayant à leur tête l’Union Soviétique.

Le marxisme-léninisme est le vrai internationalisme prolétarien. Dès ses débuts, il a été un phénomène international. La victoire de la révolution chinoise et les progrès de l’édification socialiste de la République populaire de Chine sont inséparablement liés au soutien de l’internationalisme prolétarien.

Le peuple chinois ne pourra jamais oublier d’être reconnaissant pour ce soutien, ni jamais oublier son devoir de soutenir, par ses propres efforts, le prolétariat international et les nations opprimées. Précisément pour cette raison, le camarade Mao Tsé-toung a souligné la veille de la fondation de la République populaire de Chine : « En faisant le bilan de nos expériences et en les concentrant sur un point, nous arrivons à la dictature de démocratie populaire sous la direction de la classe ouvrière (par l’intermédiaire du Parti communiste) et fondée sur l’alliance des ouvriers et des paysans. Cette dictature doit s’unir avec toutes les forces révolutionnaires internationales.

Telle est notre formule, notre expérience essentielle, notre principal programme. » C’est précisément aussi pour cette raison, comme c’est bien connu, qu’il y a deux mots d’ordre sur le mur de chaque côté de la Porte Tien An Men à Pékin, l’un où l’on peut  lire « Vive la République populaire de Chine » et l’autre : « Vive la grande union des peuples du monde ».

Le peuple chinois a besoin à tout moment d’entretenir son amitié et sa solidarité avec les autres peuples. Le peuple chinois est heureux de voir que l’unité fraternelle entre lui et les autres pays du camp socialiste, avec à sa tête la grande Union Soviétique, se développe chaque jour davantage, que notre amitié avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine attaché à la paix et opposés à l’agression impérialiste se développe de jour en jour, et que nos relations amicales avec les peuples des autres pays capitalistes s’étendent également avec chaque jour qui passe.

Le peuple chinois fera sur cette base des efforts inlassables pour renforcer son amitié et sa solidarité avec tous les autres peuples, de façon à mener une lutte commune pour les intérêts communs de tous les peuples.

En essayant de saper la solidarité des peuples du monde, les impérialistes, et particulièrement les impérialistes américains, suscitent frénétiquement des campagnes antichinoises dans un certain nombre de pays. Ces campagnes, cependant, n’ont pas obtenu et n’obtiendront jamais l’appui des peuples des différents pays, parce qu’elles sont entièrement injustifiables.

Le peuple chinois, diligent, construit une vie nouvelle et de paix à l’intérieur du pays et déploie tous ses efforts pour vivre en amitié avec ses voisins ; il n’est allé sur aucun territoire étranger installer des bases militaires et des bases de lancement d’engins téléguidés. Pourquoi, dans ce cas, s’élèverait-on contre lui ?

Comme nous le savons, l’Union Soviétique, qui fut créée par Lénine, a toujours été un pays pacifique, et elle fut aussi longtemps calomniée et attaquée par des gens qui étaient antisoviétiques pour certaines raisons d’ordre intérieur dans un certain nombre de pays, grands et petits, (y compris des pays qu’elle avait aidés, comme par exemple la Chine au temps du Kuomintang).

Mais cela ne réussit ni à causer des préjudices à l’Union Soviétique, ni à empêcher le développement de l’amitié entre le peuple soviétique et les autres peuples, mais cela a seulement montré que les éléments antisoviétiques étaient en réalité contre la paix et contre le peuple. Les campagnes antichinoises lancées à l’instigation des impérialistes et des réactionnaires dans certains pays ne peuvent se terminer que de la même façon.

Aujourd’hui, les impérialistes et leurs complices, les révisionnistes modernes, ainsi qu’une poignée de réactionnaires dans différents pays se montrent particulièrement délirants dans leur tentative de saper par tous les moyens les plus vils l’inébranlable solidarité fraternelle entre la Chine et les autres pays socialistes. Ces provocateurs sont des plus perfides comme des plus stupides. Ils ne pourront jamais comprendre que la solidarité des pays socialistes s’est forgée et s’est développée sous le drapeau du grand et de l’inébranlable marxisme-léninisme.

La Déclaration de Moscou dit : « Les pays socialistes forment une communauté unie du fait qu’ils se sont tous engagés dans la voie du socialisme, que la nature de classe du régime social et économique et du pouvoir d’Etat y est partout la même, qu’ils éprouvent le même besoin d’entraide et de soutien réciproque, qu’ils ont les mêmes buts et intérêts dans leur lutte contre l’impérialisme, pour la victoire du socialisme et du communisme, qu’ils s’en tiennent tous à la même idéologie marxiste-léniniste. »

Le fait que les impérialistes, les révisionnistes modernes et la poignée de réactionnaires de différents pays sèment furieusement la discorde attente moins de la solidité de leur position qu’il ne montre qu’ils sont près de leur fin. Les rapides victoires du léninisme dans le dernier demi-siècle et particulièrement dans les quinze années qui ont suivi la Seconde guerre mondiale les ont mis sur des charbons ardents.

En face de ces victoires qui ont ébranlé la terre, et qui bénéficient du soutien des plus larges masses, l’impérialisme, qui cherche vainement à dominer le monde, n’est en fait rien de plus qu’un « géant d’argile », comme Lénine le décrivait dans son article Le bilan de la Semaine de recrutement des membres du Parti à Moscou et nos tâches. Il n’est que naturel qu’ils soient hostiles au développement impétueux et à la ferme solidarité du mouvement socialiste et du mouvement pour l’indépendance nationale sous le drapeau de Lénine.

Mais plus ils profèrent d’injures, plus il est clairement prouvé qu’à coup sûr le léninisme triomphera. Lénine se félicitait chaque fois qu’il était attaqué par les ennemis de la révolution, parce que cela prouvait précisément qu’il avait raison. Il a cité plus d’une fois dans ses écrits les vers suivants du grand poète russe Nékrassov :

En butte à la calomnie,
Il entend la voie de l’approbation,
Non dans les sons suaves de la louange,
Mais dans les rugissements de l’irritation !

La justesse du léninisme ne serait-elle pas prouvée par les insultes furieuses des ennemis, mais par leurs louanges ?

Dans ses efforts pour édifier le socialisme, sauvegarder la paix et s’opposer à la guerre, et renforcer l’unité des forces révolutionnaires internationales, le peuple chinois a toujours été furieusement attaqué par les ennemis de la révolution. Mais tout ceci montre précisément que la route choisie par le peuple chinois est juste. Le peuple chinois continuera toujours d’avancer, intrépide, sur la voie du grand Lénine vers la victoire de la cause du socialisme en Chine, la victoire de la cause de la paix mondiale et la victoire de la cause du socialisme à travers le monde !

Nul doute que le marxisme-léninisme remportera de plus grandes victoires encore non seulement en Union Soviétique, en Chine et dans les autres pays socialistes, mais aussi dans tous les autres pays du monde. Certes, l’histoire se développe de façon inégale, mais dans le long cours du développement de l’histoire humaine, certaines vicissitudes et stagnations ne sont malgré tout que des phénomènes partiels et temporaires.

Au début de cet article, nous nous référions à l’essai Les destinées historiques de la doctrine de Karl Marx écrit par Lénine en 1913.

Dans cet essai, Lénine soulignait particulièrement que l’Asie était une nouvelle source de tempêtes dans le monde, parce qu’il y avait à cette époque une relative stagnation dans le développement de la révolution en Europe. Lénine concluait alors que cette stagnation était seulement un phénomène passager et superficiel, et que, dans la période historique à venir, de plus grands triomphes encore attendaient le marxisme, la doctrine du prolétariat. Lénine écrivait :

« Les opportunistes n’avaient pas encore fin de glorifier la ‘paix sociale’, et la possibilité d’éviter les tempêtes sous la ‘démocratie’, que s’ouvrait en Asie une nouvelle source de graves tempêtes mondiales…

« A la suite de l’Asie, l’Europe commence à se remuer, mais pas à la manière asiatique … La folie des armements et la politique impérialiste font de l’Europe actuelle une ‘paix sociale’ qui ressemble bien plus à un baril de poudre. Cependant, la décomposition de tous les partis bourgeois et la maturation du prolétariat sont en progression constante. »

Cette prédiction scientifique de Lénine devint une réalité en Russie en 1917 et, ensuite, sur une plus grande échelle encore, après la fin de la Seconde guerre mondiale.

Aujourd’hui, de nouvelles sources de tempêtes mondiales ont surgi non seulement en Asie, mais aussi en Afrique et en Amérique latine. Il ne reste plus aucun arrière sûr pour l’impérialisme sur cette terre.

Il existe encore maintenant un certain degré de « paix sociale » dans quelques pays d’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord. Mais, étant donné la course folle aux armements et la politique impérialiste de ces pays, étant donné la puissance du camp socialiste ayant à sa tête l’Union Soviétique et l’essor des mouvements pour l’indépendance nationale et des mouvements révolutionnaires populaires, étant donné la popularité croissante du mouvement pour la paix, la « paix sociale » dans ces pays occidentaux, en fait, se transforme également en plus en plus en un baril de poudre, comme disait Lénine.

Que le peuple chinois et les autres peuples du monde travaillent ensemble à remporter encore de plus grandes victoires pour le léninisme, théorie marxiste de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, dans la période historique qui vient !

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Rédaction du Drapeau Rouge: Pour le 90e anniversaire de la naissance de Lénine (1960)

Par le Bureau de rédaction de la revue « Hongqi », 16 avril 1960

I

Le 22 avril de cette année marque le 90e anniversaire de la naissance de Lénine.

En 1871, l’année qui suivit la naissance de Lénine, se produisit l’héroïque soulèvement de la Commune de Paris. La Commune de Paris est une grande révolution qui a fait époque, elle est la première répétition générale de portée mondiale faite par le prolétariat pour tenter de renverser le système capitaliste.

A la veille de la défaite de la Commune par suite de l’attaque contre-révolutionnaire des Versaillais, Marx a dit : « Si la Commune venait à être détruite, la lutte serait seulement reportée. Les principes de la Commune sont éternels et indestructibles ; ils se présenteront maintes et maintes fois jusqu’à ce que la classe ouvrière soit libérée » (Discours de Marx sur la Commune de Paris).

Quel est le principe essentiel de la Commune ? D’après Marx, c’est le principe selon lequel la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’Etat toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte.

En d’autres termes, le prolétariat doit recourir à la révolution pour s’emparer du pouvoir d’Etat, briser la machine militaire et bureaucratique de la bourgeoisie et établir la dictature du prolétariat à la place de la dictature de la bourgeoisie.

Ceux qui connaissent bien l’histoire de la lutte du prolétariat savent que cette question fondamentale constitue précisément la ligne de partage entre les marxistes, d’une part, et les opportunistes et les révisionnistes de l’autre, et qu’après la mort de Marx et d’Engels, Lénine en personne mena une lutte tout à fait intransigeante contre les opportunistes et les révisionnistes, pour défendre les principes de la Commune.

La cause de la Commune de Paris, qui n’a pas été couronnée de succès, triompha finalement, 46 ans plus tard, avec la Grande Révolution d’Octobre qui s’effectua sous la direction même de Lénine. L’expérience que représentent les Soviets de Russie est le prolongement et le développement de l’expérience que fut la Commune de Paris.

Les principes de la Commune, que Marx et Engels n’ont cessé de mettre en lumière et que Lénine a enrichis en se fondant sur la nouvelle expérience de la révolution russe, devenaient pour la première fois, réalité vivante sur un sixième du globe. Marx avait tout à fait raison quand il disait des principes de la Commune qu’ils sont éternels et indestructibles.

Pour tenter d’étranger l’Etat soviétique qui venait de naître, les chacals impérialistes, s’alliant avec les forces contre-révolutionnaires russes du moment, se livrèrent à une intervention armée. Mais l’héroïque classe ouvrière russe et les peuples des différentes nationalités de l’Union Soviétique chassèrent les bandits étrangers, brisèrent la rébellion contre-révolutionnaire à l’intérieur du pays et ainsi consolidèrent la première grande République socialiste du monde.

Sous le drapeau de Lénine, sous le drapeau de la Révolution d’Octobre commença une nouvelle révolution mondiale, la révolution prolétarienne tenant le rôle de dirigeant. Ainsi s’ouvrit une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité.

Par la Révolution d’Octobre, la voix de Lénine se répandit rapidement dans le monde entier. Le Mouvement du 4 Mai 1919, mouvement anti-impérialiste et antiféodal du peuple chinois, comme l’a dit le camarade Mao Tsé-toung, « est né en réponse à l’appel de la révolution mondiale à cette époque, à l’appel de la révolution russe, à l’appel de Lénine» (La démocratie nouvelle).

L’appel de Lénine est puissant parce que juste. Dans les conditions historiques de l’époque de l’impérialisme, Lénine a énoncé une suite de vérités irréfutables sur la révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat.

Lénine a indiqué que dans un petit nombre de puissances capitalistes, les oligarques du capital financier, c’est-à-dire les impérialistes, non seulement exploitent les masses populaires de leur propre pays, mais oppriment et pillent le monde entier, transformant la plupart des pays en colonies et pays dépendants.

La guerre impérialiste est un prolongement de la politique impérialiste. Les guerres mondiales sont entreprises par les impérialistes à cause de leur insatiable avidité à accaparer les marchés mondiaux, les sources de matières premières et les champs d’investissements, et à cause de leur lutte pour un nouveau partage du monde. Aussi longtemps que l’impérialisme capitaliste existera dans le monde, les sources et la possibilité de guerre subsisteront. Le prolétariat doit guider les masses populaires pour qu’elles comprennent les sources de la guerre et pour qu’elles luttent pour la paix et contre l’impérialisme.

Lénine a affirmé que l’impérialisme est le capitalisme monopoleur, parasitaire ou pourrissant, agonisant, qu’il est le stade suprême du développement du capitalisme et, par conséquent, prélude à la révolution prolétarienne. On ne peut certainement pas parvenir à l’émancipation du prolétariat par la voie du réformisme, on ne peut y parvenir que par la voie de la révolution.

Le mouvement de libération du prolétariat des pays capitalistes doit s’allier aux mouvements de libération nationale des colonies et des pays dépendants ; cette alliance peut écraser l’alliance des impérialistes et des forces réactionnaires, féodales et compradores, dans les colonies et dans les pays dépendants, et, donc, sans qu’aucune force ne puisse s’y opposer, en finir une fois pour toutes avec le système impérialiste dans le monde entier.

A la lumière de la loi de l’inégalité du développement économique et politique du capitalisme, Lénine est parvenu à la conclusion suivante : le développement du capitalisme étant fort inégal selon les pays, le socialisme remportera la victoire tout d’abord dans un ou plusieurs pays, mais non pas simultanément dans tous les pays. En conséquence, malgré la victoire du socialisme dans un ou plusieurs pays, les autres pays capitalistes continueront à exister, et il en résultera non seulement des frictions, mais aussi des activités subversives impérialistes dirigées contre les Etats socialistes.

De là, la lutte sera une lutte prolongée. La lutte entre le socialisme et le capitalisme s’étendra sur toute une période historique. Les pays socialistes doivent maintenir une vigilance de tous les instants contre le danger d’une attaque impérialiste et procéder aux mieux pour se prémunir contre ce danger.

Le problème fondamental qui se pose à toutes les révolutions est celui du pouvoir d’Etat. Lénine a exposé de manière exhaustive et pénétrante le problème fondamental de la révolution prolétarienne, celui de la dictature du prolétariat.

La dictature du prolétariat, établie à la suite de l’écrasement de la machine d’Etat de la dictature bourgeoise au moyen de la révolution, est une alliance d’une nature particulière du prolétariat avec la paysannerie et tous les autres travailleurs ; elle est le prolongement de la lutte des classes sous une autre forme, dans des conditions nouvelles ; elle sous-entend une lutte soutenue, sanglante et sans effusion de sang, violente et pacifique, sur le plan militaire et économique, de l’éducation et de l’administration, contre la résistance des classes exploiteuses, contre l’agression étrangère et contre les influences et les traditions de l’ancienne société.

Sans la dictature du prolétariat, sans l’entière mobilisation par elle du peuple travailleur sur ces fronts en vue de poursuivre ces luttes inévitables avec opiniâtreté et persévérance, il ne peut y avoir de socialisme ni de victoire pour le socialisme.

Lénine comme primordial pour le prolétariat de créer son propre Parti politique, un Parti véritablement révolutionnaire qui rompt complètement avec l’opportunisme, c’est-à-dire avec le Parti communiste, si l’on veut mener à bien la révolution prolétarienne et établir et consolider la dictature du prolétariat.

Ce Parti politique est armé de la théorie marxiste du matérialisme dialectique et du matérialisme historique. Son programme est d’organiser le prolétariat et tous les peuples travailleurs opprimés dans la lutte des classes, pour établir la domination prolétarienne et parvenir, en passant par le socialisme, au but final, le communisme. Ce Parti politique doit ne faire qu’un avec les masses et attacher une grande importance à leur initiative créatrice qui fait l’histoire ; il doit s’appuyer étroitement sur les masses dans la révolution aussi bien qu’au cours de l’édification du socialisme et du communisme.

Ces vérités ont été avancées constamment par Lénine avant et après la Révolution d’Octobre. A cette époque, réactionnaires et philistins considéraient ces vérités énoncées par Lénine comme effrayantes. Mais nous voyons ces vérités triompher l’une après l’autre dans la vie pratique du monde.

II

Au cours de la quarantaine d’années qui nous séparent de la Révolution d’Octobre, de nouveaux et énormes changements se sont produits dans le monde.

Par ses grandes réalisation dans l’édification du socialisme et du communisme, l’Union Soviétique a transformé un pays très arriéré tant au point de vue économique que technique, le pays du temps de la Russie impériale, en une puissance mondiale de premier ordre techniquement la plus avancée. Par ses bonds prodigieux dans les domaines économique et technique, l’Union Soviétique a distancé de loin les pays capitalistes européens et dépassé les Etats-Unis dans les réalisations techniques.

La grande victoire remportée dans la guerre antifasciste, dans laquelle l’Union Soviétique constituait la force principale, a rompu la chaîne de l’impérialisme en Europe centrale et orientale. La grande victoire remportée par la révolution du peuple chinois a rompu la chaîne de l’impérialisme dans la partie continentale de la Chine. De nouveaux pays socialistes sont nés. Le camp socialiste, ayant l’Union Soviétique à sa tête, occupe un quart du territoire du globe et compte déjà plus d’un tiers de la population mondiale.

Le camp socialiste constitue maintenant un système économique mondial capitaliste. La valeur globale de la production industrielle des pays socialistes a atteint près de 40% de celle du monde entier et dépassera, dans un avenir pas très éloigné, celle de tous les pays capitalistes.

Le système colonial de l’impérialisme s’est désagrégé et cette désagrégation continue. Naturellement, la lutte connaît de hauts et des bas, mais, tout bien considéré, le mouvement de libération nationale balaie en tempête l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine sur une échelle de jour en jour plus vaste. Les choses évoluent vers leur contraire : dans ces régions, les impérialistes vont, étape après étape, de puissance en faiblesse, alors que le peuple va de faiblesse en puissance.

La stabilité relative que le capitalisme connut un certain temps après la Première guerre mondiale a pris fin il y a longtemps. Avec la formation du système économique mondial socialiste après la Seconde guerre mondiale, le marché mondial capitaliste s’est considérablement rétréci.

La contradiction entre les forces productives et les rapports de production est devenue plus aiguë dans la société capitaliste. Les crises économiques cycliques du capitalisme ne se répètent plus une fois tous les dix ans environ, comme auparavant, mais se produisent presque tous les trois ou quatre ans.

Dernièrement, des représentants de la bourgeoisie américaine ont reconnu que les Etats-Unis ont souffert de trois « récessions économiques » en dix ans et qu’ils pressentent maintenant une nouvelle « récession économique », alors qu’ils viennent de traverser celle de 1957-1958. Ce raccourcissement du cycle des crises économiques capitalistes est un phénomène nouveau. C’est là encore un signe du fait que le système mondial capitaliste s’approche de plus en plus de sa fin inéluctable.

L’inégalité de développement entre pays capitalistes s’accentue plus que jamais. Le domaine des impérialistes se réduit de plus en plus, à tel point qu’ils se heurtent les uns aux autres. L’impérialisme américain ne cesse de s’emparer des marchés et des sphères d’influence aux mains des impérialistes britanniques, français et autres.

Les pays impérialistes, ayant les Etats-Unis à leur tête, ont continuellement accru leurs armements et fait des préparatifs de guerre au cours des dix et quelques dernières années, alors que le militarisme en Allemagne occidentale et au Japon, vaincu au cours de la Seconde guerre mondiale, s’est relevé avec l’aide de son ancien ennemi, l’impérialisme américain.

Les impérialistes de ces deux pays se sont manifestés en se mêlant à la lutte pour disputer le marché mondial capitaliste ; à présent, ils parlent à nouveau et avec grandiloquence de leur « amitié traditionnelle » et sont engagés dans de nouvelles tractations visant à créer un soi-disant « axe Bonn-Tokyo ayant Washington pour point de départ ». Déjà les impérialistes de l’Allemagne occidentale recherchent impudemment des bases militaires à l’étranger.

Ainsi les conflits aigus s’aggravent-ils au sein de l’impérialisme et, en même temps, grandit la menace contre le camp socialiste et tous les pays attachés à la paix. La situation actuelle ressemble beaucoup à celle qui suivit la Première guerre mondiale où les impérialistes américains et britanniques favorisaient la résurrection du militarisme allemand, et, pour eux, il en résultera encore qu’ils auront « soulevé une pierre pour se la laisser retomber sur le pied ». La création de la tension dans le monde par les impérialistes américains, après la Seconde guerre mondiale, n’est pas une manifestation de leur puissance mais de leur faiblesse et reflète précisément l’instabilité sans précédent du système capitaliste.

Pour réaliser leur ambition d’hégémonie mondiale, les impérialistes américains s’évertuent non seulement à mener toutes sortes d’activités de sape et de subversion dirigées contre les pays socialistes, mais, sous prétexte de s’opposer à la « menace communiste » et en s’arrogeant le rôle de gendarme mondial pour réprimer la révolution dans les différents pays, ils déploient leurs bases militaires partout dans le monde, s’emparent des zones intermédiaires et recourent aux provocations militaires.

Comme le rat qui traverse la rue et fait s’écrier tout le monde qu’il faut l’assommer, les impérialistes américains se font mettre en sang partout où ils se montrent et, contrairement à leur intention, suscitent partout un nouvel essor de la lutte révolutionnaire du peuple.

Maintenant, ils commencent eux-mêmes à se rendre compte qu’en contraste avec la prospérité croissante du monde socialiste, ayant l’Union Soviétique à sa tête, « l’influence des Etats-Unis en tant que puissance mondiale est en déclin ». Chez eux, on « n’aperçoit que le déclin et la chute de l’ancienne Rome. »

Les changements survenus dans le monde au cours des quarante et quelques dernières années montrent que l’impérialisme pourrit davantage chaque jour, tandis que pour le socialisme les choses s’améliorent chaque jour. C’est une grande et nouvelle époque qui s’ouvre devant nous, et qui a pour caractéristique principale le fait que les forces du socialisme ont dépassé celles de l’impérialisme, et que les forces des peuples du monde qui s’éveillent ont dépassé celles de la réaction.

La situation mondiale actuelle a manifestement subi d’immenses changements par rapport au temps où vivait Lénine, mais tous ces changements ne prouvent pas que le léninisme soit tombé en désuétude ; au contraire, ils ont confirmé de plus en plus clairement les vérités énoncées par Lénine et toutes les théories avancées par lui au cours de la lutte pour la défense du marxisme révolutionnaire et le développement du marxisme.

Dans les conditions historiques de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, Lénine a fait accéder le marxisme à une étape nouvelle et a montré à toutes les classes et à tous les peuples opprimés la voie par laquelle ils pourraient vraiment se libérer de l’asservissement capitaliste-impérialiste et de la misère.

Les quarante dernières années ont été quarante années de victoire pour le léninisme dans le monde, quarante années au cours desquelles le léninisme a pénétré toujours plus profondément dans les cœurs des peuples du monde. Le léninisme a non seulement remporté et continue à remporter de grandes victoires dans les pays où le système socialiste a été établi, mais il remporte constamment aussi de nouvelles victoires dans les luttes de tous les peuples opprimés.

La victoire du léninisme est acclamée par les peuples du monde entier et, en même temps, elle s’attire nécessairement la haine des impérialistes et de tous les réactionnaires. Pour affaiblir l’influence du léninisme et paralyser la volonté révolutionnaire des masses populaires, les impérialistes l’ont attaqué et calomnié de la manière la plus barbare et la plus vile ; de plus, ils achètent et utilisent les éléments instables et les renégats à l’intérieur du mouvement ouvrier et les poussent à déformer et à tronquer la doctrine de Lénine.

A la fin du XIXè siècle, alors que le marxisme mettait en déroute les courants d’idées antimarxistes de tous genres, se répandait largement dans le mouvement ouvrier et y occupait une position dominante, les révisionnistes, représentés par Bernstein, avancèrent des propositions en vue de réviser la doctrine de Marx, conformément aux besoins de la bourgeoisie.

Maintenant que le léninisme a remporté de grandes victoires en conduisant la classe ouvrière mondiale et toutes les classes et toutes les nations opprimées dans la marche contre l’impérialisme et les réactionnaires de toutes sortes, les révisionnistes modernes, représentés par Tito, ont avancé leurs propositions de réviser la doctrine de Lénine (c’est-à-dire la doctrine marxiste moderne), conformément aux besoins des impérialistes.

Ainsi qu’il est indiqué dans la Déclaration de la Conférence des représentants des Partis communistes et ouvriers des pays socialistes, tenue à Moscou en novembre 1957, « l’influence bourgeoise est la source intérieure du révisionnisme, et la capitulation devant la pression de l’impérialisme en est la source extérieure ».

Les anciens révisionnistes essayaient de prouver que le marxisme était périmé, alors que les révisionnistes modernes essaient de prouver que le léninisme est périmé.

La Déclaration de la Conférence de Moscou disait : « Le révisionnisme moderne s’efforce de discréditer la grande doctrine du marxisme-léninisme, déclare qu’elle est « périmée » et a prétendument perdu toute importance pour le développement social actuel. Les révisionnistes s’évertuent à dépouiller le marxisme de son âme révolutionnaire, à saper la foi de la classe ouvrière et du peuple laborieux dans le socialisme ».

Ce passage de la déclaration est tout à fait juste ; telle est exactement la situation.

La doctrine du marxisme-léninisme est-elle « périmée » aujourd’hui ? L’ensemble de toute la doctrine de Lénine sur l’impérialisme, sur la révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat, sur la guerre et la paix, et sur l’édification du socialisme et du communisme garde-t-il toujours toute sa vitalité ? Si cette doctrine est toujours valable et garde toute sa vitalité, s’agit-il d’une partie seulement ou de son tout ? Nous avons coutume de dire que le léninisme est le marxisme à l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, le marxisme à l’époque de la victoire du socialisme et du communisme.

Cette affirmation reste-t-elle exacte ? Peut-on dire que les conclusions faites par Lénine à l’époque et notre conception habituelle du léninisme ont perdu leur validité et leur exactitude et que, par conséquent, nous devons leur tourner le dos et accepter les conclusions révisionnistes et opportunistes que Lénine a réduites en miettes il y a longtemps et qui ont fait honteusement faillite dans la vie réelle ?

Ces questions-là se posent à nous maintenant et nous devons y répondre. Il est nécessaire que les marxistes-léninistes dévoilent complètement les idées absurdes des impérialistes et des révisionnistes modernes à ce sujet, liquident leur influence parmi les masses afin d’éveilleur ceux qui ont été égarés temporairement, et stimulent plus encore la volonté révolutionnaire des masses populaires.

III

Pour égarer les peuples du monde, les impérialistes américains, les représentants déclarés de la bourgeoisie de bon nombre de pays, les révisionnistes modernes représentés par la clique de Tito, et l’aile droite de la social-démocratie font tous leurs efforts pour présenter une image totalement déformée de la situation actuelle dans le monde et tentent par-là de donner une confirmation à leur galimatias de ce genre : « le marxisme est périmé », « le léninisme également périmé ».

Dans un discours de la fin de l’année dernière, Tito a fait allusion à maintes reprises à ce que les révisionnistes modernes appellent l’ « époque nouvelle ». Il dit : « Aujourd’hui, le monde est entré dans une époque nouvelle où les nations peuvent se détendre et se consacrer tranquillement aux tâches de leur construction intérieure ».

Et il a jouté : « Nous sommes entrés dans une époque où de nouvelles questions sont à l’ordre du jour, non pas des questions de guerre et de paix, mais des questions de coopération, économiques et autres, parmi lesquelles, pour ce qui est de la coopération économique, il y a aussi la question de la compétition économique » (Discours de Tito prononcé à Zagreb le 12 décembre 1959).

Ce renégat a complètement nié la question des antagonismes de classes et de la lutte des classes dans le monde, cherchant ainsi à biffer d’un trait de plume l’interprétation que les marxistes-léninistes ont toujours donnée et qui affirme que notre époque est l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, l’époque de la victoire du socialisme et du communisme.

Mais comment se présentent réellement les choses dans le monde ? Peuvent-ils « se détendre », les peuples exploités et opprimés des pays impérialistes ? Peuvent-ils « se détendre », les peuples de toutes les colonies et semi-colonies encore sous l’oppression impérialiste ?

L’intervention armée que conduit l’impérialisme américain en Asie, en Afrique et en Amérique latine se tient-elle « tranquille » règne-t-elle dans notre détroit de Taïwan, alors que les impérialistes américains occupent encore notre territoire du Taïwan ?

La « tranquillité » règne-t-elle sur le continent africain, alors que les peuples d’Algérie et de beaucoup d’autres parties de l’Afrique sont en butte à la répression armée que les impérialistes français, anglais et autres exercent ? La « tranquillité » règne-t-elle en Amérique latine quand les impérialistes américains tentent de saper la révolution populaire de Cuba, en recourant au bombardement, à l’assassinat et aux activités subversives ?

Qu’entend-on par « construction » quand on prétend « se consacrer aux tâches de … construction intérieure » ? Tout le monde sait qu’aujourd’hui il existe dans le monde des pays de types différents, et principalement deux types de pays de systèmes sociaux de nature foncièrement différente, les uns appartiennent au système mondial socialiste et les autres au système mondial capitaliste.

Les allusions de Tito se rapportent-elles à « la construction intérieure » visant à l’accroissement des armements entreprise par les impérialistes afin d’opprimer le monde entier ? Ou bien s’agit-il de la « construction intérieure » menée par le socialisme en vue d’augmenter le bonheur du peuple et de chercher à établir une paix durable dans le monde ?

La question de la guerre et de la paix ne se pose-t-elle plus ?

L’impérialisme n’existe-t-il plus, le système d’exploitation n’existe-t-il plus, que la question de la guerre ne se pose plus ? Ou bien cela signifie-t-il que la question de la guerre pourrait ne plus se poser même si l’impérialisme et le système d’exploitation étaient admis à toujours subsister ? Le fait est que depuis la Seconde guerre mondiale les guerres se sont succédé sans interruption. Ne doit-on plus tenir pour des guerres celles que les impérialistes mènent pour réprimer les mouvements de libération nationale, et les guerre impérialistes que sont les interventions armées contre les révolutions de divers pays ?

Bien que ces guerres ne se soient pas encore développées en guerre mondiale, ne doit-on plus considérer les guerres localisées comme des guerres ? Sans doute ces guerres n’ont pas été menées avec des armes nucléaires, mais ne doit-on plus tenir pour des guerres celles faites avec les armes dites conventionnelles ?

L’affectation par les impérialistes américains de près de 60% de leur budget de 1960 à l’accroissement des armements et à la préparation à la guerre ne doit-elle pas non plus être considérée comme une politique belliqueuse de l’impérialisme américain ? La résurrection du militarisme en Allemagne occidentale et au Japon n’apporte-t-elle pas à l’humanité le danger d’une nouvelle grande guerre ?

De quelle « coopération » s’agit-il ? De la « coopération » entre le prolétariat et la bourgeoisie pour protéger le capitalisme. De la « coopération » des peuples des colonies et des semi-colonies avec les impérialistes pour protéger le colonialisme ? De la «coopération » des pays socialistes avec les pays capitalistes pour protéger le système impérialiste dans son oppression des peuples de ces derniers et sa répression des guerres de libération nationale ?

En somme, les assertions des révisionnistes modernes à propos de la soi-disant « époque » sont autant de défis au léninisme sur les questions citées plus haut. Leur but est d’oblitérer la contradiction entre les masses populaires et la classe des capitalistes monopoleurs dans les pays impérialistes, la contradiction entre les peuples des colonies et semi-colonies et les agresseurs impérialistes, la contradiction entre le système socialiste et le système impérialiste, et la contradiction entre les peuples du monde épris de paix et le bloc impérialiste belliqueux.

Il existe différentes façons de présenter les distinctions entre les différentes « époques ». D’une façon générale, il en est une qui consiste tout simplement en un bavardage inepte, où l’on invente des phrases vagues et ambiguës dont on joue afin de camoufler la nature essentielle de l’époque.

C’est le vieux tour dont usent les impérialistes, la bourgeoisie et, au sein du mouvement ouvrier, les révisionnistes. Il y a une autre façon qui est de procéder à une analyse concrète de la situation concrète quant aux antagonismes de classes et luttes de classes dans leur ensemble, de formuler des définitions rigoureusement scientifiques, mettant ainsi complètement à jour la nature de chaque époque. C’est ce que fait tout marxiste sérieux.

En ce qui concerne les traits qui distinguent une époque, Lénine a dit : « … Nous parlons ici de grandes époques historiques ; à chaque époque, il y a et il y aura des mouvements particuliers, partiels, tantôt en avant, tantôt en arrière, il y a et il y aura diverses déviations du type moyen et du rythme moyen des mouvements.

Nous ne pouvons pas savoir combien sera rapide et combien sera heureux le développement de certains mouvements historiques de l’époque donnée. Mais nous pouvons savoir et savons parfaitement quelle classe occupe une position centrale à telle ou telle époque, et détermine son contenu essentiel, l’orientation principale de son développement, les caractéristiques principales de la situation historique de l’époque donnée, etc.

C’est seulement sur cette base, c’est-à-dire en prenant en considération et en premier lieu les traits caractéristiques fondamentaux de différentes ‘époques’ (et non des épisodes particuliers dans l’histoire de différents pays) que nous pouvons élaborer correctement nos propres tactiques …» (Sous un faux drapeau).

Une époque, comme le souligne ici Lénine, pose la question de savoir quelle classe y occupe la position centrale et détermine le contenu principal de cette époque et l’orientation principale de son développement.

Fidèle à la dialectique marxiste, Lénine ne s’est jamais écarté, ne fût-ce qu’un seul moment, de la position consistant à analyser les rapports de classes. Il estime que « le marxisme juge des ‘intérêts’ sur la base des antagonismes de classe et de la lutte des classes qui se manifestent au travers des millions de faits de la vie quotidienne » (La faillite de la IIe Internationale).

Il a dit : «La méthode de Marx consiste, avant tout, à prendre en considération le contenu objectif du processus historique à un moment donné précis, dans une situation concrète, afin de comprendre avant tout quelles est la classe dont le mouvement constitue la principale force motrice du progrès possible dans cette situation concrète … » (Sous un faux drapeau). 

Lénine a toujours demandé que nous examinions le processus concret du développement historique en partant de l’analyse des classes, au lieu de parler vaguement de « la société en général » ou du « progrès en général ».

Nous marxistes, ne devons pas fixer la politique du prolétariat uniquement en fonction de certains événements qui se présentent sous nos yeux ou de certains menus changements politiques, mais en partant de l’ensemble de la situation des antagonismes de classes et de la lutte des classes de toute une époque historique.

C’est la position théorique fondamentale des marxistes. C’est précisément en adoptant fermement cette position que Lénine, dans la nouvelle période des changements de classes, dans la nouvelle période historique, a tiré la conclusion que l’espoir de l’humanité réside entièrement dans la victoire du prolétariat, que le prolétariat doit nécessairement se préparer à conquérir la victoire dans cette grande bataille révolutionnaire et à établir ainsi la dictature du prolétariat.

Après la Révolution d’Octobre, au VIIe Congrès du Parti communiste (bolchévik) de Russie tenu en 1918, Lénine a dit : «Nous devons prendre pour base générale de départ le développement de la production marchande, la transition vers le capitalisme et la transformation du capitalisme en impérialisme. De cette manière, nous prendrons et consoliderons, théoriquement, une position d’où personne, qui n’aurait pas trahi le socialisme, ne saurait nous déloger. De là découle une conclusion également inévitable : l’ère de la révolution sociale a commencé».

Voilà la conclusion de Lénine, conclusion qui exige aujourd’hui encore de profondes réflexions de la part de tous les marxistes.

La thèse des marxistes révolutionnaires selon laquelle notre époque est l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, l’époque de la victoire du socialisme et du communisme, est irréfutable, parce que cette thèse a saisi d’une façon entièrement juste les traits caractéristiques fondamentaux de notre grande époque actuelle.

La thèse selon laquelle le léninisme est la continuation et le développement du marxisme révolutionnaire à cette grande époque, et celle selon laquelle le léninisme est la théorie et la politique de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat sont également irréfutables, parce que c’est précisément le léninisme qui a mis en lumière les contradictions de notre grande époque – la contradiction entre la classe ouvrière et le capital monopoleur, la contradiction entre les pays impérialistes eux-mêmes, la contradiction entre les peuples des colonies et semi-colonies et l’impérialisme, et la contradiction entre les pays socialistes où le prolétariat a triomphé et les pays impérialistes.

Le léninisme est donc devenu notre drapeau de victoire. Cependant, contrairement à ces thèses du marxisme révolutionnaire, dans ce que Tito et ses acolytes appellent l’ « époque nouvelle », il n’y a en fait plus d’impérialisme ni de révolution prolétarienne, ni non plus, cela va sans dire, de théorie et de politique de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat. Bref, chez eux, on ne voit pas les points focaux fondamentaux des contradictions de classes et des luttes de classes de notre époque, on ne trouve pas les questions fondamentales du léninisme, on ne trouve pas le léninisme.

Les révisionnistes modernes s’obstinent à prétendre que dans ce qu’ils appellent l’ « époque nouvelle », du fait du progrès de la science et de la technique, les « anciennes conceptions » formulées par Marx et Lénine ne sont plus applicables. Tito a assuré ceci : «Nous ne sommes pas des dogmatistes, car Marx et Lénine n’avaient pas prédit la fusée lunaire, les bombes atomiques et les grands progrès de la technique » (Discours de Tito prononcé à Zagreb le 12 décembre 1959).  Ce ne sont pas des dogmatistes ; très bien.

Qui leur a demandé de l’être ? Mais on peut s’opposer au dogmatisme dans l’intérêt du marxisme-léninisme, et on peut aussi s’opposer de nom au dogmatisme et en fait au marxisme-léninisme. Tito et ses acolytes appartiennent à cette dernière catégorie.

A propos de l’influence que les progrès scientifiques et techniques peuvent exercer sur le développement social, il y a des gens qui soutiennent des points de vue erronés parce qu’ils ne sont pas à même d’aborder la question à partir de la conception matérialiste de l’histoire. Cela est compréhensible. Mais les révisionnistes modernes créent intentionnellement de la confusion sur cette question dans la vaine tentative de renverser le marxisme-léninisme en se fondant sur les progrès de la science et de la technique.

Ces dernières années, les réalisations de l’Union Soviétique dans la science et la technique ont occupé le tout premier rang dans le monde. Ces réalisations sont des produits de la Grande Révolution d’Octobre. Ces réalisations hors pair marquent une ère nouvelle dans la conquête de la nature par l’homme et, en même temps, elles ont joué un rôle très important dans la défense de la paix mondiale.

Mais, dans les conditions nouvelles engendrées par les progrès de la technique moderne, le système idéologique du marxisme-léninisme a-t-il été ébranlé, comme l’a dit Tito, par « la fusée lunaire, les bombes atomiques et les grands progrès de la technique » que Marx et Lénine « n’avaient pas prédits » ?

Peut-on dire que la conception du monde, la conception socio-historique, la conception de la morale et les autres conceptions fondamentales marxistes-léninistes sont, en conséquence, devenues des soi-disant « dogmes » démodés et que désormais la loi de la lutte des classes n’existe plus ?

Marx et Lénine n’ont pas vécu jusqu’aujourd’hui et, naturellement, il leur a été impossible de voir les aspects concrets des progrès de la technique du monde à l’époque actuelle. Cependant, que présagent au fond, pour le système capitaliste, le développement des sciences de la nature et les progrès de la technique ? Marx et Lénine estimaient que cela ne peut présager qu’une nouvelle révolution sociale et certainement pas le dépérissement de la révolution sociale.

Nous savons que Marx et Lénine s’enthousiasmaient tous les deux devant les nouvelles découvertes et les progrès des sciences de la nature et de la technique dans la conquête de la nature.

Dans son Discours prononcé devant le tombeau de Marx, Engels a dit :

« La science était, pour Marx, une force historiquement dynamique, révolutionnaire. Si grande que fût la joie avec laquelle il souhaitait la bienvenue à une nouvelle découverte dans une science théorique quelconque, dont l’application pratique était encore peut-être tout à fait impossible à envisager, il éprouvait une joie toute autre lorsque la découverte impliquait des changements révolutionnaires immédiats dans l’industrie et dans le développement historique en général ».

Et il ajouté : « Il faut savoir que Marx était avant tout un révolutionnaire ». C’est très bien dit ! Marx envisageait toujours toutes les nouvelles découvertes dans la conquête de la nature, du point de vue d’un révolutionnaire prolétarien et non du point de vue de celui qui soutient que la révolution prolétarienne va vers son dépérissement.

Dans ses Souvenirs sur Marx, Wilhelm Liebknecht a écrit :

« Marx se moquait de la réaction européenne victorieuse qui s’imaginait qu’elle avait étouffé la révolution et qui ne soupçonnait pas que les sciences de la nature étaient en train de préparer une nouvelle révolution. Le Roi Vapeur qui avait révolutionné le monde au siècle précédent arrivait à la fin de son règne et une autre force révolutionnaire incomparablement plus grande allait prendre sa place, l’étincelle électrique.

…Les conséquences sont imprévisibles. La révolution économique doit être suivie par une révolution politique, car la seconde n’est que l’expression de la première.

De la manière dont Marx a discuté de ce progrès de la science et de la mécanique, sa conception du monde, et particulièrement ce qu’on a dénommé sa conception matérialiste de l’histoire, s’exprimaient si clairement que certains doutes que j’avais nourris jusque-là fondirent comme la neige au soleil du printemps ».

C’est de cette façon que Marx avait senti le souffle de la révolution dans les progrès de la science et de la technique. Il estimait que les nouveaux progrès de la science et de la technique amèneraient une révolution sociale qui renverserait le système capitaliste. Selon Marx, les progrès des sciences de la nature et de la technique renforcent davantage la position de l’ensemble de la conception marxiste du monde et la position de la conception matérialiste de l’histoire et bien certainement ne l’ébranlent pas. Les progrès des sciences de la nature et de la technique renforcent davantage la position de la révolution prolétarienne et des nations opprimées dans leur lutte contre l’impérialisme et, à coup sûr, ne l’affaiblissent en aucune façon.

Comme Marx, Lénine examinait également les progrès de la technique en relation avec la question de la révolution du système social. Ainsi, Lénine estimait que « l’âge de la vapeur est celui de la bourgeoisie, l’âge de l’électricité, celui du socialisme » (Rapport d’activité du Comité exécutif central de Russie et du Conseil des commissaires du peuple).

Comparez maintenant l’esprit révolutionnaire de Marx et de Lénine et l’attitude honteuse des révisionnistes modernes qui ont trahi la révolution !

Dans la société de classes, à l’époque de l’impérialisme, les marxistes-léninistes ne peuvent toujours aborder la question du développement et de l’utilisation de la technique que du point de vue de l’analyse des classes.

Le système socialiste étant progressiste et représentant les intérêts du peuples, les pays socialistes cherchent à utiliser les nouvelles techniques, telles que l’énergie atomique et les fusées, pour servir leur édification pacifique et pour dompter la nature. Plus les pays socialistes maîtrisent ces techniques nouvelles et plus rapidement ils les développent, mieux ils parviendront à développer à un rythme accéléré les forces productives de la société pour satisfaire les besoins du peuple et, en même temps, à renforcer davantage les forces pour empêcher la guerre impérialiste et accroître la possibilité de défendre la paix mondiale.

Aussi, pour le bien-être de leurs peuples et dans l’intérêt de la paix des peuples du monde entier, les pays socialistes doivent, partout où cela est possible, maîtriser toujours plus les techniques nouvelles qui servent le bien-être du peuple. Maintenant, l’Union Soviétique socialiste possède déjà nettement la supériorité dans le développement des techniques nouvelles.

Tout le monde sait que la fusée qui a atteint la lune a été lancée justement par l’Union Soviétique et non par les Etats-Unis, pays où le capitalisme est le plus développé. Ceci montre que c’est seulement dans les pays socialistes que peuvent exister des perspectives illimitées pour un large développement des techniques nouvelles.

Au contraire, du fait que le système impérialiste est réactionnaire et contre le peuple, les pays impérialistes cherchent à utiliser ces techniques nouvelles dans des buts militaires d’agression contre les pays étrangers et d’intimidation contre les peuples de leur propre pays et pour fabriquer des armes meurtrières.

Pour les pays impérialistes, l’apparition de ces techniques nouvelles a seulement fait accéder à un stade nouveau la contradiction entre le développement des forces productives de la société et les rapports de production capitalistes, et ce qu’il peut en découler, ce n’est nullement ce qu’on appelle la perpétuation du capitalisme, mais une impulsion nouvelle donnée à la révolution des peuples de ces pays et la destruction du vieux système criminel et dévoreur d’hommes du capitalisme.

Les impérialistes américains et leurs associés utilisent des armes comme les bombes atomiques pour procéder à la menace de guerre et au chantage à l’égard du monde entier. Ils déclarent que sera détruit quiconque ne se soumet pas à la domination de l’impérialisme américain.

La clique de Tito fait chorus avec eux, reprend le refrain des impérialistes américains pour répandre parmi les masses populaires la terreur de la guerre atomique. Le chantage des impérialistes américains et le chœur d’accompagnement de la clique de Tito ne peuvent duper que temporairement ceux qui ne comprennent pas la situation réelle, mais non pas effrayer le peuple conscient. Même ceux qui pour le moment ne comprennent pas la situation réelle seront amenés à la comprendre graduellement, avec l’aide des éléments avancés.

Les marxistes-léninistes ont toujours soutenu que dans l’histoire mondiale, ce n’est pas la technique mais bien l’homme, les masses populaires qui déterminent le destin de l’humanité. En Chine, avant et pendant la Guerre de résistance contre le Japon, une théorie connut la vogue parmi un certain nombre de gens, et pour un certain temps ; elle fut appelée la « théorie de la toute-puissance des armes » ; elle les amena à conclure que, le Japon ayant des armes nouvelles et une technique élevée, alors que les armes de la Chine étaient vieilles et sa technique arriérée, « la Chine serait inéluctablement asservie ».

Dans son ouvrage De la guerre prolongée, publiée à cette époque, le camarade Mao Tsé-toung a réfuté cette absurdité. Il a fait l’analyse suivante : « La guerre d’agression des impérialistes japonais contre la Chine est vouée à l’échec parce qu’elle est réactionnaire, injuste et, étant injuste, elle est privée du soutien populaire, alors que la guerre de résistance du peuple chinois contre le Japon remportera certainement la victoire parce qu’elle est progressiste, juste et, étant juste, elle jouit d’un large soutien ».

Le camarade Mao Tsé-toung a indiqué que la source la plus profonde et la plus abondante de la force dans la guerre réside dans les masses populaires et qu’une armée populaire organisée par des masses populaires conscientes et unies sera invincible dans le monde entier. C’est une thèse marxiste-léniniste.

Et qu’est-il advenu ? Il est advenu que la thèse marxiste-léniniste a triomphé et que la « théorie de l’asservissement inéluctable de la Chine » a finalement échoué. Après la Seconde guerre mondiale, la victoire des peuples coréens et chinois dans la guerre de Corée sur les Etats-Unis agresseurs, de loin supérieurs en armes et en équipement, a confirmé une fois de plus cette thèse marxiste-léniniste.

Un peuple conscient trouvera toujours de nouveaux moyens pour faire face à la supériorité en armes des réactionnaires et remporter ainsi la victoire. Il en a été ainsi dans le passé, il en est ainsi à présent et il en sera de même à l’avenir.

Du fait que l’Union Soviétique socialiste a acquis la supériorité dans les techniques militaires, et que les impérialistes américains ont perdu le monopole des armes atomiques et nucléaires, et d’autre part, du fait de la prise de conscience des peuples de par le monde et de celle du peuple des Etats-Unis eux-mêmes, il existe maintenant dans le monde la possibilité de conclure un accord sur l’interdiction des armes atomiques et nucléaires.

Nous luttons de toutes nos forces pour la conclusion d’un tel accord. Contrairement aux impérialistes belliqueux, les pays socialistes et les peuples épris de paix du monde entier préconisent activement et ferment l’interdiction et la destruction des armes atomiques et nucléaires. Nous avons toujours lutté contre la guerre impérialiste, pour l’interdiction des armes atomiques et nucléaires et pour la défense de la paix mondiale.

Plus cette lutte sera menée en largeur et en profondeur, plus pleinement et complètement sera mise à nu la férocité du caractère belliqueux des impérialistes américains et des autres impérialistes, plus nous serons à même d’isoler ces impérialistes devant les peuples du monde et plus grande sera la possibilité de leur lier les mains et, enfin, mieux cela servira la cause de la paix mondiale.

Si, au contraire, nous abandonnons notre vigilance face au danger d’une guerre déclenchée par les impérialistes, si nous ne nous efforçons pas de mobiliser les peuples de tous les pays contre l’impérialisme mais que nous lions les mains des peuples, alors l’impérialisme pourra préparer la guerre à son gré, le résultat en sera inévitablement d’augmenter le danger d’une guerre déclenchée par les impérialistes, et une fois la guerre éclatée, il se pourrait que les peuples ne soient pas en mesure d’adopter rapidement une juste attitude envers elle à cause du manque total de préparation ou d’une préparation insuffisante et, ainsi, il leur serait impossible d’engager une action efficace pour l’arrêter. Certes, il ne nous appartient pas de décider si oui ou non les impérialistes déclencheront la guerre, car, après tout, nous ne sommes pas leur chef d’état-major.

Mais, que les peuples de tous les pays élèvent le niveau de leur conscience et se tiennent tout à fait prêts, comme le camp socialiste, lui aussi, dispose déjà d’armes modernes, nous pouvons affirmer que, si les impérialistes américains ou d’autre impérialistes se refusent un accord sur l’interdiction des armes atomiques et nucléaires et osent un jour « faire fi de la volonté de l’humanité tout entière » en déclenchant une guerre menée avec des armes atomiques et nucléaires, le résultat ne pourra en être que la destruction très rapide de ces monstres eux-mêmes, encerclés par les peuples du monde entier, et qu’il n’en résultera certainement pas le prétendu anéantissement de l’humanité. Nous ne sommes toujours opposés aux guerres criminelles déclenchées par les impérialistes, car les guerres impérialistes imposent d’énormes sacrifices aux peuples des différents pays (y compris les peuples des Etats-Unis et des autres pays impérialistes).

Mais, si les impérialistes imposent ces sacrifices aux peuples des différents pays, nous sommes persuadés, comme l’expérience de la révolution russe et de la révolution chinoise l’a justement démontré, que ces sacrifices trouveront leur récompense. Sur les ruines de l’impérialisme, les peuples victorieux créeront avec une extrême rapidité une civilisation mille fois supérieure au système capitaliste et, pour eux-mêmes, un avenir véritablement radieux.

La seule conclusion qui s’impose est celles-ci : De quelque point de vue que ce soit, aucune de techniques nouvelles, énergie atomique, fusées, etc n’a apporté de changement aux caractéristiques fondamentales de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne indiquées par Lénine, ainsi que le prétendent les révisionnistes modernes. Le système capitaliste-impérialiste ne s’écroulera certainement pas de lui-même. Il sera renversé par la révolution prolétarienne dans le pays intéressé et par la révolution nationale dans les colonies et semi-colonies.

Les progrès techniques contemporains ne peuvent pas sauver le système capitaliste-impérialiste de son destin qui est de s’acheminer vers sa disparition, ils ont, une fois de plus, sonné le glas pour lui.

IV

Partant de leurs arguments absurdes sur la situation mondiale actuelle et de leur absurde argument selon lequel la théorie marxiste-léniniste de l’analyse de classes et de la lutte des classes serait périmée, les révisionnistes modernes tentent de réfuter totalement les théories fondamentales du marxisme-léninisme sur une série de questions telles que la violence, la guerre, la coexistence pacifique, etc.

D’autre part, il y a aussi ceux qui ne sont pas révisionnistes, mais sont pleins de bonne intentions, qui se veulent sincèrement marxistes, que certains phénomènes historiques nouveaux déconcertent cependant et qui, de ce fait, ont des vues incorrectes. Ainsi, certains disent que la défaite de la politique de chantage atomique des impérialistes américains marque la fin de la violence. Tout en réfutant radicalement les absurdités de révisionnistes modernes, nous devons par ailleurs aider les personnes bien intentionnées à redresser leurs vues erronées.

Qu’est-ce que la violence ? Lénine en a beaucoup parlé dans son livre L’Etat et la révolution. L’apparition et l’existence de l’Etat sont une sorte de violence en soi. Lénine s’est référé à cette explication d’Engels : « … Il (le pouvoir public) ne comprend pas seulement des hommes armés, mais encore des accessoires matériels, prisons et institutions coercitives de toute sorte … ». 

Lénine nous dit que nous devons faire une distinction entre deux types d’Etats de nature différente, l’Etat de la dictature bourgeoise et l’Etat de la dictature du prolétariat, et entre deux types de violence différents par leur nature, la violence contre-révolutionnaire et la violence révolutionnaire ; aussi longtemps que la violence contre-révolutionnaire existera, il y aura nécessairement la violence révolutionnaire pour s’opposer à elle. Il est impossible de balayer la violence contre-révolutionnaire sans la violence révolutionnaire.

L’Etat dans lequel dominent les classes exploiteuses constitue une violence contre-révolutionnaire, une force spéciale représentant les classes exploiteuses pour réprimer les classes exploitées.

Avant que les impérialistes ne détiennent la bombe atomique et les fusées, et depuis qu’ils possèdes ces nouvelles armes, l’Etat impérialiste a toujours été une force spéciale de répression dirigée, à l’intérieur du pays, contre le prolétariat et, à l’extérieur, contre les peuples des colonies et semi-colonies, et il a toujours constitué une institution de violence de cet ordre ; même si les impérialistes se voient contraints de ne pouvoir utiliser ces armes nouvelles, l’Etat impérialiste sera toujours, évidemment, une institution de violence impérialiste tant qu’il ne sera pas renversé et remplacé par l’Etat du peuple, l’Etat de la dictature du prolétariat du pays intéressé.

Depuis l’aube de l’histoire, il n’a jamais existé de forces de violence aussi brutales et opérant sur une si vaste échelle que celles créées par capitalistes-impérialistes d’aujourd’hui.

Depuis plus de dix ans, les impérialistes américains ne cessent d’adopter sans aucun scrupule des moyens de persécution cent fois plus sauvages que dans le passé, foulant aux pieds les fils éminents de la classe ouvrière du pays, foulant aux pieds les Noirs, foulant aux pieds toute personnalité progressiste, et, de plus, ils affichent impudemment leur intention de soumettre le monde entier à leur domination par la violence. Ils élargissent continuellement leurs forces de violence et, en même temps, les autres impérialistes participent aussi à la course pour l’accroissement de leurs forces de violence.

L’expansion militaire de pays impérialistes, ayant à leur tête les Etats-Unis, est apparue au cours de la crise générale du capitalisme qui fut d’une gravité sans précédent. Plus les impérialistes s’évertuent frénétiquement à amener le développement de leurs forces militaires à un maximum, plus cela signifie qu’ils se rapprochent de leur propre perte. Aujourd’hui, même certains représentants des impérialistes américains pressentent la fin inévitable du système capitaliste. Mais est-ce à dire, parce que les impérialistes s’approchent de leur fin, qu’ils mettront d’eux-mêmes un terme à leur violence, que ceux qui sont au pouvoir dans les pays impérialistes abandonneront de leur propre chef la violence qu’ils ont établie ?

Peut-on dire que, en comparaison avec le passé, les impérialistes ne peuvent plus être considérés comme portés à la violence ou qu’il y a atténuation de leur penchant à la violence ?

Lénine a répondu à de telles questions à maintes occasions et il y a longtemps. Il a fait ressortir dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : « … politiquement, l’impérialisme est, en général, une tendance à la violence et à la réaction ».

Après la Révolution d’Octobre, dans La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, il s’attacha spécialement à un point d’histoire, comparant les différences entre le capitalisme prémonopoleur et le capitalisme de monopole ou l’impérialisme.

Il a dit que : « Le capitalisme prémonopoleur – dont l’apogée se situe justement entre 1870 et 1880 – se distinguait, en raison de ses propriétés économiques essentielles qui furent particulièrement typiques en Angleterre et en Amérique, par le maximum – toutes proportions gardées – de pacifisme et de libéralisme.

L’impérialisme, lui, c’est-à-dire le capitalisme de monopole, dont la maturité ne date que du XXe siècle, se distingue, en raison de ses propriétés économiques essentielles, par le maximum de pacifisme et de libéralisme, par le développement maximum et plus généralisé du militarisme ». 

Bien entendu, ces paroles de Lénine datent des premiers temps de la Révolution d’Octobre, alors que l’Etat prolétarien venait de naître et que ses forces économiques étaient encore jeunes et faibles, et, en plus de quarante ans, l’Etat soviétique lui-même, de même que le monde entier, ont subi un changement prodigieux, ainsi que nous l’avons décrit plus haut. La nature de l’impérialisme aurait-elle donc changé du fait de la puissance de l’Union Soviétique, de la puissance des forces du socialisme et de la puissance des forces de paix et, partant, les jugements de Lénine que nous venons de mentionner seraient-ils périmés ?

Ou bien, l’impérialisme quoique n’ayant pas changé de nature, ne recourrait-il plus désormais à la violence ? Ces points de vue correspondent-ils à la situation réelle ?

Dans la lutte qui oppose le système mondial socialiste et le système mondial capitaliste, le premier a très nettement pris le dessus.

Ce grand fait historique a affaibli la position de forces de violence dont l’impérialisme dispose dans le monde entier, mais ce fait a-t-il pour conséquence que les impérialistes n’opprimeront jamais plus les peuples de leur propre pays, qu’à l’extérieur ils ne rechercheront plus l’expansion et qu’ils n’entreprendront plus d’activités d’agression ? Ce fait peut-il amener désormais les blocs belliqueux des impérialistes à « déposer le couteau du boucher », à « vendre leurs couteaux et à acheter des bœufs » ? Peut-il conduire les groupes de marchands de canons de pays impérialistes à s’adonner désormais à des professions pacifiques ?

Toutes ces question se posent à présent à tout marxiste-léniniste sérieux et exigent un examen approfondi. Une chose est évidente : le triomphe ou la faillite de la cause du prolétariat et le destin de l’humanité tout entière dépendent étroitement de la manière correcte ou non dont ces questions seront envisagées et traitées.

La guerre est le moyen d’expression le plus aigu de la violence. L’une de ses formes est la guerre civile, la guerre étrangère en est une autre. La violence ne s’exprime pas toujours sous cette forme si aiguë qu’est la guerre. Dans les pays capitalistes, la guerre bourgeoise est le prolongement de la politique bourgeoise des temps ordinaires, tandis que la paix bourgeoise et le prolongement de la politique bourgeoise du temps de guerre. La bourgeoisie adopte toujours alternativement ces deux formes, la guerre et la paix, pour exercer sa domination sur le peuple et mener ses luttes à l’extérieur.

Au cours de ce qu’on appelle le temps de paix, les impérialistes recourent à la force armée à l’égard des classes et des nations opprimées, aux moyens violents tels que arrestation, emprisonnement, travaux forcés, massacres, etc., tandis qu’en même temps ils sont prêts à user de la guerre, la forme la plus aiguë de la violence, pour réprimer la révolution du peuple à l’intérieur, pour se livrer au pillage à l’extérieur, pour écraser les concurrents étrangers et étouffer la révolution dans d’autres pays. Ou bien il se peut que la paix à l’intérieur aille de pair avec la guerre à l’étranger.

Dans la période initiale de la Révolution d’Octobre, les impérialistes ont eu recours à la violence, sous la forme de la guerre, contre l’Union Soviétique, ce qui était un prolongement de leur politique ; au cours de la Seconde guerre mondiale, les impérialistes allemands ont utilisés la violence, sous forme de guerre menée sur une vaste échelle, pour attaquer l’Union Soviétique, ce qui était aussi un prolongement de leur politique. Mais, d’autre part, à différentes périodes, les impérialistes ont établi des relations diplomatiques de coexistence pacifique avec l’Union Soviétique, ce qui, bien entendu, était également un prolongement de la politique impérialiste, sous une autre forme et dans des conditions déterminées.

Il est vrai que certaines nouvelles questions se posent de nos jours à propos de la coexistence pacifique. En présence de la puissante Union Soviétique et du puissant camp socialiste, les impérialistes doivent malgré tout envisager soigneusement si, en attaquant l’Union Soviétique et les autres pays socialistes, ils n’accéléreraient pas leur propre anéantissement, ainsi que le fit Hitler, ou ne provoqueraient pas les conséquences les plus graves pour le système capitaliste lui-même.

La « coexistence pacifique » est un concept nouveau, né seulement après l’apparition des pays socialistes dans le monde à la suite de la Révolution d’Octobre.

C’est un concept nouveau formulé dans des circonstances que Lénine avait prévues avant la Révolution d’Octobre, et dont il a dit : « Le socialisme ne peut vaincre simultanément dans tous les pays. Il vaincra d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays, tandis que les autres resteront pendant un certain temps des pays bourgeois ou pré-bourgeois » (Programme militaire de la révolution prolétarienne). 

C’est un concept nouveau avancé par Lénine après que le grand peuple soviétique eut vaincu l’intervention armée impérialiste. Comme mentionné plus haut, au début, les impérialistes n’avaient pas le moindre désir de coexister pacifiquement avec l’Union Soviétique.

Les impérialistes furent contraints de « coexister » avec l’Union Soviétique seulement après que la guerre d’intervention contre l’Union Soviétique eut échoué, après une épreuve de force effective qui dura plusieurs années, après que l’Etat soviétique eut solidement pris pied sur le sol et après que se fut réalisé un certain équilibre des forces entre l’Etat soviétique et les pays impérialistes.

Lénine a dit en 1920 : « Nous avons gagné les conditions qui nous permettent de coexister avec les puissances capitalistes, lesquelles sont maintenant obligée d’établir des relations commerciales avec nous  » (Notre situation intérieure et extérieure et les tâches du Parti).  On peut donc constater que la coexistence pacifique, pendant une certaine période, entre le premier Etat socialiste du monde et l’impérialisme, a été obtenue uniquement par la lutte.

Avant la Second guerre mondiale, la période de 1920 à 1940, précédant l’attaque allemande contre l’Union Soviétique, fut une période de coexistence pacifique entre l’impérialisme et l’Union Soviétique. Durant ces vingt années, l’Union Soviétique a toujours respecté le principe de la coexistence pacifique.

Néanmoins, en 1941, Hitler ne voulut plus maintenir la coexistence pacifique avec l’Union Soviétique, et les impérialistes allemands, perfidement, lancèrent une attaque sauvage contre l’Union Soviétique. Grâce à l’issue victorieuse de la guerre antifasciste, dans laquelle la force principale était la grande Union Soviétique, une situation de coexistence pacifique est apparue à nouveau dans le monde entre les pays socialistes et capitalistes.

Cependant, les impérialistes n’ont pas renoncé à leurs desseins. Les impérialistes américains ont établi un réseau de bases militaires et de bases d’engins téléguidés autour de l’Union Soviétique et de l’ensemble du camp socialiste. Ils occupent toujours notre Taïwan et usent constamment de la provocation militaire contre nous dans le détroit de Taïwan.

Ils ont recouru à l’intervention armée en Corée, mené contre les peuples coréen et chinois, en territoire coréen, une guerre de très grande envergure qui n’aboutit à un accord d’armistice qu’après leur défaite, et aujourd’hui encore ils interviennent contre l’unification du peuple coréen. Ils ont aidé, par la fourniture d’armes, les forces d’occupation impérialistes françaises dans leur guerre contre le peuple vietnamien, et aujourd’hui encore ils interviennent contre l’unification du peuple vietnamien.

Ils ont machiné la rébellion contre-révolutionnaire en Hongrie, et aujourd’hui encore ils tentent continuellement, par tous les moyens, d’entreprendre des activités subversives dans les pays socialistes d’Europe orientale et les autres pays socialistes. Les faits demeurent tels que Lénine les présentait à un correspondant américain, en février 1920 : en ce qui concerne la paix, « il n’y a aucun obstacle de notre côté, l’obstacle est l’impérialisme des capitalistes des Etats-Unis (et des autres pays » (Réponse aux questions du correspondant du journal américain New York Evening Journal).

La politique étrangère des pays socialistes ne peut être qu’une politique de paix.

Le système socialiste implique que nous n’avons pas besoin de la guerre, que nous n’en déclencherons jamais, et qu’il ne nous est pas permis, dans quelque circonstance que ce soit, d’occuper un pouce du territoire d’un pays voisin ; en aucun cas, nous ne devons ni ne pouvons le faire. Depuis sa fondation, la République populaire de Chine a toujours persévéré dans sa politique étrangère de paix.

Notre pays et deux pays voisins, l’Inde et la Birmanie, ont été ensemble les promoteurs des célèbres cinq principes de la coexistence pacifique ; et à la Conférence de Bandoeng, en 1955, notre pays et les différents pays d’Asie et d’Afrique ont adopté conjointement les dix principes de la coexistence pacifique. Ces dernières années, le Parti communiste et le gouvernement de notre pays ont toujours soutenu les activités en faveur de la paix du Comité central du Parti communiste et du gouvernement de l’Union Soviétique, ayant à leur tête le camarade Khrouchtchev ; ils estiment que ces activités ont montré clairement encore aux peuples du monde entier la fermeté de la politique étrangère de paix des pays socialistes, aussi bien que la nécessité pour les peuples d’empêcher les impérialistes de déclencher une nouvelle guerre mondiale et la nécessité de lutter pour une paix durable dans le monde.

La Déclaration de la Conférence de Moscou de 1957 mentionne : « Des forces vigoureuses défendent aujourd’hui la cause de la paix : le camp invincible des Etats socialistes, avec l’Union Soviétique en tête ; les Etats pacifiques d’Asie et d’Afrique qui se tiennent sur des positions anti-impérialistes et forment avec les pays socialistes une vaste zone de paix ; la classe ouvrière internationale et, en premier lieu, son avant-garde, les Partis communistes ; le mouvement de libération des peuples des colonies et des semi-colonies ; le mouvement massif des peuples de la paix.

Les peuples des pays d’Europe qui ont proclamé leur neutralité, les peuples de l’Amérique latine, les masses populaires des pays impérialistes eux-mêmes opposent une résistance énergique aux plans qui tendent à préparer une nouvelle guerre. L’union de ces forces puissantes peut prévenir l’explosion de la guerre …»

Aussi longtemps que ces puissantes forces se développeront de façon continue, il sera possible de maintenir une situation de coexistence pacifique ou même d’aboutir formellement à certains accords sur la coexistence pacifique ou bien encore de conclure un accord sur l’interdiction des armes atomiques et nucléaires. Ce serait une grande chose, en plein accord avec les aspirations des peuples du monde entier. Néanmoins, même dans ce cas, tant que le système impérialiste existera, la forme la plus aiguë de la violence – la guerre – ne disparaîtra pas du monde.

La réalité n’est pas telle que l’ont décrite les révisionnistes yougoslaves qui prétendent que serait périmée aujourd’hui la définition de Lénine : « la guerre est le prolongement de la politique », définition énoncée à maintes reprises et qu’il a soutenue avec persévérance dans le combat contre l’opportunisme (Voir « La coexistence active et le socialisme » dans Norodna Armija du 28 novembre 1958).

Nous sommes convaincus de l’absolue justesse de la pensée de Lénine : la guerre est le résultat inévitable des systèmes d’exploitation et le système impérialiste est la source de guerres de notre temps. Tant que n’auront pas pris fin le système impérialiste et les classes exploiteuses, des guerres d’un genre ou d’un autre surgiront encore.

Elles peuvent être des guerres entre impérialistes pour un nouveau partage du monde, ou des guerres d’agression et d’anti-agression entre les impérialistes et les nations opprimées, ou des guerres civiles de révolution et de contre-révolution entre classes exploitées et classes exploiteuses dans les pays impérialistes, ou encore, bien entendu, des guerres par lesquelles les impérialistes attaqueraient les pays socialistes, les pays socialistes étant alors forcés de se défendre. Toutes ces guerres représentent le prolongement de la politique de classes déterminées.

Les marxistes-léninistes ne doivent absolument pas sombrer dans le bourbier du pacifisme bourgeois et ils ne peuvent comprendre toutes ces sortes de guerres et, partant, en tirer les conclusions qui s’imposent pour la politique du prolétariat, qu’en adoptant la méthode concrète de l’analyse de classes. Ainsi que Lénine l’a dit dans Le Programme militaire de la révolution prolétarienne : « Théoriquement on commettrait une grave erreur si on oubliait que toute guerre n’est que le prolongement de la politique par d’autres moyens ».

Pour atteindre son but qui est de piller et d’opprimer, l’impérialisme a toujours recours à deux tactiques : la tactique de la guerre et la tactique de la « paix ». C’est pourquoi le prolétariat et les peuples de tous les pays doivent également user de deux tactiques pour faire face aux impérialistes : la tactique consistant à démasquer la supercherie de la paix utilisée par l’impérialisme et à lutter énergiquement pour une véritable paix mondiale, et la tactique consistant à être prêt à mettre fin, par une guerre juste, à une guerre injuste au cas où l’impérialisme la déclencherait.

Bref, dans l’intérêt des peuples du monde entier, nous devons mettre en pièces les théories fallacieuses des révisionnistes modernes et nous en tenir fermement aux points de vue marxistes-léninistes sur la violence, la guerre et la coexistence pacifique.

Les révisionnistes yougoslaves nient le caractère de classe inhérent à la violence et, par-là, escamotent la différence fondamentale existant entre la violence révolutionnaire et la violence contre-révolutionnaire ; ils nient le caractère de classe inhérent à la guerre et, par-là, escamotent la différence fondamentale existant entre la guerre juste et la guerre injuste ; ils nient que la guerre impérialiste est le prolongement de la politique impérialiste, ils nient le danger d’une grande guerre pouvant être déclenchée à nouveau par les impérialistes, ils nient qu’il ne sera possible de mettre fin à l’éventualité de la guerre qu’après avoir liquidé les classes exploiteuses, et ils vont jusqu’à appeler effrontément Eisenhower, le manitou des impérialistes américains, « l’homme qui posa la pierre angulaire de l’élimination  de la guerre froide et de l’établissement d’une paix durable avec compétition pacifique entre systèmes politiques différents » (Voir « Eisenhower arrive à Rome » dans Borba du 4 décembre 1959)  ; ils nient que, dans les conditions de la coexistence pacifique, il subsiste encore des luttes complexes, acharnées, dans les domaines politique, économique, idéologique ; etc.

Toutes ces assertions des révisionnistes yougoslaves vient à empoisonner la pensée du prolétariat et des peuples de tous les pays, et servent les intérêts de la politique de guerre des impérialistes.

V

Les révisionnistes modernes confondent politique étrangère de paix des pays socialistes et politique intérieure du prolétariat des pays capitalistes. Ainsi, ils estiment que la coexistence pacifique entre pays dotés de systèmes sociaux différents signifie que le capitalisme peut s’intégrer pacifiquement dans le socialisme, que, dans les pays gouvernées par la bourgeoisie, le prolétariat peut renoncer à la lutte de classes et établir une « coopération pacifique » avec la bourgeoisie et les impérialistes, que le prolétariat et toutes les classes exploitées doivent oublier qu’ils vivent dans une société de classes, etc.

Toutes ces vues sont, elles aussi, diamétralement opposées au marxisme-léninisme. Elles sont mises en avant dans le but de protéger la domination impérialiste et de faire accepter à jamais l’asservissement capitaliste par le prolétariat et toutes les masses laborieuses.

La coexistence pacifique entre pays et la révolution populaire dans différents pays sont, en elles-mêmes, deux choses différentes, et non pas une seule et même chose ; ce sont deux concepts différents, et non pas un seul et même concept ; ce sont deux genres de problèmes, et non pas un seul et même genre de problème.

La coexistence pacifique a trait aux relations entre pays ; la révolution signifie le renversement des classes des oppresseurs par le peuple opprimé ; au sein de chaque pays, tandis que pour les colonies et semi-colonies, il s’agit, en premier lieu, de renverser les oppresseurs étrangers, c’est-à-dire les impérialistes. Avant la Révolution d’Octobre, la question de la coexistence pacifique entre pays socialistes et capitalistes ne se posait pas, étant donné qu’il n’existait pas encore de pays socialistes dans le monde ; mais à cette époque se posaient les questions de la révolution prolétarienne et de la révolution nationale, du fait que les peuples des différents pays, conformément aux conditions spécifiques de leur pays respectif, avaient depuis toujours mis une révolution d’un genre ou d’un autre à l’ordre du jour pour décider du destin de leur pays.

Nous sommes des marxistes-léninistes.

Nous avons toujours estimé que la révolution est la propre affaire de chaque nation. Nous avons toujours soutenu que la classe ouvrière ne peut s’émanciper que par elle-même, et que l’émancipation du peuple d’un pays donné dépend de sa propre conscience politique et des conditions du mûrissement de la révolution dans ce pays. La révolution ne peut être exportée ni importée. Nul ne peut empêcher le peuple d’un pays étranger de faire la révolution, et nul ne peut faire naître une révolution dans un pays étranger par la méthode consistant à « aider les pousses du riz à croître en les étirant ».

En juin 1918, Lénine a dit très justement : « … Il y en a qui s’imaginent que, dans un pays étranger, la révolution peut se faire sur commande, selon un accord préétabli. Ceux-là sont des fous ou des provocateurs. Nous avons connu deux révolutions en ces douze dernières années. Nous savons que les révolutions ne peuvent être faites sur commande, ou selon accord ; elles éclatent lorsque des dizaines de millions d’hommes arrivent à la conclusion qu’il est impossible de vivre plus longtemps selon le vieil ordre des choses » (IVe Conférence des syndicats et comités d’usines de Moscou).

En plus de l’expérience de la révolution russe, la révolution chinoise n’en constitue-t-elle pas, elle aussi, une de meilleures preuves ? Sous la direction du Parti communiste chinois, le peuple chinois a fait également l’expérience de plusieurs révolutions. Les impérialistes et tous les réactionnaires ont toujours prétendu, comme des insensés, que nos révolutions auraient été faites sur commande de l’étranger, selon un accord préétabli. Cependant, les peuples du monde entier savent que nos révolutions ne furent pas importées, mais qu’elles furent réalisées parce que notre peuple estimait qu’il lui était impossible de continuer à vivre dans la vieille Chine, parce qu’il voulait se forger une vie nouvelle.

Quand, face à l’attaque impérialiste, un pays socialiste, dans l’obligation d’entreprendre une guerre défensive et de contre-attaquer, franchit ses frontières pour poursuivre et anéantir ses ennemis de l’extérieur, ainsi que l’Union Soviétique le fit dans la guerre contre Hitler, son action est-elle justifiée ?

Elle est sans aucun doute entièrement justifiée, absolument nécessaire et tout à fait juste. Conformément aux principes rigoureux dont se réclament les communistes, de telles opérations conduites par les pays socialistes doivent être absolument limitées à la période de la guerre d’agression lancée contre eux par les impérialistes. Les pays socialistes ne se permettent jamais d’envoyer, ne doivent jamais envoyer et ne sauraient jamais envoyer de troupes au-delà de leurs frontières à moins d’être l’objet de l’agression d’un ennemi extérieur.

Les forces armées des pays socialistes combattant pour la justice, il est bien évident, lorsqu’elles sont obligées de franchir la frontière pour contre-attaquer l’ennemi étranger, qu’elles exercent une influence et produisent un effet là où elles vont ; mais, même alors, l’apparition des révolutions populaires et l’instauration du système socialiste, dans ces lieux et ces pays où ces forces armées sont allées, ne dépendent encore que de la volonté des masses populaires de l’endroit.

La diffusion des idées révolutionnaires n’a jamais connu de frontières. Mais ces idées ne peuvent porter des fruits révolutionnaires que grâce aux efforts du peuple lui-même dans un pays donné et dans des circonstances données. Ceci vaut non seulement pour l’époque de la révolution prolétarienne mais est aussi entièrement valable pour l’époque de la révolution bourgeoise. Au temps de sa révolution, la bourgeoisie des différents pays prit le Contrat social de Rousseau pour évangile, tandis que le prolétariat révolutionnaire des différents pays prend pour guide le Manifeste communiste et Le capital de Marx, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme et L’Etat et la révolution de Lénine, etc.

Les temps, les classes, les idéologies et le caractère des révolutions peuvent différer, mais nul ne peut arrêter l’éclosion d’une révolution, dans quelque pays que ce soit, lorsque cette révolution y est désirée et que la crise révolutionnaire y est venue à maturité. En fin de compte, le système socialiste remplacera le système capitaliste ; c’est là une loi objective, indépendante de la volonté des hommes. Peu importe jusqu’à quel point les réactionnaires tentent d’entraver la marche de la roue de l’histoire, la révolution aura lieu tôt au tard et triomphera nécessairement.

Il en faut ainsi tout au long de l’histoire de l’humanité chaque fois qu’une société en supplanta une autre. Le système esclavagiste fut remplacé par le système féodal qui, à son tour, le céda au système capitaliste. Cela aussi répondait à des lois indépendantes de la volonté des hommes. Ces changements furent tous opérés par la voie de la révolution.

Bernstein, ce révisionniste de triste renommée de la vieille école, a dit un jour : «Souvenez-vous de l’ancienne Rome, il y eut là une classe dominante qui ne travaillait pas, mais vivait bien et il en résultat l’affaiblissement de cette classe. Une telle classe doit céder graduellement son pouvoir » (Diverses formes de la vie économique).

Bernstein ne pouvait cacher le fait historique que fut «l’affaiblissement de cette classe » des propriétaires d’esclaves en tant que classe, pas plus que les impérialistes des Etats-Unis ne peuvent aujourd’hui celer la dure réalité de leur propre et constant déclin. Cependant, Bernstein, cet impudent qui se disait historien, s’entêta à étouffer les faits essentiels suivants de l’histoire de l’ancienne Rome : les propriétaires d’esclaves n’ont jamais « cédé le pouvoir » de leur propre gré ; leur règne fut renversé par les révolutions prolongées, répétées et continues des esclaves.

La révolution signifie l’utilisation de la violence révolutionnaire par la classe opprimée, elle signifie la guerre révolutionnaire. Ceci vaut pour la révolution menée par les esclaves ; cela vaut aussi pour la révolution bourgeoise. Lénine l’a bien exprimé : « L’histoire nous enseigne qu’aucune classe opprimée n’a jamais pu prendre le pouvoir, ni ne pouvait le prendre sans passer par une période de dictature, c’est-à-dire la conquête du pouvoir politique et la répression par la force de la résistance la plus farouche et la plus frénétique opposée par les exploiteurs . . . La bourgeoisie . . . est aussi venue au pouvoir dans les pays avancés par une série d’insurrections, de guerres civiles, l’élimination par la force des rois, des féodaux, des propriétaires d’esclaves et de leurs tentatives de restauration » (Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat présentées au 1er Congrès de l’Internationale communiste).

Pourquoi les choses ont-elles pris ce cours ?

En réponse à cette question, nous citerons de nouveau Lénine :

En premier lieu, ainsi que dit Lénine : « Aucune classe dominante au monde ne s’est jamais effacée de son propre gré sans combat » (Discours à la Conférence des ouvriers du district de Presnia).

Deuxièmement, ainsi que Lénine l’a expliqué : « Les classes réactionnaires elles-mêmes sont habituellement les premières à recourir à la violence, à la guerre civile ; ‘elles sont les premières à mettre la baïonnette à l’ordre du jour’ » (Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique).

A la lumière de ceci, comment devons-nous envisager la révolution prolétarienne socialiste ?

Pour répondre à la question, il nous encore citer deux passages de Lénine :

Voyons ce texte-ci :

« . . . aucune grande révolution ne s’est encore passée [de la guerre civile] dans l’histoire, sans laquelle aucun marxiste sérieux n’a conçu le passage du capitalisme au socialisme» (Paroles prophétiques).

Ces paroles de Lénine exposent très clairement la question. Et voici une autre citation de Lénine :

« Si le socialisme était né pacifiquement – mais messieurs les capitalistes ne souhaitaient pas qu’il naquît de la sorte. L’exprimer ainsi, c’est encore un peu insuffisant. S’il n’y avait pas eu de guerre, messieurs les capitalistes auraient encore fait tout leur possible pour empêcher pareil développement pacifique. Les grandes révolutions, même si elles débutèrent pacifiquement, comma la grande Révolution française, se sont également terminées par des guerre furieuses dues à la bourgeoisie contre – révolutionnaire » (Première Conférence panrusse sur l’éducation sociale).

Ici encore, Lénine a exposé la question de manière fort claire.

La Grande Révolution d’Octobre est le fait le plus propre à confirmer ces déclarations de Lénine.

Il en est de même avec la Révolution chinoise. On ne saurait oublier que ce n’est qu’après vingt-deux ans d’une âpre guerre civile que, sous la direction du Parti communiste chinois, le peuple et le prolétariat chinois ont remporté la victoire sur le plan national et conquis le pouvoir.

L’histoire de la révolution prolétarienne en Occident, après la Première guerre mondiale, nous montre que même si messieurs les capitalistes ne contrôlent pas directement et ouvertement le pouvoir, mais règnent par leurs laquais – les traîtres sociaux-démocrates, ces vils renégats sont évidemment prêts à tout moment, conformément aux impératifs de la classe bourgeoise, à couvrir la violence des gardes blancs de la bourgeoisie et à plonger les combattants révolutionnaires prolétariens dans un bain de sang.

C’est précisément ce qui s’est passé en Allemagne à l’époque. Vaincue, la grande bourgeoisie allemande passa le pouvoir aux sociaux-démocrates. Le gouvernement social-démocrate, dès son arrivée au pouvoir, déclencha aussitôt une répression sanglante contre la classe ouvrière allemande en janvier 1919.

Rappelons comment Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, que Lénine appelait « meilleurs militants de l’Internationale prolétarienne mondiale » et les « Chef immortels de la Révolution socialiste internationale », ont versé leur sang par suite de la violence exercée par les sociaux-démocrates d’alors.

Rappelons aussi, avec les paroles de Lénine, comment ces renégats, ces prétendus « socialistes », se sont rendus coupables de « toute l’infamie, toute la bassesse de cet acte de bourreau» (Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique), dans le but de préserver le système capitaliste et les intérêts de la bourgeoisie. Examinons, à la lumière de tous ces faits sanglants du passé et du monde capitaliste actuel, toute l’absurdité contenue dans « l’intégration pacifique du capitalisme dans le socialisme » avancée par les révisionnistes de la vieille école et les révisionnistes modernes.

S’ensuit-il donc que nous, marxistes-léninistes, refuserons d’adopter le principe du passage pacifique même si la possibilité d’un tel développement pacifique existe ? Non, assurément pas.

Ainsi que tout le monde le sait, Engels, un des grands fondateurs du communisme scientifique, a répondu dans son célèbre ouvrage Les principes du communisme à la question : « La propriété privée peut-elle être abolie par les moyens pacifiques? ». 

Il répondait :

« On souhaite qu’il puisse en être ainsi, et, évidemment, les communistes seraient les derniers à s’y opposer. Les communistes savent bien que tous les complots sont non seulement futiles, mais aussi pernicieux. Ils savent bien que les révolutions ne peuvent être conçues et fabriquées ainsi qu’on le souhaite, et que les révolutions ont toujours et partout résulté nécessairement des conditions existantes, qui ne dépendaient absolument pas de la volonté et de la direction de Partis pris isolément et de classes prises dans leur ensemble. Mais, en même temps, ils voient que, pour ainsi dire dans tous les pays civilisés, le développement du prolétariat est réprimé violemment et que, par-là, les adversaires des communistes travaillent tant qu’ils peuvent pour la révolution . . . »

Ceci fut écrit il y a plus de cent ans, et, cependant, demeure combien actuel quand nous le lisons maintenant !

Nous savons aussi que, durant la période qui suivit la  Révolution russe de Février, Lénine, vu les conditions spécifiques du moment, adopta le principe du développement pacifique de la révolution. Il estima que c’était là une « possibilité extrêmement rare dans l’histoire des révolutions » (Les tâches de la révolution ) et s’y tint fermement.

Cependant, le gouvernement provisoire bourgeois et les gardes blancs détruisirent cette possibilité de développement pacifique de la révolution et, en juillet, arrosèrent les rues de Petrograd avec le sang des ouvriers et des soldats participant à une pacifique manifestation de masse.

Aussi, Lénine fit-il remarquer : « La voie du développement pacifique est rendue impossible. La voie non pacifique, la voie la plus douloureuse, s’est ouverte » (A propos des mots d’ordre).

Nous savons aussi qu’en Chine, après la fin de la Guerre antijaponaise, alors que le peuple tout entier, unanime, désirait ardemment la paix, notre Parti avait entamé des négociations de paix avec le Kuomintang, cherchant à appliquer des réformes sociales et politiques en Chine par des moyens pacifiques, et en 1946 un accord sur l’instauration de la paix intérieure fut conclu avec le Kuomintang.

Cependant, les réactionnaires du Kuomintang, à l’encontre de la volonté du peuple, déchirèrent cet accord et, avec l’appui des impérialistes américains, déclenchèrent une guerre civile à l’échelle nationale, ne laissant au peuple chinois d’autre alternative que de mener une guerre révolutionnaire. Alors que nous luttions pour la réforme pacifique, comme nous n’avions pas relâché notre vigilance ni renoncé à nos forces armées populaires et que nous nous étions pleinement préparés, le peuple ne fut pas effrayé par la guerre ; ce furent ceux qui l’avaient déclenchée qui durent en payer les conséquences.

Ce serait du plus haut intérêt pour le peuple si le prolétariat pouvait prendre le pouvoir et effectuer le passage au socialisme par la voie pacifique. Ce serait une erreur de ne pas utiliser une telle possibilité lorsqu’elle se présente. Chaque fois que s’offre la possibilité d’ « un développement pacifique de la révolution », les communistes doivent la saisir, comme l’a fait Lénine, pour réaliser le but de la révolution socialiste. Une telle possibilité, cependant, est toujours, comme l’a dit Lénine, une « possibilité extrêmement rare dans l’histoire des révolutions ».

Lorsque dans un pays donné un pouvoir politique local est déjà entouré par les forces révolutionnaires ou lorsque, dans le monde, un pays capitaliste est déjà entouré par le socialisme – dans ce cas, il pourrait y avoir des possibilités plus grandes pour le développement pacifique de la révolution. Mais, même alors, le développement pacifique de la révolution ne doit jamais être considéré comme la seule possibilité et, par conséquent, il est nécessaire d’être prêt en même temps pour l’autre possibilité – le développement non pacifique de la révolution.

Par exemple, après la libération de la partie continentale de la Chine, bien que certaines régions sous la domination des propriétaires d’esclaves et des propriétaires de serfs fussent déjà entourées par les forces révolutionnaires populaires absolument prédominantes, néanmoins – et ainsi que le dit un vieux dicton chinois : « les bêtes cernées combattront encore » – une poignée des plus réactionnaires des propriétaires d’esclaves et de serfs opposèrent encore une dernière résistance, rejetant les réformes pacifiques et déclenchant des rébellions armées.

Ce n’est qu’après avoir réprimé ces rébellions qu’il fut possible d’entreprendre la réforme des systèmes sociaux.

Au moment où, dans les pays impérialistes, les impérialistes sont plus que jamais armés jusqu’aux dents pour protéger leur sauvage système de dévoreurs d’hommes, peut-on dire que l’impérialisme est devenu extrêmement « pacifique » à l’égard du prolétariat et du peuple de l’intérieur et des nations opprimées, comme le disent les révisionnistes modernes, et que, par conséquent, la « possibilité extrêmement rare dans l’histoire des révolutions », dont Lénine a parlé au lendemain de la Révolution de Février, sera désormais un état de choses normal pour le prolétariat et tous les peuples opprimés dans le monde, et que le prolétariat des pays capitalistes pourra trouver aisément par la suite ce que Lénine appelle une « possibilité rare » ? Nous estimons que toutes ces assertions sont sans aucun fondement.

Les marxistes-léninistes ne doivent pas oublier cette vérité : les forces armées de toutes les classes dominantes servent en premier lieu à opprimer le peuple du pays. Ce n’est qu’en partant de l’oppression exercée sur leur propre peuple que les impérialistes peuvent opprimer les autres pays, déclencher des agressions et engager des guerres injustes.

Pour maintenir leur propre peuple sous l’oppression, ils doivent conserver et renforcer leurs forces armées réactionnaires. Lénine a écrit au cours de la Révolution russe de 1905 : « Une armée permanente n’est pas tellement utilisée contre l’ennemi extérieur que contre l’ennemi intérieur » (L’arméeet la révolution).

Ce point de vue est-il valable pour tous les pays où dominent les classes exploiteuses et pour tous les pays capitalistes ? Peut-on dire qu’il était valable alors, mais qu’il ne l’est plus aujourd’hui ? A notre avis, cette vérité demeure irréfutable et les faits confirment de plus en plus son exactitude. A parler rigoureusement, si le prolétariat d’un pays ou d’un autre n’a pas discerné cela clairement, il ne pourra pas trouver la voie de sa libération.

Dans L’Etat et la révolution, Lénine a concentré le problème de la révolution sur un point : la destruction de la machine d’Etat de la bourgeoisie. Il relève les passages les plus importants de La Guerre civile en France de Marx, dont un qui dit : « Après la Révolution de 1848-1849, le pouvoir de l’Etat devient ‘l’instrument national de la guerre du Capital contre le Travail’ ».

La principale machine du pouvoir d’Etat bourgeois pour engager une guerre contre le Travail est son armée permanente. C’est pourquoi « le premier décret de la Commune supprima l’armée permanente et la remplaça par le peuple armé ».

Aussi, lorsque nous examinons cette question, devons-nous en dernière analyse revenir aux principes de la Commune de Paris qui, ainsi que Marx l’indiquait, sont éternels et indestructibles.

Dans les années 70 du XIXe siècle, Marx considéra la Grande-Bretagne et les Etats-Unis comme des exceptions, estimant que dans ces deux pays, il existait la possibilité d’une transition « pacifique » au socialisme, parce que le militarisme et la bureaucratie y étaient encore peu développés. Mais, à l’époque de l’impérialisme, comme l’indique Lénine, «cette restriction de Marx tombe », car ces deux pays « ont glissé complètement dans le mariais fangeux et sanglant des institutions militaires et bureaucratiques communes à l’Europe entière, institutions qui se subordonnent tout, qui écrasent de leur poids toutes choses » (L’Etat et la révolution).

Ceci fut un des points cruciaux de la polémique que Lénine engagea avec les opportunistes de l’époque. Les opportunistes, représentés par Kautsky, dénaturent cette restriction de Marx, qui « tombe », pour tenter de s’opposer à la révolution prolétarienne et à la dictature du prolétariat, c’est-à-dire s’opposer à ce que le prolétariat dispose de forces armées révolutionnaires et qu’il recoure à la révolution armée, ce qui est indispensable à sa libération. La réponse de Lénine à Kautsky fut la suivante :

« La dictature révolutionnaire du prolétariat, c’est la violence exercée contre la bourgeoisie ; et cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l’ont expliqué maintes fois et de la façon la plus détaillée, par l’existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement dans les années 70, époque à laquelle Marx fit sa remarque, n’ e x i s t a i e n t   p a s. (Maintenant, elles existent en Angleterre et en Amérique) » (La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky).

On peut voir ainsi que si le prolétariat recours à la révolution armée, c’est qu’il s’y voit forcé. Les marxistes ont toujours désiré effectuer le passage au socialisme par une voie pacifique ; tant qu’une voie pacifique se présentera, les marxistes-léninistes n’y renonceront jamais. Mais le but de la bourgeoisie est précisément de bloquer cette voie quand elle possède une puissante machine militariste et bureaucratique d’oppression.

Ce qui est cité plus haut a été écrit par Lénine en novembre 1918. Comment les choses se présentent-elles maintenant ? Les paroles de Lénine étaient-elles historiquement valables alors, mais ne le sont-elles plus dans les conditions actuelles, ainsi que les révisionnistes modernes le prétendent ?

Chacun peut se rendre compte que, à présent, tous les pays capitalistes presque sans exception, en particulier les quelques puissances impérialistes dont les Etats-Unis sont le chef de file, essaient de toutes leurs forces de renforcer leur machine militariste et bureaucratique d’oppression et surtout leur appareil militaire.

Il est dit dans la Déclaration de la Conférence de représentants des Partis communistes et ouvriers des pays socialistes qui s’est tenue à Moscou en novembre 1957 :

« Le léninisme enseigne et l’expérience historique confirme que les classes dominantes n’abandonnent pas de bon gré le pouvoir. L’acharnement et les formes de la lutte de classes dans ces conditions dépendront moins du prolétariat que du degré de résistance des milieux  réactionnaires à la volonté de la très grande majorité du peuple, du recours à la violence de ces milieux à telle ou telle étape de la lutte pour le socialisme ».

Ceci est un nouveau bilan de l’expérience de la lutte du prolétariat international dans les quelques dizaines d’années écoulées depuis la mort de Lénine.

La question n’est pas de savoir si le prolétariat désire entreprendre une transformation pacifique, mais plutôt si la bourgeoisie acceptera cette transformation pacifique. C’est là la seule façon pour les disciples de Lénine d’aborder la question.

Ainsi, contrairement aux révisionnistes modernes qui cherchent à paralyser la volonté réactionnaire du peuple par des paroles creuses à propos de transition pacifique, les marxistes-léninistes soutiennent que la question de la possibilité d’une transition pacifique au socialisme ne peut être envisagée qu’à la lumière des conditions spécifiques de chaque pays à un moment donné.

Le prolétariat ne doit jamais asseoir unilatéralement et sans fondement ses idées, ses principes politiques et tout son travail sur l’estimation que la bourgeoisie est prête à accepter la transformation pacifique. Il doit se tenir prêt pour les deux éventualités à la fois ; celle du développement pacifique de la révolution, celle du développement non pacifique de la révolution.

Comment opérer la transition, faut-il la faire par un soulèvement armé ou par des moyens pacifiques, c’est là une question qui est foncièrement différente de celle de la coexistence pacifique entre les pays socialistes et capitalistes : c’est l’affaire intérieure de chaque pays, elle doit être déterminée par le rapport des forces de classes dans chaque pays à un moment donné, c’est une question qui doit être tranchée par les communistes du pays eux-mêmes.

VI

Après la Révolution d’Octobre, en 1919, Lénine a parlé des leçons historiques de la IIe Internationale. Il a dit le progrès du mouvement prolétarien durant la période de la IIe Internationale « s’est fait en largeur, ce qui n’a pas été sans entraîner un abaissement momentané du niveau révolutionnaire, un renforcement passager de l’opportunisme qui devait finalement aboutir à la honteuse faillite de la IIe Internationale » (La IIIe Internationale et sa place dans l’histoire).

Qu’est-ce que l’opportunisme ? Selon Lénine, « l’opportunisme consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux pour rechercher des intérêts temporaires et partiels » (Discours prononcé à la Conférence des activistes de l’organisation de Moscou du Parti communiste (bolchévik) de Russie).

Et que signifie l’abaissement du niveau révolutionnaire ? Il signifie que les opportunistes cherchent à faire en sorte que les masses concentrent leur attention sur les intérêts quotidiens, temporaires et partiels, et oublient les intérêts à long terme, fondamentaux et embrassant l’ensemble.

Les marxistes-léninistes estiment que la question de la lutte parlementaire doit être abordée sous l’angle des intérêts à long termes, fondamentaux et embrassant l’ensemble.

Lénine nous a avertis du caractère restreint de la lutte parlementaire, mais il a également mis en garde les communistes contre les erreurs d’un sectarisme étroit. Dans son ouvrage bien connu La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Lénine a mis en lumière les enseignements de l’expérience de la révolution russe, montrant dans quelles conditions un boycottage du parlement est juste et dans quelles conditions il est erroné. Lénine estime que tout Parti prolétarien devrait profiter de toute occasion possible pour participer aux luttes parlementaires nécessaires.

Si les communistes ne savaient que tenir de vains propos sur la révolution, s’ils n’étaient pas disposés à travailler sans fléchir et avec patience, et s’ils esquivaient des luttes parlementaires nécessaires, cela serait fondamentalement erroné et ne pourrait que porter préjudice à la cause du prolétariat révolutionnaire. Lénine a critiqué à cette époque les erreurs des communistes de certains pays européens, erreurs consistant à refuser de participer aux parlements.

Il a dit :

« ‘Répudier’ la participation au parlementarisme a ceci de puéril que l’on s’imagine, au moyen de ce procédé ‘simple’, ‘facile’ et prétendument révolutionnaire, ‘résoudre’ le difficile problème de la lutte contre les influences démocratiques bourgeoises à l’intérieur du mouvement ouvrier, alors qu’en réalité on ne fait que fuir son ombre, fermer les yeux sur la difficulté, l’éluder avec des mots ».

Pourquoi faut-il participer aux luttes parlementaires ? Selon Lénine, c’est dans le but de lutter contre les influences bourgeoises au sein du mouvement ouvrier, ou, comme il l’a indiqué ailleurs : « précisément afin d’éduquer les couches retardataires de sa classe, précisément afin d’éveiller et d’éclairer la masse villageoise inculte, opprimée et ignorante».

En d’autres termes, c’est dans le but d’élever le niveau politique et idéologique des masses, d’unir la lutte parlementaire à la lutte révolutionnaire, et non au contraire d’abaisser notre niveau politique et idéologique et de séparer la lutte parlementaire de la lutte révolutionnaire.

Nous identifier aux masses sans abaisser notre niveau révolutionnaire, voilà un principe fondamental que Lénine nous a dit de maintenir ferme dans la lutte prolétarienne.

Il est nécessaire de participer aux luttes parlementaires, mais il ne faut pas avoir une foi aveugle dans le système parlementaire de la bourgeoisie. Pourquoi ? Parce que tant que la machine d’Etat militariste et bureaucratique de la bourgeoisie demeure intacte, le parlement n’est autre chose qu’un ornement de la dictature bourgeoise, même si le Parti ouvrier occupe la majorité dans le parlement ou y est devenu le plus grand Parti.

Par ailleurs, tant que cette machine d’Etat demeure intacte, la bourgeoisie est tout à fait capable, à tout moment et conformément aux besoins de ses propres intérêts, outre la dissolution du parlement quand elle le juge nécessaire, de recourir à toutes sortes de manœuvres ouvertes ou camouflées pour réduire en une minorité le Parti de la classe ouvrière qui se trouve être le Parti le plus grand dans le parlement, ou pour lui attribuer moins de sièges, même quand dans les élections il a obtenu plus de suffrages qu’auparavant.

Il est donc difficile d’imaginer que des changements puissent se produire dans une dictature bourgeoise elle-même en raison des votes au parlement et il est également difficile d’imaginer qu’il soit possible pour le prolétariat de prendre des mesures dans un parlement, pour une transition pacifique au socialisme, seulement parce qu’il a gagné un certain nombre de voix.

Les expériences acquises dans bon nombre de pays capitalistes ont, depuis longtemps, pleinement corroboré ce point et l’expérience acquise dans divers pays d’Europe et d’Asie depuis la Seconde guerre mondiale a apporté une nouvelle preuve à ce sujet.

Lénine a dit : « Le prolétariat ne peut pas remporter la victoire tant qu’il n’aura pas gagné à lui la majorité de la population. Mais si l’on borne ou si on laisse subordonner cette tâche à celle de recueillir la majorité des voix aux élections tandis que la bourgeoisie continue à exercer sa domination, ou c’est le comble de la stupidité ou c’est tout bonnement tromper les ouvriers » (Les élections à l’Assemblée constituante et la dictature du prolétariat).

Les révisionnistes modernes estiment que cette parole de Lénine est périmée. Mais les réalités vivantes qui s’étalent sous nos yeux ont attesté que cette parole de Lénine demeure le meilleur remède, bien qu’amer au goût, pour les révolutionnaires prolétariens de tous pays.

L’abaissement du niveau révolutionnaire signifie l’abaissement du niveau théorique du marxisme-léninisme. Il signifie que l’on abaisse les luttes politiques au niveau des luttes économiques, qu’on restreint les luttes révolutionnaires au cadre des luttes parlementaires. Il signifie qu’on transige sur les principes pour des intérêts temporaires.

Au début du XXe siècle, Lénine a, dans Que faire ? attiré l’attention sur la question que « la diffusion du marxisme a été accompagnée d’un certain abaissement du niveau théorique». Lénine a cité l’opinion de Marx, contenue dans une lettre sur le Programme de Gotha, selon laquelle nous pourrions conclure des accords pour atteindre les buts pratiques du mouvement, mais nous ne devrions jamais marchander sur les principes ni faire de « concessions » sur le plan théorique. Lénine a ensuite écrit les phrases suivantes qui sont maintenant connues de presque tous les communistes :

« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette vérité à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode, de l’opportunisme ».

Quelle révélation importante pour les marxistes révolutionnaires ! C’est précisément sous la conduite de cette pensée révolutionnaire marxiste à laquelle s’en est tenu fermement le Parti bolchévik, ayant à sa tête le grand Lénine, que l’ensemble du mouvement révolutionnaire en Russie a remporté la victoire en octobre 1917.

Le Parti communiste chinois a également acquis à deux reprises des expériences en ce qui concerne la question susmentionnée. La première fois, ce fut dans la période révolutionnaire de 1927. La politique adoptée à ce moment-là par l’opportunisme de Tchen Tou-Sieou à l’égard du front uni du Parti communiste avec le Kuomintang constitua un abandon des principes et de la position qu’un Parti communiste devrait se réduire, sur la question de principe, au niveau du Kuomintang. Le résultat en fut la défaite de la révolution.

La deuxième fois, ce fut dans la période de Guerre antijaponaise. Le Comité central du Parti communiste chinois a maintenu fermement la position marxiste-léniniste, exposé les divergences de principe entre le Parti communiste et le Kuomintang au sujet de la Guerre antijaponaise, et soutenu que le Parti communiste ne doit jamais faire des concessions sur les principes au Kuomintang à cet égard.

Mais les opportunistes de droite représentés par Wang Ming ont répété les erreurs commises dix ans auparavant par Tchen Tou-sieou et voulaient abaisser sur la question de principe le Parti communiste au niveau du Kuomintang. Ainsi, un grand débat fut mené au sein du Parti tout entier avec les opportunistes de droite. Le camarade Mao Tsé-toung a dit :

« . . . Si les communistes oublient ce point de principe, ils ne pourront pas diriger correctement la Guerre de résistance contre le Japon, ils ne pourront pas surmonter les vues partielles du Kuomintang et ils glisseront sur une position sans principe, abaissant le Parti communiste au niveau du Kuomintang. Ce faisant, ils commettraient un crime envers la cause sacrée de la guerre révolutionnaire nationale et la défense de la patrie » (La situation dans la Guerre antijaponaise après la chute des Changhaï et de Taiyuan et les tâches qui en découlent).

C’est précisément parce que le Comité central de notre Parti a refusé de faire la moindre concession sur les questions de principe et qu’il a adopté une politique et d’unité et de lutte dans le front uni de notre Parti avec le Kuomintang que les positions de notre Parti dans les domaines politiques et idéologique ont été consolidées et élargies, de même que le front uni de la révolution nationale ; partant, les forces du peuple dans la Guerre antijaponaise s’accrurent, ce qui nous permit de briser les attaques de grande envergure lancées par la clique réactionnaire de Tchiang Kaïcheck après la fin de la Guerre antijaponaise et de remporter la victoire, à l’échelle nationale, dans la grande révolution populaire.

A en juger par l’expérience de la révolution chinoise, des erreurs de déviation de droite peuvent se produire dans notre Parti quand le prolétariat entreprend une coopération politique avec la bourgeoisie, alors que des erreurs de déviation de « gauche » peuvent se produire dans notre Parti quand ces deux classes rompent leurs relations dans le domaine politique.

Dans sa direction de la révolution chinoise, notre Parti a soutenu, à plusieurs reprises, des luttes contre l’aventurisme de « gauche ».

Les aventuristes de « gauche » s’avérèrent incapables de partir d’une conception marxiste-léniniste pour traiter correctement les rapports complexes de classes en Chine, et de comprendre comment adopter dans des périodes historiques différentes des mesures politiques correctes, différentes à l’égard des classes différentes ; ils ont eu simplement recours à la politique erronée qui consiste à mener seulement la lutte sans rechercher l’unité. Si l’aventurisme de « gauche » n’avait pas été surmonté, il aurait été également impossible pour la révolution chinoise de remporter la victoire.

Conformément au point de vue léniniste, le prolétariat de tout pays, s’il veut la victoire de la révolution, doit avoir un Parti marxiste-léniniste authentique qui est capable d’allier la vérité universelle du marxisme-léninisme à la pratique concrète de la révolution dans son propre pays et qui, dans des périodes différentes, sait déterminer correctement contre qui la révolution doit être dirigée et régler correctement la question de l’organisation des forces principales et de leurs forces alliées ainsi que la question de savoir sur qui s’appuyer et avec qui s’unir.

Le Parti prolétarien révolutionnaire doit s’appuyer étroitement sur les masses de sa propre classe et sur le semi-prolétariat des régions rurales, c’est-à-dire les larges masses de paysans pauvres, et établir l’alliance des ouvriers et des paysans dirigée par le prolétariat.

C’est seulement ainsi qu’il est possible d’unir sur la base de cette alliance toutes les forces sociales susceptibles d’être unies et d’établir, conformément aux conditions spécifiques de pays différents dans des périodes différentes, le front uni du peuple travailleur avec toute la population non laborieuse susceptible d’être unie. S’il n’arrive pas à le faire, le prolétariat ne parviendra pas à remporter la victoire dans la révolution aux différents stades.

Les révisionnistes modernes et certains représentants de la bourgeoisie essaient de faire croire qu’il est possible de réaliser le socialisme sans un Parti révolutionnaire du prolétariat et sans la série de mesures politiques correctes susmentionnées d’un tel Parti.

C’est là le comble de l’absurdité et une pure duperie. Le Manifeste communiste de Marx et d’Engels a indiqué qu’il y avait à l’époque différentes sortes de « socialisme » : le « socialisme » petit-bourgeois, le « socialisme » bourgeois, le « socialisme » féodal, etc.

Maintenant, par suite de la victoire du marxisme-léninisme et de la décadence du système capitaliste, de plus en plus nombreuses sont les masses populaires des différents pays qui se tournent vers le socialisme et un plus grand nombre encore de types de soi-disant « socialisme » de nuances diverses sont apparus parmi les classes exploiteuses de certains pays.

Ces soi-disant « socialistes », eux aussi, comme l’a dit Engels, « veulent, à l’aide d’un tas de panacées et avec toutes sortes de rapiéçages, supprimer les misères sociales, sans faire le moindre tort au capital et au profit  ». Ils « vivent en dehors du mouvement ouvrier et . . . cherchent plutôt un appui auprès des classes ‘cultives’ » (Préface à l’édition allemande de 1890 du Manifeste du Parti communiste).

Ils se contentent de hisser l’enseigne du « socialisme », mais pratiquent en fait le capitalisme. Dans ces conditions, il est extrêmement important de s’en tenir fermement aux principes révolutionnaires du marxisme-léninisme et de mener une lutte implacable contre toute tendance consistant à abaisser le niveau révolutionnaire, notamment contre le révisionnisme et l’opportunisme de droite.

A propos de la question de la sauvegarde de la paix mondiale à l’heure actuelle, il y a aussi des gens qui déclarent que les controverses idéologiques ne sont plus nécessaires ou qu’il n’y a plus aucune divergence de principe entre les communistes et les sociaux-démocrates. Ceci revient à abaisser le niveau idéologique et politique des communistes jusqu’à celui de la bourgeoisie et des sociaux-démocrates. Ceux qui disent ainsi ont été influencés par le révisionnisme moderne et se sont écartés de la position du marxisme-léninisme.

La lutte pour la paix et la lutte pour le socialisme sont deux luttes différentes. Il serait erroné de ne pas faire la distinction qui convient entre ces deux sortes de lutte. La composition sociale de ceux qui participent au mouvement pour la paix est naturellement beaucoup plus complexe ; elle comprend également les pacifistes bourgeois. Nous, communistes, nous nous plaçons aux avant-postes de la défense de la paix, aux avant-postes de la lutte contre la guerre impérialiste, pour la coexistence pacifique et contre les armes nucléaires.

Dans ce mouvement, nous devrons nous trouver aux côtés de nombre de groupes sociaux complexes et conclure des accords nécessaires pour la réalisation de la paix. Mais, en même temps, nous devons maintenir les principes du Parti de la classe ouvrière et ne pas abaisser notre niveau politique et idéologique, ni, dans la lutte pour la paix, tomber au niveau des pacifistes bourgeois. Ici se pose donc la question de pratiquer et l’alliance de la critique.

Le mot « paix » dans la bouche des révisionnistes modernes est destiné à camoufler sous de belles couleurs les préparatifs de guerre des impérialistes, à reprendre le refrain de l’ « ultra-impérialisme » d’opportunistes de la vieille école que Lénine a réfuté depuis longtemps, et à dénaturer notre politique à nous communistes concernant la coexistence pacifique entre pays de deux systèmes différents en faisant croire qu’elle signifie l’élimination de la révolution populaire dans les divers pays.

C’est le vieux révisionniste Bernstein, qui a fait cette déclaration honteuse et notoire : « Le mouvement est tout, le but final n’est rien ». Les révisionnistes modernes ont aussi une affirmation similaire : Le mouvement de la paix est tout, le but final n’est rien. C’est pourquoi la « paix » dont ils parlent se limite entièrement à la « paix » qui pourrait être acceptée par les impérialistes dans certaines conditions historiques. Ce disant, ils tentent d’abaisser le niveau révolutionnaire des peuples des différents pays et de leur faire perdre leur combativité révolutionnaire.

Nous, communistes, luttons pour la défense de la paix mondiale, pour la réalisation de la politique de coexistence pacifique. En même temps, nous soutenons les guerres révolutionnaires des nations opprimées contre l’impérialisme.

Nous soutenons les guerres révolutionnaires des peuples opprimés pour leur propre libération et le progrès social, parce que toutes ces guerres révolutionnaires sont des guerres justes. Naturellement, nous devons continuer à expliquer aux masses le point de vue de Lénine selon lequel le système capitaliste-impérialiste est la source des guerres de notre temps ; nous devons continuer à expliquer aux masses la thèse marxiste-léniniste selon laquelle le but final de notre lutte est de remplacer l’impérialisme capitaliste par le socialisme et le communisme. Nous ne devons pas cacher nos principes aux masses populaires.

VII

Nous nous trouvons actuellement dans une grande et nouvelle époque où l’effondrement du système impérialiste s’accélère davantage, tandis que la victoire des peuples du monde entier et leur réveil ne cessent de marquer des progrès.

Les peuples des différents pays ont le bonheur de se trouver maintenant dans une situation bien meilleure qu’auparavant.

Au cours des quarante et quelques années écoulées depuis la Révolution d’Octobre, un tiers de la population de l’humanité s’est libéré du joug capitaliste-impérialiste et a fondé successivement nombre de pays socialistes dans lesquels s’est véritablement établie une paix durable ; ils exercent leur influence sur la destinée de l’humanité et vont grandement accélérer l’avènement du jour où une paix durable, universelle, régnera dans le monde entier.

Marchant à l’avant-garde de tous les pays socialistes, et de l’ensemble du camp socialiste, se trouve la grande Union Soviétique, le premier pays socialiste fondé par les ouvriers et paysans conduits par Lénine et le Parti communiste de l’Union Soviétique.

L’idéal de Lénine s’est vu réaliser en Union Soviétique ; le socialisme s’y est édifié depuis longtemps et maintenant, sous la direction du Comité central du Parti communiste de l’Union Soviétique et du gouvernement soviétique ayant à leur tête le camarade Khrouchtchev, une grand période, celle de l’édification en grand communisme est déjà commencée. Les ouvriers, paysans et intellectuels de l’Union Soviétique, pleins de vaillance et d’ingéniosité, ont donné un nouveau et grandiose essor au travail dans leur lutte pour le grand but de l’édification du communisme.

Les communistes chinois et le peuple chinois acclament avec joie chaque réalisation nouvelle de l’Union Soviétique, pays natal du léninisme.

Le Parti communiste chinois, alliant la vérité universelle du marxisme-léninisme à la pratique concrète de la révolution chinoise, a conduit le peuple du pays entier à remporter la victoire de la grande révolution populaire ; en suivant la large voie commune de la révolution socialiste et de l’édification socialiste indiquée par Lénine, il mène à son plein achèvement la révolution socialiste et a déjà commencé à obtenir de grandes victoires sur les différents fronts de l’édification socialiste.

Conformément aux principes de Lénine et dans les conditions de notre pays, le Comité central du Parti communiste chinois a élaboré de façon créatrice pour le peuple chinois les justes principes politiques de la ligne générale pour édifier le socialisme, du grand bond en avant et de la commune populaire qui ont stimulé l’esprit d’initiative révolutionnaire des masses du pays tout entier, apportant chaque jour de nouveaux changements à l’aspect de notre pays.

Sous le commun drapeau du léninisme, les pays socialistes de l’Europe orientale et les autres pays socialistes en Asie ont également obtenu des succès prodigieux dans leur édification socialiste.

Le léninisme est un drapeau toujours victorieux. En tenant ferme ce grand drapeau, les peuples travailleurs du monde entier ont en main la vérité et s’ouvrent une voie conduisant à des victoires continuelles.

Lénine est toujours vivant dans notre mémoire. Et quand les révisionnistes modernes tentent de noircir le léninisme, ce grand drapeau du prolétariat international, notre tâche est de le défendre.

Nous devons tous nous rappeler ce qu’a écrit Lénine, dans son célèbre ouvrage L’Etat et la révolution, sur ce qui put advenir, au cours de l’histoire, des doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Lénine a indiqué qu’après la mort de ces penseurs et chefs, il arrive qu’ils soient l’objet de déformations, « on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire ». 

Et Lénine poursuit en ces termes : « C’est sur cette façon d’’accommoder’ le marxisme que se joignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie ».

C’est justement ainsi qu’à l’heure actuelle, nous nous trouvons en présence de certains représentants de l’impérialisme américain qui prennent, une fois de plus, le pieux aspect de prêcheurs, déclarent même que Marx était un « grand penseur du XIXe siècle », vont jusqu’à reconnaître que les paroles prophétiques de Marx au XIXe siècle, disant que le capitalisme n’en a plus pour longtemps, étaient des paroles « bien fondées » et « correctes » ; mais ces beaux prêcheurs ajoutent que le marxisme serait devenir incorrect à partir du XXe siècle, et plus particulièrement depuis ces dernières décades, car le capitalisme serait maintenant chose révolue et aurait cessé d’exister, du moins aux Etats-Unis.

Après avoir entendu de telles sottises prononcées par ces prêcheurs impérialistes, nous sentons que les révisionnistes modernes usent également du même langage. Cependant, les révisionnistes modernes ne se bornent pas à déformer la doctrine de Marx, ils vont encore plus loin en déformant celle de Lénine, le grand continuateur du marxisme qui a développé le marxisme.

La Déclaration de la Conférence de Moscou considère « comme le principal danger dans les conditions actuelles le révisionnisme, autrement dit l’opportunisme de droite ». Certains prétendent que ce jugement porté par la Conférence de Moscou n’est plus valable dans les conditions actuelles. Nous pensons que ce point de vue est erroné.

Il pousse le peuple à perdre de vue l’importance de la lutte contre le révisionnisme, le principal danger, et est fort nuisible à la cause révolutionnaire du prolétariat. De même qu’à partir du début des années 70 du XIXe siècle apparut une période de développement « pacifique » du capitalisme durant laquelle on vit naître le vieux révisionnisme de Bernstein, c’est dans les circonstances actuelles où l’impérialisme est contraint d’accepter la coexistence pacifique et alors que règne encore une sorte de « paix intérieure » dans de nombreux pays capitalistes que les courants d’idées révisionnistes peuvent croître et se répandre le plus aisément.

En conséquence, nous devons maintenir constamment une haute vigilance contre ce principal danger au sein du mouvement ouvrier.

En tant que disciples de Lénine et léninistes, nous devons faire échouer complètement les tentatives des révisionnistes modernes visant à déformer et à tronquer la doctrine de Lénine.

Le léninisme est une doctrine révolutionnaire intégrale du prolétariat, c’est aussi une conception révolutionnaire intégrale de monde qui, après Marx et Engels, continue à exprimer les idées du prolétariat. Il n’est permis à personne de déformer et de tronquer cette doctrine, cette conception. Nous considérons que les tentatives des révisionnistes modernes, visant à déformer et à tronquer le léninisme, ne sont pas autre chose qu’une manifestation des derniers sursauts de l’impérialisme à l’agonie.

Devant les victoire continuelles de l’édification du communisme en Union Soviétique, devant les victoire continuelles de l’édification du socialisme dans les différents pays socialistes, devant le renforcement constant de l’unité du camp socialiste ayant à sa tête l’Union Soviétique et les incessantes luttes héroïques menées par les peuples du monde entier, chaque jour plus éveillés, pour se débarrasser du joug capitalise-impérialiste, les tentatives révisionnistes de Tito et de ses semblables sont complètement vaines.

Vive le grand léninisme !

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Rédaction du Quotidien du peuple : Encore une fois à propos de l’expérience historique de la dictature du prolétariat (1957)

Rédaction du Renmin Ribao, décembre 1957


En avril 1956, nous avons discuté de l’expérience historique de la dictature du prolétariat en rapport avec la question de Staline. Depuis, un certain nombre d’autres événements qui se sont produits dans le mouvement communiste international, ont attiré l’attention de notre peuple. La publication dans nos journaux du discours du camarade Tito en date du 11 novembre et des commentaires de divers Partis communistes sur ce discours ont suscité de nouveau bien des questions qui appellent une réponse.

Dans cet article, nous nous arrêterons plus particulièrement sur les questions suivantes: 1° une appréciation de la voie fondamentale qu’ont suivie la révolution et l’édification en Union Soviétique; 2° une appréciation des mérites et des erreurs de Staline; 3° la lutte contre le dogmatisme et le révisionnisme; 4° la solidarité internationale du prolétariat de tous les pays.

Quand nous examinons les problèmes internationaux contemporains, nous devons avant tout partir du fait essentiel, à savoir: l’antagonisme qui existe entre le bloc agressif impérialiste et les forces populaires du monde entier.

Le peuple chinois, qui a tant souffert de l’agression impérialiste, n’oubliera jamais que l’impérialisme prend toujours position contre l’affranchissement des peuples de tous les pays et l’indépendance de toutes les nations opprimées, qu’il a toujours considéré comme sa bête noire le mouvement communiste qui défend de la façon la plus résolue les intérêts des peuples.

Depuis la naissance du premier Etat socialiste, l’Union Soviétique, l’impérialisme cherche à lui nuire par tous les moyens. Après la formation de tout un groupe d’Etats socialistes, l’hostilité du camp impérialiste envers le camp socialiste, les activités de sape impudemment menées par le camp impérialiste contre le camp socialiste sont devenues un trait encore plus accusé de la politique mondiale. Les Etats-Unis, qui sont à la tête du camp impérialiste, interviennent avec une haine et un cynisme particuliers dans les affaires intérieures des pays socialistes.

Depuis des années, ils empêchent notre pays de libérer Taïwan, qui fait partie de notre territoire, et depuis des années, ils ont adopté ouvertement comme politique gouvernementale la subversion des pays d’Europe orientale.

Après la guerre d’agression qu’il a déclenchée en Corée, l’attaque la plus sérieuse de l’impérialisme contre le camp socialiste a été l’activité qu’il a déployée au cours des événements d’octobre 1956 en Hongrie.

Comme l’a indiqué la résolution adoptée par le Comité central provisoire du Parti ouvrier socialiste hongrois, les événements de Hongrie ont été provoqués par des causes diverses, tant intérieures qu’extérieures, et toute interprétation unilatérale serait incorrecte; et dans la provocation de ces événements, l’impérialisme international a joué le « rôle essentiel et déterminant ».

Après que le complot visant à restaurer la contrerévolution en Hongrie eût été déjoué, les impérialistes, Etats-Unis en tête, ont manœuvré à l’O.N.U. pour y faire adopter des résolutions dirigées contre l’Union Soviétique et visant à intervenir dans les affaires intérieures de la Hongrie, en même temps qu’ils déclenchaient dans l’ensemble du monde occidental une campagne anticommuniste forcenée.

Bien que les impérialistes américains, profitant de la défaite de la Grande-Bretagne et de la France dans la guerre d’agression contre l’Egypte, cherchent par tous les moyens à s’emparer des positions britanniques et françaises au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ils se sont engagés à aplanir les « malentendus » qui existent entre eux, d’une part, la Grande-Bretagne et la France, d’autre part, et à réaliser une « compréhension plus étroite et plus profonde » afin de reconstituer leur front commun de lutte contre le communisme, contre les peuples d’Asie et d’Afrique, contre les peuples épris de paix du monde entier.

Les pays impérialistes doivent s’unir pour lutter contre le communisme, contre le peuple, contre la paix tel est au fond le sens de la « philosophie de vie et d’action dont le besoin se fait sentir en ce moment critique de l’histoire mondiale », philosophie que Dulles a formulée à la session du Conseil de l’O.T.A.N. S’étant quelque peu laissé entraîner par ses illusions, Dulles a affirmé: « La structure communiste soviétique se trouve en état de dégénérescence (?), et le pouvoir des dirigeants s’effondre (?)… En face de cette situation, les nations libres doivent maintenir une pression morale qui contribuera à ébranler le système communiste soviéto-chinois, et maintenir leur puissance militaire et leur fermeté ».

Il a appelé les pays de l’O.T.A.N. à « renverser le puissant despotisme soviétique (?) qui repose sur des conceptions militaristes (?) et athées », et déclaré qu’ « il semble qu’une modification du caractère du monde [communiste] soit désormais du domaine des possibilités (!) ».

Nous avons toujours considéré l’ennemi comme notre meilleur maître, et aujourd’hui Dulles nous donne de nouveau une leçon. Qu’il nous calomnie mille fois, qu’il nous maudisse dix mille fois, cela n’a rien de nouveau ni d’étonnant.

Mais quand il exige, d’un point de vue « philosophique », que le monde impérialiste mette les contradictions qui existent entre lui et le communisme au-dessus de toutes les autres, que tout soit consacré à amener « une modification du caractère du monde [communiste] », à « ébranler » et à « renverser » le système socialiste qui a à sa tête l’Union Soviétique, bien qu’il perde à coup sûr sa peine, la leçon n’en est pas moins des plus utiles pour nous.

Nous avons toujours été et nous continuerons d’être partisans d’une coexistence pacifique des pays socialistes et capitalistes et de leur compétition pacifique; mais les impérialistes cherchent à tout moment à nous anéantir. Aussi ne devons-nous jamais oublier la lutte acharnée qui se livre entre nos ennemis et nous, c’est-à-dire la lutte de classes à l’échelle mondiale.

Nous sommes en présence de deux types de contradictions de caractère différent : les premières, ce sont les contradictions entre nos ennemis et nous (entre le camp impérialiste et le camp socialiste; entre les impérialistes, d’une part, et tous les peuples du monde, toutes les nations opprimées, de l’autre; entre la bourgeoisie et le prolétariat dans les pays impérialistes, etc.)

Ce sont les contradictions fondamentales; elles reposent sur le conflit d’intérêts entre les classes hostiles. Les deuxièmes, ce sont les contradictions au sein du peuple (entre une partie du peuple et l’autre; entre certains camarades et  d’autres au sein d’un même Parti communiste; entre le gouvernement et le peuple dans les pays socialistes; entre pays socialistes; entre Partis communistes, etc.).

Ce ne sont pas des contradictions fondamentales, elles naissent non pas du conflit fondamental entre des intérêts de classes, mais de conflits entre des opinions justes et des opinions erronées ou encore de contradictions partielles d’intérêts. La solution de ces contradictions doit avant tout être subordonnée aux intérêts généraux de la lutte contre l’ennemi. Les contradictions au sein du peuple peuvent et doivent être réglées en s’inspirant d’une volonté d’union, par la critique ou par la lutte, et cette solution doit aboutir à une  nouvelle unité dans de nouvelles conditions. Certes, la vie pratique est complexe.

Des classes dont les intérêts se trouvent en conflit fondamental peuvent parfois s’unir pour tenir tête à leur principal ennemi commun. Et inversement, dans des conditions déterminées, certaines contradictions au sein du peuple peuvent se transformer progressivement en contradictions antagonistes si l’une des parties en présence passe progressivement à l’ennemi.

Les contradictions de ce genre finissent par changer entièrement de nature et cessent d’être des contradictions au sein du peuple pour devenir une composante de la contradiction entre nos ennemis et nous. De tels phénomènes se sont produits dans l’histoire du Parti communiste de l’Union Soviétique et du Parti communiste chinois.

Bref, quiconque se tient sur les positions du peuple ne devrait jamais identifier les contradictions au sein du peuple avec celles existant entre nos ennemis et nous, jamais confondre ces deux catégories de contradictions, et il devrait être d’autant moins enclin à placer les contradictions au sein du peuple au-dessus des contradictions entre nos ennemis et nous. Quiconque nie la lutte de classes et ne fait pas de distinction entre l’ennemi et nous n’est certainement pas un communiste ni un marxiste-léniniste.

Avant d’aborder l’examen des questions à discuter, nous pensons qu’il est nécessaire de régler d’abord cette question de la position fondamentale. Sinon, nous perdrions nécessairement notre orientation et serions incapables de donner une explication correcte des événements internationaux.

I

Depuis longtemps, les attaques des impérialistes contre le mouvement communiste international sont surtout dirigées contre l’Union Soviétique. Or, les discussions qui se sont engagées ces derniers temps au sein du mouvement communiste international portent également pour la plupart sur la conception que l’on a de l’Union Soviétique. Aussi l’appréciation correcte de la voie fondamentale qu’ont suivie la révolution et l’édification en Union Soviétique est-elle une des questions importantes auxquelles les marxistes-léninistes sont tenus de répondre.

La théorie marxiste de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat constitue la généralisation scientifique de l’expérience du mouvement ouvrier. Mais à l’exception de la Commune de Paris, qui ne vécut que soixante-douze jours, Marx et Engels n’ont pu voir réalisées la révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat pour lesquelles ils ont combattu toute leur vie.

En 1917, le prolétariat de Russie, conduit par Lénine et le Parti communiste de l’Union Soviétique, a mené la révolution prolétarienne à la victoire et instauré la dictature du prolétariat, puis a réussi à édifier une société socialiste. Le socialisme scientifique, qui jusque-là n’avait été qu’une théorie et qu’un idéal, était devenu une réalité vivante.

Ainsi, la Révolution d’Octobre 1917 en Russie a ouvert une ère nouvelle non seulement dans l’histoire du mouvement communiste, mais aussi dans l’histoire de toute l’humanité.

L’Union Soviétique a remporté des succès prodigieux au cours des trente-neuf années qui se sont écoulées depuis la révolution. Après avoir aboli le système d’exploitation, elle a mis fin, dans le domaine économique, à l’anarchie, aux crises et au chômage. L’économie et la culture se développent en Union Soviétique à un rythme que ne peut atteindre aucun pays capitaliste.

En 1956, la production industrielle globale de l’Union Soviétique est déjà trente fois plus élevée qu’en 1913, niveau record atteint avant la révolution. Un pays qui, avant la révolution, était arriéré du point de vue industriel et dont la population comportait un taux élevé d’illettrés, est devenu aujourd’hui la seconde puissance industrielle du monde et possède des forces scientifiques et techniques atteignant les niveaux les plus avancés du monde, ainsi qu’une culture socialiste hautement développée.

Les travailleurs de l’U.R.S.S opprimés avant la révolution, sont à présent les maîtres du pays et de la société; ils ont développé une grande activité et fait preuve d’un esprit d’initiative créatrice dans la lutte révolutionnaire et dans le travail d’édification; leur situation matérielle et leur vie culturelle ont été radicalement transformées.

Avant la Révolution d’Octobre, la Russie était une prison pour les peuples qui l’habitaient; après la Révolution d’Octobre, ceux-ci sont devenus tous égaux en droits et se sont rapidement transformés en peuples socialistes avancés.

Le chemin qu’a suivi l’Union Soviétique n’a nullement été un chemin aisé. De 1918 à 1920, elle a été attaquée par quatorze Etats capitalistes. Dans la première période de son existence, elle a été soumise à de rudes épreuves: la guerre civile, la famine, les difficultés économiques, l’activité sectaire et scissionniste au sein du Parti.

Dans la période décisive de la Seconde guerre mondiale, avant que les pays occidentaux n’ouvrent le second front, l’Union Soviétique supporta seule le poids de l’attaque des millions d’hommes de l’armée hitlérienne et de ses compères et les écrasa. Ces dures épreuves n’ont pas brisé l’Union Soviétique ni arrêté sa marche en avant.

L’existence même de l’U.R.S.S. a ébranlé jusque dans ses fondements la domination de l’impérialisme; elle a fait naître dans tous les mouvements ouvriers révolutionnaires et dans tous les mouvements de libération nationale des peuples opprimés des espoirs, une confiance et un courage sans bornes. Les travailleurs de tous les pays ont prêté leur appui à l’Union Soviétique; à son tour, a prêté son appui aux travailleurs de tous les pays.

L’Union Soviétique a pratiqué une politique extérieure reposant sur la défense de la paix mondiale, la reconnaissance de l’égalité en droits de toutes les nations et la lutte contre l’agression impérialiste. L’Union Soviétique a été la force principale qui a triomphé à l’échelle mondiale de l’agression fasciste.

L’héroïque Armée soviétique a libéré les pays d’Europe orientale et une partie de l’Europe centrale, le nord-est de la Chine et le nord de la Corée, en coopérant avec les forces populaires de ces pays.

L’Union Soviétique a établi des relations amicales avec tous les pays de démocratie populaire, les a aidés dans leur édification économique et a formé avec eux un puissant rempart de la paix dans le monde: le camp socialiste. Elle a également apporté un soutien puissant aux mouvements d’indépendance des nations opprimées, au mouvement mondial des peuples pour la paix et aux nombreux jeunes Etats pacifiques qui se sont constitués en Asie et en Afrique après la Seconde guerre mondiale.

Ce sont là des faits indiscutables et connus depuis longtemps. Pourquoi les rappeler de nouveau à présent? Parce que les ennemis du communisme, aujourd’hui comme autrefois, les nient entièrement, et qu’à l’heure actuelle certains communistes, lorsqu’ils analysent l’expérience de l’Union Soviétique, concentrent souvent toute leur attention sur un aspect secondaire de la question et négligent l’essentiel.

En ce qui concerne l’expérience de la révolution et de l’édification en Union Soviétique, elle présente, quant à sa portée internationale, plusieurs aspects différents. Une partie de l’expérience des succès remportés par l’U.R.S.S. a un caractère essentiel et une valeur générale à l’étape actuelle de l’histoire de l’humanité. C’est là le principal, l’essentiel dans l’expérience soviétique. L’autre partie de cette expérience n’a pas une portée universelle.

En outre, l’expérience de l’Union Soviétique comporte aussi des erreurs et des échecs. Bien que les erreurs et les échecs puissent se manifester sous une forme différente et revêtir différents degrés de gravité, aucun pays ne saurait jamais les éviter entièrement. L’Union Soviétique que, premier Etat socialiste, ne pouvait bénéficier de l’expérience des succès des autres Etats et s’en inspirer, et il lui était plus difficile encore de se garder de certaines erreurs et de certains échecs.

Ces erreurs, et ces échecs sont pour tous les communistes une leçon extrêmement utile. C’est pourquoi, toute l’expérience de l’Union Soviétique, y compris celle de certaines erreurs et de certains échecs, mérite que nous l’étudiions avec soin, étant entendu que l’expérience fondamentale des succès remportés par l’Union Soviétique revêt une importance particulière.

Le développement même de l’Union Soviétique témoigne que l’expérience fondamentale de la révolution et de l’édification en Union Soviétique est celle d’un grand succès; c’est le premier chant de victoire du marxisme-léninisme dans l’histoire de l’humanité, et qui retentit dans le monde entier.

En quoi consiste donc l’expérience fondamentale de la révolution et de l’édification en Union Soviétique? A notre avis, ce qui suit pour le moins, a un caractère fondamental.

1. Les éléments avancés du prolétariat s’organisent en Parti communiste. Ce parti politique prend pour guide d’action le marxisme-léninisme, il s’organise selon le principe du centralisme démocratique, il est en liaison étroite avec les masses, il s’attache à devenir le noyau des masses laborieuses et éduque ses membres et les masses populaires dans l’esprit du marxisme-léninisme.

2. Le prolétariat, guidé par le Parti communiste, et ayant rallié l’ensemble du peuple travailleur, arrache le pouvoir aux mains de la bourgeoisie au moyen de la lutte révolutionnaire.

3. Après la victoire de la révolution, le prolétariat, conduit par le Parti communiste, ralliant les larges populaires en se fondant sur l’alliance des ouvriers et des paysans, instaure sa dictature sur la classe des propriétaires fonciers et sur la bourgeoisie, réprime la résistance des contre-révolutionnaires, nationalise l’industrie et procède graduellement à la collectivisation de l’agriculture, abolissant ainsi le système d’exploitation et celui de la propriété privée des moyens de production, et faisant disparaître les classes.

4. L’Etat, dirigé par le prolétariat et le Parti communiste, oriente l’effort des masses populaires en vue d’assurer le développement planifié de l’économie et de la culture socialistes; sur cette base, il élève progressivement le niveau de vie de la population et prépare activement les conditions qui permettront d’engager la lutte pour passer à la société communiste.

5. L’Etat, dirigé par le prolétariat et le Parti communiste, s’oppose résolument à l’agression impérialiste; il reconnaît l’égalité en droits des nations et défend la paix mondiale; il s’en tient fermement aux principes de l’internationalisme prolétarien, fait tout pour s’assurer l’appui des travailleurs de tous les pays, et en même temps déploie tous ses efforts pour leur venir en aide ainsi qu’à toutes les nations opprimées.

D’ordinaire, quand nous parlons de la voie qu’a suivie la Révolution d’Octobre, nous avons en vue ces éléments essentiels, sans nous arrêter à la forme spécifique qu’a revêtue cette révolution dans des circonstances déterminées de temps et de lieu. Ces éléments essentiels constituent tous des vérités universelles du marxisme-léninisme, valables pour le monde entier.

Le processus de la révolution et de l’édification dans chaque pays présente des traits communs; il en présente aussi de différents. En ce sens, chaque Etat suit sa propre voie, la voie spécifique de son développement. Nous reviendrons sur cette question. Mais du point de vue des thèses fondamentales, le chemin qu’a suivi la Révolution d’Octobre procède des lois générales de la révolution et de l’édification à une étape déterminée sur la longue route du développement de la société humaine.

Ce n’est pas seulement la large voie qu’emprunte le prolétariat de l’Union Soviétique, c’est aussi celle que doivent suivre les prolétaires de tous les pays pour remporter la victoire. Aussi le Comité central du Parti communiste chinois a-t –il indiqué dans son rapport politique au Ville Congrès national du Parti : « Si la révolution dans notre pays a de nombreux traits qui lui sont propres, les communistes chinois considèrent cependant la cause à laquelle ils se dévouent comme la continuation de la grande Révolution d’Octobre ».

Défendre la voie marxiste-léniniste tracée par la Révolution d’Octobre revêt une importance toute particulière dans la situation internationale actuelle. Les impérialistes, qui proclament leur désir de « modifier le caractère du monde communiste », veulent modifier précisément cette voie de la révolution. Depuis des dizaines d’années, toutes les conceptions révisionnistes formulées à l’endroit du marxisme-léninisme, toutes les idées opportunistes de droite que les révisionnistes ont propagées, visent précisément à détourner le prolétariat de cette voie qui peut seule le conduire à sa libération.

Tous les communistes ont pour tâche de rallier le prolétariat, de rallier les masses populaires, de repousser énergiquement les attaques furieuses des impérialistes contre le monde socialiste et d’aller résolument de l’avant sur la voie tracée par la Révolution d’Octobre.

II

Certains se demandent: puisque la voie fondamentale de la révolution et de l’édification en Union Soviétique est juste, à quoi tiennent donc les erreurs de Staline?

Nous avons déjà examiné cette question dans un article paru en avril. Mais, vu la tournure récente des événements en Europe orientale et certaines circonstances qui s’y rattachent, une juste compréhension des erreurs de Staline, une façon juste d’envisager ces erreurs s’imposent; cela est devenu, en effet, une question sérieuse qui influe sur le développement intérieur des Partis communistes de nombreux pays ainsi que sur la cohésion des Partis communistes de différents pays, une question sérieuse qui influe sur la lutte commune des forces du communisme du monde entier contre l’impérialisme. Voilà pourquoi nous avons tenu à développer notre point de vue sur cette question.

Staline a eu de grands mérites quant aux progrès réalisés en Union Soviétique et quant au développement du mouvement communiste international. Dans l’article intitulé « A propos de l’expérience historique de la dictature du prolétariat », nous écrivions : Après la mort de Lénine, Staline, en tant que dirigeant principal du Parti et de l’Etat, a appliqué et développé de façon créatrice le marxisme-léninisme.

Dans la lutte pour la défense de l’héritage du léninisme contre ses ennemis les trotskistes, les zinoviévistes et autres agents de la bourgeoisie, Staline a traduit la volonté du peuple et s’est avéré un combattant éminent du marxisme-léninisme.

Si Staline a gagné le soutien du peuple soviétique et a joué un important rôle historique, c’est avant tout parce qu’il a défendu, avec les autres dirigeants du Parti communiste de l’Union Soviétique, la ligne de Lénine relative à l’industrialisation du pays des Soviets et à la collectivisation de l’agriculture.

Le Parti communiste de l’Union Soviétique, en mettant à exécution cette ligne, a fait triompher le socialisme dans son pays et a créé les conditions pour la victoire de l’Union Soviétique dans la guerre contre Hitler. Toutes ces victoires remportées par le peuple soviétique sont en harmonie avec les intérêts de la classe ouvrière du monde entier et de toute l’humanité progressiste, c’est pourquoi le nom de Staline jouissait tout naturellement d’une immense gloire dans le monde.

Mais Staline a commis un certain nombre de graves erreurs tant dans la politique intérieure que dans la politique extérieure de l’Union Soviétique.

Ses méthodes de travail, faussées par l’arbitraire, ont, jusqu’à un certain point, porté atteinte au principe du centralisme démocratique dans la vie du Parti et dans le régime étatique de l’Union Soviétique, et partiellement enfreint la légalité socialiste.

Etant donné que dans maints domaines, Staline s’était singulièrement détaché des masses et prenait de sa propre autorité des décisions sur de nombreuses questions politiques importantes, il devait inévitablement commettre de graves erreurs. Ces erreurs se sont surtout manifestées en ce qui concerne la liquidation de la contre-révolution et les rapports avec certains pays. Pour ce qui est de la liquidation de la contre-révolution, Staline a châtié de nombreux contre-révolutionnaires qu’il fallait châtier, et il s’est acquitté pour l’essentiel des tâches qui se posaient sur ce front ; mais par ailleurs, il a accusé gratuitement de nombreux communistes loyaux et de bons citoyens, ce qui a amené de graves préjudices.

Pour ce qui est des rapports avec les pays frères et les Partis frères, Staline est resté dans l’ensemble sur les positions de l’internationalisme ; il a aidé dans leur lutte les peuples des différents pays et contribué au développement du camp socialiste. Mais en réglant certains problèmes concrets, il a manifesté une tendance au chauvinisme de grande nation et il n’a pas eu assez le sens de l’égalité; il pouvait d’autant moins être question qu’il éduquât la grande masse des cadres dans un esprit de modestie; parfois même il intervenait indûment dans les affaires intérieures de certains pays frères et de certains Partis frères, ce qui a eu maintes conséquences graves.

Comment expliquer les graves erreurs commises par Staline?  Quel rapport y a-t-il entre ces erreurs et le système socialiste de l’Union Soviétique?

La science de la dialectique marxiste-léniniste nous enseigne que toute forme de rapports de production et la superstructure, apparue sur la base de ces rapports de production, naissent, se développent et disparaissent.

Quand les forces productives ont atteint un certain stade de développement, les anciens rapports de production cessant de correspondre pour l’essentiel à l’état de ces forces; quand la base économique a atteint un certain stade de développement, l’ancienne superstructure cesse pour l’essentiel de correspondre à cette base; alors des changements de nature fondamentale interviennent inévitablement, et qui cherche à s’opposer à ces changements est balayé par l’Histoire.


Cette loi s’applique, sous des formes différentes, à toutes les sociétés. Elle est donc valable également pour la société socialiste actuelle et pour la société communiste de demain.

Les erreurs de Staline étaient-elles dues au fait qu’en Union Soviétique les systèmes économique et politique socialistes étaient périmés, qu’ils avaient cessé de correspondre aux exigences du développement de l’U.R.S.S.?

Evidemment, non. La société socialiste de l’Union Soviétique est encore jeune, elle a moins de quarante ans d’existence. L’essor rapide de l’économie soviétique montre que le système économique de l’Union Soviétique correspond pour l’essentiel au développement des forces productives et que le système politique de l’Union Soviétique correspond également pour l’essentiel aux exigences de la base économique. Les erreurs de Staline ne découlent nullement du système socialiste; pour rectifier ces erreurs, il n’est certes pas besoin de « rectifier »  le système socialiste.

La bourgeoisie occidentale tente d’utiliser les erreurs de Staline pour prouver les « erreurs » du système socialiste. Cela est dénué de tout fondement. Il en est également qui essayent d’expliquer les erreurs de Staline par le fait que dans les pays socialistes l’Etat gère l’économie, et qui estiment que si le gouvernement dirige l’activité économique, il devient inévitablement un « appareil Bureaucratique » faisant obstacle au développement des forces du socialisme.

Cela n’est pas plus convaincant. Nul ne peut nier que l’immense essor économique de l’U.R.S.S. résulte précisément du fait que l’Etat des travailleurs assure la direction planifiée de l’activité économique, alors que les principales erreurs de Staline ont très peu de rapport avec les défauts du fonctionnement de l’appareil d’Etat dans la direction des affaires économiques.

Mais même lorsque le système fondamental répond aux besoins, il existe certaines contradictions entre les rapports de production et les forces productives, entre la superstructure et la base économique. Ces contradictions se traduisent par des défauts dans certains chaînons des systèmes économique et politique. S’il n’est pas besoin pour résoudre ces contradictions de recourir à des transformations radicales, il n’en est pas moins nécessaire de procéder à des réajustements en temps utile.

Peut-on garantir que des erreurs ne se produiront pas s’il y a un système fondamental correspondant aux besoins, et si les contradictions de caractère courant, existant dans ce système, sont réglées (en termes dialectiques, ce sont des contradictions qui se trouvent au stade des « modifications quantitatives ») ?


La question n’est pas si simple. Le système a une importance déterminante, mais n’est pas quelque chose de tout puissant en soi. Aussi bon que soit un système, il ne garantit pas contre les graves erreurs qui peuvent être commises dans le travail.

Quand un système juste a été établi, l’essentiel est de savoir l’appliquer correctement, d’avoir une ligne politique juste, d’adopter des méthodes et un style de travail justes. Sans quoi, même avec un système juste, on peut commettre de graves erreurs, et même on peut se servir d’un bon appareil d’Etat pour faire du mauvais travail.

Il faut régler ces questions par l’accumulation de l’expérience et la vérification dans la pratique; il est impossible de les régler du jour au lendemain. De plus, la situation change sans cesse; au moment où l’on résout de vieilles questions, il en surgit de nouvelles, et il ne peut y avoir de solution valable une fois pour toutes.

Rien d’étonnant dès lors si, dans les pays socialistes où une base solide a pourtant été créée, certains maillons des rapports de production et de la superstructure accusent encore des défauts, si l’on constate encore des déviations d’une espèce ou d’une autre dans les lignes politiques, dans les méthodes et dans le style de travail du Parti et de l’Etat.

Dans les pays socialistes, la tâche du Parti et de l’Etat consiste, en s’appuyant sur les masses et la collectivité, à réajuster en temps utile les différents maillons des systèmes économique et politique, à déceler et à corriger à temps les erreurs dans le travail. Il va sans dire que les vues subjectives des dirigeants du Parti et de l’Etat ne peuvent jamais être à cent pour cent conformes à la réalité objective.

Aussi certaines erreurs de caractère isolé, partiel et passager dans leur travail seront elles inévitables. Quant aux erreurs sérieuses, de longue durée et de portée nationale, elles peuvent être prévenues à condition que l’on s’en tienne rigoureusement à la science du matérialisme dialectique marxiste-léniniste et qu’on la développe énergiquement ; à condition que l’on observe sans défaillance les principes du centralisme démocratique dans le Parti et dans l’Etat, et que l’on s’appuie vraiment sur les masses.

Certaines erreurs commises par Staline durant la dernière période de sa vie ont dégénéré en erreurs graves, de longue durée et de portée nationale, et n’ont pu être rectifiées en temps utile parce que, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, il s’était isolé des masses et de la collectivité; parce qu’il avait dérogé aux principes du centralisme démocratique du Parti et de l’Etat.

Une certaine dérogation aux principes du centralisme démocratique dans le Parti et dans l’Etat s’explique par des conditions historiques et sociales: en matière de direction de l’Etat, le Parti manquait encore d’expérience; le nouveau régime n’était pas encore suffisamment consolidé pour résister à toutes les influences des temps anciens (le processus du renforcement d’un nouveau régime et de la disparition des influences anciennes n’est pas rectiligne, souvent aux tournants de l’histoire, il prend la forme de mouvements ondulatoires et d’oscillations); la tension de la lutte à l’intérieur et à l’extérieur du pays a eu pour effet de limiter le développement de certains aspects de la démocratie, etc.

Néanmoins, à elles seules, ces conditions objectives ne suffisent pas pour que la possibilité de commettre des erreurs devienne une réalité. Dans des conditions beaucoup plus complexes et difficiles que celles où Staline s’est  trouvé, Lénine n’a pas commis d’erreurs analogues à celles de Staline. Ici, le facteur décisif est l’état de l’esprit de l’homme. Pendant la dernière période de sa vie, des victoires en séries et les panégyriques dont il a été l’objet ont tourné la tête à Staline. Dans sa façon de penser, il s’est écarté partiellement, mais gravement, du matérialisme dialectique pour tomber dans le subjectivisme.

Il commença à avoir une foi aveugle en sa propre sagesse et en sa propre autorité; il se refusait à se livrer à des recherches et à l’étude sérieuse à l’égard de situations complexes, ou à prêter une oreille attentive à l’opinion de ses camarades comme à la voix des masses.

En conséquence, certaines thèses et mesures politiques adoptées par lui allaient souvent à rencontre de la réalité objective; il s’est souvent obstiné à faire appliquer pendant un long laps de temps ces mesures erronées, et n’a pu rectifier ses erreurs en temps utile.

Le Parti communiste de l’Union Soviétique a déjà pris des mesures pour rectifier les erreurs de Staline et remédier aux conséquences de ces erreurs. Ces mesures commencent à porter fruit. Son XXe Congrès a fait preuve d’une grande fermeté et d’un grand courage dans l’élimination du culte de Staline, la révélation de la gravité des erreurs de Staline et la liquidation des conséquences de ces erreurs. Dans le monde entier, les marxistes-léninistes et ceux qui sympathisent avec la cause du communisme soutiennent les efforts du Parti communiste de l’Union Soviétique pour rectifier ces erreurs, et ils souhaitent que les efforts des camarades soviétiques soient couronnés d’un plein succès.

Il est absolument évident que ces erreurs n’étant pas de courte durée ne peuvent être entièrement corrigées en un jour. Cela demandera des efforts pendant une période relativement longue et un minutieux travail d’éducation idéologique. Nous sommes convaincus que le grand Parti communiste de l’Union Soviétique, qui a déjà surmonté d’innombrables difficultés, saura surmonter ces difficultés et atteindre son objectif.

La lutte qu’il mène pour rectifier les erreurs commises ne peut naturellement avoir l’appui de la bourgeoisie et de l’aile droite de la social-démocratie occidentale.

Profitant de l’occasion pour essayer d’estomper ce qu’il y avait de juste dans l’activité de Staline, d’estomper les immenses réalisations qui furent obtenues par l’Union
Soviétique et le camp socialiste tout entier, semer la confusion et provoquer la scission dans les rangs communistes, elles s’obstinent à appeler la réparation des erreurs commises par Staline « déstalinisation » et à la présenter comme une lutte entre des soi-disant « antistaliniens » et  « staliniens ». Leur malveillance est ici évidente.

Malheureusement, certains communistes se répandent également en propos de ce genre. Nous estimons que de pareils propos, tenus par des communistes, sont des plus pernicieux.

Chacun sait, que la vie de Staline, malgré certaines graves erreurs qu’il a commises dans la dernière période, est la vie d’un grand révolutionnaire marxiste-léniniste.

Dans sa jeunesse, il a lutté contre le tsarisme, et s’est fait le propagateur du marxisme-léninisme; entré dans l’organisme central dirigeant du Parti, il a lutté pour préparer la Révolution de 1917; après la Révolution d’Octobre, il a lutté pour en défendre les fruits; après la mort de Lénine, pendant près de trente ans, il a lutté pour l’édification du socialisme, pour la défense de la patrie socialiste, pour le développement du mouvement communiste mondial. En somme, il a toujours été à l’avant-garde du courant de l’histoire et a dirigé la lutte, il a été l’ennemi intransigeant de l’impérialisme.

La tragédie de Staline, ce fut d’avoir cru, alors même qu’il commettait des erreurs, que ses actes étaient nécessaires pour défendre les intérêts des travailleurs contre les attaques de l’ennemi. Quoi qu’il en soit, bien que les erreurs de Staline aient causé à l’Union Soviétique un préjudice qui aurait dû être évité, l’Union Soviétique socialiste a connu, pendant la période où il en assumait la direction, un puissant essor. Cela est irréfutable et témoigne non seulement de la force du système socialiste, mais aussi du fait que Staline était malgré tout un communiste inébranlable.

Aussi devons-nous, quand nous faisons le point de l’idéologie et de l’activité de Staline dans son ensemble, en voir à la fois les côtés positifs et négatif, les mérites et les erreurs. A considérer la question sous tous ses aspects, si l’on veut absolument parler de « stalinisme », on ne peut que dire ceci: « stalinisme », c’est avant tout le communisme, le marxisme-léninisme. Tel est son aspect fondamental.

A part cela, il renferme certaines erreurs extrêmement graves qui sont contraires au marxisme-léninisme et doivent être radicalement corrigées. S’il est nécessaire, dans certains cas, de souligner ces erreurs pour les corriger, il est également nécessaire, si l’on veut porter une appréciation juste et ne pas permettre une interprétation erronée, de remettre ces erreurs à leur vraie place. Nous estimons que si l’on met en parallèle les erreurs de Staline et ce qu’il a réalisé, les erreurs n’occuperont que la seconde place.

Seule une analyse objective nous permettra de porter un jugement correct sur Staline et tous les camarades qui, sous son influence, ont commis des erreurs analogues, de porter un jugement correct sur leurs erreurs. Etant donné que ces erreurs ont été commises par des communistes au cours de leur travail, elles constituent une question intérieure des Partis communistes, celle de savoir ce qui est juste et ce qui est erroné, et non de savoir à qui on a affaire dans la lutte de classes, à un ennemi ou à un camarade.

Nous devons aborder ces camarades en camarades, et non en ennemis; tout en critiquant leurs erreurs, nous devons défendre ce qu’ils ont fait de juste et non rejeter tout ce qu’ils ont fait.

Leurs erreurs ont des origines sociales et historiques, et relèvent surtout du domaine de l’idéologie et de la connaissance. Et puisqu’ils les ont commises, d’autres camarades pourraient également les commettre. C’est pourquoi il faut, après avoir compris ces erreurs et entrepris de les corriger, les considérer comme une sérieuse leçon, comme des biens qui peuvent être mis à profit pour élever la conscience de tous les communistes, prévenir ainsi la répétition de telle erreurs et faire progresser la cause du communisme.

Adopter, au contraire, à l’égard de ceux qui ont commis ces erreurs une attitude totalement négative, les traiter avec discrimination et hostilité en leur collant telle ou telle étiquette, ne serait pas fait pour aider nos camarades à tirer de ce qui s’est passé la leçon qui doit en être tirée; en outre, étant donné que l’on confondrait ainsi deux types de contradictions de caractère différent contradiction entre ce qu’il y a de juste et ce qu’il y a d’erroné dans nos propres rangs, et contradiction entre nos ennemis et nous-mêmes cela ne pourrait en fait que favoriser les attaques de l’ennemi contre les rangs communistes et ses tentatives de démanteler les positions du communisme.

Dans leurs dernières interventions, le camarade Tito et d’autres camarades dirigeants de la Ligue des Communistes de Yougoslavie n’ont pas, selon nous, considéré les erreurs de Staline et les autres questions qui s’y rattachent sous tous leurs aspects ni de manière objective. Que les camarades yougoslaves éprouvent une aversion particulière à l’égard des erreurs de Staline, cela peut se comprendre.

Placés dans des conditions difficiles, ils ont déployé dans le passé des efforts méritoires pour se maintenir dans la voie du socialisme. Dans les entreprises et autres organisations sociales, ils ont réalisé des expériences de gestion démocratique qui ont également attiré l’attention.

Le peuple chinois applaudit à la réconciliation intervenue entre l’Union Soviétique et d’autres pays socialistes, d’une part, et la Yougoslavie, de l’autre; il applaudit à l’établissement et au développement de rapports amicaux entre la Chine et la Yougoslavie. Avec le peuple yougoslave, il souhaite à la Yougoslavie d’accroître sans cesse sa prospérité et sa puissance en suivant la voie du socialisme.

Nous sommes également d’accord avec certaines vues exprimées dans le discours du camarade Tito, par exemple quand il condamne les contre-révolutionnaires hongrois, quand il soutient le Gouvernement révolutionnaire ouvrier et paysan de Hongrie, quand il condamne la Grande-Bretagne, la France et Israël pour leur agression contre l’Égypte, quand il condamne le Parti socialiste français pour sa politique d’agression.

Mais nous avons été étonnés de constater que son discours attaquait presque, fous les pays socialistes et de nombreux Partis communistes. Le camarade Tito affirme que des « staliniens invétérés essaient toujours de se maintenir à leurs postes dans différents Partis, et qu’ils espèrent encore une fois consolider leur domination, imposer ces tendances staliniennes à leurs peuples et même aux autres peuples ».  Et il déclare : « Nous devons lutter avec les camarades polonais contre ces tendances qui se manifestent dans d’autres Partis, que ce soit dans les pays de l’Est ou en Occident ».

Nous n’avons pas lu dans les discours des camarades dirigeants du Parti ouvrier unifié polonais qu’ils estimaient devoir adopter cette attitude hostile à l’égard des Partis frères. Nous pensons qu’il serait nécessaire de dire, à propos de ces vues du camarade Tito, que ce dernier a adopté une attitude erronée lorsqu’il a pris pour cible le « stalinisme », les « staliniens », etc., et soutenu qu’à l’heure actuelle la question est de savoir qui l’emportera: la « ligne dont la Yougoslavie a eu l’initiative » ou la ligne dite « stalinienne ». Cela ne peut que conduire le mouvement communiste à la scission.

Le camarade Tito a eu raison de dire: « Considérant le développement actuel de la situation en Hongrie dans la perspective: socialisme ou contre-révolution, nous devons défendre l’actuel gouvernement Kadar. Nous devons lui venir en aide ».

Mais on ne peut affirmer que le grand discours sur la question hongroise, prononcé à la session de l’Assemblée nationale de la République populaire fédérative de Yougoslavie par le camarade Kardelj, vice-président du Conseil exécutif fédéral de Yougoslavie, défende le gouvernement hongrois et lui vienne en aide.

Il n’a pas seulement donné des événements de Hongrie une interprétation où aucune différenciation n’est faite entre nous et les ennemis, il a en outre présenté aux camarades hongrois comme une exigence « la nécessité de changements radicaux dans le système politique »; il a réclamé qu’ils transmettent tout le pouvoir aux conseils ouvriers de Budapest et aux autres conseils ouvriers régionaux, « quoi que soient devenus ces conseils », et il a exigé d’eux de ne pas faire « de tentatives stériles pour restaurer le Parti communiste », « car, dit-il, pour les masses, ce type de Parti incarnait le despotisme bureaucratique ».

Tel est le modèle de la « ligne non stalinienne » que le camarade Kardlj a mis au point pour des pays frères. Les camarades hongrois ont rejeté cette proposition du camarade Kardlj.

Ils ont dissous les conseils ouvriers de Budapest et les autres conseils ouvriers régionaux, qui se trouvaient aux mains des contrerévolutionnaires, et ils s’appliquent à élargir les rangs du Parti ouvrier socialiste. Nous estimons que les camarades hongrois ont parfaitement raison d’agir ainsi, sinon il n’y aura pas de socialisme en Hongrie, mais la contre-révolution.

Il est évident que les camarades yougoslaves ont la mesure. Même si une partie de leur critique à l’égard des Partis frères est raisonnable, leur position fondamentale et les méthodes qu’ils emploient sont étrangères aux principes d’une discussion entre camarades.

Nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures de la Yougoslavie, mais il ne s’agit nullement d’affaires intérieures en l’occurrence. Soucieux de renforcer la cohésion des rangs communistes sur le plan international et de ne pas fournir à nos ennemis l’occasion de semer la confusion et de provoquer la scission dans nos rangs, nous ne pouvons manquer de donner aux camarades yougoslaves un conseil fraternel.

III

Une des graves conséquences des erreurs de Staline fut l’extension du dogmatisme. Parallèlement à la critique des erreurs de Staline, les Partis communistes de tous les pays ont engagé la lutte pour triompher du dogmatisme dans leurs rangs. Cette lutte est absolument indispensable.

Mais en s’engageant sur la voie d’une répudiation totale de Staline et en arborant le mot d’ordre erroné de la lutte contre le « stalinisme », un certain nombre de communistes ont contribué au développement d’un courant idéologique qui tend à réviser le marxisme-léninisme.

Ce courant révisionniste facilite incontestablement l’attaque menée par l’impérialisme contre le mouvement communiste, et l’impérialisme utilise en effet activement ce courant. Tout en combattant résolument le dogmatisme, nous devons combattre non moins résolument le révisionnisme.

Le marxisme-léninisme soutient que le développement de la société humaine obéit à des lois fondamentales, générales, mais que chaque pays, chaque nation présentent des particularités qui les différencient nettement.

Aussi toutes les nations passent elles par la lutte de classe  et finissent par marcher au communisme en suivant des voies dont les caractères essentiels sont les mêmes pour toutes, mais dont les formes concrètes diffèrent. C’est uniquement si l’on sait appliquer la vérité universelle du marxisme-léninisme en tenant compte des particularités de chaque nation, que la cause du prolétariat des différents pays peut triompher. En agissant de la sorte, le prolétariat de chaque pays pourra s’enrichir d’une expérience nouvelle et apporter ainsi au trésor commun du marxisme-léninisme une contribution qui sera également précieuse à d’autres nations.

Les dogmatiques ne comprennent pas que la vérité universelle du marxisme-léninisme ne peut se manifester concrètement et jouer un rôle dans la vie réelle qu’en s’appuyant sur des particularités nationales données. Ils ne veulent pas se livrer à une étude sérieuse des particularités sociales et historiques de leur propre pays, de leur propre nation; ils ne veulent pas appliquer de façon concrète la vérité universelle du marxisme-léninisme en tenant compte de ces particularités. Aussi sont-ils incapables de conduire la cause du prolétariat à la victoire.

Le marxisme-léninisme étant la généralisation scientifique de l’expérience du mouvement ouvrier des différents pays, on ne saurait manquer, bien entendu, de prêter une attention sérieuse au problème de l’utilisation de l’expérience des pays avancés.

Dans Que faire? Lénine écrivait : Le mouvement social-démocrate est, par essence même, international. Il ne s’ensuit pas seulement que nous devons combattre le chauvinisme national. Il s’ensuit encore qu’un mouvement qui commence dans un pays jeune ne peut être fructueux que s’il assimile l’expérience des autres pays (V. I. Lénine: Œuvres choisies, Tome I, Première partie, page 227, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953).

Lénine dit ici que le mouvement ouvrier qui fait ses premiers pas en Russie doit mettre à profit l’expérience du mouvement ouvrier d’Europe occidentale. Son point de vue est aussi valable quand il s’agit d’appliquer l’expérience soviétique dans les jeunes pays socialistes.

Mais cette étude doit s’effectuer selon des méthodes adéquates. Toute l’expérience de l’Union Soviétique, y compris son expérience essentielle, est liée à des particularités nationales bien déterminées et aucun autre pays ne doit la copier telle quelle.

L’expérience soviétique, nous l’avons déjà dit, comporte aussi une part d’erreurs et d’échecs. Dans son ensemble, cette expérience, celle des succès comme celle des échecs, est un trésor inestimable pour ceux qui savent l’étudier, car elle peut les aider à faire moins de détours et à subir moins de pertes. Si, par contre, on copie cette expérience sans discernement, l’expérience clés succès de l’Union Soviétique, sans parler de celle des échecs, peut elle-même entraîner des échecs dans d’autres pays.

Dans le passage qui suit immédiatement la citation précédente, Lénine écrit : Or pour cela il ne suffit pas simplement de connaître cette expérience ou de se borner à recopier les dernières résolutions: il faut pour cela savoir-faire l’analyse critique de cette expérience et la contrôler soi-même.

Ceux qui se rendent compte combien s’est développé le mouvement ouvrier contemporain, et combien il s’est ramifié, comprendront quelle réserve de forces théoriques et d’expérience politique (et révolutionnaire) réclame l’accomplissement de cette tâche. (V. I. Lénine: Œuvres Choisies, Tome I, Première partie, page 228, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953)

Il est évident que dans les pays où le prolétariat a déjà pris en main le pouvoir, la question est infiniment plus complexe encore que celle dont parle ici Lénine. Dans l’histoire du Parti communiste chinois, de 1931 à 1934, il y eut des dogmatiques qui niaient les particularités de la Chine et copiaient mécaniquement certaines expériences de l’Union Soviétique, ce qui fit que les forces révolutionnaires connurent dans notre pays de sérieux revers. Ces revers ont été une grande leçon pour notre Parti.

Dans la période qui va de la Conférence de Tsouenyi en 1935 au VIIe Congrès national du Parti tenu en 1945, notre Parti en a complètement terminé avec cette ligne dogmatique extrêmement nuisible; il a rallié tous ses membres, y compris les camarades qui avaient commis des erreurs; il a développé les forces du peuple et assuré ainsi la victoire de la révolution. Si nous avions agi différemment, la victoire aurait été impossible.

C’est seulement parce que nous avons triomphé de la ligne du dogmatisme qu’il est devenu possible pour notre Parti, quand il s’agit de tirer des leçons de l’expérience de l’Union Soviétique et des autres pays frères, de commettre relativement moins d’erreurs. C’est pourquoi nous sommes parfaitement en mesure de comprendre la nécessité et la difficulté, pour les camarades de Pologne et de Hongrie, de remédier à l’heure actuelle aux erreurs dogmatiques du passé.

Les erreurs dogmatiques doivent être corrigées en tout temps et en tout lieu. Nous devons poursuivre nos efforts pour corriger et prévenir les erreurs de ce genre dans notre travail. Mais la lutte contre le dogmatisme n’a rien de commun avec la tolérance envers le révisionnisme. Le marxisme-léninisme reconnaît que le mouvement communiste, dans les différents pays, possède nécessairement ses particularités nationales; mais cela ne signifie nullement que ce mouvement, dans les différents pays, peut ne pas avoir de points communs fondamentaux, qu’il peut s’écarter de la vérité universelle du marxisme-léninisme.

Dans l’actuel mouvement contre le dogmatisme, chez nous comme à l’étranger, il en est qui, sous prétexte de lutter contre une copie aveugle de l’expérience soviétique, nient la portée internationale de ce qu’il y a d’essentiel dans l’expérience de l’Union Soviétique, et qui, sous prétexte de développer le marxisme-léninisme de façon créatrice, nient l’importance de la vérité universelle du marxisme-léninisme.

Parce que Staline et les anciens dirigeants de quelques autres pays socialistes ont commis la grave erreur de violer la démocratie socialiste, certains éléments instables dans les rangs des Partis communistes, sous prétexte de développer la démocratie socialiste, tentent d’affaiblir ou de répudier la dictature du prolétariat, tentent d’affaiblir ou de répudier le centralisme démocratique de l’Etat socialiste, tentent d’affaiblir ou de répudier le rôle dirigeant du Parti.

La dictature du prolétariat doit associer étroitement la dictature exercée sur les forces contrerévolutionnaires à la démocratie populaire la plus large, c’est-à-dire à la démocratie socialiste. Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. La dictature du prolétariat est forte et peut triompher d’ennemis puissants au dedans et au dehors, assumer la grande tâche historique de l’édification du socialisme, précisément parce qu’elle est la dictature des masses laborieuses sur les exploiteurs, la dictature de la majorité sur la minorité, parce qu’elle assure aux larges masses de travailleurs une démocratie qui n’est réalisable sous aucune démocratie bourgeoise.

Sans une liaison étroite avec les larges masses laborieuses, sans le soutien actif de ces dernières, aucune dictature du prolétariat n’est possible, du moins aucune dictature du prolétariat solidement assise. Plus la lutte de classes est acharnée, plus le prolétariat doit s’appuyer, de la façon la plus résolue et la plus complète, sur les larges masses populaires et stimuler leur activité révolutionnaire pour vaincre les forces de la contre-révolution.

L’expérience de la lutte ardente et grandiose des masses en Union Soviétique pendant la Révolution d’Octobre et la guerre civile qui a suivi aussitôt la révolution a pleinement prouvé cette vérité. La « ligne de masse », dont parle si souvent notre Parti, est précisément tirée de l’expérience de l’Union Soviétique durant cette période. La lutte acharnée livrée en Union Soviétique pendant cette période reposait principalement sur l’action directe des masses populaires et il était naturellement peu possible de suivre une voie parfaitement démocratique.

Après l’anéantissement des classes exploiteuses et la liquidation, pour l’essentiel, des forces de la contre-révolution, la dictature du prolétariat était encore nécessaire
vis-à-vis- des débris de la contre-révolution à l’intérieur du pays (débris qu’il était impossible de faire entièrement disparaître du fait de l’existence même de l’impérialisme), mais sa pointe devait être surtout dirigée contre les forces agressives impérialistes du dehors.

Dans ces conditions, il fallait développer et perfectionner progressivement, dans la vie politique du pays, les diverses méthodes démocratiques, perfectionner la légalité socialiste, renforcer le contrôle du peuple sur les organismes d’Etat, développer les méthodes démocratiques dans l’administration de l’Etat et des entreprises, resserrer les liens entre les organismes d’Etat et l’administration des entreprises, d’une part, et les larges masses, de l’autre, écarter les obstacles qui pouvaient contrarier ces liens, combattre encore plus fermement les tendances bureaucratiques, au lieu d’insister sur l’aggravation de la lutte des classes après la liquidation des classes, et d’entraver ainsi le développement sain de la démocratie socialiste, ainsi que le fit Staline.

Le Parti communiste de l’Union Soviétique a eu tout à fait raison de rectifier énergiquement les erreurs commises par Staline sur ce point. On ne saurait en aucun cas admettre que la démocratie socialiste soit opposée à la dictature du prolétariat ni qu’on la confonde avec la démocratie bourgeoise.

Au point de vue politique comme au point de vue économique et culturel, le seul objectif de la démocratie socialiste est de renforcer la cause du socialisme, qui est celle du prolétariat et de tous les travailleurs, de stimuler leur activité dans la construction du socialisme, de stimuler leur activité dans la lutte contre toutes les forces antisocialistes.

Par conséquent, s’il existe une démocratie qui peut être utilisée en vue d’activités antisocialistes, peut être utilisée pour affaiblir la cause du socialisme, pareille « démocratie » ne peut rien avoir de commun avec la démocratie socialiste.

Cependant, certains conçoivent autrement cette question, leurs réactions aux événements de Hongrie en sont la manifestation la plus frappante. En Hongrie, dans le passé, les droits démocratiques n’ont pas toujours été respectés, l’activité révolutionnaire des travailleurs s’est trouvée compromise, alors que les contre-révolutionnaires n’étaient pas frappés comme il se devait; aussi ont-ils pu facilement mettre à profit, en octobre 1956, le mécontentement des masses et organiser une rébellion armée.

Cela montre que la Hongrie n’avait pas encore instauré réellement sa dictature du prolétariat. Mais comment des intellectuels communistes, dans certains pays, ont-ils posé la question au moment critique où la Hongrie se trouvait à la croisée des chemins, entre la révolution et la contre-révolution, le socialisme et le fascisme, la paix et la guerre ?

Loin de poser la question de la réalisation de la dictature du prolétariat, ils se sont élevés contre l’action juste de l’Union Soviétique en vue d’aider les forces socialistes de Hongrie; ils ont baptisé « révolution » la contre-révolution hongroise et exigé du Gouvernement révolutionnaire ouvrier et paysan qu’il observe les règles de la « démocratie »  à l’égard des contre-révolutionnaires !

Certains journaux, dans quelques pays socialistes, continuent jusqu’à présent à discréditer sans retenue les mesures révolutionnaires des communistes hongrois qui luttent héroïquement dans les conditions les plus dures; mais ils ne soufflent mot, ou presque, de la campagne organisée par la réaction mondiale contre le communisme, contre le peuple et contre la paix.

Qu’attestent ces faits étonnants? Ils attestent que les « socialistes », qui pérorent sur la démocratie, en marge de la dictature du prolétariat, prennent parti en fait pour la bourgeoisie contre le prolétariat, prennent parti en fait pour le capitalisme contre le socialisme, encore que beaucoup d’entre eux ne s’en rendent peut-être pas compte.

Lénine a plus d’une fois souligné que la théorie de la dictature du prolétariat constitue l’essentiel dans le marxisme; la reconnaissance de la dictature du prolétariat « distingue foncièrement le marxiste du vulgaire petit (et aussi grand) bourgeois ». (V. I. Lénine: « L’Etat et la révolution », Œuvres choisies, Tome II, Première partie, page 219, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953)

Lénine demandait au pouvoir prolétarien de Hongrie en 1919 d’user « d’une violence implacable, prompte et résolue » (V. I. Lénine: « Salut aux ouvriers hongrois », Œuvres choisies, Tome II. Deuxième partie, page 208, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953), pour réprimer les contre-révolutionnaires; il a aussi déclaré que « quiconque n’a pas compris cela, n’est pas un révolutionnaire; il faut le chasser de son poste de chef ou de conseiller du prolétariat ». (V. I. Lénine: « Salut aux ouvriers hongrois », Œuvres choisies, Tome II. Deuxième partie, page 208, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953)

On voit par là que celui qui, simplement parce qu’il a relevé les erreurs de Staline dans la dernière période de sa vie et celles des dirigeants de la Hongrie dans le passé, répudie les thèses fondamentales du marxisme-léninisme sur la dictature du prolétariat et calomnie ces thèses en les qualifiant de « stalinisme » et de « dogmatisme », s’engage sur la voie de la trahison du marxisme-léninisme, sur la voie de l’abandon de la cause de la révolution prolétarienne.

Ceux qui répudient la dictature du prolétariat nient également la nécessité du centralisme dans une démocratie socialiste et le rôle dirigeant du Parti du prolétariat dans l’Etat socialiste. Certes, de telles assertions ne sont pas nouvelles pour les marxistes-léninistes.

A l’époque de la lutte contre les anarchistes, Engels signalait déjà que dans toute organisation sociale, quelle qu’elle soit, une certaine autorité et une certaine subordination sont indispensables tant qu’il y existe une activité concertée.

Les rapports autorité-autonomie ont un caractère relatif. Leur champ d’application change suivant les diverses phases du développement social. Engels disait : « II est absurde … de représenter le principe d’autorité comme absolument mauvais, et le principe d’autonomie comme absolument bon ». (K. Marx & F. Engels: Œuvres choisies, Tome I, page 590, édition russe).

Il ajoutait que quiconque s’obstine à défendre cette conception absurde en réalité « ne fait que servir la réaction ». (K. Marx & F. Engels: Œuvres choisies, Tome I, page 591, édition russe).

Au cours de la lutte contre les menchéviks, Lénine a dégagé clairement toute l’importance, décisive pour la cause du prolétariat, d’une direction organisée du Parti. Critiquant en 1920 le communisme « de gauche » en Allemagne, il soulignait que, répudier le rôle dirigeant du Parti, répudier le rôle des dirigeants, répudier la discipline, « cela équivaut à désarmer entièrement le prolétariat au profit de la bourgeoisie.

Cela équivaut, précisément, à faire siens ces défauts de la petite bourgeoisie que sont la dispersion, l’instabilité, l’inaptitude à la fermeté, à l’union, à l’action conjuguée, défauts qui causeront inévitablement la perte de tout mouvement révolutionnaire du prolétariat, pour peu qu’on les encourage. »(V. I. Lénine: « La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») », Œuvres choisies, Tome II. Deuxième partie, page 371-372, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953).

Ces thèses sont-elles périmées?  Seraient-elles inapplicables aux conditions spécifiques de certains pays? Leur application entraînerait elle la répétition des erreurs de Staline? Il est bien évident que les faits réfutent pareilles assertions.

Ces thèses du marxisme-léninisme ont résisté à l’épreuve de l’histoire au cours du développement du mouvement communiste international et des pays socialistes ; et l’on n’a pas trouvé jusqu’à présent un seul cas qui puisse être considéré comme faisant exception.

Les erreurs de Staline s’expliquent non par la pratique du centralisme démocratique dans les affaires de l’Etat, non par l’exercice du rôle dirigeant assumé par le Parti, mais précisément par le fait que Staline a enfreint dans certains domaines et jusqu’à un certain point le centralisme démocratique, qu’il a enfreint le principe de la direction par le Parti.

Appliquer correctement le centralisme démocratique dans les affaires de l’Etat et renforcer comme il se doit la direction par le Parti de la cause du socialisme, telles sont les garanties essentielles pour les pays du camp socialiste de réaliser l’union de leurs peuples, de vaincre leurs ennemis, de surmonter les difficultés et de connaître un vigoureux essor.

C’est bien pourquoi les impérialistes et tous les éléments contre-révolutionnaires, voulant porter préjudice à notre cause, exigent sans cesse de nous une « libéralisation », concentrent sans cesse leurs forces pour saper l’appareil dirigeant de notre cause, pour détruire le Parti communiste, noyau du prolétariat. Ils n’ont pas caché leur très grande satisfaction de la « situation instable » qui s’est actuellement créée dans certains pays socialistes à la suite d’infractions à la discipline dans le Parti et l’appareil d’Etat, et ils en profitent pour intensifier leurs activités subversives.

C’est dire toute l’importance qui s’attache, pour la sauvegarde des intérêts vitaux des masses populaires, à la défense de l’autorité du centralisme démocratique, à la défense du rôle dirigeant du Parti. Il est indéniable que la centralisation dans le système du centralisme démocratique doit reposer sur de larges bases démocratiques, et que la direction exercée par le Parti doit s’opérer en liaison étroite avec les masses populaires.

Toutes les insuffisances constatées à cet égard doivent être critiquées et corrigées résolument. Mais cette critique ne doit avoir pour but que de renforcer le centralisme démocratique, de renforcer la direction par le Parti, et ne doit en aucun cas entraîner le désarroi et la confusion dans les rangs du prolétariat, comme le voudrait l’ennemi.

Parmi ceux qui s’occupent de réviser le marxisme-léninisme sous prétexte de combattre le dogmatisme, il en est aussi qui se refusent purement et simplement à tracer une ligne de démarcation entre la dictature du prolétariat et la dictature de la bourgeoisie, entre le système socialiste et le système capitaliste, entre le camp du socialisme et le camp de l’impérialisme.

A les en croire, on pourrait, dans certains pays bourgeois, construire le socialisme sans une révolution prolétarienne dirigée par le Parti du prolétariat et sans créer un Etat dirigé par le Parti du prolétariat; à les en croire, le capitalisme d’Etat, dans ces pays bourgeois, serait déjà du socialisme, et l’ensemble de la société humaine serait même déjà en train de « s’intégrer » dans le socialisme.

Or, au moment où ils se livrent à une telle propagande, les impérialistes se préparent fébrilement à « saper » et à « écraser »  les pays socialistes créés depuis bon nombre d’années, et mobilisent à cette fin toutes les forces militaires, économiques, diplomatiques et « morales » ainsi que tous les agents qu’ils peuvent mobiliser.

Les contre-révolutionnaires bourgeois qui se camouflent dans ces pays ou qui ont fui à l’étranger, s’efforcent par tous les moyens de restaurer l’ancien régime. Si les courants révisionnistes servent les intérêts de l’impérialisme, les menées des impérialistes, loin de profiter au révisionnisme, attestent sa faillite.

IV

Une des tâches les plus pressantes du prolétariat de tous les pays, pour repousser l’offensive de l’impérialisme, consiste à renforcer la solidarité internationale prolétarienne. Pour saper la cause du communisme, les impérialistes et les réactionnaires des différents pays exploitent les sentiments étroitement nationalistes et certaines incompréhensions de caractère national entre différents peuples, afin de porter atteinte, par tous les moyens, à la solidarité internationale du prolétariat.

Les révolutionnaires prolétariens conséquents défendent fermement cette solidarité qu’ils considèrent comme un bien d’intérêt commun au prolétariat de tous les pays. Quant aux éléments hésitants, ils n’occupent pas une position ferme et bien nette dans cette question.

Dès l’origine, le mouvement communiste fut un mouvement international, car seuls les efforts conjugués des prolétaires de tous les pays peuvent permettre d’en finir avec l’oppression exercée par la bourgeoisie mondiale coalisée et de matérialiser leurs intérêts communs. La solidarité internationale du mouvement communiste a grandement contribué à développer l’œuvre de la révolution prolétarienne dans différents pays.

La victoire de la Révolution d’Octobre en Russie a puissamment stimulé un nouvel essor du mouvement révolutionnaire du prolétariat international. Au cours des trente-neuf années qui ont suivi la Révolution d’Octobre, le mouvement communiste international a connu de grandioses succès, et il est devenu une force politique puissante à l’échelle mondiale. Les prolétaires du monde entier et tous ceux qui aspirent à l’émancipation fondent leurs espoirs d’un avenir radieux de l’humanité sur le triomphe de ce mouvement.

L’Union Soviétique, premier pays socialiste victorieux et, avec l’apparition du camp socialiste, le pays le plus puissant de ce camp, possède la plus riche expérience, elle est capable d’accorder la plus grande aide aux peuples des pays socialistes et à ceux du monde capitaliste; aussi demeure-t-elle depuis trente-neuf ans le centre du mouvement communiste international. Cette situation n’est pas due à une volonté arbitraire, mais est le produit naturel de conditions historiques.

Dans l’intérêt de la cause commune du prolétariat des différents pays, pour une résistance commune à l’offensive du camp impérialiste les Etats-Unis en tête contre la cause du socialisme, et pour un essor commun, économique et culturel, de tous les pays socialistes, nous devons renforcer toujours davantage la solidarité du prolétariat international dont l’Union Soviétique est le centre.

Les liens de solidarité internationale entre les Partis communistes de tous les pays sont d’un type absolument nouveau dans l’histoire de l’humanité. Certes, des difficultés ne peuvent manquer d’apparaître au cours de l’extension de ces liens. Les Partis communistes doivent s’unir, tout en gardant leur indépendance.

L’expérience historique atteste que si ces deux aspects sont mal combinés, et si l’un ou l’autre est méconnu, des erreurs ne peuvent manquer d’être commises. Lorsque les Partis communistes entretiennent entre eux des rapports fondés sur un pied d’égalité et qu’ils réalisent l’unité de vue et d’action par des consultations véritables et non de pure forme, leur solidarité s’accroît.

Et, inversement, si dans ces rapports, un Parti impose son opinion aux autres ou bien si les Partis substituent l’ingérence dans les affaires intérieures de l’un ou de l’autre aux suggestions et à la critique fraternelle, leur solidarité sera compromise. Etant donné que les Partis communistes des pays socialistes assument d’ores et déjà la responsabilité de diriger les affaires de l’Etat, et que les rapports entre les Partis s’étendent souvent directement aux rapports de pays à pays et de peuple à peuple, le bon règlement de ces rapports est devenu une question qui exige encore plus de circonspection.

Le marxisme-léninisme a toujours insisté sur la nécessité de combiner l’internationalisme prolétarien avec le patriotisme de chaque peuple. Les Partis communistes doivent former leurs membres et éduquer le peuple dans l’esprit de l’internationalisme, les véritables intérêts nationaux de tous les peuples exigeant une collaboration amicale entre les nations.

D’autre part, les Partis communistes doivent se faire les interprètes des légitimes intérêts et sentiments nationaux de leurs peuples. Les communistes ont toujours été et restent de vrais patriotes.

Ils savent que c’est seulement lorsqu’ils traduisent correctement les intérêts et sentiments de leur nation qu’ils peuvent jouir chez eux de la confiance et de l’affection véritables des larges masses populaires, réaliser efficacement parmi celles-ci un travail d’éducation dans l’esprit de l’internationalisme et concilier harmonieusement les sentiments et intérêts nationaux des peuples des différents pays.

Afin de renforcer la solidarité internationale des pays socialistes, les Partis communistes de ces pays doivent respecter mutuellement leurs intérêts et sentiments nationaux. Cela est particulièrement important pour le Parti d’un grand pays touchant ses rapports avec celui d’un pays plus petit.

Pour ne pas susciter le ressentiment d’un pays plus petit, le Parti d’un plus grand pays doit constamment veiller à maintenir des rapports d’égalité. Lénine avait raison lorsqu’il soulignait  « . . . le devoir, pour le prolétariat communiste conscient de tous les pays, de témoigner d’une circonspection et d’une attention particulières envers les survivances du sentiment national des pays et des peuples opprimés depuis un temps très long… » (V.I. Lénine : « Première ébauche des thèses sur les questions nationale et coloniale », Œuvres choisies, tome II, Deuxième partie, page 480, Editions en langues étrangères, Moscou, 1953).

Comme nous l’avons indiqué plus haut, Staline a manifesté dans les rapports avec les Partis frères et les pays frères une certaine tendance au chauvinisme de grande nation, tendance qui consiste en fait à méconnaître l’indépendance et l’égalité des Partis communistes et des pays socialistes dans la communauté internationale.

Cette tendance est due à des causes historiques bien déterminées. Certes, il reste dans l’attitude des grands pays envers les petits une certaine influence des habitudes ancrées de longue date; par ailleurs, on peut difficilement éviter que les victoires remportées par un Parti ou un pays dans l’œuvre de la révolution ne lui inspirent un sentiment de supériorité.

Aussi bien des efforts constants sont-ils nécessaires pour surmonter la tendance au chauvinisme de grande nation, phénomène qui n’est point propre à un seul pays. Si le pays B est moins grand et moins avancé que le pays A, mais est plus grand et plus avancé que le pays C, alors le pays B, malgré les reproches de chauvinisme de grande nation qu’il adresse au pays A, ne s’en conduit pas moins parfois à l’égard du pays C comme une grande puissance.

Nous, Chinois, nous ne devons surtout pas perdre de vue que sous les dynasties des Hans, Tangs, Mings et Tsings, notre pays fut lui aussi un grand empire. Encore que durant cent ans environ, à partir du milieu du XIXe siècle, la Chine, victime de l’agression, eût été transformée en semi-colonie, et qu’elle soit en retard, aujourd’hui encore, sur le plan économique et culturel, il n’en reste pas moins que, lorsque les conditions auront changé, la tendance au chauvinisme de grande nation sera assurément un grave danger si l’on ne prend pas de mesures énergiques pour l’écarter. Il convient de dire que ce danger a commencé déjà à se manifester chez quelques-uns de nos cadres administratifs.

C’est pourquoi dans la résolution du Ville Congrès national du Parti communiste chinois, aussi bien que dans la déclaration du gouvernement de la République populaire de Chine du 1er novembre 1956, la tâche de combattre cette tendance au chauvinisme de grande nation a été fixée à nos travailleurs de l’Etat.

Toutefois, le chauvinisme de grande nation n’est pas seul à gêner la solidarité internationale du prolétariat. Dans le passé, les grands pays ne respectaient pas et opprimaient même les petits pays; ces derniers, à leur tour, manifestaient de la défiance et même de l’hostilité envers les grands pays. Ces deux tendances subsistent, plus ou moins accusées, parmi les peuples et même dans les rangs du prolétariat de différents pays.

C’est pourquoi, afin de renforcer la solidarité internationale du prolétariat, il est indispensable, tout en surmontant d’abord la tendance au chauvinisme de grande nation dans les grands pays, de surmonter également la tendance au nationalisme dans les pays plus petits.

Dans les grands comme dans les petits pays, si les communistes opposent les intérêts de leur pays et de leur nation à l’intérêt général du mouvement prolétarien international, et s’ils interviennent contre ce dernier sous prétexte de défendre les premiers; si dans l’action pratique, au lieu de défendre valablement la solidarité internationale du prolétariat, ils lui portent préjudice, ce serait une grave erreur à rencontre de l’internationalisme, du marxisme-léninisme.

Les erreurs commises par Staline ont suscité un sérieux mécontentement chez les peuples de certains pays d’Europe orientale. Mais, là encore, l’attitude de certaines personnes à l’égard de l’Union Soviétique n’est pas juste non plus.

Les nationalistes bourgeois ne négligent rien pour grossir les défauts de l’Union Soviétique et fermer les yeux sur ce qu’elle a apporté. Ils s’appliquent à faire en sorte que les gens ne se demandent pas comment l’impérialisme se comporterait envers ces pays et ces peuples, si l’Union Soviétique n’existait pas.

Nous, communistes chinois, nous constatons avec une vive satisfaction que les Partis communistes de Pologne et de Hongrie s’attachent sérieusement à couper court à l’activité des éléments malveillants qui répandent des bruits antisoviétiques et créent l’antagonisme national entre les pays frères; et que ces Partis ont entrepris d’éliminer les préjugés nationalistes qui subsistent dans une partie des masses populaires et même chez certains membres du Parti.

Il est tout à fait évident que c’est là une des mesures qui devaient être prises d’urgence pour renforcer les relations amicales entre les pays socialistes.

Ainsi que nous l’avons montré plus haut, la politique extérieure de l’Union Soviétique, dans la période précédente, répondait dans ses grandes lignes aux intérêts du prolétariat international, à ceux des nations opprimées, à ceux de tous les peuples du monde.

Au cours des trente-neuf dernières années, le peuple soviétique a déployé de gros efforts et consenti des sacrifices héroïques pour venir en aide à la cause des peuples des différents pays. Les erreurs commises par Staline ne diminuent en rien les mérites historiques du grand peuple soviétique.

Les efforts du gouvernement soviétique pour améliorer ses relations avec la Yougoslavie, la déclaration du gouvernement de l’Union Soviétique du 30 octobre 1956 et ses pourparlers avec la Pologne, en novembre 1956, montrent la ferme détermination du Parti communiste de l’Union Soviétique et du gouvernement soviétique d’éliminer définitivement dans les rapports internationaux les erreurs du passé. Tous ces actes de l’Union Soviétique constituent un apport important pour le renforcement de la solidarité internationale du prolétariat.

Il est tout à fait évident qu’aujourd’hui, tandis que les impérialistes mènent une offensive forcenée contre les rangs communistes de tous les pays, le prolétariat du monde entier se doit de consolider à fond la solidarité mutuelle.

Face comme nous sommes à un ennemi puissant, tout propos, toute action, quel que soit le nom sous lequel il est présenté, qui menace la cohésion des rangs communistes internationaux, ne saurait gagner la sympathie des communistes et des travailleurs de tous les pays.

L’affermissement de la solidarité internationale prolétarienne, avec l’Union Soviétique pour centre, ne répond pas seulement aux intérêts du prolétariat de tous les pays, mais aussi à ceux du mouvement pour l’indépendance de toutes les nations opprimées et de la paix mondiale. Les larges masses populaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine comprendront sans peine, par leur propre expérience, quels sont leurs ennemis et quels sont leurs amis.

Aussi la campagne contre le communisme, contre le peuple et contre la paix déclenchée par l’impérialisme ne peut-elle trouver qu’un faible écho, et encore uniquement chez une poignée d’hommes sur ce milliard d’habitants et plus que comptent ces continents. Les faits attestent que l’Union Soviétique, la Chine, les autres pays socialistes et le prolétariat révolutionnaire des pays impérialistes sont les fidèles soutiens de la lutte de l’Egypte contre l’agression, du mouvement pour l’indépendance des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.

Les pays socialistes, le prolétariat des pays impérialistes et des pays en lutte pour leur indépendance nationale, ces trois catégories de forces ont, dans la bataille contre l’impérialisme, des intérêts communs ; l’appui qu’ils se donnent mutuellement revêt une importance majeure pour les perspectives de l’humanité et la paix mondiale.

Les forces d’agression impérialistes ont recréé, depuis quelque temps, une certaine tension dans les rapports internationaux. Toutefois, grâce à la lutte commune des trois catégories de forces susmentionnées et aux efforts conjugués de toutes les autres forces pacifiques du monde, une nouvelle détente peut être obtenue.

Les forces d’agression impérialistes n’ont rien gagné à l’agression contre l’Egypte; au contraire, elles se sont vu infliger une riposte sévère. Grâce à l’aide des troupes soviétiques au peuple hongrois, les plans de l’impérialisme visant à établir un avant-poste pour la guerre dans l’Est européen et à rompre la cohésion du camp socialiste se sont également effondrés.

Les pays socialistes poursuivent leurs efforts pour une coexistence pacifique avec les pays capitalistes, pour le développement des relations diplomatiques, économiques et culturelles, pour le règlement des différends internationaux par la voie de négociations pacifiques, contre la préparation d’une nouvelle guerre mondiale, pour l’extension de la zone de paix dans le monde entier et de la sphère d’application des cinq principes de la coexistence pacifique.

Tous ces efforts gagneront inévitablement la sympathie d’un nombre de plus en plus grand de nations opprimées et de peuples pacifiques du monde entier. L’affermissement de la solidarité internationale du prolétariat fera que les bellicistes impérialistes oseront encore moins s’engager à la légère dans l’aventure. Bien que l’impérialisme s’oppose encore jusqu’ici à ces efforts, les forces de paix finiront par l’emporter sur les forces de guerre.

* * *

L’histoire du mouvement communiste international, si on la fait partir de la fondation de la Première Internationale en 1864, ne compte que quatre-vingt-douze ans.

Durant cette époque, le mouvement dans son ensemble, encore qu’il ait connu des hauts et des bas, a accusé un développement très rapide.

Dans la période de la Première guerre mondiale, l’Union Soviétique, qui occupe un sixième du globe, a fait son apparition. Après la Seconde guerre mondiale apparut le camp socialiste, qui embrasse maintenant un tiers de la population mondiale. Quand les pays socialistes ont commis telles ou telles erreurs, nos ennemis s’en sont réjouis, tandis que certains de nos camarades et amis en ont été affligés; quelques-uns d’entre eux ont même éprouvé des hésitations quant aux perspectives de la cause du communisme.

Cependant, il n’existe aucune raison suffisante pour que nos ennemis se réjouissent ou pour que nos camarades et amis s’affligent ou se sentent ébranlés. C’est la première fois dans l’histoire que le prolétariat a la direction des affaires de l’Etat: depuis quelques années seulement dans certains pays; et dans le plus ancien, à peine quelques dizaines d’années.

On ne saurait donc exiger du prolétariat qu’il ne connaisse pas de revers. Des revers momentanés et partiels, il en existe non seulement dans le passé, mais dans le présent, et il y en aura aussi dans l’avenir.

Mais pas un homme clairvoyant n’éprouvera pour autant de déception et ne versera dans le pessimisme. La défaite est la mère du succès. Partiels et momentanés, les insuccès actuels enrichissent l’expérience politique du prolétariat international et préparent les conditions qui permettront d’immenses succès dans les années à venir.

Comparés à l’histoire des révolutions bourgeoises d’Angleterre et de France, les insuccès de notre cause sont bien insignifiants. La révolution bourgeoise en Angleterre éclata en 1640. Mais après la victoire remportée sur le roi, ce fut la dictature de Cromwell; ensuite, en 1660, l’ancienne maison royale fut restaurée.

Ce ne fut qu’en 1688, alors que le parti bourgeois faisait un coup d’Etat et allait se chercher un roi aux Pays-Bas qui, à la tête de ses forces navales et terrestres, pénétra en territoire anglais, que la dictature de la bourgeoisie anglaise fut stabilisée.

Durant les quatre-vingt-six  ans qui vont du jour où éclate la Révolution française de 1789 jusqu’en 1875, date de naissance de la IIIème République, la révolution bourgeoise en France traversa une période particulièrement orageuse; elle oscillait à un rythme rapide du progrès à la réaction, de la république à la monarchie, de la terreur révolutionnaire à la terreur contre-révolutionnaire, de la guerre civile à la guerre étrangère, de la conquête de territoires étrangers à la capitulation devant des Etats étrangers.

Bien que la révolution socialiste eût subi la pression des forces réactionnaires coalisées du monde entier, son développement a été dans l’ensemble beaucoup plus heureux et plus régulier.

C’est ce qui témoigne de la vitalité sans précédent du système socialiste. Malgré certains revers que le mouvement communiste international a connus durant ces derniers temps, nous avons pu en tirer maintes leçons utiles.

Nous avons corrigé et nous corrigeons les erreurs commises dans nos propres rangs, erreurs qui demandent à être corrigées. Les erreurs une fois corrigées, nous serons encore plus forts et plus unis. Contrairement à l’attente de nos ennemis, la cause du prolétariat progressera encore davantage au lieu de reculer.

En ce qui concerne le sort de l’impérialisme, les choses se présentent tout autrement. Là, dans le monde impérialiste, existent des conflits fondamentaux d’intérêts entre l’impérialisme et les nations opprimées, entre les pays impérialistes eux-mêmes, entre le gouvernement et le peuple de ces pays impérialistes. Ces conflits s’aggravent de plus en plus, et il n’est point de médecin qui puisse trouver un remède pour guérir cette maladie.

Certes, à bien des égards, le système de dictature du prolétariat, qui vient de naître, connaît encore nombre de difficultés et de faiblesses. Mais la situation, aujourd’hui,est bien meilleure que du temps où l’Union Soviétique luttait seule. D’ailleurs, existe-t-il quelque chose de nouveau qui ne se heurte pas à des difficultés et qui ne présente pas de faiblesses ?

C’est l’avenir qui compte. Si tortueuse que soit la route devant nous, l’humanité atteindra en fin de compte un but lumineux – le communisme. Il n’y a pas de force qui puisse l’en empêcher.

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Rédaction du Quotidien du peuple : A propos de l’expérience historique de la dictature du prolétariat (1956)

et article a été rédigé par la rédaction du Renmin Ribao d’après les discussions qui ont eu lieu au cours d’une réunion élargie du Bureau politique du Comité central du Parti communiste chinois. Il a été publié dans le Renmin Ribao le 5 avril 1956.


Le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union Soviétique a fait le bilan des expériences nouvelles acquises tant sur le plan des relations internationales que dans l’édification nationale. Une série de décisions de grande importance y furent prises.

Celles-ci concernent la ferme application de la politique de Lénine sur la possibilité d’une coexistence pacifique entre les pays de régimes sociaux différents, le développement du système démocratique soviétique, l’observation conséquente du principe de la direction collective au sein du Parti et l’adoption du sixième plan quinquennal pour le développement de l’économie nationale.

La question de la lutte contre le culte de la personnalité a occupé une place importante au cours de ce Congrès. Ce dernier a dénoncé sans indulgence le culte de la personnalité qui s’était répandu pendant une longue période dans la vie soviétique et qui avait fait commettre de nombreuses erreurs dans le travail et entraîné de fâcheuses conséquences. Cette courageuse autocritique que le Parti communiste de l’Union Soviétique a faite de ses erreurs passées témoigne d’un esprit de principe élevé dans la vie intérieure du Parti et de la grande vitalité du marxisme-léninisme.

On ne connaît dans l’histoire ni dans les pays capitalistes d’aujourd’hui aucun parti au pouvoir ni aucun groupe politique au service des classes exploiteuses qui ait jamais osé exposer consciencieusement ses graves erreurs devant ses membres et les masses populaires. Il en va tout autrement du parti de la classe ouvrière. Le parti de la classe ouvrière est au service des larges masses populaires. L’autocritique ne fait rien perdre à un tel parti sinon ses propres erreurs et lui gagne l’appui des grandes masses populaires.

Depuis un mois et plus, les réactionnaires du monde entier s’en donnent à cœur joie de jaser sur l’autocritique faite par le Parti communiste de l’Union Soviétique à propos du culte de la personnalité. Bien! disent-ils, le Parti communiste de l’Union Soviétique, qui est le premier à avoir établi un régime socialiste, le voilà qui commet de graves erreurs; et ce qui est plus fort, c’est Staline, l’illustre et glorieux dirigeant, qui les a commises! Les réactionnaires pensent tenir là un prétexte qui leur permette de discréditer les Partis communistes de l’Union Soviétique et des autres pays. M

ais ils en seront pour leur peine.  Quel marxiste éminent a jamais écrit que nous ne commettrons jamais d’erreurs ou qu’il est absolument impossible qu’un communiste puisse en commettre?

N’est-ce pas précisément parce que nous, les marxistes-léninistes, nous avons toujours nié qu’il puisse exister un « être miraculeux » capable de ne jamais commettre une seule erreur, grande ou petite, que nous, les communistes, pratiquons la critique et l’autocritique dans la vie intérieure de notre Parti? Est-il seulement concevable qu’un Etat socialiste qui, pour la première fois dans l’histoire, a instauré la dictature du prolétariat, ne commette des erreurs d’aucune sorte?

Lénine a dit en octobre 1921: Que les cabots et les porcs de la bourgeoisie agonisante et de la démocratie petite-bourgeoise qui se traîne à sa suite, nous accablent de malédictions, d’injures, de railleries pour les impairs et les erreurs que nous commettons en construisant notre régime soviétique.

Nous n’oublions pas un instant que nous avons commis et commettons encore une foule d’impairs et d’erreurs. Le moyen de ne pas en commettre dans une oeuvre aussi neuve pour l’histoire mondiale qu’est la création d’un type encore inconnu d’organisation de l’Etat! Nous lutterons sans désemparer pour corriger nos impairs et nos erreurs, pour améliorer l’application, très imparfaite, par nous, des principes soviétiques dans la vie. (V. I. Lénine: « Pour le quatrième anniversaire de la Révolution d’Octobre », Œuvres choisies, Tome II, Deuxième partie, page 615, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953)

Il est également inconcevable que certaines erreurs commises dans les premières périodes excluent à jamais toute possibilité d’en commettre d’autres ou même de renouveler plus ou moins les mêmes erreurs. Depuis que la société humaine est divisée en classes d’intérêts opposés, elle a passé par la dictature des propriétaires d’esclaves, la dictature des seigneurs féodaux et la dictature de la bourgeoisie qui ont duré des milliers d’années; ce n’est que depuis la victoire de la Révolution d’Octobre que l’humanité connaît la dictature du prolétariat.

Les trois premières formes de dictature sont des dictatures des classes exploiteuses, quoique la dictature des seigneurs féodaux soit plus progressiste que celle des propriétaires d’esclaves, et que celle de la bourgeoisie soit plus progressiste que celle des seigneurs féodaux.

Ces classes exploiteuses qui ont joué un certain rôle progressiste dans l’histoire du développement social n’ont pu accumuler des expériences dans l’exercice du pouvoir qu’au prix d’innombrables erreurs de portée historique au cours de longues périodes et en renouvelant maintes et maintes fois ces mêmes erreurs.

Cependant, à mesure que s’aggrave la contradiction entre les rapports de production qu’elles représentent et les forces productives de la société, elles commettent inévitablement d’autres erreurs, plus nombreuses et plus graves, provoquant de vastes soulèvements des classes opprimées et la désagrégation au sein de leurs propres rangs, ce qui finalement peut amener leur destruction. La dictature du prolétariat est par nature foncièrement différente de toutes les formes de dictature précédentes qui étaient des dictatures des classes exploiteuses.

C’est la dictature exercée par la classe exploitée, dictature de la majorité sur la minorité, et dont l’objectif est d’établir une société socialiste sans exploitation ni misère. C’est la dictature la plus progressiste et aussi la dernière dans l’histoire de l’humanité. Mais, étant donné qu’il incombe à cette dictature d’accomplir les tâches les plus grandioses et les plus difficiles et d’affronter la lutte la plus complexe, aux voies les plus tortueuses, de l’histoire, il est inévitable, comme disait Lénine, que de nombreuses erreurs soient commises.

Si certains communistes font preuve de présomption, de suffisance, et laissent leur esprit se pétrifier, ils peuvent même renouveler leurs propres erreurs ou celles d’autrui.

Nous, les communistes, ne devons jamais perdre ceci de vue. Pour vaincre de puissants ennemis, la dictature du prolétariat doit avoir un pouvoir fortement centralisé. Et ce pouvoir doit s’allier à un haut degré de démocratie. Lorsqu’il y a accentuation trop poussée de la centralisation, on voit apparaître de nombreuses erreurs.

C’est une chose facile à comprendre. Mais quelles que soient les erreurs commises, le régime de la dictature du prolétariat sera toujours, pour les masses populaires, de loin supérieur à tous les régimes de dictature des classes exploiteuses, à la dictature de la bourgeoisie. Lénine avait raison lorsqu’il disait: Si nos adversaires nous reprennent et indiquent que, voyez-vous, Lénine lui-même reconnaît que les bolcheviks ont fait une énorme quantité de sottises, je réponds à cela: oui, mais nos sottises, vous savez, sont quand même d’une tout autre espèce que les vôtres. (V. I. Lénine : « Cinq ans de révolution russe et perspectives de révolution mondiale ». Œuvres choisies, Tome II, Deuxième partie, page 724, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953)

Les classes exploiteuses qui n’ont d’autre objectif que piller ont toujours espéré perpétuer leur dictature de génération en génération, et ont donc eu recours à tous les moyens possibles pour pressurer le peuple. Leurs erreurs sont irrémédiables. Mais le prolétariat qui lutte pour l’émancipation du peuple sur le plan matériel et moral se sert de sa dictature pour réaliser le communisme, établir la concorde entre les hommes, et laisse dépérir graduellement sa propre dictature. C’est pourquoi, il s’efforce de donner un plein développement à l’esprit d’initiative et à l’activité des masses populaires. Le fait qu’il est possible de développer de façon illimitée l’esprit d’initiative et l’activité des masses sous la dictature du prolétariat comporte également la possibilité de surmonter toutes les erreurs commises sous ce régime.

Aux dirigeants des Partis communistes et des Etats socialistes incombe la responsabilité de réduire au minimum le nombre de leurs erreurs, d’empêcher autant que possible certaines erreurs graves de se produire, de veiller à tirer les enseignements des erreurs isolées, partielles et passagères et de faire tous leurs efforts pour que celles-ci ne dégénèrent pas en erreurs d’envergure nationale ou de longue durée.

Pour cela, tout dirigeant doit être extrêmement modeste et prudent, être en liaison étroite avec les masses, les consulter en toutes matières, procéder à des enquêtes et à des examens réitérés sur la situation réelle et se livrer constamment à la critique et à l’autocritique conformément aux circonstances et dans la mesure qui convient.

C’est précisément parce que Staline n’a pas agi ainsi qu’il a commis dans la dernière période de sa vie certaines erreurs graves dans son travail, en tant que principal dirigeant du Parti et de l’Etat. Il devint infatué de lui-même, manqua de circonspection, et l’on vit apparaître dans son esprit le subjectivisme et la tendance à se contenter de vues partielles. Il prit des décisions erronées sur certaines questions importantes, ce qui aboutit à des conséquences très fâcheuses.

La victoire de la grande Révolution socialiste d’Octobre permit au peuple et au Parti communiste de l’Union Soviétique d’établir, sous la direction de Lénine, le premier Etat socialiste sur un sixième du globe. L’Union Soviétique réalisa rapidement l’industrialisation socialiste du pays et la collectivisation de l’agriculture, donna un essor à la science et à la culture socialistes, et fonda une solide alliance de multiples nationalités sous la forme de l’Union des Soviets; les nationalités retardataires de l’Union Soviétique devinrent des nationalités socialistes.

Dans la Seconde guerre mondiale, l’Union Soviétique s’avéra la force principale qui triompha du fascisme et sauva la civilisation européenne. Elle aida aussi les peuples d’Orient à vaincre le militarisme japonais.

Tous ces glorieux succès montrèrent à l’humanité l’avenir radieux du socialisme et du communisme ils ébranlèrent fortement la domination de l’impérialisme et firent de l’Union Soviétique le premier et le plus puissant rempart dans la lutte mondiale pour une paix durable. L’Union Soviétique a encouragé et soutenu tous les autres pays socialistes dans leur édification; elle a encouragé dans le monde entier le mouvement socialiste, le mouvement anticolonialiste et les autres mouvements pour le progrès de l’humanité. Telle est l’œuvre grandiose que le peuple soviétique et le Parti communiste de l’Union Soviétique ont réalisée dans l’histoire de l’humanité.

L’homme qui a montré au peuple et au Parti communiste de l’Union Soviétique la voie conduisant à ces grands succès est Lénine. Les mérites doivent en revenir au Comité central du Parti communiste de l’Union Soviétique qui exerça une direction énergique dans la lutte pour réaliser la ligne politique de Lénine, et une part ineffaçable de ces mérites revient à Staline.

Après la mort de Lénine, Staline, en tant que dirigeant principal du Parti et de l’Etat, a appliqué et développé de façon créatrice le marxisme-léninisme. Dans la lutte pour la défense de l’héritage du léninisme contre ses ennemis – les trotskistes, les zinoviévistes et autres agents de la bourgeoisie – Staline a traduit la volonté du peuple et s’est avéré un combattant éminent du marxisme-léninisme.

Si Staline a gagné le soutien du peuple soviétique et a joué un important rôle historique, c’est avant tout parce qu’il a défendu, avec les autres dirigeants du Parti communiste de l’Union Soviétique, la ligne de Lénine relative à l’industrialisation du pays des Soviets et à la collectivisation de l’agriculture. Le Parti communiste de l’Union Soviétique, en mettant à exécution cette ligne, a fait triompher le socialisme dans son pays et a créé les conditions pour la victoire de l’Union Soviétique dans la guerre contre Hitler. Toutes ces victoires remportées par le peuple soviétique sont en harmonie avec les intérêts de la classe ouvrière du monde entier et de toute l’humanité progressiste, c’est pourquoi le nom de Staline jouissait, tout naturellement, d’une immense gloire dans le monde.

Cependant, quand Staline eut acquis un grand prestige auprès du peuple, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union Soviétique, en appliquant correctement la ligne léniniste, il eut le tort d’exagérer son propre rôle et opposa son autorité personnelle à la direction collective. Il s’ensuivit que certaines de ses actions sont allées à rencontre des conceptions fondamentales du marxisme-léninisme qu’il avait lui-même propagées. D’un côté, il reconnaissait que les masses populaires sont les créateurs de l’histoire, que le Parti doit rester constamment en liaison étroite avec les masses, développer la démocratie en son sein ainsi que l’autocritique et la critique venant de bas en haut; mais d’un autre côté, il acceptait et encourageait le culte de la personnalité et prenait des décisions personnelles arbitraires. Ainsi est apparue chez Staline dans la dernière période de sa vie un divorce entre la théorie et la pratique sur cette question.

Le marxisme-léninisme reconnaît que les personnalités dirigeantes jouent un grand rôle dans l’histoire. Le peuple et son Parti ont besoin de personnalités d’avant-garde capables de représenter les intérêts et la volonté du peuple, de se placer au premier rang de sa lutte historique et de le guider. Nier le rôle de l’individu, le rôle des hommes d’avant-garde et des guides serait totalement erroné.

Mais, tout dirigeant du Parti ou de l’Etat, du moment qu’il se place au-dessus du Parti et des masses au lieu de rester au milieu d’eux, qu’il se sépare des masses, cesse d’avoir une vue complète et pénétrante des affaires de l’Etat.

Dans de telles conditions, même un homme aussi éminent que Staline est amené inévitablement à prendre sur des questions importantes des décisions erronées et non conformes à la réalité. Staline, ayant omis de tirer les leçons de fautes isolées, partielles, passagères concernant certains problèmes, n’a pu éviter qu’elles deviennent de graves erreurs affectant toute la nation et pour une longue période. Durant la dernière partie de sa vie, de plus en plus Staline s’est complu à ce culte de la personnalité; il a enfreint les principes du centralisme démocratique du Parti et celui de combiner la direction collective avec la responsabilité individuelle.

Cela l’a conduit à commettre quelques erreurs graves telles que celles-ci : il a donné trop d’ampleur au problème de la répression des contre-révolutionnaires; il n’a pas fait preuve de la vigilance nécessaire à la veille de la guerre antifasciste; il n’a pas accordé toute l’attention voulue à un plus large développement de l’agriculture et au bien-être matériel des paysans; il a donné certains conseils erronés concernant le mouvement communiste international, et, en particulier, il a pris une décision erronée sur la question de la Yougoslavie.

A propos de toutes ces questions, Staline s’est montré subjectif, a eu des vues partielles et s’est séparé de la réalité objective et des masses.

Le culte de la personnalité est un vestige pourri qui nous vient du fin fond de l’histoire de l’humanité. Le culte de la personnalité est enraciné non seulement chez les classes exploiteuses, mais aussi chez les petits producteurs. Il est bien connu que le système patriarcal est engendré par l’économie des petits producteurs.

Après l’établissement de la dictature du prolétariat, même une fois les classes exploiteuses éliminées, l’économie des petits producteurs remplacée par une économie collective et la société socialiste fondée, certains vestiges pourris, venimeux de l’idéologie de l’ancienne société peuvent demeurer dans l’esprit des hommes pendant une très longue période: « La force de l’habitude chez les millions et les dizaines de millions d’hommes est la force la plus terrible » (Lénine). (V. I. Lénine: « La maladie infantile du communisme (Le « gauchisme ») », Œuvres choisies. Tome II, Deuxième partie, page 372, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953)

Le culte de la personnalité est justement une force de l’habitude de millions et de dizaines de millions d’hommes. Puisque cette force de l’habitude existe encore dans la société, elle peut influencer de nombreux fonctionnaires de l’Etat, et elle n’a même pas épargné un dirigeant comme Staline. Le culte de la personnalité est le reflet d’un phénomène social dans l’esprit des hommes et quand un dirigeant du Parti et de l’Etat tel que Staline est lui-même influencé par cette conception arriérée, ceci exerce en retour son influence sur la société, porte préjudice à notre cause, et entrave l’initiative et l’activité créatrice des masses populaires.

Des contradictions et des conflits croissants s’élèvent entre les forces productives, le système politique et économique du socialisme, et la vie du Parti au fur et à mesure de leur développement d’une part, et cet état d’esprit du culte de la personnalité d’autre part. La lutte contre le culte de la personnalité qui a été déclenchée au cours du XXe Congrès du Parti communiste de l’Union Soviétique est une lutte grandiose et courageuse que mènent les communistes et le peuple de l’Union Soviétique pour éliminer les obstacles idéologiques qui gênent leur marche en avant.

Il est naïf de croire qu’il ne peut plus exister de contradictions dans une société socialiste. Nier l’existence des contradictions, c’est nier la dialectique. Dans les diverses sociétés, les contradictions diffèrent de nature et ainsi diffèrent les moyens de les résoudre. Mais le développement d’une société se poursuit toujours au milieu de contradictions incessantes.

La société socialiste se développe également au sein de la contradiction entre les forces productives et les rapports de production. Dans une société socialiste ou communiste, des innovations techniques et des transformations dans le système social continueront forcément à se produire. S’il en était autrement, le développement de la société en arriverait au point mort et la société ne pourrait plus progresser.

L’humanité est encore dans sa jeunesse. Personne ne peut dire de combien de fois le chemin qui lui reste à accomplir dépasse celui qu’elle a déjà parcouru. Des contradictions, comme celles entre l’esprit novateur et l’esprit conservateur, entre ce qui va de l’avant et ce qui reste en arrière, entre ce qui est positif et ce qui est négatif, apparaîtront sans cesse selon les différentes conditions et les différentes situations. Et tout continuera à évoluer ainsi: On ira de contradiction en contradiction; et quand les anciennes contradictions auront été résolues, on en verra apparaître de nouvelles. Certains soutiennent que la contradiction entre l’idéalisme et le matérialisme peut être éliminée dans une société socialiste ou communiste. Il est clair que ce point de vue n’est pas juste. Aussi longtemps qu’il existera des contradictions entre le subjectif et l’objectif, entre ce qui va de l’avant et ce qui reste en arrière, entre les forces productives et les rapports de production, la contradiction entre l’idéalisme et le matérialisme continuera à exister dans une société socialiste ou communiste, et elle se manifestera sous différentes formes.

Puisque les hommes vivent en société, ils reflètent dans des situations différentes et à des degrés différents les contradictions existant dans chaque forme de société. Par conséquent, même dans une société communiste, chacun ne sera pas nécessairement parfait. Les gens porteront encore des contradictions en eux-mêmes; il y aura encore de bonnes et de mauvaises gens, des gens dont la pensée sera relativement juste, et d’autres chez qui elle sera relativement erronée. Il y aura donc encore des luttes entre les gens, mais ces luttes auront une nature et une forme différentes de celles qui se produisent dans les sociétés de classes.

Envisagée sous cet angle, l’existence de contradictions entre l’individuel et le collectif dans une société socialiste n’a rien d’étrange.

Et tout dirigeant du Parti ou de l’Etat tombera inévitablement dans une façon de penser trop rigide, et par conséquent commettra de graves erreurs s’il se sépare de la direction collective, des masses populaires et de la réalité de la vie. Nous devons veiller à écarter la possibilité que certaines personnes profitent des nombreux succès remportés par le Parti et l’Etat et de la grande confiance qu’ils se sont acquise auprès des masses pour abuser de leur autorité, et tombent ainsi dans l’erreur.

Le Parti communiste chinois félicite le Parti communiste de l’Union Soviétique des succès importants qu’il a remportés dans sa lutte de portée historique contre le culte de la personnalité.

L’expérience de la révolution chinoise apporte, elle aussi, la preuve que c’est seulement en s’appuyant sur la sagesse des masses populaires, sur le centralisme démocratique et sur le système de la combinaison de la direction collective avec la responsabilité individuelle que notre Parti peut remporter de grandes victoires et mener à bien de grandes réalisations aussi bien dans la période de la révolution que dans celle de l’édification nationale.

Le Parti communiste chinois a mené une lutte continuelle dans les rangs de la révolution contre l’exaltation abusive de l’individu et contre l’héroïsme individuel qui s’écarte des masses. De tels phénomènes continueront certainement à exister pendant une longue période.  Une fois qu’on les a surmontés, ils peuvent resurgir encore; ils se manifestent tantôt chez les uns tantôt chez les autres.

Quand l’attention est concentrée sur le rôle de l’individu, le rôle des masses et de la collectivité est souvent ignoré. C’est pourquoi il y a des gens qui se laissent facilement aller à une folle présomption ou à une confiance superstitieuse en eux-mêmes tandis que d’autres rendent un culte aveugle à autrui.  Nous devons donc veiller à mener une lutte inlassable contre l’exaltation abusive de l’individu et l’héroïsme individuel qui s’écartent des masses, et contre le culte de la personnalité.

Pour combattre le subjectivisme dans les méthodes de direction, le Comité central du Parti communiste chinois a adopté en juin 1943 une décision sur les méthodes de direction. A l’heure actuelle, quand on parle de la question de la direction collective dans le Parti, il est encore bon que tous les membres et tous les dirigeants du Parti communiste chinois se réfèrent à cette décision où il est déclaré :  Dans toute l’activité pratique de notre Parti, une direction juste doit toujours se fonder sur le principe suivant: partir des masses pour retourner aux masses.

Cela signifie qu’il faut faire la somme de tous les avis des masses (dispersés, non systématiques), puis les porter de nouveau aux masses (mais généralisés et systématisés après études), les diffuser et les expliquer, en faire les idées des masses elles-mêmes, afin que celles-ci les soutiennent fermement et les traduisent en action; et, dans le même temps, vérifier dans l’action même des masses la justesse de ces idées.

Puis, il faut encore une fois faire la somme des avis des masses et encore une fois les leur porter pour gagner leur ferme soutien. Et le même processus devra se poursuivre indéfiniment. De cette façon, à chaque nouvelle confrontation avec les masses, ces idées deviennent toujours plus justes, plus vivantes et plus riches. C’est ce qu’enseigne la théorie marxiste de la connaissance. On a longtemps désigné clans notre Parti cette méthode de direction sous l’appellation populaire de « ligne de masse ».

Toute l’histoire de notre travail nous apprend que chaque fois qu’on suit cette ligne de masse, le travail est bon ou au moins relativement bon, et que même s’il comporte des erreurs, elles sont aisées à rectifier; mais chaque fois que cette ligne n’est pas suivie, nous essuyons des traverses dans notre travail. Telle est la méthode marxiste-léniniste de direction, la ligne de travail marxiste-léniniste. Après la victoire de la révolution, quand la classe ouvrière et le Parti communiste sont devenus la classe et le Parti dirigeants dans l’Etat, ceux qui dirigent le Parti et l’Etat, assaillis de bien des côtés par le bureaucratisme, peuvent se trouver face au grand danger de se servir de l’appareil d’Etat pour entreprendre des actions arbitraires, de s’éloigner des masses et de la direction collective et de recourir à des méthodes autoritaires, violant les principes démocratiques du Parti et de l’Etat.

Nous devons en conséquence, si nous ne voulons pas être enlisés dans ce bourbier, accorder encore davantage d’attention à la pratique de la ligne de masse comme méthode de direction, et ne pas nous laisser aller à la négliger, même dans une très faible mesure. Il nous faut donc établir un système bien déterminé permettant de garantir que la ligne de masse et la direction collective sont rigoureusement observées, de façon à éviter l’exaltation abusive de l’individu et l’héroïsme individuel qui s’écartent des masses et éviter le plus possible le subjectivisme et les vues partielles dans notre travail, qui se séparent de la réalité objective.

Nous devons encore tirer des enseignements de la lutte engagée par le Parti communiste de l’Union Soviétique contre le culte de la personnalité et continuer à combattre le dogmatisme.

La classe ouvrière et les autres couches populaires guidées par le marxisme-léninisme ont mené au succès la révolution et conquis le pouvoir d’Etat; la victoire de la révolution suivie de l’établissement du pouvoir révolutionnaire ouvrirent à leur tour des perspectives illimitées au développement du marxisme-léninisme.

Cependant, alors que le marxisme était reconnu par tout le monde comme étant l’idéologie directrice de l’Etat après la victoire de la révolution, un bon nombre de nos propagandistes, au lieu de travailler dur, de rassembler un grand nombre de faits, de pratiquer les méthodes d’analyse marxistes-léninistes et d’employer le langage du peuple pour expliquer de façon convaincante l’unité de la vérité universelle du marxisme-léninisme et de la situation concrète en Chine, se sont souvent appuyés sur le pouvoir administratif et le prestige du Parti pour insuffler le marxisme-léninisme dans l’esprit des masses sous forme de dogme.

Nous avons, depuis quelques années, fait certains progrès dans les recherches concernant la philosophie, l’économie, l’histoire et la critique des lettres et des arts, mais en général il existe encore bien des aspects malsains. Beaucoup de nos chercheurs ont encore l’habitude de travailler d’une façon dogmatique et leur esprit reste rivé à la même chaîne.

Ils manquent de la capacité de penser par eux-mêmes et d’esprit créateur, et sont à certains égards influencés par le culte de la personnalité de Staline. Il importe de souligner ici que nous devrons encore continuer à étudier attentivement les œuvres de Staline comme nous l’avons fait jusqu’ici, et y recueillir, comme un héritage historique important, tout ce qu’elles contiennent de profitable, en particulier dans les nombreux ouvrages où il défend le léninisme et dresse de façon juste le bilan de l’expérience de l’édification en U.R.S.S. Adopter une autre attitude serait une erreur.

Mais il y a deux façons d’étudier ces œuvres: la façon marxiste et la façon dogmatique. Certains envisagent les œuvres de Staline d’une façon dogmatique et il en résulte qu’ils ne peuvent les analyser et voir ce qu’elles contiennent de correct et d’incorrect, et même ce qui est correct, ils en font une panacée et l’appliquent sans discernement. Il est inévitable qu’ils commettent des erreurs. Par exemple, Staline avance cette formule que dans les diverses périodes révolutionnaires, le coup principal doit être porté de façon à isoler les forces politiques et sociales intermédiaires de l’époque.

Nous devons examiner cette formule de Staline d’un point de vue critique, marxiste et en tenant compte des circonstances.

Dans certaines circonstances, il peut être correct d’isoler de telles forces, mais il n’est pas correct de les isoler quelles que soient les circonstances. Notre expérience nous apprend que dans une révolution, le coup principal doit être porté à l’ennemi principal de façon à l’isoler. Quant aux forces intermédiaires, nous devons adopter à leur égard la politique de nous unir avec elles et en même temps de lutter contre elles, de façon pour le moins à les neutraliser; et, si les circonstances le permettent, de nous efforcer de les faire passer de cette position de neutralité à une position d’alliance avec nous, afin que cela contribue au développement de la révolution.

Mais il fut une époque, celle des dix années de guerre civile, de 1927 à 1936 où certains de nos camarades n’ont fait qu’appliquer mécaniquement cette formule de Staline à la révolution chinoise et ont dirigé leur principale attaque contre les forces intermédiaires en les considérant comme notre plus dangereux ennemi. Il s’ensuivit qu’au lieu d’isoler un véritable ennemi, nous nous sommes isolés nous-mêmes.

Nous nous sommes infligés des pertes à nous-mêmes et avons fait le jeu du véritable ennemi. C’est en se référant à cette erreur du dogmatisme que, dans le but de vaincre les agresseurs japonais, le Comité central du Parti communiste chinois, pendant la Guerre contre les envahisseurs japonais, posa le principe que nous devions « développer les forces progressistes, rallier les forces intermédiaires, et isoler les jusqu’auboutistes ». Les forces progressistes en question étaient celles des ouvriers, des paysans, des intellectuels révolutionnaires, conduites par le Parti communiste chinois, ou susceptibles de subir son influence.

Les forces intermédiaires étaient la bourgeoisie nationale, divers partis et groupements démocratiques et des démocrates sans parti.

Les jusqu’auboutistes comprenaient les forces compradores et féodales, avec Tchiang Kaïchek à leur tête, qui n’opposaient qu’une résistance passive aux envahisseurs japonais et qui menaient une lutte active contre les communistes. L’expérience née de la pratique a démontré que cette politique du Parti communiste chinois répondait aux circonstances dans lesquelles se déroulait la révolution chinoise et était la bonne.

Il en est toujours ainsi: le dogmatisme n’est goûté que de ceux qui ont l’esprit paresseux. Loin d’être d’une utilité quelconque, il fait un mal incalculable à la révolution, au peuple et au marxisme-léninisme. Pour élever la conscience politique des masses populaires, pour stimuler leur dynamisme créateur, et pour hâter le rapide développement du travail pratique et théorique, il convient maintenant encore de détruire un respect superstitieux pour les dogmes.

La dictature du prolétariat (qui est en Chine une dictature de démocratie populaire dirigée par la classe ouvrière) a remporté de grandes victoires dans des pays habités par neuf cents millions d’hommes. Chacun de ces pays, que ce soit l’Union Soviétique, la Chine ou tout autre pays de démocratie populaire, a ses propres expériences dans les succès comme dans les erreurs. Nous devons sans cesse généraliser de telles expériences. Nous devons être avertis que la possibilité de commettre des erreurs à l’avenir demeure.

L’importante leçon qui se dégage ici est que les organes dirigeants de notre Parti doivent veiller à ce que les erreurs restent des fautes isolées, partielles et passagères et ne laissent pas ces fautes isolées, partielles et naissantes s’étendre à l’échelle nationale et s’installer pour une longue durée.

L’histoire du Parti communiste chinois rapporte que certaines erreurs graves ont été commises en plusieurs occasions. Ainsi, dans la période de la révolution qui va de 1924 à 1927, la ligne erronée de l’opportunisme de droite représentée par Tchen Tousieou apparut dans notre Parti. De même, dans la période de la révolution qui va de 1927 à 1936, la ligne erronée de l’opportunisme de « gauche » fit son apparition dans notre Parti en trois occasions; les plus graves de ces erreurs furent les lignes poursuivies par Li Lisan et Wang Ming, respectivement en 1930 et de 1931 à 1934; et c’est la ligne de Wang Ming qui a causé les plus graves préjudices à la révolution.

A la même époque, la ligne opportuniste de droite antiparti de Tchang Kouotao qui entra en opposition avec le Comité central du Parti apparut dans une base révolutionnaire importante, ce qui entraîna des pertes graves touchant une partie des forces vitales de la révolution.

Les erreurs de Tchang Kouotao se limitèrent à une importante base révolutionnaire, tandis que toutes les autres erreurs commises au cours de ces deux périodes le furent à l’échelle nationale. Pendant la Guerre contre les envahisseurs japonais, une ligne erronée de l’opportunisme de droite se fit jour à nouveau, représentée cette fois encore par le camarade Wang Ming. Mais, comme notre Parti avait tiré des leçons de ce qui était arrivé pendant les deux périodes précédentes de la révolution, nous n’avons pas donné licence à cette ligne erronée de se développer.

Le Comité central du Parti opéra le redressement nécessaire en un temps relativement court. Après la fondation de la République populaire de Chine, on vit apparaître en 1953 dans notre Parti le bloc antiparti de Kao Kang, Jao Chou-che. Ce bloc représentait les forces réactionnaires à l’intérieur et à l’extérieur du pays et son but était de ruiner l’œuvre de la révolution. S’il n’avait pas été rapidement démasqué par le Comité central et détruit à temps, un incalculable dommage aurait été porté au Parti et à la révolution.

Tout ceci nous montre que l’expérience historique de notre Parti lui vient aussi d’avoir été trempé au cours de sa propre lutte contre diverses lignes politiques erronées, et c’est ainsi qu’il a pu remporter de grandes victoires dans la révolution et dans l’édification du pays. Quant aux fautes partielles et isolées, il s’en produit souvent dans notre travail; c’est seulement en s’appuyant sur la sagesse collective du Parti et sur celle des masses populaires, et en s’empressant de dénoncer et de corriger ces fautes que nous avons pu les tuer dans l’œuf, les empêchant de s’étendre à tout le pays, de s’installer pour une longue durée, et de devenir ainsi des erreurs importantes portant préjudice à tout le peuple.

Les communistes doivent adopter une méthode analytique à l’égard des erreurs commises dans le mouvement communiste. Il y a des gens qui considèrent que Staline a eu tort dans tout ce qu’il a fait. C’est là une grave incompréhension. Staline fut un grand marxiste-léniniste, mais c’est aussi un marxiste-léniniste qui a commis quelques grosses erreurs sans en avoir conscience. Nous devons considérer Staline d’un point de vue historique, entreprendre une analyse complète et adéquate pour déterminer quand il a eu raison et quand il a eu tort et pour en tirer une utile leçon.

Ce qu’il y a de juste comme ce qu’il y a d’erroné chez Staline est un phénomène du mouvement communiste international et porte la marque de l’époque. Le mouvement communiste international ne compte en tout qu’un peu plus de cent ans, et trente-neuf ans seulement se sont écoulés depuis la victoire de la Révolution d’Octobre. Il n’a pas encore toute l’expérience nécessaire dans bien des sphères du travail révolutionnaire. 

Nous avons nos grandes réalisations, mais nous avons également nos défauts et nos fautes. De même que l’obtention d’un succès entraîne l’apparition d’un autre succès, l’élimination d’un défaut ou d’une faute peut être suivie par l’apparition d’un autre défaut ou d’une autre faute qui devra à son tour être éliminé. Mais les succès sont toujours plus nombreux que les défauts, il y a toujours plus de réalisations justes que d’erreurs, et les défauts et les fautes ne peuvent manquer finalement d’être surmontés.

Une bonne direction ne consiste pas à ne commettre aucune erreur, mais à prendre les erreurs au sérieux. L’homme qui ne s’est jamais trompé n’existe pas.

Lénine a dit : Reconnaître ouvertement son erreur, en découvrir les causes, analyser la situation qui lui a donné naissance, examiner attentivement les moyens de corriger cette erreur, voilà la marque d’un parti sérieux, voilà ce qui s’appelle, pour lui, remplir ses obligations, éduquer et instruire la classe, et puis les masses. (V. I. Lénine: « La maladie infantile du communisme (Le « gauchisme ») », Œuvres choisies, Tome II, Deuxième partie, page 387, Editions en Langues étrangères, Moscou, 1953).

Fidèle aux enseignements de Lénine, le Parti communiste de l’Union Soviétique a pris une attitude sérieuse à l’égard de certaines erreurs de nature grave commises par Staline dans sa direction de l’édification du socialisme et des conséquences de ces erreurs qui subsistent encore. C’est parce que ces erreurs comportent de si graves conséquences que le Parti communiste de l’Union Soviétique, tout en reconnaissant les grands mérites de Staline, a jugé qu’il était nécessaire d’exposer sans indulgence l’essence des erreurs commises par ce dernier et d’appeler tout le Parti à y voir un avertissement et à liquider résolument leurs conséquences fâcheuses.

Nous, communistes chinois, nous sommes convaincus que les sévères critiques exposées au XXe Congrès du Parti communiste de l’Union Soviétique permettront certainement à tous les facteurs positifs qui ont été étouffés par des mesures politiques erronées de renaître partout à la vie, et que le Parti et le peuple de l’Union Soviétique se trouveront encore plus fermement unis dans la lutte pour construire une grandiose société communiste, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, et pour une paix durable dans le monde entier.

Les forces réactionnaires mondiales tournent ces faits en ridicule; elles se moquent de nous parce que nous liquidons les erreurs commises dans notre camp. Mais à quoi riment ces moqueries? Il ne fait aucun doute que ces railleurs se trouveront en face d’un vaste camp de la paix et du socialisme encore plus puissant, invincible, avec l’Union Soviétique à sa tête, et que leurs agissements de mangeurs d’hommes les mettront en fort mauvaise posture.

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PCF (mlm) : L’architecture de l’Organisation

Nous voulons ici parler de la question de l’organisation, c’est-à-dire de comment les révolutionnaires s’organisent, développent leurs activités, conçoivent leurs actions. Nous ne l’avons jamais fait, en raison de la nécessité de préserver ce qui est la chose la plus fondamentale pour une organisation révolutionnaire : sa survie. Le capitalisme vise en effet, par la pression sociale et la répression, à écraser l’organisation révolutionnaire. Pour éviter les coups, il ne faut donc rien livrer à l’ennemi quant à son propre fonctionnement.

Il est nécessaire qu’à chaque moment, en cas de coup dur, un noyau de l’Organisation soit en mesure de reconstruire celle-ci à lui tout seul. Cela présuppose, non pas tant un haut niveau de formation ou de capacité de « positionnement », qu’une réelle détermination. De par la nature du capitalisme existant en France, avec des forces de production réellement développées, se mettre au service de la bataille pour le communisme exige une détermination engageant toute son existence.

Nous ne sommes plus au début du XXe siècle où la question du socialisme pouvait se résoudre intellectuellement, au sens où il s’agissait de convaincre de la justesse des thèses de Karl Marx sur le mode de production capitaliste, de se positionner de manière adéquate dans le parcours de la lutte des classes. Aujourd’hui, pour s’arracher à l’esprit du capitalisme lui-même, à ses influences concernant ses choix, il faut une rupture et une culture de la rupture.

Cette culture de la rupture est essentielle. Elle est la base pour porter une alternative et ne pas tomber dans l’esprit chroloforme-réforme. Qui ne vit pas la rupture sur le plan des valeurs, dans sa vie personnelle, se fait rattraper par la corruption capitaliste. C’est la bataille pour transformer l’être humain dans ce qu’il a de plus profond.

Lénine avait déjà compris la question de cette rupture, en soulignant de manière tout à fait juste la primauté de la conscience. Le rejet du spontanéisme et l’affirmation de la conscience socialiste forment la base du principe de rupture. Lénine, dans Que faire ?, a écrit notamment ces lignes essentielles :

« La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons.

Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’Etat et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles.

C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? – on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux qui penchent vers l’économisme, à savoir “aller aux ouvriers”.

Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée. »

Cette rupture doit être assumée comme bataille pour le communisme, sans quoi il y a toujours un espace pour le repli, la fuite, la capitulation, dans un confort matériel plus ou moins illusoire. Le capitalisme est un mode de production qui avilit les consciences, qui engourdit les esprits, qui humilie les valeurs positives dans la vie. Qui ne veut pas se laisser corrompre dans le combat révolutionnaire doit partir du poids croissant de la subjectivité dans les métropoles.

Ulrike Meinhof a eu raison d’affirmer, en 1976, au sujet des communistes que :

« Nous ne partons pas d’une position de classe, quelle qu’elle soit, mais de la lutte des classes comme principe de toute histoire, et de la guerre de classes, comme réalité dans laquelle se réalise la politique prolétarienne, et – comme nous l’avons appris – seulement dans et par la guerre.

La position de classe ne peut être que le mouvement de la classe dans la guerre des classes, le prolétariat mondial armé et combattant, réellement ses avant-gardes, les mouvements de libération – ou comme dit [le Black Panther George] Jackson : connections, connections, connections – c’est-à-dire mouvement, interaction, communication, coordination, lutte collective – stratégie.

Tout cela est paralysé dans le concept de ‘‘position de classe’’. »

Aucune existence authentique n’est possible à l’extérieur de la bataille pour le communisme !

La cooptation

La lutte des classes est un processus ardu. Les éléments d’avant-garde se reconnaissent entre eux dans leur engagement, suivant le principe de la dignité du réel. Il ne s’agit pas que de théorie, de programme, de lignes, de tactiques, etc., car qui va dans le bon sens de l’histoire sait, le cas échéant, dépasser les différences seulement apparentes. Il s’agit d’engagement.

C’est ce qui fait qu’il y a toujours une grande interaction au sein des éléments d’avant-garde. Le principe de la cooptation pour l’Organisation en découle. On ne peut pas « adhérer » au Parti. On ne sympathise pas au point de décider d’en être membre un jour. Cela n’a jamais été ainsi et cela ne sera jamais ainsi. L’appartenance à l’Organisation se déroule selon une interaction, une base commune dans la détermination à changer la réalité.

Comme cette détermination se fonde sur des valeurs, il est logique que la question de fond, celle des idées, soit essentielle. Mais dans la bataille pour la libération du prolétariat, les valeurs ne sont jamais un obstacle formel. La différence programmatique n’a en rien empêché l’unité ouvrière antifasciste en février 1934, puis le Front populaire en 1936. De la même manière, si quelqu’un dit qu’il n’est pas d’accord avec le PCF(mlm) simplement en raison de tel ou tel point particulier, c’est hypocrite et on sait que ce sont de fausses excuses, la question n’étant pas là. Car ce qui compte, c’est d’assumer le saut dans l’antagonisme.

On est soit une partie du problème, soit une partie de la solution. Alors, une fois qu’on voit cela, concrètement, les choses se posent naturellement. On voit qui avance car on lutte ensemble, et on s’unit, dans le processus critique – autocritique – unité.

Le second point essentiel rendant inévitable la cooptation, c’est bien entendu la question de la sécurité. L’Organisation ne peut fonctionner que si sa base est saine de toute infiltration, de tout opportunisme. En ce sens, il y a un haut niveau d’exigence. Reprenant l’argument utilisé contre Lénine, certains de nos détracteurs nous accusent d’être une « secte ». C’est là une argumentation typiquement libérale petite-bourgeoise, dont le caractère erroné ressort d’autant plus qu’une secte peut être rejointe facilement, alors qu’il est très difficile d’en sortir. Or, chez nous, c’est le contraire, car notre objectif est de produire des cadres et nous suivons l’adage léniniste « mieux vaut moins, mais mieux ».

La compartimentation

Le principe de la cooptation nous distingue fondamentalement des organisations non révolutionnaires, car aucune organisation révolutionnaire ne peut pas chercher à se structurer sans parer aux coups des ennemis. Il en va de même pour la compartimentation.

Le principe de la compartimentation consiste en ce que l’organisation consiste en des secteurs qui ne connaissent pas les activités des autres secteurs, ni même leurs membres. Ainsi, si un secteur est « infecté », il ne peut en contaminer d’autres, il est isolé. Le principe est bien connu en France de par l’épisode de la Résistance.

Nous n’avons jamais voulu parler de ce principe ouvertement. Non pas, car des non-révolutionnaires pourraient l’utiliser : cela ne peut pas être le cas. Il n’existe pas de « technique » décisive, de « méthode » à suivre, ou quoi que ce soit de ce genre. C’est là un point absolument capital, qui doit être compris dans toute son ampleur.

En ce sens, nous rejetons résolument la conception pragmatique-machiavélique du Parti Communiste des Philippines, du Parti Communiste d’Inde (maoïste), du TKP/ML en Turquie, de la seconde position des années 1980 en Italie. Nous voyons bien la validité des thèses affirmant la primauté de la politique – donc de l’idéologie – dans les actions, dans l’application des décisions !

Si nous n’avons pas posé la question de la compartimentation ouvertement, c’est que nous voulions éviter que le concept soit incompris dans un contexte où la crise générale du capitalisme n’était pas si marquée. Désormais, c’est le cas et la lutte des classes reprend ses droits dans une France impérialiste dont l’histoire a été « gelée » pendant plusieurs décennies.

La clandestinité

La Résistance était, pendant l’Occupation allemande, par définition clandestine. La clandestinité n’implique pas forcément des activités illégales, cela signifie simplement que les actions sont secrètes. Aucune organisation révolutionnaire peut se satisfaire, par définition, que l’État connaisse ses membres, ses actions, son développement, etc. Aucune révolution ne peut en effet avoir lieu ou même se développer si, de manière aisée, la répression intervient pour mettre les révolutionnaires en prison ou briser ses initiatives. En fait, la clandestinité au sens substantiel du terme, c’est l’évitement de la contre-révolution. L’État n’a pas à savoir avec qui il est discuté, qui pense quoi, qui fait quoi.

Sur internet on trouve, à l’inverse, aisément des gens revendiquant d’avoir ici diffusé des tracts, là écrit un slogan sur un mur, ou encore d’avoir rencontré des gens à tel endroit, d’avoir organisé une réunion à tel autre endroit. C’est de la vanité qui n’aide que l’ennemi. Bien entendu, la mise en avant sur internet est pour beaucoup de ces gens une fin en soi et on sait que pour exister virtuellement, il faut faire du bruit. Cela s’oppose toutefois totalement aux exigences révolutionnaires.

Une activité est calibrée par le fait : 1. de s’inscrire dans les masses 2. d’élever le niveau de conscience des masses 3. d’organiser les masses 4. d’en arriver au terrain de l’autonomie prolétarienne, en-dehors des institutions et des syndicats 5. de parvenir à la conscience communiste 6. de développer l’insurrection pour la prise du pouvoir.

Une activité est donc bien circonscrite et le fait de la révéler est inutile et même contre-productif. C’est se tourner vers une reconnaissance formelle de son travail au lieu de chercher un succès concret sur le terrain des masses. Nous savons bien qu’en agissant de telle manière, on obtient pas la reconnaissance des opportunistes voulant des illustrations d’actions avec des textes d’autosatisfaction. En même temps, nous nous en passons bien et nous pensons que ceux qui cèdent à la démagogie des compte-rendus complaisants sur internet ne font, finalement, rien d’autre que le choix de la facilité.

Le centralisme démocratique

Toute cette architecture de l’Organisation ne peut pas fonctionner sans mouvement du bas vers le haut et du haut vers le bas, c’est-à-dire la dialectique de la base et de la direction. Il ne s’agit pas ici de penser que la direction est le simple lieu de rassemblement des points de vue de la base. Ce serait une lecture communiste libertaire. En réalité, il y a un saut qualitatif à chaque palier de direction. La Direction, son plus haut niveau, est ainsi, comme l’a formulé Gonzalo, le produit de tout un mouvement historique, une synthèse exprimant la mise en perspective s’appuyant sur le matérialisme historique.

Pour cette raison, chaque niveau de l’Organisation se place en rapport dialectique avec ce qui se situe en-dessous de lui et ce qui se situe au-dessus. Pour la Direction, ce qu’il y a d’au-dessus, c’est la base, et inversement la base a en-dessous le plus haut niveau de l’Organisation. Ce processus est difficile à saisir en pratique de prime abord, il demande un expérience concrète afin que les contours en soient suffisamment délimités et saisis. Il reflète, dans les faits, la vie de l’Organisation.

Parti Communiste de France (Marxiste-Léniniste-Maoïste)
Janvier 2020

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Jean Racine : Athalie

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Joad, Abner.

ABNER

Oui, je viens dans son Temple adorer l’Éternel.

Je viens, selon l’usage antique et solennel,

Célébrer avec vous la fameuse journée,

Où sur le mont Sina la Loi nous fut donnée.

Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jour

La trompette sacrée annonçait le retour,

Du Temple orné partout de festons magnifiques,

Le peuple saint en foule inondait les portiques.

Et tous devant l’autel avec ordre introduits,

De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits,

Au Dieu de l’univers consacraient ces prémices.

Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices.

L’audace d’une femme arrêtant ce concours,

En des jours ténébreux a changé ces beaux jours.

D’adorateurs zélés à peine un petit nombre

Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre.

Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal,

Ou même s’empressant aux autels de Baal,

Se fait initier à ses honteux mystères,

Et blasphème le nom qu’ont invoqué leurs pères.

Je tremble qu’Athalie, à ne vous rien cacher,

Vous-même de l’autel vous faisant arracher,

N’achève enfin sur vous ses vengeances funestes,

Et d’un respect forcé ne dépouille les restes.

JOAD

D’où vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ?

ABNER

Pensez-vous être saint et juste impunément ?

Dès longtemps elle hait cette fermeté rare

Qui rehausse en Joad l’éclat de la tiare.

Dès longtemps votre amour pour la religion

Est traité de révolte et de sédition.

Du mérite éclatant cette reine jalouse,

Hait surtout Josabet votre fidèle épouse.

Si du grand prêtre Aaron Joad est successeur,

De notre dernier roi Josabet est la soeur.

Mathan d’ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilège,

Plus méchant qu’Athalie, à toute heure l’assiège ;

Mathan de nos autels infâme déserteur,

Et de toute vertu zélé persécuteur.

C’est peu que le front ceint d’une mitre étrangère,

Ce lévite à Baal prête son ministère.

Ce Temple l’importune, et son impiété

Voudrait anéantir le Dieu qu’il a quitté.

Pour vous perdre il n’est point de ressorts qu’il n’invente.

Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante.

Il affecte pour vous une fausse douceur.

Et par là de son fiel colorant la noirceur,

Tantôt à cette reine il vous peint redoutable.

Tantôt voyant pour l’or sa soif insatiable,

Il lui feint qu’en un lieu que vous seul connaissez,

Vous cachez des trésors par David amassés.

Enfin depuis deux jours la superbe Athalie,

Dans un sombre chagrin paraît ensevelie.

Je l’observais hier, et je voyais ses yeux

Lancer sur le lieu saint des regards furieux ;

Comme si dans le fond de ce vaste édifice

Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.

Croyez-moi, plus j’y pense, et moins je puis douter,

Que sur vous son courroux ne soit prêt d’éclater,

Et que de Jézabel la fille sanguinaire

Ne vienne attaquer Dieu jusqu’en son sanctuaire.

JOAD

Celui qui met un frein à la fureur des flots,

Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Soumis avec respect à sa volonté sainte,

Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

Cependant je rends grâce au zèle officieux

Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux.

Je vois que l’injustice en secret vous irrite,

Que vous avez encor le coeur israélite.

Le ciel en soit béni. Mais ce secret courroux,

Cette oisive vertu, vous en contentez-vous ?

La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?

Huit ans déjà passés, une impie étrangère

Du sceptre de David usurpe tous les droits,

Se baigne impunément dans le sang de nos rois,

Des enfants de son fils détestable homicide,

Et même contre Dieu lève son bras perfide.

Et vous, l’un des soutiens de ce tremblant État,

Vous nourri dans les camps du saint roi Josaphat,

Qui sous son fils Joram commandiez nos armées,

Qui rassurâtes seul nos villes alarmées,

Lorsque d’Ochosias le trépas imprévu

Dispersa tout son camp à l’aspect de Jéhu :

Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche.

Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche :

Du zèle de ma Loi que sert de vous parer ?

Par de stériles voeux pensez-vous m’honorer ?

Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?

Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?

Le sang de vos rois crie, et n’est point écouté.

Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété.

Du milieu de mon peuple exterminez les crimes,

Et vous viendrez alors m’immoler des victimes.

ABNER

Hé que puis-je au milieu de ce peuple abattu ?

Benjamin est sans force, et Juda sans vertu.

Le jour qui de leur roi vit éteindre la race,

Éteignit tout le feu de leur antique audace.

Dieu même, disent-ils, s’est retiré de nous.

De l’honneur des Hébreux autrefois si jaloux,

Il voit sans intérêt leur grandeur terrassée,

Et sa miséricorde à la fin s’est lassée.

On ne voit plus pour nous ses redoutables mains,

De merveilles sans nombre effrayer les humains.

L’Arche sainte est muette, et ne rend plus d’oracles.

JOAD

Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?

Quand Dieu par plus d’effets montra-t-il son pouvoir ?

Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,

Peuple ingrat ? Quoi ? toujours les plus grandes merveilles

Sans ébranler ton coeur frapperont tes oreilles ?

Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours

Des prodiges fameux accomplis en nos jours ?

Des tyrans d’Israël les célèbres disgrâces,

Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ;

L’impie Achab détruit, et de son sang trempé

Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;

Près de ce champ fatal Jézabel immolée,

Sous les pieds des chevaux cette reine foulée ;

Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,

Et de son corps hideux les membres déchirés ;

Des prophètes menteurs la troupe confondue,

Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ;

Élie aux éléments parlant en souverain,

Les cieux par lui fermés et devenus d’airain,

Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;

Les morts se ranimant à la voix d’Élisée ;

Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants,

Un Dieu, tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps.

Il sait quand il lui plaît faire éclater sa gloire,

Et son peuple est toujours présent à sa mémoire.

ABNER

Mais où sont ces honneurs à David tant promis,

Et prédits même encore à Salomon son fils ?

Hélas ! nous espérions que de leur race heureuse,

Devait sortir de rois une suite nombreuse,

Que sur toute tribu, sur toute nation,

L’un d’eux établirait sa domination,

Ferait cesser partout la discorde et la guerre,

Et verrait à ses pieds tous les rois de la terre.

JOAD

Aux promesses du ciel pourquoi renoncez-vous ?

ABNER

Ce roi fils de David, où le chercherons-nous ?

Le ciel même peut-il réparer les ruines

De cet arbre séché jusque dans ses racines ?

Athalie étouffa l’enfant même au berceau.

Les morts après huit ans, sortent-ils du tombeau ?

Ah ! si dans sa fureur elle s’était trompée,

Si du sang de nos rois quelque goutte échappée…

JOAD

Hé bien ? Que feriez-vous ?

ABNER

Ô jour heureux pour moi !

De quelle ardeur j’irais reconnaître mon roi !

Doutez-vous qu’à ses pieds nos tribus empressées…

Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées ?

Déplorable héritier de ces rois triomphants,

Ochosias restait seul avec ses enfants.

Par les traits de Jéhu je vis percer le père,

Vous avez vu les fils massacrés par la mère.

JOAD

Je ne m’explique point. Mais quand l’astre du jour

Aura sur l’horizon fait le tiers de son tour,

Lorsque la troisième heure aux prières rappelle,

Retrouvez-vous au Temple avec ce même zèle.

Dieu pourra vous montrer par d’importants bienfaits,

Que sa parole est stable, et ne trompe jamais.

Allez, pour ce grand jour il faut que je m’apprête.

Et du Temple déjà l’aube blanchit le faîte.

ABNER

Quel sera ce bienfait que je ne comprends pas ?

L’illustre Josabet porte vers vous ses pas.

Je sors, et vais me joindre à la troupe fidèle

Qu’attire de ce jour la pompe solennelle.

SCÈNE II

Joad, Josabet.

JOAD

Les temps sont accomplis, Princesse, il faut parler,

Et votre heureux larcin ne se peut plus celer.

Des ennemis de Dieu la coupable insolence

Abusant contre lui de ce profond silence,

Accuse trop longtemps ses promesses d’erreur.

Que dis-je ? Le succès animant leur fureur,

Jusque sur notre autel votre injuste marâtre

Veut offrir à Baal un encens idolâtre.

Montrons ce jeune roi que vos mains ont sauvé,

Sous l’aile du Seigneur dans le Temple élevé.

De nos princes hébreux il aura le courage,

Et déjà son esprit a devancé son âge.

Avant que son destin s’explique par ma voix,

Je vais l’offrir au Dieu, par qui règnent les rois.

Aussitôt assemblant nos lévites, nos prêtres,

Je leur déclarerai l’héritier de leurs maîtres.

JOSABET

Sait-il déjà son nom, et son noble destin ?

JOAD

Il ne répond encor qu’au nom d’Éliacin,

Et se croit quelque enfant rejeté par sa mère,

À qui j’ai par pitié daigné servir de père.

JOSABET

Hélas ! de quel péril je l’avais su tirer !

Dans quel péril encore est-il prêt de rentrer !

JOAD

Quoi ? Déjà votre foi s’affaiblit et s’étonne ?

JOSABET

À vos sages conseils, Seigneur, je m’abandonne.

Du jour que j’arrachai cet enfant à la mort,

Je remis en vos mains tout le soin de son sort.

Même de mon amour craignant la violence,

Autant que je le puis, j’évite sa présence,

De peur qu’en le voyant, quelque trouble indiscret

Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret.

Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières,

Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières.

Cependant aujourd’hui puis-je vous demander

Quels amis vous avez prêts à vous seconder ?

Abner, le brave Abner viendra-t-il nous défendre ?

A-t-il près de son roi fait serment de se rendre ?

JOAD

Abner, quoiqu’on se pût assurer sur sa foi,

Ne sait pas même encor si nous avons un roi.

JOSABET

Mais à qui de Joas confiez-vous la garde ?

Est-ce Obed ? Est-ce Amnon que cet honneur regarde ?

De mon père sur eux les bienfaits répandus…

JOAD

À l’injuste Athalie ils se sont tous vendus.

JOSABET

Qui donc opposez-vous contre ses satellites ?

JOAD

Ne vous l’ai-je pas dit ? Nos prêtres, nos lévites.

JOSABET

Je sais que près de vous en secret assemblé

Par vos soins prévoyants leur nombre est redoublé ;

Que pleins d’amour pour vous, d’horreur pour Athalie,

Un serment solennel par avance les lie

À ce fils de David qu’on leur doit révéler.

Mais quelque noble ardeur dont ils puissent brûler,

Peuvent-ils de leur roi venger seuls la querelle ?

Pour un si grand ouvrage, est-ce assez de leur zèle ?

Doutez-vous qu’Athalie, au premier bruit semé

Qu’un fils d’Ochosias est ici renfermé,

De ses fiers étrangers assemblant les cohortes,

N’environne le Temple et n’en brise les portes ?

Suffira-t-il contre eux de vos ministres saints,

Qui levant au Seigneur leurs innocentes mains,

Ne savent que gémir, et prier pour nos crimes,

Et n’ont jamais versé que le sang des victimes ?

Peut-être dans leurs bras Joas percé de coups…

JOAD

Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous ?

Dieu, qui de l’orphelin protège l’innocence,

Et fait dans la faiblesse éclater sa puissance ;

Dieu, qui hait les tyrans, et qui dans Jezraël

Jura d’exterminer Achab et Jézabel ;

Dieu, qui frappant Joram, le mari de leur fille,

A jusque sur son fils poursuivi leur famille ;

Dieu, dont le bras vengeur, pour un temps suspendu,

Sur cette race impie est toujours étendu.

JOSABET

Et c’est sur tous ces rois sa justice sévère,

Que je crains pour le fils de mon malheureux frère.

Qui sait si cet enfant par leur crime entraîné,

Avec eux en naissant ne fut pas condamné ?

Si Dieu le séparant d’une odieuse race,

En faveur de David voudra lui faire grâce ?

Hélas ! l’état horrible où le ciel me l’offrit,

Revient à tout moment effrayer mon esprit.

De princes égorgés la chambre était remplie.

Un poignard à la main l’implacable Athalie

Au carnage animait ses barbares soldats,

Et poursuivait le cours de ses assassinats.

Joas laissé pour mort frappa soudain ma vue.

Je me figure encor sa nourrice éperdue,

Qui devant les bourreaux s’était jetée en vain,

Et faible le tenait renversé sur son sein.

Je le pris tout sanglant. En baignant son visage,

Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage.

Et soit frayeur encore, ou pour me caresser,

De ses bras innocents je me sentis presser.

Grand Dieu ! que mon amour ne lui soit point funeste.

Du fidèle David, c’est le précieux reste.

Nourri dans ta maison en l’amour de ta Loi,

Il ne connaît encor d’autre père que toi.

Sur le point d’attaquer une reine homicide,

À l’aspect du péril, si ma foi s’intimide,

Si la chair et le sang se troublant aujourd’hui,

Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui,

Conserve l’héritier de tes saintes promesses,

Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses.

JOAD

Vos larmes, Josabet, n’ont rien de criminel.

Mais Dieu veut qu’on espère en son soin paternel.

Il ne recherche point, aveugle en sa colère,

Sur le fils qui le craint, l’impiété du père.

Tout ce qui reste encor de fidèles Hébreux

Lui viendront aujourd’hui renouveler leurs voeux.

Autant que de David la race est respectée,

Autant de Jézabel la fille est détestée.

Joas les touchera par sa noble pudeur,

Où semble de son sang reluire la splendeur.

Et Dieu par sa voix même appuyant notre exemple,

De plus près à leur coeur parlera dans son Temple.

Deux infidèles rois tour à tour l’ont bravé.

Il faut que sur le trône un roi soit élevé,

Qui se souvienne un jour qu’au rang de ses ancêtres,

Dieu l’a fait remonter par la main de ses prêtres,

L’a tiré par leur main de l’oubli du tombeau,

Et de David éteint rallumé le flambeau.

Grand Dieu ! si tu prévois qu’indigne de sa race,

Il doive de David abandonner la trace,

Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché,

Ou qu’un souffle ennemi dans sa fleur a séché.

Mais si ce même enfant à tes ordres docile,

Doit être à tes desseins un instrument utile,

Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis.

Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis.

Confonds dans ses conseils une reine cruelle.

Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle,

Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,

De la chute des rois funeste avant-coureur.

L’heure me presse. Adieu. Des plus saintes familles

Votre fils et sa soeur vous amènent les filles.

SCÈNE III

Josabet, Zacharie, Salomith, Le Choeur.

JOSABET

Cher Zacharie, allez, ne vous arrêtez pas,

De votre auguste père accompagnez les pas.

Ô filles de Lévi, troupe jeune et fidèle,

Que déjà le Seigneur embrase de son zèle,

Qui venez si souvent partager mes soupirs,

Enfants, ma seule joie en mes longs déplaisirs,

Ces festons dans vos mains, et ces fleurs sur vos têtes,

Autrefois convenaient à nos pompeuses fêtes.

Mais, hélas ! en ce temps d’opprobre et de douleurs,

Quelle offrande sied mieux que celle de nos pleurs ?

J’entends déjà, j’entends la trompette sacrée,

Et du Temple bientôt on permettra l’entrée.

Tandis que je me vais préparer à marcher,

Chantez, louez le Dieu que vous venez chercher.

SCÈNE IV

Le Choeur.

TOUT LE CHOEUR, chante.

Tout l’univers est plein de sa magnificence.

Qu’on l’adore, ce Dieu, qu’on l’invoque à jamais.

Son empire a des temps précédé la naissance.

Chantons, publions ses bienfaits.

UNE VOIX, seule.

En vain l’injuste violence

Au peuple qui le loue, imposerait silence,

Son nom ne périra jamais.

Le jour annonce au jour sa gloire et sa puissance.

Tout l’univers est plein de sa magnificence,

Chantons, publions ses bienfaits.

TOUT LE CHOEUR, répète.

Tout l’univers est plein de sa magnificence.

Chantons, publions ses bienfaits.

UNE VOIX, seule.

Il donne aux fleurs leur aimable peinture.

Il fait naître et mûrir les fruits.

Il leur dispense avec mesure

Et la chaleur des jours, et la fraîcheur des nuits ;

Le champ qui les reçut, les rend avec usure.

UNE AUTRE.

Il commande au soleil d’animer la nature,

Et la lumière est un don de ses mains.

Mais sa Loi sainte, sa Loi pure

Est le plus riche don qu’il ait fait aux humains.

UNE AUTRE.

Ô mont de Sinaï, conserve la mémoire

De ce jour à jamais auguste et renommé,

Quand sur ton sommet enflammé

Dans un nuage épais le Seigneur enfermé

Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire.

Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs,

Ces torrents de fumée, et ce bruit dans les airs,

Ces trompettes et ce tonnerre ?

Venait-il renverser l’ordre des éléments ?

Sur ses antiques fondements

Venait-il ébranler la terre ?

UNE AUTRE.

Il venait révéler aux enfants des Hébreux,

De ses préceptes saints la lumière immortelle.

Il venait à ce peuple heureux

Ordonner de l’aimer d’une amour éternelle.

TOUT LE CHOEUR.

Ô divine, ô charmante loi !

Ô justice, ô bonté suprême !

Que de raisons, quelle douceur extrême

D’engager à ce Dieu son amour et sa foi !

UNE VOIX, seule.

D’un joug cruel il sauva nos aïeux,

Les nourrit au désert d’un pain délicieux.

Il nous donne ses lois, il se donne lui-même :

Pour tant de biens il commande qu’on l’aime.

LE CHOEUR.

Ô justice ! ô bonté suprême !

LA MÊME VOIX.

Des mers pour eux il entr’ouvrit les eaux,

D’un aride rocher fit sortir des ruisseaux.

Il nous donne ses lois, il se donne lui-même.

Pour tant de biens il commande qu’on l’aime.

LE CHOEUR.

Ô divine, ô charmante loi !

Que de raisons, quelle douceur extrême,

D’engager à ce Dieu son amour et sa foi !

UNE AUTRE VOIX, seule.

Vous, qui ne connaissez qu’une crainte servile,

Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer ?

Est-il donc à vos coeurs, est-il si difficile

Et si pénible de l’aimer ?

L’esclave craint le tyran qui l’outrage.

Mais des enfants l’amour est le partage.

Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits,

Et ne l’aimer jamais ?

TOUT LE CHOEUR.

Ô divine, ô charmante loi !

Ô justice, ô bonté suprême !

Que de raisons, quelle douceur extrême

D’engager à ce Dieu son amour et sa foi !

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Josabet, Salomith, Le Choeur.

JOSABET

Mes filles, c’est assez, suspendez vos cantiques.

Il est temps de nous joindre aux prières publiques.

Voici notre heure. Allons célébrer ce grand jour,

Et devant le Seigneur paraître à notre tour.

SCÈNE II

Zacharie, Josabet, Salomith, Le Choeur.

JOSABET

Mais que vois-je ? mon fils, quel sujet vous ramène ?

Où courez-vous ainsi tout pâle et hors d’haleine ?

ZACHARIE

Ô ma mère !

JOSABET

Hé bien, quoi ?

ZACHARIE

Le Temple est profané.

JOSABET

Comment ?

ZACHARIE

Et du Seigneur l’autel abandonné.

JOSABET

Je tremble. Hâtez-vous d’éclaircir votre mère.

ZACHARIE

Déjà, selon la Loi, le grand prêtre mon père,

Après avoir au Dieu qui nourrit les humains,

De la moisson nouvelle offert les premiers pains,

Lui présentait encore entre ses mains sanglantes

Des victimes de paix les entrailles fumantes.

Debout à ses côtés le jeune Éliacin,

Comme moi, le servait en long habit de lin ;

Et cependant, du sang de la chair immolée,

Les prêtres arrosaient l’autel et l’assemblée.

Un bruit confus s’élève, et du peuple surpris

Détourne tout à coup les yeux et les esprits.

Une femme… Peut-on la nommer sans blasphème ?

Une femme… C’était Athalie elle-même.

JOSABET

Ciel !

ZACHARIE

Dans un des parvis aux hommes réservé,

Cette femme superbe entre le front levé,

Et se préparait même à passer les limites

De l’enceinte sacrée ouverte aux seuls lévites.

Le peuple s’épouvante et fuit de toutes parts.

Mon père… Ah, quel courroux animait ses regards !

Moïse à Pharaon parut moins formidable.

Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,

D’où te bannit ton sexe et ton impiété.

Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté ?

La reine alors sur lui jetant un ?il farouche,

Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche.

J’ignore si de Dieu l’ange se dévoilant,

Est venu lui montrer un glaive étincelant.

Mais sa langue en sa bouche à l’instant s’est glacée,

Et toute son audace a paru terrassée.

Ses yeux comme effrayés n’osaient se détourner.

Surtout, Eliacin paraissait l’étonner.

JOSABET

Quoi donc ? Éliacin a paru devant elle ?

ZACHARIE

Nous regardions tous deux cette reine cruelle,

Et d’une égale horreur nos coeurs étaient frappés.

Mais les prêtres bientôt nous ont enveloppés.

On nous a fait sortir. J’ignore tout le reste,

Et venais vous conter ce désordre funeste.

JOSABET

Ah ! de nos bras sans doute elle vient l’arracher,

Et c’est lui qu’à l’autel sa fureur vient chercher.

Peut-être en ce moment l’objet de tant de larmes…

Souviens-toi de David, Dieu, qui vois mes alarmes.

SALOMITH

Quel est-il, cet objet des pleurs que vous versez ?

ZACHARIE

Les jours d’Éliacin seraient-ils menacés ?

SALOMITH

Aurait-il de la reine attiré la colère ?

ZACHARIE

Que craint-on d’un enfant sans support, et sans père ?

JOSABET

Ah ! la voici. Sortons. Il la faut éviter.

SCÈNE III

Athalie, Agar, Abner, Suite d’Athalie.

AGAR

Madame, dans ces lieux, pourquoi vous arrêter ?

Ici tous les objets vous blessent, vous irritent,

Abandonnez ce temple aux prêtres qui l’habitent.

Fuyez tout ce tumulte, et dans votre palais

À vos sens agités venez rendre la paix.

ATHALIE

Non, je ne puis, tu vois mon trouble, et ma faiblesse.

Va, fais dire à Mathan qu’il vienne, qu’il se presse.

Heureuse, si je puis trouver par son secours

Cette paix que je cherche, et qui me fuit toujours.

Elle s’assied.

SCÈNE IV

Athalie, Abner, etc.

ABNER

Madame, pardonnez si j’ose le défendre.

Le zèle de Joad n’a point dû vous surprendre.

Du Dieu que nous servons, tel est l’ordre éternel.

Lui-même il nous traça son Temple et son autel,

Aux seuls enfants d’Aaron commit ses sacrifices,

Aux lévites marqua leur place et leurs offices,

Et surtout défendit à leur postérité,

Avec tout autre Dieu toute société.

Hé quoi ? Vous de nos rois et la femme et la mère,

Êtes-vous à ce point parmi nous étrangère ?

Ignorez-vous nos lois ? Et faut-il qu’aujourd’hui…

Voici votre Mathan, je vous laisse avec lui.

ATHALIE

Votre présence, Abner, est ici nécessaire.

Laissons là de Joad l’audace téméraire,

Et tout ce vain amas de superstitions,

Qui ferment votre temple aux autres nations.

Un sujet plus pressant excite mes alarmes.

Je sais que dès l’enfance élevé dans les armes,

Abner a le coeur noble, et qu’il rend à la fois

Ce qu’il doit à son Dieu, ce qu’il doit à ses rois.

Demeurez.

SCÈNE V

Mathan, Athalie, Abner, etc.

MATHAN

Grande Reine, est-ce ici votre place ?

Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace ?

Parmi vos ennemis que venez-vous chercher ?

De ce temple profane osez-vous approcher ?

Avez-vous dépouillé cette haine si vive…

ATHALIE

Prêtez-moi l’un et l’autre une oreille attentive.

Je ne veux point ici rappeler le passé,

Ni vous rendre raison du sang que j’ai versé.

Ce que j’ai fait, Abner, j’ai cru le devoir faire.

Je ne prends point pour juge un peuple téméraire.

Quoi que son insolence ait osé publier,

Le ciel même a pris soin de me justifier.

Sur d’éclatants succès ma puissance établie

A fait jusqu’aux deux mers respecter Athalie.

Par moi Jérusalem goûte un calme profond.

Le Jourdain ne voit plus l’Arabe vagabond,

Ni l’altier Philistin, par d’éternels ravages,

Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages ;

Le Syrien me traite et de reine et de soeur.

Enfin de ma maison le perfide oppresseur,

Qui devait jusqu’à moi pousser sa barbarie,

Jéhu, le fier Jéhu tremble dans Samarie.

De toutes parts pressé par un puissant voisin

Que j’ai su soulever contre cet assassin,

Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.

Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse.

Mais un trouble importun vient depuis quelques jours

De mes prospérités interrompre le cours.

Un songe ( me devrais-je inquiéter d’un songe ?)

Entretient dans mon coeur un chagrin qui le ronge.

Je l’évite partout, partout il me poursuit.

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.

Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,

Comme au jour de sa mort pompeusement parée.

Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté.

Même elle avait encor cet éclat emprunté,

Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,

Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi.

Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.

Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,

Ma fille. En achevant ces mots épouvantables,

Son ombre vers mon lit a paru se baisser.

Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser.

Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange

D’os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,

Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux,

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

ABNER

Grand Dieu !

ATHALIE

Dans ce désordre à mes yeux se présente

Un jeune enfant couvert d’une robe éclatante,

Tels qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus.

Sa vue a ranimé mes esprits abattus.

Mais lorsque revenant de mon trouble funeste,

J’admirais sa douceur, son air noble et modeste,

J’ai senti tout à coup un homicide acier,

Que le traître en mon sein a plongé tout entier.

De tant d’objets divers le bizarre assemblage

Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage.

Moi-même quelque temps honteuse de ma peur

Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur.

Mais de ce souvenir mon âme possédée

À deux fois en dormant revu la même idée.

Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer

Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.

Lasse enfin des horreurs dont j’étais poursuivie

J’allais prier Baal de veiller sur ma vie,

Et chercher du repos au pied de ses autels.

Que ne peut la frayeur sur l’esprit des mortels !

Dans le temple des Juifs un instinct m’a poussée,

Et d’apaiser leur Dieu j’ai conçu la pensée.

J’ai cru que des présents calmeraient son courroux,

Que ce Dieu, quel qu’il soit, en deviendrait plus doux.

Pontife de Baal, excusez ma faiblesse.

J’entre. Le peuple fuit. Le sacrifice cesse.

Le grand prêtre vers moi s’avance avec fureur.

Pendant qu’il me parlait, ô surprise ! ô terreur !

J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée,

Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée.

Je l’ai vu. Son même air, son même habit de lin,

Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin.

C’est lui-même. Il marchait à côté du grand prêtre.

Mais bientôt à ma vue on l’a fait disparaître.

Voilà quel trouble ici m’oblige à m’arrêter,

Et sur quoi j’ai voulu tous deux vous consulter.

Que présage, Mathan, ce prodige incroyable ?

MATHAN

Ce songe, et ce rapport, tout me semble effroyable.

ATHALIE

Mais cet enfant fatal, Abner, vous l’avez vu.

Quel est-il ? De quel sang ? Et de quelle tribu ?

ABNER

Deux enfants à l’autel prêtaient leur ministère.

L’un est fils de Joad, Josabet est sa mère.

L’autre m’est inconnu.

MATHAN

Pourquoi délibérer ?

De tous les deux, Madame, il se faut assurer.

Vous savez pour Joad mes égards, mes mesures,

Que je ne cherche point à venger mes injures,

Que la seule équité règne en tous mes avis.

Mais lui-même après tout, fût-ce son propre fils,

Voudrait-il un moment laisser vivre un coupable ?

ABNER

De quel crime un enfant peut-il être capable ?

MATHAN

Le ciel nous le fait voir un poignard à la main.

Le ciel est juste et sage et ne fait rien en vain.

Que cherchez-vous de plus ?

ABNER

Mais sur la foi d’un songe

Dans le sang d’un enfant voulez-vous qu’on se plonge ?

Vous ne savez encor de quel père il est né,

Quel il est.

MATHAN

On le craint, tout est examiné.

À d’illustres parents s’il doit son origine,

La splendeur de son sort doit hâter sa ruine.

Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé,

Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ?

Est-ce aux rois à garder cette lente justice ?

Leur sûreté souvent dépend d’un prompt supplice.

N’allons point les gêner d’un soin embarrassant.

Dès qu’on leur est suspect on n’est plus innocent.

ABNER

Hé quoi, Mathan ? D’un prêtre est-ce là le langage ?

Moi, nourri dans la guerre aux horreurs du carnage,

Des vengeances des rois ministre rigoureux,

C’est moi qui prête ici ma voix au malheureux.

Et vous, qui lui devez des entrailles de père,

Vous, ministre de paix dans les temps de colère,

Couvrant d’un zèle faux votre ressentiment,

Le sang à votre gré coule trop lentement ?

Vous m’avez commandé de vous parler sans feinte,

Madame. Quel est donc ce grand sujet de crainte ?

Un songe, un faible enfant, que votre ?il prévenu

Peut-être sans raison croit avoir reconnu.

ATHALIE

Je le veux croire, Abner ; je puis m’être trompée.

Peut-être un songe vain m’a trop préoccupée.

Hé bien ! Il faut revoir cet enfant de plus près.

Il en faut à loisir examiner les traits.

Qu’on les fasse tous deux paraître en ma présence.

ABNER

Je crains…

ATHALIE

Manquerait-on pour moi de complaisance ?

De ce refus bizarre où seraient les raisons ?

Il pourrait me jeter en d’étranges soupçons !

Que Josabet, vous dis-je, ou Joad les amène.

Je puis, quand je voudrai, parler en souveraine.

Vos prêtres, je veux bien, Abner, vous l’avouer,

Des bontés d’Athalie ont lieu de se louer.

Je sais sur ma conduite et contre ma puissance

Jusqu’où de leurs discours ils portent la licence.

Ils vivent cependant, et leur temple est debout.

Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout.

Que Joad mette un frein à son zèle sauvage,

Et ne m’irrite point par un second outrage.

Allez.

SCÈNE VI

Athalie, Mathan, etc.

MATHAN

Enfin je puis parler en liberté.

Je puis dans tout son jour mettre la vérité.

Quelque monstre naissant dans ce temple s’élève,

Reine. N’attendez pas que le nuage crève.

Abner chez le grand prêtre a devancé le jour.

Pour le sang de ses rois vous savez son amour.

Et qui sait si Joad ne veut point en leur place

Substituer l’enfant dont le ciel vous menace,

Soit son fils, soit quelque autre…

ATHALIE

Oui, vous m’ouvrez les yeux.

Je commence à voir clair dans cet avis des cieux.

Mais je veux de mon doute être débarrassée.

Un enfant est peu propre à trahir sa pensée.

Souvent d’un grand dessein un mot nous fait juger.

Laissez-moi, cher Mathan, le voir, l’interroger.

Vous cependant allez, et sans jeter d’alarmes,

À tous mes Tyriens faites prendre les armes.

SCÈNE VII

Joas, Josabet, Athalie, Zacharie, Abner, Salomith, deux Lévites, Le Choeur, etc.

JOSABET, aux deux lévites.

Ô vous, sur ces enfants si chers, si précieux,

Ministres du Seigneur, ayez toujours les yeux.

ABNER, à Josabet.

Princesse, assurez-vous, je les prends sous ma garde.

ATHALIE

Ô ciel ! plus j’examine et plus je le regarde,

C’est lui. D’horreur encor tous mes sens sont saisis.

Epouse de Joad, est-ce là votre fils ?

JOSABET

Qui ? Lui, Madame ?

ATHALIE

Lui.

JOSABET

Je ne suis point sa mère.

Voilà mon fils.

ATHALIE

Et vous, quel est donc votre père ?

Jeune enfant, répondez.

JOSABET

Le ciel jusqu’aujourd’hui…

ATHALIE

Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?

C’est à lui de parler.

JOSABET

Dans un âge si tendre

Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre ?

ATHALIE

Cet âge est innocent. Son ingénuité

N’altère point encor la simple vérité.

Laissez-le s’expliquer sur tout ce qui le touche.

JOSABET, tout bas.

Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche.

ATHALIE

Comment vous nommez-vous ?

JOAS

J’ai nom Éliacin.

ATHALIE

Votre père ?

JOAS

Je suis, dit-on, un orphelin

Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance,

Et qui de mes parents n’eus jamais connaissance.

ATHALIE

Vous êtes sans parents ?

JOAS

Ils m’ont abandonné.

ATHALIE

Comment ? Et depuis quand ?

JOAS

Depuis que je suis né.

ATHALIE

Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ?

JOAS

Ce Temple est mon pays, je n’en connais point d’autre.

ATHALIE

Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?

JOAS

Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.

ATHALIE

Qui vous mit dans ce temple ?

JOAS

Une femme inconnue,

Qui ne dit point son nom, et qu’on n’a point revue.

ATHALIE

Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?

JOAS

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ?

Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,

Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

Tous les jours je l’invoque, et d’un soin paternel

Il me nourrit des dons offerts sur son autel.

ATHALIE

Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse ?

La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,

Font insensiblement à mon inimitié

Succéder… Je serais sensible à la pitié ?

ABNER

Madame, voilà donc cet ennemi terrible.

De vos songes menteurs l’imposture est visible,

À moins que la pitié, qui semble vous troubler,

Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.

ATHALIE, à Joas et à Josabet.

Vous sortez ?

JOSABET

Vous avez entendu sa fortune.

Sa présence à la fin pourrait être importune.

ATHALIE

Non. Revenez. Quel est tous les jours votre emploi ?

JOAS

J’adore le Seigneur. On m’explique sa Loi.

Dans son Livre divin on m’apprend à la lire,

Et déjà de ma main je commence à l’écrire.

ATHALIE

Que vous dit cette loi ?

JOAS

Que Dieu veut être aimé,

Qu’il venge tôt ou tard son saint Nom blasphémé,

Qu’il est le défenseur de l’orphelin timide,

Qu’il résiste au superbe, et punit l’homicide.

ATHALIE

J’entends. Mais tout ce peuple enfermé en ce lieu,

À quoi s’occupe-t-il ?

JOAS

Il loue, il bénit Dieu.

ATHALIE

Dieu veut-il qu’à toute heure on prie, on le contemple ?

JOAS

Tout profane exercice est banni de son Temple.

ATHALIE

Quels sont donc vos plaisirs ?

JOAS

Quelquefois à l’autel

Je présente au grand prêtre ou l’encens, ou le sel.

J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies.

Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies.

ATHALIE

Hé quoi ? Vous n’avez point de passe-temps plus doux ?

Je plains le triste sort d’un enfant tel que vous.

Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.

JOAS

Moi des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire ?

ATHALIE

Non, je ne vous veux pas contraindre à l’oublier.

JOAS

Vous ne le priez point.

ATHALIE

Vous pourrez le prier.

JOAS

Je verrais cependant en invoquer un autre ?

ATHALIE

J’ai mon Dieu que je sers. Vous servirez le vôtre.

Ce sont deux puissants dieux.

JOAS

Il faut craindre le mien,

Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n’est rien.

ATHALIE

Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.

JOAS

Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.

ATHALIE

Ces méchants, qui sont-ils ?

JOSABET

Hé, Madame ! excusez

Un enfant…

ATHALIE, à Josabet.

J’aime à voir comme vous l’instruisez.

Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire.

Vous n’êtes point sans doute un enfant ordinaire.

Vous voyez, je suis reine, et n’ai point d’héritier.

Laissez là cet habit, quittez ce vil métier.

Je veux vous faire part de toutes mes richesses.

Essayez dès ce jour l’effet de mes promesses.

À ma table, partout, à mes côtés assis,

Je prétends vous traiter comme mon propre fils.

JOAS

Comme votre fils ?

ATHALIE

Oui. Vous vous taisez ?

JOAS

Quel père

Je quitterais ! Et pour…

ATHALIE

Hé bien ?

JOAS

Pour quelle mère ?

ATHALIE, à Josabet.

Sa mémoire est fidèle, et dans tout ce qu’il dit

De vous et de Joad je reconnais l’esprit.

Voilà comme infectant cette simple jeunesse

Vous employez tous deux le calme où je vous laisse.

Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur.

Vous ne leur prononcez mon nom qu’avec horreur.

JOSABET

Peut-on de nos malheurs leur dérober l’histoire ?

Tous l’univers les sait. Vous-même en faites gloire.

ATHALIE

Oui, ma juste fureur, et j’en fais vanité,

A vengé mes parents sur ma postérité.

J’aurais vu massacrer et mon père, et mon frère,

Du haut de son palais précipiter ma mère,

Et dans un même jour égorger à la fois,

Quel spectacle d’horreur ! quatre-vingt fils de rois ?

Et pourquoi ? Pour venger je ne sais quels prophètes,

Dont elle avait puni les fureurs indiscrètes.

Et moi, reine sans coeur, fille sans amitié,

Esclave d’une lâche et frivole pitié,

Je n’aurais pas du moins à cette aveugle rage

Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage,

Et de votre David traité tous les neveux,

Comme on traitait d’Achab les restes malheureux ?

Où serais-je aujourd’hui, si domptant ma faiblesse

Je n’eusse d’une mère étouffé la tendresse,

Si de mon propre sang ma main versant des flots

N’eût par ce coup hardi réprimé vos complots ?

Enfin de votre Dieu l’implacable vengeance

Entre nos deux maisons rompit toute alliance.

David m’est en horreur, et les fils de ce roi

Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi.

JOSABET

Tout vous a réussi ? Que Dieu voie, et nous juge.

ATHALIE

Ce Dieu depuis longtemps votre unique refuge,

Que deviendra l’effet de ses prédictions ?

Qu’il vous donne ce roi promis aux nations,

Cet enfant de David, votre espoir, votre attente…

Mais nous nous reverrons. Adieu, je sors contente,

J’ai voulu voir, j’ai vu.

ABNER, à Josabet.

Je vous l’avais promis,

Je vous rends le dépôt que vous m’avez commis.

SCÈNE VIII

Joad, Josabet, Joas, Zacharie, Abner, Salomith, Lévites, Le Choeur.

JOSABET, à Joad.

Avez-vous entendu cette superbe reine,

Seigneur ?

JOAD

J’entendais tout, et plaignais votre peine.

Ces lévites et moi prêts à vous secourir

Nous étions avec vous résolus de périr.

À Joas, en l’embrassant.

Que Dieu veille sur vous, enfant dont le courage

Vient de rendre à son nom le noble témoignage.

Je reconnais, Abner, ce service important.

Souvenez-vous de l’heure où Joad vous attend.

Et nous, dont cette femme impie et meurtrière

A souillé les regards et troublé la prière,

Rentrons, et qu’un sang pur par mes mains épanché

Lave jusques au marbre où ses pas ont touché.

SCÈNE IX

Le Choeur.

UNE DES FILLES DU CHOEUR.

Quel astre à nos yeux vient de luire ?

Quel sera quelque jour cet enfant merveilleux ?

Il brave le faste orgueilleux,

Et ne se laisse point séduire

À tous ses attraits périlleux.

UNE AUTRE.

Pendant que du dieu d’Athalie

Chacun court encenser l’autel,

Un enfant courageux publie

Que Dieu lui seul est éternel,

Et parle comme un autre Élie

Devant cette autre Jézabel.

UNE AUTRE.

Qui nous révélera ta naissance secrète,

Cher enfant ? Es-tu fils de quelque saint prophète ?

UNE AUTRE.

Ainsi l’on vit l’aimable Samuel

Croître à l’ombre du tabernacle.

Il devint des Hébreux l’espérance et l’oracle.

Puisses-tu, comme lui, consoler Israël !

UNE AUTRE, chante.

Ô bienheureux mille fois

L’enfant que le Seigneur aime,

Qui de bonne heure entend sa voix,

Et que ce Dieu daigne instruire lui-même !

Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux

Il est orné dès sa naissance ;

Et du méchant l’abord contagieux

N’altère point son innocence.

TOUT LE CHOEUR.

Heureuse, heureuse l’enfance

Que le Seigneur instruit et prend sous sa défense !

LA MEME VOIX, seule.

Tel en un secret vallon

Sur le bord d’une onde pure

Croît à l’abri de l’aquilon

Un jeune lis, l’amour de la nature.

Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux

Il est orné dès sa naissance ;

Et du méchant l’abord contagieux

N’altère point son innocence.

TOUT LE CHOEUR.

Heureux, heureux mille fois

L’enfant que le Seigneur rend docile à ses lois !

UNE VOIX, seule.

Mon Dieu, qu’une vertu naissante

Parmi tant de périls marche à pas incertains !

Qu’une âme qui te cherche, et veut être innocente,

Trouve d’obstacle à ses desseins !

Que d’ennemis lui font la guerre !

Où se peuvent cacher tes saints ?

Les pécheurs couvrent la terre.

UNE AUTRE.

Ô palais de David, et sa chère cité,

Mont fameux, que Dieu même a longtemps habité,

Comment as-tu du ciel attiré la colère ?

Sion, chère Sion, que dis-tu quand tu vois

Une impie étrangère

Assise, hélas ! au trône de tes rois ?

TOUT LE CHOEUR.

Sion, chère Sion, que dis-tu quand tu vois

Une impie étangère

Assise, hélas ! au trône de tes rois ?

LA MÊME VOIX, continue.

Au lieu des cantiques charmants,

Où David t’exprimait ses saints ravissements,

Et bénissait son Dieu, son Seigneur, et son père ;

Sion, chère Sion, que dis-tu quand tu vois

Louer le dieu de l’impie étrangère

Et blasphémer le nom qu’ont adoré tes rois ?

UNE VOIX, seule.

Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore

Verrons-nous contre toi les méchants s’élever ?

Jusque dans ton saint Temple ils viennent te braver.

Ils traitent d’insensé le peuple qui t’adore.

Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore

Verrons-nous contre toi les méchants s’élever ?

UNE AUTRE.

Que vous sert, disent-ils, cette vertu sauvage ?

De tant de plaisirs si doux

Pourquoi fuyez-vous l’usage ?

Votre Dieu ne fait rien pour vous.

UNE AUTRE.

Rions, chantons, dit cette troupe impie,

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs

Promenons nos désirs.

Sur l’avenir, insensé qui se fie.

De nos ans passagers le nombre est incertain.

Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie,

Qui sait si nous serons demain !

TOUT LE CHOEUR.

Qu’ils pleurent, ô mon Dieu, qu’ils frémissent de crainte

Ces malheureux, qui de ta cité sainte

Ne verront point l’éternelle splendeur.

C’est à nous de chanter, nous, à qui tu révèles

Tes clartés immortelles,

C’est à nous de chanter tes dons et ta grandeur.

UNE VOIX, seule.

De tous ces vains plaisirs où leur âme se plonge,

Que leur restera-t-il ? Ce qui reste d’un songe

Dont on a reconnu l’erreur.

À leur réveil, ô réveil plein d’horreur !

Pendant que le pauvre à ta table

Goûtera de ta paix la douceur ineffable ;

Ils boiront dans la coupe affreuse, inépuisable,

Que tu présenteras au jour de ta fureur

À toute la race coupable.

TOUT LE CHOEUR.

Ô réveil plein d’horreur !

Ô songe peu durable !

Ô dangereuse erreur !

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Mathan, Nabal, Le Choeur.

MATHAN

Jeunes filles, allez. Qu’on dise à Josabet

Que Mathan veut ici lui parler en secret.

UNE DES FILLES DU CHOEUR.

Mathan ! Ô Dieu du ciel, puisses-tu le confondre.

NABAL

Hé quoi ? Tout se disperse et fuit sans vous répondre ?

MATHAN

Approchons.

SCÈNE II

Zacharie, Mathan, Nabal.

ZACHARIE

Téméraire, où voulez-vous passer ?

Au delà de ce lieu gardez-vous d’avancer.

C’est des ministres saints la demeure sacrée.

Les lois à tout profane en défendent l’entrée.

Qui cherchez-vous ? Mon père en ce jour solennel

De l’idolâtre impur fuit l’aspect criminel.

Et devant le Seigneur maintenant prosternée

Ma mère en ce devoir craint d’être détournée.

MATHAN

Mon fils, nous attendrons, cessez de vous troubler.

C’est votre illustre mère à qui je veux parler.

Je viens ici chargé d’un ordre de la reine.

SCÈNE III

Mathan, Nabal.

NABAL

Leurs enfants ont déjà leur audace hautaine.

Mais que veut Athalie en cette occasion ?

D’où naît dans ses conseils cette confusion ?

Par l’insolent Joad ce matin offensée,

Et d’un enfant fatal en songe menacée,

Elle allait immoler Joad à son courroux,

Et dans ce temple enfin placer Baal et vous.

Vous m’en aviez déjà confié votre joie,

Et j’espérais ma part d’une si riche proie.

Qui fait changer ainsi ses voeux irrésolus ?

MATHAN

Ami, depuis deux jours je ne la connais plus.

Ce n’est plus cette reine éclairée, intrépide,

Élevée au-dessus de son sexe timide,

Qui d’abord accablait ses ennemis surpris,

Et d’un instant perdu connaissait tout le prix.

La peur d’un vain remords trouble cette grande âme,

Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme.

J’avais tantôt rempli d’amertume et de fiel

Son coeur déjà saisi des menaces du ciel.

Elle-même à mes soins confiant sa vengeance

M’avait dit d’assembler sa garde en diligence.

Mais soit que cet enfant devant elle amené,

De ses parents, dit-on, rebut infortuné,

Eût d’un songe effrayant diminué l’alarme,

Soit qu’elle eût même en lui vu je ne sais quel charme,

J’ai trouvé son courroux chancelant, incertain,

Et déjà remettant sa vengeance à demain.

Tous ses projets semblaient l’un l’autre se détruire.

Du sort de cet enfant je me suis fait instruire,

Ai-je dit. On commence à vanter ses aïeux.

Joad de temps en temps le montre aux factieux,

Le fait attendre aux Juifs comme un autre Moïse,

Et d’oracles menteurs s’appuie et s’autorise.

Ces mots ont fait monter la rougeur sur son front.

Jamais mensonge heureux n’eut un effet si prompt.

« Est-ce à moi de languir dans cette incertitude ?

Sortons, a-t-elle dit, sortons d’inquiétude.

Vous-même à Josabet prononcez cet arrêt.

Les feux vont s’allumer, et le fer est tout prêt.

Rien ne peut de leur temple empêcher le ravage,

Si je n’ai de leur foi cet enfant pour otage. »

NABAL

Hé bien ! Pour un enfant qu’ils ne connaissent pas,

Que le hasard peut-être a jeté dans leurs bras,

Voudront-ils que leur temple enseveli sous l’herbe…

MATHAN

Ah ! de tous les mortels connais le plus superbe.

Plutôt que dans mes mains par Joad soit livré

Un enfant qu’à son Dieu Joad a consacré,

Tu lui verras subir la mort la plus terrible.

D’ailleurs pour cet enfant leur attache est visible.

Si j’ai bien de la reine entendu le récit,

Joad sur sa naissance en sait plus qu’il ne dit.

Quel qu’il soit, je prévois qu’il leur sera funeste.

Ils le refuseront. Je prends sur moi le reste.

Et j’espère qu’enfin de ce temple odieux

Et la flamme et le fer vont délivrer mes yeux.

NABAL

Qui peut vous inspirer une haine si forte ?

Est-ce que de Baal le zèle vous transporte ?

Pour moi, vous le savez, descendu d’Ismaël

Je ne sers ni Baal, ni le Dieu d’Israël.

MATHAN

Ami, peux-tu penser que d’un zèle frivole

Je me laisse aveugler pour une vaine idole,

Pour un fragile bois, que malgré mon secours

Les vers sur son autel consument tous les jours ?

Né ministre du Dieu qu’en ce temple on adore,

Peut-être que Mathan le servirait encore,

Si l’amour des grandeurs, la soif de commander

Avec son joug étroit pouvaient s’accommoder.

Qu’est-il besoin, Nabal, qu’à tes yeux je rappelle

De Joad et de moi la fameuse querelle,

Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir,

Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir ?

Vaincu par lui, j’entrai dans une autre carrière,

Et mon âme à la cour s’attacha toute entière.

J’approchai par degrés de l’oreille des rois,

Et bientôt en oracle on érigea ma voix.

J’étudiai leur coeur, je flattai leurs caprices,

Je leur semai de fleurs le bord des précipices.

Près de leurs passions rien ne me fut sacré.

De mesure et de poids je changeais à leur gré.

Autant que de Joad l’inflexible rudesse

De leur superbe oreille offensait la mollesse,

Autant je les charmais par ma dextérité,

Dérobant à leurs yeux la triste vérité,

Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables,

Et prodigue surtout du sang des misérables.

Enfin au Dieu nouveau qu’elle avait introduit

Par les mains d’Athalie un temple fut construit.

Jérusalem pleura de se voir profanée.

Des enfants de Lévi la troupe consternée

En poussa vers le ciel des hurlements affreux.

Moi seul donnant l’exemple aux timides Hébreux,

Déserteur de leur loi, j’approuvai l’entreprise

Et par là de Baal méritai la prêtrise.

Par là je me rendis terrible à mon rival,

Je ceignis la tiare, et marchai son égal.

Toutefois, je l’avoue, en ce comble de gloire

Du Dieu que j’ai quitté l’importune mémoire

Jette encore en mon âme un reste de terreur.

Et c’est ce qui redouble et nourrit ma fureur.

Heureux ! si sur son temple achevant ma vengeance,

Je puis convaincre enfin sa haine d’impuissance,

Et parmi le débris, le ravage, et les morts,

À force d’attentats perdre tous mes remords.

Mais voici Josabet.

SCÈNE IV

Josabet, Mathan, Nabal.

MATHAN

Envoyé par la reine

Pour rétablir le calme et dissiper la haine,

Princesse, en qui le ciel mit un esprit si doux,

Ne vous étonnez pas si je m’adresse à vous.

Un bruit, que j’ai pourtant soupçonné de mensonge,

Appuyant les avis qu’elle a reçus en songe,

Sur Joad accusé de dangereux complots,

Allait de sa colère attirer tous les flots.

Je ne veux point ici vous vanter mes services.

De Joad contre moi je sais les injustices.

Mais il faut à l’offense opposer les bienfaits.

Enfin je viens chargé de paroles de paix.

Vivez, solennisez vos fêtes sans ombrage.

De votre obéissance elle ne veut qu’un gage.

C’est, pour l’en détourner j’ai fait ce que j’ai pu,

Cet enfant sans parents, qu’elle dit qu’elle a vu.

JOSABET

Éliacin !

MATHAN

J’en ai pour elle quelque honte.

D’un vain songe peut-être elle fait trop de compte ;

Mais vous vous déclarez ses mortels ennemis,

Si cet enfant sur l’heure en mes mains n’est remis.

La reine impatiente attend votre réponse.

JOSABET

Et voilà de sa part la paix qu’on nous annonce !

MATHAN

Pourriez-vous un moment douter de l’accepter ?

D’un peu de complaisance, est-ce trop l’acheter ?

JOSABET

J’admirais si Mathan dépouillant l’artifice,

Avait pu de son coeur surmonter l’injustice,

Et si de tant de maux le funeste inventeur,

De quelque ombre de bien pouvait être l’auteur.

MATHAN

De quoi vous plaignez-vous ? Vient-on avec furie

Arracher de vos bras votre fils Zacharie ?

Quel est cet autre enfant si cher à votre amour ?

Ce grand attachement me surprend à mon tour.

Est-ce un trésor pour vous si précieux, si rare ?

Est-ce un libérateur que le ciel vous prépare ?

Songez-y. Vos refus pourraient me confirmer

Un bruit sourd, que déjà l’on commence à semer.

JOSABET

Quel bruit ?

MATHAN

Que cet enfant vient d’illustre origine,

Qu’à quelque grand projet votre époux le destine.

JOSABET

Et Mathan par ce bruit qui flatte sa fureur…

MATHAN

Princesse, c’est à vous à me tirer d’erreur.

Je sais que du mensonge implacable ennemie,

Josabet livrerait même sa propre vie,

S’il fallait que sa vie à sa sincérité

Coûtât le moindre mot contre la vérité.

Du sort de cet enfant on n’a donc nulle trace ?

Une profonde nuit enveloppe sa race ?

Et vous-même ignorez de quels parents issu,

De quelles mains Joad en ses bras l’a reçu ?

Parlez, je vous écoute, et suis prêt de vous croire.

Au Dieu que vous servez, Princesse, rendez gloire.

JOSABET

Méchant, c’est bien à vous d’oser ainsi nommer

Un Dieu que votre bouche enseigne à blasphémer.

Sa vérité par vous peut-elle être attestée,

Vous, malheureux, assis dans la chaire empestée

Où le mensonge règne et répand son poison,

Vous, nourri dans la fourbe et dans la trahison ?

SCÈNE V

Joad, Josabet, Mathan, Nabal.

JOAD

Où suis-je ? De Baal ne vois-je pas le prêtre ?

Quoi, fille de David, vous parlez à ce traître ?

Vous souffrez qu’il vous parle ? Et vous ne craignez pas

Que du fond de l’abîme entr’ouvert sous ses pas,

Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent,

Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ?

Que veut-il ? De quel front cet ennemi de Dieu

Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?

MATHAN

On reconnaît Joad à cette violence.

Toutefois il devrait montrer plus de prudence,

Respecter une reine, et ne pas outrager

Celui que de son ordre elle a daigné charger.

JOAD

Hé bien que nous fait-elle annoncer de sinistre ?

Quel sera l’ordre affreux qu’apporte un tel ministre ?

MATHAN

J’ai fait à Josabet savoir sa volonté.

JOAD

Sors donc de devant moi, monstre d’impiété.

De toutes tes horreurs, va, comble la mesure.

Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure,

Abiron, et Dathan, Doëg, Achitophel.

Les chiens, à qui son bras a livré Jézabel,

Attendant que sur toi sa fureur se déploie,

Déjà sont à ta porte et demandent leur proie.

MATHAN

Il se trouble.

Avant la fin du jour… on verra qui de nous…

Doit… Mais sortons, Nabal.

NABAL

Où vous égarez-vous ?

De vos sens étonnés, quel désordre s’empare ?

Voilà votre chemin.

SCÈNE VI

Joad, Josabet.

JOSABET

L’orage se déclare.

Athalie en fureur demande Éliacin.

Déjà de sa naissance et de votre dessein

On commence, Seigneur, à percer le mystère.

Peu s’en faut que Mathan ne m’ait nommé son père.

JOAD

Au perfide Mathan, qui l’aurait révélé ?

Votre trouble à Mathan n’a-t-il point trop parlé ?

JOSABET

J’ai fait ce que j’ai pu pour m’en rendre maîtresse.

Cependant, croyez-moi, Seigneur, le péril presse.

Réservons cet enfant pour un temps plus heureux.

Tandis que les méchants délibèrent entre eux,

Avant qu’on l’environne, avant qu’on nous l’arrache,

Une seconde fois souffrez que je le cache.

Les portes, les chemins lui sont encore ouverts.

Faut-il le transporter aux plus affreux déserts ?

Je suis prête. Je sais une secrète issue

Par où, sans qu’on le voie, et sans être aperçue,

De Cédron avec lui traversant le torrent,

J’irai dans le désert, où jadis en pleurant,

Et cherchant comme nous son salut dans la fuite,

David d’un fils rebelle évita la poursuite.

Je craindrai moins pour lui les lions, et les ours…

Mais pourquoi de Jéhu refuser le secours ?

Je vous ouvre peut-être un avis salutaire.

Faisons de ce trésor Jéhu dépositaire.

On peut dans ses États le conduire aujourd’hui,

Et le chemin est court qui mène jusqu’à lui.

Jéhu n’a point un coeur farouche, inexorable,

De David à ses yeux le nom est favorable.

Hélas ! Est-il un roi si dur et si cruel,

À moins qu’il n’eût pour mère une autre Jézabel,

Qui d’un tel suppliant ne plaignît l’infortune ?

Sa cause à tous les rois n’est-elle pas commune ?

JOAD

Quels timides conseils m’osez-vous suggérer ?

En l’appui de Jéhu pourriez-vous espérer ?

JOSABET

Dieu défend-il tout soin et toute prévoyance ?

Ne l’offense-t-on point par trop de confiance ?

À ses desseins sacrés employant les humains,

N’a-t-il pas de Jéhu lui-même armé les mains ?

JOAD

Jéhu qu’avait choisi sa sagesse profonde,

Jéhu, sur qui je vois que votre espoir se fonde,

D’un oubli trop ingrat a payé ses bienfaits.

Jéhu laisse d’Achab l’affreuse fille en paix,

Suit des rois d’Israël les profanes exemples,

Du vil dieu de l’Égypte a conservé les temples.

Jéhu sur les hauts lieux enfin osant offrir

Un téméraire encens que Dieu ne peut souffrir,

N’a pour servir sa cause et venger ses injures,

Ni le coeur assez droit, ni les mains assez pures.

Non, non, c’est à Dieu seul qu’il nous faut attacher.

Montrons Éliacin, et loin de le cacher,

Que du bandeau royal sa tête soit ornée.

Je veux même avancer l’heure déterminée,

Avant que de Mathan le complot soit formé.

SCÈNE VII

Joad, Joasabet, Azarias suivi du choeur et de plusieurs Lévites.

JOAD

Hé bien, Azarias, le Temple est-il fermé ?

AZARIAS

J’en ai fait devant moi fermer toutes les portes.

JOAD

N’y reste-t-il que vous, et vos saintes cohortes ?

AZARIAS

De ses parvis sacrés j’ai deux fois fait le tour.

Tout a fui. Tous se sont séparés sans retour,

Misérable troupeau, qu’a dispersé la crainte,

Et Dieu n’est plus servi que dans la tribu sainte.

Depuis qu’à Pharaon ce peuple est échappé,

Une égale terreur ne l’avait point frappé.

JOAD

Peuple lâche en effet, et né pour l’esclavage,

Hardi contre Dieu seul ! Poursuivons notre ouvrage.

Mais qui retient encor ces enfants parmi nous ?

UNE DES FILLES DU CHOEUR.

Hé ! pourrions-nous, Seigneur, nous séparer de vous ?

Dans le Temple de Dieu sommes-nous étrangères ?

Vous avez près de vous nos pères, et nos frères.

UNE AUTRE.

Hélas ! si pour venger l’opprobre d’Israël

Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel,

Des ennemis de Dieu percer la tête impie,

Nous lui pouvons du moins immoler notre vie.

Quand vos bras combattront pour son Temple attaqué,

Par nos larmes du moins il peut être invoqué.

JOAD

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,

Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle !

Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?

Du tombeau quand tu veux tu sais nous rappeler.

Tu frappes, et guéris. Tu perds, et ressuscites.

Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites,

Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,

En tes serments jurés au plus saint de leurs rois,

En ce Temple où tu fais ta demeure sacrée,

Et qui doit du soleil égaler la durée.

Mais d’où vient que mon coeur frémit d’un saint effroi ?

Est-ce l’Esprit divin qui s’empare de moi ?

C’est lui-même. Il m’échauffe. Il parle. Mes yeux s’ouvrent,

Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.

Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,

Et de ses mouvements secondez les transports.

LE CHOEUR, chante au son de toute la symphonie des instruments.

Que du Seigneur la voix se fasse entendre,

Et qu’à nos coeurs son oracle divin

Soit ce qu’à l’herbe tendre

Est au printemps la fraîcheur du matin.

JOAD

Cieux, écoutez ma voix. Terre, prête l’oreille.

Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille.

Pécheurs disparaissez, le Seigneur se réveille.

Ici recommence la symphonie, et Joad aussitôt reprend la parole.

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?

Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide !

Des prophètes divins malheureuse homicide.

De son amour pour toi ton Dieu s’est dépouillé.

Ton encens à ses yeux est un encens souillé.

Où menez-vous ces enfants, et ces femmes ?

Le Seigneur a détruit la reine des cités.

Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés.

Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités.

Temple, renverse-toi, cèdres, jetez des flammes.

Jérusalem, objet de ma douleur,

Quelle main en ce jour t’a ravi tous tes charmes ?

Qui changera mes yeux en deux sources de larmes

Pour pleurer ton malheur ?

AZARIAS

Ô saint temple !

JOSABET

Ô David !

LE CHOEUR.

Dieu de Sion, rappelle,

Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.

La symphonie recommence encore, et Joad un moment après l’interrompt.

JOAD

Quelle Jérusalem nouvelle

Sort du fond du désert brillante de clartés,

Et porte sur le front une marque immortelle ?

Peuples de la terre, chantez.

Jérusalem renaît plus charmante, et plus belle.

D’où lui viennent de tous côtés

Ces enfants qu’en son sein elle n’a point portés ?

Lève, Jérusalem, lève ta tête altière.

Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés.

Les rois des nations devant toi prosternés,

De tes pieds baisent la poussière.

Les peuples à l’envi marchent à ta lumière.

Heureux ! qui pour Sion d’une sainte ferveur

Sentira son âme embrasée.

Cieux, répandez votre rosée,

Et que la terre enfante son Sauveur.

JOSABET

Hélas ! d’où nous viendra cette insigne faveur,

Si les rois de qui doit descendre ce Sauveur…

JOAD

Préparez, Josabet, le riche diadème,

Que sur son front sacré David porta lui-même.

Aux lévites.

Et vous, pour vous armer, suivez-moi dans ces lieux

Où se garde caché, loin des profanes yeux,

Ce formidable amas de lances et d’épées,

Qui du sang philistin jadis furent trempées,

Et que David vainqueur, d’ans et d’honneurs chargé,

Fit consacrer au Dieu qui l’avait protégé.

Peut-on les employer pour un plus noble usage ?

Venez, je veux moi-même en faire le partage.

SCÈNE VIII

Salomith, Le Choeur.

SALOMITH

Que de craintes, mes soeurs, que de troubles mortels !

Dieu tout-puissant, sont-ce là les prémices,

Les parfums, et les sacrifices

Qu’on devait en ce jour offrir sur tes autels ?

UNE FILLE DU CHOEUR.

Quel spectacle à nos yeux timides !

Qui l’eût crû, qu’on dût voir jamais

Les glaives meurtriers, les lances homicides

Briller dans la maison de paix ?

UNE AUTRE.

D’où vient que pour son Dieu pleine d’indifférence,

Jérusalem se tait en ce pressant danger ?

D’où vient, mes soeurs, que pour nous protéger,

Le brave Abner au moins ne rompt pas le silence ?

SALOMITH

Hélas ! dans une cour, où l’on n’a d’autres lois

Que la force et la violence,

Où les honneurs et les emplois

Sont le prix d’une aveugle et basse obéissance,

Ma soeur, pour la triste innocence,

Qui voudrait élever sa voix ?

UNE AUTRE.

Dans ce péril, dans ce désordre extrême,

Pour qui prépare-t-on le sacré diadème ?

SALOMITH

Le Seigneur a daigné parler,

Mais ce qu’à son prophète il vient de révéler,

Qui pourra nous le faire entendre ?

S’arme-t-il pour nous défendre ?

S’arme-t-il pour nous accabler ?

TOUT LE CHOEUR, chante.

Ô promesse ! ô menace ! ô ténébreux mystère !

Que de maux, que de biens sont prédits tour à tour !

Comment peut-on avec tant de colère,

Accorder tant d’amour ?

UNE VOIX, seule.

Sion ne sera plus. Une flamme cruelle

Détruira tous ses ornements.

UNE AUTRE VOIX.

Dieu protège Sion. Elle a pour fondements

Sa parole éternelle.

LA PREMIÈRE.

Je vois tout son éclat disparaître à mes yeux.

LA SECONDE.

Je vois de toutes parts sa clarté répandue.

LA PREMIÈRE.

Dans un gouffre profond Sion est descendue.

LA SECONDE.

Sion a son front dans les cieux.

LA PREMIÈRE.

Quel triste abaissement !

LA SECONDE.

Quelle immortelle gloire !

LA PREMIÈRE.

Que de cris de douleur !

LA SECONDE.

Que de chants de victoire !

UNE TROISIÈME.

Cessons de nous troubler. Notre Dieu quelque jour

Dévoilera ce grand mystère.

TOUTES TROIS.

Révérons sa colère.

Espérons en son amour.

UNE AUTRE.

D’un coeur qui t’aime,

Mon Dieu, qui peut troubler la paix ?

Il cherche en tout ta volonté suprême,

Et ne se cherche jamais.

Sur la terre, dans le ciel même,

Est-il d’autre bonheur que la tranquille paix

D’un coeur qui t’aime ?

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

Joas, Joasabet, Zacharie, Salomith, un Lévite, Le Choeur.

SALOMITH

D’un pas majestueux à côté de ma mère,

Le jeune Éliacin s’avance avec mon frère.

Dans ces voiles, mes soeurs, que portent-ils tous deux ?

Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ?

JOSABET, à Zacharie.

Mon fils, avec respect posez sur cette table

De notre sainte Loi le Livre redoutable.

Et vous aussi posez, aimable Éliacin,

Cet auguste bandeau près du Livre divin.

Lévite, il faut placer, Joad ainsi l’ordonne,

Le glaive de David auprès de sa couronne.

JOAS

Princesse, quel est donc ce spectacle nouveau ?

Pourquoi ce Livre saint, ce glaive, ce bandeau ?

Depuis que le Seigneur m’a reçu dans son Temple,

D’un semblable appareil je n’ai point vu d’exemple.

JOSABET

Tous vos doutes, mon fils, bientôt s’éclairciront.

JOAS

Vous voulez essayer ce bandeau sur mon front ?

Ah, Princesse, gardez d’en profaner la gloire.

Du roi qui l’a porté respectez la mémoire.

Un malheureux enfant aux ours abandonné…

JOSABET, lui essayant le diadème.

Laissez, mon fils, je fais ce qui m’est ordonné.

JOAS

Mais j’entends les sanglots sortir de votre bouche !

Princesse, vous pleurez ! Quelle pitié vous touche ?

Est-ce qu’en holocauste aujourd’hui présenté

Je dois, comme autrefois la fille de Jephté,

Du Seigneur par ma mort apaiser la colère ?

Hélas ! un fils n’a rien qui ne soit à son père.

JOSABET

Voici qui vous dira les volontés des cieux.

Ne craignez rien. Et nous, sortons tous de ces lieux.

SCÈNE II

Joad, Joas.

JOAS, courant dans les bras du grand prêtre.

Mon père !

JOAD

Hé bien, mon fils ?

JOAS

Qu’est-ce donc qu’on prépare ?

JOAD

Il est juste, mon fils, que je vous le déclare.

Il faut que vous soyez instruit, même avant tous,

Des grands desseins de Dieu sur son peuple et sur vous.

Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle.

Il est temps de montrer cette ardeur et ce zèle,

Qu’au fond de votre coeur mes soins ont cultivés,

Et de payer à Dieu ce que vous lui devez.

Sentez-vous cette noble et généreuse envie ?

JOAS

Je me sens prêt, s’il veut, de lui donner ma vie.

JOAD

On vous a lu souvent l’histoire de nos rois.

Vous souvient-il, mon fils, quelles étroites lois

Doit s’imposer un roi digne du diadème ?

JOAS

Un roi sage, ainsi Dieu l’a prononcé lui-même,

Sur la richesse et l’or ne met point son appui,

Craint le Seigneur son Dieu ; sans cesse a devant lui

Ses préceptes, ses lois, ses jugements sévères,

Et d’injustes fardeaux n’accable point ses frères.

JOAD

Mais sur l’un de ces rois s’il fallait vous régler,

À qui choisiriez-vous, mon fils, de ressembler ?

JOAS

David, pour le Seigneur plein d’un amour fidèle,

Me paraît des grands rois le plus parfait modèle.

JOAD

Ainsi dans leurs excès vous n’imiteriez pas

L’infidèle Joram, l’impie Ochosias.

JOAS

Ô mon père !

JOAD

Achevez, dites, que vous en semble ?

JOAS

Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble.

Mon père, en quel état vous vois-je devant moi ?

JOAD, se prosternant à ses pieds.

Je vous rends le respect que je dois à mon roi.

De votre aïeul David, Joas, rendez-vous digne.

JOAS

Joas ? Moi ?

JOAD

Vous saurez par quelle grâce insigne,

D’une mère en fureur Dieu trompant le dessein,

Quand déjà son poignard était dans votre sein,

Vous choisit, vous sauva du milieu du carnage.

Vous n’êtes pas encore échappé de sa rage.

Avec la même ardeur qu’elle voulut jadis

Perdre en vous le dernier des enfants de son fils,

À vous faire périr sa cruauté s’attache,

Et vous poursuit encor sous le nom qui vous cache.

Mais sous vos étendards j’ai déjà su ranger

Un peuple obéissant et prompt à vous venger.

Entrez, généreux chefs des familles sacrées,

Du ministère saint tour à tour honorées.

SCÈNE III

Joas, Joad, Azarias, Ismaël et les trois autres chefs des Lévites.

JOAD, continue.

Roi, voilà vos vengeurs contre vos ennemis.

Prêtres, voilà le roi que je vous ai promis.

AZARIAS

Quoi c’est Éliacin ?

ISMAËL

Quoi cet enfant aimable…

JOAD

Est du roi de Juda l’héritier véritable,

Dernier né des enfants du triste Ochosias ;

Nourri, vous le savez, sous le nom de Joas.

De cette fleur si tendre et sitôt moissonnée,

Tout Juda, comme vous, plaignant la destinée,

Avec ses frères morts le crut enveloppé.

Du perfide couteau comme eux il fut frappé.

Mais Dieu du coup mortel sut détourner l’atteinte,

Conserva dans son coeur la chaleur presque éteinte,

Permit que des bourreaux trompant l’?il vigilant

Josabet dans son sein l’emportât tout sanglant,

Et n’ayant de son vol que moi seul pour complice,

Dans le Temple cachât l’enfant et la nourrice.

JOAS

Hélas ! de tant d’amour et de tant de bienfaits,

Mon père, quel moyen de m’acquitter jamais ?

JOAD

Gardez pour d’autres temps cette reconnaissance.

Voilà donc votre roi, votre unique espérance.

J’ai pris soin jusqu’ici de vous le conserver.

Ministres du Seigneur, c’est à vous d’achever.

Bientôt de Jézabel la fille meurtrière

Instruite que Joas voit encor la lumière,

Dans l’horreur du tombeau viendra le replonger.

Déjà sans le connaître elle veut l’égorger.

Prêtres saints, c’est à vous de prévenir sa rage.

Il faut finir des Juifs le honteux esclavage,

Venger vos princes morts, relever votre Loi,

Et faire aux deux tribus reconnaître leur roi.

L’entreprise sans doute est grande et périlleuse.

J’attaque sur son trône une reine orgueilleuse,

Qui voit sous ses drapeaux marcher un camp nombreux

De hardis étrangers, d’infidèles Hébreux.

Mais ma force est au Dieu, dont l’intérêt me guide.

Songez qu’en cet enfant tout Israël réside.

Déjà ce Dieu vengeur commence à la troubler.

Déjà trompant ses soins j’ai su vous rassembler.

Elle nous croit ici sans armes, sans défense.

Couronnons, proclamons Joas en diligence.

De là, du nouveau prince intrépides soldats,

Marchons en invoquant l’arbitre des combats,

Et réveillant la foi dans les coeurs endormie,

Jusques dans son palais cherchons notre ennemie.

Et quels coeurs si plongés dans un lâche sommeil,

Nous voyant avancer dans ce saint appareil,

Ne s’empresseront pas à suivre notre exemple ?

Un roi que Dieu lui-même a nourri dans son Temple,

Le successeur d’Aaron de ses prêtres suivi,

Conduisant au combat les enfants de Lévi,

Et dans ces mêmes mains des peuples révérées,

Les armes au Seigneur par David consacrées ?

Dieu sur ses ennemis répandra sa terreur.

Dans l’infidèle sang baignez-vous sans horreur.

Frappez et Tyriens, et même Israélites.

Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites,

Qui lorsqu’au Dieu du Nil le volage Israël

Rendit dans le désert un culte criminel,

De leurs plus chers parents saintement homicides,

Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides,

Et par ce noble exploit vous acquirent l’honneur

D’être seuls employés aux autels du Seigneur ?

Mais je vois que déjà vous brûlez de me suivre.

Jurez donc avant tout sur cet auguste Livre,

À ce roi que le ciel vous redonne aujourd’hui,

De vivre, de combattre, et de mourir pour lui.

AZARIAS

Oui, nous jurons ici pour nous, pour tous nos frères,

De rétablir Joas au trône de ses pères,

De ne poser le fer entre nos mains remis,

Qu’après l’avoir vengé de tous ses ennemis.

Si quelque transgresseur enfreint cette promesse,

Qu’il éprouve, grand Dieu, ta fureur vengeresse :

Qu’avec lui, ses enfants de ton partage exclus,

Soient au rang de ces morts que tu ne connais plus.

JOAD

Et vous, à cette Loi, votre règle éternelle,

Roi, ne jurez-vous pas d’être toujours fidèle ?

JOAS

Pourrais-je à cette Loi ne me pas conformer ?

JOAD

Ô mon fils, de ce nom j’ose encor vous nommer,

Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes

Que m’arrachent pour vous de trop justes alarmes.

Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,

Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur.

De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse,

Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.

Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,

Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;

Qu’un roi n’a d’autre frein que sa volonté même ;

Qu’il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;

Qu’aux larmes, au travail le peuple est condamné,

Et d’un sceptre de fer veut être gouverné ;

Que s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime.

Ainsi de piège en piège, et d’abîme en abîme,

Corrompant de vos moeurs l’aimable pureté,

Ils vous feront enfin haïr la vérité,

Vous peindront la vertu sous une affreuse image.

Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.

Promettez sur ce Livre et devant ces témoins,

Que Dieu fera toujours le premier de vos soins,

Que sévère aux méchants, et des bons le refuge,

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge ;

Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin,

Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

JOAS

Je promets d’observer ce que la Loi m’ordonne.

Mon Dieu, punissez-moi, si je vous abandonne.

JOAD

Venez, de l’huile sainte il faut vous consacrer.

Paraissez, Josabet, vous pouvez vous montrer.

SCÈNE IV

Joas, Joad, Joasabet, Zacharie, Azarias, etc., Salomith, Le Choeur.

JOSABET, embrassant Joas.

Ô Roi, fils de David !

JOAS

Ô mon unique mère !

Venez, cher Zacharie, embrasser votre frère.

JOSABET, à Zacharie.

Aux pieds de votre roi prosternez-vous, mon fils.

JOAD, pendant qu’ils s’embrassent.

Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis !

JOSABET, à Joas.

Vous savez donc quel sang vous a donné la vie ?

JOAS

Et je sais quelle main sans vous me l’eût ravie.

JOSABET

De votre nom, Joas, je puis donc vous nommer.

JOAS

Joas ne cessera jamais de vous aimer.

LE CHOEUR.

Quoi, c’est là…

JOSABET

C’est Joas.

JOAD

Écoutons ce lévite.

SCÈNE V.

Joas, Joasabet, Joad, etc., Un Lévite.

UN LÉVITE.

J’ignore contre Dieu quel projet on médite.

Mais l’airain menaçant frémit de toutes parts.

On voit luire des feux parmi des étendards.

Et sans doute Athalie assemble son armée.

Déjà même au secours toute voie est fermée.

Déjà le sacré mont, où le Temple est bâti,

D’insolents Tyriens est partout investi.

L’un d’eux en blasphémant, vient de nous faire entendre

Qu’Abner est dans les fers, et ne peut nous défendre.

JOSABET, à Joas.

Cher enfant, que le ciel en vain m’avait rendu,

Hélas ! pour vous sauver j’ai fait ce que j’ai pu.

Dieu ne se souvient plus de David votre père.

JOAD, à Josabet.

Quoi ! Vous ne craignez pas d’attirer sa colère

Sur vous, et sur ce roi si cher à votre amour ?

Et quand Dieu de vos bras l’arrachant sans retour,

Voudrait que de David la maison fût éteinte ;

N’êtes-vous pas ici sur la montagne sainte,

Où le père des Juifs sur son fils innocent,

Leva sans murmurer un bras obéissant,

Et mit sur un bûcher ce fruit de sa vieillesse,

Laissant à Dieu le soin d’accomplir sa promesse,

Et lui sacrifiant avec ce fils aimé

Tout l’espoir de sa race en lui seul renfermé ?

Amis, partageons-nous. Qu’Ismaël en sa garde,

Prenne tout le côté que l’orient regarde.

Vous, le côté de l’ourse, et vous de l’occident.

Vous, le midi. Qu’aucun par un zèle imprudent,

Découvrant mes desseins, soit prêtre, soit lévite,

Ne sorte avant le temps, et ne se précipite.

Et que chacun enfin d’un même esprit poussé,

Garde en mourant le poste où je l’aurai placé.

L’ennemi nous regarde en son aveugle rage

Comme de vils troupeaux réservés au carnage,

Et croit ne rencontrer que désordre et qu’effroi.

Qu’Azarias partout accompagne le roi.

Venez,

À Joas.

Venez, cher rejeton d’une vaillante race,

Remplir vos défenseurs d’une nouvelle audace.

Venez du diadème à leurs yeux vous couvrir,

Et périssez du moins en roi, s’il faut périr.

Suivez-le, Josabet. Vous,

À un lévite.

donnez-moi ces armes.

Enfants, offrez à Dieu vos innocentes larmes.

SCÈNE VI

Salomith, Le Choeur.

TOUT LE CHOEUR, chante.

Partez, enfants d’Aaron, partez.

Jamais plus illustre querelle

De vos aïeux n’arma le zèle.

Partez, enfants d’Aaron, partez.

C’est votre roi, c’est Dieu, pour qui vous combattez.

UNE VOIX, seule.

Où sont les traits que tu lances,

Grand Dieu, dans ton juste courroux ?

N’es-tu plus le Dieu jaloux ?

N’es-tu plus le Dieu des vengeances ?

UNE AUTRE.

Où sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés ?

Dans l’horreur qui nous environne,

N’entends-tu que la voix de nos iniquités ?

N’es-tu plus le Dieu qui pardonne ?

TOUT LE CHOEUR.

Où sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés ?

UNE VOIX, seule.

C’est à toi que dans cette guerre

Les flèches des méchants prétendent s’adresser.

Faisons, disent-ils, cesser

Les fêtes de Dieu sur la terre.

De son joug importun délivrons les mortels.

Massacrons tous ses saints. Renversons ses autels.

Que de son nom, que de sa gloire

Il ne reste plus de mémoire.

Que ni lui, ni son Christ ne règnent plus sur nous.

TOUT LE CHOEUR.

Où sont les traits que tu lances,

Grand Dieu, dans ton juste courroux ?

N’es-tu plus le Dieu jaloux ?

N’es-tu plus le Dieu des vengeances ?

UNE VOIX, seule.

Triste reste de nos rois,

Chère et dernière fleur d’une tige si belle,

Hélas ! sous le couteau d’une mère cruelle

Te verrons-nous tomber une seconde fois ?

Prince aimable, dis-nous, si quelque ange au berceau

Contre tes assassins prit soin de te défendre ;

Ou si dans la nuit du tombeau

La voix du Dieu vivant a ranimé ta cendre.

UNE AUTRE.

D’un père et d’un aïeul contre toi révoltés,

Grand Dieu, les attentats lui sont-ils imputés ?

Est-ce que sans retour ta pitié l’abandonne ?

LE CHOEUR.

Où sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés ?

N’es-tu plus le Dieu qui pardonne ?

UNE DES FILLES DU CHOEUR, sans chanter.

Chères soeurs, n’entendez-vous pas

Des cruels Tyriens la trompette qui sonne ?

SALOMITH

J’entends même les cris des barbares soldats,

Et d’horreur j’en frissonne.

Courons, fuyons, retirons-nous

À l’ombre salutaire

Du redoutable sanctuaire.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

Zacharie, Salomith, Le Choeur.

SALOMITH

Cher Zacharie, hé bien ? Que nous apprenez-vous ?

ZACHARIE

Redoublez au Seigneur votre ardente prière.

Peut-être nous touchons à notre heure dernière.

Pour l’horrible combat, ma soeur, l’ordre est donné.

SALOMITH

Que fait Joas ?

ZACHARIE

Joas vient d’être couronné.

Le grand prêtre a sur lui répandu l’huile sainte.

Ô ciel ! dans tous les yeux quelle joie était peinte

À l’aspect de ce roi racheté du tombeau !

Ma soeur, on voit encor la marque du couteau.

On voit paraître aussi sa fidèle nourrice,

Qui cachée en un coin de ce vaste édifice

Gardait ce cher dépôt, et n’avait de ses soins

Que les yeux de ma mère, et que Dieu pour témoins.

Nos lévites pleuraient de joie et de tendresse,

Et mêlaient leurs sanglots à leurs cris d’allégresse.

Lui, parmi ces transports, affable, et sans orgueil,

À l’un tendait la main, flattait l’autre de l’oeil,

Jurait de se régler par leurs avis sincères,

Et les appelait tous ses pères ou ses frères.

SALOMITH

Ce secret au dehors est-il aussi semé ?

ZACHARIE

Ce secret dans le Temple est encor renfermé.

Des enfants de Lévi la troupe partagée

Dans un profond silence aux portes s’est rangée.

Tous doivent à la fois précipiter leurs pas,

Et crier pour signal : vive le roi Joas.

Mais mon père défend que le roi se hasarde,

Et veut qu’Azarias demeure pour sa garde.

Cependant Athalie un poignard à la main

Rit des faibles remparts de nos portes d’airain.

Pour les rompre, elle attend les fatales machines,

Et ne respire enfin que sang et que ruines.

Quelques prêtres, ma soeur, ont d’abord proposé

Qu’en un lieu souterrain par nos pères creusé

On renfermât du moins notre Arche précieuse.

Ô crainte, a dit mon père, indigne, injurieuse !

L’Arche, qui fit tomber tant de superbes tours,

Et força le Jourdain de rebrousser son cours,

Des dieux des nations tant de fois triomphante,

Fuirait donc à l’aspect d’une femme insolente ?

Ma mère auprès du roi, dans un trouble mortel,

L’?il tantôt sur ce prince, et tantôt vers l’autel,

Muette, et succombant sous le poids des alarmes,

Aux yeux les plus cruels arracherait des larmes,

Le roi de temps en temps la presse entre ses bras,

La flatte… Chères soeurs, suivez toutes mes pas.

Et, s’il faut aujourd’hui que notre roi périsse,

Allons, qu’un même sort avec lui nous unisse.

SALOMITH

Quelle insolente main frappe à coups redoublés ?

Qui fait courir ainsi ces lévites troublés ?

Quelle précaution leur fait cacher leurs armes ?

Le Temple est-il forcé ?

ZACHARIE

Dissipez vos alarmes.

Dieu nous envoie Abner.

SCÈNE II

Abner, Joad, Josabet, Zacharie, Salomith, Ismaël, deux Lévites, etc.

JOAD

En croirai-je mes yeux,

Cher Abner ? Quel chemin a pu jusqu’en ces lieux

Vous conduire au travers d’un camp qui nous assiège ?

On disait que d’Achab la fille sacrilège

Avait, pour assurer ses projets inhumains,

Chargé d’indignes fers vos généreuses mains.

ABNER

Oui, Seigneur, elle a craint mon zèle et mon courage.

Mais c’est le moindre prix que me gardait sa rage.

Dans l’horreur d’un cachot par son ordre enfermé,

J’attendais que le Temple en cendre consumé,

De tant de flots de sang non encore assouvie

Elle vînt m’affranchir d’une importune vie,

Et retrancher des jours, qu’aurait dû mille fois

Terminer la douleur de survivre à mes rois.

JOAD

Par quel miracle a-t-on obtenu votre grâce ?

ABNER

Dieu dans ce coeur cruel sait seul ce qui se passe.

Elle m’a fait venir, et d’un air égaré,

Tu vois de mes soldats tout ce temple entouré,

Dit-elle. Un feu vengeur va le réduire en cendre.

Et ton Dieu contre moi ne le saurait défendre.

Ses prêtres toutefois, mais il faut se hâter,

À deux conditions peuvent se racheter :

Qu’avec Éliacin on mette en ma puissance

Un trésor, dont je sais qu’ils ont la connaissance,

Par votre roi David autrefois amassé,

Sous le sceau du secret au grand prêtre laissé.

Va, dis-leur qu’à ce prix je leurs permets de vivre.

JOAD

Quel conseil, cher Abner, croyez-vous qu’on doit suivre ?

ABNER

Et tout l’or de David, s’il est vrai qu’en effet

Vous gardiez de David quelque trésor secret,

Et tout ce que des mains de cette reine avare,

Vous avez pu sauver et de riche et de rare,

Donnez-le. Voulez-vous que d’impurs assassins

Viennent briser l’autel, brûler les chérubins,

Et portant sur notre Arche une main téméraire,

De votre propre sang souiller le sanctuaire ?

JOAD

Mais siérait-il, Abner, à des coeurs généreux

De livrer au supplice un enfant malheureux,

Un enfant que Dieu même à ma garde confie,

Et de nous racheter aux dépens de sa vie ?

ABNER

Hélas ! Dieu voit mon coeur. Plût à ce Dieu puissant

Qu’Athalie oubliât un enfant innocent,

Et que du sang d’Abner sa cruauté contente

Crût calmer par ma mort le ciel qui la tourmente !

Mais que peuvent pour lui vos inutiles soins ?

Quand vous périrez tous, en périra-t-il moins ?

Dieu vous ordonne-t-il de tenter l’impossible ?

Pour obéir aux lois d’un tyran inflexible,

Moïse par sa mère au Nil abandonné,

Se vit, presque en naissant, à périr condamné.

Mais Dieu le conservant contre toute espérance,

Fit par le tyran même élever son enfance.

Qui sait ce qu’il réserve à votre Éliacin,

Et si lui préparant un semblable destin,

Il n’a point de pitié déjà rendu capable

De nos malheureux rois l’homicide implacable ?

Du moins, et Josabet, comme moi, l’a pu voir,

Tantôt à son aspect je l’ai vu s’émouvoir.

J’ai vu de son courroux tomber la violence.

Princesse, en ce péril vous gardez le silence ?

Hé quoi ? Pour un enfant, qui vous est étranger,

Souffrez-vous que sans fruit Joad laisse égorger

Vous, son fils, tout ce peuple, et que le feu dévore

Le seul lieu sur la terre où Dieu veut qu’on l’adore ?

Que feriez-vous de plus, si des rois vos aïeux

Ce jeune enfant était un reste précieux ?

JOSABET, tout bas à Joad.

Pour le sang de ses rois vous voyez sa tendresse.

Que ne lui parlez-vous ?

JOAD

Il n’est pas temps, Princesse.

ABNER

Le temps est cher, Seigneur, plus que vous ne pensez.

Tandis qu’à me répondre ici vous balancez,

Mathan près d’Athalie étincelant de rage

Demande le signal, et presse le carnage.

Faut-il que je me jette à vos sacrés genoux ?

Au nom du lieu si saint, qui n’est ouvert qu’à vous,

Lieu terrible, où de Dieu la majesté repose,

Quelque dure que soit la loi qu’on vous impose,

De ce coup imprévu songeons à nous parer.

Donnez-moi seulement le temps de respirer.

Demain, dès cette nuit, je prendrai des mesures

Pour assurer le Temple, et venger ses injures.

Mais je vois que mes pleurs et que mes vains discours

Pour vous persuader sont un faible secours.

Votre austère vertu n’en peut être frappée.

Hé bien ! trouvez-moi donc quelque arme, quelque épée

Et qu’aux portes du Temple où l’ennemi m’attend,

Abner puisse du moins mourir en combattant.

JOAD

Je me rends. Vous m’ouvrez un avis que j’embrasse.

De tant de maux, Abner, détournons la menace.

Il est vrai de David un trésor est resté.

La garde en fut commise à ma fidélité.

C’était des tristes Juifs l’espérance dernière,

Que mes soins vigilants cachaient à la lumière.

Mais puisqu’à votre reine il faut le découvrir,

Je vais la contenter, nos portes vont s’ouvrir.

De ses plus braves chefs qu’elle entre accompagnée

Mais de nos saints autels qu’elle tienne éloignée

D’un ramas d’étrangers l’indiscrète fureur.

Du pillage du Temple épargnez-moi l’horreur.

Des prêtres, des enfants lui feraient-ils quelque ombre ?

De sa suite avec vous qu’elle règle le nombre.

Et quant à cet enfant si craint, si redouté,

De votre coeur, Abner, je connais l’équité.

Je vous veux devant elle expliquer sa naissance.

Vous verrez, s’il le faut remettre en sa puissance.

Et je vous ferai juge entre Athalie et lui.

ABNER

Ah ! je le prends déjà, Seigneur, sous mon appui.

Ne craignez rien. Je cours vers celle qui m’envoie.

SCÈNE III

Joad, Josabet, Ismaël, Zacharie, etc.

Il lui parle à l’oreille.

JOAD

Grand Dieu, voici ton heure, on t’amène ta proie.

Ismaël, écoutez.

JOSABET

Puissant maître des cieux,

Remets lui le bandeau, dont tu couvris ses yeux,

Lorsque lui dérobant tout le fruit de son crime,

Tu cachas dans mon sein cette tendre victime.

JOAD

Allez, sage Ismaël, ne perdez point de temps.

Suivez de point en point ces ordres importants.

Surtout, qu’à son entrée, et que sur son passage,

Tout d’un calme profond lui présente l’image.

Vous, enfants, préparez un trône pour Joas.

Qu’il s’avance suivi de nos sacrés soldats.

Faites venir aussi sa fidèle nourrice,

Princesse, et de vos pleurs que la source tarisse.

Vous

À un lévite.

dès que cette reine ivre d’un fol orgueil

De la porte du Temple aura passé le seuil,

Qu’elle ne pourra plus retourner en arrière,

Prenez soin qu’à l’instant la trompette guerrière

Dans le camp ennemi jette un subit effroi.

Appelez tout le peuple au secours de son roi.

Et faites retentir jusques à son oreille

De Joas conservé l’étonnante merveille.

Il vient.

SCÈNE IV

Joas, Joad, Josabet, Troupes de prêtres et de lévites, etc.

JOAD, continue.

Lévites saints, prêtres de notre Dieu,

Partout, sans vous montrer, environnez ce lieu.

Et laissant à mes soins gouverner votre zèle,

Pour paraître attendez que ma voix vous appelle.

Ils se cachent tous.

Roi, je crois qu’à vos voeux cet espoir est permis,

Venez voir à vos pieds tomber vos ennemis.

Celle dont la fureur poursuivit votre enfance

Vers ces lieux à grands pas pour vous perdre s’avance.

Mais ne la craignez point. Songez qu’autour de vous

L’Ange exterminateur est debout avec nous.

Montez sur votre trône, et… Mais la porte s’ouvre.

Permettez un moment que ce voile vous couvre,

Il tire un rideau.

Vous changez de couleur, Princesse ?

JOSABET

Ah ! sans pâlir

Puis-je voir d’assassins le Temple se remplir ?

Quoi ? Ne voyez-vous pas quelle nombreuse escorte…

JOAD

Je vois que du saint temple on referme la porte.

Tout est en sûreté.

SCÈNE V

Athalie, Joas caché derrière le rideau, Joad, Josabet, Abner, Suite d’Athalie.

ATHALIE à Joad.

Te voilà, séducteur,

De ligues, de complots pernicieux auteur,

Qui dans le trouble seul as mis tes espérances,

Éternel ennemi des suprêmes puissances.

En l’appui de ton Dieu tu t’étais reposé.

De ton espoir frivole es-tu désabusé ?

Il laisse en mon pouvoir et son temple et ta vie.

Je devrais sur l’autel, où ta main sacrifie,

Te… Mais du prix qu’on m’offre il faut me contenter.

Ce que tu m’as promis songe à l’exécuter.

Cet enfant, ce trésor, qu’il faut qu’on me remette,

Où sont-ils ?

JOAD

Sur le champ tu seras satisfaite.

Je te les vais montrer l’un et l’autre à la fois.

Le rideau se tire.

Paraissez, cher enfant, digne sang de nos rois.

Connais-tu l’héritier du plus saint des monarques,

Reine ? De ton poignard connais du moins ces marques.

Voilà ton roi, ton fils, le fils d’Ochosias.

Peuples, et vous Abner, reconnaissez Joas.

ABNER

Ciel !

ATHALIE, à Joad.

Perfide !

JOAD

Vois-tu cette Juive fidèle,

Dont tu sais bien qu’alors il suçait la mamelle ?

Il fut par Josabet à ta rage enlevé.

Ce Temple le reçut, et Dieu l’a conservé.

Des trésors de David voilà ce qui me reste.

ATHALIE

Ta fourbe à cet enfant, traître, sera funeste.

D’un fantôme odieux, soldats, délivrez-moi.

JOAD

Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi.

Ici le fond du théâtre s’ouvre. On voit le dedans du Temple, et les lévites armés sortent de tous côtés sur la scène.

ATHALIE

Où suis-je ? Ô trahison ! Ô reine infortunée !

D’armes et d’ennemis je suis environnée.

JOAD

Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper,

Et Dieu de toutes parts a su t’envelopper.

Ce Dieu que tu bravais, en nos mains t’a livrée.

Rends lui compte du sang dont tu t’es enivrée.

ATHALIE

Quoi ? La peur a glacé mes indignes soldats ?

Lâche Abner, dans quel piège as-tu conduit mes pas ?

ABNER

Reine, Dieu m’est témoin…

ATHALIE

Laisse là ton Dieu, traître,

Et venge-moi.

ABNER, se jetant aux pieds de Joas.

Sur qui ? Sur Joas ! Sur mon maître !

ATHALIE

Lui Joas ? Lui ton roi ? Songez, méchants, songez

Que mes armes encor vous tiennent assiégés.

J’entends à haute voix tout mon camp qui m’appelle.

On vient à mon secours. Tremblez, troupe rebelle.

SCÈNE VI

Ismaël, Joas, Joad, Athalie, etc.

ISMAËL, à Joad.

Seigneur, le Temple est libre, et n’a plus d’ennemis.

L’étranger est en fuite, et le Juif est soumis.

Comme le vent dans l’air dissipe la fumée,

La voix du Tout-puissant a chassé cette armée.

Nos lévites, du haut de nos sacrés parvis,

D’Ochosias au peuple ont annoncé le fils,

Ont conté son enfance au glaive dérobée,

Et la fille d’Achab dans le piège tombée.

Partout en même temps la trompette a sonné.

Et ses sons, et leurs cris dans son camp étonné

Ont répandu le trouble et la terreur subite,

Dont Gédéon frappa le fier Madianite.

Les Tyriens jetant armes et boucliers,

Ont par divers chemins disparu les premiers.

Quelques Juifs éperdus ont aussi pris la fuite.

Mais de Dieu sur Joas admirant la conduite

Le reste à haute voix s’est pour lui déclaré.

Enfin d’un même esprit tout le peuple inspiré,

Femmes, vieillards, enfants, s’embrassant avec joie,

Bénissent le Seigneur, et celui qu’il envoie.

Tous chantent de David le fils ressuscité.

Baal est en horreur dans la sainte cité.

De son temple profane on a brisé les portes.

Mathan est égorgé.

ATHALIE

Dieu des Juifs, tu l’emportes !

Oui, c’est Joas, je cherche en vain à me tromper.

Je reconnais l’endroit où je le fis frapper.

Je vois d’Ochosias et le port, et le geste.

Tout me retrace enfin un sang que je déteste.

David, David triomphe. Achab seul est détruit.

Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit.

C’est toi, qui me flattant d’une vengeance aisée,

M’a vingt fois en un jour à moi-même opposée,

Tantôt pour un enfant excitant mes remords,

Tantôt m’éblouissant de tes riches trésors,

Que j’ai craint de livrer aux flammes, au pillage.

Qu’il règne donc ce fils, ton soin, et ton ouvrage ;

Et que pour signaler son empire nouveau

On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau.

Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa mère.

Que dis-je souhaiter ? Je me flatte, j’espère,

Qu’indocile à ton joug, fatigué de ta loi,

Fidèle au sang d’Achab, qu’il a reçu de moi,

Conforme à son aïeul, à son père semblable,

On verra de David l’héritier détestable

Abolir tes honneurs, profaner ton autel,

Et venger Athalie, Achab, et Jézabel.

JOAD

Qu’à l’instant hors du Temple elle soit emmenée,

Et que la sainteté n’en soit point profanée.

Allez, sacrés vengeurs de vos princes meurtris,

De leur sang par sa mort faire cesser les cris.

Si quelque audacieux embrasse sa querelle,

Qu’à la fureur du glaive on le livre avec elle.

SCÈNE VII

Joas, Joas, Joasbet, Abner, etc.

JOAS

Dieu, qui voyez mon trouble et mon affliction,

Détournez loin de moi sa malédiction,

Et ne souffrez jamais qu’elle soit accomplie.

Faites que Joas meure, avant qu’il vous oublie.

JOAD, aux lévites.

Appelez tout le peuple, et montrons lui son roi,

Qu’il lui vienne en ses mains renouveler sa foi.

Roi, prêtres, peuple, allons, pleins de reconnaissance,

De Jacob avec Dieu confirmer l’alliance,

Et saintement confus de nos égarements,

Nous rengager à lui par de nouveaux serments.

Abner, auprès du roi reprenez votre place.

Hé bien ? de cette impie a-t-on puni l’audace ?

SCÈNE DERNIÈRE

Un Lévite, Joas, Joad, etc.

UN LÉVITE.

Le fer a de sa vie expié les horreurs.

Jérusalem longtemps en proie à ses fureurs,

De son joug odieux à la fin soulagée,

Avec joie en son sang la regarde plongée.

JOAD

Par cette fin terrible, et due à ses forfaits,

Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamais,

Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,

L’innocence un vengeur, et l’orphelin un père.

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Jean Racine : Esther

PROLOGUE

LA PIÉTÉ fait le Prologue.

LA PIÉTÉ, seule.

Du séjour bienheureux de la Divinité,

Je descends dans ce lieu par la Grâce habité.

L’innocence s’y plaît ma compagne éternelle,

Et n’a point sous les cieux d’asile plus fidèle.

Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints

Tout un peuple naissant est formé par mes mains.

Je nourris dans son coeur la semence féconde

Des vertus, dont il doit sanctifier le monde.

Un roi qui me protège, un roi victorieux

A commis à mes soins ce dépôt précieux.

C’est lui, qui rassembla ces colombes timides

Éparses en cent lieux, sans secours, et sans guides.

Pour elles à sa porte élevant ce palais,

Il leur y fit trouver l’abondance et la paix.

Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en ta mémoire.

Que tous les soins qu’il prend pour soutenir ta gloire

Soient gravés de ta main au livre où sont écrits

Les noms prédestinés des rois que tu chéris.

Tu m’écoutes. Ma voix ne t’est point étrangère.

Je suis la Piété, cette fille si chère,

Qui t’offre de ce roi les plus tendres soupirs.

Du feu de ton amour j’allume ses désirs.

Du zèle, qui pour toi l’enflamme et le dévore,

La chaleur se répand du couchant à l’aurore.

Tu le vois tous les jours devant toi prosterné

Humilier ce front de splendeur couronné,

Et confondant l’orgueil par d’augustes exemples,

Baiser avec respect le pavé de tes temples.

De ta gloire animé, lui seul de tant de rois

S’arme pour ta querelle, et combat pour tes droits.

Le perfide intérêt, l’aveugle jalousie

S’unissent contre toi pour l’affreuse hérésie.

La Discorde en fureur frémit de toutes parts.

Tout semble abandonner tes sacrés étendards,

Et l’Enfer couvrant tout de ses vapeurs funèbres

Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.

Lui seul invariable, et fondé sur la foi,

Ne cherche, ne regarde, et n’écoute que toi ;

Et bravant du démon l’impuissant artifice,

De la religion soutient tout l’édifice.

Grand Dieu, juge ta cause ; et déploie aujourd’hui

Ce bras, ce même bras, qui combattait pour lui,

Lorsque des nations à sa perte animées

Le Rhin vit tant de fois disperser les armées.

Des mêmes ennemis je reconnais l’orgueil.

Ils viennent se briser contre le même écueil.

Déjà rompant partout leurs plus fermes barrières,

Du débris de leurs forts il couvre ses frontières.

Tu lui donnes un fils prompt à le seconder,

Qui sait combattre, plaire, obéir, commander ;

Un fils, qui comme lui suivi de la victoire,

Semble à gagner son coeur borner toute sa gloire ;

Un fils à tous ses voeux avec amour soumis,

L’éternel désespoir de tous ses ennemis.

Pareil à ces esprits que ta Justice envoie,

Quand son roi lui dit : « Pars », il s’élance avec joie,

Du tonnerre vengeur s’en va tout embraser,

Et tranquille à ses pieds revient le déposer.

Mais tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures,

Vous, qui goûtez ici des délices si pures,

S’il permet à son coeur un moment de repos,

À vos jeux innocents appelez ce héros.

Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse,

Et sur l’impiété la foi victorieuse.

Et vous, qui vous plaisez aux folles passions,

Qu’allument dans vos coeurs les vaines fictions,

Profanes amateurs de spectacles frivoles,

Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles,

Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité.

Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Esther, Élise

Le théâtre représente l’appartement d’Esther.

ESTHER

Est-ce toi, chère Élise ? Ô jour trois fois heureux !

Que béni soit le ciel qui te rend à mes voeux ;

Toi, qui de Benjamin comme moi descendue,

Fus de mes premiers ans la compagne assidue ;

Et qui d’un même joug souffrant l’oppression,

M’aidais à soupirer les malheurs de Sion.

Combien ce temps encore est cher à ma mémoire !

Mais toi, de ton Esther ignorais-tu la gloire ?

Depuis plus de six mois que je te fais chercher,

Quel climat, quel désert a donc pu te cacher ?

ÉLISE

Au bruit de votre mort justement éplorée

Du reste des humains je vivais séparée,

Et de mes tristes jours n’attendais que la fin ;

Quand tout à coup, Madame, un prophète divin :

 » C’est pleurer trop longtemps une mort qui t’abuse,

Lève-toi, m’a-t-il dit ; prends ton chemin vers Suse.

Là tu verras d’Esther la pompe et les honneurs,

Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs.

Rassure, ajouta-t-il, tes tribus alarmées,

Sion ; le jour approche, où le Dieu des armées

Va de son bras puissant faire éclater l’appui ;

Et le cri de son peuple est monté jusqu’à lui. »

Il dit. Et moi de joie et d’horreur pénétrée,

Je cours. De ce palais j’ai su trouver l’entrée.

Ô spectacle ! ô triomphe admirable à mes yeux,

Digne en effet du bras qui sauva nos aïeux !

Le fier Assuérus couronne sa captive,

Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive.

Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement

Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ?

ESTHER

Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâce

De l’altière Vasthi, dont j’occupe la place,

Lorsque le roi contre elle enflammé de dépit

La chassa de son trône, ainsi que de son lit.

Mais il ne put sitôt en bannir la pensée.

Vasthi régna longtemps dans son âme offensée.

Dans ses nombreux États il fallut donc chercher

Quelque nouvel objet qui l’en pût détacher.

De l’Inde à l’Hellespont ses esclaves coururent.

Les filles de l’Égypte à Suse comparurent.

Celles mêmes du Parthe, et du Scythe indompté

Y briguèrent le sceptre offert à la beauté.

On m’élevait alors solitaire, et cachée,

Sous les yeux vigilants du sage Mardochée.

Tu sais combien je dois à ses heureux secours.

La mort m’avait ravi les auteurs de mes jours.

Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,

Me tint lieu, chère Élise, et de père, et de mère.

Du triste état des Juifs jour et nuit agité,

Il me tira du sein de mon obscurité,

Et sur mes faibles mains fondant leur délivrance,

Il me fit d’un empire accepter l’espérance.

À ses desseins secrets tremblante j’obéis.

Je vins. Mais je cachai ma race et mon pays.

Qui pourrait cependant t’exprimer les cabales,

Que formait en ces lieux ce peuple de rivales,

Qui toutes disputant un si grand intérêt,

Des yeux d’Assuérus attendaient leur arrêt ?

Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages.

L’une d’un sang fameux vantait les avantages.

L’autre, pour se parer de superbes atours,

Des plus adroites mains empruntait le secours.

Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice,

De mes larmes au ciel j’offrais le sacrifice.

Enfin on m’annonça l’ordre d’Assuérus.

Devant ce fier monarque, Élise, je parus.

Dieu tient le coeur des rois entre ses mains puissantes.

Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,

Tandis qu’en ses projets l’orgueilleux est trompé.

De mes faibles attraits le roi parut frappé.

Il m’observa longtemps dans un sombre silence.

Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,

Dans ce temps-là sans doute agissait sur son coeur.

Enfin avec des yeux où régnait la douceur,

« Soyez reine », dit-il ; et dès ce moment même

De sa main sur mon front posa son diadème.

Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,

Il combla de présents tous les grands de sa cour,

Et même ses bienfaits dans toutes ses provinces

Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.

Hélas ! durant ces jours de joie et de festins,

Quelle était en secret ma honte, et mes chagrins !

« Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise.

La moitié de la terre à son sceptre est soumise.

Et de Jérusalem l’herbe cache les murs !

Sion, repaire affreux de reptiles impurs,

Voit de son temple saint les pierres dispersées,

Et du Dieu d’Israël les fêtes sont cessées ! »

ÉLISE

N’avez-vous point au roi confié vos ennuis ?

ESTHER

Le roi, jusqu’à ce jour, ignore qui je suis.

Celui par qui le ciel règle ma destinée,

Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée.

ÉLISE

Mardochée ? Hé peut-il approcher de ces lieux ?

ESTHER

Son amitié pour moi le rend ingénieux.

Absent je le consulte. Et ses réponses sages

Pour venir jusqu’à moi trouvent mille passages.

Un père a moins de soin du salut de son fils.

Déjà même, déjà par ses secrets avis

J’ai découvert au roi les sanglantes pratiques

Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.

Cependant mon amour pour notre nation

A rempli ce palais de filles de Sion,

Jeunes et tendres fleurs, par le sort agitées,

Sous un ciel étranger comme moi transplantées.

Dans un lieu séparé de profanes témoins,

Je mets à les former mon étude et mes soins.

Et c’est là que fuyant l’orgueil du diadème,

Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,

Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier,

Et goûter le plaisir de me faire oublier.

Mais à tous les Persans je cache leurs familles.

Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,

Compagnes autrefois de ma captivité,

De l’antique Jacob jeune postérité.

SCÈNE II

Esther, Élise, Le Choeur.

UNE DES ISRAÈLITES, chante derrière le théâtre.

Ma soeur, quelle voix nous appelle ?

UNE AUTRE

J’en reconnais les agréables sons.

C’est la reine.

TOUTES DEUX

Courons, mes soeurs, obéissons.

La reine nous appelle,

Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

TOUT LE CHOEUR, entrant sur la scène par plusieurs endroits différents.

La reine nous appelle,

Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

ÉLISE

Ciel ! Quel nombreux essaim d’innocentes beautés

S’offre à mes yeux en foule, et sort de tous côtés !

Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !

Prospérez, cher espoir d’une nation sainte.

Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents

Monter comme l’odeur d’un agréable encens.

Que Dieu jette sur vous des regards pacifiques.

ESTHER

Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques,

Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs,

De la triste Sion célèbrent les malheurs.

UNE ISRAÈLITE, seule, chante.

Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?

Tout l’univers admirait ta splendeur.

Tu n’es plus que poussière, et de cette grandeur

Il ne nous reste plus que la triste mémoire.

Sion, jusques au ciel élevée autrefois,

Jusqu’aux enfers maintenant abaissée,

Puissé-je demeurer sans voix,

Si dans mes chants ta douleur retracée,

Jusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée !

TOUT LE CHOEUR

Ô rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux !

Sacrés monts, fertiles vallées

Par cent miracles signalées !

Du doux pays de nos aïeux

Serons-nous toujours exilées ?

UNE ISRAÈLITE, seule.

Quand verrai-je, ô Sion ! relever tes remparts,

Et de tes tours les magnifiques faîtes ?

Quand verrai-je de toutes parts

Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes ?

TOUT LE CHOEUR

Ô rives du Jourdain ! Ô champs aimés des cieux !

Sacrés monts, fertiles vallées,

Par cent miracles signalées !

Du doux pays de nos aïeux

Serons-nous toujours exilées ?

SCÈNE III

Esther, Mardochée, Élise, Le Choeur.

Le choeur se retire vers le fond du théâtre.

ESTHER

Quel profane en ce lieu s’ose avancer vers nous ?

Que vois-je ? Mardochée ? Ô mon père, est-ce vous ?

Un ange du Seigneur sous son aile sacrée

A donc conduit vos pas, et caché votre entrée ?

Mais d’où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,

Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux ?

Que nous annoncez-vous ?

MARDOCHÉE

Ô Reine infortunée !

Ô d’un peuple innocent barbare destinée !

Lisez, lisez l’arrêt détestable, cruel.

Nous sommes tous perdus, et c’est fait d’Israël.

ESTHER

Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace.

MARDOCHÉE

On doit de tous les Juifs exterminer la race.

Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés.

Les glaives, les couteaux sont déjà préparés.

Toute la nation à la fois est proscrite.

Aman, l’impie Aman, race d’Amalécite,

A pour ce coup funeste armé tout son crédit,

Et le roi trop crédule a signé cet édit.

Prévenu contre nous par cette bouche impure,

Il nous croit en horreur à toute la nature.

Ses ordres sont donnés, et dans tous ses États

Le jour fatal est pris pour tant d’assassinats.

Cieux ! éclairerez-vous cet horrible carnage ?

Le fer ne connaîtra ni le sexe, ni l’âge.

Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours,

Et ce jour effroyable arrive dans dix jours.

ESTHER

Ô Dieu ! Qui vois former des desseins si funestes,

As-tu donc de Jacob abandonné les restes ?

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÈLITES

Ciel ! Qui nous défendra, si tu ne nous défends ?

MARDOCHÉE

Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants.

En vous est tout l’espoir de vos malheureux frères.

Il faut les secourir. Mais les heures sont chères.

Le temps vole, et bientôt amènera le jour

Où le nom des Hébreux doit périr sans retour.

Toute pleine du feu de tant de saints prophètes,

Allez, osez au roi déclarer qui vous êtes.

ESTHER

Hélas ! Ignorez-vous quelles sévères lois

Aux timides mortels cachent ici les rois ?

Au fond de leur palais leur majesté terrible

Affecte à leurs sujets de se rendre invisible.

Et la mort est le prix de tout audacieux,

Qui sans être appelé se présente à leurs yeux,

Si le roi dans l’instant, pour sauver le coupable,

Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.

Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,

Ni le rang, ni le sexe. Et le crime est égal.

Moi-même sur son trône à ses côtés assise,

Je suis à cette loi comme une autre soumise.

Et sans le prévenir, il faut pour lui parler,

Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler.

MARDOCHÉE

Quoi ! Lorsque vous voyez périr votre patrie,

Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !

Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux !

Que dis-je, votre vie, Esther, est-elle à vous ?

N’est-elle pas au sang, dont vous êtes issue ?

N’est-elle pas à Dieu, dont vous l’avez reçue ?

Et qui sait, lorsque au trône il conduisit vos pas,

Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ?

Songez-y bien. Ce Dieu ne vous a pas choisie

Pour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie,

Ni pour charmer les yeux des profanes humains.

Pour un plus noble usage il réserve ses saints.

S’immoler pour son nom, et pour son héritage,

D’un enfant d’Israël, voilà le vrai partage.

Trop heureuse, pour lui de hasarder vos jours !

Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours ?

Que peuvent contre lui tous les rois de la terre ?

En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre.

Pour dissiper leur ligue, il n’a qu’à se montrer.

Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.

Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble.

Il voit comme un néant tout l’univers ensemble.

Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,

Sont tous devant ses yeux, comme s’ils n’étaient pas.

S’il a permis d’Aman l’audace criminelle,

Sans doute qu’il voulait éprouver votre zèle.

C’est lui qui m’excitant à vous oser chercher,

Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher.

Et s’il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles,

Nous n’en verrons pas moins éclater ses merveilles.

Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers

Par la plus faible main qui soit dans l’univers.

Et vous, qui n’aurez point accepté cette grâce,

Vous périrez peut-être, et toute votre race.

ESTHER

Allez. Que tous les Juifs dans Suse répandus,

À prier avec vous jour et nuit assidus,

Me prêtent de leurs voeux le secours salutaire,

Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère.

Déjà la sombre nuit a commencé son tour.

Demain quand le soleil rallumera le jour,

Contente de périr, s’il faut que je périsse,

J’irai pour mon pays m’offrir en sacrifice.

Qu’on s’éloigne un moment.

SCÈNE IV

Esther, Élise, Le Choeur.

ESTHER

Ô mon souverain Roi !

Me voici donc tremblante, et seule devant toi.

Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance,

Qu’avec nous tu juras une sainte alliance,

Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,

Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.

Même tu leur promis de ta bouche sacrée,

Une postérité d’éternelle durée.

Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi.

La nation chérie a violé sa foi.

Elle a répudié son époux, et son père,

Pour rendre à d’autres dieux un honneur adultère.

Maintenant elle sert sous un maître étranger.

Mais c’est peu d’être esclave, on la veut égorger.

Nos superbes vainqueurs insultant à nos larmes,

Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,

Et veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel

Abolisse ton nom, ton peuple, et ton autel.

Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,

Pourrait anéantir la foi de tes oracles ?

Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,

Le saint que tu promets et que nous attendons ?

Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,

Ivres de notre sang, ferment les seules bouches

Qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits,

Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.

Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles,

Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,

Et que je mets au rang des profanations

Leur table, leurs festins, et leurs libations ;

Que même cette pompe où je suis condamnée,

Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée

Dans ces jours solennels à l’orgueil dédiés,

Seule, et dans le secret je le foule à mes pieds ;

Qu’à ces vains ornements je préfère la cendre,

Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre.

J’attendais le moment marqué dans ton arrêt,

Pour oser de ton peuple embrasser l’intérêt.

Ce moment est venu. Ma prompte obéissance

Va d’un roi redoutable affronter la présence.

C’est pour toi que je marche. Accompagne mes pas

Devant ce fier lion, qui ne te connaît pas.

Commande en me voyant que son courroux s’apaise,

Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.

Les orages, les vents, les cieux te sont soumis.

Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis.

SCÈNE V

Le Choeur.

Toute cette scène est chantée.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Pleurons, et gémissons, mes fidèles compagnes.

À nos sanglots donnons un libre cours.

Levons les yeux vers les saintes montagnes

D’où l’innocence attend tout son secours.

Ô mortelles alarmes !

Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux.

Il ne fut jamais sous les cieux

Un si juste sujet de larmes.

TOUT LE CHOEUR

Ô mortelles alarmes !

UNE AUTRE ISRAELITE

N’était-ce pas assez qu’un vainqueur odieux,

De l’auguste Sion eût détruit tous les charmes,

Et traîné ses enfants captifs en mille lieux ?

TOUT LE CHOEUR

Ô mortelles alarmes !

LA MÊME ISRAELITE

Faibles agneaux, livrés à des loups furieux,

Nos soupirs sont nos seules armes.

TOUT LE CHOEUR

Ô mortelles alarmes !

UNE DES ISRAÈLITES

Arrachons, déchirons tous ces vains ornements,

Qui parent notre tête.

UNE AUTRE

Revêtons-nous d’habillements

Conformes à l’horrible fête,

Que l’impie Aman nous apprête.

TOUT LE CHOEUR

Arrachons, déchirons tous ces vains ornements,

Qui parent notre tête.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Quel carnage de toutes parts !

On égorge à la fois les enfants, les vieillards ;

Et la soeur, et le frère ;

Et la fille, et la mère ;

Le fils dans les bras de son père.

Que de corps entassés ! que de membres épars,

Privés de sépulture !

Grand Dieu ! tes saints sont la pâture

Des tigres et des léopards.

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÈLITES

Hélas ! si jeune encore,

Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ?

Ma vie à peine a commencé d’éclore.

Je tomberai comme une fleur,

Qui n’a vu qu’une aurore.

Hélas ! si jeune encore,

Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ?

UNE AUTRE

Des offenses d’autrui malheureuses victimes,

Que nous servent, hélas ! ces regrets superflus ?

Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus,

Et nous portons la peine de leurs crimes.

TOUT LE CHOEUR

Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.

Non, non, il ne souffrira pas

Qu’on égorge ainsi l’innocence.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Hé quoi ! dirait l’impiété,

Où donc est-il ce Dieu si redouté,

Dont Israël nous vantait la puissance ?

UNE AUTRE

Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux ;

Frémissez, peuples de la terre ;

Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux

Est le seul qui commande aux cieux.

Ni les éclairs, ni le tonnerre

N’obéissent point à vos dieux.

UNE AUTRE

Il renverse l’audacieux.

UNE AUTRE

Il prend l’humble sous sa défense.

TOUT LE CHOEUR

Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.

Non, non, il ne souffrira pas

Qu’on égorge ainsi l’innocence.

DEUX ISRAÈLITE

Ô Dieu, que la gloire couronne !

Dieu, que la lumière environne !

Qui voles sur l’aile des vents,

Et dont le trône est porté par les anges !

DEUX AUTRES DES PLUS JEUNES

Dieu ! qui veux bien que de simples enfants

Avec eux chantent tes louanges.

TOUT LE CHOEUR

Tu vois nos pressants dangers.

Donne à ton nom la victoire.

Ne souffre point que ta gloire

Passe à des dieux étrangers.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Arme-toi, viens nous défendre.

Descends tel qu’autrefois la mer te vit descendre.

Que les méchants apprennent aujourd’hui

À craindre ta colère.

Qu’ils soient comme la poudre, et la paille légère

Que le vent chasse devant lui.

TOUT LE CHOEUR

Tu vois nos pressants dangers.

Donne à ton nom la victoire.

Ne souffre point que ta gloire

Passe à des dieux étrangers.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Aman, Hydaspe.

Le théâtre représente la chambre où est le trône d’Assuérus.

AMAN

Hé quoi ? Lorsque le jour ne commence qu’à luire,

Dans ce lieu redoutable oses-tu m’introduire ?

HYDASPE

Vous savez qu’on s’en peut reposer sur ma foi,

Que ces portes, Seigneur, n’obéissent qu’à moi.

Venez. Partout ailleurs on pourrait nous entendre.

AMAN

Quel est donc le secret que tu me veux apprendre ?

HYDASPE

Seigneur, de vos bienfaits mille fois honoré,

Je me souviens toujours que je vous ai juré

D’exposer à vos yeux par des avis sincères,

Tout ce que ce palais renferme de mystères.

Le roi d’un noir chagrin paraît enveloppé.

Quelque songe effrayant cette nuit l’a frappé.

Pendant que tout gardait un silence paisible,

Sa voix s’est fait entendre avec un cri terrible.

J’ai couru. Le désordre était dans ses discours.

Il s’est plaint d’un péril qui menaçait ses jours.

Il parlait d’ennemi, de ravisseur farouche,

Même le nom d’Esther est sorti de sa bouche.

Il a dans ces horreurs passé toute la nuit.

Enfin, las d’appeler un sommeil qui le fuit,

Pour écarter de lui ces images funèbres,

Il s’est fait apporter ces annales célèbres,

Où les faits de son règne avec soin amassés,

Par de fidèles mains chaque jour sont tracés.

On y conserve écrits le service et l’offense,

Monuments éternels d’amour et de vengeance.

Le roi que j’ai laissé plus calme dans son lit,

D’une oreille attentive écoute ce récit.

AMAN

De quel temps de sa vie a-t-il choisi l’histoire ?

HYDASPE

Il revoit tous ces temps si remplis de sa gloire,

Depuis le fameux jour qu’au trône de Cyrus,

Le choix du sort plaça l’heureux Assuérus.

AMAN

Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée ?

HYDASPE

Entre tous les devins fameux dans la Chaldée,

Il a fait assembler ceux qui savent le mieux

Lire en un songe obscur les volontés des cieux.

Mais quel trouble vous-même aujourd’hui vous agite ?

Votre âme en m’écoutant paraît tout interdite.

L’heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis ?

AMAN

Peux-tu le demander dans la place où je suis,

Haï, craint, envié, souvent plus misérable

Que tous les malheureux que mon pouvoir accable ?

HYDASPE

Hé ! qui jamais du ciel eut des regards plus doux ?

Vous voyez l’univers prosterné devant vous.

AMAN

L’univers ? Tous les jours un homme… un vil esclave,

D’un front audacieux me dédaigne et me brave.

HYDASPE

Quel est cet ennemi de l’État, et du roi ?

AMAN

Le nom de Mardochée est-il connu de toi ?

HYDASPE

Qui ? Ce chef d’une race abominable, impie ?

AMAN

Oui, lui-même.

HYDASPE

Hé, Seigneur ! d’une si belle vie

Un si faible ennemi peut-il troubler la paix ?

AMAN

L’insolent devant moi ne se courba jamais.

En vain de la faveur du plus grand des monarques

Tout révère à genoux les glorieuses marques.

Lorsque d’un saint respect tous les Persans touchés,

N’osent lever leurs fronts à la terre attachés,

Lui fièrement assis, et la tête immobile,

Traite tous ces honneurs d’impiété servile,

Présente à mes regards un front séditieux,

Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux.

Du palais cependant il assiège la porte.

À quelque heure que j’entre, Hydaspe, ou que je sorte,

Son visage odieux m’afflige, et me poursuit ;

Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.

Ce matin j’ai voulu devancer la lumière.

Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,

Revêtu de lambeaux, tout pâle. Mais son oeil

Conservait sous la cendre encor le même orgueil.

D’où lui vient, cher ami, cette impudente audace ?

Toi, qui dans ce palais vois tout ce qui se passe :

Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui ?

Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui ?

HYDASPE

Seigneur, vous le savez, son avis salutaire

Découvrit de Tharès le complot sanguinaire.

Le roi promit alors de le récompenser.

Le roi depuis ce temps paraît n’y plus penser.

AMAN

Non, il faut à tes yeux dépouiller l’artifice.

J’ai su de mon destin corriger l’injustice.

Dans les mains des Persans jeune enfant apporté,

Je gouverne l’empire, où je fus acheté.

Mes richesses des rois égalent l’opulence.

Environné d’enfants, soutiens de ma puissance,

Il ne manque à mon front que le bandeau royal.

Cependant, des mortels aveuglement fatal !

De cet amas d’honneurs, la douceur passagère

Fait sur mon coeur à peine une atteinte légère.

Mais Mardochée assis aux portes du palais,

Dans ce coeur malheureux enfonce mille traits :

Et toute ma grandeur me devient insipide,

Tandis que le soleil éclaire ce perfide.

HYDASPE

Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours.

La nation entière est promise aux vautours.

AMAN

Ah ! que ce temps est long à mon impatience !

C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance,

C’est lui, qui devant moi refusant de ployer,

Les a livrés au bras qui les va foudroyer.

C’était trop peu pour moi d’une telle victime.

La vengeance trop faible attire un second crime.

Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter,

Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.

Il faut des châtiments dont l’univers frémisse ;

Qu’on tremble, en comparant l’offense et le supplice ;

Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.

Je veux qu’on dise un jour aux siècles effrayés :

Il fut des Juifs. Il fut une insolente race.

Répandus sur la terre, ils en couvraient la face.

Un seul osa d’Aman attirer le courroux,

Aussitôt de la terre ils disparurent tous.

HYDASPE

Ce n’est donc pas, Seigneur, le sang amalécite,

Dont la voix à les perdre en secret vous excite ?

AMAN

Je sais que descendu de ce sang malheureux,

Une éternelle haine a dû m’armer contre eux ;

Qu’ils firent d’Amalec un indigne carnage ;

Que jusqu’aux vils troupeaux, tout éprouva leur rage ;

Qu’un déplorable reste à peine fut sauvé.

Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé,

Mon âme à ma grandeur tout entière attachée,

Des intérêts du sang est faiblement touchée.

Mardochée est coupable, et que faut-il de plus ?

Je prévins donc contre eux l’esprit d’Assuérus.

J’inventai des couleurs. J’armai la calomnie.

J’intéressai sa gloire, il trembla pour sa vie.

Je les peignis puissants, riches, séditieux ;

Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux.

Jusqu’à quand souffre-t-on que ce peuple respire,

Et d’un culte profane infecte votre empire ?

Étrangers dans la Perse, à nos lois opposés,

Du reste des humains ils semblent divisés,

N’aspirent qu’à troubler le repos où nous sommes,

Et détestés partout, détestent tous les hommes.

Prévenez, punissez leurs insolents efforts.

De leur dépouille enfin grossissez vos trésors.

Je dis, et l’on me crut. Le roi dès l’heure même

Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême.

Assure, me dit-il, le repos de ton roi.

Va, perds ces malheureux : leur dépouille est à toi.

Toute la nation fut ainsi condamnée.

Du carnage avec lui je réglai la journée.

Mais de ce traître enfin le trépas différé,

Fait trop souffrir mon coeur de son sang altéré.

Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.

Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie ?

HYDASPE

Et ne pouvez-vous pas d’un mot l’exterminer ?

Dites au roi, Seigneur, de vous l’abandonner.

AMAN

Je viens pour épier le moment favorable.

Tu connais comme moi ce prince inexorable.

Tu sais combien terrible en ses soudains transports,

De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts.

Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile.

Mardochée à ses yeux est une âme trop vile.

HYDASPE

Que tardez-vous ? Allez, et faites promptement

Élever de sa mort le honteux instrument.

AMAN

J’entends du bruit, je sors. Toi, si le roi m’appelle…

HYDASPE

Il suffit.

SCÈNE II

Assuerus, Hydaspe, Asaph, Suite d’Assuerus.

ASSUÉRUS

Ainsi donc, sans cet avis fidèle,

Deux traîtres dans son lit assassinaient leur roi ?

Qu’on me laisse, et qu’Asaph seul demeure avec moi.

SCÈNE III

Assuerus, Asaph.

ASSUÉRUS, assis sur son trône.

Je veux bien l’avouer. De ce couple perfide

J’avais presque oublié l’attentat parricide.

Et j’ai pâli deux fois au terrible récit

Qui vient d’en retracer l’image à mon esprit.

Je vois de quel succès leur fureur fut suivie,

Et que dans les tourments ils laissèrent la vie.

Mais ce sujet zélé, qui d’un oeil si subtil

Sut de leur noir complot développer le fil,

Qui me montra sur moi leur main déjà levée,

Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée,

Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il reçu ?

ASAPH

On lui promit beaucoup, c’est tout ce que j’ai su.

ASSUÉRUS

Ô d’un si grand service oubli trop condamnable !

Des embarras du trône effet inévitable !

De soins tumultueux un prince environné,

Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné.

L’avenir l’inquiète, et le présent le frappe.

Mais plus prompt que l’éclair le passé nous échappe.

Et de tant de mortels à toute heure empressés

À nous faire valoir leurs soins intéressés,

Il ne s’en trouve point, qui touchés d’un vrai zèle,

Prennent à notre gloire un intérêt fidèle,

Du mérite oublié nous fassent souvenir,

Trop prompts à nous parler de ce qu’il faut punir.

Ah ! Que plutôt l’injure échappe à ma vengeance,

Qu’un si rare bienfait à ma reconnaissance.

Et qui voudrait jamais s’exposer pour son roi ?

Ce mortel, qui montra tant de zèle pour moi,

Vit-il encore ?

ASAPH

Il voit l’astre qui vous éclaire.

ASSUÉRUS

Et que n’a-t-il plutôt demandé son salaire ?

Quel pays reculé le cache à mes bienfaits ?

ASAPH

Assis le plus souvent aux portes du palais,

Sans se plaindre de vous, ni de sa destinée,

Il y traîne, Seigneur, sa vie infortunée.

ASSUÉRUS

Et je dois d’autant moins oublier la vertu,

Qu’elle-même s’oublie. Il se nomme, dis-tu ?

ASAPH

Mardochée est le nom que je viens de vous lire.

ASSUÉRUS

Et son pays ?

ASAPH

Seigneur, puisqu’il faut vous le dire,

C’est un de ces captifs à périr destinés,

Des rives du Jourdain sur l’Euphrate amenés.

ASSUÉRUS

Il est donc Juif ? Ô ciel ! sur le point que la vie

Par mes propres sujets m’allait être ravie,

Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants ?

Un Juif m’a préservé du glaive des Persans ?

Mais, puisqu’il m’a sauvé, quel qu’il soit, il n’importe.

Holà, quelqu’un !

SCÈNE IV

Assuerus, Hydaspe, Asaph.

HYDASPE

Seigneur.

ASSUÉRUS

Regarde à cette porte,

Vois s’il s’offre à tes yeux quelque grand de ma cour.

HYDASPE

Aman à votre porte a devancé le jour.

ASSUÉRUS

Qu’il entre. Ses avis m’éclaireront, peut-être.

SCÈNE V

Assuérus, Aman, Hydaspe, Asaph.

ASSUÉRUS

Approche, heureux appui du trône de ton maître,

Âme de mes conseils, et qui seul tant de fois

Du sceptre dans ma main as soulagé le poids.

Un reproche secret embarrasse mon âme.

Je sais combien est pur le zèle qui t’enflamme.

Le mensonge jamais n’entra dans tes discours,

Et mon intérêt seul est le but où tu cours.

Dis-moi donc. Que doit faire un prince magnanime,

Qui veut combler d’honneurs un sujet qu’il estime ?

Par quel gage éclatant, et digne d’un grand roi

Puis-je récompenser le mérite et la foi ?

Ne donne point de borne à ma reconnaissance.

Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.

AMAN, tout bas.

C’est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer.

Et quel autre que toi peut-on récompenser ?

ASSUÉRUS

Que penses-tu ?

AMAN

Seigneur, je cherche, j’envisage

Des monarques persans la conduite, et l’usage.

Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous.

Pour vous régler sur eux, que sont-ils près de vous ?

Votre règne aux neveux doit servir de modèle.

Vous voulez d’un sujet reconnaître le zèle.

L’honneur seul peut flatter un esprit généreux.

Je voudrais donc, Seigneur, que ce mortel heureux

De la pourpre aujourd’hui paré comme vous-même,

Et portant sur le front le sacré diadème,

Sur un de vos coursiers pompeusement orné,

Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené,

Que pour comble de gloire, et de magnificence,

Un seigneur éminent en richesse, en puissance,

Enfin de votre empire après vous le premier,

Par la bride guidât son superbe coursier ;

Et lui-même marchant en habits magnifiques,

Criât à haute voix dans les places publiques :

Mortels, prosternez-vous. C’est ainsi que le roi

Honore le mérite, et couronne la foi.

ASSUÉRUS

Je vois que la sagesse elle-même t’inspire.

Avec mes volontés ton sentiment conspire.

Va, ne perds point de temps. Ce que tu m’as dicté,

Je veux de point en point qu’il soit exécuté.

La vertu dans l’oubli ne sera plus cachée.

Aux portes du palais prends le Juif Mardochée.

C’est lui que je prétends honorer aujourd’hui.

Ordonne son triomphe, et marche devant lui.

Que Suse par ta voix de son nom retentisse,

Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.

Sortez tous.

AMAN

Dieux !

SCÈNE VI

ASSUÉRUS, seul.

Le prix est sans doute inouï.

Jamais d’un tel honneur un sujet n’a joui.

Mais plus la récompense est grande et glorieuse,

Plus même de ce Juif la race est odieuse,

Plus j’assure ma vie, et montre avec éclat

Combien Assuérus redoute d’être ingrat.

On verra l’innocent discerné du coupable.

Je n’en perdrai pas moins ce peuple abominable.

Leurs crimes…

SCÈNE VII

Assuerus, Esther, Élise, Thamar, Partie du Choeur.

Esther entre, s’appuyant sur Élise ; quatre Israélites soutiennent sa robe.

ASSUÉRUS

Sans mon ordre on porte ici ses pas ?

Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?

Gardes. C’est vous, Esther ? Quoi sans être attendue ?

ESTHER

Mes filles, soutenez votre reine éperdue.

Je me meurs.

(Elle tombe évanouie.)

ASSUÉRUS

Dieux puissants ! Quelle étrange pâleur

De son teint tout à coup efface la couleur !

Esther, que craignez-vous ? Suis-je pas votre frère ?

Est-ce pour vous qu’est fait un ordre si sévère ?

Vivez. Le sceptre d’or, que vous tend cette main,

Pour vous de ma clémence est un gage certain.

ESTHER

Quelle voix salutaire ordonne que je vive,

Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?

ASSUÉRUS

Ne connaissez-vous pas la voix de votre époux ?

Encore un coup vivez, et revenez à vous.

ESTHER

Seigneur, je n’ai jamais contemplé qu’avec crainte

L’auguste majesté sur votre front empreinte.

Jugez combien ce front irrité contre moi

Dans mon âme troublée a dû jeter d’effroi.

Sur ce trône sacré, qu’environne la foudre,

J’ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre.

Hélas ! sans frissonner, quel coeur audacieux

Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux ?

Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle…

ASSUÉRUS

Ô Soleil ! ô flambeaux de lumière immortelle !

Je me trouble moi-même, et sans frémissement

Je ne puis voir sa peine et son saisissement.

Calmez, Reine, calmez la frayeur qui vous presse,

Du coeur d’Assuérus souveraine maîtresse,

Éprouvez seulement son ardente amitié.

Faut-il de mes États vous donner la moitié ?

ESTHER

Hé ! se peut-il qu’un roi craint de la terre entière,

Devant qui tout fléchit, et baise la poussière,

Jette sur son esclave un regard si serein,

Et m’offre sur son coeur un pouvoir souverain ?

ASSUÉRUS

Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire,

Et ces profonds respects que la terreur inspire,

À leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,

Et fatiguent souvent leur triste possesseur.

Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce,

Qui me charme toujours, et jamais ne me lasse.

De l’aimable vertu doux et puissants attraits !

Tout respire en Esther l’innocence, et la paix.

Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,

Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.

Que dis-je ? Sur ce trône assis auprès de vous,

Des astres ennemis j’en crains moins le courroux.

Et crois que votre front prête à mon diadème

Un éclat, qui le rend respectable aux dieux même.

Osez donc me répondre, et ne me cachez pas

Quel sujet important conduit ici vos pas.

Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent ?

Je vois qu’en m’écoutant vos yeux au ciel s’adressent.

Parlez. De vos désirs le succès est certain,

Si ce succès dépend d’une mortelle main.

ESTHER

Ô bonté, qui m’assure, autant qu’elle m’honore !

Un intérêt pressant veut que je vous implore.

J’attends ou mon malheur, ou ma félicité,

Et tout dépend, Seigneur, de votre volonté.

Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,

Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.

ASSUÉRUS

Ah ! que vous enflammez mon désir curieux !

ESTHER

Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux,

Si jamais à mes voeux vous fûtes favorable,

Permettez avant tout qu’Esther puisse à sa table

Recevoir aujourd’hui son souverain seigneur,

Et qu’Aman soit admis à cet excès d’honneur.

J’oserai devant lui rompre ce grand silence,

Et j’ai, pour m’expliquer, besoin de sa présence.

ASSUÉRUS

Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez !

Toutefois qu’il soit fait comme vous souhaitez.

(À ceux de sa suite.)

Vous, que l’on cherche Aman, et qu’on lui fasse entendre,

Qu’invité chez la reine il ait soin de s’y rendre.

HYDASPE

Les savants Chaldéens par votre ordre appelés,

Dans cet appartement, Seigneur, sont assemblés.

ASSUÉRUS

Princesse, un songe étrange occupe ma pensée.

Vous-même en leur réponse êtes intéressée.

Venez, derrière un voile écoutant leurs discours,

De vos propres clartés me prêter le secours.

Je crains pour vous, pour moi quelque ennemi perfide.

ESTHER

Suis-moi, Thamar. Et vous, troupe jeune et timide,

Sans craindre ici les yeux d’une profane cour,

À l’abri de ce trône attendez mon retour.

SCÈNE VIII

Élise, Partie du Choeur.

Cette scène est partie déclamée sans chant, et partie chantée.

ÉLISE

Que vous semble, mes soeurs, de l’état où nous sommes ?

D’Esther, d’Aman, qui le doit emporter ?

Est-ce Dieu, sont-ce les hommes,

Dont les oeuvres vont éclater ?

Vous avez vu quelle ardente colère

Allumait de ce roi le visage sévère.

UNE DES ISRAÈLITES

Des éclairs de ses yeux l’oeil était ébloui.

UNE AUTRE

Et sa voix m’a paru comme un tonnerre horrible.

ÉLISE

Comment ce courroux si terrible

En un moment s’est-il évanoui ?

UNE DES ISRAÈLITES, chante.

Un moment a changé ce courage inflexible.

Le lion rugissant est un agneau paisible.

Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son coeur

Cet esprit de douceur.

LE CHOEUR, chante.

Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son coeur

Cet esprit de douceur.

LA MÊME ISRAELITE, chante.

Tel qu’un ruisseau docile

Obéit à la main qui détourne son cours,

Et laissant de ses eaux partager le secours,

Va rendre tout un champ fertile ;

Dieu, de nos volontés arbitre souverain,

Le coeur des rois est ainsi dans ta main.

ÉLISE

Ah ! Que je crains, mes soeurs, les funestes nuages

Qui de ce prince obscurcissent les yeux !

Comme il est aveuglé du culte de ses dieux !

UNE DES ISRAÈLITES

Il n’atteste jamais que leurs noms odieux.

UNE AUTRE

Aux feux inanimés dont se parent les cieux,

Il rend de profanes hommages.

UNE AUTRE

Tout son palais est plein de leurs images.

LE CHOEUR, chante.

Malheureux ! Vous quittez le maître des humains,

Pour adorer l’ouvrage de vos mains.

UNE ISRAÈLITE, chante.

Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre.

Des larmes de tes saints quand seras-tu touché ?

Quand sera le voile arraché,

Qui sur tout l’univers jette une nuit si sombre ?

Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre.

Jusqu’à quand seras-tu caché ?

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÈLITES

Parlons plus bas, mes soeurs. Ciel ! Si quelque infidèle

Écoutant nos discours nous allait déceler !

ÉLISE

Quoi ! Fille d’Abraham, une crainte mortelle

Semble déjà vous faire chanceler ?

Hé ! Si l’impie Aman dans sa main homicide

Faisant luire à vos yeux un glaive menaçant,

À blasphémer le nom du Tout-Puissant

Voulait forcer votre bouche timide ?

UNE AUTRE ISRAÈLITE

Peut-être Assuérus frémissant de courroux,

Si nous ne courbons les genoux

Devant une muette idole,

Commandera qu’on nous immole.

Chère soeur, que choisirez-vous ?

LA JEUNE ISRAÈLITE

Moi ! Je pourrais trahir le Dieu que j’aime ?

J’adorerais un dieu sans force, et sans vertu,

Reste d’un tronc par les vents abattu,

Qui ne peut se sauver lui-même ?

LE CHOEUR, chante.

Dieux impuissants, dieux sourds, tous ceux qui vous implorent,

Ne seront jamais entendus.

Que les démons, et ceux qui les adorent,

Soient à jamais détruits et confondus.

UNE ISRAÈLITE, chante.

Que ma bouche, et mon coeur, et tout ce que je suis

Rendent honneur au Dieu qui m’a donné la vie.

Dans les craintes, dans les ennuis,

En ses bontés mon âme se confie.

Veut-il par mon trépas que je le glorifie ?

Que ma bouche et mon coeur, et tout ce que je suis,

Rendent honneur au Dieu qui m’a donné la vie.

ÉLISE

Je n’admirai jamais la gloire de l’impie.

UNE AUTRE ISRAÈLITE

Au bonheur du méchant qu’une autre porte envie.

ÉLISE

Tous ses jours paraissent charmants.

L’or éclate en ses vêtements.

Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse.

Jamais l’air n’est troublé de ses gémissements.

Il s’endort, il s’éveille au son des instruments.

Son coeur nage dans la mollesse.

UNE AUTRE ISRAÈLITE

Pour comble de prospérité,

Il espère revivre en sa postérité :

Et d’enfants à sa table une riante troupe

Semble boire avec lui la joie à pleine coupe.

(Tout ce reste est chanté.)

LE CHOEUR

Heureux, dit-on, le peuple florissant,

Sur qui ces biens coulent en abondance !

Plus heureux le peuple innocent,

Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance !

UNE ISRAÈLITE, seule.

Pour contenter ses frivoles désirs,

L’homme insensé vainement se consume.

Il trouve l’amertume

Au milieu des plaisirs.

UNE AUTRE, seule.

Le bonheur de l’impie est toujours agité.

Il erre à la merci de sa propre inconstance.

Ne cherchons la félicité,

Que dans la paix de l’innocence.

LA MÊME, avec une autre.

Ô douce paix !

Ô lumière éternelle !

Beauté toujours nouvelle !

Heureux le coeur épris de tes attraits !

Ô douce paix !

Ô lumière éternelle !

Heureux le coeur, qui ne te perd jamais !

LE CHOEUR

Ô douce paix !

Ô lumière éternelle !

Beauté toujours nouvelle !

Ô douce paix !

Heureux le coeur qui ne te perd jamais !

LA MÊME, seule.

Nulle paix pour l’impie. Il la cherche : elle fuit ;

Et le calme en son coeur ne trouve point de place.

Le glaive au-dehors le poursuit.

Le remords au dedans le glace.

UNE AUTRE

La gloire des méchants en un moment s’éteint.

L’affreux tombeau pour jamais les dévore.

Il n’en est pas ainsi de celui qui te craint,

Il renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l’aurore.

LE CHOEUR

Ô douce paix !

Heureux le coeur qui ne te perd jamais !

ÉLISE, sans chanter.

Mes soeurs, j ‘entends du bruit dans la chambre prochaine.

On nous appelle, allons rejoindre notre reine.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Aman, Zarès.

Le théâtre représente les jardins d’Esther et un des côtés du salon où se fait le festin.

ZARÈS

C’est donc ici d’Esther le superbe jardin,

Et ce salon pompeux est le lieu du festin.

Mais tandis que la porte en est encor fermée,

Écoutez les conseils d’une épouse alarmée.

Au nom du sacré noeud qui me lie avec vous,

Dissimulez, Seigneur, cet aveugle courroux.

Éclaircissez ce front où la tristesse est peinte.

Les rois craignent surtout le reproche et la plainte.

Seul entre tous les grands par la reine invité,

Ressentez donc aussi cette félicité.

Si le mal vous aigrit, que le bienfait vous touche.

Je l’ai cent fois appris de votre propre bouche :

Quiconque ne sait pas dévorer un affront,

Ni de fausses couleurs se déguiser le front,

Loin de l’aspect des rois qu’il s’écarte, qu’il fuie.

Il est des contretemps qu’il faut qu’un sage essuie.

Souvent avec prudence un outrage enduré

Aux honneurs les plus hauts a servi de degré.

AMAN

Ô douleur ! ô supplice affreux à la pensée !

Ô honte, qui jamais ne peut être effacée !

Un exécrable Juif, l’opprobre des humains,

S’est donc vu de la pourpre habillé par mes mains ?

C’est peu qu’il ait sur moi remporté la victoire ;

Malheureux, j’ai servi de héraut à sa gloire.

Le traître ! Il insultait à ma confusion.

Et tout le peuple même avec dérision,

Observant la rougeur qui couvrait mon visage,

De ma chute certaine en tirait le présage.

Roi cruel ! Ce sont là les jeux où tu te plais.

Tu ne m’as prodigué tes perfides bienfaits,

Que pour me faire mieux sentir ta tyrannie,

Et m’accabler enfin de plus d’ignominie.

ZARÈS

Pourquoi juger si mal de son intention ?

Il croit récompenser une bonne action.

Ne faut-il pas, Seigneur, s’étonner au contraire,

Qu’il en ait si longtemps différé le salaire ?

Du reste, il n’a rien fait que par votre conseil.

Vous-même avez dicté tout ce triste appareil.

Vous êtes après lui le premier de l’empire.

Sait-il toute l’horreur que ce Juif vous inspire ?

AMAN

Il sait qu’il me doit tout, et que pour sa grandeur

J’ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur ;

Qu’avec un coeur d’airain exerçant sa puissance,

J’ai fait taire les lois, et gémir l’innocence ;

Que pour lui des Persans bravant l’aversion,

J’ai chéri, j’ai cherché la malédiction.

Et pour prix de ma vie à leur haine exposée,

Le barbare aujourd’hui m’expose à leur risée ?

ZARÈS

Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter ?

Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater,

Ce soin d’immoler tout à son pouvoir suprême,

Entre-nous, avaient-ils d’autre objet que vous-même ?

Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés

N’est-ce pas à vous seul que vous les immolez ?

Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste…

Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.

Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,

Ce Juif comblé d’honneurs me cause quelque effroi.

Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre ;

Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.

De ce léger affront songez à profiter.

Peut-être la Fortune est prête à vous quitter.

Aux plus affreux excès son inconstance passe.

Prévenez son caprice avant qu’elle se lasse.

Où tendez-vous plus haut ? Je frémis quand je vois

Les abîmes profonds qui s’offrent devant moi.

La chute désormais ne peut être qu’horrible.

Osez chercher ailleurs un destin plus paisible.

Regagnez l’Hellespont, et ces bords écartés,

Où vos aïeux errants jadis furent jetés,

Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée

Chassa tout Amalec de la triste Idumée.

Aux malices du sort enfin dérobez-vous.

Nos plus riches trésors marcheront devant nous.

Vous pouvez du départ me laisser la conduite.

Surtout de vos enfants j’assurerai la fuite.

N’ayez soin cependant que de dissimuler.

Contente sur vos pas vous me verrez voler.

La mer la plus terrible et la plus orageuse

Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse.

Mais à grands pas vers vous je vois quelqu’un marcher.

C’est Hydaspe.

SCÈNE II

Aman, Zarès, Hydaspe.

HYDASPE

Seigneur, je courais vous chercher.

Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ;

Et pour vous y conduire Assuérus m’envoie.

AMAN

Et Mardochée est-il aussi de ce festin ?

HYDASPE

À la table d’Esther portez-vous ce chagrin ?

Quoi, toujours de ce Juif l’image vous désole ?

Laissez-le s’applaudir d’un triomphe frivole.

Croit-il d’Assuérus éviter la rigueur ?

Ne possédez-vous pas son oreille et son coeur ?

On a payé le zèle, on punira le crime,

Et l’on vous a, Seigneur, orné votre victime.

Je me trompe, ou vos voeux par Esther secondés

Obtiendront plus encor que vous ne demandez.

AMAN

Croirai-je le bonheur, que ta bouche m’annonce ?

HYDASPE

J’ai des savants devins entendu la réponse.

Ils disent que la main d’un perfide étranger

Dans le sang de la reine est prête à se plonger.

Et le roi, qui ne sait où trouver le coupable,

N’impute qu’aux seuls Juifs ce projet détestable.

AMAN

Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux.

Il faut craindre surtout leur chef audacieux.

La terre avec horreur dès longtemps les endure ;

Et l’on n’en peut trop tôt délivrer la nature.

Ah ! je respire enfin. Chère Zarès, adieu.

HYDASPE

Les compagnes d’Esther s’avancent vers ce lieu.

Sans doute leur concert va commencer la fête.

Entrez, et recevez l’honneur qu’on vous apprête.

SCÈNE III

Élise, Le Choeur.

Ceci se récite sans chant.

UNE DES ISRAÈLITES

C’est Aman.

UNE AUTRE

C’est lui-même et j’en frémis, ma soeur.

LA PREMIÈRE

Mon coeur de crainte et d’horreur se resserre.

L’AUTRE

C’est d’Israël le superbe oppresseur.

LA PREMIÈRE

C’est celui qui trouble la terre.

ÉLISE

Peut-on en le voyant ne le connaître pas ?

L’orgueil et le dédain sont peints sur son visage.

UNE ISRAÈLITE

On lit dans ses regards sa fureur et sa rage.

UNE AUTRE

Je croyais voir marcher la mort devant ses pas.

UNE DES PLUS JEUNES

Je ne sais si ce tigre a reconnu sa proie.

Mais en nous regardant, mes soeurs, il m’a semblé

Qu’il avait dans les yeux une barbare joie,

Dont tout mon sang est encore troublé.

ÉLISE

Que ce nouvel honneur va croître son audace !

Je le vois, mes soeurs, je le vois.

À la table d’Esther l’insolent près du roi

A déjà pris sa place.

UNE DES ISRAÈLITES

Ministres du festin, de grâce dites-nous,

Quels mets à ce cruel, quel vin préparez-vous ?

UNE AUTRE

Le sang de l’orphelin,

UNE TROISIÈME

Les pleurs des misérables,

LA SECONDE

Sont ses mets les plus agréables.

LA TROISIÈME

C’est son breuvage le plus doux.

Chères soeurs, suspendez la douleur qui vous presse,

Chantons, on nous l’ordonne. Et que puissent nos chants

Du coeur d’Assuérus adoucir la rudesse,

Comme autrefois David par ses accords touchants

Calmait d’un roi jaloux la sauvage tristesse.

UNE ISRAÈLITE

(Tout le reste de cette scène est chanté.)

Que le peuple est heureux,

Lorsqu’un roi généreux,

Craint dans tout l’univers, veut encore qu’on l’aime !

Heureux le peuple ! Heureux le roi lui-même !

TOUT LE CHOEUR

Ô repos ! Ô tranquillité !

Ô d’un parfait bonheur assurance éternelle,

Quand la suprême autorité

Dans ses conseils a toujours auprès d’elle,

La justice, et la vérité !

UNE ISRAÈLITE

(Ces quatre stances sont chantées alternativement par une voix seule et par tout le choeur.)

Rois, chassez la calomnie.

Ses criminels attentats

Des plus paisibles États

Troublent l’heureuse harmonie.

Sa fureur de sang avide

Poursuit partout l’innocent.

Rois, prenez soin de l’absent

Contre sa langue homicide.

De ce monstre si farouche

Craignez la feinte douceur.

La vengeance est dans son coeur,

Et la pitié dans sa bouche.

La fraude adroite et subtile

Sème de fleurs son chemin.

Mais sur ses pas vient enfin

Le repentir inutile.

UNE ISRAÈLITE, seule.

D’un souffle l’aquilon écarte les nuages,

Et chasse au loin la foudre et les orages.

Un roi sage, ennemi du langage menteur,

Écarte d’un regard le perfide imposteur.

UNE AUTRE

J’admire un roi victorieux,

Que sa valeur conduit triomphant en tous lieux.

Mais un roi sage, et qui hait l’injustice,

Qui sous la loi du riche impérieux

Ne souffre point que le pauvre gémisse,

Est le plus beau présent des cieux.

UNE AUTRE

La veuve en sa défense espère.

UNE AUTRE

De l’orphelin il est le père.

TOUTES ENSEMBLE

Et les larmes du juste implorant son appui

Sont précieuses devant lui.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles

De tout conseil barbare et mensonger.

Il est temps que tu t’éveilles.

Dans le sang innocent ta main va se plonger,

Pendant que tu sommeilles.

Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles

De tout conseil barbare et mensonger.

UNE AUTRE

Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière.

Ainsi puisse à jamais contre tes ennemis

Le bruit de ta valeur te servir de barrière.

S’ils t’attaquent, qu’ils soient en un moment soumis.

Que de ton bras la force les renverse.

Que de ton nom la terreur les disperse.

Que tout leur camp nombreux soit devant tes soldats

Comme d’enfants une troupe inutile.

Et si par un chemin il entre en tes États,

Qu’il en sorte par plus de mille.

SCÈNE IV

Assuerus, Esther, Aman, Élise, Le Choeur.

ASSUÉRUS, à Esther.

Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes.

Une noble pudeur à tout ce que vous faites

Donne un prix, que n’ont point ni la pourpre, ni l’or.

Quel climat renfermait un si rare trésor ?

Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance ?

Et quelle main si sage éleva votre enfance ?

Mais dites promptement ce que vous demandez.

Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés ;

Dussiez-vous, je l’ai dit, et veux bien le redire,

Demander la moitié de ce puissant empire.

ESTHER

Je ne m’égare point dans ces vastes désirs.

Mais puisqu’il faut enfin expliquer mes soupirs,

Puisque mon roi lui-même à parler me convie ;

(Elle se jette aux pieds du roi.)

J’ose vous implorer et pour ma propre vie,

Et pour les tristes jours d’un peuple infortuné,

Qu’à périr avec moi vous avez condamné.

ASSUÉRUS, la relevant.

À périr ? Vous ? Quel peuple ? Et quel est ce mystère ?

AMAN, tout bas.

Je tremble.

ESTHER

Esther, Seigneur, eut un Juif pour son père.

De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.

AMAN

Ah, dieux !

ASSUÉRUS

Ah ! De quel coup me percez-vous le coeur ?

Vous la fille d’un Juif ? Hé quoi ? Tout ce que j’aime,

Cette Esther, l’innocence, et la sagesse même,

Que je croyais du ciel les plus chères amours,

Dans cette source impure aurait puisé ses jours ?

Malheureux !

ESTHER

Vous pourrez rejeter ma prière.

Mais je demande au moins que pour grâce dernière,

Jusqu’à la fin, Seigneur, vous m’entendiez parler ;

Et que surtout Aman n’ose point me troubler.

ASSUÉRUS

Parlez.

ESTHER

Ô Dieu ! confonds l’audace et l’imposture.

Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,

Que vous croyez, Seigneur, le rebut des humains,

D’une riche contrée autrefois souverains,

Pendant qu’ils n’adoraient que le Dieu de leurs pères,

Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.

Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,

N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux.

L’Éternel est son nom. Le monde est son ouvrage.

Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,

Juge tous les mortels avec d’égales lois,

Et du haut de son trône interroge les rois.

Des plus fermes États la chute épouvantable,

Quand il veut, n’est qu’un jeu de sa main redoutable.

Les Juifs à d’autres dieux osèrent s’adresser.

Roi, peuples en un jour tout se vit disperser.

Sous les Assyriens, leur triste servitude

Devint le juste prix de leur ingratitude.

Mais pour punir enfin nos maîtres à leur tour,

Dieu fit choix de Cyrus, avant qu’il vît le jour,

L’appela par son nom, le promit à la terre,

Le fit naître, et soudain l’arma de son tonnerre,

Brisa les fiers remparts, et les portes d’airain,

Mit des superbes rois la dépouille en sa main,

De son temple détruit vengea sur eux l’injure.

Babylone paya nos pleurs avec usure.

Cyrus par lui vainqueur publia ses bienfaits,

Regarda notre peuple avec des yeux de paix,

Nous rendit et nos lois, et nos fêtes divines ;

Et le temple déjà sortait de ses ruines.

Mais de ce roi si sage, héritier insensé,

Son fils interrompit l’ouvrage commencé,

Fut sourd à nos douleurs. Dieu rejeta sa race,

Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.

Que n’espérions-nous point d’un roi si généreux ?

« Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,

Disions-nous ; un roi règne, ami de l’innocence. »

Partout du nouveau prince on vantait la clémence.

Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.

Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits,

Des princes les plus doux l’oreille environnée,

Et du bonheur public la source empoisonnée ?

Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté,

Est venu dans ces lieux souffler la cruauté.

Un ministre ennemi de votre propre gloire…

AMAN

De votre gloire ? Moi ? Ciel ! le pourriez-vous croire ?

Moi, qui n’ai d’autre objet, ni d’autre dieu…

ASSUÉRUS

Tais-toi.

Oses-tu donc parler sans l’ordre de ton roi ?

ESTHER

Notre ennemi cruel devant vous se déclare.

C’est lui. C’est ce ministre infidèle et barbare,

Qui d’un zèle trompeur à vos yeux revêtu,

Contre notre innocence arma votre vertu.

Et quel autre, grand Dieu ! qu’un Scythe impitoyable,

Aurait de tant d’horreurs dicté l’ordre effroyable ?

Partout l’affreux signal en même temps donné,

De meurtres remplira l’univers étonné.

On verra sous le nom du plus juste des princes,

Un perfide étranger désoler vos provinces,

Et dans ce palais même en proie à son courroux,

Le sang de vos sujets regorger jusqu’à vous.

Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?

Quelle guerre intestine avons-nous allumée ?

Les a-t-on vu marcher parmi vos ennemis ?

Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ?

Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,

Pendant que votre main sur eux appesantie

À leurs persécuteurs les livrait sans secours,

Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,

De rompre des méchants les trames criminelles,

De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.

N’en doutez point, Seigneur, il fut votre soutien.

Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l’Indien,

Dissipa devant vous les innombrables Scythes,

Et renferma les mers dans vos vastes limites.

Lui seul aux yeux d’un Juif découvrit le dessein

De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.

Hélas ! Ce Juif jadis m’adopta pour sa fille.

ASSUÉRUS

Mardochée ?

ESTHER

Il restait seul de notre famille.

Mon père était son frère. Il descend, comme moi,

Du sang infortuné de notre premier roi.

Plein d’une juste horreur pour un Amalécite,

Race que notre Dieu de sa bouche a maudite,

Il n’a devant Aman, pu fléchir les genoux,

Ni lui rendre un honneur qu’il ne croit dû qu’à vous.

De là contre les Juifs, et contre Mardochée,

Cette haine, Seigneur, sous d’autres noms cachée.

En vain de vos bienfaits Mardochée est paré.

À la porte d’Aman est déjà préparé

D’un infâme trépas l’instrument exécrable.

Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,

Des portes du palais par son ordre arraché,

Couvert de votre pourpre y doit être attaché.

ASSUÉRUS

Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme ?

Tout mon sang de colère et de honte s’enflamme.

J’étais donc le jouet… Ciel, daigne m’éclairer.

Un moment sans témoins cherchons à respirer.

(Le roi s’éloigne.)

Appelez Mardochée, il faut aussi l’entendre.

UNE ISRAÈLITE

Vérité, que j’implore, achève de descendre.

SCÈNE V

Esther, Aman, Le Choeur.

AMAN, à Esther.

D’un juste étonnement je demeure frappé.

Les ennemis des Juifs m’ont trahi, m’ont trompé.

J’en atteste du ciel la puissance suprême,

En les perdant j’ai cru vous assurer vous-même.

Princesse, en leur faveur employez mon crédit.

Le roi, vous le voyez, flotte encore interdit.

Je sais par quels ressorts on le pousse, on l’arrête,

Et fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.

Les intérêts des Juifs déjà me sont sacrés :

Parlez. Vos ennemis aussitôt massacrés,

Victimes de la foi que ma bouche vous jure,

De ma fatale erreur répareront l’injure.

Quel sang demandez-vous ?

ESTHER

Va, traître, laisse-moi.

Les Juifs n’attendent rien d’un méchant tel que toi.

Misérable, le Dieu vengeur de l’innocence,

Tout prêt à te juger tient déjà sa balance.

Bientôt son juste arrêt te sera prononcé.

Tremble. Son jour approche, et ton règne est passé.

AMAN

Oui, ce Dieu, je l’avoue, est un Dieu redoutable.

Mais veut-il que l’on garde une haine implacable ?

C’en est fait. Mon orgueil est forcé de plier.

L’inexorable Aman est réduit à prier.

(Il se jette à ses pieds.)

Par le salut des Juifs, par ces pieds que j’embrasse,

Par ce sage vieillard, l’honneur de votre race,

Daignez d’un roi terrible apaiser le courroux.

Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.

SCÈNE VI

Assuerus, Esther, Aman, Élise, Gardes, Le Choeur.

ASSUÉRUS

Quoi ? Le traître sur vous porte ses mains hardies ?

Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies ;

Et son trouble appuyant la foi de vos discours,

De tous ses attentats me rappelle le cours.

Qu’à ce monstre à l’instant l’âme soit arrachée.

Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée,

Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,

De mes peuples vengés il repaisse les yeux.

(Aman est emmené par les gardes.)

SCÈNE VII

Assuerus, Esther, Mardochée, Élise, Le Choeur.

ASSUÉRUS, continue en s’adressant à Mardochée.

Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie,

Aux conseils des méchants ton roi n’est plus en proie.

Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu.

Viens briller près de moi dans le rang qui t’est dû.

Je te donne d’Aman les biens, et la puissance.

Possède justement son injuste opulence.

Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis.

Je leur livre le sang de tous leurs ennemis.

À l’égal des Persans je veux qu’on les honore,

Et que tout tremble au nom du Dieu qu’Esther adore.

Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités.

Que vos heureux enfants dans leurs solennités,

Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire,

Et qu’à jamais mon nom vive dans leur mémoire.

SCÈNE VIII

Assuerus, Esther, Mardochée, Asaph, Élise, Le Choeur.

ASSUÉRUS

Que veut Asaph ?

ASAPH

Seigneur, le traître est expiré,

Par le peuple en fureur à moitié déchiré.

On traîne, on va donner en spectacle funeste

De son corps tout sanglant le misérable reste.

MARDOCHÉE

Roi, qu’à jamais le ciel prenne soin de vos jours.

Le péril des Juifs presse, et veut un prompt secours.

ASSUÉRUS

Oui, je t’entends. Allons par des ordres contraires

Révoquer d’un méchant les ordres sanguinaires.

ESTHER

Ô Dieu ! Par quelle route inconnue aux mortels,

Ta sagesse conduit ses desseins éternels !

SCÈNE DERNIÈRE

Le Choeur.

TOUT LE CHOEUR

Dieu fait triompher l’innocence,

Chantons, célébrons sa puissance.

UNE ISRAÈLITE

Il a vu contre nous les méchants s’assembler,

Et notre sang prêt à couler.

Comme l’eau sur la terre ils allaient le répandre.

Du haut du ciel sa voix s’est fait entendre.

L’homme superbe est renversé.

Ses propres flèches l’ont percé.

UNE AUTRE

J’ai vu l’impie adoré sur la terre.

Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux

Son front audacieux.

Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,

Foulait aux pieds ses ennemis vaincus.

Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

UNE AUTRE

On peut des plus grands rois surprendre la justice.

Incapables de tromper,

Ils ont peine à s’échapper

Des pièges de l’artifice.

Un coeur noble ne peut soupçonner en autrui

La bassesse et la malice,

Qu’il ne sent point en lui.

UNE AUTRE

Comment s’est calmé l’orage ?

UNE AUTRE

Quelle main salutaire a chassé le nuage ?

TOUT LE CHOEUR

L’aimable Esther a fait ce grand ouvrage.

UNE ISRAÈLITE, seule.

De l’amour de son Dieu son coeur s’est embrasé.

Au péril d’une mort funeste

Son zèle ardent s’est exposé.

Elle a parlé, le ciel a fait le reste.

DEUX ISRAÈLITES

Esther a triomphé des filles des Persans.

La nature et le ciel à l’envi l’ont ornée.

L’UNE DES DEUX

Tout ressent de ses yeux les charmes innocents.

Jamais tant de beauté fut-elle couronnée ?

L’AUTRE

Les charmes de son coeur sont encor plus puissants.

Jamais tant de vertu fut-elle couronnée ?

TOUTES DEUX, ensemble.

Esther a triomphé des filles des Persans.

La nature et le ciel à l’envi l’ont ornée.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Ton Dieu n’est plus irrité.

Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière.

Quitte les vêtements de ta captivité,

Et reprends ta splendeur première.

Les chemins de Sion à la fin sont ouverts.

Rompez vos fers,

Tribus captives.

Troupes fugitives,

Repassez les monts et les mers.

Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

TOUT LE CHOEUR

Rompez vos fers,

Tribus captives.

Troupes fugitives,

Repassez les monts et les mers.

Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Je reverrai ces campagnes si chères.

UNE AUTRE

J’irai pleurer au tombeau de mes pères.

TOUT LE CHOEUR

Repassez les monts et les mers.

Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

UNE ISRAÈLITE, seule.

Relevez, relevez les superbes portiques

Du temple où notre Dieu se plaît d’être adoré.

Que de l’or le plus pur son autel soit paré,

Et que du sein des monts le marbre soit tiré.

Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques.

Prêtres sacrés, préparez vos cantiques.

UNE AUTRE

Dieu descend, et revient habiter parmi nous.

Terre, frémis d’allégresse et de crainte.

Et vous, sous sa majesté sainte,

Cieux, abaissez-vous.

UNE AUTRE

Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !

Heureux, qui dès l’enfance en connaît la douceur !

Jeune peuple, courez à ce maître adorable.

Les biens les plus charmants n’ont rien de comparable

Aux torrents de plaisirs qu’il répand dans un coeur.

Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !

Heureux, qui dès l’enfance en connaît la douceur !

UNE AUTRE

Il s’apaise, il pardonne.

Du coeur ingrat qui l’abandonne

Il attend le retour.

Il excuse notre faiblesse.

À nous chercher même il s’empresse.

Pour l’enfant qu’elle a mis au jour,

Une mère a moins de tendresse.

Ah ! qui peut avec lui partager notre amour ?

TROIS ISRAÈLITES

Il nous fait remporter une illustre victoire.

L’UNE DES TROIS

Il nous a révélé sa gloire.

TOUTES TROIS ENSEMBLE

Ah ! qui peut avec lui partager notre amour ?

TOUT LE CHOEUR

Que son nom soit béni. Que son nom soit chanté.

Que l’on célèbre ses ouvrages,

Au delà des temps et des âges,

Au delà de l’éternité.

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Jean Racine : Phèdre

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Hippolyte, Théramène.

HIPPOLYTE

Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène,

Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.

Dans le doute mortel dont je suis agité,

Je commence à rougir de mon oisiveté.

Depuis plus de six mois éloigné de mon père,

J’ignore le destin d’une tête si chère.

J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.

THÉRAMÈNE

Et dans quels lieux, Seigneur, l’allez-vous donc chercher ?

Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,

J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe.

J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords

Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts.

J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare,

Passé jusqu’à la mer, qui vit tomber Icare.

Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats

Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?

Qui sait même, qui sait si le roi votre père

Veut que de son absence on sache le mystère ?

Et si lorsque avec vous nous tremblons pour ses jours,

Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,

Ce héros n’attend point qu’une amante abusée…

HIPPOLYTE

Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.

De ses jeunes erreurs désormais revenu,

Par un indigne obstacle il n’est point retenu ;

Et fixant de ses voeux l’inconstance fatale,

Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.

Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir,

Et je fuirai ces lieux que je n’ose plus voir.

THÉRAMÈNE

Hé depuis quand, Seigneur, craignez-vous la présence

De ces paisibles lieux, si chers à votre enfance,

Et dont je vous ai vu préférer le séjour

Au tumulte pompeux d’Athènes et de la cour ?

Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

HIPPOLYTE

Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face

Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé

La fille de Minos et de Pasiphaé.

THÉRAMÈNE

J’entends. De vos douleurs la cause m’est connue,

Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.

Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,

Que votre exil d’abord signala son crédit.

Mais sa haine sur vous autrefois attachée,

Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.

Et d’ailleurs, quels périls vous peut faire courir

Une femme mourante, et qui cherche à mourir ?

Phèdre atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire,

Lasse enfin d’elle-même, et du jour qui l’éclaire,

Peut-elle contre vous former quelques desseins ?

HIPPOLYTE

Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.

Hippolyte en partant fuit une autre ennemie.

Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie,

Reste d’un sang fatal conjuré contre nous.

THÉRAMÈNE

Quoi ! vous-même, Seigneur, la persécutez-vous ?

Jamais l’aimable soeur des cruels Pallantides

Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?

Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

HIPPOLYTE

Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.

THÉRAMÈNE

Seigneur, m’est-il permis d’expliquer votre fuite ?

Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte,

Implacable ennemi des amoureuses lois,

Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ?

Vénus par votre orgueil si longtemps méprisée,

Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ?

Et vous mettant au rang du reste des mortels,

Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ?

Aimeriez-vous, Seigneur ?

HIPPOLYTE

Ami, qu’oses-tu dire ?

Toi qui connais mon coeur depuis que je respire,

Des sentiments d’un coeur si fier, si dédaigneux,

Peux-tu me demander le désaveu honteux ?

C’est peu qu’avec son lait une mère amazone

M’ait fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne.

Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,

Je me suis applaudi, quand je me suis connu.

Attaché près de moi par un zèle sincère,

Tu me contais alors l’histoire de mon père.

Tu sais combien mon âme attentive à ta voix,

S’échauffait au récit de ses nobles exploits ;

Quand tu me dépeignais ce héros intrépide

Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,

Les monstres étouffés, et les brigands punis,

Procuste, Cercyon, et Sciron, et Sinnis,

Et les os dispersés du géant d’Épidaure,

Et la Crète fumant du sang du Minotaure.

Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,

Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux,

Hélène à ses parents dans Sparte dérobée,

Salamine témoin des pleurs de Péribée,

Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés,

Trop crédules esprits que sa flamme a trompés ;

Ariane aux rochers contant ses injustices,

Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;

Tu sais comme à regret écoutant ce discours,

Je te pressais souvent d’en abréger le cours.

Heureux ! si j’avais pu ravir à la mémoire

Cette indigne moitié d’une si belle histoire.

Et moi-même à mon tour je me verrais lié ?

Et les dieux jusque-là m’auraient humilié ?

Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable,

Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable,

Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui,

Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui.

Quand même ma fierté pourrait s’être adoucie,

Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ?

Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés

De l’obstacle éternel qui nous a séparés ?

Mon père la réprouve, et par des lois sévères

Il défend de donner des neveux à ses frères ;

D’une tige coupable il craint un rejeton.

Il veut avec leur soeur ensevelir leur nom,

Et que jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle,

Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle.

Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ?

Donnerai-je l’exemple à la témérité ?

Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée…

THÉRAMÈNE

Ah, Seigneur ! si votre heure est une fois marquée,

Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer.

Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer,

Et sa haine irritant une flamme rebelle,

Prête à son ennemie une grâce nouvelle.

Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?

S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?

En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?

Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?

Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés !

Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez,

Si toujours Antiope à ses lois opposée,

D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?

Mais que sert d’affecter un superbe discours ?

Avouez-le, tout change. Et depuis quelques jours

On vous voit moins souvent, orgueilleux, et sauvage,

Tantôt faire voler un char sur le rivage,

Tantôt savant dans l’art par Neptune inventé,

Rendre docile au frein un coursier indompté.

Les forêts de nos cris moins souvent retentissent.

Chargés d’un feu secret vos yeux s’appesantissent.

Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez.

Vous périssez d’un mal que vous dissimulez.

La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ?

HIPPOLYTE

Théramène, je pars, et vais chercher mon père.

THÉRAMÈNE

Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,

Seigneur ?

HIPPOLYTE

C’est mon dessein, tu peux l’en avertir.

Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l’ordonne.

Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Oenone ?

SCÈNE II

Hippolyte, Oenone, Théramène.

OENONE

Hélas, Seigneur ! quel trouble au mien peut-être égal ?

La reine touche presque à son terme fatal.

En vain à l’observer jour et nuit je m’attache.

Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache.

Un désordre éternel règne dans son esprit.

Son chagrin inquiet l’arrache de son lit.

Elle veut voir le jour ; et sa douleur profonde

M’ordonne toutefois d’écarter tout le monde…

Elle vient.

HIPPOLYTE

Il suffit, je la laisse en ces lieux,

Et ne lui montre point un visage odieux.

SCÈNE III

Phèdre, Oenone.

PHÈDRE

N’allons point plus avant. Demeurons, chère Oenone.

Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne.

Mes yeux sont éblouis du jour que je revois,

Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.

Hélas !

Elle s’assied.

OENONE

Dieux tout-puissants ! Que nos pleurs vous apaisent.

PHÈDRE

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !

Quelle importune main, en formant tous ces noeuds,

A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?

Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire.

OENONE

Comme on voit tous ses voeux l’un l’autre se détruire !

Vous-même condamnant vos injustes desseins,

Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains.

Vous-même rappelant votre force première,

Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière ;

Vous la voyez, Madame, et prête à vous cacher,

Vous haïssez le jour que vous veniez chercher ?

PHÈDRE

Noble et brillant auteur d’une triste famille,

Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille,

Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,

Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.

OENONE

Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?

Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,

Faire de votre mort les funestes apprêts ?

PHÈDRE

Dieux ! Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

Quand pourrai-je au travers d’une noble poussière

Suivre de l’oeil un char fuyant dans la carrière ?

OENONE

Quoi, Madame !

PHÈDRE

Insensée, où suis-je ? et qu’ai-je dit ?

Où laissé-je égarer mes voeux, et mon esprit ?

Je l’ai perdu. Les dieux m’en ont ravi l’usage.

Oenone, la rougeur me couvre le visage,

Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,

Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

OENONE

Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence,

Qui de vos maux encore aigrit la violence.

Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,

Voulez-vous sans pitié laisser finir vos jours ?

Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?

Quel charme ou quel poison en a tari la source ?

Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux,

Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;

Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure,

Depuis que votre corps languit sans nourriture.

À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?

De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?

Vous offensez les dieux auteurs de votre vie.

Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie,

Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,

Que vous précipitez sous un joug rigoureux.

Songez qu’un même jour leur ravira leur mère,

Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,

À ce fier ennemi de vous, de votre sang,

Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,

Cet Hippolyte…

PHÈDRE

Ah dieux !

OENONE

Ce reproche vous touche.

PHÈDRE

Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche ?

OENONE

Hé bien, votre colère éclate avec raison.

J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.

Vivez donc. Que l’amour, le devoir vous excite.

Vivez, ne souffrez pas que le fils d’une Scythe,

Accablant vos enfants d’un empire odieux,

Commande au plus beau sang de la Grèce, et des dieux.

Mais ne différez point, chaque moment vous tue.

Réparez promptement votre force abattue,

Tandis que de vos jours prêts à se consumer

Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.

PHÈDRE

J’en ai trop prolongé la coupable durée.

OENONE

Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?

Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?

Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?

PHÈDRE

Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.

Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles !

OENONE

Et quel affreux projet avez-vous enfanté,

Dont votre coeur encor doive être épouvanté ?

PHÈDRE

Je t’en ai dit assez. Épargne moi le reste.

Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

OENONE

Mourez donc, et gardez un silence inhumain.

Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.

Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,

Mon âme chez les morts descendra la première.

Mille chemins ouverts y conduisent toujours,

Et ma juste douleur choisira les plus courts.

Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue ?

Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?

Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.

Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

PHÈDRE

Quel fruit espères-tu de tant de violence ?

Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

OENONE

Et que me direz-vous, qui ne cède, grands dieux !

À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

PHÈDRE

Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m’accable,

Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.

OENONE

Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,

Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,

Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

PHÈDRE

Tu le veux. Lève-toi.

OENONE

Parlez. Je vous écoute.

PHÈDRE

Ciel ! que lui vais-je dire ? Et par où commencer ?

OENONE

Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.

PHÈDRE

Ô haine de Vénus ! Ô fatale colère !

Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

OENONE

Oublions-les, Madame. Et qu’à tout l’avenir

Un silence éternel cache ce souvenir.

PHÈDRE

Ariane, ma soeur ! De quel amour blessée,

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ?

OENONE

Que faites-vous, Madame ? Et quel mortel ennui,

Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

PHÈDRE

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

Je péris la dernière, et la plus misérable.

OENONE

Aimez-vous ?

PHÈDRE

De l’amour j’ai toutes les fureurs.

OENONE

Pour qui ?

PHÈDRE

Tu vas ouïr le comble des horreurs.

J’aime… à ce nom fatal je tremble, je frissonne.

J’aime…

OENONE

Qui ?

PHÈDRE

Tu connais ce fils de l’Amazone,

Ce prince si longtemps par moi-même opprimé.

OENONE

Hippolyte ! Grands dieux !

PHÈDRE

C’est toi qui l’as nommé.

OENONE

Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace.

Ô désespoir ! Ô crime ! Ô déplorable race !

Voyage infortuné ! Rivage malheureux !

Fallait-il approcher de tes bords dangereux ?

PHÈDRE

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée,

Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,

Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,

Athènes me montra mon superbe ennemi.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,

Je sentis tout mon corps et transir, et brûler.

Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.

Par des voeux assidus je crus les détourner,

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner.

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.

D’un incurable amour remèdes impuissants !

En vain sur les autels ma main brûlait l’encens.

Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,

Même au pied des autels que je faisais fumer,

J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais nommer.

Je l’évitais partout. Ô comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

Contre moi-même enfin j’osai me révolter.

J’excitai mon courage à le persécuter.

Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,

J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre,

Je pressai son exil, et mes cris éternels

L’arrachèrent du sein, et des bras paternels.

Je respirais, Oenone ; et depuis son absence,

Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.

Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,

De son fatal hymen je cultivais les fruits.

Vaines précautions ! Cruelle destinée !

Par mon époux lui-même à Trézène amenée

J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné.

Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.

Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

J’ai conçu pour mon crime une juste terreur.

J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,

Et dérober au jour une flamme si noire.

Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats.

Je t’ai tout avoué, je ne m’en repens pas,

Pourvu que de ma mort respectant les approches

Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,

Et que tes vains secours cessent de rappeler

Un reste de chaleur, tout prêt à s’exhaler.

SCÈNE IV

Phèdre, Oenone, Panope.

PANOPE

Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,

Madame. Mais il faut que je vous la révèle.

La mort vous a ravi votre invincible époux,

Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous.

OENONE

Panope, que dis-tu ?

PANOPE

Que la reine abusée

En vain demande au ciel le retour de Thésée,

Et que par des vaisseaux arrivés dans le port

Hippolyte son fils vient d’apprendre sa mort.

PHÈDRE

Ciel !

PANOPE

Pour le choix d’un maître Athènes se partage.

Au prince votre fils l’un donne son suffrage,

Madame, et de l’État l’autre oubliant les lois

Au fils de l’étrangère ose donner sa voix.

On dit même qu’au trône une brigue insolente

Veut placer Aricie, et le sang de Pallante.

J’ai cru de ce péril vous devoir avertir.

Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir,

Et l’on craint, s’il paraît dans ce nouvel orage,

Qu’il n’entraîne après lui tout un peuple volage.

OENONE

Panope, c’est assez. La reine qui t’entend,

Ne négligera point cet avis important.

SCÈNE V

Phèdre, Oenone.

OENONE

Madame, je cessais de vous presser de vivre.

Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre.

Pour vous en détourner je n’avais plus de voix.

Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois.

Votre fortune change et prend une autre face.

Le roi n’est plus, Madame, il faut prendre sa place.

Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez,

Esclave, s’il vous perd, et roi, si vous vivez.

Sur qui dans son malheur voulez-vous qu’il s’appuie ?

Ses larmes n’auront plus de main qui les essuie.

Et ses cris innocents portés jusques aux dieux,

Iront contre sa mère irriter ses aïeux.

Vivez, vous n’avez plus de reproche à vous faire.

Votre flamme devient une flamme ordinaire.

Thésée en expirant vient de rompre les noeuds,

Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux.

Hippolyte pour vous devient moins redoutable,

Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.

Peut-être convaincu de votre aversion

Il va donner un chef à la sédition.

Détrompez son erreur, fléchissez son courage.

Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage,

Mais il sait que les lois donnent à votre fils

Les superbes remparts que Minerve a bâtis.

Vous avez l’un et l’autre une juste ennemie.

Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.

PHÈDRE

Hé bien ! À tes conseils je me laisse entraîner.

Vivons, si vers la vie on peut me ramener,

Et si l’amour d’un fils en ce moment funeste,

De mes faibles esprits peut ranimer le reste.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Aricie, Ismène.

ARICIE

Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?

Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?

Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ?

ISMÈNE

C’est le premier effet de la mort de Thésée.

Préparez-vous, Madame, à voir de tous côtés

Voler vers vous les coeurs par Thésée écartés.

Aricie à la fin de son sort est maîtresse,

Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.

ARICIE

Ce n’est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ?

Je cesse d’être esclave, et n’ai plus d’ennemi ?

ISMÈNE

Non, Madame, les dieux ne vous sont plus contraires,

Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.

ARICIE

Dit-on quelle aventure a terminé ses jours ?

ISMÈNE

On sème de sa mort d’incroyables discours.

On dit que ravisseur d’une amante nouvelle

Les flots ont englouti cet époux infidèle.

On dit même, et ce bruit est partout répandu,

Qu’avec Pirithoüs aux Enfers descendu

Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,

Et s’est montré vivant aux infernales ombres ;

Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour,

Et repasser les bords, qu’on passe sans retour.

ARICIE

Croirai-je qu’un mortel avant sa dernière heure

Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?

Quel charme l’attirait sur ces bords redoutés ?

ISMÈNE

Thésée est mort, Madame, et vous seule en doutez.

Athènes en gémit, Trézène en est instruite,

Et déjà pour son roi reconnaît Hippolyte.

Phèdre dans ce palais tremblante pour son fils,

De ses amis troublés demande les avis.

ARICIE

Et tu crois que pour moi plus humain que son père

Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ?

Qu’il plaindra mes malheurs ?

ISMÈNE

Madame, je le crois.

ARICIE

L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ?

Sur quel frivole espoir penses-tu qu’il me plaigne,

Et respecte en moi seule un sexe qu’il dédaigne ?

Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,

Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.

ISMÈNE

Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite.

Mais j’ai vu près de vous ce superbe Hippolyte.

Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté

A redoublé pour lui ma curiosité.

Sa présence à ce bruit n’a point paru répondre.

Dès vos premiers regards je l’ai vu se confondre.

Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,

Déjà pleins de langueur ne pouvaient vous quitter.

Le nom d’amant peut-être offense son courage.

Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage.

ARICIE

Que mon coeur, chère Ismène, écoute avidement

Un discours, qui peut-être a peu de fondement !

Ô toi ! Qui me connais, te semblait-il croyable

Que le triste jouet d’un sort impitoyable,

Un coeur toujours nourri d’amertume et de pleurs,

Dût connaître l’amour, et ses folles douleurs ?

Reste du sang d’un roi, noble fils de la Terre,

Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre,

J’ai perdu dans la fleur de leur jeune saison

Six frères, quel espoir d’une illustre maison !

Le fer moissonna tout, et la terre humectée

But à regret le sang des neveux d’Erechthée.

Tu sais depuis leur mort quelle sévère loi

Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi.

On craint que de la soeur les flammes téméraires

Ne raniment un jour la cendre de ses frères.

Mais tu sais bien aussi de quel oeil dédaigneux

Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux.

Tu sais que de tout temps à l’amour opposée,

Je rendais souvent grâce à l’injuste Thésée

Dont l’heureuse rigueur secondait mes mépris.

Mes yeux alors, mes yeux n’avaient pas vu son fils.

Non que par les yeux seuls lâchement enchantée

J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée,

Présents dont la nature a voulu l’honorer,

Qu’il méprise lui-même, et qu’il semble ignorer.

J’aime, je prise en lui de plus nobles richesses,

Les vertus de son père, et non point les faiblesses.

J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux

Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux.

Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée.

Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée

D’arracher un hommage à mille autres offert,

Et d’entrer dans un coeur de toutes parts ouvert.

Mais de faire fléchir un courage inflexible,

De porter la douleur dans une âme insensible,

D’enchaîner un captif de ses fers étonné,

Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné :

C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.

Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte,

Et vaincu plus souvent, et plutôt surmonté

Préparait moins de gloire aux yeux qui l’ont dompté.

Mais, chère Ismène, hélas ! Quelle est mon imprudence !

On ne m’opposera que trop de résistance.

Tu m’entendras peut-être, humble dans mon ennui,

Gémir du même orgueil que j’admire aujourd’hui.

Hippolyte aimerait ? Par quel bonheur extrême

Aurais-je pu fléchir…

ISMÈNE

Vous l’entendrez lui-même,

Il vient à vous.

SCÈNE II

Hippolyte, Aricie, Ismène.

HIPPOLYTE

Madame, avant que de partir,

J’ai cru de votre sort vous devoir avertir.

Mon père ne vit plus. Ma juste défiance

Présageait les raisons de sa trop longue absence.

La mort seule bornant ses travaux éclatants

Pouvait à l’univers le cacher si longtemps.

Les dieux livrent enfin à la Parque homicide

L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide.

Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,

Écoute sans regret ces noms qui lui sont dûs.

Un espoir adoucit ma tristesse mortelle.

Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.

Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur,

Vous pouvez disposer de vous, de votre coeur.

Et dans cette Trézène aujourd’hui mon partage,

De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage,

Qui m’a sans balancer reconnu pour son roi,

Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.

ARICIE

Modérez des bontés, dont l’excès m’embarrasse.

D’un soin si généreux honorer ma disgrâce,

Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez,

Sous ces austères lois, dont vous me dispensez.

HIPPOLYTE

Du choix d’un successeur Athènes incertaine

Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.

ARICIE

De moi, Seigneur ?

HIPPOLYTE

Je sais, sans vouloir me flatter,

Qu’une superbe loi semble me rejeter.

La Grèce me reproche une mère étrangère.

Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,

Madame, j’ai sur lui de véritables droits

Que je saurais sauver du caprice des lois.

Un frein plus légitime arrête mon audace.

Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,

Un sceptre, que jadis vos aïeux ont reçu

De ce fameux mortel que la Terre a conçu.

L’adoption le mit entre les mains d’Égée.

Athènes par mon père accrue, et protégée

Reconnut avec joie un roi si généreux,

Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux.

Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle.

Assez elle a gémi d’une longue querelle,

Assez dans ses sillons votre sang englouti

A fait fumer le champ dont il était sorti.

Trézène m’obéit. Les campagnes de Crète

Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.

L’Attique est votre bien. Je pars, et vais pour vous

Réunir tous les voeux partagés entre nous.

ARICIE

De tout ce que j’entends étonnée et confuse

Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse.

Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?

Quel dieu, Seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein ?

Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !

Et que la vérité passe la renommée !

Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !

N’était-ce pas assez de ne me point haïr ?

Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme

De cette inimitié…

HIPPOLYTE

Moi, vous haïr, Madame ?

Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,

Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?

Quelles sauvages moeurs, quelle haine endurcie

Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?

Ai-je pu résister au charme décevant…

ARICIE

Quoi, Seigneur ?

HIPPOLYTE

Je me suis engagé trop avant.

Je vois que la raison cède à la violence.

Puisque j’ai commencé de rompre le silence,

Madame, il faut poursuivre. Il faut vous informer

D’un secret, que mon coeur ne peut plus renfermer.

Vous voyez devant vous un prince déplorable,

D’un téméraire orgueil exemple mémorable.

Moi, qui contre l’amour fièrement révolté,

Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté,

Qui des faibles mortels déplorant les naufrages,

Pensais toujours du bord contempler les orages,

Asservi maintenant sous la commune loi,

Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !

Un moment a vaincu mon audace imprudente.

Cette âme si superbe est enfin dépendante.

Depuis près de six mois honteux, désespéré,

Portant partout le trait, dont je suis déchiré,

Contre vous, contre moi vainement je m’éprouve.

Présente je vous fuis, absente je vous trouve.

Dans le fond des forêts votre image me suit.

La lumière du jour, les ombres de la nuit,

Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite.

Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.

Moi-même pour tout fruit de mes soins superflus,

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune.

Je ne me souviens plus des leçons de Neptune.

Mes seuls gémissements font retentir les bois,

Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

Peut-être le récit d’un amour si sauvage

Vous fait en m’écoutant rougir de votre ouvrage.

D’un coeur qui s’offre à vous quel farouche entretien !

Quel étrange captif pour un si beau lien !

Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère.

Songez que je vous parle une langue étrangère,

Et ne rejetez pas des voeux mal exprimés,

Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.

SCÈNE III

Hippolyte, Aricie, Théramène, Ismène.

THÉRAMÈNE

Seigneur, la reine vient, et je l’ai devancée.

Elle vous cherche.

HIPPOLYTE

Moi !

THÉRAMÈNE

J’ignore sa pensée,

Mais on vous est venu demander de sa part.

Phèdre veut vous parler avant votre départ.

HIPPOLYTE

Phèdre ? Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre…

ARICIE

Seigneur, vous ne pouvez refuser de l’entendre.

Quoique trop convaincu de son inimitié,

Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.

HIPPOLYTE

Cependant vous sortez. Et je pars. Et j’ignore

Si je n’offense point les charmes que j’adore.

J’ignore si ce coeur que je laisse en vos mains…

ARICIE

Partez, Prince, et suivez vos généreux desseins.

Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.

J’accepte tous les dons que vous me voulez faire.

Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,

N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

SCÈNE IV

Hippolyte, Théramène.

HIPPOLYTE

Ami, tout est-il prêt ? Mais la reine s’avance.

Va, que pour le départ tout s’arme en diligence.

Fais donner le signal, cours, ordonne, et reviens

Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien.

SCÈNE V

Phèdre, Hippolyte, Oenone.

PHÈDRE, à OEnone.

Le voici. Vers mon coeur tout mon sang se retire.

J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

OENONE

Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous.

PHÈDRE

On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,

Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes.

Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.

Mon fils n’a plus de père, et le jour n’est pas loin

Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.

Déjà mille ennemis attaquent son enfance,

Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.

Mais un secret remords agite mes esprits :

Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris.

Je tremble que sur lui votre juste colère

Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

HIPPOLYTE

Madame, je n’ai point des sentiments si bas.

PHÈDRE

Quand vous me haïriez je ne m’en plaindrais pas,

Seigneur. Vous m’avez vue attachée à vous nuire :

Dans le fond de mon coeur vous ne pouviez pas lire.

À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir.

Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir.

En public, en secret contre vous déclarée,

J’ai voulu par des mers en être séparée.

J’ai même défendu par une expresse loi

Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.

Si pourtant à l’offense on mesure la peine,

Si la haine peut seule attirer votre haine,

Jamais femme ne fut plus digne de pitié,

Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.

HIPPOLYTE

Des droits de ses enfants une mère jalouse

Pardonne rarement au fils d’une autre épouse.

Madame, je le sais. Les soupçons importuns

Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.

Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,

Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

PHÈDRE

Ah, Seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester,

De cette loi commune a voulu m’excepter !

Qu’un soin bien différent me trouble, et me dévore !

HIPPOLYTE

Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore.

Peut-être votre époux voit encore le jour.

Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.

Neptune le protège, et ce dieu tutélaire

Ne sera pas en vain imploré par mon père.

PHÈDRE

On ne voit point deux fois le rivage des morts,

Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,

En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie,

Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.

Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.

Je le vois, je lui parle, et mon coeur… Je m’égare,

Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.

HIPPOLYTE

Je vois de votre amour l’effet prodigieux.

Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux.

Toujours de son amour votre âme est embrasée.

PHÈDRE

Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.

Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers,

Volage adorateur de mille objets divers,

Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;

Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,

Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous vois.

Il avait votre port, vos yeux, votre langage.

Cette noble pudeur colorait son visage,

Lorsque de notre Crète il traversa les flots,

Digne sujet des voeux des filles de Minos.

Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte

Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?

Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alors

Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?

Par vous aurait péri le monstre de la Crète

Malgré tous les détours de sa vaste retraite.

Pour en développer l’embarras incertain

Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.

Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée.

L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.

C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secours

Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.

Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !

Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.

Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,

Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher,

Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,

Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

HIPPOLYTE

Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

PHÈDRE

Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,

Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

HIPPOLYTE

Madame, pardonnez. J’avoue en rougissant,

Que j’accusais à tort un discours innocent.

Ma honte ne peut plus soutenir votre vue.

Et je vais…

PHÈDRE

Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.

Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.

Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur.

J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,

Innocente à mes yeux je m’approuve moi-même,

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison.

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc

Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,

Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle

De séduire le coeur d’une faible mortelle.

Toi-même en ton esprit rappelle le passé.

C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé.

J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.

Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.

De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.

Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.

J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.

Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,

Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.

Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,

Je te venais prier de ne le point haïr.

Faibles projets d’un coeur trop plein de ce qu’il aime !

Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même.

Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour.

Digne fils du héros qui t’a donné le jour,

Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.

La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?

Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.

Voilà mon coeur. C’est là que ta main doit frapper.

Impatient déjà d’expier son offense

Au devant de ton bras je le sens qui s’avance.

Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,

Si ta haine m’envie un supplice si doux,

Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,

Au défaut de ton bras prête moi ton épée.

Donne.

OENONE

Que faites-vous, Madame ? Justes dieux !

Mais on vient. Évitez des témoins odieux,

Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.

SCÈNE VI

Hippolyte, Théramène.

THÉRAMÈNE

Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne ?

Pourquoi, Seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?

Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur ?

HIPPOLYTE

Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.

Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.

Phèdre… Mais non, grands dieux ! Qu’en un profond oubli

Cet horrible secret demeure enseveli.

THÉRAMÈNE

Si vous voulez partir, la voile est préparée.

Mais Athènes, Seigneur, s’est déjà déclarée.

Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus.

Votre frère l’emporte, et Phèdre a le dessus.

HIPPOLYTE

Phèdre ?

THÉRAMÈNE

Un héraut chargé des volontés d’Athènes

De l’État en ses mains vient remettre les rênes.

Son fils est roi, Seigneur.

HIPPOLYTE

Dieux, qui la connaissez,

Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?

THÉRAMÈNE

Cependant un bruit sourd veut que le roi respire.

On prétend que Thésée a paru dans l’Épire.

Mais moi qui l’y cherchai, Seigneur, je sais trop bien…

HIPPOLYTE

N’importe, écoutons tout, et ne négligeons rien.

Examinons ce bruit, remontons à sa source.

S’il ne mérite pas d’interrompre ma course,

Partons, et quelque prix qu’il en puisse coûter,

Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Phèdre, Oenone.

PHÈDRE

Ah ! que l’on porte ailleurs les honneurs qu’on m’envoie.

Importune, peux-tu souhaiter qu’on me voie ?

De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ?

Cache-moi bien plutôt, je n’ai que trop parlé.

Mes fureurs au dehors ont osé se répandre.

J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre.

Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours

L’insensible a longtemps éludé mes discours !

Comme il ne respirait qu’une retraite prompte !

Et combien sa rougeur a redoublé ma honte !

Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ?

Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein,

A-t-il pâli pour moi ? Me l’a-t-il arrachée ?

Il suffit que ma main l’ait une fois touchée,

Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains,

Et ce fer malheureux profanerait ses mains.

OENONE

Ainsi dans vos malheurs ne songeant qu’à vous plaindre,

Vous nourrissez un feu, qu’il vous faudrait éteindre.

Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos,

Dans de plus nobles soins chercher votre repos,

Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,

Régner, et de l’État embrasser la conduite ?

PHÈDRE

Moi régner ! Moi ranger un État sous ma loi !

Quand ma faible raison ne règne plus sur moi,

Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire,

Quand sous un joug honteux à peine je respire,

Quand je me meurs.

OENONE

Fuyez.

PHÈDRE

Je ne le puis quitter.

OENONE

Vous l’osâtes bannir, vous n’osez l’éviter.

PHÈDRE

Il n’est plus temps. Il sait mes ardeurs insensées.

De l’austère pudeur les bornes sont passées.

J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,

Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon coeur.

Toi-même rappelant ma force défaillante,

Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,

Par tes conseils flatteurs tu m’as su ranimer.

Tu m’as fait entrevoir que je pouvais l’aimer.

OENONE

Hélas ! de vos malheurs innocente ou coupable,

De quoi pour vous sauver n’étais-je point capable ?

Mais si jamais l’offense irrita vos esprits,

Pouvez-vous d’un superbe oublier les mépris ?

Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée

Vous laissait à ses pieds peu s’en faut prosternée !

Que son farouche orgueil le rendait odieux !

Que Phèdre en ce moment n’avait-elle mes yeux !

PHÈDRE

Oenone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse.

Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.

Hippolyte endurci par de sauvages lois

Entend parler d’amour pour la première fois.

Peut-être sa surprise a causé son silence,

Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.

OENONE

Songez qu’une barbare en son sein l’a formé.

PHÈDRE

Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.

OENONE

Il a pour tout le sexe une haine fatale.

PHÈDRE

Je ne me verrai point préférer de rivale.

Enfin, tous tes conseils ne sont plus de saison.

Sers ma fureur, Oenone, et non point ma raison.

Il oppose à l’amour un coeur inaccessible.

Cherchons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible.

Les charmes d’un empire ont paru le toucher.

Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher.

Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée,

Et la voile flottait aux vents abandonnée.

Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,

Oenone. Fais briller la couronne à ses yeux.

Qu’il mette sur son front le sacré diadème.

Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même.

Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.

Il instruira mon fils dans l’art de commander.

Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père.

Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.

Pour le fléchir enfin tente tous les moyens.

Tes discours trouveront plus d’accès que les miens.

Presse, pleure, gémis, plains-lui Phèdre mourante.

Ne rougis point de prendre une voix suppliante.

Je t’avouerai de tout, je n’espère qu’en toi.

Va, j’attends ton retour pour disposer de moi.

SCÈNE II

PHÈDRE, seule.

Ô toi ! qui vois la honte où je suis descendue,

Implacable Vénus, suis-je assez confondue ?

Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.

Ton triomphe est parfait, tous tes traits ont porté.

Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,

Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.

Hippolyte te fuit, et bravant ton courroux,

Jamais à tes autels n’a fléchi les genoux.

Ton nom semble offenser ses superbes oreilles.

Déesse, venge-toi, nos causes sont pareilles.

Qu’il aime ! Mais déjà tu reviens sur tes pas,

Oenone ? On me déteste, on ne t’écoute pas.

SCÈNE III

Phèdre, Oenone.

OENONE

Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,

Madame. Rappelez votre vertu passée.

Le roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux,

Thésée est arrivé. Thésée est en ces lieux.

Le peuple, pour le voir, court et se précipite.

Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte,

Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…

PHÈDRE

Mon époux est vivant, Oenone, c’est assez.

J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage.

Il vit. Je ne veux pas en savoir davantage.

OENONE

Quoi ?

PHÈDRE

Je te l’ai prédit, mais tu n’as pas voulu.

Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.

Je mourais ce matin digne d’être pleurée.

J’ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée.

OENONE

Vous mourez ?

PHÈDRE

Juste ciel ! Qu’ai-je fait aujourd’hui ?

Mon époux va paraître, et son fils avec lui.

Je verrai le témoin de ma flamme adultère

Observer de quel front j’ose aborder son père,

Le coeur gros de soupirs, qu’il n’a point écoutés,

L’oeil humide de pleurs, par l’ingrat rebutés.

Penses-tu que sensible à l’honneur de Thésée,

Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ?

Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?

Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ?

Il se tairait en vain. Je sais mes perfidies,

Oenone, et ne suis point de ces femmes hardies,

Qui goûtant dans le crime une tranquille paix

Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes.

Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes

Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser

Attendent mon époux, pour le désabuser.

Mourons. De tant d’horreurs, qu’un trépas me délivre.

Est-ce un malheur si grand, que de cesser de vivre ?

La mort aux malheureux ne cause point d’effroi.

Je ne crains que le nom que je laisse après moi.

Pour mes tristes enfants quel affreux héritage !

Le sang de Jupiter doit enfler leur courage.

Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau,

Le crime d’une mère est un pesant fardeau.

Je tremble qu’un discours, hélas ! trop véritable,

Un jour ne leur reproche une mère coupable.

Je tremble qu’opprimés de ce poids odieux,

L’un ni l’autre jamais n’ose lever les yeux.

OENONE

Il n’en faut point douter, je les plains l’un et l’autre.

Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.

Mais à de tels affronts, pourquoi les exposer ?

Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ?

C’en est fait. On dira que Phèdre trop coupable,

De son époux trahi fuit l’aspect redoutable.

Hippolyte est heureux qu’aux dépens de vos jours,

Vous-même en expirant appuyiez ses discours.

À votre accusateur, que pourrai-je répondre ?

Je serai devant lui trop facile à confondre.

De son triomphe affreux je le verrai jouir,

Et conter votre honte à qui voudra l’ouïr.

Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !

Mais ne me trompez point, vous est-il cher encore ?

De quel oeil voyez-vous ce prince audacieux ?

PHÈDRE

Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.

OENONE

Pourquoi donc lui céder une victoire entière ?

Vous le craignez… Osez l’accuser la première

Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui.

Qui vous démentira ? Tout parle contre lui.

Son épée en vos mains heureusement laissée,

Votre trouble présent, votre douleur passée,

Son père par vos cris dès longtemps prévenu,

Et déjà son exil par vous-même obtenu.

PHÈDRE

Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence !

OENONE

Mon zèle n’a besoin que de votre silence.

Tremblante comme vous, j’en sens quelques remords.

Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.

Mais puisque je vous perds sans ce triste remède,

Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède.

Je parlerai. Thésée aigri par mes avis,

Bornera sa vengeance à l’exil de son fils.

Un père en punissant, Madame, est toujours père.

Un supplice léger suffit à sa colère.

Mais le sang innocent dût-il être versé,

Que ne demande point votre honneur menacé ?

C’est un trésor trop cher pour oser le commettre.

Quelque loi qu’il vous dicte, il faut vous y soumettre,

Madame, et pour sauver notre honneur combattu,

Il faut immoler tout, et même la vertu.

On vient, je vois Thésée.

PHÈDRE

Ah ! je vois Hippolyte.

Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.

Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi.

Dans le trouble où je suis, je ne peux rien pour moi.

SCÈNE IV

Thésée, Hippolyte, Phèdre, Oenone, Théramène.

THÉSÉE

La fortune à mes voeux cesse d’être opposée,

Madame, et dans vos bras met…

PHÈDRE

Arrêtez, Thésée,

Et ne profanez point des transports si charmants.

Je ne mérite plus ces doux empressements.

Vous êtes offensé. La fortune jalouse

N’a pas en votre absence épargné votre épouse,

Indigne de vous plaire, et de vous approcher,

Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.

SCÈNE V

Thésée, Hippolyte, Théramène.

THÉSÉE

Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père,

Mon fils ?

HIPPOLYTE

Phèdre peut seule expliquer ce mystère.

Mais si mes voeux ardents vous peuvent émouvoir,

Permettez-moi, Seigneur, de ne la plus revoir.

Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte

Disparaisse des lieux que votre épouse habite.

THÉSÉE

Vous, mon fils, me quitter ?

HIPPOLYTE

Je ne la cherchais pas,

C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.

Vous daignâtes, Seigneur, aux rives de Trézène

Confier en partant Aricie, et la reine.

Je fus même chargé du soin de les garder.

Mais quels soins désormais peuvent me retarder ?

Assez dans les forêts mon oisive jeunesse,

Sur de vils ennemis a montré son adresse.

Ne pourrai-je en fuyant un indigne repos,

D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ?

Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche,

Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche

Avait de votre bras senti la pesanteur.

Déjà de l’insolence heureux persécuteur,

Vous aviez des deux mers assuré les rivages.

Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages.

Hercule respirant sur le bruit de vos coups,

Déjà de son travail se reposait sur vous.

Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père,

Je suis même encor loin des traces de ma mère.

Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper.

Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,

Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ;

Ou que d’un beau trépas la mémoire durable,

Éternisant des jours si noblement finis,

Prouve à tout l’avenir que j’étais votre fils.

THÉSÉE

Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue

Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?

Si je reviens si craint, et si peu désiré,

Ô ciel ! de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ?

Je n’avais qu’un ami. Son imprudente flamme

Du tyran de l’Épire allait ravir la femme.

Je servais à regret ses desseins amoureux.

Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.

Le tyran m’a surpris sans défense et sans armes.

J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes,

Livré par ce barbare à des monstres cruels,

Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels.

Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres,

Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres.

Les dieux après six mois enfin m’ont regardé.

J’ai su tromper les yeux de qui j’étais gardé.

D’un perfide ennemi j’ai purgé la nature.

À ses monstres lui-même a servi de pâture.

Et lorsqu’avec transport je pense m’approcher

De tout ce que les dieux m’ont laissé de plus cher ;

Que dis-je ? quand mon âme à soi-même rendue

Vient se rassasier d’une si chère vue ;

Je n’ai pour tout accueil que des frémissements.

Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements.

Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire,

Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire.

Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé.

Qui m’a trahi ? Pourquoi ne suis-je pas vengé ?

La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,

A-t-elle au criminel accordé quelque asile ?

Vous ne répondez point. Mon fils, mon propre fils

Est-il d’intelligence avec mes ennemis ?

Entrons. C’est trop garder un doute qui m’accable.

Connaissons à la fois le crime et le coupable.

Que Phèdre explique enfin le trouble où je la vois.

SCÈNE VI

Hippolyte, Théramène.

HIPPOLYTE

Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ?

Phèdre toujours en proie à sa fureur extrême,

Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ?

Dieux ! que dira le roi ? Quel funeste poison

L’amour a répandu sur toute sa maison !

Moi-même plein d’un feu que sa haine réprouve,

Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve !

De noirs pressentiments viennent m’épouvanter.

Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter.

Allons, cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse

Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,

Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troubler,

Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

Thésée, Oenone.

THÉSÉE

Ah ! Qu’est-ce que j’entends ? Un traître, un téméraire

Préparait cet outrage à l’honneur de son père ?

Avec quelle rigueur, Destin, tu me poursuis !

Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.

Ô tendresse ! Ô bonté trop mal récompensée !

Projet audacieux ! détestable pensée !

Pour parvenir au but de ses noires amours,

L’insolent de la force empruntait le secours.

J’ai reconnu le fer, instrument de sa rage,

Ce fer dont je l’armai pour un plus noble usage.

Tous les liens du sang n’ont pu le retenir !

Et Phèdre différait à le faire punir !

Le silence de Phèdre épargnait le coupable !

OENONE

Phèdre épargnait plutôt un père déplorable.

Honteuse du dessein d’un amant furieux,

Et du feu criminel qu’il a pris dans ses yeux,

Phèdre mourait, Seigneur, et sa main meurtrière

Éteignait de ses yeux l’innocente lumière.

J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver.

Moi seule à votre amour j’ai su la conserver ;

Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,

J’ai servi malgré moi d’interprète à ses larmes.

THÉSÉE

Le perfide ! Il n’a pu s’empêcher de pâlir.

De crainte en m’abordant je l’ai vu tressaillir.

Je me suis étonné de son peu d’allégresse.

Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.

Mais ce coupable amour dont il est dévoré,

Dans Athènes déjà s’était-il déclaré ?

OENONE

Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la reine.

Un amour criminel causa toute sa haine.

THÉSÉE

Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ?

OENONE

Je vous ai dit Seigneur, tout ce qui s’est passé.

C’est trop laisser la reine à sa douleur mortelle.

Souffrez que je vous quitte et me range auprès d’elle.

SCÈNE II

Thésée, Hippolyte.

THÉSÉE

Ah ! le voici. Grands dieux ! À ce noble maintien

Quel oeil ne serait pas trompé comme le mien ?

Faut-il que sur le front d’un profane adultère

Brille de la vertu le sacré caractère ?

Et ne devrait-on pas à des signes certains

Reconnaître le coeur des perfides humains ?

HIPPOLYTE

Puis-je vous demander quel funeste nuage,

Seigneur, a pu troubler votre auguste visage ?

N’osez-vous confier ce secret à ma foi ?

THÉSÉE

Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi ?

Monstre, qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,

Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.

Après que le transport d’un amour plein d’horreur,

Jusqu’au lit de ton père a porté sa fureur,

Tu m’oses présenter une tête ennemie,

Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie,

Et ne vas pas chercher sous un ciel inconnu

Des pays où mon nom ne soit point parvenu.

Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,

Et tenter un courroux que je retiens à peine.

C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel

D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel,

Sans que ta mort encor honteuse à ma mémoire,

De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.

Fuis. Et si tu ne veux qu’un châtiment soudain

T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main,

Prends garde que jamais l’astre qui nous éclaire

Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.

Fuis, dis-je, et sans retour précipitant tes pas,

De ton horrible aspect purge tous mes États.

Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage

D’infâmes assassins nettoya ton rivage,

Souviens-toi que pour prix de mes efforts heureux,

Tu promis d’exaucer le premier de mes voeux.

Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle

Je n’ai point imploré ta puissance immortelle.

Avare du secours que j’attends de tes soins

Mes voeux t’ont réservé pour de plus grands besoins.

Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père.

J’abandonne ce traître à toute ta colère.

Étouffe dans son sang ses désirs effrontés.

Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.

HIPPOLYTE

D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte ?

Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;

Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,

Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix.

THÉSÉE

Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence,

Phèdre ensevelirait ta brutale insolence.

Il fallait en fuyant ne pas abandonner

Le fer, qui dans ses mains aide à te condamner.

Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,

Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.

HIPPOLYTE

D’un mensonge si noir justement irrité,

Je devrais faire ici parler la vérité,

Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche.

Approuvez le respect qui me ferme la bouche ;

Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,

Examinez ma vie, et songez qui je suis.

Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.

Quiconque a pu franchir les bornes légitimes,

Peut violer enfin les droits les plus sacrés.

Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés.

Et jamais on n’a vu la timide innocence

Passer subitement à l’extrême licence.

Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux

Un perfide assassin, un lâche incestueux.

Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,

Je n’ai point de son sang démenti l’origine.

Pitthée estimé sage entre tous les humains,

Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains.

Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage ;

Mais si quelque vertu m’est tombée en partage,

Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater

La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.

C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.

J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.

On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon coeur,

Et l’on veut qu’Hippolyte épris d’un feu profane…

THÉSÉE

Oui, c’est ce même orgueil, lâche, qui te condamne.

Je vois de tes froideurs le principe odieux.

Phèdre seule charmait tes impudiques yeux.

Et pour tout autre objet ton âme indifférente

Dédaignait de brûler d’une flamme innocente.

HIPPOLYTE

Non, mon père, ce coeur (c’est trop vous le celer)

N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler.

Je confesse à vos pieds ma véritable offense.

J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense.

Aricie à ses lois tient mes voeux asservis.

La fille de Pallante a vaincu votre fils.

Je l’adore, et mon âme à vos ordres rebelle,

Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle.

THÉSÉE

Tu l’aimes ? Ciel ! Mais non, l’artifice est grossier.

Tu te feins criminel pour te justifier.

HIPPOLYTE

Seigneur, depuis six mois je l’évite, et je l’aime.

Je venais en tremblant vous le dire à vous-même.

Hé quoi ? De votre erreur rien ne vous peut tirer ?

Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ?

Que la terre, le ciel, que toute la nature…

THÉSÉE

Toujours les scélérats ont recours au parjure.

Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours,

Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours.

HIPPOLYTE

Elle vous paraît fausse, et pleine d’artifice ;

Phèdre au fond de son coeur me rend plus de justice.

THÉSÉE

Ah ! que ton impudence excite mon courroux !

HIPPOLYTE

Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ?

THÉSÉE

Fusses-tu par delà les colonnes d’Alcide,

Je me croirais encor trop voisin d’un perfide.

HIPPOLYTE

Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,

Quels amis me plaindront quand vous m’abandonnez ?

THÉSÉE

Va chercher des amis, dont l’estime funeste

Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ;

Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi,

Dignes de protéger un méchant tel que toi.

HIPPOLYTE

Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère !

Je me tais. Cependant Phèdre sort d’une mère,

Phèdre est d’un sang, Seigneur, vous le savez trop bien,

De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.

THÉSÉE

Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ?

Pour la dernière fois ôte-toi de ma vue.

Sors, traître. N’attends pas qu’un père furieux

Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.

SCÈNE III

THÉSÉE, seul.

Misérable, tu cours à ta perte infaillible.

Neptune par le fleuve aux dieux mêmes terrible,

M’a donné sa parole, et va l’exécuter.

Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.

Je t’aimais. Et je sens que malgré ton offense,

Mes entrailles pour toi se troublent par avance.

Mais à te condamner tu m’as trop engagé.

Jamais père en effet fut-il plus outragé ?

Justes dieux, qui voyez la douleur qui m’accable,

Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable ?

SCÈNE IV

Phèdre, Thésée.

PHÈDRE

Seigneur, je viens à vous pleine d’un juste effroi.

Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi.

Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace.

S’il en est temps encore, épargnez votre race.

Respectez votre sang, j’ose vous en prier.

Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier.

Ne me préparez point la douleur éternelle

De l’avoir fait répandre à la main paternelle.

THÉSÉE

Non, Madame, en mon sang ma main n’a point trempé.

Mais l’ingrat toutefois ne m’est point échappé.

Une immortelle main de sa perte est chargée.

Neptune me la doit, et vous serez vengée.

PHÈDRE

Neptune vous la doit ! Quoi ! Vos voeux irrités…

THÉSÉE

Quoi ! craignez-vous déjà qu’ils ne soient écoutés ?

Joignez-vous bien plutôt à mes voeux légitimes.

Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes.

Échauffez mes transports trop lents, trop retenus.

Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus.

Sa fureur contre vous se répand en injures.

Votre bouche, dit-il, est pleine d’impostures.

Il soutient qu’Aricie a son coeur, a sa foi,

Qu’il l’aime.

PHÈDRE

Quoi, Seigneur !

THÉSÉE

Il l’a dit devant moi.

Mais je sais rejeter un frivole artifice.

Espérons de Neptune une prompte justice.

Je vais moi-même encore au pied de ses autels,

Le presser d’accomplir ses serments immortels.

SCÈNE V

PHÈDRE, seule.

Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille ?

Quel feu mal étouffé dans mon coeur se réveille ?

Quel coup de foudre, ô ciel ! et quel funeste avis !

Je volais toute entière au secours de son fils.

Et m’arrachant des bras d’Oenone épouvantée,

Je cédais au remords dont j’étais tourmentée.

Qui sait même où m’allait porter ce repentir ?

Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir,

Peut-être si la voix ne m’eût été coupée,

L’affreuse vérité me serait échappée.

Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !

Aricie a son coeur ! Aricie a sa foi !

Ah dieux ! Lorsqu’à mes voeux l’ingrat inexorable

S’armait d’un oeil si fier, d’un front si redoutable,

Je pensais qu’à l’amour son coeur toujours fermé,

Fût contre tout mon sexe également armé.

Une autre cependant a fléchi son audace.

Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce.

Peut-être a-t-il un coeur facile à s’attendrir.

Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir.

Et je me chargerais du soin de le défendre !

SCÈNE VI

Phèdre, Oenone.

PHÈDRE

Chère Oenone, sais-tu ce que je viens d’apprendre ?

OENONE

Non. Mais je viens tremblante, à ne vous point mentir.

J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir.

J’ai craint une fureur à vous-même fatale.

PHÈDRE

Oenone, qui l’eût crû ? J’avais une rivale.

OENONE

Comment ?

PHÈDRE

Hippolyte aime, et je n’en puis douter.

Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,

Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,

Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte,

Soumis, apprivoisé reconnaît un vainqueur.

Aricie a trouvé le chemin de son coeur.

OENONE

Aricie ?

PHÈDRE

Ah, douleur non encore éprouvée !

À quel nouveau tourment je me suis réservée !

Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,

La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,

Et d’un refus cruel l’insupportable injure

N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.

Ils s’aiment ! par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?

Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ?

Tu le savais. Pourquoi me laissais-tu séduire ?

De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?

Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?

Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?

Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence.

Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence.

Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux.

Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.

Et moi, triste rebut de la nature entière,

Je me cachais au jour, je fuyais la lumière.

La mort est le seul dieu que j’osais implorer.

J’attendais le moment où j’allais expirer,

Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,

Encor dans mon malheur de trop près observée,

Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir,

Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir.

Et sous un front serein déguisant mes alarmes,

Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.

OENONE

Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?

Ils ne se verront plus.

PHÈDRE

Ils s’aimeront toujours.

Au moment que je parle, ah, mortelle pensée !

Ils bravent la fureur d’une amante insensée.

Malgré ce même exil qui va les écarter,

Ils font mille serments de ne se point quitter.

Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage,

Oenone. Prends pitié de ma jalouse rage.

Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux

Contre un sang odieux réveiller le courroux.

Qu’il ne se borne pas à des peines légères.

Le crime de la soeur passe celui des frères.

Dans mes jaloux transports je le veux implorer.

Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?

Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j’implore !

Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !

Pour qui ? Quel est le coeur où prétendent mes voeux ?

Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

Mes crimes désormais ont comblé la mesure.

Je respire à la fois l’inceste et l’imposture.

Mes homicides mains promptes à me venger,

Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Misérable ! Et je vis ? Et je soutiens la vue

De ce sacré soleil dont je suis descendue ?

J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux.

Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale.

Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains.

Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.

Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,

Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,

Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers ?

Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?

Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible,

Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,

Toi-même de ton sang devenir le bourreau.

Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille.

Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

Hélas ! Du crime affreux dont la honte me suit,

Jamais mon triste coeur n’a recueilli le fruit.

Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,

Je rends dans les tourments une pénible vie.

OENONE

Hé ! repoussez, Madame, une injuste terreur.

Regardez d’un autre oeil une excusable erreur.

Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée.

Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?

L’amour n’a-t-il encor triomphé que de vous ?

La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle.

Mortelle, subissez le sort d’une mortelle.

Vous vous plaignez d’un joug imposé dès longtemps.

Les dieux même, les dieux de l’Olympe habitants,

Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes,

Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.

PHÈDRE

Qu’entends-je ? Quels conseils ose-t-on me donner ?

Ainsi donc jusqu’au bout tu veux m’empoisonner,

Malheureuse ? Voilà comme tu m’as perdue.

Au jour que je fuyais, c’est toi qui m’as rendue.

Tes prières m’ont fait oublier mon devoir.

J’évitais Hippolyte, et tu me l’as fait voir.

De quoi te chargeais-tu ? Pourquoi ta bouche impie

A-t-elle en l’accusant osé noircir sa vie ?

Il en mourra peut-être, et d’un père insensé

Le sacrilège voeu peut-être est exaucé.

Je ne t’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable.

Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.

Puisse le juste ciel dignement te payer ;

Et puisse ton supplice à jamais effrayer

Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,

Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,

Les poussent au penchant où leur coeur est enclin,

Et leur osent du crime aplanir le chemin :

Détestables flatteurs, présent le plus funeste

Que puisse faire aux rois la colère céleste.

OENONE, seule.

Ah, dieux ! Pour la servir, j’ai tout fait, tout quitté.

Et j’en reçois ce prix ? Je l’ai bien mérité.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

Hippolyte, Aricie.

ARICIE

Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?

Vous laissez dans l’erreur un père qui vous aime ?

Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir,

Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,

Partez, séparez-vous de la triste Aricie.

Mais du moins en partant assurez votre vie.

Défendez votre honneur d’un reproche honteux,

Et forcez votre père à révoquer ses voeux.

Il en est temps encor. Pourquoi ? Par quel caprice

Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?

Éclaircissez Thésée.

HIPPOLYTE

Hé ! que n’ai-je point dit ?

Ai-je dû mettre au jour l’opprobre de son lit ?

Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,

D’une indigne rougeur couvrir le front d’un père ?

Vous seule avez percé ce mystère odieux.

Mon coeur pour s’épancher n’a que vous et les dieux.

Je n’ai pu vous cacher, jugez si je vous aime,

Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.

Mais songez sous quel sceau je vous l’ai révélé.

Oubliez, s’il se peut, que je vous ai parlé,

Madame. Et que jamais une bouche si pure

Ne s’ouvre pour conter cette horrible aventure.

Sur l’équité des dieux osons nous confier.

Ils ont trop d’intérêt à me justifier ;

Et Phèdre tôt ou tard de son crime punie,

N’en saurait éviter la juste ignominie.

C’est l’unique respect que j’exige de vous.

Je permets tout le reste à mon libre courroux.

Sortez de l’esclavage où vous êtes réduite.

Osez me suivre. Osez accompagner ma fuite.

Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané,

Où la vertu respire un air empoisonné.

Profitez pour cacher votre prompte retraite,

De la confusion que ma disgrâce y jette.

Je vous puis de la fuite assurer les moyens,

Vous n’avez jusqu’ici de gardes que les miens.

De puissants défenseurs prendront notre querelle.

Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle.

À nos amis communs portons nos justes cris.

Ne souffrons pas que Phèdre assemblant nos débris

Du trône paternel nous chasse l’un et l’autre,

Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.

L’occasion est belle, il la faut embrasser.

Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer ?

Votre seul intérêt m’inspire cette audace.

Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ?

Sur les pas d’un banni craignez-vous de marcher ?

ARICIE

Hélas ! qu’un tel exil, Seigneur, me serait cher !

Dans quels ravissements, à votre sort liée

Du reste des mortels je vivrais oubliée !

Mais n’étant point unis par un lien si doux,

Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?

Je sais que sans blesser l’honneur le plus sévère

Je me puis affranchir des mains de votre père.

Ce n’est point m’arracher du sein de mes parents,

Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans ;

Mais vous m’aimez, Seigneur ; et ma gloire alarmée…

HIPPOLYTE

Non, non : j’ai trop de soin de votre renommée.

Un plus noble dessein m’amène devant vous.

Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.

Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne,

Le don de notre foi ne dépend de personne.

L’hymen n’est point toujours entouré de flambeaux.

Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,

Des princes de ma race antiques sépultures,

Est un temple sacré formidable aux parjures.

C’est là que les mortels n’osent jurer en vain.

Le perfide y reçoit un châtiment soudain.

Et craignant d’y trouver la mort inévitable,

Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.

Là, si vous m’en croyez, d’un amour éternel

Nous irons confirmer le serment solennel.

Nous prendrons à témoin le dieu qu’on y révère.

Nous le prierons tous deux de nous servir de père.

Des dieux les plus sacrés j’attesterai le nom.

Et la chaste Diane, et l’auguste Junon,

Et tous les dieux enfin témoins de mes tendresses

Garantiront la foi de mes saintes promesses.

ARICIE

Le roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement.

Pour cacher mon départ je demeure un moment.

Allez, et laissez-moi quelque fidèle guide,

Qui conduise vers vous ma démarche timide.

SCÈNE II

Thèsée, Aracie, Ismène.

THÉSÉE

Dieux, éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux

Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux.

ARICIE

Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.

SCÈNE III

Thésée, Aricie.

THÉSÉE

Vous changez de couleur, et semblez interdite

Madame ! que faisait Hippolyte en ce lieu ?

ARICIE

Seigneur, il me disait un éternel adieu.

THÉSÉE

Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;

Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.

ARICIE

Seigneur, je ne vous puis nier la vérité.

De votre injuste haine il n’a pas hérité.

Il ne me traitait point comme une criminelle.

THÉSÉE

J’entends, il vous jurait une amour éternelle.

Ne vous assurez point sur ce coeur inconstant.

Car à d’autres que vous il en jurait autant.

ARICIE

Lui, Seigneur ?

THÉSÉE

Vous deviez le rendre moins volage.

Comment souffriez-vous cet horrible partage ?

ARICIE

Et comment souffrez-vous que d’horribles discours

D’une si belle vie osent noircir le cours ?

Avez-vous de son coeur si peu de connaissance ?

Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ?

Faut-il qu’à vos yeux seuls un nuage odieux

Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux ?

Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides.

Cessez. Repentez-vous de vos voeux homicides.

Craignez, Seigneur, craignez que le ciel rigoureux

Ne vous haïsse assez pour exaucer vos voeux.

Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes.

Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.

THÉSÉE

Non, vous voulez en vain couvrir son attentat.

Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat.

Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables.

J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.

ARICIE

Prenez garde, Seigneur. Vos invincibles mains

Ont de monstres sans nombre affranchi les humains.

Mais tout n’est pas détruit ; et vous en laissez vivre

Un… Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.

Instruite du respect qu’il veut vous conserver,

Je l’affligerais trop, si j’osais achever.

J’imite sa pudeur, et fuis votre présence

Pour n’être pas forcée à rompre le silence.

SCÈNE IV

THÉSÉE, seul.

Quelle est donc sa pensée ? Et que cache un discours

Commencé tant de fois, interrompu toujours ?

Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ?

Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ?

Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,

Quelle plaintive voix crie au fond de mon coeur ?

Une pitié secrète et m’afflige, et m’étonne.

Une seconde fois interrogeons Oenone.

Je veux de tout le crime être mieux éclairci.

Gardes. Qu’Oenone sorte et vienne seule ici.

SCÈNE V

Thésée, Panope.

PANOPE

J’ignore le projet que la reine médite,

Seigneur. Mais je crains tout du transport qui l’agite.

Un mortel désespoir sur son visage est peint.

La pâleur de la mort est déjà sur son teint.

Déjà de sa présence avec honte chassée

Dans la profonde mer Oenone s’est lancée.

On ne sait point d’où part ce dessein furieux.

Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux.

THÉSÉE

Qu’entends-je ?

PANOPE

Son trépas n’a point calmé la reine.

Le trouble semble croître en son âme incertaine.

Quelquefois pour flatter ses secrètes douleurs

Elle prend ses enfants, et les baigne de pleurs.

Et soudain renonçant à l’amour maternelle,

Sa main avec horreur les repousse loin d’elle.

Elle porte au hasard ses pas irrésolus.

Son oeil tout égaré ne nous reconnaît plus.

Elle a trois fois écrit, et changeant de pensée

Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.

Daignez la voir, Seigneur, daignez la secourir.

THÉSÉE

Ô ciel ! Oenone est morte, et Phèdre veut mourir ?

Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre,

Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre.

Ne précipite point tes funestes bienfaits,

Neptune. J’aime mieux n’être exaucé jamais.

J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles.

Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.

Ah ! de quel désespoir mes voeux seraient suivis !

SCÈNE VI

Thésée, Théramène.

THÉSÉE

Théramène est-ce toi ? Qu’as-tu fait de mon fils ?

Je te l’ai confié dès l’âge le plus tendre.

Mais d’où naissent les pleurs que je te vois répandre ?

Que fait mon fils ?

THÉRAMÈNE

Ô soins tardifs, et superflus !

Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus.

THÉSÉE

Dieux !

THÉRAMÈNE

J’ai vu des mortels périr le plus aimable,

Et j’ose dire encor, Seigneur, le moins coupable.

THÉSÉE

Mon fils n’est plus ? Hé quoi ! quand je lui tends les bras,

Les dieux impatients ont hâté son trépas ?

Quel coup me l’a ravi ? Quelle foudre soudaine ?

THÉRAMÈNE

À peine nous sortions des portes de Trézène,

Il était sur son char. Ses gardes affligés

Imitaient son silence, autour de lui rangés.

Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes.

Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.

Ses superbes coursiers, qu’on voyait autrefois

Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,

L’oeil morne maintenant et la tête baissée

Semblaient se conformer à sa triste pensée.

Un effroyable cri sorti du fond des flots

Des airs en ce moment a troublé le repos ;

Et du sein de la terre une voix formidable

Répond en gémissant à ce cri redoutable.

Jusqu’au fond de nos coeurs notre sang s’est glacé.

Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.

Cependant sur le dos de la plaine liquide

S’élève à gros bouillons une montagne humide.

L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,

Parmi des flots d’écume un monstre furieux.

Son front large est armé de cornes menaçantes,

Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes.

Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Ses longs mugissements font trembler le rivage.

Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,

La terre s’en émeut, l’air en est infecté,

Le flot, qui l’apporta, recule épouvanté.

Tout fuit, et sans s’armer d’un courage inutile

Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Hippolyte lui seul digne fils d’un héros,

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre

Il lui fait dans le flanc une large blessure.

De rage et de douleur le monstre bondissant

Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,

Se roule, et leur présente une gueule enflammée,

Qui les couvre de feu, de sang, et de fumée.

La frayeur les emporte, et sourds à cette fois,

Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix.

En efforts impuissants leur maître se consume.

Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.

On dit qu’on a vu même en ce désordre affreux

Un dieu, qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.

À travers des rochers la peur les précipite.

L’essieu crie, et se rompt. L’intrépide Hippolyte

Voit voler en éclats tout son char fracassé.

Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.

Excusez ma douleur. Cette image cruelle

Sera pour moi de pleurs une source éternelle.

J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre malheureux fils

Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

Il veut les rappeler, et sa voix les effraie.

Ils courent. Tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.

De nos cris douloureux la plaine retentit.

Leur fougue impétueuse enfin se ralentit.

Ils s’arrêtent, non loin de ces tombeaux antiques,

Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.

J’y cours en soupirant, et sa garde me suit.

De son généreux sang la trace nous conduit.

Les rochers en sont teints. Les ronces dégouttantes

Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

J’arrive, je l’appelle, et me tendant la main

Il ouvre un oeil mourant, qu’il referme soudain.

« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.

Prends soin après ma mort de la triste Aricie.

Cher ami, si mon père un jour désabusé

Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,

Pour apaiser mon sang, et mon ombre plaintive,

Dis-lui, qu’avec douceur il traite sa captive,

Qu’il lui rende… » À ce mot ce héros expiré

N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré,

Triste objet, où des dieux triomphe la colère,

Et que méconnaîtrait l’oeil même de son père.

THÉSÉE

Ô mon fils ! Cher espoir que je me suis ravi !

Inexorables dieux, qui m’avez trop servi !

À quels mortels regrets ma vie est réservée !

THÉRAMÈNE

La timide Aricie est alors arrivée.

Elle venait, Seigneur, fuyant votre courroux,

À la face des dieux l’accepter pour époux.

Elle approche. Elle voit l’herbe rouge et fumante.

Elle voit (quel objet pour les yeux d’une amante !)

Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.

Elle veut quelque temps douter de son malheur,

Et ne connaissant plus ce héros qu’elle adore,

Elle voit Hippolyte, et le demande encore.

Mais trop sûre à la fin qu’il est devant ses yeux,

Par un triste regard elle accuse les dieux,

Et froide, gémissante, et presque inanimée,

Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.

Ismène est auprès d’elle. Ismène toute en pleurs

La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.

Et moi, je suis venu détestant la lumière

Vous dire d’un héros la volonté dernière,

Et m’acquitter, Seigneur, du malheureux emploi,

Dont son coeur expirant s’est reposé sur moi.

Mais j’aperçois venir sa mortelle ennemie.

SCÈNE DERNIÈRE

Thésée, Phèdre, Théramène, Panope, Gardes.

THÉSÉE

Hé bien vous triomphez, et mon fils est sans vie.

Ah que j’ai lieu de craindre ! Et qu’un cruel soupçon

L’excusant dans mon coeur, m’alarme avec raison !

Mais, Madame, il est mort, prenez votre victime.

Jouissez de sa perte injuste, ou légitime.

Je consens que mes yeux soient toujours abusés,

Je le crois criminel, puisque vous l’accusez.

Son trépas à mes pleurs offre assez de matières,

Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières,

Qui ne pouvant le rendre à ma juste douleur,

Peut-être ne feraient qu’accroître mon malheur.

Laissez-moi loin de vous, et loin de ce rivage

De mon fils déchiré fuir la sanglante image.

Confus, persécuté d’un mortel souvenir,

De l’univers entier je voudrais me bannir.

Tout semble s’élever contre mon injustice.

L’éclat de mon nom même augmente mon supplice.

Moins connu des mortels je me cacherais mieux.

Je hais jusques au soin dont m’honorent les dieux.

Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,

Sans plus les fatiguer d’inutiles prières.

Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté

Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté.

PHÈDRE

Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence :

Il faut à votre fils rendre son innocence.

Il n’était point coupable.

THÉSÉE

Ah père infortuné !

Et c’est sur votre foi que je l’ai condamné !

Cruelle, pensez-vous être assez excusée…

PHÈDRE

Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée.

C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux

Osai jeter un oeil profane, incestueux.

Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste.

La détestable Oenone a conduit tout le reste.

Elle a craint qu’Hippolyte instruit de ma fureur

Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur.

La perfide abusant de ma faiblesse extrême.

S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.

Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux

A cherché dans les flots un supplice trop doux.

Le fer aurait déjà tranché ma destinée.

Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée.

J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,

Par un chemin plus lent descendre chez les morts.

J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines

Un poison que Médée apporta dans Athènes.

Déjà jusqu’à mon coeur le venin parvenu

Dans ce coeur expirant jette un froid inconnu ;

Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage

Et le ciel, et l’époux que ma présence outrage ;

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté

Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté.

PANOPE

Elle expire, Seigneur.

THÉSÉE

D’une action si noire

Que ne peut avec elle expirer la mémoire ?

Allons de mon erreur, hélas ! trop éclaircis

Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils.

Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,

Expier la fureur d’un voeu que je déteste.

Rendons-lui les honneurs qu’il a trop mérités.

Et pour mieux apaiser ses mânes irrités,

Que malgré les complots d’une injuste famille

Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille.

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Jean Racine : Iphigénie

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Agamemnon, Arcas.

AGAMEMNON

Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.

Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

ARCAS

C’est vous-même, Seigneur ! Quel important besoin

Vous a fait devancer l’Aurore de si loin ?

À peine un faible jour vous éclaire et me guide.

Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.

Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?

Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?

Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.

AGAMEMNON

Heureux ! qui satisfait de son humble fortune,

Libre du joug superbe où je suis attaché,

Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché.

ARCAS

Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage ?

Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage

Les dieux à vos désirs toujours si complaisants,

Vous font-ils méconnaître, et haïr leurs présents ?

Roi, Père, Époux heureux, fils du puissant Atrée,

Vous possédez des Grecs la plus riche contrée.

Du sang de Jupiter issu de tous côtés,

L’hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez.

Le jeune Achille enfin vanté par tant d’Oracles,

Achille à qui le Ciel promet tant de miracles,

Recherche votre fille, et d’un hymen si beau

Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.

Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent

Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,

Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt rois

N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ?

Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes.

Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes

D’Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.

Mais parmi tant d’honneurs vous êtes homme enfin.

Tandis que vous vivrez, le sort qui toujours change,

Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.

Bientôt… Mais quels malheurs dans ce billet tracés

Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez ?

Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ?

Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ?

Qu’est ce qu’on vous écrit ? Daignez m’en avertir.

AGAMEMNON

Non, tu ne mourras point, je n’y puis consentir.

ARCAS

Seigneur…

AGAMEMNON

Tu vois mon trouble. Apprends ce qui le cause,

Et juge s’il est temps, Ami, que je repose.

Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés

Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés.

Nous partions. Et déjà par mille cris de joie

Nous menacions de loin les rivages de Troie.

Un prodige étonnant fit taire ce transport.

Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.

Il fallut s’arrêter, et la rame inutile

Fatigua vainement une mer immobile.

Ce miracle inouï me fit tourner les yeux

Vers la divinité qu’on adore en ces lieux.

Suivi de Ménélas, de Nestor, et d’Ulysse,

J’offris sur ses autels un secret sacrifice.

Quelle fut sa réponse ! Et quel devins-je, Arcas,

Quand j’entendis ces mots prononcés par Calchas !

Vous armez contre Troie une puissance vaine,

Si dans un sacrifice auguste et solennel

Une fille du sang d’Hélène

De Diane en ces lieux n’ensanglante l’autel.

Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,

Sacrifiez Iphigénie.

ARCAS

Votre fille !

AGAMEMNON

Surpris, comme tu peux penser,

Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer,

Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage,

Que par mille sanglots qui se firent passage.

Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,

Fis voeu sur leurs autels de leur désobéir.

Que n’en croyais-je alors ma tendresse alarmée ?

Je voulais sur-le-champ congédier l’Armée.

Ulysse en apparence approuvant mes discours,

De ce premier torrent laissa passer le cours.

Mais bientôt rappelant sa cruelle industrie,

Il me représenta l’honneur et la Patrie,

Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis,

Et l’Empire d’Asie à la Grèce promis.

De quel front immolant tout l’État à ma fille,

Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille !

Moi-même ( je l’avoue avec quelque pudeur )

Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,

Ces noms de Roi des rois, et de chef de la Grèce

Chatouillaient de mon coeur l’orgueilleuse faiblesse.

Pour comble de malheur, les Dieux toutes les nuits,

Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis,

Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,

Me venaient reprocher ma pitié sacrilège,

Et présentant la foudre à mon esprit confus,

Le bras déjà levé menaçaient mes refus.

Je me rendis, Arcas, et vaincu par Ulysse,

De ma fille en pleurant j’ordonnai le supplice.

Mais des bras d’une mère il fallait l’arracher.

Quel funeste artifice il me fallut chercher !

D’Achille, qui l’aimait, j’empruntai le langage,

J’écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,

Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,

Voulait revoir ma fille, et partir son époux.

ARCAS

Et ne craignez-vous point l’impatient Achille ?

Avez-vous prétendu que muet, et tranquille

Ce héros, qu’armera l’amour et la raison,

Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ?

Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ?

AGAMEMNON

Achille était absent. Et son père Pélée,

D’un voisin ennemi redoutant les efforts,

L’avait, tu t’en souviens, rappelé de ces bords,

Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,

Aurait dû plus longtemps prolonger son absence.

Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?

Achille va combattre, et triomphe en courant.

Et ce vainqueur suivant de près sa Renommée,

Hier avec la nuit arriva dans l’Armée.

Mais des noeuds plus puissants me retiennent le bras.

Ma fille qui s’approche, et court à son trépas,

Qui loin de soupçonner un arrêt si sévère,

Peut-être s’applaudit des bontés de son père,

Ma fille… Ce nom seul, dont les droits sont si saints,

Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains.

Je plains mille vertus, une amour mutuelle,

Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,

Un respect, qu’en son coeur rien ne peut balancer,

Et que j’avais promis de mieux récompenser.

Non je ne croirai point, ô ciel ! que ta justice

Approuve la fureur de ce noir sacrifice.

Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver,

Et tu me punirais si j’osais l’achever.

Arcas, je t’ai choisi pour cette confidence.

Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.

La Reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,

T’a placé dans le rang que tu tiens près de moi.

Prends cette lettre. Cours au devant de la Reine.

Et suis, sans t’arrêter, le chemin de Mycènes.

Dès que tu la verras défends-lui d’avancer.

Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.

Mais ne t’écarte point. Prends un fidèle guide.

Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide,

Elle est morte. Calchas qui l’attend en ces lieux,

Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux,

Et la Religion contre nous irritée

Par les timides Grecs sera seule écoutée.

Ceux même, dont ma gloire aigrit l’ambition,

Réveilleront leur brigue et leur prétention,

M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse…

Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.

Mais surtout ne va point par un zèle indiscret

Découvrir à ses yeux mon funeste secret.

Que s’il se peut ma fille à jamais abusée

Ignore à quel péril je l’avais exposée.

D’une mère en fureur épargne-moi les cris,

Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris.

Pour renvoyer la fille, et la mère offensée

Je leur écris qu’Achille a changé de pensée,

Et qu’il veut désormais jusques à son retour

Différer cet hymen, que pressait son amour.

Ajoute, tu le peux, que des froideurs d’Achille

On accuse en secret cette jeune Ériphile,

Que lui-même captive amena de Lesbos,

Et qu’auprès de ma fille on garde dans Argos.

C’est leur en dire assez. Le reste, il le faut taire.

Déjà le jour plus grand nous frappe, et nous éclaire.

Déjà même l’on entre, et j’entends quelque bruit.

C’est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit.

SCÈNE II

Agamemnon, Achille, Ulysse.

AGAMEMNON

Quoi, Seigneur, se peut-il que d’un cours si rapide

La Victoire vous ait ramené dans l’Aulide ?

D’un courage naissant sont-ce là les essais ?

Quels triomphes suivront de si nobles succès !

La Thessalie entière ou vaincue, ou calmée,

Lesbos même conquise en attendant l’Armée,

De toute autre valeur éternels monuments,

Ne sont d’Achille oisif que les amusements.

ACHILLE

Seigneur, honorez moins une faible conquête.

Et que puisse bientôt le Ciel, qui nous arrête,

Ouvrir un champ plus noble à ce coeur excité

Par le prix glorieux dont vous l’avez flatté.

Mais cependant, Seigneur, que faut-il que je croie

D’un bruit qui me surprend, et me comble de joie ?

Daignez-vous avancer le succès de mes voeux ?

Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ?

On dit qu’Iphigénie en ces lieux amenée

Doit bientôt à son sort unir ma destinée.

AGAMEMNON

Ma fille ! Qui vous dit qu’on la doit amener ?

ACHILLE

Seigneur, qu’a donc ce bruit qui vous doive étonner ?

AGAMEMNON, à Ulysse.

Juste ciel ! Saurait-il mon funeste artifice ?

ULYSSE

Seigneur, Agamemnon s’étonne avec justice.

Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?

Ô ciel ! Pour un hymen quel temps choisissez-vous ?

Tandis qu’à nos vaisseaux la mer toujours fermée

Trouble toute la Grèce, et consume l’armée,

Tandis que pour fléchir l’inclémence des Dieux

Il faut du sang peut-être, et du plus précieux ;

Achille seul, Achille à son amour s’applique ?

Voudrait-il insulter à la crainte publique,

Et que le chef des Grecs, irritant les destins,

Préparât d’un hymen la pompe et les festins ?

Ah Seigneur ! Est-ce ainsi que votre âme attendrie

Plaint le malheur des Grecs, et chérit la Patrie ?

ACHILLE

Dans les champs Phrygiens les effets feront foi

Qui la chérit le plus ou d’Ulysse ou de moi.

Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle.

Vous pouvez à loisir faire des voeux pour elle.

Remplissez les autels d’offrandes et de sang.

Des victimes vous-même interrogez le flanc.

Du silence des vents demandez-leur la cause.

Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,

Souffrez, Seigneur, souffrez que je coure hâter

Un hymen, dont les Dieux ne sauraient s’irriter.

Transporté d’une ardeur, qui ne peut être oisive,

Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive.

J’aurais trop de regret si quelque autre guerrier

Au Rivage Troyen descendait le premier.

AGAMEMNON

Ô ciel ! Pourquoi faut-il que ta secrète envie

Ferme à de tels héros le chemin de l’Asie ?

N’aurai-je vu briller cette noble chaleur,

Que pour m’en retourner avec plus de douleur !

ULYSSE

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?

ACHILLE

Seigneur, qu’osez-vous dire ?

AGAMEMNON

Qu’il faut, Princes, qu’il faut que chacun se retire,

Que d’un crédule espoir trop longtemps abusés

Nous attendons les vents, qui nous sont refusés.

Le Ciel protège Troie. Et par trop de présages

Son courroux nous défend d’en chercher les passages.

ACHILLE

Quels présages affreux nous marquent son courroux ?

AGAMEMNON

Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous.

Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête

Les dieux ont d’Ilion attaché la conquête.

Mais on sait que pour prix d’un triomphe si beau

Ils ont aux champs Troyens marqué votre tombeau,

Que votre vie ailleurs et longue, et fortunée,

Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée.

ACHILLE

Ainsi pour vous venger tant de Rois assemblés

D’un opprobre éternel retourneront comblés.

Et Pâris couronnant son insolente flamme

Retiendra sans péril la soeur de votre femme.

AGAMEMNON

Hé quoi ! Votre valeur, qui nous a devancés,

N’a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?

Les malheurs de Lesbos par vos mains ravagée

Épouvantent encor toute la mer Égée.

Troie en a vu la flamme. Et jusque dans ses ports

Les flots en ont poussé le débris et les morts.

Que dis-je ? Les Troyens pleurent une autre Hélène,

Que vous avez captive envoyée à Mycènes.

Car je n’en doute point, cette jeune beauté

Garde en vain un secret que trahit sa fierté,

Et son silence même accusant sa noblesse,

Nous dit qu’elle nous cache une illustre princesse.

ACHILLE

Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux.

Vous lisez de trop loin dans le secret des Dieux.

Moi je m’arrêterais à de vaines menaces ?

Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces ?

Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit,

Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit.

Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans, sans gloire,

Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.

Mais puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,

Voudrais-je, de la Terre inutile fardeau,

Trop avare d’un sang reçu d’une Déesse,

Attendre chez mon père une obscure vieillesse,

Et toujours de la Gloire évitant le sentier,

Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?

Ah ! Ne nous formons point ces indignes obstacles.

L’honneur parle, il suffit, ce sont là nos Oracles.

Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains.

Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.

Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?

Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes,

Et laissant faire au sort, courons où la valeur

Nous promet un destin aussi grand que le leur.

C’est à Troie, et j’y cours. Et quoi qu’on me prédise,

Je ne demande aux Dieux, qu’un vent qui m’y conduise.

Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger,

Patrocle et moi, Seigneur, nous irons vous venger.

Mais non, c’est en vos mains que le destin la livre.

Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre.

Je ne vous presse plus d’approuver les transports

D’un amour, qui m’allait éloigner de ces bords :

Ce même amour soigneux de votre Renommée,

Veut qu’ici mon exemple encourage l’Armée,

Et me défend surtout de vous abandonner

Aux timides conseils qu’on ose vous donner.

SCÈNE III

Agamemnon, Ulysse.

ULYSSE

Seigneur, vous entendez. Quelque prix qu’il en coûte,

Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.

Nous craignions son amour. Et lui-même aujourd’hui

Par une heureuse erreur nous arme contre lui.

AGAMEMNON

Hélas !

ULYSSE

De ce soupir que faut-il que j’augure ?

Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?

Croirai-je qu’une nuit a pu vous ébranler ?

Est-ce donc votre coeur qui vient de nous parler ?

Songez-y. Vous devez votre fille à la Grèce,

Vous nous l’avez promise. Et sur cette promesse

Calchas par tous les Grecs consulté chaque jour

Leur a prédit des vents l’infaillible retour.

À ses prédictions si l’effet est contraire,

Pensez-vous que Calchas continue à se taire,

Que ses plaintes, qu’en vain vous voudrez apaiser,

Laissent mentir les Dieux, sans vous en accuser ?

Et qui sait ce qu’aux Grecs frustrés de leur victime

Peut permettre un courroux, qu’ils croiront légitime ?

Gardez-vous de réduire un peuple furieux,

Seigneur, à prononcer entre vous, et les Dieux.

N’est-ce pas vous enfin, de qui la voix pressante

Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe ?

Et qui de ville en ville attestiez les serments

Que d’Hélène autrefois firent tous les amants,

Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère

La demandaient en foule à Tyndare son père ?

De quelque heureux époux que l’on dût faire choix,

Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits,

Et si quelque insolent lui volait sa conquête,

Nos mains du ravisseur lui promirent la tête.

Mais sans vous, ce serment que l’amour a dicté,

Libres de cet amour, l’aurions-nous respecté ?

Vous seul nous arrachant à de nouvelles flammes

Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.

Et quand de toutes parts assemblés en ces lieux,

L’honneur de vous venger brille seul à nos yeux,

Quand la Grèce déjà vous donnant son suffrage,

Vous reconnaît l’auteur de ce fameux ouvrage,

Que ses Rois, qui pouvaient vous disputer ce rang,

Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang,

Le seul Agamemnon refusant la victoire,

N’ose d’un peu de sang acheter tant de gloire ?

Et dès le premier pas se laissant effrayer,

Ne commande les Grecs, que pour les renvoyer ?

AGAMEMNON

Ah, Seigneur, qu’éloigné du malheur qui m’opprime

Votre coeur aisément se montre magnanime !

Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel

Votre fils Télémaque approcher de l’autel,

Nous vous verrions troublé de cette affreuse image

Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,

Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui,

Et courir vous jeter entre Calchas et lui !

Seigneur, vous le savez, j’ai donné ma parole,

Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole ;

Mais malgré tous mes soins si son heureux destin

La retient dans Argos, ou l’arrête en chemin,

Souffrez que sans presser ce barbare spectacle,

En faveur de mon sang j’explique cet obstacle,

Que j’ose pour ma fille accepter le secours

De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours.

Vos conseils sur mon coeur n’ont eu que trop d’empire ;

Et je rougis…

SCÈNE IV

Agamemnon, Ulysse, Eurybate.

EURYBATE

Seigneur…

AGAMEMNON

Ah ! Que vient-on me dire ?

EURYBATE

La Reine, dont ma course a devancé les pas,

Va remettre bientôt sa fille entre vos bras.

Elle approche. Elle s’est quelque temps égarée

Dans ces bois, qui du camp semblent cacher l’entrée.

À peine nous avons dans leur obscurité

Retrouvé le chemin que nous avions quitté.

AGAMEMNON

Ciel !

EURYBATE

Elle amène aussi cette jeune Ériphile,

Que Lesbos a livrée entre les mains d’Achille,

Et qui de son destin, qu’elle ne connaît pas,

Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.

Déjà de leur abord la nouvelle est semée,

Et déjà de soldats une foule charmée,

Surtout d’Iphigénie admirant la beauté

Pousse au ciel mille voeux pour sa félicité.

Les uns avec respect environnaient la Reine,

D’autres me demandaient le sujet qui l’amène.

Mais tous ils confessaient, que si jamais les Dieux

Ne mirent sur le trône un Roi plus glorieux,

Également comblé de leurs faveurs secrètes,

Jamais père ne fut plus heureux que vous l’êtes.

AGAMEMNON

Eurybate, il suffit. Vous pouvez nous laisser.

Le reste me regarde et je vais y penser.

SCÈNE V

Agamemnon, Ulysse.

AGAMEMNON

Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance

Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !

Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,

Par des larmes au moins soulager ma douleur !

Triste destin des Rois ! Esclaves que nous sommes

Et des rigueurs du Sort, et des discours des Hommes.

Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins,

Et les plus malheureux osent pleurer le moins.

ULYSSE

Je suis père, Seigneur. Et faible comme un autre,

Mon coeur se met sans peine en la place du vôtre,

Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,

Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer.

Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime.

Les dieux ont à Calchas amené leur victime.

Il le sait, il l’attend : et s’il la voit tarder,

Lui-même à haute voix viendra la demander.

Nous sommes seuls encor. Hâtez-vous de répandre

Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre.

Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt sans pâlir,

Considérez l’honneur qui doit en rejaillir.

Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames,

Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,

Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,

Hélène par vos mains rendue à son époux.

Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées

Dans cette même Aulide avec vous retournées,

Et ce triomphe heureux, qui s’en va devenir

L’éternel entretien des siècles à venir.

AGAMEMNON

Seigneur, de mes efforts je connais l’impuissance.

Je cède, et laisse aux dieux opprimer l’innocence,

La victime bientôt marchera sur vos pas.

Allez. Mais cependant faites taire Calchas.

Et m’aidant à cacher ce funeste mystère,

Laissez-moi de l’autel écarter une mère.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Ériphile, Doris.

ÉRIPHILE

Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous,

Laissons-les dans les bras d’un père et d’un époux.

Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie,

Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.

DORIS

Quoi, Madame, toujours irritant vos douleurs,

Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?

Je sais que tout déplaît aux yeux d’une captive,

Qu’il n’est point dans les fers de plaisir qui la suive.

Mais dans le temps fatal que repassant les flots

Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos,

Lorsque dans son vaisseau prisonnière timide

Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,

Le dirai-je ? Vos yeux de larmes moins trempés

À pleurer vos malheurs étaient moins occupés.

Maintenant tous vous rit. L’aimable Iphigénie

D’une amitié sincère avec vous est unie.

Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de soeur,

Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.

Vous vouliez voir l’Aulide, où son père l’appelle,

Et l’Aulide vous voit arriver avec elle.

Cependant par un sort que je ne conçois pas,

Votre douleur redouble, et croît à chaque pas.

ÉRIPHILE

Hé ! Quoi te semble-t-il que la triste Ériphile

Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?

Crois-tu que mes chagrins doivent s’évanouir

À l’aspect d’un bonheur, dont je ne puis jouir ?

Je vois Iphigénie entre les bras d’un père.

Elle fait tout l’orgueil d’une superbe mère.

Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,

Remise dès l’enfance en des bras étrangers,

Je reçus, et je vois le jour que je respire,

Sans que mère ni père ait daigné me sourire.

J’ignore qui je suis. Et pour comble d’horreur,

Un Oracle effrayant m’attache à mon erreur,

Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître,

Me dit, que sans périr, je ne me puis connaître.

DORIS

Non non, jusques au bout vous devez le chercher.

Un Oracle toujours se plaît à se cacher.

Toujours avec un sens il en présente un autre.

En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.

C’est là tout le danger que vous pouvez courir,

Et c’est peut-être ainsi que vous devez périr.

Songez que votre nom fut changé dès l’enfance.

ÉRIPHILE

Je n’ai de tout mon sort que cette connaissance.

Et ton père, du reste infortuné témoin,

Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.

Hélas ! Dans cette Troie où j’étais attendue,

Ma gloire, disait-il, m’allait être rendue :

J’allais en reprenant et mon nom et mon rang,

Des plus grands Rois en moi reconnaître le sang.

Déjà je découvrais cette fameuse ville,

Le Ciel mène à Lesbos l’impitoyable Achille.

Tout cède, tout ressent ses funestes efforts.

Ton père enseveli dans la foule des morts,

Me laisse dans les fers à moi-même inconnue.

Et de tant de grandeurs, dont j’étais prévenue,

Vile esclave des Grecs, je n’ai pu conserver

Que la fierté d’un sang, que je ne puis prouver.

DORIS

Ah ! Que perdant, Madame, un témoin si fidèle,

La main qui vous l’ôta vous doit sembler cruelle !

Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,

Qui des secrets des Dieux fut toujours informé.

Le Ciel souvent lui parle. Instruit par un tel maître,

Il sait tout ce qui fut, et tout ce qui doit être.

Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?

Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.

Bientôt Iphigénie en épousant Achille

Vous va sous son appui présenter un asile.

Elle vous l’a promis, et juré devant moi,

Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi.

ÉRIPHILE

Que dirais-tu, Doris, si passant tout le reste

Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?

DORIS

Quoi, Madame ?

ÉRIPHILE

Tu vois avec étonnement

Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.

Écoute. Et tu te vas étonner que je vive.

C’est peu d’être étrangère, inconnue, et captive.

Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,

Cet Achille l’auteur de tes maux et des miens,

Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,

Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,

De qui jusques au nom tout doit m’être odieux,

Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.

DORIS

Ah ! Que me dites-vous !

ÉRIPHILE

Je me flattais sans cesse

Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse.

Mais mon coeur trop pressé m’arrache ce discours,

Et te parle une fois, pour se taire toujours.

Ne me demande point sur quel espoir fondée

De ce fatal amour je me vis possédée.

Je n’en accuse point quelques feintes douleurs

Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs.

Le Ciel s’est fait sans doute une joie inhumaine

À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.

Rappellerai-je encor le souvenir affreux

Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux !

Dans les cruelles mains, par qui je fus ravie,

Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.

Enfin mes faibles yeux cherchèrent la clarté.

Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,

Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage

Craignais de rencontrer l’effroyable visage.

J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,

Et toujours détournant ma vue avec horreur.

Je le vis. Son aspect n’avait rien de farouche.

Je sentis le reproche expirer dans ma bouche.

Je sentis contre moi mon coeur se déclarer,

J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.

Je me laissai conduire à cet aimable guide.

Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide.

Iphigénie en vain s’offre à me protéger,

Et me tend une main prompte à me soulager.

Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée !

Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée,

Que pour m’armer contre elle, et sans me découvrir,

Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.

DORIS

Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?

Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycènes,

Éviter les tourments que vous venez chercher,

Et combattre des feux contraints de se cacher ?

ÉRIPHILE

Je le voulais, Doris. Mais quelque triste image

Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,

Au sort qui me traînait il fallut consentir.

Une secrète voix m’ordonna de partir,

Me dit qu’offrant ici ma présence importune

Peut-être j’y pourrais porter mon infortune,

Que peut-être approchant ces amants trop heureux,

Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux.

Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience

D’apprendre à qui je dois une triste naissance.

Ou plutôt leur hymen me servira de loi.

S’il s’achève, il suffit, tout est fini pour moi.

Je périrai, Doris, et par une mort prompte

Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte,

Sans chercher des parents si longtemps ignorés,

Et que ma folle amour a trop déshonorés.

DORIS

Que je vous plains, Madame ! Et que pour notre vie…

ÉRIPHILE

Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.

SCÈNE II

Agamemnon, Iphigénie, Ériphile, Doris.

IPHIGÉNIE

Seigneur, où courez-vous ? Et quels empressements

Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?

À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?

Mon respect a fait place aux transports de la Reine.

Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?

Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?

Ne puis-je…

AGAMEMNON

Hé bien, ma fille, embrassez votre père.

Il vous aime toujours.

IPHIGÉNIE

Que cette amour m’est chère !

Quel plaisir de vous voir, et de vous contempler,

Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !

Quels honneurs ! Quel pouvoir ! Déjà la renommée

Par d’étonnants récits m’en avait informée.

Mais que voyant de près ce spectacle charmant,

Je sens croître ma joie et mon étonnement !

Dieux ! Avec quel amour la Grèce vous révère !

Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !

AGAMEMNON

Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.

IPHIGÉNIE

Quelle félicité peut manquer à vos voeux ?

À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?

J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.

AGAMEMNON

Grands dieux ! À son malheur dois-je la préparer ?

IPHIGÉNIE

Vous vous cachez, Seigneur, et semblez soupirer.

Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine.

Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycènes ?

AGAMEMNON

Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux.

Mais les temps sont changés aussi bien que les lieux.

D’un soin cruel ma joie est ici combattue.

IPHIGÉNIE

Hé ! Mon père, oubliez votre rang à ma vue.

Je prévois la rigueur d’un long éloignement.

N’osez-vous sans rougir être père un moment ?

Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse,

À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse.

Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,

J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité.

Que va-t-elle penser de votre indifférence ?

Ai-je flatté ses voeux d’une fausse espérance ?

N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis ?

AGAMEMNON

Ah ! Ma fille !

IPHIGÉNIE

Seigneur, poursuivez.

AGAMEMNON

Je ne puis.

IPHIGÉNIE

Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !

AGAMEMNON

Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.

IPHIGÉNIE

Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours.

AGAMEMNON

Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.

IPHIGÉNIE

Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.

AGAMEMNON

Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !

IPHIGÉNIE

L’offrira-t-on bientôt ?

AGAMEMNON

Plus tôt que je ne veux.

IPHIGÉNIE

Me sera-t-il permis de me joindre à vos voeux ?

Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?

AGAMEMNON

Hélas !

IPHIGÉNIE

Vous vous taisez ?

AGAMEMNON

Vous y serez, ma fille.

Adieu.

SCÈNE III

Iphigénie, Ériphile, Doris.

IPHIGÉNIE

De cet accueil que dois-je soupçonner ?

D’une secrète horreur je me sens frissonner.

Je crains malgré moi-même un malheur que j’ignore.

Justes dieux, vous savez pour qui je vous implore.

ÉRIPHILE

Quoi parmi tous les soins qui doivent l’accabler,

Quelque froideur suffit pour vous faire trembler ?

Hélas ! À quels soupirs suis-je donc condamnée !

Moi, qui de mes parents toujours abandonnée,

Étrangère partout, n’ai pas même en naissant

Peut-être reçu d’eux un regard caressant.

Du moins si vos respects sont rejetés d’un père,

Vous en pouvez gémir dans le sein d’une mère.

Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,

Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés ?

IPHIGÉNIE

Je ne m’en défends point. Mes pleurs, belle Ériphile,

Ne tiendraient pas longtemps contre les soins d’Achille.

Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir

Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.

Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ?

Cet amant, pour me voir brûlant d’impatience,

Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,

Qu’un père de si loin m’ordonne de chercher,

S’empresse-t-il assez pour jouir d’une vue

Qu’avec tant de transports je croyais attendue :

Pour moi, depuis deux jours, qu’approchant de ces lieux

Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,

Je l’attendais partout, et d’un regard timide

Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide,

Mon coeur pour le chercher volait loin devant moi,

Et je demande Achille à tout ce que je vois.

Je viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue.

Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue.

Lui seul ne paraît point. Le triste Agamemnon

Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.

Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ?

Trouverai-je l’amant glacé comme le père ?

Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour

Éteint dans tous les coeurs la tendresse et l’amour.

Mais non. C’est l’offenser par d’injustes alarmes.

C’est à moi que l’on doit le secours de ses armes.

Il n’était point à Sparte entre tous ces amants,

Dont le père d’Hélène a reçu les serments.

Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole,

S’il part contre Ilion, c’est pour moi qu’il y vole,

Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux,

Il veut même y porter le nom de mon époux.

SCÈNE IV

Clytemnestre, Ériphile, Doris.

CLYTEMNESTRE

Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,

Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.

Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait

Votre père ait paru nous revoir à regret.

Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre,

Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre.

Arcas s’est vu trompé par notre égarement,

Et vient de me la rendre en ce même moment.

Sauvons encore un coup notre gloire offensée.

Pour votre hymen Achille a changé de pensée,

Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,

Jusques à son retour il veut le retarder.

ÉRIPHILE

Qu’entends-je ?

CLYTEMNESTRE

Je vous vois rougir de cet outrage.

Il faut d’un noble orgueil armer votre courage.

Moi-même de l’ingrat approuvant le dessein,

Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main.

Et mon choix que flattait le bruit de sa noblesse

Vous donnait avec joie au fils d’une Déesse.

Mais puisque désormais son lâche repentir

Dément le sang des Dieux, dont on le fait sortir,

Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes,

Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.

Lui ferons-nous penser par un plus long séjour,

Que vos voeux de son coeur attendent le retour ?

Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère.

J’ai fait de mon dessein avertir votre père.

Je ne l’attends ici que pour m’en séparer,

Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.

À Ériphile.

Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre.

En de plus chères mains ma retraite vous livre.

De vos desseins secrets on est trop éclairci.

Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.

SCÈNE V

Iphigénie, Ériphile, Doris.

IPHIGÉNIE

En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée !

Pour mon hymen Achille a changé de pensée.

Il me faut sans honneur retourner sur mes pas.

Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas ?

ÉRIPHILE

Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.

IPHIGÉNIE

Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre.

Le sort injurieux me ravit un époux.

Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ?

Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycènes.

Me verra-t-on sans vous partir avec la Reine ?

ÉRIPHILE

Je voulais voir Calchas avant que de partir.

IPHIGÉNIE

Que tardez-vous, Madame, à le faire avertir ?

ÉRIPHILE

D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route.

IPHIGÉNIE

Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute.

Mais, Madame, je vois que c’est trop vous presser.

Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser.

Achille… Vous brûlez que je ne sois partie.

ÉRIPHILE

Moi ? Vous me soupçonnez de cette perfidie ?

Moi j’aimerais, Madame, un vainqueur furieux,

Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,

Qui la flamme à la main, et de meurtres avide

Mit en cendres Lesbos…

IPHIGÉNIE

Oui vous l’aimez, Perfide.

Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,

Ses bras que dans le sang vous avez vus baignés,

Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,

Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme,

Et loin d’en détester le cruel souvenir,

Vous vous plaisez encore à m’en entretenir.

Déjà plus d’une fois dans vos plaintes forcées

J’ai dû voir, et j’ai vu le fond de vos pensées.

Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté

A remis le bandeau que j’avais écarté.

Vous l’aimez. Que faisais-je ? Et quelle erreur fatale

M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale.

Crédule je l’aimais. Mon coeur même aujourd’hui

De son parjure amant lui promettait l’appui.

Voilà donc le triomphe où j’étais amenée.

Moi-même à votre char je me suis enchaînée.

Je vous pardonne, hélas ! Des voeux intéressés,

Et la perte d’un coeur, que vous me ravissez.

Mais que sans m’avertir du piège qu’on me dresse

Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce

L’ingrat, qui ne m’attend que pour m’abandonner,

Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?

ÉRIPHILE

Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,

Madame. On ne m’a pas instruite à les entendre.

Et les Dieux contre moi dès longtemps indignés

À mon oreille encor les avaient épargnés.

Mais il faut des amants excuser l’injustice.

Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?

Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon

Achille préférât une fille sans nom,

Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,

C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ?

IPHIGÉNIE

Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.

Je n’avais pas encor senti tout mon malheur.

Et vous ne comparez votre exil et ma gloire,

Que pour mieux relever votre injuste victoire.

Toutefois vos transports sont trop précipités.

Ce même Agamemnon à qui vous insultez,

Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime.

Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.

Mes larmes par avance avaient su le toucher.

J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher.

Hélas ! De son accueil condamnant la tristesse,

J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse.

SCÈNE VI

Achille, Ériphile, Doris.

ACHILLE

Il est donc vrai, Madame, et c’est vous que je vois !

Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois.

Vous en Aulide ? Vous ? Hé qu’y venez-vous faire ?

D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire.

IPHIGÉNIE

Seigneur, rassurez-vous. Vos voeux seront contents.

Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.

SCÈNE VII

Achille, Ériphile, Doris.

ACHILLE

Elle me fuit ! Veillé-je ? Ou n’est-ce point un songe ?

Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge ?

Madame, je ne sais si sans vous irriter

Achille devant vous pourra se présenter.

Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière,

Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,

Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas.

Vous savez…

ÉRIPHILE

Quoi, Seigneur ? Ne le savez-vous pas ?

Vous, qui depuis un mois brûlant sur ce rivage,

Avez conclu vous-même, et hâté leur voyage ?

ACHILLE

De ce même rivage absent depuis un mois,

Je le revis hier pour la première fois.

ÉRIPHILE

Quoi ? Lorsque Agamemnon écrivait à Mycènes,

Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ?

Quoi vous qui de sa fille adoriez les attraits…

ACHILLE

Vous m’en voyez encore épris plus que jamais,

Madame. Et si l’effet eût suivi ma pensée,

Moi-même dans Argos je l’aurais devancée.

Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?

Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.

Que dis-je ? En ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,

De leur vaine éloquence employant l’artifice,

Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer

Que si j’en crois ma gloire il y faut renoncer.

Quelle entreprise ici pourrait être formée ?

Suis-je sans le savoir la fable de l’Armée ?

Entrons. C’est un secret qu’il leur faut arracher.

SCÈNE VIII

Ériphile, Doris.

ÉRIPHILE

Dieux, qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?

Orgueilleuse Rivale, on t’aime, et tu murmures ?

Souffrirai-je à la fois ta gloire, et tes injures ?

Ah ! plutôt… Mais, Doris, ou j’aime à me flatter,

Où sur eux quelque orage est tout prêt d’éclater.

J’ai des yeux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille.

On trompe Iphigénie. On se cache d’Achille.

Agamemnon gémit. Ne désespérons point.

Et si le sort contre elle à ma haine se joint,

Je saurai profiter de cette intelligence

Pour ne pas pleurer seule, et mourir sans vengeance.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Agamemnon, Clytemnestre.

CLYTEMNESTRE

Oui, Seigneur, nous partions. Et mon juste courroux

Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous.

Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte.

Mais lui-même étonné d’une fuite si prompte,

Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,

Vient-il de me convaincre, et de nous arrêter ?

Il presse cet hymen, qu’on prétend qu’il diffère,

Et vous cherche brûlant d’amour et de colère.

Prêt d’imposer silence à ce bruit imposteur,

Achille en veut connaître et confondre l’auteur.

Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.

AGAMEMNON

Madame, c’est assez. Je consens qu’on le croie.

Je reconnais l’erreur qui nous avait séduits,

Et ressens votre joie autant que je le puis.

Vous voulez que Calchas l’unisse à ma famille.

Vous pouvez à l’autel envoyer votre fille.

Je l’attends. Mais avant que de passer plus loin,

J’ai voulu vous parler un moment sans témoin.

Vous voyez en quels lieux vous l’avez amenée.

Tout y ressent la guerre, et non point l’hyménée.

Le tumulte d’un camp, soldats et matelots,

Un autel hérissé de dards, de javelots,

Tout ce spectacle enfin, pompe digne d’Achille,

Pour attirer vos yeux n’est point assez tranquille,

Et les Grecs y verraient l’épouse de leur Roi

Dans un état indigne et de vous et de moi.

M’en croirez-vous ? Laissez de vos femmes suivie

À cet hymen sans vous marcher Iphigénie.

CLYTEMNESTRE

Qui moi ? Que remettant ma fille en d’autres bras,

Ce que j’ai commencé je ne l’achève pas ?

Qu’après l’avoir d’Argos amenée en Aulide,

Je refuse à l’autel de lui servir de guide ?

Dois-je donc de Calchas être moins près que vous ?

Et qui présentera ma fille à son époux ?

Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ?

AGAMEMNON

Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée.

Vous êtes dans un camp…

CLYTEMNESTRE

Où tout vous est soumis,

Où le sort de l’Asie en vos mains est remis,

Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière,

Où le fils de Thétis va m’appeler sa mère.

Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur,

Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur ?

AGAMEMNON

Madame, au nom des dieux auteurs de notre race

Daignez à mon amour accorder cette grâce.

J’ai mes raisons.

CLYTEMNESTRE

Seigneur, au nom des mêmes Dieux,

D’un spectacle si doux ne privez point mes yeux.

Daignez ne point ici rougir de ma présence.

AGAMEMNON

J’avais plus espéré de votre complaisance.

Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir,

Puisqu’enfin ma prière a si peu de pouvoir,

Vous avez entendu ce que je vous demande,

Madame. Je le veux, et je vous le commande.

Obéissez.

SCÈNE II

CLYTEMNESTRE, seule.

D’où vient que d’un soin si cruel

L’injuste Agamemnon m’écarte de l’autel ?

Fier de son nouveau rang m’ose-t-il méconnaître ?

Me croit-il à sa suite indigne de paraître ?

Ou de l’empire encor timide possesseur,

N’oserait-il d’Hélène ici montrer la soeur ?

Et pourquoi me cacher ? Et par quelle injustice

Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse ?

Mais n’importe. Il le veut, et mon coeur s’y résout.

Ma fille, ton bonheur me console de tout.

Le ciel te donne Achille, et ma joie est extrême

De t’entendre nommer… Mais le voici lui-même.

SCÈNE III

Achille, Clytemnestre.

ACHILLE

Tout succède, Madame, à mon empressement.

Le Roi n’a point voulu d’autre éclaircissement.

Il en croit mes transports. Et sans presque m’entendre

Il vient en m’embrassant de m’accepter pour gendre.

Il ne m’a dit qu’un mot. Mais vous a-t-il conté

Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ?

Les dieux vont s’apaiser. Du moins Calchas publie

Qu’avec eux dans une heure il nous réconcilie,

Que Neptune et les Vents, prêts à nous exaucer,

N’attendent que le sang que sa main va verser.

Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie.

Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.

Pour moi, quoique le Ciel, au gré de mon amour,

Dût encore des vents retarder le retour,

Que je quitte à regret la rive fortunée

Où je vais allumer les flambeaux d’hyménée ;

Puis-je ne point chérir l’heureuse occasion

D’aller du sang Troyen sceller notre union,

Et de laisser bientôt sous Troie ensevelie

Le déshonneur d’un nom, à qui le mien s’allie.

SCÈNE IV

Achille, Clytemnestre, Iphigénie, Ériphile, Doris, Aegine.

ACHILLE

Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous.

Votre père à l’autel vous destine un époux.

Venez-y recevoir un coeur qui vous adore.

IPHIGÉNIE

Seigneur, il n’est pas temps que nous partions encore.

La Reine permettra que j’ose demander

Un gage à votre amour, qu’il me doit accorder.

Je viens vous présenter une jeune princesse.

Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.

De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés.

Vous savez ses malheurs, vous les avez causés.

Moi-même ( où m’emportait une aveugle colère ! )

J’ai tantôt sans respect affligé sa misère.

Que ne puis-je aussi bien par d’utiles secours

Réparer promptement mes injustes discours !

Je lui prête ma voix, je ne puis davantage.

Vous seul pouvez, Seigneur, détruire votre ouvrage.

Elle est votre captive, et ses fers que je plains,

Quand vous l’ordonnerez tomberont de ses mains.

Commencez donc par là cette heureuse journée.

Qu’elle puisse à nous voir n’être plus condamnée.

Montrez que je vais suivre au pied de nos autels

Un Roi, qui non content d’effrayer les mortels,

À des embrasements ne borne point sa gloire,

Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire,

Et par les malheureux quelquefois désarmé

Sait imiter en tout les Dieux qui l’ont formé.

ÉRIPHILE

Oui, Seigneur, des douleurs soulagez la plus vive.

La guerre dans Lesbos me fit votre captive.

Mais c’est pousser trop loin ses droits injurieux,

Qu’y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.

ACHILLE

Vous, Madame ?

ÉRIPHILE

Oui, Seigneur, et sans compter le reste,

Pouvez-vous m’imposer une loi plus funeste,

Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs

De la félicité de mes persécuteurs ?

J’entends de toutes parts menacer ma patrie.

Je vois marcher contre elle une armée en furie.

Je vois déjà l’hymen, pour mieux me déchirer,

Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer.

Souffrez que loin du camp, et loin de votre vue,

Toujours infortunée, et toujours inconnue ;

J’aille cacher un sort si digne de pitié,

Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.

ACHILLE

C’est trop, belle Princesse. Il ne faut que nous suivre.

Venez, qu’aux yeux des Grecs Achille vous délivre,

Et que le doux moment de ma félicité

Soit le moment heureux de votre liberté.

SCÈNE V

Clytemnestre, Achille, Iphigénie, Ériphile, Arcas, Aegine, Doris.

ARCAS

Madame, tout est prêt pour la cérémonie,

Le Roi près de l’autel attend Iphigénie.

Je viens la demander. Ou plutôt contre lui,

Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui.

ACHILLE

Arcas, que dites-vous ?

CLYTEMNESTRE

Dieux ! Que vient-il m’apprendre ?

ARCAS, à Achille.

Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.

ACHILLE

Contre qui ?

ARCAS

Je le nomme, et l’accuse à regret.

Autant que je l’ai pu, j’ai gardé son secret.

Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête :

Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,

Il faut parler.

CLYTEMNESTRE

Je tremble. Expliquez-vous, Arcas.

ACHILLE

Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas.

ARCAS

Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère,

Gardez-vous d’envoyer la princesse à son père.

CLYTEMNESTRE

Pourquoi le craindrons-nous ?

ACHILLE

Pourquoi m’en défier ?

ARCAS

Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.

ACHILLE

Lui !

CLYTEMNESTRE

Sa fille !

IPHIGÉNIE

Mon père !

ÉRIPHILE

Ô ciel ! Quelle nouvelle !

ACHILLE

Quelle aveugle fureur pourrait l’armer contre elle ?

Ce discours sans horreur se peut-il écouter ?

ARCAS

Ah, Seigneur ! Plût au ciel que je pusse en douter.

Par la voix de Calchas l’Oracle la demande.

De toute autre victime il refuse l’offrande.

Et les Dieux, jusque-là protecteurs de Pâris,

Ne nous promettent Troie et les vents qu’à ce prix.

CLYTEMNESTRE

Les Dieux ordonneraient un meurtre abominable ?

IPHIGÉNIE

Ciel ! Pour tant de rigueur de quoi suis-je coupable ?

CLYTEMNESTRE

Je ne m’étonne plus de cet ordre cruel

Qui m’avait interdit l’approche de l’autel.

IPHIGÉNIE, à Achille.

Et voilà donc l’hymen où j’étais destinée.

ARCAS

Le Roi pour vous tromper feignait cet hyménée.

Tout le camp même encore est trompé comme vous.

CLYTEMNESTRE

Seigneur, c’est donc à moi d’embrasser vos genoux.

ACHILLE, la relevant.

Ah, Madame !

CLYTEMNESTRE

Oubliez une gloire importune.

Ce triste abaissement convient à ma fortune.

Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir,

Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.

C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée.

Dans cet heureux espoir je l’avais élevée.

C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord,

Et votre nom, Seigneur, la conduit à la mort.

Ira-t-elle des Dieux implorant la justice

Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?

Elle n’a que vous seul. Vous êtes en ces lieux

Son père, son époux, son asile, ses Dieux.

Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.

Auprès de votre époux, ma Fille, je vous laisse.

Seigneur, daignez m’attendre, et ne la point quitter.

À mon perfide époux je cours me présenter.

Il ne soutiendra point la fureur qui m’anime.

Il faudra que Calchas cherche une autre victime.

Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups,

Ma fille, ils pourront bien m’immoler avant vous.

SCÈNE VI

Achille, Iphigénie.

ACHILLE

Madame, je me tais, et demeure immobile.

Est-ce à moi que l’on parle, et connaît-on Achille ?

Une mère pour vous croit devoir me prier.

Une reine à mes pieds se vient humilier.

Et me déshonorant par d’injustes alarmes

Pour attendrir mon coeur on a recours aux larmes.

Qui doit prendre à vos jours plus d’intérêt que moi ?

Ah ! Sans doute on s’en peut reposer sur ma foi.

L’outrage me regarde. Et quoi qu’on entreprenne,

Je réponds d’une vie, où j’attache la mienne.

Mais ma juste douleur va plus loin m’engager,

C’est peu de vous défendre, et je cours vous venger,

Et punir à la fois le cruel stratagème

Qui s’ose de mon nom armer contre vous-même.

IPHIGÉNIE

Ah ! Demeurez, Seigneur, et daignez m’écouter.

ACHILLE

Quoi, Madame, un barbare osera m’insulter ?

Il voit que de sa soeur je cours venger l’outrage.

Il sait que le premier lui donnant mon suffrage

Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux.

Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,

Pour tout le prix enfin d’une illustre victoire,

Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire ;

Content et glorieux du nom de votre époux

Je ne lui demandais que l’honneur d’être à vous.

Cependant aujourd’hui sanguinaire parjure,

C’est peu de violer l’amitié, la nature,

C’est peu que de vouloir sous un couteau mortel

Me montrer votre coeur fumant sur un autel.

D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice,

Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ?

Que ma crédule main conduise le couteau ?

Qu’au lieu de votre époux je sois votre bourreau ?

Et quel était pour vous ce sanglant hyménée,

Si je fusse arrivé plus tard d’une journée ?

Quoi donc à leur fureur livrée en ce moment

Vous iriez à l’autel me chercher vainement,

Et d’un fer imprévu vous tomberiez frappée,

En accusant mon nom qui vous aurait trompée ?

Il faut de ce péril, de cette trahison,

Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.

À l’honneur d’un époux vous-même intéressée,

Madame, vous devez approuver ma pensée.

Il faut que le cruel qui m’a pu mépriser

Apprenne de quel nom il osait abuser.

IPHIGÉNIE

Hélas ! Si vous m’aimez, si pour grâce dernière

Vous daignez d’une amante écouter la prière,

C’est maintenant, Seigneur, qu’il faut me le prouver.

Car enfin ce cruel, que vous allez braver,

Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,

Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.

ACHILLE

Lui votre père ? Après son horrible dessein

Je ne le connais plus que pour votre assassin.

IPHIGÉNIE

C’est mon père, Seigneur, je vous le dis encore,

Mais un père que j’aime, un père que j’adore,

Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour

Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour.

Mon coeur dans ce respect élevé dès l’enfance,

Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense.

Et loin d’oser ici par un prompt changement

Approuver la fureur de votre emportement,

Loin que par mes discours je l’attise moi-même ;

Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime,

Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux,

Dont votre amour le vient d’outrager à mes yeux.

Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain, et barbare,

Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ?

Quel père de son sang se plaît à se priver ?

Pourquoi me perdrait-il, s’il pouvait me sauver ?

J’ai vu, n’en doutez point, ses larmes se répandre.

Faut-il le condamner avant que de l’entendre ?

Hélas ! De tant d’horreurs son coeur déjà troublé

Doit-il de votre haine être encore accablé ?

ACHILLE

Quoi, Madame, parmi tant de sujets de crainte,

Ce sont là les frayeurs, dont vous êtes atteinte ?

Un cruel ( comment puis-je autrement l’appeler ? )

Par la main de Calchas s’en va vous immoler.

Et lorsque à sa fureur j’oppose ma tendresse,

Le soin de son repos est le seul qui vous presse ?

On me ferme la bouche ? On l’excuse ? On le plaint ?

C’est pour lui que l’on tremble, et c’est moi que l’on craint ?

Triste effet de mes soins ! Est-ce donc là, Madame,

Tout le progrès qu’Achille avait fait dans votre âme ?

IPHIGÉNIE

Ah, cruel ! Cet amour dont vous voulez douter,

Ai-je attendu si tard pour le faire éclater ?

Vous voyez de quel oeil, et comme indifférente

J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante.

Je n’en ai point pâli. Que n’avez-vous pu voir

À quel excès tantôt allait mon désespoir,

Quand presque en arrivant un récit peu fidèle

M’a de votre inconstance annoncé la nouvelle !

Quel trouble ! Quel torrent de mots injurieux

Accusait à la fois les hommes et les Dieux !

Ah ! Que vous auriez vu, sans que je vous le die ;

De combien votre amour m’est plus chère que ma vie !

Qui sait même, qui sait si le ciel irrité

A pu souffrir l’excès de ma félicité ?

Hélas ! Il me semblait qu’une flamme si belle

M’élevait au-dessus du sort d’une mortelle.

ACHILLE

Ah ! Si je vous suis cher, ma Princesse, vivez.

SCÈNE VII

Clytemnestre, Iphigénie, Achille, Aegine.

CLYTEMNESTRE

Tout est perdu, Seigneur, si vous ne nous sauvez.

Agamemnon m’évite, et craignant mon visage,

Il me fait de l’autel refuser le passage.

Des gardes, que lui-même a pris soin de placer,

Nous ont de toutes parts défendu de passer.

Il me fuit. Ma douleur étonne son audace.

ACHILLE

Hé bien ! C’est donc à moi de prendre votre place.

Il me verra, Madame, et je vais lui parler.

IPHIGÉNIE

Ah ! Madame… Ah Seigneur ! Où voulez-vous aller ?

ACHILLE

Et que prétend de moi votre injuste prière ?

Vous faudra-t-il toujours combattre la première ?

CLYTEMNESTRE

Quel est votre dessein, ma fille ?

IPHIGÉNIE

Au nom des dieux,

Madame, retenez un amant furieux.

De ce triste entretien détournons les approches.

Seigneur, trop d’amertume aigrirait vos reproches.

Je sais jusqu’où s’emporte un amant irrité,

Et mon père est jaloux de son autorité.

On ne connaît que trop la fierté des Atrides.

Laissez parler, Seigneur, des bouches plus timides.

Surpris, n’en doutez point, de mon retardement,

Lui-même il me viendra chercher dans un moment.

Il entendra gémir une mère oppressée.

Et que ne pourra point m’inspirer la pensée

De prévenir les pleurs que vous verseriez tous,

D’arrêter vos transports, et de vivre pour vous !

ACHILLE

Enfin vous le voulez. Il faut donc vous complaire.

Donnez-lui l’un et l’autre un conseil salutaire.

Rappelez sa raison, persuadez-le bien,

Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien,

Je perds trop de moments en des discours frivoles.

Il faut des actions, et non pas des paroles.

À Clytemnestre.

Madame, à vous servir je vais tout disposer.

Dans votre appartement allez vous reposer.

Votre fille vivra, je puis vous le prédire.

Croyez du moins, croyez que tant que je respire,

Les dieux auront en vain ordonné son trépas.

Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

Ériphile, Doris.

DORIS

Ah ! Que me dites-vous ? Quelle étrange manie

Vous peut faire envier le sort d’Iphigénie ?

Dans une heure elle expire; Et jamais, dites-vous,

Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux.

Qui le croira, Madame ? Et quel coeur si farouche…

ÉRIPHILE

Jamais rien de plus vrai n’est sorti de ma bouche.

Jamais de tant de soins mon esprit agité

Ne porta plus d’envie à sa félicité.

Favorables périls ! Espérance inutile !

N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ?

J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains.

Ce héros si terrible au reste des humains,

Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre,

Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre,

Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours,

Suça même le sang des lions et des ours,

Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage,

Elle l’a vu pleurer et changer de visage.

Et tu la plains, Doris ? Par combien de malheurs

Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs ?

Quand je devrais comme elle expirer dans une heure…

Mais que dis-je, expirer ? Ne crois pas qu’elle meure.

Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli

Achille aura pour elle impunément pâli ?

Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.

Tu verras que les Dieux n’ont dicté cet oracle

Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment,

Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.

Hé quoi ! Ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ?

On supprime des dieux la sentence mortelle,

Et quoique le bûcher soit déjà préparé,

Le nom de la victime est encore ignoré.

Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence

Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?

Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci

Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici.

Une mère en fureur, les larmes d’une fille,

Les cris, le désespoir de toute une famille,

Le sang à ces objets facile à s’ébranler,

Achille menaçant tout prêt à l’accabler.

Non, te dis-je, les Dieux l’ont en vain condamnée,

Je suis, et je serai la seule infortunée.

Ah ! Si je m’en croyais !

DORIS

Quoi ? Que méditez-vous ?

ÉRIPHILE

Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux,

Que par un prompt avis de tout ce qui se passe,

Je ne coure des Dieux divulguer la menace,

Et publier partout les complots criminels,

Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels.

DORIS

Ah ! Quel dessein, Madame !

ÉRIPHILE

Ah, Doris, quelle joie !

Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie !

Si troublant tous les Grecs et vengeant ma prison

Je pouvais contre Achille armer Agamemnon,

Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,

Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle,

Et si de tout le camp mes avis dangereux

Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux.

DORIS

J’entends du bruit, on vient, Clytemnestre s’avance.

Remettez-vous, Madame, ou fuyez sa présence.

ÉRIPHILE

Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,

Consultons des fureurs qu’autorisent les Dieux.

SCÈNE II

Clytemnestre, Aegine.

CLYTEMNESTRE

Aegine, tu le vois, il faut que je la fuie.

Loin que ma fille pleure, et tremble pour sa vie,

Elle excuse son père, et veut que ma douleur

Respecte encor la main qui lui perce le coeur.

Ô constance ! Ô respect ! Pour prix de sa tendresse

Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse.

Je l’attends. Il viendra m’en demander raison,

Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.

Il vient. Sans éclater contre son injustice,

Voyons s’il soutiendra son indigne artifice.

SCÈNE III

Agamemnon, Clytemnestre, Aegine.

AGAMEMNON

Que faites-vous, Madame ? Et d’où vient que ces lieux

N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?

Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée,

Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?

À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ?

Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ?

Parlez.

CLYTEMNESTRE

S’il faut partir, ma fille est toute prête.

Mais vous, n’avez-vous rien, Seigneur, qui vous arrête ?

AGAMEMNON

Moi, Madame ?

CLYTEMNESTRE

Vos soins ont-ils tout préparé ?

AGAMEMNON

Calchas est prêt, Madame, et l’autel est paré.

J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.

CLYTEMNESTRE

Vous ne me parlez point, Seigneur, de la victime.

AGAMEMNON

Que me voulez-vous dire ? Et de quel soin jaloux…

SCÈNE IV

Iphigénie, Agamemnon, Clytemnestre, Aegine.

CLYTEMNESTRE

Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous,

Venez remercier un père qui vous aime,

Et qui veut à l’autel vous conduire lui-même.

AGAMEMNON

Que vois-je ? Quel discours ? Ma fille, vous pleurez,

Et baissez devant moi vos yeux mal assurés.

Quel trouble… Mais tout pleure, et la fille, et la mère.

Ah ! Malheureux Arcas, tu m’as trahi.

IPHIGÉNIE

Mon père,

Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi.

Quand vous commanderez vous serez obéi.

Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre,

Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.

D’un oeil aussi content, d’un coeur aussi soumis

Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,

Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,

Tendre au fer de Calchas une tête innocente,

Et respectant le coup par vous-même ordonné,

Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.

Si pourtant ce respect, si cette obéissance

Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense,

Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis ;

J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis,

Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie,

Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,

Ni qu’en me l’arrachant un sévère destin

Si près de ma naissance en eût marqué la fin.

Fille d’Agamemnon, c’est moi qui la première,

Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père.

C’est moi qui si longtemps le plaisir de vos yeux,

Vous ai fait de ce nom remercier les Dieux,

Et pour qui tant de fois prodiguant vos caresses,

Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.

Hélas ! Avec plaisir je me faisais conter

Tous les noms des pays que vous allez dompter,

Et déjà d’Ilion présageant la conquête

D’un triomphe si beau je préparais la fête.

Je ne m’attendais pas que pour le commencer

Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.

Non que la peur du coup, dont je suis menacée,

Me fasse rappeler votre bonté passée.

Ne craignez rien. Mon coeur de votre honneur jaloux

Ne fera point rougir un père tel que vous.

Et si je n’avais eu que ma vie à défendre

J’aurais su renfermer un souvenir si tendre.

Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur,

Une mère, un amant attachaient leur bonheur.

Un roi digne de vous a cru voir la journée

Qui devait éclairer notre illustre hyménée.

Déjà sûr de mon coeur à sa flamme promis,

Il s’estimait heureux, vous me l’aviez permis.

Il sait votre dessein, jugez de ses alarmes.

Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.

Pardonnez aux efforts que je viens de tenter,

Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.

AGAMEMNON

Ma fille il est trop vrai. J’ignore pour quel crime

La colère des dieux demande une victime.

Mais ils vous ont nommée. Un oracle cruel

Veut qu’ici votre sang coule sur un autel.

Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières,

Mon amour n’avait pas attendu vos prières.

Je ne vous dirai point combien j’ai résisté.

Croyez-en cet amour, par vous-même attesté.

Cette nuit même encore ( on a pu vous le dire )

J’avais révoqué l’ordre où l’on me fit souscrire.

Sur l’intérêt des Grecs vous l’aviez emporté.

Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.

Arcas allait du camp vous défendre l’entrée.

Les Dieux n’ont pas voulu qu’il vous ait rencontrée.

Ils ont trompé les soins d’un père infortuné,

Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné.

Ne vous assurez point sur ma faible puissance.

Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence,

Quand les dieux nous livrant à son zèle indiscret,

L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ?

Ma fille, il faut céder. Votre heure est arrivée.

Songez bien dans quel rang vous êtes élevée.

Je vous donne un conseil, qu’à peine je reçois,

Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi.

Montrez, en expirant, de qui vous êtes née.

Faites rougir ces Dieux qui vous ont condamnée.

Allez. Et que les Grecs, qui vont vous immoler,

Reconnaissent mon sang en le voyant couler.

CLYTEMNESTRE

Vous ne démentez point une race funeste.

Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste.

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin

Que d’en faire à sa mère un horrible festin.

Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice

Que vos soins préparaient avec tant d’artifice.

Quoi l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain

N’a pas en le traçant arrêté votre main ?

Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?

Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?

Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?

Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?

Quel débris parle ici de votre résistance ?

Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?

Voilà par quels témoins il fallait me prouver,

Cruel, que votre amour a voulu la sauver.

Un Oracle fatal ordonne qu’elle expire.

Un Oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?

Le Ciel, le juste ciel par le meurtre honoré

Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?

Si du crime d’Hélène on punit sa famille,

Faites chercher à Sparte Hermione sa fille.

Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix

Sa coupable moitié, dont il est trop épris.

Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?

Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?

Pourquoi moi-même enfin me déchirant le flanc,

Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?

Que dis-je ? Cet objet de tant de jalousie,

Cette Hélène, qui trouble et l’Europe, et l’Asie,

Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?

Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois ?

Avant qu’un noeud fatal l’unît à votre frère,

Thésée avait osé l’enlever à son père.

Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,

Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit,

Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse,

Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.

Mais non, l’amour d’un frère, et son honneur blessé

Sont les moindres des soins, dont vous êtes pressé.

Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre,

L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,

Tous les droits de l’empire en vos mains confiés,

Cruel, c’est à ces Dieux que vous sacrifiez.

Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,

Vous voulez vous en faire un mérite barbare.

Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,

De votre propre sang vous courez le payer,

Et voulez par ce prix épouvanter l’audace

De quiconque vous peut disputer votre place.

Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison

Cède à la cruauté de cette trahison.

Un prêtre environné d’une foule cruelle,

Portera sur ma fille une main criminelle ?

Déchirera son sein ? Et d’un oeil curieux

Dans son coeur palpitant consultera les Dieux ?

Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,

Je m’en retournerai, seule, et désespérée !

Je verrai les chemins encor tout parfumés

Des fleurs, dont sous ses pas on les avait semés !

Non, je ne l’aurai point amenée au supplice,

Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.

Ni crainte, ni respect ne m’en peut détacher.

De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.

Aussi barbare époux qu’impitoyable père,

Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.

Et vous, rentrez, ma fille, et du moins à mes lois

Obéissez encor pour la dernière fois.

SCÈNE V

AGAMEMNON, seul.

À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre,

Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre.

Heureux, si dans le trouble, où flottent mes esprits,

Je n’avais toutefois à craindre que ses cris !

Hélas ! En m’imposant une loi si sévère,

Grands Dieux ! Me deviez-vous laisser un coeur de père ?

SCÈNE VI

Achille, Agamemnon.

ACHILLE

Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,

Seigneur, je l’ai jugé trop peu digne de foi.

On dit, et sans horreur je ne puis le redire,

Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire.

Que vous-même étouffant tout sentiment humain,

Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.

On dit que sous mon nom à l’autel appelée,

Je ne l’y conduisais que pour être immolée,

Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux,

Vous voulez me charger d’un emploi si honteux.

Qu’en dites-vous, Seigneur ? Que faut-il que j’en pense ?

Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?

AGAMEMNON

Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins,

Ma fille ignore encor mes ordres souverains.

Et quand il sera temps qu’elle en soit informée,

Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’Armée.

ACHILLE

Ah ! Je sais trop le sort que vous lui réservez.

AGAMEMNON

Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?

ACHILLE

Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! Le puis-je croire,

Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire ?

Vous croyez qu’approuvant vos desseins odieux,

Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?

Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?

AGAMEMNON

Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante,

Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?

ACHILLE

Oubliez-vous qui j’aime, et qui vous outragez ?

AGAMEMNON

Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?

Ne pourrai-je sans vous disposer de ma fille ?

Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?

Et ne peut-elle…

ACHILLE

Non, elle n’est plus à vous.

On ne m’abuse point par des promesses vaines.

Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,

Vous deviez à mon sort unir tous ses moments,

Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.

Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?

AGAMEMNON

Plaignez-vous donc aux Dieux qui me l’ont demandée,

Accusez et Calchas, et le camp tout entier,

Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.

ACHILLE

Moi !

AGAMEMNON

Vous, qui de l’Asie embrassant la conquête,

Querellez tous les jours le Ciel qui vous arrête,

Vous, qui vous offensant de mes justes terreurs,

Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.

Mon coeur pour la sauver vous ouvrait une voie.

Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.

Je vous fermais le champ, où vous voulez courir.

Vous le voulez, partez, sa mort va vous l’ouvrir.

ACHILLE

Juste ciel ! Puis-je entendre, et souffrir ce langage ?

Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?

Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours !

Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?

Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?

Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,

Et d’un père éperdu négligeant les avis,

Vais-je y chercher la mort, tant prédite à leur fils ?

Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre

Aux champs Thessaliens osèrent-ils descendre ?

Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur

Me vint-il enlever ou ma femme, ou ma soeur ?

Qu’ai-je à me plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?

Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes,

Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien,

Vous, que j’ai fait nommer et leur chef, et le mien,

Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,

Avant que vous eussiez assemblé votre armée.

Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?

Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?

Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même

Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?

Seul d’un honteux affront votre frère blessé

A-t-il droit de venger son amour offensé ?

Votre fille me plut, je prétendis lui plaire.

Elle est de mes serments seule dépositaire.

Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,

Ma foi lui promis tout, et rien à Ménélas.

Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée.

Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée.

Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris.

Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.

AGAMEMNON

Fuyez donc. Retournez dans votre Thessalie.

Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.

Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,

Se couvrir des lauriers qui vous furent promis,

Et par d’heureux exploits forçant la destinée,

Trouveront d’Ilion la fatale journée.

J’entrevois vos mépris, et juge à vos discours

Combien j’achèterais vos superbes secours.

De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre,

Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.

Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,

Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.

Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense.

Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance.

Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux.

Et je romps tous les noeuds, qui m’attachent à vous.

ACHILLE

Rendez grâce au seul noeud qui retient ma colère.

D’Iphigénie encor je respecte le père.

Peut-être sans ce nom, le chef de tant de Rois

M’aurait osé braver pour la dernière fois.

Je ne dis plus qu’un mot, c’est à vous de m’entendre.

J’ai votre fille ensemble, et ma gloire à défendre.

Pour aller jusqu’au coeur, que vous voulez percer,

Voilà par quel chemin vos coups doivent passer.

SCÈNE VII

AGAMEMNON, seul.

Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.

Ma fille toute seule était plus redoutable,

Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter,

Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.

Ne délibérons plus. Bravons sa violence.

Ma gloire intéressée emporte la balance.

Achille menaçant détermine mon coeur.

Ma pitié semblerait un effet de ma peur.

Holà, Gardes, à moi.

SCÈNE VIII

Agamemnon, Eurybate, Gardes.

EURYBATE

Seigneur.

AGAMEMNON

Que vais-je faire ?

Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?

Cruel ! À quel combat faut-il te préparer !

Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer !

Une mère m’attend, une mère intrépide,

Qui défendra son sang contre un père homicide.

Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,

Respecter dans ses bras la fille de leur Roi.

Achille nous menace, Achille nous méprise.

Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise ?

Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,

Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?

Que dis-je ? Que prétend mon sacrilège zèle ?

Quels voeux en l’immolant formerai-je sur elle ?

Quelques prix glorieux qui me soient proposés,

Quels lauriers me plairont de son sang arrosés ?

Je veux fléchir des Dieux la puissance suprême ?

Ah ! Quels dieux me seraient plus cruels que moi-même !

Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,

Et ne rougissons plus d’une juste pitié.

Qu’elle vive. Mais quoi ? Peu jaloux de ma gloire

Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?

Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,

Croira que je lui cède, et qu’il m’a fait trembler.

De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse ?

Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?

Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui.

Il l’aime. Elle vivra pour un autre que lui.

Eurybate, appelez la princesse, la Reine.

Qu’elles ne craignent point.

SCÈNE IX

Agamemnon, Gardes.

AGAMEMNON

Grands dieux, si votre haine

Persévère à vouloir l’arracher de mes mains,

Que peuvent devant vous tous les faibles humains ?

Loin de la secourir, mon amitié l’opprime,

Je le sais. Mais, grands dieux, une telle victime

Vaut bien que confirmant vos rigoureuses lois,

Vous me la demandiez une seconde fois.

SCÈNE X

Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Ériphile, Eurybate, Doris, Gardes.

AGAMEMNON

Allez, Madame, allez, prenez soin de sa vie.

Je vous rends votre fille, et je vous la confie.

Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas.

Mes gardes vous suivront commandés par Arcas.

Je veux bien excuser son heureuse imprudence.

Tout dépend du secret et de la diligence.

Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé.

Gardez que ce départ ne leur soit révélé.

Cachez bien votre fille, et que tout le camp croie

Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.

Fuyez. Puissent les Dieux de mes larmes contents,

À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps !

Gardes, suivez la Reine.

CLYTEMNESTRE

Ah Seigneur !

IPHIGÉNIE

Ah mon père !

AGAMEMNON

Prévenez de Calchas l’empressement sévère.

Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser,

Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser,

Je vais faire suspendre une pompe funeste,

Et de ce jour au moins lui demander le reste.

SCÈNE XI

Ériphile, Doris.

ÉRIPHILE

Suis-moi. Ce n’est pas là, Doris, notre chemin.

DORIS

Vous ne les suivez pas ?

ÉRIPHILE

Ah ! Je succombe enfin.

Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille.

Je n’emporterai point une rage inutile.

Plus de raisons. Il faut, ou la perdre, ou périr.

Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

Iphignéie, Aegine.

IPHIGÉNIE

Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère,

Aegine, il faut des dieux apaiser la colère.

Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober,

Regarde quel orage est tout prêt à tomber.

Considère l’état où la Reine est réduite.

Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite,

Avec quelle insolence ils ont de toutes parts

Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards.

Nos gardes repoussés, la Reine évanouie…

Ah ! C’est trop l’exposer, souffre que je la fuie.

Et sans attendre ici ses secours impuissants,

Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.

Mon père même, hélas ! Puisqu’il faut te le dire,

Mon père en me sauvant, ordonne que j’expire.

AEGINE

Lui, Madame ? Quoi donc ? Qu’est ce qui s’est passé ?

IPHIGÉNIE

Achille trop ardent l’a peut-être offensé.

Mais le Roi, qui le hait, veut que je le haïsse.

Il ordonne à mon coeur cet affreux sacrifice.

Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits,

Aegine, il me défend de lui parler jamais.

AEGINE

Ah, Madame !

IPHIGÉNIE

Ah sentence ! Ah, rigueur inouïe !

Dieux plus doux ! Vous n’avez demandé que ma vie.

Mourons, obéissons. Mais qu’est ce que je vois ?

Dieux ! Achille ?

SCÈNE II

Achille, Iphigénie.

ACHILLE

Venez, Madame, suivez-moi.

Ne craignez ni les cris, ni la foule impuissante

D’un peuple qui se presse autour de cette tente.

Paraissez. Et bientôt, sans attendre mes coups,

Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous.

Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,

De mes Thessaliens vous amènent l’élite.

Tout le reste, assemblé près de mon étendard,

Vous offre de ses rangs l’invincible rempart.

À vos persécuteurs opposons cet asile.

Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille.

Quoi, Madame ? Est-ce ainsi que vous me secondez ?

Ce n’est que par des pleurs que vous me répondez.

Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?

Hâtons-nous. Votre père a déjà vu vos larmes.

IPHIGÉNIE

Je le sais bien, Seigneur. Aussi tout mon espoir

N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir.

ACHILLE

Vous, mourir ? Ah ! cessez de tenir ce langage.

Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?

Songez-vous ( pour trancher d’inutiles discours )

Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ?

IPHIGÉNIE

Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée,

Attaché le bonheur de votre destinée.

Notre amour nous trompait. Et les arrêts du Sort

Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.

Songez, Seigneur, songez à ces moissons de gloire

Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire.

Ce champ si glorieux, où vous aspirez tous,

Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous.

Telle est la loi des dieux à mon père dictée.

En vain sourd à Calchas il l’avait rejetée.

Par la bouche des Grecs contre moi conjurés,

Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.

Partez. À vos honneurs j’apporte trop d’obstacles.

Vous-même, dégagez la foi de vos Oracles.

Signalez ce héros à la Grèce promis,

Tournez votre douleur contre ses ennemis.

Déjà Priam pâlit. Déjà Troie en alarmes

Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.

Allez, et dans ses murs vides de citoyens,

Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.

Je meurs dans cet espoir satisfaite, et tranquille.

Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,

J’espère que du moins un heureux avenir

À vos faits immortels joindra mon souvenir,

Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire,

Ouvrira le récit d’une si belle histoire.

Adieu, Prince, vivez, digne race des Dieux.

ACHILLE

Non, je ne reçois point vos funestes adieux.

En vain par ce discours votre cruelle adresse

Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.

En vain vous prétendez, obstinée à mourir,

Intéresser ma gloire à vous laisser périr.

Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,

Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.

Et qui de ma faveur se voudrait honorer,

Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?

Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre.

Venez, Madame, il faut les en croire, et me suivre.

IPHIGÉNIE

Qui moi ? Que contre un père osant me révolter,

Je mérite la mort, que j’irais éviter ?

Où serait le respect ! Et ce devoir suprême…

ACHILLE

Vous suivrez un époux avoué par lui-même.

C’est un titre qu’en vain il prétend me voler.

Ne fait-il des serments que pour les violer ?

Vous-même, que retient un devoir si sévère,

Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ?

Suivez-vous seulement ses ordres absolus,

Quand il cesse de l’être, et ne vous connaît plus ?

Enfin c’est trop tarder, ma Princesse, et ma crainte…

IPHIGÉNIE

Quoi, Seigneur ! Vous iriez jusques à la contrainte ?

D’un coupable transport écoutant la chaleur,

Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?

Ma gloire vous serait moins chère que ma vie.

Ah, Seigneur ! Épargnez la triste Iphigénie.

Asservie à des lois que j’ai dû respecter,

C’est déjà trop pour moi, que de vous écouter.

Ne portez pas plus loin votre injuste victoire.

Ou par mes propres mains immolée à ma gloire,

Je saurai m’affranchir dans ces extrémités,

Du secours dangereux que vous me présentez.

ACHILLE

Hé bien ! N’en parlons plus. Obéissez, cruelle,

Et cherchez une mort, qui vous semble si belle.

Portez à votre père un coeur, où j’entrevois

Moins de respect pour lui, que de haine pour moi.

Une juste fureur s’empare de mon âme.

Vous allez à l’autel, et moi j’y cours, Madame,

Si de sang et de morts le Ciel est affamé,

Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.

À mon aveugle amour tout sera légitime.

Le prêtre deviendra la première victime.

Le bûcher par mes mains détruit, et renversé,

Dans le sang des bourreaux nagera dispersé.

Et si dans les horreurs de ce désordre extrême

Votre père frappé tombe, et périt lui-même,

Alors de vos respects voyant les tristes fruits,

Reconnaissez les coups, que vous aurez conduits.

IPHIGÉNIE

Ah, Seigneur ! Ah, cruel… Mais il fuit, il m’échappe.

Ô toi, qui veux ma mort, me voilà seule, frappe,

Termine, juste ciel, ma vie, et mon effroi.

Et lance ici des traits, qui n’accablent que moi.

SCÈNE III

Clytemnestre, Aegine, Eurybate, Gardes.

CLYTEMNESTRE

Oui, je la défendrai contre toute l’armée,

Lâches, vous trahissez votre reine opprimée !

EURYBATE

Non, Madame, il suffit que vous nous commandiez.

Vous nous verrez combattre, et mourir à vos pieds.

Mais de nos faibles mains, que pouvez-vous attendre ?

Contre tant d’ennemis qui pourra vous défendre ?

Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé.

C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé.

Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande.

La piété sévère exige son offrande.

Le Roi, de son pouvoir se voit déposséder.

Et lui-même au torrent nous contraint de céder.

Achille à qui tout cède, Achille à cet orage

Voudrait lui-même en vain opposer son courage.

Que fera-t-il, Madame ? Et qui peut dissiper

Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ?

CLYTEMNESTRE

Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,

Et m’arrachent ce peu qui me reste de vie.

La mort seule, la mort pourra rompre les noeuds

Dont mes bras nous vont joindre, et lier toutes deux.

Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,

Que je souffre jamais… Ah ma fille !

IPHIGÉNIE

Ah Madame !

Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour

Le malheureux objet d’une si tendre amour ?

Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ?

Vous avez à combattre et les Dieux et les hommes.

Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?

N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux,

Seule à me retenir vainement obstinée,

Par des soldats peut-être indignement traînée,

Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort,

Un spectacle à mes yeux, plus cruel que la mort.

Allez. Laissez aux Grecs achever leur ouvrage,

Et quittez pour jamais un malheureux rivage.

Du bûcher, qui m’attend, trop voisin de ces lieux,

La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.

Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère,

Ne reprochez jamais mon trépas à mon père.

CLYTEMNESTRE

Lui ! par qui votre coeur à Calchas présenté…

IPHIGÉNIE

Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ?

CLYTEMNESTRE

Par quelle trahison le cruel m’a déçue !

IPHIGÉNIE

Il me cédait aux Dieux, dont il m’avait reçue.

Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux.

De l’amour qui vous joint vous avez d’autres noeuds.

Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.

Puisse-t-il être, hélas ! Moins funeste à sa mère !

D’un peuple impatient, vous entendez la voix.

Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois,

Madame, et rappelant votre vertu sublime…

Eurybate, à l’autel conduisez la victime.

SCÈNE IV

Clytemnestre, Aegine, Gardes.

CLYTEMNESTRE

Ah ! Vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…

Mais on se jette en foule au devant de mes pas.

Perfides, contentez votre soif sanguinaire.

AEGINE

Où courez-vous, Madame ? Et que voulez-vous faire ?

CLYTEMNESTRE

Hélas ! Je me consume en impuissants efforts ;

Et rentre au trouble affreux, dont à peine je sors.

Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie ?

AEGINE

Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie,

Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain

Iphigénie avait retiré dans son sein ?

Ériphile en ces lieux par vous-même conduite,

A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.

CLYTEMNESTRE

Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté !

Monstre ! Que dans nos bras les Enfers ont jeté.

Quoi tu ne mourras point ? Quoi pour punir son crime…

Mais où va ma douleur chercher une victime ?

Quoi pour noyer les Grecs, et leurs mille vaisseaux ?

Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ?

Quoi lorsque les chassant du port qui les recèle,

L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,

Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés,

Ne te couvriront pas de ces vaisseaux brisés ?

Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée

Reconnais l’héritier, et le vrai fils d’Atrée,

Toi, qui n’osas du père éclairer le festin,

Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.

Mais cependant, ô ciel ! Ô mère infortunée !

De festons odieux ma fille couronnée

Tend la gorge aux couteaux, par son père apprêtés,

Calchas va dans son sang… Barbares, arrêtez.

C’est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre.

J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.

Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups.

SCÈNE V

Clytemnestre, Aegine, Arcas, Gardes.

ARCAS

N’en doutez point, Madame. Un Dieu combat pour vous.

Achille en ce moment exauce vos prières.

Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières.

Achille est à l’autel. Calchas est éperdu.

Le fatal sacrifice est encor suspendu.

On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille.

Achille fait ranger autour de votre fille

Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.

Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,

Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,

Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage.

Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours

De votre défenseur appuyer le secours.

Lui-même de sa main de sang toute fumante

Il veut entre vos bras remettre son amante.

Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas.

Ne craignez rien.

CLYTEMNESTRE

Moi, craindre ! Ah ! Courons, cher Arcas.

Le plus affreux péril n’a rien dont je pâlisse.

J’irai partout. Mais Dieux ! Ne vois-je pas Ulysse ?

C’est lui. Ma fille est morte, Arcas, il n’est plus temps.

SCÈNE DERNIÈRE

Ulysse, Arcas, Aegine, Gardes.

ULYSSE

Non, Madame, elle vit, et les Dieux sont contents.

Rassurez-vous. Le ciel a voulu vous la rendre.

CLYTEMNESTRE

Elle vit ! Et c’est vous qui venez me l’apprendre !

ULYSSE

Oui, c’est moi, qui longtemps contre elle et contre vous

Ai cru devoir, Madame, affermir votre époux,

Moi, qui jaloux tantôt de l’honneur de nos armes,

Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes,

Et qui viens, puisqu’enfin le ciel est apaisé,

Réparer tout l’ennui que je vous ai causé.

CLYTEMNESTRE

Ma fille ! Ah, Prince ! Ô ciel ! Je demeure éperdue.

Quel miracle, Seigneur, quel Dieu me l’a rendue.

ULYSSE

Vous m’en voyez moi-même en cet heureux moment

Saisi d’horreur, de joie, et de ravissement.

Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce.

Déjà de tout le camp la Discorde maîtresse

Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,

Et donné du combat le funeste signal.

De ce spectacle affreux votre fille alarmée

Voyait pour elle Achille, et contre elle l’Armée.

Mais quoique seul pour elle, Achille furieux

Épouvantait l’Armée, et partageait les Dieux.

Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage.

Déjà coulait le sang prémices du carnage.

Entre les deux partis Calchas s’est avancé,

L’oeil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé,

Terrible, et plein du Dieu, qui l’agitait sans doute.

« Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute.

Le Dieu, qui maintenant vous parle par ma voix,

M’explique son Oracle, et m’instruit de son choix.

Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie

Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.

Thésée avec Hélène uni secrètement

Fit succéder l’hymen à son enlèvement.

Une fille en sortit, que sa mère a celée.

Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.

Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours.

D’un sinistre avenir je menaçai ses jours.

Sous un nom emprunté sa noire destinée,

Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.

Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux,

Et c’est elle en un mot que demandent les Dieux. »

Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile

L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.

Elle était à l’autel, et peut-être en son coeur

Du fatal sacrifice accusait la lenteur.

Elle-même tantôt d’une course subite

Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.

On admire en secret sa naissance, et son sort.

Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,

L’armée à haute voix se déclare contre elle,

Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.

Déjà pour la saisir Calchas lève le bras.

« Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas.

Le sang de ces héros, dont tu me fais descendre,

Sans tes profanes mains saura bien se répandre. »

Furieuse elle vole, et sur l’autel prochain

Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.

À peine son sang coule et fait rougir la terre ;

Les Dieux font sur l’autel entendre le tonnerre,

Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,

Et la mer leur répond par ses mugissements.

La rive au loin gémit blanchissante d’écume.

La flamme du bûcher d’elle-même s’allume.

Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous

Jette une sainte horreur, qui nous rassure tous.

Le soldat étonné dit que dans une nue

Jusque sur le bûcher Diane est descendue,

Et croit que s’élevant au travers de ses feux,

Elle portait au ciel notre encens et nos voeux.

Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie

Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.

Des mains d’Agamemnon venez la recevoir.

Venez, Achille et lui brûlants de vous revoir,

Madame, et désormais tous deux d’intelligence

Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.

CLYTEMNESTRE

Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamais

Récompenser Achille, et payer tes bienfaits !

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Jean Racine : Mithridate

ACTE I

SCÈNE I

Xipharès, Arbate.

XIPHARÈS

On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport.

Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.

Les Romains vers l’Euphrate ont attaqué mon père,

Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.

Après un long combat tout son camp dispersé

Dans la foule des morts en fuyant l’a laissé,

Et j’ai su qu’un soldat dans les mains de Pompée,

Avec son diadème a remis son épée.

Ainsi ce roi, qui seul a durant quarante ans

Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants,

Et qui dans l’Orient balançant la fortune

Vengeait de tous les rois la querelle commune,

Meurt, et laisse après lui pour venger son trépas,

Deux fils infortunés qui ne s’accordent pas.

ARBATE

Vous, Seigneur ! Quoi ? l’ardeur de régner en sa place

Rend déjà Xipharès ennemi de Pharnace ?

XIPHARÈS

Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix

D’un malheureux empire acheter le débris.

Je sais en lui des ans respecter l’avantage.

Et content des États marqués pour mon partage,

Je verrai sans regret tomber entre ses mains

Tout ce que lui promet l’amitié des Romains.

ARBATE

L’amitié des Romains ? Le fils de Mithridate,

Seigneur ? Est-il bien vrai ?

XIPHARÈS

N’en doute point, Arbate.

Pharnace dès longtemps tout Romain dans le coeur

Attend tout maintenant de Rome, et du vainqueur.

Et moi plus que jamais à mon père fidèle

Je conserve aux Romains une haine immortelle.

Cependant et ma haine, et ses prétentions

Sont les moindres sujets de nos divisions.

ARBATE

Et quel autre intérêt contre lui vous anime ?

XIPHARÈS

Je m’en vais t’étonner. Cette belle Monime

Qui du roi notre père attira tous les voeux,

Dont Pharnace après lui se déclare amoureux…

ARBATE

Hé bien, Seigneur ?

XIPHARÈS

Je l’aime, et ne veux plus m’en taire

Puisqu’enfin pour rival je n’ai plus que mon frère.

Tu ne t’attendais pas sans doute à ce discours.

Mais ce n’est point, Arbate, un secret de deux jours.

Cet amour s’est longtemps accru dans le silence.

Que n’en puis-je à tes yeux marquer la violence,

Et mes premiers soupirs et mes derniers ennuis ?

Mais en l’état funeste où nous sommes réduits,

Ce n’est guère le temps d’occuper ma mémoire

À rappeler le cours d’une amoureuse histoire.

Qu’il te suffise donc, pour me justifier,

Que je vis, que j’aimai la reine le premier,

Que mon père ignorait jusqu’au nom de Monime,

Quand je conçus pour elle un amour légitime.

Il la vit. Mais au lieu d’offrir à ses beautés

Un hymen, et des voeux dignes d’être écoutés,

Il crut que sans prétendre une plus haute gloire,

Elle lui céderait une indigne victoire.

Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu,

Et que lassé d’avoir vainement combattu,

Absent, mais toujours plein de son amour extrême,

Il lui fit par tes mains porter son diadème.

Juge de mes douleurs, quand des bruits trop certains,

M’annoncèrent du roi l’amour, et les desseins,

Quand je sus qu’à son lit Monime réservée

Avait pris avec toi le chemin de Nymphée.

Hélas ! ce fut encor dans ce temps odieux,

Qu’aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux,

Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée,

Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,

Elle trahit mon père, et rendit aux Romains

La place, et les trésors confiés en ses mains.

Quel devins-je au récit du crime de ma mère !

Je ne regardai plus mon rival dans mon père.

J’oubliai mon amour par le sien traversé.

Je n’eus devant les yeux que mon père offensé.

J’attaquai les Romains, et ma mère éperdue

Me vit, en reprenant cette place rendue,

À mille coups mortels contre eux me dévouer,

Et chercher en mourant à la désavouer.

L’Euxin depuis ce temps fut libre, et l’est encore.

Et des rives de Pont, aux rives du Bosphore

Tout reconnut mon père, et ses heureux vaisseaux

N’eurent plus d’ennemis que les vents et les eaux.

Je voulais faire plus. Je prétendais, Arbate,

Moi-même à son secours m’avancer vers l’Euphrate,

Je fus soudain frappé du bruit de son trépas.

Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,

Monime, qu’en tes mains mon père avait laissée,

Avec tous ses attraits revint en ma pensée.

Que dis-je ? En ce malheur je tremblai pour ses jours.

Je redoutai du roi les cruelles amours.

Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses

Ont pris soin d’assurer la mort de ses maîtresses.

Je volai vers Nymphée. Et mes tristes regards

Rencontrèrent Pharnace au pied de ses remparts.

J’en conçus, je l’avoue, un présage funeste.

Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.

Pharnace en ses desseins toujours impétueux,

Ne dissimula point ses voeux présomptueux.

De mon père à la reine il conta la disgrâce,

L’assura de sa mort, et s’offrit en sa place.

Comme il le dit, Arbate, il veut l’exécuter.

Mais enfin à mon tour je prétends éclater.

Autant que mon amour respecta la puissance

D’un père, à qui je fus dévoué dès l’enfance,

Autant ce même amour maintenant révolté

De ce nouveau rival brave l’autorité.

Ou Monime à ma flamme elle-même contraire

Condamnera l’aveu que je prétends lui faire,

Ou bien quelques malheurs qu’il en puisse advenir

Ce n’est que par ma mort qu’on la peut obtenir.

Voilà tous les secrets que je voulais t’apprendre.

C’est à toi de choisir quel parti tu dois prendre,

Qui des deux te paraît plus digne de ta foi,

L’esclave des Romains, ou le fils de ton roi.

Fier de leur amitié Pharnace croit peut-être

Commander dans Nymphée et me parler en maître.

Mais ici mon pouvoir ne connaît point le sien.

Le Pont est son partage et Colchos est le mien.

Et l’on sait que toujours la Colchide et ses princes

Ont compté ce Bosphore au rang de leurs provinces.

ARBATE

Commandez-moi, Seigneur. Si j’ai quelque pouvoir

Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir.

Avec le même zèle, avec la même audace

Que je servais le père, et gardais cette place,

Et contre votre frère, et même contre vous,

Après la mort du roi je vous sers contre tous.

Sans vous ne sais-je pas que ma mort assurée

De Pharnace en ces lieux allait suivre l’entrée ?

Sais-je pas que mon sang par ses mains répandu

Eût souillé ce rempart contre lui défendu.

Assurez-vous du coeur et du choix de la reine.

Du reste, ou mon crédit n’est plus qu’une ombre vaine,

Ou Pharnace laissant le Bosphore en vos mains,

Ira jouir ailleurs des bontés des Romains.

XIPHARÈS

Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême ?

Mais on vient. Cours, ami, c’est Monime, elle-même.

SCÈNE II

Monime, Xipharès.

MONIME

Seigneur, je viens à vous. Car enfin aujourd’hui

Si vous m’abandonnez, quel sera mon appui ?

Sans parents, sans amis, désolée, et craintive,

Reine longtemps de nom, mais en effet captive,

Et veuve maintenant sans avoir eu d’époux,

Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux.

Je tremble à vous nommer l’ennemi qui m’opprime.

J’espère toutefois qu’un coeur si magnanime

Ne sacrifiera point les pleurs des malheureux

Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.

Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace.

C’est lui, Seigneur, c’est lui, dont la coupable audace

Veut la force à la main m’attacher à son sort

Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.

Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née ?

Au joug d’un autre hymen sans amour destinée,

À peine je suis libre, et goûte quelque paix,

Qu’il faut que je me livre à tout ce que je hais.

Peut-être je devrais plus humble en ma misère

Me souvenir du moins que je parle à son frère.

Mais soit raison, destin, soit que ma haine en lui

Confonde les Romains dont il cherche l’appui,

Jamais hymen formé sous le plus noir auspice

De l’hymen que je crains n’égala le supplice.

Et si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir,

Si je n’ai plus pour moi que mon seul désespoir,

Au pied du même autel où je suis attendue,

Seigneur, vous me verrez à moi-même rendue

Percer ce triste coeur qu’on veut tyranniser,

Et dont jamais encor je n’ai pu disposer.

XIPHARÈS

Madame, assurez-vous de mon obéissance.

Vous avez dans ces lieux une entière puissance.

Pharnace ira, s’il veut, se faire craindre ailleurs.

Mais vous ne savez pas encor tous vos malheurs.

MONIME

Hé ! quel nouveau malheur peut affliger Monime,

Seigneur ?

XIPHARÈS

Si vous aimer c’est faire un si grand crime,

Pharnace n’en est pas seul coupable aujourd’hui,

Et je suis mille fois plus criminel que lui.

MONIME

Vous !

XIPHARÈS

Mettez ce malheur au rang des plus funestes.

Attestez, s’il le faut, les puissances célestes

Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter,

Père, enfants animés à vous persécuter.

Mais avec quelque ennui que vous puissiez apprendre

Cet amour criminel qui vient de vous surprendre,

Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher

Des maux que j’ai soufferts en le voulant cacher.

Ne croyez point pourtant que semblable à Pharnace

Je vous serve aujourd’hui pour me mettre en sa place.

Vous voulez être à vous, j’en ai donné ma foi,

Et vous ne dépendrez ni de lui, ni de moi.

Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite,

En quels lieux avez-vous choisi votre retraite ?

Sera-ce loin, Madame, ou près de mes États ?

Me sera-t-il permis d’y conduire vos pas ?

Verrez-vous d’un même oeil le crime et l’innocence ?

En fuyant mon rival fuirez-vous ma présence ?

Pour prix d’avoir si bien secondé vos souhaits,

Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais ?

MONIME

Ah ! que m’apprenez-vous ?

XIPHARÈS

Hé quoi, belle Monime,

Si le temps peut donner quelque droit légitime,

Faut-il vous dire ici que le premier de tous

Je vous vis, je formai le dessein d’être à vous,

Quand vos charmes naissants inconnus à mon père,

N’avaient encor paru qu’aux yeux de votre mère ?

Ah ! si par mon devoir forcé de vous quitter

Tout mon amour alors ne put pas éclater,

Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,

Combien je me plaignis de ce devoir funeste ?

Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux,

Quelle vive douleur attendrit mes adieux ?

Je m’en souviens tout seul. Avouez-le, Madame.

Je vous rappelle un songe effacé de votre âme.

Tandis que loin de vous sans espoir de retour,

Je nourrissais encor un malheureux amour,

Contente et résolue à l’hymen de mon père,

Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.

MONIME

Hélas !

XIPHARÈS

Avez-vous plaint un moment mes ennuis ?

MONIME

Prince… n’abusez point de l’état où je suis.

XIPHARÈS

En abuser ! Ô ciel ! Quand je cours vous défendre,

Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre.

Que vous dirai-je enfin ? Lorsque je vous promets

De vous mettre en état de ne me voir jamais.

MONIME

C’est me promettre plus que vous ne sauriez faire.

XIPHARÈS

Quoi, malgré mes serments vous croyez le contraire ?

Vous croyez qu’abusant de mon autorité,

Je prétends attenter à votre liberté !

On vient, Madame, on vient… Expliquez-vous de grâce.

Un mot.

MONIME

Défendez-moi des fureurs de Pharnace.

Pour me faire, Seigneur, consentir à vous voir,

Vous n’aurez pas besoin d’un injuste pouvoir.

XIPHARÈS

Ah ! Madame…

MONIME

Seigneur, vous voyez votre frère.

SCÈNE III

Monime, Pharnace, Xipharès.

PHARNACE

Jusques à quand, Madame, attendrez-vous mon père ?

Des témoins de sa mort viennent à tous moments

Condamner votre doute et vos retardements.

Venez, fuyez l’aspect de ce climat sauvage,

Qui ne parle à vos yeux que d’un triste esclavage.

Un peuple obéissant vous attend à genoux

Sous un ciel plus heureux et plus digne de vous.

Le Pont vous reconnaît dès longtemps pour sa reine,

Vous en portez encor la marque souveraine ;

Et ce bandeau royal fut mis sur votre front

Comme un gage assuré de l’empire de Pont.

Maître de cet État que mon père me laisse,

Madame, c’est à moi d’accomplir sa promesse.

Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard,

Ainsi que notre hymen presser notre départ.

Nos intérêts communs, et mon coeur le demandent.

Prêts à vous recevoir mes vaisseaux vous attendent,

Et du pied de l’autel vous y pouvez monter,

Souveraine des mers, qui vous doivent porter.

MONIME

Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre.

Mais puisque le temps presse, et qu’il faut vous répondre,

Puis-je laissant la feinte et les déguisements,

Vous découvrir ici mes secrets sentiments ?

PHARNACE

Vous pouvez tout.

MONIME

Je crois que je vous suis connue.

Éphèse est mon pays. Mais je suis descendue

D’aïeux, ou rois, Seigneur, ou héros, qu’autrefois

Leur vertu chez les Grecs mit au dessus des rois.

Mithridate me vit. Éphèse et l’Ionie

À son heureux empire était alors unie.

Il daigna m’envoyer ce gage de sa foi.

Ce fut pour ma famille une suprême loi.

Il fallut obéir. Esclave couronnée

Je partis pour l’hymen où j’étais destinée.

Le roi qui m’attendait au sein de ses États,

Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas ;

Et tandis que la guerre occupait son courage

M’envoya dans ces lieux éloignés de l’orage.

J’y vins. J’y suis encor. Mais cependant, Seigneur,

Mon père paya cher ce dangereux honneur,

Et les Romains vainqueurs pour première victime

Prirent Philopoemen le père de Monime.

Sous ce titre funeste il se vit immoler.

Et c’est de quoi, Seigneur, j’ai voulu vous parler.

Quelque juste fureur dont je sois animée,

Je ne puis point à Rome opposer une armée.

Inutile témoin de tous ses attentats,

Je n’ai pour me venger ni sceptre, ni soldats.

Enfin, je n’ai qu’un coeur. Tout ce que je puis faire,

C’est de garder la foi que je dois à mon père,

De ne point dans son sang aller tremper mes mains,

En épousant en vous l’allié des Romains.

PHARNACE

Que parlez-vous de Rome, et de son alliance ?

Pourquoi tout ce discours et cette défiance ?

Qui vous dit qu’avec eux je prétends m’allier ?

MONIME

Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous le nier ?

Comment m’offririez-vous l’entrée et la couronne

D’un pays que partout leur armée environne,

Si le traité secret qui vous lie aux Romains

Ne vous en assurait l’empire et les chemins ?

PHARNACE

De mes intentions je pourrais vous instruire,

Et je sais les raisons que j’aurais à vous dire,

Si laissant en effet les vains déguisements,

Vous m’aviez expliqué vos secrets sentiments.

Mais enfin je commence après tant de traverses,

Madame, à rassembler vos excuses diverses.

Je crois voir l’intérêt que vous voulez celer,

Et qu’un autre qu’un père ici vous fait parler.

XIPHARÈS

Quel que soit l’intérêt qui fait parler la reine,

La réponse, Seigneur, doit-elle être incertaine ?

Et contre les Romains votre ressentiment

Doit-il pour éclater balancer un moment ?

Quoi ? nous aurons d’un père entendu la disgrâce ?

Et lents à le venger, prompts à remplir sa place,

Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli ?

Il est mort. Savons-nous s’il est enseveli ?

Qui sait si dans le temps que votre âme empressée

Forme d’un doux hymen l’agréable pensée,

Ce roi, que l’Orient tout plein de ses exploits

Peut nommer justement le dernier de ses rois,

Dans ses propres États privé de sépulture

Ou couché sans honneur dans une foule obscure,

N’accuse point le ciel qui le laisse outrager,

Et des indignes fils qui n’osent le venger ?

Ah ! ne languissons plus dans un coin du Bosphore,

Si dans tout l’univers quelque roi libre encore,

Parthe, Scythe, ou Sarmate, aime sa liberté,

Voilà nos alliés. Marchons de ce côté.

Vivons ou périssons dignes de Mithridate,

Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte,

À défendre du joug et nous et nos États,

Qu’à contraindre des coeurs, qui ne se donnent pas.

PHARNACE

Il sait vos sentiments. Me trompais-je, Madame ?

Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme,

Ce père, ces Romains que vous me reprochez.

XIPHARÈS

J’ignore de son coeur les sentiments cachés.

Mais je m’y soumettrais, sans vouloir rien prétendre,

Si comme vous, Seigneur, je croyais les entendre.

PHARNACE

Vous feriez bien, et moi je fais ce que dois.

Votre exemple n’est pas une règle pour moi.

XIPHARÈS

Toutefois en ces lieux je ne connais personne,

Qui ne doive imiter l’exemple que je donne.

PHARNACE

Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi.

XIPHARÈS

Je le puis à Colchos, et je le puis ici.

PHARNACE

Ici ? Vous y pourriez rencontrer votre perte…

SCÈNE IV

Monime, Pharnace, Xipharès, Phoedime.

PHOEDIME

Princes, toute la mer est de vaisseaux couverte,

Et bientôt démentant le faux bruit de sa mort

Mithridate lui-même arrive dans le port.

MONIME

Mithridate !

XIPHARÈS

Mon père !

PHARNACE

Ah ! que viens-je d’entendre ?

PHOEDIME

Quelques vaisseaux légers sont venus nous l’apprendre,

C’est lui-même. Et déjà pressé de son devoir

Arbate loin du bord l’est allé recevoir.

XIPHARÈS

Qu’avons-nous fait !

MONIME, à Xipharès.

Adieu, Prince. Quelle nouvelle !

SCÈNE V

Pharnace, Xipharès.

PHARNACE

Mithridate revient ? Ah ! Fortune cruelle !

Ma vie et mon amour tous deux courent hasard.

Les Romains que j’attends arriveront trop tard.

Comment faire ?

À Xipharès.

J’entends que votre coeur soupire,

Et j’ai conçu l’adieu qu’elle vient de vous dire,

Prince. Mais ce discours demande un autre temps.

Nous avons aujourd’hui des soins plus importants.

Mithridate revient, peut-être inexorable.

Plus il est malheureux, plus il est redoutable.

Le péril est pressant, plus que vous ne pensez.

Nous sommes criminels, et vous le connaissez.

Rarement l’amitié désarme sa colère.

Ses propres fils n’ont point de juge plus sévère.

Et nous l’avons vu même à ses cruels soupçons

Sacrifier deux fils pour de moindres raisons.

Craignons pour vous, pour moi, pour la reine elle-même.

Je la plains, d’autant plus que Mithridate l’aime.

Amant avec transport, mais jaloux sans retour

Sa haine va toujours plus loin que son amour.

Ne vous assurez point sur l’amour qu’il vous porte.

Sa jalouse fureur n’en sera que plus forte.

Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,

Et j’aurai des secours que je n’explique pas.

M’en croirez-vous ? Courons assurer notre grâce.

Rendons-nous vous et moi maîtres de cette place.

Et faisons qu’à ses fils il ne puisse dicter

Que les conditions qu’ils voudront accepter.

XIPHARÈS

Je sais quel est mon crime, et je connais mon père.

Et j’ai par-dessus vous le crime de ma mère.

Mais quelque amour encor qui me pût éblouir,

Quand mon père paraît je ne sais qu’obéir.

PHARNACE

Soyons-nous donc au moins fidèles l’un à l’autre.

Vous savez mon secret, j’ai pénétré le vôtre.

Le roi toujours fertile en dangereux détours

S’armera contre nous de nos moindres discours.

Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses

Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses.

Allons. Puisqu’il le faut, je marche sur vos pas.

Mais en obéissant ne nous trahissons pas.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Monime, Phoedime.

PHOEDIME

Quoi, vous êtes ici quand Mithridate arrive,

Quand, pour le recevoir chacun court sur la rive,

Que faites-vous, Madame ? Et quel ressouvenir

Tout à coup vous arrête, et vous fait revenir ?

N’offenserez-vous point un roi qui vous adore,

Qui presque votre époux…

MONIME

Il ne l’est pas encore,

Phoedime, et jusque-là je crois que mon devoir

Est de l’attendre ici, sans l’aller recevoir.

PHOEDIME

Mais ce n’est point, Madame, un amant ordinaire.

Songez qu’à ce grand roi promise par un père,

Vous avez de ses feux un gage solennel,

Qu’il peut quand il voudra, confirmer à l’autel.

Croyez-moi, montrez-vous, venez à sa rencontre.

MONIME

Regarde en quel état tu veux que je me montre.

Vois ce visage en pleurs, et loin de le chercher,

Dis-moi plutôt, dis-moi que je m’aille cacher.

PHOEDIME

Que dites-vous ? Ô dieux !

MONIME

Ah retour qui me tue !

Malheureuse ! Comment paraîtrai-je à sa vue,

Son diadème au front, et dans le fond du coeur,

Phoedime… Tu m’entends, et tu vois ma rougeur.

PHOEDIME

Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes,

Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes ?

Et toujours Xipharès revient vous traverser ?

MONIME

Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser.

Xipharès ne s’offrait alors à ma mémoire,

Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloire.

Et je ne savais pas que pour moi plein de feux

Xipharès des mortels fût le plus amoureux.

PHOEDIME

Il vous aime, Madame ! Et ce héros aimable…

MONIME

Est aussi malheureux que je suis misérable.

Il m’adore, Phoedime, et les mêmes douleurs

Qui m’affligeaient ici le tourmentaient ailleurs.

PHOEDIME

Sait-il en sa faveur jusqu’où va votre estime ?

Sait-il que vous l’aimez ?

MONIME

Il l’ignore, Phoedime,

Les dieux m’ont secourue, et mon coeur affermi

N’a rien dit, ou du moins n’a parlé qu’à demi.

Hélas ! si tu savais, pour garder le silence,

Combien ce triste coeur s’est fait de violence !

Quels assauts, quels combats j’ai tantôt soutenus !

Phoedime, si je puis je ne le verrai plus.

Malgré tous les efforts que je pourrais me faire,

Je verrais ses douleurs, je ne pourrais me taire.

Il viendra, malgré moi, m’arracher cet aveu.

Mais n’importe, s’il m’aime il en jouira peu.

Je lui vendrai si cher ce bonheur qu’il ignore,

Qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il l’ignorât encore.

PHOEDIME

On vient. Que faites-vous, Madame ?

MONIME

Je ne puis.

Je ne paraîtrai point dans le trouble où je suis.

SCÈNE II

Mithridate, Pharnace, Xipharès, Arbate, Gardes.

MITHRIDATE

Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire

Votre devoir ici n’a point dû vous conduire,

Ni vous faire quitter en de si grands besoins

Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.

Mais vous avez pour juge un père qui vous aime.

Vous avez cru des bruits que j’ai semés moi-même.

Je vous crois innocents puisque vous le voulez.

Et je rends grâce au ciel qui nous a rassemblés.

Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,

Je médite un dessein digne de mon courage.

Vous en serez tantôt instruits plus amplement.

Allez, et laissez-moi reposer un moment.

SCÈNE III

Mithridate, Arbate.

MITHRIDATE

Enfin après un an, tu me revois, Arbate,

Non plus comme autrefois cet heureux Mithridate,

Qui de Rome toujours balançant le destin,

Tenais entre elle et moi l’univers incertain.

Je suis vaincu. Pompée a saisi l’avantage

D’une nuit, qui laissait peu de place au courage.

Mes soldats presque nus dans l’ombre intimidés,

Les rangs de toutes parts mal pris, et mal gardés,

Le désordre partout redoublant les alarmes,

Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,

Les cris, que les rochers renvoyaient plus affreux,

Enfin toute l’horreur d’un combat ténébreux :

Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?

Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste.

Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,

Qu’au bruit de mon trépas que je laisse après moi.

Quelque temps inconnu j’ai traversé le Phase.

Et de là pénétrant jusqu’au pied du Caucase,

Bientôt dans des vaisseaux sur l’Euxin préparés

J’ai rejoint de mon camp les restes séparés.

Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore

J’y trouve des malheurs qui m’attendaient encore.

Toujours du même amour tu me vois enflammé.

Ce coeur nourri de sang, et de guerre affamé,

Malgré le faix des ans et du sort qui m’opprime,

Traîne partout l’amour qui l’attache à Monime,

Et n’a point d’ennemis, qui lui soient odieux,

Plus que deux fils ingrats, que je trouve en ces lieux.

ARBATE

Deux fils, Seigneur ?

MITHRIDATE

Écoute. À travers ma colère

Je veux bien distinguer Xipharès de son frère.

Je sais que de tout temps à mes ordres soumis

Il hait autant que moi nos communs ennemis.

Et j’ai vu sa valeur à me plaire attachée

Justifier pour lui ma tendresse cachée.

Je sais même, je sais avec quel désespoir,

À tout autre intérêt préférant son devoir,

Il courut démentir une mère infidèle

Et tira de son crime une gloire nouvelle.

Et je ne puis encor, ni n’oserais penser

Que ce fils si fidèle ait voulu m’offenser.

Mais tous deux en ces lieux que pouvaient-ils attendre ?

L’un et l’autre à la reine ont-ils osé prétendre ?

Avec qui semble-t-elle en secret s’accorder ?

Moi-même de quel oeil dois-je ici l’aborder ?

Parle. Quelque désir qui m’entraîne auprès d’elle,

Il me faut de leurs coeurs rendre un compte fidèle.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’as-tu vu ? Que sais-tu ?

Depuis quel temps, pourquoi, comment t’es-tu rendu ?

ARBATE

Seigneur, depuis huit jours l’impatient Pharnace

Aborda le premier au pied de cette place.

Et de votre trépas autorisant le bruit

Dans ces murs aussitôt voulut être introduit.

Je ne m’arrêtai point à ce bruit téméraire.

Et je n’écoutais rien, si le prince son frère

Bien moins par ses discours, Seigneur, que par ses pleurs

Ne m’eût en arrivant confirmé vos malheurs.

MITHRIDATE

Enfin que firent-ils ?

ARBATE

Pharnace entrait à peine

Qu’il courut de ses feux entretenir la reine,

Et s’offrir d’assurer par un hymen prochain

Le bandeau qu’elle avait reçu de votre main.

MITHRIDATE

Traître ! sans lui donner le loisir de répandre

Les pleurs que son amour aurait dûs à ma cendre !

Et son frère ?

ARBATE

Son frère, au moins jusqu’à ce jour,

Seigneur, dans ses desseins n’a point marqué d’amour,

Et toujours avec vous son coeur d’intelligence

N’a semblé respirer que guerre et que vengeance.

MITHRIDATE

Mais encor quel dessein le conduisait ici ?

ARBATE

Seigneur, vous en serez tôt ou tard éclairci.

MITHRIDATE

Parle, je te l’ordonne, et je veux tout apprendre.

ARBATE

Seigneur, jusqu’à ce jour, ce que j’ai pu comprendre,

Ce prince a cru pouvoir après votre trépas

Compter cette province au rang de ses États.

Et sans connaître ici de lois que son courage,

Il venait par la force appuyer son partage.

MITHRIDATE

Ah ! c’est le moindre prix qu’il se doit proposer,

Si le ciel de mon sort me laisse disposer.

Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême.

Je tremblais, je l’avoue, et pour un fils que j’aime,

Et pour moi, qui craignais de perdre un tel appui,

Et d’avoir à combattre un rival tel que lui.

Que Pharnace m’offense, il offre à ma colère

Un rival dès longtemps soigneux de me déplaire,

Qui toujours des Romains admirateur secret

Ne s’est jamais contre eux déclaré qu’à regret.

Et s’il faut que pour lui Monime prévenue

Ait pu porter ailleurs une amour qui m’est due,

Malheur au criminel qui vient me la ravir,

Et qui m’ose offenser, et n’ose me servir.

L’aime-t-elle ?

ARBATE

Seigneur, je vois venir la reine.

MITHRIDATE

Dieux, qui voyez ici mon amour et ma haine,

Épargnez mes malheurs, et daignez empêcher

Que je ne trouve encor ceux que je vais chercher.

Arbate, c’est assez, qu’on me laisse avec elle.

SCÈNE IV

Mithridate, Monime.

MITHRIDATE

Madame, enfin le ciel près de vous me rappelle,

Et secondant du moins mes plus tendres souhaits

Vous rend à mon amour plus belle que jamais.

Je ne m’attendais pas que de notre hyménée

Je dusse voir si tard arriver la journée,

Ni qu’en vous retrouvant mon funeste retour

Fît voir mon infortune, et non pas mon amour.

C’est pourtant cet amour qui de tant de retraites

Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes ;

Et les plus grands malheurs pourront me sembler doux

Si ma présence ici n’en est point un pour vous.

C’est vous en dire assez si vous voulez m’entendre.

Vous devez à ce jour dès longtemps vous attendre,

Et vous portez, Madame, un gage de ma foi

Qui vous dit tous les jours que vous êtes à moi.

Allons donc assurer cette foi mutuelle.

Ma gloire loin d’ici vous et moi nous appelle,

Et sans perdre un moment pour ce noble dessein,

Aujourd’hui votre époux, il faut partir demain.

MONIME

Seigneur, vous pouvez tout. Ceux par qui je respire

Vous ont cédé sur moi leur souverain empire.

Et quand vous userez de ce droit tout-puissant,

Je ne vous répondrai qu’en vous obéissant.

MITHRIDATE

Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime

Vous n’allez à l’autel que comme une victime :

Et moi, tyran d’un coeur qui se refuse au mien,

Même en vous possédant je ne vous devrai rien.

Ah Madame ! est-ce là de quoi me satisfaire ?

Faut-il que désormais renonçant à vous plaire

Je ne prétende plus qu’à vous tyranniser ?

Mes malheurs en un mot me font-ils mépriser ?

Ah ! pour tenter encor de nouvelles conquêtes

Quand je ne verrais pas des routes toutes prêtes,

Quand le sort ennemi m’aurait jeté plus bas,

Vaincu, persécuté, sans secours, sans États,

Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,

Conservant pour tous biens le nom de Mithridate,

Apprenez que suivi d’un nom si glorieux

Partout de l’univers j’attacherais les yeux,

Et qu’il n’est point de rois, s’ils sont dignes de l’être,

Qui sur le trône assis n’enviassent peut-être

Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,

Que Rome, et quarante ans ont à peine achevé.

Vous-même d’un autre oeil me verriez-vous, Madame,

Si ces Grecs vos aïeux revivaient dans votre âme ?

Et puisqu’il faut enfin que je sois votre époux,

N’était-il pas plus noble, et plus digne de vous,

De joindre à ce devoir votre propre suffrage,

D’opposer votre estime au destin qui m’outrage,

Et de me rassurer, en flattant ma douleur,

Contre la défiance attachée au malheur ?

Hé quoi ? N’avez-vous rien, Madame, à me répondre ?

Tout mon empressement ne sert qu’à vous confondre.

Vous demeurez muette, et loin de me parler,

Je vois malgré vos soins vos pleurs prêts à couler.

MONIME

Moi, Seigneur ? Je n’ai point de larmes à répandre.

J’obéis. N’est-ce pas assez me faire entendre ?

Et ne suffit-il pas…

MITHRIDATE

Non, ce n’est pas assez.

Je vous entends ici mieux que vous ne pensez.

Je vois qu’on m’a dit vrai. Ma juste jalousie

Par vos propres discours est trop bien éclaircie.

Je vois qu’un fils perfide épris de vos beautés

Vous a parlé d’amour, et que vous l’écoutez.

Je vous jette pour lui dans des craintes nouvelles.

Mais il jouira peu de vos pleurs infidèles,

Madame, et désormais tout est sourd à mes lois,

Ou bien vous l’avez vu pour la dernière fois.

Appelez Xipharès.

MONIME

Ah ! que voulez-vous faire ?

Xipharès…

MITHRIDATE

Xipharès n’a point trahi son père.

Vous vous pressez en vain de le désavouer,

Et ma tendre amitié ne peut que s’en louer.

Ma honte en serait moindre ainsi que votre crime,

Si ce fils en effet digne de votre estime

À quelque amour encore avait pu vous forcer.

Mais qu’un traître qui n’est hardi qu’à m’offenser,

De qui nulle vertu n’accompagne l’audace,

Que Pharnace, en un mot, ait pu prendre ma place ?

Qu’il soit aimé, Madame, et que je sois haï ?

SCÈNE V

Mithridate, Monime, Xipharès.

MITHRIDATE

Venez, mon fils, venez, votre père est trahi.

Un fils audacieux insulte à ma ruine,

Traverse mes desseins, m’outrage, m’assassine,

Aime la reine enfin, lui plaît, et me ravit

Un coeur que son devoir à moi seul asservit.

Heureux pourtant, heureux ! que dans cette disgrâce

Je ne puisse accuser que la main de Pharnace,

Qu’une mère infidèle, un frère audacieux

Vous présentent en vain leur exemple odieux.

Oui mon fils, c’est vous seul sur qui je me repose,

Vous seul qu’aux grands desseins que mon coeur se propose,

J’ai choisi dès longtemps pour digne compagnon,

L’héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom.

Pharnace en ce moment, et ma flamme offensée

Ne peuvent pas tout seuls occuper ma pensée.

D’un voyage important les soins et les apprêts,

Mes vaisseaux qu’à partir il faut tenir tout prêts,

Mes soldats dont je veux tenter la complaisance

Dans ce même moment demandent ma présence.

Vous cependant ici veillez pour mon repos.

D’un rival insolent arrêtez les complots.

Ne quittez point la reine, et s’il se peut vous-même

Rendez-la moins contraire aux voeux d’un roi qui l’aime.

Détournez-la, mon fils, d’un choix injurieux.

Juge sans intérêt vous la convaincrez mieux.

En un mot, c’est assez éprouver ma faiblesse.

Qu’elle ne pousse point cette même tendresse,

Que sais-je ? à des fureurs, dont mon coeur outragé

Ne se repentirait qu’après s’être vengé.

SCÈNE VI

Monime, Xipharès.

XIPHARÈS

Que dirai-je, Madame ? Et comment dois-je entendre

Cet ordre, ce discours que je ne puis comprendre ?

Serait-il vrai, grands dieux ! que trop aimé de vous

Pharnace eût en effet mérité ce courroux ?

Pharnace aurait-il part à ce désordre extrême ?

MONIME

Pharnace ? Ô ciel ! Pharnace ? Ah qu’entends-je moi-même ?

Ce n’est donc pas assez que ce funeste jour

À tout ce que j’aimais m’arrache sans retour,

Et que de mon devoir esclave infortunée

À d’éternels ennuis je me voie enchaînée ?

Il faut qu’on joigne encor l’outrage à mes douleurs.

À l’amour de Pharnace on impute mes pleurs.

Malgré toute ma haine on veut qu’il m’ait su plaire.

Je le pardonne au roi, qu’aveugle sa colère,

Et qui de mes secrets ne peut être éclairci.

Mais vous, Seigneur, mais vous, me traitez-vous ainsi ?

XIPHARÈS

Ah, Madame, excusez un amant qui s’égare,

Qui lui-même lié par un devoir barbare,

Se voit prêt de tout perdre, et n’ose se venger.

Mais des fureurs du roi que puis-je enfin juger ?

Il se plaint qu’à ses voeux un autre amour s’oppose.

Quel heureux criminel en peut être la cause ?

Qui ? Parlez.

MONIME

Vous cherchez, Prince, à vous tourmenter.

Plaignez votre malheur sans vouloir l’augmenter.

XIPHARÈS

Je sais trop quel tourment je m’apprête moi-même.

C’est peu de voir un père épouser ce que j’aime.

Voir encore un rival honoré de vos pleurs,

Sans doute c’est pour moi le comble des malheurs.

Mais dans mon désespoir je cherche à les accroître.

Madame, par pitié, faites-le moi connaître.

Quel est-il cet amant ? Qui dois-je soupçonner ?

MONIME

Avez-vous tant de peine à vous l’imaginer ?

Tantôt quand je fuyais une injuste contrainte,

À qui contre Pharnace ai-je adressé ma plainte ?

Sous quel appui tantôt mon coeur s’est-il jeté ?

Quel amour ai-je enfin sans colère écouté ?

XIPHARÈS

Ô ciel ! Quoi, je serais ce bienheureux coupable

Que vous avez pu voir d’un regard favorable ?

Vos pleurs pour Xipharès auraient daigné couler ?

MONIME

Oui, Prince, il n’est plus temps de le dissimuler.

Ma douleur pour se taire a trop de violence.

Un rigoureux devoir me condamne au silence.

Mais il faut bien enfin malgré ses dures lois,

Parler pour la première et la dernière fois.

Vous m’aimez dès longtemps. Une égale tendresse,

Pour vous depuis longtemps m’afflige et m’intéresse.

Songez depuis quel jour ces funestes appas

Firent naître un amour qu’ils ne méritaient pas.

Rappelez un espoir, qui ne vous dura guère,

Le trouble où vous jeta l’amour de votre père,

Le tourment de me perdre, et de le voir heureux,

Les rigueurs d’un devoir contraire à tous vos voeux :

Vous n’en sauriez, Seigneur, retracer la mémoire,

Ni conter vos malheurs, sans conter mon histoire,

Et lorsque ce matin j’en écoutais le cours,

Mon coeur vous répondait tous vos mêmes discours.

Inutile, ou plutôt funeste sympathie !

Trop parfaite union par le sort démentie !

Ah ! Par quel soin cruel le ciel avait-il joint

Deux coeurs que l’un pour l’autre il ne destinait point ?

Car quel que soit vers vous le penchant qui m’attire,

Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire.

Ma gloire me rappelle, et m’entraîne à l’autel

Où je vais vous jurer un silence éternel.

J’entends, vous gémissez. Mais telle est ma misère.

Je ne suis point à vous, je suis à votre père.

Dans ce dessein vous-même il faut me soutenir,

Et de mon faible coeur m’aider à vous bannir.

J’attends du moins, j’attends de votre complaisance,

Que désormais partout vous fuirez ma présence.

J’en viens de dire assez pour vous persuader

Que j’ai trop de raisons de vous le commander.

Mais après ce moment, si ce coeur magnanime

D’un véritable amour a brûlé pour Monime,

Je ne reconnais plus la foi de vos discours,

Qu’au soin que vous prendrez de m’éviter toujours.

XIPHARÈS

Quelle marque, grands dieux ! d’un amour déplorable !

Combien en un moment heureux et misérable !

De quel comble de gloire, et de félicités

Dans quel abîme affreux vous me précipitez !

Quoi ! j’aurai pu toucher un coeur comme le vôtre ?

Vous aurez pu m’aimer ? Et cependant un autre

Possédera ce coeur dont j’attirais les voeux ?

Père injuste, cruel, mais d’ailleurs malheureux !

Vous voulez que je fuie, et que je vous évite ?

Et cependant le roi m’attache à votre suite.

Que dira-t-il ?

MONIME

N’importe, il me faut obéir.

Inventez des raisons qui puissent l’éblouir.

D’un héros tel que vous c’est là l’effort suprême :

Cherchez, Prince, cherchez pour vous trahir vous-même,

Tout ce que pour jouir de leurs contentements

L’amour fait inventer aux vulgaires amants.

Enfin je me connais, il y va de ma vie.

De mes faibles efforts ma vertu se défie.

Je sais qu’en vous voyant, un tendre souvenir

Peut m’arracher du coeur quelque indigne soupir,

Que je verrai mon âme en secret déchirée

Revoler vers le bien, dont elle est séparée.

Mais je sais bien aussi que s’il dépend de vous,

De me faire chérir un souvenir si doux,

Vous n’empêcherez pas que ma gloire offensée

N’en punisse aussitôt la coupable pensée,

Que ma main dans mon coeur ne vous aille chercher,

Pour y laver ma honte, et vous en arracher.

Que dis-je ? En ce moment, le dernier qui nous reste,

Je me sens arrêter par un plaisir funeste.

Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis,

Je cherche à prolonger le péril que je fuis.

Il faut pourtant, il faut se faire violence,

Et sans perdre en adieux un reste de constance.

Je fuis. Souvenez-vous, Prince, de m’éviter,

Et méritez les pleurs que vous m’allez coûter.

XIPHARÈS

Ah ! Madame… Elle fuit, et ne veut plus m’entendre.

Malheureux Xipharès, quel parti dois-tu prendre ?

On t’aime, on te bannit, toi-même tu vois bien

Que ton propre devoir s’accorde avec le sien.

Cours par un prompt trépas abréger ton supplice.

Toutefois attendons que son sort s’éclaircisse,

Et s’il faut qu’un rival la ravisse à ma foi,

Du moins, en expirant, ne la cédons qu’au roi.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Mithridate, Pharnace, Xipharès.

MITHRIDATE

Approchez, mes enfants. Enfin l’heure est venue

Qu’il faut que mon secret éclate à votre vue.

À mes nobles projets je vois tout conspirer.

Il ne me reste plus qu’à vous les déclarer.

Je fuis, ainsi le veut la Fortune ennemie.

Mais vous savez trop bien l’histoire de ma vie,

Pour croire que longtemps soigneux de me cacher

J’attende en ces déserts qu’on me vienne chercher.

La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces.

Déjà plus d’une fois retournant sur mes traces,

Tandis que l’ennemi par ma fuite trompé

Tenait après son char un vain peuple occupé,

Et gravant en airain ses frêles avantages

De mes États conquis enchaînait les images,

Le Bosphore m’a vu, par de nouveaux apprêts,

Ramener la terreur du fond de ses marais,

Et chassant les Romains de l’Asie étonnée

Renverser en un jour l’ouvrage d’une année.

D’autres temps, d’autres soins. L’Orient accablé

Ne peut plus soutenir leur effort redoublé.

Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes

De Romains que la guerre enrichit de nos pertes.

Des biens des nations ravisseurs altérés,

Le bruit de nos trésors les a tous attirés :

Il y courent en foule, et jaloux l’un de l’autre,

Désertent leur pays pour inonder le nôtre.

Moi seul je leur résiste. Ou lassés, ou soumis

Ma funeste amitié pèse à tous mes amis.

Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.

Le grand nom de Pompée assure sa conquête.

C’est l’effroi de l’Asie. Et loin de l’y chercher,

C’est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.

Ce dessein vous surprend, et vous croyez peut-être

Que le seul désespoir aujourd’hui le fait naître.

J’excuse votre erreur. Et pour être approuvés,

De semblables projets veulent être achevés.

Ne vous figurez point, que de cette contrée

Par d’éternels remparts Rome soit séparée.

Je sais tous les chemins par où je dois passer,

Et si la mort bientôt ne me vient traverser,

Sans reculer plus loin l’effet de ma parole,

Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.

Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours

Aux lieux où le Danube y vient finir son cours,

Que du Scythe avec moi l’alliance jurée

De l’Europe en ces lieux ne me livre l’entrée ?

Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats

Nous verrons notre camp grossir à chaque pas.

Daces, Pannoniens, la fière Germanie,

Tous n’attendent qu’un chef contre la tyrannie.

Vous avez vu l’Espagne, et surtout les Gaulois

Contre ces mêmes murs qu’ils ont pris autrefois,

Exciter ma vengeance, et jusque dans la Grèce

Par des ambassadeurs accuser ma paresse.

Ils savent que sur eux prêt à se déborder

Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder.

Et vous les verrez tous prévenant son ravage,

Guider dans l’Italie, et suivre mon passage.

C’est là qu’en arrivant, plus qu’en tout le chemin,

Vous trouverez partout l’horreur du nom romain,

Et la triste Italie encor toute fumante

Des feux qu’a rallumés sa liberté mourante.

Non, Princes, ce n’est point au bout de l’univers

Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers ;

Et de près inspirant les haines les plus fortes,

Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.

Ah ! S’ils ont pu choisir pour leur libérateur,

Spartacus, un esclave, un vil gladiateur,

S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent,

De quelle noble ardeur pensez-vous qu’ils se rangent

Sous les drapeaux d’un roi longtemps victorieux,

Qui voit jusqu’à Cyrus remonter ses aïeux ?

Que dis-je ? En quel état croyez-vous la surprendre ?

Vide de légions qui la puissent défendre,

Tandis que tout s’occupe à me persécuter,

Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m’arrêter ?

Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre

Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre.

Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers.

Qu’ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.

Annibal l’a prédit, croyons-en ce grand homme,

Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.

Noyons-la dans son sang justement répandu.

Brûlons ce Capitole, où j’étais attendu.

Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître

La honte de cent rois, et la mienne peut-être ;

Et la flamme à la main effaçons tous ces noms

Que Rome y consacrait à d’éternels affronts.

Voilà l’ambition dont mon âme est saisie.

Ne croyez point pourtant qu’éloigné de l’Asie,

J’en laisse les Romains tranquilles possesseurs.

Je sais où je lui dois trouver des défenseurs.

Je veux que d’ennemis partout enveloppée

Rome rappelle en vain le secours de Pompée.

Le Parthe, des Romains comme moi la terreur,

Consent de succéder à ma juste fureur.

Prêt d’unir avec moi sa haine et sa famille,

Il me demande un fils pour époux à sa fille.

Cet honneur vous regarde, et j’ai fait choix de vous,

Pharnace. Allez, soyez ce bienheureux époux.

Demain, sans différer, je prétends que l’aurore

Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore.

Vous que rien n’y retient, partez dès ce moment,

Et méritez mon choix par votre empressement.

Achevez cet hymen. Et repassant l’Euphrate

Faites voir à l’Asie un autre Mithridate.

Que nos tyrans communs en pâlissent d’effroi,

Et que le bruit à Rome en vienne jusqu’à moi.

PHARNACE

Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise.

J’écoute avec transport cette grande entreprise.

Je l’admire. Et jamais un plus hardi dessein

Ne mit à des vaincus les armes à la main.

Surtout j’admire en vous ce coeur infatigable

Qui semble s’affermir sous le faix qui l’accable.

Mais si j’ose parler avec sincérité,

En êtes-vous réduit à cette extrémité ?

Pourquoi tenter si loin des courses inutiles

Quand vos États encor vous offrent tant d’asiles,

Et vouloir affronter des travaux infinis,

Dignes plutôt d’un chef de malheureux bannis,

Que d’un roi, qui naguère, avec quelque apparence,

De l’aurore au couchant portait son espérance,

Fondait sur trente États son trône florissant,

Dont le débris est même un empire puissant ?

Vous seul, Seigneur, vous seul, après quarante années

Pouvez encor lutter contre les destinées ;

Implacable ennemi de Rome, et du repos,

Comptez-vous vos soldats pour autant de héros ?

Pensez-vous que ces coeurs tremblants de leur défaite,

Fatigués d’une longue et pénible retraite,

Cherchent avidement sous un ciel étranger

La mort, et le travail pire que le danger ?

Vaincus plus d’une fois aux yeux de la patrie,

Soutiendront-ils ailleurs un vainqueur en furie ?

Sera-t-il moins terrible, et le vaincront-ils mieux

Dans le sein de sa ville, à l’aspect de ses dieux ?

Le Parthe vous recherche, et vous demande un gendre.

Mais ce Parthe, Seigneur, ardent à nous défendre

Lorsque tout l’univers semblait nous protéger,

D’un gendre sans appui voudra-t-il se charger ?

M’en irai-je moi seul, rebut de la Fortune,

Essuyer l’inconstance au Parthe si commune,

Et peut-être pour fruit d’un téméraire amour

Exposer votre nom au mépris de sa cour ?

Du moins s’il faut céder, si contre notre usage

Il faut d’un suppliant emprunter le visage,

Sans m’envoyer du Parthe embrasser les genoux,

Sans vous-même implorer des rois moindres que vous,

Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie ?

Jetons-nous dans les bras qu’on nous tend avec joie.

Rome en votre faveur facile à s’apaiser…

XIPHARÈS

Rome, mon frère ! ô ciel ! Qu’osez-vous proposer ?

Vous voulez que le roi s’abaisse et s’humilie ?

Qu’il démente en un jour tout le cours de sa vie ?

Qu’il se fie aux Romains, et subisse des lois

Dont il a quarante ans défendu tous les rois ?

Continuez, Seigneur. Tout vaincu que vous êtes,

La guerre, les périls sont vos seules retraites.

Rome poursuit en vous un ennemi fatal,

Plus conjuré contre elle, et plus craint qu’Annibal.

Tout couvert de son sang, quoi que vous puissiez faire,

N’en attendez jamais qu’une paix sanguinaire,

Telle qu’en un seul jour un ordre de vos mains

La donna dans l’Asie à cent mille Romains.

Toutefois épargnez votre tête sacrée.

Vous-même n’allez point de contrée en contrée

Montrer aux nations Mithridate détruit,

Et de votre grand nom diminuer le bruit.

Votre vengeance est juste, il la faut entreprendre.

Brûlez le Capitole, et mettez Rome en cendre.

Mais c’est assez pour vous d’en ouvrir les chemins.

Faites porter ce feu par de plus jeunes mains,

Et tandis que l’Asie occupera Pharnace,

De cette autre entreprise honorez mon audace.

Commandez. Laissez-nous de votre nom suivis

Justifier partout que nous sommes vos fils.

Embrasez par nos mains le couchant et l’aurore.

Remplissez l’univers, sans sortir du Bosphore.

Que les Romains pressés de l’un à l’autre bout

Doutent où vous serez, et vous trouvent partout.

Dès ce même moment ordonnez que je parte.

Ici tout vous retient. Et moi tout m’en écarte.

Et si ce grand dessein surpasse ma valeur,

Du moins ce désespoir convient à mon malheur.

Trop heureux d’avancer la fin de ma misère,

J’irai… J’effacerai le crime de ma mère,

Seigneur. Vous m’en voyez rougir à vos genoux.

J’ai honte de me voir si peu digne de vous.

Tout mon sang doit laver une tache si noire.

Mais je cherche un trépas utile à votre gloire,

Et Rome unique objet d’un désespoir si beau,

Du fils de Mithridate est le digne tombeau.

MITHRIDATE, se levant.

Mon fils, ne parlons plus d’une mère infidèle.

Votre père est content, il connaît votre zèle,

Et ne vous verra point affronter de danger

Qu’avec vous son amour ne veuille partager.

Vous me suivrez, je veux que rien ne nous sépare.

Et vous, à m’obéir, Prince, qu’on se prépare.

Les vaisseaux sont tout prêts. J’ai moi-même ordonné

La suite, et l’appareil qui vous est destiné.

Arbate à cet hymen chargé de vous conduire

De votre obéissance aura soin de m’instruire.

Allez. Et soutenant l’honneur de vos aïeux,

Dans cet embrassement recevez mes adieux.

PHARNACE

Seigneur…

MITHRIDATE

Ma volonté, Prince, vous doit suffire.

Obéissez. C’est trop vous le faire redire.

PHARNACE

Seigneur, si pour vous plaire il ne faut que périr,

Plus ardent qu’aucun autre on m’y verra courir.

Combattant à vos yeux permettez que je meure.

MITHRIDATE

Je vous ai commandé de partir tout à l’heure.

Mais après ce moment… Prince, vous m’entendez,

Et vous êtes perdu si vous me répondez.

PHARNACE

Dussiez vous présenter mille morts à ma vue,

Je ne saurais chercher une fille inconnue.

Ma vie est en vos mains.

MITHRIDATE

Ah ! c’est où je t’attends.

Tu ne saurais partir, perfide, et je t’entends.

Je sais pourquoi tu fuis l’hymen où je t’envoie.

Il te fâche en ces lieux d’abandonner ta proie.

Monime te retient. Ton amour criminel

Prétendait l’arracher à l’hymen paternel.

Ni l’ardeur dont tu sais que je l’ai recherchée,

Ni déjà sur son front ma couronne attachée,

Ni cet asile même où je la fais garder,

Ni mon juste courroux n’ont pu t’intimider.

Traître, pour les Romains tes lâches complaisances

N’étaient pas à mes yeux d’assez noires offenses.

Il te manquait encor ces perfides amours,

Pour être le supplice et l’horreur de mes jours.

Loin de t’en repentir, je vois sur ton visage

Que ta confusion ne part que de ta rage.

Il te tarde déjà qu’échappé de mes mains

Tu ne coures me perdre, et me vendre aux Romains.

Mais avant que partir je me ferai justice.

Je te l’ai dit.

SCÈNE II

Mithridate, Pharnace, Xipharès, Gardes.

MITHRIDATE

Holà, gardes. Qu’on le saisisse.

Oui, lui-même, Pharnace. Allez, et de ce pas

Qu’enfermé dans la tour on ne le quitte pas.

PHARNACE

Hé bien ! Sans me parer d’une innocence vaine,

Il est vrai mon amour mérite votre haine.

J’aime. L’on vous a fait un fidèle récit.

Mais Xipharès, Seigneur, ne vous a pas tout dit.

C’est le moindre secret qu’il pouvait vous apprendre.

Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre,

Que des mêmes ardeurs dès longtemps enflammé,

Il aime aussi la reine, et même en est aimé.

SCÈNE III

Mithridate, Xipahrès.

XIPHARÈS

Seigneur, le croirez-vous qu’un dessein si coupable…

MITHRIDATE

Mon fils, je sais de quoi votre frère est capable.

Me préserve le ciel de soupçonner jamais

Que d’un prix si cruel vous payez mes bienfaits ;

Qu’un fils, qui fut toujours le bonheur de ma vie,

Ait pu percer ce coeur qu’un père lui confie.

Je ne le croirai point. Allez. Loin d’y songer,

Je ne vais désormais penser qu’à nous venger.

SCÈNE IV

MITHRIDATE

Je ne le croirai point ? Vain espoir qui me flatte !

Tu ne le crois que trop, malheureux Mithridate.

Xipharès mon rival ? Et d’accord avec lui

La reine aurait osé me tromper aujourd’hui ?

Quoi ! De quelque côté que je tourne la vue,

La foi de tous les coeurs est pour moi disparue ?

Tout m’abandonne ailleurs ? Tout me trahit ici ?

Pharnace, amis, maîtresse ? Et toi, mon fils, aussi ?

Toi de qui la vertu consolant ma disgrâce…

Mais ne connais-je pas le perfide Pharnace ?

Quelle faiblesse à moi d’en croire un furieux,

Qu’arme contre son frère un courroux envieux,

Ou dont le désespoir me troublant par des fables,

Grossit pour se sauver le nombre des coupables ?

Non, ne l’en croyons point. Et sans trop nous presser,

Voyons, examinons. Mais par où commencer ?

Qui m’en éclaircira ? Quels témoins ? Quel indice ?

Le ciel en ce moment m’inspire un artifice.

Qu’on appelle la reine. Oui sans aller plus loin,

Je veux l’ouïr. Mon choix s’arrête à ce témoin.

L’amour avidement croit tout ce qui le flatte.

Qui peut de son vainqueur mieux parler que l’ingrate ?

Voyons, qui son amour accusera des deux.

S’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux.

Trompons qui nous trahit. Et pour connaître un traître

Il n’est point de moyens… Mais je la vois paraître.

Feignons. Et de son coeur d’un vain espoir flatté

Par un mensonge adroit tirons la vérité.

SCÈNE V

Mithridate, Monime.

MITHRIDATE

Enfin j’ouvre les yeux, et je me fais justice.

C’est faire à vos beautés un triste sacrifice,

Que de vous présenter, Madame, avec ma foi

Tout l’âge, et le malheur que je traîne avec moi.

Jusqu’ici la Fortune, et la Victoire mêmes

Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.

Mais ce temps-là n’est plus. Je régnais, et je fuis.

Mes ans se sont accrus. Mes honneurs sont détruits.

Et mon front dépouillé d’un si noble avantage

Du temps, qui l’a flétri, laisse voir tout l’outrage,

D’ailleurs mille desseins partagent mes esprits.

D’un camp prêt à partir vous entendez les cris.

Sortant de mes vaisseaux, il faut que j’y remonte.

Quel temps pour un hymen, qu’une fuite si prompte,

Madame ! Et de quel front vous unir à mon sort,

Quand je ne cherche plus que la guerre et la mort ?

Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace,

Quand je me fais justice il faut qu’on se la fasse.

Je ne souffrirai point que ce fils odieux,

Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,

Possédant une amour, qui me fut déniée,

Vous fasse des Romains devenir l’alliée.

Mon trône vous est dû. Loin de m’en repentir,

Je vous y place même, avant que de partir ;

Pourvu que vous vouliez, qu’une main qui m’est chère,

Un fils, le digne objet de l’amour de son père,

Xipharès en un mot devenant votre époux,

Me venge de Pharnace, et m’acquitte envers vous.

MONIME

Xipharès ! Lui, Seigneur !

MITHRIDATE

Oui lui-même, Madame.

D’où peut naître à ce nom le trouble de votre âme ?

Contre un si juste choix qui peut vous révolter ?

Est-ce quelque mépris qu’on ne puisse dompter ?

Je le répète encor. C’est un autre moi-même,

Un fils victorieux, qui me chérit, que j’aime,

L’ennemi des Romains, l’héritier, et l’appui

D’un empire et d’un nom qui va renaître en lui.

Et quoi que votre amour ait osé se promettre,

Ce n’est qu’entre ses mains que je puis vous remettre.

MONIME

Que dites-vous ? Ô ciel ! Pourriez-vous approuver…

Pourquoi, Seigneur, pourquoi voulez-vous m’éprouver ?

Cessez de tourmenter une âme infortunée.

Je sais que c’est à vous que je fus destinée.

Je sais qu’en ce moment pour ce noeud solennel

La victime, Seigneur, nous attend à l’autel.

Venez.

MITHRIDATE

Je le vois bien, quelque effort que je fasse,

Madame, vous voulez vous garder à Pharnace.

Je reconnais toujours vos injustes mépris,

Ils ont même passé sur mon malheureux fils.

MONIME

Je le méprise !

MITHRIDATE

Hé bien ! n’en parlons plus, Madame.

Continuez. Brûlez d’une honteuse flamme.

Tandis qu’avec mon fils je vais loin de vos yeux

Chercher au bout du monde un trépas glorieux ;

Vous cependant ici servez avec son frère,

Et vendez aux Romains le sang de votre père.

Venez. Je ne saurais mieux punir vos dédains,

Qu’en vous mettant moi-même en ses serviles mains.

Et sans plus me charger du soin de votre gloire,

Je veux laisser de vous jusqu’à votre mémoire.

Allons, Madame, allons. Je m’en vais vous unir.

MONIME

Plutôt de mille morts dussiez-vous me punir.

MITHRIDATE

Vous résistez en vain, et j’entends votre fuite.

MONIME

En quelle extrémité, Seigneur, suis-je réduite ?

Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser

Qu’à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer.

Les dieux me sont témoins, qu’à vous plaire bornée,

Mon âme à tout son sort s’était abandonnée.

Mais si quelque faiblesse avait pu m’alarmer,

Si de tous mes efforts mon coeur a dû s’armer,

Ne croyez point, Seigneur, qu’auteur de mes alarmes,

Pharnace m’ait jamais coûté les moindres larmes.

Ce fils victorieux que vous favorisez,

Cette vivante image en qui vous vous plaisez,

Cet ennemi de Rome et cet autre vous-même,

Enfin ce Xipharès que vous voulez que j’aime…

MITHRIDATE

Vous l’aimez ?

MONIME

Si le sort ne m’eût donnée à vous,

Mon bonheur dépendait de l’avoir pour époux ;

Avant que votre amour m’eût envoyé ce gage,

Nous nous aimions… Seigneur, vous changez de visage.

MITHRIDATE

Non, Madame. Il suffit. Je vais vous l’envoyer.

Allez. Le temps est cher. Il le faut employer.

Je vois qu’à m’obéir vous êtes disposée.

Je suis content.

MONIME, en s’en allant.

Ô ciel ! Me serais-je abusée ?

SCÈNE VI

MITHRIDATE

Ils s’aiment. C’est ainsi qu’on se jouait de nous.

Ah fils ingrat ! Tu vas me répondre pour tous.

Tu périras. Je sais combien ta renommée,

Et tes fausses vertus ont séduit mon armée.

Perfide, je te veux porter des coups certains,

Il faut, pour te mieux perdre, écarter les mutins,

Et faisant à mes yeux partir les plus rebelles,

Ne garder près de moi que des troupes fidèles.

Allons. Mais sans montrer un visage offensé,

Dissimulons encor, comme j’ai commencé.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

Monime, Phoedime.

MONIME

Phoedime, au nom des dieux, fais ce que je désire.

Va voir ce qui se passe, et reviens me le dire.

Je ne sais. Mais mon coeur ne se peut rassurer.

Mille soupçons affreux viennent me déchirer.

Que tarde Xipharès ? Et d’où vient qu’il diffère

À seconder des voeux qu’autorise son père ?

Son père en me quittant me l’allait envoyer.

Mais il feignait peut-être, il fallait tout nier.

Le roi feignait ? Et moi découvrant ma pensée…

Ô dieux ! en ce péril m’auriez-vous délaissée ?

Et se pourrait-il bien qu’à son ressentiment

Mon amour indiscret eût livré mon amant ?

Quoi, Prince ! quand tout plein de ton amour extrême,

Pour savoir mon secret tu me pressais toi-même,

Mes refus trop cruels vingt fois te l’ont caché.

Je t’ai même puni de l’avoir arraché ;

Et quand de toi peut-être un père se défie,

Que dis-je ? quand peut-être il y va de ta vie,

Je parle et trop facile à me laisser tromper,

Je lui marque le coeur où sa main doit frapper.

PHOEDIME

Ah ! traitez-le, Madame, avec plus de justice.

Un grand roi descend-il jusqu’à cet artifice ?

À prendre ce détour qui l’aurait pu forcer ?

Sans murmure, à l’autel vous l’alliez devancer.

Voulait-il perdre un fils qu’il aime avec tendresse ?

Jusqu’ici les effets secondent sa promesse.

Madame, il vous disait qu’un important dessein

Malgré lui le forçait à vous quitter demain.

Ce seul dessein l’occupe, et hâtant son voyage,

Lui-même ordonne tout présent sur le rivage.

Ses vaisseaux en tous lieux se chargent de soldats,

Et partout Xipharès accompagne ses pas.

D’un rival en fureur est-ce là la conduite ?

Et voit-on ses discours démentis par la suite ?

MONIME

Pharnace cependant par son ordre arrêté

Trouve en lui d’un rival toute la dureté.

Phoedime, à Xipharès fera-t-il plus de grâce ?

PHOEDIME

C’est l’ami des Romains qu’il punit en Pharnace.

L’amour a peu de part à ses justes soupçons.

MONIME

Autant que je le puis je cède à tes raisons.

Elles calment un peu l’ennui qui me dévore.

Mais pourtant Xipharès ne paraît point encore.

PHOEDIME

Vaine erreur des amants, qui pleins de leurs désirs,

Voudraient que tout cédât au soin de leurs plaisirs !

Qui prêts à s’irriter contre le moindre obstacle…

MONIME

Ma Phoedime, et qui peut concevoir ce miracle ?

Après deux ans d’ennuis, dont tu sais tout le poids,

Quoi ! je puis respirer pour la première fois ?

Quoi, cher Prince ! avec toi je me verrais unie ?

Et loin que ma tendresse eût exposé ta vie,

Tu verrais ton devoir, je verrais ma vertu

Approuver un amour si longtemps combattu ?

Je pourrais tous les jours t’assurer que je t’aime ?

Que ne viens-tu…

SCÈNE II

Monime, Xipharès, Phoedime.

MONIME

Seigneur, je parlais de vous-même.

Mon âme souhaitait de vous voir en ce lieu,

Pour vous…

XIPHARÈS

C’est maintenant qu’il faut vous dire adieu.

MONIME

Adieu ! Vous ?

XIPHARÈS

Oui, Madame, et pour toute ma vie.

MONIME

Qu’entends-je ? On me disait… Hélas ! ils m’ont trahie.

XIPHARÈS

Madame, je ne sais quel ennemi couvert

Révélant nos secrets vous trahit, et me perd.

Mais le roi, qui tantôt n’en croyait point Pharnace,

Maintenant dans nos coeurs sait tout ce qui se passe.

Il feint, il me caresse, et cache son dessein.

Mais moi, qui dès l’enfance élevé dans son sein,

De tous ses mouvements ai trop d’intelligence,

J’ai lu dans ses regards sa prochaine vengeance.

Il presse, il fait partir tous ceux, dont mon malheur

Pourrait à la révolte exciter la douleur.

De ses fausses bontés j’ai connu la contrainte.

Un mot même d’Arbate a confirmé ma crainte.

Il a su m’aborder, et les larmes aux yeux,

On sait tout, m’a-t-il dit, sauvez-vous de ces lieux.

Ce mot m’a fait frémir du péril de ma reine.

Et ce cher intérêt est le seul qui m’amène.

Je vous crains pour vous-même, et je viens à genoux

Vous prier ma Princesse, et vous fléchir pour vous.

Vous dépendez ici d’une main violente,

Que le sang le plus cher rarement épouvante.

Et je n’ose vous dire à quelle cruauté

Mithridate jaloux s’est souvent emporté.

Peut-être c’est moi seul que sa fureur menace.

Peut-être en me perdant il veut vous faire grâce.

Daignez, au nom des dieux, daignez en profiter.

Par de nouveaux refus n’allez point l’irriter.

Moins vous l’aimez, et plus tâchez de lui complaire.

Feignez. Efforcez-vous. Songez qu’il est mon père.

Vivez, et permettez que dans tous mes malheurs

Je puisse à votre amour ne coûter que des pleurs.

MONIME

Ah ! je vous ai perdu !

XIPHARÈS

Généreuse Monime,

Ne vous imputez point le malheur qui m’opprime.

Votre seule bonté n’est point ce qui me nuit.

Je suis un malheureux que le destin poursuit.

C’est lui qui m’a ravi l’amitié de mon père,

Qui le fit mon rival, qui révolta ma mère,

Et vient de susciter dans ce moment affreux,

Un secret ennemi pour nous trahir tous deux.

MONIME

Hé quoi ? Cet ennemi vous l’ignorez encore ?

XIPHARÈS

Pour surcroît de douleur, Madame, je l’ignore.

Heureux ! si je pouvais avant que m’immoler,

Percer le traître coeur qui m’a pu déceler.

MONIME

Hé bien, Seigneur, il faut vous le faire connaître.

Ne cherchez point ailleurs, cet ennemi, ce traître,

Frappez. Aucun respect ne vous doit retenir.

J’ai tout fait. Et c’est moi que vous devez punir.

XIPHARÈS

Vous !

MONIME

Ah ! si vous saviez, Prince, avec quelle adresse

Le cruel est venu surprendre ma tendresse !

Quelle amitié sincère il affectait pour vous !

Content, s’il vous voyait devenir mon époux.

Qui n’aurait crû… Mais non, mon amour plus timide

Devait moins vous livrer à sa bonté perfide.

Les dieux qui m’inspiraient, et que j’ai mal suivis,

M’ont fait taire trois fois par de secrets avis.

J’ai dû continuer. J’ai dû dans tout le reste…

Que sais-je enfin ? J’ai dû vous être moins funeste,

J’ai dû craindre du roi les dons empoisonnés,

Et je m’en punirai si vous me pardonnez.

XIPHARÈS

Quoi ! Madame ? C’est vous, c’est l’amour qui m’expose ?

Mon malheur est parti d’une si belle cause ?

Trop d’amour a trahi nos secrets amoureux ?

Et vous vous excusez de m’avoir fait heureux ?

Que voudrais-je de plus ? Glorieux, et fidèle,

Je meurs. Un autre sort au trône vous appelle.

Consentez-y, Madame, et sans plus résister

Achevez un hymen qui vous y fait monter.

MONIME

Quoi vous me demandez que j’épouse un barbare,

Dont l’odieux amour pour jamais nous sépare ?

XIPHARÈS

Songez que ce matin, soumise à ses souhaits

Vous deviez l’épouser et ne me voir jamais.

MONIME

Et connaissais-je alors toute sa barbarie ?

Ne voudriez-vous point qu’approuvant sa furie,

Après vous avoir vu tout percé de ses coups,

Je suivisse à l’autel un tyrannique époux,

Et que dans une main de votre sang fumante

J’allasse mettre, hélas ! la main de votre amante ?

Allez, de ses fureurs songez à vous garder,

Sans perdre ici le temps à me persuader.

Le ciel m’inspirera quel parti je dois prendre.

Que serait-ce, grands dieux ! s’il venait vous surprendre ?

Que dis-je ? On vient. Allez. Courez. Vivez enfin,

Et du moins attendez quel sera mon destin.

SCÈNE III

Monime, Phoedime.

PHOEDIME

Madame, à quels périls il exposait sa vie !

C’est le roi.

MONIME

Cours l’aider à cacher sa sortie.

Va, ne le quitte point ; et qu’il se garde bien

D’ordonner de son sort, sans être instruit du mien.

SCÈNE IV

Mithridate, Monime.

MITHRIDATE

Allons, Madame, allons. Une raison secrète

Me fait quitter ces lieux, et hâter ma retraite.

Tandis que mes soldats prêts à suivre leur roi

Rentrent dans mes vaisseaux pour partir avec moi,

Venez, et qu’à l’autel ma promesse accomplie

Par des noeuds éternels l’un à l’autre nous lie.

MONIME

Nous, Seigneur ?

MITHRIDATE

Quoi, Madame ! osez-vous balancer ?

MONIME

Et ne m’avez-vous pas défendu d’y penser ?

MITHRIDATE

J’eus mes raisons alors. Oublions-les, Madame.

Ne songez maintenant qu’à répondre à ma flamme.

Songez que votre coeur est un bien qui m’est dû.

MONIME

Hé pourquoi donc, Seigneur, me l’avez-vous rendu ?

MITHRIDATE

Quoi ! pour un fils ingrat toujours préoccupée

Vous croiriez…

MONIME

Quoi, Seigneur ! vous m’auriez donc trompée ?

MITHRIDATE

Perfide ! Il vous sied bien de tenir ce discours,

Vous, qui gardant au coeur d’infidèles amours,

Quand je vous élevais au comble de la gloire

M’avez des trahisons préparé la plus noire.

Ne vous souvient-il plus, coeur ingrat et sans foi,

Plus que tous les Romains conjuré contre moi,

De quel rang glorieux j’ai bien voulu descendre,

Pour vous porter au trône, où vous n’osiez prétendre ?

Ne me regardez point vaincu, persécuté.

Revoyez-moi vainqueur, et partout redouté.

Songez de quelle ardeur dans Éphèse adorée,

Aux filles de cent rois je vous ai préférée,

Et négligeant pour vous tant d’heureux alliés,

Quelle foule d’États je mettais à vos pieds.

Ah ! si d’un autre amour le penchant invincible

Dès lors à mes bontés vous rendait insensible,

Pourquoi chercher si loin un odieux époux ?

Avant que de partir, pourquoi vous taisiez-vous ?

Attendiez-vous pour faire un aveu si funeste

Que le sort ennemi m’eût ravi tout le reste ;

Et que de toutes parts me voyant accabler,

J’eusse en vous le seul bien qui me pût consoler ?

Cependant quand je veux oublier cet outrage,

Et cacher à mon coeur cette funeste image,

Vous osez à mes yeux rappeler le passé,

Vous m’accusez encor, quand je suis offensé.

Je vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.

À quelle épreuve, ô ciel ! réduis-tu Mithridate !

Par quel charme secret laissé-je retenir

Ce courroux si sévère, et si prompt à punir ?

Profitez du moment que mon amour vous donne.

Pour la dernière fois venez, je vous l’ordonne.

N’attirez point sur vous des périls superflus,

Pour un fils insolent que vous ne verrez plus.

Sans vous parer pour lui d’une foi qui m’est due

Perdez-en la mémoire, aussi bien que la vue ;

Et désormais sensible à ma seule bonté,

Méritez le pardon qui vous est présenté.

MONIME

Je n’ai point oublié quelle reconnaissance,

Seigneur, m’a dû ranger sous votre obéissance.

Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,

Leur gloire de si loin n’éblouit point mes yeux.

Je songe avec respect de combien je suis née

Au-dessous des grandeurs d’un si noble hyménée ;

Et malgré mon penchant, et mes premiers desseins

Pour un fils, après vous, le plus grand des humains,

Du jour que sur mon front on mit ce diadème,

Je renonçai, Seigneur, à ce prince, à moi-même.

Tous deux d’intelligence à nous sacrifier,

Loin de moi par mon ordre il courait m’oublier.

Dans l’ombre du secret ce feu s’allait éteindre ;

Et même de mon sort je ne pouvais me plaindre,

Puisque enfin aux dépens de mes voeux les plus doux,

Je faisais le bonheur d’un héros tel que vous.

Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m’avez arrachée

À cette obéissance, où j’étais attachée ;

Et ce fatal amour, dont j’avais triomphé,

Ce feu que dans l’oubli je croyais étouffé,

Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,

Vos détours l’ont surpris, et m’en ont convaincue.

Je vous l’ai confessé, je le dois soutenir.

En vain vous en pourriez perdre le souvenir,

Et cet aveu honteux, où vous m’avez forcée

Demeurera toujours présent à ma pensée.

Toujours je vous croirais incertain de ma foi ;

Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi,

Que le lit d’un époux, qui m’a fait cet outrage,

Qui s’est acquis sur moi ce cruel avantage,

Et qui me préparant un éternel ennui,

M’a fait rougir d’un feu, qui n’était pas pour lui.

MITHRIDATE

C’est donc votre réponse ? Et sans plus me complaire

Vous refusez l’honneur que je voulais vous faire ?

Pensez-y bien. J’attends pour me déterminer.

MONIME

Non, Seigneur, vainement vous croyez m’étonner.

Je vous connais. Je sais tout ce que je m’apprête,

Et je vois quels malheurs j’assemble sur ma tête.

Mais le dessein est pris. Rien ne peut m’ébranler.

Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,

Et m’emporte au-delà de cette modestie

Dont jusqu’à ce moment je n’étais point sortie.

Vous vous êtes servi de ma funeste main

Pour mettre à votre fils un poignard dans le sein.

De ses feux innocents j’ai trahi le mystère ;

Et quand il n’en perdrait que l’amour de son père,

Il en mourra, Seigneur. Ma foi, ni mon amour

Ne seront point le prix d’un si cruel détour.

Après cela jugez. Perdez une rebelle.

Armez-vous du pouvoir qu’on vous donna sur elle.

J’attendrai mon arrêt, vous pouvez commander.

Tout ce qu’en vous quittant j’ose vous demander,

Croyez ( à la vertu je dois cette justice )

Que je vous trahis seule, et n’ai point de complice,

Et que d’un plein succès vos voeux seraient suivis,

Si j’en croyais, Seigneur, les voeux de votre fils.

SCÈNE V

MITHRIDATE

Elle me quitte ! Et moi dans un lâche silence,

Je semble de sa fuite approuver l’insolence ?

Peu s’en faut que mon coeur penchant de son côté

Ne me condamne encor de trop de cruauté !

Qui suis-je ? Est-ce Monime ? Et suis-je Mithridate ?

Non, non, plus de pardon, plus d’amour pour l’ingrate.

Ma colère revient, et je me reconnais.

Immolons en partant trois ingrats à la fois.

Je vais à Rome, et c’est par de tels sacrifices

Qu’il faut à ma fureur rendre les dieux propices.

Je le dois, je le puis, ils n’ont plus de support.

Les plus séditieux sont déjà loin du bord.

Sans distinguer entre eux qui je hais, ou qui j’aime,

Allons, et commençons par Xipharès lui-même.

Mais quelle est ma fureur ? Et qu’est-ce que je dis ?

Tu vas sacrifier, qui, malheureux ! ton fils !

Un fils que Rome craint ? Qui peut venger son père ?

Pourquoi répandre un sang qui m’est si nécessaire ?

Ah ! dans l’état funeste où ma chute m’a mis,

Est-ce que mon malheur m’a laissé trop d’amis ?

Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse.

J’ai besoin d’un vengeur, et non d’une maîtresse.

Quoi ! Ne vaut-il pas mieux, puisqu’il faut m’en priver,

La céder à ce fils, que je veux conserver ?

Cédons-la. Vains efforts ! qui ne font que m’instruire

Des faiblesses d’un coeur qui cherche à se séduire !

Je brûle, je l’adore, et loin de la bannir…

Ah ! C’est un crime encor dont je la veux punir.

Quelle pitié retient mes sentiments timides ?

N’en ai-je pas déjà puni de moins perfides ?

Ô Monime ! Ô mon fils ! Inutile courroux !

Et vous heureux Romains ! Quel triomphe pour vous,

Si vous saviez ma honte, et qu’un avis fidèle

De mes lâches combats vous portât la nouvelle !

Quoi ! des plus chères mains craignant les trahisons,

J’ai pris soin de m’armer contre tous les poisons ;

J’ai su par une longue et pénible industrie

Des plus mortels venins prévenir la furie.

Ah ! qu’il eût mieux valu, plus sage, et plus heureux,

Et repoussant les traits d’un amour dangereux,

Ne pas laisser remplir d’ardeurs empoisonnées

Un coeur déjà glacé par le froid des années ?

De ce trouble fatal par où dois-je sortir ?

SCÈNE VI

Mithridate, Arbate.

ARBATE

Seigneur, tous vos soldats refusent de partir.

Pharnace les retient. Pharnace leur révèle

Que vous cherchez à Rome une guerre nouvelle.

MITHRIDATE

Pharnace ?

ARBATE

Il a séduit ses gardes les premiers,

Et le seul nom de Rome étonne les plus fiers.

De mille affreux périls ils se forment l’image.

Les uns avec transport embrassent le rivage.

Les autres qui partaient s’élancent dans les flots,

Ou présentent leurs dards aux yeux des matelots.

Le désordre est partout. Et loin de nous entendre

Ils demandent la paix, et parlent de se rendre.

Pharnace est à leur tête, et flattant leurs souhaits

De la part des Romains il leur promet la paix.

MITHRIDATE

Ah le traître ! Courez. Qu’on appelle son frère,

Qu’il me suive, qu’il vienne au secours de son père.

ARBATE

J’ignore son dessein. Mais un soudain transport

L’a déjà fait descendre, et courir vers le port.

Et l’on dit que suivi d’un gros d’amis fidèles.

On l’a vu se mêler au milieu des rebelles.

C’est tout ce que j’en sais.

MITHRIDATE

Ah ! qu’est-ce que j’entends ?

Perfides, ma vengeance a tardé trop longtemps.

Mais je ne vous crains point. Malgré leur insolence

Les mutins n’oseraient soutenir ma présence.

Je ne veux que les voir, je ne veux qu’à leurs yeux

Immoler de ma main deux fils audacieux.

SCÈNE VII

Mithridate, Arbate, Arcas.

ARCAS

Seigneur, tout est perdu. Les rebelles, Pharnace,

Les Romains sont en foule autour de cette place.

MITHRIDATE

Les Romains !

ARCAS

De Romains le rivage est chargé.

Et bientôt dans ces murs vous êtes assiégé.

MITHRIDATE

Ciel ! Courons.

À Arcas.

Écoutez. Du malheur qui me presse

Tu ne jouiras pas, infidèle princesse.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

Monime, Phoedime.

PHOEDIME

Madame, où courez-vous ? Quels aveugles transports

Vous font tenter sur vous de criminels efforts ?

Hé quoi ! vous avez pu trop cruelle à vous-même,

Faire un affreux lien d’un sacré diadème ?

Ah ! ne voyez-vous pas, que les dieux plus humains

Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains ?

MONIME

Hé ! par quelle fureur obstinée à me suivre

Toi-même malgré moi veux-tu me faire vivre ?

Xipharès ne vit plus. Le roi désespéré

Lui-même n’attend plus qu’un trépas assuré.

Quel fruit te promets-tu de ta coupable audace ?

Perfide, prétends-tu me livrer à Pharnace ?

PHOEDIME

Ah ! du moins attendez qu’un fidèle rapport

De son malheureux frère ait confirmé la mort.

Dans la confusion que nous venons d’entendre,

Les yeux peuvent-ils pas aisément se méprendre ?

D’abord, vous le savez, un bruit injurieux

Le rangeait du parti d’un camp séditieux ;

Maintenant on vous dit que ces mêmes rebelles

Ont tourné contre lui leurs armes criminelles.

Jugez de l’un par l’autre. Et daignez écouter…

MONIME

Xipharès ne vit plus, il n’en faut point douter.

L’événement n’a point démenti mon attente.

Quand je n’en aurais pas la nouvelle sanglante,

Il est mort, et j’en ai pour garants trop certains

Son courage et son nom trop suspects aux Romains.

Ah ! Que d’un si beau sang dès longtemps altérée,

Rome tient maintenant sa victoire assurée !

Quel ennemi son bras leur allait opposer !

Mais sur qui, malheureuse, oses-tu t’excuser ?

Quoi ! Tu ne veux pas voir que c’est toi qui l’opprimes,

Et dans tous ses malheurs reconnaître tes crimes ?

De combien d’assassins l’avais-je enveloppé ?

Comment à tant de coups serait-il échappé ?

Il évitait en vain les Romains et son frère.

Ne le livrais-je pas aux fureurs de son père ?

C’est moi, qui les rendant l’un de l’autre jaloux,

Vins allumer le feu qui les embrase tous,

Tison de la discorde, et fatale furie,

Que le démon de Rome a formée et nourrie.

Et je vis ? Et j’attends que de leur sang baigné

Pharnace des Romains revienne accompagné !

Qu’il étale à mes yeux sa parricide joie ?

La mort au désespoir ouvre plus d’une voie.

Oui, cruelles, en vain vos injustes secours

Me ferment du tombeau les chemins les plus courts.

Je trouverai la mort jusque dans vos bras même.

Et toi fatal tissu, malheureux diadème,

Instrument et témoin de toutes mes douleurs,

Bandeau que mille fois j’ai trempé de mes pleurs,

Au moins en terminant ma vie, et mon supplice,

Ne pouvais-tu me rendre un funeste service ?

À mes tristes regards va, cesse de t’offrir.

D’autres armes sans toi sauront me secourir.

Et périsse le jour, et la main meurtrière

Qui jadis sur mon front t’attacha la première.

PHOEDIME

On vient, Madame, on vient. Et j’espère qu’Arcas

Pour bannir vos frayeurs porte vers vous ses pas.

SCÈNE II

Monime, Phoedime, Arcas.

MONIME

En est-ce fait, Arcas ? Et le cruel Pharnace…

ARCAS

Ne me demandez rien de tout ce qui se passe,

Madame. On m’a chargé d’un plus funeste emploi,

Et ce poison vous dit la volonté du roi.

PHOEDIME

Malheureuse Princesse !

MONIME

Ah quel comble de joie !

Donnez. Dites, Arcas, au roi qui me l’envoie,

Que de tous les présents que m’a fait sa bonté

Je reçois le plus cher et le plus souhaité.

À la fin je respire ; et le ciel me délivre

Des secours importuns qui me forçaient de vivre.

Maîtresse de moi-même, il veut bien qu’une fois

Je puisse de mon sort disposer à mon choix.

PHOEDIME

Hélas !

MONIME

Retiens tes cris, et par d’indignes larmes

De cet heureux moment ne trouble point les charmes.

Si tu m’aimais, Phoedime, il fallait me pleurer,

Quand d’un titre funeste on me vint honorer,

Et lorsque m’arrachant du doux sein de la Grèce

Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.

Retourne maintenant chez ces peuples heureux ;

Et si mon nom encor s’est conservé chez eux,

Dis leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,

Phoedime, conte-leur la malheureuse histoire.

Et toi, qui de ce coeur, dont tu fus adoré,

Par un jaloux destin fus toujours séparé.

Héros, avec qui même en terminant ma vie,

Je n’ose en un tombeau demander d’être unie,

Reçois ce sacrifice, et puisse en ce moment

Ce poison expier le sang de mon amant.

SCÈNE III

Monime, Phoedime, Arcas.

ARBATE

Arrêtez, arrêtez.

ARCAS

Que faites-vous, Arbate ?

ARBATE

Arrêtez. J’accomplis l’ordre de Mithridate.

MONIME

Ah ! laissez-moi.

ARBATE, jetant le poison.

Cessez, vous dis-je, et laissez-moi,

Madame, exécuter les volontés du roi.

Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle

Courez à Mithridate apprendre la nouvelle.

SCÈNE IV

Monime, Arbate, Phoedime.

MONIME

Ah ! trop cruel Arbate, à quoi m’exposez-vous ?

Est-ce qu’on croit encor mon supplice trop doux ?

Et le roi m’enviant une mort si soudaine

Veut-il plus d’un trépas pour contenter sa haine ?

ARBATE

Vous l’allez voir paraître, et j’ose m’assurer

Que vous-même avec moi vous allez le pleurer.

MONIME

Quoi le roi…

ARBATE

Le roi touche à son heure dernière,

Madame, et ne voit plus qu’un reste de lumière.

Je l’ai laissé sanglant, porté par des soldats,

Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.

MONIME

Xipharès ? Ah grands dieux ? Je doute si je veille,

Et n’ose qu’en tremblant en croire mon oreille.

Xipharès vit encor, Xipharès, que mes pleurs…

ARBATE

Il vit chargé de gloire, accablé de douleurs.

De sa mort en ces lieux la nouvelle semée

Ne vous a pas vous seule, et sans cause alarmée.

Les Romains, qui partout l’appuyaient par des cris,

Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.

Le roi trompé lui-même en a versé des larmes.

Et désormais certain du malheur de ses armes,

Par un rebelle fils de toutes parts pressé,

Sans espoir de secours tout prêt d’être forcé,

Et voyant pour surcroît de douleur et de haine

Parmi ses étendards porter l’aigle romaine ;

Il n’a plus aspiré qu’à s’ouvrir des chemins,

Pour éviter l’affront de tomber dans leurs mains.

D’abord il a tenté les atteintes mortelles

Des poisons que lui-même a crus les plus fidèles.

Il les a trouvés tous sans force et sans vertu.

« Vain secours, a-t-il dit, que j’ai trop combattu !

Contre tous les poisons soigneux de me défendre,

J’ai perdu tout le fruit que j’en pouvais attendre.

Essayons maintenant des secours plus certains,

Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains. »

Il parle, et défiant leurs nombreuses cohortes

Du palais à ces mots, il fait ouvrir les portes.

À l’aspect de ce front, dont la noble fureur

Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,

Vous les eussiez vu tous, retournant en arrière,

Laisser entre eux et nous une large carrière ;

Et déjà quelques-uns couraient épouvantés,

Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.

Mais le dirai-je, ô ciel ! Rassurés par Pharnace,

Et la honte en leurs coeurs réveillant leur audace,

Ils reprennent courage, ils attaquent le roi,

Qu’un reste de soldats défendait avec moi.

Qui pourrait exprimer, par quels faits incroyables,

Quels coups, accompagnés de regards effroyables,

Son bras se signalant pour la dernière fois,

À de ce grand héros terminé les exploits ?

Enfin las, et couvert de sang et de poussière,

Il s’était fait de morts une noble barrière.

Un autre bataillon s’est avancé vers nous.

Les Romains, pour le joindre, ont suspendu leurs coups.

Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.

Mais lui, C’en est assez, m’a-t-il dit, cher Arbate.

Le sang, et la fureur m’emportent trop avant.

Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.

Aussitôt dans son sein il plonge son épée.

Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.

Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant,

Faible, et qui s’irritait contre un trépas si lent,

Et se plaignant à moi de ce reste de vie,

Il soulevait encor sa main appesantie,

Et marquant à mon bras la place de son coeur,

Semblait d’un coup plus sûr implorer la faveur.

Tandis que possédé de ma douleur extrême

Je songe bien plutôt à me percer moi-même,

De grands cris ont soudain attiré mes regards.

J’ai vu, qui l’aurait cru ? J’ai vu de toutes parts,

Vaincus, et renversés les Romains, et Pharnace,

Fuyant vers leurs vaisseaux abandonner la place,

Et le vainqueur vers nous s’avançant de plus près,

À mes yeux éperdus a montré Xipharès.

MONIME

Juste ciel !

ARBATE

Xipharès, toujours resté fidèle,

Et qu’au fort du combat une troupe rebelle

Par ordre de son frère avait enveloppé ;

Mais qui d’entre leurs bras à la fin échappé,

Forçant les plus mutins, et regagnant le reste,

Heureux et plein de joie en ce moment funeste,

À travers mille morts, ardent, victorieux,

S’était fait vers son père un chemin glorieux.

Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.

Son bras aux pieds du roi l’allait jeter sans vie.

Mais on court, on s’oppose à son emportement.

Le roi m’a regardé dans ce triste moment,

Et m’a dit d’une voix qu’il poussait avec peine :

S’il en est temps encor, cours, et sauve la reine.

Ces mots m’ont fait trembler pour vous, pour Xipharès.

J’ai craint, j’ai soupçonné quelques ordres secrets.

Tout lassé que j’étais, ma frayeur, et mon zèle,

M’ont donné pour courir une force nouvelle,

Et malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux

D’avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.

MONIME

Ah ! que de tant d’horreurs justement étonnée,

Je plains de ce grand roi la triste destinée !

Hélas ! et plût aux dieux, qu’à son sort inhumain

Moi-même j’eusse pu ne point prêter la main,

Et que simple témoin du malheur qui l’accable

Je le pusse pleurer sans en être coupable !

Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits

Le sang du père, ô ciel, et les larmes du fils !

SCÈNE DERNIÈRE

Mithridate, Monime, Xipharès, Arbate, Arcas, gardes qui soutiennent Mithridate.

MONIME

Ah que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre !

MITHRIDATE

Cessez, et retenez vos larmes l’un et l’autre.

En montrant Xipharès.

Mon sort de sa tendresse, et de votre amitié

Veut d’autres sentiments que ceux de la pitié ;

Et ma gloire plutôt digne d’être admirée

Ne doit point par des pleurs être déshonorée.

J’ai vengé l’univers autant que je l’ai pu ;

La mort dans ce projet m’a seule interrompu.

Ennemi des Romains, et de la tyrannie,

Je n’ai point de leur joug subi l’ignominie ;

Et j’ose me flatter qu’entre les noms fameux,

Qu’une pareille haine a signalés contre eux,

Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,

Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.

Le ciel n’a pas voulu, qu’achevant mon dessein

Rome en cendre me vît expirer dans son sein.

Mais au moins quelque joie en mourant me console.

J’expire environné d’ennemis, que j’immole.

Dans leur sang odieux j’ai pu tremper mes mains,

Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.

À mon fils Xipharès je dois cette fortune.

Il épargne à ma mort leur présence importune.

Que ne puis-je payer ce service important

De tout ce que mon trône eut de plus éclatant ?

Mais vous me tenez lieu d’empire, de couronne.

Vous seule me restez. Souffrez que je vous donne,

Madame, et tous ces voeux que j’exigeais de vous,

Mon coeur pour Xipharès vous les demande tous.

MONIME

Vivez, Seigneur, vivez, pour le bonheur du monde,

Et pour sa liberté qui sur vous seul se fonde.

Vivez, pour triompher d’un ennemi vaincu,

Pour venger…

MITHRIDATE

C’en est fait, Madame et j’ai vécu.

Mon fils, songez à vous. Gardez-vous de prétendre

Que de tant d’ennemis vous puissiez vous défendre.

Bientôt tous les Romains de leur honte irrités

Viendront ici sur vous fondre de tous côtés.

Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite

À rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte.

Tant de Romains sans vie en cent lieux dispersés

Suffisent à ma cendre, et l’honorent assez.

Cachez leur pour un temps vos noms, et votre vie.

Allez, réservez-vous…

XIPHARÈS

Moi, Seigneur, que je fuie !

Que Pharnace impuni, les Romains triomphants

N’éprouvent pas bientôt…

MITHRIDATE

Non, je vous le défends.

Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse.

Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice.

Mais je sens affaiblir ma force, et mes esprits.

Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils.

Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,

Venez, et recevez l’âme de Mithridate.

MONIME

Il expire.

XIPHARÈS

Ah, Madame ! unissons nos douleurs,

Et par tout l’univers cherchons-lui des vengeurs.

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Les prétendues scissions dans l’Internationale

Circulaire privée du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, 1872. 

Jusqu’à ce jour le Conseil Général s’est imposé une réserve absolue quant aux luttes intérieures de l’Internationale et n’a jamais répondu publiquement aux attaques publiques, lancées pendant plus de deux ans contre lui par des membres de l’Association.

Mais si la persistance de quelques intrigants, à entretenir à dessein une confusion entre l’Internationale et une Société qui, dès son origine, lui a été hostile, pouvait permettre de garder plus longtemps le silence, l’appui que la réaction européenne trouve dans les scandales provoqués par cette Société, à un moment où l’Internationale traverse la crise la plus sérieuse, depuis sa fondation, obligerait le Conseil Général à faire l’histoire de toutes ces intrigues.

I

Après la chute de la Commune de Paris, le premier acte du Conseil Général fut de publier son Manifeste sur « la Guerre civile en France », dans lequel il se rendit solidaire de tous les actes de la Commune, qui, justement à ce moment servaient à la bourgeoisie, à la presse et aux gouvernements de l’Europe centrale à accabler sous les calomnies les plus infâmes les vaincus de Paris. Une partie de la classe ouvrière même n’avait pas encore compris que son drapeau venait de succomber.

Le Conseil en acquit une preuve, entre autres, par les démissions de deux de ses membres, les citoyens Odger et Lucraft, répudiant toute solidarité avec ce Manifeste. On peut dire que de sa publication dans tous les pays civilisés, date l’unité de vues de la classe ouvrière sur les événements de Paris.

D’un autre côté, l’Internationale trouva un autre moyen de propagande des plus puissants dans la presse bourgeoise et surtout la grande presse anglaise, forcée par ce Manifeste de s’engager dans une polémique soutenue par les répliques du Conseil Général.

L’arrivée à Londres de nombreux réfugiés de la Commune obligea le Conseil général à se constituer en Comité de secours et à exercer, pendant plus de 8 mois, cette fonction tout à fait en dehors de ses attributions régulières. Il va sans dire que les vaincus et les exilés de la Commune n’avaient rien à espérer de la bourgeoisie. Quant à la classe ouvrière, les demandes de secours venaient dans un moment difficile.

La Suisse et la Belgique avaient déjà reçu leur contingent de réfugiés qu’elles avaient à soutenir ou dont elles avaient à faciliter le passage vers Londres. Les sommes recueillies en Allemagne, en Autriche et en Espagne étaient envoyées en Suisse. En Angleterre, la grande lutte pour la journée de 9 heures de travail, dont la bataille décisive fut menée à Newcastle, avait absorbé et les contributions individuelles des ouvriers et les fonds organisés des Trade unions, fonds qui, du reste, d’après les statuts même, ne peuvent être affectés qu’aux luttes de métier.

Cependant, par des démarches et correspondances incessantes, le Conseil put réunir par petites sommes, l’argent qu’il distribuait chaque semaine. Les ouvriers américains ont répondu plus largement à son appel. Encore si le Conseil avait pu réaliser les millions que l’imagination terrifiée de la bourgeoisie dépose si généreusement dans le coffre-fort international !

Après mai 1871, un certain nombre de réfugiés de la Commune furent appelés à remplacer au Conseil l’élément français qui, par suite de la guerre, ne s’y trouvait plus représenté. Parmi les membres ainsi adjoints, il y avait d’anciens Internationaux et une majorité composée d’hommes connus par leur énergie révolutionnaire et dont l’élection fut un hommage rendu à la Commune de Paris.

C’est au milieu de ces préoccupations que le Conseil dut faire les travaux préparatoires pour la Conférence des délégués qu’il venait de convoquer.

Les mesures violentes prises contre l’Internationale par le gouvernement bonapartiste, avaient empêché la réunion du Congrès de Paris, prescrite par le Congrès de Bâle. Usant du droit conféré par l’article 4 des Statuts, le Conseil général, dans sa circulaire du 12 juillet 1871, convoqua le congrès à Mayence.

Dans les lettres adressées en même temps aux différentes fédérations, il leur proposa de transférer le siège du Conseil général d’Angleterre en un autre pays et demanda de munir les délégués de mandats impératifs à ce sujet. Les Fédérations se prononcèrent à l’unanimité pour son maintien à Londres. La guerre franco-allemande, éclatant peu de jours après, rendit tout Congrès impossible. C’est alors que les Fédérations consultées nous donnèrent le pouvoir de fixer la date du prochain Congrès d’après les événements.

Aussitôt que la situation politique parut le permettre, le Conseil Général convoqua une Conférence privée, convocation appuyée sur les précédents de la Conférence de 1865 et des séances administratives privées de chaque Congrès.

— Un Congrès public était impossible et n’eut fait que dénoncer les délégués continentaux, à un moment où la réaction européenne célébrait ses orgies; où Jules Favre demandait l’extradition des réfugiés comme criminels de droit commun, à tous les gouvernements, même à celui de l’Angleterre; où Dufaure proposait à l’Assemblée rurale une loi mettant l’Internationale hors la loi et dont Malou plus tard servait aux Belges une contrefaçon hypocrite; où, en Suisse, un réfugié de la Commune était arrêté préventivement, en attendant la décision du gouvernement fédéral sur la demande d’extradition; où la chasse aux Internationaux était la base ostensible d’une alliance entre Beust et Bismarck, dont Victor Emmanuel s’empressa d’adopter la clause dirigée contre l’Internationale; ou le gouvernement espagnol, se mettant entièrement çà la disposition des bourreaux de Versailles, forçait le bureau fédéral de Madrid à chercher un refuge en Portugal; au moment enfin où l’Internationale avait pour premier devoir de resserrer son organisation et de relever le gant jeté par les gouvernements.

Toutes les sections en rapports réguliers avec le Conseil Général furent en temps opportun convoquées à la Conférence qui, bien que n’étant pas un Congrès public, rencontra de sérieuses difficultés. Il va sans dire que la France, dans l’état où elle se trouvait, ne pouvait élire de délégués. En Italie, la seule section, organisée alors, était celle de Naples: au moment de nommer un délégué elle fut dissoute par la force armée. En Autriche et en Hongrie, les membres les plus actifs étaient emprisonnés.

En Allemagne, quelques uns des membres les plus connus étaient poursuivis pour crime de haute trahison, d’autres étaient en prison, et les moyens pécuniaires du parti étaient absorbés par la nécessité de venir en aide à leurs familles. Les Américains, tout en adressant à la Conférence un Mémoire détaillé sur la situation de l’Internationale dans leur pays, employèrent les frais de délégation au soutien des réfugiés. Du reste, toutes les fédérations reconnurent la nécessité de substituer la Conférence privée au Congrès public.

La Conférence, après avoir siégé à Londres du 17 au 23 septembre 1871, laissa au Conseil général le soin de publier ses résolutions, de codifier les règlements administratifs et de les publier avec les Statuts généraux, revus et corrigés, en trois langues, d’exécuter la résolution substituant les timbres adhésifs aux cartes de membres, de réorganiser l’Internationale en Angleterre, et enfin de subvenir aux dépenses nécessitées par ces divers travaux.

Dès la publication des travaux de la Conférence, la presse réactionnaire, de Paris à Moscou, de Londres à New-York, dénonça la résolution sur la politique de la classe ouvrière comme renfermant des desseins si dangereux — le Times l’accusa « d’une audace froidement calculée » — qu’il était urgent de mettre l’Internationale hors la loi.

D’autre part, la résolution faisant justice des sections sectaires interlopes, fut le prétexte pour la police internationale aux aguets de revendiquer bruyamment la liberté autonome des ouvriers, ses protégés, contre le despotisme avilissant du Conseil général et de la Conférence. La classe ouvrière se sentait si « lourdement opprimée » que le Conseil général reçut de l’Europe, de l’Amérique, de l’Australie et même des Indes orientales des adhésions et des avis de la formation de nouvelles sections.

II

Les dénonciations de la presse bourgeoise ainsi que les lamentations de la police internationale trouvaient un écho sympathique même dans notre Association. Des intrigues, dirigées en apparence contre le Conseil général et en réalité contre l’Association, furent tramées dans son sein. Au fond de ces intrigues se trouve l’inévitable Alliance internationale de la Démocratie socialiste enfantée par le Russe Michel Bakounine.

A son retour de la Sibérie, il prêcha dans le Kolokol de Herzen, comme fruit de sa longue expérience, le panslavisme et la guerre des races. Plus tard, durant son séjour en Suisse, il fut nommé au Comité directeur de la « Ligue de la paix et de la liberté », fondée en opposition à l’Internationale. Les affaires de cette société bourgeoise allant de mal en pis, son président, M. G. Vogt, sur l’avis de Bakounine, proposa une alliance au Congrès international réuni à Bruxelles en septembre 1868.

Le Congrès déclara à l’unanimité que de deux choses l’une: ou la Ligue poursuivait le même but que l’Internationale, et dans ce cas elle n’avait aucune raison d’être, ou son but était différent, et alors l’alliance était impossible. Au Congrès de la Ligue, tenu à Berne, quelques jours après, Bakounine opéra sa conversion. Il y proposa un programme d’occasion dont la valeur scientifique peut être jugée par cette seule phrase: l’égalisation économique et sociale des classes.

Soutenu par une infime minorité, il rompit avec la Ligue pour entrer dans l’Internationale, déterminé à substituer son programme de circonstance, repoussé par la Ligue, aux statuts généraux de l’Internationale et sa dictature personnelle au Conseil général. Dans ce but, il se créa un instrument spécial, l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, destinée à devenir une Internationale dans l’Internationale.

Bakounine trouva les éléments nécessaires à la formation de cette société dans les relations qu’il avait nouées durant son séjour en Italie et dans un noyau de Russes exilés, lui servant d’émissaires et de recruteurs parmi les membres de l’Internationale en Suisse, en France et en Espagne.

Ce ne fut cependant que sur les refus réitérés des Conseils fédéraux belge et parisien de reconnaître l’Alliance qu’il se décida à soumettre à l’approbation du Conseil général les statuts de sa nouvelle société, lesquels n’étaient que la reproduction fidèle du programme « incompris » de Berne. Le Conseil répondit par la circulaire suivante, en date du 22 décembre 1868:

Il y a un mois environ qu’un certain nombre de citoyens s’est constitué à Genève comme Comité central initiateur d’une nouvelle Société internationale dite « l’Alliance Internationale de la Démocratie socialiste se donnant pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et philosophiques sur la base même de ce grand principe de l’égalité », etc. »
Le programme et le règlement imprimés de ce Comité initiateur n’ont été communiqués au Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs que le 15 décembre 1868.

D’après ces documents, ladite Alliance est « fondue entièrement dans l’Internationale » en même temps qu’elle est fondée entièrement en dehors de cette association. À côté du Conseil général de l’Internationale élu par les Congrès successifs de Genève, Lausanne et Bruxelles, il y aura, d’après le règlement initiateur, un autre Conseil général à Genève qui s’est nommé lui-même.

À côté des groupes locaux de l’Internationale, il y aura les groupes locaux de l’Alliance qui, par l’intermédiaire de leurs bureaux nationaux, fonctionnant en dehors des bureaux nationaux de l’Internationale, « demanderont au Bureau central de l’Alliance leur admission dans l’Internationale », le Comité central de l’Alliance s’arrogeant ainsi le droit d’admission dans l’Internationale.

En dernier lieu, le Congrès général de l’Association internationale des travailleurs trouvera encore sa doublure dans le Congrès général de l‘Alliance, car, dit le règlement initiateur, au congrès annuel des travailleurs, la délégation de l’Alliance de la démocratie socialiste, comme branche de l’Association internationale des travailleurs, « tiendra ses séances publiques dans un local séparé. »

Considérant
Que la présence d’un deuxième corps international fonctionnant à l’intérieur et à l’extérieur de l’Association internationale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible de la désorganiser ;

Que n’importe quel autre groupe d’individus, résidant dans une localité quelconque, aurait le droit d’imiter le groupe initiateur de Genève et, sous des prétextes plus ou moins plausibles, de greffer sur l’Association internationale des travailleurs d’autres associations internationales avec d’autres « missions spéciales » ;

Que de cette manière l’Association internationale des travailleurs deviendrait bientôt le jouet des intrigants de toute race et de toute nationalité ;

Que d’ailleurs les statuts de l’Association internationale des travailleurs n’admettent dans son cadre que des branches locales et nationales (voir l’article 1 et l’article 6 des statuts) ;
Que défense est faite aux sections de l’Association internationale de se donner des statuts ou règlements administratifs contraires aux statuts généraux et aux règlements administratifs de l’Association internationale (voir l’article 12) ;

Que les statuts et règlements administratifs de l’Association internationale ne peuvent être révisés que par un congrès général où deux tiers des délégués présents voteraient en faveur d’une telle révision (voir l’article 13 des règlements administratifs) ;

Que la question a déjà été jugée par les résolutions contre la Ligue de la paix, adoptées à l’unanimité par le Conseil général de Bruxelles ;
Que, dans ses résolutions, le congrès déclarait que la Ligue de la paix n’avait aucune raison d’être, puisque, d’après ses récentes déclarations, son but et ses principes étaient identiques à ceux de l’Association internationale des travailleurs ;

Que plusieurs membres du groupe initiateur de l’Alliance, en leur qualité de délégués au Congrès de Bruxelles, ont voté ces résolutions:

Le Conseil général, dans sa séance du 22 décembre 1868, a unanimement résolu:

1 ) Tous les articles du règlement de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, statuant sur ses relations avec l’Association internationale des travailleurs, sont déclarés nuls et de nul effet ;
2) L’Alliance internationale de la démocratie socialiste n’est pas admise comme branche de l’Association internationale des travailleurs .
G. ODGER, président de la séance.
V. SHAW, secrétaire général.
Londres, 22 décembre 1868.

Quelques mois après, l’Alliance s’adressa de nouveau au Conseil général et lui demanda si, oui ou non, il en admettait les principes ? En cas affirmatif, l’Alliance se déclarait prête à se dissoudre en sections internationales. Elle reçut en réponse la circulaire suivante du 9 mars 1869:

Le Conseil général au Comité central de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste

D’après l’article premier de nos statuts, l’Association internationale des travailleurs admet toutes les Sociétés ouvrières qui poursuivent le même but, savoir: le concours mutuel, le progrès et l’émancipation complète de la classe ouvrière ».

Les sections de la classe ouvrière dans les divers pays se trouvant placées dans des conditions diverses de développement, il s’ensuit nécessairement que leurs opinions théoriques, qui reflètent le mouvement réel, sont aussi divergentes.

Cependant, la communauté d’action établie par l’Association Internationale des Travailleurs, l’échange des idées facilité par la publicité faite par les organes des différentes sections nationales, enfin les discussions directes aux Congrès généraux ne manquent pas d’engendrer graduellement un programme théorique commun.
Ainsi, il est en dehors des attributions du Conseil général de faire l’examen critique du Programme de l’Alliance. Nous n’avons pas à rechercher si, oui ou non, c’est une expression adéquate du mouvement prolétaire. Pour nous, il s’agit seulement de savoir s’il ne contient rien de contraire à la tendance générale de notre association, c’est-à-dire à l’émancipation complète de la classe ouvrière. Il y a une phrase dans votre programme qui de ce point de vue fait défaut. Dans l’article II, on lit :

« Elle [Alliance] veut avant tout l’égalisation politique, économique et sociale des classes . »

L’égalisation des classe, interprétée littéralement, aboutit à l’harmonie du Capital et du Travail, si importunément prêchée par les socialistes bourgeois. Ce n’est pas l’égalisation des classes — contre-sens logique, impossible à réaliser, mais au contraire l’abolition des Classes, ce véritable secret du mouvement prolétaire, qui forme le grand but de l’Association Internationale des Travailleurs.

Cependant, considérant le contexte dans lequel cette phrase: égalisation des classes se trouve, elle semble s’y être glissée comme une erreur de plume.

Le Conseil général ne doute pas que vous voudrez bien éliminer de votre programme une phrase prêtant à des malentendus si dangereux. A la réserve des cas où la tendance générale de notre Association serait contredite, il correspond à ses principes de laisser à chaque section la liberté de formuler librement son programme théorique.

Il n’existe donc pas d’obstacle pour la conversion des sections de l’Alliance en sections de l’Association Internationale des Travailleurs.
Si la dissolution de l’Alliance et l’entrée des sections dans l’Internationale étaient définitivement décidées, il deviendrait nécessaire, d’après nos règlements, d’informer le Conseil du lieu et de la force numérique de chaque nouvelle section.

Séance du Conseil général du 9 mars 1869.

L’Alliance ayant accepté ces conditions, fut admise dans l’Internationale par le Conseil général, lequel, induit en erreur par quelques signatures du programme Bakounine, la supposa reconnue par le Conseil fédéral romand de Genève, qui, au contraire, ne cessa jamais de la tenir à l’écart.

Désormais, elle avait atteint son but immédiat: se faire représenter au Congrès de Bâle. En dépit des moyens déloyaux dont ses partisans se servirent — moyens employés, à cette occasion, et cette fois-là seulement dans un Congrès de l’Internationale, Bakounine fut déçu dans son attente de voir le Congrès transférer à Genève le siège du Conseil Général et sanctionner officiellement la vieillerie St-Simonienne, l’abolition immédiate du droit d’héritage, dont Bakounine avait fait le point de départ pratique du socialisme.

Ce fut le signal de la guerre ouverte  et incessante que fit l’Alliance; non seulement au Conseil Général, mais encore à toutes les sections de l’Internationale, qui refusèrent d’adopter le programme de cette coterie sectaire et surtout la doctrine de l’abstention absolue en matière politique.

Déjà avant le Congrès de Bâle, Netchaïeff étant venu à Genève, Bakounine entra en relations avec lui, et fonda en Russie une société secrète parmi les étudiants. Cachant toujours sa propre personne sous le nom de différents « comités révolutionnaires », il revendiqua des pouvoirs autocratiques, entés sur toutes les duperies et mystifications du temps de Cagliostro.

Le grand moyen de propagande de cette société consistait à compromettre des personnes innocentes vis-à-vis de la police russe, en leur adressant de Genève des communications sous enveloppes jaunes, revêtues à l’extérieur, en langue russe, de l’estampille du « Comité révolutionnaire secret ». Les rapports publics du procès Netchaïeff prouvent qu’il a été fait un abus infâme du nom de l’Internationale [1].

L’Alliance commença dans ce temps une polémique publique contre le Conseil général, d’abord dans le Progrès de Locle, puis dans l’Egalité de Genève, journal officiel de la fédération romande où s’étaient glissés quelques membres de l’Alliance à la suite de Bakounine.

Le Conseil général, qui avait dédaigné les attaques du Progrès, organe personnel de Bakounine, ne pouvait ignorer celles de l’Egalité, qu’il devait croire approuvées par le Comité fédéral romand. Il publia alors la circulaire du 1er janvier 1870 où il est dit:

« Nous lisons dans l’Egalité, numéro du 11 décembre 1869:

Il est « certain que le Conseil général néglige des choses extrêmement importantes.

Nous lui rappelons ses obligations avec l’article premier du règlement: le Conseil général est obligé d’exécuter les résolutions du Congrès, etc… Nous aurions assez de questions à poser au Conseil général, pour que ses réponses constituent un assez long bulletin.

Elles viendront plus tard… En attendant, etc… » Le Conseil général ne connaît pas d’article, soit dans les statuts, soit dans les règlements, qui l’obligeât d’entrer en correspondance ou en polémique avec l’Egalité ou de faire des « réponses aux questions » des journaux.

Ce n’est que le Comité fédéral de Genève qui, vis-à-vis du Conseil général, représente les branches de la Suisse romande. Lorsque le Comité fédéral romand nous adressera des demandes ou des réprimandes par la seule voie légitime, c’est-à-dire par son secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à y répondre.

Mais le Comité fédéral romand n’a le droit ni d’abdiquer ses fonctions entre les mains des rédacteurs de l’Egalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions. Généralement parlant, la correspondance administrative du Conseil général avec les Comités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée sans porter un grand préjudice à l’intérêt général de l’Association.

Donc, si les autres organes de l’Internationale imitaient le Progrès et l’Egalité, le Conseil général se trouverait placé dans l’alternative, ou de se discréditer devant le public en se taisant ou de violer ses devoirs en répondant publiquement. L’Egalité s’est jointe au Progrès pour inviter « le Travail » (journal parisien) à attaquer de son côté le Conseil général. C’est presque une Ligue du bien public. »

Cependant, avant d’avoir connaissance de cette circulaire, le Comité fédéral romand avait déjà éloigné de la rédaction de l’Egalité les partisans de l’Alliance.

La circulaire du 1er janvier 1870, comme celle du 22 décembre 1868 et du 9 mars 1869, furent approuvées par toutes les sections de l’Internationale.

Il va sans dire qu’aucune des conditions acceptées par l’Alliance, n’a jamais été remplie. Ses prétendues sections restaient un mystère pour le Conseil général. Bakounine cherchait à retenir sous sa direction personnelle les quelques groupes épars en Espagne et en Italie et la section de Naples qu’il avait détachée de l’Internationale. Dans les autres villes italiennes, il correspondait avec des petits noyaux, composés non d’ouvriers, mais d’avocats, de journalistes et autres

bourgeois doctrinaires. A Barcelone, quelques amis maintenaient son influence. Dans quelques villes du Midi de la France, l’Alliance s’efforçait de fonder des sections séparatistes sous la direction d’Albert Richard et de Gaspard Blanc, de Lyon, sur lesquels nous aurons à revenir. En un mot, la Société internationale dans l’Internationale continuait à s’agiter.

Le grand coup de l’Alliance, la tentative pour s’emparer de la direction de la Suisse romande, devait être frappé au Congrès de La Chaux-de-Fonds, ouvert le 4 avril 1870.

La lutte s’engagea sur le droit d’admission des délégués de l’Alliance, droit contesté par les délégués de la fédération genévoise et des sections de La Chaux-de-Fonds.

Bien que, d’après leur propre recensement, les partisans de l’Alliance ne fussent que la représentation du cinquième des membres de la fédération, ils réussirent, grâce à la répétition des manœuvres de Bâle, à se procurer une majorité fictive d’une ou deux voix, majorité qui, au dire de leur propre organe (voir la Solidarité du 7 mai 1870) ne représentait que quinze sections, tandis qu’à Genève seule il y en avait trente !

Sur ce vote, le Congrès romand se divisa en deux partis qui continuèrent leurs séances séparément. Les partisans de l’Alliance se considérant comme les représentants légaux de toute la fédération, transférère[nt] le siège du Comité fédéral romand à La Chaux-de-Fonds, et fondèrent à Neufchâtel leur organe officiel, la Solidarité rédigé par le citoyen Guillaume.

Ce jeune écrivain avait pour mission spéciale de décrier « les ouvriers de fabrique » de Genève, ces « bourgeois odieux », de faire la guerre à l’Egalité, journal de la fédération romande, et de prêcher l’abstention absolue en matière politique. Les articles les plus marquants relatifs à ce dernier sujet eurent pour auteurs, à Marseille, Bastelica et à Lyon les deux grands piliers de l’Alliance, Albert Richard et Gaspard Blanc.

A leur tour, les délégués de Genève convoquèrent leurs sections en une assemblée générale qui, malgré l’opposition de Bakounine et de ses amis, approuva leurs actes au Congrès de La Chaux-de-Fonds. A quelques temps de là, Bakounine et ses acolytes les plus actifs furent exclus de la fédération romande.

A peine le Congrès était-il clos que le nouveau Comité de La Chaux-de-Fonds en appelait à l’intervention du Conseil Général, dans une lettre signée F. Robert, secrétaire, et Henri Chevalley, président, dénoncé deux mois plus tard comme voleur, par l’organe du Comité, la Solidarité du 7 juillet.

Après avoir examiné les pièces justificatives des deux parties, le Conseil Général décida, le 28 juin 1870, de maintenir le Comité fédéral de Genève dans ses anciennes fonctions et d’inviter le nouveau Comité fédéral de La Chaux-de-Fonds à prendre un nom local.

Devant cette déception, qui trompait ses désirs, le Comité de La Chaux-de-Fonds dénonça l’autoritarisme du Conseil Général, oubliant que, le premier, il en avait demandé l’intervention. Le trouble que sa persistance à usurper le nom du Comité fédéral romand jetait dans la fédération suisse obligea le Conseil Général de suspendre toutes relations officielles avec ce Comité.

Louis Bonaparte venait de livrer son armée à Sedan. De toutes parts s’élevèrent les protestations des Internationaux contre la continuation de la guerre. Le Conseil Général, dans son Manifeste du 9 septembre, dénonçant les projets de conquête de la Prusse, montrait le danger de son triomphe pour la cause prolétaire et prédisait aux ouvriers allemands qu’ils en seraient les premières victimes.

Il provoquait en Angleterre des meetings qui contrecarrèrent les tendances prussiennes de la Cour. En Allemagne, les ouvriers internationaux firent des démonstrations réclamant la reconnaissance de la République et « une paix honorable pour la France… »

De son côté, la nature belliqueuse du bouillant Guillaume (de Neufchâtel) lui suggéra l’idée lumineuse d’un manifeste anonyme, publié en supplément et sous le couvert du journal officiel la Solidarité, demandant la formation de corps francs suisses pour aller combattre les Prussiens, ce qu’il fut toujours empêché de faire, sans aucun doute par ses convictions abstentionnistes.

Survint l’insurrection de Lyon. Bakounine accourut et, appuyé sur Albert Richard, Gaspard Blanc et Bastelica, s’installa, le 28 septembre, à l’Hôtel de Ville, dont il s’abstint de garder les abords comme d’un acte politique. Il en fut chassé piteusement par quelques gardes nationaux au moment où, après un enfantement laborieux, son décret sur l’abolition de l’État venait enfin de voir le jour.

En octobre 1870, le Conseil Général, en l’absence de ses membres français, s’adjoignit le citoyen Paul Robin, réfugié de Brest, un des partisans les plus connus de l’Alliance et, de plus, l’auteur des attaques lancées dans l’Egalité contre le Conseil Général où, depuis ce moment, il ne cessait de fonctionner comme correspondant officieux du Comité de La Chaux-de-Fonds. Le 14 mars 1871 il provoqua la convocation d’une Conférence privée de l’Internationale pour vider le différend suisse.

Le Conseil, prévoyant que de grands événements se préparaient à Paris, refusa net. Robin revint à la charge à plusieurs reprises et proposa même au Conseil de prendre une décision définitive sur le différend. Le 25 juillet, le Conseil Général décida que cette affaire serait une des questions soumises à la Conférence qui serait convoquée pour le mois de septembre 1871.

Le 10 août, l’Alliance, peu désireuse de voir ses agissements scrutés par une Conférence, déclarait qu’elle était dissoute depuis le 6 du même mois. Mais le 15 septembre, elle reparait et demande son admission au Conseil, sous le nom de Section des athées socialistes.

D’après la résolution administrative n° V du Congrès de Bâle, le Conseil n’aurait pu l’admettre sans consulter le Comité fédéral de Genève, qui était fatigué des deux années de lutte avec les sections sectaires. D’ailleurs, le Conseil avait déjà déclaré aux sociétés ouvrières chrétiennes anglaises (Young mens’ Christian Association) que l’Internationale ne reconnaît pas de sections théologiques.

Le 6 août, date de la dissolution de l’Alliance, le Comité fédéral de la Chaux-de-Fonds, tout en renouvelant sa demande d’entrer en relations officielles avec le Conseil, lui déclare qu’il continuera d’ignorer la résolution du 28 juin et de se poser, vis-à-vis de Genève, en comité fédéral romand; et « que c’est au Congrès général qu’il appartient à juger cette affaire ».

Le 4 septembre, le même Comité envoya une protestation contre la compétence de la Conférence dont il avait cependant demandé le premier la convocation. La Conférence aurait pu demander à son tour, quelle était la compétence du Conseil fédéral de Paris, que ce Comité avait requis, avant le siège, de décider sur le différend suisse ? Elle se contenta de confirmer la décision du Conseil Général du 28 juin 1870. ( Voir les motifs dans l’Egalité de Genève du 21 octobre 1871).

III

La présence en Suisse de quelques-uns des proscrits français qui y avaient trouvé refuge vint redonner une lueur de vie à l’Alliance.

Les internationaux de Genève firent pour les proscrits, tout ce qui était en leurs pouvoirs. Ils leur assurèrent des secours dès le premier moment et empêchèrent, par une agitation puissante, les autorités suisses d’accorder l’extradition demandée par le gouvernement de Versailles.

Plusieurs coururent de graves dangers en allant en France aider des réfugiés à gagner la frontière. Quel ne fut donc pas l’étonnement des ouvriers genévois en voyant quelques meneurs, tels que B. Malon [2], se mettre aussitôt en rapport avec les hommes de l’ Alliance et avec l’aide de N. Joukowsky, l’ex-secrétaire de l’Alliance, essayer de fonder à Genève, en dehors de la Fédération romande, la nouvelle « Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste ».

Dans le premier article de ses statuts, elle « déclare adhérer aux statuts généraux de l’Association Internationale des Travailleurs, en se réservant toute la liberté d’action et d’initiative qui lui est donnée comme conséquence logique du principe d’autonomie et de fédération reconnu par les statuts et les Congrès de l’Association.  » En d’autres termes, elle se réserve toute liberté de continuer l’œuvre de l’Alliance.

Dans une lettre de Malon, du 20 octobre 1871, cette nouvelle section adressa au Conseil général, pour la troisième fois, la demande de son admission dans l’Internationale. Conformément à la résolution V du Congrès de Bâle, le Conseil consulta le Comité fédéral de Genève, qui protesta vivement contre la reconnaissance par le Conseil de ce nouveau « foyer d’intrigues et de dissensions ». Le Conseil fut, en effet, assez « autoritaire » pour ne pas vouloir imposer à toute une Fédération les volontés de B. Malon et de N. Joukowsky, ex-secrétaire de l’Alliance.

La Solidarité ayant cessé d’exister, les nouveaux adhérents de l’Alliance fondèrent la Révolution Sociale, sous la direction supérieure de Madame André Léo, qui venait de déclarer au Congrès de la Paix à Lausanne: que « Raoul Rigault et Ferré étaient les deux figures sinistres de la Commune, qui jusque-là (jusqu’à l’exécution des otages) n’avaient cessé, toujours en vain, de réclamer des mesures sanglantes ».

Dès son premier numéro, ce journal s’empressa de se mettre au niveau du Figaro, du Gaulois, du Paris-Journal et autres organes orduriers, dont il réédita les saletés contre le Conseil général. Le moment lui parut opportun d’allumer, même dans l’Internationale, le feu des haines nationales. D’après lui, le Conseil général était un comité allemand, dirigé par un cerveau bismarkien3.

Après avoir bien établi que certains membres du Conseil général ne pouvaient se piquer d’être « Gaulois avant tout », la Révolution sociale ne sut que s’emparer du deuxième mot d’ordre que la police européenne faisait circuler et dénoncer l’autoritarisme du Conseil.

Quels étaient donc les faits sur lesquels s’appuyaient ces criailleries puériles ? Le Conseil général avait laissé mourir l’Alliance de sa mort naturelle et, d’accord avec le Comité fédéral de Genève, en avait empêché la résurrection. En outre, il avait requis le Comité de la Chaux-de-Fonds de prendre un nom qui lui permit de vivre en paix avec la grande majorité des Internationaux romands.

En dehors de ces actes « autoritaires », quel usage le Conseil général avait-il fait, depuis octobre 1869 jusqu’en octobre 1871, des pouvoirs assez étendus que lui avait conféré le Congrès de Bâle ?

1) Le 8 février 1870, la « Société des prolétaires positivistes » de Paris demanda au Conseil général son admission. Le Conseil répondit que les principes positivistes ayant trait au capital, énoncés dans les statuts particuliers de la Société, étaient en contradiction flagrante avec les considérants des statuts généraux; qu’il fallait donc les rayer et entrer dans l’Internationale non comme « positivistes » mais comme « prolétaires », tout en restant libres de concilier leurs opinions théoriques avec les principes généraux de l’Association. La section, ayant reconnu la justesse de cette décision, entra dans l’Internationale.

2) A Lyon, il y avait eu scission entre la section de 1865 et une section de formation récente, où, au milieu d’honnêtes ouvriers, l’Alliance était représentée par Albert Richard et Gaspard Blanc. Comme il est d’usage dans pareils cas, le jugement d’une cour d’arbitrage, formée en Suisse, ne fut pas reconnu. Le 15 février 1870, la section de formation récente ne demanda pas seulement au Conseil général de statuer sur ce différend, en vertu de la résolution VII du Congrès de Bâle, mais elle lui envoya un jugement tout prêt, excluant et marquant d’infâmie les membres de la section de 1865, jugement qu’il devait signer et renvoyer par le retour du courrier.

Le Conseil blâma cette procédure inouïe et requit des pièces justificatives. A la même demande, la section de 1865 répondit que, les pièces à charge contre Albert Richard ayant été soumises à la cour d’arbitrage, Bakounine s’en était emparé et refusait de les rendre, et par conséquent elle ne pouvait satisfaire d’une manière absolue aux désirs du Conseil général. La décision du Conseil, en date du 8 mars, sur cette affaire, ne souleva aucune objection ni d’un côté ni de l’autre.

3 ) La branche française de Londres, ayant admis des éléments d’un caractère plus que douteux, s’était peu à peu transformée en une commandite de M. Félix Pyat. Elle lui servait à organiser des démonstrations compromettantes pour l’assassinat de L. Bonaparte, etc. , et à propager en France, sous le couvert de l’Internationale, ses manifestes ridicules. Le Conseil général se borna à déclarer dans les organes de l’Association, que M. Pyat n’étant pas membre de l’Internationale, elle ne pouvait être responsable de ses faits et gestes. La branche française déclara alors qu’elle ne reconnaissait ni le Conseil général, ni les Congrès: elle fit afficher sur les murs de Londres qu’en dehors d’elle, l’Internationale était une société anti-révolutionnaire.

L’arrestation des internationaux français, à la veille du plébiscite, sous le prétexte d’une conspiration, ourdie en réalité par la police, et à laquelle les manifestes pyatistes donnèrent un air de vraisemblance, força le Conseil général à publier dans la Marseillaise et le Réveil sa résolution du 10 mai 1870, déclarant que la soi-disant branche française n’appartenait plus à l’Internationale depuis plus de deux ans, et que ses agissements étaient l’œuvre d’agents policiers.

La nécessité de cette démarche est prouvée par la déclaration du Comité fédéral de Paris, dans les mêmes journaux, et par celle des Internationaux parisiens, lors de leur procès, – toutes deux s’appuyant sur la résolution du Conseil. La branche française disparut au commencement de la guerre, mais, comme l’Alliance en Suisse, elle devait reparaître à Londres avec de nouveaux alliés et sous d’autres noms.

Dans les derniers jours de la Conférence, il se forma à Londres, parmi les proscrits de la Commune, une « section française de 1871 » forte d’environ 35 membres. Le premier acte « autoritaire » du Conseil général fut de dénoncer publiquement le secrétaire de cette section, Gustave Durand, comme espion de la police française.

Les documents que nous possédons, prouvent l’intention de la police de faire assister Durand, d’abord à la Conférence et de l’introduire plus tard au sein du Conseil général. Les statuts de la nouvelle section enjoignant à ses membres de « n’accepter aucune délégation au Conseil général autre que de sa section », les citoyens Theisz et Bastelica se retirèrent du Conseil.

Le 17 octobre, la section délégua au Conseil deux de ses membres, porteurs de mandats impératifs, dont l’un n’était autre que M. Chautard, ex-membre du Comité d’artillerie, que le Conseil déclina de s’adjoindre avant d’avoir examiné les statuts de « la section de 1871 » [4]. Il suffira de rappeler ici les points principaux du débat auquel ont donné lieu ces statuts. Ils portent, dans l’article 2 : « Pour être reçu membre de sa section, il faut justifier de ses moyens d’existence, présenter des garanties de moralité, etc. » Dans sa résolution du 17 octobre 1871, le Conseil proposa de rayer les mots: justifier de ses moyens d’existence.

« Dans des cas douteux, disait le Conseil, une section peut bien prendre des informations sur les moyens d’existence comme « garantie de moralité », tandis qu’en d’autres cas, tels que ceux des réfugiés, des ouvriers en grève, etc., l’absence des moyens d’existence peut bien être une garantie de moralité. Mais demander aux candidats de justifier de leurs moyens d’existence comme condition générale pour être admis dans l’Internationale, serait une innovation bourgeoise, contraire à l’esprit et à la lettre des statuts généraux ».

La section répondit: « que les statuts généraux rendent les sections responsables de la moralité de leurs membres et leur reconnaissent par conséquent le droit de prendre, comme elles l’entendent, leurs garanties ». A cela le Conseil général répliquait le 7 novembre: « D’après cette manière de voir, une section internationale fondée par les teetotallers ( sociétés de tempérance) pourrait installer dans ses statuts particuliers un article ainsi conçu: Pour être reçu membre de la section, il faut jurer de s’abstenir de toute boisson alcoolique. En un mot, les conditions d’admission, dans l’Internationale, les plus absurdes et les plus disparates, pourraient être imposées par les statuts particuliers des sections, toujours sous le prétexte qu’elles entendent, de cette manière, s’assurer de la moralité de leurs membres…

« Les moyens d’existence des grévistes, ajoute la section française de 1871, consistent dans la caisse des grèves.» On peut répondre à cette phrase, d’abord que cette caisse est souvent fictive… De plus, des enquêtes officielles anglaises ont prouvée que la majorité des ouvriers anglais… est forcée – soit par la grève ou le chômage, soit par l’insuffisance des salaires ou par suite des termes de paiement ou bien d’autres causes encore – d’avoir recours sans cesse au Mont-de-Piété ou aux dettes, moyens d’existence dont on ne pourrait exiger la justification sans s’immiscer d’une manière inqualifiable dans la vie privée des citoyens. Or, de deux choses l’une: ou la section ne cherche dans les moyens d’existence que des garanties de moralité… et alors la proposition du Conseil général remplit ce but… ou la section, dans l’article II de ses statuts, a intentionnellement parlé de la justification des moyens d’existence comme condition d’admission en outre des garanties de moralité… et dans ce cas, le Conseil affirme que c’est une innovation bourgeoise contraire à la lettre et à l’esprit des statuts généraux ».

Dans l’article XI de leurs statuts, il est dit: « Un ou plusieurs délégués seront envoyés au Conseil général ». Le Conseil demanda que cet article fut rayé, « parce que les statuts généraux de l’Internationale ne reconnaissent aucun droit aux sections d’envoyer des délégués au Conseil général ». «  Les statuts généraux, – ajouta-t-il, – ne reconnaissent que deux modes d’élection pour les membres du Conseil général: soit leur élection par le Congrès, soit leur adjonction par le Conseil général… ». Il est bien vrai que les différentes sections existant à Londres avaient été invitées à envoyer des délégués au Conseil général qui, pour ne pas enfreindre les statuts généraux, a toujours procédé de la manière suivante: Il a d’abord déterminé le nombre de délégués à envoyer par chaque section, se réservant le droit de les accepter ou de les refuser, suivant qu’il les jugeait propres aux fonctions générales qu’il doivent remplir.

Ces délégués devenaient membres du Conseil général non en vertu de la délégation qu’ils avaient reçue de leurs sections, mais en vertu du droit que les statuts généraux donnent au Conseil de s’adjoindre de nouveaux membres. Ayant fonctionné jusqu’à la décision prise par la dernière Conférence, et comme le Conseil général de l’Association Internationale, et comme le Conseil central pour l’Angleterre, le Conseil de Londres trouva utile d’admettre, en dehors des membres qu’il s’adjoignait directement, des membres délégués en premier lieu par leurs sections respectives. On se tromperait étrangement en voulant assimiler le mode d’élection du Conseil général à celui du Conseil fédéral de Paris, lequel n’était même pas un Conseil national, nommé par un Congrès national, comme par exemple le Conseil fédéral de Bruxelles ou celui de Madrid.

Le Conseil fédéral de Paris n’était qu’une délégation des sections parisiennes… Le mode d’élection du Conseil général est déterminé par les statuts généraux… et ses membres ne sauraient accepter d’autre mandat impératif que celui des statuts et règlements généraux… Si l’on prend en considération le paragraphe qui le précède, l’article XI n’a d’autre sens que de changer complètement la composition du Conseil général et d’en faire, contrairement à l’article III des statuts généraux, une délégation des sections de Londres où l’influence des groupes locaux se substituerait à celle de toute l’Association Internationale des Travailleurs. » Enfin, le Conseil général, dont le premier devoir consiste en l’exécution des décisions des Congrès (voir l’article 1 du règlement administratif du Congrès de Genève) dit qu’il « considère comme n’ayant nullement trait à la question… les idées émises par la section française de 1871 sur un changement radical à apporter dans les articles des statuts généraux relatifs à sa constitution ».

D’ailleurs le Conseil déclara qu’il admettrait deux délégués de la section aux mêmes conditions que ceux des autres sections de Londres.

La « section de 1871 », loin d’être satisfaite de cette réponse, publia, le 14 décembre, une « déclaration » signée par tous ses membres dont le nouveau secrétaire fut peu de temps après expulsé comme indigne, de la société des réfugiés. D’après cette déclaration, le Conseil général, en refusant d’usurper des attributions législatives, se rendit coupable « d’une rétrogradation toute naturaliste de l’idée sociale. »

Voici maintenant quelques échantillons de la bonne foi qui a présidé à l’élaboration de ce document.

La Conférence de Londres avait approuvé la conduite des ouvriers allemands pendant la guerre. Il était évident que cette résolution, proposée par un délégué suisse, appuyée par un délégué belge, et votée à l’unanimité, n’avait trait qu’aux internationaux allemands, qui ont expié dans la prison et expient encore leur conduite antichauvinique pendant la guerre.

De plus, pour obvier à toute interprétation malveillante, le secrétaire du Conseil général pour la France venait d’expliquer dans une lettre, publiée par le Qui vive!, la Constitution, le Radical, l’Emancipation, l’Europe, etc, le véritable sens de la résolution.

Néanmoins, huit jours après, le 20 novembre 1871, quinze membres de la « section française de 1871 » inséraient dans le Qui vive! une « protestation » pleine d’injures contre les ouvriers allemands et dénonçait la résolution de la Conférence comme la preuve irrécusable de « l’idée pangermanique » qui possède le Conseil général. De son côté, toute la presse féodale, libérale et policière de l’Allemagne s’empara avidement de cet incident pour démontrer aux ouvriers allemands le néant de leurs rêves internationaux. Après tout, la protestation du 20 novembre fut endossée par toute la section de 1871 dans sa déclaration du 14 décembre.

Pour établir « la pente indéfinie de l’autoritarisme sur laquelle glisse le Conseil général », elle cite « la publication par ce même Conseil général d’une édition officielle des statuts généraux révisés par lui. »

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la nouvelle édition des statuts pour voir qu’à chaque alinéa se trouve, dans l’appendice, le renvoi établissant aux sources de son authenticité ! Quant aux mots « édition officielle », le premier Congrès de l’Internationale avait décidé que « le texte officiel et obligatoire des statuts et règlements généraux serait publié par le Conseil général ». (Voir Congrès ouvrier de l’Association internationale des travailleurs tenu à Genève du 3 au 8 septembre 1866, page 27, note.)

Il va sans dire que la section de 1871 était en rapports suivis avec les dissidents de Genève et de Neufchâtel. Un de ses membres qui avait déployé plus d’énergie à attaquer le Conseil général qu’il n’en mit jamais à défendre la Commune, Chalain, se vit tout à coup réhabilité par B. Malon, qui naguère encore portait contre lui des accusations très graves, dans une lettre à un membre du Conseil. Du reste la « section française de 1871 » venait à peine de lancer sa déclaration, quand la guerre civile éclata dans ses rangs.

D’abord Theisz, Avrial et Camélinat s’en retirèrent. Dès lors elle se morcela en plusieurs petits groupes, dont l’un est dirigé par le sieur Pierre Venisier, expulsé du Conseil général pour ses calomnies contre Varlin et autres, et puis chassé de l’Internationale par la Commission belge, que le Congrès de Brucelles, 1868, avait nommée.

Un autre de ces groupes est fondé par B. Landeck, que la fuite imprévue du préfet de police Pietri, au 4 septembre, a libéré de son engagement « scrupuleusement tenu de ne plus s’occuper d’affaires politiques ni de l’Internationale en France ! » (Voir Troisième procès de l’Association Internationale des Travailleurs de Paris, 1870, p. 4). De l’autre côté, la masse des réfugiés français à Londres a formé une section qui est en harmonie complète avec le Conseil général.

IV

Les hommes de l’Alliance, cachés derrière le Comité fédéral de Neufchâtel, voulant tenter un nouvel effort, sur un plus vaste terrain, pour désorganiser l’Internationale, convoquèrent un Congrès de leurs sections à Sonvillier pour le 12 novembre 1871. — déjà en juillet, deux lettres de maître Guillaume à son ami Robin menaçaient le Conseil général d’une pareille campagne, s’il ne consentait à leur donner raison contre « les brigands de Genève » .

Le congrès de Sonviller se composait de seize délégués, prétendant représenter en tout neuf sections, dont la nouvelle « section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste » de Genève.

Les seize firent leur début par le décret anarchiste, déclarant dissoute la fédération romande, laquelle s’empressa de rendre les Alliancistes à leur « autonomie » en les chassant de toutes les sections. Du reste, le Conseil doit reconnaître qu’un éclair de bon sens leur fit accepter le nom de Fédération Jurassienne que leur avait donné la Conférence de Londres.

Ensuite le Congrès des seize procéda à la « réorganisation de l’Internationale », en laçant contre la Conférence et le Conseil général une « circulaire à toutes les fédérations de l’Association Internationale des Travailleurs ».

Les auteurs de la circulaire accusent d’abord le Conseil général d’avoir, en 1871, convoqué une conférence au lieu d’un Congrès. Des explications précédemment données il résulte que ces attaques s’adressent directement à toute l’Internationale qui, dans son ensemble, avait accepté la convocation d’une conférence à laquelle, d’ailleurs, l’Alliance se trouvait convenablement représentée par les citoyens Robin et Bastelica.

A chaque Congrès, le Conseil général a eu ses délégués; au Congrès de Bâle, par exemple, il y en avait six. Les seize prétendent que « la majorité de la Conférence a été faussée d’avance par l’admission de six délégués du Conseil général avec voix délibérative ». En réalité, parmi les délégués du Conseil général à la Conférence, les conscrits français n’étaient autres que les représentants de la Commune de Paris, tandis que ses membres anglais et suisses ne purent qu’exceptionnellement prendre part aux séances, comme l’attestent les procès-verbaux qui seront soumis au prochain Congrès.

Un délégué du Conseil avait un mandat d’une fédération nationale. D’après une lettre adressée à la Conférence, le mandat d’un autre fut retenu à cause de l’annonce de sa mort par les journaux. Reste un délégué, de sorte que les Belges seuls étaient relativement comme 6 est à 1.

La police internationale, tenue à l’écart en la personne de Gustave Durand, s’était plaint amèrement de la violation des statuts généraux par la convocation d’une Conférence « secrète » . Elle n’était pas encore assez au courant de nos règlements généraux pour savoir que les séances administratives des Congrès sont obligatoirement privées.

Ses plaintes, néanmoins, trouvèrent un écho sympathique chez les 16 de Sonvillier qui s’écrièrent: « Et pour couronner l’édifice, une décision de cette conférence porte le Conseil général fixera lui-même la date et le lieu du prochain Congrès ou de la Conférence qui le remplacera ; en sorte que nous voilà menacés de la suppression des Congrès généraux, ces grandes assises publiques de l’Internationale. »

Les seize n’ont pas voulu voir que cette décision ne vient qu’affirmer, vis-à-vis des gouvernements, que, malgré toutes les mesures répressives, l’Internationale a la résolution inébranlable de tenir ses réunions générales d’une manière ou d’une autre.

Dans l’Assemblée générale des sections genevoises, du 2 décembre 1871, qui faisait mauvais accueil aux citoyens Malon et Lefrançais, ces derniers soumirent une proposition tendant à confirmer les décrets rendus par les seize de Sonvillier et renfermant un blâme contre le Conseil général, ainsi que le désaveu de la Conférence. —  La conférence avait décidé que « les résolutions de la Conférence qui ne sont pas destinées à la publicité, seront communiquées aux Conseils fédéraux des divers pays par les secrétaires correspondants du Conseil général. »

Cette résolution entièrement conforme aux statuts et règlements généraux, fut falsifiée par B. Malon et ses amis de la manière suivante: « Une partie des résolutions de la conférence ne sera communiquée qu’aux conseils fédéraux et aux secrétaires correspondants. » Ils accusent encore le Conseil général d’avoir « manqué au principe de la sincérité » en se refusant de livrer à la police, par la « publicité », des résolutions qui ont pour but exclusif la réorganisation de l’Internationale dans les pays où elle est proscrite.

Les citoyens Malon et Lefrançais se plaignent de plus, que « la Conférence a porté atteinte à la liberté de la pensée et de son expression… en donnant au Conseil général le droit de dénoncer et de désavouer tout organe de publicité des sections et fédérations, traitant soit des principes sur lesquels repose l’Association, soit des intérêts respectifs des sections et fédérations, soit enfin des intérêts généraux de l’Association tout entière » (voir l’Egalité du 21décembre).

Et, qu’y a t-il dans l’Egalité du 21 décembre ? Une résolution de la Conférence où elle « donne avis que désormais le Conseil général sera tenu de dénoncer et de désavouer publiquement tous les journaux se disant organes de l’Internationale, lesquels, suivant l’exemple donné par le Progrès et la Solidarité, discuteraient dans leurs colonnes, devant le public bourgeois, des questions qu’on ne doit discuter que dans le sein des comités locaux, des comités fédéraux et du Conseil général, ou, dans les séances privées et administratives des Congrès, soit fédéraux, soit nationaux ».

Pour bien apprécier la lamentation aigre-douce de B. Malon, il faut considérer que cette résolution met fin une fois pour toutes aux tentatives de quelques journalistes désireux de se substituer aux comités responsables de l’Internationale et de jouer dans son milieu le même rôle que la bohème journaliste joue dans le monde bourgeois. Par suite d’une pareille tentative, le Comité fédéral de Genève avait vu des membres de l’Alliance rédiger l’organe officiel de la Fédération Romande, l’Egalité, dans un sens qui lui était entièrement hostile.

D’ailleurs, le Conseil général n’avait pas besoin de la Conférence de Londres pour « dénoncer et désavouer publiquement » les abus du journalisme, car le Congrès de Bâle a décidé (Rés. II) que:

«Tous les journaux contenant des attaques contre l’Association doivent être aussitôt envoyés au Conseil général par les sections », – « Il est évident, dit le Comité fédéral romand, dans sa déclaration du 20 décembre 1871 (Egalité du 24 déc.), que cet article n’était pas fait dans l’intention que le Conseil général garde dans ses archives les journaux qui attaquent l’Association, mais pour répondre et détruire au besoin l’effet pernicieux des calomnies et des dénigrements malveillants. Il est évident aussi que cet article se rapporte en général à tous les journaux, et que si nous ne vouons pas tolérer gratuitement les attaques des journaux bourgeois, à plus forte raison nous devons désavouer par l’organe de notre délégation centrale, par le Conseil général, les journaux dont les attaques contre nous se couvrent du nom de notre Association. »

Remarquons en passant que le Times, ce Léviathan de la presse capitaliste, le Progrès (de Lyon), journal de la bourgeoisie libérale, et le Journal de Genève, journal ultra-révolutionnaire, accablèrent la Conférence des mêmes reproches et se servaient presque des mêmes termes que les citoyens Malon et Lefrançais.

Après s’être élevé contre la convocation de la Conférence, puis contre sa composition et son caractère, soi-disant secret, la circulaire des seize s’attaque aux résolutions elles-mêmes.

Constatant, d’abord, que le Congrès de Bâle avait abdiqué « en donnant au Conseil général le droit de refuser d’admettre ou de suspendre des sections de l’Internationale », elle impute, plus loin, ce péché à la Conférence: « Cette Conférence a… pris des résolutions… qui tendent à faire de l’Internationale, libre fédération de sections autonomes, une organisation hiérarchique et autoritaire de sections disciplinées, placées entièrement sous la main d’un Conseil général qui peut à son gré refuser leur admission ou bien suspendre leur activité !! » Plus loin, elle revient au Congrès de Bâle, qui aurait « dénaturé les attributions du conseil général ».

Toutes ces contradictions de la circulaire des seize reviennent à ceci: la Conférence de 1871 est responsable du Congrès de Bâle de 1869, et le Conseil général est coupable d’avoir observé les statuts qui lui enjoignent d’exécuter les résolutions des Congrès.

En réalité, le véritable mobile de toutes ces attaques contre la Conférence est d’une nature plus intime. D’abord, par ses résolutions, elle venait de contrecarrer les intrigues pratiques des hommes de l’Alliance en Suisse. De plus, les promoteurs de l’Alliance avaient, en Italie, en Espagne, dans une partie de la Suisse et de la Belgique, créé et entretenu avec une merveilleuse persistance, une confusion calculée entre le programme d’occasion de Bakounine et le programme de l’Association internationale des travailleurs.

La Conférence mit en relief ce malentendu intentionnel par ses deux résolutions sur la politique prolétaire et sur les sections sectaires. La première, faisant justice de l’abstention politique prêchée par le programme Bakounine, est pleinement justifiée par ses considérants, appuyés sur les statuts généraux, sur la résolution du Congrès de Lausanne et autres précédents.5

Passons maintenant aux sections sectaires.

La première phase dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est marquée par le mouvement sectaire. Il a sa raison d’être à une époque où le prolétariat n’est pas encore assez développé pour agir comme classe. Des penseurs individuels font la critique des antagonismes sociaux, et en donnant des solutions fantastiques que les ouvriers n’ont qu’à accepter, à propager, à mettre en pratique.

Par leur nature même, les sectes formées par ces initiateurs sont abstentionnistes, étrangères à toute action réelle, à la politique, aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement d’ensemble. La masse du prolétariat reste toujours indifférente où même hostile à leur propagande. Les ouvriers de Paris et de Lyon ne voulaient pas plus des Saint-Simoniens, des Fouriéristes, des Icariens, que les chartistes et les trade-unionistes anglais ne voulaient des Owenistes.

Ces sectes, leviers du mouvement à leur origine, lui font obstacle dès qu’il les dépasse; alors elles deviennent réactionnaires; témoin, les sectes en France et en Angleterre, et dernièrement les Lassalliens en Allemagne qui, après avoir entravé pendant des années l’organisation du prolétariat, ont fini par devenir de simples instruments de police. Enfin, c’est là l’enfance du mouvement prolétaire, comme l’astrologie et l’alchimie sont l’enfance de la science. Pour que la fondation de l’Internationale fût possible, il fallait que le prolétariat eût dépassé cette phase.

En face des organisations fantaisistes et antagonistes des sectes, l’Internationale est l’organisation réelle et militante de la classe prolétaire dans tous les pays, liés les uns avec les autres, dans leur lutte commune contre les capitalistes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir organisé dans l’État. Aussi les statuts de l’Internationale ne connaissent-ils que des simples sociétés « ouvrières » poursuivant toutes le même but et acceptant toutes le même programme, qui se limite à tracer les grands traits du mouvement prolétaire et en laisse l’élaboration théorique à l’impulsion donnée par les nécessités de la lutte pratique, et à l’échange des idées qui se fait dans les sections, admettant indistinct toutes les convictions socialistes dans leurs organes et leurs Congrès.

De même que dans toute nouvelle phase historique les vieilles erreurs reparaissent un instant pour disparaître bientôt après; de même l’Internationale a vu renaître dans son sein des sections sectaires, quoique sous une forme peu accentuée.

L’Alliance, tout en considérant comme un progrès immense la résurrection des sectes, est une preuve concluante que leur temps est passé. Car, tandis qu’à leur origine elle représentaient les éléments du progrès, le programme de l’Alliance, à la remorque d’un « Mahomet sans Koran », ne représente qu’un ramassis d’idées d’outre-tombe, déguisées sous des phrases sonores, ne pouvant effrayer que des bourgeois idiots, ou servir de pièces à conviction contre les internationaux aux procureurs bonapartistes ou autres.6

La Conférence, où étaient représentées toutes les nuances socialistes, acclama à l’unanimité la résolution contre les sections sectaires, convaincue que cette résolution, en ramenant l’Internationale sur son véritable terrain, marquerait une nouvelle phase de sa marche.

Les partisans de l’Alliance, se sentant frappés à mort par cette résolution, n’y virent qu’une victoire du Conseil général sur l’Internationale, par laquelle, comme le dit leur circulaire, il fit « prédominer le programme spécial » de quelques uns de ses membres, « leur doctrine personnelle », « la doctrine orthodoxe », « la théorie officielle ayant seule droit de cité dans l’Association ». Du reste, ce n’était pas la faute de ces quelques membres, c’était la conséquence nécessaire, « l’effet corrupteur » du fait qu’ils faisaient partie du Conseil général, car « il est absolument impossible qu’un homme qui a pouvoir (!) sur ses semblables, demeure un homme moral. Le Conseil général devient un foyer d’intrigues. »

Selon l’opinion des Seize, on pouvait déjà reprocher aux statuts généraux un tort grave, celui de donner au Conseil général le droit de s’adjoindre de nouveaux membres. Muni de ce pouvoir, disent-ils, « le Conseil pouvait, après coup, s’adjoindre tout un personnel qui en aurait modifié complètement la majorité et les tendances. » Il paraît que pour eux, le seul fait que des hommes appartiennent au Conseil général, suffit non seulement pour détruire leur moralité, mais aussi leur sens commun. Comment supposer autrement qu’une majorité se transforme elle-même en minorité par des adjonctions volontaires ?

Du reste, les Seize eux-mêmes ne paraissent pas très convaincus de tout cela; car plus loin, ils se plaignent de ce que le Conseil général a été « composé pendant cinq ans des mêmes hommes, toujours réélus », et immédiatement après ils répètent: « la plupart d’entre eux ne sont pas nos mandataires réguliers, n’ayant pas été élus par un Congrès. »

Le fait est que le personnel du Conseil général a constamment changé, bien que quelques-uns des fondateurs y soient restés, comme dans les Conseils fédéraux belge, romand, etc.

Le Conseil général est soumis à trois conditions essentielles à l’accomplissement de son mandat. En premier lieu, il exige un personnel assez nombreux pour exécuter la multiplicité de ses travaux; ensuite, une composition des travailleurs appartenant aux différentes nations représentées dans l’Association internationale, et enfin la prédominance de l’élément ouvrier. Comment, alors que les exigences du travail pour l’ouvrier sont une cause incessante de changement dans le personnel du Conseil général, celui-ci pourrait-il réunir ces conditions indispensables sans le droit d’adjonction ? Néanmoins, une définition plus exacte de ce droit lui paraît nécessaire, comme il en a exprimé le désir à la dernière Conférence.

La réélection du Conseil général, tel qu’il était composé, par les congrès successifs, et auxquels l’Angleterre était à peine représentée, semblerait prouver qu’il a fait son devoir dans les limites de ses moyens. Les Seize, au contraire, n’y voient que la preuve de la « confiance aveugle des Congrès », confiance poussée, à Bâle, « jusqu’à une sorte d’abdication volontaire entre les mains du Conseil général.»

D’après eux, le « rôle normal » du Conseil doit être «  celui d’un simple bureau de correspondance et de statistique ». Ils appuient cette définition de plusieurs articles tirés d’une fausse traduction des Statuts.

A l’encontre des statuts de toutes les sociétés bourgeoises, les statuts généraux de l’Internationale effleurent à peine son organisation administrative. Ils en laissent le développement à la pratique et la régularisation aux futurs Congrès. Néanmoins, comme l’unité et l’ensemble d’action des sections des divers pays pouvaient seuls leur conférer le caractère distinctif d’internationalité, les statuts s’occupent plus du Conseil général que des autres parties de l’organisation.

L’article V des statuts originaux dit: « Le Conseil général fonctionnera comme agent international entre les différents groupes nationaux et locaux » et donne ensuite quelques exemples de la manière dont il devra agir. Parmi ces exemples mêmes, il se trouve l’instruction pour le Conseil de faire en sorte « que l’action immédiate étant réclamée, comme dans le cas des querelles internationales, tous les groupes de l’Association puissent agir simultanément et d’une manière uniforme ». L’article continue: « Suivant qu’il le jugera opportun, le Conseil général prendra l’initiative des propositions à soumettre aux sociétés locales et nationales ».

En outre, les statuts définissent le rôle du Conseil dans la convocation et la préparation des Congrès, et le chargent de certains travaux qu’il devra leur soumettre. Les statuts originaux mettent si peu en opposition l’action spontanée des groupes avec l’unité d’action de l’Association, que l’article 6 dit: « Puisque le mouvement ouvrier dans chaque pays ne peut être assuré que par la force résultant de l’union et de l’association; que d’autre part, l’action du Conseil général sera plus efficace… les membres de l’Internationale devront faire tout leur possible pour réunir les sociétés ouvrières encore isolées de leurs pays respectifs, en associations nationales, représentées par des organes centraux. »

La première résolution administrative du Congrès de Genève (art. 1er) porte: [«] Le Conseil général est tenu d’exécuter les résolutions des Congrès ». Cette résolution légalisa la position occupée par le Conseil Général dès son origine: celle de délégation exécutive de l’Association. Il serait difficile d’exécuter des ordres sans « autorité » morale à défaut de toute autre « autorité librement consentie. » Le Congrès de Genève, en même temps, charge le Conseil général de publier « le texte officiel et obligatoire des statuts ».

Le même Congrès résolut (Rés. admin. de Genève, art. 14): « Chaque section a le droit de rédiger ses statuts et règlements particuliers, adaptés aux circonstances locales et aux lois de son pays; mais ils ne doivent être contraire en rien aux statuts et règlements généraux ».

Remarquons d’abord qu’il n’y a pas la moindre allusion à des déclarations particulières de principes, ni à des missions spéciales, dont telle ou telle section se changerait [chargerait ?] en dehors du but commun poursuivi par tous les groupes de l’Internationale. Il s’agit tout simplement du droit des sections d’adapter les statuts et règlements généraux « aux circonstances locales et aux lois de leur pays ».

En deuxième lieu, par qui la conformité des statuts particuliers aux statuts généraux devrait-elle être constatée ? Évidemment, s’il n’y avait pas d’ « autorité » chargée de cette fonction, la résolution était nulle et non avenue. Non seulement il pouvait se former des sections policières ou hostiles, mais aussi l’intrusion de sectaires déclassés et de philanthropes bourgeois dans l’Association pouvait en dénaturer le caractère et, par leur nombre, aux Congrès, écraser les ouvriers.

Dès leur origine, les fédérations nationales ou locales s’attribuèrent dans leurs pays respectifs ce droit d’admettre ou de refuser des nouvelles sections, selon que les statuts de celles-ci étaient ou n’étaient pas conformes aux statuts généraux. L’exercice de la même fonction par le Conseil Général est prévu par l’article VI des statuts généraux laissant aux sociétés locales indépendantes, c’est-à-dire à des sociétés se constituant en dehors des liens fédéraux de leur pays, le droit de se mettre en relation directe avec lui. L’Alliance ne dédaigna pas d’exercer ce droit, afin d’être dans les conditions requises pour envoyer des délégués au Congrès de Bâle.

L’article VI des statuts prévoit aussi des obstacles légaux s’opposant à la formations de fédérations nationales dans certains pays où, par conséquent, le Conseil général est appelé à fonctionner comme Conseil fédéral. (voir procès-verbaux du congrès, etc., de Lausanne, 1867, p. 13.)

Depuis la chute de la Commune, ces obstacles légaux n’ont fait que s’accroître dans différents pays et y rendre plus indispensable encore l’action du Conseil général, pour tenir les éléments véreux en dehors de l’Association. C’est ainsi que dernièrement des comités en France ont demandé l’intervention du Conseil général pour se débarrasser des mouchards, et que, dans un autre grand pays, les Internationaux l’ont requis de ne reconnaître aucune section n’étant fondée par ses mandataires.

Ils motivaient leur demande par la nécessité d’éloigner ainsi des agents provocateurs dont le zèle bruyant se manifestait par la formation rapide de sections d’un radicalisme sans pareil. D’un autre côté, des sections soi-disant anti-autoritaires, n’hésitent pas à en appeler au Conseil, dès qu’un différend surgit dans leur sein, ni même de lui demander de frapper à tour de bras sur leurs adversaires, comme cela eut lieu pour le différend lyonnais. Plus récemment, depuis la Conférence, la « Fédération ouvrière de Turin » résolut de se déclarer: section de l’Internationale. Par suite d’une scission, la minorité fonda la société: « Émancipation de prolétaire. » Elle adhéra à l’Internationale et débuta par une résolution en faveur des Jurassiens.

Son journal fourmille de phrases indignées contre tout autoritarisme. En envoyant les cotisations de la société, son secrétaire prévint le Conseil général que l’ancienne fédération enverrait probablement aussi ses cotisations. Puis il continue: « Comme vous avez lu dans le Proletario, la société Émancipation du Prolétaire… a déclaré.. refuser toute solidarité avec la bourgeoisie sous le masque ouvrier composant la fédération ouvrière » et il prie le Conseil général de communiquer cette résolution à toutes les sections et de refuser les 10 centimes de cotisations au cas où ils lui seraient envoyés.7

A l’égal de tous les groupes internationaux, le Conseil général a le devoir de faire de la propagande. Il l’a rempli par ses manifestes et par ses mandataires qui ont jeté les premières assises de l’Internationale dans l’Amérique du Nord, dans l’Allemagne et dans beaucoup de villes de France.

Une autre fonction du Conseil général consiste à venir en aide aux grèves, en leur assurant le secours de toute l’Internationale (Voir les rapports du Conseil général aux différents Congrès).

Entre autres, le fait suivant prouve de quel poids a été son intervention dans les grèves. La Société de résistance des fondeurs en fer anglais est par elle-même une Trade’s-union internationale, possédant des branches dans d’autres pays, notamment dans les États-Unis. Néanmoins, dans une grève des fondeurs américains, ces derniers trouvèrent nécessaire d’invoquer l’interception du Conseil général pour empêcher l’importation de fondeurs anglais dans leur pays.

Le développement de l’Internationale imposa au Conseil général, ainsi qu’aux Conseils fédéraux, la fonction d’arbitre.

Le Congrès de Bruxelles résolut: « Les Conseils fédéraux sont tenus d’envoyer chaque trimestre au Conseil général un rapport sur l’administration et l’état financier de leur ressort ». (Résol. administ. n°3).

Enfin, le Congrès de Bâle, qui provoqua la fureur bilieuse des Seize, ne fit que régulariser les rapports administratifs nés du développement de l’Association. S’il étendit outre mesure les limites des attributions du Conseil général, à qui la faute, sinon à Bakounine, Schwitzguebel, F. Robert, Guillaume et autres délégués de l’Alliance, qui le demandèrent à grands cris ? S’accuseraient-ils, par hasard, de « confiance aveugle » dans le Conseil général de Londres ?

Voici deux résolutions du Congrès de Bâle:

N° IV. Chaque nouvelle Section ou Société qui se forme et veut faire partie de l’Internationale, doit annoncer immédiatement son adhésion au Conseil général », et N° V : « Le Conseil général a le droit d’admettre ou de refuser l’affiliation de toute nouvelle société ou groupe, sauf l’appel au prochain congrès. [»]

Quant aux sociétés locales indépendantes, se formant en dehors des liens fédératifs, ces articles ne font que confirmer la pratique observée dès l’origine de l’Internationale, et dont le maintien est une question de vie ou de mort pour l’Association. Mais on allait trop loin en généralisant la pratique et en l’appliquant indistinctement à toute section ou société en voie de formation.

Ces articles donnent en effet au Conseil général le droit de s’immiscer dans la vie intérieure des fédérations; mais aussi n’ont-ils jamais été appliqués dans ce sens par le Conseil général. Il met au défi les Seize de citer un seul cas où il se serait immiscé dans les affaires des sections nouvelles, voulant s’affilier à des groupes ou à des fédérations existantes.

Les résolutions que nous venons de citer se rapportent aux sections en voie de formation et les résolutions suivantes aux sections déjà reconnues:

VI. – Le Conseil général a également le droit de suspendre, jusqu’au prochain Congrès, une section de l’Internationale. VII. – Lorsque des démêlés s’élèveront entre des sociétés ou branches d’un groupe national, ou entre des groupes de différentes nationalités, le Conseil général aura le droit de décider sur le différend, sauf l’appel au Congrès prochain qui décidera définitivement.

Ces deux articles sont nécessaires pour des cas extrêmes, quoique jusqu’à présent, le Conseil général n’y ait jamais eu recours. L’historique donné plus haut prouve qu’il n’a suspendu aucune section, et qu’en cas de différends, il n’a agi que comme arbitre invoqué par les deux parties.

Nous arrivons enfin à une fonction imposée au Conseil général pour les besoins de la lutte. Quelque blessant que ce soit pour les partisans de l’Alliance, le Conseil général, par la persistance même des attaques dont il est l’objet de la part de tous les ennemis du mouvement prolétaire, se trouve placé à l’avant-garde des défenseurs de l’Association Internationale des Travailleurs.

V

Après avoir fait justice de l’Internationale telle qu’elle est, les Seize nous disent ce qu’elle devrait être.

D’abord, le Conseil Général serait nominalement un simple bureau de correspondance et de statistique. Ses fonctions administratives cessant, ses correspondances se réduiraient nécessairement à la reproduction des renseignements déjà publiés dans les journaux de l’Association. Le bureau de correspondance serait donc éludé. Quant à la statistique, c’est un travail irréalisable sans une puissante organisation, et surtout, comme le disent expressément les statuts originaux, sans une direction commune.  

Or, comme tout, cela sent fortement « l’autoritarisme », il y aura peut-être un bureau, mais certainement pas de statistique. En un mot, le Conseil Général disparaît. La même logique frappe Conseils fédéraux, Comités locaux et autres centres « autoritaires ». Restent seules les sections autonomes.

Quelle sera maintenant la mission »le ces « sections autonomes », librement fédérées et heureusement débarrassées de toute autorité, « cette autorité fût-elle élue et constituée par les travailleurs ? »

Ici, il devient nécessaire de compléter la circulaire par le rapport du Comité fédéral Jurassien soumis au Congrès des Seize. « Pour faire de la classe ouvrière la véritable représentante des intérêts nouveaux de l’humanité », il faut que leur Organisation soit « guidée par l’idée qui doit triompher. Dégager cette idée des besoins de noire époque, des tendances intimes de l’humanité par une étude suivie des phénomènes de la vie sociale, faire ensuite pénétrer cette idée au sein de nos organisations ouvrières, tel doit être le but, etc. » Enfin, il faut former, « au sein de nos populations ouvrières, une véritable école socialiste révolutionnaire ».

Ainsi, les sections autonomes d’ouvriers se convertissent tout d’un coup en écoles, dont ces Messieurs de l’Alliance seront les maîtres. Ils dégagent l’idée par « des études suivies », qui ne laissent pas la moindre trace. Ils la « font ensuite pénétrer au sein de nos organisations ouvrières. » Pour eux, la classe ouvrière est une matière brute, un chaos, qui, pour prendre forme, a besoin du souffle de leur Esprit Saint.

Tout cela n’est qu’une paraphrase de l’ancien programme «le l’Alliance, commençant par ces mots : « La minorité socialiste de la Ligue de la Paix et de la Liberté s’étant séparée de celle Ligue, » se propose de fonder « une nouvelle Alliance de la démocratie socialiste… se donnant pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et philosophiques… » Voilà l’idée qui s‘en « dégage ! » Une pareille entreprise… donnera aux démocrates socialistes sincères de l’Europe et de l’Amérique, le moyen de s’entendre et d’affirmer leurs idées.8

Ainsi, de son propre aveu, la minorité d’une société bourgeoise ne s’est glissée dans l’Internationale, quelque temps avant le Congrès de Bâle, que pour s’en servir comme moyen de se poser, vis-à-vis des masses ouvrières, en hiérarques d’une science occulte, science de quatre phrases, dont le point culminant est « l’égalité économique et sociale des classes ».

En dehors de cette « mission théorique », la nouvelle organisation proposée pour l’Internationale a aussi son côté pratique. « La Société future, dit la circulaire des Seize, ne doit être rien autre chose que l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal ».

« Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortît d’une organisation autoritaire? C’est impossible. L’Internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d’être dès maintenant. l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération ».

En d’autres mots, comme les couvents du moyen-âge représentaient l’image de la vie céleste, l’Internationale doit être l’image de la nouvelle Jérusalem, dont l’Alliance porte « l’embryon » dans ses flancs. Les fédérés de Paris n’eussent pas succombé si, comprenant que la Commune était « l’embryon de la future société humaine », ils s’étaient débarrassés de toute discipline et de toutes armes, choses qui doivent disparaître dès qu’il n’y aura plus de guerres !

Mais pour bien établir que, malgré leurs « études suivies », les Seize n’ont pas couvé ce joli projet de désorga­nisation et de désarmement de l’Internationale,au moment où elle combat pour son existence, Bnkounine vient d’en publier le texte original dans son mémoire sur l’organisation de l’Internationale. (Voir Almanach du Peuple pour 1872, Genève.)

VI

Maintenant, lisez le rapport présenté par le Comité Jurassien au Congrès des Seize. « Cette lecture, dit leur journal officiel la Révolution sociale (16 novembre), don­nera la mesure exacte de ce qu’on peut attendre de dévoue­ment et d’intelligence pratique de la part des adhérents à la Fédération Jurassienne ». Il commence par attribuer à « ces terribles événements »— la guerre franco-allemande et la guerre civile en France — une influence « en partie démoralisante… sur la situation des sections del’Inter­nationale ».

Si, en effet, la guerre franco-allemande a dû tendre à la désorganisation des sections,en enrôlant un grand nom­bre d’ouvriers dans les deux armées, il n’en est pas moins vrai que la chute de l’Empire et la proclamation ouverte de la guerre de conquête par Bismarck, provoquèrent en Allemagne et en Angleterre une lutte passionnée entre la bourgeoisie prenant parti pour les Prussiens et le proléta­riat affirmant plus que jamais ses sentiments internatio­naux.

Par cela même, l’Internationale devait gagner du terrain dans ces deux pays. En Amérique, le même fait produisit une scission dans l’immense émigration prolé­taire allemande ; le parti international se sépara nettement du parti chauviniste.

D’un autre côté, l’avènement de la Commune de Paris a donné un essor sans précédent au développement exté­rieur de l’Internationale, et à la revendication virile de ses principes par les sections de toutes nationalités — excepté cependant les Jurassiens dont le rapport continue ainsi : depuis « le commencement de la lutte gigantesque… la réflexion est imposée… les uns s’en vont cacher leur faiblesse… Pour beaucoup celle situation (dans leurs rangs} est un signe de décrépitude, » mais « c’est au contraire… une situation propre à transformer l’Internationale » d’après leur image. On comprendra ce modeste désir après un examen plus approfondi d’une situation si prospère.

Laissant de côté l’Alliance dissoute et. remplacée de­puis par la section Malon, le Comité avait à justifier de la situation de vingt sections. Parmi elles, sept lui tournent tout bonnement le dos, mais voici ce qu’en dit le rapport :

« La section des monteurs de boites et celle des gra­veurs et guillocheurs de Bienne n’ont jamais répondu à aucune des communications que nous leur avons adres­sées.

« Les sections des métiers de Neuchâtel, soit menui­siers, monteurs sur boites, graveurs et guillocheurs, n’ont fait aucune réponse aux communications du Comité fédé­ral.

« Nous n’avons pu obtenir aucune nouvelle de la section du Val-de-Ruz.

« La section des graveurs et guillocheurs de Locle n’a donné aucune réponse aux communications du Comité fédéral ».

Voici ce qui s’appelle un commerce libre de sections autonomes avec leur Comité fédéral.

Une autre section, celle « des graveurs guillocheurs du district de Courtelary, après trois années de persévérance opiniâtre… en ce moment… se constitue en société de ré­sistance « en dehors de l’ Internationale, ce qui ne les em­pêche nullement de se faire représenter par deux délégués au Congrès des Seize.

Viennent alors quatre sections bien mortes :

« La section centrale de Bienne est momentanément tombée, l’un de ses membres dévoués nous écrivait cepen­dant dernièrement que tout espoir à voir renaître l’Inter­nationale à Bienne n’était pas perdu.

« La Section de Saint Biaise est tombée.

« La section de Catébat, après avoir eu une existence brillante, dût céder devant les intrigues ourdies par les sei­gneurs (!) de cette localité pour dissoudre cette vaillante (!) section ».

« Enfin la section de Corgémont, elle aussi, fut victime des intrigues patronales.

Vient ensuite la section centrale du district de Courtelary, qui « prit une mesure sage : elle suspendit son action » ; ce qui ne l’empêche pas d’envoyer deux délégués au Congrès des Seize.

Viennent maintenant quatre sections d’une existence plus que problématique.

« La section de Grange se trouve réduite à un petit noyau d’ouvriers socialistes… Leur action locale se trouve paralysée par leur nombre restreint.

« La Section centrale de Neufchâtel a eu à souffrir considérablement des événements, et n’eût été le dévoue­ment — l’activité de quelques-uns de ses membres, la chute était certaine.

« La Section centrale du Locle, entre la vie et la mort pendant quelques mois, avait fini par se dissoudre. Tout récemment elle s’est reconstituée », évidemment pour le seul but, d’envoyer deux délégués au Congrès des Seize.

« La section de propagande socialiste de La Chaux-de- Fonds est dans une situation critique… Sa position, loin de s’améliorer, tend plutôt à empirer ».

Puis viennent deux sections, les cercles d’études de St-Imier et de Sonvillier, qui ne sont mentionnées qu’en passant et sur la condition desquelles pas un mot n’est dit.

Reste la section modèle, qui, à en juger par son nom de section centrale, n’est elle-même que le résidu d’autres sections disparues.

« La section centrale de Mouliers est certes celle qui a le moins souffert… Son comité a été en relation suivie avec le comité fédéral… des sections ne sont pas encore fondées.., » Cela s’explique : « L’action de la section de Moutiers se trouve tout particulièrement favorisée par les excellentes dispositions d’une population ouvrière… aux mœurs populaires ; nous aimerions voir la classe ouvrière de cette contrée se rendre encore plus indépendante des éléments politiques ».

On voit en effet que ce rapport a donne la mesure exacte de ce qu’on peut attendre de dévouement et d’intelligence pratique dela part des adhérents à la Fédération Jurassienne ». Ils l’auraient pu compléter en ajoutant que les ouvriers de la Chaux-de-Fonds, siège primitif de leur co­mité, ont toujours répudié toute relation avec eux. Récemment encore, dans rassemblée générale du 18 janvier 1872, ils ont répondu à la circulaire des Seize par des vo­tes unanimes confirmant les résolutions de la Conférence de Londres, ainsi que la résolution du Congrès Romand, de mai 1871 : « d’exclure à jamais de l’Internationale les Bakounine, Guillaume et leurs adeptes. »

Faut-il ajouter encore un seul mot sur la valeur de ce prétendu Congrès de Sonvillier, qui, selon ses propres pa­roles, a fait « éclater la guerre, la guerre ouverte au sein de l’internationale ? »

Certainement, ces hommes, qui font plus de bruit qu’ils ne sont gros, ont eu un succès incontestable. Toute la presse libérale et policière a pris ouvertement leur parti ; ils ont été secondés, dans leurs calomnies personnelles contre le Conseil Général et leurs attaques anodines contre l’Internationale, par les prétendus réformateurs de tous les pays, — en Angleterre, par les républicains bourgeois, dont le Conseil Général a déjoué les intrigues ; en Italie, parles libres-penseurs dogmatiques, qui sous la bannière de Stefanoni, viennent de fonder une « Société universelle des rationalistes », ayant siège obligatoire à Home, orga­nisation « autoritaire » et « hiérarchique », couvents de moines et de nonnes athées, et dont les statuts décernent un buste en marbre dans la salle du Congrès, à tout bourgeois donateur de dix mille francs ; enfin, en Allemagne, par les socialistes bismarckiens qui, en dehors de leur journal policier, le Neue Social Demokrat, jouent les blouses blanches de l’empire prusso-allemand.

Le conclave de Sonvillier demande à toutes les sections internationales, dans un appel pathétique, d’insister sur l’urgence d’un congrès immédiat, « pour réprimer», comme le disent les citoyens Malon et Lefrançais, « les empiétements successifs du Conseil de Londres, » — en réalité, pour substituer l’Alliance l’Internationale. Cet appel a reçu un écho si encourageant qu’ils en ont été aussitôt ré­duits à falsifier un vole du dernier Congrès belge. Ils disent dans leur organe officiel (Révolution Sociale, 4 jan­vier 1872):

« Enfin, chose grave, les sections belges se sont réunies en Congrès, à Bruxelles, le 24 et 25 Décembre, et ont voté à l’unanimité une résolution identique à celle du Congrès de Sonvillier, sur l’urgence de provoquer un Congrès Général. » Il importe de constater que le Congrès belge a voté tout le contraire. Il a chargé le Congrès belge, dont la réunion n’aura lieu qu’en juin, d’élaborer un projet de nouveaux statuts généraux pour être soumis au prochain Congrès de l’Internationale.

D’accord avec l’immense majorité de l’Internationale, le Conseil Général ne convoquera le Congrès annuel que pour septembre 1872.

VII

Quelques semaines après la Conférence, arrivèrent à Londres les sieurs Albert Richard et Gaspard Blanc, mem­bres les plus influents et les plus ardents de l’Alliance, chargés de recruter parmi les réfugiés français des auxi­liaires prêts à travailler pour la restauration de l’Empire, seul moyen, selon eux, de se débarrasser de Thiers et de ne pas rester le gousset vide. Le Conseil Général avisa les intéressés et, entre autres, le Conseil fédéral de Bruxelles de leurs menées bonapartistes.

En janvier 1872, ils jetèrent le masque en publiant la brochure : « L’Empire et la France nouvelle. Appel du peuple et de la jeunesse à la conscience française, par Albert Richard et Gaspard Blanc. Bruxelles, 1872. »

Avec la modestie ordinaire des charlatans de l’Alliance, ils récitent ainsi leur boniment : « Nous qui avions formé « la grande armée du prolétariat français…, nous, les « chefs les plus influents de l’Internationale en France…9 heureusement, nous ne sommes pas fusillés, nous, et nous sommes là pour planter, en face d eux (les parlementaires ambitieux, les républicains repus, les prétendus démocrates de toute espèce), le drapeau à l’ombre duquel nous combattons, et pour lancer à l’Europe étonnée, malgré les calomnies, malgré les menaces, malgré les attaques de toutes sortes qui nous attendent, ce cri qui sort du fond de notre conscience, et qui retentira bientôt dans le cœur de tous les Français :

VIVE L’EMPEREUR ! »

A Napoléon III, honni et conspué, il faut une réhabili­tation splendide, et MM. Albert Richard et Gaspard Rlanc, payés sur les fonds secret d’Invasion III, sont spécialement chargés de celle réhabilitation.

Du reste, avouent-ils : « C’est la progression normale de nos idées qui nous ont rendus impérialistes ». Voilà une confession qui doit agréablement chatouiller leurs coreligionnaires de l’Alliance. Comme aux beaux jours de la Solidarité, A. Richard et G. Rlanc débitant leurs vieilles phrases sur « l’abstentionnisme politique » qui, d’après les données de leur « progression normale », ne devient une réalité que sous le despotisme le plus absolu où, alors, les travailleurs s’abstiennent de toute ingérence politique, comme le prisonnier s’abstient de toute promenade au soleil.

«Le temps des révolutionnaires, disent-ils, est passé… le communisme est relégué en Allemagne et en Angleterre, en Allemagne surtout. C’est là, d’ailleurs, qu’il s’est éla­boré sérieusement, depuis longtemps, pour se répandre ensuite dans toute l’Internationale, et cette progression inquiétante de l’influence allemande dans l’Association n’a pas peu contribué à en arrêter le développement, ou plutôt à lui donner un nouveau cours dans les sections du Centre et du Midi de la France, qui n’ont jamais reçu le mot d’or­dre d’aucun Allemand ».

Ne croirait-on pas entendre le grand Hiérophante lui-même s’attribuant, dès la fondation.de l’Alliance, en sa qualité de Russe, la mission spéciale de représenter les races latines ? ou « les véritables missionnaires » de la Révolution sociale (2 novembre 1871), dénonçant « la marche à rebours que travaillent à imprimer à l’Internationale les cervelles allemandes et bismarckiennes ? »

Mais heureusement que la véritable tradition n’est pas perdue, et que MM. Albert Richard et Gaspard Blanc ne sont pas fusillés ! Aussi leur travail à eux consiste-t-il à « donner un nouveau cours » à l’Internationale, dans le centre et le midi de la France, en essayant de fonder des sections bonapartistes, par cela même essentiellement « autonomes »

Quant à la constitution du prolétariat en parti politique, recommandée par la Conférence de Londres, « Après la restauration de l’Empire, nous » — Richard et Blanc —, « nous en aurons bientôt fini, non seulement avec les théo­ries socialistes, mais avec le commencement de réalisation qu’elles révèlent par l’organisation révolutionnaire des masses. »

En un mot, exploitant le grand « principe d’autonomie des sections » « qui constitue la véritable force de l’Inter­nationale spécialement dans le pays de race latine » (Révolution sociale du 4 janvier), ces messieurs spéculent sur l’anarchie dans l’Internationale.

L’Anarchie, voilà le grand cheval de bataille de leur maître Bakounine, qui des systèmes socialistes n’a pris que les étiquettes. Tous les socialistes entendent par Anar­chie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteinte, le pouvoir de l’État qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, disparaît, et les fonc­tions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. L’Alliance prend la chose au rebours.

Elle proclame l’Anarchie dans les rangs prolétai­res comme le moyen le plus infaillible de briser la puis­sante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l’Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l’écraser, de remplacer son organisation par l’Anarchie. La police internationale ne demande rien de plus pour éterni­ser la République-Thiers, en la couvrant du manteau impé­rial10.

Le Conseil Général:

Applegarth, Antoine Arnaud, M. T. Boon, F. Bradnnik, G. H. Buttay, F. Cournet, Delahaye, Eugène Du­pont, W. Hales, Hurliman, Jules Johannard, Harriett Law, F. Lessner, Lochner, Margueritte, Constant-Martin, L. Maurice, Henry Mavo, Georges Milner, Char­les Murray, Pfander, Vitale Régis, J. Roswadowski, John Hoach, Rühl, G. Ranvier, Sadler, Cowell. Stepney, Alf Taylor, W. Townshend, Ed. Vaillant, John Weston, F. J. Yarrow.

Secrétaires correspondants :

Karl Marx, Allemagne et Russie ; Léo Frankel, Autri­che et Hongrie; A. Herman, Belgique; Th. Mottershead, Danemark; J. G. Eccarius, Etats-Unis; Le Moussu, sec­tions françaises des Etats-Unis ; Aug. Serraillier, France; Charles Rochat, Hollande; J. P. Mac Donnel, Irlande; Fred. Engels, Italie et Espagne; Walery Wroblewski, Pologne; H. Jung, Suisse.

Charles Longuet, président de la séance.

Hermann Jung, trésorier,

John Hales, secrétaire général.

Rathbone Place. W.

Londres, le 5 mars 1872.

Notes

1 Un extrait du procès Netchaïeff sera prochainement publié. Le lecteur y trouvera un échantillon des maximes à la fois sottes et infâmes dont les amis de Bakounine ont fait peser la responsabilité sur l’Internationale.

2 Les amis de B. Malon qui, dans une réclame stéréotypée, l’appellent depuis trois mois fondateur de l’Internationale, qui annoncent son livre comme le seul ouvrage indépendant sur la Commune, savent-ils l’attitude prise par l’adjoint des Batignolles, à la veille des élections de Février ? A cette époque, B. Malon, qui ne prévoyait pas encore la Commune et n’avait en vue que le succès de son élection à l’Assemblée, intrigua pour se faire admettre sur la liste des quatre comités comme International. Dans ce but, il nia effrontément l’existence du Conseil fédéral parisien et soumit aux comités la liste d’une section fondée par lui aux Batignolles, comme émanant de l’Association tout entière. – Plus tard, le 19 mars, il insultait dans un document public les promoteurs de la grande Révolution accomplie la veille. – Aujourd’hui, cet anarchiste à tout crin imprime ou laisse imprimer ce qu’il disait déjà il y a un an aux quatre comités: l’Internationale, c’est moi ! B. Malon a trouvé le moyen de parodier à la fois Louis XIV et le chocolatier Perron. Encore celui-ci ne déclare-t-il pas que son chocolat est le seul… mangeable.

3 Voici quelle était la composition, par nationalités, de ce conseil: 20 Anglais, 15 Français, 7 Allemands (dont 5 fondateurs de l’Internationale), 3 Suisses, deux Hongrois, un Polonais, un Belge, un Irlandais, un Danois et un Italien.

4 Peu de temps après, ce Chautard qu’on avait voulu imposer au Conseil général, était expulsé de sa section comme agent de la police de Thiers. Il était accusé par ceux-là mêmes qui l’avaient jugé digne entre tous de les représenter au Conseil général.

5 Voici la résolution de la Conférence sur l’action politique de la classe ouvrière :
Vu les considérants des Statuts originaux, où il est dit: « L’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen »;
Vu l’adresse inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs (1864) qui dit: « Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Bien loin de pousser à l’émancipation du travail, ils continueront à y opposer les plus d’obstacles possibles… La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière »;
Vu la Résolution du Congrès de Lausanne (1867) à cet effet: « L’émancipation sociale des Travailleurs est inséparable de leur émancipation politique »;
Vu la déclaration du Conseil général sur le prétendu complot des Internationaux français à la veille du plébiscite (1870), où il est dit: « D’après la teneur de nos statuts, certainement toutes nos sections en Angleterre, sur le continent et en Amérique, ont la mission spéciale, non seulement de servir de centres à l’organisation militante de la classe ouvrière, mais aussi de soutenir dans leurs pays respectifs tout mouvement politique tendant à l’accomplissement de notre but final: – l’émancipation économique de la classe ouvrière »;
Attendu que des traductions infidèles de nos Statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses, qui ont été nuisibles au développement et à l’action de l’Association Internationale des Travailleurs;
En présence d’une réaction sans frein qui étouffe violemment tout effort d’émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale la distinction des classes, et la domination politique des classes possédantes qui en résulte;
Considérant en outre:
Que contre ce pouvoir collectif des classes possédantes le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes;
Que cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême: l’abolition des classes;
Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs;
La Conférence rappelle aux membres de l’Internationale:
Que dans l’état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis.

6 Les travaux policiers publiés dans ces derniers temps sur l’Internationale, sans en excepter ni la circulaire de Jules Favre aux puissances étrangères, ni le rapport du rural Sacaze sur le projet Dufaure, fourmillent de citations empruntées aux pompeux manifestes de l’Alliance. La phraséologie de ces sectaires, dont tout le radicalisme est dans les mots, sert à merveille les désirs de la réaction.

7 Telles étaient à cette époque les opinions apparentes de la société: Emancipation du prolétaire, représentée par son secrétaire correspondant, ami de Bakounine. En réalité, les tendances de cette section étaient toutes autres. Après avoir expulsé, pour détournement de fonds et aussi pour ses relations amicales avec le chef de la police de Turin, ce représentant doublement infidèle, cette société a donné des éclaircissements qui ont fait disparaître tout malentendu entre elle et le Conseil général.

8 Les hommes de. l’Alliance qui ne cessent pas de reprocher au Conseil général la convocation d’une Conférence privée à un moment où la réunion d’un Congrès public eût été le comble de la trahison ou de la .sottise, les partisans absolus de l’éclat et du grand jour ont, au mépris de nos statuts, organisé au sein de l’Internationale, une véritable société occulte, dirigée contre l’Internationale même, dans le but de placer ses sections à leur insu, sous la direction sacerdotale de Bakounine.
Le Conseil général se propose de réclamer du prochain Congrès une requête sur cette organisation secrète et ses promoteurs dans certains pays, par exemple en Espagne.

9 Sous le titre « Au Pilori », l’Égalité (de Genève) du 15 février 1872 dit :« Le jour n’est pas encore venu pour raconter l’histoire de la défaite du mouvement communaliste dans le midi de la France; mais ce que nous pouvons annoncer dès aujourd’hui, nous qui. pour la plupart, avons été témoins de la déplorable défaite de l’insurrection du 30 avril à Lyon, c’est que cette insurrection a en partie échoué, grâce à la lâcheté, à la trahison, au vol de G. Blanc, qui se faufilait partout, en exécutant les ordres d A. Richard. qui se tenait dans l’ombre. Par leurs manœuvres intentionnelles, ces misérables sont parvenus à compromettre plusieurs noms qui prenaient part aux travaux préparatoires des Comités insurrectionnels. De plus ces traîtres sont parvenus à discréditer l’Internationale à Lyon, à tel point qu’au moment de la révolution parisienne, l’Internatio­nale inspirait aux ouvriers lyonnais la plus grande défiance. De là, absence totale d’organisation ; de là, défaite de l’insurrection : défaite qui a dû nécessairement entraîner la chute de la Commune, abandonnée à ses forces isolées ! Ce n’est que depuis cette sanglante leçon que notre propagande a su rallier les ouvriers lyonnais autour du drapeau de l’Internationale. Albert Richard a été l’enfant gâté, le prophète de Bakounine et consorts. »

10 Dans le rapport sur la loi Dufaure, le rural Sacaze en veut, avant tout à l’organisation de l’Internationale. Cette organisation est sa bête noire. Après avoir constaté la « marche ascendante de cette formidable As­sociation » il continue : « Cette Association rejette… les pratiques téné­breuses des sectes qui l’ont précédée. Son organisation s’est faite et mo­difiée au grand jour. Grâce à la puissance de cette organisation… elle a étendu successivement sa sphère d’action et d’influence. Elle s’ouvre tous les territoires. »

Puis, il en décrit « sommairement l’organisation » et conclut : « Telle est. dans sa savante unité… le plan de cette vaste orga­nisation. Sa force est dans cette conception même. Elle est aussi dans la masse de ses adhérents, liés à une action simultanée, et enfin dans l’in­vincible impulsion qui peut les faire mouvoir ».

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