Jean Jaurès : Question de méthode (novembre 1901)

Paris, 17 novembre 1901

Mon cher Péguy,

Vous m’avez demandé de réunir pour les Cahiers de la Quinzaine les études socialistes que j’ai publiées ces derniers mois dans La Petite République ; vous vous proposez d’adresser un exemplaire de ce volume à chacun de vos abonnés.

Je me réjouis d’entrer ainsi en communication directe avec des esprits libres, habitués à la critique indépendante et probe. Bien que ces articles n’eussent point été destinés, d’abord, à paraître en volume, je n’ai point scrupule à les reproduire sous cette forme : car je n’ai jamais considéré l’article de journal comme une œuvre hâtive et superficielle ; et j’y mets, par respect pour le prolétariat qui lit les journaux socialistes, toute ma conscience d’écrivain.

Je n’ai pas besoin d’avertir qu’ils ne prétendent pas épuiser les sujets qu’ils traitent. Ils ne sont, évidemment, qu’un fragment, ou plutôt une préparation d’une œuvre plus vaste, plus dogmatique et plus documentée, où je voudrais définir exactement ce qu’est, au début du vingtième siècle, le socialisme, sa conception, sa méthode et son programme.

Mais, déjà, les études ici rassemblées touchent, avec une suffisante précision et une suffisante étendue, à des problèmes de la plus haute importance et qui pressent notre parti. Il est très divisé à l’heure présente, et vous m’accuseriez, sans doute, d’avoir la folie « de l’unité mystique », si je disais que ces divisions sont superficielles.

Je ne les crois pas irréductibles, mais elles tiennent à de graves dissentiments, ou au moins à de graves malentendus sur les méthodes. C’est la croissance même de notre parti, c’est la puissance grandissante de notre idée — pardonnez-moi cette rechute d’optimisme —, qui ont créé le dissentiment, en nous posant à tous la question de méthode.

Comment se réalisera le socialisme ? Voilà un problème que nous ne pouvons pas éluder : et c’est l’éluder que d’y faire des réponses incertaines et vagues. Ou encore, c’est se tromper soi-même, que de répéter, en 1901, les réponses que firent, il y a un demi-siècle, nos aînés et nos maîtres.

Il y a un fait incontestable, et qui domine tout. C’est que le prolétariat grandit en nombre, en cohésion et en conscience. Les ouvriers, les salariés, plus nombreux, plus groupés, ont maintenant un idéal. Ils ne veulent pas seulement obvier aux pires défauts de la société présente : ils veulent réaliser un ordre social fondé sur un autre principe.

À la propriété individuelle et capitaliste, qui assure la domination d’une partie des hommes sur les autres hommes, ils veulent substituer le communisme de la production, un système d’universelle coopération sociale qui, de tout homme, fasse, de droit, un associé. Ils ont ainsi dégagé leur pensée de la pensée bourgeoise : ils ont aussi dégagé leur action de l’action bourgeoise.

Au service de leur idéal communiste, ils mettent une organisation à eux, une organisation de classe, la puissance croissante des syndicats ouvriers, des coopératives ouvrières, et la part croissante de pouvoir politique qu’ils conquièrent sur l’état ou dans l’état. Sur cette idée générale et première, tous les socialistes sont d’accord. Ils peuvent assigner des causes différentes à cette croissance du prolétariat ; ou du moins ils peuvent donner aux mêmes causes des valeurs différentes.

Ils peuvent faire la part plus ou moins grande à la force de l’organisation économique ou de l’action politique. Mais tous ils constatent que par la nécessité même de l’évolution capitaliste qui développe la grande industrie, et par l’action correspondante des prolétaires, ceux-ci sont la force indéfiniment grandissante qui est appelée à transformer le système même de la propriété.

Les socialistes discutent aussi sur l’étendue et sur la forme de l’action de classe que doit exercer le prolétariat. Les uns veulent qu’il se mêle le moins possible aux conflits de la société qu’il doit détruire, et qu’il réserve toutes ses énergies pour l’action décisive et libératrice.

Les autres croient qu’il doit, dès maintenant, exercer sa grande fonction humaine. Kautsky rappelait, récemment, au congrès socialiste de Vienne, le mot fameux de Lassalle : « Le prolétariat est le roc sur lequel sera bâtie l’église de l’avenir. » et il ajoutait : « Le prolétariat n’est point seulement cela : il est aussi le roc contre lequel se brisent, dès aujourd’hui, les forces de réaction. »

Et moi je dirai qu’il n’est pas précisément un roc, une puissance compacte et immobile. Il est une grande force cohérente, mais active, qui se mêle, sans s’y perdre, à tous les mouvements vastes et s’accroît de l’universelle vie.

Mais tous, quelles que soient la hauteur et l’étendue de l’action de classe assignée par nous au prolétariat, nous le concevons comme une force autonome, qui peut coopérer avec d’autres forces, mais qui, jamais, ne se fond ou s’absorbe en elles, et qui garde toujours, pour son œuvre distincte et supérieure, son ressort distinct. C’est le mérite décisif de Marx, le seul peut-être qui résiste pleinement à l’épreuve de la critique et aux atteintes profondes du temps, d’avoir rapproché et confondu l’idée socialiste et le mouvement ouvrier.

Dans le premier tiers du dix-neuvième siècle, la force ouvrière s’exerçait, se déployait, luttait contre la puissance écrasante du capital : mais elle n’avait pas conscience du terme où elle tendait ; elle ne savait pas que, dans la forme communiste de la propriété, était l’achèvement de son effort, l’accomplissement de sa tendance. Et, d’autre part, le socialisme ne savait point que, dans le mouvement de la classe ouvrière, était sa réalisation vivante, sa force concrète et historique.

La gloire de Marx est d’avoir été le plus net, le plus puissant de ceux qui mirent fin à ce qu’il y avait d’empirisme dans le mouvement ouvrier, à ce qu’il y avait d’utopisme dans la pensée socialiste. Par une application souveraine de la méthode hégélienne, il unifia l’idée et le fait, la pensée et l’histoire.

Il mit l’idée dans le mouvement et le mouvement dans l’idée, la pensée socialiste dans la vie prolétarienne, la vie prolétarienne dans la pensée socialiste. Désormais, le socialisme et le prolétariat sont inséparables : le socialisme ne réalisera toute son idée que par la victoire du prolétariat ; et le prolétariat ne réalisera tout son être que par la victoire du socialisme.

À la question toujours plus impérieuse : comment se réalisera le socialisme ? il convient donc d’abord de répondre : par la croissance même du prolétariat qui se confond avec lui. C’est la réponse première, essentielle : et quiconque ne l’accepte point dans son vrai sens et dans tout son sens, se met nécessairement lui-même hors de la pensée et de la vie socialistes. Cette réponse, si générale qu’elle soit, n’est pas vaine, car elle implique l’obligation pour chacun de nous d’ajouter sans cesse à la puissance de pensée, d’organisation, d’action et de vie du prolétariat.

Elle est de plus, en un sens, la seule certaine. Il nous est impossible de savoir avec certitude par quel moyen précis, sous quel mode déterminé, et à quel moment, l’évolution politique et sociale s’achèvera en communisme. Mais ce qui est sûr, c’est que tout ce qui accroît la puissance intellectuelle, économique et politique de la classe prolétarienne accélère cette évolution, anime, élargit et approfondit le mouvement.

Mais cette réponse première, quelque forte et substantielle qu’elle soit, ne suffit point. Précisément parce que le prolétariat a déjà grandi, parce qu’il commence à mettre la main sur le mécanisme politique et économique, la question se précise : quel sera le mécanisme de la victoire ?

À mesure que la puissance prolétarienne se réalise, elle s’incorpore à des formes précises, au suffrage universel, au syndicat, à la coopérative, aux formes diverses des pouvoirs publics et de l’État démocratique. Et nous ne pouvons pas considérer la force prolétarienne indépendamment des formes où elle s’est déjà partiellement organisée, et des mécanismes qu’elle s’est partiellement appropriés.

Il n’y a donc pas utopie aujourd’hui à chercher avec précision quelle sera la méthode de réalisation socialiste, et quel sera le mode d’accomplissement.

Ce n’est pas retourner à l’utopie et se séparer de la vie du prolétariat, c’est au contraire rester en elle, progresser et se déterminer avec elle. Elle n’est plus « l’esprit flottant sur les eaux » : elle s’est déjà incorporée à des institutions : institutions économiques et institutions politiques ; ces institutions, suffrage universel, démocratie, syndicat, coopérative, ont un degré déterminé de développement, une force et une direction acquises : et il faut savoir si le communisme prolétarien pourra se réaliser par elles, s’accomplir par elles, ou si au contraire il ne s’accomplira que par une suprême rupture.

À vrai dire, toujours les socialistes ont cherché à prévoir et à déterminer sous quelle forme, par quels procédés historiques, le prolétariat triompherait.

Et si nous souffrons aujourd’hui, s’il y a dans notre parti incertitude et malaise, c’est parce qu’il associe en des mélanges confus les méthodes en partie surannées que nos maîtres nous ont léguées, et les nécessités mal formulées encore des temps nouveaux. Marx et Blanqui croyaient tous deux à une prise de possession révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat. Mais la pensée de Marx était beaucoup plus complexe. Sa méthode de révolution avait des aspects multiples. C’est donc chez Marx surtout que je veux la discuter.

Or, toute entière et en quelque sens qu’on la prenne, elle est surannée. Elle procède ou d’hypothèses historiques épuisées, ou d’hypothèses économiques inexactes.

D’abord, les souvenirs de la révolution française et des révolutions successives qui en furent, en France et en Europe, le prolongement, dominaient l’esprit de Marx.

Le trait commun de tous les mouvements révolutionnaires, de 1789 à 1796, de 1830 à 1848, c’est qu’ils furent des mouvements révolutionnaires bourgeois auxquels la classe ouvrière se mêla pour les dépasser.

Dans toute cette longue période, la classe ouvrière n’était pas assez forte pour tenter une révolution à son profit : elle n’était pas assez forte non plus pour prendre peu à peu, et selon la légalité nouvelle, la direction de la révolution.

Mais elle pouvait faire et elle faisait deux choses. D’abord elle se mêlait à tous les mouvements révolutionnaires bourgeois pour y exercer et y accroître sa force ; elle profitait des périls que courait l’ordre nouveau menacé par toutes les forces de contre-révolution pour devenir une puissance nécessaire.

Et en second lieu, quand sa force s’était ainsi accrue, quand l’espérance et l’ambition s’étaient éveillées au cœur des prolétaires, quand les diverses fractions révolutionnaires de la bourgeoisie s’étaient usées ou discréditées par leurs luttes réciproques, la classe ouvrière tentait, par une sorte de coup de surprise, de s’emparer de la révolution et de la faire sienne.

C’est ainsi que sous la Révolution française en 1793, le prolétariat parisien pesa, par la commune, sur la Convention et exerça parfois une sorte de dictature. C’est ainsi qu’un peu plus tard Babeuf et ses amis tentaient de saisir, par un coup de main et au profit de la classe ouvrière, le pouvoir révolutionnaire.

Ainsi encore, après 1830, le prolétariat français, après avoir joué dans la Révolution de Juillet le grand rôle noté par Armand Carrel, essaya d’entraîner la bourgeoisie victorieuse, et bientôt de la dépasser. C’est ce rythme de révolution qui s’impose d’abord à la pensée de Marx. Certes en novembre 1847, au moment où avec Engels il écrit le Manifeste communiste, il sait bien que le prolétariat a grandi : c’est le prolétariat qu’il considère comme la vraie force révolutionnaire ; et c’est contre la bourgeoisie que se fera la révolution.

Il écrit : « Le progrès de l’industrie dont la bourgeoisie, sans préméditation et sans résistance, est devenue l’agent, au lieu de maintenir l’isolement des ouvriers par la concurrence, a amené leur union révolutionnaire par l’association. Ainsi le développement même de la grande industrie détruit dans ses fondements le régime de production et d’appropriation des produits où s’appuyait la bourgeoisie. Avant tout la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. La ruine de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables ».

Et encore : « Le but immédiat pour les communistes est le même que pour tous les autres partis prolétariens : la constitution du prolétariat en classe, le renversement de la domination bourgeoise, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ». Voici qui est très précis encore : « Nous avons suivi la guerre civile plus ou moins latente dans la société actuelle jusqu’au point où elle éclate en une révolution ouverte, et où, par l’effondrement évident de la bourgeoisie, le prolétariat fondera sa domination ».

Ainsi, c’est par une révolution violente contre la classe bourgeoise que le prolétariat s’emparera du pouvoir et réalisera le communisme. Mais, en même temps, il paraît à Marx que c’est la bourgeoisie elle-même qui, ayant à compléter son propre mouvement révolutionnaire, donnera le signal de l’ébranlement.

Contre l’absolutisme ou ce qui en reste, contre le féodalisme ou ce qui en reste, la bourgeoisie se lèvera, et quand elle aura déchaîné les événements, quand elle aura ouvert la crise, le prolétariat, plus puissant aujourd’hui que ne l’étaient sous la révolution anglaise en 1648 les niveleurs de Lilburne et en 1793 les prolétaires de Chaumette, s’emparera révolutionnairement de la révolution bourgeoise. Il commencera par lutter aux côtés de la bourgeoisie, et aussitôt qu’elle sera victorieuse, il l’expropriera de sa victoire. « En Allemagne, écrivent en 1847 Marx et Engels, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la petite bourgeoisie.

Mais pas un instant il n’oubliera d’éveiller parmi les ouvriers la conscience la plus claire possible de l’opposition qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat et qui en fait des ennemis. Il faut que les conditions sociales et politiques qui accompagneront le triomphe de la bourgeoisie se retournent contre la bourgeoisie elle-même comme autant d’armes dont aussitôt les ouvriers allemands sauront faire usage. Il faut qu’après la chute des classes réactionnaires en Allemagne, la lutte contre la bourgeoisie s’engage sans tarder.

C’est l’Allemagne surtout qui attirera l’attention des communistes. L’Allemagne est à la veille d’une révolution bourgeoise. Cette révolution, elle l’accomplira en présence d’un développement général de la civilisation européenne et d’un développement du prolétariat que ni l’Angleterre au dix-septième siècle ni la France au dix-huitième n’ont connu. La révolution bourgeoise sera donc, et de toute nécessité, le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne ».

Ainsi, c’est sur une Révolution bourgeoise victorieuse que se greffera la Révolution prolétarienne.

L’esprit de Marx, en sa haute ironie un peu sarcastique, se complaisait à ces jeux de la pensée. Que l’histoire mystifiât la bourgeoisie en lui arrachant des mains sa victoire toute chaude, c’était pour lui une âpre joie. Mais c’était un plan de révolution prolétarienne trop compliqué et contradictoire. D’abord, si le prolétariat n’a pas la force de donner lui-même le signal de la Révolution, s’il est obligé de compter sur les surprises heureuses de la Révolution bourgeoise, comment peut-on être assuré qu’il aura contre la bourgeoisie victorieuse la force qu’il n’avait pas avant le mouvement bourgeois ?

Ou bien, dans sa tentative de révolution contre le vieux monde absolutiste et féodal, la bourgeoisie sera vaincue : et sous sa défaite le prolétariat sera accablé bien avant d’avoir combattu pour lui-même. Ou bien elle l’emportera ; elle brisera l’arbitraire des rois, la puissance des nobles et des prêtres, absorbera la propriété féodale, abolira les entraves corporatives : et elle s’élancera d’un mouvement si vif, si enthousiaste dans la carrière ouverte par elle, que le prolétariat sera impuissant à créer soudain un mouvement nouveau et contraire.

Et il aura beau procéder par surprise et violence, tenter d’organiser « sa dictature », et de « conquérir la démocratie » par la force, sa puissance réelle ne pourra pas être élevée artificiellement au-dessus du niveau où elle était avant la Révolution bourgeoise. Miquel ne manquait pas de clairvoyance lorsqu’il écrivait à Marx dans sa fameuse lettre de 1850, et en prévision d’une reprise de Révolution : « Le parti ouvrier pourra l’emporter sur la haute bourgeoisie et les restes de la haute féodalité, mais il sera fusillé dans les flancs par les démocrates.

Nous pouvons peut-être donner pour quelque temps à la Révolution une direction antibourgeoise, nous pouvons détruire les conditions essentielles de la production bourgeoise : mais il nous est impossible d’abattre la petite bourgeoisie. Obtenir autant que possible, voilà ma devise.

Nous devons empêcher aussi longtemps que possible après la première victoire toute organisation des petits bourgeois, et notamment nous opposer en phalange serrée à toute assemblée constituante. Le terrorisme particulier, l’anarchie locale, doivent remplacer pour nous ce qui nous manque en gros ».

Mais on ne remplace pas ainsi « ce qui manque en gros ». Il est certain que lorsqu’une classe n’est pas encore prête historiquement, lorsqu’elle est obligée d’attendre le signal et le moyen de sa propre action de ceux-là mêmes qu’elle prétend remplacer, lorsque sa Révolution empruntant sa force du mouvement ennemi n’est encore qu’une Révolution parasitaire, elle ne peut se promettre quelque succès que si elle tient la Révolution ouverte et « en permanence », si elle prolonge l’agitation de tous les éléments sociaux. Mais à ce jeu elle ne fait guère que gagner du temps ou accroître les chances d’une réaction qui emporte à la fois et prolétariat et bourgeoisie.

C’est la tactique à laquelle la classe ouvrière est condamnée, quand elle est encore dans une période d’insuffisante préparation. Et si un des caractères du socialisme utopique est de n’avoir pas compté sur la force propre de la classe ouvrière, le Manifeste communiste de Marx et de Engels fait encore partie de la période d’utopie. Robert Owen, Fourier, comptaient sur le bon vouloir des classes supérieures. Marx et Engels attendent, pour le prolétariat, la faveur d’une Révolution bourgeoise.

Ce que propose le Manifeste, ce n’est pas la méthode de révolution d’une classe sûre d’elle-même et dont l’heure est enfin venue : c’est l’expédient de Révolution d’une classe impatiente et faible, qui veut brusquer par artifice la marche des choses.

Aussi bien, au bout de cet effort paradoxal, après cette sorte de détournement prolétarien de la Révolution bourgeoise, ce n’est pas une pleine victoire du prolétariat et du communisme que Marx entrevoit : c’est un régime singulièrement mêlé de propriété capitaliste et de communisme, de violence à la propriété et d’organisation du crédit.

Chose singulière ! Après avoir constaté que c’est l’évolution de l’industrie et la croissance du prolétariat industriel qui créent une force révolutionnaire, le Manifeste ne prévoit d’abord, dans le programme immédiat de la révolution communiste victorieuse, que l’expropriation de la rente foncière. Il rétrograde au delà de Babeuf, dont la gloire est d’avoir fait entrer la production industrielle aussi bien que la production agricole dans le plan communiste. Il recule presque jusqu’à Saint-Just, qui semble avoir prévu la possibilité pour la nation d’absorber les fermages.

« Nous avons vu plus haut, dit Marx, que la première démarche de la révolution ouvrière serait de constituer le prolétariat en classe régnante, de conquérir le régime démocratique.

« Le prolétariat usera de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tous les capitaux, pour centraliser entre les mains de l’état, c’est-à-dire du prolétariat constitué en classe dirigeante, les instruments de production et pour accroître au plus vite la masse disponible des forces productives.

« Il va de soi que cela impliquera dans la période du début des infractions despotiques au droit de propriété et aux conditions bourgeoises de la production. Des mesures devront être prises qui sans doute paraîtront insuffisantes et auxquelles on ne pourra pas s’en tenir, mais qui, une fois le mouvement commencé, mèneront à des mesures nouvelles et seront indispensables à titre de moyens pour révolutionner tout le régime de production. Ces mesures, évidemment, seront différentes en des pays différents. Cependant les mesures suivantes seront assez généralement applicables, du moins dans les pays les plus avancés :

« 1° Expropriation de la propriété foncière ; affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État.

« 2° Impôt fortement progressif.

« 3° Abolition de l’héritage.

« 4° Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

« 5° Centralisation du crédit aux mains de l’État par le moyen d’une banque nationale constituée avec les capitaux de l’État et avec un monopole exclusif.

« 6° Centralisation des industries de transport aux mains de l’État.

« 7° Multiplication des manufactures nationales, des instruments nationaux de production, défrichement et amélioration des terres cultivables d’après un plan d’ensemble.

« 8° Travail obligatoire pour tous : organisation d’armées industrielles, notamment en vue de l’agriculture.

« 9° Réunion de l’agriculture et du travail industriel : préparation de toutes les mesures capables de faire disparaître progressivement la différence entre la ville et la campagne.

« 10° Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition des formes actuellement en usage du travail des enfants dans les fabriques. Réunion de l’éducation et de la production matérielle, etc. »

Étrange programme, où sont rapprochés le communisme agraire du dix-huitième siècle et quelques éléments de ce que nous appelons aujourd’hui le programme de Saint-Mandé : Marx et Engels, dans l’ordre industriel, se contentent d’abord de la nationalisation des chemins de fer : il n’y a même pas la nationalisation des mines acceptée aujourd’hui par les radicaux-socialistes. Mais ce qui me frappe, ce n’est pas le chaos du programme, la coexistence du communisme agricole et du capitalisme industriel.

Ce n’est pas la contradiction entre l’article qui abolit l’héritage et qui retire ainsi par là aux générations nouvelles le capital industriel, et l’ensemble des articles qui laissent subsister la propriété individuelle. L’histoire démontre que des formes diverses et même contradictoires ont souvent coexisté : longtemps la production corporative et la production capitaliste ont fonctionné côte à côte : tout le dix-septième et tout le dix-huitième siècles sont faits du mélange des deux, et longtemps aussi le travail libre agricole et le servage avaient coexisté.

Et je suis convaincu que dans l’évolution révolutionnaire qui nous conduira au communisme, la propriété collectiviste et la propriété individuelle, le communisme et le capitalisme seront longtemps juxtaposés.

C’est la loi même des grandes transformations. Marx et Engels avaient parfaitement le droit, sans se désavouer eux-mêmes, de dire en 1872 qu’ils faisaient assez bon marché de leur programme de 1847. « Ce passage aujourd’hui devrait être modifié en plusieurs de ses termes. Les progrès immenses accomplis par la grande industrie dans les vingt-cinq dernières années, les progrès parallèles accomplis par la classe ouvrière organisée en parti… font paraître vieillis plus d’un passage de ce programme. » Tout au plus peut-on s’étonner qu’ils n’aient pas fait, dès 1847, une part plus large au communisme industriel.

Mais ce qui étonne, c’est qu’ils aient pu croire le prolétariat capable de confisquer à son profit les révolutions bourgeoises et de conquérir, par un coup d’autorité, la démocratie, alors qu’ils le supposaient incapable, au lendemain de sa victoire et même dans les pays les plus avancés, d’instituer largement le communisme industriel.

Ce qui frappe surtout, dans le Manifeste, ce n’est pas le chaos du programme, qui pourrait se débrouiller, mais le chaos des méthodes. C’est par un coup de force que le prolétariat s’est installé d’abord au pouvoir : c’est par un coup de force qu’il l’a arraché aux révolutionnaires bourgeois. Il « conquiert la démocratie », c’est-à-dire qu’en fait il la suspend, puisqu’il substitue à la volonté de la majorité des citoyens librement consultés la volonté dictatoriale d’une classe.

C’est encore par la force, par la puissance dictatoriale, qu’il commet ces premières « infractions despotiques » à la propriété que le Manifeste prévoit. Mais ensuite, pour tout le développement de la révolution, pour l’élaboration et l’organisation de l’ordre nouveau, est-ce encore la dictature du prolétariat qui subsiste, ou est-il rentré sous la loi de la démocratie, du suffrage universel et des transactions ? Il est impossible de supposer que Marx et Engels aient songé à suspendre longtemps, au profit de la dictature prolétarienne, la démocratie. Comment le pourraient-ils, la révolution prolétarienne elle-même ayant surgi d’un mouvement vaste vers la démocratie ?

Comment le pourraient-ils encore, puisqu’ils laissent subsister la puissance économique de la bourgeoisie, la forme capitaliste de l’industrie ?

Laisser au patronat, au moins dans une période provisoire dont ils n’essaient même pas d’indiquer le terme, la direction des ateliers, des manufactures et des usines, et tenir ce même patronat hors du droit politique, hors de la cité, c’est une impossibilité. Il est contradictoire de faire des bourgeois des citoyens passifs et de leur laisser encore dans une large mesure la maîtrise de la production. Il est contradictoire d’organiser le crédit d’État et de ne pas soumettre au contrôle de toute la nation le fonctionnement de ce crédit. Une classe, née de la démocratie, qui, au lieu de se ranger à la loi de la démocratie, prolongerait sa dictature au delà des premiers jours de la révolution, ne serait bientôt plus qu’une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays.

Donc ou Marx et Engels acheminent le prolétariat à un chaos de barbarie et d’impuissance, ou ils prévoient qu’après les premiers actes politiques et économiques qui auront donné à la classe ouvrière un grand essor et marqué d’un sceau socialiste la démocratie, il se confondra de nouveau dans la vie nationale et dans la légalité du suffrage universel. Mais qu’est-ce à dire ? Et si la démocratie n’est point préparée au mouvement communiste, ne va-t-elle point contrarier, au lieu de les étendre, les effets des premières mesures dictatoriales du prolétariat ?

Et si au contraire la démocratie y est préparée, si le prolétariat peut, par la seule force légale, obtenir d’elle qu’elle développe dans le sens communiste les premières institutions révolutionnaires, c’est en réalité la conquête légale de la démocratie qui devient la méthode souveraine de Révolution.

Tout le reste, je le répète, n’est que l’expédient, peut-être nécessaire un moment, d’une classe encore débile et mal préparée. Mais ceux des socialistes d’aujourd’hui qui parlent encore de « dictature impersonnelle du prolétariat » ou qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démocratie, ceux-là rétrogradent au temps où le prolétariat était faible encore, et où il était réduit à des moyens factices de victoire.

En fait, la tactique du Manifeste, qui consiste pour le prolétariat à dériver vers lui des mouvements qu’il n’eût pu susciter lui-même, cette tactique de la force croissante et hardie mais subordonnée encore, la classe ouvrière l’a employée d’instinct dans toutes les crises de la société démocratique et bourgeoise. Marx en avait reçu l’idée de la révolution française et de Babeuf. Après 1830, les mouvements ouvriers de Paris et de Lyon prolongèrent en une confuse affirmation prolétarienne la révolution de la bourgeoisie. En 1848, les prolétaires de Paris, de Vienne, de Berlin tentèrent, en d’audacieuses journées, de dériver vers le socialisme le mouvement de la Révolution.

La fameuse parole de Blanqui : « On ne crée pas un mouvement, on le dérive » est l’expression même de cette politique. C’est la formule active du Manifeste communiste de Marx, c’est le mot d’ordre d’une classe qui se sent mineure encore mais appelée à de hautes destinées. En 1870, le 31 octobre succédant au 4 septembre est une reprise de la méthode marxiste et blanquiste. Dans la commune même, l’action croissante du prolétariat socialiste se substituant à la démocratie petite-bourgeoise est encore une application de la tactique du Manifeste : greffer la révolution prolétarienne sur la révolution démocratique et bourgeoise.

Lassalle avait eu une ambition plus hardie. Lui, il ne voulait pas laisser la révolution, même bourgeoise, prendre d’abord une forme bourgeoise. Il voulait la capter, pour ainsi dire, à sa source même, et la dériver d’emblée vers le prolétariat. Ainsi, lorsque, en 1863, éclata le conflit entre la représentation prussienne et le ministère prussien, lorsque la bourgeoisie progressiste et libérale d’Allemagne s’agita pour défendre le droit constitutionnel menacé par Bismarck, on put se demander si le conflit n’aboutirait point à une révolution.

En celle-ci, ce n’est donc pas la question sociale, la question de la propriété qui aurait été posée. Elle n’eût pas été d’origine communiste et prolétarienne, mais au contraire d’origine bourgeoise et parlementaire. Elle eût été comme la reprise de la Révolution bourgeoise allemande que Marx annonçait en novembre 1847, et qui avorta en 1848 et 1849.

Mais cette Révolution allemande, si bourgeoise qu’elle fût en ses origines, Lassalle ne voulait pas qu’elle fût bourgeoise, même un moment, dans sa manifestation et dans sa marche. C’était, selon lui, le prolétariat allemand organisé qui devait susciter du conflit bourgeois la Révolution et prendre tout de suite en main la force nouvelle des événements. Il proclamait que la bourgeoisie était sans audace, qu’elle essaierait tout au plus de revenir à la fédération allemande de 1848, et qu’il fallait au contraire instituer l’entière unité de l’Allemagne démocratique.

« Des buts misérablement médiocres, s’écriait-il, ne peuvent susciter qu’une conduite misérablement médiocre ; seule une grande idée, seul l’enthousiasme pour des buts puissants créent le dévouement, l’esprit de sacrifice, la vaillance ! » Et de quel droit la bourgeoisie allemande, qui avait laissé périr la liberté en 1848, se donnerait-elle aujourd’hui comme la gardienne de la liberté ? Aussi bien, et Lassalle en prenait acte triomphalement, les chefs de la bourgeoisie libérale déclaraient d’avance se refuser à toute révolution.

C’est donc le prolétariat qui passerait d’emblée au premier plan si la crise devenait révolutionnaire. « Je trouve très maladroit M De Benningsen, disait Lassalle, de nous rappeler que lui et son parti ne veulent point de révolution ! Puisqu’il nous le rappelle sans relâche, nous voulons lui faire cette joie de ne point l’oublier. Levons nos mains et engageons-nous, si sous une forme ou sous une autre se produit le grand ébranlement, à rappeler aux nationaux-libéraux que jusqu’au dernier moment ils ont déclaré ne vouloir pas de révolution. »

C’est donc au prolétariat que serait, pour ainsi dire, adjugée dès la première heure la Révolution. Lassalle, conscient de la croissance de la classe ouvrière, et impatient aussi de cueillir tous les fruits de la vie, n’accepte point, comme Marx en 1847, une période première de révolution bourgeoise.

Quoique née d’un conflit entre la bourgeoisie libérale et l’absolutisme royal, la Révolution passera dès le premier jour aux mains ouvrières. C’est encore l’application de la méthode marxiste, mais dans une sorte de cas limite où est réduite à zéro la durée de la période bourgeoise. De ce pouvoir révolutionnaire soudain conquis, Lassalle se proposait, il est vrai, de faire un usage très modéré. Il se serait borné à fonder le suffrage universel, à supprimer les impôts indirects, à affranchir la presse du joug du capital et à subventionner largement sur les ressources de l’État des associations ouvrières de production : pas d’expropriation ; pas d’application étendue d’un plan communiste.

Ainsi, depuis cent vingt ans, la méthode de révolution ouvrière dont Babeuf a donné l’application première, dont Marx et Blanqui ont donné la formule, et qui consiste à profiter des révolutions bourgeoises pour y glisser le communisme prolétarien, a été essayée ou proposée bien des fois, et sous bien des formes. Elle a donné certes de grands résultats. C’est par elle qu’en de grandes journées historiques la classe ouvrière a pris conscience de sa force et de son destin.

C’est par elle qu’indirectement encore et obliquement, le prolétariat s’est essayé au pouvoir. C’est par elle que la question de la propriété et du communisme a été constamment à l’ordre du jour de l’Europe selon le conseil du Manifeste. « Dans tous ces mouvements, la question que les communistes mettront au premier plan, la question pour eux essentielle, est celle de la propriété, dût même le débat sur cette question n’être pas encore engagé très à fond. » C’est par cette méthode enfin que le prolétariat a agi, bien avant d’avoir la force décisive. Mais c’était une chimère d’espérer que le communisme prolétarien pourrait être greffé sur la révolution bourgeoise.

C’était une chimère de croire que les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie donneraient au prolétariat l’occasion d’un coup de force heureux. En fait, cette tactique n’a jamais abouti. Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire a sombré, entraînant avec elle le prolétariat. Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire victorieuse a eu la force de contenir, de refouler le mouvement prolétarien. Et d’ailleurs, même si par surprise un mouvement prolétarien s’était soudain imposé à des agitations d’un autre ordre et d’une autre origine, à quoi eût-il abouti ? Il se serait rapidement affaibli en un mouvement purement démocratique par une série de compromis. De la Commune victorieuse, c’est tout au plus une république radicale qui serait sortie.

Aujourd’hui, le mode déterminé sous lequel Marx, Engels et Blanqui concevaient la Révolution prolétarienne est éliminé par l’histoire. D’abord, le prolétariat plus fort ne compte plus sur la faveur d’une révolution bourgeoise. C’est par sa force propre et au nom de son idée propre qu’il veut agir sur la démocratie. Il ne guette pas une révolution bourgeoise pour jeter la bourgeoisie à bas de sa révolution comme on renverse un cavalier pour s’emparer de sa monture. Il a son organisation à lui, sa puissance à lui. Il a, par les syndicats et les coopératives, une puissance économique grandissante. Il a par le suffrage universel et la démocratie une force légale indéfiniment extensible.

Il n’est pas réduit à être le parasite aventureux et violent des révolutions bourgeoises. Il prépare méthodiquement, ou mieux, il commence méthodiquement sa propre Révolution par la conquête graduelle et légale de la puissance de la production et de la puissance de l’État. Aussi bien il attendrait en vain, pour un coup de force et de dictature de classe, l’occasion d’une révolution bourgeoise.

La période révolutionnaire de la bourgeoisie est close. Il se peut que pour la sauvegarde de ses intérêts économiques et sous l’action de la classe ouvrière la bourgeoisie d’Italie, d’Allemagne, de Belgique, soit conduite à étendre les droits constitutionnels du peuple, à revendiquer la plénitude du suffrage universel, la vérité du régime parlementaire, la responsabilité des ministres devant le parlement.

Il se peut que l’action combinée de la démocratie bourgeoise et du prolétariat fasse reculer partout la prérogative royale ou l’autocratie impériale jusqu’au point où la monarchie n’a plus qu’une existence nominale. Il est certain que la lutte pour l’entière démocratie n’est pas close en Europe : mais, dans cette lutte, la bourgeoisie ne jouera guère qu’un rôle d’appoint, comme il est visible en ce moment en Belgique.

Et d’ailleurs, il y a déjà, dans toutes les constitutions de l’Europe centrale et occidentale, assez d’éléments de démocratie pour que le passage à l’entière démocratie s’accomplisse sans crise révolutionnaire. Ainsi le prolétariat ne peut plus, comme l’avaient pensé Marx et Blanqui, abriter sa Révolution derrière les révolutions bourgeoises : il ne peut plus saisir et tourner à son profit les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie, qui sont épuisées. Maintenant c’est à découvert, sur le large terrain de la légalité démocratique et du suffrage universel, que le prolétariat socialiste prépare, étend, organise sa Révolution.

C’est à cette action révolutionnaire méthodique, directe et légale que Engels, dans la dernière partie de sa vie, conviait le prolétariat européen en des paroles fameuses qui rejetaient, en fait, le Manifeste communiste dans le passé. Désormais, l’action révolutionnaire de la bourgeoisie étant close, tout moyen de violence employé par le prolétariat ne ferait que coaliser contre lui toutes les forces non prolétariennes. Et c’est pourquoi j’ai toujours interprété la grève générale non comme un moyen de violence, mais comme un des plus vastes mécanismes de pression légale que, pour des objets définis et grands, pouvait manier le prolétariat éduqué et organisé.

Mais si l’hypothèse historique dont procède la conception révolutionnaire du Manifeste communiste est en effet épuisée, si le prolétariat ne peut plus compter sur les mouvements révolutionnaires de la bourgeoisie pour déployer sa propre force de révolution, s’il ne peut plus faire surgir sa dictature de classe d’une période de démocratie chaotique et violente, peut-il du moins attendre son avènement soudain d’un brusque effondrement économique de la bourgeoisie, d’un cataclysme du système capitaliste acculé enfin à l’impossibilité de vivre et déposant son bilan ? C’était encore là une perspective de Révolution prolétarienne ouverte par Marx.

Il comptait à la fois, pour susciter la dictature de classe du prolétariat, sur l’avènement politique révolutionnaire de la bourgeoisie et sur sa chute économique. De lui-même, un jour, sous l’action toujours plus intense et plus fréquente des crises déchaînées par lui, et par l’épuisement de misère auquel il aurait réduit les exploités, le capitalisme devait succomber. Il n’est pas possible de contester sérieusement que ce fût là, dans le Manifeste, la pensée de Marx et de Engels. « Toutes les sociétés jusqu’à ce jour ont reposé, nous l’avons vu, sur l’antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées.

Mais pour pouvoir opprimer une classe, au moins faut-il lui assurer des conditions d’existence qui lui permettent de traîner sa vie d’esclavage. Le serf, malgré son servage, s’était élevé au rang de membre de la commune, le petit bourgeois était devenu bourgeois malgré le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne, au contraire, au lieu de s’élever par le progrès de l’industrie, descend de plus en plus au-dessous de la condition de sa propre classe.

Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme grandit encore plus vite que la population et la richesse. Il devient ainsi manifeste que la bourgeoisie est incapable de demeurer désormais la classe dirigeante de la société et d’imposer à la société, comme une loi impérative, les conditions de son existence de classe. Elle est devenue incapable de régner, car elle ne sait plus assurer à ses esclaves la subsistance qui leur permette de supporter l’esclavage. Elle en est réduite à les laisser tomber à une condition où il lui faut les nourrir au lieu d’être nourrie par eux. La société ne peut plus vivre sous le règne de cette bourgeoisie ; c’est-à-dire que l’existence de cette bourgeoisie n’est plus compatible avec la vie sociale. »

Et c’est à ce moment que, l’exploitation bourgeoise et capitaliste ayant atteint pour ainsi dire la limite de tolérance vitale des classes exploitées, il se produit une commotion inévitable, un soulèvement irrésistible, et la guerre civile latente entre les classes se dénoue enfin par « l’effondrement violent de la bourgeoisie ».

Voilà bien la pensée de Marx et de Engels, à cette date. Je sais que l’on cherche maintenant à jeter un voile sur la brutalité de ces textes. Je sais que de subtils interprètes marxistes disent que Marx et Engels n’ont entendu parler que d’une paupérisation « relative ». Ainsi, quand les théologiens veulent mettre d’accord les textes de la Bible avec la réalité scientifiquement constatée, ils disent que dans la genèse, le mot jour désigne une période géologique de plusieurs millions d’années. Je n’y contredis point. Ce sont des élégances et des charités d’exégèse qui permettent de passer sans douleur du dogme longtemps professé à la vérité mieux connue.

Et puisque des esprits « révolutionnaires » ont besoin de ces ménagements, qui songerait à les contrarier ? Pourtant si Marx n’avait voulu parler que d’une paupérisation relative, comment aurait-il conclu que le capitalisme ferait tomber ses esclaves au-dessous même du minimum vital et les contraindrait ainsi, par une suite de réflexes irrésistibles, à faire s’effondrer violemment la bourgeoisie ?

On a dit aussi que Marx et Engels avaient voulu seulement définir la tendance abstraite du capitalisme, ce que deviendrait la société bourgeoise par sa propre loi si l’organisation ouvrière ne contrariait point, par un effort inverse, cette tendance d’oppression et de dépression.

Et certes comment Marx, qui faisait du prolétariat l’essence même et la forme vivante du socialisme, aurait-il méconnu cette action prolétarienne ? Mais il semble que dans la pensée de Marx, cette action, tout en assurant en effet au prolétariat quelques avantages économiques partiels, se résume surtout à accroître sa conscience de classe, à développer en lui le sentiment de ses maux et celui de sa force. « Mais le développement de l’industrie ne fait pas qu’augmenter en nombre le prolétariat. Il agglomère le prolétariat en masses plus denses, et sa force en est grandie avec le sentiment qu’il en a.

Les différences dans les intérêts et dans le genre de vie se nivellent entre les catégories diverses du prolétariat lui-même, à mesure que l’outillage mécanique détruit les différences dans le genre de travail et réduit presque partout le salaire à un niveau d’une égale modicité. Mais ce salaire des ouvriers subit des oscillations de jour en jour plus fréquentes, du fait de la concurrence croissante que les bourgeois se font entre eux, et qui entraîne des crises commerciales.

La condition entière de l’ouvrier est de plus en plus mise en question à mesure que s’accélèrent le développement et l’amélioration incessante du machinisme. De plus en plus alors les collisions entre l’ouvrier individuel et le bourgeois individuel prennent le caractère de collisions entre deux classes. Le début, c’est que les ouvriers commencent à former des coalitions contre les bourgeois. L’objet de leur union est la défense de leur salaire. Ils vont jusqu’à fonder des associations durables dans le but d’accumuler des munitions pour des soulèvements éventuels. Par endroits, la lutte éclate en émeutes.

Parfois les ouvriers remportent une victoire, mais passagère. Le bénéfice véritable de ces luttes n’est pas celui qui donne le succès immédiat. Il consiste dans l’union qui se propage de plus en plus entre les ouvriers. Cette union est facilitée par les moyens de communication multipliés que la grande industrie crée et qui permettent aux ouvriers de localités différentes d’entrer en relations mutuelles. Or dès que cette union est faite, la multiplicité des luttes locales du même ordre se transforme en une lutte nationale unique, à direction centralisée, en une lutte de classe. Mais toute lutte de classe est une lutte politique. L’union que les bourgeois du moyen-âge quand ils ne disposaient que de chemins vicinaux, mirent des siècles à réaliser, les prolétaires modernes, grâce aux chemins de fer, la réalisent en peu d’années.

Cette organisation toutefois, qui crée une classe prolétarienne et, par suite, un parti politique prolétarien, à tout instant se brise à nouveau par la concurrence des ouvriers entre eux. Mais toujours aussi elle se redresse plus forte, plus ferme, plus puissante. En tirant parti des dissentiments internes de la bourgeoisie, elle parvient à faire reconnaître de force, et par la loi, quelques-uns des intérêts des travailleurs. Ainsi pour la loi sur la journée de dix heures en Angleterre. »

Si j’ai reproduit ce génial tableau du mouvement ouvrier moderne, ce n’est pas pour en discuter chaque trait : il y aurait en plusieurs points, et notamment sur le nivellement des salaires, bien des réserves à faire. Mais j’ai voulu que le lecteur pût se poser utilement la question que je me pose ici moi-même : dans quelle mesure Marx a-t-il admis que l’organisation économique et politique des prolétaires faisait échec à la tendance de paupérisation qui est, selon lui, la loi même du capitalisme ?

Je crois qu’on peut répondre : dans une mesure très faible. Sans doute, les ouvriers ainsi groupés en classe et en parti remportent, surtout grâce aux divisions de la classe possédante, quelques avantages partiels : mais il semble bien que leur union dans le combat est le seul bénéfice substantiel qu’ils retirent du combat même.

Donc la force de cohésion et de protestation des ouvriers s’accroît en vue d’un soulèvement général ; leurs chances s’accroissent de mener à bien le mouvement révolutionnaire et de précipiter l’effondrement de la bourgeoisie. Mais en fait, et dans le fond même de leur vie actuelle, ils subissent, en n’y opposant que de trop faibles contrepoids, la loi de paupérisation prolétarienne. C’est même sans doute cette contradiction entre la paupérisation croissante subie par le prolétariat et la force croissante de revendication et d’action qui s’organise en lui qui apparaît à Marx comme le ressort des grands soulèvements prochains, comme la force immédiate de révolution.

Les améliorations concrètes obtenues par l’effort ouvrier ne compensent qu’imparfaitement la dépréciation concrète que subit la vie ouvrière par la loi de la production bourgeoise. Dans le conflit des tendances qui se disputent le prolétariat, la tendance déprimante a la primauté dans le présent ; c’est elle surtout qui agit sur la condition réelle de la classe ouvrière.

Et puisqu’on parle de tendances, c’est dans ce sens qu’inclinait visiblement toute la pensée de Marx et de Engels. Je dirai presque que Marx avait besoin d’un prolétariat infiniment appauvri et dénué, dans sa conception dialectique de l’histoire moderne. Le prolétariat, pour être dans la dialectique hégélienne de Marx le moment humain, pour être vraiment l’idée même de l’humanité, devait à ce point être dépouillé de tout droit social, que l’humanité seule, infinie en détresse et en droit, subsistât en lui.

Et comment pourrait-on se flatter de comprendre Marx sans descendre aux origines dialectiques, aux sources profondes de sa pensée ? Sa Critique de la philosophie hégélienne du droit, parue en 1844 dans les Annales germano-françaises, est à cet égard un document décisif. « Où est donc, dit-il, la possibilité positive de l’émancipation allemande ?

Réponse : dans la formation d’une classe avec des chaînes radicales, d’une classe de la société bourgeoise, qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, d’un état, qui soit la dissolution de tout état, d’une sphère qui ait un caractère universel par la souffrance universelle et qui ne revendique aucun droit particulier, parce que ce n’est point une injustice particulière, mais l’injustice totale qui est accomplie sur lui, qui ne puisse faire appel à aucun titre historique, mais seulement au titre d’humanité, qui soit non pas en opposition particulière avec telle ou telle conséquence, mais en opposition générale avec tous les principes de l’État allemand, d’une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper elle-même, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société, et sans émanciper par là toutes les autres sphères de la société, qui, en un mot, soit la perte totale de l’homme, et qui ne puisse par conséquent se retrouver elle-même que par l’entière restitution de l’homme. »

J’entends bien que c’est de l’Allemagne que parle ici Marx, et des conditions particulières de son affranchissement. Je sais qu’il reconnaît aux classes sociales de la France un plus haut idéalisme historique, qu’elles ont, selon lui, l’habitude de se considérer comme les gardiennes de l’intérêt universel et qu’il suffira en France, pour que s’accomplisse l’entière émancipation, que cette action idéaliste passe de la bourgeoisie, en qui la mission humaine est limitée et contrariée par des soucis de propriété, au prolétariat français, en qui la mission humaine peut développer sans obstacle son universalité.

Oui, c’est de l’Allemagne et du prolétariat allemand qu’il s’agit. Mais qui ne voit que, malgré les différences ethniques et historiques, il est pour Marx une figure du prolétariat et même, par son absolu dénuement, la figure suprême ?

C’est donc sous une transposition hégélienne du christianisme que Marx se représente le mouvement moderne d’émancipation. De même que le Dieu chrétien s’est abaissé au plus bas de l’humanité souffrante pour relever l’humanité toute entière, de même que le sauveur, pour sauver en effet tous les hommes, a dû se réduire à ce degré de dénuement tout voisin de l’animalité, au-dessous duquel ne se pouvait rencontrer aucun homme, de même que cet abaissement infini de Dieu était la condition du relèvement infini de l’homme, de même dans la dialectique de Marx, le prolétariat, le Sauveur moderne, a dû être dépouillé de toute garantie, dévêtu de tout droit, abaissé au plus profond du néant historique et social, pour relever en se relevant toute l’humanité.

Et comme le dieu-homme, pour rester dans sa mission, a dû rester pauvre, souffrant et humilié jusqu’au jour triomphal de la résurrection, jusqu’à cette victoire particulière sur la mort qui a affranchi de la mort toute l’humanité, ainsi le prolétariat reste d’autant mieux dans sa mission dialectique, que, jusqu’au soulèvement final, jusqu’à la résurrection révolutionnaire de l’humanité, il porte, comme une croix toujours plus pesante, la loi essentielle d’oppression et de dépression du capitalisme.

De là évidemment, chez Marx, une tendance originelle à accueillir difficilement l’idée d’un relèvement partiel du prolétariat. De là une sorte de joie, où il entre quelque mysticité dialectique, à constater les forces d’écrasement qui pèsent sur les prolétaires.

Marx se trompait. Ce n’est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue. Quelque pauvre que fût le prolétaire allemand, il n’était pas la pauvreté suprême. D’abord dans l’ouvrier moderne il y a d’emblée toute la part d’humanité conquise par l’abolition des sauvageries et des barbaries premières, par l’abolition de l’esclavage et du servage. Puis, quelque médiocres que fussent en effet à ce moment les titres historiques propres des prolétaires allemands, ils n’en étaient point tout à fait démunis. Leur histoire, depuis la Révolution française, n’était pas tout à fait vide.

Et surtout, par leur sympathie pour l’action émancipatrice des prolétaires français, des ouvriers du 14 juillet, des 5 et 6 octobre, du 10 août, des sections parisiennes, ils avaient une part dans les titres historiques du prolétariat français, devenus des titres universels, comme la Déclaration des Droits de l’homme avait été un symbole universel, comme la chute de la Bastille avait été une délivrance universelle. Au moment même où Marx écrivait pour le prolétariat allemand ces paroles de mystique abaissement et de mystique résurrection, les prolétaires allemands, comme d’ailleurs Marx lui-même, tournaient leur cœur et leurs yeux vers la France, vers la grande patrie des titres historiques du prolétariat.

Mais quoi d’étrange que Marx, avec cette conception dialectique première, ait accordé la primauté, dans l’évolution capitaliste, à la tendance de dépression ? Quoi d’étonnant que dans le Capital encore il ait écrit que « l’oppression, l’esclavage, l’exploitation, la misère, s’accroissaient », mais aussi « la résistance de la classe ouvrière, sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste », mettant encore ici en balance une force de dépression qui agit immédiatement et une force de résistance et d’organisation qui semble surtout préparer l’avenir ?

Engels, lui, s’est fait de l’inflexibilité du système capitaliste, de son impuissance à s’adapter à la moindre réforme, une idée si rigide et si stricte qu’il commet dans l’interprétation des mouvements sociaux les plus graves et les plus décisives erreurs.

Il est difficile d’imaginer des méprises plus lourdes que celles qu’il commet à chaque pas dans son livre célèbre sur la situation des classes laborieuses en Angleterre. Il a vu partout des incompatibilités, des impossibilités, des contradictions insolubles et qui ne pouvaient se résoudre que par la Révolution. Il annonce en 1845, comme imminente et absolument inévitable en Angleterre, une Révolution ouvrière et communiste, qui sera la plus sanglante qu’ait vue l’histoire.

Les pauvres égorgeront les riches et brûleront les châteaux. Il n’y a pas de doute possible à cet égard. « Nulle part il n’est aussi facile de prophétiser qu’en Angleterre, parce qu’ici tous les développements sociaux sont d’une netteté et d’une acuité extrêmes. La révolution doit venir, et il est déjà trop tard pour introduire une solution pacifique. »

Étrange vue sur ce pays d’Angleterre, si habile toujours aux évolutions et aux compromis ! Il pousse si loin son intransigeance sociale qu’il en arrive à tenir sur les grandes questions précises qui sont posées à ce moment le langage des conservateurs les plus têtus. Comme à eux, tout progrès politique et social lui paraît impossible dans le système présent. Les chartistes acculent l’Angleterre ou à l’abîme ou à l’entière révolution communiste.

Ils demandent le suffrage universel : mais il est inconciliable avec la monarchie ; ils demandent la journée de dix heures : mais elle est inconciliable dans le système capitaliste avec les exigences de la production ; et son effet, vraiment excellent, sera d’obliger l’Angleterre à entrer sous peine de ruine dans des voies toutes nouvelles.

« Les arguments d’économie nationale des fabricants, écrit Engels, que le bill des dix heures accroîtra les frais de production, que par là l’industrie anglaise sera rendue incapable de lutter contre la concurrence étrangère, que le salaire du travail tombera nécessairement, sont à moitié vrais : mais ils ne prouvent qu’une chose, c’est que la grandeur industrielle de l’Angleterre ne peut être maintenue que par le traitement barbare infligé aux ouvriers, par la destruction de la santé, par la décadence sociale, physique et intellectuelle de générations entières.

Naturellement si la journée de dix heures devenait une mesure légale définitive, l’Angleterre serait ruinée par là ; mais parce que cette loi entraînerait nécessairement après elle d’autres mesures, qui obligeraient l’Angleterre à entrer dans une voie tout autre que celle qui a été suivie jusqu’ici, cette loi sera un progrès. »

Quel esprit de défiance à l’égard des réformes partielles ! Quelles limites étroites assignées aux facultés de transformation du régime industriel ! Et quand en 1892, cinquante ans après, Engels réédite ce livre, il ne songe pas un moment à se demander par quel vice de pensée, par quelle erreur systématique il a été induit à des idées aussi fausses sur le mouvement politique et social de l’Angleterre.

Il aime mieux se complaire dans une œuvre que l’histoire a presque toute démentie. Il est donc tout naturel de supposer que Engels, avec cette façon première de comprendre les choses, a incliné toujours, comme Marx, à donner aux forces de dépression qui abaissent en régime capitaliste la classe ouvrière, la primauté sur les forces de relèvement.

Mais, quelle que soit l’interprétation donnée sur ce point à la pensée incertaine et obscure de Marx et de Engels, il importe peu. L’essentiel, c’est que nul des socialistes, aujourd’hui, n’accepte la théorie de la paupérisation absolue du prolétariat.

Les uns ouvertement, les autres avec des précautions infinies, quelques-uns avec une malicieuse bonhomie viennoise, tous déclarent qu’il est faux que dans l’ensemble la condition économique matérielle des prolétaires aille en empirant. Des tendances de dépression et des tendances de relèvement, ce ne sont pas au total, et dans la réalité immédiate de la vie, les tendances dépressives qui l’emportent.

Dès lors il n’est plus permis de répéter après Marx et Engels que le système capitaliste périra parce qu’il n’assure même pas à ceux qu’il exploite le minimum nécessaire à la vie. Dès lors encore, il devient puéril d’attendre qu’un cataclysme économique menaçant le prolétariat dans sa vie même provoque, sous la révolte de l’instinct vital, « l’effondrement violent de la bourgeoisie ». Ainsi, les deux hypothèses, l’une historique, l’autre économique, d’où devait sortir, dans la pensée du Manifeste communiste, la soudaine Révolution prolétarienne, la Révolution de dictature ouvrière, sont également ruinées.

Ni il n’y aura dans l’ordre politique une révolution bourgeoise que le prolétariat révolutionnaire puisse soudain chevaucher ; ni il n’y aura dans l’ordre économique un cataclysme, une catastrophe qui, sur les ruines du capitalisme effondré, suscite en un jour la domination de classe du prolétariat communiste et un système nouveau de production. Ces hypothèses n’ont pas été vaines.

Si le prolétariat n’a pu se saisir d’aucune des révolutions bourgeoises, il s’est poussé cependant depuis cent vingt années à travers les agitations de la bourgeoisie révolutionnaire, et il continuera encore, sous les formes nouvelles que développe la démocratie, à tirer parti des inévitables conflits intérieurs de la bourgeoisie.

S’il n’y a pas eu réaction totale et révolutionnaire de l’instinct vital du prolétariat sous un cataclysme total du capitalisme, il y a eu d’innombrables crises qui, en attestant le désordre intime de la production capitaliste, ont naturellement excité les prolétaires à préparer un ordre nouveau.

Mais où l’erreur commence, c’est lorsqu’on attend en effet la chute soudaine du capitalisme et l’avènement soudain du prolétariat ou d’un grand ébranlement politique de la société bourgeoise, ou d’un grand ébranlement économique de la production bourgeoise.

Ce n’est pas par le contre-coup imprévu des agitations politiques que le prolétariat arrivera au pouvoir, mais par l’organisation méthodique et légale de ses propres forces sous la loi de la démocratie et du suffrage universel.

Ce n’est pas par l’effondrement de la bourgeoisie capitaliste, c’est par la croissance du prolétariat que l’ordre communiste s’installera graduellement dans notre société.

À quiconque accepte ces vérités désormais nécessaires, des méthodes précises et sûres de transformation sociale et de progressive organisation ne tardent pas à apparaître. Ceux qui ne les acceptent pas nettement, ceux qui ne prennent pas vraiment au sérieux les résultats décisifs du mouvement prolétarien depuis un siècle, ceux qui rétrogradent jusqu’au Manifeste communiste si visiblement dépassé par les événements, ou qui mêlent aux pensées directes et vraies que la réalité présente leur suggère des restes de pensées anciennes d’où la vérité a fui, ceux-là se condamnent eux-mêmes à vivre dans le chaos.

Mais je ne pourrais justifier dans le détail cette affirmation générale que par l’analyse minutieuse de toutes les tendances présentes du socialisme français et du socialisme international. Je ne pourrais aussi légitimer pleinement la méthode que j’ai indiquée que par des applications précises et par l’exposé d’un programme « d’évolution révolutionnaire » .

Ce sera l’objet d’une œuvre plus systématique et plus liée que les études fragmentaires qu’à votre demande, mon cher Péguy, je soumets dès maintenant aux lecteurs de bonne foi, curieux, en ces questions difficiles, même d’un modeste commencement de clarté.

Je ne veux, dans cette introduction, ajouter qu’un mot, qui a un rapport direct à l’objet du volume. Quelques-uns de nos contradicteurs disent volontiers que cette méthode d’évolution soumise à la loi de la démocratie risque d’affaiblir et d’obscurcir l’idéal socialiste. C’est exactement le contraire.

Ce sont les appels déclamatoires à la violence, c’est l’attente quasi-mystique d’une catastrophe libératrice qui dispensent les hommes de préciser leur pensée, de déterminer leur idéal.

Mais ceux qui se proposent de conduire la démocratie, par de larges et sûres voies, vers l’entier communisme, ceux qui ne peuvent compter sur l’enthousiasme d’une heure et sur les illusions d’un peuple excité, ceux-là sont obligés de dire avec la plus décisive netteté vers quelle forme de société ils veulent acheminer les hommes et les choses, et par quelle suite d’institutions et de lois ils espèrent aboutir à l’ordre communiste.

Plus le parti socialiste se confondra dans la nation par l’acceptation définitive de la démocratie et de la légalité, plus il sera tenu de marquer sa conception propre : et à travers l’atmosphère moins agitée le but final se dessinera mieux.

Sous peine de se perdre dans le plus vulgaire empirisme et de se dissoudre dans un opportunisme sans règle et sans objet, il devra ordonner toutes ses pensées, toute son action en vue de l’idéal communiste. Ou plutôt cet idéal devra être toujours présent et toujours discernable en chacun de ses actes, en chacune de ses paroles.

Je ne sais si Bernstein n’a pas été conduit, par la nécessité de la polémique, à éclairer surtout le côté critique de son œuvre. Ce serait en tout cas une grande erreur et une grande faute de paraître dissoudre dans les brumes de l’avenir le but final du socialisme. Le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement. Le socialisme « critique » doit être, plus que tout autre, agissant et constructif. Et une des formes premières de l’action c’est de dissiper les équivoques dont les partis extrêmes de la démocratie bourgeoise leurrent encore les esprits…

Démêler les sophismes et dénoncer les contradictions du radicalisme bourgeois est peut-être le premier devoir de ceux qui veulent conquérir légalement, à toute l’idée socialiste et communiste, la démocratie. C’est tout naturellement que j’ai été conduit, après avoir esquissé à grands traits la méthode d’évolution révolutionnaire, à demander au parti radical ce qu’il entend par sa fameuse formule de la « propriété individuelle ». Ce n’est là, bien entendu, qu’une très faible partie de l’examen critique auquel les équivoques et les contradictions radicales devront être soumises par notre parti.

M Maxime Leroy, dans La Revue blanche, m’a fait quelques objections : il me dit que l’usufruit, l’usage, l’habitation, l’hypothèque, la copropriété des gros murs et escaliers, etc., sont des droits anciens qui n’impliquent en aucune manière un droit social nouveau.

Mais il y a un malentendu. Je n’ai jamais dit que ce fussent là des formes nouvelles, encore moins des ébauches de copropriété sociale. J’ai au contraire toujours rappelé que c’était au profit d’autres individus qu’était limité le droit de l’individu.

Mais il reste vrai que la propriété, même individuelle, est extrêmement complexe, qu’elle est formée de droits très divers, tantôt réunis dans la main d’un seul individu, tantôt dispersés dans les mains de plusieurs ; qu’elle est bien loin d’être un bloc indécomposable et une quantité simple, qu’il y a dès lors quelque enfantillage à se donner, in abstracto, comme le défenseur de la propriété individuelle, et qu’on est mal fondé en outre à nous reprocher l’extrême complication du concept de la propriété communiste, qui enveloppera le droit de la nation, le droit des groupes intermédiaires et le droit des individus. C’est là, en ce point, tout ce que j’ai voulu démontrer.

M Leroy dit : « Ce qu’il faut constater, c’est que toutes les législations ont apporté des restrictions au droit de propriété individuelle comme à tous les droits individuels… L’individualisme juridique absolu ne peut être qu’une entité métaphysique. »

Sans doute : mais ce que je note, c’est d’abord que la Révolution française elle-même, malgré sa préoccupation individualiste, a porté à la propriété individuelle, dans l’ordre de l’héritage, une atteinte sans précédent. M Leroy me dit que « le principe de l’égalité des partages était un principe coutumier déjà appliqué en Germanie et dans la Grèce d’avant Solon ». Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cet objet : mais quelle distance entre ces coutumes anciennes et la législation vigoureuse de la Convention !

Et surtout, comment M Leroy n’a-t-il pas vu que ce qui fait l’intérêt de la législation révolutionnaire c’est son apparente antinomie ? C’est au nom du droit des individus et pour le sauvegarder, que la révolution est obligée de constituer un domaine familial commun et intangible.

L’individualisme concret se traduit ici par un communisme familial : de même, lorsque la société aura souci de tous les individus, lorsqu’elle verra et protégera en eux contre toutes les usurpations, non pas les héritiers désignés de tel ou tel patrimoine familial, mais les héritiers du patrimoine humain, c’est le communisme social qui sera la forme suprême et la suprême garantie de ce haut individualisme universel.

Que ce soit la logique individualiste qui ait abouti au collectivisme familial, voilà qui est nouveau dans le monde et je m’étonne que M Leroy me rappelle aux forêts de la Germanie.

En second lieu, ce que j’ai noté c’est que dans cette société individualiste la propriété individuelle subit un refoulement incessant et une incessante dénaturation. M Leroy en convient pour toute une catégorie de lois :

« Aussi, dit-il, c’est moins dans le Code civil de 1804, qui n’est que le proche passé remanié, qu’il faut chercher le droit nouveau, que dans les lois sociales postérieures qui, ainsi que le remarque M. Jaurès, constituent, elles, de véritables dépossessions dans un sens collectiviste : droit de grève, inspection du travail, etc. »

Cela est très important et suffirait à montrer la frivolité et l’inconsistance doctrinale des radicaux, qui se proclament contre nous les sauveurs de la propriété individuelle et qui ne paraissent pas se douter que les lois sociales auxquelles ils consentent sous l’action de la classe ouvrière en sont une perpétuelle restriction.

Mais s’il serait puéril de chercher dans le Code Napoléon les traits du droit nouveau, il y a intérêt à montrer que, même dans le Code civil, même en dehors de la législation sociale que la classe ouvrière a peu à peu imposée, la propriété individuelle a des facultés presque illimitées de décomposition, qu’elle se prête à toutes sortes de démembrements et que les rapports mêmes des propriétés individuelles se marquent par de réciproques expropriations partielles.

Aussi bien M Leroy fait vraiment trop bon marché du sens révolutionnaire et communiste latent du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique : « Le droit supérieur que la société s’arroge sur les propriétés privées n’est que la reprise, dans un sens démocratique, du droit de propriété éminent du roi sur tous les biens du royaume. »

Peut-être, quoique la Révolution assignât d’autres origines à ce droit. Mais ce qui est important, précisément, c’est la reprise de ce droit dans un sens démocratique. Car cette reprise démocratique pourra être continuée et agrandie dans le sens socialiste. Et comment peut-il paraître indifférent à M Leroy que la société bourgeoise, entraînée par la puissance des intérêts capitalistes, ait peu à peu donné à ce droit d’expropriation, sous les yeux du prolétariat qui médite et qui attend, une extension croissante ?

Pendant que les radicaux disent : « Propriété individuelle », le capitalisme lui-même fortifie et assouplit l’outil juridique d’expropriation dont le prolétariat fera usage à l’égard de tout le système bourgeois. Voilà ce que j’avais le droit de marquer : et il me semble que, si on prend toute ma démonstration dans son vrai sens, elle résiste pleinement aux objections de M Leroy, que je remercie d’ailleurs de la forme courtoise et presque amicale qu’il leur a donnée.

Je m’arrête, mon cher Péguy, en me félicitant une fois de plus, quelles que soient nos divergences en bien des questions ou à raison de ces divergences mêmes, d’être en communication directe de pensée avec les libres esprits que votre initiative et votre critique toujours en éveil ont groupés autour des Cahiers de la Quinzaine.

>Sommaire du dossier

Rosa Luxembourg : L’Armée nouvelle de Jean Jaurès (juin 1911)

L’Armée nouvelle de Jean Jaurès, article de Rosa Luxembourg, publié dans la Leipziger Volkszeitung le 9 juin 1911.

Sous ce titre le camarade Jaurès a fait paraître un nouveau livre volumineux qui aborde les questions mêmes de la guerre et de la paix qui, dernièrement, ont aussi éveillé un vif intérêt en Allemagne dans les cercles du Parti. L’ouvrage est du début à la fin consacré à l’idée de paix que Jaurès imprègne de la puissance passionnée du verbe qui lui est propre. Ce livre n’est pas une recherche des conditions objectives du militarisme moderne et de ses rapports avec le développement capitaliste, mais seulement une discussion pénétrante des idées répugnantes et des préjugés du patriotisme français officiel et de ses appétits bellicistes.

Le leitmotiv du livre est la conception de la “nation armée” que Jaurès veut instaurer à la place du présent système de l’armée permanente et son œuvre n’est qu’un grand plaidoyer en faveur de l’armée populaire considérée comme le meilleur et le plus sûr moyen de défense de la nation contre l’ennemi extérieur. Il présente aussi en conclusion de son livre un projet de loi détaillé d’organisation nouvelle de l’armée française en duit-huit articles.

Sans aucun doute le projet de Jaurès diffère sur des points importants de l’armée des milices telle qu’elle figure au programme de la social-démocratie allemande. En premier lieu est frappante chez Jaurès la tendance à introduire le militarisme dans l’ensemble de la vie sociale tellement davantage qu’à l’heure actuelle qu’il serait comme un fil rouge traversant toutes les institutions et même la vie de parti du prolétariat socialiste.

Dans toutes les universités importantes des chaires spéciales seraient créées pour l’enseignement de la science militaire. Le prolétariat socialiste formerait avec la plus grande ardeur des clubs militaires-gymnastiques et des clubs de tir, se livrerait à des exercices de plein air et à des manœuvres en terrain varié. Les syndicats, les coopératives et autres associations ouvrières auraient à :

subvenir, en vue de la préparation au grade d’officier, aux frais d’études de ceux des fils de syndiqués, de mutualistes et de coopérateurs dont un examen aura démontré l’aptitude.

Et ainsi de suite.
Il est inutile d’observer que cet excès de zèle dans l’accomplissement du devoir patriotique obérerait les organisations de lutte du prolétariat et leur imposerait des objectifs et des devoirs qui leur sont entièrement et fondamentalement étrangers et qui devraient donc être repoussés catégoriquement dans l’intérêt de la lutte de classes.

Au lieu d’une forte réduction de la durée du service militaire qui figure comme une des plus importantes caractéristiques des milices dans le programme de la social-démocratie, il semble que le projet de Jaurès comporte plutôt une forte prolongation du temps consacré à la préparation militaire -bien que celle-ci n’ait plus lieu à la caserne.

Mais l’idée de l’armée populaire envisagée d’un point de vue socialiste dépend surtout de deux conditions essentielles, sans lesquelles elle ne peut en rien atteindre ses objectifs :
1° Tout d’abord et avant tout il importe que chaque homme du peuple bon pour le service soit doté d’une arme et qu’il conserve celle-ci à son domicile.

Ce n’est pas principalement pour des raisons d’économie que nous réclamons l’armée populaire au lieu de l’armée permanente, ce n’est pas pour échapper à des sacrifices financiers, mais pour dépouiller du mauvais usage qui en est fait l’arme du militarisme qui aujourd’hui est employée à l’occasion contre l’« ennemi intérieur », à savoir contre la montée de la classe ouvrière et contre ses luttes de masses ; c’est, au contraire, pour assigner à cette arme des buts exclusivement défensifs contre l’ennemi extérieur, et aussi en cas de besoin la protection des masses populaires contre les appétits de coup d’État d’un gouvernement traître.

Sans la remise des armes à tous les hommes capables de porter les armes, la condition primordiale de l’armée populaire est supprimée et le caractère de ce système militaire fondamentalement transformé. Le projet de Jaurès présente donc sur ce point une surprenante bizarrerie : il demande expressément que les armes soient remises aux soldats « dans les départements de la légion de l’Est », c’est-à-dire à la frontière allemande, mais non pas qu’elles soient remises à tous les conscrits.

Par cela même Jaurès dépouille de son caractère véritablement démocratique et prolétarien tout son système de « nation armée» et lui fait diriger contre l’Allemagne une pointe évidente qui n’est autre qu’une regrettable concession à l’état d’esprit régnant en France de politique chauvine et petite-bourgeoise toujours hantée par le spectre de l’« ennemi héréditaire ».

2° Une revendication tout autre et aussi importante de notre programme en liaison avec le système des milices consiste à confier la décision concernant la guerre et la paix à la représentation populaire. C’est un fait que le cours de la politique mondiale moderne, y compris ses aventures guerrières et coloniales, va de pair avec une mise à l’écart progressive du parlement en ce qui concerne la participation à la politique étrangère.

Dans la République française également la représentation populaire est glacée devant le fait accompli de la diplomatie politique et des machinations de cliques dominantes. Pourtant le projet du camarade Jaurès ne stipule pas que ce serait le parlement qui déciderait de la guerre et de la paix. En revanche, il prévoit des garanties d’un ordre tout différent pour protéger la France des aventures militaristes et des entreprises de politique étrangères nuisibles au peuple. C’est ainsi que l’article 16 de son projet stipule :

L’armée ainsi constituée a pour objet exclusif de protéger contre toute agression l’indépendance et le sol du pays. Toute guerre est criminelle si elle n’est pas manifestement défensive ; et elle n’est manifestement et certainement défensive que si le gouvernement du pays propose au gouvernement étranger avec lequel il est en conflit de régler le conflit par un arbitrage.

Ici nous retrouvons comme base de toute l’orientation politique cette fameuse distinction entre guerre défensive et guerre offensive qui a joué jadis un grand rôle dans la politique étrangère des partis socialistes mais qui, en fonction des expériences des dernières décennies, devrait être purement et simplement mise au rancart.
Qu’est-ce en fait qu’une guerre défensive ?

Qui va prendre sur soi de décider avec certitude de n’importe quelle guerre qu’elle appartient à l’une ou à l’autre catégorie ? Et comme il est facile et simple pour la diplomatie d’un État militaire d’obliger à l’attaque un adversaire faible au moyen de toutes sortes de petites perfidies et de stratagèmes quand c’est cet État même qui désire la guerre ! Qu’étaient les guerres napoléoniennes : des guerres offensives ou défensives ? Du point de vue des États féodaux européens, elles étaient sans aucun doute des guerres offensives, mais du point de vue de la France elles étaient des guerres défensives, car elles étaient nécessaires pour défendre l’œuvre de la grande Révolution contre l’Ancien Régime européen.

Et, même si elles ont pu être d’un point de vue formel et dans leur déroulement des guerres offensives, elles ont constitué un phénomène progressif et révolutionnaire.

Qu’a été la guerre entre la France et l’Allemagne en 1870 ? Du fait que Bismarck, de toute évidence, a poussé délibérément la France dans la guerre, la guerre de Napoléon III devrait, selon la formule de Jaurès, faire ligure de guerre «juste ». Mais, d’un point de vue socialiste, aucune des deux parties n’avait dans cette guerre le droit de son côté. Cette guerre était le produit aussi bien de la politique criminelle de Napoléon que des calculs et des plans de l’Allemagne menée par le sang et le fer.

Ces exemples démontrent précisément que des phénomènes historiques tels que les guerres modernes ne peuvent être mesurés à l’aune de la “justice” ou avec un schéma sur le papier de défense et d’agression et que ce qui se laisserait prendre avec un tel écheveau, et risquerait d’en être affecté, ce ne serait certes pas la puissance matérielle du développement du grand capitalisme, mais bien la force de l’action socialiste.

Le fait, pour Jaurès, de déclarer criminelle toute guerre qui n’est pas manifestement défensive serait à ses yeux un moyen de prévenir les guerres. Mais qu’arriverait-il si cette affirmation ne produisait pas la plus petite impression sur les gouvernements d’aujourd’hui?

Voilà comment Jaurès répond à cette question dans l’article 17 de son projet de loi:

Tout gouvernement qui entrera dans une guerre sans avoir proposé, publiquement et loyalement, la solution par l’arbitrage, sera considéré comme traître à la France et aux hommes, ennemi public de la patrie et de l’humanité. Tout parlement qui aura consenti à cet acte sera coupable de félonie et dissous de droit. Le devoir constitutionnel et national des citoyens sera de briser ce gouvernement et de le remplacer par un gouvernement de bonne foi […]

Comme Jaurès sent lui-même que les mots les plus terribles, tel que “trahison” et “crime”, risquent de produire peu d’effets sur les gouvernements, il recourt en conclusion à l’action directe et il ouvre, dans son projet de loi, la perspective de l’insurrection populaire contre les gouvernements bellicistes; Si bien qu’en fin de compte, même dans l’utopie optimiste de Jaurès, s’impose le fait que guerre et paix ne sont pas des questions de droit mais des questions de force: puissance capitaliste comme facteur de guerre, puissance prolétarienne comme facteur de paix.

Mais dans sa croyance obstinée, petite-bourgeoise et démocratique, en des paragraphes de la loi, il habille de forme “constitutionnelles” ces facteurs de puissance: traiter, dans un projet de loi, l’insurrection contre la guerre de “devoir constitutionnel”, c’est bien la trouvaille la plus originale d’un fanatisme juridique se réclamant du socialisme.

Mais ce fanatisme juridique ne demeure pas ici, comme d’habitude, une simple lubie superficielle allant de pair avec des idées dont le fond est juste: il se retourne contre la cause soutenue par l’auteur, en la poussant jusqu’à la caricature.

Car pour Jaurès, l’insurrection “constitutionnelle” doit servir à se rappeler le gouvernement criminel à son devoir – devant le tribunal arbitral. Quel tribunal arbitral international Jaurès a-t-il en vue? Tout simplement ce théatre de marionnettes de La Haye, créé par le sanguinaire tsar de Russie, objet des railleries du monde entier, depuis longtemps oublié et empoussiéré!

Avec le plus grand sérieux Jaurès termine son projet par un article 18 qui stipule:

Le gouvernement de la France est invité dès maintenant à négocier avec tous les pays représentés à la Cour de La Haye des traités d’arbitrage […]

Le tribunal de la paix de La Haye, pierre angulaire de la politique socialiste! – on ne peut qu’évoquer involontairement le proverbe français: “tant de bruit pour une omelette”.

Si la social-démocratie allemande propage sa revendication des milices et demande que la décision sur la guerre et la paix appartienne à la représentation populaire, au moins ne se fait-elle pas la plus petite illusion sur le fait que tout le développement du capitalisme moderne rend ces revendications inapplicables jusqu’au moment où le prolétariat aura pris le pouvoir. Nos revendications doivent indiquer la direction vers laquelle s’orientent nos vœux, ainsi que l’intérêt du prolétariat.

Mais s’abandonner à l’illusion que des formules juridiques l’emportent en quoi que ce soit sur les intérêts et le pouvoir du capitalisme, c’est la politique la plus nocive que puisse mener le prolétariat.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès : discours de Vaise (juillet 1914)

Lyon-Vaise, le 25 juillet 1914. Il s’agit d’une brève intervention lors d’une campagne électorale de Marius Moutet, suite au décès du député Johannès Marietton.

Citoyens,

Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole.

Ah! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demie heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter.

Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique d’Autriche fait violence à ces Serbes qui sont une partie du monde slave et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à l’Allemagne et l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec l’Autriche.

Et si le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les champs de bataille à ses côtés. Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France et la Russie dira à la France :

« J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. » A l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.

Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France.

Voilà, hélas! notre part de responsabilités, et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres.

Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche:

« Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc » et nous promenions nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie. « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité. »

Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. Eh bien! citoyens, nous avons notre part de responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la diplomatie russe.

Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes contre l’Autriche et qui vont dire « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. « Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche « Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine.

« L’administration, vous comprenez ce que cela veut dire, entre diplomates, et du jour où l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre d’administrer la Bosnie-Herzégovine, elle n’a eu qu’une pensée, c’est de l’administrer au mieux de ses intérêts. »

Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche: « Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. »

M. d’Ærenthal a fait un signe que la Russie a interprété comme un oui, et elle a autorisé l’Autriche à prendre la Bosnie-Herzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à l’Autriche : « C’est mon tour pour la mer Noire. » – « Quoi? Qu’est-ce que je vous ai dit? Rien du tout ! », et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre M. Iswolsky, ministre des Affaires étrangères de la Russie, et M. d’Ærenthal, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche ; mais la Russie avait été la complice de l’Autriche pour livrer les Slaves de Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et pour blesser au cœur les Slaves de Serbie.

C’est ce qui l’engage dans les voies où elle est maintenant.

Si depuis trente ans, si depuis que l’Autriche a l’administration de la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du bien à ces peuples, il n’y aurait pas aujourd’hui de difficultés en Europe; mais la cléricale Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine; elle a voulu la convertir par force au catholicisme; en la persécutant dans ses croyances, elle a soulevé le mécontentement de ces peuples.

La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

Eh bien! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.

Vous avez vu la guerre des Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.

Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé.

Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.

Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.

Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès et les oppositions internes

Jean Jaurès a été une catastrophe sur toute la ligne. Il a empêché la réception du marxisme en France, il a théorisé un « socialisme » comme généralisation de la petite propriété, il a mis en place un parti parlementariste et légaliste tentant de « conduire » la République au socialisme.

Deux conséquences majeures, demandant une analyse très approfondie, apparaissent ici.

* La première pour la période 1890-1914, c’est l’émergence d’une ligne anti-Jean Jaurès sur une base idéaliste : prenant le jauressisme pour du « socialisme », cette ligne a multiplié les idéologies de « débordement », tel le bombisme anarchiste, le syndicalisme « révolutionnaire », le guesdisme anti-ministériel.

* La seconde pour la période 1918-1940, c’est la formation de courants appelant à former des « managers » pour conquérir les postes au sein de l’Etat, ce qui aboutira à des courants modernistes-réformistes, ou bien ouvertement fascistes avec les « néo-socialistes ».

Jean Jaurès inscrit le « socialisme » comme tendance républicaine « sociale ». En apparence, les socialistes ont l’air de correspondre aux principes de la social-démocratie, tout au moins c’est ce qui est pensé, et qui fait qu’il n’y a pas de critiques marxistes de menées, à part par Paul Lafargue, mais avec un faible niveau, son ouvrage le plus célèbre étant ainsi un « Droit à la paresse ».

Les gens liés aux périodes insurrectionnelles précédentes (1848, 1871), comme Jules Guesde, poussent au coup de force, au refus catégorique des institutions, dans un mélange improbable de multiples conceptions allant de Jean-Jacques Rousseau à Gracchus Babeuf en passant par Auguste Blanqui.

Friedrich Engels racontera à ce sujet, dans une lettre de 1882 :

« Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste  ». »

Les « guesdistes » prônaient donc l’intransigeance avec les forces autres que les socialistes, considérées comme des ennemis dans tous les cas. Pourtant Jean Jaurès constate que les guesdistes apprécient les réformes, et c’est là où il a réussi à triompher d’eux.

Voici ce qu’explique Jean Jaurès :

« D’un côté, le Parti ouvrier français [de Guesde et Lafargue] interprète la lutte de classe dans le sens le plus étroit, si nettement répudié par Marx. Il déclare volontiers qu’en dehors du prolétariat proprement dit, toutes les forces sociales ne forment qu’un bloc réactionnaire.

Il affecte de ne pas distinguer entre les diverses catégories des classes possédantes et entre les divers partis. Il met sur le même plan, il coud dans le même sac les réactionnaires, les modérés, les radicaux socialistes. Il affirme qu’entre les cléricaux et les démocrates même d’extrême gauche, le peuple ouvrier n’a aucune différence à faire. Et même, comme les radicaux démocrates pourraient surprendre plus aisément, par quelques formules de progrès social, la confiance populaire, c’est eux que l’on dénonce avec le plus de virulence.

Voilà un des aspects de la pensée du parti ouvrier français, voilà une de ses tactiques. C’est celle qui a joué à Lille au premier tour de scrutin. Mais il y a un autre aspect, et il y a une autre tactique. Foncièrement, malgré l’affectation d’intransigeance de classe, les ouvriers socialistes du nord, adhérents au parti ouvrier français, sont républicains, démocrates et anticléricaux.

Ils savent que la république est, au moins en France, une force populaire, une condition du progrès ; et ils sentent aussi qu’elle est un commencement de socialisme, et la forme politique du collectivisme.

Ils sont démocrates : ils tiennent passionnément à l’égalité des droits politiques, au suffrage universel, à la portion de souveraineté que le peuple peut conquérir dans les municipalités, dans les conseils généraux, au parlement.

Enfin, ils veulent arracher à l’Église sa puissance politique, ses privilèges sociaux, sa dotation budgétaire. Ils veulent l’exclure de tous les services publics, de l’enseignement, de l’assistance, et la réduire à être une association privée, jusqu’à ce que le progrès des lumières, l’influence de l’éducation publique laïque et le relèvement social des opprimés aient séché peu à peu des habitudes et des croyances qui ont encore des racines tenaces dans le prolétariat comme dans la bourgeoisie.

Parce qu’ils sont républicains, démocrates, anticléricaux, ils ont de grands intérêts communs avec les partis non socialistes qui veulent maintenir la République, développer la démocratie, combattre le privilège de l’Église. Ils font donc nécessairement une différence entre les partis qui soutiennent et les partis qui combattent la République, la démocratie, le libre examen. Et voilà la seconde conception sociale du Parti ouvrier.

Cette conception, il l’a affirmée par ses actes, lorsqu’il a conquis la municipalité de Lille avec le concours des radicaux. Il l’affirmait encore au second tour de scrutin lorsqu’il faisait appel, au nom de la République, aux suffrages des radicaux mis en minorité au premier tour.

À Bordeaux, le Parti ouvrier français parle de « solidarité républicaine ». À Lille, il fait appel au second tour aux vrais républicains. Mais que signifie cette solidarité ? Et en vertu de quel droit fait-on cet appel ?

Si la lutte de classe a le sens que lui donne parfois le Parti ouvrier français, s’il est vrai qu’en dehors du prolétariat socialiste, tout est au même degré réaction et ténèbres, quel lien peut subsister entre les socialistes et les républicains démocrates bourgeois ?

Vous disiez tout à l’heure qu’entre la classe prolétarienne et tous les autres partis indistinctement, il y a une opposition absolue et uniforme. Que signifie donc dès lors la « solidarité » brusquement affirmée ?

La solidarité suppose qu’il y a des intérêts communs à défendre. La « solidarité républicaine » suppose que la République vaut d’être défendue par les démocrates des deux classes, de la classe ouvrière et de la classe bourgeoise. Ainsi, tantôt vous creusez un abîme infranchissable et vertigineux ; tantôt, vous jetez un pont sur cet abîme. En ces manœuvres contradictoires se perd peu à peu toute la force vive d’un parti. »

Révision nécessaire, août 1901

Les guesdistes auront vite fait de rentrer dans le rang, de par leurs incohérences idéologiques. Cela laissait la place à une tentative de débordement sous la forme de la « propagande par le fait », par l’intermédiaire d’attentats menés par des déclassés et des anarchistes, dans un esprit semi-criminel.

La figure la plus connue est Ravachol (1859-1892), auteur d’attentats meurtriers et de meurtres. Cette logique illégaliste, typiquement parisienne puisque visant les symboles de la bourgeoisie, des individus bourgeois pris au hasard, etc., commençant vers 1878, s’effaça au bout de 20 ans, laissant la place au syndicalisme révolutionnaire.

Puisque l’opportunisme se logeait dans le républicanisme de Jean Jaurès, la réponse fut de refuser toute politique et de ne faire confiance qu’au syndicat. La Confédération Générale du Travail ratifia cette position dans la charte d’Amiens en 1906.

Au lieu de batailler contre le jauressisme, le syndicalisme révolutionnaire le niait… et le renforçait ainsi, le maintenant comme hégémonique en politique, le syndicalisme s’appropriant les questions économiques, les deux horizons étant considérés comme dissociés, tout à fait à l’opposé de la conception marxiste.

Guesdisme, bombisme, syndicalisme révolutionnaire, puis néo-socialisme dans les années 1930: tous ces courants restent, au final, sur le terrain du jauressisme, niant le marxisme et cherchant simplement des voies pratiques différentes à la « République ».

>Sommaire du dossier

La soumission au syndicalisme de Jean Jaurès

Dans la social-démocratie, le syndicalisme est imbriqué dans le mouvement et est secondaire par rapport au Parti, à la théorie. En France, le syndicalisme s’est justement, à l’inverse, autonomisée. La charte d’Amiens est le produit catastrophique du refus de la politique par la classe ouvrière, au nom des nécessités pragmatiques du syndicat.

Voici comment Jean Jaurès soutient l’esprit du congrès de Rennes de 1898 de la Confédération Générale du Travail (née en 1895), dans une démarche pleine de complaisance :

« Au congrès de Rennes où 1500 groupes, syndicats et bourses du travail étaient représentés, le prolétariat vient de remanier les cadres. Il a décidé que les groupements économiques seraient classés en deux grandes organisations générales.

D’un côté, il y aura la Confédération du travail comprenant les syndicats, réunis déjà en Fédérations de métiers. De l’autre, il y aura la Fédération générale des bourses du travail, comprenant exclusivement des bourses (…).

Le syndicat a surtout pour objet la lutte économique, la défense du salaire contre les entreprises du capital. La bourse du travail a surtout pour objet une œuvre d’enquête, de statistique permanente sur les conditions du travail, sur le chômage, sur les mouvements de la production.

L’un, si je comprends bien, est considéré surtout comme un organe de combat ; l’autre, comme un organe d’éducation et d’information préparant l’avenir et recueillant les éléments dont la classe ouvrière aura besoin plus tard pour organiser la production sur la base sociale (…).

En fait, la classe ouvrière organisée oscille entre deux tendances et elle doit les concilier par un incessant effort.

D’un côté, il y a la tendance centralisatrice. Il est clair que le prolétariat ne peut espérer le triomphe qu’en groupant et coordonnant tous ses efforts. Il est donc amené à englober tous ses groupes locaux, ou même toutes les fédérations de métiers comprenant déjà les syndicats d’une même industrie, en un organisme général. De même pour les bourses du travail.

Mais d’un autre côté, il y a des militants qui représentent ce qu’on peut appeler la tendance fédéraliste et libertaire. Ils craignent que des organismes trop vastes n’absorbent peu à peu l’activité et la spontanéité des groupes locaux.

Ils craignent que l’activité du prolétariat ne prenne la forme d’une vaste administration et qu’une sorte de parlementarisme ouvrier et de bureaucratie ouvrière ne résulte d’organismes trop vastes.

Les groupes locaux ne pourront plus agir que par délégation, et les délégués des groupes formeront peu à peu une sorte de Parlement ouvrier accaparant toutes les énergies du prolétariat (…).

Quoi qu’il en soit, les congrès témoignent d’une grande activité de pensée dans la classe ouvrière et on peut dire que le prolétariat se prépare à recueillir l’héritage du pouvoir bourgeois. »

La Dépêche de Toulouse, octobre 1898

La réception de cet héritage passe par un grand « respect »… pour la bourgeoisie elle-même, et pour son activité :

« Les syndicats ouvriers ont de grands et sérieux devoirs à remplir ; il faut d’abord qu’ils respectent dans le patron le principe même qui est la vraie force des travailleurs : la dignité de l’homme.

Pour cela, dans toutes les difficultés qui s’élèvent, ils doivent faire appel tout d’abord avec confiance et loyauté à sa raison et à son esprit de justice ; il ne faut pas que, dans les demandes qui sont formulées, on sente gronder la menace ; la menace n’a d’autre effet que de raidir les âmes fières et la juste fierté ne fait point défaut dans les rangs de ce patronat français où tant d’hommes, par une initiative hardie, ont accru la richesse commune et portent avec honneur une longue vie de travail, de probité, de souci quotidien ; lorsque, après des pourparlers courtois, l’accord n’a pu se faire, lorsque la grève éclate, je sais quel héroïsme il faut au travailleur, dont la bourse se vide et dont les joues se creusent, pour rester calme et maître de soi.

Mais c’est précisément le rôle des syndicats de maintenir aux heures de crise l’âme du peuple qu’ils représentent à une hauteur telle que le respect de tous soit acquis aux travailleurs, qu’une victoire plus belle leur soit préparée et, qu’en tout cas, ils ne se compromettent point par l’abus de la force brutale, qui est dans le nombre, par des procédés d’intimidation physique, ce qui est le nerf de leurs espérances : le droit.

Disons-le avec tristesse, mais courageusement, les violences, les injures, les menaces, les insolences soudaines de regard, de langage et d’attitude sont un reste de servage ; l’homme libre, quand il revendique son droit, est aussi calme, aussi mesuré, aussi respectueux d’autrui, qu’il est énergique et résolu (…).

Il n’y a qu’un moyen de sortir de ces difficultés, c’est que les syndicats ouvriers, étudiant profondément, et semaine par semaine, l’état de l’industrie locale, les débouchés, le prix de l’achat des matières premières, le prix de vente de la marchandise, la valeur des machines employées, des assurances souscrites, déterminent, avec une précision croissante, la part prélevée par le capital.

De cette façon, ils pourront accorder aux moins favorisés les délais nécessaires, et, quand ils auront fait de ce côté tout le raisonnable, associer énergiquement les travailleurs à la fortune de la grande industrie. Mais, pour cela, il faut ces qualités de mesure, de patience et de sagacité qu’une étude persévérante donnera seule aux syndicats. »

En rejetant le marxisme, et donc en refusant la dialectique de la nature et son principe de saut qualitatif, Jean Jaurès ne pouvait que tendre à la complaisance, à la lutte réformiste maquillée comme radicale sous prétexte d’objectifs lointains.

C’est une caricature, légaliste et dans un esprit de capitulation, de la social-démocratie et du marxisme. Et cela laisse un espace historiquement énorme pour une critique, non pas de gauche avec le marxisme, mais de droite avec l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme-révolutionnaire, « réponses » historiques à l’opportunisme de Jean Jaurès.

>Sommaire du dossier

L’éclectisme anti-marxiste de Jean Jaurès

Le problème de fond de la démarche de Jean Jaurès, c’est que tout comme chez Pierre-Joseph Proudhon, on est dans l’éclectisme le plus complet. Tout se mélange, de manière incohérente, et est même justifié, comme chez Pierre-Joseph Proudhon, par le principe de deux devient un : il serait intelligent d’allier, d’unir les deux aspects de la contradiction.

Jean Jaurès dit même ainsi :

« Je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas, sans manquer à l’esprit même du marxisme, pousser plus loin cette méthode de conciliation des contraires, de synthèse des contradictoires, et chercher la conciliation fondamentale du matérialisme économique et de l’idéalisme appliqué au développement de l’histoire. »
(Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, 1884)

Cela n’a aucun sens : pour Karl Marx, la pensée est le reflet du mouvement de la matière, elle est de la matière grise. Or, Jean Jaurès dit qu’il accepte cette thèse, puis il tente de la combiner à la thèse contraire, et cela au nom de la « synthèse des contradictoires ».

C’est totalement absurde, ce qui n’empêche pas Jean Jaurès de parler de « préformation cérébrale de l’humanité », de dire que « il y avait déjà dans le premier cerveau de l’humanité naissante des prédispositions, des tendances », ou encore :

« En résumé, j’accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le réfléchissement de phénomènes économiques dans le cerveau, mais à condition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cerveau, par le sens esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d’unité, des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique (…).

Voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique. »
(Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, 1884)

De fait, Jean Jaurès ne propose aucune idéologie cohérente : il pioche, il fusionne, il ajoute, il retranche, etc., se servant de manière totalement pragmatique.

Jean Jaurès
en 1889

Jean Jaurès fait ainsi par exemple l’apologie de Martin Luther, or n’importe quel marxiste sérieux sait que Martin Luther représentait la fraction protestante soumise aux princes allemands et réprimant les soulèvements de masse. Le marxisme a salué non pas Martin Luther, mais Thomas Münzer et auparavant le mouvement hussite-taborite en Bohême comme ayant été le premier mouvement communiste.

Jean Jaurès ne pouvait pas le savoir, surtout alors que Karl Kautsky y a consacré un long document, intitulé « Les précurseurs du socialisme moderne », en 1897. On est donc encore une fois dans quelque chose d’absurde.

En fait, la véritable base de l’apologie de Martin Luther par Jean Jaurès, c’est véritablement le national-socialisme, comme en témoignent ces lignes terribles :

« L’Argent n’avait pas encore porté sa domination dans l’industrie, il errait et vagabondait à la recherche de victimes à dévorer, il s’insinuait à travers toutes les fissures d’une société troublée ; il soufflait l’usure et de nouvelles cupidités sur ce monde jusqu’alors tranquille et à demi-assoupi.

Il ne sévissait pas encore sur le régime du Travail, mais sur le prêt. Quand Luther se répand en invectives contre ces premiers essais de domination de l’Argent, il invective l’Argent lui-même (…).

Bien que Luther n’ait pas embrassé la question sociale dans son intégralité, il n’en a pas moins posé les bases du Socialisme.

Avec une admirable perspicacité, il a vu la puissance reproductive de l’Argent, abandonnée à elle-même, amenant successivement à la pauvreté la plupart des gens aisés ou riches, aggravant même la pauvreté des indigents et des plus faibles. »

Cette conception n’a rien à voir avec le marxisme, et tout avec ce que sera le national-socialisme. De fait, Jean Jaurès voit le capitalisme de la même manière que Eugen Dühring : comme une « violence » érigée en système, et nullement comme un mode de production.

Il n’y a donc pas besoin de raisonner, nul besoin de concepts, et c’est particulièrement flagrant dans la longue critique faite par Jean Jaurès des positions de Karl Marx et Friedriech Engels, intitulée « Question de méthode » et consistant initialement en une longue lettre au « socialiste » catholique ultra-réactionnaire Charles Péguy, qui sera une pièce maîtresse idéologique du fascisme en France.

La critique faite par Jean Jaurès part dans tous les sens ; il mélange les bons mots avec des remarques à l’emporte-pièce, expliquant en long et large que les thèses de Karl Marx et Friedrich Engels sont contradictoires ou bien dépassées. A aucun moment Jean Jaurès n’arrive à prendre le « Manifeste communiste » – dont il parle surtout – au sérieux.

Jean Jaurès parle même de « la pensée incertaine et obscure de Marx et de Engels » ! C’est dire le décalage avec l’histoire, alors que la révolution russe va hisser le marxisme au premier plan de l’histoire mondiale, pas moins de 16 années après ce rejet catégorique de Karl Marx et Friedrich Engels par Jean Jaurès !

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès contre les thèses de la social-démocratie, du marxisme

Jean Jaurès parlait allemand, suffisamment donc pour étudier les documents de la social-démocratie allemande, pour donner son point de vue sur les œuvres de Karl Marx et Friedrich Engels. Pourtant, il ne l’a pas fait. Il n’a jamais popularisé le marxisme, et pour cause !

Pour autant, Jean Jaurès doit tout de même se positionner par rapport à l’interprétation du marxisme. Il ne défend pas le marxisme, mais il doit se positionner de par la vigueur de la confrontation au sein de la social-démocratie internationale. On a ainsi Karl Kautsky qui défend l’orthodoxie, alors qu’Eduard Bernstein la réfute (au nom du fait que le mouvement est tout, le but n’est rien).

N’étant pas marxiste, et sans aborder cette question idéologique, Jean Jaurès dit simplement, sur un plan politique:

« C’est ici que je ne suis d’accord ni avec Kautsky ni avec Bernstein ; j’estime contre Bernstein que la classe prolétarienne et la classe bourgeoise sont et demeurent, quoi qu’on fasse, radicalement distincte, radicalement antagonistes, mais j’estime contre Kautsky qu’il ne faut pas avoir peur de la multiplicité des rencontres et des contacts entre la classe prolétarienne, maîtresse de sa conscience et de son action, et les autres classes.

Et voici pourquoi : c’est qu’il est impossible à une classe d’agir sans agrandir la surface de contact entre elle et le reste de la société humaine.»

Conférence tenue à l’hôtel des sociétés savantes, février 1900

C’est tout à fait révélateur du bricolage de Jean Jaurès, qui manie en fait le proudhonisme comme projet qualifié de socialiste. Sa conception de l’Etat est d’ailleurs fort logiquement totalement étrangère au marxisme.

Jean Jaurès lisant L’Humanité,
photographie de Henri Manuel, vers 1905.

Voici ce que dit Jean Jaurès, se revendiquant même de Ferdinand Lassalle, ennemi réformiste historique de Karl Marx et Friedrich Engels au début de la social-démocratie :

« Quand les socialistes dans leurs polémiques ou dans le langage officiel de leurs congrès parlent de “l’État bourgeois” comme si la classe ouvrière n’avait dans l’État aucune part, ils emploient une formule trop sommaire qui a une part de vérité, mais qui ne correspond pas à la réalité toute entière. Il n’y a jamais eu d’État qui ait été purement et simplement un État de classe, c’est-à-dire qui ait été aux mains d’une classe dominante un instrument à tout faire et le serviteur de tous les caprices. (…)

Il est impossible que l’État dans son administration ne tienne pas compte de ces forces diverses, et que, même quand il sanctionne et applique la puissance dominante d’une classe, il ne lui oppose pas, par prévoyance sinon par humanité, quelque limitation. Dans les sociétés différenciées où il y a des classes et par conséquent des rapports souvent complexes entre les classes, il est impossible que l’État se porte sans réserve d’un côté, car il fausserait la société elle-même.

Il porterait une des classes à l’absolu. Il supprimerait l’autre. Il substituerait donc une société abstraite et fictive à la société réelle dont il a la charge, et cette société ainsi faussée ne pourrait pas vivre.

En fait l’Etat n’exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes, je veux dire le rapport de leurs forces. Lassalle a dit que la vraie constitution d’un pays était déterminée et définie, non pas par des formules de papier, mais par le rapport réel des forces qui déterminent la véritable nature de l’Etat.

Il a donc pour fonction de maintenir, de protéger les garanties d’existence, d’ordre, de civilisation communes aux deux classes, de rendre efficace la primauté de la classe qui domine par la propriété des lumières et l’organisation, et d’ouvrir à la classe qui monte des voies proportionnées à sa puissance réelle, à la force et à l’étendue de son mouvement d’ascension.

Il est bien vrai que la forme de la propriété a, dans l’ensemble des rapports sociaux, une valeur de premier ordre, et dans une société fondée sur la propriété bourgeoise, où la propriété bourgeoise et capitaliste exerce une action si profonde, il est permis, pour abréger, pour noter d’un mot la caractéristique la plus saillante, de parler de l’Etat bourgeois.

Mais ce serait un désastre pour l’esprit s’il prenait à la rigueur cette simplification abusive. Elle l’habituerait à éliminer de ses calculs, de ses jugements, de ses hypothèses, des forces qui, pour n’être pas encore dominantes, commencent cependant à faire équilibre au privilège brut de la propriété et qui en tout cas peuvent grandir.

Elle immobiliserait les rapports des classes qui sans cesse se transforment. Elle substituerait le point de vue statique au point de vue dynamique dans l’appréciation des sociétés qui toujours se meuvent.

Elle enlèverait à la classe ouvrière le sens de la vie et de l’histoire, le sens de la grande action politique qui doit s’ajuster à la complexité changeante des choses. »

L’Armée nouvelle, oeuvre par ailleurs critiquée par Rosa Luxembourg dans un article de 1911

La conception de Jean Jaurès n’est même pas du révisionnisme: elle est anti-marxiste depuis le début, et dans tous ses fondements.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès : une «évolution révolutionnaire»

Jean Jaurès est ainsi à l’origine d’une mystique, où le « socialisme » agit miraculeusement sur le capitalisme, au moyen de la « République ».

Parlant d’ouvriers refusant de s’allier avec les centristes de l’époque, Jean Jaurès dit des premiers :

« Ils savent que la république est, au moins en France, une force populaire, une condition du progrès ; et ils sentent aussi qu’elle est un commencement de socialisme, et la forme politique du collectivisme. »

Voici comment Jean Jaurès voit les choses stratégiquement, expliquant que la classe ouvrière… doit être introduite dans la propriété ! Il attribue même à Karl Marx, ce qui relève de l’escroquerie et Jean Jaurès ne pouvait pas ne pas le savoir, le concept d’« évolution révolutionnaire » !

« La classe ouvrière veut des réformes, j’entends des réformes prochaines, immédiates. Elle en a besoin pour vivre, pour ne pas fléchir sous le fardeau, pour aller d’un pas plus ferme vers l’avenir.

Elle a besoin de lois d’assistance ; elle a besoin que sa force de travail soit protégée ; elle a besoin que la loi ramène à des proportions humaines la durée quotidienne du labeur. Elle a besoin que l’âge d’admission des enfants dans les usines soit élevé, pour qu’ils puissent recevoir une assez haute culture. Elle a besoin que l’inspection du travail soit plus sérieusement soumise à l’action du prolétariat lui-même.

Elle a besoin que la puissance sociale et légale des syndicats soit renforcée, qu’ils deviennent de plus en plus les représentants de droit de la classe ouvrière. Elle a besoin que des institutions sociales d’assurance contre la maladie, la vieillesse, l’invalidité, le chômage, soient établies.

Elle a besoin d’être introduite peu à peu, comme classe dans la puissance économique, dans la propriété.

Et elle aura un grand intérêt si les services capitalistes, mines, chemins de fer, sont nationalisés, à obtenir que les syndicats ouvriers de ces grandes corporations soient associés à l’état dans la gestion et le contrôle des nouveaux services publics.

Elle aura un grand intérêt à être représentée de droit, par ses syndicats, dans les conseils d’administration des six mille sociétés anonymes, civiles ou commerciales qui détiennent le grand commerce et la grande industrie.

Elle aura intérêt à exiger, à obtenir qu’une part des actions soit réservée de droit, en toute entreprise, aux organisations ouvrières, afin qu’ainsi, peu à peu, le prolétariat pénètre au centre même de la puissance capitaliste, et que la société nouvelle sorte de l’ancienne avec cette force irrésistible « d’évolution révolutionnaire » dont a parlé Karl Marx.

(…)

Mais tout ce programme de réformes, comment se réalisera-t-il ? Il ne peut se réaliser que par l’influence grandissante du Parti socialiste et de la classe ouvrière sur l’ensemble de la nation.

Et cette influence, comment se marquera-t-elle ? Par l’adhésion plus ou moins spontanée de la majorité de la nation aux réformes successivement proposées par la minorité socialiste.

Mais déclarer d’avance qu’en dehors du socialisme toute la nation ne sera qu’un bloc réfractaire et hostile, rejeter de la même façon et condamner au même degré les catégories bourgeoises qui toujours résistent aux réformes, et celles qui sont susceptibles peu à peu de les adopter, c’est tuer en germe toute réforme, c’est proclamer qu’avant l’heure de la révolution totale, les semences utiles ne seront point recueillies par la terre, mais dévorées toutes par les oiseaux pillards ; c’est briser l’espoir du prolétariat ; c’est appesantir sur lui, jusqu’au problématique sursaut des soudaines délivrances, la charge des jours présents. C’est proclamer soi-même l’impossibilité des réformes qu’on annonce et qu’on demande. »
(Révision nécessaire, août 1901)

Par conséquent, la « transition » au socialisme commence directement dans les organes du capitalisme :

« J’entends que dans le système actuel c’est au capital que reste nécessairement le dernier mot : et nous ne voulons pas aller, en période capitaliste, contre la nature même du capitalisme.

Mais que les salariés, sans pouvoir exercer une action prépondérante, soient admis cependant aux conseils de l’industrie, que le travail ne soit pas tenu à l’état d’ignorance complète et de complète passivité, aucun démocrate, aucun républicain ne s’en offensera.

A la période de préparation et de transition où nous sommes conviennent des institutions de préparation et de transition. »

Ces thèses d’un socialisme naissant dans les structures mêmes du capitalisme et de l’Etat bourgeois, ne serait-ce que partiellement, contredit formellement le marxisme.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès : une réconciliation mystique

Si l’on comprend bien la démarche de Jean Jaurès, alors on voit forcément que pour lui, le statut de prolétaire est une malédiction. L’idéal c’est le bourgeois, cultivé et humaniste, et tout le monde doit pouvoir l’être.

Le statut du prolétariat est pour l’instant d’être « déshérité », les prolétaires sont « dépouillés et nus », l’humanité est en « lambeaux », et par conséquent il faut une grande réconciliation. Jean Jaurès parle des arts, et logiquement il explique que cette sorte d’unification par le « socialisme » est nécessaire afin d’universaliser l’art.

Exactement comme dans le fascisme, on a la thèse de l’être humain non pas se transformant, mais étant incomplet, qu’il faut réunifier, harmoniser par l’idéal. Jean Jaurès peut ainsi affirmer que :

« Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que l’idéal ? C’est l’épanouissement de l’âme humaine ; qu’est-ce que l’âme humaine ? C’est la plus haute fleur de la nature. »

On est là à mille lieux de la conception artistique du réalisme, de la théorie matérialiste dialectique du reflet. D’ailleurs, de manière cohérente, Jean Jaurès apprécie la poésie symboliste : il en a la même mystique. Il a exprimé sa vision des choses en ce domaine dans « De la réalité du monde sensible ». Il reconnaît l’existence de Dieu, mais considère que le christianisme amène le souci de « centraliser » Dieu en un point précis, alors qu’il faudrait considérer Dieu comme étant partout.

Jean Jaurès dit même, dans un grand élan totalement délirant datant de 1902 et révélant la nature pathétique de son « socialisme » :

« Ce serait une erreur d’exclure de Dieu le désir, l’effort, et même en un sens la souffrance ; car ce serait au fond exclure le monde de Dieu.

Dieu n’est pas une idole de perfection impassible devant qui défileraient, chantant ou pleurant, les générations ; les jours et les nuits ne passent pas, comme un jeu de lumière et d’ombre, sur son immuable visage ; il est mêlé à nos combats, à nos douleurs, à tous les combats et à toutes les douleurs. Mais le désir en lui n’est pas pauvreté, il est plénitude ; c’est parce qu’il est l’infini qu’il a un besoin infini de se donner, de se répandre dans les êtres et de se retrouver par leur effort.

C’est parce qu’il est la vie absolue qu’il complète les joies de sa sérénité éternelle par le frisson d’une inquiétude infinie ; c’est parce qu’il est la réalité et la perfection suprême qu’il ne veut point exister à l’état de perfection brute et toute donnée, qu’il se remet lui-même en question, se livrant en quelque sorte à l’effort incertain du monde, se faisant pauvre et souffrant avec l’univers pour compléter, par la sainteté de la souffrance volontaire, sa perfection essentielle ; le monde est en un sens le Christ éternel et universel.

Il y a donc pénétration du monde et de Dieu, et dans la puissance infinie de l’être qui se déploie, et dans l’intimité morale et religieuse des consciences qui se recueillent ; donc quand nous parlons de l’être, ce n’est pas une notion abstraite et vaine ; c’est l’acte de Dieu, c’est aussi sa puissance ; c’est la plénitude et c’est aussi l’aspiration ; c’est la certitude, et c’est aussi le mystère.

C’est l’unité de l’acte et de la puissance dans l’infini qui donne à l’être cette profondeur et cette richesse ; par suite les manifestations ou les phénomènes du monde qui participent à l’être : l’étendue, le mouvement, prennent aussi d’emblée une étrange profondeur de vérité et de mystère (…).

Mais il se peut qu’un jour les âmes, comme les bourgeons, s’ouvrent dans la pleine clarté. Dès maintenant, elles émeuvent, de leurs mouvements subtils, l’air pesant où elles s’expriment en harmonie, l’éther impondérable où leur sourire rayonne.

L’organisme où elles vivent est mêlé et comme à deux fins ; il est fait pour la lutte, la résistance, l’agression, la ruse ; il est fait aussi pour la pénétration et la fusion des âmes ; il les cache et il les révèle : il leur fournit un abri pour les rêves, une cachette pour les mauvais desseins ; et en même temps, il les met en relation avec le son et la lumière, avec les grandes puissances de manifestation.

L’âme, si elle entre un jour dans un monde de sérénité, de franchise et de paix, pourra-t-elle rejeter de son organisme l’élément de résistance, de méfiance épaisse, de mystère brutal ? Pourra-t-elle se créer un organisme de transparence, de lumière et d’harmonie ? se livrera-t-elle à ce point à l’être universel que toutes ses émotions s’y répandent comme une mélodie, que toutes ses pensées y flottent comme une ombre ou une lueur ? et qu’ainsi l’intérieur de toute âme soit immédiatement visible aux autres âmes dans un fraternel échange de clartés ? La question est attirante, et bien qu’elle semble toucher au rêve, elle s’offre invinciblement à ceux qui méditent sur l’universalité du mouvement, et sa liaison à la sensation (…).

Mais, dans cette mélancolie même qui naît du perpétuel recommencement de la lutte et de l’incertitude éternelle qui se mêle même au progrès, il y a cependant un fond d’optimisme. Car, si le drame recommence toujours, c’est qu’il n’y a pas dans le monde une quantité brute et fixée de bien et de mal, de douleur et de joie. Il n’y a donc rien, dans la nature des choses, qui s’oppose à ce que la joie résorbe enfin la douleur.

De plus, les rapports de la joie et de la douleur supposent, comme nous l’avons vu, qu’elles dérivent toutes les deux d’un même principe, c’est-à-dire de Dieu. Or, nous avons vu qu’en Dieu la joie était première, en quelque sorte, et que la douleur était dérivée, car c’est la plénitude joyeuse de la vie qui se répand dans l’effort, dans la lutte et dans la souffrance. La douleur est donc, dans l’activité infinie, une dépendance de la joie, et on peut dire que toutes les douleurs de l’univers doivent avoir une tendance secrète à se convertir en joies divines. »

On est ici dans une démarche totalement idéaliste ; Jean Jaurès refuse évidemment, dans ce contexte, catégoriquement que matière et mouvement soient indissociables. La matière n’est qu’un « système de mouvements », ces mouvements étant liés à « l’être ».

Si l’on voit que Jean Jaurès explique cela en 1902 et que Lénine publie sept ans plus tard Matérialisme et empirio-criticisme, on voit qu’on a ici véritablement affaire à deux mondes n’ayant strictement rien à voir.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès : deux devient un

Le socialisme est pour Jean Jaurès non pas l’abolition de la propriété privée, mais sa généralisation : la bourgeoisie cesse d’en avoir le « monopole ». Jean Jaurès raisonne en termes d’individu, pas de classe ; il raisonne toujours du point de vue individuel, jamais selon les modes de production.

Par conséquent, le communisme est chez Jean Jaurès une unification des antagonismes, comme chez Pierre-Joseph Proudhon pour qui deux devient un, à l’opposé de la dialectique. Au lieu d’avoir un qui devient deux, on a deux qui deviennent un, par un mouvement de réconciliation. C’est typiquement l’erreur française sur la dialectique, que Karl Marx notait de manière acerbe au sujet de Pierre-Joseph Proudhon.

Jean Jaurès en 1911.

Voici comment Jean Jaurès manie cette « dialectique » à la française, où « deux devient un », où les contradictions se voient « unies » au lieu d’être dépassées :

« Sans doute, si la propriété collective était imposée arbitrairement aux sociétés par une puissance extérieure à elles, si elle s’installait selon les lois de la conquête, elle déprimerait les activités.

Mais si elle est réalisée par l’accord du mouvement capitaliste et de la force ouvrière, si elle est préparée à la fois par l’action inconsciente de la bourgeoisie et par l’action consciente du prolétariat, si elle surgit ainsi au point où convergent l’œuvre d’une classe et l’effort de l’autre, comment pourrait-elle neutraliser les énergies humaines, les forces historiques dont elle sera l’expression suprême ?

Les deux classes, la classe bourgeoise et la classe ouvrière, qui déchirent de leur antagonisme la société d’aujourd’hui, seront, par l’avènement du communisme, également, quoique diversement, victorieuses.

Le prolétariat aura échappé à la servitude économique, il aura conquis le droit de copropriété sociale qui l’émancipera à jamais, et il s’emploiera à obtenir du système de production unifié un large bien-être pour tous.

Victoire sur la servitude ! Victoire sur la misère ! Victoire sur la haine ! Mais la bourgeoisie aussi, jusqu’en sa défaite de classe, sera victorieuse.

Elle perdra à coup sur le monopole de la propriété, les joies égoïstes de la domination et l’étrange assaisonnement que la souffrance du pauvre mêle parfois aux plaisirs du riche. À coup sûr aussi, elle sera sollicitée par plusieurs de ses fils à une résistance désespérée.

Mais, vaincue enfin, elle comprendra pour la première fois le sens plein de son effort passé. Elle prendra conscience de l’œuvre qu’inconsciemment elle accomplissait.

Elle verra dans l’unité socialiste, dans l’ordre communiste hospitalier à tous les hommes la noble fin humaine qu’elle préparait, sans le savoir, par son activité illimitée, par son audace fiévreuse, par les incessantes révolutions techniques dont elle agitait et agrandissait l’industrie.

Cette concentration capitaliste, qui n’était que le triomphe d’une classe, lui apparaîtra, après la Révolution, comme le germe de l’unité humaine. Les grandes découvertes des savants, qui naguère dans la société divisée produisaient des effets mêlés de bien et de mal, ajoutant à la puissance du capital, mais parfois aussi à la détresse des salariés, apparaîtront dans l’ordre nouveau comme des moyens assurés de bonheur commun.

Ainsi la révolution sociale, en brisant la bourgeoisie, agrandira et ennoblira son œuvre : elle lui donnera une haute signification humaine, et c’est avec fierté que les fils des bourgeois pourront entrer dans l’ordre nouveau. Ils y retrouveront l’œuvre de leurs pères, dégagée de tout intérêt de classe, haussée à l’idéal humain, élargie à tous les hommes (…).

Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées.

C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.

Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? »

Socialisme et liberté, 1898

Ce que Jean Jaurès appelle par conséquent socialisme, c’est en réalité ce qu’il considère comme une meilleure organisation, intégrant la bourgeoisie à niveau égal avec le prolétariat, par la généralisation de la petite propriété. La bourgeoisie n’est pas abolie, elle est intégrée :

« En vérité, le patronat, tel que la société actuelle le fait, n’est pas une situation enviable, et ce n’est pas avec des sentiments de colère et de convoitise que les hommes devraient se regarder les uns les autres, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut être le prélude de la justice.

Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple. »

La Dépêche de Toulouse, mai 1890

On est là dans une ligne entremêlant proudhonisme et idéalisme de type kantien : l’idéalisme à la recherche de l’idéal-type, de l’idéal moral, de l’idéal social.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès : anticapitalisme romantique et éloge de la petite propriété

Faisant l’apologie de l’enseignement comme base morale et idéologique du socialisme, Jean Jaurès prônait la fondation d’universités, de formations permanentes ; il voulait que les officiers ne passent pas que par des institutions militaires, mais par l’armée également.

Cependant, cette conception montre la dimension inter-classiste de son « socialisme ». Inévitablement, Jean Jaurès est obligé d’élargir le champ de ceux qui profiteraient de son « socialisme ». Ce dernier est en effet un concept, une morale, un style, une approche, pas une idéologie ni la dictature du prolétariat et encore moins un mode de production.

Le « socialisme » de Jean Jaurès est une évolution naturelle à une société « plus rationnelle ». Par conséquent, l’ennemi a tendance à être non pas la bourgeoisie (en tant que composante d’un mode de production), mais des forces obscures.

Inévitablement, cet anti-capitalisme romantique aboutit à l’antisémitisme. Dans son article intitulé « La question juive en Algérie », datant de mai 1895, Jean Jaurès n’hésite pas à affirmer que :

« Dans les villes, ce qui exaspère le gros de la population française contre les Juifs, c’est que, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques, ils accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique (…).

En France, l’influence politique des Juifs est énorme mais elle est, si je puis dire, indirecte. Elle ne s’exerce pas par la puissance du nombre, mais par la puissance de l’argent. Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et, quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus. Ici, ils ont, en plus d’un point, la double force de l’argent et du nombre. »

C’est une conception du monde « classique » de l’anticapitalisme romantique, faisant de Jean Jaurès un Eugen Dühring français. Tout comme Eugen Dühring, Jean Jaurès voit en le capitalisme un vol, une oppression, pas un mode de production fondée sur l’exploitation, la plus-value. Il aboutit inévitablement à une vision du monde antisémite.

Voici ce qu’il pouvait dire dans un meeting, en 1898 :

« Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. »
(Discours au Tivoli)

Dans la même logique, Jean Jaurès pouvait ainsi opposer la « bourgeoisie pauvre » au « capital anonyme», il pouvait dénoncer « les oligarchies oisives qui sont les souveraines du travail national ».

Dans un élan tout à fait conforme à ce qui sera l’idéologie national-socialiste, il expliquait :

« Nous voulons que toute existence humaine, allégée des misérables soucis mercantiles ou des terribles angoisses de la lutte pour la vie, soit une éducation continue, un incessant apprentissage du vrai. »
(avril 1894)

L’ennemi est « extérieur », il vient en quelque sorte « déranger » le travailleur, en le rendant soumis et dépendant, ce qui l’agresse : on a là un raisonnement tout à fait typique de l’anticapitalisme romantique.

Le principe de l’éducation masque en réalité une vision petite-bourgeoise de prise de contrôle de l’État pour faire face à la grande bourgeoisie. Les travailleurs et leur idéal étaient le prétexte démocratique à cette démarche. Jean Jaurès, par contre, y croyait sincèrement, aussi au moment de l’affaire Dreyfusput-il s’opposer à l’antisémitisme, au nom justement de sa démarche « socialiste » générale.

On peut en déduire que Jean Jaurès veut généraliser la petite propriété, que sa démarche relève du proudhonisme. Voici justement ce qu’il dit, dans un éloge du « collectivisme » comme…. généralisation de la petite propriété !

« Et la propriété individuelle, au lieu d’être supprimée, est étendue et universalisée. D’innombrables familles pauvres, d’ouvriers et d’employés, de petits bourgeois, de négociants modestes, qui étaient condamnées à payer indéfiniment des loyers sur un salaire infime, ont la certitude, dans un délai assez court, d’arriver à la propriété effective de leur demeure, d’être affranchies de ces terribles échéances, qui sont pour tant de ménages une sorte de crise trimestrielle et comme une périodicité de désespoir.

De plus, les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreurs au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres.

Il y aura un immense progrès d’ensemble en même temps que toutes les familles arriveront, pour leur part et selon leur effort, à être propriétaires de l’immeuble ou de la portion d’immeuble occupé par elles.

L’autre jour, [le député de gauche] M. Goblet, dans son très remarquable et très important discours de Saint-Mandé [à l’occasion de l’anniversaire de la proclamation de la première République], tout en faisant au socialisme des concessions assez larges et que nous sommes loin de dédaigner, se déclarait l’adversaire du collectivisme : « Bien loin disait-il, de vouloir abolir la propriété individuelle, nous voulons l’étendre ».

Eh bien ! Il y a là un malentendu analogue à celui qui arme contre nous [le député de gauche] M. Lavergne.

Si nous sommes collectivistes, c’est parce que le collectivisme, bien loin de détruire la propriété privée individuelle en ce qu’elle a de légitime, est le seul moyen aujourd’hui non seulement de l’étendre, mais de l’universaliser. »

C’est là un point de vue tout à fait conforme au proudhonisme, nullement au programme social-démocrate élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès et l’éducation laïque comme base du socialisme

Jean Jaurès croit donc en la « République » comme forme neutre, utilisable pour le socialisme. Mais comment voit-il les choses concrètement, à défaut d’en élaborer la théorie ? Tout simplement, il s’imagine que cela se réalisera par l’enseignement; dans la même démarche que Victor Hugo, il voit la solution en l’éducation.

Or, le problème est bien entendu que l’éducation dépend jusqu’à présent de couches sociales liées à la bourgeoisie et à l’aristocratie, à l’Eglise. D’où les campagnes de Jean Jaurès : d’abord celle, qui triomphera, en faveur de la laïcité à l’école.

Ensuite, mais la démarche échouera, en faveur de la liaison organique des écoles primaires avec les communes, afin de casser l’hégémonie de l’idéologie cléricale-réactionnaire.

C’est un point de vue ultra-démocratique, un municipalisme social. Voici comment Jean Jaurès présente cela :

« Je crois que nous devons nous préoccuper, lorsque l’heure sera venue, d’assurer et de régler, en matière d’enseignement primaire, le droit des communes (…).

Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition, qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux, mais aux dogmes philosophiques ; non seulement au christianisme, mais au spiritualisme.

Eh bien, en religion, vous pouviez résoudre la difficulté et vous l’avez résolue : l’enseignement public ne doit faire appel qu’à la raison ; et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut elle-même de l’enseignement primaire. Vous nous dites tous les jours que c’est nous qui avons chassé Dieu de l’école, je vous réponds que c’est votre Dieu qui ne se plaît que dans l’ombre des cathédrales. (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche. — Interruptions à droite.)

En religion, nous pouvons nous taire sans abdiquer ; nous n’avons qu’un devoir, c’est de ne pas introduire, dans l’école, nos agressions personnelles, qui peuvent être offensantes et qui sont inutiles, agressions constantes de la vérité scientifique contre vous (…).

Je dis qu’il y a des grandes villes où les travailleurs se sont approprié les résultats généraux de la critique et de la science et que, dans ces grandes villes, le spiritualisme ne peut être la règle exclusive des esprits et le dogme scolaire.

J’ajoute que, dans l’intérêt même de l’État qui ne peut pas aller au delà de l’opinion générale de la nation, vous devez permettre aux municipalités d’interroger, par certaines écoles communales, la conscience populaire, et de proportionner l’enseignement à cet état des esprits.

(Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche.)

Que viens-je vous demander ? Une seule chose ; c’est qu’il y ait partout dans l’enseignement populaire une sincérité et une franchise absolues, que vous ne dissimuliez rien au peuple, que là où le doute est mêlé à la foi, vous produisiez le doute, et que, quand la négation domine, elle puisse se produire librement.

Voilà les simples idées que je viens apporter à la tribune. Je crois qu’elles sont conformes à la pure doctrine du parti républicain.

Je crois qu’il est impossible à l’État d’assumer à lui tout seul la charge de l’éducation populaire ; je crois qu’il ne peut pas traduire dans cet enseignement tout ce qui, dans la conscience humaine, peut surgir de neuf et de hardi, et que la loi doit laisser le soin de traduire ces sentiments nouveaux aux représentants élus des grandes villes, aux municipalités.

(Applaudissements sur les mêmes bancs à gauche.) »

Chambre des députés, octobre 1886

Ce point de vue de Jean Jaurès est systématique, complet, et il l’oppose par conséquent à la démarche révolutionnaire, à la violence révolutionnaire.

L’éducation est à ses yeux la seule voie naturelle, propre à la « république ». La violence est forcément, selon lui, liée au chaos social, et donc pas au « socialisme ».

Voici comment il exprime sa conception :

« Déjà, il n’est que trop aisé de le voir, des ferments de colère et d’impatience s’accumulent au cœur des travailleurs d’élite, qui ont rêvé l’émancipation de leur classe.

Et s’ils s’irritent ainsi et sont parfois tentés de déserter les voies légales, ce n’est pas seulement parce que les réformes promises ne sont pas réalisées, parce que la liberté des syndicats n’est pas protégée, et que même la liberté politique des travailleurs est violée par de malfaisantes tyrannies, parce que rien encore de décisif n’a été fait, ni pour la réglementation du travail épuisant, ni pour l’organisation des retraites.

Non, ce qui les irrite le plus, c’est que, parmi les travailleurs eux-mêmes, il en est d’inertes, d’accablés, qui ont parfois des sursauts de violence, mais qui n’ont pas la force de penser avec suite à l’avenir et de le préparer avec fermeté.

Et alors, ils sont tentés parfois par le désespoir, et ils songent tout bas à recourir à la force, suprême ressource des minorités résolues. Mais leur courage se raffermit et leur sagesse se réveille quand ils se disent : « Patience ! il y a au moins, dans notre société engourdie ou inique, une force qui travaille pour nous : c’est l’enseignement donné au peuple ; les esprits seront excités ; les consciences seront redressées ; nos enfants vaudront mieux que nous ; il n’y aura en eux ni indifférence, ni servilisme ; et ils travailleront tous, avec ensemble, à l’émancipation sociale qui se refuse aujourd’hui aux efforts isolés des meilleurs d’entre nous. »

Mais si la République, se trahissant elle-même, permettait à l’esprit clérical de pénétrer et de s’étendre à nouveau dans l’enseignement des travailleurs, si elle ne lui disputait pas et ne lui arrachait pas peu à peu tous les enfants du peuple ; si l’école, au lieu d’éveiller les esprits à la liberté et, par elle, à la justice, les façonnait à la routine, à la soumission irraisonnée, à l’acceptation passive des formules dictées par les puissants ; si, au lieu d’être le vestibule des temps nouveaux, elle redevenait l’antichambre des servitudes anciennes ; si l’instrument unique de libération était un instrument d’oppression, alors, certainement, dans les cœurs les plus ardents et les plus nobles, les grands espoirs trompés tourneraient en de déplorables violences.

Si donc nous ne voulons pas que la violence aveugle, abominable, d’autant plus abominable qu’elle jette parfois au crime des hommes bons, se mêle aux revendications sociales du peuple, il faut avant tout maintenir, ou plutôt développer l’enseignement laïque. Il est la seule voie ouverte au progrès pacifique et légal. »

La Dépêche de Toulouse, août 1892

Ainsi, au même moment où Jean Jaurès qui est le chef de file du « socialisme français » prône l’enseignement laïque comme « voie ouverte » au socialisme, les social-démocraties allemande, autrichienne et tchèque organisent les masses sur la base du marxisme et de la nécessité historique de la dictature du prolétariat.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès :un «socialisme français» à gauche de Clemenceau

Jean Jaurès n’est pas un intellectuel organique, un dirigeant révolutionnaire né sur le terrain de la lutte des classes, en se fondant sur les principes prolétariens scientifiques les plus avancés de son époque. Il le dit lui-même, ce qu’il veut c’est un « socialisme français ». Voici comment il l’exprime, dans ce qui est en quelque sorte le manifeste du jauressisme :

« Il y a à l’heure présente, après tous les congrès internationaux, un socialisme européen, un socialisme universel, qui repose sur les principes essentiels du collectivisme.

Il faut que ce socialisme universel soit adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays.

Il faut que dans le socialisme universel il y ait un socialisme français, ayant sa physionomie propre et son autonomie, comme la France a, dans l’humanité, sa physionomie propre et son autonomie.

Le socialisme français est déjà constitué et il sera de plus en plus caractérisé par ces trois traits :

1) Il sera passionnément républicain ; jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ;

2) Il sera tout à la fois scientifique et idéaliste. Il ne se bornera pas, comme Marx l’a fait, à constater que l’abolition du régime capitaliste est inévitable, il démontrera en outre qu’elle est juste.

Certes, cette affirmation, cette démonstration de justice ne suffira point à désarmer les intérêts hostiles, les privilèges iniques. Il y faudra l’organisation puissante du prolétariat tout entier : prolétariat ouvrier, prolétariat paysan, prolétariat intellectuel.

Mais en démontrant que notre socialisme collectiviste répond non seulement aux nécessités historiques, mais à l’idée de justice, nous pourrons sans doute grouper autour du prolétariat quelques unes des consciences les plus nobles et les plus hardies de la bourgeoisie et ainsi adoucir l’évolution, ménager les transitions, amortir les chocs. En tout cas, nous jetterons au moins un doute dans la conscience de nos adversaires, et ce sera là, pour eux, une grande faiblesse ;

3) Enfin, et ceci est décisif, le socialisme français s’appliquera, avec une énergie particulière, à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel. »
(la Dépêche de Toulouse, septembre 1893)

Jean Jaurès,
photo de Nadar, 1898.

Jean Jaurès est un défenseur de la petite propriété privée généralisée et un ennemi du marxisme : voilà les faits tout simples. Jean Jaurès est à la base un républicain, qui devient « socialiste » suite à la grève des mineurs de Carmaux en 1892. Cette grève visait à ce que soit réintégré Baptiste Calvignac, leur secrétaire syndical, suite à son élection en tant que maire.

Malgré l’envoi de la troupe et des emprisonnements pour être rentrés dans le bureau du directeur, la grève est un succès. Le soutien effectué par Jean Jaurès lui valut d’être élu député du Tarn en tant que socialiste indépendant, lors de l’élection partielle du 8 janvier 1893.

En 1894, Calvignac fut suspendu et finalement révoqué pour un an sur la base d’un prétendu impair dans la révision des listes électorales. Il sera réélu en 1896, alors qu’en 1895 une grande grève eut lieu dans le secteur de la verrerie cette fois. L’envoi de troupes et d’ouvriers en remplacement, ainsi qu’un simulacre d’attentat contre le patron organisé par ce dernier, fit que la grève fut un échec.

Un autre échec fut la grève de 1906, suite à la plus importante catastrophe minière d’Europe, entre Courrières et Lens, où 110 kilomètres de galeries furent soufflés, faisant plus de 1000 personnes tuées. La grève qui s’ensuivit fit face à 20 000 soldats envoyés par le ministre de l’intérieur Georges Clemenceau (1841-1929), qui déplaça également 40 000 soldats à Paris afin d’encadrer le premier mai.

Cette position permit à Georges Clemenceau un rapport de force suffisant et il devint chef du gouvernement la même année. La position de Jean Jaurès fut encore une fois d’être un soutien à la grève, mais encore et toujours sur une position « républicaine », tentant de convaincre Georges Clemenceau le radical (c’est-à-dire le centriste) de soutenir le mouvement.

Au parlement, on put ainsi assister à cette scène :

«  – Jean Jaurès : Je dis que toutes les fois qu’avec cette admirable vigueur de dialecticien et de polémiste vous avez pris à partie le socialisme et les socialistes, quand vous avez été jusqu’à dire à cette tribune que vous vouliez être contre eux, contre nous, les défenseurs de la classe ouvrière, je dis qu’à ce moment, dans la manifestation qui visait droit et au cœur le socialisme même, vous avez été soutenu par la droite.

– Clemenceau : Vous n’êtes pas le socialisme à vous tout seul.

– Jean Jaurès : Ne jouez pas sur les mots. Il y a ici un parti socialiste.

– Clemenceau : Il y a des socialistes en dehors de ce parti. Vous n’êtes pas le bon Dieu. (On rit)

– Jean Jaurès : Vous, monsieur le ministre, vous n’êtes même pas le diable. (Rires)

– Clemenceau : Vous n’en savez rien. (…)

– Jean Jaurès : Personne ne peut échapper à sa part de responsabilité, et si nous faisions échouer, par un parti pris d’intransigeance ou par un formalisme quelconque, une réforme prête à aboutir, c’est sur nous que vous auriez le droit d’en faire porter la responsabilité.

Jusque-là, nous sommes juges de nos moyens d’action et de notre tactique, et je ne vous dis qu’une chose : c’est que, républicains aussi passionnément que socialistes réformateurs et réalistes aussi profondément par notre méthode que nous sommes révolutionnaires par notre objet, qui est la transformation totale de la société , nous nous associerons pleinement à tout effort de réforme, à condition qu’il soit sérieux, qu’il soit efficace, qu’il ne soit pas un trompe-l’œil, mais qu’il soit une réalité : c’est à vous à décider. »
(discours à la Chambre des députés, juin 1906)

Manuel Valls, avant de devenir ministre de l’intérieur puis premier ministre de François Hollande, avait participé en 2010 au document « La gauche et le pouvoir Juin 1906 : le débat Jean Jaurès-Georges Clémenceau ». Il y prenait le parti de Georges Clémenceau, dans un article intitulé « Sisyphe plutôt que Prométhée », en expliquant :

« Peut-on être de gauche et avoir pour modèle celui qui aimait se présenter comme le « premier flic de France » ? (…) Contre tous les champions de la grève générale, Clemenceau n’a-t-il pas eu raison sur un point essentiel, à savoir que l’Etat républicain reste, in fine, le seul cadre possible de toute réforme sociale ? (…)

Je récuse toute opposition entre l’ordre et la réforme sociale. Je crois, au contraire, en la célèbre formule d’Auguste Comte : « l’ordre pour base ; le progrès pour but ». Imaginer atteindre le second en faisant l’économie du premier est une illusion à laquelle toutes les gauches feraient bien de renoncer.

Certains objecteront sans doute qu’il faut distinguer entre différentes formes d’ordre ; qu’il y a celui que l’on subit (l’ordre bourgeois) et celui que l’on veut (l’ordre socialiste) ; que le premier doit être brisé pour permettre d’établir le second ; que seul ce dernier est le garant du progrès social… Je leur répliquerai qu’en France, du temps de Clemenceau comme du nôtre, je ne vois moi qu’une seule forme d’ordre, l’ordre républicain, construit sur les lois votées par un Parlement élu au suffrage universel direct.

Et je ne vois aucune raison pour qu’il ne s’applique pas toujours dans le cadre d’une démocratie libérale. (…)

Alors que tant de rêves se sont brisés au cours du siècle passé, la gauche est aujourd’hui contrainte de limiter son ambition à « l’optimisme du possible ». L’échec de toutes les tentatives prométhéennes a brouillé le sens de l’Histoire et abîmé l’idée même de Progrès. Nul n’attend plus qu’une avant-garde éclairée ne découvre le chemin du bonheur universel. La défiance envers l’action collective atteint une telle proportion qu’elle menace même les fondements de notre pacte social.

Pour surmonter ce désarroi et ranimer l’espérance, il n’est d’autre choix que celui d’une courageuse lucidité. La gauche doit désormais être inspirée, avant tout, par une « éthique de la responsabilité ».

Elle ne peut plus garder pour seuls viatiques des certitudes idéologiques qui sont, en réalité, autant d’œillères. C’est en se confrontant à la réalité et non en cultivant des illusions qu’elle retrouvera des marges pour l’action.

C’est cette vérité essentielle que Clemenceau voulait signifier lorsqu’il répondit à Jean Jaurès par cette formule superbe : « sans doute, vous me dominez de toute la hauteur de vos conceptions socialistes. Vous avez le pouvoir magique d’évoquer de votre baguette des palais de féerie.

Moi, je suis le modeste ouvrier des cathédrales, qui apporte obscurément sa pierre à l’édifice auguste qu’il ne verra jamais. Au premier souffle de la réalité, le palais de féerie s’envole, tandis qu’un jour, la cathédrale républicaine lancera sa flèche dans les cieux ».

Le « cas Georges Clemenceau » est finalement typique des inhibitions de la gauche à l’égard du pouvoir. »

Jean Jaurès fut ainsi quelqu’un à gauche de Georges Clemenceau : ce dernier voulait gérer au mieux, Jean Jaurès comptait lui pousser le mouvement vers un « idéal » socialiste – sans pour autant avoir jamais donné de base scientifique à sa conception.

>Sommaire du dossier

Jean Jaurès et la «paix» comme produit naturel du capitalisme

Jean Jaurès n’a jamais dit « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». C’est une citation erronée, doublement même puisque non seulement elle ne résume pas la pensée de Jean Jaurès, mais aussi, elle exprime le point de vue contraire de celui-ci. L’erreur provient de l’assassinat de Jean Jaurès, devenu un martyr pour la paix.

Voici déjà ce qu’a en réalité dit Jean Jaurès :

« […] tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître toujours d’un hasard toujours possible […]. Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité.

Et voila pourquoi si vous regardez non aux intentions qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le Parti socialiste est, dans le monde, aujourd’hui, le seul parti de la paix. »

Chambre des communes, mars 1895

Jean Jaurès parle de « société violente et chaotique », il n’utilise pas le concept de capitalisme, et pour cause. Dans les faits, c’est un ultra-démocrate qui considère qu’il existe une tendance en quelque sorte naturelle à la paix et au socialisme, par le capitalisme lui-même. Jean Jaurès a ainsi une position qui correspond à celle de la droite de la social-démocratie allemande.

C’est précisément pour cela qu’il a eu cette position en 1914. Voici ce qu’il dit dès 1911, recevant à l’assemblée l’approbation ironique des rangs de la droite :

« De plus en plus les intérêts se diversifient, se mobilisent, se mêlent, s’enchevêtrent ; par-dessus les frontières des races et par- dessus les frontières des douanes travaillent les grandes coopérations du capitalisme industriel et financières (Très bien ! Très bien !) et les banques, les grandes banques s’installent derrière les entreprises, elles les commanditent, elles les subventionnent, et en les commanditant, en les subventionnant, elles les coordonnent ; et comme elles subventionnent en même temps les succursales lointaines dans tous les pays et par-delà les mers, voila que la puissance des banques se dresse, coordonnant les capitaux, enchevêtrant les intérêts de telle sorte qu’une seule maille de crédit déchirée a Paris, le crédit est ébranlé à Hambourg, à New York, et qu’il se fait ainsi un commencement de solidarité capitaliste, redoutable quand elle est manœuvrée par des intérêts inférieurs, mais qui, sous l’inspiration de la volonté commune des peuples, peut devenir à certaines heures une garantie pour la paix.

(Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.)

M. Jules CELS.- Vous voilà capitaliste, alors ?

M. Jean Jaurès. – Oh, comme vous nous connaissez mal, comme vous ne savez rien de nos doctrines, rien ! (Applaudissements à l’extrême-gauche.)

Ce que je vous dis là, c’est le résumé affaibli des doctrines toujours par nous formulées, c’est le résumé affaibli de l’œuvre magistrale que publiait, il y a quelques mois, un disciple de Marx, Hilferding, dans une œuvre de premier ordre sur le capital et la finance.

Il montrait que la banque, la grande banque, coordonnant et organisant les capitaux, permettait, par cette action internationale, de répartir entre les divers pays producteurs, en proportion de leur production et de leur puissance de travail, les grands débouchés économiques du monde.

Et c’est là qu’est le principe d’une expansion économique sans monopole territorial, sans monopole industriel, sans monopole de douane. »

Discours à la Chambre des députés, 20 décembre 1911

Cette logique d’un capitalisme qui peut se « rationaliser » correspond à sa vision « républicaine » des choses, sa vision de l’histoire du monde comme une évolution.

Ainsi, quelques années plutôt, dans un article de l’Humanité, du 7 septembre 1905, intitulée « La patrie de M. de Mun », Jean Jaurès concluait de la manière suivante :

« Il y a une page de lui [Rabelais], admirable, où il s’élève contre la guerre et où il propose de terminer par l’arbitrage les différends des peuples. Ces choses là, ce n’est point par signes et par gestes que Rabelais les a signifiées, mais dans le plus clair, le plus noble et le plus ferme langage.

C’était déjà, dans le génie de la Renaissance française, la grande inspiration humaine de la Révolution. Vraiment, c’est du plus profond du génie de la France que nous appelons à l’universelle paix. »

On a ainsi deux options morales, philosophiques, mais aucune analyse en termes d’économie, de mode de production. Voici maintenant ce que dit Jean Jaurès en 1914, juste avant son assassinat. Il s’agit d’un extrait du discours fait à Vaise le 25 juillet 1914, en soutien à une candidature SFIO, le précédent étant décédé.

Ce qui est frappant, c’est l’absence absolue d’économie politique. La guerre est considérée comme une sorte de logique relevant de l’expansionnisme, et où le socialisme représente une sorte de « proposition » de paix découlant de manière naturelle de la République.

« La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

Eh bien! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.

Vous avez vu la guerre des Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.

Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie!

Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.

Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.

Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »

Il n’y a ici aucune radicalité, aucune analyse du mode de production. Jean Jaurès est clairement l’anti-Lénine ; alors que Lénine est le produit de la social-démocratie allemande authentique, Jean Jaurès est celui de l’idéalisme français.

>Sommaire du dossier

Le jauressisme

Jean Jaurès est entré au Panthéon en 1924 : c’est tout un symbole. Logiquement, comme symbole du pacifisme et du socialisme, il aurait dû être condamné par l’opinion publique outrancièrement nationaliste suite à la victoire de 1918.

Son meurtrier Raoul Villain, fut d’ailleurs acquitté lors de son procès en 1919, après cinquante-six mois de détention préventive ; ce fut par conséquent la veuve de Jean Jaurès qui dût payer les frais du procès.

Comment se fait-il alors que, dans le même contexte, Jean Jaurès put être porté aux nues par le même régime qui laisse libre son assassin ? C’est là une contradiction absolue qui, en fait, puise dans la figure même de Jean Jaurès, pour qui le socialisme consiste en la généralisation de la petite propriété privée à travers le capitalisme, par l’intermédiaire de la République.

Jean Jaurès n’a, en théorie et en pratique, jamais été un « socialiste », c’est-à-dire un membre de la social-démocratie. Sa base idéologique, la même que le « socialisme français » dont il est à l’origine par ailleurs, n’a rien à voir avec le marxisme qui est lui la base historique de la social-démocratie réelle, historique, qui s’est développée en Allemagne, en Autriche et en Bohême-Moravie, et dont le programme de Hainfeld est un éminent exemple.

Jean Jaurès
vers 1892

Lors du scandale de Panama, il oppose ainsi la « puissance de l’argent » à la République menacée par « un vieil ordre social qui est la corruption permanente » (discours à la Chambre des députés, mars 1893). C’est la « République » elle-même qui est la source du socialisme selon lui :

« La vérité, c’est qu’en France même, dans notre France républicaine, le mouvement socialiste est sorti tout à la fois de la République, que vous avez fondée [Jean Jaurès s’adresse à la droite à l’Assemblée], et du régime économique qui se développe dans ce pays depuis un demi-siècle.

Vous avez fait la République, et c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, vous l’avez faite indestructible, mais par là vous avez institué entre l’ordre politique et l’ordre économique dans notre pays une intolérable contradiction (…). La République politique doit aboutir à la République sociale. »
(discours à la Chambre des députés, novembre 1893)

Or, selon le marxisme, l’Etat est une superstructure, dépendant de l’infrastructure qui est le mode de production. Jean Jaurès a une conception totalement différente, donnant libre cours d’un côté à la gestion sociale du pays en « attendant » la révolution comme le fera Léon Blum, et de l’autre à la gestion planiste le plus tôt possible comme voudront le faire les néo-socialistes.

Réformisme ou bien « socialisme fasciste » découlent inévitablement de la position de Jean Jaurès de voir une contradiction entre l’économie et l’Etat, puisque la « prise » de celui-ci est dans tous les cas l’objectif central, au lieu de sa destruction pour donner naissance à l’Etat socialiste, d’une toute autre nature.

On attribue d’ailleurs souvent cette formule à Jean Jaurès: « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». C’est totalement erroné, car Jean Jaurès n’a jamais raisonné en terme de mode de production ; il ne pouvait donc pas dire cela du capitalisme. D’ailleurs, il soutenait la République et selon lui la République n’aboutit pas à la guerre, mais au socialisme, à travers le capitalisme. Il pensait donc en fait même le contraire de ce que dit la citation.

En pratique, Jean Jaurès se croit ainsi pour le « socialisme », mais il est en fait un modernisateur, qui a contribué à écraser l’influence encore très grande des forces féodales dans la société et dans l’Etat. Le principe de « laïcité » va dans ce sens, tout comme le renforcement de lois sociales et de syndicats qui permettent d’aider le capitalisme se développant, de lui fournir un cadre de développement.

La base idéologique de Jean Jaurès est donc à l’opposé même du marxisme et de la social-démocratie se développant à la même époque en Allemagne, en Autriche et en Bohême-Moravie.

Jean Jaurès l’assume parfaitement d’ailleurs; voici comment il formule sa conception :

« Quoi ! Les idéalistes de 1848 que vous [Jean Jaurès s’adresse ironiquement à un ministre] avez confondus en une même ironie, et les Pierre Leroux, et les Louis Blanc, et les Proudhon, et les Fourier avant eux, quoi ! Ils n’ont laissé aucune trace dans l’histoire et dans la réalité ! Mais tout le mouvement de nos idées, de nos passions, de nos controverses est sorti de leurs affirmations. »
(discours à la Chambre des députés, juin 1906)

Idées, passions, controverses puisées dans le « socialisme français », et nullement du socialisme scientifique de Karl Marx et Friedrich Engels : telle est la position de Jean Jaurès. Il en fera son drapeau.

>Sommaire du dossier